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Avant-propos
2 - Penser = classer ?
1. Scissions du littéraire
5 - Paralittératures et rhétorique
1. Disparition et résurrection de la rhétorique
Conclusion
Bibliographie
© Armand Colin, Paris, 2008.
978-2-200-24581-8
C OLLECTION 128 • SÉRIE LETTRES
Romans populaires
ou paralittératures ?
Toute délimitation d’un domaine pose d’abord un problème de
vocabulaire, qui comprend des enjeux : les termes qui tentent de désigner
l’immense masse des romans que le discours critique refusait, jusqu’à ces
dernières années, de considérer comme relevant de la littérature, se
distinguent par leur profusion, leur flottement sémantique. Signes
manifestes d’une incertitude à circonscrire un ensemble apparemment
hétérogène. Et comment prendre en compte cette masse de textes sans lui
imposer, par l’usage même des mots, des critères réducteurs ?
Penser = classer ?
En 1985 fut publié un livre de Georges Perec au titre fécond :
Penser/Classer. Dans le domaine qui nous concerne, l’organisation du
champ littéraire ne peut-elle se comprendre sans la prise en compte des
taxinomies dualistes qui structurent le monde culturel selon les catégories
du haut et du bas, du majeur et du mineur, du canonique et du non-
canonique, du légitime et du non-légitime ? De fait, toute réflexion sur l’art,
sur l’écriture, ne peut échapper aux modèles de hiérarchisation mis en place
par les créateurs eux-mêmes, leurs éditeurs, leurs diffuseurs. Certes, dans
son essence, la création se défie des appellations académiques, elle déjoue,
dissout les classifications. Mais la littérature est aussi une institution qui
joue un rôle actif dans la fixation du goût et dont les jugements s’imposent
par l’entremise d’instances qui, exerçant une autorité, détiennent le contrôle
des évaluations esthétiques et qui opèrent à trois niveaux : admission et
reconnaissance (pour intégrer ou non les œuvres dans le champ) ; contrôle
et consécration (pour assurer la promotion) ; conservation et reproduction
(pour gérer le patrimoine). Trois niveaux qui ont pour rôle de préserver la
notoriété des œuvres, garantir la « bonne marche » de la littérature reconnue
comme telle et assurer les relations avec les publics. D’où l’existence
d’académies, sociétés savantes, organes de presse, revues, lieux de diffusion
et d’enseignement. Cet émiettement renforce l’inertie qui caractérise le
système des détenteurs du monopole et fait du champ culturel le lieu
d’affrontements dont l’enjeu consiste bien sûr en l’obtention ou en la
conservation d’une légitimité.
1. Scissions du littéraire
Cette attitude de refus est d’ailleurs partagée par ceux-là mêmes qui
écrivent ce type de récits. « J’ai horreur de la littérature », décréta Simenon,
qui compléta : « J’appelle roman populaire un volume qui ne correspond
pas à la personnalité de l’auteur, à son besoin d’expression artistique, mais à
une demande commerciale » (Arnaud, 1970, p. 70). Phrases qui ne
manquent pas d’intriguer de la part d’un homme qui a publié tout un pan de
son œuvre chez l’un des éditeurs les plus « littéraires », Gallimard. Mais ce
refus est celui d’une littérature associée à des notions d’éclat, de finesse
excessive, d’artifice. Attitude partagée par les auteurs et lecteurs américains
de science-fiction, qui ont longtemps tenu à préserver à tout prix leur
secteur de prédilection à l’écart de ce qu’ils nomment le mainstream, c’est-
à-dire la littérature au sens large. Même situation en ce qui concerne le
roman policier : Van Dine soulignait qu’il était nécessaire de rejeter toute
« littérature », assimilée à des « falbalas », des « virtuosités de style »4. Dès
1920, d’ailleurs, les auteurs de « défenses » du roman policier
revendiquèrent la nature extra-littéraire de cette catégorie, afin de
développer l’argument suivant : nul ne saurait appliquer des critères
artistiques à ce qui ne prétend point être considéré comme de l’art. Conan
Doyle tenait en piètre estime ses récits dont le héros était Sherlock Holmes ;
Dorothy Sayers considérait le roman policier comme « artificiellement
limité5 » et Thomas Narcejac comme « frivole6 ». En somme, il arrive que
les auteurs adoptent les verdicts énoncés par les institutions, et défenseurs et
censeurs s’accordent parfois pour constater que cette production est
irréductible à la littérature officialisée. Jusqu’à ce que J.-P. Manchette,
auteur de la « Série noire », déclare en forme de défi, soulignant avec force
l’enjeu esthétique d’une écriture qui fait fi du délicat, du ravissant, du
brillant : « L’écriture à prétention artistique me semble une abjection7. »
1 LACLOS, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979,
p. 447.
2 C’est nous qui soulignons.
3 STENDHAL, « Projet d’article sur Le Rouge et le Noir », Œuvres romanesques complètes, t. I,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 824-825.
4 S. S. VAN DINE, « Twenty Rules for Writing Detective Stories », dans Howard HAYCRAFT
(éd.), The Art of the Mystery Story, New York, Simon and Schuster, 1946, p. 192.
5 Dorothy SAYERS, The Omnibus of Crime, New York, Payson and Clarke, 1929, p. 53.
6 Thomas NARCEJAC, Une machine à lire : le roman policier, Paris, Denoël-Gonthier, coll.
« Médiations », 1975, p. 22.
7 Littérature, n° 49, février 1983.
3
Brève histoire
des paralittératures
Les paralittératures doivent être envisagées selon une perspective
historique afin de restituer dans leur diversité les divers moments qui ont
scandé leur évolution. Même s’il n’existe pas, naturellement, de structures
communes pour l’ensemble de cette production, elle n’en comporte pas
moins quelques traits constants. À cet égard, on distinguera, ici, trois
périodes : la première est la littérature de colportage ; la deuxième le roman
populaire du XIXe siècle et ses extensions au XXe ; la troisième, celle des
divers genres apparus pour l’essentiel au cours du XIXe siècle mais qui se
sont développés principalement au XXe : roman policier, roman
d’espionnage, roman rose, science-fiction, roman d’épouvante, western
romanesque.
1. La littérature de colportage
3.4. La science-fiction
Plus encore que le roman policier noir, la science-fiction prit son vrai
essor et acquit la facture qui est aujourd’hui la sienne dans les pulps – du
moins dans ses développements paralittéraires, car il existe tout un pan de
cette création qui fut très vite reconnu par les institutions : ainsi des œuvres
de H. G. Wells, vrai ancêtre du genre, qui fournira, dans ses romans et
nouvelles, la plupart des thèmes développés par la suite (savants fous,
inventions extraordinaires, invasions venues de l’espace, insectes
hypertrophiés, plantes vampires, voyages dans l’espace, etc.).
Dès 1910, trois pulps diffusèrent des scientific romances, première
appellation de la science-fiction : Argosy, The Cavalier et All-Story
Magazine. Dans ce dernier, E. R. Burroughs publia en 1912 Sous la lune de
Mars qui constitua le premier titre de la série « martienne » de l’auteur. La
même année, dans le même périodique, Burroughs commença en octobre la
publication du premier volume des Tarzan, ce qui, encore une fois, atteste
bien, d’une part que la politique éditoriale n’était pas encore déterminée
avec précision, et d’autre part que les auteurs ont longtemps conservé leur
facilité à écrire dans des domaines divergents.
Après l’échec d’un pulp de récits surnaturels, Thrill Book, lancé en 1919,
le premier numéro de Weird Tales est créé en 1923 (en couverture, une
pieuvre monstrueuse enserrant une jeune femme). Ce magazine mit dans un
premier temps l’accent sur le fantastique. C’est donc à Hugo Gernsback que
revint l’honneur d’avoir cristallisé des mouvements alors naissants et
d’avoir créé le premier véritable périodique de science-fiction lorsqu’en
1926 il fonda Amazing Stories, avec comme sous-titre : The Magazine of
Scientifiction. Dans l’éditorial intitulé « Un nouveau genre de magazine »,
Gernsback annonçait qu’il voulait publier « des histoires analogues à celles
qu’écrivaient Jules Verne, H. G. Wells, E. A. Poe, où l’intérêt romanesque
est entremêlé de faits scientifiques et de visions prophétiques de l’avenir ».
En 1929, il créa Science Wonder Stories, où, dans le premier numéro, il
employait le terme « science-fiction », jamais utilisé jusqu’alors. Encore
une fois, il fut imité par beaucoup d’autres : en trois ans seulement, de 1937
à 1940, une vingtaine de périodiques apparurent : Unknown, Planet Stories,
Stardust…
Il convient de souligner la fonction essentielle impartie aux rédacteurs en
chef, qui conféraient une spécificité à la revue qu’ils dirigeaient, donnant
une unité à un contenu a priori fluctuant. Le rôle le plus significatif est
celui de J. W. Campbell à la direction d’Astounding Science-Fiction,
périodique créé en 1930 (d’abord sous le titre d’Astounding Stories of
Super-Science, puis d’Astounding Stories), qui domina ce domaine pendant
vingt ans. Il exerça une emprise totale sur l’esprit des publications,
suggérant des sujets, imposant idées et thèmes, contraignant les auteurs à
récrire leurs textes pour qu’ils mettent l’accent sur une dimension purement
scientifique, corrigeant, abrégeant. C’est dans Astounding Science-Fiction
que débutèrent presque tous les grands auteurs : C. D. Simak dès 1932,
I. Asimov, A. E. Van Vogt, T. Sturgeon et R. Heinlein en 1939 : autant de
romanciers dont l’œuvre, par la suite, s’étendit au-delà du phénomène des
pulps et qui furent les représentants majeurs de la science-fiction
américaine en son âge d’or. On a imprimé aux États-Unis, entre 1926
et 1960, environ dix mille titres de science-fiction, et la plupart parmi ceux
qui parvenaient en Europe étaient des éditions traduites de publications
américaines (ainsi du magazine français Galaxie).
Il va de soi que si l’on élargit cette réflexion à l’ensemble des genres et si
l’on constitue des listes exhaustives d’auteurs publiés dans les pulps, on
constate qu’elles regroupent tous ceux qui relèvent, aux États-Unis, de la
fiction non légitimée, jusque vers 1950 : M. Brand (le plus célèbre des dix-
sept pseudonymes du prolifique F. Faust qui publiait deux à trois histoires
dans chaque numéro de Western Story Magazine) ; R. Bradbury qui publia
dans Weird Tales mais également dans Detective Tales. Et encore E.
S. Gardner, D. Goodis, J. Vance, P. K. Dick…
Loin d’être, comme on le dit parfois, une culture neutre, massifiée, qui
serait autoritairement octroyée à un public indéterminé, passif, docile, les
paralittératures apparaissent bien comme des littératures de connaisseurs.
Dans la mesure où la nature du récit est en grande partie définie par la série
à laquelle il appartient, les relations de l’auteur et du lecteur sont régies par
un ensemble de garanties qui déterminent la nature des personnages, de
l’intrigue, du décor, qui assurent que les lois fondamentales du genre ne
seront pas transgressées, et qu’à la fin de chaque récit le statu quo sera
réaffirmé.
1.2.1. La collection
1.2.3. Le titre
3.2. La science-fiction
Le point de départ d’un récit de science-fiction est une idée de base, une
sorte de trait d’esprit – la narration procédant de l’expansion d’une énigme
d’ordre scientifique ou pseudo-scientifique : un concept, un être, un lieu
imaginaires ou des mondes possibles que le protagoniste cherche à élucider,
à maîtriser ou à détruire. En vertu d’un tel postulat, les événements se
déroulent dans un univers gouverné par des lois contraires à l’expérience
ordinaire ou aux faits communs. À partir d’une conjecture : « Si le monde
était ainsi… », l’exposé presque axiomatique des situations imaginées
possède une pureté de méthode qui appelle les capacités intellectuelles du
lecteur. À mesure que la science développe un nouveau champ de
recherches, la science-fiction s’en empare donc comme matériau
romanesque. Il existe ainsi une science-fiction de l’archéologie et de la
paléontologie (d’où le thème des mondes perdus, avec Le Monde perdu
[1912] de Conan Doyle ou le cycle de Pelludidar d’E. R. Burroughs), une
science-fiction de l’aéronautique, de la physique nucléaire, de
l’informatique, de la génétique, de tous les secteurs spécialisés. Certains des
thèmes de la science-fiction marquent la reprise, à l’époque moderne, de
hantises plus anciennes, tel le savant fou (illustré par E. R. Burroughs dans
Le Maître de Mars en 1927 ou par M. Leinster dans L’Homme qui éteignit
le soleil en 1930) ou les extraterrestres (avec Odyssée martienne [1934] de
S. Weinbaum ou Chroniques martiennes [1951] de R. Bradbury). Mais
comme il est évident que la science n’est souvent qu’un prétexte, le récit
doit tenir la gageure de rendre l’impossible plausible, décrire (des
machines, des robots, des mutants, des voyages dans le temps, des mondes
parallèles), expliquer, fournir les fondements rationnels ; et en même temps
faire progresser la narration, insérer les données scientifiques ou pseudo-
scientifiques dans une trame de roman d’aventures ; il doit à la fois
commenter la signification sociale d’une découverte ou d’une anomalie et
briser cette réflexion pour laisser place à l’action.
La science-fiction, plus qu’un genre unifié, est un ensemble de courants
divers, dont on peut citer notamment :
• la Hard Science, représentée par H. Clement (Question de poids, 1971)
ou K. S. Robinson (Mars la Rouge, 1993), qui insiste sur les technologies,
avec des commentaires scientifiques plausibles ;
• le Space Opera, avec ses combats entre empires galactiques, qui est
inauguré par E. E. Smith (La Curée des astres, 1928), mais dont les auteurs
les plus marquants sont I. Asimov (avec le cycle de Fondation, dont le
premier volume paraît en 1942) et D. Brin (cycle de L’Élévation, 1980-
1998), alors que toute une production courante se présente comme la
transposition, dans l’espace, du western romanesque, les extraterrestres
ayant remplacé les Indiens ;
• la Speculative Fiction, avec R. Heinlein (En terre étrangère, 1961), qui
met l’accent sur une dimension plus « littéraire », voire propose des textes
expérimentaux ;
• un genre propre, l’Heroic Fantasy, qui, en s’éloignant de la science-
fiction, mêle, comme chez R. H. Howard (cycle de Conan), dans une
atmosphère épique, les légendes et les thèmes de la magie et du
merveilleux.
Dans la mesure où très peu d’études lui ont été consacrées, nous lui
accorderons ici une plus grande place, car il s’impose sans doute comme
l’exemple le plus parfait d’un genre paralittéraire, et ce pour quatre raisons :
• il n’existe à son sujet aucune tentative de légitimation : il est encore
plus négligé que le roman pornographique par les spécialistes de la culture,
qui ne l’évoquent que par dérision ;
• il est pour l’essentiel réservé à une seule catégorie de public : le lectorat
féminin d’une certaine classe sociale – affirmation qui devrait être nuancée,
mais qui, selon les enquêtes effectuées, contient une large part de vérité1 ;
• il est le genre le plus consommé et, depuis la fin du XIXe siècle, il
constitue la part la plus importante de la fiction, tous genres confondus, et la
plus lue en Occident. Aujourd’hui, l’éditeur Harlequin, qui contrôle 95 %
du marché du roman rose, représente 28 % de la production littéraire
française globale, 34 % des livres de poche, et il a vendu, en 2005,
180 millions d’exemplaires dans le monde ;
• il est diffusé par des réseaux de distribution spécifiques et rarement
dans des librairies : les Harlequin, en France, aujourd’hui, sont présents
dans 12 000 points de vente, pour moitié dans les supermarchés, et pour
l’autre moitié dans les maisons de la presse, les kiosques et chez les
marchands des gares ; mais ils sont aussi diffusés par abonnement, voire
donnés en cadeau (par exemple à l’occasion de l’achat d’un baril de poudre
à laver). Apparentés, sur le plan de leur thématique, au « courrier du cœur »
des magazines féminins, ils se veulent avant tout marchandises, biens
consommables.
L’expression « roman rose », empruntée à l’espagnol « novela rosa »,
renvoie au français « roman à l’eau de rose », employé dans la première
moitié du XXe siècle, mais n’est pas une étiquette infamante, à en juger par
la manière dont les éditeurs la revendiquent, soit dans des interviews, soit
plus explicitement par le choix de la couleur attribuée à certaines
couvertures. Couleur de l’euphorie, de la jeunesse, d’une résurrection
accordée par l’amour, le rose s’affiche ostensiblement au côté, notamment,
du bleu pâle, du carmin, du vert émeraude. Loin d’être le témoignage
suranné d’une époque révolue, le roman rose, dont les racines se trouvent
dans le roman sentimental de l’âge classique puis, plus tard, chez des
auteurs comme Mme Riccoboni et Mme Cottin, a toujours su, depuis la fin
du XIXe siècle, se soumettre aux exigences des collections populaires à bon
marché. Quelques grands noms, qui tombent aujourd’hui dans l’oubli,
constituaient auprès des lecteurs d’autrefois les symboles du genre :
Florence Barclay et Dailey dans les pays anglo-saxons, Pierre Decourcelle,
Louis Forest puis Max du Veuzit en France. Les romans de Delly
(pseudonyme de Marie et Frédéric Petitjean de La Rosière), publiés à partir
de 1912 par La Bonne Presse dans la collection « Romans populaires », et
encore réédités, lus et appréciés à la fin du XXe siècle, attestent que cette
paralittérature ne connaît pas toujours ce processus d’érosion et la chute
dans l’oubli que l’on évoque souvent à son sujet, bien que les référents
sociaux, historiques et culturels se soient modifiés : on observe, entre les
romans roses des années 1920 et ceux d’aujourd’hui, la disparition évidente
de toute donnée religieuse, omniprésente jadis, et de toute allusion à la
Providence. De même, l’aristocrate ou l’officier de Saint-Cyr ont cédé la
place à un moderne cadre supérieur, un acteur, un publicitaire, alors qu’à la
préceptrice, à la jeune fille de compagnie se sont substituées la vendeuse, la
secrétaire médicale, l’esthéticienne et que, d’une manière générale, le
travail féminin est de plus en plus valorisé.
Les éditeurs de la première moitié du XXe siècle avaient déjà su organiser
leur production en séries : « Les beaux romans d’amour » chez Tallandier,
« Notre cœur » chez Ferenczi. La plus connue fut « Stella », largement
diffusée jusqu’à 1953. C’est toutefois une maison canadienne, Harlequin
qui, depuis 1978, domine le marché mondial et qui, en France, a supplanté
la production traditionnelle, en particulier les épigones de Delly. Elle publie
« 6 titres par mois le 15 de chaque mois » (ce slogan, imprimé parfois au
bas de la quatrième de couverture, établit ostensiblement une analogie du
livre avec un périodique), et les volumes sont répartis en séries calibrées :
« Série royale » (les histoires d’amour du passé), « Collection blanche » (les
milieux médicaux), « Teenager » (pour un public d’adolescentes, avec des
héroïnes qui sont de toutes jeunes filles), « Chance » (histoires d’amour de
femmes qui ont subi, jadis, un échec sentimental), séries « Américaine »,
« Or », « Azur », « Rouge passion » et même « Grand roman » – expression
qui affecte de revendiquer une qualité littéraire, un semblant de
légitimation. Chaque volume est tiré à 80 000 exemplaires mais, pour
certains romans, le tirage peut être porté à 200 000. Ces chiffres toutefois
doivent être corrigés à la hausse : une importante revente chez les
bouquinistes et, surtout, chez eux, la pratique du troc (trois volumes
échangés contre un nouveau volume), attestent qu’il s’agit moins d’un livre
que l’on garde que d’un livre que l’on échange après l’avoir lu. L’expansion
de l’entreprise est fondée en partie sur la publicité (qui absorbe 10 % du
chiffre d’affaires) et sur des techniques modernes d’étude de marché.
Les auteurs sont généralement des professionnels, mais aussi des
rédacteurs occasionnels (tels ces étudiants qui se font ainsi quelque argent
de poche). Immensément plus que dans d’autres genres paralittéraires (et à
l’inverse de ce qui advient, par exemple, pour les San-Antonio, où le
subterfuge ludique amorce, dès la couverture, une complicité de lecture), le
pseudonyme est une loi du genre, et tous les noms d’auteurs sont féminins,
alors que certains écrivains sont des hommes : l’aventure amoureuse étant
racontée selon le point de vue de la protagoniste, il est inconcevable que le
roman porte une signature masculine.
De toute façon, la maison d’édition diffuse à leur intention des directives
très précises pour la composition. En voici quelques brefs extraits :
Intrigue : l’intrigue amoureuse doit suivre le schéma suivant : 1) La
rencontre Elle et Lui, 2) Le conflit entre eux, 3) La révolte pour Elle,
qui sent qu’elle tombe amoureuse de Lui (elle le hait encore) ; 4)
Abattement pour Elle (elle ne le hait plus, mais elle ignore ses
sentiments à Lui) ; 5) Dénouement : il se déclare. Promesse de mariage
à la dernière ligne du roman. Un roman d’aventures se déroule en
contrepoint. Généralement, vers le milieu de l’ouvrage, Elle est en
danger, et elle est sauvée par Lui. Ce contrepoint peut être une
aventure sentimentale : la lutte victorieuse contre une Rivale.
Composition : on entre de plein fouet dans le récit. Suit un retour au
passé qui expose la situation, les personnages, le milieu social
(description rapide). […] La narration est faite impérativement du
point de vue de la jeune fille. Style : phrases assez courtes, de
préférence au passé. 75 % de dialogues rapides (important : les deux
héros se vouvoient). Scènes érotiques : à éviter à tout prix […]. À la
fin du roman, lorsqu’ils se sont déclaré leur amour, un long baiser
s’impose, mais il ne doit pas suggérer trop de choses. Le lecteur doit
rester persuadé que tout se passera lors de la nuit de noces.
Proche de celle du conte, la narration, dans beaucoup de séries, répète
avec quelques variations l’histoire de Cendrillon. Elle repose sur le désir
d’union d’une femme et d’un homme que tout devrait à l’origine séparer.
L’héroïne, souvent délaissée dès sa prime enfance (elle est parfois orpheline
ou abandonnée), élevée par des collatéraux, des gens charitables mais durs,
ou confiée à une pension, un couvent, a eu une enfance malheureuse
(solitude, besoin d’affection), assombrie par la présence d’une autre jeune
femme (sœur, cousine) plus estimée (ou plus brillante). Souffrances morales
précoces qui sont un motif pour justifier la personnalité de l’héroïne, sa
lutte souvent désespérée pour le bonheur, sa volonté farouche d’effacer le
passé. Blessée ou humiliée, elle dissimule, sous sa timidité, un vibrant désir
de mordre dans la vie. Elle peut même être dotée d’un ascendant, et d’autres
amoureux lui permettent de jouer un rôle d’arbitre des sentiments et de
meubler le roman de scènes dilatoires. Il n’empêche que la scène centrale
de la première rencontre prend l’apparence, très souvent, d’une dispute,
avec une violente réprimande du futur élu, encore aveuglé devant les
charmes de l’héroïne, d’autant que, fréquemment, une importante différence
de rang oppose les deux êtres. L’entente mutuelle ne peut donc advenir que
lorsque auront été surmontés les multiples obstacles : obstacles sociaux,
certes (il est de la haute société ou propriétaire d’une entreprise, elle est
plébéienne), mais aussi présence de rivaux, surtout d’une rivale, conçue
comme un faire-valoir de l’héroïne ; celle-ci n’est pas alors très sûre de
l’attrait qu’elle exerce sur le premier homme qu’elle aime ; ou bien, à
l’inverse, la jeune femme, trop tôt mariée, n’a pas su reconnaître en celui
qu’elle avait épousé par obligation l’objet réel de sa flamme.
En fait, la narration n’intègre une menace que pour mieux rétablir l’ordre
régnant. Peu d’obstacles réels, mais des malentendus, un refus d’avouer ses
sentiments profonds, un jeu de la dissimulation. Si le récit montre comment
la vocation amoureuse de l’héroïne est contrariée, c’est pour mieux révéler
de quelle manière la jeune femme surmonte à chaque fois les contretemps
ou les entraves que l’adversité lui inflige, puis comment elle lave son
infériorité originelle (sa pauvreté, sa vertu calomniée) par une éclatante
revanche sentimentale qui élimine toutes les autres prétendantes et qui
conduit l’homme souverain et conquérant, parfois dédaigneux, voire
insultant, à accepter sa sujétion : l’amour, dans le roman rose, joue le rôle
d’un égalisateur de conditions. Dès lors, tout le récit doit mener à la scène
de la demande en mariage, au cours de laquelle l’identité véritable de
l’homme est dévoilée, ou au cours de laquelle le héros imparfait se convertit
grâce à la jeune fille, car l’accomplissement amoureux est nécessairement
inscrit dans le destin de personnages qui ont choisi une voie idéalisée. Le
roman rose établit ainsi que l’infortune amoureuse ne peut être que
transitoire, qu’elle est même la condition d’un passage vers le triomphe des
sentiments partagés : le malheur n’est qu’un faux-semblant, les revers et les
cruautés du sort ne sont, dans tous les sens du mot, que fictifs. L’expérience
amoureuse acquiert de la sorte un caractère merveilleux, la narration
transmuant un événement somme toute relativement banal en événement
surnaturel : elle garantit que l’union, ce miracle, doit à coup sûr, et contre
toutes les adversités, se réaliser. Autrement dit, est présenté comme
extraordinaire, prodigieux, voire féerique, ce qui relève des circonstances
normales de la vie. Plus encore, le narrateur suggère, à chaque fois, que non
seulement le couple sera heureux, mais que sa félicité ajoutera un peu de
bonheur au bonheur du monde.
Un certain archaïsme dans l’évocation des comportements, des
sentiments et des rites sociaux, une prédilection pour des milieux
aristocratiques ou élevés, le choix d’un décor souvent exotique, tout vise à
irréaliser l’action, bien que dans ce cadre un peu désuet s’insère toujours,
dans les séries d’Harlequin, des références plus modernes. Quoi qu’il en
soit, le décor autorise le recours à un langage lui-même légèrement daté ou
précieux, qui suggère un passé proche ou lointain ; expressions vieillies et
clichés tendent à installer une communication lyrique et à s’imposer comme
autant de clins d’œil au lecteur, à l’instar des noms (Aurora, Paloma,
Estella) qui signifient l’action, l’annoncent et l’informent.
1 Enquête effectuée par des étudiants de master 2, à l’université de Nantes, après interrogation
d’un millier de personnes (septembre 2005-mai 2006).
5
Paralittératures et rhétorique
Technique de la parole efficace et dispositif qui classait les procédés de
l’expression afin de prendre en compte le récepteur de l’énoncé, qu’il soit
auditeur ou lecteur, la rhétorique a régné dans les belles-lettres jusqu’à ce
que s’élabore une esthétique romantique qui a voulu se dégager de la
pratique des modèles, et qui a célébré l’originalité et la propriété
individuelle des formes – alors que, simultanément, apparaissaient les
paralittératures. Comment ces dernières se sont-elles donc emparées de la
rhétorique (sans, il est vrai, l’avouer, ou sans toujours s’en rendre compte),
au moment même où ce répertoire prescriptif de formes était abandonné par
la littérature qui aspire à une reconnaissance esthétique ? Répondre à une
telle question nous permettra de mieux comprendre le mécanisme propre
des narrations.
Les règles édictées par les maisons d’édition formulent, pour la conduite
du récit, une sorte de code interne, un cahier des charges explicite dont les
normes sont l’objet d’un choix obligatoire en amont de la réalité textuelle
proprement dite. Parfois, des notices, jointes au contrat d’édition,
contiennent l’essentiel du contrat de lecture et figurent la réapparition d’une
nouvelle rhétorique. Ce qui atteste bien que les paralittératures ne procèdent
pas, comme on le dit parfois, d’une esthétique du non-élaboré. Pour certains
genres, les règles sont particulièrement contraignantes, pour d’autres,
comme la science-fiction, elles semblent plus souples, mais c’est pour
mieux en afficher les marques puisque les contraintes relèvent d’un
consensus culturel : ce sont les autres romans déjà publiés qui les révèlent,
si bien que tout roman, sans devenir une nouvelle copie conforme, doit, à
chaque fois, authentifier la série à laquelle il appartient.
Nous avons vu plus haut que les auteurs de romans roses des éditions
Harlequin étaient soumis à de strictes prescriptions pour la rédaction de tout
volume. Mais parmi les autres genres, c’est le roman policier à énigme, en
son âge d’or, de 1920 environ vers 1960, qui a poussé à l’extrême le recours
à un langage ritualisé, à des a priori normatifs, et qui, dans le monde
moderne, a semblé le mieux satisfaire cette attirance pour les formes fixes,
que satisfaisait jadis, entre autres, la tragédie. C’est lui qui a véhiculé
d’abord un propos tendant à prouver qu’il relève d’une catégorie définie.
C’est lui qui a offert ensuite l’illustration la plus claire d’une réinvention
d’un code rhétorique contraignant et impératif. Roger Caillois avait déjà
brièvement noté que l’évolution du roman policier vers une codification
rigoureuse allait à l’encontre de celle suivie par la littérature en général2 et
Jacques Barzun avait souligné que ses traits essentiels le rapprochaient de la
tragédie classique3. Mais dès 1913, un auteur de romans policiers comme
Carolyn Wells, dans le premier véritable ouvrage consacré au genre, n’avait
pas manqué de le mettre en parallèle avec le sonnet : The Technique of the
Mystery Story s’attachait exclusivement à l’aspect formel en réunissant
toutes les règles de composition à l’usage de futurs auteurs de romans
« authentiquement policiers ». Publiée par un éditeur spécialisé dans la
diffusion de manuels, la Home Correspondance School, à Springfield
(Massachusetts), cette étude montrait que la technique constituait l’essentiel
de la question. Elle a été suivie, surtout jusqu’en 1940, par d’innombrables
textes évoquant les manières les plus efficaces pour composer un roman
policier, avec force conseils et interdits. Au départ inconsciemment adoptés,
ces préceptes furent vite systématisés. Les plus célèbres restent aujourd’hui
ceux de Freeman (1924), de Chesterton (1925), de Van Dine, notamment
ses Twenty Rules for Writing Detective Stories (1928) qui ont eu un
retentissement considérable dans le milieu des amateurs, de Dorothy Sayers
(1928), de Ronald Knox (1929), de Patricia Highsmith (1968), auxquels on
pourrait ajouter les règles formulées dans des préfaces (Pierre Véry dans
Monsieur Malbrough est mort, Agatha Christie dans Cartes sur table), voire
à l’intérieur même du récit (dans plusieurs romans d’Ellery Queen). En un
discours qui tend à poser l’existence d’un genre constitué et qui exalte la
règle salvatrice, ces écrivains, en purs théoriciens, se plaisent à légiférer, à
instituer des obstacles, à combattre l’arbitraire, la licence, à hiérarchiser les
contraintes, à codifier l’organisation des matériaux bruts. En somme, au
regard de l’esthétique de la première moitié du XXe siècle, à instaurer, sur
tous les plans, une autorité dogmatique. Il s’agit alors de la fabrique
rhétorique, instrumentale, d’un récit efficace, d’un énoncé plus ou moins
vocatif, à destinataire incorporé puisque, dans les paralittératures, les genres
et les catégories possèdent une conventionnalité propre, nécessaire à
l’« efficacité » de la communication. De là le rôle essentiel dévolu à ce que
l’ancienne rhétorique nommait la captatio benevolentiae, qui, dans ce cas,
allie la « suspension volontaire de l’incrédulité » à une entreprise de
séduction vis-à-vis d’un lecteur qu’il importe de se concilier par
l’instauration d’une complicité.
À partir de 1920, au moment où l’on publiait les régulations les plus
précises et les plus strictes, se créa même un succédané d’académie, le
London Detection Club, qui réunissait des écrivains comme A. Christie,
J. Dickson Carr, D. Sayers, et dont chaque nouveau membre devait prêter
serment attestant qu’il entendait appliquer toutes ces règles. Il est vrai que
cette codification est le plus souvent présentée comme celle d’un jeu, et non
d’un art, mais ces servitudes volontaires, dont l’humour ne parvient pas
toujours à dissimuler le caractère pontifiant, montrent toutes que la réussite
du récit dépend de son insertion dans des canons éprouvés. Les théoriciens
corrigent ce que leur mise en pratique pourrait avoir de stérilisant en
insistant sur la manière dont l’écrivain doit inventer un ouvrage « qui sorte
de l’ordinaire » – expression identique à celle d’un théoricien de l’âge
classique, Roger de Piles. À l’inverse, certains thèmes constituent de
véritables motifs obligés, propres à révéler, d’emblée, la virtuosité de celui
qui tient à s’imposer avec éclat. Analogues aux tableaux de concours
soumis au jugement des membres de l’Académie royale de peinture ou aux
chefs-d’œuvre que devait présenter un candidat pour être reconnu par ses
pairs, ils jouent, d’une certaine manière, le rôle de rites de passage : tels le
thème de la chambre hermétiquement close où s’est accompli un meurtre ou
celui de la succession inexorable d’assassinats dans un lieu séparé du
monde, etc. Où l’on retrouve, du coup, le même Roger de Piles : il ne s’agit
pas ici de privilégier l’« écart », mais d’introduire « quelque chose de
surprenant »4.
Dès lors, ces ouvrages qui traitent du roman policier, qui proposent ou
imposent des règles, se donnent naturellement, à l’instar des traités de l’âge
classique, pour des livres de recettes (Platon ne comparait-il pas déjà la
rhétorique à l’art culinaire ?), mais aussi pour des systèmes qui entendent
penser un langage, et surtout pour des entreprises de classement :
d’éléments, de styles, de principes. Édictés par des auteurs qui, comme
R. Knox ou D. Sayers, appartenaient à la classe intellectuelle, ces principes
visent donc bien à constituer les fondements d’une nouvelle rhétorique qui,
comme toute rhétorique, a pour dessein de réduire un ensemble à ses
éléments, qui ordonne ceux-ci puis montre les moyens de les disposer de la
manière la plus ingénieuse – ce qui est particulièrement évident dans
l’ouvrage de Carolyn Wells, comme l’indiquent, à eux seuls, les titres des
chapitres : « Persons in the Story » ; « The Handling of the Crime » ; « The
Motive » ; « Structure » ; « Constructing the Plot », etc.5.
À la lumière de ces remarques, on comprend pourquoi la condamnation
qui touche le roman policier à énigme, au début du XXe siècle, est, dans ses
termes, exactement l’inverse de celle qui frappait l’ensemble du roman à
l’époque classique. Celui-ci, lorsqu’il était pris en considération, était blâmé
pour ne point respecter les règles, pour être entièrement malléable ; ainsi
Boileau, parmi d’autres, et dans un même élan, le dédaigne et le dispense de
toute régularité (Art poétique, III, 119-120). Doté d’une forte identité
générique, le récit policier, lui, est dénoncé comme pur artifice, réprouvé
pour son schématisme et son formalisme, condamné comme exercice
rhétorique. Ne prend-il pas son essor précisément au moment où le mot
même « rhétorique » acquiert une valeur péjorative, et au moment où
triomphe ce genre totalement plastique qu’est le roman ? En effet, dès la fin
du XIXe siècle, le récit policier est en partie désavoué par le discours
critique, d’une part parce que sa lecture serait fondée sur l’anticipation d’un
plaisir attendu, d’autre part parce qu’il obéirait à des règles trop coercitives
qui le conduiraient à n’être plus qu’un jeu futile et stérile, un divertissement
déguisé en récit, une fiction froide et sans âme, dans laquelle les
personnages, privés de toute psychologie, deviendraient de simples
marionnettes : en somme, un phénomène non littéraire, et l’exemple parfait
d’un genre tué par la rhétorique ou, du moins, que l’excès de prescriptions
rendrait insignifiant et superficiel. Certes, il serait faux d’affirmer que le
roman policier se constitue comme genre dans la mesure où il est rejeté, ou
qu’on le discrédite parce qu’il est perçu comme genre. Il n’en reste pas
moins qu’il se présente bien comme le reflet inversé du roman légitimé tel
qu’il s’est construit au tournant du siècle ou dans les décennies qui ont
suivi. D’où la volonté de le dissocier, et avec lui toutes les paralittératures,
de la « grande » littérature, au moment où il importe de ne point postuler
une unité de la culture, et de mieux marquer une séparation entre des
œuvres consacrées et toute une production considérée comme mineure.