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Table des Matières

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Avant-propos

1 - Romans populaires ou paralittératures ?


1. Des « romans pour chambrières » aux « penny numbers »

2. Une littérature « populaire » ?

3. Paralittératures : un instrument d’analyse

2 - Penser = classer ?
1. Scissions du littéraire

2. Le roman : du dénigrement à la reconnaissance

3. « Romans de bonne compagnie » contre « romans pour femmes de chambre »

3 - Brève histoire des paralittératures


1. La littérature de colportage

2. Le roman populaire du XIXe siècle


3. L’essor des paralittératures modernes

4 - Lire les paralittératures aujourd’hui


1. Choisir une série paralittéraire

2. Les paralittératures et leurs lecteurs

3. Les grands genres contemporains

5 - Paralittératures et rhétorique
1. Disparition et résurrection de la rhétorique

2. L’exemple du roman policier

3. La morphologie des récits

4. Tradition orale et paralittératures

6 - Porosité des frontières


1. Littérature contre paralittératures ?

2. Échanges entre littérature et paralittératures

3. Un exemple : la force productive de Fantômas

4. Changement de statut des œuvres

Conclusion

Bibliographie
© Armand Colin, Paris, 2008.
978-2-200-24581-8
C OLLECTION 128 • SÉRIE LETTRES

Alain-Michel BOYER est professeur de littérature comparée à l’Institute of


European Studies et à l’université de Nantes. Il a publié de nombreux articles
dans des revues (Poétique, Littérature, French Forum, etc.) et une vingtaine de
livres.

Conception de maquette : Atelier Didier Thimonier.


Internet : http://www.armand-colin.com
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d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou
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L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle).
ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE • 75006 Paris
Avant-propos
Je dois à ces boîtes magiques ( Les Trois Boy-Scouts de Jean de La Hire,
Le Tour du monde en aéroplane de Jean Galopin, Les Cinq Sous de
Lavarède de Paul d’Ivoi) – et non aux phrases balancées de Chateaubriand
– mes premières rencontres avec la Beauté. Quand je les ouvrais, j’oubliais
tout : était-ce lire ? Non, mais mourir d’extase. […] Aujourd’hui encore, je
lis plus volontiers la Série Noire que Wittgenstein.
(Jean-Paul SARTRE, Les Mots.)

Qui ne connaît James Bond, Tarzan, Fantômas ? Mais combien de


personnes seraient capables de donner le nom des écrivains créateurs de ces
personnages ? C’est là une première particularité du domaine dont ils
relèvent : les auteurs (Ian Fleming, Edgar Rice Burroughs, Pierre Souvestre
et Marcel Allain) s’effacent au profit des héros, aisément transmués en
figures mythiques, aptes à captiver, faire jouer des ressorts psychiques
profonds. Avec cette autre spécificité : devenus des composantes
essentielles de la culture d’aujourd’hui, les romans dont ils sont les
protagonistes obéissent à la plus large déclinaison possible dans divers
champs d’expression, personnages et histoires passant avec aisance de
l’imprimé à l’image cinématographique. Mais si l’on cherche tel ou tel
patronyme, Fleming ou Allain, dans un dictionnaire littéraire, on ne trouve
souvent, au mieux, que ceci : « Voir à : roman d’espionnage », « Voir :
roman populaire » ou : « Voir : paralittératures ». Surgit donc d’abord une
question de vocabulaire : que recouvre vraiment ce dernier mot ? Si on le
définit comme l’ensemble des livres de fiction dont la diffusion est massive,
et que le discours critique, le plus fréquemment, ne considère pas, ou pas
encore, comme appartenant à la littérature, il englobe à la fois les romans
sentimentaux ou roses ; les romans d’épouvante et d’horreur ; les romans
d’espionnage ; les romans de science-fiction ou policiers de consommation
dite « courante » ; les romans de cape et d’épée (ainsi, au début du
XXe siècle, la série des Pardaillan de Michel Zévaco, mais cette veine n’a
pas disparu aujourd’hui) ; les westerns romanesques très populaires encore,
en ce début du XXIe siècle, aux États-Unis, et vendus uniquement dans les
supermarchés (ce genre, qui a presque disparu des écrans
cinématographiques, reste, lui, bien vivant sous forme de livre). En
constituant, par la quantité des textes publiés, l’un des phénomènes les plus
significatifs de notre époque, toute cette partie de la production imprimée
témoigne que les instances culturelles (université, manuels, critiques) ne
s’occupent pas, le plus souvent, de toute la littérature. Ainsi, l’éditeur
canadien de romans roses Harlequin est, en nombre de volumes, le plus
important du monde, de loin le plus diffusé, d’Asie en Afrique, mais le seul
nom « Harlequin » fait rire ou sourire lettrés, doctes et… étudiants.
C’est dire que toute réflexion sur le fait littéraire ne peut tenir pour lettre
morte ces romans innombrables, souvent vendus en séries, situés aux
confins de ce que l’on nommait jadis les belles-lettres. Naguère, ils
semblaient trop frivoles pour provoquer l’attention la plus minime, mais ils
rappellent que le foisonnement de la production éditoriale contemporaine a,
aux yeux d’une partie du public, sapé les fondations du panthéon plus ou
moins immuable des « bons » auteurs, et que la littérature s’est démultipliée
en tentatives diverses qui occupent des secteurs qui finissent toujours par se
croiser, se recouper. À cet égard, ces paralittératures tiennent une place
singulière : le caractère indéterminé de leur localisation, sur les marges du
système littéraire, fait d’eux des espaces privilégiés d’interférences, propres
à nous enseigner que la littérature est plurielle, qu’il importe de prendre en
compte l’ensemble des productions, qu’elles ont droit de cité, pour être
reconnues comme des modes d’expression parmi d’autres, des manières,
des formes spécifiques prises par l’écrit. Pour nous rappeler qu’il n’existe
pas une littérature absolue, mais des pratiques différentes dont l’unité ne se
réalise qu’en certaines circonstances et qu’à ce titre les paralittératures sont
de la littérature, un des visages qu’elle a adopté.
C’est pourquoi la notion même de paralittérature peut nous permettre de
mieux repérer, de mieux interpréter les crises épistémologiques qui, à
intervalles réguliers, traversent le discours critique depuis le romantisme,
c’est-à-dire depuis que s’est construit le discours de la modernité
occidentale, et nous aider à interroger notre représentation de l’ordre
culturel, pour devenir ce à partir de quoi une réflexion s’organise, ce par
quoi un nouveau type de discours critique est susceptible de se constituer.
Elle nous permet de mieux comprendre les mécanismes de reconnaissance
et d’institutionnalisation des écrivains, des œuvres, des genres, d’entrevoir
comment se façonnent les frontières, de part et d’autre desquelles on pense
ranger tel ou tel auteur, tel ou tel lecteur. Frontières établies par des
instances qui formulent des verdicts : alors que d’aucunes obéissent encore
à des principes de poétique selon lesquels certaines œuvres seraient
littéraires par nature, d’autres croient simplement qu’un texte appartient à
l’une des deux sphères moins par ses qualités propres que par le bon
vouloir, voire l’arbitraire, des pouvoirs sacralisants.
1

Romans populaires
ou paralittératures ?
Toute délimitation d’un domaine pose d’abord un problème de
vocabulaire, qui comprend des enjeux : les termes qui tentent de désigner
l’immense masse des romans que le discours critique refusait, jusqu’à ces
dernières années, de considérer comme relevant de la littérature, se
distinguent par leur profusion, leur flottement sémantique. Signes
manifestes d’une incertitude à circonscrire un ensemble apparemment
hétérogène. Et comment prendre en compte cette masse de textes sans lui
imposer, par l’usage même des mots, des critères réducteurs ?

1. Des « romans pour chambrières » aux « penny numbers »

Comme cette production semble, au premier regard, n’exister comme


telle, du moins de manière ostensible, que depuis deux siècles environ, les
termes ne commencent à apparaître qu’à partir de 1800. Ils montrent bien,
déjà, que ces œuvres représentaient un ensemble disparate : les seuls points
communs que l’institution littéraire leur reconnaissait étaient leur prétendue
absence de valeur esthétique et le mépris qui frappait auteurs et lecteurs
(qui ne se recrutaient, disait-on, que dans les classes inférieures de la
société).
Vers 1820, ce sont les expressions comme « romans pour chambrières »
ou portières qui prédominent puis, à partir de 1830, celles de littérature
« mercantile » ou « industrielle » (adjectifs employés par Michelet,
Tocqueville, Sand). Quant à Balzac, il range les romans « populaires » qu’il
publie sous pseudonyme dans un secteur qu’il appelle « littérature
marchande » (préface au Vicaire des Ardennes). Mais entre 1830 et 1840,
les expressions se multiplient également dans le monde journalistique, ce
qui atteste bien que cette période est cruciale dans la délimitation de cette
production : « littérature légère », employé par A. de Savignac (dans
« Coup d’œil sur la littérature légère depuis mai 1832 jusqu’en mai 1833 »,
Journal des femmes, 4 mai 1833) ou « roman facile », employé d’abord par
Marmier, le 21 juin 1836, dans L’Impartial, puis par beaucoup d’autres.
Mais bien des expressions se bornent à identifier ces livres soit par la
simple identité supposée d’un lecteur ainsi discrédité (en France, vers 1850,
« littérature de concierge » ou, vers 1890, « roman pour midinette ») ; soit
par leur mode de production et de diffusion (« littérature de masse ») ; soit
par les circuits de distribution (« littérature de gare » vers 1900) ; soit par
les raisons de la production (« littérature alimentaire » ou, aux États-Unis,
« pot boiler », « qui fait bouillir la marmite ») ; soit par le mode de
publication (d’où la généralisation de l’expression « roman-feuilleton ») ;
soit par le prix des livres ou fascicules (en France « romans à quat’sous » et
en Angleterre « penny blood » ou « penny numbers »). Ces termes,
privilégiant une facette ou un aspect des œuvres au détriment des autres, ne
permettent de les identifier que de manière partielle, partiale. Dépréciatifs,
ils instituent de facto une dévalorisation.

2. Une littérature « populaire » ?

L’expression « littérature populaire », à coup sûr plus fréquente que le


mot « paralittérature », venant en tout cas de manière plus spontanée dans la
bouche de la majorité des locuteurs, permettrait de résoudre bien des
problèmes, mais elle conduit à une situation aussi confuse, car elle varie en
fonction des critiques, des historiens, des époques : elle peut désigner tour à
tour une création qui émane du peuple en exprimant ses valeurs, ou bien qui
a les faveurs du plus grand nombre, ou encore qui est produite pour le
peuple par des écrivains qui n’en font pas partie, à savoir qu’elle vise ce
peuple comme destinataire. Première remarque : qu’est-ce que le
« peuple » ? Et comme l’expression, dans son premier sens, apparaît dans le
contexte du mouvement romantique, en relation avec une poésie orale
conçue comme un jaillissement spontané, elle relève souvent de
mythologies presque messianiques : celles qui exaltent un peuple
naturellement créateur, porteur d’une parole originelle. En ce sens, la notion
de « littérature populaire » recouvre trois domaines :
• en premier lieu, la littérature orale : c’est le sens institué, au XIXe siècle,
par les folkloristes, mais qui perdure, puisque, lorsque la revue Poétique
consacre en 1974 un numéro aux « Genres de la littérature populaire », il
s’agit d’œuvres transmises exclusivement par la voix ;
• en second lieu, elle se confond avec la littérature de colportage, depuis
la publication, en 1854, de l’ouvrage de C. Nisard, Histoire des livres
populaires et de la littérature de colportage jusqu’à ceux de G. Bollème,
comme, en 1971, La Bibliothèque bleue, littérature populaire en France du
XVIIe au XIXe siècle ;
• le troisième sens, et le plus répandu, désigne le roman populaire né au
XIXe siècle, dont les auteurs ont pour nom Paul de Kock, Frédéric Soulié
(Mémoires du diable) ou Eugène Sue (Les Mystères de Paris, Les Mystères
du peuple), mais cette dénomination s’applique aussi à des publications
périodiques comme Les Veillées des chaumières, dont le titre véhiculait, de
manière factice, une nostalgie de l’écoute de contes autour de la cheminée,
alors que le contenu était constitué de romans sentimentaux.
À ce titre, l’expression « roman populaire » désigne une période
déterminée dans la longue histoire des paralittératures, et ne peut être
conservée que dans cette troisième acception.

3. Paralittératures : un instrument d’analyse

D’abord consacré lors du colloque de Cerisy « Entretiens sur la


paralittérature » qui a constitué une date majeure dans la délimitation du
phénomène, avec la publication des communications dans un volume
largement diffusé (Arnaud, 1970), le vocable « paralittérature » a ensuite été
repris par de nombreux chercheurs, notamment M. Angenot (1975),
A. Peyronie (1983), D. Couégnas (1992), G. Thovéron (1996),
D. Fondanèche (2005). Qui plus est, il existe désormais une « Bibliothèque
des paralittératures » en Belgique, et le terme a été intégré, ainsi que
l’adjectif « paralittéraire », dans la deuxième édition du Grand Robert de la
langue française en 1986 (avec la définition : « Ensemble des productions
textuelles sans finalité utilitaire et que la société ne considère pas comme de
la “littérature” ») et dans celles du Petit Robert qui ont suivi. Le
Dictionnaire historique de la langue française, en 1992, date l’apparition
du terme en 1960 (en le définissant comme « littérature en marge de la
littérature établie »). Indice de son utilité, ce mot s’est généralisé : il vient
même de franchir l’Atlantique et, aux États-Unis, « paraliterature » tend
parfois à remplacer des expressions comme « popular literature » et « pulp
fiction ».
Avec le mérite de pouvoir englober des genres et des œuvres de nature
différentes, il traduit bien le rapport ambigu que ces productions
entretiennent avec les institutions littéraires : « para » signifie, on le sait,
« contre » et « opposé à », mais également « autour » et « à côté ». Ce
préfixe est le moins péjoratif parmi ceux que l’on ajoute au vocable
« littérature » – à l’opposé d’autres, jadis en vigueur, comme
« infralittérature », qui, de connotation nettement négative, figuraient
comme des repoussoirs. Comme le terme ne possède aucun statut
ontologique autonome, il ne désigne pas un ensemble à jamais indépendant,
mais détermine une marge et un rapport, une contiguïté aussi bien qu’une
continuité à l’égard des œuvres reconnues. Dans la mesure où il n’implique
pas qu’une fracture irréductible s’est produite entre deux domaines qui ne
sont jamais, comme on le verra, séparés et irréconciliables et qu’il n’établit
pas que l’un prime sur l’autre, il permet ainsi de déplacer les lignes de
force, de susciter des interrogations. Il ne pose pas la littérature, qui se situe
sur le même plan, dans un rapport d’altérité, et n’a pas pour fonction de
mieux la mettre en lumière, sous forme de contraire, mais il suppose
l’existence, toujours mouvante, d’un corpus d’œuvres diversifiées.
Certes, le mot n’est jamais employé d’une manière totalement neutre.
Signe, non que les systèmes de valeur soient totalement ébranlés, puisque
l’institution n’accepte que très difficilement de les réviser, mais que
beaucoup d’observateurs prennent conscience que cet ensemble, naguère
négligé, représente une manifestation inévitable de l’univers des livres.
Mais s’il s’impose comme le plus approprié, c’est qu’il possède le double
avantage de refuser tout aveuglement devant une série d’interrogations
qu’avance le fait littéraire et de poser de son lieu propre des questions à la
littérature afin de voir comment, à partir des paralittératures, il est possible
de questionner la littérature, comme d’un autre bord – cette littérature qui,
ordinairement, désigne d’elle-même sa propre place. De voir comment le
roman policier, la science-fiction, le roman d’espionnage peuvent
contribuer à notre compréhension du fait littéraire en général. À ce titre, le
terme « paralittérature » doit être considéré comme un instrument
d’analyse, un outil qui a pour objet de saper les certitudes des instances de
consécration ; une notion limite qui peut susciter un nouveau type de
raisonnement sur la création ; et enfin comme ce que l’on pourrait appeler
un concept opératoire, grâce auquel, sans que l’on puisse se satisfaire de la
dichotomie littéraire/non littéraire, et sans qu’elle puisse surtout refléter une
distribution sociale des cultures, il devient possible d’interroger deux
ensembles l’un par l’autre. En bref, il s’agit de ce que la philosophie appelle
une hypothèse heuristique.
Dès lors, par-delà la remise en cause de l’idée que l’on se fait
habituellement du système littéraire, la notion de paralittérature possède
d’incontestables mérites : permettre un déplacement des questions dans le
domaine théorique afin de mieux interpréter l’évolution des formes, révéler
certains des mécanismes de production de la valeur et apporter des éléments
de réponse au problème de la structuration du champ culturel. La littérature,
on le sait bien, est un objet incertain, dont chaque génération et chaque
communauté linguistique possèdent une conception plus ou moins
spécifique. La question de sa délimitation doit donc être posée à tout
moment, puisque, à chaque fois, se formule un nouveau rapport de l’homme
à sa langue, à sa société, à sa propre image. Cernant au plus près la
littérature, cette production connexe de romans roses ou de romans
d’espionnage constitue une des zones limitrophes qui permettent d’affiner
de permanentes redéfinitions. Non qu’il faille à tout prix soumettre ces
écrits à une « récupération » qui, en fait, les priverait de leur valeur sui
generis : ils ont leur spécificité, ils sont les témoignages d’une culture, ils
ont su instaurer un registre propre d’expression. Et il importe donc de les
prendre en compte sans les vilipender comme c’est encore souvent le cas ou
les condamner au nom d’une esthétique qui n’est pas la leur, mais aussi sans
les neutraliser, sans les normaliser, sans leur retirer leurs particularités. La
propension à la taxinomie reste-t-elle tributaire des hiérarchies ? Beaucoup,
ne pouvant, à la fin des années 1960 encore, se résigner à intégrer par
exemple la science-fiction dans le courant littéraire dominant, confondaient
inassimilé et inassimilable. Puisque parler de paralittératures n’implique pas
un jugement esthétique préalable, c’est donc toute une conception de la
littérature qui est en jeu, mais aussi le rapport entier à l’écrit. Comme on va
le voir, on a souvent tendance à considérer comme allant de soi, applicables
à toutes les civilisations, des classements qui ne sont que les résultats
d’héritages spécifiques.
2

Penser = classer ?
En 1985 fut publié un livre de Georges Perec au titre fécond :
Penser/Classer. Dans le domaine qui nous concerne, l’organisation du
champ littéraire ne peut-elle se comprendre sans la prise en compte des
taxinomies dualistes qui structurent le monde culturel selon les catégories
du haut et du bas, du majeur et du mineur, du canonique et du non-
canonique, du légitime et du non-légitime ? De fait, toute réflexion sur l’art,
sur l’écriture, ne peut échapper aux modèles de hiérarchisation mis en place
par les créateurs eux-mêmes, leurs éditeurs, leurs diffuseurs. Certes, dans
son essence, la création se défie des appellations académiques, elle déjoue,
dissout les classifications. Mais la littérature est aussi une institution qui
joue un rôle actif dans la fixation du goût et dont les jugements s’imposent
par l’entremise d’instances qui, exerçant une autorité, détiennent le contrôle
des évaluations esthétiques et qui opèrent à trois niveaux : admission et
reconnaissance (pour intégrer ou non les œuvres dans le champ) ; contrôle
et consécration (pour assurer la promotion) ; conservation et reproduction
(pour gérer le patrimoine). Trois niveaux qui ont pour rôle de préserver la
notoriété des œuvres, garantir la « bonne marche » de la littérature reconnue
comme telle et assurer les relations avec les publics. D’où l’existence
d’académies, sociétés savantes, organes de presse, revues, lieux de diffusion
et d’enseignement. Cet émiettement renforce l’inertie qui caractérise le
système des détenteurs du monopole et fait du champ culturel le lieu
d’affrontements dont l’enjeu consiste bien sûr en l’obtention ou en la
conservation d’une légitimité.

1. Scissions du littéraire

La distinction entre littérature légitimée et paralittérature puise ses


origines dans un lointain passé, comme si le fait littéraire lui-même
impliquait un partage à la fois transnational et transhistorique. Pour mieux
comprendre les fondements de cette interrogation sur les frontières du
littéraire, pour mieux admettre l’idée ou le mot même « paralittérature », il
convient de rappeler les traits essentiels de ce phénomène.

1.1. La tripartition des styles à l’âge classique

Au fil des siècles, la distinction entre niveaux de style (élevé, moyen,


bas) a beaucoup préoccupé les érudits européens, de l’Antiquité aux débuts
du romantisme. En Grèce, dès les écrits qui ont suivi la Poétique d’Aristote,
s’établit une correspondance entre la tragédie et le genre sublime, la
comédie et le genre simple, le drame satyrique et le genre tempéré. On
retrouve cette répartition chez Cicéron puis, dans l’Antiquité tardive, chez
Diomède et Quintilien, par une séparation des styles en trois groupes :
genus humile, genus medium, genus grande, qui recoupent des traits
formels (lexique, mètre, images) propres aux trois niveaux, et des « objets »
en trois catégories, selon le rang social des personnages représentés.
Cette tripartition est reprise par la rhétorique chrétienne : pour saint
Augustin (De doctrina christiana, IV, 12-20), chacun des trois styles est
tributaire d’un acte de parole spécifique, du plus bas (la conversation) au
plus haut (l’éloquence sacrée). Au Moyen Âge, les genres sont le plus
souvent décrits en fonction de la « roue de Virgile » qui les matérialise en
établissant une corrélation entre les trois œuvres du poète latin et les trois
niveaux de style : « grave » (l’Énéide), moyen (les Bucoliques) et « bas »
(les Géorgiques). À chaque fois le style dépend non seulement de la
thématique, du type de la matière traitée, des lieux où se déroule l’action,
mais aussi des niveaux de langue, avec parfois un répertoire normatif de
mots, de tours, d’ornements propres à chaque genre, ce qui atteste que la
classification repose à la fois sur des exigences rhétoriques et sur des
fondements sociaux.
À la Renaissance, « bas » se confond avec « populaire », le degré
inférieur de la hiérarchie, c’est-à-dire avec le style comique (qui désigne
non seulement les œuvres de ton et d’objet nettement triviaux, mais aussi la
comédie non sérieuse et tout ce qui relève du « réalisme ») et le style
burlesque. De fait, considérée dès son origine comme un genre mineur, la
comédie porta pendant longtemps les traces de ses sources populaires
(plaisanteries, chansons, facéties lors des fêtes traditionnelles en l’honneur
de Dionysos). Plus généralement, le terme « bas » renvoie à tout ce qui ne
relève pas des plus hautes déterminations de l’art ou de la plus magnifique
inspiration ou des élaborations les plus recherchées – bien qu’on ait pu
parler d’un « beau style bas » : la formulation n’est paradoxale qu’en
apparence, car elle désigne un langage direct et simple, une expression
quelque peu terre à terre, mais qui demeure correcte. L’enjeu ici est majeur
pour la notion de paralittérature qui naîtra bien plus tard, car l’expression
laisse entendre l’existence d’une possibilité d’excellence dans différents
genres.
En résumé, « populaire » renvoie à l’ensemble des traits verbaux, de
nature essentiellement élocutoire, qui relèvent du parler du peuple, ou de ce
que l’on imagine alors être le « peuple », traits d’élocution qui ont des
équivalents sur les plans de l’« invention », de la « disposition », des
« mœurs » et de l’« action ». C’est dire que le caractère « populaire » est
a priori un vice qui atteint à la fois ce qui est « convenant » et ce qui est
« bienséant », produisant un déclassement éthique, social et littéraire
(rustrerie, incurie technique et vulgarité morale échangeant ainsi, à
nouveau, leurs attributs). On comprend alors pourquoi le « populaire », à
l’âge classique, ne relève pas de la rhétorique. Cette tripartition est encore
très vivace au XVIIIe siècle, et il est intéressant de remarquer que les
romantiques ne l’ont pas attaquée de front, mais plutôt la séparation des
genres.

1.2. Les hiérarchies depuis le romantisme

Les sociétés modernes condamnent-elles les hiérarchies, abandonnent-


elles les traits discriminants au nom d’une unité de l’écrit ? Certes, les
romantiques (Hugo du moins) qui se donnent pour première tâche de
réduire le clivage, à l’intérieur du lexique, entre mots nobles et mots bas,
veulent échapper à tout code préétabli pour affirmer la personnalité du
style, sceau et marque de l’individu. Mais à cette tripartition, devenue
caduque à partir du romantisme, se substitue progressivement une autre,
d’abord en Angleterre, dans les cercles des universités d’Oxford et de
Cambridge : littérature high brow, middle brow et low brow : d’intelligence
supérieure, moyenne, basse, c’est-à-dire littérature pour l’élite (Tennyson,
Woolf), littérature de divertissement éclairé (Stevenson, A. J. Cronin),
littérature strictement populaire (Conan Doyle, romans roses, romans
d’espionnage, romans pornographiques comme ceux de la revue The Pearl,
Voluptuous Reading, diffusée à partir de 1879).
Mais de telles lignes de partage sont quelquefois revendiquées par un
même écrivain : tel Simenon qui distingue ses « romans-romans » (Le
Bourgmestre de Furnes, Les Inconnus dans la maison) à la fois de la
« semi-littérature » de ses Maigret et de la « sous-littérature » des romans
érotiques et policiers publiés dans sa jeunesse sous des pseudonymes divers,
comme Georges Sim (plus de trois cents récits parus en dix ans, de 1923 à
1933). Autre écho de cette tripartition : en France, on opère communément,
même dans la grande presse, une distinction, entre d’une part une littérature
promue par la critique, d’autre part une « sous-littérature » et enfin une
littérature souvent appelée « grand-public », celle des best-sellers.

2. Le roman : du dénigrement à la reconnaissance

Il est inévitable que le champ littéraire se réorganise périodiquement par


une redistribution des valeurs : des œuvres ou des ensembles d’œuvres
sortent du domaine littéraire, comme pour laisser la place à d’autres. C’est
le cas, par exemple, de l’éloquence, genre majeur de l’âge classique, et qui
jusqu’au XVIIIe siècle recouvrait l’idée même de belles-lettres. Elle s’est
effacée et c’est même contre elle que s’est édifié le concept moderne de
littérature, alors que le roman qui, jusqu’au XIXe siècle, n’avait nulle place
dans la hiérarchie des genres établie par les théoriciens classiques, a fait son
entrée dans le champ. Le cas du roman est d’autant plus significatif que sa
reconnaissance et sa promotion s’effectuent entre 1840 et 1900, précisément
au moment même où le clivage entre littérature légitimée et paralittératures
s’impose avec une particulière évidence – d’autant que ces dernières se
confondent totalement avec la fiction.

2.1. Le roman décrié


Jusque-là, le roman (même si certaines œuvres ont bien sûr bénéficié
d’une vogue exceptionnelle) était resté en marge de la littérature. Méprisé,
honni, il était perçu sans tradition, sans règles, sans vraisemblance, et était
considéré, selon les époques, comme un genre « bas », « mineur »,
« secondaire » : un divertissement vulgaire, sans qualité artistique, sans
valeur morale, sans pensée, qui s’adressait à la partie la moins estimable du
public, femmes, mondains futiles, laquais. Les termes employés ne sont
guère différents de ceux dont certains usent aujourd’hui à l’égard des
paralittératures. Boileau, dans son Art poétique (1674), l’exécute en deux
vers : genre « frivole » en lequel « tout s’excuse » ; sa fiction qui « amuse »
s’oppose aux « nobles fictions » de l’épopée. Voltaire affirme que « les
vrais gens de lettres le méprisent » : au XVIIIe siècle, au moment où les
romans se multiplient, des pamphlets l’attaquent avec violence.
Divertissement vulgaire, suite d’aventures sans art ni pensée, attirance pour
les côtés pervers de l’humanité : le roman, pendant cette période cruciale de
formation du genre, n’occupe qu’une place jugée inférieure, et il est attaqué
par ceux-là mêmes qui en écrivent occasionnellement, tel Rousseau (fût-ce
dans sa préface à La Nouvelle Héloïse : la femme qui lirait ce roman,
typique des « peuples corrompus », serait, dit-il, « une fille perdue »). De
même que les paralittératures sont parfois encore accusées de corrompre les
mœurs, de même le roman, pendant longtemps, a été frappé d’un préjugé
moral puisqu’il était susceptible de donner de « mauvaises idées » à ses
lectrices. Certes, cette proscription lui donnait la saveur du fruit défendu,
mais l’Encyclopédie note que « la plupart » des romans sont « des ouvrages
propres à gâter le goût, ou ce qui est pis encore, des peintures obscènes dont
les honnêtes gens sont révoltés ». Le romancier ne bénéficiait pas alors du
prestige social du philosophe et du poète, et beaucoup d’œuvres étaient
publiées sous nom d’emprunt (comme les romans roses et pornographiques
aujourd’hui) car la condamnation esthétique allait de pair avec le blâme
éthique. Avec, rarement, une attitude antithétique à son égard, analogue à
celle adoptée aujourd’hui vis-à-vis de certains genres des paralittératures,
comme en témoignent ces lignes écrites par Laclos en 1784 :
De tous les Ouvrages que produit la Littérature, il en est peu de
moins estimés que celui des Romans ; mais il n’y en a aucun de plus
généralement recherché et de plus avidement lu […]. Les motifs qu’on
en donne sont, d’une part, la facilité du genre, et de l’autre l’inutilité
des Ouvrages 1 .

2.2. La promotion du roman

Entre 1800 et 1830, la plupart des écrivains éprouvent encore une


mauvaise conscience à sacrifier à un genre aussi décrié : Chateaubriand
appelle Atala « une sorte de poème » (Préface), Hugo dénonce, en 1823,
dans la préface à Han d’Islande, « toute l’insignifiance et la frivolité du
genre ». Mais le ton change de manière significative lorsque Balzac écrit,
en 1845, dans l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, que Walter Scott
a su « imprim [er] une allure gigantesque à un genre de composition
injustement appelé secondaire2 ». C’est en effet à partir de 1830, en France,
que le roman, qui connaît alors une étonnante vitalité, qui est même la
branche littéraire la plus vivace, commence à se libérer des préjugés qui le
frappaient, tandis que s’effectue une remise en cause de la hiérarchie
traditionnelle des genres : on pose pour la première fois la question de son
accès au rang d’expression artistique à part entière, on prend
progressivement conscience de ses qualités propres et on le place peu à peu
sur un pied d’égalité avec la poésie et le théâtre. De nombreux signes de ce
mouvement peuvent être décelés dans les réactions de la critique ou les
affirmations d’écrivains, telle celle-ci, d’Edgar Quinet qui, le 1er janvier
1836, dans son article « De la poésie épique » de la Revue des deux mondes,
note : « Cette épopée rapide de la vie intérieure et cachée que l’on nomme
le roman a dû acquérir dans l’art une importance inconnue des anciens. »
Mais cette légitimation ne s’effectue totalement, en réalité, qu’au cours des
vingt dernières années du XIXe siècle : un changement complet s’est alors
produit dans l’opinion générale éclairée, le genre a conquis ses lettres de
noblesse, et les écrivains, jusque-là tournés vers des genres plus prestigieux,
savent désormais qu’il est possible d’acquérir une gloire littéraire grâce au
roman, devenu forme dominante, puisqu’il occupe la place jadis dévolue à
l’épopée, naguère seule forme narrative digne de considération.
3. « Romans de bonne compagnie » contre « romans pour femmes
de chambre »

Les paralittératures jouent un rôle essentiel de faire-valoir et de


repoussoir dans cette promotion du roman. Pour mieux hisser celui-ci au
rang de genre majeur, à part entière, au moment où la grande presse
provoque un développement prodigieux du marché du livre, on lui oppose
une production qui prend la fonction de négatif. Puisque toute essence se
définit par contraste avec ce qui n’est pas elle, la notion de « littérature », la
seule, la vraie, celle de roman consacré, implique l’existence d’un secteur
exclu que l’on présente comme antinomique.

3.1. Le clivage selon Stendhal

Le roman-feuilleton apparaît au moment même où le roman, de 1840 à


1850, commence à accéder à une véritable dignité littéraire, alors que le
roman populaire bat son plein, et que l’énorme augmentation de la
consommation de livres a pour effet la naissance d’un intérêt plus vif
accordé à ce genre jusqu’alors considéré comme inférieur. Pour mieux être
admis, acquérir acceptation puis honneur, le roman doit en somme opérer en
lui-même une scission, dégager en son être même un secteur indigne,
dégradé, déshonorant ou trivial. L’émergence de la notion de « roman
populaire » est de fait le corollaire de la reconnaissance du haut lignage de
certains romans ; l’accès à un rang supérieur doit ipso facto s’accompagner
de la création d’expressions péjoratives qui, établissant une séparation entre
deux qualités d’ouvrages, deviennent nécessaires pour désigner tout un pan
de la production qu’il importe de bannir, et pour assurer considération et
renommée à des œuvres dès lors reconnues comme créations authentiques.
Le premier, Stendhal, en 1832, dans son projet d’article sur Le Rouge et
le Noir, après avoir évoqué les « mœurs nouvelles », et notamment
« l’immense consommation de romans », oppose les romans à succès,
« romans pour les femmes de chambre » (appellation qu’il affirme
« méprisante » et « inventée par les libraires », mais qu’il reprend à son
compte) au « roman des salons » ou « de bonne compagnie », dont les
auteurs cherchent « le mérite littéraire »3. Afin d’établir qu’on assiste à
l’émergence de ce qu’il nomme des « exigences opposées », dont
l’antinomie se révèle tant sur le plan de la production que sur celui de la
réception, il les oppose selon quatre critères : deux réseaux d’édition et de
distribution, deux publics, deux sortes d’écriture, deux types d’auteurs :
• le format et l’éditeur : les « romans pour les femmes de chambre »
sont publiés au petit format in-12 et chez Pigoreau (« un libraire de Paris »,
note-t-il, qui « avait gagné un demi-million à faire pleurer les beaux yeux
de province ») ; les seconds au format in-8° et chez Levavasseur et
Gosselin ;
• le lectorat : les premiers sont lus par les domestiques parisiens et « les
petites bourgeoises de province », les seconds par « les dames de Paris ».
Deux univers littéraires, insiste-t-il, presque totalement étanches, puisqu’il
précise qu’« à Paris, à Rouen et dans quelques villes du nord de la France,
plus civilisées que le midi, le roman de femme de chambre ne passe jamais
au salon » ;
• la conduite de l’action, les thèmes, la composition : les premiers, qui
usent de techniques d’écriture propres (« le genre plat », dit-il), doivent
comporter des « événements extra-ordinaires » (c’est Stendhal qui
souligne) ou « absurdes », propres à faire frissonner ou pleurer, et amenés
« à point nommé pour faire briller le héros […] toujours parfait et d’une
beauté ravissante » ; les seconds exigent du « naturel dans les façons, dans
les discours » ;
• pour les premiers, travaillent des romanciers spécifiques (il cite Paul
de Kock, Victor Ducange, La Mothe-Langon ; un « auteur qui a fait quatre-
vingts volumes » et « dont le nom est dans toutes les bouches, à Toulouse,
Marseille, Bayonne »), autant de romanciers que l’on appelle alors
« populaires », oubliés aujourd’hui, et qu’il importe de ne point confondre,
selon Stendhal, avec ceux qui recherchent une authentique valeur artistique.
Parmi ceux-ci, qui l’eût cru ? L’auteur du Rouge et le Noir, qui, insiste
Stendhal, « ne traite nullement Julien comme un héros de roman de femmes
de chambre ».

3.2. Littérature et distinction


À partir de 1850, les oppositions deviennent encore plus tranchées et le
champ littéraire réaffirme, radicalise ces principes de clivage. Au nom d’un
idéal esthétique fondé sur la notion de rareté et sur une idéologie du travail,
la sacralisation de la forme renvoie à la quantité de labeur que l’œuvre doit
dévoiler et à l’instance auctoriale qui s’impose comme un garant ; d’autant
qu’à la même époque, quelques écrivains voient dans la littérature un art
réservé, accessible aux seuls initiés, édifié à l’écart (et en partie contre) les
productions lues par tous. Même s’il est difficile d’interpréter l’esthétique
symboliste, vouée au culte de la parcimonie et de l’excellence, à la lumière
de cette situation nouvelle, il reste que certains écrivains à la fin du siècle
tentent de se placer en retrait par rapport à une surproduction d’écrits
destinés aux couches de la population nouvellement acquises à la lecture, et
qui tendent à banaliser la notion même de livre. Dès lors, ces écrivains
élaborent des formes de défense et, pour se protéger, tentent de mieux
instituer des cloisonnements afin de garder la pureté des pratiques
d’écriture.
Il est vrai que l’une des originalités du naturalisme est de ne point
accepter ce clivage mais de vouloir concurrencer le roman populaire sur son
propre terrain, tout en désirant garder un label de qualité, celui des œuvres
légitimées dans le champ de la production restreinte. Zola surtout (dont l’un
des premiers romans relève des paralittératures : Les Mystères de Marseille)
tente d’ébranler un système littéraire fondé sur la distinction entre deux
catégories d’écrits par une stratégie délibérée : réintroduction du public
comme élément de la vie littéraire, remise en question du dogme d’une
conception désintéressée de l’art, volonté de livrer une production
abondante et régulière. Toutefois, pour l’essentiel, l’institution littéraire de
la fin du XIXe siècle se sert plus encore qu’en 1830 des romans
paralittéraires comme d’un repoussoir, afin de mieux valoriser les « vraies »
œuvres.
Jusqu’à une date récente, lorsque le discours critique daignait prendre en
compte les paralittératures, il ne les disqualifiait pas uniquement en raison
de leur soumission à des impératifs commerciaux. S’il leur refusait toute
valeur, c’est qu’elles leur semblaient procéder d’une esthétique du non-
élaboré, de l’informe, du répétitif, associés au « mécanique », au
« fabriqué ». D’où les fausses accusations d’indigence narrative, de
défaillance grammaticale, de pauvreté psychologique, de ressassement. Les
romans paralittéraires, dont l’indignité était vue comme originelle, furent de
ce fait longtemps considérés comme les versions dégradées des œuvres
offertes au public cultivé – de la même façon qu’au début du XIXe siècle, le
mélodrame n’était que le versant déchu du drame.
En ces décennies de fractionnement du champ littéraire, entre 1830
et 1900, le rejet hors des belles-lettres de tout un pan de la production
littéraire joue donc un rôle majeur dans la mise en place d’un patrimoine
qui, à des fins d’étude ou de délectation, soit propre à la société moderne.
Patrimoine élaboré, délimité, géré, transmis par l’enseignement, les
manuels, qui confèrent prestige ou réputation. Patrimoine représenté par des
œuvres monumentalisées sous la forme de chefs-d’œuvre : la consécration
culturelle fait de la sorte subir aux livres qu’elle distingue de la masse des
autres livres une manière de promotion ontologique. Le discours critique,
attaché à préserver la pureté et la perfection du champ, à sauvegarder une
orthodoxie, s’efforce, en somme, de fixer un règne de précellence.
Mais du même coup, en instituant ce secteur de la production comme
l’envers de la littérature, ce discours critique le constitue comme objet et lui
confère une cohérence. Alors que les paralittératures semblent a priori
insaisissables, qu’elles débordent des cadres dans lesquels on essaie de les
fixer, s’affirme ainsi, conjointement, une caractérisation négative : la
proscription conditionne paradoxalement un simulacre de reconnaissance.

3.3. Le rejet de la « littérature »

Cette attitude de refus est d’ailleurs partagée par ceux-là mêmes qui
écrivent ce type de récits. « J’ai horreur de la littérature », décréta Simenon,
qui compléta : « J’appelle roman populaire un volume qui ne correspond
pas à la personnalité de l’auteur, à son besoin d’expression artistique, mais à
une demande commerciale » (Arnaud, 1970, p. 70). Phrases qui ne
manquent pas d’intriguer de la part d’un homme qui a publié tout un pan de
son œuvre chez l’un des éditeurs les plus « littéraires », Gallimard. Mais ce
refus est celui d’une littérature associée à des notions d’éclat, de finesse
excessive, d’artifice. Attitude partagée par les auteurs et lecteurs américains
de science-fiction, qui ont longtemps tenu à préserver à tout prix leur
secteur de prédilection à l’écart de ce qu’ils nomment le mainstream, c’est-
à-dire la littérature au sens large. Même situation en ce qui concerne le
roman policier : Van Dine soulignait qu’il était nécessaire de rejeter toute
« littérature », assimilée à des « falbalas », des « virtuosités de style »4. Dès
1920, d’ailleurs, les auteurs de « défenses » du roman policier
revendiquèrent la nature extra-littéraire de cette catégorie, afin de
développer l’argument suivant : nul ne saurait appliquer des critères
artistiques à ce qui ne prétend point être considéré comme de l’art. Conan
Doyle tenait en piètre estime ses récits dont le héros était Sherlock Holmes ;
Dorothy Sayers considérait le roman policier comme « artificiellement
limité5 » et Thomas Narcejac comme « frivole6 ». En somme, il arrive que
les auteurs adoptent les verdicts énoncés par les institutions, et défenseurs et
censeurs s’accordent parfois pour constater que cette production est
irréductible à la littérature officialisée. Jusqu’à ce que J.-P. Manchette,
auteur de la « Série noire », déclare en forme de défi, soulignant avec force
l’enjeu esthétique d’une écriture qui fait fi du délicat, du ravissant, du
brillant : « L’écriture à prétention artistique me semble une abjection7. »
1 LACLOS, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979,
p. 447.
2 C’est nous qui soulignons.
3 STENDHAL, « Projet d’article sur Le Rouge et le Noir », Œuvres romanesques complètes, t. I,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 824-825.
4 S. S. VAN DINE, « Twenty Rules for Writing Detective Stories », dans Howard HAYCRAFT
(éd.), The Art of the Mystery Story, New York, Simon and Schuster, 1946, p. 192.
5 Dorothy SAYERS, The Omnibus of Crime, New York, Payson and Clarke, 1929, p. 53.
6 Thomas NARCEJAC, Une machine à lire : le roman policier, Paris, Denoël-Gonthier, coll.
« Médiations », 1975, p. 22.
7 Littérature, n° 49, février 1983.
3

Brève histoire
des paralittératures
Les paralittératures doivent être envisagées selon une perspective
historique afin de restituer dans leur diversité les divers moments qui ont
scandé leur évolution. Même s’il n’existe pas, naturellement, de structures
communes pour l’ensemble de cette production, elle n’en comporte pas
moins quelques traits constants. À cet égard, on distinguera, ici, trois
périodes : la première est la littérature de colportage ; la deuxième le roman
populaire du XIXe siècle et ses extensions au XXe ; la troisième, celle des
divers genres apparus pour l’essentiel au cours du XIXe siècle mais qui se
sont développés principalement au XXe : roman policier, roman
d’espionnage, roman rose, science-fiction, roman d’épouvante, western
romanesque.

1. La littérature de colportage

À première vue, considérer la littérature de colportage comme une


paralittérature semble un anachronisme. Pourquoi appliquer à un
phénomène né au début de l’industrie typographique et disparu sous le
second Empire un concept forgé vers 1960 ?

1.1. Un marché parallèle du livre

Pourtant, la littérature de colportage représente bien un marché parallèle


de livres écoulés à un prix modique, analogues à ceux des paralittératures
actuelles. Facilité d’approche, d’achat, de lecture, manière dont le circuit de
vente relève déjà, par certains côtés, des techniques de la grande
distribution : se répandre partout, assez vite. L’analogie avec les
paralittératures actuelles touche également l’ampleur de la diffusion : il
s’agit sans aucun doute de l’entreprise éditoriale la plus massive qui ait
existé en Occident ; on estime à une dizaine de milliers par an le nombre de
livrets écoulés avant 1848, au moment de l’apogée de cette production,
c’est-à-dire que la proportion entre la diffusion dont elle était l’objet et celle
des livres relevant de la littérature légitimée était d’environ de mille pour
un. Rabelais, dans le prologue de Pantagruel, affirme ainsi, à propos d’un
de ces ouvrages, qu’« il en a été plus vendu par les imprimeurs en deux
mois qu’il ne sera acheté de Bibles en neuf ans ». Mais elle apparaît
marginale par rapport à la culture dominante pour un observateur
superficiel, puisqu’elle a toujours été dédaignée ou ignorée par les
opérateurs de la littérature à l’âge classique, et qu’aujourd’hui elle est
paradoxalement presque oubliée.
Répandus à travers l’Europe entière, les textes sont tantôt désignés sous
le nom « livrets bleus » (à cause de la couleur de la couverture, faite d’un
papier grossier) ou « de colportage », puisque leur vente s’effectuait
principalement, dans les villages, par l’intermédiaire de vendeurs itinérants,
mais aussi lors des grandes foires (c’est à la foire annuelle de Lyon que
Rabelais les découvrit). Au Brésil, l’expression « literatura de cordel »
désigne la manière dont les marchands des rues présentaient ces livres,
suspendus à une corde. Passés de la main à la main, très vite détériorés, ces
livrets étaient jetés après lecture (à l’instar, aujourd’hui, de beaucoup
d’ouvrages des éditions Harlequin). La plupart des exemplaires ont disparu.
Dans un univers de la rareté, de la civilisation préindustrielle, ces objets
éphémères offrent une préfiguration de l’obsolescence qui caractérise les
paralittératures modernes. Impression peu soignée (livrets réimprimés
jusqu’à l’écrasement des plombs, comme les romans populaires du
XIXe siècle), encrage irrégulier, coquilles, faible nombre de pages, brochage
rudimentaire : tout atteste que l’on visait d’abord à l’économie.
Si l’on excepte les ouvrages religieux et les almanachs, qui constituent
une grande partie de la diffusion, cette production offre à un public
populaire une imagerie médiévale très éloignée des réalités de son existence
quotidienne. Elle occupe approximativement la place que tient aujourd’hui
la science-fiction ou le western romanesque. Ce sont des légendes
historiques passées de mode dans la littérature légitimée et qui,
transformées, raccourcies, évoquent les exploits d’amis ou d’ennemis de
Charlemagne (Ogier le Danois, Guérin Mesquin, Maugis d’Ayremont) ou
des récits où se mêlent exploits guerriers et romances à l’eau de rose
(Morgant le Géant, Geoffroy à la grand dent).

1.2 Une production de réemploi, un public cible

Les récits frappent par la simplicité de leur langue, leur brièveté, le


découpage des épisodes en unités de lecture succinctes. Les auteurs
n’inventent pas vraiment, mais composent en recomposant. Des auteurs
d’ailleurs rarement connus (la plupart des livrets sont anonymes) et sans
propriété sur leurs écrits : essentiellement des ouvriers d’imprimerie qui
travaillent sur commande et qui, à partir d’ouvrages déjà rédigés,
transcrivent, récrivent, abrègent, ajoutent des scènes, introduisent des
variations, modifient le texte en fonction des demandes des lecteurs,
transmises par les colporteurs. La caractéristique de cette production est le
réemploi : il existe plus de quatre-vingt-dix versions du Bonhomme Misère.
Conséquence : peu à peu, la littérature de colportage sécrète sa propre
tradition, elle construit un système de variation autonome.
En 1783, l’éditeur anonyme de la « Nouvelle Bibliothèque bleue »
écrivait que ces ouvrages, « depuis plus de deux siècles sont abandonnés au
peuple » et que « la plus mince bourgeoisie n’oserait se vanter d’avoir lu »
ces « romans qui font l’amusement de la plus vile populace ». Mais
l’immense mérite de cette production est que, pour la première fois, des
livres brisent la clôture du circuit lettré. Les récits eux-mêmes, par leur
écriture, appellent une lecture à haute voix, pendant les veillées, grâce à la
présence de rares personnes qui savent lire et qui se substituent aux
conteurs.
Cette production qui se développe, presque immobile, pendant quatre
siècles, et qui disparaît au XIXe siècle, transporte une vision presque
immuable de l’imaginaire et de la société, et manifeste la survivance, en
plein cartésianisme, d’une culture féodale, mais elle assure aussi la
transition entre une civilisation traditionnelle et les premiers romans
populaires du XIXe siècle.
2. Le roman populaire du XIXe siècle

Les paralittératures modernes correspondent à l’adaptation d’une partie


de la production de livres à une société de masse, lorsque prévalent les lois
du marché et que la conquête de celui-ci devient pour beaucoup d’écrivains
une nécessité.

2.1. Le culte de la prolixité

Afin de répondre à la différenciation des publics et à la forte demande


des cabinets de lecture, naissent alors des ateliers de romans, d’abord en
Grande-Bretagne, puis sur le continent. Un mot naît en anglais : le
« hackwriter », mot que le Royal Dictionary (1844) traduit par « écrivain à
gages ». Celui-ci s’adonne au routine writing, c’est-à-dire une besogne
alimentaire sous la férule d’un chef d’atelier. La division et la spécialisation
des tâches, la manière dont chacune d’elles doit être accomplie, détruisent,
pour beaucoup d’observateurs de l’époque, la relation que l’auteur
entretenait avec sa création et la qualité unique de l’œuvre d’art. Ce qui
conduit Gustave Planche, dans la Revue des deux mondes (30 mars 1832), à
écrire que « la fabrication des livres est devenue depuis quelques années
une industrie comme toutes les autres, les moulins à foulon, la tonte du
drap » et Le Figaro à dénoncer (24 mars 1834) le « grand laminoir de la
littérature économique » et, le 25 octobre de la même année, « la
publication de romans à quatre sous », cette « grande entreprise qui doit
fournir aux besoins toujours croissants qu’éprouvent les cuisinières et les
portiers de ressentir des émotions violentes ». Aux yeux des critiques du
temps, si le roman est rédigé vite et publié de même, c’est parce que la
production, régie par les lois de la concurrence et des impératifs de
rentabilité maximale, doit être suffisamment intensive, rapide, prolixe pour
offrir une « copie » régulière afin d’occuper une place ostensible et
permanente sur le marché du livre. Cette vision de l’écriture paralittéraire
est naturellement une caricature mais, dans la deuxième moitié du
XIXe siècle, au culte de la lenteur incarné par quelques auteurs, l’écrivain de
roman populaire oppose, le plus souvent par provocation, celui de la
spontanéité, de l’abondance, de la célérité. En 1863, Ponson du Terrail
s’enorgueillit de ravitailler, en même temps, à lui seul, cinq journaux en
romans. Plus tard, aux États-Unis, F. Van Rensselaer Dey se vantait d’avoir
écrit son premier Nick Carter en une semaine ; le deuxième, en cinq jours ;
le troisième, en quatre, et le quatrième, en trois jours, ce qui demeurera par
la suite son rythme pour un texte « calibré » de 30 000 mots. En France, les
Fantômas, publiés chaque mois, étaient écrits à une vitesse analogue ;
comme l’indique l’un des deux auteurs, M. Allain : « Deux jours pour le
plan d’un volume, trois jours pour dicter nos chapitres, chacun de notre
côté. En cinq jours, le manuscrit était complet » (Arnaud, 1970, p. 88).

2.2. Naissance du roman populaire

Le roman populaire, désigné comme tel, ne se répandit vraiment en


France qu’avec l’éditeur Gustave Barba qui décida de lancer une collection
intitulée « Romans populaires illustrés », en livraison à vingt centimes puis
une autre à quatre sous, en précisant que « cette excessive modestie de prix,
faisant acheter des livres à des gens qui n’en achètent jamais, est une des
causes principales du succès que nous obtenons ». Barba publia Pigault-
Lebrun et V. Ducange mais son vrai triomphe advint lorsque Paul de Kock
(1794-1871) rejoignit son « écurie ». L’un des premiers auteurs à avoir été
totalement rejeté par les lettrés, Paul de Kock, appelé le « romancier des
cuisinières, des valets de chambre et des portiers » par le critique Mirecourt,
est l’exemple peut-être le plus significatif de l’écrivain aussi vite lu
qu’oublié. Prodigieux phénomène d’édition (les cabinets de lecture
achetaient jusqu’à dix exemplaires d’un même ouvrage), doté d’une
extraordinaire facilité d’écriture, il publiait six romans par an (dix-sept en
1842), écrits en quinze jours. Situations légèrement scabreuses,
accumulation de catastrophes et d’aventures, association de la grivoiserie et
du sentimentalisme : l’action de ses récits, construits sur le même schéma,
souvent sur le trio de la femme innocente, du persécuteur et du bienfaiteur,
est conduite avec hâte, en un style rapide, presque frénétique, mais avec des
dialogues qui s’allongent, des quiproquos, des rencontres de personnages
antinomiques, des coïncidences. Assez proche du théâtre contemporain (il
écrivit d’ailleurs de nombreux vaudevilles), facilement imitable, cette
œuvre a suscité plusieurs épigones ou concurrents, dont les plus notables
furent A. Ricard et M. Aycard.

2.3. Roman populaire et roman-feuilleton

On assiste, au cours du XIXe siècle, à une multiplication des formules


éditoriales mais, aujourd’hui, on a trop tendance à confondre roman
populaire et roman-feuilleton, et à identifier indûment, parmi les nombreux
types de diffusion, un secteur qui, en outre, n’exista vraiment qu’au cours
de la deuxième moitié de la monarchie de Juillet et sous le second Empire :
le roman populaire se développa préalablement au feuilleton et après la
disparition de celui-ci ; la plus grande partie de l’œuvre de Paul de Kock a
été écrite avant l’apparition de ce mode de publication, auquel cet auteur ne
vint que très tard ; en 1834, deux ans avant le premier feuilleton, il réunit
ses premières Œuvres complètes en trente volumes ! Ainsi, le feuilleton ne
constitue ni un genre propre, ni une entité définie sur le plan technico-
formel : beaucoup d’écrits divers (Histoire des Girondins de Lamartine,
Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand) et presque toute La Comédie
humaine de Balzac connurent une prépublication sous forme de feuilletons
avant d’être édités en librairie. À l’inverse, Les Mémoires du diable de
Frédéric Soulié, qui sont souvent considérées comme une des plus parfaites
réussites de ce pseudo-genre, n’ont été que très fragmentairement publiées
de cette manière : seule la fin a été ainsi diffusée.
Autre illusion : œuvre fractionnée, débitée en tranches, chaque matin, le
feuilleton est en partie seulement fondé sur l’art de la coupure. Non
seulement certains romans populaires se plient fort mal à cette règle, mais
elle comporte un rôle narratif bien moindre qu’il ne paraît à première vue.
En revanche, structure et longueur du récit reposent sur les conditions de
diffusion : la forme ouverte dépend de la réussite commerciale qui allonge
(ou interrompt) le roman. Aussi, beaucoup de romans-feuilletons sont
fondés sur une hypertrophie narrative, puisqu’ils peuvent éventuellement
croître par un processus d’expansion, jusqu’à ce que l’intérêt des lecteurs
décline. Les Mystères de Paris, qui devaient contenir l’équivalent de deux
volumes, en auront dix. À l’inverse, Dumas doit terminer à la hâte Ange
Pitou, à la demande du directeur du journal, lorsque l’amendement Riancey
à la loi du 16 juillet 1850 taxe le feuilleton qui « déshonore la presse ».

2.4. L’évolution du roman populaire

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, apparaît le roman par livraisons,


vendu par abonnements : Les Veillées des chaumières, créées en 1877, sont
les plus répandues. Puis J. Rouff inventa en 1900 sa « Collection
populaire » et en 1905 A. Fayard son « Livre populaire » ; ils eurent
beaucoup d’imitateurs. Imprimé sur un papier de mauvaise qualité mais
avec une couverture illustrée en couleurs, le roman populaire, loin de se
ramener à un ensemble circonscrit, s’éparpille en de nombreuses
tendances : il est tantôt historique (M. Zévaco), tantôt maritime (P. d’Ivoi),
tantôt moralisant (Mérouvel), tantôt exotique (A. Assolant), tantôt il reprend
les thèmes et le décor du western américain (G. Aimard). Mais les genres se
distinguent progressivement les uns des autres. Des dénominations précises
apparaissent, annonçant les paralittératures du XXe siècle et, si l’on excepte
le roman « revanchard » xénophobe, qui s’est éteint, elles désignent des
genres qui, sous d’autres noms, prédominent aujourd’hui : « roman
sentimental » (P. Maël), « roman criminel » (L. Sazie), « roman
scientifique » (G. Lerouge). Dès 1875, chez Eugène Chavette (La Chambre
du crime) ou Fortuné du Boisgobey (Le Coup de pouce), le roman policier
se détache progressivement du roman judiciaire qui le raccordait encore au
tronc commun, alors que le roman d’anticipation conquiert lentement son
autonomie chez un romancier comme Jules Lermina (Le Secret des
Zeppelins, 1892) ou par la métamorphose de thèmes plus anciens, comme
celui du « monde perdu » (André Lauris, L’Atlantis, 1895).

3. L’essor des paralittératures modernes

C’est aux États-Unis que l’édition des paralittératures acquit suprématie


et rationalité, pour adopter l’apparence qu’elles possèdent encore
aujourd’hui : la première grande industrie de divertissement de masse se
caractérisa par la répartition des fictions en catégories narratives totalement
distinctes et par l’élaboration de genres possédant des thématiques, des
dramatis personae et des typologies propres. Les techniques de production
et de distribution, aussi bien que la diversification des publics, résultant de
l’augmentation du nombre des lecteurs, entraînèrent l’émergence de formes
codifiées.

3.1. Les dime novels

Dès 1839, les presses des quotidiens imprimèrent aussi des


hebdomadaires de fiction, ce qui leur permit d’être acheminés à un tarif
postal inférieur. On les appela d’abord story papers, puis très vite, lorsque
chaque exemplaire fut consacré à une histoire complète, dime novels,
puisque les exemplaires étaient vendus dix cents. Le nom leur resta, même
lorsque le prix augmenta. Avec leurs couvertures en couleurs, bandits
grimaçants, héroïnes épouvantées ou cow-boys pourchassant des Indiens,
ces publications de format in-quarto, qui comptèrent d’abord seize puis
trente-deux pages, furent en fait vraiment créées par les frères Beadle : en
juin 1860, ils vendirent en quelques mois 65 000 exemplaires de la réédition
d’un western romanesque, Maleaka, the Indian Wife of the White Hunter,
d’A. S. Stephens (déjà publié, avec un faible tirage, en 1839) puis, en
octobre de la même année, 45 000 exemplaires d’un roman d’E. S. Ellis,
The Captive of the Frontier, dont le héros était un éclaireur. En 1864, plus
de cinq millions de dime novels auraient été diffusés par la firme Beadle à
elle seule, suivie par d’autres éditeurs, chacun s’appliquant à imiter les
concurrents lorsqu’une formule à succès avait été trouvée. L’apogée de ce
phénomène éditorial coïncida avec la période au cours de laquelle
l’Amérique fut la plus hantée par ses territoires de l’Ouest, et on comprend
que le western romanesque se soit taillé la part du lion puisque ce genre,
jusqu’à 1880, représenta les trois quarts de la production – date à laquelle il
est devancé par le récit policier. De nombreux écrivains, tel P. Ingraham
(auteur de plus de six cents titres), célébrèrent, à satiété, les hauts faits
imaginaires de personnages ayant réellement existé (Buffalo Bill) alors que
d’autres, comme E. Wheeler et E. Ellis, inventèrent des protagonistes tout
aussi invincibles (Deadwood Dick) : autant de héros que le lecteur avait le
plaisir de retrouver, de numéro en numéro, engagés, à chaque fois, dans une
aventure différente, à l’inverse de ce qu’il advenait dans le roman populaire
français. Enjeu culturel, politique, commercial, l’Ouest devint ainsi un
réservoir d’anecdotes, enlèvements par les Indiens, affrontements de bandits
et de justiciers, exploits hors du commun pour un public de Bostoniens et
de New-Yorkais fascinés par l’image d’espaces pour eux inaccessibles.
Le premier récit policier publié sous forme de dime novels est une
publication intitulée Old Sleuth, or the Bay Bridge Mystery, dans The New
York Companion, en 1872, prototype d’une longue série d’autres. Créé en
1884 par J. R. Coryell, trois ans avant le premier Sherlock Holmes, et avec,
à l’origine, l’objectif de concurrencer la série des Old Sleuth, Nick Carter, à
lui seul, fut, pendant plusieurs décennies, le héros exclusif de plusieurs
périodiques, comme Nick Carter Library (à partir de 1891), Nick Carter
Weekly (1892), Nick Carter Stories (1912), sans compter les multiples récits
publiés dans des dime novels qui ne portaient pas explicitement son nom.
Par la suite, Coryell fut remplacé par T. Harbaugh, puis par F. Van
Rensselaer Dey, mais Coryell avait fixé les traits du modèle, contraintes
auxquelles ses successeurs durent se plier. La fabrication des dime novels
était en effet strictement organisée, réglementée. Afin d’obtenir (pour un
lectorat devenu régulier grâce aux abonnements) des textes rédigés
rapidement et en grande quantité, les éditeurs standardisèrent les récits, qui
devaient compter entre 30 000 et 50 000 mots (les auteurs étaient
généralement payés un quarter ou un cent le mot), et être construits sur des
structures narratives répétitives, avec le retour de situations, de décors et de
personnages. Dans cette soumission aux contraintes commerciales, le récit
assurait lui-même sa propre publicité (appels au lecteur, références à
d’autres histoires). Jamais sans doute on n’avait pu trouver une aussi grande
quantité de fiction, aussi directement disponible, à un prix si modique :
certaines firmes diffusaient plus de cent séries différentes. À lui seul, F. Van
Rensselaer Dey produisit 1 076 aventures de Nick Carter. Mais Horatio
Alger fut sans aucun doute l’auteur le plus prolifique puisqu’il vendit, de
1866 à 1899, plus de deux cents millions d’exemplaires de ses différents
romans.

3.2. Pulps et pulp fiction


Lorsque, en 1910, les postes américaines retirèrent aux éditeurs leurs
privilèges d’expédition, la diffusion de dime novels devint plus difficile, et
ils furent remplacés par des publications appelées pulp fiction magazines ou
simplement pulps. Ceux-ci n’étaient plus acheminés par courrier postal,
mais vendus dans les kiosques, et se distinguaient des dime novels par leur
format, plus réduit (13/18 cm), leur nombre de pages, plus important (200)
et la juxtaposition dans un même volume de plusieurs récits publiés en
serials, avec des héros différents. Le premier de ces magazines, The Argosy,
créé en 1896 par F. A. Munsey, atteignit un tirage d’un demi-million
d’exemplaires en 1907. Là encore, les imitations furent nombreuses,
certaines à l’initiative de Munsey lui-même, comme All Story Magazine (en
1905), pour vite atteindre une centaine de titres.
Le terme « pulp fiction » appartenait à l’origine au vocabulaire des
éditeurs. La mise au point, en 1890, du pulp paper à partir de pâtes de bois
« mécaniques » contribua au développement prodigieux des paralittératures
américaines, dans la mesure où il permettait d’augmenter les quantités
produites et de faire baisser les coûts. Les pulps, de la sorte, s’opposaient
aux slicks, les « grandes » revues, de « qualité » (Esquire, The New Yorker),
théoriquement réservées à une élite intellectuelle, et imprimées sur papier
couché. Au bas de l’échelle de la reconnaissance culturelle, le pulp paper
devenait un support éphémère, destiné à des volumes dédaignés par la
critique littéraire et, à l’occasion, vilipendés, pour offense au bon goût, par
les comités de bonnes mœurs, mais vendus pour un marché de masse,
puisque les diverses firmes de pulps publiaient environ 120 titres par mois
pour plus de 10 millions de lecteurs, si bien que la plus grande partie des
paralittératures publiée jusqu’à 1945 trouva place dans ces publications.
Lorsqu’il devint évident que le public désirait avant tout des ensembles de
récits apparentés, on assista à une spécialisation en catégories encore plus
différenciées que dans les dime novels. D’où l’apparition de pulps consacrés
exclusivement à des romans d’aventures maritimes (The Ocean, créé en
1907 par Munsey ou Sea Stories, lancé en 1922 par Street and Smith), des
récits d’horreur (Horror Stories, Terror Tales), des romans roses (Romance,
Glamourous Love Stories), des récits d’espionnage (Secret Service Stories),
des romans de guerre terrestre (War Stories), guerre navale (Navy Stories),
guerre aérienne (Sky Birds), mais aussi des pulps qui rassemblaient des
histoires se déroulant dans un Orient de rêve (Magic Carpet) ou dans des
forêts exotiques (Jungle Stories). À partir de 1933, un nouveau pulp, centré
sur un seul héros, était lancé à peu près tous les mois, avec des titres comme
Wu Fang, Captain Satan, The Lone Ranger. C’est dans le domaine du
western que le développement demeura le plus considérable : The Frontier,
Rangeland Stories, Western Trails… Deux genres acquirent même leur
forme consacrée dans les pulps : le roman policier noir et la science-fiction
moderne.

3.3. Le roman policier noir

H. L. Mencken et G. J. Nathan fondèrent en avril 1920 un pulp mensuel


appelé Black Mask avec comme orientation initiale le surnaturel : les récits
d’épouvante voisinaient avec les récits criminels mais l’accent était placé, à
l’origine, sur l’horreur et le macabre. C’est dire que Black Mask mit
quelque temps à trouver non seulement le style qui fut ensuite le sien, mais
aussi un véritable principe narratif : H. Mc Coy, le futur auteur d’Un linceul
n’a pas de poche (1937), ne commença-t-il pas par y publier des westerns et
des aventures aéronautiques ? Ce qui témoigne de la polygraphie de
beaucoup d’écrivains. Le hard boiled dick, le détective « dur à cuire », ne
devint un archétype que lorsque J. T. Shaw, nommé à la direction du
magazine, décida de choisir la manière de C. J. Daly (qui fut le premier à
publier dans Black Mask une série de récits mettant en scène des « privés »)
puis celle de D. Hammett comme pierre angulaire pour le style des récits, ce
qui imposa par la suite une sorte de « cahier des charges » pour les autres
auteurs. Hammett publia de 1923 à 1930 une série de nouvelles dont le
protagoniste était le Continental Op. À partir de novembre 1927, suivirent
La Moisson rouge, puis Sang maudit (1928) et Le Faucon maltais (1929),
les classiques du genre. Du coup, Black Mask a diffusé la plupart des
auteurs qui ont fondé le roman policier noir : R. Chandler, L. Dent,
J. Latimer, P. Cain, H. Mac Coy, etc. La revue, naturellement, fut suivie
d’imitations, comme Black Aces, Mystery Stories, Crime Mysteries…
Prolongement des dime novels qui avaient pour héros Nick Carter ou Old
Sleuth, le roman policier noir n’est pas, comme on le prétend souvent, une
continuation du roman policier à énigme (ils naquirent en même temps,
puisque les deux œuvres inaugurales d’Agatha Christie, La Mystérieuse
Affaire de Styles et Le Meurtre de Roger Akroyd sont de 1920 et 1926) mais
plutôt la transposition, dans un cadre urbain, du western romanesque, le
« privé » se substituant au redresseur de torts des villages de l’Ouest et
l’affrontement final (shootout) se déroulant, non plus dans une ville de
pionniers, mais dans des entrepôts de New York ou de Chicago.

3.4. La science-fiction

Plus encore que le roman policier noir, la science-fiction prit son vrai
essor et acquit la facture qui est aujourd’hui la sienne dans les pulps – du
moins dans ses développements paralittéraires, car il existe tout un pan de
cette création qui fut très vite reconnu par les institutions : ainsi des œuvres
de H. G. Wells, vrai ancêtre du genre, qui fournira, dans ses romans et
nouvelles, la plupart des thèmes développés par la suite (savants fous,
inventions extraordinaires, invasions venues de l’espace, insectes
hypertrophiés, plantes vampires, voyages dans l’espace, etc.).
Dès 1910, trois pulps diffusèrent des scientific romances, première
appellation de la science-fiction : Argosy, The Cavalier et All-Story
Magazine. Dans ce dernier, E. R. Burroughs publia en 1912 Sous la lune de
Mars qui constitua le premier titre de la série « martienne » de l’auteur. La
même année, dans le même périodique, Burroughs commença en octobre la
publication du premier volume des Tarzan, ce qui, encore une fois, atteste
bien, d’une part que la politique éditoriale n’était pas encore déterminée
avec précision, et d’autre part que les auteurs ont longtemps conservé leur
facilité à écrire dans des domaines divergents.
Après l’échec d’un pulp de récits surnaturels, Thrill Book, lancé en 1919,
le premier numéro de Weird Tales est créé en 1923 (en couverture, une
pieuvre monstrueuse enserrant une jeune femme). Ce magazine mit dans un
premier temps l’accent sur le fantastique. C’est donc à Hugo Gernsback que
revint l’honneur d’avoir cristallisé des mouvements alors naissants et
d’avoir créé le premier véritable périodique de science-fiction lorsqu’en
1926 il fonda Amazing Stories, avec comme sous-titre : The Magazine of
Scientifiction. Dans l’éditorial intitulé « Un nouveau genre de magazine »,
Gernsback annonçait qu’il voulait publier « des histoires analogues à celles
qu’écrivaient Jules Verne, H. G. Wells, E. A. Poe, où l’intérêt romanesque
est entremêlé de faits scientifiques et de visions prophétiques de l’avenir ».
En 1929, il créa Science Wonder Stories, où, dans le premier numéro, il
employait le terme « science-fiction », jamais utilisé jusqu’alors. Encore
une fois, il fut imité par beaucoup d’autres : en trois ans seulement, de 1937
à 1940, une vingtaine de périodiques apparurent : Unknown, Planet Stories,
Stardust…
Il convient de souligner la fonction essentielle impartie aux rédacteurs en
chef, qui conféraient une spécificité à la revue qu’ils dirigeaient, donnant
une unité à un contenu a priori fluctuant. Le rôle le plus significatif est
celui de J. W. Campbell à la direction d’Astounding Science-Fiction,
périodique créé en 1930 (d’abord sous le titre d’Astounding Stories of
Super-Science, puis d’Astounding Stories), qui domina ce domaine pendant
vingt ans. Il exerça une emprise totale sur l’esprit des publications,
suggérant des sujets, imposant idées et thèmes, contraignant les auteurs à
récrire leurs textes pour qu’ils mettent l’accent sur une dimension purement
scientifique, corrigeant, abrégeant. C’est dans Astounding Science-Fiction
que débutèrent presque tous les grands auteurs : C. D. Simak dès 1932,
I. Asimov, A. E. Van Vogt, T. Sturgeon et R. Heinlein en 1939 : autant de
romanciers dont l’œuvre, par la suite, s’étendit au-delà du phénomène des
pulps et qui furent les représentants majeurs de la science-fiction
américaine en son âge d’or. On a imprimé aux États-Unis, entre 1926
et 1960, environ dix mille titres de science-fiction, et la plupart parmi ceux
qui parvenaient en Europe étaient des éditions traduites de publications
américaines (ainsi du magazine français Galaxie).
Il va de soi que si l’on élargit cette réflexion à l’ensemble des genres et si
l’on constitue des listes exhaustives d’auteurs publiés dans les pulps, on
constate qu’elles regroupent tous ceux qui relèvent, aux États-Unis, de la
fiction non légitimée, jusque vers 1950 : M. Brand (le plus célèbre des dix-
sept pseudonymes du prolifique F. Faust qui publiait deux à trois histoires
dans chaque numéro de Western Story Magazine) ; R. Bradbury qui publia
dans Weird Tales mais également dans Detective Tales. Et encore E.
S. Gardner, D. Goodis, J. Vance, P. K. Dick…

3.5. Des pulps aux livres de poche


Le système éditorial des pulps perdit de son importance lors de la
Seconde Guerre mondiale : diminution dans la fréquence des parutions,
dans le nombre de titres, des auteurs. Première cause : la pénurie de papier
qui en 1943 toucha les États-Unis. Toutefois, les raisons de ce déclin sont
plus profondes : après la guerre, les distributeurs accordèrent une place
prioritaire au livre de poche qui naissait alors, avec une diffusion sur
davantage d’espaces de vente : kiosques à journaux, grandes surfaces
commerciales, et même… librairies ! Il connut un succès immédiat,
amplifié par la décision du gouvernement d’inclure de tels volumes dans le
paquetage de tout GI.
Progressivement, dans les domaines de la science-fiction, du roman
policier, du western romanesque, du roman rose, du roman pornographique,
le livre de poche publia de plus en plus d’inédits, dans tous les secteurs qui
jusque-là demeuraient réservés aux pulps. Alors que, jusqu’en 1950, peu de
récits étaient publiés en volume après leur parution dans les pulps, à partir
de cette date de nombreux textes furent diffusés directement chez des
éditeurs spécialisés (Fawcett, Signet, Dell). Les écrivains se tournèrent alors
vers ce mode de publication : leurs conditions de rémunération changèrent
(ils ne furent plus payés au mot, mais au volume), la plupart des équipes de
rédaction se désagrégèrent et c’est ainsi que, progressivement, se mirent en
place les paralittératures telles qu’elles sont diffusées aujourd’hui.
4

Lire les paralittératures


aujourd’hui
À l’instar des pulps, les paralittératures contemporaines ont pour
caractéristique d’être réparties dans des genres déterminés, dont la plupart
ont commencé à apparaître au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle
(roman policier, science-fiction, western romanesque, roman rose) et
certains autres, comme le roman d’espionnage (né d’une combinaison du
roman d’aventures, du roman policier et souvent du roman exotique) au
cours du XXe siècle. Chaque genre peut se répartir en sous-genres : on
distingue ainsi, parmi les romans policiers, les romans à énigme, les romans
noirs et les romans à suspense. Ensuite, chacun de ces sous-genres
comprend un certain nombre d’ensembles, des séries fondées sur la reprise
de composantes plus ou moins identiques : réapparition d’un même
protagoniste ou d’emplois définis ; techniques d’agencement des épisodes ;
constantes stylistiques ; retours de décors ou de milieux spécifiques.
Chacune de ces séries peut être écrite par un même écrivain ou par
plusieurs, surtout quand le premier créateur décède : ainsi, celle des romans
d’espionnage OSS 117, à la mort de Jean Bruce, a été reprise, sous le
pseudonyme de son épouse Josette Bruce, par des rédacteurs commandités
par le responsable des collections. Structure, choix d’invariants, loi des
séries qui a pour dessein de « fidéliser » une clientèle : tout vise à instituer
une lecture propre. Non que lire un roman policier soit différent de lire tel
autre roman, mais le livre paralittéraire s’impose dans un champ de
consommation donné et dépend d’un marché segmenté. Vérité première :
un roman de Le Clézio ou Modiano est publié avec la simple mention
« roman », alors que les récits paralittéraires sont marqués par les genres
dont ils relèvent. Quand Daniel Pennac a publié son premier roman, Au
bonheur des ogres (1985), dans la « Série noire », il a été catalogué comme
auteur de récits policiers, mais quand ce même livre a été réédité dans la
collection généraliste « Folio », il a perdu progressivement cette étiquette,
qui a totalement disparu depuis qu’il publie directement ses livres dans la
collection « Blanche » chez Gallimard. D’où l’importance, qui peut sembler
a priori secondaire et purement artificielle, de l’apparence des livres dans le
rapport aux lecteurs. Mais l’exemple de Pennac atteste aussi que cette
assignation n’est parfois que provisoire.

1. Choisir une série paralittéraire

Loin d’être, comme on le dit parfois, une culture neutre, massifiée, qui
serait autoritairement octroyée à un public indéterminé, passif, docile, les
paralittératures apparaissent bien comme des littératures de connaisseurs.
Dans la mesure où la nature du récit est en grande partie définie par la série
à laquelle il appartient, les relations de l’auteur et du lecteur sont régies par
un ensemble de garanties qui déterminent la nature des personnages, de
l’intrigue, du décor, qui assurent que les lois fondamentales du genre ne
seront pas transgressées, et qu’à la fin de chaque récit le statu quo sera
réaffirmé.

1.1. Le contrat de lecture

Dans la mesure où un roman paralittéraire ne peut se concevoir isolé,


mais comme un élément d’un ensemble romanesque, la série promet un
contenu spécifique : elle satisfait le lecteur quant à la nature de l’intrigue.
De même que l’on a pu montrer que certains genres littéraires, comme
l’autobiographie, sont fondés sur un pacte, de même, on peut considérer
que, dans un ordre tout à fait différent, l’écriture et la lecture paralittéraires
sont essentiellement contractuelles – c’est-à-dire que le lecteur, d’une part
choisit un livre en fonction de la nature d’une série ou d’un genre, en
sachant parfaitement ce qu’il en attend, et, d’autre part, lorsqu’il commence
sa lecture, il doit être sûr de trouver ce qu’il va y chercher, être convaincu
que le roman tiendra ses promesses : une sorte d’accord, bien sûr tacite, non
formulé, lui assure la conformité de l’ouvrage par rapport à la série qui a ses
faveurs et qui comble ses attentes. En retour, une prestation spécifique lui
est assurée de la part de l’auteur, qui s’engage envers le cocontractant.
Certes, du point de vue juridique, il n’y a de contrat que si les deux parties
s’engagent également et se reconnaissent liées par cet engagement
réciproque. À ce titre, le contrat de lecture semble dissymétrique. Toutefois,
l’acte d’association, en l’occurrence, détermine bien une jouissance que
l’on acquiert, moyennant un prix convenu, de l’usage d’une chose pour un
temps établi, prescrit par avance, et fixe le point de départ des effets du
contrat, le déroulement, les formes, les limites. Il est vrai que tout énoncé
littéraire dépend, dans une certaine mesure, d’un pacte, mais dans les
paralittératures, l’auteur et le lecteur s’accordent sur les modes de
réalisation de l’énoncé.
De la sorte, le contrat est pragmatique et a pour fonction d’orienter un
lecteur qui éprouve quelques difficultés à se diriger dans l’univers
littéraire : les paralittératures le rassurent, l’assurent qu’il ne sera pas dupé.
En permettant, de plus, à un amateur qui est aussi un discriminateur de
reconnaître immédiatement la série de son choix, il s’impose comme un
code de repérage et joue le rôle qui est celui des instances de légitimation
(critiques, histoires de la littérature, manuels) dans la littérature consacrée –
soutenue, appuyée, par un discours institutionnel qui dispense jugements,
appréciations, éloges, alors que la paralittérature en est généralement privée
– bien que certains journaux et magazines lui accordent depuis plusieurs
années une modique place. Comme l’amateur de roman d’espionnage, de
roman pornographique ou rose n’éprouve pas le besoin de passer par une
représentation de la légitimité littéraire pour choisir son roman, le contrat,
relation conventionnée qui peut apparaître comme un succédané de
légitimation, est pour lui la seule marque de pertinence. L’achat est suscité
par des jeux de reconnaissance, de connivence. Non que ce geste soit
systématiquement la simple répétition d’achats antérieurs : les romans se
suivent, s’apparentent, possèdent des traits communs, naturellement sans se
ressembler, la similitude de surface voilant les différences.
Cette dimension contractuelle est soulignée par le caractère périodique
des publications, par exemple bimensuelles ou mensuelles (les séries de
romans d’espionnage aux Presses de la Cité). Dans certains cas extrêmes, le
livre lui-même perd une partie de sa singularité pour adopter quelques
caractéristiques des magazines (les séries d’Harlequin) avec lesquels il
partage d’ailleurs les mêmes circuits de distribution. D’où la fréquente
dénomination des romans paralittéraires par ce qui les extériorise, par ce qui
les fait appartenir à l’ensemble du corps social : le prix (dime novels), la
nature du papier (pulps), le mode de diffusion (« romans de gare »). À cet
égard, le contrat met l’accent sur les récits, non seulement dans leur valeur
expressive, mais dans leur modalité d’existence et de circulation, et sur la
manière dont ils s’articulent dans des rapports sociaux.

1.2. Voir pour mieux choisir

Le contrat de lecture, qui procède des contraintes du marché, n’est


jamais, naturellement, formulé. Sauf en ce qui concerne, comme nous le
verrons, le roman policier à énigme, il n’est pas un corps de préceptes, mais
exprime le consentement nécessaire à l’existence du récit. Il repose, en
partie, sur la série, sur la réputation d’un auteur, sur celle de la collection ou
de l’éditeur, sur la publicité. Mais comme la désignation de son identité doit
devenir à la fois plus restreinte et plus ostentatoire, le livre dévoile le
contrat qui le régit et s’expose en un hors-texte qui situe le volume au sein
du système de communication et indique à l’acheteur que le nouveau
produit est du même type que les précédents. La couverture, cette avancée
du texte, qui donne à voir ce qu’il recèle, constitue une vitrine par laquelle
la narration s’illustre de titres de reconnaissance et exhibe ses organes. Une
sorte de « code », disposé à la lisière du roman, rassemble toutes les
informations relatives à son état civil et anticipe le récit dont il renforce la
valeur marchande : représentant et délégué du texte, il recueille en son
unicité le déploiement d’un langage. Certes, il existe un « code » analogue
dans la littérature – surtout depuis l’avènement du livre de poche. Mais,
dans les paralittératures, il est ce sous quoi se subsument tous les récits qui
appartiennent à une série et il indique le contrat dès avant que commence la
lecture véritable. Plus nombreux, surtout, sont les éléments qui relèvent de
ce « code » et qui, visant à la conquête du marché, sont à la fois requis par
les conditions de distribution et tributaires des demandes spécifiques d’un
public déterminé.
Conséquence : la couverture semble parfois matérialiser la totalité du
livre ; ainsi, pour faciliter le retour des invendus des séries Harlequin, les
grandes surfaces commerciales ont la possibilité d’arracher la couverture
qui seule est restituée à l’éditeur, alors que le texte, devenu inutile, est jeté,
comme si le récit n’était plus qu’un élément résiduel et que le livre se
réduisait à un seul signe symbolique.

1.2.1. La collection

Le nom des collections, dont le nombre s’est amplifié depuis 1920,


fonctionne comme un premier repérage (« Club des masques », « Spécial
western »). Affichant sur la couverture une identité fictionnelle, il crée un
système de reconnaissance autonome. Promesse d’un contenu propre, il est,
par ses pouvoirs de suggestion, destiné à faire connaître le statut du récit : à
cet égard, il possède non seulement une fonction d’indication, mais aussi
sérielle. Cependant, pour esquiver le risque de monotonie, adapter les livres
à des publics soigneusement segmentés, jouer sur les notions de diversité et
de choix, les maisons d’édition multiplient les collections à l’intérieur d’un
même genre (les éditions Harlequin) ou multiplient les genres dans une
même maison, comme Fleuve noir, du groupe des Presses de la Cité, qui a
ajouté de nouveaux ensembles (« Crime fleuve noir », « Énigmes policières
de l’histoire », « Anticipation ») en plus de ceux relatifs au roman
d’espionnage. Toutefois, il s’agit parfois d’une simple stratégie
commerciale : aux éditions Denoël, la création d’une collection jumelle de
« Présence du futur », appelée « Présence du fantastique », n’est qu’une
variation d’étiquette, puisque les mêmes auteurs de science-fiction, avec des
récits analogues, se retrouvent dans l’une et l’autre. En ce qui concerne le
roman rose, l’expression « roman sentimental » n’apparaît jamais dans le
titre d’une collection, au profit de « Romance », « Fleur bleue » « Amor ».
Harlequin, en choisissant comme nom d’éditeur un personnage de la
comédie italienne, se confère une connotation littéraire, avec, en même
temps, une idée de divertissement, sa palette de séries, « Azur »,
« Blanche », « Rouge passion », « Or », reproduisant la mosaïque de l’habit
polychrome d’Arlequin. En illustrant la variation des masques du registre
amoureux, elles donnent l’illusion de la diversité en dissimulant la loi du
stéréotype inhérente au genre.

1.2.2. La couverture : couleur, illustration, logo


Sur un lieu de vente, la juxtaposition d’ouvrages d’une même collection
augmente la force du signal et de l’appartenance à un même code narratif.
Comme la couverture de tout roman, dans une collection de poche, est une
image publicitaire, les paralittératures ont profité très tôt de cet atout : la
présentation, qui tend à se généraliser dans les supermarchés, sur de petits
rayons obliques par rapport à la paroi, a pour dessein de mettre en valeur les
récits ; leur orientation produit une relation proche de celle qu’impose une
affiche en marquant une fonction prescriptive, qui vise à capter le regard du
destinataire par le pouvoir d’un message qui soit le plus monosémique
possible, avec un rôle essentiel dévolu à la couleur, à sa valeur
emblématique, acquise tout au long de l’histoire des paralittératures, et dont
maquettistes et graphistes savent tirer parti : moins annoncer le contenu du
livre que permettre au lecteur de discerner, sur l’échelle chromatique, la
nature du genre ou de la série. Ainsi, le jaune, très tôt, en Italie, a été choisi
pour les romans policiers, les Gialli, couleur adoptée en France par « Le
Masque », alors que d’autres collections ont mis en valeur la qualité
attractive du contraste jaune et noir, et que la « Série noire », pendant une
grande partie de son histoire, a su exploiter les connotations de la couleur
dont elle porte le nom. Certains romans de science-fiction, notamment chez
Pocket, ont choisi le gris métallique, qui évoque une esthétique industrielle,
comme fond monochrome qui se répand de la première à la quatrième de
couverture, englobant la tranche, en contraste avec les couleurs vives des
lettres qui éclairent les couvertures comme des néons, alors que les éditions
Harlequin, on le verra, confient aux couleurs une partie de l’identité des
séries, dont chacune suggère un registre sentimental.
Quand existe une image, beaucoup de collections, notamment de science-
fiction, de westerns romanesques, de romans roses, préfèrent l’illustration
dessinée, avec de vifs contrastes chromatiques, à la photographie : d’abord
pour répondre aux goûts d’un lectorat proche de celui des bandes dessinées.
Ensuite parce que la photographie confère une représentation dont la valeur
temporelle est incompatible avec le genre : on ne peut montrer ce qui
n’existe pas encore, alors que le dessin, tremplin du rêve, a l’atout de créer
de nouvelles formes, de forger une réalité qui se présente souvent comme
future, légendaire, ou magique, même lorsqu’il s’agit de rencontre
amoureuse. Dans ce dernier cas, le trait de l’artiste autorise une plastique
des corps à l’image des idéaux esthétiques régnants, ou, si l’on veut, selon
une esthétique hollywoodienne.
Mais, pour l’essentiel, la couverture apparaît comme une composition
organisée selon un système géométrique simple, qui accroche plus
facilement l’œil du passant. Aussi, l’illustration s’inscrit parfois dans un
cadre : cercle mimant celui d’un objectif, d’un viseur, d’une cible de
revolver, rectangle ou parallélépipède dont les contours s’ajoutent à ceux du
livre, remplissant une fonction dynamique d’intégration de l’image, de
tension vers un dehors, et qui, à la fois, donne l’impression de visualiser
l’essentiel, et joue un rôle d’amorce, en transformant le non-vu en « défense
de voir ». Le mystère ou l’intrigue, comme mis en suspens, sont ainsi
protégés par la censure opérée par la bordure, mais le cadre implique le
destinataire potentiel comme voyeur privilégié d’une scène représentée
dans le rectangle ou le cercle, qui aimantent d’autant mieux le regard du
lecteur que les formes procèdent de figures familières.
La relation entre les images de la couverture et le contenu du roman varie
selon la politique éditoriale de chaque collection mais, pour l’essentiel, les
illustrations dressent un décor ou mettent en évidence des icônes répétées
qui se réfèrent aux éléments inhérents à chaque genre, sans reproduire
mécaniquement les objets auxquels on pourrait s’attendre (astronefs pour la
science-fiction, revolver pour le roman policier), sauf pour ce qui concerne
les éditions Harlequin, où le récit exige le face-à-face ou l’étreinte d’un
homme et d’une femme. De toute façon, l’illustration échappe à la
singularité du texte pour se faire écho d’un registre : en ce qui concerne le
roman rose, les dessinateurs lisent rarement les romans dont on leur confie
l’illustration, ils s’inspirent du texte de la quatrième de couverture.
Parfois, un logo, symbole graphique sur la couverture, signe davantage
encore l’appartenance à la collection. Deux exemples : en 1927, Albert
Pigasse, fondateur du « Masque », choisit le logo de M. Vox, le masque et
la plume, noir sur fond jaune, combinaison métaphorique de l’écriture et du
mystère ; la collection de science-fiction « Présence du futur », chez
Denoël, a adopté un logo dessiné par Massin : une sphère avec une traînée
oblique, représentation d’une comète. À quoi s’ajoutent souvent d’autres
signes, comme le nom du héros, ou son numéro d’identification, qui
occupent, à l’occasion, plus d’espace que le titre lui-même (Fantômas,
Tarzan, OSS 117, FX 18, SAS).

1.2.3. Le titre

À la valeur commerciale du nom de l’auteur, lorsqu’il est célèbre (telle


Agatha Christie dont le nom figure en grosses lettres sur les couvertures du
« Club des masques »), s’adjoint celle du titre, qui parfois prime sur le
patronyme de l’écrivain et qui, par le choix des termes, renseigne
immédiatement sur le genre romanesque, à l’unisson avec la collection : il
entretient avec le contenu un rapport analogique ou de similarité, spéculaire
ou contradictoire (les titres de la « Série noire » n’ont parfois que peu de
rapports avec le récit). Dispositif minimal de prise de contact, il signe
surtout une catégorie qu’il contribue à définir, si bien qu’il renvoie non
seulement au roman qu’il désigne (pour avant tout le distinguer des romans
du même ordre), mais à tous les autres, qui relèvent du même ensemble
narratif. En retour, il s’inscrit lui-même à l’intérieur de cadres définis par le
genre ou la série : comme il a pour rôle de renouer avec des modèles, il
comporte à chaque fois une syntaxe spécifique, en relation avec la réduction
du champ sémantique. Tels, parmi beaucoup d’autres, les « romans de la
victime » du début du XXe siècle, dont les titres imitent ceux des faits divers
contemporains (Flétrie !, Brisée !, Chaste et flétrie), ou les romans
d’espionnage fondés sur des jeux de mots systématiques (Banco à Bangkok,
Agonie en Patagonie, Malaise en Malaisie). Lorsque, dans d’autres genres,
le titre contient un jeu de mots, comme dans Elle nous empoisonne, de
J. Canann (le verbe pouvant renvoyer à un roman policier à énigme ou à un
roman comique), le nom de la série, « Les reines du crime », dans « Le
masque », corrige cette ambivalence sans occulter l’allusion humoristique.
Pour ce qui concerne les romans roses, la répétition d’un mot ou d’une
syllabe souligne l’appartenance : chez Harlequin, les héroïnes prêtent
souvent leur prénom au titre (avec la voyelle finale en a, Aurélia, Natacha,
Corinna), ou un oxymore, une antithèse révèlent une femme aux deux
visages (Tigresse apprivoisée, Adorable menteuse, Du feu sur la neige).
Citons aussi ce procédé aujourd’hui abandonné : à la fin du XXe siècle, les
collections policières et de science-fiction de Pocket (« Noir », « Fantasy »,
« Dark Fantasy », « Science-Fantasy »), inspirées de l’incipit des
manuscrits médiévaux, imprimaient en couverture les premières lignes du
roman, interrompues intentionnellement au milieu d’une phrase : à la
recherche du point final, le lecteur était invité à ouvrir le livre ou à le
retourner pour lire la quatrième de couverture, où l’attendait un bref
résumé.

1.2.4. Le texte de la quatrième de couverture

Plonger au cœur d’un mystère non encore ordonné en problème (le


roman policier à énigme), indiquer une anomalie ou une trouvaille
scientifiques (la science-fiction), esquisser les portraits a priori
incompatibles d’un homme et d’une femme et le lieu de leur rencontre
(Harlequin) – le texte de la quatrième de couverture doit obéir à une règle
impérieuse de brièveté : être percutant, s’ajuster dans un paragraphe dont la
surface ne dépasse pas le tiers ou la moitié de la page. À cette concision
correspond un contenu elliptique, qui aiguise la curiosité sans la satisfaire.
Lorsqu’un résumé présente le pivot de l’intrigue ou son point de départ, sa
portée s’apparente à celle d’un prologue d’exposition dans une tragédie
classique.

1.3. Un consensus culturel

Ces « entrées », qui disposent un « code » superposé au roman et qui


influent sur le destin commercial de l’œuvre, sont avant tout des signes de
« fiabilité ». Elles jouent le rôle de critères de littérarité, si l’on entend par
ce mot, bien sûr, le propre d’un discours marqué, socialement
reconnaissable, et immédiatement. Grâce à elles, le contrat se manifeste le
plus directement. Elles permettent de reconnaître le livre sans le lire, et de
juger le texte sans pénétrer dans le foyer narratif. Bien que, dans de très
rares cas, il arrive que le « code » soit réduit à sa plus simple expression
(titre du roman, nom de l’auteur et avant tout de la collection), ces signes
apparaissent comme une ligne de contact entre le lecteur et l’auteur, une
enceinte qui contrôle le récit et qu’il faut traverser pour accéder à lui.
Surtout, ils qualifient un texte par rapport à d’autres textes, stipulent ce
qu’il est : ils en sont la mise en scène.

2. Les paralittératures et leurs lecteurs

D’abord, une évidence : comme dans toute production littéraire, l’auteur


n’a le plus souvent d’autre rapport avec son public que le chiffre des ventes.
Il arrive toutefois que le lecteur intervienne plus directement dans
l’élaboration du récit. S’il est faux d’affirmer, comme le font certains, que
« derrière l’écrivain » ou « en lui », une idéologie serait le véritable créateur
d’une œuvre dont il ne serait que le producteur, il reste indéniable que
l’auteur prend parfois en compte avis et commentaires de ses lecteurs :
l’appartenance des aventures à une suite facilite cette pratique et permet
dans certains cas, sinon fréquents, du moins significatifs, d’infléchir la
direction de l’intrigue, voire de ressusciter le protagoniste.

2.1. Le lecteur et les suites romanesques

Même s’il convient de ne point surestimer le rôle des lecteurs lors de la


rédaction des romans populaires du XIXe siècle, il n’en est pas moins vrai
que parmi les nombreuses lettres reçues par les auteurs, beaucoup d’entre
elles apportent des propositions, des conseils, demandent des modifications.
En ce qui concerne les œuvres d’Eugène Sue, comme Les Mystères de
Paris, des lecteurs exigèrent le châtiment de la mère de Fleur-de-Marie
ainsi que le retour du Chourineur. Mieux encore, le roman qui, au départ,
tirait parti du thème des classes dangereuses, se transforma peu à peu en un
discours social. De même, les développements imprévus qui surviennent
dans le cycle de Ponson du Terrail, Rocambole, le retour de personnages qui
avaient disparu, l’importance subite accordée à d’autres qui n’étaient à
l’origine que des comparses, et la relégation d’autres encore, préalablement
appelés à tenir un rôle de premier plan, ne s’expliquent que par des
interventions extérieures. Ce qui justifie également la place de plus en plus
grande prise par Rocambole lui-même, ainsi que sa métamorphose,
puisqu’à l’origine défiguré au vitriol, il retrouve au fil des épisodes, et pour
plaire aux lecteurs attendris, son visage de jeunesse. Et Ponson du Terrail
d’avouer son « erreur » : « Je l’avais défiguré, ce qui, je l’avoue, était tout à
fait faux. La comtesse Artoff n’avait point poussé l’amour de la vengeance
jusqu’à cette atroce barbarie. » On sait que Conan Doyle fit mourir
Sherlock Holmes dans Le Dernier Problème et que c’est à cause de la
protestation de nombreux lecteurs que l’auteur imagina, dans La
Résurrection de Sherlock Holmes, une survie de son héros. De même,
Dominique Ponchardier, à la suite d’un important courrier, modifia l’image
de son protagoniste, le « Gorille », dans ses romans d’espionnage, et en
raison des réclamations, renonça à lui donner un compagnon. L’imagination
populaire triomphe ainsi de l’écrivain, devenu prisonnier du système
cyclique qu’il a contribué à installer.

2.2. Le lecteur sollicité

Lorsque les romans n’appartiennent pas à une suite, l’intervention du


lecteur est plus malaisée, mais elle peut au contraire être provoquée par
l’auteur lui-même. Le premier écrivain à ainsi susciter la collaboration de
son lecteur fut Israel Zangwill, qui avait incité les amateurs de son Big Bow
Mystery (1892) à l’aider à trouver la clé de l’énigme, à lui proposer leurs
propres solutions. Il fut imité par de nombreux auteurs, qui renchérirent sur
ce simulacre de participation : dernier chapitre scellé ou amputé, romans à
solutions multiples, livres-dossiers de Dennis Wheatley… Pistes originales
en matière de jeu, ces innovations s’avérèrent, on le devine aisément, une
impasse du point de vue littéraire. Elles ont du moins le mérite de montrer
que la fiction policière, en jouant avec le contrat qui la fonde, est vouée à
inscrire le lecteur dans le système romanesque, ne serait-ce que par la place
accordée au jeu (Boyer, 1987).
Pour rationaliser le rapport au public, Peter Cheney sollicitait les conseils
d’une dizaine de lecteurs rétribués, choisis sur l’éventail le plus large des
professions (de l’avocat à la dactylographe) afin de corriger le récit en
fonction de leurs réactions. Quant aux dirigeants de la maison Harlequin, ils
ont recours aux techniques les plus modernes du marketing : enquêtes et
sondages sont périodiquement lancés pour évaluer les variations de
sensibilité du public, afin d’infléchir éventuellement les composantes d’une
série ; plusieurs dizaines d’employées sont chargées de dépouiller le
courrier des lecteurs ; certains des volumes comportent eux-mêmes des
questionnaires, auxquels l’amateur est invité à répondre en échange de
l’envoi de livres gratuits. Mieux : un panel de lectrices est chargé de donner
son avis sur divers problèmes comme, par exemple, le « dosage » de la
sensualité dans les scènes amoureuses – une évolution très sensible peut du
reste être constatée en ce domaine. Il arrive même qu’à la fin de certains
volumes soient publiés des extraits de lettres de lectrices.

2.3. Du courrier des lecteurs aux fanzines

C’est l’éditeur de science-fiction Hugo Gernsback qui est à l’origine d’un


vrai courrier des lecteurs lorsqu’il décida de publier dans sa revue un
« Courrier d’amateurs ». Ces derniers, cependant, après avoir par la suite
correspondu entre eux, constituèrent un fandom (domaine réservé) et
créèrent eux-mêmes des magazines parallèles, les fanzines. Un échange
s’engagea de la sorte entre les auteurs et leurs lecteurs qui estimaient avoir
un droit de regard sur une narration que les auteurs n’étaient pas totalement
libres de transformer à leur gré. Il est vrai que ce courrier ne peut suffire à
créer un système de communication complet. Mais grâce au retour de
mêmes personnages, il s’instaure parfois un semblant de dialogue entre un
destinataire qui critique, blâme ou s’enthousiasme, et un sujet de l’écriture
qui se définit progressivement, au fur et à mesure qu’on lui écrit, comme si,
dans ce jeu d’appels et de demandes, de confrontation et d’entente, l’auteur
était à l’écoute d’un lecteur qui tend à fixer les frontières de l’intelligible,
tandis que les cadres ou les schémas assez rigoureux du récit délimitent et
déterminent son expectative.

2.4. L’horizon d’attente du lecteur

H. R. Jauss a montré comment, dans la littérature, la figure du


destinataire est inscrite dans l’œuvre elle-même et dans son rapport avec les
œuvres antécédentes, de sorte que le lecteur est prédisposé à un certain
mode de réception : son « horizon d’attente » est déterminé par une
expérience déjà acquise (Jauss, 1978). Dans les paralittératures, le roman ne
doit pas dépasser, tromper ou contredire l’attente de son public. Pour
reprendre les termes de Jauss, la conscience réceptrice de celui-ci ne doit
pas se réorienter vers l’horizon d’une expérience encore inconnue. Lire ne
doit pas décevoir, conduire à un « marché de dupes », tel celui
qu’instaurent, par exemple vis-à-vis du roman policier, Bernanos dans Un
crime, Faulkner dans Sanctuaire ou Robbe-Grillet dans Le Voyeur, afin, il
est vrai, de jouer avec les codes et les normes du genre et de récrire des
situations familières pour déboucher sur un autre langage.
On prétend souvent, à tort, que rien ne ressemble plus à un roman
d’espionnage (ou rose, ou un western romanesque) qu’un autre roman
d’espionnage. En réalité, l’atout des paralittératures est de faire éprouver au
lecteur deux sentiments liés : d’une part le livre qu’il tient entre les mains
s’insère dans un ensemble textuel et obéit à un modèle générique ; d’autre
part, ce même livre doit l’emporter sur les autres, les dépasser, en un
déséquilibre, toujours rattrapé, entre la certitude et l’hypothèse, la
conviction et l’interrogation, le déterminé et l’indéterminé. À ce titre, il
n’est pas de roman « bas », « infra-littéraire » ou « paria » : le mauvais
roman est celui qui ne remplit pas le contrat qu’il s’est prescrit, c’est celui
qui « fonctionne » mal pour le secteur de consommation auquel il est
destiné.

3. Les grands genres contemporains

Il ne peut être question, dans le cadre de ce volume, de présenter en détail


chacun des genres. La plupart ont fait l’objet d’études spécifiques, en
particulier, tout récemment, chez Armand Colin, dans cette même collection
« 128 » : le roman policier a été examiné dans ses différentes tendances par
Yves Reuter, la science-fiction par Roger Bozzetto et la littérature
pornographique par Dominique Maingueneau.
Bornons-nous ici à esquisser ce qui fonde quatre des genres et sous-
genres les plus populaires aujourd’hui.

3.1. Le roman policier à énigme, ou roman problème


Ce sous-genre du roman policier présente les deux faces d’une même
réalité : une énigme (presque toujours un crime, figure majeure de la
transgression sociale, et afin de conférer au récit son magnétisme) et une
enquête (grâce à laquelle l’examen d’un enchaînement de parties est censé
expliquer le tout), et il consiste en une investigation sur le meurtre par
l’observation d’indices, de traces, de leurres, par l’interrogation des
suspects, par une découverte méthodique et graduelle qui conduit à la
résolution du problème, à savoir les circonstances exactes de ce qui est
advenu. Le simple examen se change en récit lorsque le cheminement de la
raison s’applique à transformer l’événement mystérieux en donnée
intelligible. L’enquête contredit l’évidence des faits, ou leur mensonge ; elle
les contraint à parler, ou les détruit, mais dans une confusion croissante.
D’autant que par l’étude des signes, elle remonte progressivement dans le
passé, puisque, par évidence, elle se développe postérieurement au crime, et
en cela le récit policier, qui renverse la chronologie en associant deux
histoires (l’une, absente au départ, à reconstruire ; et l’autre qui raconte
cette reconstruction par une cession parcimonieuse de l’information) se
distingue, on l’a souvent noté, du roman d’aventures (dans lequel la
narration suit l’ordre des événements en reproduisant leur succession) : son
point de départ, le récit du crime, et que le détective édifie par l’enquête, est
le dénouement du roman d’aventures. Le roman policier à énigme s’impose,
à ce titre, comme l’histoire de la naissance d’un récit.
Les auteurs majeurs du roman policier à énigme sont pour l’essentiel
anglais ou américains : A. Christie, D. Sayers, J. Dickson Carr, S. S. Van
Dine, F. Iles, E. Queen, R. Stout.

3.2. La science-fiction

Le point de départ d’un récit de science-fiction est une idée de base, une
sorte de trait d’esprit – la narration procédant de l’expansion d’une énigme
d’ordre scientifique ou pseudo-scientifique : un concept, un être, un lieu
imaginaires ou des mondes possibles que le protagoniste cherche à élucider,
à maîtriser ou à détruire. En vertu d’un tel postulat, les événements se
déroulent dans un univers gouverné par des lois contraires à l’expérience
ordinaire ou aux faits communs. À partir d’une conjecture : « Si le monde
était ainsi… », l’exposé presque axiomatique des situations imaginées
possède une pureté de méthode qui appelle les capacités intellectuelles du
lecteur. À mesure que la science développe un nouveau champ de
recherches, la science-fiction s’en empare donc comme matériau
romanesque. Il existe ainsi une science-fiction de l’archéologie et de la
paléontologie (d’où le thème des mondes perdus, avec Le Monde perdu
[1912] de Conan Doyle ou le cycle de Pelludidar d’E. R. Burroughs), une
science-fiction de l’aéronautique, de la physique nucléaire, de
l’informatique, de la génétique, de tous les secteurs spécialisés. Certains des
thèmes de la science-fiction marquent la reprise, à l’époque moderne, de
hantises plus anciennes, tel le savant fou (illustré par E. R. Burroughs dans
Le Maître de Mars en 1927 ou par M. Leinster dans L’Homme qui éteignit
le soleil en 1930) ou les extraterrestres (avec Odyssée martienne [1934] de
S. Weinbaum ou Chroniques martiennes [1951] de R. Bradbury). Mais
comme il est évident que la science n’est souvent qu’un prétexte, le récit
doit tenir la gageure de rendre l’impossible plausible, décrire (des
machines, des robots, des mutants, des voyages dans le temps, des mondes
parallèles), expliquer, fournir les fondements rationnels ; et en même temps
faire progresser la narration, insérer les données scientifiques ou pseudo-
scientifiques dans une trame de roman d’aventures ; il doit à la fois
commenter la signification sociale d’une découverte ou d’une anomalie et
briser cette réflexion pour laisser place à l’action.
La science-fiction, plus qu’un genre unifié, est un ensemble de courants
divers, dont on peut citer notamment :
• la Hard Science, représentée par H. Clement (Question de poids, 1971)
ou K. S. Robinson (Mars la Rouge, 1993), qui insiste sur les technologies,
avec des commentaires scientifiques plausibles ;
• le Space Opera, avec ses combats entre empires galactiques, qui est
inauguré par E. E. Smith (La Curée des astres, 1928), mais dont les auteurs
les plus marquants sont I. Asimov (avec le cycle de Fondation, dont le
premier volume paraît en 1942) et D. Brin (cycle de L’Élévation, 1980-
1998), alors que toute une production courante se présente comme la
transposition, dans l’espace, du western romanesque, les extraterrestres
ayant remplacé les Indiens ;
• la Speculative Fiction, avec R. Heinlein (En terre étrangère, 1961), qui
met l’accent sur une dimension plus « littéraire », voire propose des textes
expérimentaux ;
• un genre propre, l’Heroic Fantasy, qui, en s’éloignant de la science-
fiction, mêle, comme chez R. H. Howard (cycle de Conan), dans une
atmosphère épique, les légendes et les thèmes de la magie et du
merveilleux.

3.3. Le roman pornographique

Moins étudié que le roman policier ou la science-fiction, alors qu’il est


l’un des genres les plus diffusés, le roman pornographique, au XXe siècle, ne
vise qu’à un effet unique : sous des dehors libertins, il est profondément
puritain, car il porte en lui la loi sociale, qu’il réinstaure afin de mieux
sembler la contredire ou la nier. Mais s’il offre la structure la plus
rudimentaire, c’est principalement parce qu’il rencontre ses limitations dans
son objet, c’est-à-dire dans un corps humain dont la constitution même ne
présente pas une infinité de possibles fictionnels… On sait que l’érotisme
ne consiste pas à montrer, mais à cacher ou à voiler. Or la pornographie se
veut avant tout spectacle. Les auteurs tentent de pallier cette difficulté en
développant une structure qui s’efforce de soutenir et d’intensifier
l’excitation sexuelle par un enchaînement mécanique de scènes en
crescendo, de la relation du corps à lui-même et avec une multitude d’autres
corps, de l’onanisme à l’orgie et aux diverses modalités de la perversité. Le
sexe devient ainsi extérieur au corps – un corps qui se métamorphose en
monnaie pour célébrer un échange et qui s’abolit presque dans la répétition
des gestes.

3.4. Le roman rose

Dans la mesure où très peu d’études lui ont été consacrées, nous lui
accorderons ici une plus grande place, car il s’impose sans doute comme
l’exemple le plus parfait d’un genre paralittéraire, et ce pour quatre raisons :
• il n’existe à son sujet aucune tentative de légitimation : il est encore
plus négligé que le roman pornographique par les spécialistes de la culture,
qui ne l’évoquent que par dérision ;
• il est pour l’essentiel réservé à une seule catégorie de public : le lectorat
féminin d’une certaine classe sociale – affirmation qui devrait être nuancée,
mais qui, selon les enquêtes effectuées, contient une large part de vérité1 ;
• il est le genre le plus consommé et, depuis la fin du XIXe siècle, il
constitue la part la plus importante de la fiction, tous genres confondus, et la
plus lue en Occident. Aujourd’hui, l’éditeur Harlequin, qui contrôle 95 %
du marché du roman rose, représente 28 % de la production littéraire
française globale, 34 % des livres de poche, et il a vendu, en 2005,
180 millions d’exemplaires dans le monde ;
• il est diffusé par des réseaux de distribution spécifiques et rarement
dans des librairies : les Harlequin, en France, aujourd’hui, sont présents
dans 12 000 points de vente, pour moitié dans les supermarchés, et pour
l’autre moitié dans les maisons de la presse, les kiosques et chez les
marchands des gares ; mais ils sont aussi diffusés par abonnement, voire
donnés en cadeau (par exemple à l’occasion de l’achat d’un baril de poudre
à laver). Apparentés, sur le plan de leur thématique, au « courrier du cœur »
des magazines féminins, ils se veulent avant tout marchandises, biens
consommables.
L’expression « roman rose », empruntée à l’espagnol « novela rosa »,
renvoie au français « roman à l’eau de rose », employé dans la première
moitié du XXe siècle, mais n’est pas une étiquette infamante, à en juger par
la manière dont les éditeurs la revendiquent, soit dans des interviews, soit
plus explicitement par le choix de la couleur attribuée à certaines
couvertures. Couleur de l’euphorie, de la jeunesse, d’une résurrection
accordée par l’amour, le rose s’affiche ostensiblement au côté, notamment,
du bleu pâle, du carmin, du vert émeraude. Loin d’être le témoignage
suranné d’une époque révolue, le roman rose, dont les racines se trouvent
dans le roman sentimental de l’âge classique puis, plus tard, chez des
auteurs comme Mme Riccoboni et Mme Cottin, a toujours su, depuis la fin
du XIXe siècle, se soumettre aux exigences des collections populaires à bon
marché. Quelques grands noms, qui tombent aujourd’hui dans l’oubli,
constituaient auprès des lecteurs d’autrefois les symboles du genre :
Florence Barclay et Dailey dans les pays anglo-saxons, Pierre Decourcelle,
Louis Forest puis Max du Veuzit en France. Les romans de Delly
(pseudonyme de Marie et Frédéric Petitjean de La Rosière), publiés à partir
de 1912 par La Bonne Presse dans la collection « Romans populaires », et
encore réédités, lus et appréciés à la fin du XXe siècle, attestent que cette
paralittérature ne connaît pas toujours ce processus d’érosion et la chute
dans l’oubli que l’on évoque souvent à son sujet, bien que les référents
sociaux, historiques et culturels se soient modifiés : on observe, entre les
romans roses des années 1920 et ceux d’aujourd’hui, la disparition évidente
de toute donnée religieuse, omniprésente jadis, et de toute allusion à la
Providence. De même, l’aristocrate ou l’officier de Saint-Cyr ont cédé la
place à un moderne cadre supérieur, un acteur, un publicitaire, alors qu’à la
préceptrice, à la jeune fille de compagnie se sont substituées la vendeuse, la
secrétaire médicale, l’esthéticienne et que, d’une manière générale, le
travail féminin est de plus en plus valorisé.
Les éditeurs de la première moitié du XXe siècle avaient déjà su organiser
leur production en séries : « Les beaux romans d’amour » chez Tallandier,
« Notre cœur » chez Ferenczi. La plus connue fut « Stella », largement
diffusée jusqu’à 1953. C’est toutefois une maison canadienne, Harlequin
qui, depuis 1978, domine le marché mondial et qui, en France, a supplanté
la production traditionnelle, en particulier les épigones de Delly. Elle publie
« 6 titres par mois le 15 de chaque mois » (ce slogan, imprimé parfois au
bas de la quatrième de couverture, établit ostensiblement une analogie du
livre avec un périodique), et les volumes sont répartis en séries calibrées :
« Série royale » (les histoires d’amour du passé), « Collection blanche » (les
milieux médicaux), « Teenager » (pour un public d’adolescentes, avec des
héroïnes qui sont de toutes jeunes filles), « Chance » (histoires d’amour de
femmes qui ont subi, jadis, un échec sentimental), séries « Américaine »,
« Or », « Azur », « Rouge passion » et même « Grand roman » – expression
qui affecte de revendiquer une qualité littéraire, un semblant de
légitimation. Chaque volume est tiré à 80 000 exemplaires mais, pour
certains romans, le tirage peut être porté à 200 000. Ces chiffres toutefois
doivent être corrigés à la hausse : une importante revente chez les
bouquinistes et, surtout, chez eux, la pratique du troc (trois volumes
échangés contre un nouveau volume), attestent qu’il s’agit moins d’un livre
que l’on garde que d’un livre que l’on échange après l’avoir lu. L’expansion
de l’entreprise est fondée en partie sur la publicité (qui absorbe 10 % du
chiffre d’affaires) et sur des techniques modernes d’étude de marché.
Les auteurs sont généralement des professionnels, mais aussi des
rédacteurs occasionnels (tels ces étudiants qui se font ainsi quelque argent
de poche). Immensément plus que dans d’autres genres paralittéraires (et à
l’inverse de ce qui advient, par exemple, pour les San-Antonio, où le
subterfuge ludique amorce, dès la couverture, une complicité de lecture), le
pseudonyme est une loi du genre, et tous les noms d’auteurs sont féminins,
alors que certains écrivains sont des hommes : l’aventure amoureuse étant
racontée selon le point de vue de la protagoniste, il est inconcevable que le
roman porte une signature masculine.
De toute façon, la maison d’édition diffuse à leur intention des directives
très précises pour la composition. En voici quelques brefs extraits :
Intrigue : l’intrigue amoureuse doit suivre le schéma suivant : 1) La
rencontre Elle et Lui, 2) Le conflit entre eux, 3) La révolte pour Elle,
qui sent qu’elle tombe amoureuse de Lui (elle le hait encore) ; 4)
Abattement pour Elle (elle ne le hait plus, mais elle ignore ses
sentiments à Lui) ; 5) Dénouement : il se déclare. Promesse de mariage
à la dernière ligne du roman. Un roman d’aventures se déroule en
contrepoint. Généralement, vers le milieu de l’ouvrage, Elle est en
danger, et elle est sauvée par Lui. Ce contrepoint peut être une
aventure sentimentale : la lutte victorieuse contre une Rivale.
Composition : on entre de plein fouet dans le récit. Suit un retour au
passé qui expose la situation, les personnages, le milieu social
(description rapide). […] La narration est faite impérativement du
point de vue de la jeune fille. Style : phrases assez courtes, de
préférence au passé. 75 % de dialogues rapides (important : les deux
héros se vouvoient). Scènes érotiques : à éviter à tout prix […]. À la
fin du roman, lorsqu’ils se sont déclaré leur amour, un long baiser
s’impose, mais il ne doit pas suggérer trop de choses. Le lecteur doit
rester persuadé que tout se passera lors de la nuit de noces.
Proche de celle du conte, la narration, dans beaucoup de séries, répète
avec quelques variations l’histoire de Cendrillon. Elle repose sur le désir
d’union d’une femme et d’un homme que tout devrait à l’origine séparer.
L’héroïne, souvent délaissée dès sa prime enfance (elle est parfois orpheline
ou abandonnée), élevée par des collatéraux, des gens charitables mais durs,
ou confiée à une pension, un couvent, a eu une enfance malheureuse
(solitude, besoin d’affection), assombrie par la présence d’une autre jeune
femme (sœur, cousine) plus estimée (ou plus brillante). Souffrances morales
précoces qui sont un motif pour justifier la personnalité de l’héroïne, sa
lutte souvent désespérée pour le bonheur, sa volonté farouche d’effacer le
passé. Blessée ou humiliée, elle dissimule, sous sa timidité, un vibrant désir
de mordre dans la vie. Elle peut même être dotée d’un ascendant, et d’autres
amoureux lui permettent de jouer un rôle d’arbitre des sentiments et de
meubler le roman de scènes dilatoires. Il n’empêche que la scène centrale
de la première rencontre prend l’apparence, très souvent, d’une dispute,
avec une violente réprimande du futur élu, encore aveuglé devant les
charmes de l’héroïne, d’autant que, fréquemment, une importante différence
de rang oppose les deux êtres. L’entente mutuelle ne peut donc advenir que
lorsque auront été surmontés les multiples obstacles : obstacles sociaux,
certes (il est de la haute société ou propriétaire d’une entreprise, elle est
plébéienne), mais aussi présence de rivaux, surtout d’une rivale, conçue
comme un faire-valoir de l’héroïne ; celle-ci n’est pas alors très sûre de
l’attrait qu’elle exerce sur le premier homme qu’elle aime ; ou bien, à
l’inverse, la jeune femme, trop tôt mariée, n’a pas su reconnaître en celui
qu’elle avait épousé par obligation l’objet réel de sa flamme.
En fait, la narration n’intègre une menace que pour mieux rétablir l’ordre
régnant. Peu d’obstacles réels, mais des malentendus, un refus d’avouer ses
sentiments profonds, un jeu de la dissimulation. Si le récit montre comment
la vocation amoureuse de l’héroïne est contrariée, c’est pour mieux révéler
de quelle manière la jeune femme surmonte à chaque fois les contretemps
ou les entraves que l’adversité lui inflige, puis comment elle lave son
infériorité originelle (sa pauvreté, sa vertu calomniée) par une éclatante
revanche sentimentale qui élimine toutes les autres prétendantes et qui
conduit l’homme souverain et conquérant, parfois dédaigneux, voire
insultant, à accepter sa sujétion : l’amour, dans le roman rose, joue le rôle
d’un égalisateur de conditions. Dès lors, tout le récit doit mener à la scène
de la demande en mariage, au cours de laquelle l’identité véritable de
l’homme est dévoilée, ou au cours de laquelle le héros imparfait se convertit
grâce à la jeune fille, car l’accomplissement amoureux est nécessairement
inscrit dans le destin de personnages qui ont choisi une voie idéalisée. Le
roman rose établit ainsi que l’infortune amoureuse ne peut être que
transitoire, qu’elle est même la condition d’un passage vers le triomphe des
sentiments partagés : le malheur n’est qu’un faux-semblant, les revers et les
cruautés du sort ne sont, dans tous les sens du mot, que fictifs. L’expérience
amoureuse acquiert de la sorte un caractère merveilleux, la narration
transmuant un événement somme toute relativement banal en événement
surnaturel : elle garantit que l’union, ce miracle, doit à coup sûr, et contre
toutes les adversités, se réaliser. Autrement dit, est présenté comme
extraordinaire, prodigieux, voire féerique, ce qui relève des circonstances
normales de la vie. Plus encore, le narrateur suggère, à chaque fois, que non
seulement le couple sera heureux, mais que sa félicité ajoutera un peu de
bonheur au bonheur du monde.
Un certain archaïsme dans l’évocation des comportements, des
sentiments et des rites sociaux, une prédilection pour des milieux
aristocratiques ou élevés, le choix d’un décor souvent exotique, tout vise à
irréaliser l’action, bien que dans ce cadre un peu désuet s’insère toujours,
dans les séries d’Harlequin, des références plus modernes. Quoi qu’il en
soit, le décor autorise le recours à un langage lui-même légèrement daté ou
précieux, qui suggère un passé proche ou lointain ; expressions vieillies et
clichés tendent à installer une communication lyrique et à s’imposer comme
autant de clins d’œil au lecteur, à l’instar des noms (Aurora, Paloma,
Estella) qui signifient l’action, l’annoncent et l’informent.
1 Enquête effectuée par des étudiants de master 2, à l’université de Nantes, après interrogation
d’un millier de personnes (septembre 2005-mai 2006).
5

Paralittératures et rhétorique
Technique de la parole efficace et dispositif qui classait les procédés de
l’expression afin de prendre en compte le récepteur de l’énoncé, qu’il soit
auditeur ou lecteur, la rhétorique a régné dans les belles-lettres jusqu’à ce
que s’élabore une esthétique romantique qui a voulu se dégager de la
pratique des modèles, et qui a célébré l’originalité et la propriété
individuelle des formes – alors que, simultanément, apparaissaient les
paralittératures. Comment ces dernières se sont-elles donc emparées de la
rhétorique (sans, il est vrai, l’avouer, ou sans toujours s’en rendre compte),
au moment même où ce répertoire prescriptif de formes était abandonné par
la littérature qui aspire à une reconnaissance esthétique ? Répondre à une
telle question nous permettra de mieux comprendre le mécanisme propre
des narrations.

1. Disparition et résurrection de la rhétorique

La rhétorique, qui a régné en Occident durant deux millénaires, se réduit


déjà, à partir du XVIIIe siècle, à une simple théorie des figures, lorsque la
convention, la codification perdent leur place dans la hiérarchie des valeurs.
Elle est condamnée parce qu’elle porterait atteinte à l’individualité du chef-
d’œuvre et annulerait toute expression personnelle. Car qu’est-ce que la
rhétorique, cette opération sur le langage, sinon la science des formes
possibles du discours littéraire ? Elle est une technè, un ensemble de règles
à suivre, de recommandations animées par une finalité pratique, un manuel
de procédés dont la mise en œuvre permet de produire un texte. Certes, on
publie encore des ouvrages de rhétorique au XIXe siècle ; mais le dernier
grand traité, celui de Prat, paru en 1889, s’intitule justement Éléments de
rhétorique et de littérature, celle-ci semblant excuser celle-là. En effet, c’est
la « littérature » (cette littérature qui exclut en même temps les diverses
formes de paralittératures) qui se constitue, sur les ruines de la rhétorique,
comme objet autonome, et cette rhétorique disparaît en 1885 de
l’enseignement du français pour être remplacée par l’« histoire de la
littérature ». Lorsqu’elle tombe finalement dans le discrédit, on lui substitue
une stylistique de l’expressivité, c’est-à-dire qu’une esthétique de
l’originalité (critère, désormais, de reconnaissance) supplante totalement
une esthétique normative. L’écriture doit alors, de manière plus décisive
encore, se doter de marques pertinentes, et l’auteur doit penser son
originalité par rapport à ses pairs, ses contemporains.
Mais il se produit, au même moment, un phénomène remarquable : les
paralittératures réactivent des exigences inverses à celles du romantisme et
de sa postérité. En devenant des formes de plus en plus strictement
codifiées, le roman policier, le roman rose, le western romanesque, puis le
roman d’espionnage ont subi une évolution absolument contraire à celle de
la littérature en général. Au moment où le roman revendique avec quelque
ostentation une entière liberté formelle (il suffit de rappeler la préface de
Maupassant à Pierre et Jean), les paralittératures (et la culture de masse
dans son ensemble) semblent s’approprier la rhétorique délaissée par
l’institution littéraire, comme si elles étaient son refuge. Toutes proportions
gardées bien sûr, elles ont recours, comme la littérature classique, à des
conventions régulatrices et à des prescriptions qui portent aussi bien sur le
plan global que sur le plan local ; comme elle, elles sont hantées par l’idée
de permanence, d’unité fondée sur la cohérence interne d’un système. Les
œuvres paralittéraires, qui ne sont pas soumises à une valeur absolue
d’originalité, s’inscrivent également à l’intérieur de canons, de normes
esthétiques spécifiques ; elles respectent un code générique tantôt explicite
(le roman policier à énigme, le roman rose), tantôt implicite (le western
romanesque), si bien que la qualité du récit dépend aussi du degré de
compétence de l’auteur dans son utilisation. Leurs clichés assurent la même
fonction générique que les topoi de la littérature classique ; et l’on retrouve
en elles la même application de ce que l’on appelait jadis la convenance, à
savoir la stricte correspondance du récit aux exigences de sa destination –
exigences qui conduisent à soumettre la langue aux contraintes, aux
procédés d’une série paralittéraire.
Avant de donner l’exemple de Goldfinger, roman d’espionnage de Ian
Fleming, Roland Barthes note :
Comme toujours lorsqu’on exhume ce vieux matériel logique (ou
rhétorique), on est frappé de le voir fonctionner parfaitement à l’aise
dans les œuvres de la culture dite de masse – au point que l’on peut se
demander si Aristote n’est pas le philosophe de cette culture et par
conséquent ne fonde pas la critique qui peut avoir prise sur elle. […] Il
y a une sorte d’accord obstiné entre Aristote (d’où est sortie la
rhétorique) et la poétique dite de masse, comme si l’aristotélicisme,
mort depuis la Renaissance comme philosophie et comme logique,
mort comme esthétique depuis le romantisme, survivait à l’état
dégradé, diffus, inarticulé, dans la pratique culturelle des sociétés
occidentales […]. Comment éviter cette évidence qu’Aristote
(poétique, logique, rhétorique) fournit à tout le matériel narratif,
discursif, argumentatif, qui est véhiculé par les « communications de
masse », une grille analytique complète […] et qu’il représente cette
homogénéité optimale d’un méta-langage et d’un langage-objet qui
peut devenir une science appliquée 1 ?

2. L’exemple du roman policier

Les règles édictées par les maisons d’édition formulent, pour la conduite
du récit, une sorte de code interne, un cahier des charges explicite dont les
normes sont l’objet d’un choix obligatoire en amont de la réalité textuelle
proprement dite. Parfois, des notices, jointes au contrat d’édition,
contiennent l’essentiel du contrat de lecture et figurent la réapparition d’une
nouvelle rhétorique. Ce qui atteste bien que les paralittératures ne procèdent
pas, comme on le dit parfois, d’une esthétique du non-élaboré. Pour certains
genres, les règles sont particulièrement contraignantes, pour d’autres,
comme la science-fiction, elles semblent plus souples, mais c’est pour
mieux en afficher les marques puisque les contraintes relèvent d’un
consensus culturel : ce sont les autres romans déjà publiés qui les révèlent,
si bien que tout roman, sans devenir une nouvelle copie conforme, doit, à
chaque fois, authentifier la série à laquelle il appartient.
Nous avons vu plus haut que les auteurs de romans roses des éditions
Harlequin étaient soumis à de strictes prescriptions pour la rédaction de tout
volume. Mais parmi les autres genres, c’est le roman policier à énigme, en
son âge d’or, de 1920 environ vers 1960, qui a poussé à l’extrême le recours
à un langage ritualisé, à des a priori normatifs, et qui, dans le monde
moderne, a semblé le mieux satisfaire cette attirance pour les formes fixes,
que satisfaisait jadis, entre autres, la tragédie. C’est lui qui a véhiculé
d’abord un propos tendant à prouver qu’il relève d’une catégorie définie.
C’est lui qui a offert ensuite l’illustration la plus claire d’une réinvention
d’un code rhétorique contraignant et impératif. Roger Caillois avait déjà
brièvement noté que l’évolution du roman policier vers une codification
rigoureuse allait à l’encontre de celle suivie par la littérature en général2 et
Jacques Barzun avait souligné que ses traits essentiels le rapprochaient de la
tragédie classique3. Mais dès 1913, un auteur de romans policiers comme
Carolyn Wells, dans le premier véritable ouvrage consacré au genre, n’avait
pas manqué de le mettre en parallèle avec le sonnet : The Technique of the
Mystery Story s’attachait exclusivement à l’aspect formel en réunissant
toutes les règles de composition à l’usage de futurs auteurs de romans
« authentiquement policiers ». Publiée par un éditeur spécialisé dans la
diffusion de manuels, la Home Correspondance School, à Springfield
(Massachusetts), cette étude montrait que la technique constituait l’essentiel
de la question. Elle a été suivie, surtout jusqu’en 1940, par d’innombrables
textes évoquant les manières les plus efficaces pour composer un roman
policier, avec force conseils et interdits. Au départ inconsciemment adoptés,
ces préceptes furent vite systématisés. Les plus célèbres restent aujourd’hui
ceux de Freeman (1924), de Chesterton (1925), de Van Dine, notamment
ses Twenty Rules for Writing Detective Stories (1928) qui ont eu un
retentissement considérable dans le milieu des amateurs, de Dorothy Sayers
(1928), de Ronald Knox (1929), de Patricia Highsmith (1968), auxquels on
pourrait ajouter les règles formulées dans des préfaces (Pierre Véry dans
Monsieur Malbrough est mort, Agatha Christie dans Cartes sur table), voire
à l’intérieur même du récit (dans plusieurs romans d’Ellery Queen). En un
discours qui tend à poser l’existence d’un genre constitué et qui exalte la
règle salvatrice, ces écrivains, en purs théoriciens, se plaisent à légiférer, à
instituer des obstacles, à combattre l’arbitraire, la licence, à hiérarchiser les
contraintes, à codifier l’organisation des matériaux bruts. En somme, au
regard de l’esthétique de la première moitié du XXe siècle, à instaurer, sur
tous les plans, une autorité dogmatique. Il s’agit alors de la fabrique
rhétorique, instrumentale, d’un récit efficace, d’un énoncé plus ou moins
vocatif, à destinataire incorporé puisque, dans les paralittératures, les genres
et les catégories possèdent une conventionnalité propre, nécessaire à
l’« efficacité » de la communication. De là le rôle essentiel dévolu à ce que
l’ancienne rhétorique nommait la captatio benevolentiae, qui, dans ce cas,
allie la « suspension volontaire de l’incrédulité » à une entreprise de
séduction vis-à-vis d’un lecteur qu’il importe de se concilier par
l’instauration d’une complicité.
À partir de 1920, au moment où l’on publiait les régulations les plus
précises et les plus strictes, se créa même un succédané d’académie, le
London Detection Club, qui réunissait des écrivains comme A. Christie,
J. Dickson Carr, D. Sayers, et dont chaque nouveau membre devait prêter
serment attestant qu’il entendait appliquer toutes ces règles. Il est vrai que
cette codification est le plus souvent présentée comme celle d’un jeu, et non
d’un art, mais ces servitudes volontaires, dont l’humour ne parvient pas
toujours à dissimuler le caractère pontifiant, montrent toutes que la réussite
du récit dépend de son insertion dans des canons éprouvés. Les théoriciens
corrigent ce que leur mise en pratique pourrait avoir de stérilisant en
insistant sur la manière dont l’écrivain doit inventer un ouvrage « qui sorte
de l’ordinaire » – expression identique à celle d’un théoricien de l’âge
classique, Roger de Piles. À l’inverse, certains thèmes constituent de
véritables motifs obligés, propres à révéler, d’emblée, la virtuosité de celui
qui tient à s’imposer avec éclat. Analogues aux tableaux de concours
soumis au jugement des membres de l’Académie royale de peinture ou aux
chefs-d’œuvre que devait présenter un candidat pour être reconnu par ses
pairs, ils jouent, d’une certaine manière, le rôle de rites de passage : tels le
thème de la chambre hermétiquement close où s’est accompli un meurtre ou
celui de la succession inexorable d’assassinats dans un lieu séparé du
monde, etc. Où l’on retrouve, du coup, le même Roger de Piles : il ne s’agit
pas ici de privilégier l’« écart », mais d’introduire « quelque chose de
surprenant »4.
Dès lors, ces ouvrages qui traitent du roman policier, qui proposent ou
imposent des règles, se donnent naturellement, à l’instar des traités de l’âge
classique, pour des livres de recettes (Platon ne comparait-il pas déjà la
rhétorique à l’art culinaire ?), mais aussi pour des systèmes qui entendent
penser un langage, et surtout pour des entreprises de classement :
d’éléments, de styles, de principes. Édictés par des auteurs qui, comme
R. Knox ou D. Sayers, appartenaient à la classe intellectuelle, ces principes
visent donc bien à constituer les fondements d’une nouvelle rhétorique qui,
comme toute rhétorique, a pour dessein de réduire un ensemble à ses
éléments, qui ordonne ceux-ci puis montre les moyens de les disposer de la
manière la plus ingénieuse – ce qui est particulièrement évident dans
l’ouvrage de Carolyn Wells, comme l’indiquent, à eux seuls, les titres des
chapitres : « Persons in the Story » ; « The Handling of the Crime » ; « The
Motive » ; « Structure » ; « Constructing the Plot », etc.5.
À la lumière de ces remarques, on comprend pourquoi la condamnation
qui touche le roman policier à énigme, au début du XXe siècle, est, dans ses
termes, exactement l’inverse de celle qui frappait l’ensemble du roman à
l’époque classique. Celui-ci, lorsqu’il était pris en considération, était blâmé
pour ne point respecter les règles, pour être entièrement malléable ; ainsi
Boileau, parmi d’autres, et dans un même élan, le dédaigne et le dispense de
toute régularité (Art poétique, III, 119-120). Doté d’une forte identité
générique, le récit policier, lui, est dénoncé comme pur artifice, réprouvé
pour son schématisme et son formalisme, condamné comme exercice
rhétorique. Ne prend-il pas son essor précisément au moment où le mot
même « rhétorique » acquiert une valeur péjorative, et au moment où
triomphe ce genre totalement plastique qu’est le roman ? En effet, dès la fin
du XIXe siècle, le récit policier est en partie désavoué par le discours
critique, d’une part parce que sa lecture serait fondée sur l’anticipation d’un
plaisir attendu, d’autre part parce qu’il obéirait à des règles trop coercitives
qui le conduiraient à n’être plus qu’un jeu futile et stérile, un divertissement
déguisé en récit, une fiction froide et sans âme, dans laquelle les
personnages, privés de toute psychologie, deviendraient de simples
marionnettes : en somme, un phénomène non littéraire, et l’exemple parfait
d’un genre tué par la rhétorique ou, du moins, que l’excès de prescriptions
rendrait insignifiant et superficiel. Certes, il serait faux d’affirmer que le
roman policier se constitue comme genre dans la mesure où il est rejeté, ou
qu’on le discrédite parce qu’il est perçu comme genre. Il n’en reste pas
moins qu’il se présente bien comme le reflet inversé du roman légitimé tel
qu’il s’est construit au tournant du siècle ou dans les décennies qui ont
suivi. D’où la volonté de le dissocier, et avec lui toutes les paralittératures,
de la « grande » littérature, au moment où il importe de ne point postuler
une unité de la culture, et de mieux marquer une séparation entre des
œuvres consacrées et toute une production considérée comme mineure.

3. La morphologie des récits

La rhétorique a pris naissance, en Grèce, dans une culture où dominait


encore l’oralité, et où l’éloquence était considérée comme le grand genre.
Or, presque tous les commentateurs de la tradition orale et des
paralittératures (ce ne sont, en réalité, pas les mêmes, puisqu’un spécialiste
de la première ne s’occupe que rarement… du roman d’espionnage),
presque tous s’accordent pour reconnaître le rôle déterminant, dans l’une
comme dans l’autre, des éléments invariants, structuraux, des mécanismes
de redondance, de renchérissement : reprise de procédés, de lieux, de
situations dramatiques, de personnages ; effets d’allongement (cycles
folkloriques ou séries paralittéraires, continuations) ; recours aux épithètes
de nature, aux métaphores presque lexicalisées, aux locutions et hyperboles
qui ont pour dessein de produire un sentiment de familiarité. Toutefois,
cette mise en évidence n’est pas au service d’une élucidation des
paralittératures, puisque nombre de romans d’espionnage ou de romans
roses sont du même coup accusés de ressassement, de pauvreté d’invention,
et ces traits d’écriture, ces choix formels, sont considérés de facto comme la
conséquence d’une incapacité grammaticale ou d’une défaillance narrative
des auteurs. À dire vrai, la répétition, sous toutes ses formes, est, dans la
tradition orale comme dans les paralittératures, une marque générique, un
mécanisme formel attendu par le public, c’est-à-dire un élément
fondamental du contrat de lecture, fondé sur le jeu du semblable et de la
variation. Le retour des mêmes structures rassemble les romans d’une
collection, soit par le principe des « suites » d’aventures d’un personnage
(Rocambole, Sherlock Holmes, Pardaillan, Fantômas, Hercule Poirot), soit
par la reprise d’exigences rhétoriques identiques et de grandes situations
(comme la persécution de la Victime ou l’irruption du Vengeur). De même,
la duplication ou la triplication d’une cellule narrative de base qui règnent
dans le conte comme dans bien de romans populaires ne permettent pas
seulement au public ou au lecteur de suivre plus aisément le récit ; elles
s’imposent comme une respiration du texte, une scansion, un ressort
dramatique essentiel qui, notamment avec le redoublement des forces
maléfiques, suspend la narration pour la mieux accomplir, la structure pour
lui conférer une dimension fantasmatique : aussi, c’est la répétition elle-
même qui est de l’ordre du sens.

3.1. L’analyse de Vladimir Propp

Vladimir Propp, dans un livre fécond publié en 1928, Morphologie du


conte, a étudié, à partir de l’approche du conte russe, la coexistence entre,
d’une part la diversité des récits, leur pittoresque et, d’autre part, leur
uniformité, éléments constants s’asssociant à des éléments variables.
Surtout, il a su montrer la manière dont des actions identiques sont prêtées à
des personnages différents. Rappelons brièvement que Propp nomme
fonctions les éléments constants et qu’il les prend comme base de son
analyse. Comme ces fonctions possèdent des propriétés structurales
précises, Propp considère qu’il importe de les isoler pour constituer une
syntaxe narrative, dans la mesure où chacune d’entre elles se situe sur un
même axe par rapport à celles qui précèdent et à celles qui suivent. Il est
vrai qu’aucun récit ne présente toute la série des fonctions : il existe des
lacunes, qui ne brisent pas la chaîne des actions et ne modifient pas leur
répartition. Leur système total constitue cependant une méta-structure qui
ne s’impose pas comme une forme ancienne dont toutes les autres seraient
dérivées, mais qui demeure sous-jacente à chaque texte et à l’ensemble des
textes qui relèvent d’un même ordre narratif. Lorsque les fonctions sont
isolées, il devient possible de regrouper les récits qui alignent des éléments
de base identiques et qui peuvent du coup être pris en compte comme des
histoires qui relèvent du même type.
La parenté du conte et de certains genres paralittéraires apparaît de la
sorte avec évidence. Appliquée au roman policier à énigme, au roman rose,
au roman d’espionnage ou au western romanesque, l’analyse
morphologique serait en mesure de mettre en lumière les traits qui sont
propres à chaque série. Ainsi, bien que les personnages du roman
d’espionnage puissent être fort divers, de même que leurs noms, conduites,
attitudes, vêtements, les fonctions sont en nombre limité, liées de manière
logique, et elles constituent une cellule de base. Atomes narratifs, éléments
irréductibles du récit, elles ne se réfèrent pas à un protagoniste spécifique,
mais à son rôle. Si tous les récits d’une même série sont ainsi construits sur
une base de fonctions identiques, on peut, en « superposant » un certain
nombre d’entre eux, abstraire de ce corpus les diverses formes de la
redondance et mettre en évidence la manière dont elles s’organisent en une
ossature immédiatement lisible sous chaque texte. En définissant les
principes de structuration qui non seulement opèrent au sein de récits
particuliers, mais qui unissent les récits les uns aux autres, il devient alors
possible de construire un paradigme dans lequel chaque texte trouverait
alors sa place.

3.2. L’exemple de la morphologie du western romanesque

Il est impossible, dans le cadre de ce livre, d’analyser en détail de telles


constructions. Tout au plus peut-on proposer quelques notions avec, à titre
d’exemple, la séquence des fonctions établie à partir d’un ensemble de cent
westerns romanesques publiés aux États-Unis de 1877 à 1945, par des
auteurs aussi différents que John Morrison (série des Frank James), Edward
Wheeler (série des Deadwood Dick), Prentiss Ingraham (série des Bufalo
Bill), Max Brand et Nelson Rye :
• comme dans le conte, un prologue définit une situation initiale :
présentation de certains personnages. Un ordre règne – mais l’ordre
apparent repose souvent sur un désordre réel, caché. La communauté,
heureuse, est errante (une diligence, un train, un convoi de chariots, un
bateau, etc.) ou sédentaire, de manière provisoire (un relais de diligence, un
point d’eau, un campement, etc.) ou définitive (une agglomération, une
ferme isolée, un ranch, un fort, un camp minier, etc.). Ce prologue, parfois
omis, est immédiatement suivi de la séquence des fonctions ;
• apparition du héros : il vit en paix avec la communauté/il fait irruption
dans la communauté ; il arrive seul/accompagné (d’un aide, un jeune
homme inexpérimenté, un journaliste ridicule, etc.) ; il est de passage/il
vient s’installer dans la communauté/il vient enquêter sur un meurtre ou un
massacre/il doit délivrer un ami, etc ;
• une interdiction est adressée au héros ;
• violation, volontaire ou involontaire, de l’interdiction ;
• le héros est soumis à une épreuve préparatoire ;
• le héros est vainqueur de l’épreuve ;
• irruption du désordre (exemple : arrivée d’un hors-la-loi) ;
• la communauté est incapable de lutter contre le désordre ;
• le héros est indifférent au sort de la communauté ;
• l’agresseur commet un méfait ;
• le héros est prié de réparer le méfait ;
• le héros refuse de réparer le méfait ;
• l’agresseur commet un méfait qui touche, directement ou indirectement,
le héros ;
• le héros, conduit à la violence contre son gré, se joint à la communauté ;
• le héros obtient/n’obtient pas une collaboration ;
• le héros commence son enquête/sa poursuite ;
• l’agresseur organise un complot/une embuscade pour assassiner le
héros ;
• le héros déjoue le complot/l’embuscade ;
• le héros découvre que le vrai responsable des méfaits est l’homme le
plus riche de la ville/de la contrée ;
• le héros vainc un complice de l’agresseur ;
• le héros est poursuivi ;
• le héros fuit et quitte la communauté ;
• course-poursuite ;
• le héros et l’agresseur s’affrontent dans un combat ;
• le héros reçoit une marque ;
• l’agresseur est (en partie) vaincu ;
• le héros abandonne la recherche d’autres agresseurs ;
• une trahison atteint directement le héros ;
• le héros est secouru ;
• shoot out final : le méfait est réparé/l’ordre initial est restauré ;
• le héros est reconnu comme héros par la communauté ;
• la communauté accepte le héros/sa mission accomplie, le héros quitte la
communauté (le héros s’allie avec son donateur auxiliaire ; par exemple, il
se marie avec la jeune femme qui l’a aidé/il abandonne la vie errante et
s’engage aux côtés des pionniers/il part avec son donateur auxiliaire).
Alors que Propp considère que la succession des fonctions, dans le conte,
est toujours identique, il importe de préciser qu’il ne peut en être de même
dans le western romanesque : certaines unités narratives propres au centre
du récit peuvent être transférées au début, et réciproquement, si bien que les
combinaisons sont très variées. Mais, comme dans le conte, il arrive que le
méfait initial se répète, quelquefois sous une forme semblable, le plus
souvent différemment. Propp concède que le conteur dispose d’une liberté,
à dire vrai relative, en certains domaines, comme, notamment, dans la
répétition ou l’omission des fonctions, dans la détermination des modalités
selon lesquelles les fonctions retenues sont effectuées, mais surtout dans le
choix de ce qu’il nomme les attributs des personnages, c’est-à-dire leurs
qualités externes (âge, sexe, situation, apparence extérieure, etc.).
Cependant, pas plus dans le conte que dans le western, la composition du
récit n’est totalement libre, même en ce qui concerne la sélection des
attributs, qui répond à des lois : les qualités extérieures des personnages,
leur place dans la communauté peuvent changer selon les récits, elles n’en
ont pas moins des constantes. Derrière les attributs, qui sont aussi des
invariants, on devine un plan logique qui ne conditionne pas seulement le
transfert d’une fonction d’un personnage à l’autre, mais toutes les étapes de
la narration. La structure opère en réalité à tous les niveaux et affecte la
plupart des modalités du récit, puisque les variantes représentent un certain
canon qui s’est élaboré et qu’il serait éventuellement possible d’isoler, au
même titre que les fonctions – mais il est vrai qu’une telle enquête risquerait
d’aboutir à la constitution d’un immense catalogue.

4. Tradition orale et paralittératures

Par-delà ces ressemblances morphologiques, on peut remarquer que


quelques analogies entre tradition orale et paralittératures portent non
seulement sur la forme, mais aussi sur d’autres modalités, en particulier si
l’on choisit l’exemple du roman populaire.
Le premier, Lévi-Strauss a indiqué qu’il existait une étroite parenté entre
le roman populaire, tel qu’il se constitue au XIXe siècle, et le mythe ou le
conte ; et il a suggéré que « la construction analogue du mythe à tiroirs et
du roman-feuilleton résulte de leur asservissement respectif à des formes
très courtes de périodicité » (Lévi-Strauss, 1968, p. 105-106). D’une part,
donc, la publication de feuilletons peut être considérée comme une habitude
héritée de l’oralité – ce qu’affirme aussi Zumthor (1983) ; mais, d’autre
part, on peut ajouter que, à l’instar de ce qu’il advient dans la tradition orale
(où l’énoncé ne peut, à lui seul, définir une catégorie littéraire et doit être
accompagné, pour ce faire, de la performance qui actualise le texte),
l’expression « roman-feuilleton » elle-même détermine des propriétés
relatives aux conditions de la transmission, de l’énonciation, qui
apparaissent fondamentales, comme si la production et le mode de diffusion
et de circulation suffisaient en tant que tels à définir un genre. Cas rare,
sinon exceptionnel, dans l’écrit, qui le plus souvent occulte les conditions
de l’énonciation.

4.1. Oralité de l’énonciation

Certains domaines des paralittératures se caractérisent même par une


écriture qui retrouve les valeurs de la voix. Un prospectus de la revue Dix-
Neuvième Siècle (12 octobre 1841) qualifie le roman populaire
d’« intermédiaire entre le livre et la causerie », et ce terme « causerie »
apparaît dans certaines préfaces d’Alexandre Dumas (c’est le cas dans
LeLièvre de mon grand-père). On évoque souvent, comme exemple de
prouesse, Ponson du Terrail, auteur des Rocambole, qui aurait dicté trois ou
quatre romans simultanément à différents secrétaires. Légende ou
hyperbole, cette anecdote illustre du moins l’essence de cette production.
Pierre Souvestre et Marcel Allain composèrent tous leurs Fantômas au
moyen du dictaphone à rouleaux, et la prédilection de tant d’auteurs
contemporains de paralittérature pour le magnétophone est désormais
célèbre. Car cette paralittérature ne tolère pas les ratures, les relectures.
« Un roman de ce genre s’écrit en cinq jours, et l’on n’y pense plus »,
affirme Marcel Allain, qui précise : « Ou plutôt, je n’écris pas, j’ai toujours
dicté » (Arnaud, p. 83-85). Et Frédéric Dard, dans un entretien télévisé :
« Si je relisais mes livres avant qu’ils ne soient publiés, je ne les laisserai
pas paraître. »
Cette pratique ne manque pas d’avoir des incidences sur l’œuvre, et l’on
peut aisément déceler dans beaucoup de ces romans les diverses marques de
l’oralité qui, par le jeu d’une redondance contraignante, suscite la
prolifération de tics de langage : verbes réemployés obstinément, pléthore
des exclamations, interpellations du lecteur-auditeur, mais surtout volonté
d’établir une communication directe, puisque le récit exhibe sans cesse la
présence d’un conteur qui marque de sa parole le récit qu’il profère. René
Guise indique qu’Eugène Sue, écrivant Le Juif errant, « redécouvre
empiriquement les procédés des conteurs populaires » et que Les Mystères
du peuple « vont plus loin » encore que les romans précédents dans cette
mise au point d’une « esthétique populaire qui cherche consciemment à
retrouver les procédés de l’art oral »6. Sur bien des points, l’œuvre de
Ponson du Terrail est également proche de l’oralité : lyrisme porté jusqu’à
l’emphase, éclaircissements, rectifications des anachronismes, justifications
de l’irréalité des situations – la narration entière ressemble à un monologue
prononcé à voix haute. Chez Alexandre Dumas, on observe même une
récriture savante de la voix, une présence créatrice de la voix dans le texte
lui-même : le dévidement d’une parole allègre, certes chargée de
digressions, de tautologies et de développements prolixes, mais qui,
donnant l’illusion de supprimer la distance instaurée par l’écriture, a la
faculté de s’imposer comme un procédé de composition ; une oralité
souvent feinte, mais qui, en mimant les conteurs, semble se libérer de la
graphie pour communiquer au lecteur une jouissance à narrer et pour
témoigner qu’une voix pleine, vive et libre vibrait sur le lieu d’origine de
l’écriture. Situation d’oralité qui, du reste, trouve son écho dans la réception
de l’œuvre : il est bien connu que, vers 1840 et 1850, les femmes se
réunissent dans la loge de la concierge et les hommes au café pour entendre,
ensemble, la lecture des livraisons de romans populaires.

4.2. Une création collective ?

On peut même assister fréquemment à un éclatement du sujet de


l’énonciation, le texte dépendant d’une division des tâches. Certaines
paralittératures s’apparentent ainsi aux contes et aux mythes de la tradition
orale, si l’on considère, bien sûr, que celle-ci comporte une part plus ou
moins grande d’élaboration collective. Lévi-Strauss montre que même si
l’élaboration, dans la tradition orale, n’est pas toujours collective, même si
le récit a « été imaginé et narré une première fois par un individu
particulier » (Lévi-Strauss, 1964, p. 560), en revanche le mécanisme de
production du mémorable est collectif. Dans les paralittératures comme
dans la littérature de colportage rédigée par des groupes de tâcherons
employés par les libraires, les conditions mêmes de l’écriture excluent, le
plus souvent, l’idée d’une création individuelle ; la nécessité de diffuser
beaucoup de récits, et rapidement, exige une création collective. Dans
LaGazette de France du 19 juin 1832, le critique du feuilleton littéraire note
que romans et vaudevilles se font désormais à quatre ou à deux, en
précisant : « Aristote avait oublié l’unité d’auteur. » Alexandre Dumas est
l’exemple le plus éclatant de cette pratique : la participation d’Auguste
Maquet à plus de dix-huit romans est célèbre ; pendant seize ans, de 1835 à
1851, il amasse des documents, prend des notes dans des Mémoires,
prépare des canevas, brosse certaines scènes. Mais cette collaboration n’est
pas la seule : Alexandre Dumas entretient, certaines années, des dizaines de
secrétaires, d’auxiliaires épisodiques (Danzats, Locroy, Fiorentino) qui lui
soumettent des projets, lui apportent des suggestions, achèvent des
chapitres. Parfois, au hasard de lectures, Dumas retient un schéma
d’intrigue, esquisse la silhouette de quelques personnages et de quelques
hommes illustres ; les documentalistes entreprennent les recherches
historiques, un collaborateur rédige un premier jet, et Dumas complète,
amplifie, corrige. De nombreuses officines romanesques se sont ainsi
développées au XIXe siècle, notamment celles de Xavier de Montépin, de
Michel Zévaco, de Pierre Decourcelle.
Dans les paralittératures contemporaines, la division du travail est plus ou
moins poussée selon les genres : très importante dans le roman
d’espionnage (avec ces équipes chargées de préparer des dossiers
d’actualité et une étroite collaboration de deux ou plusieurs rédacteurs,
comme Jean Libert et Gaston Vandenpanuise qui publièrent, tous les deux
mois, un roman sous le nom de Paul Kenny) ou le roman policier (sous le
nom de Carter Brown se dissimulèrent une demi-douzaine de rédacteurs
distincts dirigés par Alan Y. Yates, qui livra ainsi à son public une dizaine
de livres par an), elle l’est moins dans le cas de la science-fiction. Mais, de
la matière brute, documentation et première élaboration, au produit achevé,
le récit traverse nécessairement plusieurs phases, et cette parcellisation des
tâches répond à une rationalisation qui s’étend aussi aux études de marché
et à l’établissement des circuits de distribution, de sorte que la rédaction
n’est qu’un élément d’un processus de fabrication. Il semble nécessaire de
considérer comme producteurs du récit non seulement celui qui conçoit
l’intrigue ou celui qui rédige, mais aussi le directeur commercial, le
directeur littéraire, et les techniciens de la vente. Si bien que le roman
s’insère dans une unité de production où, on l’a vu avec le cas des pulps, le
directeur de collection joue un rôle prépondérant.

4.3. Le nom de l’auteur

Toutefois, le lecteur, le plus fréquemment, ne perçoit pas le texte, ne peut


et ne doit pas le percevoir comme une œuvre collective. À de rares
exceptions près (Boileau-Narcejac : mais le trait d’union efface la dualité),
le récit s’offre comme l’œuvre d’un seul individu. Dans le cadre des circuits
de distribution tels qu’ils sont constitués en Occident, il importe de
maintenir l’illusion d’une création unitaire : le nom, souvent fictif, assure
l’unité de tous les sujets fragmentaires de l’énonciation et réunit, dans sa
singularité, la multiplicité des voix qui parlent dans le texte. L’écriture
paralittéraire, pour l’essentiel, se cache derrière le pseudonyme ou une
identité mouvante : Marcel Allain, pseudonyme d’Alain Darcel ; S. S. Van
Dine, pseudonyme de Willard Huntington Wright ; James Hadley Chase,
pseudonyme de René Brabazon Raymond, etc. Le pseudonyme répond aux
exigences commerciales ; une même personne, de la sorte, peut participer,
sous différents noms, à une ou plusieurs entreprises éditoriales : dans les
pulps américains des années 1920 et 1930, il était difficile d’imprimer, dans
un même numéro, trois ou quatre récits d’un même auteur. Serge Laforest,
qui publia au « Fleuve noir » des romans d’espionnage, diffusait également
des romans policiers sous le nom de Terry Stewart ; René Bonnefoy
s’appelle tantôt Roger Blondel, tantôt B. R. Bruss ; Agatha Christie a
également publié des romans roses sous le pseudonyme de Mary
Westmacott ; Simenon a imaginé plus de seize pseudonymes pour diffuser
les romans qu’il écrivait avant la série des Maigret ; et Jean Ray,
pseudonyme de Jean-Raymond de Kremer, possédait en fait environ
cinquante autres pseudonymes, etc.
Comme il fut suggéré tout au début de ce livre, les paralittératures
tendent en vérité à l’anonymat : plusieurs enquêtes ont montré que son
lectorat ne mémorise que très peu les noms des auteurs et, de toute façon,
ne se réfère pratiquement pas à eux. Dans les romans populaires du
XIXe siècle, le patronyme de l’auteur, très fréquemment, ne figure d’ailleurs
pas sur la couverture du livre. Non seulement la notoriété du protagoniste
dépasse de très loin celle de ses géniteurs, mais, dans beaucoup de cas, elle
les abolit ; aussi, le nom du héros, par une sorte de glissement
métonymique, finit par se substituer à celui de l’auteur. On connaît moins
Ponson du Terrail ou Gaston Leroux que Rocambole et Rouletabille ;
l’amateur achète moins un récit de Conan Doyle ou de Maurice Leblanc
qu’un Sherlock Holmes ou un Arsène Lupin. On dit « Tarzan » comme on
dit « Blanche-Neige ». Avec San-Antonio, nous parvenons à un cas
extrême : le nom de l’auteur réel a non seulement été effacé par celui du
héros, mais ce dernier est devenu l’auteur du livre. Au terme du processus,
San-Antonio finit par « signer » les autres livres de Frédéric Dard. De
même, Ellery Queen désigne à la fois le détective et le pseudonyme des
deux auteurs (F. Dannay et M. B. Lee). Et M. Allain de reconnaître : « Les
romans populaires, on les lit, on ne sait même pas le nom de l’auteur. J’ai
reçu chez Fayard des masses de lettres adressées à “M. l’auteur de
Fantômas” » (Arnaud, 1970, p. 80). D’ailleurs des noms comme ceux de
Dorothy Sayers ou d’Ellery Queen sont, on l’oublie trop souvent, des
exceptions, car les auteurs de paralittérature deviennent rarement célèbres
comme Agatha Christie. Si l’on consulte des listes de romans (dans les
collections « Le masque », « Spécial western » ou de l’éditeur Harlequin),
on constate que la plupart de leurs auteurs sont totalement restés dans
l’ombre.

4.4. Une homologie formelle


Il ne faut pas s’y tromper, et il importe d’insister : la paralittérature ne
peut prétendre qu’à une homologie formelle, et non pas substantielle, avec
la littérature orale : il serait assurément hardi de s’aventurer trop loin dans
cette voie du parallèle.
Certes, au-delà d’un apparent isomorphisme, tradition orale et
paralittérature possèdent aussi des fonctions sociales communes. Sans aller
jusqu’à soutenir que, dans les sociétés de masse, les paralittératures
joueraient le rôle de la tradition orale dans les civilisations sans écriture, on
peut observer que toutes deux mettent en scène, très souvent, à l’intérieur
du récit, la transgression de certains interdits, la violation de tabous sociaux,
et qu’elles partagent une fonction étiologique. Et les paralittératures ont
donné naissance à des héros, Buffalo Bill ou Tarzan, Batman ou James
Bond, qui tiennent une place relativement analogue à celle de beaucoup de
figures mythiques jadis forgées par la tradition orale.
Cependant, il ne peut s’agir de jeter des ponts ou d’établir des
correspondances terme à terme entre une tradition orale relevant de
communautés homogènes et une production appartenant aux sociétés
industrielles. Et sans doute ne peut-on pas prétendre expliquer par
l’emprunt ou la survivance des ressemblances qui demeurent tout à fait
superficielles, car les paralittératures ne reproduisent pas la tradition orale,
d’autant qu’il faut tenir compte, à propos de cette dernière, d’une typologie
fondée sur l’identité des auditeurs (le texte pouvant varier en fonction du
sexe et de l’âge) aussi bien que d’une typologie fondée sur les circonstances
de l’énonciation (un même énoncé pouvant changer de genre en fonction de
ses modalités d’énonciation).
Une excursion aux frontières de l’oralité a cependant le mérite de
montrer que tradition orale et paralittératures ne sont point antagonistes, et
que c’est parce que nous les comparons que nous pouvons mieux
comprendre leur spécificité, puisque la seule approche interne ne permet
pas toujours d’approfondir suffisamment les implications de la seconde. En
fait, parler de l’une comme de l’autre doit amener à renoncer à la notion
d’unicité du chef-d’œuvre, dans la mesure où il s’agit de productions qui
ont comme propriété essentielle de procéder de canons indiscutés, de
normes qu’il convient de respecter. Alors que l’âge moderne met l’accent
avant tout sur des valeurs d’innovation, la tradition orale, avec d’ailleurs
d’autres formes d’expression, peut nous rappeler que le concept
d’originalité, apparu avec le romantisme, au moment précisément où se
mettait en place un système paralittéraire moderne, est un concept
relativement récent dans notre culture, et peut-être seulement transitoire.
1 Roland BARTHES, « L’ancienne rhétorique, aide-mémoire », Communications, n° 16, 1970,
p. 204 et 223.
2 Roger CAILLOIS, « Le roman policier », Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974.
3 Jacques BARZUN, « From Phèdre to Sherlock Holmes », Energies of Art, New York, Harpers
and Brothers, 1956, p. 46.
4 Roger DE PILES, Conversation sur la connaissance de la peinture, Paris, Langlois, 1677,
p. 301.
5 Carolyn WELLS, The Technique of the Mystery Story, Springfield, Home Correspondance
School, 1913, p 333-403.
6 René GUISE, Marcel GRANER et Liliane DURAND-DESSERT, « Des Mystères de Paris aux
Mystères du peuple », Europe, n° 575-576, mars-avril 1977, p. 160-165.
6

Porosité des frontières


Les paralittératures ne seraient-elles qu’un contraire, un adversaire, un
concurrent du littéraire, un domaine relégué dans le mépris le plus absolu,
comme lorsque Claudel les désigne par l’expression d’écrits
« stercoraires » ? On serait alors tenté de dire que tous deux ne régneraient
que par leur autre, comme si c’était à force de s’opposer qu’ils se
constituaient. Par contrecoup, la littérature deviendrait-elle l’autre des
paralittératures (comme il advient avec la phrase de Simenon déjà citée :
« J’ai horreur de la littérature »), des paralittératures qui n’existeraient que
si subsiste un clivage ? En fait, comme on va le voir, les frontières qui,
selon certains, les sépareraient, non seulement sont infiniment poreuses,
mais se déplacent au fil des décennies.

1. Littérature contre paralittératures ?

Les frontières semblent, aux yeux de quelques critiques, bien établies, et


à toutes les époques, même à la nôtre, pour un esprit éclairé comme Claude-
Edmonde Magny qui assure que « les univers littéraires sont murés1 ». Mais
peut-on réellement penser que littérature légitimée, reconnue, et
paralittératures ont coexisté, pendant des siècles, en s’ignorant, se
dédaignant ? Existerait-t-il une continuelle guerre des langages ?

1.1. Comment la littérature se renouvelle

Certes, il est évident que l’histoire littéraire a le plus souvent tendance à


entériner et à reproduire les valorisations et les exclusions déjà opérées, et
se caractérise, dans presque tous les pays, par sa grande force d’inertie ; et il
est vrai aussi que ce que Bourdieu appelle le « champ de production
restreinte » (1971) paraît en permanence se refermer sur lui-même en se
montrant en mesure d’organiser sa production uniquement par référence à
des normes de perfection qu’il a lui-même suscitées. Mais aucun art ne
trouve jamais en lui-même seulement le principe de son changement et il
n’existe pas d’histoire autonome de l’art. La littérature, dans ses forces
vives, se déjoue des clivages, elle joue avec les lignes de démarcation, les
altérités, elle se renouvelle par des apports étrangers à ce qui participe de
son être même, dans les discours connexes qui sont souvent au plus près
d’elle, qui évoluent avec elle, et qui sont parfois ce qui permet à une parole
autre de surgir. Elle ne se transforme souvent qu’en intégrant des genres
désignés comme « bas » par les théoriciens classiques (par exemple, comme
nous l’avons vu dans la deuxième partie, le roman aux XVIIIe et
XIXe siècles). Elle s’écrit de toute façon avec ces discours, ces textes
voisins, le plus souvent en rapport direct avec eux, dans une situation de
tension dialectique qui permet à de nouvelles écritures d’advenir et de
s’imposer. Elle ne peut même que s’ouvrir sans cesse à des variétés d’elle-
même qu’elle semble d’abord refuser, ou qui paraissent la contredire. Pour
être, elle doit toujours être exposée au risque de se quitter, de se délaisser, et
aller à la rencontre d’autres formes, d’autres genres, d’autres moyens
d’expression.
D’autant que les frontières, rappelons-le, ne sont pas nécessairement
divisions ; elles sont aussi confins et configurations, transitions, jonctions.
Lieux de confrontation et de scission, elles sont également territoires
d’échanges ; sur elles se multiplient les signes : elles interrogent. Tracés
souvent arbitraires, parfois, à coup sûr, artificiels, elles demeurent
cependant le plus fréquemment indiscernables, voire indociles et
impossibles, puisque, dans l’ordre littéraire, et on le sait depuis Aristote,
aucune réelle définition (fût–elle rhétorique ou métrique) ne permet de
tracer des lignes irrécusables. Les frontières ne dissocient-elles pas, en
certaines circonstances, des contrées qui se ressemblent, alors qu’elles en
réunissent d’autres qui semblent diverger ? Certaines s’ouvrent librement,
d’autres doivent se forcer, et il arrive que le conflit soit un nouvel
ensemencement. Face aux espaces univoques, toutes, en revanche, à la
charnière des mondes, marquent l’ambivalence des significations doubles,
le vertige des lieux emboîtés, car c’est là que s’articulent l’un à l’autre des
espaces.
1.2. Contre le cloisonnement

Ne pourrait-on dire écrivains frontières, comme l’on dit villes frontières ?


Face à toutes les tentatives de cloisonnement, certains d’entre eux, qui
possèdent une conscience très forte des identités de langage, jettent des
ponts entre les diverses activités esthétiques pour revendiquer un usage
pluriel des formes. Écrivant dans l’équivoque des limites, ils tentent ainsi de
sortir des enfermements et envahissent, sans les coloniser, des territoires
limitrophes. Bien plus : comment écrire, comme le souhaitent bien des
romanciers, une œuvre totale, un roman qui surmonterait toute dissidence,
et qui s’adresserait à tous les publics ? C’est cette question cruciale que
pose Balzac dans son Avant-propos de La Comédie humaine : « Comment
plaire à la fois au poète, au philosophe et aux masses ? » La littérature
occidentale, depuis Rabelais, Cervantès, depuis Hugo, Dostoïevski, depuis
Joyce, est une quête d’une synthèse artistique qui puisse exprimer
l’interpénétration des éléments les plus divers, elle est parcourue par ce
désir d’unité, par cette recherche d’une œuvre polyphonique qui
réconcilierait, sinon toutes les formes, du moins plusieurs catégories
discursives.
De fait, comme la vie biologique et sociale, la vie littéraire se nourrit
d’échanges ; elle est peut-être même avant tout un exercice d’altérité
puisque écrire, c’est d’abord identifier l’autre puis l’intégrer à soi, en faire
sa substance, un autre qui « travaille » alors l’œuvre en profondeur : parce
qu’il implique une distance, même minimale, qu’il fonde les relations entre
l’identité et l’altérité et qu’il instaure nécessairement une posture en face
des espaces par rapport auxquels on le situe. De fait, nombreux sont les
échanges ou les correspondances entre les différents types d’écriture, les
passages de l’un à l’autre, et cette circulation peut à juste titre étonner un
lecteur croyant en la religion de la séparation des cultures. De tout temps se
sont produits des apports, des interactions, des intrusions. Depuis toujours,
les jeux de la parodie, du pastiche, et de ce que l’on appelait naguère
l’intertextualité ont brouillé les cartes. Non pas qu’il s’agisse du refus
catégorique d’un barrage entre « bons » et « mauvais » auteurs, car les
notions même d’appropriation et de détournement ne prennent sens que par
rapport à l’ensemble des valeurs, des règles littéraires, des normes
transmises par les institutions, les auteurs, les lieux de consécration.
Appropriation, détournement qui sont en fait doubles, car ils opèrent
d’abord un déplacement d’une sphère de production, de circulation, de
consommation vers une autre ; et effectuent ensuite une transformation de
ces éléments, afin de leur faire dire autre chose que ce pourquoi ils avaient
été initialement conçus.
Ainsi en Chine classique, où l’existence, jadis, de deux niveaux de
langue rendait la dichotomie plus évidente, certains lettrés, las de la
tradition académique, plongèrent aux sources vives de la littérature
populaire. Par ce mouvement, les novateurs de l’élite cultivée renouvelèrent
certains genres et ranimèrent leur inspiration créatrice. Alors que nouvelles
et romans en langue vulgaire étaient écrits, au départ, par les gens du
commun, et destinés à eux, les lettrés confucéens, gens de lettres
professionnels, qui ne virent d’abord dans ces productions qu’un passe-
temps dont il importait de ne point se vanter, surent progressivement, du
moins les plus ouverts d’entre eux, tirer parti de ces fictions2. André Lévy
remarque que « la Chine du dernier millénaire a pu trouver dans la
circulation entre haute et basse littérature l’enrichissement que l’Occident
connaissait par la multiplication des littératures3 ». Plus encore : un auteur
comme Li Zhi proclama même l’excellence, la supériorité des œuvres en
langue vulgaire sur les classiques reconnus.

2. Échanges entre littérature et paralittératures

Les paralittératures, loin d’être des univers autonomes, entretiennent plus


d’un rapport avec la littérature. Les unes et l’autre, dans l’un et l’autre sens,
s’empruntent thèmes, situations, personnages. Voici quelques exemples de
ces échanges.

2.1. Les emprunts des paralittératures à la littérature

Les paralittératures, sur le plan de leur contenu, de leurs sujets, sont


tributaires de la littérature consacrée. On a vu que l’on retrouvait en elles
les traces d’anciennes rhétoriques, mais il leur arrive aussi de reproduire
certains motifs, des situations. Elles adaptent, imitent, démarquent, et ces
emprunts n’ont jamais vraiment été étudiés.
Ainsi, les livres de colportage, diffusés dans les campagnes, ne
représentaient pas une production radicalement distincte des cultures
littéraires de la Cour et de la ville. Non seulement ils prenaient place dans
un ensemble plus vaste, voisinant avec les « feuilles volantes », les
« canards », mais ils empruntaient aussi leurs thèmes et leurs récits à des
romans picaresques comme Les Aventures de Don Pablos de Ségovie, de
Quevedo, avec un texte récrit pour un public spécifique. En Angleterre, ce
sont des adaptations de romances traditionnelles comme Guy of Warwick ou
même, à partir du XVIIIe siècle, des résumés de romans célèbres (Robinson
Crusoe, Moll Flanders) réduits à une cinquantaine de pages. Quant au
roman rose, il apparaît bien, on l’a dit plus haut, comme un abâtardissement
des formules du roman sentimental du XVIIIeou du XIXe siècle : celui, en
France, de Mme Cottin (Claire d’Albe, Malvina, Mathilde) ou de Mme de
Souza (Adèle de Sénanges, Mademoiselle de Tournon).
Le roman policier, lui, s’est plu à reprendre sous la couverture de la
« Série noire », et sous forme romanesque, un mythe grec comme Œdipe
roi, par Didier Lamaison. Et deux écrivains, Viard et Zacharias, se sont
même spécialisés dans cette opération de transfert : Le Roi des Mirmidoux
(« Série noire » n° 1018, 1960 : transposition de l’Iliade dans un décor et
avec des personnages de « Série noire »), L’Embrumé (« Série noire »
n° 1075, 1966, transposition de Hamlet), Le Mytheux (« Série noire »
n° 1110, 1967, transposition de Lorenzaccio), L’Aristocloche (« Série
noire » n° 1222, 1968, transposition de Don Quichotte) D’autres multiples
exemples pourraient être donnés.

2.2. Les emprunts de la littérature aux paralittératures

Aussi intéressante est la pratique de « braconnage » de beaucoup


d’écrivains reconnus, qui allèrent chercher leur bien aux lisières de
l’institution littéraire, se livrant librement aux influences qu’ils pouvaient
recevoir de la culture de masse. Accueillant les voix multiples et
discordantes du monde, ils puisèrent dans l’ensemble d’images, de formes,
des paralittératures, jouant avec elles tout en conservant la valeur de
spectacle qu’elles contenaient.

2.2.1. De Rabelais à Joyce

À l’aube de la civilisation du livre imprimé, Rabelais inaugure cette


récriture. Il se place lui-même en successeur, puisque son Pantagruel n’est
qu’une suite et une relecture des Grandes et Inestimables Chroniques du
grand et énorme géant Gargantua, brochure de colportage célèbre alors.
Mais celle-ci s’impose, dans son œuvre, comme un élément moteur, un
creuset lui permettant de donner libre cours au jaillissement des forces du
langage, d’insérer de multiples voix narratives (qui s’opposent à la linéarité
des Chroniques Gargantuines) et de créer une féconde oscillation entre le
savant et le populaire. S’il se rattache directement à cette première forme
des paralittératures, et s’il ne manque pas de le rappeler à plusieurs reprises,
il refuse d’user de toutes ses recettes et de se plier à la loi de la série :
« pour le présent, je m’en déporte, combien que la chose soit telle que, tant
plus serait remembrée, tant plus elle plairait… » (Gargantua, chap. I). On
ne trouve ainsi nulle exploitation des personnages d’Arthur et Merlin, qui
occupent une place centrale dans les diverses versions des Chroniques
Gangantuines. Mais l’emprunt ne s’est pas opéré dans un seul sens, puisque
des rédacteurs de la littérature de colportage se sont ensuite emparés de
certains thèmes et personnages du Pantagruel et du Gargantua de Rabelais
pour diffuser un Voyage et navigation de Panurge, disciple de Pantagruel,
récit qui, à son tour, a été pastiché par Rabelais dans son Quart Livre.
Au XIXe siècle, l’intérêt que Balzac accordait au roman populaire est bien
connu, mais l’exemple sans doute le plus intéressant est celui de
Dostoïevski : on sait l’importance qu’a pu avoir pour l’auteur de Crime et
châtiment un écrivain comme Eugène Sue et, plus encore peut-être,
Frédéric Soulié (Dostoïevski a d’ailleurs reconnu lui-même tout ce qu’il
devait à ce dernier). Lautréamont, inspiré par la rhétorique de l’hyperbole
du Rocambole de Ponson du Terrail, procède, dans Les Chants de
Maldoror, à une sorte d’acculturation poétique du roman populaire ;
Cendrars, dans les poèmes de Documentaires, effectue un « montage » et un
collage brut de phrases tirées du Mystérieux Docteur Cornélius, roman
d’aventures et de science-fiction de Gustave Lerouge ; et Joyce, dans
Ulysse, semble, avec son protagoniste agent de publicité, vouloir intégrer
une grande partie des paralittératures du début du XXe siècle. Ainsi, dans la
treizième partie du roman, notamment, à l’occasion des rêveries de Gertie
MacDowell, son pastiche des romans roses, les Peg’s Papers, publications
anglaises célèbres à l’époque, est ensuite miné par un autre pastiche, d’un
genre diamétralement opposé, le roman pornographique !
On retrouve cette attirance pour les livres rejetés par les lettrés mais chers
au cœur des jeunes filles même chez Flaubert, avec la tentation de s’en
imprégner, en dévoilant les lectures d’Emma Bovary, ces romans pour
lesquels la jeune femme se passionne, et qui ne sont « qu’amours, amants,
amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires,
[…] forêts sombres, troubles du cœurs, serments, sanglots, larmes et
baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets… » (Madame
Bovary, chap. VI). Comme seule illustration, cette lettre qu’il écrivit à
Louise Colet le 3 mars 1852 :
Voilà deux jours que je tâche d’entrer dans des rêves de jeunes filles
et que je navigue dans les océans laiteux de la littérature à castels,
troubadours à toques de velours à plumes blanches. Toute la valeur de
mon livre sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre
le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une
analyse narrative) . Quand je pense à ce que ça peut être, j’en ai des
éblouissements 4 .
Il va de soi que de tels recours ne sont pas simplement décoratifs : tous
acquièrent une valeur séminale, car l’effort pour aller vers l’autre du
littéraire traduit en fait une interrogation sur la possibilité, pour l’écrivain,
de trouver des moyens d’expression personnels : Madame Bovary le montre
avec éclat.

2.2.2. Récit policier et science-fiction dans le roman moderne

Certains écrivains contemporains aussi, s’ouvrant à ces autres systèmes


de signes que sont les paralittératures, puisent dans leurs réserves d’images,
de thèmes, de structures : la science-fiction, le western romanesque, le
roman policier chez le romancier américain William Seward Burroughs ; le
roman d’espionnage, le roman policier et la science-fiction chez Robbe-
Grillet, etc. Le récit policier, à lui seul, semble même de plus en plus
irriguer le roman moderne. Phénomène qui n’est pas nouveau, comme en
témoignent L’Intrus de Faulkner, Monsieur Ouine de Bernanos ou Six
Problèmes pour don Isidro Parodi de Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy
Casares. Plus nombreux, toutefois, sont, depuis ces dernières décennies, les
écrivains reconnus par le discours critique établi qui adoptent cette forme
essentielle. En Angleterre, John Fowles (La Créature) ; Mario Vargas Llosa
au Pérou (Qui a tué Palomino Molero ?) ; Kobo Abé au Japon (Rendez-
vous secret, Le Plan déchiqueté) ; Eduardo Mandoza (La Vérité sur l’affaire
Savolta) et Juan Benet (L’Air d’un crime) en Espagne. En France aussi, les
structures et les scènes du roman policier habitent l’imaginaire de Butor
(L’Emploi du temps), Patrick Modiano, Jorge Semprun, Jacques Roubaud
(la trilogie de Hortense)… En Italie, le retentissement du Nom de la rose a
tantôt caché, tantôt permis de révéler qu’Umberto Eco avait des devanciers,
comme C. E. Gadda (L’Affreux pastis de la rue des Merles) et L. Sciascia
(Le Jour de la chouette, À chacun son dû, Le Contexte), mais également des
émules, comme Fruttero et Lucentini (La Femme du dimanche), Valerio
Manfredi (Palladion), Antonio Tabucchi (Le Fil de l’horizon), etc.
L’argument des Dix Petits Nègres d’Agatha Christie (une succession de
meurtres dans un lieu clos, accomplis par un assassin qui voudrait assumer
le rôle du destin) est même devenu une sorte de paradigme pour certains
romans contemporains : Le Nom de la rose d’Eco, Todo Modo de Sciascia
ou La Comptine des Height de Jean Lahougue.
Conjointement, on peut noter qu’il existe, en l’occurrence (comme à
propos de Rabelais et des livres de colportage), un passionnant aller-retour
entre littérature et paralittérature, puisque si Sanctuaire de Faulkner est
(plus que l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier, comme
le proclamait Malraux) l’irruption du roman policier dans l’univers du
Faulkner de Le Bruit et la Fureur, en retour, James Hadley Chase, de son
propre aveu, a voulu, avec Pas d’orchidées pour miss Blandish, refaire,
littéralement, Sanctuaire dans l’ordre du roman noir, en imitant Dashiell
Hammett. Et à son tour, l’écrivain argentin Manuel Puig, trente ans plus
tard, reprend les éléments de l’intrigue de Pas d’orchidées pour miss
Blandish ainsi que personnages et scènes pour écrire un des grands romans
contemporains, The Buenos Aires Affair (titre en anglais dans l’édition
originale).
Si l’on s’interroge sur la fonction précise de cette activité de récriture, si
l’on se demande pourquoi tel ou tel auteur a éprouvé le besoin de recourir
ainsi aux formes et aux personnages des paralittératures, on peut suggérer
qu’il s’agit, dans ce jeu avec les situations toutes faites du roman policier ou
de la science-fiction, de capter ou de retrouver la vertu euphorisante du
stéréotype, de prendre un peu de ce pouvoir de fascination que peuvent
exercer ces récits. Mais cette fonction positive n’est pas seulement tournée
vers le lecteur, elle sert aussi, pour l’écrivain, de provocation, d’invitation
ou d’incitation à l’écriture, d’amorce, dans la mesure où il s’agit de
retrouver dans des genres dont la cohérence est très grande, dont les images
sont fortes, une sorte de dynamique intérieure. Cette fonction réveille cette
puissance, qui est la volonté de redire, de récrire, de dire encore une fois,
en bouleversant l’ordre narratif, afin que tout bascule et que l’on débouche
sur un autre langage. Car il ne s’agit pas, de la part de Robbe-Grillet, de
Sciascia, de Puig, d’une imitation des paralittératures, mais bien d’une
entreprise de réinterprétation, de correction qui consiste à dévoiler le non-
dit de ce secteur de la production – par exemple à révéler ce qui ne pouvait
l’être dans un roman policier ordinairement soucieux d’une résolution
purement mécanique de l’énigme. En jouant avec les clivages entre
littérature et paralittérature, il s’agit de les déjouer, et de voler une parole
autre pour la parler avec une autre musique, les matériaux étant intégrés
dans un circuit de sens qui tente d’accomplir le rêve d’une littérature en
transformation continue.
Dès lors, si certains écrivains, ainsi, opèrent une traversée, de part en
part, des paralittératures, c’est parce qu’avec des éléments symboliques, des
fragments du discours de masse, ou avec une imagerie commune, il est sans
doute possible de retrouver le langage à sa source – de même que le collage,
en 1912 et 1913, a permis à Picasso et Braque de retrouver la peinture à son
origine, en deçà des contraintes et des conventions de la perspective issue
de l’Italie du XVe siècle, de même que, plus tard, le collage a encore permis
à Robert Rauschenberg d’échapper à l’impasse de l’expressionnisme
abstrait, tel qu’il s’anémiait entre 1953 et 1960.
S’il importe ainsi, parfois, à la littérature de passer « hors d’elle-même »,
quand elle feint de se dessaisir d’elle-même, c’est pour mieux se retrouver,
différente, encore éclairée des lumières du dehors, habitée de vérités
nouvelles. Parvenue au bord d’elle-même, elle ne fait pas apparaître des
pratiques d’écriture qui la contredisent, mais les conditions d’un
recommencement, et même d’une pure origine puisque c’est la littérature
elle-même qui, libérant un vide, resurgit autre, en se tournant hors d’elle-
même. Loin des tentations monistes qui veulent croire que l’homme
écrivant est un, dans l’union indissoluble de sa pensée, de sa parole, de son
corps, la littérature, qui ne récuse rien de ce qui se dit et se montre du
monde, est donc bien ce discours à l’écoute de tous les autres discours.

3. Un exemple : la force productive de Fantômas

Tout à fait éloquente, en France, est la place de la figure de Fantômas, qui


illustre à la perfection le rôle des paralittératures au cours du XXe siècle. Dès
les premiers volumes publiés, l’intelligentsia découvrit en lui une valeur
poétique rare, une sorte de primitivisme urbain où des images qui
paraissaient venir des rêves se mêlaient à celles de l’actualité (effondrement
de l’Empire russe, incidents diplomatiques) pour instaurer un fantastique
quotidien, et cette ferveur ne s’est pas démentie aujourd’hui : un artiste
comme Jonathan Meese introduit fréquemment dans ses œuvres la figure de
Fantômas. Une promenade avec ce succédané d’ange déchu nous permettra
de mieux mettre en relief ce mécanisme de création, de circulation et
d’appropriation.

3.1. Les crimes de Fantômas

Bien qu’ayant perpétré, au fil de ses aventures, d’innombrables meurtres,


et bien qu’étant appelé, par ses créateurs, « l’Empereur du crime », les seuls
vrais assassinats de Fantômas sont au nombre de trois : d’abord s’être
débarrassé définitivement de ses deux géniteurs, exploit accompli certes
fréquemment dans les paralittératures, mais rarement avec une telle
perfection, une telle absence de traces et d’indices, puisque, on l’a déjà dit,
les noms de Pierre Souvestre (1874-1914) et de Marcel Allain (1885-1969)
ont été totalement rayés de la mémoire du grand public.
Deuxième crime de Fantômas, plus rare celui-ci : avoir totalement
éliminé ses sosies, tel ce Satanas dû à un certain Gabriel Bernard, imitateur
de Souvestre et Allain, mais surtout ses frères et sœurs, rivaux, rivales,
comme Férocias ou Fred Fatal, enfants, eux aussi, de Marcel Allain, qui
écrivit, après la mort de son complice Souvestre, environ cinq cents autres
volumes et de nombreux cycles romanesques, tels Fatala, pendant féminin
de Fantômas (vingt-cinq tomes chez Ferenczi à partir de 1930), Tigris
(vingt-cinq tomes), Miss Teria (douze tomes), ainsi que des romans
policiers (douze tomes pour Les Aventures de David Hare, douze pour Dix
heures d’angoisse, douze pour Les Aventures du commissaire Boulard), des
romans « sociaux » (douze volumes des Cris de la misère humaine), des
romans d’espionnage (quinze volumes de la série des Naz-en-l’air), des
romans roses (six volumes de Parias de l’amour), des romans de guerre
(dont cinq volumes de Titi-le-Macblot, sur la guerre de 1870, et cinq de
Zizile tueur de boches sur celle de 1914-1918), des romans pour enfants
(plus de 475 fascicules). De cette écriture de la prolixité, seul subsiste
Fantômas. Comment a-t-il pu surnager après un tel naufrage, échapper à
l’engloutissement de toute une œuvre ?
Enfin, troisième forfait : avoir presque aboli les romans qui relatent ses
aventures. Fantômas est devenu une figure mythique autonome qui, libérée
des récits eux-mêmes, survit dans la conscience commune et qui est
associée à l’idée du faux-semblant, du simulacre. C’est ainsi que le
triomphe de Fantômas est d’avoir incarné, à l’aube du XXe siècle, une des
spécificités de la culture de masse d’aujourd’hui : s’épanouir non seulement
au théâtre (adaptation de Gabriel Timmory en 1921), mais aussi, par
nécessité profonde, afin d’atteindre le public le plus large, sous la forme de
films, d’affiches, de peintures (tableaux de Juan Gris, Magritte), de
feuilletons radiophoniques, de chansons, de romans-photos (dix-sept
fascicules diffusés en 1962 par les éditions Del Duca), de bandes dessinées
(diffusées par Opera mundi en 1930, puis en 1941 – images de P. Santini –,
en 1953 – images de Pierre Tabary – et en 1969 – adaptation d’Agnès
Guilloteau, images de Jacques Taillefer). Très vite, dès 1913, les aventures
du « Maître de l’effroi » furent adaptées au cinéma par Louis Feuillade
(1974-1925) en une série de cinq films, dans les décors d’un Paris disparu,
celui des Fortif’, de Bercy, de Belleville. Ces films, qui connurent un
immense succès en France et en Europe, contribuèrent aux États-Unis à
l’essor des serials. Mais Feuillade, tout comme Souvestre et Allain, a lui
aussi été sacrifié par ses créatures – non seulement Fantômas, mais aussi les
Vampires et leur égérie Musidora (douze épisodes en 1915) ou Judex
(vingt-quatre épisodes en 1916 et 1917) – puisque son nom est relativement
oublié. Et qui se souvient encore de celui des réalisateurs des autres
adaptations cinématographiques de Fantômas : Paul Féjos (1931), Jean
Sacha (1947), Robert Vernay (Fantômas contre Fantômas, 1949) ? De
toutes ces métamorphoses, seul survit, encore, le nom du héros, délivré des
supports auxquels il était attaché.

3.2. Jeu de doubles

Autre exploit de « l’Empereur du crime » : Fantômas, qui presque


toujours est considéré comme le modèle même du roman-feuilleton, du récit
feuilletonnesque (il est même parfois donné comme l’exemple le plus
« représentatif » de ce mode de diffusion), n’a pas, du moins dans la
première série, issue de la collaboration de Souvestre et Allain, été publié
sous cette forme, mais uniquement en volumes, de 450 pages environ, aux
éditions Fayard, dans la collection « Le livre populaire » à 65 centimes.
Artiste du découpage en tranches de ses victimes, « l’Empereur du crime »
n’a pas connu, lui, avant la guerre de 1914-1918, le dépeçage éditorial.
Singulière destinée déjà, et nouvelle métamorphose : étonnant pouvoir aussi
de cette œuvre de s’imposer, à l’image du protagoniste, pour ce qu’elle
n’est pas. D’autant que la diffusion de ses exploits s’accomplit pendant une
période relativement brève, du 15 février 1911 jusqu’en septembre 1913
(trente-deux volumes), si l’on excepte onze aventures publiées par Allain
(après la mort de Souvestre) de 1919 à 1932, et une dernière imprimée par
Constellation pendant l’été 1963. Avec, autre surprise, en arrière-fond, le
modèle des Rougon-Macquart, puisque chaque aventure se déroule dans un
lieu et un milieu déterminés. Fantômas traverse toutes les couches sociales,
si bien que l’ensemble vise à constituer une somme romanesque centrée sur
un nœud familial.
En effet, au héros du mal, qui tente d’exister en multipliant les victimes,
s’oppose un justicier dédoublé en deux personnages, le policier Juve et le
journaliste Fandor. Fantômas a tué le père de ce dernier pour prendre son
identité, il fait passer sa mère pour folle, il a une maîtresse, Lady Beltham,
dont il a assassiné l’époux mais qui, dès le premier volume, joue un rôle
actif dans les machinations du protagoniste qu’elle idolâtre en dépit de
l’horreur que lui inspirent ses crimes. Fantômas a aussi une fille, Hélène,
qui, elle, est pure, Dieu merci. On apprend assez tard (à la fin du trente-
deuxième volume) que Juve, double inversé de Fantômas, d’une
intelligence égale à celle de ce dernier, est son frère jumeau, et qu’il use des
mêmes armes. Aussi, chaque roman reproduit la même structure narrative
fondée sur la poursuite et, par parallélisme ou par opposition, la même
situation. Cette composition par réduplication, enchaînant des épisodes
successifs fondus dans le même moule, ne peut être qu’illimitée, sans autre
fin possible que les contraintes commerciales, car elle repose sur l’idée
simple d’infinis travestissements du héros. Ce que le narrateur ne manque
jamais de préciser : « Fantômas a si bien l’art de se maquiller que quelques
secondes lui suffisent pour changer de visage. » Ou encore, comme le note
le préfet de police dans Fantômas joue et gagne : « Fantômas peut modifier
ses traits presque à volonté. Il lui suffit de se faire injecter ici ou là de la
paraffine. Il s’allonge le menton ou le raccourcit, gonfle ses joues ou les
creuse, change la forme de son nez. » Ce pantin de caoutchouc, cet homme
aux mille visages n’a pas de vrai visage, il endosse toutes les identités
possibles (officier russe, ambassadeur, mendiant, concierge), tous les noms
(du marquis de Ressac à l’homme « primitif » Ouaouaoua, du professeur
Marcus à madame Ceiron, d’autres encore). Doté même de scissiparité ?
(comme le dit Fandor dans Le Mort qui tue : « Fantômas est parfois deux
personnages à la fois »), il lui arrive de devenir le policier qui le poursuit,
Juve, dont il a pris la place mais, à l’instant du meurtre, il resurgit à chaque
fois « tel qu’en lui-même », c’est-à-dire (selon les expressions fréquemment
reprises) « ganté de noir des pieds au cou », le « visage caché sous une
cagoule noire », « les membres moulés dans un maillot de laine noire », se
glissant hors du crépuscule, se coulant dans la nuit. Bref, Fantômas-Protée
est à la fois un et tous, chacun et tout le monde, il se caractérise par une
sorte d’anonymat perpétuel, qui fait de lui, non point un personnage, mais
une figure mouvante pour un déroulement de scènes.
Insistons sur une spécificité des métamorphoses de Fantômas : sa faculté
à adopter toute nationalité. Doté d’ubiquité, il est aussi bien Ivan
Ivanovitch, tsar de Russie et Boris Pokroff, chef de la police secrète, mais
également, tour à tour, Gurn, le Sud-Africain, le lord anglais Grinisay,
l’Italien Santa di Crocce, l’Allemand von Traun. Ce qui fait de lui un être
ambivalent, à la fois citoyen de l’univers (ce qui peut expliquer qu’il
séduisit quelqu’un comme Cendrars, qui, dans la revue d’Apollinaire Les
Soirées de Paris, appela la série l’« Énéide des modernes ») et menaçant
par ce cosmopolitisme même, puisqu’il représente le barbare qui vise à
submerger la planète, la figure tentaculaire qui corrompt la civilisation.
Postiches, perruques, fausses barbes, maquillages, tout le matériel de
déguisement est dès lors sollicité, tous les instruments de truquage, tous les
subterfuges propres à accomplir ou déjouer les forfaits, dans un monde où
les châteaux, les souterrains, les oubliettes du roman noir ont été remplacés
par le fantastique du tunnel du métro (Un roi prisonnier de Fantômas).
L’illusionnisme se présente comme une sorte de merveilleux moderne fondé
sur une accumulation de phénomènes qui apparaissent à première vue
comme magiques, mais qui sont assez vite expliqués rationnellement. Les
personnages peuvent sortir de leurs tombes, survivre au couperet de la
guillotine (à Fantômas est substitué un acteur grimé qui meurt à sa place),
être coupés en morceaux, marcher sur l’eau, traverser les murs, l’acier, être
à la fois ici et ailleurs : rien ne relève d’une intervention occulte, tout se
démontre, tout procède d’un truquage, d’un escamotage, d’un numéro de
prestidigitation qui fait disparaître, apparaître, changer de place ou d’aspect
êtres et objets. De là cette faculté que possède Fantômas de se
« volatiliser » : « Qu’est-il donc devenu ? Il était là, il n’est donc pas sorti,
donc il y est, et pourtant il n’y est pas ! » (La Livrée du crime.) Rien
d’étonnant à ce que, comme chez Robert Houdin, prolifèrent les
mécanismes, les manèges forains, les doubles-fonds : boîtes, niches,
trappes, immeubles communicants. Et tous les objets propres à la levée des
images : miroirs, bougies, lumières qui trouent brutalement la nuit. Comme
il est dit dans La Livrée du crime : « Le Mystère n’est en réalité
qu’apparent. Tout, au contraire, est très simple. »
Trop simple, en effet, car le récit, lui, ne possède pas de double-fond.
Derrière une illusoire part d’ombre, tout est transparent pour le lecteur, et
les personnages sont l’expression de ce que Forster, dans Aspects of the
Novel, appelait flat characters. C’est dire que l’insolite n’est souvent que
factice, au même titre que l’attente de l’événement à venir que s’efforcent
de créer les auteurs par des interrogations répétées : « Un homme vêtu de
noir, à la silhouette sombre, indistincte, s’agitait. Quel était cet homme ?
Que faisait-il ? » (Les Amours d’un prince). Au même titre aussi que les
formules répétées qui désignent le protagoniste et qui ressemblent à des
annonces publicitaires : « le Maître de l’Effroi », « l’Insaisissable », « le
Roi de l’Épouvante »… Fantômas ? Un bateleur, doué pour les canulars, les
facéties, toujours prêt à tenter un nouveau tour, un saltimbanque dont les
nombreuses morts ne sont que fabriquées, un charlatan enchanté de tromper
la planète entière, un funambule ravi de faire frémir ou d’amuser (illuminer
le lit de la Seine, transporter un asile d’aliénés dans les ministères). De la
prestidigitation à la farce, on demeure dans le domaine du théâtre : si le
monde est une scène, les villes et les océans des décors, Fantômas est apte à
échapper à tous les pièges, à jouer avec ses ennemis comme avec ses
comparses, qui eux-mêmes se déguisent, disparaissent, resurgissent à
l’improviste, mais restent invulnérables.
Faut-il le reconnaître ? Le désenchantement, aujourd’hui, touche bien
souvent le lecteur devant cette masse énorme d’aventures : composition
invertébrée, poursuites monotones, litanie de formules convenues, banalité
de mélodrame, style, il faut bien le dire, très appliqué (Souvestre et Allain
ne sont pas Alexandre Dumas). Certes, il faut compter aussi avec les traits
d’humour : « Pour passer inaperçu, Guillaume II avait abaissé ses
moustaches légendaires » (Le Mystérieux Clubman). Mais les cocasseries
sont loin d’être toujours volontaires, comme la phrase qui faisait rire
Souvestre lui-même quand on la lui citait : « Il était plat et poli comme une
punaise. » Car, comme l’écrit Breton à propos de Xavier Forneret :
« Comment s’expliquer l’extrême inégalité de sa production où la trouvaille
la plus authentique voisine avec la pire redite, où le sublime le dispute au
niais ? »

3.3. Littérature et paralittératures


En effet, comment s’expliquer que très tôt, Fantômas eut tant
d’admirateurs dans la littérature légitimée, comment comprendre que tant
de poètes se soient à ce point enthousiasmés ?
C’est Cendrars qui, le premier, en mars 1914, consacra à Fantômas un
poème, d’abord publié dans la revue d’Apollinaire, Les Soirées de Paris,
puis intégré dans Du monde entier : le recours au collage, la juxtaposition
de banalités et d’envolées lyriques visent à évoquer un monde « directement
plagié de Homère, ce Châtelet », un monde qui n’est que « machinerie mise
en scène changements de décors », tout comme celui du poète de la Prose
du transsibérien. Quelques mois plus tard, Apollinaire, qui possédait la
collection complète des volumes, célébra dans Le Mercure de France du
26 juillet 1914
cet extraordinaire roman, plein de vie et d’imagination, écrit
n’importe comment, mais avec beaucoup de pittoresque. La lecture de
Fantômas , de Pierre Souvestre et de Marcel Allain, est en ce moment
fort à la mode dans plusieurs milieux littéraires et artistiques. La
lecture des romans populaires d’imagination et d’aventures est une
opération poétique du plus haut intérêt. Pour ma part, je m’y suis
toujours livré par à-coups, mais complètement, huit, dix jours de suite.
Ce sont même, je crois, les seuls livres que j’aie bien lus 5 .
À la suite de Cendrars et d’Apollinaire, Max Jacob, qui avait souhaité la
création d’une « Société des amis de Fantômas », écrivit en 1916 deux
textes, Fantômas et Encore Fantômas, insérés dans Le Cornet à dés, et qui
tirent profit de l’art des métamorphoses en les poussant au paroxysme :
dans le premier, Fantômas est transformé en marteau de porte, dans le
second, en chef de cuisine. Mais bien d’autres poèmes en prose du recueil
sont inspirés des aventures de l’« Empereur du crime », notamment Roman
feuilleton, Roman populaire, Encore le roman feuilleton, ou bien Fausses
nouvelles ! Fosses nouvelles !, qui propose, en une page, une sorte de petit
roman en accéléré, avec coups de feu à l’Opéra, échelles de cordes qui se
déroulent, « assassinats du voisin », « jets de pétrole enflammé », « sièges
de loges » et même « siège d’un strapontin »…
Plus tard, Fantômas intervint à plusieurs reprises dans l’œuvre de
Cocteau, notamment dans Opium, en 1931 (« Voilà la grandeur de
Fantômas. Les auteurs épiques ne se gênent pas plus avec les postiches et
les fausses dates qu’Homère avec la géographie et les métamorphoses »),
puis dans Léone (« C’est là que Fantômas roi de 1911/Garde un roi
prisonnier sous l’ondine de bronze ») ou dans la préface qu’il écrivit pour
l’Histoire du roman policier de Hoveyda, et dans laquelle il exalte « le
lyrisme absurde et magnifique de Fantômas ». Raymond Queneau fit le
projet d’écrire une Vie de Fantômas, mais se borna à établir la liste de ses
forfaits dans Bâtons, chiffres et lettres. Il y dénombre cent cinquante crimes,
et quatre-vingt-dix délits de diverses sortes, en un inventaire qui suggère
que les paralittératures sont le lieu où s’élabore, dans le délire, une pure
fabulation. Mais on pourrait citer aussi Malraux, qui évoque Fantômas dans
La Condition humaine, et Neruda dans le Mémorial de l’île Noire (« Je
dormais en entendant/Les prouesses,/Les mots du poignard, les
agonies… »), bien d’autres encore : Dorgelès, Colette, Carco… Et Sartre
n’en conseilla-t-il pas la lecture à Simone de Beauvoir ?

3.4. Fantômas des surréalistes

C’est toutefois sur les surréalistes que Fantômas suscita le plus de


fascination, ce sont eux qui ont mis l’accent de la manière la plus décisive
sur les quelques moments de magie des livres (et surtout des films), même
si peu d’œuvres des membres du groupe ont été effectivement produites à
partir des aventures de l’« Empereur du crime ». Une tendance
anarchisante, évidente dans les romans de Souvestre et Allain, le défi lancé
aux interdits esthétiques et sociaux, une aspiration à la conquête de la
liberté par la disponibilité la plus totale, l’attente fiévreuse de l’extrême, ne
pouvaient que frapper les surréalistes.
Aragon, dès son premier roman, Anicet ou le panorama, roman (1921),
met en scène sa relation à Fantômas, dans une œuvre qui joue avec les
formes du roman d’aventures policières et du roman à clés. Dès le troisième
chapitre, sept personnages masqués, nés d’une multiplication de Fantômas,
font irruption dans une chambre et offrent à l’héroïne un document
diplomatique qui « a le pouvoir de mettre le globe à feu et à sang » et qui a
été dérobé « dans la salle aux secrets » du ministère des Affaires étrangères
« au moyen d’un bambou élastique haut de plusieurs mètres » par l’un des
hommes masqués qui a troqué son « maillot collant noir contre un habit de
la même teinte »6. Bien d’autres épisodes évoquent Fantômas (cadavre
chargé dans une voiture, porte d’un salon qui glisse de part et d’autre,
découvrant feu de Bengale, danseur de corde…), avec ses déguisements
(grande cape à collet de soie noire, loup de velours noir), Fantômas dont les
aventures figurent même dans la bibliothèque d’un des personnages du
roman, Chipre, en qui l’on reconnaît Max Jacob. Pour Aragon, la référence
à Fantômas est un signe de modernité : avec la volonté de franchir les
frontières esthétiques, il se « sert » de la figure mythique « comme d’un lieu
commun, pour exprimer des choses peu communes »7. Ce que Chipre
souligne dans le roman, en des phrases qui annoncent les affirmations
d’Aragon lui-même dans Les Collages : « Les créateurs sont ceux qui
forment la beauté de matériaux sans valeur. Bleu [Picasso, par allusion à sa
période bleue] se sert pour ses tableaux de papiers peints, de journaux,
d’étiquettes8. »
En effet, si, dans Anicet, Aragon réussit à susciter une étrange impression
d’irréalité, comme celle des Fantômas, c’est pour dérégler les cadres de
pensée établis, trouver des entrées de chemins jusque-là invisibles, inventer
de nouveaux parcours où des lecteurs puissent se perdre. On comprend
aussi pourquoi Anicet, selon Aragon, est « moins » « un roman » qu’une
« conjuration » qui « prend naturellement le ton Fantômas, rien de
littéraire »9. C’est que l’œuvre entend répondre à ce que Breton appelle
alors « l’entreprise de destruction » du surréalisme, avec la volonté de
mettre à sac l’idée même de création artistique et, comme le dit également
Aragon, de « devenir pour eux » (c’est-à-dire Gide, Valéry)
« infréquentables, voyous, suspects »10. Si bien que la conjuration racontée
dans la seconde partie d’Anicet se présente en définitive comme la version
romanesque de ce programme de saccage.
La relation de Desnos à Fantômas est plus connue. Sa première critique
cinématographique, dans Paris-Journal (1923), intitulée « Les rayons et les
ombres », témoigne de cette magie :
Pour nous, pour nous seuls, les frères Lumière inventèrent le
cinéma. Là, nous étions chez nous, cette obscurité était celle de notre
chambre avant de nous endormir, l’écran pouvait peut-être égaler nos
rêves. Trois films n’ont pas été inférieurs à cette mission : Fantômas ,
pour la révolte et la liberté, Les Vampires , pour l’amour et la
sensualité, Les Mystères de New York , pour l’amour et la poésie.
Pionnier de la publicité radiophonique, Desnos écrivit aussi la célèbre
Complainte de Fantômas (1933), avec une musique de Kurt Weil. Choix de
vers de mirliton, renchérissement sur les poncifs, rencontre brute
d’éléments disjoints, mise en valeur des incohérences : sans vraie
exagération, Desnos parvient, par la seule reprise d’événements inattendus,
par leur juxtaposition en une ronde enchantée de réincarnations et
d’effacements, par l’accélération dans l’enchaînement déraisonné des
aventures, à faire jaillir des images insolites, comme nées d’une
hallucination. Si, dans cette complainte d’orgue de Barbarie, Desnos ne
choisit que des images de mystère (colis ensanglanté dont la dépouille est
Fantômas lui-même, trésor dissimulé dans les entrailles d’un mort,
fontaines chantantes dans Paris, fiacre conduit par un cadavre, phare qui
croule au milieu des naufrages), c’est pour retrouver une dynamique du
surréel dans l’accumulation paroxystique d’expressions qui, aux yeux du
poète, prennent la valeur de « formules magiques », de « mots de passe »
qui conduisent à déréaliser davantage le monde de Souvestre et Allain,
jusqu’au délire, afin d’emballer l’imaginaire et de mettre en scène la
fonction imaginative elle-même.
Autre exemple du rôle de Fantômas : en 1926, Philippe Soupault publie
Mort de Nick Carter où certains gags, par leur démesure, sont typiquement
surréalistes, comme cette disparition de l’ascenseur de la tour Eiffel, où ont
pris place président de la République et ministres : « L’ascenseur arriva au
troisième palier et ne s’arrêta pas. »
On le voit, Fantômas, avant même sa métamorphose chez Aragon ou
Desnos, était déjà, à l’origine, riche de motifs propres à renforcer la toute-
puissance du « stupéfiant image », à susciter la « débâcle de l’intellect », et
aptes à favoriser l’apparition d’un merveilleux urbain. De même,
l’anticléricalisme de Fantômas ne pouvait que plaire aux surréalistes : « Je
vais faire réserver un wagon-couchette, mais j’exige qu’il n’y ait ni
femmes, ni curés » (La Disparition de Fandor). Un volume de Fantômas
n’avait-il pas été crucifié, par quatre fourchettes, sur le mur de la « Centrale
surréaliste » ?
Mais la séduction qu’a exercée Fantômas sur les surréalistes, surtout au
début des années 1920, s’explique aussi peut-être par une certaine analogie
entre l’écriture automatique, telle qu’elle était conçue par Breton et
Soupault, et la rédaction des romans telle qu’elle était réellement pratiquée
par Allain et Souvestre (qui fournissent, d’octobre 1911 à février 1914, des
centaines de pages par mois) : rapide, presque incontrôlée, en tout cas sans
relecture : « J’ai écrit cinq cent quatre-vingt dix-sept romans, faites-moi
l’amitié de croire que je ne les ai jamais relus », déclare Marcel Allain
(Arnaud, 1970, p. 83-85). Cette création était, du moins au début, également
collective puisque Souvestre et Allain tiraient au sort celui qui ferait les
chapitres pairs et celui qui ferait les chapitres impairs, qu’ils dictaient
chacun de leur côté à un dictaphone à rouleaux, dont le contenu était
aussitôt transcrit par des dactylos et envoyé à l’imprimerie : la correction
des épreuves consistait simplement à éliminer les fautes de grammaire trop
voyantes. En rejetant l’écriture surveillée, en paraissant refuser toute
conscience élaboratrice, cette composition, aussi désinvolte que celle d’un
« cadavre exquis », sait passer des vérités premières et des clichés aux
fulgurances de l’image-association. Le hasard objectif n’est-il pas un
ordonnateur de quiproquos ? Le surréalisme n’a-t-il pas parfois, chez
Breton et Aragon, rêvé de faire passer au second plan les problèmes formels
de l’écriture ? Avec, même, la recherche de ce qu’Aragon, dans l’« Avant-
lire » d’Anicet, appelle le « délibérément mal écrit ». D’où, dans Fantômas,
par-delà le ressassement, l’emphase, les fautes de français, les inadvertances
(dans Le Faiseur de reines, Juve, désarmé, possède encore son revolver
quelques pages plus loin), une narration fiévreuse, haletante, une
immédiateté poétique et une grande importance accordée à ce que Breton
appela humour noir.

3.5. Cycle et recyclage

Fantômas éclaire donc ce phénomène que l’on pourrait nommer


recyclage, c’est-à-dire la résurgence, dans la littérature légitimée, de figures
ou de pratiques d’écriture des paralittératures. D’abord parce que la reprise
provocatrice de la figure mythique de Souvestre et Allain permet de rejeter
la conception idéaliste d’un sujet créateur qui se croirait libre des
contraintes, tant sociales (le sujet de l’histoire) que psychiques, esthétiques
(l’originalité), et donc libre de ses énoncés. Au contraire, un tel sujet, jouant
à être désincarné, revendiquant toutes les déterminations, appelant la
collaboration de plusieurs « scripteurs », refusant délibérément une
énonciation unitaire, use du langage comme d’une valeur d’échange qu’il
possède, exploite, monnaie, et qui circule de l’un à l’autre, et d’un champ à
l’autre de la création. Comme le dit Breton, l’écrivain n’est alors qu’« un
modeste appareil enregistreur ». En outre, dans ce type de paralittérature se
libèrent des rêveries ou des fantasmes que l’institution culturelle,
ordinairement, tente de nier, comme si en ces récits, parfois, se livrait le
langage de l’inconscient.
Or, dans l’institution culturelle, très fréquemment, les paralittératures
sont vilipendées dans une réprobation à la fois morale, religieuse, politique
et grammaticale : mise en cause des valeurs de la famille, exaltation des
scènes de crime, infantilisation, elles apparaissent comme des instruments
d’aliénation, de manipulation, de corruption. Corruption de la langue aussi,
puisque les paralittératures sont associées à une dégénérescence des belles-
lettres. Dès lors, pour les surréalistes, Fantômas, par la menace même qu’il
exerce sur le front de la culture, est au contraire porteur de motifs
idéologiques et de pratiques rhétoriques qui sont refoulées dans la littérature
légitimée. Cette production, qui implique une esthétique distincte de celle
des œuvres enseignées, leur apparaît alors en rupture avec les normes. Pour
eux, cette référence relève bien d’un refus de la tradition littéraire. Non
point la simple affirmation d’une contre-légitimité, mais, par irrévérence,
par le rejet des principes fondamentaux de la reconnaissance culturelle, le
refus décisif des conventions et des convenances propres aux formes
dominantes de la culture. Précisément parce que l’expression de
l’imaginaire semble moins contrôlée. Autant d’éléments qui ont fait dire à
Breton que Fantômas est la manifestation d’une « mythologie moderne au-
delà de la mode, au-delà du goût », comme si cette paralittérature, associée
derechef à une sorte de sur-littérature, directement articulée sur le
mythique, pouvait faciliter non seulement le rejet de toute une production
que l’on pourrait qualifier (naturellement selon les conceptions surréalistes)
d’« intermédiaire » ou « moyenne » (Anatole France, Pierre Loti), mais
aussi du roman réaliste tout entier, condamné parce qu’il se donne pour
vraisemblable et qu’il entrave l’imagination du lecteur au lieu de la
favoriser – et c’est ainsi que Fantômas rejoint Sade.
C’est ainsi surtout que Fantômas, en paraissant accomplir le rêve d’un
jaillissement absolu, d’une spontanéité qui ne serait plus bridée par les
codes (moraux, sociaux, idéologiques, narratifs, du fait de l’abandon de
toute psychologie et de tout enchaînement rationnel des actions), par son
aptitude à déraisonner, a propension à représenter l’irreprésentable, à
susciter l’inadmissible. D’où, dans les romans de Souvestre et Allain, cette
attirance pour les contrastes criants, les superlatifs et le caractère lui-même
superlatif de la représentation : tel ce « mur-qui-saigne » (en réalité parce
qu’un cadavre est dissimulé à l’intérieur) qui séduisait tant les surréalistes.
D’où cette prédilection pour l’outrance, le spectaculaire, l’intempérance
d’une narration qui n’use que de manière modérée du principe de causalité,
comme si elle traduisait un rêve. D’où le retour de motifs obsessionnels,
comme ces apparitions surprenantes : « L’être qui avait ri en regardant
Hélène par la lucarne avait une tête de chien toute couverte de longs poils
pendants et une face humaine ! » (Le Train perdu.) Ou ces disparitions :
« J’ai vu entrer le train sous le tunnel. Vous ne l’avez pas vu sortir, et
pourtant il n’est plus là ! Le train de Fantômas s’est évanoui ! » (Ibid.) D’où
aussi cette prolifération d’objets fantasmatiques, imprévisibles, tout un bric-
à-brac déjà surréaliste, proche des créations de Max Ernst (Souvestre et
Allain ne disposaient-ils pas d’une « armoire aux trucs » où ils entassaient
des coupures de journaux ?) – « échasses hydrophobes pour dieux marchant
sur l’eau », « plateaux pèse-Tsar », « muselières fleuries », « gibus à cran
d’arrêt » – ou d’objets burlesques – une manchette à rétroviseur pour
prendre en filature des gens sans les suivre, mais en les précédant, une
ceinture à picots pour se protéger des boas… Ce qui explique que Magritte
ait lui aussi peint trois tableaux mettant en scène Fantômas. Mais, dans les
romans, ce sont bien d’autres images encore : Fantômas, la nuit, lance à
travers Paris un fiacre dont le cocher est un cadavre, des spectres repoussent
leurs pierres tombales et se lèvent dans le cimetière de Clichy, il fait tomber
une pluie de sang et de diamants sur les fidèles qui se rendent à la messe,
propage la peste sur un paquebot, garnit de vitriol les vaporisateurs à
parfum des galeries Lafayette, etc. Qui, sinon Fantômas, aurait eu l’idée de
fixer sur le plancher de sa chambre des électro-aimants dotés d’une
puissance suffisante pour immobiliser, par les ferrures de leurs chaussures,
les policiers qui bondissaient pour l’arrêter ? Comme dans un rêve :
lorsqu’il arrive à tout un chacun de se sentir rivé au sol, paralysé, sans
pouvoir fuir parce que les chaussures de plomb sont des Himalayas,
pendant qu’un Fantômas, ayant enfilé ses gants de peau humaine, s’échappe
avec la souplesse d’un serpent.

4. Changement de statut des œuvres

La porosité de frontières qui séparent artificiellement les paralittératures


de la littérature reconnue par les institutions ne se manifeste pas seulement
par les emprunts de l’une aux autres. Alors que Malraux, en 1977, dans
L’Homme précaire et la littérature (p. 56), établissait que « le flou des
frontières qui, au sujet des livres, nous a si souvent égarés, disparaît »
puisque « nul ne confond les rayons de sa Pléiade avec ceux de sa Série
noire », l’idée même d’une telle dichotomie est à juste titre mise à mal
depuis plusieurs décennies.

4.1. Le processus de reconnaissance

Puisque la littérature est un organisme en constant changement, les


hiérarchies littéraires ont toujours été, on l’a vu, parcourues de mouvements
d’expansion et de rétraction, ou bien descendants et ascendants, avec des
déchéances, des légitimations, des dévaluations suivies de promotions. Mais
si les paralittératures ont si longtemps fait l’objet d’une résistance, l’époque
contemporaine, qui tend à se défier de toute inclination trop forte vers les
clivages et qui a su effectuer de nets progrès vers le relativisme culturel, a
pris conscience que toute une partie de cette production imprimée naguère
négligée, jetée après lecture, devenait un phénomène majeur. Dans la
mesure où tout acte de création aspire à être reconnu en tant que tel,
certaines formes et certains modes d’expression tendent ainsi, à la faveur de
l’évolution sociale, à entrer dans la sphère de la légitimité : autrefois le
roman, aujourd’hui la bande dessinée. En outre, comme certains livres
(espionnage, science-fiction, et plus encore les romans policiers) occupent
une place de plus en plus grande à l’horizon de notre culture, l’institution
littéraire se voit contrainte, tout d’abord, de les nommer, afin de les mieux
circonscrire. Le mot « paralittérature » est, qu’on le veuille ou non, l’un de
ces mots inventés par l’institution. En les baptisant ainsi, elle les place sur
une liste d’attente, une liste des ajournés, une voie de garage – suivant les
appréciations de celui qui confère une appellation. Appellations qui
attestent que l’institution prend conscience que des niveaux culturels
étanches ne peuvent plus être maintenus. Et les instances de consécration
qui légifèrent en matière de biens culturels se sont singulièrement
multipliées ces dernières années. Si bien que le processus d’admission se
met en place, en ce qui concerne le roman policier et la science-fiction, par
des phénomènes divers : rééditions successives, colloques, festivals,
interviews d’auteurs, rencontres avec les lecteurs, constitution de
bibliothèques spécialisées. Lorsqu’un genre ou des auteurs (D. Hammett,
W. Irish et d’autres écrivains de la « Série noire ») font l’objet d’articles
dans la presse, d’examens critiques, lorsque des prix sont décernés (Grand
Prix du roman policier ou du Quai des Orfèvres), lorsqu’ils sont enseignés à
l’école (les Dix Petits Nègres d’A. Christie), lorsqu’ils quittent leur
collection d’origine pour être adoptés dans une autre, plus « noble » ou
valorisante (nous l’avons noté avec l’exemple de Daniel Pennac) et donc
intégrés dans les circuits de légitimation, ils quittent le domaine des
paralittératures, puisque, de facto, ils sont reconnus.
Certaines de ces productions occupent désormais une place cruciale dans
le champ littéraire. Alors qu’Alexandre Dumas, il y a quelques décennies,
était absent des manuels (lorsqu’ils l’évoquaient, c’était avec
condescendance, en quelques lignes), qui aurait pu imaginer que l’auteur du
Comte de Monte-Cristo ferait son entrée au Panthéon ? Certes, les raisons
de cette intronisation ne furent pas que littéraires, mais elles traduisent une
évolution des mentalités assez rapide. Dans les librairies des pays étrangers
(ainsi aux États-Unis) où la vision de la littérature française n’est pas bridée
par les mêmes canons littéraires que ceux de l’Hexagone, l’un des rares
romans français qui figure sur les étagères, au même titre que Le Rouge et
le Noir et Madame Bovary, est Les Trois Mousquetaires, comme si
l’évaluation qui prévaut en France obéissait à d’autres critères. La
réciproque est vraie : les universitaires américains s’étonnent de l’intérêt, à
leurs yeux disproportionné, que les Français accordent à un auteur comme
Lovecraft, qui pour eux relève plutôt du « second rayon ».
Et n’oublions pas que les instances de consécration n’opèrent pas toutes
selon des critères identiques. Ainsi, la Russie, de par son long (et relatif)
isolement culturel, offre une claire illustration de ce phénomène, puisque
dans ce pays, en dépit des aléas politiques, la science-fiction, totalement à
l’encontre de ce qui est advenu en Europe occidentale et aux États-Unis, n’a
jamais été coupée des courants essentiels de la littérature du temps, et que
de grands romans ont porté jusqu’à l’interrogation métaphysique la
rencontre de la science et de la fiction, chez des écrivains pour qui ce genre
spécifique n’est parfois qu’un élément de l’œuvre : Trust D. E. (1923)
d’Ilya Ehrenbourg ; Les Œufs fatidiques et Cœur de chien (diffusés par le
Samizdat pendant les années staliniennes) de Mikhaïl Boulgakov ; La
Nébuleuse d’Andromède (1956) d’Ivan Efremov, d’autres encore. Quant à
Arkadi et Boris Strougatski (auteurs des Revenants des étoiles, 1962 ; La
Seconde Invasion des Martiens, 1968 ; Stalker, 1972), bien que reconnus,
d’un commun accord, comme « écrivains de science-fiction », ils sont lus
par beaucoup de lecteurs russes qui ne sont pas nécessairement des
« amateurs de S.-F. », contrairement à la situation occidentale, où les
lecteurs, frileusement regroupés autour de fanzines, repoussaient la
littérature reconnue en la baptisant du vocable de mainstream.

4.2. De nouveaux clivages ?

Cependant, si depuis quelques années une ouverture s’est effectuée vers


les paralittératures, elle s’est produite uniquement dans les limites de genres
spécifiques et, à l’intérieur de ceux-ci, exclusivement en faveur d’auteurs
ayant acquis, depuis longtemps, dans la presse, une manière de légitimité,
de sorte que s’est constitué un corpus d’œuvres élues. Phénomène qui obéit
en fait aux mêmes règles que celles qui régissent les mécanismes de
validation dans le secteur de la littérature reconnue et qui entraîne des
procédures de sélection : d’un côté, les écrivains dotés d’un capital
symbolique (sous la forme d’essais critiques qui leur ont été consacrés), de
l’autre, les écrivains dont le nom ne figure plus que dans d’exhaustifs
dictionnaires spécialisés. D’un côté, les auteurs régulièrement réédités
(Agatha Christie) ou dont les œuvres ont fait l’objet d’adaptations au
cinéma et à la télévision (Le Bossu et Les Habits noirs de Paul Féval), de
l’autre, ceux qui ont presque totalement sombré dans l’oubli (Ducray-
Duminil, Paul de Kock). De l’immense production de la monarchie de
Juillet, seuls sont réédités Alexandre Dumas et, plus sporadiquement,
Eugène Sue. Des innombrables écrivains de la Belle Époque, quatre
seulement peuvent encore être lus aujourd’hui : Marcel Allain et Pierre
Souvestre (Fantômas), Maurice Leblanc (les Arsène Lupin) et Gaston
Leroux (Le Mystère de la chambre jaune). Bien plus : l’institution littéraire
se protège des accusations d’élitisme en introduisant subrepticement une
ligne de démarcation à l’intérieur même du secteur qu’elle rejetait jusque-
là, et qui distingue frange « inférieure » et « supérieure » : tous les
commentateurs s’accordent à dire que le roman rose des éditions Harlequin
constituerait le plus bas degré de l’échelle. Ou bien, plus rarement, la ligne
de frontière est introduite à l’intérieur même de l’œuvre d’un auteur ; c’est
alors celui-ci (faut-il dire : pris au piège des mécanismes de l’institution ?)
qui revendique ce clivage : tels Graham Greene qui distingue ses propres
« romans de divertissement » de ses « vrais » romans, ou Jacques Laurent
qui adopte le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent pour diffuser ses Caroline
chérie.
1 Claude-Edmonde MAGNY, Littérature et critique, Paris, Payot, 1971, p. 436.
2 Voir l’Introduction de Jacques DARS à Au bord de l’eau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1978.
3 André LÉVY, Introduction à Fleur en fiole d’or, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1985, p. LX.
4 Gustave FLAUBERT, Correspondance, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1980, p. 56-57.
5 Guillaume APOLLINAIRE, Œuvres en prose complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 215.
6 Louis ARAGON, Anicet ou le panorama, roman, dans Œuvres romanesques complètes, t. I,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 47-48.
7 Ibid., p. 8.
8 Ibid., p. 62.
9 ID., « Lautréamont et nous », Les Lettres françaises, 8-14 juin 1967.
10 Ibid., p. 76-77.
Conclusion
Au nom de quelle autorité a-t-on, dans l’histoire littéraire, désavoué
certaines œuvres et a-t-on tracé des lignes de partage entre ce qui est
littérature et ce qui ne l’est pas ? Le critère de la qualité esthétique est-il
seul en cause ? On a vu qu’il n’existe pas de séparation absolue et que le
repli sur soi d’une littérature qui, pour être assurée de son identité, se
soumettrait avec servilité aux préjugés des instances dominantes, risquerait
de signer son exténuation. Dès lors, les débats dont les paralittératures font
l’objet ne prouvent pas qu’un tel objet existe ; la notion elle-même est peut-
être même vouée à disparaître : la théorie d’une notion inexistante à
l’intérieur d’un savoir positif n’est pas nouvelle (ainsi des « esprits
animaux » dans la physiologie de Descartes).
Mais oserait-on rêver d’un monde où toutes les créations artistiques
seraient mises sur un seul plan ? Picasso et un peintre du dimanche,
Shakespeare et un histrion du théâtre de la Foire, Balzac et Paul de Kock,
Proust et Fantômas (qui sont contemporains) ou James Bond et Camus (qui
le sont aussi) ? La littérature n’appartient pas au ciel des idées, elle passe
nécessairement par la sélection d’œuvres, et tout système littéraire est
appelé à formuler des différenciations. Comme celui des beaux-arts, il exige
les distinctions, la définition de « degrés » ; tout discours critique révèle un
goût pour l’antithèse et implique un ordre. Et depuis le romantisme la
littérature, sûre de son unité et de la représentation que l’institution se fait
du littéraire, a toujours éprouvé le besoin de sécréter un autre, ou des
marges, comme pour assurer son être même, comme pour mieux s’installer
sur ses aîtres ou dans sa forteresse, comme pour mieux s’ajuster exactement
à elle-même, ne déborder si possible sur aucune frontière, conjurer tout
danger d’errance. Toute clôture n’appelle-t–elle pas son dehors ?
Pourtant, sait-on que Mondrian, l’un des grands peintres du XXe siècle,
créateur de l’art abstrait, fut, lui aussi, un vrai « peintre du dimanche », à
Paris, lorsqu’il fabriquait à la chaîne des tableaux de bouquets de fleurs,
jamais signés de son nom, pour payer son loyer ? Que Balzac, sous le
pseudonyme d’Horace de Saint-Aubin, a commencé par publier des romans
« populaires », qu’il appelait « cochonneries littéraires » ? Le théâtre de
Shakespeare est né en connivence avec les représentations de la Foire et
Camus, avant d’écrire L’Étranger, a lu avec intérêt des romans policiers
américains.
Contre la conception, telle qu’elle commence à se faire jour, notamment
chez La Harpe, dans son Lycée ou Cours de littérature (1799-1805) (c’est-
à-dire au moment où naît la notion de littérature, comme espace neuf,
proprement littéraire, et alors même que la science positive, de son côté, est
reconnue, entre 1750 et 1800, comme concept) ; contre la construction
d’une littérature qui se définit, en partie, par exclusion, et qui ne désigne
plus alors un savoir, mais un ensemble constitué d’« ouvrages de l’esprit » ;
contre l’idée même d’une littérature sacralisée, autonome et autotélique,
sûre de ce qu’elle dit, des vérités qu’elle prononce et de l’absolu des formes
avec lesquelles elle les dit, il est donc pour le moins possible de supposer,
bien au contraire, l’existence de multiples variétés du littéraire.
Reste que tout regard jeté sur ses marges ne doit pas faire surgir de
l’extérieur le seuil du littéraire comme pour en mieux éprouver le
fondement et la justification, ni reconduire l’expérience du dehors à la
simple dimension d’une nouvelle intériorité ; mais il peut permettre de
découvrir ou de retrouver les divers espaces, souvent inattendus, où se
déploie le littéraire lorsqu’un écrivain est pris par d’autres langages, de
jalonner les lieux extrêmes où il se conteste, de mesurer la distance dans
laquelle il se constitue et où s’estompent, dès qu’on y porte un regard plus
attentif, les certitudes immédiates. S’il importe parfois à la littérature de
passer « hors d’elle-même », quand elle feint, notamment, de se dessaisir
d’elle-même, c’est pour mieux se retrouver, différente, encore éclairée des
lumières du dehors, habitée de vérités nouvelles. Parvenue au bord d’elle-
même, elle ne fait pas apparaître des pratiques d’écriture qui la contredisent,
mais les conditions d’un recommencement, et même d’une pure origine
puisque c’est la littérature elle-même qui, libérant un vide, resurgit autre, en
se tournant hors d’elle-même, dans la présence du dehors, en des avancées
incessantes vers ce qui, jusqu’alors, n’avait jamais reçu langage littéraire.
Surtout, on sait bien (cette notion a été répétée plus haut, mais il importe
d’insister) que la frontière entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas, entre la
littérature et le non-littéraire est mouvante, que chaque époque, chaque
génération se plaisent à distinguer de nouveaux ensembles culturels et, à la
limite, que tout énoncé linguistique peut aspirer à une fonction esthétique –
comme l’enseigne l’approche des littératures africaines, où même les
proverbes et les rites de salutation sont considérés comme des genres à part
entière.
En étendant à d’autres domaines l’interrogation amorcée ici, on aurait
peut-être quelque chance, sinon de saisir, du moins d’entrevoir, sur le vif,
les mécanismes complexes qui régissent le devenir, les fluctuations, les
critères fondateurs de la littérarité, c’est-à-dire selon quelles modalités un
message verbal peut être considéré comme œuvre littéraire – si le terme
« littérarité » n’était lui-même quelque peu aventureux, incommode, en ce
sens qu’il institue telles ou telles œuvres comme écart, déviation par rapport
à une norme, et dans la mesure surtout où il renvoie à ce que la philosophie
appellerait une quiddité – l’essence d’une chose, en tant qu’exprimée dans
sa définition, par opposition à son existence. Par la clôture qu’il sous-
entend, par l’auctoritas qu’il présuppose, il apparaît comme une figure
idéelle, et ainsi il s’oppose à tout ce que l’on peut attendre, aujourd’hui, de
la littérature. Si bien que l’on pourrait poser cette question : la littérarité
est-elle une composante qui se serait retirée, a priori, de facto, et à jamais,
des paralittératures ?
Aussi, on pourrait plutôt écrire, avec Käte Hamburger, que « le concept
de littérature est à prendre dans son sens esthétique le plus large »,
« positivement ou négativement », puisque « le langage est créatif même
lorsqu’il n’en résulte qu’un feuilleton, un livret d’opérette ou un poème de
potache. Les lois logiques qui président au processus de création sont
indépendantes de la reconnaissance, dans les formes produites, du concept
de littérature au sens esthétique »1. Ainsi, les paralittératures, au même titre
que, disons, la poésie hermétique (mais tout à l’opposé du spectre de la
création, presque aux antipodes), portent témoignage de ce qu’est le
littéraire. Un domaine, un territoire, et non une essence. Un espace à
explorer, avec ses parcours imprévus, un paysage où l’on peut cheminer,
non point au hasard, mais plutôt avec le seul souci du plaisir.
C’est dire que le constant questionnement du fait littéraire par la notion
de paralittératures n’est pas un trompe-l’œil. La notion même nous force à
poser, sur nouveaux frais, cette permanente question : qu’est-ce qui fait
d’un texte un objet esthétique ? Puisque la séparation entre art et ce qui ne
le serait pas appelle une redéfinition permanente, elle possède l’indéniable
avantage de pouvoir briser certains cadres dans lesquels on enferme l’écrit,
de soumettre à la question les certitudes, les opinions reçues, et elle a
l’intérêt de concevoir la littérature comme système ouvert, propre à toujours
faire naître de nouvelles singularités.
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