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Découvrir ce qui fait d’un texte une œuvre d’art, définir la littérarité de la

littérature, tel est l’objet de la poétique. Discipline toute grammairienne et


formaliste à ses débuts, elle se subordonne de plus en plus aujourd’hui à la
théorie générale des signes : après avoir cherché la littérarité dans le texte
même, elle la cherche maintenant dans la dialectique du texte et du lecteur.
Nul n’a plus contribué que Michael Riffaterre à cette évolution :
s’affranchissant de l’approche purement linguistique, il travaille à intégrer
la théorie de la littérature à la sémiotique, et à transformer l’analyse
textuelle en un théorie de la lecture. Le poéticien américain fonde ici la
littérarité sur la notion de surdétermination. Enonçant d’abord les règles
générales qui gouvernent l’engendrement du texte et guident le lecteur dans
son interprétation, il étudie ensuite, de Du Bellay à Ponge, en passant par
Balzac et les Surréalistes, les traits du texte qui permettront d’établir une
typologie de l’intertextualité.
MICHAEL RIFFATERRE

LA PRODUCTION DU
TEXTE

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Sommaire

Couverture
Présentation

Page de titre

1. L’explication des faits littéraires


2. Sémantique du poème

3. Modèles de la phrase littéraire


4. Poétique du néologisme

5. Paragramme et signifiance

6. Pour une approche formelle de l’histoire littéraire

1. FILIATION ET AFFILIATION

2. L’HISTOIRE DES LECTURES SUCCESSIVES

3. RECONSTRUCTION

7. Sémiosis intertextuelle - Du Bellay, « Songe », VII


MIMÉSIS

SÉMIOSIS

8. De la structure au code : Chateaubriand et le monument

imaginaire

9. Production du récit (I) : la Paix du ménage de Balzac

10. Production du récit (II) : l’humour dans les Misérables

L’HUMOUR DES TITRES

L’HUMOUR DE LA DIGRESSION
L’HUMOUR NARRATIF

11. Le poème comme représentation : une lecture de Hugo


12. Traits décadents dans la poésie de Maeterlinck

13. La métaphore filée dans la poésie surréaliste

1. STRUCTURE DE LA MÉTAPHORE FILÉE

2. LA DÉRIVATION
3. FORMES ARBITRAIRES

14 Incompatibilités sémantiques dans l’écriture automatique


15. Surdétermination dans le poème en prose (I) : Julien Gracq

16. Surdétermination dans le poème en prose (II) : Francis Ponge

À propos de l’auteur

Notes
Copyright d’origine

Achevé de numériser
1
1. L’explication des faits littéraires

Je voudrais présenter quelques observations sur les modifications qu’il


faut apporter au concept d’explication quand on l’applique à la littérature.
Qu’est-ce qu’expliquer une œuvre littéraire ? Comment s’y prendre ? Telles
sont les questions que je me poserai.
Comme mon approche sera formelle, il n’est peut-être pas inutile de
rappeler que l’analyse textuelle n’a rien à voir avec la vieille stylistique
normative, ou rhétorique. La rhétorique ne faisait que généraliser l’analyse
et la transformer en codification prescriptive.
Il faut aussi souligner que l’analyse ne cherche pas à formuler de
jugements de valeur ; elle n’est pas critique littéraire : elle constate une
existence qu’ensuite, et seulement ensuite, la critique s’approprie. Étudiant
simplement le comportement des mots dans l’œuvre littéraire, elle est
étroitement apparentée à la linguistique, mais les caractères propres de
l’œuvre demandent que l’analyse textuelle et la linguistique restent
différenciées dans leur proximité même.
Il ne suffirait pas en effet que l’étude et l’enseignement de la littérature
aient recours à la linguistique parce que la littérature est faite de mots. Car
le problème essentiel que l’œuvre d’art verbale pose au linguiste est celui
de la littérarité 1. On a tenté de résoudre ce problème en généralisant les
faits relevés dans les textes et en en tirant la grammaire d’une langue
poétique. On espère pouvoir ainsi placer l’expression littéraire dans le cadre
d’une théorie générale des signes. Cette recherche, qui est le domaine de la
poétique, ne peut pas, parce qu’elle est une généralisation, rendre compte
d’un caractère propre au message verbal 2 littéraire : sa nature de texte. On
ne connaît ce type de message que par des textes, c’est-à-dire des
monuments. Or on ne manipule pas un monument, on ne le teste pas, on ne
lui pose pas de questions comme on fait d’un informant. Et la grammaire
tirée d’un texte, même si elle ne produisait que des phrases déviantes
analogues à celles du texte, ne produirait pas pour autant un nouveau texte
littéraire 3.
Le texte est toujours unique en son genre. Et cette unicité est, me semble-
t-il, la définition la plus simple que nous puissions donner de la littérarité.
Cette définition se vérifie instantanément si nous réfléchissons que le
propre de l’expérience littéraire, c’est d’être un dépaysement, un exercice
d’aliénation, un bouleversement de nos pensées, de nos perceptions, de nos
expressions habituelles. Tel est le sens de la réplique d’André Breton à Paul
Valéry : « Le poème doit être une débâcle de l’intellect. Il ne peut être autre
chose 4 ».
Le texte fonctionne comme le programme d’un ordinateur pour nous
faire faire l’expérience de l’unique. Unique auquel on donne le nom de
style, et qu’on a longtemps confondu avec l’individu hypothétique appelé
auteur : en fait, le style, c’est le texte même.
La différence entre la poétique et l’analyse textuelle, c’est que la poétique
généralise, dissout l’unicité des œuvres dans la langue poétique, tandis que
l’analyse telle que je la vois cherche à expliquer l’unique.
Or l’explication en littérature (on peut y ramener, sans trop jouer sur les
mots, l’explication de texte : celle-ci est un genre littéraire, principalement
oral, mais où sont appliqués systématiquement les principes traditionnels
dont j’esquisse la critique), l’explication en littérature, telle qu’on la
pratique, a toujours consisté à généraliser. Comme toute explication.
L’inconvénient, ici, c’est que la généralisation tend à empêcher le lecteur de
voir l’unique dont elle part. Bien pis, elle va dans la même direction que la
résistance naturelle du lecteur au texte : le lecteur résiste de toutes les forces
de son humeur personnelle, de ses tabous, de ses habitudes. Il résiste en
rationalisant ; rationalisation qui ramène ce qu’on trouve d’étrange dans le
texte au connu, au familier. L’explication des textes est vraiment une
machine à dompter l’œuvre, à la désamorcer en la ramenant aux habitudes,
à l’idéologie en cours, à la mythologie connue, au rassurant.
Il faut donc renverser la vapeur et aller dans la direction de l’unique, de
ce je ne sais quoi dont on nous avertit charitablement qu’il n’est accessible
que par une opération mystique. C’est ici que l’analyse formelle démontre
son utilité, ne serait-ce que parce qu’elle permet de décrire les faits avec
précision. En me fondant sur cette analyse, je veux proposer une définition
du phénomène littéraire. Elle devrait montrer combien l’explication
traditionnelle fait fausse route. Ma définition comporte deux points
essentiels.
PREMIER POINT. Le phénomène littéraire n’est pas seulement le texte,
mais aussi son lecteur et l’ensemble des réactions possibles du lecteur au
texte — énoncé et énonciation.
Aussi l’explication de l’énoncé ne doit pas être une description des
formes de cet énoncé, c’est-à-dire une grammaire, mais la description des
composantes de l’énoncé qui provoquent des rationalisations. L’explication
de la rationalisation ne doit pas consister à la confirmer ou à l’infirmer en
fonction de standards ou d’étalons extérieurs, car c’est à ces standards
extérieurs que les critiques ont traditionnellement recours : ils confirment la
rationalisation, parlant de vérité, d’historicité, etc. ; ils l’infirment en la
réduisant à une idéologie, en y reconnaissant la mythologie d’une classe ou
d’une époque, etc. L’explication pertinente de la rationalisation consistera
d’abord à accepter celle-ci comme modalité de la perception du texte, donc
à reconnaître qu’elle est de nature linguistique. La confirmer consistera à
montrer que les mots l’imposent. L’infirmer, à montrer que les mots ne
l’imposent pas. Qu’elle soit une erreur sur le plan des choses importe peu, si
cette erreur est réalité sur le plan de la représentation.
Considérons les caractéristiques de l’acte de communication littéraire :
alors que l’acte de communication normal met en présence cinq éléments
(pour simplifier, je ne compte pas l’élément contact, que je considère
présupposé par la simultanéité des cinq autres), la communication littéraire
n’en a que deux qui soient physiquement présents comme choses, le
message et le lecteur 5. Les trois autres n’existent que comme
représentations. Le code linguistique est, en effet, représenté sous la forme
et dans les limites de sa réalisation dans le texte (laquelle peut être
conforme ou transgressive). Quant à la réalité et à l’auteur, ils sont soit
verbalement présents (il y a alors mimésis, c’est-à-dire décodage simple),
soit déduits de l’énoncé, reconstitués par le lecteur (il y a alors
rationalisation, c’est-à-dire décodage, plus extrapolation à partir du
décodage en fonction de modèles — d’idéologies, par exemple — que le
lecteur a en lui). Le contact est assuré, non par une réception passive
comme dans la communication normale, mais par l’exécution (dans le sens
musical du mot), l’exécution active de la partition que représente le texte.
Ces particularités de la communication littéraire ont trois conséquences :
- premièrement, la communication est un jeu, ou plutôt une gymnastique
puisque c’est un jeu guidé, programmé par le texte. L’explication devra
montrer comment ce contrôle est assuré par les mots ;
- deuxièmement, le jeu étant joué selon les règles du langage
(conformément ou transgressivement), le lecteur perçoit le texte en fonction
de son comportement habituel dans la communication ordinaire : un texte
non figuratif sera reconstitué, rationalisé comme figuratif. Parler de la vérité
ou de la non-vérité d’un tel texte n’a donc aucune pertinence : nous ne
pouvons l’expliquer qu’en évaluant son degré de conformité au système
verbal, en nous demandant s’il obéit aux conventions du code ou s’il les
transgresse ;
- troisièmement, la réalité et l’auteur sont des succédanés du texte. Prenons
le cas de l’auteur : de deux choses l’une, ou bien l’auteur est représenté
dans le texte ou bien il n’y figure pas.
Dans le premier cas, la présence de l’auteur est encodée (par ex., cas d’un
récit autobiographique à la première personne), le je de l’écrivain n’étant
alors qu’un cas particulier de la représentation des personnages. Si cette
représentation de l’auteur prend la forme d’un énoncé d’intention, expliquer
ne consistera pas à juger de l’œuvre en fonction de l’intention (c’est-à-dire
en termes de réussite ou d’échec) : ce serait commettre l’erreur positiviste.
Expliquer ne consistera pas à rejeter l’intention : ce serait adopter la
position des formalistes ; or celle-ci n’est acceptable que si l’intention a été
exprimée ailleurs que dans le texte. Expliquer consistera à montrer l’effet
qu’a l’énoncé d’intention : il oriente le lecteur vers certaines interprétations,
lui fournit une clef pour décoder le texte. Par exemple, la mimésis de
l’intention peut être une marque de genre. Elle peut encore suggérer qu’il
faut deux lectures simultanées, l’interprétation que semble exiger l’énoncé
métalinguistique d’intention et celle qu’indiquent les formes de l’énoncé
objet de ce métalangage — le résultat de cette simultanéité pouvant être une
forme d’ironie.
Dans le second cas, l’auteur n’est pas dans le texte, mais le lecteur
l’imagine sans peine et l’y replace, par comparaison avec la communication
ordinaire, où l’existence d’un encodeur est toujours manifeste. Cette image
de l’auteur n’est donc rien d’autre qu’une rationalisation. Non qu’elle soit
inutile : elle est pratique dans la mesure, limitée, où elle permet de
compléter le titre, d’étiqueter le texte, de l’identifier plus vite qu’en le
résumant. Elle est un mode de symbolisation des caractères du texte. Par
conséquent, il ne devrait pas y avoir d’inconvénient à créer un auteur de
toutes pièces à partir de ses mots (ce qui est d’ailleurs un des passe-temps
favoris de la critique traditionnelle). A condition, toutefois, qu’on prenne
garde que cet auteur sort du texte : on ne saurait donc l’invoquer pour
expliquer d’autres textes du même homme (ce qui se fait pourtant
couramment selon deux démarches stéréotypes et complémentaires : soit
pour montrer que l’auteur évolue, soit pour montrer qu’il n’évolue pas), car
si on l’utilisait à cette tâche, on ne ferait que présupposer une identité
stylistique entre le premier texte et les autres — ce qui est une impossibilité.
Le corpus d’analyse le plus vaste qu’on puisse concevoir en littérature doit
être le texte, pas une collection de textes.
Il ne faut pas non plus confondre cet auteur rationalisé et l’auteur
historique, l’auteur homme : si l’on corrige le portrait du second par le
premier, on prouve par là même que l’auteur homme n’a d’importance que
dans la mesure où il est auteur représenté, auteur mot. En tout état de cause,
ces préoccupations restent extérieures au phénomène littéraire. Mais si l’on
corrige l’image de l’auteur rationalisé à l’aide de l’auteur historique, on
détruit le texte.
DEUXIÈME POINT. Le texte est un code limitatif et prescriptif.
L’énonciation du texte, étant l’exécution d’une partition, n’est pas libre, ou
plutôt liberté et non-liberté d’interprétation sont également encodées l’une
et l’autre dans l’énoncé. Dans la communication non littéraire, le décodage
laisse une latitude considérable au récepteur du message, en raison même
des probabilités grammaticales que chaque segment de l’énoncé permet
d’évaluer (puisque la séquence verbale est une série stochastique 6). Si la
situation était la même en communication littéraire, le texte ne serait pas un
monument, car il ne serait plus capable de permanence. Il ne pourrait pas
non plus jouer son rôle de programme ou de partition. Il ne pourrait pas
forcer le lecteur à faire l’expérience d’un dépaysement, d’une étrangeté.
Nous devons donc supposer que le texte littéraire est construit de manière
à contrôler son propre décodage, c’est-à-dire que ses composantes n’ont pas
le même système de probabilité d’occurrence que dans la communication
ordinaire. Pour les décrire, il faut avoir recours à une segmentation de la
séquence verbale autre que celle qu’utilise la linguistique. Aussi est-on
justifié à considérer le style d’un texte comme un dialecte ou sous-code.
Comme tout dialecte, le style du texte emprunte à la langue, au code, sa
syntaxe et même sa phonologie. Mais il emploie d’autres « mots », c’est-à-
dire des unités lexicales et sémantiques différentes : elles ne correspondent
pas aux mots du dictionnaire.
Par définition, ces unités proprement stylistiques s’imposent à l’attention
du lecteur. Cette caractéristique exige de l’analyse une docilité absolue au
texte. Docilité qui devrait être la règle cardinale de l’explication. Etre docile
au texte, ce ne sera pas seulement s’abstenir de le corriger ou d’extrapoler,
ce sera aussi ne fonder l’explication. que sur les éléments dont la
perceptibilité est obligatoire. Ainsi limitée, l’explication diffère de
l’interprétation structuraliste ordinaire qui cherche à tout intégrer à son
modèle, mais qui ne parvient à intégrer que le texte comme matériau
linguistique, pas le texte comme texte.
La nécessité d’une segmentation spécifique de la séquence verbale une
fois admise, il importe peu à la suite de la présente discussion que nous
sachions comment la réaliser en pratique. Tout au plus — et seulement
parce que mes exemples refléteront le modèle que j’ai adopté — indiquerai-
je brièvement que je définis l’unité de style comme une dyade aux pôles
inséparables dont le premier crée une probabilité et le second frustre cette
probabilité, du contraste entre les deux résultant un effet de style. Même si
un autre modèle paraissait préférable, il devrait encore, comme le modèle
proposé ici, satisfaire à la condition suivante : l’unité de style ne peut se
confondre avec les unités obtenues par une segmentation normale, à savoir
le mot et la phrase, et par conséquent elle ne peut être qu’un groupe de mots
(ou de phrases) reliés entre eux (entre elles) autrement que par un rapport
syntagmatique.
On rejettera donc toute explication fondée sur le mot pris isolément. Ce
type d’explication amène finalement le critique à nier l’existence d’un fait
de style, qu’il perçoit pourtant fort bien, simplement parce que, pour
l’expliquer, il serait obligé d’aller au-delà du mot.
C’est ce qui arrive, par exemple, à Antoine Adam à propos du deuxième
tercet de « l’Idéal » de Baudelaire :

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,


Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans.

A en croire Adam 7, « l’emploi du verbe tordre n’a rien d’original », et la


preuve, selon lui, c’est que Théophile Gautier a parlé de femmes qui
tordaient leurs membres nus en postures infâmes, et aussi de corps tordus
dans toutes les postures. En réalité, ces textes ne sont pas comparables.
Gautier emploie un cliché de la mimésis de l’orgie (et, par métonymie, de la
mimésis érotique) : il décrit un abandon frénétique au plaisir. Tors
paisiblement a une connotation exactement contraire : la Nuit domine le
plaisir. Image de l’Idéal, par opposition aux filles de Gavarni qui se
comporteraient comme les créatures de Gautier, elle garde jusque dans la
volupté la sérénité impassible de la Beauté du sonnet précédent. Il y a donc
bien originalité, quoi qu’en pense Adam. Mais passons : ce qu’il importe de
souligner, c’est d’abord que la réaction de l’exégète, toute négative qu’elle
soit, prouve l’efficacité du fait même dont elle nie la valeur. C’est surtout
qu’Adam n’est resté aveugle au phénomène stylistique que parce qu’il a
isolé le mot tordre. Or le phénomène réside dans la polarité antithétique de
tors et paisiblement. Mutuellement exclusifs, ils sont liés néanmoins
indissolublement par le biais d’une impossibilité verbale du type merle
blanc où le signifiant blanc implique le contraire de la caractéristique
essentielle du signifié de merle. Si Adam, et avant lui Vivier, suivi par
Crépet et Blin, ont pu faire des rapprochements non pertinents, c’est
qu’ayant réagi à un effet de style, ils ont eu recours pour le localiser à la
segmentation traditionnelle de la phrase en unités lexicales. Or tordre, dans
la langue, en particulier s’il s’applique à corps ou à membres, exclut
paisiblement et ses synonymes, appelle des descriptions qui hyperbolisent
l’idée d’effort violent, de torsion convulsive : Gautier justement fournissait
deux exemples de cette séquence de haute prédictibilité. Mais le mot à mot
empêche de reconnaître que tordre a dans le texte, et seulement dans le
texte, la propriété inverse — engendrer la séquence la moins prédictible —,
puisque cette propriété ne peut être perçue que si l’unité n’est pas le mot,
mais ce mot associé à un autre de manière à superposer la compatibilité
créée, définie par leur groupement, à leur incompatibilité respective.
Remarquons que l’élimination du mot isolé entraîne nécessairement celle de
la notion de mot clef et une révision radicale de l’emploi de la statistique en
littérature : on devra renoncer à l’hypothèse que la haute fréquence d’un
mot suffit à en faire un mot clef. Même si cette fréquence prouve qu’il
correspond à une obsession de l’écrivain, ce mot n’est qu’un potentiel
stylistique. Pour que ce potentiel soit réalisé dans le texte, il faut encore, me
semble-t-il, que le mot soit l’élément marqué d’un groupe, et le calcul de la
fréquence ne devra tenir compte que des groupes qui sont les variantes
d’une même structure.
Toujours en vertu du principe de segmentation spécifique, on rejettera
toute explication fondée sur le groupe de mots si elle ne montre pas que les
mots liés par le syntagme sont liés aussi par autre chose. Prenons pour
exemple le commentaire d’Yves Le Hir sur ces deux vers du « Balcon » de
Baudelaire :
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes.

Le Hir a bien senti l’importance du groupe au fond des mers profondes,


mais, parce qu’il n’a su y voir qu’un syntagme, il a été forcé de chercher
bien inutilement la raison de son effet stylistique dans une improbable
déviation de sens : profondes signifierait « qui s’étend à perte de vue », sans
quoi l’adjectif « ferait pléonasme avec au fond 8 ». En réalité, c’est
justement le pléonasme qui fait du syntagme un groupe stylistiquement
pertinent. Parce que ce serait une faute contre la logique ou contre
l’esthétique traditionnelle, toutes deux sans pertinence ici, Le Hir nie la
répétition. Mais c’est elle pourtant qui fait effet en transgressant la loi qui
veut que la phrase progresse par différenciation sémantique d’un mot à
l’autre. C’est un exemple de cette hyperbole par répétition du sème
définitoire dont l’épithète de nature et aussi la figure étymologique du type
dormez votre sommeil sont des cas particuliers. On pourrait en rapprocher
aussi la construction maîtresse des maîtresses au début du poème.
L’hyperbole ici est une forme stylistique de la mimésis de l’extrême : elle
fait pendant à gouffre interdit à nos sondes.
En vertu du principe de docilité au texte, on rejettera toute explication
qui, en présence d’un groupe de mots obscurs ou de sens ambigu, tenterait
de réduire l’ambiguïté ou d’expliquer l’obscurité. C’est là, bien sûr,
renoncer aux performances acrobatiques de l’exégèse traditionnelle. Mais le
fait est que l’obscurité et l’ambiguïté font partie de la structure sémantique
du texte au même titre que les passages en clair.
L’ambiguïté que l’explication devrait éviter de dissiper ne résulte pas
d’une mélecture, d’une incompréhension qui varierait avec les lecteurs. Elle
est dans le texte : y sont encodées à la fois l’indication qu’un choix est
possible entre plusieurs interprétations, et l’impossibilité de décider de ce
choix.
Il en est de même pour l’obscurité : on l’explique d’habitude en parlant
de symbolisme ou de pluralité de sens d’un mot. Mais tous les mots sont
polysémiques 9. Pour que la polysémie joue un rôle dans le style, il faut que
la plurilecture soit imposée au lecteur. C’est pourquoi je ne verrais de
paragramme, au sens restreint ou au sens large 10, que lorsqu’un élément du
texte me forcerait à chercher un métatexte.
Ces problèmes font tous ressortir le rôle de la même propriété des
phénomènes stylistiques : leur perceptibilité obligatoire. Les conséquences
méthodologiques qu’on peut tirer de cette propriété ont une portée
beaucoup plus vaste : elle a échappé aux structuralistes ; aussi ont-ils été
amenés à introduire dans l’explication le concept de la latence des
structures, qui me semble fausser les faits.
La différence entre l’invariant et les variantes qui le réalisent dans
l’écriture est traduite, par un accident métalinguistique qui n’a rien de
surprenant, en images pratiques mais fausses : on parle de sens superficiel,
celui de la lettre d’un texte, et de son sens profond, ou véritable, c’est-à-dire
la structure, et de lecture en profondeur, c’est-à-dire l’identification de la
structure. Il est alors facile de poser une contradiction entre surface et
profondeur, à l’imitation de la contradiction archétypique entre apparence et
réalité.
A vrai dire, cette tendance à chercher des sens cachés a toujours existé
dans la critique littéraire : d’abord, le concept ésotérique du double fond est
une obsession universelle. Ensuite, cela donne au critique un rôle flatteur :
il va plus loin que vous et moi ; on ne peut plus dire que sa vision soit
inférieure à celle du poète. Mais si cette conception hiéroglyphique du texte
a toujours tenté le critique, il est encore plus difficile de résister à la
tentation quand on pose une dualité variante/invariant.
Barthes peut écrire que « le théâtre racinien ne trouve sa cohérence qu’au
niveau de (la) fable ancienne, située très en arrière de l’histoire ou de la
psyché humaine : la pureté de la langue, les grâces de l’alexandrin (...) sont
ici des protections très minces ; le tuf archaïque est là, tout près 11 ». Bien au
contraire, comme une lecture non prévenue ou un relevé d’adjectifs suffirait
à le démontrer, la forme chez Racine est violente et choquante. Les tropes
traduisent simplement « l’état à peu près a-social de l’humanité » en un
langage conventionnel, mais traduire n’est pas édulcorer. La convention
n’est qu’un code, pas une censure : c’est précisément grâce aux restrictions
de vocabulaire que les notions de férocité « primitive » ressortent si
visiblement. Quand Barthes oppose férocité en profondeur aux protections
de surface comme l’euphémisme et le vers, il maintient une fiction de la
mythologie bourgeoise du classicisme, fiction dont un autre variant est la
diction de l’acteur racinien qu’il a lui-même si justement stigmatisée ou
encore la klassische Dämpfung de Leo Spitzer 12.
La violence profonde n’est pas voilée, mais exprimée par une
représentation stylisée. Sur le plan du code racinien, on discerne des
caractères formels qui correspondent aux structures archétypiques de la
pensée primitive.
Or cette correspondance, se manifestant dans des faits de style, est
nécessairement perçue : la structure n’est pas latente. Je veux dire par là que
les variantes actualisant l’invariant doivent être perçues comme variantes,
pas seulement comme faits de style. La gradation est la même que dans le
cas des faits de styles simples qui ne sont pas perçus seulement comme
mots. Le décodage du texte est contrôlé de telle sorte que le lecteur perçoit
un segment donné de la séquence verbale non seulement comme marqué
stylistiquement, mais aussi dans sa fonction de variante : il le perçoit
comme corollaire de quelque chose d’autre.
S’il n’en était pas ainsi, nous serions bien incapables de construire un
modèle. Il y a évidemment, dans tout fait de style qui actualise un invariant,
des caractères formels qui font que le lecteur prend conscience d’une
similitude entre ce fait et d’autres faits ailleurs dans le texte — des faits
différents mais dont il sent qu’il peut les rattacher au premier en dépit de
leur différence.
La variante est encodée de manière 1) à révéler qu’elle cache quelque
chose, 2) à indiquer comment on peut trouver ce quelque chose. Dans ce
sens, et dans ce sens seulement, on peut parler de latence. C’est la
profondeur de la lettre !
Le premier de ces caractères, qui pointe l’index vers la fonction
structurale d’un fait de style — je l’appellerai caractère déictique — doit
être l’impossibilité de décoder sans référence à un élément extérieur
(extérieur au sens du mot, à l’effet stylistique du groupe, au code spécial,
etc.). Bref, il est senti comme déformation de la mimésis.
Quant au second de ces caractères, celui qui indique au lecteur de quel
côté il doit chercher la relation structurale et comment
l’interpréter — appelons-le caractère herméneutique — c’est, me semble-t-
il, la nature de la déformation de la mimésis, son type (substitution,
addition, soustraction, etc.), lequel est reconnaissable comme isomorphe
d’autres déformations d’autres mimésis.
Prenons pour exemple le fameux poème de Hugo, dans les Rayons et les
Ombres : « Puits de l’Inde ! tombeaux ! monuments constellés ! ». Le texte
décrit une descente piranésienne dans l’amas tournoyant de marches et de
rampes d’une pagode souterraine semblable à celle d’Eléphanta qui excita
fort l’imagination romantique. A la fin du poème, le narrateur nous fait
comprendre que toute cette description architecturale n’était qu’une
métaphore :

O rêves de granit ! grottes visionnaires ! (...)


Vous êtes moins brumeux, moins noirs, moins ignorés,
Vous êtes moins profonds et moins désespérés
Que le destin, cet antre habité par nos craintes (...)

Tous les détails qui décrivent la ruine dans les cinquante vers qui
précèdent l’énoncé comparatif paraissent dès lors, a posteriori, d’une
justesse différente. A mesure que le lecteur les déchiffrait, ils lui avaient
semblé réalistes parce qu’ils étaient conformes à un système descriptif idéal
de la ruine. Un caractère déictique, l’absence d’exotisme dans cette ruine
hindoue, avait alerté le lecteur. Mis en éveil, il n’avait pas pu ne pas
remarquer une constante : non seulement la ruine n’est pas hindoue, mais le
texte dévie vers une description de ruine « gothique » et la pagode
ressemble de plus en plus à un souterrain d’Ann Radcliffe ou de Matthew
Gregory Lewis. La métamorphose de la pagode en décor de roman noir a
pour homologue, dans la peinture de l’Antre du Destin (laquelle donne le
sens de la métaphore), le seul mot qui ne cadre pas avec la mimésis d’une
caverne : l’adjectif désespéré. Sans doute les images de la pagode et de
l’antre représentent-elles la Destinée comme mystère : c’est là leur sens
explicite comme faits de style. Mais les déviations constituent un caractère
herméneutique qui force le lecteur à les déchiffrer aussi comme faits de
structure : décor architectural par excellence de la claustration sadique ou
labyrinthe obscur du désespoir, elles actualisent le même invariant dont les
composantes, traduites maintenant en termes de destin, représentent celui-ci
comme ce qui est inévitable — l’inéluctable Anankê.
Cependant ce n’est là que le premier complexe sémantique du poème.
Une autre série de déviations de la mimésis de la ruine révèle tout aussi
visiblement qu’elle cache une autre structure : l’emploi de noms propres
qui, dans la mythologie romantique, ont des connotations métaphysiques
(par ex., Effrayantes Babels que rêvait Piranèse), des adjectifs de sens
similaire (grottes visionnaires), des images qui ne cadrent pas avec le décor
(la profondeur comparée à une fournaise, ce qui transforme son
contemplateur en alchimiste), des attributs allégoriques déviants (la ruine
est la cellule d’un vieillard surhumain méditant sur un livre — on pense au
rabbin de Melmoth étudiant les secrets de la nature dans le sous-sol de
Tolède, au mage du Centenaire de Balzac, espèce de Frankenstein d’un
laboratoire souterrain. — Il y a aussi une corde qui pend et s’offre,
mystérieuse, à la main du passant, invite évidente à une grimpade vers
l’Inconnu ou l’Idéal). Tous éléments qui sont étrangers à la ruine en soi, et
qui tous ont en commun un symbolisme ésotérique. De plus la profondeur
de la ruine n’est pas simplement vertigineuse : elle est ouverte aux deux
bouts et de manière à défier la vraisemblance descriptive (Toits de granit,
troués comme une frêle toile/Par où l’on voit briller quelque profonde
étoile) ou à transgresser la mimésis claustrale (les planchers fléchissants
révèlent des spirales qui descendent dans un souterrain sans fond, d’autres
spirales crèvent le plafond — soulignons ces déchirures ouvrant sur
l’inconnu : Où vont-ils ? Dieu le sait..., et dans le lointain des corridors
rayonnent des lampes qui annulent la barrière des ténèbres).
Tout cela infirme l’interprétation à laquelle s’arrêtent les
commentateurs 13 : selon eux, le poème serait efficace parce qu’il
exprimerait une grande obsession psychologique de Hugo, la rêverie de la
claustration. Cette interprétation n’est vraie que si l’on ne relève les faits de
style qu’en tant que faits de style (comme emprunts aux motifs du roman
noir). Mais si nous les décodons en fonction des déviations relevées, c’est-
à-dire comme variantes, alors ces cavernes où l’esprit n’ose aller trop avant
sont des itinéraires initiatiques ; ces monuments constellés sont une variante
d’une structure éminemment hugolienne, la verticale menant d’un infini à
l’autre (dont les variantes abondent : les escaliers oniriques qui remontent
de la Mort à la Vie, le puits métaphysique dont le poète est le regardeur, le
chemin perpendiculaire que se fraye le Titan enseveli, image de l’esprit
cherchant le Vrai, jusqu’au ciel des Antipodes, etc. 14). Et par conséquent, le
poème ne symbolise pas la claustration, mais l’invite à l’évasion.
L’angoisse qu’il exprime n’est qu’un outil stylistique, servant à mettre en
relief les anxiétés de la quête ésotérique, et le poème est efficace parce que,
sous couleur de nous parler de la Destinée, il nous la dépeint en termes qui
en font, comme toujours chez Hugo, la grande aventure de l’anima
perambulans in tenebris.
Il me reste à considérer le problème de la littérature comme
représentation. Dans ma description des caractères propres à la
communication littéraire, je notais que la réalité y est un succédané du
texte. Cette propriété demande un changement radical du point de vue
traditionnel dans l’explication. Il s’ensuit en effet que le référent n’est pas
pertinent à l’analyse, et qu’il n’y a aucun avantage pour le critique à
comparer l’expression littéraire à la réalité et à évaluer l’œuvre en fonction
de cette comparaison.
On s’est trouvé dans une impasse chaque fois qu’on a eu recours à une
norme extérieure pour définir la littérature. Il ne nous reste donc que les
signifiants et les signifiés. Mais partir des signifiés serait se placer à un
point de vue génétique. Du nôtre, qui est phénoménologique, le signifié est
déduit du texte. S’il est vrai que chaque mot est rattaché à une mythologie,
à un système de lieux communs, chaque combinaison de mots, donc chaque
unité de style, mêle ces systèmes, annule certains aspects de la mythologie.
Qu’il y ait limitation d’un système ou substitution à l’intérieur de celui-ci,
elle n’est définie que par les combinaisons des signifiants. Pour que le
lecteur perçoive ces éliminations ou substitutions, il faut d’abord qu’il
puisse identifier le système, reconnaître quelle mythologie est mise en
œuvre. Or cette identification même n’est possible que par l’existence, dans
le texte, de stéréotypes dont la lecture, même sous forme de fragments, est
une espèce d’amorce : elle déclenche dans notre esprit le déroulement du
système de lieux communs ou du moins nous prédispose à déchiffrer la
suite en pleine conscience de la présence de ce système comme contexte
verbal.
J’insiste sur ce point : le mécanisme même de déchiffrement de la
partition qu’est le texte subordonne entièrement le signifié au signifiant.
Tout se passe à son niveau, tout est perçu de ce que nous appelons signifié
en fonction de clichés, c’est-à-dire de combinaisons verbales, c’est-à-dire
de signifiants. Il n’y a pas des mots qu’on lit, et ensuite les images mentales
ou concepts qui en constituent le sens. Il y a des mots qu’on lit, et ensuite
des groupes de mots, enregistrés par la mémoire, dans lesquels les mots lus
figurent en diverses positions et donc en diverses fonctions, ce qui explique
que les représentations littéraires soient insensibles aux modifications des
référents et à l’évolution des mythes : white Christmas garde tout son
pouvoir pour un Australien dont la Noël antipodique est étrangère à la
neige. Il déchiffre sans peine les Christmas Carols, ou les Seasons de
Thomson, parce que white Christmas est un stéréotype et fonctionne
comme hyperbole de Christmas. C’est une représentation plus complète de
la Noël, donc plus parfaite, donc plus efficace. Si la mythologie de notre
Australien est un système agnostique, white Christmas est l’hyperbole de
winter, une composante particulièrement expressive d’un modèle verbal
idéal descriptif de l’hiver, par opposition aux saisons sans neige. Et ceci
indépendamment de la séquence saisonnière réelle du continent australien.
En revanche, l’effondrement du code linguistique, donc des associations
de signifiants, fait d’une littérature une littérature morte.
Prenons l’exemple des larmes de fiel dont parle Baudelaire dans
« Réversibilité ». Il n’est pas nécessaire, pour expliquer cette hyperbole de
haine dans le texte baudelairien, de l’opposer à ses référents
physiologiques, lacrymal et cholique respectivement, qui sont
incompatibles 15. Le lecteur ne sent pas cela, il n’imagine pas des yeux
pleurant de la bile, une espèce de comble comme sueur de sang. Il n’a
même pas besoin de recourir à une mythologie héritée de la vieille
médecine humorale. Simplement larmes est une image d’amertume dans le
cadre d’un système descriptif du chagrin qui comprend le cliché larmes
amères. De même pour fiel — témoin le cliché coupe de fiel, lequel est
apparenté à lie amère (stéréotype plus ancien que notre ère, sans quoi
l’éponge de fiel n’aurait pas figuré dans la description standard de la
Crucifixion). Dans le cas de fiel, la verbalisation a été facilitée par une
opposition allitérante fel/mel, fiel/miel qui réalise phonétiquement
l’archétypique simultanéité des contraires, image de toutes les ironies du
sort, dont témoignent des composés partout répandus comme doux-amer,
bittersweet, bittersüss, agrodolce, etc. (ces composés étant les variants
d’une structure définie par la résolution d’une opposition polaire). Il ne
reste donc rien des référents : nous avons affaire à deux signifiants
stéréotypés, à deux très efficaces synonymes d’amertume.
Baudelaire a simplement accouplé ces deux synonymes qui se complètent
l’un l’autre. Leur complémentarité même est un stéréotype ; par exemple,
dans ce vers de Phèdre :

Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée 16,

le vers fait hyperbole par addition de synonymes, tandis que l’hémistiche


de Baudelaire renouvelle le cliché en remplaçant la parataxe par l’hypotaxe,
construction analogue à au fond des mers profondes déjà discuté.
En tout état de cause, le référent est ici une rationalisation ne
correspondant à rien d’encodé, et par conséquent l’analyste doit le rejeter.
Ce qui n’est pas facile, en raison de l’importance de la fonction référentielle
dans la communication ordinaire, dans l’usage utilitaire, quotidien :
rationaliser en invoquant le référent est une habitude indéracinable.
On me concédera sans doute que le recours au référent dénature les faits
quand le texte est tel qu’il est impossible de construire une réalité
perceptible à partir des mots. Mais on me dira que ce même recours au
référent reste valide dans le cas de textes qui sont clairement des
représentations, où la référence au réel est en somme elle-même encodée.
Même là, pourtant, on aura tout avantage à considérer les références au réel
exclusivement comme une espèce de gymnastique verbale que le texte fait
faire au lecteur. Quiconque douterait que la littérature soit une machine à
contrôler l’attention et l’imagination devrait réfléchir à ceci qu’il importe
peu que la référence au réel que nous dicte le texte soit concevable ou non ;
dans les deux cas, les symboles qui programment notre « gymnastique »
sont les mêmes.
Soit un cas simple où la référence au réel est encodée de manière
évidente : la comparaison explicative par comme, semblable à, etc., ou avec
adjectif suivi de comme. Je prendrai comme exemple le portrait de
Quaresmeprenant :

(Il avait) les jambes comme un leurre. Les genoux comme un


escabeau. Les cuisses comme un crenequin. Les hanches comme un
vilbrequin (...) La poitrine comme un jeu de reguales. Les mamelles
comme un cornet à bouquin. Les aisselles comme un eschiquier (...) La
barbe comme une lanterne. Le menton comme un potiron. Les oreilles
comme deux mitaines. Le nez comme un brodequin anté en escusson
(...). Les joues comme deux sabots (...). La peau, comme une
gualvardine. L’epidermis, comme un beluteau 17.

Sans doute s’agit-il d’une parodie de description, d’une caricature, mais


ceci n’ôte rien au caractère figuratif du texte ; le cocasse des véhicules de
comparaison est simplement la transposition dans le comique d’une
description tératologique. Rabelais peint un monstre, une Antiphysie.
La question est de savoir comment. Avec ou sans référence ? En vertu de
leurs habitudes verbales, les critiques choisissent la référence : il s’est
trouvé un médecin pour diagnostiquer météorisation, décalcification,
maladies de peau, et peut-être syphilis. Quaresmeprenant serait monstrueux
parce que chaque véhicule de comparaison, ne ressemblant à rien d’humain,
ne peut être compris que comme descriptif de difformité. Un érudit éditeur,
Robert Marichal, écrit : « A travers les comparaisons de Rabelais,
Quaresmeprenant apparaît comme un demi-géant glabre, les jambes
tordues, les bras rejetés en arrière (...), goîtreux (...), la peau grasse aux
pores dilatés (...), les joues creuses, le nez camus, etc... » Mais cette
approche référentielle n’arrive pas à trouver sa propre logique, et Marichal
est contraint de tolérer un peu de non-référentiel : « On n’entend certes pas
dénier à Rabelais des connaissances en anatomie, mais il y a aussi dans ce
chapitre beaucoup de fantaisie 18. » Et que penser de son demi-géant !
N’est-ce pas l’aveu de l’impossibilité de se représenter Quaresmeprenant ?
Aucun problème, au contraire, si nous traitons les comparaisons du texte
comme une gymnastique verbale. Prenons le portrait psychologique que
Marichal croit expliquer en disant du monstre : « cerveau confus, volonté
incertaine ». Quaresmeprenant avait :

le sens commun comme un bourdon. L’imagination comme un


carillonnement de cloches. Les pensées, comme un vol d’estourneaux.
La conscience, comme un denigement (envol) de heronneaux (...). La
volonté, comme trois noix en une escuelle. Le désir comme six
boteaux de sainct foin. Le jugement comme un chaussepied. La
discrétion comme une mouffle.

Voici donc un syntagme comparatif A comme B, où la série de cases B est


remplie par une énumération des composantes d’un système descriptif : en
l’occurrence, les éléments constitutifs de la psyché. Ces composantes sont
énoncées selon l’ordre de leurs associations habituelles dans la langue.
Dans une comparaison « normale », c’est-à-dire dans la communication
utilitaire, chaque case de B serait remplie en fonction de la case
correspondante en A, le mot b1, b2, b3, etc., étant chaque fois choisi en
raison de sa congruence avec le mot a1, a2, a3, etc., dans les limites définies
par comme. Les rapports seraient établis de la série A à la série B, non d’un
b à un autre.
Chez Rabelais, au contraire, il n’y a pas de congruence, et si c’était là le
seul phénomène, nous aurions en effet pour chaque A un indice de
difformité (le nez, la mémoire de Quaresmeprenant sont comme ce à quoi le
nez, la mémoire ne ressemblent pas). Mais il existe des rapports entre les
membres de la classe B, qui se présentent comme une série de paradigmes
formels :

bourdon — carillonnement de cloches


vols d’étourneaux — dénigement de héronneaux
trois noix dans une écuelle — six boteaux de sainfoin
chaussepied — mouffle.

On voit qu’il s’agit toujours de bêtes ou de choses : le choix de signifiés


composant ces paradigmes a été évidemment dicté par un caractère
commun de non-humanité qui annule le caractère commun à tous les
signifiés de la classe A — leur appartenance à l’humain. On pourrait croire
à un vestige de référence : en fait, animalisation et réification sont des
marques sémantiques du comique, et en particulier de la caricature.
Quant à la formation des paradigmes, elle résulte d’une sorte
d’automatisme verbal : bourdon/cloches, vol/dénigement, trois/six, qui est
encore plus apparente dans le cas d’analogies phoniques comme étourneaux
rimant avec héronneaux, ou, dans la première citation :

Les cuisses comme un crenequin


Les hanches comme un vilbrequin

Le texte ne saurait nous dire plus clairement qu’il ne faut pas le lire en
cherchant un sens, en cherchant à voir Quaresmeprenant, mais qu’il faut lire
au hasard des mots. Quaresmeprenant symbolise Antiphysie parce que la
seule manière de le décrire est de dire de lui n’importe quoi (la « Physie »
étant au contraire un vocabulaire que le Créateur a énoncé classe par classe,
comme il est dit dans la Genèse). Ne disons-nous pas familièrement d’un
spectacle qui dérange nos habitudes : ça ne ressemble à rien ?
Quaresmeprenant est monstre non parce qu’il est informe, mais parce qu’il
est indicible, littéralement innommable 19.
Il serait facile de montrer que la gymnastique de comparaison que nous
fait faire le texte Quaresmeprenant se retrouve dans les beau comme de
Lautréamont, ou dans des poèmes comme « l’Union libre » de Breton : Ma
femme à la chevelure de feu de bois (...) Ma femme à la langue d’hostie
poignardée (...) Ma femme aux tempes d’ardoises de toit de serre... La seule
différence est qu’un indice verbal, ajouté à la comparaison, nous impose de
la déchiffrer comme élogieuse : l’adjectif beau chez Lautréamont ; chez
Breton, une comparaison de type homérique (Achille aux pieds rapides)
qui, ayant été utilisée de mémoire d’écrivain à la glorification des héros, en
est restée une marque encomiastique du style. Dans les deux cas, ce ne sont
pas les référents qui définissent la beauté, mais le syntagme comparatif
orienté ou marqué. Quaresmeprenant était un monstre parce qu’il ne
ressemblait à rien ; on pourrait dire de même que la femme de « l’Union
libre », elle, est belle comme tout. Cette comparaison est, en somme, une
hyperbole courante, le compliment absolu en français familier.
Il est vrai que dans les exemples qui précèdent, quand la structure
grammaticale renvoie au référent, cette référence est frustrée par les mots
qu’articule le syntagme comparatif. Mais s’il n’y a pas frustration ? Si les
descriptions sont claires, compréhensibles, vraisemblables, comme c’est le
cas dans les styles du réalisme ? Eh bien, là aussi, la notion de gymnastique
verbale suffit à rendre compte des faits.
Quand, par exemple, Balzac écrit : il retourna par un geste inimitable à
son client, il nous interdit l’accès au référent. Pourtant nous croyons voir la
réalité, car le stéréotype employé (l’adjectif inimitable ; une variante
pourrait être : les mots me manquent pour décrire ce geste) fait partie de la
classe notations subtiles et suffit à créer l’illusion du regard auquel aucune
nuance n’échappe : selon les indications de la partition, nous faisons
semblant de voir de ce regard 20. Voici Nerval décrivant un Orient onirique :

Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par la vivacité de


leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs de Pharaon 21.

En dépit de la comparaison, il n’y a pas vraiment d’éclaircissement d’une


réalité par l’autre, puisque nous connaissons les coqs de Pharaon encore
moins que les sycomores qui, eux, existent encore. Nous n’en avons pas
moins l’impression que nous voyons mieux les feuilles de sycomore.
Rationalisation, donc. Et qui n’est déclenchée par rien d’autre qu’une
accumulation de signifiants exotiques, où Pharaon renforce sycomore. La
référence n’est pas d’une réalité moins connue à une réalité plus connue,
mais d’un mot étranger à un mot étranger.
La description peut être fausse sans nous paraître erronée ou
invraisemblable parce que la représentation ne renvoie pas à la réalité, mais
la remplace.
On s’est amusé aux dépens de Hugo parce qu’il a pris une chanson
(barcarolle) pour un bateau 22. Il nous suffit que le nom ait l’air exact. Or
cette exactitude n’est pas au niveau des signifiés, mais à celui des
signifiants ; pour que barcarolle soit convaincant, c’est assez que nous
puissions y voir une variété de barque.
On a voulu expliquer, dans le « Clair de lune », des Fêtes galantes,
l’irruption inattendue d’une évocation de l’Italie par l’importance des
carnavals dans la péninsule 23. C’est bien inutile : masques et bergamasques
présente le même rapport entre signifiants que celui que je viens de noter
entre barque et barcarolle. Il est vrai que bergamasques préexiste au texte
de Verlaine. Mais, arraché à son référent et à tout signifié, il ne représente le
carnaval dans le poème que par une sorte de dérivation morphologique : en
contexte, bergamasque, c’est masque enrichi d’un préfixe, c’est un véritable
superlatif de masque.
Même lorsque le texte, non seulement a l’air de ressembler au réel, mais
encore est d’une exactitude vérifiable, le rôle que jouerait éventuellement la
perception de cette exactitude ne peut guère être qu’une coïncidence. Nous
admirons la pénétration psychologique de Balzac dans la mesure où son
idéologie est encore la nôtre. Mais vouloir prolonger cette coïncidence par
l’explication, c’est vouloir limiter l’œuvre à son effet dans un temps, dans
une société. Même en pareil cas, donc, il vaut mieux s’en tenir à
l’exactitude interne.
Zola, par exemple, dans la Débâcle, brosse un tableau de l’encerclement
de l’armée française à Sedan, vu par les yeux du roi de Prusse. Zola se veut
témoin exact ; nous savons combien il vérifiait tout 24. Le lecteur de 1892
était assez proche du désastre pour comparer par la pensée le Sedan de
l’écrivain au Sedan de Napoléon III ; le lecteur d’aujourd’hui peut en faire
autant par l’érudition. L’analyse montre pourtant que tous les effets du texte
sont indépendants de cette vérification :

Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l’armée française
étaient là, entassés et traqués dans ce triangle ; et, lorsque le roi de
Prusse se tournait vers l’ouest, il apercevait une autre plaine, celle de
Geaume, des champs vides s’élargissant vers Hagetmau, Montfort et
Ondres-aux-Bois, tout un infini de terres grises, poudroyant sous le ciel
bleu ; et, lorsqu’il se tournait vers l’est, c’était aussi, en face des lignes
françaises si resserrées, une immensité libre, un pullulement de
villages, Momuy et Cambran d’abord, ensuite, en remontant,
Coudures, Pontens-les-Forges, Mugron, Œyreluy, jusqu’à La
Chapelle, près de la frontière. Tout autour, la terre lui appartenait, il
poussait à son gré les deux cent cinquante mille hommes et les huit
cents canons de ses armées, il embrassait d’un seul regard leur marche
envahissante. Déjà, d’un côté, le XIe corps s’avançait sur Saint-Cricq,
(...) et, de l’autre côté, si les arbres et les coteaux le gênaient, il
devinait les mouvements, (...) il savait que la garde devait avoir atteint
Œyreluy.

Le personnage du roi ne sert qu’à implanter dans le récit le point de vue


d’où est faite la description. Quant à la description, elle est convaincante :
1. parce qu’elle emploie les cadres syntaxiques dont le locuteur use chaque
jour pour décrire (entre autres une énumération statique avec indications sur
la répartition dans l’espace des composantes de l’énumération) ; 2. parce
que les cases réservées aux noms propres sont remplies de façon
vraisemblable, et la vraisemblance est elle-même dictée par le contexte.
Puisqu’il s’agit d’un récit situé en France, sera vraisemblable tout nom du
terroir. Point n’est besoin, à cet égard, de recourir au corpus de toponymes
que la langue tient à notre disposition ; il suffit que les noms aient les
caractéristiques que nous pouvons extraire de ce corpus (par exemple, noms
à tirets et à suffixe ou préfixe comme Saint-X, Y-les-Forges, etc.).
S’il y a une différence entre les textes comme ceux de Rabelais et des
surréalistes, et ceux de Zola ou de Balzac, c’est que les premiers proclament
leur nature de gymnastique verbale ouvertement, et les seconds la cachent.
Il faut faire un aveu avant de terminer : dans le texte de Zola, j’ai
artificieusement remplacé les noms ardennais par des toponymes tirés de
l’annuaire téléphonique du département des Landes 25. Et pourtant cette
altération de la référence au réel n’a pas menacé la mimésis du réel. Comme
dit André Breton, l’imagination est ce qui tend à devenir réalité.
Concluons : l’apport de l’analyse formelle à l’explication du phénomène
littéraire me semble essentiellement de mettre en lumière que ce
phénomène se situe dans les rapports du texte et du lecteur, non du texte et
de l’auteur, ou du texte et de la réalité. Par conséquent, contrairement à la
tradition, qui aborde le texte de l’extérieur, l’approche de l’explication doit
être calquée sur la démarche normale de la perception du message par son
destinataire : elle doit aller de l’intérieur à l’extérieur.
2. Sémantique du poème

Un poème ne signifie pas de la même manière qu’un texte non poétique.


La différence est encore plus grande si l’on compare la communication en
poésie à la communication dans la vie quotidienne, à l’emploi utilitaire de
la langue. Tout le monde est d’accord sur cette constatation empirique. Mais
on ne l’est plus quand il faut expliquer ou simplement décrire les
mécanismes sémantiques du poème. On parlera de métaphore ou de
métonymie, c’est-à-dire de transferts, de la substitution d’un signifiant à un
autre pour un même signifié. Ou bien on croira trouver la caractéristique de
la signification poétique dans l’ambiguïté, c’est-à-dire l’empiètement d’un
signifié sur l’autre pour un même signifiant. Ou encore on constatera qu’il y
a obscurité quand le signifié semble insolite dans le contexte où figure son
signifiant. Ces constats de fait seront vite transformés en jugements de
valeur : on s’extasiera sur la complexité ou l’enrichissement du sens, sur la
capacité du poème à faire rêver, à explorer le possible, etc.
Or toutes ces démarches de l’interprétation ont un point commun. Toutes
reposent sur un même critère : on juge des mots en fonction des choses, du
texte par comparaison avec la réalité. C’est-à-dire que l’interprétation est
orientée selon l’axe vertical qui définit les relations entre le signe et le
représenté, l’axe qui joint le signifiant au signifié et au référent. Cet axe
vertical 26 étant celui de la signification normale, on a donc ce paradoxe
d’une exégèse qui constate que le poème signifie de façon anormale, mais
qui n’en cherche pas moins l’explication de l’anomalie dans la direction de
la norme.
Il en résulte que le critique a le choix entre deux ornières. Si le sens des
mots est « normal » (qu’il s’agisse de sens littéral ou métaphorique), s’il y a
ressemblance ou vraisemblance, le critique souligne la propriété des mots,
et loue le poète d’avoir su « donner à voir ». S’il y a au contraire
dissemblance, le critique, l’interprétant encore à partir du réel, comme
déformation, tente de la justifier en reconstituant hypothétiquement les
intentions de l’auteur 27. ou bien il admire ou, selon l’esthétique du jour,
condamne « l’audace du procédé, de l’image, etc. ». Dans les deux cas, la
réalité sert soit à vérifier le texte, voire à le compléter, soit à mesurer un
décalage.
Malheureusement, le recours au réel ne permet pas, dans le premier cas,
de déterminer en quoi la sémantique du poème diffère de celle d’un énoncé
non poétique. Dans le second cas, mesurer un décalage n’explique pas
comment il se fait que le lecteur l’accepte, qu’il tolère le passage de
l’arbitraire du signe dans la langue à un arbitraire différent, propre au
poème. Enfin, dans l’un et l’autre cas, le recours au réel isole les
significations les unes des autres, chacune étant conçue comme un rapport
entre une composante textuelle et quelque chose d’extérieur au texte, au
lieu de les considérer dans leurs combinaisons intratextuelles.
Cette approche est d’autant plus périlleuse que le texte « ressemble » plus
à la réalité. Alors, en effet, l’évidence de la relation sémantique habituelle
détourne l’attention du fait qu’elle est subordonnée aux relations
intratextuelles. C’est ainsi qu’on en vient à substituer à la donnée du poème
une signification qui lui est étrangère et qui offusque ses structures. Je n’en
veux pour exemple que les commentaires qu’a suscités cette strophe de
Baudelaire :

Quand la terre est changée en un cachot humide,


Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris 28.

Un manuel à l’usage des candidats à l’agrégation les invite à admirer


l’exactitude de l’image, en particulier la justesse d’une notation
descriptive : « le vol incertain en apparence, et zigzagant, de la chauve-
souris 29 ». Je ne m’arrête pas à l’objection que peu de textes survivraient
s’il fallait que leurs lecteurs aient la même expérience du réel que leur
auteur — tout le monde a vu des chauves-souris. L’objection, toutefois,
vaudrait pour des faits d’expérience plus rare. Mais enfin, s’il y a réalité, le
lecteur devra regretter, au contraire, l’inexactitude du trait, puisque la
chauve-souris justement possède un radar qui la protège contre de tels
incidents 30. L’auteur du manuel l’a bien senti, puisqu’il excuse Baudelaire :
« vol incertain en apparence ». Roman Jakobson lui aussi lit chauve-souris
en référence au réel. Il croit entendre dans les chuintantes et les sifflantes
(changée, cachot, espérance, chauve-souris) le susurrement des ailes du
« chéiroptère 31 » — ces mêmes sonorités où Jean Prévost voyait une espèce
de piège phonétique destiné à faire haleter le lecteur, à infliger à ses
poumons l’oppression même du spleen 32.
Hypothèses hasardeuses, et bien inutiles. D’abord parce qu’elles font
intervenir les intentions de Baudelaire. Ensuite et surtout parce qu’elles
portent sur l’animal, alors que le phénomène pertinent, c’est le mot qui
désigne l’animal, et le symbolisme de ce mot.
Car ce qui caractérise la strophe, c’est que chauve-souris n’y représente
pas un chéiroptère, mais un oiseau, ou plutôt un anti-oiseau, un négatif
d’oiseau. Le mot oiseau, en effet, correspond à des sèmes positifs : son
système descriptif, terme sur lequel je reviendrai, comprend des lieux
communs comme l’association avec la lumière du jour, et aussi la gaieté qui
n’a, notons-le, rien à voir avec la réalité ornithologique mais n’est qu’une
rationalisation sur le chant des oiseaux. Face à oiseau, chauve-souris
correspond à des sèmes négatifs, et son système descriptif l’associe à
l’obscurité et à la tristesse. Hugo, dans l’ode qu’il consacre à ce symbole
ailé, qualifie la chauve-souris de triste oiseau, parle de son vol ténébreux et
la décrit comme il ferait d’un oiseau de nuit ; d’ailleurs, il l’appelle sœur du
hibou funèbre et de l’orfraie avide 33. Trop évidemment, il serait vain
d’adopter le point de vue du naturaliste qui ne verrait ici que des
solécismes. Il n’y a solécisme que par rapport au référent. Mais dans les
limites du texte, ces « fautes » montrent assez que le sens résulte d’un
rapport entre signifiants, ou, plus précisément, d’une opposition. La chauve-
souris de Hugo n’a de sens que comme antithèse d’oiseau. Comme dans
toute opposition, une polarisation se produit : l’antithèse de la chauve-souris
ne peut être l’oiseau en général, ou n’importe quel oiseau, mais l’oiseau au
sommet de l’échelle morale dans les traditions littéraires et mythiques, de
l’arche de Noé au saint-esprit — la colombe. Lorsque Hugo oppose
l’« Égout de Rome » au monde d’en haut, il est significatif qu’il nous fasse
voir dans le monde d’en bas

(...) les chauves-souris vol(ant) de tous côtés


Comme au milieu des fleurs s’ébattent les colombes 34.

La strophe de Baudelaire n’a donc pas de sens en fonction du référent


« chéiroptère » ni même du signifiant isolé, mais en fonction d’une
antithèse stéréotypée, qui n’est que la métaphore d’une antithèse littérale
également stéréotypée. Le contraire de spleen, lequel équivaut à
désespérance 35, étant espérance et l’oiseau de l’espérance étant la colombe,
la signification « poétique » de l’image, son efficacité, sont dues à
l’inversion du stéréotype : l’espérance est représentée par la désespérance,
la chauve-souris substituée à son contraire. Corollairement, la voûte du ciel,
lieu par excellence des envols, est devenue un couvercle d’abord, et
maintenant les plafonds pourris d’une oubliette. L’obstacle à l’envol aurait
pu être aussi bien représenté par la vitre opposée à la mouche, ou la cage à
l’oiseau, en vertu de l’associativité des signifiants 36. Mais mouche ne fait
pas partie d’une paire de signifiants antithétiques, et cage, compatible avec
oiseau, ne l’est pas avec chauve-souris. La structure sémantique est donc
une transformation de l’opposition binaire oiseau de l’envol/oiseau du non-
envol en équation. On ne croira pas que la référence à la réalité reprend le
dessus par le biais d’une analogie entre la voûte céleste et celle du cachot :
Baudelaire a exclu cette analogie en choisissant plafonds pourris. Ce qui
prouve que le mot cachot a été engendré par le mot chauve-souris, et non
par une ressemblance avec la chose ciel. Chauve-souris, déjà efficace
comme « anti-colombe », achève de s’imposer à l’imagination grâce au
soutien de mots qui l’entourent dans des clichés littéraires. Car si des mots
comme cachot humide, plafonds pourris, et, plus loin, barreaux, araignées,
semblent confirmer, motiver, expliquer la représentation, ce n’est pas parce
qu’ils sont frappants de vérité, mais parce qu’ils appartiennent à un décor
stéréotypé du roman noir 37.
Supposons maintenant que le sens des mots du poème soit clairement
anormal. La nature réelle du phénomène m’échappera si je me contente de
l’expliquer par une altération de la fonction référentielle. Car cette
altération que je perçois n’est pas la cause de la signification poétique : elle
n’en est que le résultat.
C’est ce que Jean Cohen n’a pas su reconnaître lorsqu’il a tenté
d’analyser l’anomalie sémantique du groupe bleus angélus dans « L’azur »
de Mallarmé. Cette anomalie lui paraît avec raison caracté-, ristique de la
signification poétique. Mais il n’y voit que la substitution d’un sens
« connotatif » à la représentation dénotative du réel : « il n’y a là aucune
image, en fait impossible à imaginer, mais seulement un procédé de
stimulation d’une réponse émotionnelle », car selon lui le « code du langage
poétique se fonde... sur l’expérience interne », affective, subjective, du
poète. Cette expérience transgresse les limites des phrases possibles dans le
langage ordinaire, lesquelles correspondent aux « contiguïtés spatio-
temporelles révélées par la perception » du monde extérieur 38. Cette
expérience interne, malheureusement, est encore une réalité extérieure au
poème. Qui plus est, l’affectivité varie selon les individus. Comme toute
critique psychologique, cette approche tend donc à substituer à la lettre du
texte, qui est toujours accessible, des hypothèses difficilement vérifiables
sur les démarches de l’esprit. Cohen croit néanmoins qu’il est possible
d’assigner aux couleurs des « connotations » affectives valides pour tout un
public. En vertu de cette unanimité qu’il postule dans l’expérience que nous
avons du réel, il affirme que « les angélus sont bleus parce que l’impression
qualitative correspondant à cette couleur — disons : calme,
apaisement — s’accorde à celle que produisent les cloches qui sonnent
l’angélus 39 ». Ce qui est évidemment un contresens. Tout le poème de
Mallarmé est consacré à lier le mot azur et ses synonymes à des
significations (hantise, ironie, stérilité, etc.) qui transforment sa valeur
habituelle en valeur négative. Ce renversement des valeurs, c’est la lettre
même du poème qui l’effectue. De même, la synesthésie de bleus angélus,
que Cohen nie sous prétexte que le son des cloches ne nous fait pas voir du
bleu, cette synesthésie est dite par le texte :

(...) l’Azur triomphe, et je l’entends qui chante


Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante
Et du métal vivant sort en bleus angelus !

L’erreur de Cohen a été de lire bleus angélus dans le sens qu’auraient ces
mots dans la langue en dehors du contexte, alors que, dans le poème, le
complexe contextuel suffit à substituer à la sulpicerie douceâtre de bleus
angélus l’antiphrase du sens ordinaire 40. La relation sémantique est
entièrement contenue dans le texte.
Ainsi, le sens du texte peut fort bien être caractérisé par des « audaces »
ou des « absurdités », sans que nous puissions pour autant nous contenter
d’y voir des déformations du réel. Une telles explication ne rend pas compte
du sémantisme du poème comme tout, et elle reste en deçà de la littérarité.
Nous sommes dans l’impasse même si nous avons affaire à une
« déformation » classée et autorisée par la rhétorique, comme c’est le cas
des métaphores à transpositions sensorielles ou qui semblent telles 41. Soit
cette métaphore qu’emploie Hugo pour stigmatiser sceptiques et athées :

Leur âme, en agitant l’immensité profonde,


N’y sent même pas l’être, et dans le grelot monde
N’entend pas sonner Dieu ! 42

Image déconcertante. Pourtant, la façon dont l’énoncé signifie est


normale si l’on isole le plan du véhicule métaphorique (présence dans le
grelot d’une bille qui le fait résonner). Elle est normale aussi sur le plan de
la teneur métaphorique (présence de Dieu dans l’univers). L’anomalie tient
évidemment à ce que, dans l’usage, il n’y a guère de chances qu’une
représentation de Dieu dans le cosmos et une mimésis du grelot se
rencontrent dans la même phrase. On a cherché à sauver l’image en la
classant justement parmi les anomalies qui ont derrière elles une tradition
esthétique : on a donc voulu y voir une image sonore, audacieuse
transposition d’un concept en sensations auditives 43.
Elle n’est rien de tel. Nous n’avons pas ici de métaphore dont la teneur
serait métaphysique et le véhicule sensoriel. Le texte ne nous dit pas que
Dieu fait du bruit dans le monde. L’image est simplement engendrée par la
transformation de la phrase précédente : n’y sent même pas l’être. L’adverbe
y devient dans le monde, et, puisque monde égale grelot, le verbe sent
devient entend sonner, et enfin l’être devient Dieu. Par conséquent, les
signes ne représentent pas des sons, mais bien un rapport d’intériorité, de
contenu à contenant — Dieu est à monde ce que bille est à grelot.
Devra-t-on conclure à l’absurdité ? De tous les rapports d’intériorité qui
pourraient illustrer « présence de Dieu dans l’univers », la bille dans le
grelot semble inexcusablement gratuite. Admirerons-nous de parti pris ?
Parlerons-nous d’imagination débridée ? Solution de facilité et qui ne nous
dirait pas si l’image est nécessaire, la forme contraignante, le poème réussi.
Car enfin, si nous posons que la poésie ne ressemble à rien, il faut chercher
ailleurs la source de son pouvoir sur l’esprit, démontrer qu’elle a sa logique
propre, ses impératifs formels. Pourquoi pas, tout aussi bien, dans la cloche
monde, Dieu étant alors le battant de cette cloche ?
En fait, l’absurdité n’existe que dans le rapport de signifiant à signifié.
Abandonnons le critère de conformité de la signification à la réalité ;
remplaçons-le par le critère de conformité aux mots. Il se trouve qu’il y a
une relation nécessaire entre grelot et la philosophie sceptique. La
métaphore, en effet, est déduite rigoureusement d’une hyperbole située dans
la phrase précédente, hyperbole qui définit en termes de folie la conception
chaotique d’un cosmos sans Providence : L’univers n’est pour eux [les
sceptiques] qu’une vaste démence. Le mot démence déclenche une allégorie
de la folie de la philosophie, d’autant plus convaincante que la déduction
suit la pente de la coincidentia oppositorum : ce sont les astrologues qui
tombent dans les puits, les sages qui font les fous. L’allégorie de la folie
entraîne l’attribut de la marotte, représentée périphrastiquement par agiter
et par grelot. En fait, le symbole étant péjoratif, il redouble pour ainsi dire
la signification du mot démence. Un autre passage hugolien confirme que
notre image est déduite d’un mot ; dans Dieu l’Océan d’en Haut, la chauve-
souris symbolique du doute s’écrie :

Rien n’a de sens...


Tout est insensé, vide et faux, même la mort ;
L’infini sombre au fond du tombeau déraisonne ;
La bière est un grelot où le cadavre sonne 44

Ici encore le rapport représenté est un rapport de contenant à contenu. Ici


encore, c’est un mot précis (le même que dans « Pleurs dans la nuit ») qui a
déclenché le déroulement de l’image : la première version du passage
commence en effet par la phrase Tout est en démence.
Ainsi l’interprétation du sens poétique selon l’axe vertical nous égare.
Par contre, la séquence verbale fournit l’explication pertinente. Ne serait-ce
pas que le texte est à lui-même son propre système référentiel ?
C’est ce qui se vérifie dans le poème suivant, de Michel Leiris :

Au vif
A cors et à cris.
A toutes brides.
A ras bord.
A tire d’ailes.

A bouche que veux-tu.


A poings fermés.
A pierre fendre.
A chaudes larmes.
A pleines voiles 45.

La suppression des verbes dans chaque expression proverbiale crée une


anaphore qui équivaut à une rime inverse, en ceci qu’elle fait du poème un
tout caractérisé par une répétition suggérant une similitude des vers les uns
par rapport aux autres. Sans la répétition, la mutilation de chaque formule
serait une invite à reconstituer ce qui manque (RÉCLAMER à cors et à
cris, GALOPER à toutes brides, etc.). Mais le contexte est fait du reflet,
pour ainsi dire, de chaque formule par des formules semblables. Elles ne
mènent nulle part qu’à elles-mêmes. Les verbes manquants (réclamer,
galoper, remplir, s’envoler) n’auraient pas eu de rapports entre eux et
n’auraient eu de sens que dans leur relation verticale avec la situation où
chacun séparément eût été approprié. Les locutions adverbiales qui les
modifient, par contre, ont en commun leur caractère hyperbolique.
L’accumulation de formules fonctionnellement équivalentes et la
suppression de ce qui les différenciait (suppression de leurs collocabilités
respectives) éliminent les structures sémantiques verticales. Avec leurs
verbes, à cors et à cris et à toutes brides expriment acharnement ou élan ;
sans leurs verbes, mais isolés, ces groupes évoquent l’élan de la chasse à
courre, sens incompatible avec celui de à ras bord qui évoque le
remplissage précautionneux d’un verre, non la coupe débordante d’une
bacchanale. Ces différences disparaissant, il ne reste qu’une structure
sémantique horizontale : la répétition qui dégage l’isomorphisme des
formules, qui sémanticise la préposition à et l’élève de son rôle de mot-outil
à celui de signifiant. A ce signifiant correspond non pas un signifié
complexe, mais un sème seulement, le sème « plus haut degré » (ou
« extrême » — l’équivalent d’une marque superlative). La répétition de à
indique ainsi que chaque formule est une variante de cet invariant
superlatif. Conséquemment, les mots qui constituent chaque variante sont
eux aussi resémantisés, et deviennent des symboles d’action impétueuse. A
pierre fendre est plus proche de Roland fendant le rocher que de l’idée de
gel : symbole par excellence de l’obstacle (la dureté de la pierre) vaincu 46.
De même à poings fermés s’éloigne de dormir pour signifier l’agressivité
dans l’effort. Cette transformation sémantique est encore plus frappante
lorsque la formule « libérée » coïncide avec le lexique du lyrisme
traditionnel : chaudes larmes, par exemple. Mais ce retour à un sens
conventionnel n’est possible que parce que le poème a substitué, par la
répétition et la mutilation des clichés, l’arbitraire de son propre code à
l’arbitraire du code linguistique commun. Enfin, par rétroaction 47, le titre,
Au vif, perd aussi son rapport avec toucher ou piquer, et ses connotations de
susceptibilité outragée, unissant désormais au sème « vie » des sèmes
« plénitude », « ardeur », « sensibilité », etc. 48.
Ces modifications sémantiques sont donc liées au fait que la séquence
verbale a un effet alternativement cumulatif et éliminatoire. Elle met en
relief les sèmes comparables, elle élimine ceux qui ne le sont pas, ne
retenant des mots que les sèmes qu’ils ont en commun. Bref, elle opère un
filtrage sémantique. Ce filtrage résulte entièrement de la contiguïté des mots
dans le syntagme : c’est elle qui impose la comparaison.
Il est permis d’en conclure que dans la sémantique du poème l’axe des
significations est horizontal. La fonction référentielle en poésie s’exerce de
signifiant à signifiant : cette référence consiste en ceci que le lecteur perçoit
que certains signifiants sont des variantes d’une même structure.
Cet axe horizontal est représenté matériellement par le syntagme : il est
donc organisé par un étagement de structures. D’abord par la structure
linguistique. Ensuite par la structure stylistique, série de contrastes par
rapport aux normes contextuelles, qui assurent la perception du message
comme forme. Troisièmement par les structures thématiques, c’est-à-dire
les structures dont les variantes sont des thèmes. Quatrièmement, et ici nous
touchons à ce qui est exclusivement du poème, par la structure lexicale.
C’est-à-dire les similitudes formelles et positionnelles entre certains mots
du texte, similitudes qui sont rationalisées, interprétées en termes de
signification. Ces mots, en effet, semblent répéter le même message parce
qu’ils se ressemblent morphologiquement ou ont des fonctions analogues,
et parce que leurs ressemblances sont mises en relief.
Une première catégorie de ces similitudes formelles et positionnelles est
d’ordre paratactique. Les similitudes sont dégagées, ou créées, par un
simple processus d’accumulation, comme je viens de le montrer dans le
poème de Leiris, et comme on peut encore le voir dans ce bref tercet
d’Éluard :

Paille
Paille mêlée au grain
Fumée mêlée au feu
Pitié mêlée au mal 49.

L’accumulation de trois phrases quasi identiques — toutes étant


articulées sur un syntagme X mêlé à Z — transforme tous les X en
synonymes, tous les Z en une seconde chaîne de synonymes. Le groupe
mêlée au, à cause de sa répétition 50 et parce qu’il organise toutes les autres
composantes, oriente le sens du tercet entier en fonction de sa propre
signification. Celle-ci n’est pas simplement le sens « neutre » qu’a mêler
dans le dictionnaire. La première variante du groupe — paille mêlée au
grain — est la seule des trois qui existe déjà, toute faite, dans la langue.
Cette coïncidence formelle avec le cliché donne donc à mêlée au la valeur
péjorative qu’il a dans ce stéréotype : c’est le mélange comme impureté
(non le mélange comme alliage, par exemple). Le rapport qu’exprime ce
groupe, pivot de tout le sémantisme du poème, a une valorisation négative,
confirmée d’ailleurs par le feu fumeux du deuxième vers. Par conséquent,
pitié mêlée au mal, énoncé positif s’il était isolé (« la pitié adoucit le mal »),
devient négatif (« la pitié rend le mal plus pénible à supporter, ou plus
insidieux »). Par rétroaction, le titre qui, au premier regard, n’était pas
nécessairement péjoratif 51, prend une valeur toute négative, sous l’influence
de la séquence pitié-fumée-paille dont chaque élément répète le sème
« impureté ». La resémantisation est achevée lorsque le sens du début du
texte est contaminé par le sens du dernier élément de l’accumulation.
L’accumulation comme transformateur sémantique n’a pas toujours la
forme évidente de l’accumulation rhétorique. Elle se présente tout aussi
bien sous la forme d’une série aux éléments dispersés mais formellement
ressemblants. C’est ce qui se passe dans « Mouvement » de Rimbaud :

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,


Le gouffre à l’étambot,
La célérité de la rampe,
L’énorme passade du courant
...
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom (...)

Toutes les anomalies lexicales — germanisme (strom), impropriétés


(célérité, passade, trombes), technicisme (mouvement de lacet, et, plus loin,
avec jeu de mots, route hydraulique motrice) — portent sur des signifiants
qui ont en commun le sème « mouvement » ou « élan », et sont en
conséquence une transformation 52 du titre.
Les synonymies ainsi créées sont si bien de nature positionnelle qu’il
n’est nul besoin, pour les comprendre, de connaître le sens référentiel de
tous les mots qu’elles affectent : il suffit que l’appartenance de ces mots à la
série paratactique soit évidente. Nous ne savons plus ce que c’est qu’un
mouvement de lacet, « roulis du train sur les rails » dans la terminologie
ferroviaire du XIXe siècle. Mais notre ignorance même contribue à
l’efficacité stylistique du mot : nous ne pouvons pas ne pas le remarquer en
raison de l’apparente incompatibilité de mouvement et de lacet. D’où la
mise en relief du mouvement en soi, puisque nous comprenons mouvement
et que de lacet ne fonctionne pour nous que comme appel à l’attention,
comme soulignement du mot qu’il affecte. Qui plus est, nous affaiblirons
cette mise en relief et ferons un contresens poétique si nous restituons le
sens technique, le sens par rapport aux choses ; subordonnant mouvement à
la réalité du train, des rails, le sens technique diminue l’importance du sème
commun aux composantes de l’accumulation, « mouvement en soi » 53.
Hugo, dans « Eviradnus », accumule, pour décrire la salle d’armes de la
« tour octogone », des technicismes oubliés avec l’art des fabricants
d’armures : (...) les ardillons d’airain Attachent l’éperon, serrent le
gorgerin ; (...) les genouillères ont leur boutoir meurtrier ; (...) chaque
heaume est masqué de son crible ; (...) la rigidité des pâles morions 54. Le
lecteur moderne (que ce soit aujourd’hui ou à l’époque romantique) ne les
comprend pas ou les comprend mal. Et pourtant il croit voir les chevaliers
fantômes : des mots inconnus suffisent, pourvu qu’ils soient placés dans les
cases appropriées d’un syntagme énumératif dont le début, en langage clair,
a donné les coordonnées spatio-temporelles de la scène. Mieux encore, ce
jargon d’armurier médiéval resémanticise les mots plus usuels : Les chatons
des cuissards sont barrés de leurs clés. L’illusion de réalité est complète, et
elle ne dépend nullement de la réalité représentée 55.
Résumons-nous. Dans tous les textes qui relèvent de cette catégorie,
l’accumulation filtre les sèmes des mots qui la composent, surdéterminant
l’occurrence du sème le mieux représenté, annulant les sèmes minoritaires.
Les composantes de l’accumulation deviennent synonymes en dépit de leur
sens originel au niveau de la langue.
La deuxième catégorie de similitudes formelles et positionnelles entre
signifiants est d’ordre hypotactique. Les similitudes sont dégagées, ou
créées, entre les mots par leur co-occurrence dans des réseaux associatifs :
les mots qui forment ces réseaux constituent le système descriptif d’un mot-
noyau ; la fonction nucléaire de ce mot tient à ce que son signifié englobe et
organise les signifiés des mots satellites 56. Pris péjorativement, le mot roi
est au centre d’un système dont les satellites sont des mots comme
courtisan et bouffon, des stéréotypes sur la solitude, sur l’ennui, sur
l’impuissance du roi tout-puissant. Les séquences associatives varient selon
le ou les sèmes de roi que sélectionne le contexte où paraît le mot-noyau.
Leur déroulement offre aux lecteurs des relations qui leur sont familières, et
leur donnent l’impression qu’elles répondent à une vérité d’évidence,
puisqu’elles répondent à leur attente. D’où des descriptions convaincantes,
parce qu’elles suggèrent que leur objet est exemplaire, que c’est un type,
matière première pour la littérature. Tout le troisième « Spleen » de
Baudelaire, par exemple, est construit exclusivement sur l’actualisation de
ce système de roi. Le signifié nucléaire est le modèle idéal qui dicte la
répartition et les fonctions des composantes du système (et leur fonction
dicte leur symbolisme). Toutefois ces composantes n’existent dans l’esprit
du locuteur que sous forme de signifiants arrangés en clichés. Ce qui ressort
du fait que les systèmes descriptifs ne sont nullement coextensifs aux
réalités qu’ils sont censés représenter. Le système de fenêtre est limité à
vitre (ou des synonymes comme carreau) et à embrasure. Poétiquement elle
est privée des gonds sur lesquels elle tourne en réalité et qui sont réservés,
dans les mots, à la porte 57. Mais elle garde embrasure comme lieu littéraire
du tête-à-tête, bien que les embrasures aient cessé d’être profondes. Comme
vitre, elle est presque uniquement lieu de contemplation morose :

Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin

a dit Éluard 58. Mots et clichés sont donc valorisés par leur fonction dans
le système 59. Aussi le système sert-il de code, de variante, aux structures
thématiques.
Les signifiants d’un système ne sont pas synonymes comme ceux de
l’accumulation. Subordonnés les uns aux autres, ils sont métonymes. D’où
deux conséquences d’ordre sémantique.
Premièrement, chaque composante du système peut être substituée à
celui-ci et le représenter tout entier, dans la complexité de ses associations
et, en particulier, de son symbolisme. Un titre comme « Le carreau » de
René Char, suffit à contaminer le sens des notations intimistes du poème
(« bonheur ») avec un sens qui ne relève que du système de fenêtre
(« attente, vaine ou non, du bonheur ») 60.
Deuxièmement, les signifiants du système jouent les uns par rapport aux
autres le rôle que référents et signifiés jouent par rapport aux signifiants
dans la communication ordinaire. Car le texte poétique, à cause de
l’horizontalité de son axe sémantique, ne peut être soumis au test de la
ressemblance avec le réel ; il n’évite la gratuité que parce que le système
descriptif maintient autour d’un signifiant donné un contexte de lieux
communs, conforme au consensus omnium, et par conséquent
vraisemblable. Le mot engendre la phrase qui le suit en déroulant une partie
du système descriptif auquel il appartient : épithète de nature, par exemple,
ou proposition relative qui exprime noir sur blanc un des sèmes implicites
du mot de départ. Ainsi tout à l’heure, paille engendrait grain puis feu,
métonymes de deux des systèmes descriptifs auxquels il se rattache (ceci se
combinant avec les rapports sémantiques du type paratactique). Hugo, par
exemple, rêvant une nature où « tout vit, tout est plein d’âmes » a écrit : Les
fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs 61. L’image, en dépit du
sème « flexibilité » commun à tige et à col de cygne, serait un peu cherchée,
n’était que cou ôte à cygne le conventionnel que col lui laisse, que lac
« confirme » cygne, et que miroir « confirme » lac. Or le miroir présuppose
un regard, une coquetterie, et l’animisme des fleurs s’en trouve
« démontré » : si les fleurs ont une âme, celle-ci, dans le cadre des lieux
communs floraux, ne peut être que féminine.
L’énoncé vérifie, pour ainsi dire, les probabilités associatives du
système : cela équivaut à la ressemblance au réel ou, à la limite, constitue
une extrapolation convaincante. Quand Rimbaud parle du sang rose des
arbres verts dans les veines de Pan 62, cette image emporte notre adhésion,
mais ce n’est pas parce que nous sommes panthéistes, et c’est en dépit
d’une réalité où la sève n’est pas rose. C’est parce que rose est
complémentaire de vert, et ceci non dans la réalité (ce serait le rouge), mais
dans un cliché bien attesté qui est comme la variante mièvre du cliché rouge
et vert. Or il se trouve que cette mièvrerie convient à la représentation
méliorative des arbres en contexte d’idylle cosmique. D’où une
surdétermination sémantique qui supplante le sens « naturel » sans
absurdité aucune.
Mais si la haute probabilité d’occurrence des composantes surdétermine
les mots du système et les rend convaincants parce qu’attendus, et vrais
parce qu’habituels, la moindre déviation devient également significative, et
c’est elle qui signale la présence d’un autre sens, métaphorique celui-là,
lorsque le système sert de code à une structure thématique. L’interférence
des structures est alors l’agent du changement sémantique 63.
Ce qui précède montre, me semble-t-il, que la sémantique du poème est
caractérisée par le bricolage dont parle Lévi-Strauss : elle repose
entièrement sur des mots arrangés à l’avance, sur des groupes préfabriqués,
dont le sens ne tient pas aux choses, mais à leur rôle dans un système de
signifiants. Leur ambiguïté ou leur pouvoir suggestif, loin d’être, comme le
veut l’interprétation habituelle, une polysémie suractivée, est un filtrage par
des interférences structurales. Les combinaisons verbales changent
d’aspect, leur sens se modifie constamment avec la progression de la
lecture. Toute interprétation qui tend à immobiliser ce mécanisme en
ramenant le texte au réel et à l’atomisme statique du dictionnaire ne peut
que méconnaître la fonction de la poésie comme expérience d’aliénation.
3. Modèles de la phrase littéraire

Tout modèle de la phrase littéraire doit rendre compte de la littérarité de


cette phrase 64, c’est-à-dire de caractéristiques formelles résultant des
particularités de la communication linguistique en littérature. Or ces
particularités se ramènent à ceci que, dans l’acte. de communication
littéraire, deux facteurs seulement sont présents : le texte et le lecteur.
Celui-ci reconstitue à partir du texte les facteurs absents : auteur, réalité à
laquelle le texte fait ou semble faire allusion, code utilisé dans le message
(comme corpus de référence lexicale et sémantique, lequel est la
représentation verbale du corpus socio-culturel, de la mythologie que
constitue l’ensemble des lieux communs). La phrase littéraire doit donc être
telle que ces reconstitutions soient possibles. Énonçant un message,
racontant une histoire, mais en même temps montrant le décor, mettant les
personnages en scène et expliquant leurs motifs, elle doit être à la fois
action et représentation.
Trois règles me paraissent gouverner l’engendrement d’une phrase qui
satisfasse aux conditions que je viens d’esquisser. Premièrement, la règle de
surdétermination, en fonction de laquelle la phrase entraîne l’adhésion du
lecteur. Deuxièmement, la règle de conversion qui permet de traiter la
phrase comme unité de style. Troisièmement, la règle d’expansion qui
énonce la transformation de la motivation implicite à l’explicite, du narratif
au descriptif.
Je traiterai d’abord du mécanisme de la surdétermination. Les
composantes de la phrase littéraire sont liées entre elles par le syntagme,
comme dans toute phrase, mais ces rapports sont repris par d’autres
relations, formelles ou sémantiques. Chaque mot paraît donc multiplement
nécessaire, ses rapports avec les autres mots multiplement impératifs 65. Au
lieu que la signification repose sur la référence du signifiant au signifié, elle
réside dans la référence du signifiant à d’autres signifiants, ce qui donne
l’illusion que l’arbitraire du signe est diminué. Il n’est en réalité que
repoussé d’un mot à d’autres, mais, aux yeux du lecteur, la phrase se
déroule comme une déduction, comme une dérivation à partir du début.
Certes, un texte se déchiffre dans deux directions. Dans celle de la lecture
initiale, en suivant la progression normale de la séquence verbale ; et dans
la direction inverse (rétroaction), la signification de ce qui vient d’être lu
étant constamment modifiée par ce qu’on est en train de lire. Mais, dans
l’une comme dans l’autre, le lecteur éprouve également l’impression qu’une
réduction de l’arbitraire a lieu. Dans la lecture par rétroaction, c’est
l’énoncé initial qui semble confirmé par ce qui en est dérivé. Dans la lecture
première, de gauche à droite, c’est la dérivation qui est rendue convaincante
ou vraisemblable parce que, se déroulant selon des associations verbales
auxquelles nous sommes habitués, elle est conforme à notre attente.
Ces associations sont bien connues : similitudes formelles, y compris les
calembours, appartenance au même paradigme synonymique et
antonymique, bref tous les phénomènes de transférence de la similarité sur
le plan de la contiguïté dont la théorie a été formulée par Roman
Jakobson 66. Toutefois, ces phénomènes ne relèvent pas nécessairement de
la phrase, car’on les observe aussi bien en deçà et au-delà de ses limites.
J’examinerai donc des faits moins connus, mais pertinents à la phrase
seulement. A savoir les cas où la surdétermination résulte de la
surimposition de la phrase à d’autres phrases préexistantes — phrases qui
figurent dans d’autres textes, ou phrases stéréotypées qui font partie du
corpus linguistique. A partir de celles-ci, la phrase littéraire est engendrée
par calque, par polarisation, ou simplement par actualisation de séquences
potentielles.
Le calque porte sur les clichés. Soit le cliché : il a passé (il passera)
beaucoup d’eau sous le pont depuis que (avant que). Lautréamont en dérive
une phrase dont les fonctions sont incontestablement littéraires. Mervyn,
poursuivi par Maldoror, rentre s’évanouir dans l’hôtel particulier du lord
anglais auquel il doit le jour. Le noble lord, vieillard encore vert, annonce
que beaucoup d’eau passera sous le pont avant que ses forces s’épuisent, et
qu’il saura venger son fils. Cette déclaration est en anglais. Ou plutôt, le
texte rapporte ses paroles en français et simultanément constitue une
représentation oblique de la langue anglaise :

Il parle dans une langue étrangère, et chacun l’écoute dans un


recueillement respectueux : « Qui a mis le garçon dans cet état ? La
Tamise brumeuse charriera encore une quantité notable de limon avant
que mes forces soient complètement épuisées (...) 67.
Il n’y a pas ici simplement transposition stylistique mot à mot, mais
transformation d’une phrase minimale, qui est le cliché, en une phrase,
compréhensible en soi par référence à la réalité de la Tamise, mais dont le
sens vrai (beaucoup de temps passera) est donné par la référence au temps.
Non pas au temps réel, toutefois, mais à des signifiants déjà consacrés,
habituels, du signifié « temps ». La fonction littéraire de la phrase, en
contexte, est précisément le résultat de cette double lecture. D’une part, sur
le plan narratif, dans l’intrigue, la phrase transcrit les paroles du
personnage. D’autre part, sur le plan de la représentation, elle confirme
l’indication scénique (il parle une langue étrangère) 68 : il s’agit donc d’une
mimésis du comportement britannique. De plus, le calque a fonction
métalinguistique, car il parodie le roman mondain, dont les personnages
aristocratiques ont une variante hyperbolique : le gentleman britannique.
Ainsi le calque définit l’énoncé d’une part comme énoncé et d’autre part
comme jeu verbal 69.
Le calque peut également porter sur le proverbe, celui-ci étant un cas
particulier, à forme archaïque et gnomique, du cliché : la maxime (genre
littéraire caractérisé entre autres par le fait que le texte est coextensif à la
phrase) est fréquemment une transformation du proverbe 70.
Un autre cas particulier du cliché est la citation. Elle n’est pas autre
chose qu’un cliché signé 71. Je prendrai pour exemple ce vers de l’abbé
Delille, qui termine un récit très pathétique des massacres de Septembre :

Le meurtre insatiable a lassé les bourreaux 72.

La phrase contient une personnification du Meurtre et la métaphore


bourreaux ; de plus, le syntagme surimpose à la relation prédicative une
relation d’équivalence — l’antinomie insatiable/lassé —, et les actants sont
synonymes, bourreau étant lié métonymiquement à meurtre. Pareil
complexe de relations serait plus qu’il n’en faut pour attirer l’attention sur
la forme du message — ce qui est en soi caractéristique de la
communication littéraire. Mais en même temps que ce décodage linéaire,
l’énoncé impose la lecture en filigrane, pour ainsi dire, du lassata necdum
satiata de Juvénal. Une équation d’analogie fait donc du Meurtre une
Messaline dont les révolutionnaires assoiffés de sang seraient les amants,
leur soif de sang étant de ce fait traduite en termes érotiques. Le rapport
n’est pas tout à fait le même que dans l’original latin ; il faudrait pour cela
que les victimes fussent les amantes du Meurtre 73. Quoi qu’il en soit, ce
Meurtre-Messaline donne au vers une efficacité hors de toute proportion
avec celle qu’auraient les rapports grammaticaux s’ils étaient perçus sur un
seul plan textuel au lieu de l’être simultanément sur deux. Contribue à cette
efficacité le fait que le calque, conforme à l’esthétique de l’imitatio, donne
au lecteur l’illusion agréable de faire partie de la même élite culturelle que
l’auteur 74 — rationalisation, sans doute, mais qui témoigne d’un contact
plus étroit avec le texte.
La littérarité de la phrase tient donc ici à ce qu’elle est une citation
partielle, ou plus précisément la variante d’une structure dont il existe déjà
une variante fameuse dans les annales de la littérature. Ce type de calque est
extrêmement fréquent. Si nous en sommes moins conscients aujourd’hui,
c’est qu’il n’est plus lié à une esthétique comme il l’est dans la littérature
classique.
La deuxième modalité de surdétermination intertextuelle est la
polarisation. Parmi les rapports de synonymie, métonymie et antonymie qui
organisent l’univers des significations, un seul — l’association par
contraste — définit une relation structurale nette, immédiatement
perceptible, et perçue sans ambiguïté. Aussi le lexique abonde-t-il en
stéréotypes binaires dont les termes sont en opposition, s’équilibrant et se
complétant mutuellement. Si puissante est cette relation privilégiée qu’elle
engendre des phrases qui, littéralement, n’existent que pour amener le
couple polaire. Ce sont des phrases construites téléologiquement, tout
comme certaines bonnes histoires n’ont de raison d’être que d’amener le
mot de la fin ou un jeu de mots. La binarité peut donc être considérée
comme la matrice d’associations verbales, moule de tout un système de
motivations qui se met en branle pour accentuer la polarité des contrastes.
Inversement, les constructions qui expriment les contrastes reçoivent de
cette polarisation comme une consécration.
C’est le cas, par exemple, des noms de couleur vert et rouge. Ils sont
irrésistiblement accouplés du fait que le vert et le rouge sont des couleurs
complémentaires. D’où, chez Baudelaire,

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,


Ombragé par un bois de sapins toujours vert 75.
Peu importe que Baudelaire ait cru expliquer cette vision en ramenant la
phrase au moule dont elle est sortie : « lac de sang : le rouge ; — hanté des
mauvais anges : surnaturalisme ; — un bois toujours vert : le vert,
complémentaire du rouge 76 ».
Sa traduction, justement, n’est pas littéraire. Ce qui importe, c’est que
cette opposition si simple et si naturelle ait pu engendrer un paysage si
romantique. Il fallait un paysage parce que le contexte le voulait, et le vert
caractéristique de Delacroix, en code paysage, ne pouvait être que la
végétation. Mais il est frappant que ce vert ait engendré, plutôt que toute
autre essence, des sapins, donc une hyperbole de la viridité. Et que de tous
les rouges possibles, ce vert ait suscité le plus excessif — ce dramatique lac
de sang —, donc une hyperbole du rouge 77. L’engendrement a suivi
l’ornière creusée à l’avance du cliché mare de sang, la polarisation
hyperbolisant aussi mare, transformé en lac 78. La phrase se déroule selon la
ligne de moindre résistance des associations stéréotypées 79 : il suffit du
cliché qui fait du vert la couleur de l’espérance pour que notre opposition
dicte à Baudelaire la phrase cette sanglante et farouche désolation, à peine
compensée par le vert sombre de l’espérance 80. Comme le sens dicte une
atténuation de l’opposition (il s’agit d’une représentation imprégnée de
spleen), le verbe qui exprime la polarité des couleurs (compensée) est
annulé par son adverbe (à peine), ce qui entraîne une altération parallèle de
la couleur, et donc de son symbolisme : le vert s’assombrit 81. L’opposition
métaphorique préétablie, modifiée ou non, fonctionne ainsi comme une
démonstration métaphorique de la « vérité » de l’énoncé. C’est cette
« démonstration », et rien d’autre, qui donne son réalisme au portrait du roi
épuisé de débauches dans le troisième « Spleen » :

... ce cadavre hébété


Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé.

La substitution de l’eau au sang est énoncée grammaticalement (au lieu


de) et allégoriquement (Léthé), mais ce qui consacre, pour ainsi dire, la
dévitalisation du sang, la transformation des veines, vaisseaux de vie, en
« funèbres ruisseaux 82 », c’est ce vert qui détruit le rouge de la vitalité 83.
Il arrive que l’accouplement lexical soit assez fort pour être symbolique
en soi. Le syntagme sémantisé devient alors capable d’engendrer une
« histoire », comme l’amour des deux écoliers d’André Pieyre de
Mandiargues : Lui encre verte, elle encre rouge, ils secouent leurs
stylographes 84.
Il nous reste à considérer la plus importante des trois modalités de la
surdétermination : l’actualisation des systèmes descriptifs.
Modèle idéal auquel se conforment (positivement ou négativement,
totalement ou partiellement) nos références à un signifié donné 85, le
système descriptif, dans le cas le plus simple, ressemble à une définition du
dictionnaire. Il en est ainsi du thème romantique de l’harmonica, dont les
constantes nous sont données par la définition même du mot harmonica. Il
ne s’agit pas, comme pour nous modernes, d’une espèce d’ocarina, mais du
Glasharmonika, qui fut si populaire dans l’Allemagne de Werther et qui
était fait de verres inégalement remplis d’eau, lesquels résonnaient lorsque
l’instrumentiste en frottait le bord de son doigt mouillé. Les définitions de
l’époque signalent toujours l’effet presque douloureux que les vibrations de
l’harmonica exerçaient sur les nerfs ; sa musique accompagnait les rites
illuministes, et Mme de Staël a noté les « correspondances » entre cette
musique et les états d’âme romantiques 86. Aussi le mot engendre-t-il des
représentations de spiritualité mélancolique 87. Entre autres cette phrase de
la Vie de Rancé où Chateaubriand évoque les controverses que le fondateur
de la Trappe menait même du fond de sa retraite, quitte à s’en repentir et à
se réfugier dans la prière :

Au reste Rancé, tout vieux et tout malade qu’il était, ne déclinait


jamais le combat, mais aussitôt qu’il avait repoussé un coup, il
plongeait dans la pénitence : on n’entendait plus qu’une voix au fond
des flots, comme ces sons de l’harmonica, produits de l’eau et du
cristal, qui font mal 88.

La phrase calque la définition, telle quelle : produits de l’eau et du


cristal, qui font mal. A part cristal, lequel est une sublimation stylistique de
verre. Sublimation qui n’est ni gratuite ni simplement ornementale, mais
conséquence nécessaire du symbolisme que le contexte confère à
harmonica : comme hyperbole de verre, cristal amplifie des sèmes comme
transparence, fragilité, et, ici, vibratilité. L’hyperbole est donc, dans le
paradigme des substituts possibles de verre, la motivation lexicale des
vibrations musicales, et par conséquent, dans le syntagme, la motivation
descriptive de leur action sur les nerfs 89. La relative, actualisant un lieu
commun des descriptions courantes de l’instrument, nous ramène au point
de départ de l’image : voix mélodieuse, mais voix douloureuse 90, donc,
dans ce contexte, pénitente. La phrase est d’ailleurs surdéterminée
doublement, si je puis dire, car harmonica tient aussi à pénitence par eau,
puisque cette eau harmonieuse est également l’eau de la pénitence. L’image
résulte en effet d’une coïncidence ou interférence entre la définition
d’harmonica et le cliché se plonger dans (la méditation, le désespoir, etc.) :
pris au pied de la lettre (ce qu’indique la suppression du pronom réfléchi),
le cliché transforme pénitence en substitut d’eau — fait syntagmatique, les
deux mots occupant la même case dans la construction. La phrase engendre
alors flots, de même que dans, coïncidant avec le sème « retraite » contenu
dans pénitence, engendre l’hyperbolique au fond des. De ces flots
douloureux à l’eau de l’instrument, source d’harmonies mélancoliques,
l’équivalence métonymique s’établit sans peine.
L’actualisation du système descriptif d’un mot ne dépend pas
nécessairement de la présence physique de ce mot dans la phrase. Au
contraire, elle s’observe mieux encore si la phrase est, littéralement, la
transformation de ce mot — si la phrase est une périphrase. En fait, la
périphrase constitue le cas extrême de la surdétermination des rapports
grammaticaux par des rapports sémantiques : qu’elle soit récit ou
description, elle ne fait que développer au long d’un syntagme une donnée
qui est déjà tout entière dans les sèmes du mot dont elle est la
transformation, et dans les fonctions que ce mot aurait eues dans le contexte
où elle le remplace. Ainsi Lamartine écrit :

Tu chantais au berceau l’amoureuse complainte


Qui le force au sommeil 91,

et nous comprenons sans peine qu’il s’agit d’un équivalent littéraire de la


phrase tu chantais une berceuse.
Cette littérarité, nous la reconnaissons au caractère conventionnel de la
substitution. Car, en même temps que nous comprenons le sens de l’énoncé,
nous sentons que cette manière de l’exprimer par des impropriétés (berceau,
et le fait même de la périphrase) relève d’une esthétique traditionnelle qui a
une place bien déterminée dans l’histoire de la littérature. Toutefois, cette
explication historique de la littérarité ne rend compte que de la façon dont le
lecteur est conscient qu’il perçoit un phénomène. Reste à expliquer la
perception même : premièrement, il est évident que la substitution
fonctionne comme une devinette — alors que, dans les phrases engendrées
par le système descriptif d’un mot, ce mot-noyau demeure (par exemple,
harmonica), dans la périphrase il disparaît. Deuxièmement, l’existence de
cette devinette est perçue parce que le lecteur se trouve en présence de faits
de non-grammaticalité. Tel est donc le mécanisme linguistique de la
littérarité : c’est parce que ces faits empêchent le lecteur de comprendre
qu’il est forcé de recourir à l’hypothèse d’un sens figuré. Il ne comprend tu
chantais au berceau qu’en posant que berceau substitue le contenant au
contenu. Dès lors la règle qui régit l’idiolecte de cette phrase doit se
formuler ainsi : le complément d’objet désignera une mélodie, le signifiant
du signifié « mélodie » étant obtenu, à l’exclusion du mot propre, en
intersectant le système sémique de « mélodie » et celui de « bébé ». Le
premier syntagme, syntagme à motivation implicite, joue obliquement le
rôle que jouait directement harmonica.
Ainsi déterminée, la phrase réalise les conditions essentielles du potentiel
berceuse, à savoir un chant à faire dormir, la chanteuse de ce chant, l’enfant
à qui il est chanté, le sommeil qui en résulte. Contrairement à ce qui se
passe dans le cas de tu chantais une berceuse, une description est ajoutée à
l’énoncé. Le destinataire de l’acte de chanter une berceuse est représenté
par berceau : au lien syntaxique s’ajoute donc un lien métonymique) il y
aurait eu paronomase si le mot berceuse avait été explicité. D’où un effet
stylistique. S’y ajoute l’amoureuse complainte qui explicite deux sèmes de
berceuse : premièrement, le sème « amour maternel » (ou en tout cas
« amour protecteur ») qui motive le rapport « berceur-bercé » ;
deuxièmement, un sème « mélancolie 92 ». Mais cette explicitation n’est
possible que parce qu’amoureuse complainte est complément d’objet direct
d’un verbe dont le sens est orienté par berceau. L’équivalence amoureuse
complainte = berceuse est donc bien un fait de phrase. Enfin, la proposition
relative réalise le sème « vertu dormitive » du mot berceuse. D’où une triple
fonction. Sur le plan de la phrase, la relative termine la transformation,
complète le remplacement du mot-noyau par sa définition : du coup, elle
constitue une unité structurale de style, parce qu’elle rend le lecteur
conscient d’une pause — il y a clausule. Sur le plan de la représentation,
elle termine la scène et en donne enfin le télos narratif : sommeil,
justification téléologique de chantais. Sur le plan du style, forcer au
sommeil est lié à des clichés comme lutter contre le sommeil, vaincu par le
sommeil, etc., clichés dont l’efficacité tient à ce qu’ils fusionnent des sèmes
contradictoires : c’est donc l’archétype « faire une douce violence »
qu’active cette fin de phrase.
Considérons maintenant la seconde des règles qui gouvernent
l’engendrement de la phrase littéraire : la règle de conversion. Elle
s’applique aux cas où la phrase est engendrée par une transformation
simultanée de l’ensemble de ses composantes — tous les éléments
signifiants étant affectés par la modification d’un seul facteur (ou du moins
ceux de ces éléments qui actualisent une structure thématique). C’est cette
convertibilité globale, notons-le au passage, qui permet de considérer la
phrase littéraire comme un micro-idiolecte.
Hugo écrit, par exemple, la phrase : ce livre (...) existe solitairement et
forme un tout. Puis il change le t de solitairement en d, cette modification
transformant les composantes du reste de la phrase, et il obtient l’énoncé
suivant : (ce livre) existe solidairement et fait partie d’un ensemble. La
matrice et la transformation restent côte à côte dans le texte pour dire le
« double caractère » de la Légende des siècles 93 ».
Le cliché, parce qu’il est figé, se prête admirablement à ces conversions
globales ; on récrira par exemple la formule américaine de commisération
familière you need it like a hole in the head comme suit : you need it like a
crevice in the cranium 94. Comme hole et head font partie d’un paradigme
allitérant de mots à /h/initial, il a suffi de trouver leurs équivalents
sémantiques dans un paradigme à /kr/initial. Le facteur de conversion est le
recours parodique au technicisme. Soit encore la phrase : fléchissez vos
deux genoux et priez pour les morts, où les mots ne sont liés entre eux que
par la grammaire et par leur champ sémantique commun. Lautréamont
récrit cette phrase en donnant à tous les mots une marque dénotant le
technicisme :

Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre et entonnez un chant


d’outre-tombe 95.

La littérarité de cette phrase tient à sa nature double. D’une part, c’est un


message (invite de l’auteur à son public) ; d’autre part, c’est un
commentaire sur ce message. En se déroulant d’un mot à l’autre, la phrase
crée une signification. En imposant à ces mots une constante formelle
immotivée, une espèce de mascarade morphologique, la phrase déprécie,
détruit cette signification.
La valorisation (positive ou, comme dans ce passage, négative) engage la
phrase comme tout : la phrase tout entière forme une seule unité de style. Si
l’on décrit le phénomène en termes sémantiques, on constate qu’il y a deux
significations, l’une obtenue par le déchiffrement progressif de la phrase,
l’autre résultant de l’appréhension simultanée des constantes formelles de la
phrase. Dans l’exemple de Lautréamont, le sens global est la négation du
sens discursif — la négation de l’exhortation à la prière. L’ironie se situe
ainsi entre le décodage de la phrase comme séquence de signes et le
décodage de la phrase comme signe unique.
Bien entendu, l’ironie et l’humour des exemples précédents ne sont que
des cas particuliers de la valorisation positive ou négative de la phrase.
Cette valorisation, en fait, modifie profondément la structure sémantique :
au lieu que les mots signifient en fonction de leurs référents et de leurs
signifiés respectifs, ils signifient en fonction de l’indice dont ils sont
affectés. C’est ce qu’on observe dans cette phrase d’un poème en prose de
Baudelaire :

(il y avait) de vieilles mères portant des avortons accrochés à leurs


mamelles exténuées 96.

La phrase n’est pas engendrée par l’explicitation de sèmes du signifiant


vieille mère (lequel exclurait l’allaitement et tout rapport actuel avec un
poupon 97 ; les rapports indiqués par le texte dériveraient, à la rigueur, d’un
système descriptif de famine). Il n’y a pas non plus de chaîne associative
permettant de dériver accroché du mot avorton. En réalité, la continuité
péjorative de la phrase résulte d’une inversion du signe + au signe —,
inversion dictée par le contexte. Le paragraphe précédent décrit le ventre de
Satan, sur lequel sont tatouées de petites figures mouvantes représentant les
formes nombreuses de la misère universelle. Parmi ces formes
nécessairement péjoratives, notre phrase n’est autre que le négatif d’un
portrait cliché de la mère, qui, sous sa forme positive normale, serait des
mères portant des nourrissons suspendus à leurs seins. L’effet de la
négativation est aggravé par une polarisation qui, pour chaque terme,
accroît la distance entre sa variante antérieure à la conversion et sa variante
postérieure. Mère sous sa forme positive maximum étant jeune mère, on
obtient vieille mère. Nourrisson, si souvent associé au cliché plein
(éclatant) de santé, engendre avorton. Suspendus, image d’une dépendance
positive (voir « La Vache » des Voix intérieures : « 0 mère universelle !
indulgente Nature !... Nous sommes là... Pendus de toutes parts à ta forte
mamelle !... A tes sources sans fin désaltérant nos cœurs 98 »), suspendus
donc engendre accrochés, image d’une obstination frustrée, avec insistance
sur la frustration, etc. La phrase n’est donc pas faite de notations réalistes et
n’a de sens qu’en fonction d’une négativation, un système descriptif
normalement réservé à l’expression de la joie étant converti en variante de
misère universelle.
La conversion est une transformation paradigmatique. Il me reste à
analyser la transformation syntagmatique. C’est à ce type que s’applique la
règle d’expansion, que je formulerai ainsi : étant donné une phrase
minimale (nucléaire, matricielle), chacune de ses composantes engendre
une forme plus complexe.
Dans la majorité des cas, le pronom devient nom, le nom groupe
nominal, l’adjectif proposition relative, etc., chacun des groupes résultants
étant susceptible d’en engendrer un autre par adjonction ou enchâssement.
Le verbe est un cas particulier : il est transformé de sorte que l’état ou le
procès qu’il exprime puisse être représenté sous forme dramatique ou
dynamique, à tout le moins sous une forme qu’il est possible de s’imaginer
concrètement en termes de perceptions sensorielles. Ainsi, dans un passage
de l’Eve future où Villiers de l’Isle-Adam met en scène Thomas Edison,
l’inventeur pousse un bouton pour mettre en marche son phonographe : (il)
gratifia d’une chiquenaude le pas de vis de la plaque vibrante 99. Ce
maniérisme descriptif n’est pas gratuit : il actualise une structure
antithétique — l’archétype du geste imperceptible qui suffit à mettre en
mouvement les rouages d’un mécanisme compliqué —, structure à laquelle
correspondent divers clichés de la mimésis littéraire de la machine (dans le
roman d’anticipation en particulier).
L’expansion est donc le mécanisme par lequel la phrase passe du narratif
au descriptif, de l’énoncé non motivé à une représentation vraisemblable,
ou aussi capable de susciter des émotions que la chose représentée.
Un dernier exemple fera voir comment l’expansion engendre des formes
de complexité croissante :
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,


Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,


Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise 100.

Baudelaire décrit une banale scène d’alcôve qu’on pourrait résumer un


peu crûment ainsi : elle prenait des poses érotiques pour m’exciter. Cette
phrase nucléaire, nous la trouvons d’ailleurs, sous sa forme minimale, dans
le texte même, deux vers avant celles qui en sont dérivées : elle essayait des
poses (v. 14).
Dans la première phrase dérivée (v. 17-18), la transformation du pronom
elle engendre une accumulation de représentations métonymiques de la
femme comme objet de désirs : ses appas (v. 17). Cette première expansion
en détermine une seconde — les adjectifs du vers 18. Chacun de ces
adjectifs à son tour engendre sa propre description, soutenue d’une
comparaison. Comparaison fonctionnelle puisqu’elle confirme le transfert
de bras, jambes, etc., de la classe « membres du corps » à la classe « objet
érotique ». Ce type de comparaison est une structure circulaire qui
contribue à faire de la phrase un système fermé sur soi-même. Une
transformation a lieu qui est l’inverse de celle qui engendre un adjectif à
partir du nom en explicitant un sème de ce nom : il y a engendrement du
nom à partir de l’adjectif, avec cette seule restriction que le nom
d’aboutissement doit être différent du nom de départ. Accroissant à chaque
étape sa valorisation positive, le sème « souplesse voluptueuse » voyage
ainsi des reins de la jeune personne à onduleux et de là à cygne, avec cette
complication que l’oiseau est ici métonymie pour col de cygne, et confère à
ce détail, par quoi il peut expliciter le sème, toute la charge affective de
l’ensemble du signifié « cygne ».
Quant au verbe matriciel prendre des poses, il est récrit d’abord sous
forme dynamique : passaient devant mes yeux (v. 19), puis dans la
deuxième phrase dérivée, sous la forme dramatique s’avançaient (v. 21),
métamorphose de l’exhibitionnisme simple en défi sensuel 101.
Le partenaire mâle, le voyeur, étant l’objet d’une tentation, est défini
dans la séquence narrative par une bifurcation des possibles : il est
suspendu entre céder à la tentation et n’y pas céder. La sélection
proaïrétique se fait en vertu de la règle de polarisation : il est évidemment
plus intéressant qu’il ne cède pas, que sa résistance prolonge le jeu érotique.
D’où les yeux clairvoyants et sereins (v. 19).
La deuxième phrase dérivée (v. 20-24) est une expansion du second
degré, et comme l’hyperbole de la première qui lui sert à son tour de
matrice (en termes de transformation) et de microcontexte (en termes de
structure stylistique). Le paradigme des appas métonymiques de la
séductrice arrive à son point culminant avec ventre et seins, eux-mêmes
soulignés par ces grappes de ma vigne. Métaphore tirée du Cantique des
cantiques, bien sûr, mais qui aussi ajoute au sème « femme » celui de
« possession » et refait de la maîtresse une esclave 102.
Aux adjectivations renforcées de comparaisons de la première phrase
dérivée se substituent des appositions métaphoriques. Finalement,
l’opposition entre la tentatrice et le tenté est polarisée doublement : d’une
part, au lieu d’être renforcée par de simples comparaisons, elle se présente
sous la forme d’un conflit entre deux personnifications (Anges, âme), duel
spirituel plus proche des confrontations de Satan et de l’anachorète que de
la joute amoureuse. D’autre part, il y a transfert du narratif au descriptif : la
phrase engendre une allégorie 103 en suivant la pente de deux stéréotypes
(premièrement, un lieu commun, celui du personnage symbolique assis et
rêvant, fréquent emblème de la contemplation chez les Romantiques ;
deuxièmement, puisqu’il faut un siège à cet assis, et que cet attribut
allégorique soit positif comme l’allégorie elle-même, l’équivalent d’un
renouvellement de cliché, le mot cristal de roche étant inversé en rocher de
cristal).
Engendrée à partir d’une phrase minimale dont les composantes sont
données telles quelles, acceptables (vraisemblables) du seul fait que leur
motivation demeure implicite 104, la phrase littéraire tend donc à être une
séquence de syntagmes explicatifs et démonstratifs, qui chassent l’arbitraire
toujours plus loin, de proposition en proposition. La transformation de
composantes simples en représentations complexes fait de la phrase
littéraire l’équivalent grammatical d’une allégorie chargée d’attributs
symboliques.
4. Poétique du néologisme

Le néologisme littéraire diffère profondément du néologisme dans la


langue. Celui-ci est forgé pour exprimer un référent ou un signifié
nouveau ; son emploi dépend donc d’un rapport entre mots et choses, bref
de facteurs non linguistiques ; il est d’abord porteur d’une signification, et
n’est pas nécessairement perçu comme forme insolite. Le néologisme
littéraire, par contre, est toujours perçu comme une anomalie, et utilisé en
raison de cette anomalie, parfois même indépendamment de son sens. Il ne
peut pas ne pas attirer l’attention, parce qu’il est perçu en contraste avec son
contexte, et que son emploi comme son effet dépendent de rapports qui se
situent entièrement dans le langage. Qu’il s’agisse d’un mot nouveau, ou
d’un sens nouveau, ou d’un transfert de catégorie grammaticale, il suspend
l’automatisme perceptif, contraint le lecteur à prendre conscience de la
forme du message qu’il déchiffre, prise de conscience qui est le propre de la
communication littéraire. Du fait même de sa forme singulière, le
néologisme réalise idéalement une condition essentielle de la littérarité.
Rien d’étonnant, donc, à ce qu’on se soit presque exclusivement attaché à
étudier cette singularité. La plupart des chercheurs croient avoir expliqué le
néologisme lorsqu’ils ont décrit les différences qui l’opposent à son
contexte, ou, si l’on veut, son agrammaticalité dans l’idiolecte textuel. C’est
rester à moitié chemin : on explique ainsi son efficacité stylistique, mais
non ce qui fait du néologisme un fait du discours littéraire. On ne peut
analyser cette littérarité qu’en décrivant le fonctionnement du néologisme
dans le système que constitue le texte 105.
J’essaierai de montrer comment le néologisme s’intègre à ce système de
significations et de formes. On ne peut comprendre sa fonction que si l’on
reconnaît que le néologisme est la résultante d’une dérivation à partir d’une
donnée initiale, au même titre que tous les mots de la phrase littéraire 106. Sa
singularité même n’est pas due à son isolement, mais au contraire à la
rigueur des séquences sémantiques et morphologiques dont il est le point
d’aboutissement ou d’interférence.
Prenons pour exemple le mot grouillis, que Paul Claudel emploie à
décrire les monstres sculptés qui fourmillent sur la façade des cathédrales
gothiques. Même s’il était isolé, hors contexte, ce néologisme serait
frappant, car on ne peut le percevoir sans l’opposer à grouillement, qu’il
semble renouveler 107. Le simple fait que la forme du signifiant soit changée
attire l’attention sur le sens et le souligne, à condition, bien entendu, que
cette altération ne rende pas le mot méconnaissable 108. Ici le changement de
suffixe non seulement souligne le sens que grouillis emprunte à
grouillement, mais il le souligne doublement, puisque la variation
désinentielle isole l’invariant, le radical. C’est une invite à prendre
conscience du lien entre ce radical et tous les mots en -ouille, dont aucun, à
part mouiller, n’a de connotations agréables. Des termes comme souiller ou
rouille, ou des vulgarismes comme touiller, pouille, bouille, etc., confirment
dans l’esprit du lecteur ce que le grouillement de grouillis a de répugnant.
Qui plus est, le suffixe -is renforce encore cet effet du mot en soi. Purement
technique à l’origine, il a abouti à connoter un mélange ou des bruits
confus, comme en témoignent des formes comme gazouillis, clapotis, et
péjorativement, brouillis, barbouillis, gribouillis, etc. 109.
Finalement, -is figure dans nombre de formes populaires ou familières, et
ces connotations sont certainement activées par la coïncidence d’un radical
péjoratif. Le système sémantique interne du néologisme suffirait donc à lui
donner son intensité stylistique 110.
Si l’on s’arrêtait à ces caractères intrinsèques, si l’on en concluait à une
rupture plus violente du contexte, et que grouillis fait un contraste
stylistique plus fort, on rendrait compte d’un fait de style isolé 111, mais non
de sa littérarité, définie par sa fonction dans le système signifiant de
l’ensemble du texte.
Or, dans ce système, grouillis est inséparable de ce qui le précède. Car les
caractères formels sont l’affleurement au niveau morphologique, le
surgissement, enfin visible dans le scandale d’une forme insolite, d’un
double courant sémantique qui fait du texte une unité.
Claudel retrace l’histoire de l’architecture religieuse, exploitant page
après page le thème bien connu des métamorphoses qui font naître la
colonne de l’arbre, le chapiteau du feuillage, la cathédrale gothique de la
forêt 112 : du profond bois sacré... le défrichement peu à peu a aminci le
voile jusqu’à... cette colonnade régulière qui des temples classiques enclôt
le sanctuaire 113. Et chez Claudel, comme avant lui chez Michelet décrivant
l’évolution de l’ogive et chez Hugo décrivant celle de la cathédrale, un
parallèle édifiant est tracé entre la complication croissante des formes et
l’évolution des idées. Parallèle négatif pour Claudel qui traduit cette
complication par impureté et y pressent la Renaissance et la Réforme. Tout
naturellement, dans cette longue métaphore architecturale, la sculpture est
prédestinée à exprimer « en clair » le symbolisme qui est en puissance dans
l’opposition du simple au complexe : souches trapues de l’obscure forêt
romane... se couvrant à la soudure de leurs chapiteaux de la pâle flore des
caves, une moisissure de monstres et d’embryons. De cette moisissure, le
gothique flamboyant sera l’aggravation : l’œil suspecte... l’exubérance de la
frondaison. En contexte, par conséquent, le mot grouillis va représenter
l’aboutissement d’une progression du comparatif au superlatif sous la forme
d’une série de métaphores du Mal — transformation sémantique de la
moisissure en vermine :

... contrainte à contenir le Dieu saint, la pierre païenne dégagea


extérieurement une vermine grimaçante et démoniaque, et les
gargouilles vomissantes, et la grande herbe de fleurs vaines. A mesure
que l’heure du Scandale approche, le grouillis mécréant se fait plus
vivace et plus dense et l’on dirait que toute la sève de l’église s’épuise
dans ce gui parasite. La voici qui bientôt accepte des ornements
étrangers. L’âme gothique s’éteint 114.

Il suffit de lire ce paragraphe qui clôt le développement pour constater


que grouillis n’est pas simplement le point culminant d’une série
ascendante. On distingue du premier coup d’œil deux séquences
associatives. L’une, animale : la vermine des gargouilles ; l’autre, végétale :
la grande herbe, au sens de « végétation parasite ». Celle-ci n’est
évidemment pas ici la représentation d’une véritable végétation pariétaire,
mais une flore métaphorique continuant par synonymie un paradigme du
parasitaire 115 : une fois l’animalité de vermine énoncée, il faut bien passer à
la vermine végétale, aux herbes folles. Mais il s’agit du même signifié :
l’impureté qui gagne, une « âme qui s’éteint ». Les deux séries
synonymiques se rejoignent en un mot, notre néologisme. Il ne naît pas de
la fantaisie gratuite de l’auteur. Il se forme sous la pression conjuguée du
grouillement de la vermine et du fouillis des plantes parasites : Littré note
que, si fouillis signifie « désordre », il s’emploie au propre en parlant de
plantes, de broussailles. Le néologisme est donc un véritable composé qui
représente à la fois deux versions picturales hyperboliques du Mal 116. S’il
est vrai, donc, que le néologisme se signale par la singularité de sa forme,
cette même singularité signale sa double appartenance, ou, mieux, qu’il est
le point d’interférence de deux séquences sémantiques. Son efficacité ne
tient donc pas seulement à ses caractéristiques internes, ou au contraste
qu’il fait avec son contexte. Elle tient à ce qu’il est unique, unique en ceci
qu’il est plus intimement intégré au système des signifiants qu’aucun autre
mot. Car les autres mots ne représentent chacun qu’un des deux codes qui
se partagent le passage, tandis que le grouillis les représente également. Il
est à la fois la forme hyperbolique d’un code animal et celle d’un code
végétal, dont le contrepoint est la caractéristique formelle du texte.
- Ainsi, le néologisme est plus motivé que le non-néologisme. C’est un cas
de réduction de l’arbitraire du signe du fait d’une surdétermination. Or la
surdétermination des mots qui le composent caractérise le discours
littéraire : les rapports syntaxiques qui unissent ces mots entre eux sont
repris par d’autres relations, formelles et sémantiques, chaque phrase étant
dérivée, déduite pour ainsi dire, d’une donnée initiale.
Toute donnée engendrant son homologue par variation formelle du même
au même, ou d’un contraire à l’autre, la dérivation réalise dans le texte un
paradigme de synonymes (dérivation tautologique) ou d’antonymes
(dérivation oxymorique). D’où le statut privilégié du néologisme.
Premièrement, là où les limites du lexique rendent irréalisable la
dérivation, il offre la solution de la « non-grammaticalité ». Deuxièmement,
il présuppose toujours l’existence d’un paradigme, puisqu’il ne peut être ni
conçu ni perçu (la perception nécessaire des faits textuels définissant leur
pertinence à la littéranté) que par opposition à un homologue non
néologique 117. Troisièmement, la dérivation néologique a toujours une
intensité stylistique maxima, parce que le mot nouveau extrapole et ne peut
faire contraste qu’en altérant une forme existante. Enfin, la dérivation
réalise un type de variation « absolue », puisque le néologisme engage d’un
coup toute la structure sémantique des formes auxquelles il se substitue,
alors qu’une variation à l’aide de mots existants, reposant sur une
synonymie partielle, ne peut être qu’approximative. Le néologisme crée une
opposition purement verbale, confirmant ou infirmant totalement l’énoncé
non marqué, bouclant la boucle, remplaçant la référentialité du mot à la
chose par la « vérification » d’un mot par l’autre.
On distinguera entre la dérivation implicite, où le terme non marqué de
l’opposition est instantanément présent à l’esprit du lecteur, mais n’est pas
actualisé dans la séquence verbale, et la dérivation explicite, où il l’est.
Dans la dérivation explicite, le terme non marqué est soit un mot ou
groupe de mots, soit une périphrase correspondant au même signifié que le
néologisme.
Dans la plupart des cas, une interversion des termes produit une
intensification stylistique. J’entends par là que le néologisme précède sa
variante non marquée. La compréhension est par conséquent suspendue
jusqu’à ce que la phrase entière ait été déchiffrée, d’où une emprise plus
forte sur le lecteur. Par exemple, d’Apollinaire, cet emprunt au grec :

Mort d’immortels argyraspides


La neige aux boucliers d’argent
Fuit les dendrophores livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui resourient les yeux humides 118.

Le premier vers n’est que la variante « grecque » de l’énoncé la neige


aux boucliers d’argent fuit, variante grecque et donc hyperbolique puisque
difficile ou impossible à déchiffrer jusqu’à boucliers d’argent, l’hyperbole
portant sur la représentation métaphorique de la neige comme beauté
éphémère. Les dendrophores, porteurs de rameaux des rites du renouveau,
des processions célébrant le printemps, représentent métonymiquement la
nouvelle saison. Argyraspides fonctionne deux fois : comme signe vide,
signal de l’attente d’un sens, beauté formelle et prégnante ; et,
rétroactivement, comme équivalent en un style plus sublime de l’autre
transposition de neige sous la forme bouclier d’argent. L’antéposition
d’argyraspides, parce qu’elle suspend l’énonciation du terme non marqué
qui le traduira, permet au néologisme de fonctionner comme marque,
indépendamment de son sens : le prestige du grec en fait un indice de
poésie, ou, plus précisément, de genre, élevant la strophe au niveau, un
instant, de l’ode. Un instant, puisque le second néologisme de la strophe,
resourient, nous ramène au style d’une poésie intimiste. Car lui aussi est
une marque de genre : d’abord il est compréhensible, ensuite son préfixe est
typique des hapax de la conversation familière. Ce printemps cher aux
pauvres gens, c’est du François Coppée succédant à Pindare.
La multiplication des termes non marqués du paradigme renforce l’effet
du néologisme, puisque le contraste qu’il fait avec son contexte est d’autant
plus fort que le pattern de ce contexte est mieux établi. C’est ainsi qu’à
silence s’oppose dans un texte de Chateaubriand le néologisme aphonie. Le
sens des deux mots est rigoureusement le même 119, avec cette différence
que l’emprunt au grec a une propriété intrinsèque que n’a pas silence,
puisque le préfixe et un radical qui sert à former tant de mots courants font
qu’aux yeux du lecteur cultivé le mot se comporte comme un condensé de
phrase descriptive. L’effet de cette motivation par contraste avec l’arbitraire
relatif de silence se double d’une opposition stylistique grécité vs. non-
grécité. C’est cette opposition qui engendre tout le texte, car il est construit
de manière à mener le lecteur irrésistiblement de l’élément non-marqué à
l’élément marqué d’un paradigme de silence, cette expansion syntaxique
d’une opposition sémantique équivalant à une « sursignification 120 », et sur
le plan du style à une hyperbole croissante :

Les ordres religieux avaient rebâti dans leur couvent la Thébaïde...


Ainsi lorsqu’on... était près d’entrer dans Clairvaux, on reconnaissait
Dieu de toute part. On trouvait au milieu du jour un silence pareil à
celui du milieu de la nuit : le seul bruit qu’on y entendait était le son
des différents ouvrages des mains ou celui de la voix des frères
lorsqu’ils chantaient les louanges du Seigneur. La renommée seule de
cette grande aphonie imprimait une telle révérence que les séculiers
craignaient de dire une parole.

La description, sous la variété apparente des détails, ne fait que répéter


silence. Préparé et renforcé par Thébaïde, le mot, donné en toutes lettres,
invertit, en transformant midi en équivalent de minuit, le système descriptif
qui fait du bruit un métonyme de la vie diurne. Par une inversion analogue,
les sons compatibles avec la règle de vie des anachorètes deviennent une
périphrase de « silence monastique ». Même l’allusion à la renommée, qui
depuis Ovide est la voix par excellence, est subordonnée à la dominante du
morceau : il n’était bruit que de leur silence. Après ce paradoxe, il reste
encore un échelon de plus pour que culmine la gamme des silences :
aphonie 121. Le néologisme en pareil cas est plus qu’un aboutissement
extrême. A son contenu sémantique s’ajoute une valeur iconique : il semble
être une extension au-delà du domaine des signifiants possibles et comme
l’image des bornes franchies ; le langage, littéralement, se surpasse.
Des deux possibilités de dérivation mentionnées plus haut,
l’engendrement oxymorique est peut-être le plus fréquent dans le cas
particulier du néologisme. Cette fréquence tient sans doute à ce que les
préfixes négatifs ou privatifs sont une des formes les plus vivantes de la
néologie et facilitent les énoncés antithétiques. De même, des suffixes actifs
comme -eur facilitent des oppositions actif-passif comme cette formule de
Hugo : Les extorqués faisant cortège aux extorqueurs 122, oppositions
d’autant plus tentantes qu’elles ont un modèle rhétorique dans la figure
étymologique.
Bien entendu, l’engendrement oxymorique n’est pas limité à ces effets de
miroir et aux formes affixales qui permettent de les obtenir. Mais tous les
cas de ce second type de dérivation ont ceci en commun que la
surdétermination y prend la forme d’une polarisation. Le couple néologisme
vs. homologue non-néologique sert de matrice à des associations verbales
qui sont en conséquence autant de répétitions et d’amplifications de chacun
des pôles, accentuant leur opposition tout en soulignant leur inséparabilité.
Mon exemple sera une seconde aphonie de Chateaubriand, cette fois dans la
fameuse « Rêverie au Lido » :

Il n’était sorti de la mer qu’une aurore ébauchée et sans sourire. La


transformation des ténèbres en lumière avec ses changeantes
merveilles, son aphonie et sa mélodie, ses étoiles éteintes tour à tour
dans l’or et les roses du matin, ne s’est point opérée 123.

Ici encore le néologisme résulte d’un transcodage à partir de silence.


Mais ce transcodage n’intervient qu’en troisième lieu, comme la clausule et
la forme la plus frappante et la plus condensée d’une opposition déjà
fortement établie. Le texte récrit dynamiquement une coincidentia
oppositorum actualisée une première fois sous forme statique six lignes plus
haut — coexistence de sentiments contradictoires : ma joie et ma tristesse
furent grandes quand je découvris la mer... à la lueur du crépuscule. La
seconde variante change l’antithèse en métamorphose : la transformation
des ténèbres en lumière, avec ses changeantes merveilles. Énoncé
maintenant repris par aphonie opposé à mélodie, transformation
métaphorique et même synesthétique de l’opposition entre obscurité et
clarté selon un modèle analogique (le silence est au son ce que l’obscurité
est à la lumière) 124. La polarisation est renforcée encore du fait que
l’opposition est finalement énoncée sous la forme paradoxale de la maxima
dissimilitudo in simi/itudine maxima par les deux mots du texte les plus
semblables, grecs tous deux, tous deux savants : à mélodie, qui est comme
l’hyperbole positive de bruit, s’oppose aphonie, hyperbole négative du non-
bruit.
Considérons maintenant la dérivation implicite, c’est-à-dire les cas où
l’homologue non néologique n’est pas réalisé dans le texte. La
surdétermination du néologisme résulte alors d’une actualisation de système
descriptif ou d’un calque de cliché. Le terme non marqué, absent du texte
écrit, n’en est pas moins présent dans un texte « mental, » fait de
stéréotypes.
Si les stéréotypes sont organisés en un réseau de signifiants, c’est-à-dire
en système descriptif, le néologisme est surdéterminé par des chaînes
associatives préexistantes au texte exactement comme il le serait si elles lui
étaient préexistantes en contexte. Le préfixe de resourir dans le texte
d’Apollinaire, par exemple, est motivé comme variante d’associations
verbales telles que retour du printemps qui, elles-mêmes, correspondent à
une structure « cyclique » dans le système descriptif de saison ou d’année.
Le système descriptif du signifiant fleur comprend des mots qui actualisent
entre autres les sèmes « fragilité » et « beauté ». Les signifiants organisés
autour de « beauté » relèvent pour la plupart de la vue et de l’odorat. Ces
derniers en particulier sont si importants que fleur engendre
tautologiquement des descriptions de parfums, et oxymoriquement des
thèmes comme celui de la fleur cachée qui n’a personne pour sentir son
parfum 125, ou celui des fleurs sans parfum. Il y en a, certes, dans la réalité,
mais ce qui en fait des objets de la mimésis littéraire, c’est évidemment la
tentation de l’antiphrase, du jeu verbal, analogue à celui du blason, qui
consiste à louer le manque ou le contraire de la qualité louable. Antiphrase
si tentante qu’elle a engendré, au début du dix-neuvième siècle, le
néologisme inodore 126. Motivé parce qu’il invertit un sème, surdéterminé
par ce qu’il contrebalance à lui seul toutes les idées reçues, tous les clichés
de la mimésis des fleurs, il transforme un système positif, la représentation
idéale de la fleur, en un code négatif. Gautier écrit dans un poème
spleenétique :
Donc, reçois dans tes bras, ô douce Somnolence,
Vierge aux pâles couleurs, blanche sœur de la Mort,
Un pauvre naufragé des tempêtes du sort !
Exauce un malheureux qui te prie et t’implore
Egrène sur son front le pavot inodore 127.

Le pavot, il est vrai, n’a pas de parfum, mais ceci relève du réfèrent. Sur
le plan des signifiants, inodore est une variante de pâles couleurs : toute
beauté ici est image de mort. Par sa forme exceptionnelle, et parce que
l’inversion sémique qu’il représente contamine l’entière symbolique de
fleur (ce qui n’est possible que parce que chaque composante d’un système
descriptif est substituable métonymiquement à l’ensemble du système),
inodore négativise d’un coup tout un autre système de représentation : le
stéréotype des scènes symboliques de triomphe, ou d’agapes sybaritiques
ou spirituelles, de félicité ou de sanctification, dans lesquelles une pluie de
roses ou de pétales tombe sur le protagoniste.
Le néologisme est susceptible de résumer tout un système descriptif, de
le condenser en un signe unique. C’est ainsi que le système descriptif de
morale comprend des métaphores de la route, escarpée et épineuse pour la
vertu, facile pour le vice, et de la croisée des chemins, Y pythagoricien,
carrefour du choix, où Hercule prouve sa vertu en en prenant le chemin. Le
néologisme choisisseur, sous la plume de Hugo, fonctionne comme une
sorte de sténographie poétique, référant le lecteur au système des
métaphores de morale :

Ce pâle choisisseur de redoutables routes 128.

Mais de même qu’un symbole unique dénote une série d’équations et


permet d’intégrer cette série à une autre équation, le néologisme permet de
faire servir implicitement un ensemble de thèmes, par exemple, à une
représentation nouvelle. Ici, le suffixe -eur change le héros du choix moral
en un spécialiste, en un technicien 129, et son aventure exemplaire en
habitude. Le substantif reçoit une qualification, et pâle qui, chez Hugo,
connote l’angoisse métaphysique, transforme tout le système descriptif de
l’aventure morale en un code métaphorique de la quête gnostique : ce
choisisseur n’est plus Hercule vertueux, mais l’homme cherchant la clef du
cosmos, le buveur de la coupe d’effroi. La sémantisation du suffixe
convertit le narratif « moral » en signe global d’une attitude, l’épisode en
une phrase porteuse de symbolisme, comme la personnification est un faux
portrait où les attributs sont des explications. Le néologisme est alors, si
j’ose dire, au sein d’une mimésis, l’agent ou l’outil d’une sémiosis.
La surdétermination du néologisme par calque fonctionne comme le fait
la référence à un système descriptif. Toutefois, au lieu de représenter un
système entier, le néologisme figure dans une phrase surimposée à un
fragment de système. Fragment déjà stéréotypé, figé en une forme qui fait
partie de la mythologie des locuteurs (mythologie verbale, encodée dans le
langage) — citation, cliché, formule consacrée.
Le calque sur cliché (ou même sur un groupe stéréotypé sans effet de
style) est naturellement le plus fréquent. Soit le stéréotype Assomption de la
Vierge, qui relève de deux langages techniques, celui de la religion et celui
de la peinture ; il détermine le dénominal dans cette phrase de
Chateaubriand décrivant un Titien célèbre des musées de Venise :

La Vierge au-dessus de ce groupe assompte au centre d’un demi-cercle


de chérubins ; multitude de faces admirables dans cette gloire 130.

Le néologisme est évidemment approprié puisqu’il s’agit d’un tableau


axé sur la verticale. Mais sa détermination réelle est pure tautologie
lexicale. Sous l’apparence d’une description, c’est-à-dire d’une référence, la
phrase nous propose une circularité lexicale, très proche de la figure
étymologique 131. Une définition ou description va du mot à décrire ou
définir à sa périphrase ou à son équivalent dans un autre code. Mais ici le
mot à décrire (assomption) et sa description (assompter) sont identiques.
Cette circularité crée un effet de vérité et d’exactitude : elle semble vérifier
dans les actions du personnage ce qu’annonçait le titre de la peinture. Du
même coup, le sujet de la peinture étant une variation sur le radical du nom
de genre, la conformité du tableau au genre auquel il appartient semble
confirmée : ainsi se dessine une fiction de critique d’art, ou, si l’on veut, sa
mimésis littéraire.
A la limite, le calque néologique peut porter sur un seul mot, sans qu’on
puisse pour autant parler de jeu de mots. Chateaubriand encore, dans un de
ses clairs de lune :
... le jour céruséen et velouté de la lune, flottait silencieusement sur la
cime des forêts 132.

Il avait d’abord écrit céruléen, et, en raison du caractère uniquement


littéraire et de la « visibilité » de ce mot ; il n’est pas possible de lire
céruséen dans le texte sans le lui opposer 133. Or l’évidence du calque est le
mécanisme même de la surdétermination. D’abord, céruséen est néologique
comme formation à partir de céruse, et il l’est doublement comme variation
sur céruléen. Ensuite, céruséen se réfère à céruse, le nom d’alors pour le
blanc de plomb industriel, et par conséquent c’est une notation réaliste de la
blancheur lunaire (réaliste, non parce que nécessairement vraie, mais parce
que renvoyant à un mot de marchand de couleurs) ; dans ce sens, il est
engendré par un paradigme de synonymes de blancheur dont tous les
véhicules de comparaison sont également réalistes 134 ; mais céruséen se
réfère aussi bien à céruléen, non comme couleur particulière, mais comme
mot-de-couleur stéréotype dans le système descriptif de ciel. Finalement,
céruséen a un rapport oxymorique avec velouté (lui-même aboutissement
d’une série de notations conformes aux normes des clairs de lune
littéraires 135, mais aussi avec céruléen qui, lui, serait en rapport
tautologique avec velouté. Chaque fois, la motivation est double. Le
néologisme, réaliste et non conventionnel par son radical, conventionnel et
idéalisant par le calque d’un modèle littéraire, est à la fois marque de genre
(le clair de lune comme sous-genre de rêverie) et fait de style descriptif
« objectif » (le clair de lune comme chose vue) — outil d’une esthétique du
mélange des tons, d’un syncrétisme stylistique.
Le néologisme littéraire, loin d’être arbitraire, loin d’être un corps
étranger dans la phrase, est le signifiant le plus motivé qu’on puisse trouver
dans le texte. Il a toujours une double ou multiple appartenance : il est
engendré à la fois par une séquence morphologique et par une séquence
sémantique, ou par deux séquences sémantiques, ou par des combinaisons
plus complexes, ce qui est impossible au mot préexistant (en dehors des
faits d’allitération). Sa fonction est donc de réunir ou de condenser en soi
les caractéristiques dominantes du texte. Fait exprès, créé pour les besoins
de la cause, il est par excellence le mot propre.
5. Paragramme et signifiance

Mon propos est double : explorer le concept saussurien de paragramme


dans une autre direction que Saussure et, ce faisant, préciser ce qu’il faut
entendre par la signifiance d’un texte. Avant même de la définir, il est
évident que le mot, que la notion est nécessaire, si en effet un texte littéraire
est différent d’un texte non littéraire, cette différence doit d’abord se
manifester sémantiquement et sémiotiquement, puisque tout texte est un
acte de communication. La signification normale étant discursive, c’est-à-
dire manifeste dans la linéarité, et référentielle, la signifiance ne peut se
différencier du sens qu’en dehors de la linéarité.
Comment identifier avec certitude le mot inducteur du paragramme, tel
est le problème que Saussure n’a pas pu résoudre, et qui l’a fait renoncer à
pousser plus avant. Il croyait que la solution serait de démontrer que la
présence de ce mot implique une plus grande somme de coïncidences que
celle du premier mot venu 136. Mais le fait même qu’on doive se poser la
question et que la saturation du texte par une paraphrase phonique du mot
inducteur ne soit pas immédiatement perçue est étranger au processus
naturel de la lecture d’un texte littéraire ; dans ce processus, c’est justement
la forme qui captive le lecteur, limite ses options et s’impose à lui
clairement et inévitablement, même si le sens reste obscur. Il me semble
qu’on peut tourner ces difficultés si l’on part des caractéristiques textuelles
de surface, donc du style, et des contraintes que le style impose à l’attention
du lecteur. On peut y voir des variantes d’une structure sémantique qui n’a
pas besoin d’être actualisée sous la forme d’un mot clef (intact ou dispersé
dans le texte), pourvu que le décodage des éléments mis en relief et des
autres déformations formelles permette au lecteur de prendre conscience de
leur récurrence, et par conséquent de leurs équivalences : il les perçoit dès
lors non seulement comme formes mais comme variantes d’un invariant. Ce
processus naturel de la lecture évite la difficulté qu’il y a à prouver
l’existence réelle d’un mot inducteur, car le complexe système de rapports
qui constitue une structure se définit du fait même de sa complication,
indépendamment de tout mot utilisé pour l’actualiser.
Le coup de génie de Saussure, du moins du premier Saussure 137, a été de
comprendre que le véritable centre du texte est en dehors de ce texte, et non
dessous, ou caché derrière, comme le veulent les critiques qui croient
l’intention de l’auteur plus importante que le texte. La véritable signifiance
du texte réside dans la cohérence de ses références de forme à forme et dans
le fait que le texte répète ce dont il parle, en dépit de variations continues
dans la manière de dire. Saussure a compris que le « sens profond » du texte
est ce système et la forme de ce système de référence et de répétition, et non
le contenu de ce qui est répété.
Au lieu d’essayer de postuler un hypogramme condensé en un seul mot à
seule fin de le redécouvrir dispersé, et réparti le long de la phrase sous
forme para- ou anagrammatique, je propose, quant à moi, de le trouver dans
les transformations lexicales d’une donnée sémantique. Cette distinction me
permet d’éviter toute téléologie. Nul besoin de poser un point de départ, un
fait de langue antérieur à d’autres 138. On a plutôt affaire à des
déplacements : le noyau sémantique se comporte, pour ainsi dire, comme le
symptôme d’une névrose dont le refoulement le fait surgir ailleurs dans le
texte en une véritable éruption d’autres symptômes, c’est-à-dire de
synonymes ou de périphrases.
Pour définir le paragramme sémantique, je me suis fondé sur trois
caractères de l’énoncé littéraire. Premièrement, le texte littéraire se construit
par expansion à partir d’unités de sens plus petites que le texte qu’elles
génèrent. Deuxièmement, ces dérivations sont autonomes, puisqu’elles se
suffisent à elles-mêmes et que la nature de leurs référents est elle-même
verbale ; toutefois, le point où devraient converger le faisceau de ces
références du texte au texte est un espace vide, et le référent verbal qu’est le
paragramme demeure implicite, encore que le lecteur puisse le cerner.
Troisièmement, les mots qui réalisent la dérivation ne sont jamais des
énoncés littéraux, mais des énoncés indirects, métaphoriques ou
métonymiques.
Dans l’expansion, la signifiance de la donnée se définit par la pertinence
des dérivations. Le facteur génératif peut n’avoir aucune existence lexicale :
il n’existe alors que comme sème. La signifiance (la pertinence textuelle)
est à la fois ce qui est transformé et le fait même de la transformation qui
refoule, déplace et déguise le transformé. Si le texte fonctionne comme le
ferait un refoulement, les symptômes de ce refoulement sont les anomalies
de la mimésis, les troubles de la référentialité apparente.
Le modèle que je propose pour la réalisation lexicale du paragramme est
donc l’expansion d’une matrice. Étant lexicale, cette expansion se fait sous
la forme de mots liés par une grammaire, tandis que Saussure pensait à un
paragramme phonétique ou graphémique. Contrairement à la séquence
qu’elle engendre, la matrice n’est que sémantique au lieu d’être, elle aussi,
lexicale ou graphémique, comme elle le serait dans la conception
saussurienne du locus princeps. Au lieu donc de fragments de mots
dispersés le long de la phrase, chacun d’eux enchâssé dans un mot de la
phrase, nous avons des mots ou des groupes de mots, chacun d’eux
enchâssé dans un syntagme dont la construction reflète et extériorise la
configuration sémantique interne du mot noyau ou de la donnée sémantique
que ce mot actualiserait.
Les rapports entre les composantes du paragramme répondent aux
exigences du contexte dans les limites permises par la grammaire, mais, en
outre, ils correspondent point par point aux binarités polaires qui structurent
la donnée sémantique 139. En d’autres termes, les phrases reprennent en les
développant les composantes sémiques du mot noyau : les sèmes sont
actualisés par des séquences verbales, par les mots mêmes du texte, au lieu
d’être représentés par des substantifs abstraits dans le métalangage de
l’analyste 140.
Dans la strophe suivante de Cocteau :

Car votre auberge, ô mort, ne porte aucune enseigne.


J’y voudrais voir, de loin, un beau cygne qui saigne
Et chante, cependant que lui tordez le cou.
Ainsi je connaîtrais ce dont je ne me doute :
L’endroit où le sommeil interrompra ma route,
Et s’il me faut marcher beaucoup.

la donnée sémantique est visible, sous la forme d’une image bien connue,
celle de l’auberge de la mort, motif du thème de la vie comme voyage, et,
dans cette version, de la route de la vie, où la Mort hospitalière offre au
voyageur fatigué le repos espéré. L’intertexte du lecteur lui fournit des
rapprochements faciles avec des poèmes comme « La mort des pauvres »
dans les Fleurs du Mal. Le groupe auberge de la mort doit donc sa fonction
de donnée au fait qu’il présuppose un autre texte. Mais un lecteur qui ne
connaîtrait ni le thème ni ses motifs subsidiaires n’en serait pas moins
sensible à la donnée, en raison de la logique même de la configuration
sémantique du groupe. Car le rapport qui unit auberge et mort est double,
métonymique et métaphorique à la fois. Auberge est métonymique de mort,
parce que complémentaire de la métaphore qui fait de la Mort un
aubergiste. Mais il y a aussi un rapport métaphorique direct entre mort et
auberge, le thème de la route de la vie sélectionnant dans auberge les sèmes
« lassitude », « désir de repos » etc., et auberge étant par conséquent à route
ce que mort est à vie. Le groupe exprime donc la même signification deux
fois. Doublement juste, il est surchargé sémantiquement par comparaison
avec son contexte ; pour le lecteur exclu de la tradition et qui ne saurait que
sa langue, ses composantes remplacent la référence intertextuelle par une
référence réciproque, chacune d’elles étant en somme synonyme de l’autre.
L’anomalie qui rend auberge de la mort capable d’engendrer un texte est
double : paradoxe de rapports très étroits entre des composantes très
différentes ; équivalence de deux formes en dépit du fait que l’une est
subordonnée à l’autre.
La dérivation à partir de cette donnée sémantique transfère sur le plan
narratif le système descriptif du mot auberge, ou du moins une de ses
composantes, le sous-système d’enseigne. Ces deux mots sont liés par une
quadruple surdétermination, dont les quatre séquences fonctionnent comme
autant d’hypogrammes de la phrase de surface (v. 43-45). Celle-ci énonce
un vœu du narrateur : il voudrait savoir où se trouve l’auberge. Sous la
pression de la métaphore route de la vie, le texte traduit en lexique spatial
(v. 46-48 : « je connaîtrais... L’endroit où... Et s’il me faut marcher
beaucoup ») une angoisse éprouvée dans le temps : la phrase de Cocteau est
issue de la matrice je voudrais savoir quand je mourrai.
Le premier hypogramme est la dérivation métonymique d’enseigne à
partir d’auberge. La propriété d’enseigne sur le plan de la mimésis est
double, puisqu’une enseigne réelle non seulement porte une image
d’animal, mais aussi une légende redondante : Au chien qui fume, par
exemple. Cette contiguïté du dessin et de l’écriture fait de l’enseigne (et de
sa contrepartie aristocratique, le blason) un sous-genre de l’emblème. Le
mot cygne gouverne deux relatives, dont la seconde engendre une
rationalisation descriptive (v. 45 : « chante, cependant que lui tordez le
cou »). Ni l’une ni l’autre toutefois n’est compatible avec les règles du
sous-genre, puisque l’enseigne réelle normale n’admet qu’un adjectif ou
qu’une seule relative : ce serait le Cygne qui chante. Cette agrammaticalité
change le sens de la phrase : au lieu d’être littérale (descriptive), elle est
métaphorique (cette enseigne désigne tout autre chose qu’un établissement
commercial). L’existence de l’emblème est niée (v. 43 : « votre auberge...
ne porte aucune enseigne », ce qui ne l’empêche pas d’être décrit
hypothétiquement (v. 44) : l’auberge est donc l’auberge innommée,
inconnue. Inconnu aussi, par conséquent, l’avenir qu’elle symbolise. Une
des variantes d’auberge fameuse dans le sonnet de Baudelaire est le
portique ouvert sur les Cieux inconnus 141. Inconnue ou innommée, auberge
est la matrice lexicale du vers 46, en même temps que la métaphore du
truisme que propose la strophe — que l’homme ignore l’heure de sa mort.
Le facteur littérarisant n’est pas le truisme, mais qu’il soit formulé par le
biais d’un détour verbal.
Le second hypogramme est la dérivation de cygne à partir de mort : le
chant du cygne est à la fois le dernier et le plus beau, et le cygne est l’oiseau
qui chante en mourant. Le texte actualise donc le sème commun à cygne et
à la teneur métaphorique de la donnée. Une lecture linéaire ferait des mots
enseigne et cygne des variantes de l’invariant mort, le premier en code
route, le second en code oiseau. Mais cette lecture linéaire serait inexacte,
puisque la donnée subordonne mort à auberge : cygne, étant issu à la fois
d’auberge et de mort, représente mort doublement, directement en tant que
symbole mythique, indirectement en tant que métonyme mimétique.
L’acceptabilité de la mimésis en dépit de la non-existence manifeste de
l’auberge crée une impression d’artifice et d’ingéniosité, et ceci encore est
un facteur littérarisant.
Le troisième hypogramme est la déviation infligée au sens d’auberge :
elle est moins une halte sur la grand-route qu’un symbole. Métonymisée en
enseigne, elle est dépeinte comme signe. Ce signe étant à la fois décrit et
son existence niée, sa représentation constitue l’équivalent « figuratif » du
conditionnel (v. 44 : « j’y voudrais voir » ; v. 46 : « je connaîtrais »). Le
texte est donc une représentation métaphorique, mais cette représentation
est construite de manière à servir d’icône à la géométrie grammaticale de la
phrase : « géométrie » est le mot propre, puisqu’un mode verbal est
indépendant du sens du verbe qu’il affecte. Or c’est là le centre même du
poème : l’incertitude et cependant l’imminence du dernier moment, bref
l’attente aveugle (voir v. 53-54 : « à la longue, il faut, mort, que je
m’habitue/A vous recevoir dans mon lit »). La vie est définie en termes de
mort à venir, et la mort en termes de désir refoulé (le locuteur dira à la Mort
un peu plus bas, v. 57 : « votre amour attire les amants »).
Enfin, le quatrième hypogramme actualise les sèmes de cygne comme
« oiseau mourant ». D’où les relatives qui saigne et chante, lesquelles
explicitent deux fois le rapport entre cygne et mort (une fois en code cygne :
chanter ; une fois en code volaille : saigner). Cette réduplication entraîne
les incohérences déictiques de la signifiance : la contradiction entre saigner
et étrangler, et la difficulté de chanter et de se faire tordre le cou en même
temps. En fait, il n’y a pas de visualisation possible. Le texte ne décrit pas
par étapes, mais répartit alternativement, le long de la ligne à laquelle il ne
peut échapper, des éléments qui relèvent tantôt du texte, tantôt de
l’hypotexte. Si nous disposions ces deux textes sur deux lignes parallèles,
chante serait au niveau de cygne comme symbole de la mort, et tordez le
cou au niveau de la mort d’un volatile de basse-cour (retour à la mimésis de
l’auberge, puisque celle-ci au fond a pour centre la broche où l’on met la
victime). Toutefois, le rapport entre saigne et cygne est bien plus
intéressant, car il ne s’explique pas par les circonstances du trépas de
l’oiseau mais par une paronomase. Il ne suffit pas de dire que saigne ou
saigne et cygne est le paragramme d’enseigne. La paronomase fonctionne
comme signification, car c’est en saignant que le cygne devient un signe
enseignant. Non seulement parce qu’il existe un thème littéraire de la
blessure comme bouche, et du sang comme voix ou écriture demandant
vengeance (voir le Cid) ; et non seulement à cause du fréquent jeu de mots
cygne et signe ; mais parce que la mort du cygne ne fait que réaliser dans le
récit une affinité qui n’était que potentielle dans le symbolisme du mythe.
Et surtout parce que cygne et saigne survenant après enseigne semblent
fermer le cercle d’une espèce de déclinaison, où cygne infléchit la voyelle
finale d’enseigne et où saigne la rétablit. Circularité qui sollicite l’attention,
aucune autre forme en français ne permettant d’alterner [ιη] et [εη] à la
finale 142. Le cygne de l’enseigne est signe quand il saigne : on ne peut pas
ne pas percevoir cygne comme l’envers de saigne et vice versa. Le jeu de
l’inversion et de la réversion, en modifiant les rapports sémantiques
existants, remplace une règle du langage par une règle idiolectique. Chaque
fois qu’elle se manifeste dans un texte, la primauté de l’idiolecte sur le
langage est, certes, un des aspects de la signifiance.
Mais ce qu’il importe de voir ici, c’est que la pratique, par la lecture, de
la mécanique alternante que je viens de décrire constitue à elle seule la
signifiance de l’ensemble du texte, parce qu’elle établit la règle unique sur
laquelle se fonde dans ce poème l’adéquation de la forme et du contenu.
Unique, parce qu’elle ne se retrouve nulle part ailleurs et réalise par
conséquent l’originalité qu’exige l’esthétique présupposée par les
conventions d’une époque et d’un genre. Unique, parce qu’elle suffit à
structurer toutes les représentations du contenu (c’est-à-dire de la mort) en
fonction d’une donnée subordonnant le système sémantique du texte à une
référence à cette donnée. Le lecteur, en effet, en s’exerçant, pour ainsi dire,
à ce jeu de l’alternance, réalise dans la forme le sens littéral du titre, dont le
sens métaphorique est réalisé dans le contenu.
Ce titre, c’est l’Endroit et l’Envers 143, cliché repris textuellement par
diverses images de la mort : par exemple, mort, à l’envers de nous vivante,
tu composes la trame de notre tissu (v. 5-6), et encore l’ange de la mort,
Thanatos changé en Éros, possédant la mort à l’envers couché (v. 70). Les
alternances formelles sont comme la confirmation sémiotique — mimique
grammaticale que la lecture transfère sur le plan gestuel, presque — de la
justesse du cliché appliqué à une méditation sur la mort : à un lieu commun
sur la mort comme au-delà, image passe-partout, il substitue une
représentation qui n’appartient qu’au texte, et qui est comme la signature de
Cocteau, de la mort comme l’autre face de la vie.
La dérivation du texte à partir d’une donnée sémantique élimine la
référence des mots aux choses et la remplace par la référence des mots à un
système de mots ou à un système sémique situé en dehors du texte. Ce
déplacement s’observe sur deux plans : même les représentations
incompatibles avec le code dérivé de la donnée sont subordonnées à ce
code ; et, d’autre part, les anomalies sémantiques issues de la dérivation
présupposent un intertexte implicite. Voir, par exemple, le sonnet LXXXI
des Fleurs du Mal :

L’un t’éclaire avec son ardeur,


L’autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l’un : Sépulture !
Dit à l’autre : Vie et splendeur !

Hermès inconnu qui m’assistes


Et qui toujours m’intimidas,
Tu me rends l’égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;

Par toi je change l’or en fer


Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages

Je découvre un cadavre cher,


Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.

Le titre, « Alchimie de la douleur », contrôle l’engendrement du texte


entier. Douleur, à cause de l’article défini est un abstrait de sens très
général, et par métonymie il représente un sens plus général encore : la
condition humaine.
La syntaxe du titre nous oblige à considérer alchimie comme une
métaphore. Mais la sélection d’un sens figuré n’entraîne pas une mimésis
de l’alchimie, qui nous permettrait d’imaginer un Midas alchimiste et
mobiliserait des images de cornues, matras, laboratoires illuminés d’un
pentacle, et autres motifs du thème littéraire du Grand Œuvre. Alchimie
n’est rien d’autre que l’expression hyperbolique des changements
psychologiques causés par les chagrins. Le mot énonce un trait formel qui
se retrouve dans toutes les phrases suivantes : chacune décrit la
transformation de quelque chose en son contraire. Le mot alchimie ne
renvoie pas à son référent, et ne sert qu’à programmer la grammaire du
texte en la restreignant à des variations sur une formule toujours la même de
changement. Il programme aussi le lexique du texte en en faisant un code :
chaque mot énoncera une transmutation, ou le produit de celle-ci. A tel
point que lorsque le lecteur arrive au second tercet et trouve qu’il ne
contient aucun énoncé de transmutation, il sent bien que cadavre ne désigne
pas l’état immuable d’un corps mort, mais l’état transmué d’un corps
vivant.
Si alchimie est métaphorique, douleur est nécessairement littéral (avec ou
sans métonymie), mais ce sens littéral (avec ou sans l’hyperbole résultant
de la métonymie), au lieu de donner au texte un contenu philosophique ou
psychologique, comme dans la communication utilitaire, a pour fonction de
déclencher une conversion négative : le sens de douleur affectant de sa
valeur péjorative toutes les variantes de la structure changement, toutes les
transformations vont du bien au mal. C’est pourquoi la transmutation
mythique d’un vil métal en or, par exemple, est invertie : changer l’or en
fer (v. 9). Dans cet exemple, la conversion affecte aussi bien des séquences
lexicales préexistantes, consacrées par des thèmes ; si l’inversion porte sur
l’opposition d’or et de fer, plutôt que sur celle d’or et de plomb, pôles
habituels de l’adynaton qui définit le miracle alchimique, c’est qu’elle se
renforce d’une des formules stéréotypées du thème du déclin de
l’humanité : le passage de l’âge d’or à l’âge de fer.
La série des variantes négativées et, aussi bien, la série des métaphores
en code alchimie semble s’interrompre avec les quatre derniers vers.
Interruption que d’aucuns condamnent comme un défaut d’unité, tandis que
d’autres y voient le point où commence la vraie originalité (et pour cause),
et les images les plus frappantes du poème. Mais il n’y a coupure que dans
la linéarité. Quand le lecteur, docile à la séquence lexicale, cesse de lire en
fonction de référents non verbaux, et qu’il lit en fonction du paragramme
sémantique, la coupure s’efface ou plutôt écarts et solutions de continuité
sont perçus comme signes que les référents verbaux ne sont plus dans le
texte même, mais dans l’intertexte.
Les commentateurs n’arrivent pas à trouver de rapport entre les quatre
derniers vers du sonnet et le titre ou le sujet des dix premiers vers. Le
rapport encore visible avec douleur (images de deuil et de mise au
tombeau) ne saurait rendre compte de la sélection de ces images plutôt que
d’autres : on les attribue donc à l’influence de De Quincey, qui voyait dans
les nuages les oreillers de petits enfants mourants ; on ne manque pas
d’ajouter qu’à l’époque où il écrivit ce poème Baudelaire s’intéressait aux
formes fantastiques des nuages. De fait, le changement de registre donne
l’impression d’une fantaisie soudain libérée, ou d’une mimésis de rêve ou
même d’hallucination, à cause de je découvre qui suggère une vision plutôt
qu’une image. Et, pourtant, ce pseudo-quatrain est bien le point culminant
de la dérivation d’alchimie : faisant pendant au premier quatrain, il esquisse
un mouvement da capo, donc indique une clausule ; mais la transmutation
ne laisse plus de trace lexicale. Le cadavre semble ne relever que des
obsessions baudelairiennes ou d’un romantisme bousingot, mais une lecture
non référentielle et a-historique y reconnaît néanmoins une variante de plus
de la transmutation : changer un objet en son contraire. Comme en vertu de
la règle de conversion donnée par douleur, ce contraire doit être négatif,
cher déconcerte. Mais c’est qu’il faut séparer l’adjectif du substantif, et
qu’au lieu d’avoir une transformation portant sur un groupe (comme celle
qui permet à André Breton d’obtenir aéré mort à partir d’enterré vif), cher
demeure exclu de la transformation (ainsi que nuages et célestes rivages,
également positifs, ou du moins neutres), laquelle ne porte que sur une
seule composante du groupe (comme lorsque Breton tire clair de terre du
composé clair de lune). On reconnaît le transformé à sa marque négative :
suaire, cadavre et sarcophages.
On inverse sans peine le processus de transformation dès qu’il n’engage
pas cher, en remontant de cadavre cher à cher corps. Or cher corps est
évidemment un voluptueux synonyme d’« objet du désir », et un synonyme
en fait attesté dans le vocabulaire amoureux de Baudelaire (« Le Balcon »).
C’est donc une négativation du désir même qui couronne les négativations
de moyens de le satisfaire (or, paradis).
Mais si l’hypogramme engendré par une alchimie négative explique
corps → cadavre, il n’explique pas le choix initial de corps. Ce qui a
déterminé ce choix, c’est le premier exemple que le texte nous donne de
l’effet de l’état d’esprit du sujet, du personnage méditant, sur l’objet de sa
contemplation : l’énoncé littéral du vers 2 (teneur énoncée à l’avance de la
métaphore du v. 12), « L’autre en toi met son deuil, Nature ! », énoncé
repris par celui de la paranoïa du sujet, « ce qui dit à l’un : Sépulture ! ».
Dans cette reprise, l’énoncé de tristesse (comme état d’âme) est transformé
en son métonyme, sépulture, et ce déplacement métonymique engage aussi
suaire, cadavre et sarcophage (surdéterminé par son rapport synonymique
avec sépulture). Suaire n’est pas actualisé au hasard, étant le lieu d’une
coïncidence entre le lexique funéraire et le système descriptif de la nuée et
de la brume : linceul, voile sont des métaphores clichés de nuage. Ce type
de coïncidence a la même fonction que la paronomase et la paronymie dans
le paragramme au sens strictement saussurien.
Quant aux nuages mêmes, ils sont invoqués parce qu’ils sont un lieu
commun des représentations littéraires de la rêverie, de la nostalgie, qu’elle
soit tournée vers le passé, ou appétence vague et mélancolique d’un futur
dont on sera privé. Le thème des formes qu’on croit reconnaître dans les
nuages est l’un de ceux qui actualisent le plus souvent le topos du livre de la
Nature pour le contemplateur qui y déchiffre ses propres symboles, ou, si
l’on veut, y fait passer son propre intertexte. Ici, la conversion déclenchée
par douleur les transforme en suaire. Le poème suivant, « Horreur
sympathique », présente une transformation toute semblable :

... de vastes nuages en deuil


Sont les corbillards de mes rêves.

L’interprétation des nuages comme architecture fantastique est d’autant


plus tentante qu’elle est surdéterminée par dérivation oxymorique (l’objet le
plus impalpable et le plus changeant décrit comme la réalité la plus
solidement tangible, la plus stable, bref, la plus monumentale). Mais
sarcophage est engendré plutôt que d’autres synonymes de tombe à cause
d’une surdétermination combinant, d’abord, le lieu commun du ciel comme
océan, qui entraîne celui des nuages comme rivages. Le poème suivant
parle de cieux déchirés comme des grèves 144. Ensuite, les nuages comme
métaphore de l’illusion et du rêve, comme lieu du désir. Enfin, une citation
ou allusion littéraire : trois passages différents de Virgile situent le tombeau
d’un compagnon bien-aimé sur une grève marine. Chaque fois, le rivage,
sanctifié par le bûcher funéraire, devient comme l’extension du monument,
recevant le nom de celui dont le cadavre cher y a été déposé. Le choix du
mot le plus classique au lieu de tombeau purement et simplement est la
trace que laisse à la surface du texte le paragramme virgilien 145.
Qu’arrive-t-il quand une tradition littéraire se perd et que l’évolution
culturelle efface le paragramme ? L’efficacité du texte n’est pas diminuée
parce que c’est à celui-ci que réagit le lecteur, non au paragramme, et le
texte demeure inchangé. Un lecteur qui partage la culture de l’auteur aura
évidemment un intertexte plus riche. Mais cette richesse même, il ne sera en
mesure de l’exploiter que parce que les anomalies sémantiques dans la
linéarité le forcent à chercher une solution dans la non-linéarité. Et le
lecteur à qui le paragramme intertextuel est interdit est encore sensible à la
déviation, à l’empreinte laissée sur la séquence verbale par le référent
hypogrammatique disparu. Le lecteur n’a même pas besoin de comprendre
pleinement : le spectacle, si incompréhensible soit-il, suffit, pourvu que la
logique de l’hypogramme y transparaisse (pourvu que le spectacle ne
comporte pas de contradiction interne). Il se peut que je bâtis de grands
sarcophages ne soit clair qu’aux yeux de classicistes de plus en plus rares.
Mais cette obscurité, due à la contamination du texte par un lexique
virgilien, n’altère pas l’invariant « transmutation ». Le lecteur sent
néanmoins que la phrase est un équivalent, si déconcertant soit-il, de je
change l’or en fer, et que le second tercet est dérivé d’une matrice je
substitue la mort au désir. La perception simultanée des différences
formelles et de leur équivalence sémantique, d’une polarisation opposant et
liant à la fois la séquence textuelle et la séquence paragrammatique, est
précisément ce qui explique l’efficacité du discours littéraire. Et c’est ici
que linéarité et non-linéarité, paraissent conciliables : le résultat ou effet de
la non-linéarité de la paragrammatisation, n’est perceptible que dans les
anomalies ou les blancs qui rompent la séquence linéaire.
Il importe peu que le lecteur remplisse ces blancs. Qu’il y arrive ou non,
il est forcé de passer par une expression déviée, de déchiffrer à l’envers,
comme on décrypte au miroir les carnets de Léonard de Vinci : c’est dans
ce jeu, et dans la prise de conscience de son artifice, que réside la
signifiance.
Cette interprétation est confirmée par le cas de la littérature du non-sens,
c’est-à-dire de textes où le lecteur ne peut nullement s’imaginer qu’il finira
par arriver à une lecture référentielle vraisemblable. Je n’en veux pour
exemple que l’incipit d’un « poème en prose » d’André Breton : « Il y avait
une fois un dindon sur une digue. »
Le texte en est dérivé selon les règles de l’écriture automatique 146, étant
construit de manière à bloquer toute interprétation ou explication fondée sur
une référence à la réalité : les aventures du dindon sont incompatibles avec
ce que la langue et l’expérience nous enseignent de la nature de ce volatile,
et de plus les entorses à la vraisemblance ne sont pas de nature à suggérer
une mimésis du fantastique ou du surnaturel. Histoire, récit et descriptions
sont simplement absurdes. Et, cependant, on a récemment démontré que le
texte progresse sans détruire les structures narratives, et qu’en fait il
applique des règles qui ne diffèrent pas de celles d’un récit réaliste
« normal ». Ce qui rend même l’absurde acceptable, c’est que le texte
raconte une série d’épisodes se déroulant à partir d’une donnée dont la
« vérité » se réduit à sa grammaticalité 147. Cette donnée, notre phrase de
début, ne présente pas de « faute » — c’est un énoncé plausible, clair et que
rien ne permet de contester.
Mais ce qu’on n’a pas vu, c’est que cette grammaticalité elle-même sert à
renvoyer à une espèce d’anagramme. Cet anagramme bouleverse, par
définition, l’ordre des composantes de son mot matriciel, mais cette
interversion a pour fonction d’indiquer que le texte qu’il engendre n’est pas
référentiel. C’est-à-dire que le fait même de la transformation est
sémiotique de l’irréalité du dindon et de la digue, et qu’elle annule la
vraisemblance de l’énoncé en soulignant qu’il s’agit de verbalisme à l’état
pur. L’anagramme de dindon sur une digue est diguedindon, refrain bien
connu de textes paralittéraires comme les comptines, annexé d’ailleurs par
la littérature établie depuis Béranger. Le refrain lui-même est la
transformation d’une forme qui confirme son verbalisme : diguedondaine.
La matrice de la donnée est donc un non-sens évident, puisqu’un refrain
est dépourvu de signification par nature comme ici, ou par position lorsqu’il
suspend itérativement le déroulement graduel d’une séquence verbale. La
double transformation, de diguedondaine à diguedindon à dindon sur une
digue nous contraint derechef à percevoir un vide sémantique.
L’affirmation même de l’existence du dindon, il y avait une fois, début
typique d’une fable ou d’un conte de fées, est une marque de fiction (elle
affirme comme vrai ce que la manière d’affirmer désigne comme
imaginaire) et équivaut par conséquent au déni de référentialité offert par le
refrain. C’est ici que l’efficacité du concept de paragramme sémantique est
clairement démontrée : le paragramme saussurien ne rendrait compte que de
dindon sur une digue en vertu du mot inducteur diguedindon. Le
paragramme sémantique permet de rendre compte aussi de il y avait une
fois, ce groupe conventionnel n’étant ici qu’une variante de la même
signification zéro que le tableau de l’oiseau et de son décor. Et il permet
d’expliquer aussi le lien nécessaire entre le début de fable et le tableau. Car
ce lien n’est pas simplement grammatical, mais une variante de plus de la
marque fictionnelle : la phrase est évidemment surdéterminée par le
proverbe c’est le dindon de la fable ou de la farce ; et le verbalisme de ce
référent est confirmé par le fait que la première des deux versions est aussi
une citation, une allusion à la fable de Florian. On peut dire que il y avait
une fois est la transformation synecdochique de fable, mais aussi que
dindon, le seul nom d’animal qui soit lié par un cliché au mot fable, est de
ce fait, comme métonyme du genre, marque de fiction une fois de plus. Le
lecteur doit renoncer à décoder le texte comme un récit caractérisé par la
successivité et des relations hypotactiques de cause à effet. Il est contraint
de faire l’expérience de répétitions paratactiques, de variantes d’un sème
fiction, lui-même dérivé du titre du livre où figure le poème en prose :
Poisson soluble, impossibilité physique mais impossibilité réalisée dans
l’écriture. La donnée ici est donc le processus même de négativation du
référent.
Mais un texte qui proclame la non-existence du référent n’est qu’une
forme extrême du discours littéraire. Cette non-existence est partout et elle
oppose diamétralement le discours littéraire au mode de signification de
l’emploi utilitaire du langage, où le sens s’établit par la multiplicité des
référents, le texte se vérifiant de proche en proche par les contacts avec le
réel. Le discours littéraire, au contraire, vérifie la configuration sémique
d’une donnée unique. Starobinski (p. 152) a reproché à l’analyse
saussurienne de refaire en sens inverse le chemin suivi par le travail du
poète. Mais si l’on reconnaît la nature sémique du paragramme, c’est la
lecture même qui est une pratique de l’analyse. Car le texte, sous son
apparence discursive (récit ou description), ne fait qu’étaler en succession
dans la contiguïté syntagmatique les réalisations lexicales de sèmes présents
simultanément dans la donnée. Il démontre la donnée, et prouve sa propre
vérité (sa justesse, sa propriété) en fonction de celle-ci en la développant en
une série de variantes. Chacune correspond à un sème de la donnée,
chacune est métonymique de celle-ci. Comme le ferait un tableau cubiste,
contiguïté et successivité engendrent des anomalies sur le plan de la
mimésis. Si le texte ne s’en impose pas moins au lecteur comme forme
vraie, nécessaire, surdéterminée, c’est parce que l’infidélité apparente au
référent — indice de la littérarité — est en fait l’anamorphose du réseau
sémique de la donnée.
6. Pour une approche formelle de l’histoire
littéraire

L’histoire littéraire s’intéresse surtout à la genèse de la littérature, à son


contenu, à ses rapports avec la réalité extérieure au texte, et à l’évolution
des significations de ce texte, laquelle dépend de l’évolution idéologique du
public. L’analyse formelle, au contraire, porte sur le texte lui-même, lequel
est immuable ; sur les rapports internes des mots entre eux, sur la forme
plutôt que sur le contenu ; sur l’œuvre littéraire comme point de départ
d’une chaîne d’événements, non comme son point d’aboutissement, ou son
produit. Les deux approches sont donc complémentaires.
Mais l’histoire littéraire court toujours le risque de se transformer : elle
dégénère facilement en histoire des idées, en sociologie ; elle n’est souvent
que l’étude historique de faits qui se trouvent être de nature littéraire. Elle a
donc grand besoin de s’entourer des garanties qu’offrent les postulats
fondamentaux de l’analyse formelle : que la littérature n’est pas faite
d’intentions, mais de textes ; que les textes sont composés de mots, non de
choses ou d’idées ; que le phénomène littéraire ne se situe pas dans le
rapport entre l’auteur et le texte, mais bien dans le rapport entre le texte et
le lecteur.
Comme cette complémentarité mutuelle n’est guère encore qu’un idéal,
je me propose de délimiter précisément trois domaines de l’histoire
littéraire auxquels l’analyse des formes peut apporter une contribution
appréciable : les rapports entre textes, entre textes et genres, entre textes et
mouvements littéraires ; les significations changeantes du texte pour des
générations successives de lecteurs ; la signifiance originelle du texte.

1. FILIATION ET AFFILIATION

Il arrive que les historiens de la littérature tiennent compte du texte


même, de ses mots. Ils le font pour découvrir qui l’écrivain a imité, quelles
influences se sont exercées sur la genèse du texte, et à quel genre il
appartient. Ils ont aussi recours à des indices externes ; mais la preuve
décisive de la filiation d’un texte à l’autre, ils la trouvent dans des
similitudes lexicales, des ressemblances dans la distribution du vocabulaire.
S’ils observent dans le texte la répétition de traits caractéristiques d’un
genre, ils en concluent à l’appartenance du texte à ce genre. La comparaison
entre textes est d’autant plus convaincante que les termes comparés sont
plus complexes, car la complexité semble exclure une pure coïncidence.
Tous principes qui seraient indiscutables si nous avions affaire à des
choses plutôt qu’à des mots, ou si les mots pouvaient jamais signifier
indépendamment les uns des autres. Ce n’est pas le cas, à part dans le
contexte artificiel du dictionnaire. Avant même d’être encodés dans un
texte, les mots n’existent qu’en groupes dans l’esprit du locuteur ; ils y
forment des séquences associatives d’une remarquable rigidité. Beaucoup
de noms ne s’emploient qu’avec des adjectifs et des verbes qui actualisent
leurs sèmes implicites. Des phrases entières deviennent des clichés parce
qu’elles contiennent un fait de style qui vaut la peine d’être conservé. Enfin
les groupes de mots plus étendus s’organisent en systèmes descriptifs 148.
C’est ainsi que plusieurs systèmes de lieux communs se sont cristallisés
autour du mot femme. L’un d’entre eux énumère les beautés de la femme
idéale ; ce système, tout entier formé de groupes de mots et de phrases
fixes, a été largement utilisé en littérature ; il sert de cadre aux allégories
féminines, par exemple, et fournit à la poésie amoureuse ou érotique des
termes de référence. Ces systèmes sont si fortement architecturés qu’il suffit
d’en expliciter une seule composante lexicale ou syntaxique pour que
l’ensemble soit reconnu : en fait, cette composante peut remplacer
l’ensemble.
C’est parce que de tels systèmes existent que même des ressemblances
complexes peuvent ne pas suffire à prouver la parenté de deux textes. On a
souvent cru trouver des sources, là où des ressemblances verbales, ou des
tours identiques, n’étaient en fait que des clichés récurrents d’un texte à
l’autre. Les spécialistes de Baudelaire semblent convaincus que le vers :
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, O Beauté a pour source un
poème précis, d’un auteur bien oublié — et c’est un prétexte à s’étonner
que Baudelaire soit allé chercher si bas cette expression d’indifférence
morale 149. Mais, en réalité, du ciel ou de l’enfer est un défi stéréotypé qui
se trouve, littéralement, chez tous les romantiques : il leur sert à ironiser sur
l’union classique du Beau et du Bien. Formule passe-partout : ton railleur
en parlant d’une femme — ange ou démon, qu’importe —, accent tragique
pour évoquer le satanisme de Byron, les emplois varient à l’infini, n’ayant
en commun que de refléter l’esprit d’une époque 150. Il ne peut donc tout au
plus que confirmer ici ce que nous savons du romantisme du poète 151, mais
il est trop répandu pour rien nous révéler des emprunts de Baudelaire.
D’ailleurs, le fait que le même système descriptif se manifeste dans deux
textes ne prouve pas que l’un ait influencé l’autre. A supposer que
l’influence soit réelle, cette coïncidence n’est pas obligatoirement pertinente
à la signifiance, puisque le système n’est qu’un discours préfabriqué et que
seule est pertinente la manière dont il est exploité, sa fonction dans le texte
qui l’actualise. Tel autre poème de Baudelaire, « Bohémiens en voyage »,
est interprété un peu vite comme transposition d’art. Selon les historiens de
la littérature, son modèle serait une eau-forte de Callot 152. Il y a, en effet,
beaucoup de ressemblances entre la gravure et le poème, mais elles
pourraient n’être dues qu’à un déroulement parallèle du même système dans
les deux œuvres — le système dérivé du mot bohémien. Supposons que
Callot soit en effet la source de Baudelaire 153 : il n’en reste pas moins que
son influence est sans pertinence pour l’histoire littéraire.
Premièrement, rien dans la description baudelairienne n’est si
précisément orienté que le lecteur soit forcé de la rapprocher de Callot : le
rapprochement est au mieux affaire de hasard, heureuse trouvaille
d’érudit 154. Il « enrichit » facultativement la pratique normale du poème.
Mais il ne s’agit nullement d’une déduction, d’une conséquence nécessaire
de la lecture, loin de là. En fait, plusieurs détails du poème sont absents de
l’eau-forte (le grillon regardant passer la caravane, Cybèle protégeant les
voyageurs, etc.).
Deuxièmement, tout dans le poème, y compris ces détails aberrants,
indique que deux structures s’y superposent. Tandis que Callot ne voit dans
les bohémiens qu’un prétexte à faire du pittoresque, Baudelaire se sert de
leur description comme d’un code pour exprimer autre chose : le thème de
la quête. Les bohémiens sont les nomades par excellence. De plus, ils
incarnent les curiosités ésotériques de l’humanité : non seulement parce
qu’ils mettent la prophétie à la portée de tous, mais parce que la mythologie
du dix-neuvième siècle les dit originaires d’Égypte, terre d’élection de
l’occultisme. Du système descriptif de bohémien, Baudelaire retient les
traits qui soulignent ce symbolisme : il appelle ses tsiganes tribu
prophétique, il les montre rêvant des rêves irréalisables (chimères
absentes — le mot résume imagination, soif de l’idéal, attirance de
l’impossible). Addition révélatrice : Cybèle qui les aime est représentée en
code Moïse, ou, si l’on veut, en code Sinaï ; elle fait verdoyer le désert pour
eux, pour eux elle fait jaillir l’eau du rocher ; ces bohémiens sont de
nouveaux Hébreux marchant vers la terre promise, vers

L’empire familier des ténèbres futures

où il nous est loisible de reconnaître la mort, ou le mystère de l’univers.


Arrivé là, le lecteur ne peut que voir dans le poème une variante du
thème de la caravane humaine traversant le désert de la vie, thème très en
vogue chez les romantiques et même encore chez leurs successeurs, thème
fort exploité, on le sait, par Baudelaire. Il faut donc conclure que la variante
« bohémienne » du thème en fait un voyage spirituel, et que le poème relève
de la tradition orphique.
Telle est la conclusion véritablement pertinente à l’histoire littéraire. La
ressemblance avec Callot s’arrête au niveau lexical. La ressemblance
significative — et signifiante — est au niveau de l’arrangement des mots,
de la syntaxe. Les mots en soi ne sont que du « tsigane » : c’est leur
répartition qui révèle la structure, et c’est de la structure qu’ils tirent leur
signifiance. Chaque soulignement stylistique — chaque point où coïncident
le système descriptif « bohémien » et le système thématique « caravane
humaine » — est une clef de cette signifiance, et l’index du seul décodage
correct.
Seule une étude de la structure du poème peut aboutir à une segmentation
pertinente de ses composantes, à une segmentation qui dégage et définisse
les formes qui lui sont propres. Toute segmentation préconçue (reposant par
exemple sur une comparaison mot à mot, sans égard à la syntaxe) est vouée
à l’échec.
Ce qui se vérifie sans peine quand on cherche la signifiance du texte dans
son appartenance à un genre. Prenons l’exemple du sonnet de Rimbaud
intitulé « Vénus anadyomène 155 ». Titre trompeur, car il couvre le spectacle
écœurant d’une femme laide, difforme, émergeant d’une baignoire de
propreté douteuse. Sur son arrière-train sont tatoués les mots Clara Venus.
Chaque mot décrivant son corps semble calculé pour choquer par sa
dégoûtante précision. Le tout se termine sur la vision d’un anus orné d’un
ulcère. C’est la fistule que nous sommes invités à contempler dans
l’apothéose esthétique du dernier vers.
La plupart des exégètes ont recours à la biographie de Rimbaud pour
tenter d’expliquer ce scandale versifié. Ils invoquent son homosexualité,
laquelle est étrangère au texte et lui reste extérieure : nous aurions affaire à
un sonnet misogyne 156. Sans exclure tout à fait l’approche biographique,
quelques critiques s’intéressent plus au poème, avec raison, et y voient un
exercice de réalisme en vers, voire de naturalisme. Ils se fondent, bien
entendu, sur les détails révoltants ou simplement désagréables, partant de
l’idée que leur fonction est de faire croire à une description complète et
objective, de suggérer qu’aucune pruderie ne l’aura atténuée ou censurée,
qu’aucun conformisme esthétique n’aura détourné le regard indiscret de
l’observateur. Un autre argument, mais il est spécieux (bien qu’il s’agisse
d’une pratique courante de l’historien de la littérature : confondre
artificieusement coïncidence chronologique et causalité — post hoc ergo
propter hoc), c’est que Rimbaud a écrit ce morceau au moment où les
Goncourt exploraient déjà la pathologie (Germinie Lacerteux paraît en
1865), et où François Coppée venait de publier les premiers poèmes où il
exploite le pathétique de la pauvreté, de la laideur, de la vie des humbles.
Neuf ans plus tard, Huysmans allait décrire des ouvrières d’atelier (les
Sœurs Vatard) dans la veine naturaliste, mais avec un humour inconnu à
Zola. La Vénus de Rimbaud, certes, est plus proche des prolétaires femelles
de Huysmans que de la déesse anadyomène. Dernier argument pour
rattacher le sonnet au réalisme : il serait copié d’un poème de Glatigny,
publié dix ans auparavant. La plupart des pièces du recueil de ce Coppée
mineur sont parnassiennes, mais un certain nombre mettent en vers sa vie
de vagabond, avec de temps à autre une descente dans le milieu que
Toulouse-Lautrec devait peindre. Ce mélange n’étant pas sans ressembler
aux premiers vers de Rimbaud, raison de plus de rapprocher les deux
écrivains. Or Glatigny, décrivant une prostituée sur les genoux d’un client,
lui attribue un tatouage qui annonce celui de notre baigneuse. Son tatouage
n’orne que le biceps, il est vrai, mais le glissement vers le bas chez
Rimbaud prouverait qu’il avait accompli un pas de plus, une
« émancipation dans le sens d’un réalisme impitoyable 157 ».
Au mieux, ces rapprochements pourraient rendre compte de certaines
composantes isolées du sonnet, voire de leur rôle dans leur contexte
immédiat, mais ils ne sauraient en rendre compte en fonction de la structure
de l’ensemble, qui seule est pertinente à la signifiance. Ce n’est que de cette
structure que l’histoire littéraire devrait déduire ses enchaînements de cause
à effet. En fonction de cette structure, je propose de voir dans le poème une
laus Veneris inverse, construite a contrario. Il doit se lire comme décrivant
un modèle idéal du Beau féminin. Le tableau se déroule d’un détail à
l’autre ; dans l’ordre stéréotypé des nus littéraires (c’est aussi l’ordre dans
lequel les parties du corps sortent de l’eau). Avec cette différence qu’ici
chaque détail est affecté d’un signe moins. La grammaire particulière à ce
poème suit une règle sémantique qui lui est propre : chaque signe de beauté
doit être énoncé négativement. Une polarisation aggrave l’effet destructeur
de cette inversion systématique, puisque le point de départ de ce discours du
laid n’est pas simplement la beauté canonique de la femme, mais une
variante hyperbolique sur ce modèle : la naissance d’Aphrodite. Le
mécanisme de la permutation négative est le double décodage : lecture du
texte, et lecture simultanée, en filigrane, du modèle implicite qui n’est rien
moins qu’un Botticelli.
Le décor aussi est inversé (au lieu d’une déesse naissant de la mer, la
lente sortie d’une baignoire explicitement comparée à un cercueil). Cette
inversion est la donnée initiale qui pose la règle suivie dans toutes les
actualisations de clichés qui composent le texte, chaque cliché étant
converti en son antiphrase. C’est ainsi que la chevelure de l’héroïne doit
être blonde et souple, parfumée et flottante : ce cliché engendre la raideur
graisseuse de cheveux fortement pommadés. De même, dans une
fantasmagorie de Gautier, un succube aux boucles d’or, démasqué, se révèle
sorcière aux mèches raides 158. D’autres stéréotypes, la candeur d’un cou de
cygne, les épaules arrondies, la sveltesse d’une taille d’abeille, engendrent,
point par point, un col gras et gris, des omoplates saillantes, une chute de
reins qui rentre et ressort. L’apothéose érotique de rigueur — « Cypris
cambrant les rondeurs splendides de ses reins », comme l’écrivait notre
misogyne, quelques mois à peine auparavant (dans « Soleil et
chair ») — produit son antithèse, un gros derrière avec le détail
pathologique qui confirme la polarisation :

large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.
Aucun de ces détails n’a de sens, aucun ne s’impose à l’attention du
lecteur, qu’en tant que partie d’un tout cohérent. C’est l’existence d’un
modèle bien établi, aisément reconnu, qui permet une conversion
simultanée de l’ensemble (le passage du signe plus au signe moins) sans
que le lecteur puisse un instant oublier l’original. Comme toujours quand
une structure est affectée, la modification d’une seule composante entraîne
la modification du système entier.
Les rapports réciproques qui lient les parties du poème excluent toute
possibilité de l’interpréter en les expliquant séparément. Même s’il était vrai
que Rimbaud a eu besoin du bras tatoué de la prostituée de Glatigny pour
avoir l’idée de tatouer les fesses de sa baigneuse, il ne s’ensuivrait pas que
la croupe est au biceps ce que le naturalisme est au réalisme.
Cet ultime détail doit se lire, comme les autres, antiphrastiquement ; il ne
s’agit pas d’un de ces tatouages commémorant des serments amoureux
comme le veut l’usage de certains milieux 159, mais bien de l’envers d’un
cliché littéraire ; moins postérieur inscrit qu’inscription postérieure, qui
inverse l’inscription, le stigmate que l’élu porte au front : formule de
consécration, lumière, ou comme dans le « Desdichado » : « Mon front est
rouge encore du baiser de la reine ». Inversion d’autant plus facile qu’elle
se calque sur un modèle plus général, qui fait du cul l’homologue de la face,
le visage d’en bas : des diables à deux visages des macarons sculptés
médiévaux à Rabelais, les exemples ne manquent pas, et le thème est attesté
dans de grosses plaisanteries toujours en vogue. Quant au langage de
l’inscription, il fait la preuve de ma démonstration. Si la malsaine baigneuse
était un portrait naturaliste, si chaque détail n’avait d’autre raison d’être que
de nous faire croire à la réalité de cette femme, ce latin au bas du dos serait
une anomalie parfaitement gratuite. Dès qu’un détail jure avec l’ensemble
dans un portrait qui se veut calqué sur le réel, c’est toute la vraisemblance
qui s’effondre, car le système du vraisemblable repose sur la cohérence.
Dans ma lecture, au contraire, Clara Venus s’explique naturellement :
l’inscription est dans la logique de l’allégorie ou de l’emblème, même si le
sens de l’image est inversé.
Adoptant ce point de vue structural, nous sommes à même de saisir le
poème comme un tout organique dont toutes les composantes sont
synonymes : elles répètent toutes la signifiance que résument au dernier
vers les mots belle hideusement. Revenons à l’histoire littéraire : nous
pouvons maintenant rendre au poème sa vraie place dans l’évolution de la
poésie française. Il ne s’agit pas ici de réalisme, mais d’un genre
fréquemment exploité par les poètes de la Renaissance, et qui avait déjà des
caractéristiques du Baroque : la monographie versifiée d’une difformité,
d’une maladie, ou de tout le corps mais vieilli ou enlaidi, appliquant en
somme les règles de l’encomium à un objet trivial ou désagréable — par
exemple, l’Hymne à la Surdité de Du Bellay. Bref, il s’agit du
contreblason 160. Car Rimbaud ne fait pas la satire de son époque : certains
critiques ont cru que le sonnet faisait pendant à un autre poème que
Rimbaud écrivit à la gloire de la beauté grecque, qu’il moquait notre âge de
fer, miroir déformant du Beau classique 161. Or le contreblason ne parodie
pas les genres encomiastiques, comme on le dit un peu vite ; il n’est ni
polémique morale ni outil de controverse esthétique. Le sonnet de Rimbaud
n’est pas écrit contre, mais « à l’envers 162 ». Il n’est ni satire ni parodie et il
n’oppose pas la modernité au classicisme. C’est un exercice de
transformation, c’est un cas exemplaire de conversion.
A la réflexion, peut-être vaudrait-il mieux ne pas ramener notre sonnet à
un genre d’un passé lointain ; peut-être serait-ce, après d’autres historiens
littéraires, céder à la tentation du cycle. Elle ne nous conduirait pas loin,
réduisant Vénus anadyomène à une résurrection de genre, à un petit tour de
force du poète adolescent, tout frais émoulu de son éducation classique. Il
serait peut-être plus juste de lire dans ce contreblason l’annonce d’un
changement imminent, de le mettre dans la même catégorie que les
innovations de Lautréamont, que l’écriture de Jarry, et plus tard des
Surréalistes. Il appartient déjà à une littérature fondée tout entière sur le
potentiel des associations lexicales, sur une création toute formelle, où les
mots sont arrangés visiblement par référence à un modèle verbal, et non par
référence au réel. Écriture au miroir, qui reflète un autre texte. Le physicien
déduit l’antimatière des propriétés connues de la matière. Rimbaud déduit
une antireprésentation.
Il appert de ce qui précède que toute comparaison historique fondée sur
des rapprochements mot à mot ou phrase à phrase, ou même entre systèmes
descriptifs, est une comparaison élémentaire et trompeuse. On ne peut
prouver une influence littéraire, on ne peut proposer de classification
historique, que si l’on peut montrer un parallélisme des structures. Il ne faut
pas comparer les composantes d’un texte, mais leurs fonctions.
2. L’HISTOIRE DES LECTURES SUCCESSIVES

Quel que soit l’intérêt des questions d’appartenance — catégories,


tendances, genres —, elles restent périphériques ou secondaires à côté du
problème du mode d’existence de l’œuvre : comment démontrer que ses
mécanismes fonctionnent ? Aucune définition sociologique, aucune
évaluation fondée sur des critères esthétiques ne peut tenir lieu ici du seul
test valable : le test de l’efficacité de l’œuvre. Le texte n’est pas une œuvre
d’art s’il ne s’impose pas au lecteur, s’il ne suscite pas nécessairement une
réaction, s’il ne contrôle pas dans une certaine mesure le comportement de
celui qui le déchiffre. Cette réaction, des vicissitudes historiques la retardent
parfois, ou la suspendent, mais elle doit tôt ou tard se produire, et elle doit
pouvoir s’expliquer exclusivement par les caractères formels du texte. La
réponse du lecteur au texte est la seule relation de causalité que puisse
invoquer une explication des faits littéraires.
L’efficacité du texte est fonction de sa perceptibilité. Plus il s’impose à
l’attention, mieux il résiste aux interprétations abusives, à la fatigue ou à
l’usure des lectures successives, plus le texte est monumental, plus il diffère
de l’acte de communication éphémère, plus il est littéraire. La nature de la
perceptibilité varie selon que le lecteur est contemporain du texte ou non.
La première génération de lecteurs a moins de problèmes à résoudre que
les générations postérieures. Malheureusement, l’historien en tire argument
pour préférer la lecture primitive du texte : elle lui sert de standard pour
taxer d’infériorité les lectures postérieures. Erreur radicale : les
interprétations successives d’un monument sont inhérentes à sa
monumentalité. Dire qu’un monument est fait pour durer, c’est dire qu’il est
fait pour continuer à susciter des réactions. Les lectures postérieures sont
aussi légitimes que les lectures initiales ; les unes et les autres relèvent du
même phénomène.
Nous ne manquons pas d’études sur la « survie » de l’œuvre littéraire.
Mais la plupart ne tiennent compte des lectures postérieures que pour tracer
la courbe de la popularité d’un texte. Les variations de cette courbe sont
généralement expliquées par l’effet cumulatif de la postérité : tel auteur est
effacé par la concurrence de ses épigones, ou au contraire on le loue d’une
originalité qui n’a d’existence que si on l’oppose à ses imitateurs. On
invoque encore les révolutions du goût, l’évolution du contexte social,
l’apparition de doctrines esthétiques nouvelles. Cependant le facteur
essentiel — l’évolution du langage — est négligé ou minimisé. Ici encore
l’analyse formelle est un correctif nécessaire.
Les deux types de perceptibilité se définissent par des différences de
code. Le code linguistique des premiers lecteurs est le même, ou presque,
que celui du texte. Le code des lecteurs postérieurs s’en éloigne de plus en
plus avec le temps. La différence est énorme si le texte emploie un code
spécial, tel que le langage conventionnel du classicisme français : en pareil
cas, la rupture est infiniment plus profonde et plus soudaine que celle qui
résulte de l’évolution graduelle de la langue (rupture qui ne coïncide
d’ailleurs ni avec les révolutions politiques ni toujours avec l’apparition
d’un nouveau mouvement littéraire : la Révolution française n’a pas touché
au classicisme, et les romantiques n’en ont modifié le discours qu’à la
longue). Les systèmes descriptifs, les clichés résistent aux changements,
mais ils n’échappent pas entièrement à l’évolution sémantique de leurs
composantes lexicales, et moins encore à celle de leurs rapports avec le
contexte culturel. Tout ceci, bien entendu, reste extérieur au texte même. Le
texte ne change pas, et sa forme immuable conserve dans son intégrité
structurale le code qu’employa l’auteur. L’étude de la « survie » d’une
œuvre ne sera faisable que si elle porte précisément sur cette distance
croissante entre le code immuable du texte et le code toujours changeant, et
de plus en plus différent, de ses lecteurs. L’analyse formelle est l’outil idéal
pour comparer les deux lectures d’une même phrase : sa lecture dans le
code du contexte 163, sa lecture dans le code du lecteur postérieur.
Parfois, assez rarement, l’analyste devra se résoudre à conclure que le
code linguistique a tant changé que la double lecture n’est plus possible,
que l’abîme qui le sépare du code textuel est devenu infranchissable. Dès
lors, le texte restera lettre morte. Dans un des poèmes de jeunesse de Victor
Hugo, ode célébrant une bataille navale de la guerre de l’indépendance
grecque, le poète, pour évoquer le chaos pittoresque et typiquement oriental
de la flotte ottomane, prolonge à plaisir une série de noms de bateaux. On y
trouve jusqu’à des jonques et des yachts, bien incongrus dans cette
turquerie. Mais l’incongruité ne surprend que le lecteur d’aujourd’hui 164.
Pour les premiers lecteurs des Orientales, le vraisemblable dans l’étrangeté,
l’effet de réel, l’illusion d’une réalité turque ne repose sur rien d’autre que
des morphèmes bizarres. Yacht était un indice d’étrangeté, et, en contexte
ottoman, un indice d’exotisme, simplement parce que son orthographe (y
initial, et groupe consonantique triple) symbolise une réalité non française.
Jonque a un son absolument unique : si l’on compte la consonne initiale, le
mot ne rime avec aucun autre et si on ne la compte pas, il ne rime qu’avec
six autres mots, dont deux ne s’emploient plus et quatre ne sont que des
outils grammaticaux qui ne s’emploient pas isolément. Si les lecteurs
d’aujourd’hui ne peuvent plus croire à la flotte de Hugo, c’est d’abord, sans
doute, que leur goût ne tolère plus ce genre de poème épique — mais la
mode pourrait changer et, théoriquement, le réhabiliter. En fait il est
irrémédiablement périmé pour des raisons formelles. Morphologiquement,
phonétiquement, yacht et jonque nous sont aussi étrangers que jamais, mais
la signification de cette étrangeté a changé. Le lecteur français
d’aujourd’hui en sait plus sur les autres civilisations que le lecteur de 1829,
ou plutôt il s’est formé des systèmes descriptifs de l’étranger mieux
différenciés géographiquement. L’aberration morphologique de mots
comme yacht et jonque était un index d’étrangeté indépendante du contexte.
De nos jours, après plus d’un siècle de récits de voyages et l’assimilation
d’un vocabulaire sportif qui a réorienté l’anglomanie, ces mots ne peuvent
plus évoquer un exotisme indéfini. Ils sont limités à une étrangeté définie
marquée par le contexte (des emplois « techniques », par exemple).
L’effacement total de l’effet stylistique n’est pas impossible, bien que le
contexte pallie sa disparition dans une certaine mesure. C’est ainsi que les
néologismes sont très vulnérables : ils ne sont plus perçus si l’usage les a
assimilés depuis l’époque de la composition de l’œuvre. Si la structure
stylistique du texte est actualisée par ces néologismes, leur assimilation
graduelle tend à la rendre elle aussi invisible. Il arrive aussi que ce qui était
néologisme pour les lecteurs contemporains du texte passe plus tard pour un
archaïsme : l’effet s’observe encore, mais son contenu, ou mieux son
orientation, est tout autre. Les archaïsmes également sont menacés : un mot
qui au dix-septième siècle était déjà tombé en désuétude ou du moins vieilli,
et qui faisait effet précisément à cause de cela (en l’occurrence, un effet
comique), cet archaïsme risque de se confondre avec un contexte qui, pour
le lecteur moderne, semble entièrement daté. Les allusions littéraires
subissent souvent le même sort.
Mais même si les changements du code détruisent une composante de la
structure stylistique, le texte conserve toujours les formes qui lui
correspondaient. Dans la plupart des cas, leur effet est encore sensible parce
que ces formes sont restées actives bien qu’interprétées différemment (ou
même interprétées d’une manière étrangère ou incompréhensible à l’auteur
ou à ses premiers lecteurs), parce que le contexte garde des traces de leur
effet original, des corollaires de cet effet qui jalonnent pour ainsi dire la
périphérie du vide laissé par sa disparition.
C’est le cas du mot basalte et du motif de la grotte basaltique. Tous deux
sont fréquents au début du romantisme français, sans qu’on puisse leur
attribuer un symbolisme particulier. Baudelaire emploie encore le motif
pour évoquer la magie du souvenir, dans la « Vie antérieure » :

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques


Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les éditeurs ne manquent jamais d’expliquer que Baudelaire n’a fait que
copier deux vers de Victor Hugo 165, ce qui sous-entend que la comparaison
n’est qu’un ornement n’ajoutant guère au sens. Explication qui ne fait que
repousser le problème, car dans le poème hugolien la caverne est citée
comme thème, comme exemple d’un certain type d’inspiration.
Or il y a beaucoup d’autres allusions littéraires à cette grotte, impliquant
toutes un symbolisme positif — c’est une image de beauté. L’histoire
littéraire ne nous renseigne que sur les origines du stéréotype : c’est la
vogue d’Ossian qui a fait connaître la grotte de Fingal à toute l’Europe.
Devra-t-on conclure que l’image perd sa magie dès que le lecteur n’est plus
capable de la rattacher à Ossian ? Telle est bien l’attitude de l’historien, car
il ne manque jamais de souligner qu’Ossian n’est plus qu’un arsenal
d’images ensevelies sous la poussière. Et pourtant l’image de Baudelaire ne
laisse pas le lecteur indifférent. Cet effet continué est dû à des traits
linguistiques et sémantiques encodés dans le texte, et qui par conséquent
survivent, alors que la grotte de Staffa est bien oubliée. Tout d’abord, si elle
est devenue ingrédient poétique et l’est restée plus longtemps que le bric-à-
brac ossianesque, c’est parce que depuis le dix-huitième siècle la géologie
était un sujet littéraire à la mode, et que cette mode a enrichi de mots
techniques le lexique de la poésie, en particulier le corpus métaphorique.
Deux de ces mots, granit et basalte, ont eu le plus grand succès et basalte
est encore maintenant un mot littéraire, parce que c’est un mot
exceptionnel, même maintenant que son caractère technique n’est plus
sensible : il ne rime qu’avec sept autres mots, tous empruntés à des langues
étrangères 166. De plus, grotte basaltique survit indépendamment du décor
calédonien parce que son système descriptif est bâti sur une structure
sémantique fort remarquable, associant contradictoirement la nature et
l’artifice. C’est la même structure qui sous-tend le cliché architecture
naturelle 167 : elle tire son pouvoir de la coincidentia oppositorum. La
disparition du thème l’a laissée intacte. Même pour un lecteur ignorant de la
mythologie qui avait fourni le vocabulaire actualisant cette structure, elle
continue de fonctionner.
Même le sens parfois disparaît, et pourtant la structure survit, parce que
les mots qui l’actualisent, vidés de leur contenu, gardent cependant leur
fonction. C’est ainsi que le roman du dix-neuvième siècle et du début du
vingtième siècle présente des détails qui semblent n’être là que pour planter
un décor et renforcer l’effet de réel : tel est le cas du mot embrasure. Sa
fréquence est beaucoup trop élevée pour que sa valeur descriptive suffise à
l’expliquer. Mais l’embrasure d’une fenêtre est en littérature la scène où se
déroulent les échanges de confidences passionnées, c’est un lieu de rendez-
vous, c’est le signe conventionnel d’une paradoxale solitude à la périphérie
d’un groupe de témoins (la foule des invités, par exemple, à une réception) ;
c’est encore l’endroit d’où un observateur contemplatif, voire satirique,
observe les petits drames qui se déroulent à côté de lui dans le salon 168. A
l’heure actuelle, ces fonctions n’ont plus aucun rapport avec la réalité, mais
le rôle du mot dans le texte survit à la disparition de la chose en
architecture. Les murs d’aujourd’hui sont trop minces, les pièces trop
exiguës pour que l’embrasure permette des conversations clandestines.
D’autre part, le mot même tend à tomber en désuétude dans la langue de
tous les jours : fenêtre suffit à tous les besoins de la pratique quotidienne
des choses, et on n’imagine guère embrasure que dans des discussions
d’architectes ou d’entrepreneurs. Et pourtant le mot reste une convention
dans le roman : c’est dans l’embrasure qu’un personnage de roman continue
de pousser son interlocuteur pour un aparté, c’est dans l’embrasure qu’il se
réfugie à l’écart. Le sens propre du mot est réduit à rien, sa référence au réel
est une chose du passé. Mais son association constante avec des verbes qui
isolent les personnages suffit à faire d’embrasure une espèce de marque
linguistique. Dans la séquence narrative, le mot, ou son équivalent
périphrastique, symbolise une transition (de plusieurs personnages à un ou
deux, ces deux agissant alors comme une seule personne, d’un commun
accord), ou un changement fonctionnel (le personnage passant du rôle
d’acteur à celui d’observateur, le point de vue changeant de celui d’un
participant à celui d’un observateur du dehors, etc.). Ce symbolisme
conventionnel ne requiert qu’un contexte écrit et n’est pas affecté par les
changements du code ou de la réalité à laquelle le mot prétend renvoyer.
Finalement, il y a des mots qui ont perdu le sens ou la fonction qu’ils
avaient à l’époque où ils ont été encodés dans le texte. L’analyse textuelle
n’en sera pas moins en mesure de détecter des formes secondaires générées
en contexte par la signification disparue. Figées dans la lettre du texte, ces
formes n’ont pas été touchées par l’évolution linguistique. C’est le cas de
l’image d’une architecture insolite au bout du monde, dont Sainte-Beuve
s’est servi pour exécuter Baudelaire 169. Il veut symboliser ce que les Fleurs
du Mal ont d’outré, leur hystérie romantique :

... ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée


et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe
extrême du Kamtschatka romantique.

En français moderne, kiosque n’est plus que le kiosque à musique des


promenades publiques — encore est-il presque oublié, monument vide de sa
fanfare — ou bien le kiosque à journaux. L’histoire littéraire rappellera qu’à
l’époque romantique le kiosque était l’exemple par excellence du bizarre de
l’architecture orientale 170 ; l’orthographe et l’unique phonétisme du mot le
rendaient aussi représentatif de l’exotisme que minaret ou mosquée.
L’historien soulignera que le kiosque était un lieu de plaisir dans les jardins
du sérail, et que le mot en avait acquis des connotations de voluptueuse
clandestinité 171 — connotations d’ailleurs pleinement exploitées par Sainte-
Beuve, puisqu’on fume le haschisch dans le kiosque baudelairien, nous dit-
il, et l’on y lit Edgar Poe. Mais l’explication historique omettra l’essentiel,
en ne rendant pas compte de la vie du texte : l’image n’a nul besoin d’être
ressuscitée, car la phrase où figure kiosque reflète toujours la puissance
suggestive que le mot lui-même a perdue. Elle la reflète encore parce que le
mot n’est pas perçu isolément, mais dans son rapport indissoluble avec le
contexte. Il est en effet le noyau, le centre d’une constellation d’adjectifs
satellites (bizarre, fort orné, fort tourmenté, mystérieux, singulier) qui
explicitent les sèmes du kiosque romantique. Qui plus est, Kamtschatka
était alors l’hyperbole courante de Sibérie, en tant qu’image d’éloignement,
d’exil loin de toute civilisation 172 : or le mot reprend graphémiquement et
souligne phonétiquement les sons qui faisaient de kiosque l’icône sonore du
bizarre. Par un retournement dont il y a maint exemple, c’est kiosque
maintenant qui semble renforcer ou confirmer les suggestions phonétiques
de Kamtschatka.
Ces groupements d’effets convergents, et se renforçant mutuellement,
sont la meilleure protection du texte contre le fait qu’un abîme s’ouvre
chaque année plus large entre sa langue et celle du lecteur 173.

3. RECONSTRUCTION

Quand l’histoire littéraire tâche à reconstituer la signification originelle


d’un texte, c’est le sens voulu par l’écrivain qu’elle entend retrouver. Mon
propos est autre : l’analyse formelle est applicable à l’étude diachronique du
littéraire parce qu’elle postule que seul compte l’effet du texte sur le lecteur.
Je ne perdrai donc pas mon temps à discuter une méthode qui néglige tout
effet non prévu par l’écrivain. De mon point de vue, la vraie, la seule
signification originelle d’un texte est celle que lui donnaient ses premiers
lecteurs (qu’elle coïncide ou non avec l’intention de l’auteur). Ce sont leurs
réactions qui permettent de la retrouver. Sans doute nous est-il impossible
de reconstituer leur code. Ce que nous savons de leurs réactions reste
toujours fragmentaire. L’évolution du code — on l’a vu dans les exemples
de la section précédente — étant essentiellement d’ordre sémantique, le
problème qui se pose à nous, c’est que nous avons perdu contact avec les
systèmes descriptifs auxquels le texte renvoyait à ses débuts, que nous ne
savons plus quels mots généraient tel ou tel système, ni quels mots servaient
de substituts métonymiques à un système entier. Nous lisons encore la
même phrase que les premiers lecteurs, mais les échos qu’elle éveillait sont
perdus pour nous. L’histoire littéraire n’a qu’une solution à offrir — la
thématologie —, mais ce n’est qu’une solution partielle. Partielle, parce que
la Stoffgeschichte ne reconstitue que les thèmes et les motifs, c’est-à-dire
des séquences narratives ou descriptives déjà marquées stylistiquement (par
leur symbolisme, leur appartenance à un genre, etc. 174).
L’analyse formelle devrait renouveler l’étude des thèmes en incluant tous
les systèmes descriptifs, en les classant par type, et en précisant de quel
genre ils relèvent et à quelle époque ils se manifestent 175. Ces systèmes ne
devraient pas être compilés sous forme schématique, mais accompagnés de
leurs stéréotypes, de leurs types de phrases caractéristiques, des substituts
admis, de leurs mécanismes métonymiques, etc. Bref, une classification
pertinente devrait englober les structures, les mots qui les actualisent et les
associations qu’ils déclenchent.
Il ne suffirait pas d’élargir le corpus. On a toujours reproché à la
thématologie de généraliser, non sans raison, car, en isolant et en classant
les thèmes, elle tend à éliminer tout ce que leurs actualisations textuelles ont
de distinctif et d’unique. La recherche des causes historiques remonte du
texte à l’auteur, à la mythologie et au langage auxquels il emprunte ses
thèmes : explication entièrement sur le plan de la genèse, montrant quels
matériaux le texte a utilisés, mais négligeant l’œuvre d’art faite de cette
matière première. L’historien reste impuissant à reconnaître ce qui dans le
thème est pertinent au texte où il est actualisé, parce qu’il commence par
éliminer tout ce que la variante textuelle a d’unique afin de la ramener à
l’invariant qui lui sert de modèle.
L’analyse des formes est l’inverse de cette procédure. L’analyste part du
texte, suit la démarche de la lecture naturelle, et remonte au thème, ou
plutôt à son système descriptif, non seulement pour déterminer à quel
invariant correspond la variante qu’il a sous les yeux, mais pour déterminer
quelles composantes du modèle le texte n’a pas retenues. Bien que certaines
de ses cases lexicales restent vides, la structure du système n’est pas
modifiée, et elle n’en indique pas moins les rapports entre les cases
remplies. Ces rapports définissent la signifiance des mots qui les
remplissent. Si l’une de ces cases est occupée par un mot étranger au
système, ce mot reçoit un nouveau sens de la fonction correspondant à sa
position dans le système — c’est même le principal mécanisme du symbole.
La première strophe d’« Obsession » de Baudelaire, par exemple,
combine trois systèmes fragmentaires : la forêt, la cathédrale, l’homme.

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;


Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis.

Sans reconstitution du système, le lecteur n’a de guide que la lettre du


texte. Elle lui fournit un énoncé qu’il reste libre d’accepter ou de rejeter. Sa
décision, ses réactions émotionnelles au texte ne dépendent que d’une
coïncidence aléatoire entre ce qu’il sait des forêts et des grandes églises et
ce qu’en dit le sonnet. Il est vraisemblable que le pathos du poème lui
semblera un parti pris de pessimisme réaction instinctive qu’il rationalisera
en taxant de gratuité les comparaisons de Baudelaire.
La thématologie permet du moins de les classer parmi les thèmes
romantiques : l’église de la forêt, la Nature temple de Dieu, ou sous forme
inverse la cathédrale gothique comme forêt — l’architecture sacrée est née
d’une imitation du temple naturel, d’où son authenticité comme monument
de la foi. Le stigmate de la gratuité en est en quelque mesure effacé : la
ressemblance entre la forêt et l’église gothique n’est plus l’opinion
discutable d’un seul. Elle réfère à un code établi, qui a sa place dans le
corpus de la mythologie française, et garantit le statut conventionnel de la
comparaison. L’histoire littéraire démontre donc l’acceptabilité de images
du texte par leur validité au-delà du texte. Elle nous renseigne sur la
fréquence et la répartition des systèmes employés dans le poème, sur leur
prestige ou leur popularité à l’époque de la composition. Le lecteur est dès
lors en état de rendre aux mots du poème la valeur qu’ils doivent à leur
appartenance à un système donné, et de comprendre pourquoi Baudelaire a
été attiré par un code ainsi privilégié, pourquoi son choix devait plaire aux
lecteurs de 1860, ou du moins leur être familier, et pourquoi ils pouvaient y
reconnaître la marque d’un certain genre poétique.
Cette reconstruction toutefois reste extérieure au texte, car elle ne nous
donne rien de plus que les potentiels et les limites du matériau que
Baudelaire avait à sa disposition. Elle ne nous dit pas pourquoi il a employé
ce matériau dans ce contexte particulier. Elle ne fait que déplacer la
gratuité, l’imputant au romantisme au lieu d’en accuser Baudelaire.
L’analyse des formes, au contraire, porte sur ce que le texte a de
spécifique, sur la pertinence du thème en contexte. Elle montre que le
système de la cathédrale et celui de la forêt sont incomplets. Identifiant ce
qui en a été omis, elle souligne la pertinence de ce qui en reste. Les
composantes exclues sont justement celles qui symboliseraient panthéisme
ou animisme si le thème était positif, ou l’authenticité architecturale s’il
était inversé. Une seule composante a été gardée, la musique : l’orgue est
l’homologue convaincant, ou du moins acceptable, du vent dans les arbres.
Acceptable parce que la ressemblance a une base naturelle, et surtout parce
qu’elle est devenue un cliché. Or la musique nécessite un auditoire, et dans
le système de cathédrale le rapport de la musique et de l’auditoire peut
avoir des marques négatives ou positives (dans ce dernier cas, la musique
connote l’élévation, la pensée tournée vers le ciel). Dans le sonnet, le
postulat initial (vous m’effrayez) entraîne un choix négatif. Il s’ensuit tout
naturellement — naturellement, c’est-à-dire conformément aux clichés du
système — que le cœur comme chambre de deuil est une image pleinement
motivée. Dans le système, en effet, toute mention des sons de l’église
(cloches, orgue, chœur) est diamétralement opposée à une mention de la
crypte ; ou bien on a l’opposition musique vs. silence, comme dans le
passage de Chateaubriand qui a lancé le thème :

tandis que l’airain se balance avec fracas sur votre tête, les souterrains
voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds 176.

ou bien on a l’opposition musique vs. écho, comme dans ces vers des
Harmonies :

Le chrétien dans ses basiliques


Réveillant l’écho souterrain
Fait gémir ses graves cantiques 177

C’est cette seconde forme qui est la plus répandue, probablement parce
qu’elle était renforcée par les clichés lugubres du roman noir, où les
roulements du tonnerre ne manquent pas d’éveiller l’écho des souterrains.
Dans les deux formes du cliché, c’est la Mort qui entonne le répons au
plain-chant et, dans le cadre de cette description, l’image du cœur comme
chambre de deuil est donc parfaitement justifiée. La logique de l’image de
la cathédrale motive l’interprétation que demande le contexte : celui qui
écoute est un tombeau vivant 178.
Le système descriptif surimposé au lexique potentiel du thème élimine
certains éléments, mettant en relief les mots du système qui ont un
homologue dans le thème. Cette surimposition fonctionne comme une grille
qui concentre les valeurs du thème, ses connotations — la dimension
historique du poème — sur des mots déjà contextuellement valorisés — sa
dimension stylistique. Dans la pratique du texte, cette grille est une lecture
double, menée simultanément sur le plan du texte et sur celui du thème. La
poéticité du poème résulte des soulignements : elle se manifeste aux points
où intersectent l’axe historique (mythologie) et l’axe syntaxique (phrase).
Les exemples que j’ai donnés montrent assez, je crois, que le matériau
sur lequel travaille l’histoire littéraire est de nature linguistique — qu’il
s’agisse de thèmes ou de motifs, de récits ou de descriptions. L’histoire
littéraire n’a donc de validité que si elle se fait histoire des mots.
2
7. Sémiosis intertextuelle

Du Bellay, « Songe », VII

Dans ses « Visions 179 », Pétrarque raconte six incidents mystérieux au


cours desquels, chaque fois, est détruit un objet de beauté apparu au
contemplateur. Au lecteur de tirer la leçon — omnia vanitas. Il la déduit
sans peine des constantes qu’il observe d’un épisode à l’autre. Laurier
foudroyé, riche vaisseau englouti, Eurydice piquée au talon, etc. : tout
passe, qui méritait de durer. L’interprétation est facile, mais il faut la faire.
Chaque épisode est une énigme, puisque chaque tableau ne peut se lire
qu’en fonction des tableaux voisins et doit être transposé, après un va-et-
vient comparatif, dans un discours analogique. L’obscurité réside moins
dans la difficulté que dans la nécessité de traduire : le texte ne cache que
pour révéler, mais il faut en passer par le rituel d’un lever de voile.
Le « Songe » de Du Bellay est construit sur ce modèle, encore que le côté
rituel y soit plus apparent. Les quatorze tableaux sont beaucoup plus
hermétiques que ceux de Pétrarque, mais la traduction est donnée dans un
premier sonnet qui explique que les visions sont celles d’un rêve, et en tire
la leçon : Voy comme tout n’est rien que vanité... Dieu seul au temps fait
résistance. Le propos de l’obscurité n’est donc pas plus ici que chez
Pétrarque de cacher, mais de révéler. La grande erreur de l’exégèse
philologique telle que beaucoup de seiziémistes la pratiquent encore, c’est
de croire que la poésie érudite se propose de cacher l’idée 180. Elle la voile,
mais toujours en montrant où elle est cachée, et comment la dévoiler. Loi
générale du discours littéraire, d’ailleurs, puisqu’il est le lieu de
l’indirection sémantique. Loi qui pendant la Renaissance prend la forme
d’une indirection par référence à la fable, de l’emploi d’un intertexte
mythologique. Le « Songe » impose au lecteur un exercice de révélation, en
lui faisant parcourir symboliquement une démarche initiatrice. Symbolisme
souligné par le nombre des sonnets : il ne s’explique, en effet, que si chaque
tableau correspond à la leçon du début ; il y a entre les quatorze sonnets et
les quatorze vers du premier le même rapport qu’entre les exempla et la
formulation abstraite d’une loi qu’ils illustrent. Le titre n’indique pas le
sujet (c’est un songe, mais de convention), mais le genre, c’est-à-dire le
programme du texte. On le sait programmé pour une lecture double,
puisque le songe se définit comme vision qu’on doit déchiffrer, comme
exemplum, où chaque détail isolé a son sens propre, mais où l’ensemble des
détails participe de la même signifiance.
Cette signifiance, dans le « Songe », est la même que dans les
« Visions », avec cette différence toutefois que le « Songe » redit en
discours symbolique ce que les Antiquitez et les Regrets auxquels il sert de
conclusion disent métaphoriquement ou littéralement : louange de la Rome
antique, satire de la Rome moderne. On a donc, entre la leçon (tout n’est
rien que vanité) et les exempla, la complication d’un code intermédiaire qui
est le discours « romain » : puisque la leçon correspond à une structure de
transformation où tout devient rien, sa traduction en « romain » consiste à
faire de chaque tableau de beauté labile une variante de la constante
grandeur et décadence. Comme chez Pétrarque, donc, des êtres ou des
objets nous sont dépeints de manière à suggérer une idée de perfection ; et,
chaque fois, une catastrophe soudaine les anéantit. Chaque sonnet est une
leçon vraiment exemplaire, d’abord parce que l’illustration a toujours des
caractères extrêmes : temple, mais de cristal ; obélisque, mais de diamant ;
source, mais cristalline. Ensuite parce que la catastrophe est toujours
topique : le temple est renversé par un séisme, l’obélisque est foudroyé, la
source polluée. Chaque polarité est une variante de la structure
fondamentale, et chaque système descriptif est modifié de manière à servir
de code à la mimésis de Rome 181. Lu isolément, chacun de ces textes
demeure hermétique, ou d’interprétation incertaine, ou bien on en reste au
sens général, à la leçon de Pétrarque. Mais quand on lit les sonnets à la
suite, les rapports verticaux intratextuels des mots à leurs signifiés
s’entrecroisent avec les rapports intertextuels des mots à leurs analogues
dans les poèmes voisins.
Dans le sonnet VII, l’exemple de la perfection détruite est l’aigle,
l’hyperbole de l’oiseau, mais aussi symbole traditionnel de Rome :

Je vy l’Oyseau, qui le Soleil contemple,


D’un foible vol au ciel s’avanturer,
Et peu a peu ses ailes asseurer,
Suivant encor le maternel exemple.
Je le vy croistre, et d’un voler plus ample
Des plus hauts monts la hauteur mesurer,
Percer la nuë, et ses ailes tirer
Jusques au lieu, où des Dieux est le temple.
Là se perdit ; puis soudain je l’ay veu
Rouant par l’air un tourbillon de feu,
Tout enflammé sur la plaine descendre.
Je vy son corps en poudre tout réduit,
Et vy l’oyseau, qui la lumiere fuit,
Comme un vermet renaistre de sa cendre.

Le fait littéraire étant la dialectique qui joue entre texte et lecteur, son
explication se fait en deux étapes. Dans la première, on décrit les faits de
style, c’est-à-dire les mécanismes qui à la surface du texte en imposent la
perception uniforme, quelle que soit la fantaisie du lecteur, et en contrôlent
le décodage, ôtant peu à peu toute latitude à l’interprétation. Dans la
seconde, on analyse le processus par lequel les représentations, les faits de
mimésis en viennent à être perçus comme signifiant autre chose que ce
qu’ils semblent vouloir dire : cette sémiotisation définit la littérarité du
texte 182.

MIMÉSIS

Le récit va d’un spectacle intéressant, émouvant presque (v. 1-4), à un


spectacle miraculeux (v. 5-8). Suivent deux coups de théâtre (v. 9, v. 13)
dont le second est le lieu de l’antithèse fondamentale qui oppose terme à
terme deux oiseaux, l’oiseau qui vole vers le soleil, l’oiseau qui s’en
effraie — variante « ornithologique » de l’invariant grandeur et décadence.
Le second coup de théâtre, c’est la métamorphose du premier oiseau en son
contraire. Chacun de ces changements spectaculaires est rythmé par la
répétition de je vy, laquelle pourrait paraître gauche ou un peu facile. Mais
ce n’est pas par hasard qu’à chaque nouvel objet d’admiration ou de
méditation, à chaque péripétie, le soulignement se fait justement en répétant
le verbe propre de la vision — dérivation générée directement à partir du
texte matriciel (le premier sonnet, le sonnet programme). La coïncidence,
dans l’espace textuel, du visionnaire 183 et du suspens à chaque point
tournant divise le discours du thauma en segments qui invitent à un
déchiffrement séparé, à un mot à mot qui va changer le miraculeux en
symbolique.
A part cette coïncidence, le contrôle du décodage est assuré par les deux
périphrases désignant les oiseaux (v. 1, v. 13) et par trois séries
d’équivalences verbales, trois séquences tautologiques.
Ces périphrases, le lecteur humaniste y reconnaissait instantanément
l’aigle et le hibou 184. L’impact de la périphrase n’était pas diminué pour
autant : ayant la forme d’une énigme, elle en a aussi l’effet retardateur.
Même si elle est vite déchiffrée, elle s’impose à l’attention par l’espèce de
détour auquel elle nous contraint. Qui plus est, cette même périphrase a
aussi la forme d’une définition (bien qu’il y manque le mot défini) : même
si tel lecteur moderne ne reconnaît plus les oiseaux, il reste sensible aux
définitions et surtout à l’exact parallélisme de qui le soleil contemple et de
qui la lumière fuit. Le contraste et la complémentarité entre les noms de
l’aigle et du hibou relèvent de la mythologie et peuvent par là même
s’effacer avec la disparition du mythe, devenir incompréhensibles, ou du
moins paraître cherchés. Les deux relatives, elles, sont ineffaçables.
Leur antithèse, toutefois, n’est vue que lorsqu’on arrive au vers 13,
puisque ce n’est que dans la lecture rétroactive, dans la relecture
mémorielle du texte, dont se double la lecture primaire (celle qui va du
début à la fin), que parallélismes, séries, répétitions sont perçus 185. Tant que
le parallélisme joue pas, la périphrase a, bien entendu, son effet propre, et
de ses deux mécanismes, l’énigmatique et le définitoire, le second semble
conférer une permanence à ce qui est dit de l’oiseau : l’énoncé passant du
descriptif au gnomique, la posture joue le rôle d’un attribut allégorique. De
roi des oiseaux devenu oiseau du soleil, l’aigle est tout baigné de ce que
l’esthétique classique appelait le sublime. Sublime auquel fait écho la
première série tautologique, celle des mots qui riment avec contemple :
ample et temple, tous deux signes positifs (ample dans voler plus ample
suggérant à la fois l’essor toujours plus audacieux et l’envergure des ailes
éployées). Cette tautologie sublimante est l’expansion formelle de
l’antithèse fondamentale, car elle s’oppose à la séquence dépréciative des
deux dernières rimes qui accouplent des mots de sens négatif :
descendre/cendre, réduit/fuit 186.
Foible vol, s’avanturer, peu à peu forment une deuxième série
tautologique dérivée du premier oiseau, puisque chacun de ces mots sous
des variantes diverses répète un sème « faiblesse » ou « timidité » dont le
point culminant de la série — maternel exemple — dégage la signification :
la séquence descriptive compense en envahissant l’espace textuel le
refoulement d’un non-dit 187oisillon, ou même aiglon, d’autant plus visible
qu’il est tu. Par contraste avec cette image de faiblesse hésitante, la série
tautologique suivante semblera plus héroïque encore. Héroïque est le mot
propre, je crois, parce que le contraste entre le premier vol hors du nid,
motif connu, et le vol au zénith transpose en code aviaire la structure
thématique de l’enfance du héros (Hercule étouffant des serpents au
berceau, les mocedades du Cid, etc.).
La troisième série tautologique est faite d’images d’ascension. Leur effet
cumulatif est souligné successivement par la figure étymologique plus
hauts/hauteur, que renforce encore l’inversion ; par percer la nuë,
strictement et littéralement vrai, norme vérifiable, observable, du
comportement de l’aigle, mais qui, sur le plan de l’écriture, ne peut pas ne
pas être senti comme hyperbole (comme si le mot nue, haut placé dans le
paradigme nuage/nuée/nue, représentait par là-même un point plus élevé du
ciel 188) ; par le symbolisme visuel de la dernière phrase, où l’envolée
suprême se prolonge de l’enjambement et de trois hémistiches (contre un
seul pour l’étape précédente : percer la nuë 189 ; enfin, par la culmination
sémantique de temple, à la fois zénith dans son sens métaphorique, et dans
son sens métonymique sommet du monde : l’aigle touche à la fois au plus
haut du ciel et des cieux.
Ces trois séries se combinent pour faire de la mimésis de l’aigle la
variante de grandeur dans l’opposition matricielle qui génère tout le
« Songe ». C’est ce que confirme ou continue, paradoxalement, le récit de
la chute : loin d’annuler l’effet de l’ascension triomphale, la retombée a la
splendeur d’un météore. La tautologie de tourbillon de feu et d’enflamme,
l’ampleur de l’apodose (v. 11), contrastant avec la brève protase (je l’ay
veu), ampleur accrue par le suspens de la disjonction que crée le vers 10, et
encore le contraste entre cette catastrophe verticale et flambante et
l’horizontalité calme et presque auguste de sur la plaine descendre, tout
ceci rend la catastrophe aussi sublime que l’essor 189. Même puni de son
hubris, l’oiseau de Jupiter reste grandiose 190. C’est donc bien tout
l’ensemble du tableau de l’aigle, aussi grand dans sa chute que dans son
ascension, qui représente le premier pôle de l’antithèse. Dans le contexte du
premier sonnet, dans le cadre de l’antithèse, l’aigle ne peut plus assumer
que la seule de ses significations qui soit pertinente à tout l’intertexte du
« Songe » : comme emblème de Rome.
Balançant la pesée des onze vers précédents, le dernier tercet forme
l’autre pôle. L’antithèse est d’abord dans ce déséquilibre 191. Rupture
d’autant plus éclatante que le tercet est construit symétriquement, disposant
de part et d’autre du second membre de l’antithèse, de part et d’autre de
l’anti-oiseau, deux énoncés synonymes de la destruction du premier, poudre
et cendre, deux variantes de son corps anéanti. En fait, tout le tercet est une
série négative, répondant à la triple série positive de l’aigle : poudre, tout
réduit, fuit, vermet, autant de variantes du non-sublime qui font du hibou
issu de la métamorphose l’antiphrase du discours aquiléen.
Dans cette analyse de la mimésis, j’ai négligé deux détails, rouant (v. 10)
et vermet (v. 14), dont la précision contraste avec les autres mots, lesquels
signifient dans leur sens le plus général, le plus passe-partout. Cette
précision ancre la description dans la vraisemblance, donne l’illusion d’une
expérience sensorielle. Rouant, c’est le mot juste pour un vol foudroyé,
l’équivalent aviaire de la « chute en vrille » de l’avion désemparé. Mais
cette justesse ne relève pas de l’expérience, elle relève du cratylisme : rouer
paraît juste parce que son radical ostensible « explique » le sens, en fait un
emblème parlant, et aussi parce qu’il concentre en un lexème unique un lieu
commun narratif (Phaéton, Ixion), un complexe mimétique qui demanderait
toute une phrase :

Il tournoie... Buvant d’un trait sublime


La flamme éparse, il plonge au fulgurant abîme 192.

Quant au second détail, vermet, la forme diminutive, d’abord, et


l’hyperbole de dégoût qu’implique tout synonyme de vermine, affirment la
présence de la réalité. On va voir que l’effet de réel ainsi produit est dans
les deux cas subordonné à une fonction sémiotique.

SÉMIOSIS

Le déplacement des significations apparentes qui se succèdent de phrase


en phrase vers une signifiance qui engage tout le sonnet à la fois, et fait du
texte l’unité de sens poétique, ce passage de la mimésis à la sémiosis résulte
soit de la superposition d’un code à un autre, soit de la surimposition d’un
code à une structure autre que la sienne propre. Ces complexes ou, si je puis
risquer un jeu de mots, ces entrecroisements textiles altèrent la mimésis.
D’où des anomalies qui sont à la fois les points où l’emprise du texte sur le
lecteur est la plus contraignante, et les jalons qui lui permettent de discerner
au travers des représentations le tracé de la signifiance.
Leur caractère commun, c’est qu’ils semblent tous soit immotivés en
contexte soit motivés par une référence non-verbale extérieure au texte. On
les reconnaît donc aux réactions subjectives par où le lecteur naïf et le
critique (qui ne croit pas l’être) essaient de rationaliser cette motivation
aberrante : ce sera l’effet de réel (le voletement de l’aiglon, rouant, vermet),
l’obscurité (qui, dans un texte humaniste, est elle-même rationalisée comme
effet de l’érudition mythologique), l’incompatibilité entre images, défaut
d’unité (dont l’explication pour un poème de la Renaissance sera la
contaminatio des sources ou allusions littéraires). Ce que nous devons
comprendre, c’est que, quelle qu’en soit la rationalisation 193, l’immotivé de
surface n’est qu’un motivé autre, que l’immotivé est la marque de la
motivation ou, mieux, de la surdétermination au niveau de la structure.
C’est ce que vérifie une relecture de tous les points du texte où l’analyse
de surface nous fait prendre conscience de ces jalons. On a noté d’abord les
« enfances » de l’aigle, ce qu’a d’épique le contraste entre l’aiglon hier
encore essayant ses ailes et son élévation maintenant à l’empyrée. Mais le
lieu commun des premiers pas timides, des débuts hésitants, correspond
point par point à un lieu commun de l’éloge de Rome : le motif de la lente
croissance, degré par degré, de la ville qui ne deviendra maîtresse du monde
que pour tomber, et cette fois très vite. Tel sonnet des Antiquitez réalise
cette croissance lente en code végétal (la lente poussée du blé romain,
brutalement moissonné par les Barbares) comme notre texte le fait en code
animal 194.
Quant à rouant, la notation réaliste (soulignée de manière révélatrice par
le tautologique tourbillon) invite à une lecture intertextuelle. Elle impose au
lecteur de la Renaissance de reconnaître dans cet aigle un autre Phaéton, car
il ne peut pas ne pas rapprocher un tableau si précis du texte d’Ovide, si
connu, si universellement lu alors, et où se retrouvent les deux composantes
de notre tautologie :
At Phaethon, rutilos flamma populante capillos, Volvitur... 195

Or le mythe de Phaéton recouvre exactement les avatars de l’orgueil


romain : sa course céleste est un des exempla de la folie de l’ambition, sa
chute le symbole de l’ambition punie. Dans les Emblèmes d’Alciat, il figure
la démesure des politiques, grandeur et châtiment 196. Le rôle du code
« Phaéton » est donc de guider le lecteur vers l’interprétation correcte de
l’antithèse, de lui faire sentir que même la grandeur symbolisée par l’aigle
porte en elle le germe de sa destruction. Le nom de Phaéton n’est pas
mentionné, il n’est pas non plus cerné par une périphrase. Il ne peut donc
jouer le rôle d’un comparant, l’aigle ne lui est pas comparé, et il n’est pas
non plus la métaphore de l’oiseau ; le rapport entre le code primaire
(« aigle ») et le code secondaire (« Phaéton ») se situe entièrement au
niveau des structures : tous deux ont les mêmes structures narratives et
descriptives. L’aigle peut se dire en discours phaétonien, Phaéton en
discours aquilin par un « jeu de l’un dans l’autre » que les Surréalistes
croiront avoir inventé. Il y a donc des mots qui peuvent indifféremment être
employés dans l’un ou l’autre code, ayant même fonction dans chacun. Si le
contexte s’y prête, comme c’est le cas pour rouant, la fonction poétique de
ces mots est l’effet de leur surdétermination : représentant deux codes à la
fois, formant comme le nœud de deux fils sémantiques, ils ont un sens que
demande le code primaire, c’est-à-dire le contexte, et une signifiance qui
leur vient du code secondaire. Celui-ci est en quelque sorte cité, puisqu’il
nous est possible de le reconstituer par la pensée à partir du mot
surdéterminé : ainsi, l’efficace de cette citation fantôme est due à la
participation active du lecteur, à sa récriture du non-dit — c’est la pratique
de l’intertextualité. Le mot surdéterminé est, pour ainsi dire, un texte
lexicalisé, réduit à un lexème représentatif. Mais si la surdétermination
lexicale est double, la trame des onze premiers vers tisse un triple réseau
d’associations : entre Phaéton et l’aigle, entre Rome et l’aigle, entre Rome
et Phaéton.
Le symbolisme de l’aigle entraîne l’adhésion immédiate : il a la garantie
de l’Histoire. Il a celle de clichés comme les aigles romaines, la garantie du
langage. Le symbolisme du hibou, en revanche, a semblé gratuit : s’il fallait
que l’aigle se métamorphose pour que la leçon morale porte, pourquoi en
hibou ? On a voulu l’expliquer par une espèce de subtilité érudite, de goût
pour l’allusion compliquée 197. Dans ce cas précis, le jugement de valeur ne
révèle pas le travail souterrain des structures. C’est une simple erreur, la
critique ayant négligé le témoignage de la langue. Corrigeons tout de même
au passage, car ce symbolisme-ci est un cas de surdétermination 198 : dans
l’histoire naturelle mythologique, l’aigle est le seul oiseau, je crois, à avoir
un antonyme — le hibou est le contraire de l’aigle (probablement à cause de
leur comportement opposé à l’égard de la lumière, mais leur polarité est
assez établie pour qu’on se passe de le dire). Les deux représentent le haut
et le bas de l’échelle dans la gent emplumée : on les trouve appariés un peu
partout, dans le proverbe du hibou qui se prend pour un aigle 199, dans la
fable de La Fontaine qui met en scène L’aigle et le hibou 200, dans les
emblèmes 201. Il a donc suffi que la donnée initiale du poème soit Rome, et
que Rome soit symbolisée par l’aigle pour que la structure du
« Songe » — avilissement de toute grandeur — produise le hibou. A
l’antithèse de l’invariant structural correspond une antithèse toute prête
dans le code ornithologique : le hibou, certes, est parfois un signe positif (le
hibou philosophe, le hibou bon père de famille, etc.), mais en opposition à
un symbole d’excellence, il ne peut qu’être dévalorisé 202.
Revenons aux réactions critiques véritablement révélatrices des fonctions
sémiotisantes de la structure. Le phénix implicite 203 du dernier vers en est
la cible habituelle : on y admire, ou on y censure, un exemple de
contaminatio. Un patient travail de marqueterie ou de mosaïque aurait
inséré un oiseau de transition entre aigle et hibou, de sorte que cette volière
de symboles s’arrange plume à plume en phrase bien construite, avec une
conclusion bien amenée. Quant au vermet, dont j’ai noté plus haut qu’il
contribue à l’effet de réel, il paraît typique de ces détails obscurs, déterrés
dans les écrits des mythographes, sans autre raison que la manie érudite de
la Pléiade. Et sans doute faut-il l’expliquer au lecteur moderne : le phénix
ne sortait pas tout emplumé de ses cendres, il n’était d’abord qu’un
vermisseau 204. Mais, au seizième siècle, point d’obscurité, car le vermet du
phénix figure dans beaucoup de poèmes. De toute façon, loin d’être détail
gratuit, le mot a une fonction très précise : il transforme le phénix en signe
négatif.
Le vers 14 trouble les exégètes parce qu’ils ne le lisent qu’au niveau de la
mimésis, et qu’il faut en effet beaucoup d’artifice pour faire s’accorder un
aigle, un phénix et un hibou dans la même phrase. Toutefois, cette nouvelle
chimère est sans pertinence, et il n’y a pas vraiment de représentation ici, ni
de contaminatio compliquée, mais bien une grammaticalisation du mythe.
De même que rouant « lexicalisait » le mythe de Phaéton, renaîtra de sa
cendre n’est rien de plus que la transformation d’un énoncé abstrait de
métamorphose — par exemple, se changera — en une espèce de syntagme
figuratif. Puisque tout le code symbolique du sonnet est ornithologique, le
mot propre, le langage par excellence de la métamorphose d’oiseau doit être
le « phénicien 205 ».
C’est ici que se produit la transformation sémiotique : l’emprunt au code
du phénix s’accompagne d’un renversement des valeurs de ce code. Dans la
langue, en effet, le phénix, le miracle de sa renaissance, sont des signes
positifs, symboles de pérennité, de survie du Beau, de purification. Or
l’invariant antithétique dicte une renaissance de laideur et d’impureté.
L’inversion se fait en deux temps : premièrement, puisque le phénix positif
renaît semblable à soi-même, le phénix inverse renaît contraire à soi-
même — et c’est le hibou, puisque l’aigle est en position de phénix au
départ. Deuxièmement, vermet remplace phénix, ce qui achève la
permutation des marques. Au lieu de fonctionner comme métonyme de
phénix, ver en devient la métaphore : or ce mot, et à plus forte raison son
diminutif, est un signe péjoratif 206. Loin d’être une curiosité d’archéologie
littéraire insérée dans le texte pour l’orner, le vermet appartient donc au
même paradigme négatif que hibou. Sa fonction est d’instituer un
extraordinaire concetto, en faisant servir une image du Beau, un mythe de la
purification, à une sémiotique de la décadence et de l’impureté.
Jusqu’ici, je crois avoir montré que la surimposition des codes n’introduit
aucun disparate dans le texte. L’unité du sonnet est manifeste, et rien
d’étonnant à cela puisque, du premier au dernier vers, il n’est aucune de ses
formes qui ne corresponde à la structure fondamentale du « Songe ». Mon
explication toutefois n’a pas encore rendu compte du caractère le plus
évident du poème, de ce qui le différencie le plus visiblement des autres
sonnets — que les animaux symboliques ne sont pas nommés, mais décrits.
Il s’agit donc des deux périphrases qui en font un texte littéraire,
puisqu’elles sont l’ouverture et la clausule de son discours ; et de
l’implication de ce phénix, qui est la grammaire du discours ; bref, de
l’essentiel. J’ai noté le mécanisme et l’effet de ces détours du verbe : il reste
à dire pourquoi les symboles qui donnent son sens au poème ne sont
énoncés qu’indirectement. Il reste à dire le pourquoi de la forme — ce sera
la clef de la signifiance.
Périphrase et implicitation comme non-dit ne modifient pas le rôle
traditionnel de chacun des oiseaux, et ce rôle leur permet de représenter les
étapes de l’histoire de Rome : grandeur, destruction et renaissance,
décadence. Le non-dit n’est ici qu’un appel à la participation du lecteur.
Mais le dire de la périphrase, la circularité descriptive ont une constante :
il s’agit chaque fois du rapport de l’animal symbolique et du soleil comme
feu ou comme lumière (tropisme positif, négatif ; combustion). Qui plus est,
ces trois rapports sont les seuls possibles. Témoin, ce sonnet de Pétrarque
qui énumère les trois postulations du soleil : le contempler, le fuir, s’y
brûler,

Son animali al mondo de si altera


vista che’ncontra·’l sol pur si defende ;
altri, però che2 l gran lume gli offende,
non escon fuor se non verso la sera :

et altri, col desio folle che spera


gioir forse nel foco, perché splende,
provan l’altra virtù, quella ch’encende 207.

[Il est des animaux au monde dont la vue est si altière qu’elle soutient
l’éclat même du soleil. D’autres, parce que la grande lumière les
blesse, n’osent sortir sinon vers le soir. Et d’autres encore, avec un
désir fou qui espère peut-être de trouver la joie dans le feu parce qu’il
brille, font l’expérience de son autre puissance, celle qui brûle.]

C’est ce paragramme idéal — icône de perfection, puisqu’il est


ternaire — qui donne au discours symbolique dans le sonnet sa perfection
formelle : le déroulement des possibles remplit totalement l’espace des
signes.
Mais la signifiance ? Le sens historique des oiseaux (Rome ascendante,
Rome détruite, Rome se survivant à elle-même), nous le savons déjà. La
morale de cette histoire, le sens philosophique des oiseaux, c’est leur rôle
par rapport au feu qui nous l’enseigne : les synonymes de flamme ou de
lumière constituent l’interprétant (dans l’acception de Peirce) de tout le
lexique romain (le lexique des oiseaux).
Le sonnet, donc, ne peut être la variante de la structure fondamentale, il
ne peut condenser la leçon du diptyque des Antiquitez et des Regrets, il ne
peut se conformer aux principes du genre auquel il appartient (le songe
comme leçon) qu’en rusant avec le lecteur. On le croit d’abord sonnet des
oiseaux. Mais voici que son pétrarquisme enfin se dévoile : on ne comprend
le texte que lorsqu’il se révèle sonnet du feu.
8. De la structure au code :

Chateaubriand et le monument imaginaire

Montrer ce qui caractérise l’œuvre littéraire, tel est, ou devrait être le but
de toute critique. Mais ce caractéristique, on le cherche trop dans l’auteur,
dans sa psychologie plus ou moins bien restituée, pas assez dans l’œuvre,
pas assez dans la forme, qui est tout. Je me propose de définir un aspect
caractéristique de l’œuvre de Chateaubriand, mais je ne veux le chercher
que dans les mots.
Une des obsessions verbales les plus évidentes de Chateaubriand est la
fréquence avec laquelle le mot monument et ses synonymes reviennent sous
sa plume. Les descriptions architecturales abondent dans ses livres. Sans
doute, on retrouve cette préoccupation dans sa vie : il s’est ruiné à bâtir le
mausolée de Pauline de Beaumont, il a voulu en élever un au Tasse, il a fait
le plan du sien, d’une simplicité ostentatoire. Mais ce qui est pertinent à la
littérature, c’est qu’il ait transposé cette obsession dans l’écriture. Ses
Mémoires, voilà son véritable monument : Mémoires, édifice que je bâtis
avec des ossements et des ruines 208, ou encore : Mémoires, temple de la
mort 209. Les écrivant, il s’est comparé à un architecte ; leur lente
croissance, il l’a comparée à celle d’une cathédrale 210. Ce qui le touche, il
le voit facilement en termes d’architecture — souvenirs des plaisirs de la
jeunesse, ruines vues au flambeau 211 ; illusions de la vie, bâtisses fragiles
étayées dans le ciel par des arcs-boutants 212. Tout le monde connaît son
côté poète des ruines, et il se croyait plus grand poète des tombeaux que
Young qui lança le genre.
L’obsession ne fait pas de doute. Mais elle n’explique rien. C’est ce que
l’écrivain en fait qui compte dans l’écriture. L’obsession lui fournit un
vocabulaire. Que dit-il avec ? A quoi Chateaubriand a-t-il employé son
vocabulaire « monumental » ? Puisqu’un tel vocabulaire peut avoir une
orientation positive (édifier, élever ; palais, etc.) ou négative (ruines,
tombes), serait-il la solution, au niveau des formes, de la contradiction
fondamentale de Chateaubriand — d’une part, une pensée constamment
tournée vers la mort, la vanité de tout, le temps destructeur, et d’autre part
une création continue, laquelle présuppose la foi en une victoire de l’art sur
le temps et sur la mort ? Telles étaient les questions que je devais me poser,
et surtout celle-ci : quelles structures ce vocabulaire recouvre-t-il ? Car un
mot obsédant n’a pas toujours le même sens ou la même valeur : son sens,
son effet dépendent des structures sous-jacentes.
Avant d’en arriver aux structures, géométrie abstraite, il faut considérer
dans la réalité concrète du style la fonction des représentations
d’architecture. Or la présence d’une rêverie chateaubrianesque sur le
monument est très sensible dans les figures de style. Encore qu’on ne puisse
dire si le thème monumental est venu en premier, ou si son développement
a été favorisé parce que Chateaubriand a une imagination spatiale. Quelle
que soit la pensée, ou l’artifice de style, qui la soutient, la phrase recourt
souvent à des formes qui, sans aller jusqu’à l’image, suggèrent un instant le
vide d’un espace enclos de murs :

Bonaparte était la Destinée ; comme elle, il trompait (...) les esprits


fascinés ; mais au fond de ses impostures, on entendait retentir cette
vérité inexorable : « Je suis ! » Et l’univers en a senti le poids 213.

L’allégorie n’exige, ici du moins, aucun décor. La préposition au fond est


un cliché dès qu’on oppose la sincérité, le fond du cœur, aux attitudes
superficielles. Elle garde bien peu de son sens spatial, non plus que dans ma
propre phrase son contraire, superficielles. Il n’en va pas ainsi chez
Chateaubriand : au fond reste à ses yeux assez visuel, assez spatial, pour
éveiller les échos d’un palais ou d’un temple (on entendait retentir).
Il y a beaucoup d’exemples de métaphores et de comparaisons
empruntées à l’architecture (l’esprit français, après la chute de l’Empire, par
exemple, est comparé à une cariatide délivrée du fronton qui l’accablait 214),
mais je les soupçonne d’être purement ornementales, trop visibles pour être
vraies. Aussi ai-je préféré l’image quasi invisible que je viens de citer, qui
révèle la présence latente d’une rêverie architecturale. Cette latence ne se
trahit que par des échos (retentir), mais le choix du motif est significatif :
quand Chateaubriand se sert d’une image explicite de monument, il suggère
souvent la résonance du vide intérieur pour imposer la présence tangible de
l’architecture.
La vraie fonction stylistique du thème monumental est son emploi
comme une espèce de langage. Les mots qui serviraient à décrire un
monument sont employés à décrire quelque chose d’autre. Il ne s’agit pas
vraiment là d’une métaphore : le monument ne remplace pas l’objet décrit,
celui-ci n’est pas sous-entendu. Nous avons affaire, plutôt, à un code
spécial, utilisé pour décrire, code dont les mots sont affectés d’un indice
esthétique. Une congruence entre la réalité à représenter et la forme
architecturale permet d’employer commodément celle-ci à décrire celle-là,
et les idées de grandeur, de noblesse et d’harmonie qui s’attachent au
monument colorent la description. On aura, par exemple, une traduction en
code « cathédrale » : l’indigeste traité de Rancé sur les Devoirs de la vie
monastique devient une basilique où les sons de l’orgue se font entendre, où
le soleil illumine les rosaces 215.
Autre traduction, de la réalité « montagne » en code « temple oriental » :
les pics neigeux sont décrits comme pyramides, cônes et obélisques 216, ce
qui est un embellissement, une stylisation ; dans le réel la clarté lunaire,
dans le style les connotations nobles de l’architecture donnent aux
montagnes un « éclat emprunté ». C’est aussi une concession :
Chateaubriand concède que les montagnes sont belles, encore n’est-ce que
la nuit, et si la lune les transforme. Cette beauté n’a ni l’équilibre ni
l’harmonie du classicisme, et des temples, des voûtes, des dômes ne
sauraient la représenter : l’architecture orientale fera l’affaire.
Cet exemple encore : l’âme décrite en code « palais ». Choix dicté par
deux traits. L’homme est une créature de Dieu : il fallait donc un palais ;
l’homme est un tissu de contradictions : il fallait donc une architecture
bâtarde. Avantage évident : les techniques du style descriptif sont
d’application facile lorsqu’on a affaire à une réalité déjà structurée. Voir
l’âme à travers un monument aux lignes nettes, c’est l’éclairer. D’où une
traduction mot à mot. Chateaubriand veut montrer l’homme dénaturé par le
péché originel : c’est un palais écroulé et rebâti avec ses ruines 217. Il veut
dire l’homme tiraillé par la double postulation du Bien et du Mal : en
langage de torture, ce serait écartelé ; en termes de monument, ce sera : on
y voit des parties sublimes... de hauts portiques (c’est l’âme, le côté
spiritualiste !), et des parties hideuses... des voûtes abaissées (l’homme au-
dessous de la ceinture, je suppose, le subconscient — d’ailleurs, voici le ça
ou le surmoi : de profondes ténèbres... le désordre de toutes parts, surtout
au sanctuaire). La structure architecturale a été utilisée comme le seraient
des étagères, ou les casiers d’un muséum, pour y disposer méthodiquement,
clairement, les composantes caractérielles du sujet examiné. Bien entendu,
la commodité du procédé reste un facteur secondaire. La fonction
essentielle de cette espèce de traduction est celle de la langue noble de la
poésie conventionnelle : elle élève le sujet. Dans la poésie classique, le sujet
est relevé par l’élimination des mots bas ; dans l’emploi du code
monumental, par les idées de grandeur qui s’attachent au monument ;
analyser le cœur humain comme on décrit un palais, c’est l’analyser en style
sublime.
Si le monument utilisé pour cette transposition stylistique a déjà un
symbolisme propre dans la réalité, ce symbolisme contamine l’objet de la
description. Décrire une forêt comme une cathédrale, ce n’est pas seulement
la sublimer, c’est exprimer une correspondance, une harmonie au sens
ésotérique de ces termes, puisque, selon la formule même de
Chateaubriand, les forêts ont été les premiers temples de la Divinité 218.
Même sans symbolisme particulier du monument, dépeindre la nature en
termes de monument, c’est-à-dire d’artifice, c’est présupposer un artifex.
D’où une variante du thème romantique du livre de la Nature, livre écrit par
le Créateur, livre que seuls les poètes ont le privilège de déchiffrer.
Le poète qui sait reconnaître que tel ou tel aspect du réel est un
monument, par là-même nous révèle les desseins de la Providence. Prenez
le motif de la rumeur du vent dans les arbres : depuis les temps où la
sylphide le tourmentait, René y a souvent prêté l’oreille. Souvent aussi, il
l’a comparée au bruit des vagues. Mais il a aussi, une fois au moins,
tranformé le parallélisme que sous-entend la comparaison en rapport de
cause à effet, et l’a récrite en code monumental : le bruit du vent dans les
arbres est interprété comme le monument (et non l’écho, éteint depuis
longtemps) des bruits du Déluge ; comme le serait une colonne
commémorative sur les lieux d’un sinistre, ce bruit rappelle que l’océan
naguère couvrit la forêt :

Dieu (...) sachant combien l’homme perd aisément la mémoire du


malheur (...) en multiplia les souvenirs dans sa demeure (...) L’Océan
sembla avoir laissé ses bruits dans la profondeur des forêts 219.

Chateaubriand énumère bien d’autres monuments : certains, comme les


coquillages au sommet des montagnes, Buffon aussi les appellerait ainsi, le
mot étant l’équivalent noble de « vestige ». Pas de surprise. Si j’ai préféré
citer le monument du bruit, le mémorial du vent, c’est parce que devant un
exemple si extrême, on ne peut guère récuser le diagnostic : il y a parti pris
monumentalisant. Le vent qui passe, le son qui s’éteint, signifiés par
l’architecture immobile, la pierre massive, voilà des composantes
irréconciliables, le déni de toutes nos habitudes de pensée, le défi à la
vraisemblance, bref tout ce qui garde à l’image à tout jamais sa tension
poétique. Nous retrouverons ce défi aux représentations normales chaque
fois que le monument décrit recouvre une structure qui lui est
étrangère — la forme de Chateaubriand lui-même, par exemple, caché,
reflété, ou mieux, répété dans les pierres qu’il contemple.
Il appert des exemples précédents que l’emploi du monument ne tarde
guère à dépasser le niveau du trope pur et simple, que la transposition
descriptive tend à être beaucoup plus qu’une sublimation du style. Le
passage d’un niveau stylistique à l’autre s’accompagne d’un changement de
sens. La représentation verbale du monument constituait déjà un
vocabulaire spécial : voici qu’elle devient une structure morale.
En effet, le monument chateaubrianesque est toujours lié au passé ; je ne
parle pas seulement des ruines ou des tombeaux : l’architecture n’a de
beauté que dans ses rapports avec les institutions et les habitudes des
peuples 220 — passé et tradition. La représentation du monument sera donc
un moyen d’instituer la dimension Temps, de lui donner la première place
dans un texte, tout en économisant pour d’autres tâches les signes servant
d’autre part à l’expression du temps tels que les temps du verbe ou la
séquence narrative. Le code « monument » est dès lors un mode
d’expression qui présuppose un passé et engage l’avenir. D’un côté, en
effet, le monument est ruine ou vestige, ce qui survit à une disparition, à
une destruction. D’un autre côté, il conserve et transmet message, leçon,
exemple, admonition du lecteur futur. Dans les deux cas, anachronisme
moral. Aussi doit-on considérer la dimension temps comme une dimension
morale en littérature. C’est le temps qui juge. Enfin, symbole de l’absence,
et surtout de l’absence dans le temps, le monument représente à la fois la
mort et la victoire sur la mort. Substitué à ce qui est absent, il permet au
poète la rencontre face à face, le contact affectif, émotionnel avec ce qui
n’existe plus. Structure superposant en un même point deux temps
différents, le monument est le véhicule idéal de ces rapprochements
historiques qu’on a moqués, qui ont semblé si souvent gratuits, que
néanmoins Chateaubriand fait constamment. Or l’outil de la vraisemblance
en pareil cas, c’est le monument : il est, dans l’imaginaire, le lieu de
rencontre de personnages et d’époques que la réalité sépare.
Ainsi Chateaubriand, contemplant le lac de Genève de Coppet, du
tombeau de Mme de Staël, rêve Voltaire, Rousseau et Byron, riverains du
même lac mais séparés par le temps ou par leurs inimitiés, venant

chercher l’ombre, leur égale, pour s’envoler au ciel avec elle, et lui
faire cortège pendant la nuit 221.

Le rapprochement littéraire, parfaitement justifié par les diverses faces du


génie de Corinne, a pris forme poétique par la convention d’une réunion
autour d’un monument funèbre : l’impossibilité sur le plan chronologique,
l’artificiel sur le plan d’un certain goût, de certaines esthétiques, sont
inexistants sur le plan instauré par le monument. D’abord, la présence de
celui-ci est naturellement légitimée par le récit, en parfaite harmonie avec le
ton presque élégiaque d’un livre des Mémoires consacré à Mme Récamier.
Ensuite, et surtout, on accepte sans peine sa fonction de point de rencontre
imaginaire, parce qu’il n’est que la variante, en code architectural — manie
personnelle de l’auteur — d’une convention bien établie dans les beaux-
arts. La convention par laquelle la gloire du héros est symbolisée par la
réunion, l’accord souriant, l’unanimité réconciliée de ceux qui le
précédèrent dans la carrière : convention du Triomphe du martyre dans la
peinture chrétienne, où l’on voit saints, anges et martyrs de la veille se
presser aux balcons du ciel pour recevoir la nouvelle victime. De la version
laïque de cette convention un parfait exemple nous est offert par
l’Apothéose d’Homère qu’Ingres peignit en 1827.
Cadre descriptif, le monument permet d’organiser, de dramatiser, de
fondre dans un ensemble les scènes qu’il a rendues possibles par son
symbolisme. Le rapprochement accompli grâce à la superposition des temps
peut prendre ainsi avec naturel et vraisemblance la forme de la méditation,
ou du pèlerinage, ou du tête-à-tête avec un grand homme ou avec un grand
personnage. Nous avons donc là un outil de premier ordre pour moduler le
ton d’un style, le faire passer du narratif au lyrisme, du lyrisme au drame.
Entrevues historiques, ou plutôt relevant de la poésie de l’histoire (que
Chateaubriand ait rencontré ou non tel grand de la terre, ou que sa rencontre
n’ait pas eu la moindre importance politique, peu importe — chaque fois,
c’est avec le symbole d’une époque, avec une ruine comme George IV — je
l’étudiais, non comme un modèle de bon goût du dernier siècle, mais
comme un type de roi qui sera brisé 222 — ou avec un monument de l’avenir
comme Washington) ; méditations dans des sanctuaires ou devant un
paysage qui se lit comme un livre ; pèlerinages à de hauts lieux : ce sont là
des scènes qui se reproduisent sans cesse dans l’œuvre, et sont donc très
caractéristiques. Elles y viennent surtout très naturellement parce que la
majeure partie de l’œuvre n’est après tout qu’un long récit de voyages.
Émigré, diplomate, explorateur ou amoureux, Chateaubriand est le touriste
littéraire par excellence. Sa vie politique aboutit à l’exil ou à des visites aux
exilés : autant de pèlerinages à des monuments historiques. Son œuvre de
fiction proprement dite épouse la forme de l’itinéraire. De René au Dernier
des Abencérages, le héros voyage, ou bien son récit est encadré par ses
courses et son expérience de la vie conditionnée par la mélancolie des
ailleurs. Or ces pérégrinations sont encore plus des déplacements dans
l’histoire que dans la géographie : Chateaubriand, cherchant les leçons du
passé dans les monuments, va d’un sujet de méditation à l’autre. C’est la
formule naïve du Voyage en Italie : Les souvenirs historiques entrent pour
beaucoup dans le plaisir ou le déplaisir du voyageur 223. Témoin tout le
Voyage.
Cette manière d’explorer le monde et l’importance du monument comme
structure mentale et littéraire sont chez Chateaubriand l’aboutissement de sa
culture classique. L’enseignement traditionnel du grec et du latin invite
l’homme cultivé à doubler son expérience quotidienne de visites à un musée
imaginaire. On apprend à ne rien regarder sans combiner à son propre point
de vue celui d’un prédécesseur dont l’autorité est consacrée par l’histoire ou
par la littérature. Extension de la doctrine rhétorique de l’imitation : on écrit
d’après des modèles, de manière que le lecteur éprouve simultanément le
plaisir de la découverte et celui de la redécouverte. Il doit pouvoir lire à la
fois au niveau de la ligne imprimée et à celui de l’allusion, en comparant
images et tropes à leurs modèles antiques. Pas de souvenirs dans un décor,
pas de joie. Entre autres raisons de n’aimer pas les montagnes,
Chateaubriand a celle-ci, qu’elles ne favorisent pas les parallèles avec la
littérature classique. Les troupeaux dans les alpages, que savait apprécier
Senancour au même moment, il les tolère mais
couchés dans les herbages du pays de Caux, ces troupeaux offriraient
une scène aussi belle, et ils auraient en outre le mérite de rappeler les
descriptions des poètes de l’antiquité 224.

En d’autres termes, ces vaches seraient un monument avec l’inscription


Mugitusque boum sur le piédestal. Inversement, dès qu’un spectacle
l’émeut, Chateaubriand cherche à lui conférer caractère de mémorial, à le
lier à une tradition, à un passage d’historien antique. Rien de plus curieux à
cet égard que de le voir affirmer, un jour, qu’il a pris plaisir aux sites de
l’orient, indépendamment de l’antiquité, de l’art et de l’histoire 225. A peine
a-t-il proféré cette assertion qu’il se met à énumérer les monuments dont il
affirme se passer. Qui plus est, pour mieux prouver qu’ils sont superflus, il
rappelle d’après Plutarque les scènes historiques dont ces lieux furent le
décor, ce qui revient à faire du site un monument. Enfin, méditant sur la
disparition du tombeau de Pompée, il ne sait représenter cette absence
qu’en décrivant la tombe obscure creusée sur son emplacement. Tout se
passe comme si l’écriture devenait le monument dédié à la mémoire des
monuments un instant méprisés. Tout lieu où il s’attarde est à la fois le lieu
de son passage et celui où passèrent d’autres hommes, dont l’Histoire a
gardé le souvenir. Sa grande préoccupation est alors de se mettre à la place
de ces personnages, comme la coïncidence spatiale l’y invite, bref d’être le
monument vivant de leurs émotions reconstituées. Le voici à Rome, lieu par
excellence de la méditation devant les ruines ; la lune s’est levée, moment
archétypique. Sa première question est : Que se passait-il il y a dix-huit
siècles à pareille heure et aux mêmes lieux 226 ? La différence choisie entre
l’époque du questionneur et le passé qu’il interroge est elle-même
symbolique : dix-huit siècles en arrière le ramèneront parmi les témoins du
christianisme naissant.
Ce n’est pas simplement l’humain qu’il cherche à retrouver, étendant sa
sympathie par-delà le temps, c’est d’abord l’autorité au sens classique du
mot : c’est-à-dire que le rapprochement entre son moi et celui de
personnages classés historiques équivaut aux citations latines ou grecques
dont historiens et philosophes du dix-neuvième siècle autorisent leurs
audaces et renforcent leurs raisonnements.
Sous sa forme conventionnelle et toute scolaire, cette manière de voir
aboutissait à des catalogues de souvenirs de lectures, comme tant de
passages de l’Itinéraire ou de la Lettre sur la campagne romaine, où nous
lisons des phrases comme : Baïes, où se sont passées tant de scènes
mémorables, mériterait seul un volume 227. Mais que les circonstances s’y
prêtent, et la personnalité de Chateaubriand s’annexe ces lieux communs du
souvenir, les subordonne à ce que sa mémoire garde de plus intime. Il se
promène dans les ruines de Tivoli : les ombres de l’antique Tibur s’élèvent,
mais le rêveur n’accueille que celles qui s’accordent à sa pensée. Ici même,
se dit-il, Virgile, Horace, Tibulle, qui me précédèrent, ont senti les émotions
que je sens, ont médité avant moi sur la brièveté de la vie 228. Bien entendu,
cette communion imaginaire dont les ruines seront désormais le mémorial
résulte d’une sélection arbitraire, dépend entièrement de notre poète. Des
thèmes épars chez Virgile et Horace ne sont liés à Tibur que parce que
Chateaubriand est en train d’y copier des inscriptions funéraires.
Un jour vient où Chateaubriand se dégage de la servitude classique et où
la question sur ce qui se passait ici même il y a dix-huit siècles, il la pose à
propos de son passé à lui, au pied d’un monument encore, mais un
monument de son monde intérieur. Il écrira en 1833 : chaque année, le jour
de ma fête, je me demande où j’étais, ce que je faisais à chaque
anniversaire précédent 229. Le monument ici, c’est la célébration de la
Saint-François, toujours la même — il ne dépend de personne d’y rien
changer ; dans le fleuve du temps, c’est une île immobile au milieu du
courant, fixée au 4 octobre. Les prédécesseurs dont il veut retrouver le
souvenir, qui passèrent au pied de cet obélisque anniversaire, ce sont
d’autres René, c’est à son expérience passée qu’il veut comparer son
expérience présente (n’oublions pas que c’est le jour de la Saint-François
qu’il fut tenté de commencer l’histoire de [s]a vie, et qu’il se mit à écrire les
Mémoires 230). Tout comme la question qu’il se posait à propos d’autres
hommes, illustres ou inconnus, la comparaison révèle une vérité
permanente, dont la généralité transcende l’individu, et que ne modifient
pas les vicissitudes du sort. Dans l’exemple qui nous occupe, c’est l’idée
que l’homme est un voyageur sur la terre, l’image même du passage. Sa
caractéristique permanente, c’est l’impermanence : Cette année 1833,
soumis à mes vagabondes destinées, la Saint-François me trouve errant 231.
Mais, à l’occasion de cette constatation générale et de portée universelle,
un souvenir s’éveille : au long de la chaîne de ses Saint-François
successives, Chateaubriand se rappelle soudain l’une d’elles, qu’il passa à
Jérusalem, de toutes ses fêtes la plus exceptionnelle, coïncidence
incomparable. Ce qui a déterminé cette remembrance, c’est un crucifix
aperçu au bord du chemin, et qui, dans le cadre de ses anniversaires,
réveille la pensée de la première Croix, celle du Golgotha. Le temps qui
fuyait plus vite que jamais, comme précipité par le flot de tous ces
anniversaires accumulés, s’arrête, et le poète s’abandonne à une rêverie
paisible sur son amour des humbles, sur les joies de la charité.
Généralisation derechef, comparaison avec cet archétype de compassion
qu’est son saint patron : Chateaubriand médite en imagination au pied d’un
autre monument, le Golgotha où saint François alla lui aussi en pèlerinage,
où il fut par conséquent son illustre prédécesseur, son autorité. Tout comme
Virgile, Horace et Tibulle, en le précédant à Tivoli, avaient autorisé de leur
exemple les rêveries de René, apposé le sceau d’une vérité universelle aux
épanchements lyriques du Breton encore inconnu qui communiait avec eux
à deux millénaires de distance.
Comme on le voit, d’avoir passé de la recherche de prédécesseurs
illustres à celle de soi-même ne change en rien le mécanisme du procédé (et
la recherche de soi-même est d’ailleurs parfaitement compatible avec la
recherche d’un prédécesseur autre que soi, puisque Chateaubriand passe
sans effort d’une comparaison entre son moi d’aujourd’hui et son moi
d’hier, à une comparaison entre son moi et saint François). Le monument a
pour fonction de retrouver dans le changement universel ce qui ne change
pas, de faire ressortir dans la multiplicité des expériences individuelles de
grandes lois ou des vérités communes à tous.
Ce qui m’amène à quelques considérations sur le rôle du monument dans
le mécanisme de la mémoire. On aura remarqué, dans l’épisode de la Saint-
François 1833, une alternance que je crois significative. Le monument de sa
fête est pour Chateaubriand l’occasion de découvrir un caractère général de
sa vie. Survient un souvenir provoqué par la ressemblance d’une croix de
grand chemin et de la Croix du Calvaire, lequel souvenir est unique,
sensation irremplaçable et dont rien n’a terni la première joie. Puis, à
propos d’un autre monument, nouvelle généralisation, tirée elle aussi de la
comparaison avec le passé.
Il y a donc deux types de remembrance chez Chateaubriand : le souvenir
qui s’ouvre sur les vérités générales de la méditation philosophique, et le
souvenir qui au contraire se replie sur l’authenticité de l’expérience intime.
Ce dernier, qu’on pourrait appeler souvenir affectif, n’est autre que la
mémoire proustienne : son mécanisme, c’est la soudaine surimpression
d’une sensation actuelle et d’une récollection ancienne. Le souvenir
méditatif a pour véhicule le monument.
La critique ne voit chez Chateaubriand que l’exercice du souvenir
affectif. Peut-être parce que Proust lui-même a reconnu en Chateaubriand
son devancier. Citons un fragment du passage que Proust a, plus
longuement, cité. Chateaubriand se promène en pensant à la mort, et à la
publication posthume de ses Mémoires, dans le parc de Montboissier qu’il
vient de décrire en détail, s’attardant à ses styles contrastés et à son charme.
Soudain

je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée


sur la plus haute branche d’un bouleau. A l’instant, ce son magique fit
reparaître à mes yeux le domaine paternel ; j’oubliai les catastrophes
dont je venais d’être le témoin, et transporté subitement dans le passé,
je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive 232.

J’ai souligné les caractéristiques du phénomène : soudaineté surnaturelle,


surgie foudroyante du passé faisant surface — irruption provoquée par la
surimpression d’une sensation qui en elle-même serait relativement
insignifiante (goût de la madeleine, ou serviette rêche d’empois, pavé
inégal) si elle ne correspondait pas à une sensation ancienne. Mais voici qui
est encore plus important : la disparition du décor actuel ; les monuments,
s’il y en a — et certes ce parc, si nettement décrit l’instant d’avant, si
architecturé, a été contemplé comme on contemple un monument
(Chateaubriand vient de dire : il plaît comme une ruine) — les monuments
disparaissent, et la grive de Montboissier elle-même s’efface devant celles
de Combourg qui emménagent avec tout leur décor. En d’autres termes, le
souvenir affectif fait revivre au prix de la destruction du présent. C’est le
sens de cette formule que Chateaubriand a répétée à diverses reprises : ma
vie détruit ma vie, c’est-à-dire, le souvenir affectif détruit la réalité. En
regardant une fameuse cascade des Alpes, il revoit la cataracte du Niagara ;
le spectacle remémoré anéantit le spectacle contemplé :

Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages,


montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie
détruit ma vie. Même chose m’arrive à l’égard des sociétés et des
hommes 233.
Et cette destruction du présent au profit du passé s’opère même si le
présent est soutenu d’une armature monumentale. Les monuments de pierre
s’évanouissent devant le paysage et les architectures de la mémoire. C’est
ce qui arrive une nuit aux ruines de Tibur dont Chateaubriand s’était servi la
veille pour communier avec Virgile dans les deuils de la séparation, loi de la
vie ; à une heure du matin, le vent qui se lève et le brouillard établissent un
contact électrique, comme de grive à grive ou de madeleine à madeleine,
avec le vent et le brouillard bretons :

Je me croyais transporté au bord des grèves et des bruyères de mon


Armorique (...) ; les souvenirs du toit paternel effaçaient pour moi ceux
des foyers des Césars : chaque homme porte en lui un monde composé
de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même
qu’il parcourt et semble habiter un monde étranger 234.

Insistons encore sur le mécanisme qui ressuscite ce monde intérieur.


C’est un écho du même au même, un appel du semblable par le semblable,
un détail actuel évoquant son analogue ancien qui le détruit et le remplace
(un crucifix rappelant le Calvaire, la grive rappelant la grive) ; cet écho,
cette répétition d’éléments analogues du présent au passé faisant se lever
dans le passé l’expérience unique. Nous allons voir que c’est le contraire
qui se passe dans le cas de la mémoire fondée sur le monument.
Le monde ainsi recréé est l’expérience individuelle dans ce qu elle a de
plus intime et de plus incommunicable, mais aussi dans ce qu’elle a de plus
irrémédiablement mélancolique, d’abord parce que tout ce qui la compose
s’est perdu et n’est plus que souvenir (ce qu’il a vu et aimé). Tout à cette
profondeur s’attache à des symboles incompréhensibles à qui ne les a pas
vécus, incompréhensibles en raison de leur insignifiance intrinsèque (objet
familier, parfum, son d’une voix, de tout autre oubliés, témoins de hasard de
la minute qu’ils ressuscitent de la nuit des temps). Ils ne font donc
qu’aggraver la solitude de la vie :

hélas ! ces mondes isolés, chacun de nous les porte en soi ; car où sont
les personnes faites pour s’aimer qui ont vécu assez longtemps les unes
près des autres pour n’avoir pas des souvenirs séparés ? 235
Ne sent-on pas dans ces mots désabusés, écrits pourtant auprès de Mme
Récamier, comme la jalousie de se voir refuser entrée dans le plus secret du
cœur de l’être aimé ? Quelle cruauté plus grande, que celle d’un exil ou
d’une solitude au cœur même de l’union la plus étroite ? Contre cette peine,
une défense : la mémoire méditative dont le monument est le véhicule. Car
si la mémoire affective renforce ce monde à part que chaque homme
renferme en soi, ce monde qui est à part parce qu’il est étranger aux lois et
aux destinées générales des siècles 236, la mémoire qu’éveille le monument
est celle que partagent tous les hommes, leur communion dans une émotion
retrouvée d’âge en âge. La mémoire affective ajoutait à la solitude du moi
d’aujourd’hui l’isolement du moi d’autrefois. Le monument, au contraire,
rappelle à l’homme ce qu’il a en commun avec autrui, ce qu’il a de
généralement humain et qui survit à l’individu. Le monument demeure
unique (et par là même foyer d’attentions et d’intentions convergentes), et
permet à celui qui le contemple de trouver son semblable, contemplant le
même monument, et dans son semblable, ce qui lui ressemble, qui fonde la
sympathie et met fin à la solitude. Au moment même où Chateaubriand
regrette que son monde intérieur demeure isolé de celui de Juliette, un
double monument s’offre où convergent leurs méditations respectives : le
château vide de Mme de Staël et son tombeau. Ils peuvent donc communier
dans la similitude de leur situation face à l’abandon et à la mort. Dès lors,
leurs mondes isolés sont liés par une secrète sympathie 237.
Mais ce n’est pas tout que d’expliquer comment une structure a dû se
développer dans un univers imaginaire ; ce n’est pas tout que d’en montrer
le rôle dans le système mémoriel de l’écrivain. Il faut encore comprendre
comment la structure fonctionne, de quelle manière elle est actualisée dans
le texte, quelle que soit la valeur sémantique que le poète lui attribue dans
un passage donné.
Pour l’actualiser — lui donner sa forme visible dans le texte —, la
description pure et simple d’un monument réel ne suffit jamais. Dans le cas
le plus simple, le monument est arrangé, ajusté de manière à dégager sa
signification potentielle. Or le monument concrétise la dimension
temporelle : on peut donc le réduire à une opposition AVANT/APRÈS.
C’est cette opposition que Chateaubriand fait ressortir par son
commentaire :
On voit marcher à la fois Dieu et l’homme. Bonaparte après sa victoire
ordonne de bâtir le pont d’Austerlitz à Paris, et le ciel ordonne à
Alexandre d’y passer 238.

Si l’arrangement est trop compliqué, Chateaubriand invente le


monument : quel dommage, pense-t-il, qu’on ait donné une sépulture
convenable au duc d’Enghien assassiné par Bonaparte. En laissant son
corps à l’abandon, on eût permis une symétrie instructive :

Le squelette abandonné du duc d’Enghien et le tombeau désert de


Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendants : il n’y aurait rien de plus
remémoratif que ces restes en présence aux deux bouts de la terre 239.

Tout ceci est cousu de fil blanc : en général, Chateaubriand préfère laisser
parler le monument. Mais c’est un monument truqué. Il y a décalage entre
sa représentation et ce que verrait le lecteur s’il lui était donné de
contempler l’édifice réel. C’est ce décalage qui est la voix de l’auteur.
Reprenons, par exemple, l’opposition AVANT/APRÈS. Exprimée dans
ces deux termes, et commentée, elle représentait il y a un instant les
revanches de la destinée. Supprimons le premier terme, et disposons notre
énoncé de manière que APRÈS présuppose un AVANT détruit. Répétons
ensuite les variantes d’APRÈS : nous obtenons un mélancolique symbole de
la fin inéluctable de toute entreprise humaine. Ce sera le motif du lieu vide.
Du lieu vide construit : théâtre, par conséquent, d’activités humaines qu’on
ne connaît que par le fait qu’elles ont cessé. De ce motif, il y a mille
exemples : Venise quasi abandonnée, le vide de l’Escurial dans l’Itinéraire,
puis dans la Vie de Rancé, le retour à Combourg désert, récit transposé dans
René, etc. Spectacle si traumatique qu’il engendre un néologisme, lequel
secoue le lecteur à son tour. L’adjectif inhabité ne dénoterait que le
spectacle du vide : le néologisme déshabité transforme ce spectacle en
« monument » d’un départ, le vide devient viduité. Le lieu vide tend à être
le monument d’un monument, car les abandons se succèdent, chaque départ
représentant une ruine et chaque arrivée le monument consacrant le départ
précédent : sous les yeux de Chateaubriand, le site de Carthage déroule
comme un diorama Didon puis les légions d’Hannibal, qui font place à
celles de Scipion, et celles-ci aux Vandales, et ceux-ci aux Maures, et ceux-
ci à Saint Louis qui ne laisse après lui que le vide du tombeau 240. C’est
peut-être, dira-t-on, parce que l’histoire de Carthage impose de par sa nature
ce genre d’accumulation. Mais la réaction sera identique devant un paysage
très quelconque : telle banlieue de Sarrebruck superpose des camps
abandonnés dont le vide étage les alluvions de cinq invasions barbares, et
les ruines d’un monastère, où le contraste de la paix et de la guerre est lui-
même présenté sous forme de commentaire — inscription commémorative :
là furent des passions qui appelèrent le silence et le repos avant le dernier
repos et le dernier silence 241. Ailleurs, l’abandon physique symbolise une
forme de destruction spirituelle. Écoutons Chateaubriand de retour d’une
visite à la maison vide de Mme d’Houdetot :

Un âtre abandonné intéresse toujours ; mais que disent des foyers (...)
dont les cendres, si elles n’étaient dispersées, reporteraient seulement
le souvenir vers des jours qui n’ont su que détruire 242 ?

Ici encore il y a commentaire, mais cet exemple me servira de transition,


parce qu’il contient aussi dans la description même une morale implicite.
« L’acharnement » du vide est indiqué par des répétitions de l’opposition
AVANT/APRÈS à divers niveaux de la langue : cendres redit l’abandon du
foyer mais par le biais d’une opposition feu allumélfeu éteint. Le négatif
hypothétique si elles n’étaient dispersées redouble l’absence physique à
l’aide de l’expression grammaticale de l’irréel.
Il y a donc ici deux énoncés du sens moral de ce monument du vide, l’un
explicite, l’autre implicite. Nombre de passages n’ont de morale
qu’implicite : seule l’exprime la disposition des détails de la description. Le
Colisée de Rome, par exemple, est d’abord décrit comme un espace
vide — mémorial de son contraire, la foule qui naguère l’emplit. Exprimé
par le biais d’un plein étranger à l’humain, ce vide en est en quelque sorte
aggravé :

Le soleil qui se couchait versait, des fleuves d’or par toutes ces
galeries où roulait jadis le torrent des peuples 243.

La perception de détails présents déclenche alors une nouvelle relation


mémorielle, informée par des souvenirs classiques, ce qui transforme en
monument la description même de celui-ci. Des chiens aboient, détail qui,
dans la description d’un édifice humain, est une expression métonymique
de l’abandon. Chateaubriand choisit dans ses souvenirs de lecture sur le
cirque romain un détail analogue, qui est à l’homme ce que l’aboiement est
au chien :

Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis
dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions,
on n’entendait que les aboiements 244.

La ruine vient d’être constatée en termes d’opposition


PRÉSENCE/ABSENCE ; la superposition d’aboiements à cris répète cette
constatation sous forme de jugement de valeur : la vie naguère représentée
par des hommes n’est plus représentée que par des chiens. D’où cette
métaphore : dans le système d’équivalences verbales déterminées par la
structure « monument », les Romains assoiffés de sang occupent la même
case que la meute déchaînée.
Je parlais tout à l’heure de décalage dans la mimésis du monument.
Jusqu’ici il ne s’agissait que d’un déséquilibre : un aspect du monument
était dessiné d’un trait plus insistant, la même idée redite sous diverses
formes. Chateaubriand, toutefois, va plus loin : la description du monument
bouleverse alors les lois de la nature, ou du moins contredit ce que le lecteur
croit savoir de la réalité décrite.
Soit ce cas particulier du monument — le motif des ruines. Le commun
des mortels a des ruines une conception statique : la ruine est
l’aboutissement d’un processus de dégradation, le monument d’une
décadence désormais complète. Un concept plus dynamique voit la ruine en
évolution — mais c’est une évolution vers la disparition totale : la pierre
tombe en poussière. Contrairement à ces idées reçues, la ruine
chateaubrianesque tend à redoubler, ou à se dédoubler, voire à engendrer
d’autres ruines, à vivre une sorte de vie dans la mort. Ces ruines, par
exemple, qui s’entassent sur l’emplacement de Lacédémone : un village
turc (...) a péri dans ce champ de mort (...) et ce n’est plus qu’une ruine qui
annonce des ruines 245. En dépit du verbe, il est vrai, ceci pourrait n’être
qu’une remarque d’archéologue. Mais à Rome Chateaubriand voit une
correspondance — c’est son mot — entre les ruines du Colisée et les ruines
futures du Vatican. De ruine à édifice encore intact la correspondance
suggère une affinité alarmante : je songeai que les monuments se succèdent
comme les hommes qui les ont élevés 246. La ruine est un devenir et non pas
un aboutissement : lorsque les émigrés rentrent en possession de leurs biens
et rebâtissent leurs châteaux brûlés, Chateaubriand discerne dans les
décombres de 1789 la promesse des incendies de la révolution prochaine ;
de même les clochers qui pointent hors des laves, vestiges d’églises
ensevelies par le Vésuve, annoncent l’ensevelissement à venir des
sanctuaires reconstruits 247.
Engendré par le dynamisme de la structure sous-jacente, un potentiel de
vie se révèle dans le motif des ruines. Lors d’une seconde visite au Colisée,
à trois mois de la précédente, Chateaubriand n’y retrouve rien de ce qu’il y
vit la première fois. L’ermite des ruines est mort ; les chiens n’aboient plus :
l’impression de néant est telle qu’en comparaison, dit-il, j’ai cru voir les
décombres d’un édifice que j’avais admiré quelques jours auparavant dans
toute son intégrité et dans toute sa fraîcheur 248. La ruine de la veille est une
non-ruine, comme le comte Dracula est undead ; la ruine de la veille était
une ruine en bouton ; elle éclôt en ruine d’aujourd’hui.
De cet effort pour renouveler la mimésis naissent des habitudes
métaphoriques, d’où des phrases comme celle-ci sur Henri V, encore enfant,
mais déjà exilé : jeune et nouvelle ruine d’un antique édifice 249. Il se crée
donc, dans l’idiolecte Chateaubriand, un système de codes spéciaux, de
normes particulières, où les mots ne signifient plus en fonction de l’usage,
mais en fonction de la structure qui se trouve être actualisée dans un
contexte donné. Toute mise en relief se trouve alors subordonnée à la
structure. Selon que le poète décrit plus ou moins complètement son sujet,
le déséquilibre, ou l’anomalie mimétique, va être plus ou moins développé.
Il suffira que Chateaubriand s’appesantisse sur un aspect particulier du
thème des ruines pour que cet aspect devienne le véhicule efficace de la
relation structurale. Nous avons noté que l’opposition AVANT/APRÈS avec
AVANT au degré zéro favorise une interprétation de la ruine comme
devenir, comme vie dans la mort. Dans la description des vestiges de la villa
d’Hadrien, morceau de bravoure de la Lettre sur la campagne romaine 250,
Chateaubriand s’attarde au motif des plantes saxatiles : il en fait du même
coup l’expression hyperbolique du devenir des ruines. Le tableau
d’ensemble est introduit comme variante de lieu vide ou d’abandons
successifs :

Il y a même double vanité (des choses humaines) dans les monuments


de la villa Adriana. Ils n’étaient, comme on sait, que les imitations
d’autres monuments répandus dans les provinces de l’empire romain :
le véritable temple de Sérapis à Alexandrie, la véritable Académie à
Athènes n’existent plus ; vous ne voyez donc dans les copies d’Adrien
que des ruines de ruines.

Alternent en contrepoint la peinture des édifices effondrés et le spectacle


de la nature envahissant leurs décombres. Motif fréquent de la
représentation des ruines : Chateaubriand aime contraster la mobilité des
plantes sur l’immobilité des pierres. En soi, pourtant, le motif ne serait
nullement caractéristique de son paysage imaginaire. On le trouve chez
quiconque a regardé des ruines. Diderot, il est vrai, se contente de noter la
présence des plantes ; Gautier ne fait qu’entrer dans le détail ; mais Hugo
tire du motif les mêmes contrastes esthétiques que Chateaubriand, et tout
aussi souvent que lui 251. Ce qui me paraît pur Chateaubriand, en revanche,
c’est que le motif des plantes ne relève plus du style pittoresque : il est
articulé sur la structure qui sous-tend la description du monument et ne
prend tout son sens qu’en fonction de cette structure, en fonction de la
manière dont le monument est représenté, non en fonction du monument
lui-même. Il y a d’abord le fait significatif que la végétation est décrite elle-
même en termes d’architecture : maçonnerie tapissé(e) de feuilles... dont la
verdure satinée se dessinait comme un travail en mosaïque, corbeilles et
bouquets, guirlandes, etc. Il ne s’agit pas là d’ornements surajoutés.
Chateaubriand dit expressément que la Nature copie l’Art : la nature s’était
plu à reproduire sur les chefs-d’œuvre mutilés de l’architecture, l’ornement
de leur beauté passée. Les plantes sont donc un monument vivant du
monument tombé, et la nature remplaçant l’art un triomphe de l’Art sur la
Mort. Cependant ces mêmes plantes renversent les murs, envahissent les
salles, annulent le caractère fonctionnel de l’édifice : leur croissance est une
décomposition en progrès ; elles achèvent la destruction, et sont donc un
triomphe de la Mort.
Double et contradictoire symbolisme résumé dans l’image des arbres qui
remplacent les colonnes tombées : çà et là de hauts cyprès remplaçaient les
colonnes tombées dans ces palais de la mort 252. D’une part, le verbe
exprime le triomphe de l’art (les arbres d’ailleurs revivent l’histoire de l’art,
puisque selon Chateaubriand l’idée de la colonne jaillit naguère de la
contemplation des arbres). D’autre part, le choix d’un arbre funèbre, le
cyprès, et la substitution de palais de la mort à « palais impérial »
expriment la victoire de la mort. Cette double face de la phrase actualise
tour à tour deux potentiels de la structure « monumentale » : AVANT
engendre APRÈS, donc mort donne ruine ; et APRÈS représente AVANT,
donc ruine est un monument de mort. La bizarrerie caractéristique qui
représente la mort par une forme de vie est elle-même issue d’une propriété
sémantique de la structure. Propriété assez analogue à l’ambivalence qui
fait dire à l’optimiste qu’un verre est à moitié plein, au pessimiste qu’il est à
moitié vide. Mais l’ambivalence, au lieu d’être symbolisée par une
alternative, comme dans le cas pessimiste/optimiste, est représentée par une
séquence, par la succession dans le temps. Réalisée par une variante
statique, comme être, la structure est monument ; réalisée par une variante
dynamique, comme devenir, la structure est ruine. Or tout indique que
Chateaubriand alterne constamment entre la variante statique, qui légitime
l’effort artistique, et la variante dynamique, qui reflète son obsession de la
mort. On l’a vu tout à l’heure dans le cas du Colisée ruine, redevenant intact
pour retomber en ruine ; on le voit dans des génitifs comme ruine de ruine,
cité plus haut, qui correspond, en code statique, à monument de monument.
Si cette interprétation est correcte, le phénomène doit se reproduire dans
le cas où la variante est actualisée par le motif des tombeaux. La tombe est,
par excellence, le dernier monument, elle concrétise tout ce que la mort a de
final. Un défi à l’usage qui attribuerait à la tombe la même vitalité, la même
capacité reproductrice que tout à l’heure nous avons vu déformer la
représentation des ruines, un tel défi serait encore plus démonstratif. C’est
bien ce qui se passe. Les tombeaux chateaubrianesques alternent entre leur
signification « vestige d’une vie détruite » et leur signification
« monument », c’est-à-dire de ruine future. A preuve, ce passage :

Les sépulcres dépeuplés offrent le spectacle d’une résurrection et


pourtant ils n’attendent qu’une mort plus profonde (...). C’est le néant
qui a rendu ces tombes désertes 253.

ou encore la prophétie de l’oubli qui couvrira bientôt comme une seconde


mort le souvenir de l’exécution de Louis XVI, phrase où l’échafaud,
métonymie de tombe, est littéralement enterré par l’obélisque, métaphore de
monument funèbre :
Et cependant la pierre hiéroglyphique taillée par ordre de Sésostris
ensevelit dès aujourd’hui l’échafaud de Louis XVI sous le poids des
siècles 254.

Il est même possible de trouver des variantes purement lexicales de la


structure que réalise normalement l’image monumentale, où se vérifie la
présence de la propriété révélée par ruines de ruines, par le motif de la
végétation des ruines, par leurs synonymes. Variantes lexicales, c’est-à-dire
mots ou groupes de mots dont le sens actualise la structure sans toutefois
aller jusqu’à l’image, comme cette formule du Voyage en Italie :

On meurt à chaque moment pour un temps, une chose, une personne


qu’on ne reverra jamais : la vie est une mort successive 255.

Mort successive, c’est-à-dire, dans un sens de successif qui a vieilli, mort


continue, trouvaille assez frappante pour que le Grand Dictionnaire la
relève encore en 1875, et dont l’audace est aussi révélatrice que celle des
défis à l’usage déjà notés. Tout comme dans le cas des déformations de la
réalité, les propriétés sémantiques de la structure servent à exprimer un
concept du temps particulier à Chateaubriand. Il ne s’agit pas du lieu
commun de la fuite des heures, de l’écoulement universel, que
Chateaubriand d’ailleurs connaît aussi — il a même créé le mot fuitif pour
l’exprimer. Il ne s’agit pas de l’effritement, ou de ce que J.-P. Richard
appelle la labilité. Il s’agit d’un temps mesuré par la sensibilité douloureuse
de l’écrivain, durée faite d’abandons, de ruines, de privations successives :

Combien rapidement et que de fois nous changeons d’existence et de


chimère ! Des amis nous quittent, d’autres leur succèdent (...) : il y a
toujours un temps où nous n’avons rien de ce que nous eûmes.
L’homme (...) a plusieurs (vies) mises bout à bout 256.

Il est évident que les mêmes mots, les mêmes images peuvent servir à
représenter aussi bien la vie que le monument : la même structure les
organise. Ce dont Chateaubriand était parfaitement conscient, lui qui disait
dès le Génie du christianisme qu’il y a une conformité secrète entre les
monuments détruits et la rapidité de notre existence 257. En fait, ce n’est pas
de conformité, mais de fusion qu’il faut parler, car la représentation du
monument sert aussi à représenter l’auteur lui-même.
Fusion d’autant plus facile que Chateaubriand répugne à représenter un
monument sans faire intervenir un témoin. La perception, l’existence même
du monument dépend de l’œil qui le contemple. Vulnérabilité de
l’architecture qui n’existe plus dès qu’elle n’a plus de visiteurs, qui ne porte
plus témoignage, comme si elle s’évanouissait avec les hommes et les
actions dont elle devait rappeler la mémoire : elles ne sont déjà plus pour
moi, ces ruines, puisqu’il est probable que rien ne m’y ramènera 258.
L’interdépendance du monument et de son spectateur s’explique sans
doute par les attitudes de l’espèce de tourisme littéraire dont j’ai parlé. Elle
s’explique aussi du fait que les monuments les plus fréquents chez
Chateaubriand sont des monuments funèbres. Or il y a une tradition
littéraire dont l’Anthologie grecque témoigne déjà, tradition qui a son
origine dans les clichés des épitaphes et qui se continue par l’imitation
conventionnelle du langage des épitaphes dans l’élégie. Cette tradition a
instauré en poésie une dialectique du tombeau et du voyageur : Sta viator !
Le voyageur s’arrête et lit à haute voix. Sans lui le message de la tombe
resterait vain. Sans le voyageur, sans le spectateur, le monument ne peut
créer la communication par-delà l’absence. C’est pourquoi Chateaubriand
peut dire qu’une nouvelle mort ensevelira Louis XVI du jour où l’obélisque
de la Concorde sera le centre d’un nouveau désert : plus de témoins, plus de
monument.
Convention poétique utile, qui fournit le schéma des scènes de
méditation. Mais elle offre beaucoup plus qu’une commodité technique :
elle permet de représenter dans le lecteur de l’épitaphe, de répéter ou de
refléter dans le contemplateur du monument la successivité caractéristique
de notre structure :

Je lis sur une pierre les regrets qu’un vivant donnait à un mort ; ce
vivant est mort à son tour, et après deux mille ans je viens, moi barbare
des Gaules, parmi les ruines de Rome, étudier ces épitaphes dans une
retraite abandonnée (...) moi qui demain m’éloignerai pour jamais de
ces lieux, et qui disparaîtrai bientôt de la terre 259.

On reconnaît la construction du type ruine de ruine, mais elle n’est plus


limitée à la description du monument : il faut, pour l’actualiser, un rapport
mutuel entre le monument et celui qui le regarde. L’homme qui médite sur
les ruines est une ruine encore plus chancelante. Le souvenir même,
Chateaubriand se le représente comme un sanctuaire où monument et
contemplateur ne font qu’un ; ils subissent ensemble la continuité de la
mort : le cœur de nos amis, où s’est gravée notre image, est, comme l’objet
dont il retient les traits, une argile sujette à se dissoudre 260. Les variantes
ne manquent pas : fleuve, image du temps, regardant passer sur ses bords
les générations, les jours de l’homme semblables eux-mêmes à des flots ;
mourante regardant un monument en ruine, dont les arcades semblent à leur
tour la contempler, portiques morts... qui avaient tant vu mourir 261. A leur
étrangeté, on reconnaît que la pression de la structure l’emporte sur les
exigences de la représentation du réel.
L’interdépendance du spectacle et de l’œil a engendré deux familles
d’images chateaubrianesques où l’on observe la pénétration du monument
par le moi du poète. Dans la première catégorie, il y a comme une
surimposition du spectateur au monument qu’il contemple, de sorte que les
détails que l’œil retient de l’ensemble architectural représentent
métaphoriquement le spectateur : dis-moi ce que tu regardes et je te dirai
qui tu es. Le Colisée est un monument à Rome disparue. Or, lorsque
Chateaubriand y accompagne Mme de Beaumont mourante 262, l’œil de
l’écrivain puis celui de son personnage élisent certains détails, tous
synonymes. Au sens universel qu’a cette ruine fameuse entre toutes se
substitue une signification définie par l’heure tardive, les ombres
grandissantes, le soleil disparaissant, ce regard de la visiteuse qui s’abaisse
des faîtes encore ensoleillés à l’ombre qui s’amasse dans l’amphithéâtre, à
l’arène où les martyrs périrent, à la croix qui commémore leur sacrifice.
Désormais le Colisée est un monument, un symbole de la mort imminente
de Pauline, et donc des sentiments de Chateaubriand lui-même. La
complexité du réel ayant été filtrée par les préoccupations propres de celui
qui le regarde, ce qui de ce réel est retenu est l’analogon de la pensée du
contemplateur. Le regardant s’est incarné dans le regardé, dirait-on. Peut-
être, à la réflexion, l’image inverse serait-elle plus juste : au monument
extérieur, objectif, dont le symbolisme est établi, traditionnel, s’est substitué
un monument intériorisé à l’imaginaire, et dont le symbolisme est propre au
spectateur. En pareil cas, le thème monumental est la forme
chateaubrianesque du paysage état d’âme des romantiques.
La seconde famille d’images où l’on observe la fusion du monument et
du poète comprend les images où le passant, où le voyageur accomplit une
activité rituelle, qui, comme tout à l’heure la lecture de l’épitaphe, donne
réalité au symbole. Bien mieux, si le monument disparaît, le spectateur en
assume les fonctions, le remplace, devient lui-même le monument de ce qui
a disparu. C’est par un rite que Mme Récamier à Coppet évoque la mémoire
de son amie : Après avoir pieusement suivi les allées qu’elle avait coutume
de parcourir avec Mmede Staël, MmeRécamier a voulu saluer ses
cendres 263. Rite qui s’achève en identification du desservant et de l’objet du
culte ; à revivre ce passé, la visiteuse devient elle-même l’image de la
mort : pâle et en larmes, (elle) est sortie du bocage funèbre elle-même
comme une ombre. Monument vivant de la disparue, elle a son propre
spectateur : Chateaubriand, à sa vue, comprend que la fidélité du culte
compense l’éphémère fragilité du sépulcre. Transposons ceci dans le
domaine de l’œuvre littéraire : la vanité de toutes choses est compensée par
leur représentation dans l’art.
Des cérémonies analogues, de véritables liturgies du souvenir, que
Chateaubriand appelle (revenir) en arrière sur la trace des jours 264, le font
communier avec les grands hommes avec lesquels il se sent des affinités :

J’étais là sur les frontières de l’antiquité grecque, et aux confins de


l’antiquité latine. Pythagore, Alcibiade, Scipion, César, Pompée,
Cicéron, Auguste, Horace, Virgile, avaient traversé cette mer. Quelles
fortunes diverses tous ces personnages célèbres ne livrent-ils point à
l’inconstance de ces mêmes flots ? Et moi, voyageur obscur, passant
sur la trace effacée des vaisseaux qui portèrent les grands hommes de
la Grèce et de l’Italie, j’allais chercher les muses dans leur patrie ;
mais je ne suis pas Virgile, et les Dieux n’habitent plus l’Olympe 265.

J.-P. Richard croit pouvoir affirmer qu’au cœur de la ressemblance entre


Chateaubriand et ceux qui traversèrent l’Adriatique avant lui, adorateurs
des mêmes muses, se creuse un écart infini. Car Chateaubriand est obscur, il
n’est pas Virgile. L’éloignement des temps, le départ des dieux, la trace
effacée des vaisseaux « nous introduisent... à un univers de désacralisation,
de désenchantement ». Le voyage serait pour Chateaubriand « un exercice
imaginaire... sur la résonance des destins, mais aussi sur leur distance, leur
non-coïncidence essentielle 266 ». Lecture insoutenable. Chateaubriand vient
à ce magique portique où se touchent les deux cultures qu’il unit déjà dans
son cœur, célébrer en le passant le rite symbolique de cette union. Pèlerin
après d’autres, son acte annule la distance de gloire et de temps qui les
sépare de lui. Exactement de même, de Pythagore à César, d’Horace à
Virgile, la diversité des fortunes, répétée par l’image de l’inconstance des
flots, avait été annulée parce qu’ils avaient fait le même pèlerinage. En
repassant sur la trace de ses prédécesseurs, Chateaubriand ranime le culte
des muses. Il y a resacralisation, reconsécration. Il dit en effet qu’il n’est
pas Virgile, mais cette obscurité en face de cette gloire donne au pèlerinage
sa signification : il suit l’exemple de Virgile, comme d’autres poètes avant
lui ; il fait justement coïncider deux destins par un geste symbolique. Il dit
bien que les dieux sont partis : cependant il fait le voyage, et tout
l’Itinéraire est un monument aux muses, un acte de foi dans ces dieux, une
célébration de la culture ressuscitée par son passage. Quand il parle de trace
effacée, il déplore moins la disparition des grands hommes qu’il ne
témoigne, fût-ce par le biais d’une négation, de la permanence de leur trace.
Au fond, écrire trace effacée, cela équivaut, dans l’écriture, à en creuser une
nouvelle avec la proue du vaisseau qui le transporte en Grèce. Effacé, en
somme, n’est que l’expression du passé, de l’antériorité, mais trace est ce
qui s’impose à l’attention du lecteur, trace est ce qui demeure 267.
Les mots mêmes qui expriment ruine, mort, disparition, se substituent
ainsi, à leur tour, au regardeur de monuments, au desservant de la liturgie
du souvenir, et le relèvent de ses vigiles. Le fait même d’écrire absence,
ruine, ou mort, c’est déjà en composer le monument. A chaque étape de
l’Itinéraire, à chaque pas de sa vie, Chateaubriand constate la destruction
physique des êtres et des choses. Mais chaque pas creuse à nouveau la trace
effacée, et le récit de chaque pas atteste par la présence des mots
ineffaçables que les absents sont présents, que les disparus vivent. Le fait de
l’écriture, dans le moment même qu’elle énonce une destruction, représente
la victoire du monument sur la ruine.
9. Production du récit (I) :

la Paix du ménage de Balzac

Les études actuelles sur le narratif tendent vers une sémiotique autonome,
séparée de la sémiotique des diverses formes qui actualisent les structures
narratives à la surface du texte 268 et plus distante encore de la sémantique
propre à un récit particulier — qu’il s’agisse d’un simple conte ou d’un
roman. Les inconvénients de cette tendance devraient sauter aux yeux : au
mieux, elle ne peut aboutir qu’à une grammaire des possibles narratifs et à
une typologie abstraite. Or cette sorte de grammaire ou de typologie peut
décrire les fonctions actantielles, et des rapports comme ceux qui unissent
le narrateur et son destinataire, qu’il faut distinguer des rapports entre récit
et lecteur 269. Mais elle ne saurait montrer comment ces fonctions sont
actualisées dans les mots, et encore moins comment le lecteur les perçoit (si
une certaine latitude lui est laissée, quel est le seuil de perception ? etc.).
L’analyse narrative reste donc en deçà du phénomène littéraire, puisque
celui-ci est une interaction du texte et du lecteur.
Il pourrait paraître légitime d’étudier séparément le texte comme narratif
et le texte comme lieu de la littérarité (comme objet de la perception du
lecteur, ne serait-ce que pour mieux cerner les problèmes et diviser les
difficultés, et à condition de ne pas oublier que les résultats ainsi obtenus
resteraient incomplets et ne pourraient être interprétés sans tenir compte des
facteurs éliminés). Malheureusement, le vrai problème n’est pas résolu, car,
quelles que soient les précautions prises, cette méthode considère le récit
sous un angle qui ne permet pas d’en discerner la littérarité. La
« narratologie » en effet donne la priorité aux structures, en vertu de ce
postulat de Greimas 270 qu’il existe une organisation immanente du narratif
antérieure à la réalisation textuelle. De celui-ci, Greimas conclut que la
signifiance n’est pas générée directement par le texte, mais qu’elle prend sa
source dans les structures narratives. Certes, il est vrai, et logique, que la
structure précède son actualisation. Mais c’est la pertinence de l’approche
qui est sujette à caution ; une analyse fondée sur ce postulat ne considérera
le texte que comme l’aboutissement, le produit final d’un processus
génératif. Or le phénomène littéraire se situe dans l’échange dialectique
entre texte et lecteur ; en conséquence, le texte n’a d’existence ou de
fonction littéraire que comme point de départ du processus génératif, lequel
se déroule dans l’esprit du lecteur. C’est du texte que part le lecteur ; c’est
au texte qu’il essaie d’ajuster ou d’adapter son propre apport, l’input de sa
mythologie, de son sociolecte ; c’est sur le texte qu’il construit son
échafaudage herméneutique.
Aucune typologie narrative ne peut rendre compte de ces réactions, car
elles se produisent justement à partir de formes concrètes, de formes
linguistiques. Et si l’analyse ne porte pas sur ce système concret et sur son
décodage, elle passe à côté des caractères intrinsèques de l’œuvre d’art, de
ce qu’elle a d’unique. Je ne veux pas dire qu’il faille renoncer à formuler
des règles générales, puisqu’il n’est de science que du général, mais je
propose de les chercher ailleurs. Au lieu de chercher les règles qui
gouvernent les structures narratives, il me semble qu’on devrait chercher les
règles qui gouvernent leur actualisation textuelle, les règles, par conséquent,
qui gouvernent le fonctionnement du discours littéraire comme
communication. Aux conditions minima de la communication, la narrativité
ajoute les contraintes qu’impose la séquence événementielle (suspens,
téléologie, se conformant ou non à ce qui était prévisible). Mais ces
contraintes n’ont pas de sens indépendamment de la signification, littérale
ou métaphorique, des événements et des personnages représentés. Ces
événements ne sont pas des situations, ces personnages ne sont pas des êtres
vivants. Personnages et événements sont des mots, et ces mots avaient déjà
un sens avant d’entrer dans le texte. La communication dépend à la fois de
ce sens et des transferts sémantiques, des catachrèses, résultant
d’équivalences qu’établit le récit entre des représentations ou des concepts
qui dans la langue n’avaient pas de rapport les uns avec les autres. Il y a une
autre raison de chercher des règles d’actualisation : elles seules peuvent
rendre compte du fait que le texte attire l’attention du lecteur sur les traits
qui indiquent sa signifiance, laquelle doit être distinguée du sens du contenu
de l’« histoire » qui nous est racontée. Elles seules peuvent expliquer
comment le texte guide le lecteur vers une interprétation correcte. Aussi
doivent-elles expliquer comment il peut se rappeler, et réinterpréter
rétroactivement, des détails qui semblaient négligeables, des incidents sans
portée, quand il les avait rencontrés au cours de sa lecture, et y reconnaître
les clés du ou des symbolismes du texte 271.
J’ai choisi comme exemple la Paix du ménage de Balzac. Sa brièveté me
convient 272, car les étroites limites dans lesquelles l’intrigue doit se
dérouler donnent à ce petit roman quelque chose de schématique, qui fait
ressortir le caractère de mécanique bien huilée de ses épisodes. L’imbroglio
est à la fois compliqué et facile à débrouiller. Il a une « clarté
didactique » 273 qui a séduit les connaisseurs et où les critiques ont voulu
voir un emprunt du roman aux techniques de la scène 274.
Pourtant, si nous en croyons l’intention exprimée par le romancier, le
véritable intérêt de l’œuvre serait d’ordre moral : c’est un roman de mœurs,
selon Balzac, une étude de la société française à l’apogée de l’Empire,
d’une époque de mœurs dissolues, de fiévreuse poursuite du plaisir. Les
femmes d’alors, nous dit-il, se jetaient à la tête des jeunes héros de l’armée
impériale. L’intrigue et le dénouement, conçus sur le principe du
boomerang, ont le ton de la comédie légère : un roué entreprend de séduire
la femme de l’homme dont il a déjà volé la maîtresse ; mais la cour qu’il lui
fait permet à l’épouse de ramener à elle son mari en éveillant sa jalousie, et
la maîtresse abandonne le roué pour un tiers. La femme légitime fait
semblant d’encourager notre débauché en acceptant le diamant qu’il lui
offre pour la séduire, diamant qui, en fait, était à elle et que son mari lui
avait dit avoir perdu, alors qu’il l’avait donné à sa maîtresse, qui à son tour
en avait fait cadeau à son autre amant, notre roué. Ayant recouvré le
diamant, l’épouse force son mari à confesser ses torts : il revient à elle. En
dehors de ce happy ending, qui se déroule comme il convient dans l’alcôve,
toutes les péripéties se succèdent pendant le bal donné par un riche sénateur
pour célébrer une victoire de Napoléon. Le mari n’avait aucune intention
d’y amener sa femme : elle y paraît à l’improviste, sans personne pour
l’accompagner, dans l’espoir de surprendre ses intrigues. Elle s’assied,
solitaire, dans un endroit d’où elle peut tout voir, et être vue de tout le
monde. Elle est belle, inconnue, sans cavalier : bien entendu, les hommes
lui tournent autour, les femmes sont jalouses et son mari, convaincu qu’elle
veut se venger de son infidélité en lui rendant la monnaie de la pièce, se
dévore d’une rage impuissante.
Elle est, littéralement, le centre de l’attention. Sur le plan narratif, elle est
le point focal du roman entier, l’objet de tous les désirs — désir de la
reconquérir, ou de la posséder, au moins désir de la connaître. Sur le plan de
la description, ce point focal coïncide avec le centre du décor, qui est aussi
le point où se concentre la lumière, le lieu du maximum de visibilité, le
point de mire de tous les regards, au pied d’un énorme candélabre
ornemental. Dans chaque épisode le regard joue le rôle le plus important : le
séducteur fixe sa victime des yeux ; elle est guettée par la maîtresse, par le
mari, et par le troisième larron, qui épie les deux autres observateurs et va
exploiter à son avantage la jalousie de la maîtresse. Cependant l’épouse
surveille le mari, bouclant la boucle des regards et des désirs. Tel est le
mécanisme du suspens et le moteur de l’intérêt du lecteur. Tous ces rapports
sont faciles à décrire en termes de structures narratives : on pourrait se
servir du modèle d’alternance entre amélioration et dégradation où
Bremond propose de voir la structure fondamentale de la narrativité 275.
Nous avons ici un exemple parfait d’équilibre (la circularité des désirs)
engendrant un déséquilibre. Le roué actualise cette transformation en
agissant (pour satisfaire un nouveau besoin, son désir de conquérir
l’épouse) selon les règles de sa fonction actantielle : le blocage automatique
du processus d’amélioration déclenche chaque fois un processus de
dégradation (il compromet sa conquête en essayant d’en faire une autre). La
dynamique narrative du roman est tout entière dans l’équilibre des deux
processus : les actions autodestructrices du roué correspondent point par
point aux actions par lesquelles l’épouse améliore sa propre situation. La
preuve que les deux processus sont complémentaires, c’est qu’elle ne fait
pas grand-chose : simplement, tout ce que sa contrepartie fait de négatif
dans son code à lui est positif une fois réécrit dans son code à elle.
Mais ce modèle est si simple qu’il s’applique à beaucoup de textes, et ne
peut rendre compte de ce que notre roman a en propre. Au mieux, il permet
de motiver un jugement de valeur, un peu bien vague, de louer en
connaissance de cause le parfait équilibre entre des forces contraires, et la
tension qu’il crée — plaisir de la lecture.
Il existe toutefois un fait textuel pertinent aux caractéristiques propres de
ce récit. Il relie entre elles les deux grandes caractéristiques du texte, à
première vue étrangères l’une à l’autre — l’interaction presque mécanique
des actions et des acteurs, et l’intention morale de l’histoire (ou la parodie
de cette intention). Il s’agit d’une constante formelle de la surface du texte
sans laquelle les structures énumérées n’auraient pas d’effet sur le lecteur et
ne pourraient contrôler son décodage. Cette constante est le détail visuel du
candélabre — le seul que souligne mécaniquement une répétition 276. Dans
chacun des épisodes que j’ai passés en revue, il est fait allusion au
candélabre qui est décrit en fonction de l’épouse : il lui est associé par un
double rapport de contiguïté physique avec elle et de contiguïté verbale
avec les mots la désignant. Cette constante contiguïté engendre un trope ; le
candélabre est un métonyme de l’épouse, et cette métonymie correspond
exactement au point focal du récit et de la description : elle le symbolise.
Jakobson a montré l’importance de la métonymie dans la mimésis, tout
particulièrement dans le réalisme. Le lecteur le plus ignorant de la
rhétorique est conscient de l’importance des descriptions de décors dans le
roman, espèces de périphrases désignant les personnages, leurs émotions,
leur état d’esprit, et surtout leur évolution psychologique et morale.
Or c’est le texte même qui indique au lecteur comment interpréter les
métonymies. Dès le début du roman, dès la deuxième page, un exemple est
donné de la manière dont la métonymie signifie, et il servira de modèle
pour le déchiffrement des métonymies à venir. A première vue, cette
métonymie semble n’être rien de plus qu’une comparaison :

les passions (avaient) des dénouements aussi rapides que les décisions
du chef suprême de ces kolbacs, de ces dolmans et de ces aiguillettes
qui plurent tant au beau sexe (p. 993).

Mais, sous l’apparence d’une comparaison, c’est d’un transcodage qu’il


s’agit, répétant au figuré l’énoncé abstrait d’une loi de la société d’alors qui
vient d’être formulée en ces termes :

hommes et femmes, tous se précipitaient dans le plaisir avec une


intrépidité qui semblait présager la fin du monde... L’engouement des
femmes pour les militaires devint comme une frénésie (p. 992-993).

Le héros comme objet de désir est remplacé par son uniforme ou ses
insignes, et cette réification a en contexte un effet comique, voire satirique,
dans la mesure où elle en dit long sur les ressorts de la passion 277 ou sur le
vide intérieur de son objet.
Mais en soi la substitution indique au lecteur le postulat du récit — que
chaque objet décrit est le signe de quelque chose d’autre. L’objet décrit a
une triple signification : comme description il implique la réalité de
l’histoire racontée ; il réfère à la paranoïa qui saisit tous les personnages ;
et, comme représentation symbolique, il révèle indirectement ce qui se
passe, ce qui arrive aux personnages dont il est l’attribut. Dans chaque cas,
le lien métonymique n’est pas simplement la contiguïté physique qui existe
entre les référents (du soldat à l’uniforme, par exemple), mais les
collocations lexicales qui sont déjà des lieux communs. Le complexe
sémantique d’un récit donné n’est en effet pas seulement soumis aux
contraintes lexicales et grammaticales du langage et aux exigences de la
mimésis : il dépend aussi d’un réseau sémiotique dont la validité est
généralement limitée à l’idiolecte.
Cette règle générale s’applique au candélabre, et de manière pertinente au
narratif, car, à chaque tournant de la séquence événementielle, la relation
métonymique entre épouse et candélabre est mise en relief de manière à
s’imposer à l’attention du lecteur. L’isolement du candélabre dans le grand
salon souligne que le personnage assis auprès est le centre de l’action. La
lumière qui en tombe à flots sert de code pour exprimer hyperboliquement
la curiosité ou les désirs des autres personnages. Et le candélabre finit par
symboliser la protagoniste — incident significatif à cet égard : à la première
question qu’on pose sur elle, le maître de maison comprend de travers et
croit qu’on lui demande le prix du candélabre (p. 998).
Non seulement le candélabre motive l’action en expliquant pourquoi
l’épouse obsède tout le monde, mais sa description propose un modèle
herméneutique. L’épouse, par exemple, dans son rôle de cible des désirs est
présentée comme une énigme à résoudre : le lecteur ne peut s’y tromper, car
bien qu’elle soit assise sous le candélabre, en pleine lumière, le texte nous
la montre « enterrée dans l’obscurité malgré les bougies qui brillent au-
dessus de sa tête... repoussée de chaise en chaise par chaque nouvelle
arrivée jusque dans les ténèbres de ce petit coin 278 » (p. 996) ; et le désir de
résoudre l’énigme, lui-même métonymique du désir de la conquérir, est
exprimé en termes de lumière (« l’homme le plus déterminé à mettre en
lumière notre plaintive inconnue [qui] a un peu l’air d’une élégie », p. 996).
J’ai dit que la jalousie est le mécanisme qui fait marcher les personnages
à l’unisson, chacun s’efforçant d’empêcher les autres de découvrir ce qu’il a
en tête : le mari tuerait plutôt que d’avouer qu’elle est sa femme ; sa
maîtresse ne peut pas supporter d’entendre parler d’elle, etc. Ce « bloc »
aussi est représenté par une métonymie qui fonctionne comme un
refoulement subconscient :
Vous craignez de voir Martial aux pieds... De qui ? demande la
comtesse en affectant la surprise... De ce candélabre, répondit le
colonel en montrant la belle inconnue (p. 1009).

Le candélabre refoulant toute allusion directe à l’épouse, la métonymie


est transformée en métaphore. Cette transformation engendre maintenant
l’épisode principal et donne le code dans lequel la suite de l’histoire sera
racontée. Et c’est la nature de ce code qui va permettre au lecteur
d’interpréter correctement la morale du roman. Quand le roué passe à
l’attaque et vient inviter l’épouse à danser, on croirait que c’est au
candélabre qu’il en a :

Au moment où le maître des requêtes s’approchait en papillonnan du


candélabre, sous lequel la comtesse... semblait ne vivre que des yeux...
(p. 1019).

Le lecteur ne peut pas ne pas remarquer l’image du papillon, non


seulement parce que le verbe ne laisse aucun doute là-dessus, mais surtout
parce que l’allure qu’il connote est parfaitement grotesque, s’agissant d’un
maître des requêtes. Le lecteur sait déjà vaguement que la conduite du
magistrat n’est pas des plus sages, mais il pourrait l’oublier ou n’y pas faire
attention, si le maître des requêtes était désigné par son nom ou par un
pronom. Son titre, au contraire, étroitement lié à un verbe si incompatible
avec des connotations judiciaires, force le lecteur à « filtrer » l’image du
séducteur à travers une métaphore. Or cette métaphore implique une
morale, laquelle dépend du candélabre : le magistrat-papillon, en effet,
n’aurait ni sens ni signifiance s’il ne présupposait pas le groupe le papillon
et la (flamme de la) chandelle — image de l’attraction fatale de l’amour
depuis Pétrarque.
C’est à la lumière de ce lieu commun que le lecteur voit maintenant dans
le roman une comédie des sottises que l’amour fait commettre. Transformée
en métaphore, la métonymie centrale du roman en contrôle l’interprétation
sur deux plans, et tous deux sont pertinents à la narrativité.
Premièrement, le thème du papillon et de la chandelle nous permet de
prévoir ce qui va arriver au séducteur. Le récit crée une attente, un suspens,
sans dire expressément que tel est pris qui croyait prendre. L’histoire se
déroule sans nous prévenir de ce que sera le dénouement. Ou, du moins,
elle ne nous le dit pas dans son propre discours. Mais le discours dérivé du
code papillon-chandelle constitue une prolepse 279. Il est évident que si
l’analyse restait au niveau des structures narratives, la prolepse lui
échapperait complètement puisque, dépendant entièrement d’une métaphore
reconstituée par le lecteur à partir d’un fragment (papillonnant), elle
n’existe qu’au niveau sémantique.
Deuxièmement, cette métaphore n’est pas seulement un procédé
déictique montrant au lecteur comment anticiper sur le récit ; elle ne fait pas
que créer un suspens. Elle est aussi une marque négative, car le thème
relève d’une version cynique ou désillusionnée de la mimésis de l’amour.
En tant que marque, elle guide la lecture, dans la mesure où la lecture est
plus que le simple décodage de l’histoire, dans la mesure où elle est aussi
interprétative : la métaphore marque péjorativement toute description des
rapports entre personnages. Aussi le lecteur perçoit-il l’ensemble du récit
comme une seule unité de signifiance : tous ses épisodes ne font que
répéter, variante après variante, le même message. Ce message, cet
invariant, c’est, bien entendu, la duperie universelle de l’amour, la tricherie
des passions. Ici encore le message serait perçu de façon aléatoire si la
métaphore n’était pas visiblement dérivée de la même matrice qui a
engendré au début de l’œuvre la première réflexion de Balzac sur la morale
de l’ère napoléonienne. C’est cette réflexion qui unit entre eux les deux
principes moteurs de l’intérêt du roman — la complication de l’intrigue, et
cette intention morale que Balzac a expressément affirmée :

Un trait de cette époque unique dans nos annales et qui la caractérise


fut une passion effrénée pour tout ce qui brillait (p. 993).

Tout ce qui brille sert de modèle à chaque métonymie de beauté, de


passion, ou simplement de désir dans le récit : les femmes, le diamant qui
passe de main en main, et surtout le candélabre, comme lampe, comme
femme, comme objet de désir. J’ai dit que la métonymie soulignée, répétée,
de candélabre, ou mieux le code « candélabre » confère au récit son unité et
lui permet de fonctionner comme un signe complexe mais unique. Mais ce
qui donne à ce signe son sens, c’est la composante refoulée, omise, de la
phrase matricielle : cette composante, c’est le prédicat qu’implique tout ce
qui brille et qui s’impose à la pensée du lecteur de façon d’autant plus
impérative que la phrase entière est un proverbe bien connu : tout ce qui
brille n’est pas or 280.
Tel est le modèle de toute cette histoire d’apparences menteuses et de
passion trompeuse. Le récit n’est donc pas simplement une séquence de
fonctions reliées entre elles : il est aussi l’expansion textuelle d’un sens,
variation mélodique, ou exercice musical sur une donnée sémantique. La
production du texte narratif se fait sous la forme d’une série de phrases qui
explicitent un fragment censuré de la phrase matricielle 281.
Le récit fournit l’espace nécessaire au déroulement de la série ; la
perception dans le lexique d’éléments comparables, donc de variantes d’un
même invariant, mène à la découverte de la signifiance. Celle-ci est un
phénomène à deux faces : identité au sein d’une variation, répétition de
l’invariant sous diverses formes. Ces diverses formes, c’est le corpus des
métonymies : complexe unique par définition, nécessairement
caractéristique du roman sous analyse, puisqu’il se situe au niveau du
discours. Comme l’a dit Balzac lui-même, « aujourd’hui que toutes les
combinaisons possibles paraissent épuisées..., les détails seuls constituent
désormais le mérite des romans 282 ». Quant à l’invariant, c’est un
changement dans la structure sémantique de la métonymie qui donne accès
à cette clé de la signifiance : la transformation, on l’a vu, de la métonymie
en métaphore.
La lecture littéraire est une lecture structurale : dans le cas du récit, ce qui
permet de reconnaître les variantes successives de la structure, c’est la
focalisation. Celle-ci propose au lecteur dans chaque cas, sous forme
matricielle, à la fois condensée et soulignée, les traits qui marqueront toutes
les composantes textuelles dérivées de cette matrice. Ces traits, une fois de
plus, appartiennent tous au discours mimétique, au système de
représentation du réel, et les hypogrammes qu’ils actualisent (clichés,
proverbes, etc.) déterminent la prévisibilité de ce qui suit. Ce sont donc des
faits de surface, des caractères stylistiques du texte qui permettent au
lecteur de déchiffrer correctement, c’est-à-dire, en temporalité, de prévoir la
successivité, facteur fondamental du narratif.
10. Production du récit (II) :

l’humour dans les Misérables

Les spécialistes de l’histoire et de l’esthétique ont du mal à s’accorder sur


une définition de l’humour, ou, du moins, de sa variété française. C’est
qu’on veut y voir un genre (ou un sous-genre) du comique, ou un système
de style distinct.
Mais l’humour n’a pas de types, de thèmes ou de motifs qui ne soient
qu’à lui ; il n’impose pas de restrictions stylistiques ou lexicales ; il n’a ni
séquences situationnelles ni fonctions narratives propres : ce n’est donc pas
un genre.
Il n’est même pas lié à certains genres plutôt qu’à d’autres, ou à des faits
de style particuliers, comme c’est le cas de l’esprit, qui entre dans la
définition de l’épigramme, de la maxime, de la métaphore précieuse, de la
pointe, etc.
L’humour est un trope, et rien d’autre. Détour d’expression, modification
globale des composantes d’une phrase ou d’un texte, phénomène
d’orientation du décodage qui déconcerte et amuse le lecteur, catachrèse
instituant un décalage entre une forme amusante et un contenu qui ne l’est
pas (neutre, grave, tragique même) ou entre une forme insolite et un
contenu qui dans l’usage exclut la bizarrerie d’expression. En tant que
trope, il peut tout exprimer, y compris le sublime (ce qui suffirait à le
différencier du comique), entrer dans tous les genres, affecter toutes les
formes de style.
Il s’ensuit qu’on ne peut espérer résoudre le problème de l’humour
littéraire qu’en analysant ses fonctions, et que cette analyse doit se faire
dans le cadre d’un genre, puisque les fonctions varient nécessairement d’un
genre à l’autre.
Le roman français du dix-neuvième siècle se prête bien à cette approche.
Depuis ce qu’on appelait sous la Restauration le roman gai jusqu’aux Sœurs
Vatard de Huysmans en passant par Mademoiselle de Maupin, l’humour ne
cesse pas d’y jouer un rôle. Nulle part ce rôle n’est plus évident que dans le
roman romantique parce que ses techniques narratives sont influencées par
le roman anglais et allemand, et en raison des affinités qui existent entre
l’humour et la sensibilité romantique 283. Ces affinités sont particulièrement
visibles chez Hugo 284.
J’essaierai donc de décrire les fonctions de l’humour dans les structures
narratives, en me servant des Misérables 285.
Ces fonctions se répartissent en trois catégories : l’humour des titres,
celui des digressions (philosophiques, historiques, etc.) et celui du narratif
proprement dit. Deux distinctions préalables s’imposent : l’humour n’est
pas la satire, puisqu’il n’attaque pas, et ne détruit pas des stéréotypes
comme elle le fait. Et l’humour n’est pas l’ironie, car, s’il présente un
complexe sémantique, il ne réunit pas comme elle deux sens contradictoires
et simultanés.

L’HUMOUR DES TITRES

Ce type d’humour a une fonction dans la structure du récit dans la mesure


où il n’a pas de sens en contexte. Quelques titres, il est vrai, correspondent
bien à un sujet amusant : « Quatrevingt-dix ans et trente-deux dents » pour
un chapitre sur un vieil original encore très vert, mais parfaitement
caricatural ; ou cette hyperbole, allusion aux niais étonnements d’une
concierge de farce : « Divers coups de foudre tombent sur mame
Bougon 286. » Mais la plupart des titres humoristiques désignent des livres
ou chapitres dont le contenu n’a rien d’humoristique. Il ne s’agit pas de ce
qu’il est convenu d’appeler un humour gratuit mais d’un déplacement de la
relation sémantique. Au lieu qu’elle s’établisse d’un signifiant qui serait le
titre à un signifié qui serait le chapitre, elle s’établit d’un signifiant à l’autre,
d’un titre à l’autre. L’humour donne aux titres qu’il affecte un commun
dénominateur, les définit comme appartenant à un même paradigme.
Tel chapitre, par exemple, est un chef-d’œuvre de tension dramatique 287.
Les mensonges, les calomnies compliquées et les machinations de
Thénardier y sont incompréhensibles à Marius — pour lui, c’est la bouteille
à l’encre. Tout ce qu’il comprend, c’est que Jean Valjean en sort grandi,
réhabilité, purifié, blanchi de tout soupçon à ses yeux. Or ce drame, ce point
tournant qui précède l’élévation mystique de la fin du roman, est coiffé de
ce jeu de mots : « Bouteille d’encre qui ne sert qu’à blanchir. » Telle série
de titres — « Commencement d’une énigme. » « Suite de l’énigme. »
« L’énigme redouble » 288 — est évidemment une parodie du roman
d’aventures ou du roman noir. Or ces chapitres ne contiennent aucune
parodie. Ailleurs, un titre semble faire la satire d’une certaine mentalité
sociale, de l’attitude de la police à l’égard des droits du suspect : « On
devrait toujours commencer par arrêter les victimes. » Or il se trouve que le
chapitre ne suggère rien de pareil : Javert qui vient de sauver Jean Valjean
d’un guet-apens s’aperçoit trop tard que la victime était plus gros gibier que
les gangsters, mais cette victime-là n’est pas comme les autres, bien
entendu, et Javert ne songe nullement à généraliser 289.
Force nous est de voir dans ces titres l’expression d’une intention
indépendante des circonstances de l’histoire, de la nature des émotions que
cette histoire suscite, et du style du discours où elle s’exprime. L’humour
des titres est un élément constant ou récurrent, par opposition aux variations
de l’histoire qui nous est racontée. A cette constante au niveau verbal ne
peut correspondre qu’un seul élément permanent au niveau sémantique : la
présence de l’acteur ou de l’auteur. Bref, c’est la voix du narrateur. Et cette
voix rappelle au lecteur que ce qu’il lit n’est pas simple chronique
d’événements, mais récit arrangé en démonstration, ni photographie du réel,
mais tableau disposé selon un point de vue. Bref, une œuvre d’art. Des titres
comme « Le petit qui criait au tome III » ou « Chapitre où l’on s’adore » 290
sont humoristiques évidemment parce que cet enfant ne pleurait pas au
tome III mais dans l’épisode qui y est relaté, et que les amants sont en tête-
à-tête dans une chambre et non dans le chapitre où il en est question. Sous
ces variantes, le lecteur perçoit le même invariable message : ceci est une
histoire tirée de la réalité, certes, mais transformée en objet verbal ; ceci est
un texte. L’humour du titre est à la fois le signe du montreur, et de son jeu.

L’HUMOUR DE LA DIGRESSION

Prenons pour exemple la plus critiquée, la plus digressive de ces


digressions — la longue monographie historique des égouts de Paris 291. A
première vue, ce n’est qu’une compilation pittoresque. Son propos
ultime — emploi d’une mimésis du labyrinthe comme code pour
symboliser l’épreuve de purification, le passage à une vie nouvelle 292 (aussi
bien pour Jean Valjean que pour Marius) — ne devient manifeste qu’après
les six chapitres de « L’intestin de Léviathan ».
Comme compilation, elle serait donc, six chapitres durant, étrangère au
fait littéraire. C’est alors le rôle de l’humour de la littérariser en y faisant
paraître un auteur, donc une intention, donc un ordre autre que celui de la
contingence factuelle. L’humour n’est pas simplement variatio servant à
éviter la monotonie (cela, il l’est à la surface, au niveau stylistique), ou
captatio benevolentiae, maintenant le contact avec le lecteur, par exemple :

Tel était cet ancien Paris, livré aux querelles, aux indécisions et aux
tâtonnements. Il fut longtemps assez bête. Plus tard, 89 montra
comment l’esprit vient aux villes 293.

Tout est dans la transformation du proverbial comment l’esprit vient aux


filles. Les trois phrases de la citation sont engendrées et « justifiées »
téléologiquement par le jeu de mots qu’elles amènent 294. La forme a dicté
la pensée — ce qui est la définition même de la genèse du texte littéraire.
Au paragraphe suivant, l’humour résulte de la conversion comique 295
d’une digression morale : c’est-à-dire qu’il permet au roman de moraliser,
sans tomber dans un genre édifiant, dans l’essai moral ou philosophique. La
contamination est évitée parce que l’humour élimine, ou plus précisément,
négativise le sérieux, composante essentielle du genre de l’essai :

Quelquefois, l’égout de Paris se mêlait de déborder, comme si ce Nil


méconnu était subitement pris de colère. Il y avait, chose infâme, des
inondations d’égout. Par moments, cet estomac de la civilisation
digérait mal, le cloaque refluait dans le gosier de la ville, et Paris avait
l’arrière-goût de sa fange. Ces ressemblances de l’égout avec le
remords avaient du bon ; c’étaient des avertissements ; fort mal pris du
reste ; la ville s’indignait que sa boue eût tant d’audace, et n’admettait
pas que l’ordure revînt. Chassez-la mieux 296.

La description d’un problème d’urbanisme est subordonnée à la leçon et


au symbolisme. Le tout subordonné au narratif. L’histoire et la topographie
des égouts parisiens deviennent l’instrument du vraisemblable, puisqu’elles
ancrent l’épopée souterraine de la fuite de Jean Valjean dans la réalité,
ramenant ainsi cette épopée au genre roman. Le rôle des inondations, qui
est, au niveau du récit, de forcer l’administration municipale à prendre des
mesures d’assainissement, est traduit dans un code moral : l’inondation est
décrite comme un renvoi, et le renvoi comparé aux retours sur soi-même du
remords. Or cette assimilation de la boue et du remords, qui revient à
métaphoriser la société en une sorte de corps, puis d’âme collective, n’est
pas seulement une vue morale de la réalité. Dans la symbolique hugolienne,
l’égout est l’image des infamies cachées, du subconscient criminel et
refoulé de l’humanité — témoin, dans les Châtiments, le poème « L’égout
de Rome » 297. Enfin tout ce complexe de significations sérieuses est réalisé
dans un code amusant : le symbole demandait une animation ou
personnification des égouts, mais la personnification se fait en vocabulaire
de comédie (le verbe dont égout est le sujet est réservé aux intrus, aux
importuns, aux impertinents : l’égout se mêlait de déborder ; méconnu,
épithète pathétique du mérite ignoré, complique d’une parodie de l’humain
le contraste entre la gloire ensoleillée de Nil et l’immondice obscure de ce
qu’il recouvre). Comédie encore dans la personnification de la boue, et une
personnification en style élevé, dans le style réservé à la supériorité sociale
quand elle s’indigne de ces inférieurs qui ne savent pas rester à leur place.
Finalement, ce trait : la ville n’admettait pas que l’ordure revînt. Chassez-la
mieux. A première vue, énoncé badin des revendications de contribuables
peu satisfaits des services publics : en fait, ce bizarre chassez dans le
contexte de revenir ne peut qu’imposer en filigrane la lecture parallèle de
La Fontaine : chassez le naturel, il revient au galop. Mais alors, les
immondices sont l’équivalent ou le substitut du mot naturel : l’ordure est
donc dans la nature même de la société. Ceci n’a rien d’une satire explicite.
Ce n’est qu’une manière de dire, qui n’utilise que les éléments péjoratifs du
code employé à décrire. Elle ravale le symbolisme poétique au niveau d’une
constatation terre-à-terre, de réclamations d’administrés vitupérant leur
administration. Par conséquent, à un langage qui n’est pas une mimésis de
la réalité (le texte ne met pas vraiment en scène ces administrés), mais qui
la singe, imitant les procédés de cette mimésis tels qu’ils sont utilisés dans
le système du vraisemblable. L’humour, résultant donc du conflit formel
entre le système du symbolique et celui du vraisemblable, a pour fonction
d’intégrer le poétique au romanesque : il n’y a pas vraisemblabilisation (elle
ne serait pas nécessaire ici, puisque le texte relate un historique indépendant
de l’intrigue et étranger au roman), mais maintien de l’unité de ton, rappel
purement formel de la règle fondamentale du genre, qui est de raconter avec
vraisemblance. Ainsi, l’humour des digressions sert soit à littérariser des
composantes textuelles qui ne seraient pas littéraires en elles-mêmes, soit à
bloquer toute possibilité de glissement d’un genre à l’autre, de
contamination de l’œuvre par un genre autre que celui auquel elle
appartient.

L’HUMOUR NARRATIF

Le récit romanesque n’étant que la translation dans une séquence


temporelle des caractéristiques actantielles des personnages, c’est de
l’humour dans la présentation des personnages, de leurs actions et de leurs
réactions qu’il s’agit.
Il présuppose une référence implicite à la hiérarchie sociale telle que la
représente le roman gai 298 du début du siècle. Roman dont les
personnages — des simples, petites gens, petits bourgeois — sont comiques
parce qu’ils semblent les caricatures d’une société plus relevée. Partagent
leur sort les personnages d’originaux qui, destinés à devenir des
phénomènes révélateurs, dignes d’observation, commencent par être des
animaux curieux, bons à amuser le public. L’évolution se fera du particulier
au significatif, du trait forcé au détail souligné, et du détail en soi, si isolé
qu’il en est absurde, au détail intégré à des rapports et donc significatif. Ce
qui donne à sourire ou à rire dans le roman gai donnera à réfléchir dans la
roman réaliste. Et les personnages qui caricaturaient la classe supérieure à
laquelle tout lecteur aime s’identifier deviendront à ses yeux l’image naïve,
et par là attrayante, d’un monde parallèle au sien, à la fois inférieur et
semblable, donc susceptible de faire naître des émotions charitables. On
sera passé du pittoresque comique à l’humour comme signe à la fois de
réalisme et de prédisposition à une sympathie attendrie et condescendante.
On trouverait un aboutissement analogue dans les romans de Dickens.
De ce passage de la dévaluation comique du burlesque littéraire à
l’humour de sympathie, voici un exemple révélateur : « L’idylle rue Plumet
et l’épopée rue Saint Denis 299 ». Dans l’esthétique classique, ce transfert de
grands genres littéraires dans un décor de quartiers modernes et populaires
eût défini le burlesque. Mais, dans le contexte du romantisme, il n’y a plus
de burlesque, genre né de la violation d’un interdit formel, puisqu’il n’y a
plus d’interdit. L’idylle et l’épopée sont désormais possibles dans ces bas
quartiers. D’où l’inversion du rapport d’inégalité : au lieu que l’épopée soit
abaissée, et par conséquent comique parce que située rue Saint-Denis, c’est
la rue Saint-Denis qui s’élève à l’épopée. Les petites gens aussi sont
capables de grandeur. La condition humaine, dans tous les milieux, est
semblable, et partout proposée à notre admiration. Mais le contraste
stylistique demeure, et son effet : le contraste entre les noms de genres
nobles et les noms de rues qui ne le sont pas, reste comique. Mais d’un
comique vidé de son sens, et qui n’est plus que la marque formelle de cette
généralisation de l’humain, de cette réhabilitation des humbles. L’humour
est dès lors une des marques stylistiques du roman à thèse, ou plutôt de la
thèse dans le roman. Ici la marque réservée à la description de l’amour du
prochain chez les humbles : cela se vérifie dans des personnages comme le
père Fauchelevent ou dans des épisodes comme Gavroche recueillant,
logeant, nourrissant deux enfants abandonnés 300.
Par extension, l’humour devient la marque de l’humanité chez les non-
conformistes. Mgr Bienvenu en est un, puisque chrétien parmi les
catholiques de province : le style du récit le concernant oscille entre le ton
mystique et des notations comme il faisait durer trop longtemps ses
soutanes 301. Grandeur, vertu, bonté sont alors dénotées par la description de
caractéristiques inacceptables socialement 302. Ainsi de la monographie
consacrée à un bon roi, Louis-Philippe :

Il allait peu à la chapelle, point à la chasse, jamais à l’Opéra.


Incorruptible aux sacristains, aux valets de chiens et aux danseuses
(...). Il sortait avec son parapluie sous son bras, et ce parapluie a
longtemps fait partie de son auréole. Il était (...) un peu médecin ; il
saignait un postillon tombé de cheval ; Louis-Philippe n’allait pas plus
sans sa lancette que Henri III sans son poignard. Les royalistes
raillaient ce roi ridicule, le premier qui ait versé le sang pour guérir 303.

Du portrait humoristique d’un personnage découlent des séquences


événementielles, un conditionnement du récit. Le héros humorisé est pour
ainsi dire polarisé négativement. La séquence narrative qui résulte de cette
polarisation consiste alors à montrer son évolution jusqu’à un pôle positif.
Ainsi Marius amoureux est-il dépeint dans les premières naïvetés de sa
passion d’une manière caricaturale, ou qui le serait si le choix des détails
plaisants n’était compensé par une chaleur de sympathie. A partir de là,
Marius est peu à peu héroïsé, Cosette peu à peu angélisée, jusqu’à ce que la
description de leur amour atteigne, par une élévation progressive, à la scène
quasi allégorique d’une nuit nuptiale mystique 304. Prenons le cas d’un
personnage nul, le portrait de M. Mabeuf, homme pauvre, insignifiant,
racheté à peine de sa niaiserie par sa passion pour les beaux livres et pour le
jardinage, mais bon passivement :

Il allait à la messe plutôt par douceur que par dévotion, et puis parce
qu’aimant le visage des hommes, mais haïssant leur bruit, il ne les
trouvait qu’à l’église réunis et silencieux. Sentant qu’il fallait être
quelque chose dans l’État, il avait choisi la carrière de marguillier. Du
reste, il n’avait jamais réussi à aimer aucune femme autant qu’un
oignon de tulipe ou aucun homme autant qu’un elzévir 305.

Donc un innocent, mais assez égoïste, mais stérile, mais inutile.


Polarisation négative confirmée par une prolifération de miroirs de ce vide,
personnages satellites de Mabeuf, qui ne sont que des variantes de la
fonction qu’il incarne dans la syntaxe du récit.
Car, de même qu’il forme un paradigme unique de tous les titres qu’il
affecte, l’humour établit des rapports d’équivalence entre des objets ou des
personnages séparés. La servante de M. Mabeuf à son tour est décrite ainsi :

La pauvre bonne vieille femme était vierge. Sultan, son matou, (...)
avait rempli son cœur et suffisait à la quantité de passion qui était en
elle. Aucun de ses rêves n’était allé jusqu’à l’homme. Elle n’avait
jamais pu franchir son chat. Elle avait, comme lui, des moustaches 306.

L’humour du portrait est doublement négatif. D’une part, il inverse le


cliché servante au grand cœur 307. D’autre part, il répète parodique-ment le
premier énoncé de timidité (aucun de ses rêves n’était allé jusqu’à
l’homme) sous la forme elle n’avait jamais pu franchir son chat, et, comme
pour le parallélisme Jean Valjean/Fauchelevent, l’impossibilité de lire l’une
des formules sans la comparer à son homologue polarise leur opposition
stylistique, et renforce l’effet du trope. Négativation aggravée encore du fait
que le thème, sur le plan sémantique, de tout ce que deux êtres qui s’aiment
ont en commun (ou sa variante : deux êtres qui s’aiment finissent par se
ressembler — qui se ressemble s’assemble) est actualisé sur le plan lexical
par sélection du détail physique qui annule deux sèmes essentiels (beauté,
féminité) du mot femme pris dans son acception positive : elle avait, comme
lui, des moustaches.
Or cette humorisation de la servante de M. Mabeuf transforme celle-ci en
un attribut de ce dernier. Attribut au sens qu’a le mot dans l’allégorie :
c’est-à-dire, être ou objet appartenant au personnage allégorique (le paon de
Junon, la balance de la Justice) et qui permet d’identifier ce personnage, de
traduire l’allégorie en passant du visuel au conceptuel (de la balance à
équité, et, par métonymie, à justice). La servante explique son maître.
Asexuée ou désexuée, mais sans tragédie, elle devient pour ainsi dire la
confirmation du vieux garçon invétéré qu’elle sert. Elle ne complète pas
seulement son bien modeste train de maison, elle complète et confirme sa
psychologie. L’humour exprime donc implicitement, au niveau du style, par
le détour d’un portrait, ce que le texte exprime explicitement pour
conclure : Sa servante était, elle aussi, une variété de l’innocence.
Si cette formule, en particulier le mot variété, ne suffisait pas à prouver le
bien-fondé de cette lecture, un autre personnage viendrait à point nommé
nous rassurer, puisque le chat est l’attribut de la servante, comme elle-même
est l’attribut de M. Mabeuf. Le matou, en effet, confirme derechef le sens
du personnage accessoire, et, d’un reflet à l’autre, celui du personnage de
Mabeuf. Car Sultan est un chat coupé, donc asexué, et une fois de plus
l’homologie est indiquée par le moyen de l’humour — expansion
euphémistique et conversion comique de coupé : son matou, qui eût pu
miauler le Miserere d’Allegri à la chapelle Sixtine 308.
L’humour est la marque à laquelle nous reconnaissons que trois
personnages contigus et liés entre eux métonymiquement sont trois
métaphores synonymes. Toutes trois sont les variantes d’une même
structure, structure qu’on peut définir comme l’inversion du signe plus en
signe moins dans la représentation de la vie. Mabeuf, sa servante et le chat
de celle-ci sont trois signes de vie vidés de sèmes essentiels comme amour
(puisque sans objet) et désir (car infécond). A partir de cette polarisation, le
récit bâtit une intrigue dont tout le propos est de métamorphoser Mabeuf
coûte que coûte en son contraire. Cet égoïste sénile mourra héros de
l’amour de l’humanité, ce vieux mouton (p. 728) sera l’agneau du sacrifice,
son histoire se résumant à passer du vide à la plénitude morale, d’une
modeste tour d’ivoire à l’engagement politique : poussé par la misère, il se
suicidera en s’exposant aux balles sur la barricade, suicide calculé pour
galvaniser les insurgés. L’humour est donc le point de départ d’une
déduction narrative : du concept homme négativisé — le bonhomme
Mabeuf —, le récit dégage la variante positive, le concept Homme
hyperbolysé : Mabeuf martyr.
Si l’on était tenté de trouver quelque invraisemblance à un retournement
si total du personnage, il n’en serait que plus révélateur, et comme la preuve
par neuf de cette fonction d’engendrement du récit. Les rapports de
l’humour et du sublime ont été souvent mis en lumière, mais dans leur
simultanéité 309. Il faut donc souligner que, dans le narratif romanesque,
cette simultanéité devient successivité, ou plutôt transformation de l’un
dans l’autre.
L’humour des titres et des digressions, parce qu’il assure la littérarité du
texte, contrôle les réactions du lecteur et dénote la présence de l’auteur, est
le signifiant de l’intention, quelle qu’elle soit. L’humour du récit, en
revanche, est orienté. Dans le cas particulier des Misérables, il définit le
roman comme l’épopée d’une transfiguration du petit en grand, du mal en
bien, du personnage en héros, conformément à la théorie freudienne de
l’humour. Il permet d’observer au niveau verbal comment des structures
sémantiques — ici, tout ce qui relève de l’idéalisme hugolien — régissent
sur le plan des signifiants, du texte, l’engendrement du narratif.
11. Le poème comme représentation :

une lecture de Hugo

Que faut-il entendre par représentation, dans quel sens peut-on parler de
description, de peinture dans un texte littéraire ? Quels sont les rapports de
la mimésis et de la littérarité ? Depuis Auerbach, c’est surtout par l’étude du
réalisme, et du réalisme dans le roman, qu’on cherche à répondre à ces
questions. Ce qui est naturel puisque l’authenticité est l’un des critères de
l’esthétique romanesque, l’aptitude à créer l’illusion du vrai (et, dans le cas
du réalisme, d’un vrai à la portée de tous, vérifiable dans l’expérience
quotidienne). La poésie a été négligée, sans doute parce que son esthétique
demande une transmutation — sublimation ou simple décalage de
l’expression. D’ailleurs, l’altération de la fonction référentielle, qui
caractérise toute expression littéraire, y est plus aisément démontrable
qu’en prose 310.
Cependant, les lecteurs, et la critique traditionnelle, appliquent d’instinct
à l’énoncé poétique le même critère qu’à l’acte de communication normal,
qu’à l’emploi utilitaire de la langue : on compare le poème avec la réalité.
On parle de vérité, comme dans le cas de la mimésis romanesque, de
ressemblance, de justesse frappante. Ou, au contraire, d’impropriété de
l’expression, de vague dans la description, d’audace ou d’obscurité dans
l’image, de fantaisie. La réaction au poème oscille entre un constat de
fidélité au réel et un constat d’infidélité. Des jugements de valeur se fondent
sur ces constats, et c’est l’esthétique en cours qui les oriente. Tantôt on
admire la fidélité du trait, tantôt on n’y veut voir qu’une copie servile. Il en
va de même à l’égard de la représentation infidèle : mais qu’elle soit libre
fantaisie ou, selon une autre école, imagination déréglée, c’est dans les deux
cas parce que le texte dérange le réel 311, ou dépasse le possible, cet
analogue du réel. Donc, quelle que soit l’interprétation, elle présuppose que
les choses sont la pierre de touche des mots : tout l’effort de la philologie a
été de reconstituer des réalités disparues, de crainte que le poème ne meure
avec sa référence.
A première vue, le recours à la réalité semble d’une validité indiscutable,
si le texte est « figuratif », s’il se présente expressément comme une
description. De même dans le cas de l’image : s’il s’agit d’une
représentation partielle, comme la métonymie ou la synecdoque, le lecteur
doit être en mesure de la compléter à partir d’un détail, et il ne peut la
compléter que s’il y a consensus sur la forme des choses auxquelles il est
fait allusion ; s’il s’agit d’une représentation double, comme la comparaison
ou la métaphore, une ressemblance doit être perceptible entre le véhicule et
la teneur de l’image.
Pourtant, en dépit de toutes ces bonnes raisons, la comparaison du poème
avec la réalité est une approche critique d’efficacité douteuse : elle aboutit à
des conclusions sans pertinence, car elle reste en deçà ou en dehors du
texte. Toutefois, même si le recours à la réalité n’est qu’une rationalisation
inexcusable chez le critique, cette même rationalisation est une des
modalités de la relation entre texte et lecteur, laquelle constitue le
phénomène littéraire. Il faut donc essayer d’en rendre compte.
Je prendrai pour exemple un poème complet et plusieurs extraits de
Victor Hugo : ils sont comparables, étant des variantes d’une même
structure thématique 312 (en l’occurrence, l’une des structures qui organisent
le thème du temps). Le poème est « Écrit sur la vitre d’une fenêtre
flamande 313 » :

J’aime le carillon de tes cités antiques,


O vieux pays gardien de tes mœurs domestiques,
Noble Flandre, où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et s’accouple au Midi !
Le carillon, c’est l’heure inattendue et folle,
Que l’œil croit voir, vêtue en danseuse espagnole,
Apparaître soudain par le trou vif et clair
Que ferait en s’ouvrant une porte de l’air.
Elle vient, secouant sur les toits léthargiques
Son tablier d’argent plein de notes magiques,
Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux,
Sautant à petits pas comme un oiseau joyeux,
Vibrant, ainsi qu’un dard qui tremble dans la cible ;
Par un frêle escalier de cristal invisible,
Effarée et dansante, elle descend des cieux ;
Et l’esprit, ce veilleur fait d’oreilles et d’yeux,
Tandis qu’elle va, vient, monte et descend encore,
Entend de marche en marche errer son pied sonore !

Une indication de date et de lieu au bas du texte le présente comme


l’expression versifiée d’un souvenir de voyage, description d’une chose vue
et entendue. Les exégètes hugoliens sont unanimes à analyser le poème par
rapport à la réalité. Tous s’étendent sur l’art avec lequel Hugo a su
transposer des sensations auditives en sensations visuelles, superposer deux
ordres du réel. Tous l’admirent d’avoir eu l’imagination de personnifier la
sonnerie de l’heure, c’est-à-dire, une fois de plus, de décrire une réalité par
l’autre, l’inanimé par l’animé 314. L’imagination d’ailleurs se mesure à la
distance qui sépare le sens commun (la chose vue) et la représentation
poétique (la chose « visionnée »), celle-ci étant née de fragments du réel :
on nous dit que le poème est un parfait exemple de ces « personnifications
dictées par la fantaisie du poète, qui s’empare d’un mouvement, d’une
attitude, d’une ressemblance de forme, pour créer autour d’eux un mythe
dont la gracieuse inspiration tient du conte de fées 315 ». Malheureusement,
ce raisonnement nous entraîne hors du texte, puisqu’il fait appel à des faits
de genèse ; ainsi les commentateurs croient-il éclairer le poème en le
rapprochant des diverses circonstances où il fut donné à Hugo d’entendre
sonner l’heure Flandre. Or les circonstances de la composition d’un texte ne
sauraient expliquer nos réactions à ce texte sous sa forme définitive : seul
compte pour nous ce qui est encodé. Car ce n’est pas la réalité extérieure
qui est poétique, mais la manière dont elle est décrite, et dont elle est
« vue » à partir des mots. Le poème n’est pas un aboutissement, mais un
point de départ. Supposer que, pour bien lire un poème descriptif, il faut
connaître d’autres descriptions de la même réalité, c’est supposer que ce
poème est un échec, puisqu’il ne suffit pas à nous faire voir.
Quant à la transposition de l’auditif au visuel, il s’agit bien d’un fait
textuel, entièrement encodé : il est donc pertinent à l’analyse. Les critiques,
toutefois, au lieu de déterminer les modalités de l’encodage dans ce cas
particulier, ne pensent qu’à ramener le phénomène à une catégorie générale
(ils le classent parmi les correspondances, le rapprochant, par exemple, dans
le même recueil, de « Que la musique date du XVIe siècle ») ; puis ils
reconstituent à partir de cette généralisation la psychologie de l’auteur, ce
qui est encore sortir du poème : « Cette transposition visuelle d’une
impression auditive n’étonne pas de V. Hugo, qui a un sens visuel
infiniment plus développé que le sens auditif proprement dit. Cette faiblesse
qu’il partage avec les poètes français des deux premiers tiers du XIXe
siècle, il la corrige par une brillante débauche d’imagination », écrit Jean-
Bertrand Barrère 316, reprenant, à peu de chose près, les conclusions
d’Edmond Huguet à propos de l’ensemble de l’œuvre hugolien 317. Pareilles
caractérisations, même si on les rapportait à des faits du texte, au lieu d’en
déduire un portrait de l’auteur, ne sauraient être qu’un plus petit commun
dénominateur pour d’innombrables faits de style. Elles ne nous renseignent
pas sur les fonctions variées qu’ils remplissent dans les textes où ils
figurent. Elles ne nous disent rien de ce qui fait le caractère unique, la
personnalité, pour ainsi dire, du poème.
On ne peut atteindre cette spécificité qu’en décrivant les combinaisons
verbales qui captivent l’attention du lecteur et contrôlent son décodage du
poème. La complexité de ces combinaisons est telle, dans chaque cas,
qu’elle ne peut être qu’unique — forme caractéristique d’un poème et d’un
seul.
Pour dégager ce caractère unique, l’analyse doit se fonder sur le fait que
le texte est un point de départ. Inversant sa démarche traditionnelle, qui va
de la chose représentée à la représentation, elle montrera comment la
représentation crée la chose représentée, comment elle la rend
vraisemblable, c’est-à-dire reconnaissable et satisfaisante à la lecture. Elle
montrera que le lecteur n’a pas besoin de se référer à son expérience du réel
(laquelle peut être inadéquate), parce qu’il lui suffit pour comprendre et
pour voir de se référer au code linguistique (dont il a une expérience
adéquate par définition, sans quoi il ne serait pas lecteur).
Je voudrais donc proposer une lecture qui ne tienne compte que des mots
et de leur collocabilité, qui fasse voir comment ils se déclenchent, pour
ainsi dire, les uns les autres, pour aboutir à une mimésis convaincante parce
que chacune de ses composantes lexicales est fortement « motivée » par la
combinaison des séquences verbales qui la précèdent. On ne verra pas dans
cette lecture une étude de genèse : l’auteur, les circonstances de la
composition ne sont pas invoqués ; je ne cherche pas non plus à découvrir
dans quel ordre le poème a été écrit, et au prix de quelles retouches. Il n’est
question que de constater comment les phrases, à mesure qu’on les
déchiffre, semblent engendrées de manière nécessaire ; de constater
comment l’énoncé, loin de se modeler sur un objet non verbal, se plie aux
impératifs d’associations sémantiques et formelles entre les mots.
Associations qui limitent étroitement les options offertes, pour chaque point
de l’énoncé, au déroulement ultérieur de la phrase. Associations
stéréotypées, reconnaissables à la lecture : la description n’est pas vraie par
rapport à la géographie et à la sociologie du nord de la France ; elle est
vraie parce qu’elle se conforme à une mythologie que le lecteur porte en lui,
faite de clichés et de lieux communs. Le poème est poétique non pas à
cause d’une espèce d’exotisme des nuits flamandes, mais à cause de son
symbolisme, symbolisme qui résulte de l’actualisation d’une structure
thématique, elle-même combinée à des structures lexicales. La
représentation est efficace, non parce qu’elle est « ressemblante », mais
parce que, chaque mot étant surdéterminé par la combinaison des structures
et perçu en fonction de leurs modèles préétablis, tout se passe comme si
l’arbitraire du signe était annulé.
Tout, en effet, dans le poème est issu des enchaînements de mots que
déclenche carillon dès le premier vers. Carillon dénote une sonnerie de
cloches 318, et une sonnerie gaie — « L’heure en prenant son vol rit dans les
carillons 319 » — puisqu’elle est définie sémantiquement par opposition à
glas, et à tocsin. C’est une sonnerie dont les variations, la mélodie,
contrastent avec la régularité du glas et du tocsin, bref une fantaisie sonore.
La représentation allégorique du carillon résulte de la convergence de ces
sèmes (musicalité, gaieté, fantaisie), du fait que le mot heure, auquel
carillon est lié métonymiquement, est un mot féminin, et enfin de ce que
l’allégorie conventionnelle de l’Heure est une jeune déesse. La musique du
carillon devient donc celle d’une danse de l’Heure, d’abord parce que le
carillon est une danse des cloches, mais surtout parce que le motif du Ballet
des heures est déjà un lieu commun de la mimésis du Temps (on se rappelle
que c’est le premier titre de l’Artémis de Nerval 320). Ce motif est lui-même
né de deux transpositions : celle du féminin grammatical en féminité
mythologique ; celle de la rotondité du cadran en ronde des Heures
personnifiées. Cette dernière transposition est d’autant plus « vraie » et
nécessaire que la danse en rond est un stéréotype descriptif des personnages
mythologiques féminins dépourvus d’identité individuelle, comme les
nymphes, ou n’apparaissant qu’en groupe, comme les Grâces. Hugo lui-
même nous en donne un exemple dans un petit exercice sur le thème de
« Midi, roi des étés » : Les heures, groupe las, ne dansent plus en rond 321.
La déviation de danseuse en rond à danseuse tout court, et sa
particularisation en danseuse espagnole sont fonction du décor dans lequel
les premiers vers soulignent expressément l’influence castillane 322.
La mimésis musicale abonde en métaphores telles que gamme
descendante (qui a elle-même engendré une métaphore du déclin moral ou
physique) et monter la gamme ; la gamme elle-même est définie comme
une échelle musicale. L’image de l’escalier est donc une transformation de
gamme — engendrement irrésistible, à en juger par d’autres textes.
L’image, par exemple, apparaît à un stade encore embryonnaire de son
développement, suggérée métonymiquement par l’union des deux verbes de
mouvement dans cette phrase de Hugo : la riche gamme qui descend et
remonte sans cesse les sept cloches de Saint-Eustache 323. L’image apparaît
complètement développée, y compris le personnage engendré par les verbes
de mouvement, dans cet autre passage où Quasimodo sourd regarde
l’octave palpitante monter et descendre sur cette échelle sonore comme un
oiseau qui saute de branche en branche 324. Cette image et celle de notre
poème ont une structure métaphorique identique :

... l’esprit, ce veilleur fait d’oreilles et d’yeux,


Tandis qu’elle va, vient, monte et descend encore,
Entend de marche en marche errer son pied sonore !

L’oiseau et la danseuse sont interchangeables, et leurs systèmes


associatifs le sont aussi : si l’on remplace oiseau par danseuse, on doit aussi
remplacer branche par marche. Le contenu des cases lexicales du syntagme
change selon le système associatif. Par contre, le syntagme demeure intact,
car sa géométrie de relations syntaxiques correspond à la géométrie de
relations sémantiques que postule la réduction de carillon au sème
« gamme ». C’est à ce sème que correspondent les verbes monter et
descendre, inséparablement unis afin de représenter en termes de
mouvement la totalité de la structure sémantique « échelle diatonique » (va-
et-vient vertical). Les verbes engendrent nécessairement un sujet (le
personnage oiseau ou danseuse) et des compléments (le décor de ce
personnage : branches ou marches) : ces fonctions inchangées assurent la
synonymie des variantes lexicales qui les actualisent (que le véhicule
métaphorique soit branches ou marches, par exemple, dans les cases X de
la construction de X en X, le contexte « gamme » indique qu’il correspond à
la teneur note de musique). Ce que l’image a de convaincant, ce qui en elle
entraîne l’adhésion du lecteur tient simplement au caractère irrésistible de
sa « logique » verbale : elle n’est pas autre chose qu’une phrase qui déroule
le long du texte les potentiels sémantiques d’un mot initial.
Deux de ces potentiels sont, on vient de le voir, les sèmes musicalité et
gaieté, leur capacité générative étant elle-même orientée, canalisée par le
fait que carillon n’est que le véhicule métonymique d’une teneur qui a ses
propres potentiels, l’Heure. Nul besoin pour percevoir l’effet de carillon
d’avoir entendu des cloches carillonner, et encore moins de connaître le cas
particulier des mélodies, carillonnées, dans certaines régions, avant la
sonnerie de l’heure : il suffit de connaître le code, c’est-à-dire les sèmes de
carillon et les valorisations qui s’y attachent. On objectera peut-être que
cette indépendance du mot par rapport aux choses est quasi inimaginable
dans ce cas, puisque le son des cloches est un fait d’expérience quotidienne.
Mais cette expérience varie avec les lecteurs, et sa perception avec leur
humeur ou leurs habitudes 325 tandis que les stéréotypes verbaux où entrent
les signifiants groupés autour de cloche sont communs à tous et varient fort
peu. Il suffit de réfléchir à des expériences plus limitées pour constater
combien la connaissance de la réalité est une condition illusoire de notre
compréhension des mots. Qui n’a jamais veillé au chevet d’un mourant n’en
est pas moins sensible à la force évocatrice du mot râle 326. Aucune
expérience des bruits de la nuit africaine n’est requise pour saisir rire
d’hyène dans toute sa force : d’hyène est simplement perçu comme le
superlatif d’un sens particulier et d’une valorisation négative de rire, parce
qu’il y ajoute un sème d’animalité, et surtout le contamine de l’étrangeté
morphologique de hyène par rapport au lexique français ; l’animal est
barbare comme le ptérodactyle est préhistorique et monstrueux — sur le
plan de l’orthographe pour commencer. Semblablement, carillon flamand
(et carillon dans le contexte des trois premiers vers de notre poème) ne
signifie « cloches belges » que secondairement : son sens premier et sa
fonction en contexte, c’est d’être un superlatif élogieux. Sur le plan des
mots, l’adjectif flamand ne localise pas carillon géographiquement : il
l’hyperbolise. Tout comme pourpre de Tyr ne signifie pas seulement
pourpre importée de Phénicie, mais la pourpre la plus purpurine ; et comme
tigresse d’Hyrcanie ne dénomme une espèce localisée géographiquement
(et historiquement) que pour le lexicographe : dans la représentation
littéraire, de Virgile à Racine, c’est l’hyperbole de la cruauté féminine ou de
la maternité agressivement protectrice ; et comme froid polaire est plus près
de froid de canard que de Pôle. A ceci deux raisons — premièrement, une
loi générale du style, que je formulerais ainsi : toute particularisation d’un
signifiant par rapport aux autres membres d’un paradigme de synonymes
fonctionne, sur l’axe syntagmatique, comme hyperbole de son signifié
métaphorique (teneur) 327 ; deuxièmement, une loi de collocabilité : carillon
reçoit sa valorisation positive de son emploi stéréotypé dans des contextes
où le décor flamand symbolise certaines vertus 328 — les mots associés à
Flandre, Pays-Bas, etc., étant généralement mélioratifs dans la mythologie
française moderne 329.
Le système descriptif engendré par carillon comporte des mots comme
vibrations sonores 330, des clichés comme sons argentins et sonorités
cristallines 331. Or les adjectifs argentin et cristallin (ou les compléments
d’argent, de cristal) permettent une valorisation positive, puisqu’ils
présupposent une comparaison avec des signifiés nobles dans le code
« métal » et le code « minéral 332 ». C’est pourquoi ils sont sélectionnés par
les connotations joyeuses du carillon, comme dans ces proses de Hugo : un
ravissant carillon... un carillon fin, léger, cristallin, fantastique, aérien, et
aussi : sonneries... ailées, légères et sifflantes de la cloche d’argent 333. Si la
sonnerie était un tocsin appelant aux armes, les sons de la cloche seraient de
bronze ou d’airain, métaux des armes poétiques 334. Si la cloche tintait dans
un clocher de village, elle serait enrouée comme le gosier d’un rustre 335. Si
la cloche n’est que la clochette toute prosaïque d’un portail de jardin
bourgeois, le fer vulgaire suffira (Proust nous fait entendre son grelot qui
étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé 336).
Mais enfin c’est d’un carillon qu’il s’agit, et, du coup, l’escalier de scène de
music-hall qui concrétise la gamme montante et descendante devient un
frêle escalier de cristal invisible.
Les adjectifs d’escalier et de cristal sont aussi rigoureusement
conditionnés que les grandes articulations de l’énoncé. En vertu de la règle
de l’épithète de nature, qui veut que l’adjectif répète explicitement une
caractéristique déjà implicite dans le nom, l’escalier est rêle comme Ulysse
est rusé, les mers, profondes, et le torrent, rapide, puisque cristal a une
connotation de fragilité. De même, le cristal est invisible, parce que
l’invisibilité dans ce contexte exprime hyperboliquement la transparence
parfaite du cristal (qui, dans d’autres contextes, exprimerait l’idée de pureté
en code « minéral », mais qui, ici, ne fait que confirmer et mettre en relief la
cristallinité de ce cristal). Invisible fonctionne aussi comme explication du
caractère imaginaire de la vision 337 ; l’adjectif annule le sème visibilité que
présente tout signifiant du système descriptif de l’architecture 338. Ce
phénomène d’annulation est exactement l’inverse de la règle de l’épithète
de nature, et il n’est nullement limité à la représentation de l’imaginaire :
c’est un oxymoron comme doux-amer ou soleil noir. Porte de l’air en est un
autre exemple. La combinaison hauteur (beffroi d’où tombe le son),
architecture (résultant de « gamme ») et imaginaire fait que porte engendre
de l’air. Ainsi est assurée l’interprétation métaphorique de porte, tous les
sèmes d’air pesant contre ceux du système de porte : tout ce qui est aérien,
souffle, mobile, exclut l’immobilité minérale, ancrée au sol, de
l’architecture 339.
On a toujours rattaché l’épithète de nature et l’épithète antithétique à
l’usage de certaines écoles. A tort, me semble-t-il ; il faut plutôt y voir deux
manifestations d’une règle qui gouverne le déroulement de la phrase
descriptive en poésie : après un nom, elle n’a d’alternative qu’entre deux
extrêmes sémantiques 340. Le substantif engendre un adjectif (ou groupe
adjectival) qui est soit tautologique (comme je viens de l’indiquer à propos
de l’épithète de nature), soit oxymorique (c’est-à-dire que l’adjectif annule
certains sèmes du substantif, sinon tous, au lieu de les expliciter comme
dans le cas précédent.
La valorisation résultant des connotations de carillon s’applique aussi
bien au personnage qu’à son décor ; c’est-à-dire que, dans un code différent,
inattendue et folle ont un rôle analogue à celui d’invisible : ils réalisent
métaphoriquement des sèmes de carillon, c’est-à-dire la fantaisie de la
mélodie et ce que cette fantaisie a de déconcertant. La comparaison avec
l’oiseau, qui renforce déjà danseuse comme représentation de la gamme 341,
contribue aussi à la valorisation : cette fonction est indiquée par
l’engendrement tautologique de joyeux (ici encore la référence est verbale :
l’oiseau réel n’est ni joyeux ni triste, mais l’oiseau représenté est associé à
chanson et à printemps, métonymes de joie, et il participe de l’innocence
conventionnelle de toute mimésis bucolique, à condition, bien sûr, d’être
petit oiseau, et non oiseau de proie 342.) Comme décor et personnage sont
également issus de carillon, la séparation entre le code « architecture » et le
code « danseuse » n’est pas absolue. On observe des interférences : vif, dans
trou vif et clair, appartient plutôt à la série « danseuse ». Il y représente un
sème de fantaisie musicale et renforce par conséquent soudain, lequel est
engendré par inattendue. D’autre part, porte engendre la notation de clarté :
une porte doit être ouverte ou fermée, et dans le premier cas elle doit
s’ouvrir sur une lumière ou sur des ténèbres — or seule la lumière, dans ce
contexte, est positive, et c’est donc clair qui est sélectionné. Les deux
séquences convergent alors, car il existe un cliché lumière (clarté) vive, où
vif, correspondant au sème éclat, est aussi mélioratif 343 que lorsqu’il
correspond au sème vivacité. La valorisation est donc surdéterminée par
deux codes à la fois.
Considérons maintenant la représentation de la danseuse. Le personnage
constitue un sous-système dont le texte ne donne que des fragments : sa
structure n’est autre que ce qu’on pourrait appeler la grammaire des
signifiants de l’allégorie. L’Heure, ayant été personnifiée, forme le véhicule
d’une métaphore du carillon. Par conséquent, les mots exprimant sonorité,
vibrations, notes musicales, etc., qui, dans une description littérale,
n’auraient entre eux que des rapports grammaticaux, sont ici arrangés selon
le modèle de l’anatomie du personnage allégorique : membres, mouvements
corporels, costume fournissent le lexique et restreignent les possibilités
syntaxiques. Les décalages par rapport à ce modèle ont un sens autant que
les mots eux-mêmes : si les verbes de mouvement alternatif correspondent à
« gamme », leur accumulation (va, vient ; monte et descend encore ; errer)
exprime derechef « fantaisie ». Vibrer est surdéterminé par son
appartenance au système du personnage (vibration nerveuse) et à celui du
carillon à la fois, la substitution du contexte véhiculaire au contexte de
teneur suffisant à énoncer la métaphore. La comparaison issue de vibrer est
un cliché (comme une flèche dans la cible 344), ce qui la rend aussi
contraignante pour l’imagination qu’un engendrement tautologique. Le
cliché est transposé en style élevé 345 : il continue donc la séquence de
valorisation positive.
Or, dans cette allégorie, un détail amusant ne peut s’expliquer
entièrement par les restrictions du code métaphorique ni par les impératifs
du sous-système danseuse espagnole :

Elle vient, secouant sur les toits léthargiques


Son tablier d’argent plein de notes magiques,
Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux.
On pourrait n’y voir que la transposition visuelle d’une dualité
psychologique : le Nord et le Midi coexistent dans le tempérament flamand,
d’où la tension intérieure entre nature flegmatique et tendances
passionnelles. Référence à une mythologie, sans doute, mais déjà encodée
dans des clichés organisés en un modèle narratif ou descriptif : Balzac
mariant Balthazar Claës à la descendante voluptueuse 346 de grands
d’Espagne n’a fait que réaliser le potentiel narratif. Mais ce lieu commun,
ce sont les premiers vers du poème qui l’expriment et, de toute façon, ils
l’interprètent dans le sens d’une union harmonieuse des deux principes
complémentaires (le Nord se réchauffe engourdi/Au soleil de Castille et
s’accouple au Midi). Nous sommes loin du mauvais tour joué aux
dormeurs. D’autre part, le choix du tablier d’argent ne semble pas aussi
efficace, pour exprimer la vibration sonore, que le seraient des talons
d’argent, voire des claquettes d’argent. On ne voit pas enfin de convergence
entre le système de la teneur et celui du véhicule qui rende le mot
nécessaire et juste. Cette convergence, on l’observerait chez Proust. Il décrit
la petite phrase de la sonate de Vinteuil en utilisant précisément
l’équivalence argent = « sonorité agréable » : lui aussi a recours à une
allégorie de danseuse, mais la sienne est harnachée d’argent, toute
ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces 347. L’adjectif
harnachée est surdéterminé, car il appartient autant au système descriptif de
la femme en robe de gala (rappelons-nous la duchesse de Guermantes « en
cheval de corbillard ») qu’à celui des sonnailles et des grelots d’un harnais
de cheval.
La surdétermination, pourtant, n’est pas absente : seulement son
mécanisme est différent. L’anomalie, en effet, s’explique — le tablier
comme la farce dont il est l’instrument — si l’on y reconnaît la variante
d’une structure qui n’est plus celle d’un système descriptif et qui n’est plus
au niveau du lexique, mais bien une structure thématique. Son invariant
correspond à un symbole récurrent dans d’autres poèmes.
Si tablier a été engendré par le modèle descriptif du personnage, c’est
parce que les notes magiques ne sont pas décrites comme sons, mais comme
choses tangibles, lourdes même, susceptibles en tout cas d’être jetées à la
tête des gens pour les réveiller. Tablier est donc le mot qui convient : dans
les descriptions stéréotypées de la femme, le tablier relevé et noué sert de
poche à recevoir, par exemple, la cueillette 348. Et elle le secoue, si elle veut
faire tomber ce qu’elle porte. Ici, du bruit. Cruelle plaisanterie, mais que ces
dormeurs croupissant dans leur province méritent bien puisqu’ils sont
ennuyeux, puisque ce sommeil qui envahit le décor (toits léthargiques)
symbolise la stagnation de l’esprit, puisqu’il est, à la lettre, une perte de
temps, de la vie gaspillée : en vérité, ce réveil en sursaut n’est autre chose
qu’une version plaisante du carpe diem horatien, du esto memor
baudelairien.
L’interprétation paraîtra peut-être forcée : on pourrait penser que le
poème ne fait que réaliser un cliché de la mimésis de
l’insomnie — l’opposition dormeur/bruit répété, où l’obstination du
dormeur à vouloir dormir n’a d’égale que celle du bruit à le réveiller 349. Le
potentiel comique du réveil malencontreux est évident. A plus forte raison
si la lourdeur du sommeil est poussée jusqu’à la caricature, ce qui est le cas
lorsque le dormeur est flamand, puisqu’il y a un lieu commun de la lourdeur
flamande ; et c’est justement ce lieu commun que le poète a explicité dans
la prose où il note les premières impressions qui ont inspiré « Écrit sur la
vitre... ». Mais les souvenirs de voyage n’ont retenu des cloches originelles
que l’impression musicale : Ce carillon me faisait l’effet de chanter à cette
ville de magots flamands je ne sais quelle chanson chinoise ; puis il se
taisait et l’heure sonnait gravement 350. Et ces dormeurs belges (la scène se
passe à Mons) continuent à dormir ; la sonnerie du carillon et celle de
l’heure sont nettement séparées, et ceci jusque dans leur style : l’ambiguïté
de gravement éloigne tout à fait cette heure « réelle » de l’Heure
représentée dans le poème. La déviation de la mimésis poétique par rapport
à la mimésis « réaliste » révèle la présence de la structure thématique. Si
l’heure est moqueuse et sans pitié, si elle laisse tomber des sons qui sont
moins des notes musicales que des projectiles pour rire, c’est que carillon
dans le texte ne désigne pas le carillon de Mons, lequel est une sonnerie
distincte qui accompagne les coups sonnés par l’horloge : carillon élimine
cette différence pour n’être que l’hyperbole stylistique d’heure (sonnant), et
celle-ci n’est elle-même qu’une représentation métonymique du Temps.
Le passage du Temps, en effet, peut être représenté indirectement, par la
dégradation de ce qu’il touche, des hommes, de leurs monuments, de leurs
amours. Mais, s’il est représenté directement, sa marche irrésistible sera
symbolisée par les mouvements ou les pièces mobiles des instruments qui
servent à le mesurer : écoulement du sable dans le sablier, de l’eau dans la
clepsydre, course des aiguilles sur le cadran de l’horloge, avec des
variations comme le recours au tic-tac de la pendule pour évoquer la
marche implacable des minutes 351, au bruit du balancier pour rythmer
l’approche de la mort, aux sonneries pour annoncer qu’un instant de plus a
été gaspillé sans retour. L’horloge chez Hugo l’emporte sur les autres
symboles. Son système descriptif est limité à des signifiants qui
correspondent littéralement, métaphoriquement ou métonymiquement aux
signifiés « heure », « sonnerie », « cadran », « aiguilles ». Des personnages
directement affectés par le passage du temps en représentent les ravages :
spectateurs (ils voient le cadran) ou auditeurs (ils écoutent l’heure sonner).
Leurs rapports avec l’horloge sont donc indiqués par des verbes de
perception.
Ce lexique d’horloge se répartit selon les coordonnées spatiales de la
représentation habituelle de la chose horloge. Mais cette répartition est
modifiée, voire troublée, par la structure thématique, qui définit la relation
du Temps et des hommes comme un rapport de bourreau à victime. Les
victimes sont reconnaissables à leur position d’infériorité, qui convient à
des vaincus, à des opprimés, à des blessés : nos personnages voient ou
entendent d’en bas l’horloge qui les domine, du sommet d’un beffroi par
exemple 352. Ce rapport supériorité/infériorité se combine avec une notation
de mobilité (tempus fugit), mobilité qui se manifeste par conséquent sur un
plan vertical, et s’y oriente de haut en bas.
La relation structurale engendre donc une signification que le
déroulement du lexique de l’horloge n’aurait pu produire à lui seul : le
Temps est une arme suspendue sur notre tête, son passage un coup frappé de
haut en bas. Sur le plan horizontal, la régularité de cette mobilité et de la
succession des étapes que sont les heures et les minutes ne représente
justement qu’elle-même. Dès qu’elle est transposée sur le plan vertical, elle
signifie l’implacabilité d’une menace inéluctable. La mobilité ne se définit
donc pas par opposition à une immobilité : hyperbolisant la polarisation
supériorité/infériorité, elle lui confère la valeur affective vainqueur/vaincu.
Les variantes qui actualisent la structure expriment ces rapports dans des
styles qui vont d’un extrême à l’autre de l’échelle des tons. Selon le
véhicule métaphorique, le style peut être celui du lyrisme personnel,
mimésis du pessimisme romantique autant que description de carillon :

De moments en moments, ce noir passant ailé,


Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeurs mêlé,
D’où les heures s’en vont en sombres étincelles,
Ébranlait sur mon front le beffroi de Bruxelles 353.

texte qui est littéralement une représentation du carillon en code glas ou


tocsin. Ou encore ces vers mélancoliques :

Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,


Tomber comme l’eau sur les plombs 354

dont le passage suivant semble être la version humoristique, voire


burlesque. Le poète, qui s’adresse aux hommes (vos), décrit l’horloge de la
vie :

L’aiguille du cadran, lourd cheval hébété,


Qui tourne, puisant l’heure au puits éternité
Et qui la vide en bruit sur vos têtes fragiles 355.

Le parallélisme de ces vers avec ceux d’« Écrit sur la vitre... » s’impose
et éclaire ces derniers : ici comme là le Temps abuse de sa supériorité et
l’aiguille commet une farce comparable à celle que se permet l’Espagnole.
La plaisanterie est plus grossière, mais l’analogie évidente : le seau est au
puits ce que le tablier est à la danseuse.
Cheval est engendré par aiguille avec la même rigueur que danseuse par
carillon ; l’imagination n’est pas plus libre, l’invention nullement plus
gratuite. L’aiguille est captive du cadran où elle tourne et ce mouvement
mécanique et circulaire a un potentiel péjoratif (potentiel sensible jusque
dans le cliché familier tourner en rond). Il est activé par la coloration
négative 356 que le contexte donne au Temps : il n’est qu’un néant au regard
de l’Éternité. D’où la transposition, toujours facile, du sème « mécanique »
en hébété ; le mouvement circulaire abrutissant devient le manège où une
bête de somme fait tourner une machine symbolique de sa servitude 357.
L’énoncé pouvait, à ce point, bifurquer vers la meule ou vers la noria. Trois
facteurs ont déterminé le choix de la seconde possibilité. Premièrement,
l’idiolecte hugolien présente une équivalence sémantique entre les
synonymes d’infini et puits ; puits peut être un substitut d’abîme, sans plus,
mais, si les systèmes de la teneur et du véhicule concordent, le mot
engendre une représentation très « réaliste » de puits d’où l’on tire l’eau
(par exemple : « Qu’est-ce que ton anneau, Saturne ?/Est-ce que.../Quelque
vaste archange puni.../Fait tourner sur cette poulie/La chaîne du puits
infini 358 ? ») Deuxièmement, Hugo résout le problème de la mimésis des
sons en décrivant la musique comme un liquide qui se déverse sur
l’auditoire : la cloche est un vase plein de rumeur qui se vide dans l’air 359.
Et troisièmement, la structure définie plus haut organise ces éléments déjà
convergents en code « farce de chambrée 360 ».
Je citerai encore une variante, parce que l’incompatibilité entre les
structures descriptive et thématique y est particulièrement frappante. Le
style y relève du lyrisme métaphysique, et la métaphore est filée plus
longuement que dans les extraits précédents. Mais on reconnaît sans peine
le système descriptif de l’horloge et notre structure thématique :

En tombant sur nos fronts, la minute nous tue


...
Nous montons à l’assaut du temps comme une armée.
Sur nos groupes confus que voile la fumée
Des jours évanouis
L’énorme éternité luit, splendide et stagnante ;
Le cadran, bouclier de l’heure rayonnante,
Nous terrasse éblouis 361 !

Le système d’horloge est traduit par la métaphore en code de bataille : le


Temps inflige à l’homme une défaite militaire. Donc transposition en style
sublime ; la pluie de bruit devient pluie de mort, les minutes creusant la
blessure goutte à goutte. C’est à bouclier que l’interférence de structures se
manifeste. Comme métaphore de l’horloge, il est évidemment engendré par
la convergence de sa rondeur et de celle du cadran, cette ressemblance de
forme n’étant d’ailleurs pas une référence aux choses, mais à des signifiants
stéréotypés. Les Épithètes françaises, 1759, du P. Daire, par exemple,
n’admettent pour bouclier et cadran que l’épithète de nature rond 362. Quoi
qu’il en soit, cette similitude ne suffirait sans doute pas à imposer la
métaphore, quand il y a des équivalences plus tentantes, comme celle de
l’aiguille et d’une lance 363. Moins encore si la description doit violer la
vraisemblance, en faisant d’une arme défensive une arme offensive. Or
cette déviation par rapport aux probabilités associatives correspond à la
structure thématique. Absolue supériorité du Temps, infériorité absolue de
ses victimes — il ne saurait y avoir de duel à armes égales. D’où cet
irrésistible écrasement, et ce dédain pour l’adversaire qu’implique l’emploi
d’une arme défensive pour le terrasser. C’est la structure encore qui veut le
mouvement du bouclier de haut en bas : mouvement contraire à la réalité de
la chose, mais conforme à la relation structurale, et donc synonyme du
Temps « versé » dans les autres poèmes et de la chute meurtrière des
minutes dans ce contexte-ci. Cette même anomalie active dans la mémoire
du lecteur un mythologème qui confirme l’interprétation et renforce l’effet
de l’image : les prototypes de ce bouclier, ce sont ceux dont les Sabins
écrasèrent un ennemi doublement méprisable, puisque faible femme et
parce que traître — la vestale Tarpeia 364.
Trois conclusions me paraissent s’imposer. Premièrement, l’efficacité de
la mimésis poétique n’a rien à voir avec une adéquation des signes aux
choses. A la comparaison du texte avec la réalité, au critère de vérité ou de
ressemblance, l’analyste doit donc substituer le critère de
surdétermination : pour chaque mot ou groupe de mots, il y a
surdétermination lorsque les séquences verbales possibles sont restreintes
par les règles combinées de trois structures — celle du code linguistique, la
structure thématique, la structure du système descriptif.
Celle du code linguistique se passe de commentaire. En revanche, la
manière dont la structure thématique est perçue et identifiée par le lecteur
permet de formuler une deuxième conclusion. Elle est perçue à cause des
anomalies fonctionnelles que sa présence provoque dans un contexte 365.
Comme le contexte est engendré par un ou plusieurs systèmes descriptifs, le
mécanisme de l’anomalie est une interférence de structures. Cette définition
s’applique à la majorité des faits que l’on définit d’ordinaire comme des cas
de non-grammaticalité. Or on ne peut parler de non-grammaticalité que si
l’on détermine au préalable quelle norme est pertinente. La notion
d’interférence permet d’éviter ces hypothèses : le contexte, donnant à la fois
la règle et sa violation, est pertinent par définition. L’exemple du bouclier
montre que l’interférence offre la possibilité de mesurer objectivement
l’« audace » de l’image et d’expliquer l’obscurité d’une représentation, en
déterminant quelles sont les structures en conflit, sans sortir de l’évidence
tangible du texte.
Ma troisième conclusion a trait à ce que j’ai appelé système descriptif 366.
Réglant la répartition et les fonctions de ses composantes, il permet
d’imaginer celles qui ne sont pas réalisées dans le texte à partir de celles qui
le sont.
Chaque composante peut représenter l’ensemble du système et lui est
substituable (par exemple, carillon suffit à évoquer le système « horloge »),
substituabilité qui n’est pas altérée par l’emploi du système comme code
métaphorique (carillon, « tempus fugit »). Les composantes sont des
syntagmes préfabriqués, pour ainsi dire — c’est-à-dire des syntagmes dont
les cases lexicales sont déjà remplies 367. Étant donné un mot dans le
système, les mots qu’il engendre ont une probabilité d’occurrence très
élevée, accrue encore par les restrictions de choix qu’impose la valorisation.
Si le texte est conforme à cette probabilité (séquence tautologique, par
exemple), il répond à l’attente du lecteur, et la représentation est
vraisemblable et même typique, ou mieux, exemplaire. Si le texte ne se
conforme pas à cette probabilité (séquence oxymorique), la représentation
semble chargée de signification 368.
Dans les deux cas, le texte n’est pas simplement découvert à la lecture : il
est reconnu, comparé aux phrases stéréotypées qu’il reproduit ou
transforme ; la mimésis est donc tout entière perçue non par rapport à des
référents ou des signifiés, mais par rapport à des formes verbales, à des
mots déjà arrangés en textes. Certes, le modèle idéal de l’ensemble du
système est bien un signifié. Mais tout se passe comme si le signifié
n’existait dans l’esprit que sous forme de groupes de signifiants, de
séquences toutes faites. Si l’on remplaçait le mot qui déclenche le
déroulement du système par un synonyme, ce synonyme engendrerait un
modèle différent. Cellule n’engendrerait pas, comme le fait cachot, des
séquences telles que gémir (pourrir, méditer) sur la paille humide, ou
cruche et pain noir. C’est donc que le pouvoir génératif du mot tient avant
tout à ses caractères stylistiques. Considérons enfin le phénomène de la
valorisation : à l’axe vertical de la signification normale, elle substitue l’axe
horizontal d’une signification par rapport au mot qui a déclenché tout le
système. C’est ainsi que l’adjectif invisible ne signifie pas une modalité du
cristal, mais indique que le mot cristal est une hyperbole et une métaphore
(rendues nécessaires par le symbolisme de carillon) ; que, dans tablier
d’argent, notes magiques, oiseau joyeux, les trois adjectifs se rapportent en
fait au carillon. La description littéraire de la réalité ne renvoie donc aux
choses, aux signifiés, qu’en apparence ; en fait, la représentation poétique
est fondée sur une référence aux signifiants.
12. Traits décadents dans la poésie de
Maeterlinck

Désespoir, fatigue morale, ennui, désirs vagues, aspirations sans but


précis, mélancolie sans cause déterminée, un dégoût de vivre — tous les
ingrédients du spleen romantique que les Décadents ont hérité de
Baudelaire 369 se trouvent dans Serres chaudes (1889) de Maeterlinck. Une
sorte de pointillisme assez courant dans l’école décadente s’y manifeste :
des notations sensorielles se succèdent, sans rapport entre elles, mais
toujours raffinées, suggérant une sensibilité anormale. Maeterlinck ne
diffère des autres Décadents que sur un seul point : son lexique reste simple,
évitant les mots rares que préfèrent les symbolistes de stricte obédience 370.
La critique ne manque pas d’invoquer des faits biographiques ou
historiques pour expliquer ces traits. On attribue la mélancolie, la
dépression du narrateur, aux crises morales de l’adolescence, ou à une mode
littéraire 371. C’est sans doute la bonne explication, mais elle ne vaut que
pour la genèse du texte : elle ne nous dit pas comment ce texte affecte ses
lecteurs, elle ne rend pas compte de ses mécanismes verbaux.
Elle explique encore moins le trait formel le plus frappant : les séries
d’images incohérentes, leur non-sens fréquent. Comme toujours lorsque
l’idiolecte est étranger au discours cognitif, ou simplement obscur par
comparaison à la poésie d’avant le Symbolisme, on parle de mimésis du
rêve, ou même de dictée du subconscient 372. On invoque le sentiment de
l’absurde : le poète aurait voulu suggérer, comme il l’a dit lui-même, la
sensation des choses qui ne sont pas à leur place 373. De telles
interprétations ne sont que des paraphrases tautologiques et, dans la mesure
où elles renvoient à la psychologie de l’auteur, elles négligent les formes et
voilent leurs rapports avec la poétique symboliste 374.
Je me propose, au contraire, de montrer que les faits textuels
correspondant aux traits que je viens d’énumérer sont les résultantes
formelles du culte de l’artifice, caractère essentiel du Décadentisme. En
dépit de son importance, cet aspect a été négligé par les spécialistes de
Maeterlinck. On sent trop qu’ils veulent chanter les louanges de leur poète,
et que l’artifice a mauvaise presse.
Les formes de l’artifice me paraissent liées sans exception à une donnée
sémantique dont elles sont dérivées : le titre même du recueil.
Son importance n’a pas échappé aux critiques, mais ils n’y ont vu qu’une
métaphore du morbide, qu’une hyperbole pathologique du spleen, et le
choix du véhicule métaphorique est attribué à un incident de la vie de
l’auteur. Maeterlinck lui-même nous dit que l’image de la serre lui a été
suggérée par les souvenirs de son enfance à Gand, « ville d’horticulture, et
plus encore de floriculture 375 ». Mais, comme Hanse le fait remarquer, qui a
le plus écrit sur Maeterlinck, des souvenirs heureux ne sauraient expliquer
le symbolisme péjoratif de l’image de la serre, ou de ses synonymes. Dès la
publication du recueil, Rodenbach notait que la serre chaude y symbolise la
langueur spirituelle, des aspirations déçues. Hanse a remarqué que
Baudelaire déjà avait appliqué la même métaphore au boudoir d’une femme
fatale : « encombré de choses molles, parfumées et dangereuses à toucher ;
l’air, chargé de miasmes bizarres, donnait envie d’y mourir lentement
comme dans une serre chaude 376 ». Mais Hanse n’y voit qu’une
coïncidence. Je crois au contraire très significatif que Baudelaire et
Maeterlinck aient exploité ici dans le même sens un code bien établi. Même
dans le français de tous les jours, serre est une des images stéréotypées de
l’artifice, comme il ressort de la définition de son sens figuré dans le Grand
Dictionnaire universel de Pierre Larousse (le volume où se trouve l’article
serre paraît en 1875) : « Ensemble de moyens artificiels produisant un
résultat fictif, contre nature. » L’esthétique traditionnelle voyait dans le
naturel le critère du bien et du beau : les décadents en prennent le contre-
pied, et l’image de la serre se prête admirablement à leur dessein. Tout dans
son système descriptif ramène à l’artifice : la serre est un défi à la nature
dans ce qu’elle a de plus naturel et de plus mystérieux à la fois — la
croissance imperceptible des plantes ; la serre ignore ou bouleverse l’ordre
des saisons. Enfin, elle est prédestinée à un symbolisme négatif : il y a une
tendance générale à insister sur les formes de vie malsaines qui s’y
développent. Ce n’est pas par hasard que la perversion y fleurit, du moins
chez Zola :

C’était alors au fond de cette cage de verre, toute bouillante des


flammes de l’été, perdue dans le froid clair de décembre, qu’ils
goûtaient l’inceste, comme le fruit criminel d’une terre trop
chauffée 377.

Autre exemple, moins excessif, mais tout aussi révélateur, du motif de la


floraison mauvaise, cet autre passage de la définition du Larousse du dix-
neuvième siècle : il règne « dans la serre une atmosphère très chaude et très
humide, malsaine pour les gens, mais nécessaire pour les orchidées ». Il est
significatif que ce soit l’orchidée qui s’oppose à l’homme, car ce n’est pas
une fleur comme les autres. Elle incarne le bizarre dans le monde floral à
cause de ses formes multiples et toujours suggestives, et elle incarne
l’artifice puisqu’on ne peut la cultiver qu’en serre chaude. Qui plus est,
image littéraire du monstrueux et de l’exotisme parmi les choses de beauté.
Michelet, par exemple, associant fleurs et pourriture, résout ainsi
l’apparente antinomie :

Les fantastiques orchidées, filles aimées de la fièvre, enfants de l’air


corrompu,... se délectent et se baignent dans les miasmes putrides,
boivent la mort qui fait leur vie, et traduisent, par le caprice de leurs
couleurs inouïes, l’ivresse de la nature 378.

Tant et si bien que la serre chaude en littérature peut servir à se suicider :


une héroïne de Zola s’asphyxie en passant la nuit dans une chambre
transformée en serre, fleur humaine étouffée par des beautés florales.
A première vue, on pourrait croire que le thème doit son efficacité au fait
que les caractères physiques de la serre chaude se prêtent à la description
métaphorique ou métonymique de l’homme. Explication sans doute
insuffisante, car, si riche qu’elle soit en symboles potentiels, la serre, même
chaude, ne frappe pas assez l’imagination pour justifier la fréquence du
thème, son rôle central dans le recueil de Maeterlinck, et les images
compliquées qui en sont tirées. Il serait surprenant que cette bâtisse
jardinière ait permis dans la réalité assez d’expériences sensationnelles pour
engendrer tant de bizarrerie littéraire. Il serait plus surprenant encore que
cette bizarrerie ait beaucoup d’effet sur le lecteur si cet effet dépendait de
son expérience personnelle de la chose serre, du sens référentiel des
signifiants correspondants.
L’effet de ces signifiants sur le lecteur se comprend sans peine, au
contraire, dès qu’on reconnaît que le mot composé serre chaude actualise
de puissantes structures. En fait, chaque sème du composé entre dans une
opposition extrêmement polarisée, ou dans la résolution de celle-ci sous
forme de coincidentia oppositorum.
Oppositions observables dans les exemples qui précèdent : beauté vs.
danger (ou mort) dans Baudelaire et Michelet ; fatal pour l’homme vs. vital
pour la fleur chez Michelet ; et, dans la scène du suicide chez Zola, deux
variantes dans l’opposition du même au même : fleurs détruisant la femme-
fleur, fleurs mortelles elles-mêmes mourantes 379. Le romantisme avait
substitué l’antithèse à l’harmonie et à l’unité dans le canon esthétique : les
Décadents remplacent l’antithèse par l’oxymore.
La structure sémantique de serre chaude ne comprend que deux
oppositions binaires : dedans vs. dehors, artifice vs. nature. Mais le
système descriptif dont le noyau est notre composé permet d’actualiser ces
deux oppositions en un grand nombre de variantes, et toutes permettent de
polariser l’invariant, car toutes l’actualisent sous forme hyperbolique.
Dedans vs. dehors, par exemple, est actualisé par une description des
vitres de la serre : en dépit de l’obstacle qui les sépare, le monde intérieur et
l’extérieur sont visibles l’un à l’autre. Ce contact limité à un sens sur cinq
définit une structure fondamentale de tout symbole de désir impuissant (le
mythe de Tantale) ou de nostalgie : voir sans pouvoir toucher, connaître
sans pouvoir posséder. L’au-delà de la vitre est à la fois plaisir et
frustration : les images entrevues à fleur de verre 380. Certaines variantes
sont proches d’un oxymore qu’on ne trouve qu’au figuré ou dans des motifs
de la mimésis du fantastique, mais qui peut toujours s’adapter au système
de serre : l’oxymore de la prison de verre, contradiction dans les termes
unissant le verre cassable et le mur infrangible 381. On peut faire aussi le
rapprochement avec l’oxymore du cercueil de verre, où la bière nous laisse
voir le cadavre qui devrait être banni de la vue comme de la vie : ainsi, chez
Baudelaire, cette

... chambre tiède où, comme en une serre,


L’air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre
Exhalent leur soupir final 382.

Quant à l’opposition artifice vs. nature, elle engendre deux classes de


variantes, selon que la description de la serre chaude l’actualise entièrement
à partir de l’intérieur, ou au contraire la surimpose à l’opposition du dedans
et du dehors. Dans ce second cas, les deux oppositions se renforcent
mutuellement et tendent à faire du dedans le lieu de tout ce qui est contre
nature, ou du moins à le rendre négatif. Dans le premier cas, l’artifice se
manifeste paradoxalement dans un processus naturel (dans la floraison, par
exemple), ou représente la composante normale qui négativise ou menace
un ensemble donné : le mal au sein de la beauté, le germe de mort au sein
de la vie, ou le déplacé, l’étrange dans le contexte du normal.
Ces variantes s’appliquent sans peine à l’homme, servant entre autres à
représenter le conflit entre le moi et le monde extérieur. Nombre de poèmes,
dans le recueil, ne vont pas plus loin : ils posent la comparabilité de serre
comme véhicule métaphorique et d’homme comme teneur. Tel est le cas
d’un titre comme « Serre d’ennui », ou d’un vers comme « Ces troupeaux
de mes désirs dans une serre », ou d’explications métalinguistiques :

Sous la cloche de cristal bleu


De mes lasses mélancolies
...
Végétations de symboles

qui énoncent le rapport du signifiant signifié dans le langage même de la


critique :

O serre... tout ce qu’il y a sous votre coupole !


Et sous mon âme en vos analogies 383.

Ce genre de textes semble reposer sur des ressemblances naturelles, au


niveau des choses, et mon analyse paraîtra bien lourde pour des cas si
simples. Excepté que ces ressemblances à elles seules n’expliquent pas
pourquoi serre est la métaphore centrale, ni pourquoi beaucoup de ces
images recourent à des complexes lexicaux autres que le système descriptif
de serre et n’en sont pas moins des variantes de structures actualisées par
serre : le mot noyau n’est plus serre (ou un synonyme), mais le système
descriptif du substitut est ré-arrangé de manière à devenir l’équivalent
fonctionnel du système de serre. Cette fonction nouvelle est totalement ou
partiellement incompatible avec le sens normal du substitut, avec le sens
qu’il aurait partout ailleurs que dans ce contexte : d’où l’incohérence, voire
le non-sens. Mais il n’y a non-sens que lorsque le lecteur essaie de revenir
au sens de ces mots dans l’usage, et qu’il se laisse tenter par l’illusion de
référentialité 384.
C’est ainsi que les commentateurs sont réduits à déplorer les
incompatibilités sémantiques lorsqu’ils lisent le poème « Cloche à
plongeur » « référentiellement », comme s’il s’agissait vraiment d’un
caisson pour travailler sous l’eau. La cloche à plongeur, certes, a une
existence littéraire. C’est un thème familier aux romantiques allemands et
français 385. Jean-Paul en fait une métaphore de la solitude — comment être
plus seul que dans les profondeurs marines ? Le plongeur de Musset illustre
l’homme sondant les abîmes moraux et sociaux, la mer houleuse de la vie,
et y trouvant des monstres. Rien de tel dans le texte de Maeterlinck, nulle
suggestion de hardi sondage, de descente périlleuse dans l’abîme, car sa
cloche à plongeur n’est pas engendrée au niveau conceptuel, mais au niveau
formel, par simple association verbale. Il se trouve qu’un synonyme partiel
de serre est la cloche des jardiniers : petite serre individuelle, petit palais de
cristal pour cucurbitacées dont l’entrée en poésie frise le ridicule, et qui
pourtant sert de variante pour actualiser les oppositions discutées plus haut
(par exemple, dans le poème intitulé « Cloches de verre »). Notre cloche à
plongeur émerge d’un jeu sur les mots 386, et sert tout bonnement de
superlatif à cloche de potager, dont le système descriptif est traduit en code
marin. Les oppositions structurales normalement actualisées en code serre
n’en sont pas affectées : seul le lexique devient aquatique. Mais ce lexique
en soi est riche en évocations ; surimposées à la structure de la donnée
sémantique, soulignées par leur agrammaticalité en contexte, ces évocations
hyperbolisent la signifiance structurale de la serre :

O plongeur à jamais sous sa cloche !


Toute une mer de verre éternellement chaude !
...
Et tout attouchement à jamais interdit !
Lorsqu’il y a tant de vie en l’eau claire au dehors !

L’atmosphère étouffante de la serre est traduite « aquatiquement » par


l’image des courants lents, chauds, épaissis, des mers tropicales. L’effet de
l’image est renforcé par mer de verre, où de verre, dérivé de la cloche
potagère, se trouve coïncider avec un cliché de la mimésis des mers du Sud,
dont on ne manque jamais de célébrer la transparence. Passons au contenu,
à la plante de serre : si la cloche était une vraie cloche à plongeur, son
occupant symboliserait le poète. Mais, puisqu’elle recouvre un code
potager, le plongeur n’est que l’analogue de la plante sous verre. Le poète
n’est donc pas un audacieux sondeur d’inconnu : une passivité végétale
l’envahit, son activité se borne à un désir vague de fleurir un jour. Ses rêves
d’évasion, d’ordinaire exprimés par une nostalgie des brises fraîches du
monde extérieur, sont eux aussi transposés, ce qui détermine le choix d’eau
claire, qui est à eau ce qu’air pur ou air libre serait à air (eau claire évoque
d’ailleurs pureté ou innocence). Un éclatement du système descriptif de la
mer tropicale se produit, ses composantes sont dispersées et réparties selon
l’opposition du dedans et du dehors : la mer de verre éternellement chaude
est négative, et transcode la serre comme clôture vitrée et comme étouffoir,
tandis qu’eau claire, positive, transcode le dehors, ouverture et pureté.
L’étrangeté des images ne peut s’expliquer directement à partir des mots
mêmes ; elle ne s’éclaire qu’à condition de déchiffrer les métaphores en
passant par la structure qui leur est commune. Celle-ci étant actualisée par
le titre, la donnée sémantique (serre chaude) sert de modèle
transformationnel pour la production des images. Production déclenchée
soit par l’ensemble du complexe serre chaude, comme dans le cas du
poème « Cloche à plongeur », soit par des composantes isolées (vitre, verre,
chaleur étouffante, etc.) qui renvoient métonymiquement à l’ensemble.
Dans les deux cas, la dérivation offre deux possibilités. Dans la première,
l’image polarise le modèle, ou elle en est l’expression dans le code originel
de ce modèle (le code « serre ») 387. Dans la seconde, les variantes sont
obtenues par transcodage (par exemple, cloche à la place de serre) 388.
Dans le cadre du code « serre », deux paradigmes de variantes, un pour
chaque pôle, actualisent l’opposition du dedans et du dehors. Leur
déroulement parallèle génère un récit qui fait le va-et-vient entre désir et
dégoût, entre curiosité d’explorer et crainte d’être englouti. Récit donc
construit sur une double ambiguïté : le dehors est à la fois danger et
attirante liberté ; le dedans, à la fois abri, promesse de croissance protégée,
et menace de stagnation :

Étranges plantes à jamais à l’abri !


Tandis que le vent agite mes sens au dehors !
Toute une vallée de l’âme à jamais immobile 389 !
Le choix entre la vie intérieure et la vie d’action, traduit en un discours
de conflit, devient choix entre deux dangers, celui des luttes de la vie, et
celui de la vie dans l’imaginaire, artificielle, séduisante, mais stagnante.
C’est l’intérieur de la cloche de verre qui représente le moi du locuteur.
Représentation limitée par la pauvreté du système descriptif, et par son
symbolisme pré-orienté, et limitée plus encore par un lexique qui ne retient
que des mots pessimistes, composantes de la mimésis du spleen
baudelairien. Cinq ans auparavant, Huysmans parlait déjà des végétations
monstrueuses de la pensée... couvant sous la morne cloche de l’ennui 390.
Les variantes incluant la temporalité forment une sous-catégorie où le
récit raconte toujours un échec : l’histoire d’une entreprise est inséparable
du récit des obstacles qu’elle rencontre. Le poème lui-même n’est pas
l’image d’une réussite, mais un témoignage sur l’impuissance à
s’exprimer — voici l’équivalent maeterlinckien de la page blanche de
Mallarmé :

Ayez pitié de mon absence


Au seuil de mes intentions !
Mon âme est pâle d’impuissance
Et de blanches inactions.

Un récit d’échec au passé s’exprime nécessairement en termes d’occasion


manquée ou de possession perdue ; au présent, il s’exprime en termes
d’inaction et d’attente, ou d’absence de ce qui fut ou devrait être ; au futur,
en termes de crainte ou d’impuissance.
En conséquence, le présent actualisé en code « jardinier » sera un
bourgeon qui ne s’ouvre pas, une floraison suspendue :

Mon âme aux œuvres délaissées


Mon âme pâle de sanglots
Regarde en vain ses mains lassées
Trembler à fleur de l’inéclos.

Et l’avenir est une fleur fanée : Les lys jaunis des lendemains 391, phrase
particulièrement efficace, puisque jauni ne nous renvoie pas à n’importe
quel détail réel ; jauni annule un sème essentiel du mot lys, candeur
exemplaire. Se faner est moins le sort de toute fleur qu’une marque négative
annulant le caractère positif du nom de fleur (le lys étant un métonyme de
beauté en code floral) : c’est un procédé typique du Décadentisme que de
représenter la beauté comme non-beauté.
La mimésis du passé se fait en code de regret ou de manque. Par
exemple, une série de représentations d’objets sous la cloche de verre, où
chacune est affectée d’un adjectif abolissant la présence de l’objet :

On en a placé sur d’anciennes neiges


On en a placé sur de vieilles pluies.
(Ayez pitié de l’atmosphère enclose !)
...
Examinez surtout celles de l’horizon !
Elles couvrent avec soin de très anciens orages.

Quelle que soit la signification individuelle de chacune de ces images,


leur signifiance d’ensemble ne fait pas de doute : elles sont autant de
variantes dérivées d’une phrase matricielle que je pourrais rédiger
hypothétiquement, mais que je trouve toute prête dans un autre poème : Je
regarde d’anciennes heures/Sous le verre ardent des regrets 392. Ces
variantes nous renvoient à un passé évanoui, d’autant plus que ses
métonymes (neiges, pluies) sont par définition éphémères, des
représentations conventionnelles de ce qui passe. D’une part, donc, nous
avons du Villon modernisé — Mais où sont les neiges d’antan —, le regret
d’une beauté labile. D’autre part, la signification fonctionnelle de la cloche,
protection contre les intempéries. Mais, comme la logique du discours
cognitif est éliminée, l’opposition entre cloche de verre et intempéries
devient une relation de contiguïté. Deux réseaux associatifs se recouvrent
partiellement, le composé cloche de verre évoquant un lexique
météorologique par son sens littéral, et par son emploi métaphorique la
préservation d’une beauté ancienne.
Or neiges est également approprié dans les deux complexes, dans son
sens climatérique et dans son sens villonien. D’où ce paradoxe que la
cloche protège ces neiges, au lieu d’en protéger quelque chose,
agrammaticalité référentielle, grammaticalité dans la logique de la
dérivation. Pluies joue alors le rôle de superlatif de neige, et une fois de
plus ce n’est pas sur le plan référentiel — puisque là ce serait plutôt la neige
qui servirait de superlatif climatique à la pluie —, mais sur le plan de la
dérivation : si neige représente l’éphémère, la pluie est encore plus
passagère. La preuve qu’il en est bien ainsi nous est donnée par une
troisième variante, clausule et point culminant du paradigme : elles
couvrent avec soin de très anciens orages. Cette clausule, en fait, répète
trois fois l’idée que le souvenir doit préserver un passé de beauté, le
couver — le mettre sous cloche, comme on dit. D’abord, le cliché couvrir
avec soin, groupe qui ne s’emploie guère qu’en parlant d’une mère qui
borde son enfant, ou d’un jardinier soigneux de ses melons. Ensuite, très
anciens, superlatif de vieilles dans la variante précédente. Enfin, orages,
hyperbole de pluies. Le passage du temps n’est pas exprimé par la
conjugaison, ou par des adverbes : l’intertexte de Villon transforme une
mimésis du temps qu’il fait en sémiosis du temps qui passe.
Comme je le disais plus haut, la structure de l’invariant surimpose l’une à
l’autre l’opposition du naturel et de l’artificiel et celle du dehors et du
dedans. La polarisation entraîne un soulignement de ce que l’intérieur d’une
serre a d’artificiel, et du contre nature mis en relief on passe facilement au
malsain ou au morbide. D’où la fréquence de motifs comme les miasmes
putrides ou mortels, les végétations parasites, les plantes vénéneuses. Ainsi,
des fleurs exquises qu’étouffent de mauvaises herbes représentent de nobles
sentiments gâtés par des faiblesses de caractère :

Les grandes végétations


Dont l’oubli nocturne s’allonge...
Sur les roses des passions 393.

Mieux encore, la fleur, allégorie traditionnelle de pureté, est associée à


des images de pourriture, représentant la coexistence d’une conscience
noble et d’un subconscient qui a grand besoin de refoulement :

Semez des lys le long des fièvres


Et des roses sur les marais 394.

Toute possibilité de lire ce texte comme mimésis est bloquée, et plusieurs


facteurs se combinent pour indiquer que ce paysage n’est qu’une
construction verbale. Pour commencer, semer des lys et des roses est un
signe conventionnel de louange ou de glorification, l’équivalent dans les
textes encomiastiques du tapis rouge des réceptions officielles.
Deuxièmement, le lecteur des années quatre-vingt-dix ne manquait pas de
reconnaître ici une citation de Virgile :

Manibus date lilia plenis,


Purpureos spargam flores,

et sinon Virgile, du moins l’imitation qu’en avait faite Victor Hugo 395.
Troisièmement, pureté et pourriture sont l’une et l’autre représentées par
des clichés (des roses et des lys, fièvres des marais), mais au lieu qu’ils
restent séparés, face à face, ils zigzaguent d’un pôle à l’autre, chaque signe
négatif faisant partie du même syntagme qu’un signe positif — répartition
qui ne peut que souligner qu’il s’agit avant tout d’un jeu verbal. Ce que
confirment d’autres variations tout aussi systématiques. Ce mélange du
négatif et du positif qu’on vient de voir en code floral, on le retrouve dans
un code ornithologique : « Et je crois que les cygnes ont couvé des
corbeaux 396. » L’agrammaticalité de l’histoire naturelle est la trace que
laisse la structure à la surface du texte. Autres variantes :

Je vois sous mes paupières closes


Les corbeaux au milieu des roses

où les codes sont mélangés, le code aviaire étant marqué négativement, le


floral positivement 397. Ou encore ceci :

Des oiseaux de nuit sur des lys


Un glas vers midi 398.

Plusieurs poèmes vont presque jusqu’à parler de fleurs du mal, et ce n’est


sans doute que la crainte de refaire du Baudelaire qui a arrêté Maeterlinck
en route ; la fleur du mal refoulée reparaît indirectement sous forme de
métonymes : le pêcheur priant Dieu de le purifier lui demande d’éclairer la
mauvaise serre. Ou encore ceci, qui représente des rêves impurs, des désirs
mauvais :

O les glauques tentations


Au milieu des ombres mentales...
Et leurs éjaculations
Obscures de tiges obscures
Dans le clair de lune du mal 399.

Telle est la pression du motif réprimé que des variantes d’où la serre est
absente en sont à leur tour affectées. Dans le poème intitulé
« Attouchements », un petit quatrain accumule des énoncés synonymes :
d’abord, des sources empoisonnées, archétype de pureté souillée commun à
toutes les mythologies ; puis de jeunes cygnes — deux fois purs, par leur
jeunesse et par leur candeur — sont perchés dans un nid de ciguë ; enfin, un
impossible fleuve vénéneux, où le paradigme culmine en non-sens. Mais ce
n’est que par référence aux choses. Sur le plan des mots, poison est d’abord
passé de l’air malsain qui fait partie du système de serre aux fleurs elles-
mêmes, et par conséquent a engendré vénéneux, adjectif qui ajoute à
empoisonné le sème « végétal » (comme venimeux y ajouterait un sème
« animal ») ; cet adjectif est alors devenu la marque automatique de tous les
mots qui servent de variantes à notre structure. Ailleurs, vénéneux se
combine avec des représentations d’espaces fermés ou couverts, dessinant
dans le texte comme un fantôme de la serre négative : par exemple, mes
sœurs sont condamnées au fond d’une grotte vénéneuse, ou ceci encore dont
la bizarrerie même est la preuve de ce que j’avance : les cygnes souffraient
sous un pont vénéneux 400. Contamination verbale, négativisation de tous les
symboles, qui est elle-même l’icône d’une dégradation universelle, d’un
mal envahisseur, thème décadent.
La plupart des variantes de contre-nature sont actualisées en code floral,
mais si un autre code est utilisé, son choix dépend de celui des sèmes de
contre-nature ou d’artifice qui aura été mis en relief. S’il s’agit du sème
« malsain », la variante de la serre est le mot hôpital ou hospice, qui a en
commun avec la serre une atmosphère irrespirable ou putride, du moins en
littérature : ce n’est pas par hasard que Huysmans compare la serre de Des
Esseintes à un hôpital 401. L’hôpital de Maeterlinck est si complet, si détaillé
qu’à première vue on croirait un tableau réaliste : il a ses religieuses, ses
infirmiers, ses ambulances, et même des calorifères. Mais, si réaliste qu’il
soit, sa fonction demeure celle d’un substitut de la serre : par endroits, le
texte établit la corrélation — des malades, par exemple, ont l’air de blessés
soignés dans une serre chaude 402. Ailleurs, la description de l’hôpital, de
détail en détail, rejoint insensiblement celle d’une serre : les fenêtres sont
closes (avec cette précision révélatrice : à l’abri du dehors) ; l’intérieur est
chauffé, bien qu’on soit en juillet ; la salle des malades contient un jet d’eau
et son bassin ; et il y a des fleurs, et même une végétation orientale dans
une grotte de glace 403, périphrase déguisant la serre sous une contradiction
dans les termes. L’adynaton, en effet, n’existe que si on lit le texte comme
la description d’une réalité ; il disparaît si on y reconnaît une périphrase ou
un jeu d’approximations où végétation orientale présuppose serre, où grotte
représente sa clôture protectrice, et où glace n’est autre que sa surface
vitrée.
Passons aux variantes actualisant le pôle contraire, celui du monde
extérieur, de l’air libre. La vie dans la serre étant décrite en termes de mort
ou de stagnation, la vie du dehors lui est opposée par une constante
observable dans toutes les variantes sans exception : une représentation de
mobilité. Ce sera un mouvement, un élan ou, mieux encore, le départ — de
tous les mouvements, le plus naturellement chargé d’émotion, et le plus
propre à servir d’antithèse à la prison, fût-elle de verre. De l’hôpital de tout
à l’heure, malades et religieuses regardent ou écoutent passer des bateaux
sur le canal proche. Comme toujours lorsqu’un texte actualise une
opposition binaire, celle-ci tend à se polariser : c’est pourquoi les bateaux
vus de l’hôpital sont des paquebots transatlantiques. Ils sont peut-être
inattendus sur un canal, mais le vaisseau de haute mer, dont le paquebot est
l’hyperbole, s’oppose mieux à une vie restée « en rade 404 ». Les détails les
plus tirés par les cheveux — certains sont presque grotesques — ont leur
place dans le système et sont pleinement motivés par la polarisation : le
poème nous dit que l’infirmier de service était naguère chasseur d’élans,
pour bien contraster la vie sédentaire de l’hôpital-serre et la vie d’errance
ou de voyage ; sans doute y avait-il des exemples plus vraisemblables ;
mais, si la dérivation sélectionne un improbable trappeur, c’est qu’élans, par
la grâce de l’homophonie, représente aussi une mobilité hyperbolique, un
mouvement à marque positive 405.
La composante « frustrante » ou « tantalisante », dans l’opposition du
dedans et du dehors, engendre ses propres variantes en passant d’une
catégorie sensorielle à l’autre. Dans le code de la serre, la fonction du mur
de verre était de laisser voir tout en empêchant de toucher. Remplaçons les
vitres par un mur de pierre, la vie du dehors sera perçue, désirable, par les
bruits qui seuls traversent l’obstacle : un prisonnier écoute faucher l’herbe,
il entend élaguer les arbres ; le malade de l’hôpital (la polarisation en fait un
invalide et un incurable) entend défiler un cortège et sa musique 406.
Si l’inaccessibilité du dehors est exprimée littéralement par un verbe de
désir ou un optatif, le vœu ou l’espoir implique la destruction de l’obstacle,
l’échange entre les pôles, le dehors envahissant la serre : Mon Dieu ! quand
aurons-nous la pluie,/Et la neige et le vent dans la serre ; ou encore : ces
troupeaux de mes désirs dans une serre/Attendant une tempête 407.
Si l’inaccessibilité du dehors est exprimée figurativement, le désir est
représenté par la faim ou la soif, sa frustration par la mort qui en résulte :
J’entends s’élever dans mes moelles des désirs.../Et sous des cieux toujours
couverts (variante de la muraille de verre)/Je souffre une soif sans étoile ;
ou bien : au seuil clos de mes rêves/... la lune éclaire.../Mes désirs malades
de faim, où l’éclairage lunaire, inversion du soleil que présuppose la serre,
est une marque négative de plus ; ou bien : Toutes les châtelaines sont
mortes de faim, cet été, dans les tours de mon âme 408, où les
châtelaines — ailleurs, ce seront des princesses du sang — complètent le
tableau de la faim à l’aide d’un personnage d’affamé fourni par la
mythologie. Dans la tradition, il n’est qu’une image très pathétique de
l’emprisonnement : dans ce contexte, il incarne la frustration.
Des transformations si constantes et si radicales, menaçant si
évidemment la mimésis, détruisant si ouvertement la référentialité du
langage, suggèrent que le trait décadent qui caractérise Serres chaudes,
c’est la visibilité de l’artifice. Il ne s’agit pas d’une représentation de
l’artifice, comme dans A Rebours, ni d’un artifice proposé comme idéal,
comme l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. C’est un artifice formel :
l’évidente synonymie que le texte propose entre des images fort différentes,
la déformation de ces images selon un modèle invariable contraignent le
lecteur à les déchiffrer non pas en fonction d’une réalité dont elles sont
désormais divorcées, mais en fonction de ce modèle, c’est-à-dire de la
structure. Elles le forcent à lire le texte comme une gamme, comme une
séquence de variations.
Cette lecture formelle, cet exercice (au sens où l’on parle d’exercices
pour piano) n’exclut pas entièrement un fonctionnement littéraire plus
traditionnel : le lecteur reste libre de trouver dans le texte un message, une
idée de la vie qui relève d’un romantisme attardé ; un idiolecte se
développe, qui crée ce rapport unique du fond et de la forme à partir duquel
le lecteur rationalise une originalité, le faire d’un artiste, un style, etc. :
chaude, par exemple, dans le titre « Ame chaude », ne peut plus suggérer
ferveur ou enthousiasme, comme dans l’usage, mais seulement mélancolie
et impuissance, en fonction de la matrice du titre Serres chaudes.
Mais l’important, c’est que même cette pratique traditionnelle du texte
n’élude ni n’oblitère jamais l’artifice. La littérature française qui précède
immédiatement le Symbolisme cache l’artifice sous la cape de
l’inspiration ; son esthétique en fait donne à l’artifice tout ce que l’artificiel
a de péjoratif, et le place au bas de son échelle de valeurs. Le texte
décadent, au contraire, proclame son artifice et l’admet à tous les échelons :
revenons un instant à une forme consacrée, conventionnellement pathétique
et « élevée », le motif des châtelaines mortes de faim dans les tours de mon
âme ; il est révélateur qu’elle soit le point de départ d’un exercice purement
formel. La version les pensées d’une princesse qui a faim, par exemple,
engendre la permutation suivante : toutes les filles du roi errent un jour de
diète, à travers les prairies 409 ; dans tout autre texte, ce serait une parodie,
mais, dans le contexte d’un exercice, l’image ne fait que récrire inversement
la serre dans le code de son contraire, le discours du dedans traduit en
discours du dehors. Le poème est un énoncé qui se réflète soi-même. Une
forme est à peine donnée qu’elle produit son synonyme ou son contraire. La
littérarité décadente, ici, c’est donc cet automatisme qui annule toute
hiérarchie esthétique, et qui choisit précisément un code sacralisé, le
discours de l’angoisse de vivre, pour faire jouer sa mécanique.
13. La métaphore filée dans la poésie
surréaliste

Les images surréalistes sont généralement obscures et déconcertantes,


voire absurdes. Les critiques se contentent trop souvent de constater cette
obscurité, ou de l’expliquer par l’inspiration subconsciente ou tout autre
facteur extérieur au poème. Il me semble pourtant que beaucoup de ces
images ne paraissent obscures et gratuites que si elles sont vues isolément.
En contexte, elles s’expliquent par ce qui les précède : elles ont des
antécédents plus aisément déchiffrables, auxquels elles sont rattachées par
une chaîne ininterrompue d’associations verbales qui relèvent de l’écriture
automatique. L’arbitraire de ces images n’existe que par rapport à nos
habitudes logiques, à notre attitude utilitaire à l’égard de la réalité et du
langage 410. Sur le plan de la parole, elles sont rigoureusement déterminées
par la séquence verbale, et donc justifiées, appropriées, dans le cadre du
poème. A l’intérieur de ce microcosme, une logique des mots s’impose qui
n’a rien à voir avec la communication linguistique normale : elle crée un
code spécial, un dialecte au sein du langage qui suscite chez le lecteur le
dépaysement de la sensation où les Surréalistes voient l’essentiel de
l’expérience poétique.
Or, par sa nature même, la métaphore filée constitue typiquement un code
spécial, puisque les images qui la composent n’ont de sens,
individuellement comme en groupe, qu’en fonction de la première d’entre
elles. L’étude des formes qu’elle prend chez des poètes comme Breton et
Éluard devrait jeter quelque lumière sur les rapports de l’image
« arbitraire » et de l’écriture automatique.

1. STRUCTURE DE LA MÉTAPHORE FILÉE

1.1. Ce qu’on appelle métaphore filée 411 est en fait une série de
métaphores reliées les unes aux autres par la syntaxe — elles font partie de
la même phrase ou d’une même structure narrative ou descriptive — et par
le sens : chacune exprime un aspect particulier d’un tout, chose ou concept,
que représente la première métaphore de la série. Exemples :

(I) (Sainte-Beuve)
Tel filet d’idée poétique qui chez André Chénier
découlerait en élégie, ou chez Lamartine s’épancherait en
méditation, et finirait par devenir fleuve ou lac, se congèle
aussitôt chez moi et se cristallise en sonnet 412.
(II) (Desportes)
Je veux bastir un temple à ma chaste Déesse :
Mon œil sera la lampe, et la flamme immortelle
Qui m’ard incessamment, servira de chandelle :
Mon corps sera l’autel, et mes soupirs les vœux 413.
(III) (Balzac)
La terre promise de la vallée de Provins attirait d’autant
plus ces Hébreux, qu’ils avaient (...) traversé, haletants, les
déserts sablonneux de la Mercerie 414.

La comparaison des exemples précédents permet de dégager les


composantes de la métaphore filée : pour chacune, je donnerai une
définition générale, puis les caractéristiques propres à la variété surréaliste.
1.2. Sémantique du code métaphorique. Une métaphore immédiatement
acceptable (que j’appellerai primaire) pose une équation sémantique T = V
(où T est la teneur et V le véhicule 415), laquelle servira de modèle aux
métaphores suivantes et permettra au lecteur de les décoder correctement.
La métaphore primaire M1 est en somme la clé du code spécial établi par
la métaphore filée : chaque mot métaphorique figurant dans ce code sera
marqué comme tel en raison de sa parenté sémantique ou fonctionnelle avec
V1 de la métaphore primaire, et sera traduisible dans le sens indiqué par le
modèle.
En (I), M1 = filet d’idée poétique, où V1= filet, marque comme autant de
métaphores tous les verbes exprimant les modes d’existence de l’eau. Dans
le code ainsi établi et en vertu du modèle de traduction donné par la
métaphore primaire, chaque mot de la famille d’eau signifie « forme
d’inspiration poétique » ; ils n’ont pas ce sens dans l’usage.
1.2.1. Par métaphore acceptable, j’entends une métaphore
compréhensible, ou familière au lecteur, comme c’est aussi le cas en (I),
parce que M1 est traditionnelle ou conventionnelle. Elle « ressemble » à la
réalité, elle est vérifiable par une comparaison des mots aux choses — c’est
une manifestation de la fonction référentielle du langage 416.
1.2.2. La métaphore primaire surréaliste ne diffère du type général que
par l’élargissement de la notion d’acceptabilité. Trois cas peuvent se
présenter : a) l’acceptabilité est déterminée par la langue ou le corpus des
thèmes et conventions littéraires, conformément à la règle générale (§
1.2.1.) ; b) l’acceptabilité est déterminée par le contexte : le lecteur
reconnaît dans V1 un mot identique ou apparenté aux mots utilisés dans un
passage précédent ; sans cet emploi, le choix du mot paraîtrait gratuit.
Exemple :

(IV) (A. Breton)


Cet instant fait dérailler le train rond des pendules 417.

Le sens est « un drame a lieu — dans un pareil moment, le temps semble


suspendu ». Gratuite par rapport à l’usage, la métaphore semble naturelle
dans un contexte où Breton décrit des ombres portées tournoyant sur les
parois circulaires d’un escalier ; ombres de danseurs... sur une plaque
tournante, où plaque tournante est un emprunt au lexique ferroviaire ; c)
l’acceptabilité est déterminée par un postulat formel : la métaphore primaire
est telle que le lecteur y reconnaît la transformation arbitraire de formes
connues, cette transformation étant effectuée selon une méthode si évidente
que le lecteur la tolère comme il tolérerait une charade ou un paradoxe. Par
exemple, renouvellement de cliché, permutation des composantes d’un
groupe (*la hache dans la forêt la forêt dans la hache 418), syllepse, etc.
1.3. Lexique du code métaphorique : la séquence verbale engendrée par
la métaphore primaire contient une ou plusieurs métaphores dérivées de
celle-ci ; chacune de ces métaphores dérivées reprenant l’équation initiale
en la précisant ou en la développant. Dérivation signifie que la case 419V de
chaque métaphore dérivée est occupée par un mot apparenté à celui qui
occupe la case V1 de la métaphore primaire ; de même pour les mots
occupant les cases T2, T3, etc.
En d’autres termes, la séquence verbale occupée par la métaphore filée se
forme par le déroulement parallèle de deux systèmes associatifs 420, l’un
composé de mots apparentés au véhicule primaire (synonymes ; mots ayant
avec lui un rapport métonymique ; mots exprimant diverses modalités de
son signifié), l’autre composé de mots semblablement apparentés à la teneur
primaire. Chacun de ces systèmes décrit ou explique la réalité représentée
par le mot autour duquel il s’organise : par exemple, en (I), le système
defilet est découle, s’épanche, etc. Le déroulement des systèmes est assuré
par une énumération dans le cas le plus simple, ou par une structure
narrative ou descriptive.
1.3.1. Ce déroulement est toutefois limité et contrôlé par une double
nécessité. Nécessité, d’une part, de maintenir la fonction référentielle : la
description du véhicule et de la teneur doit être conforme à leurs réalités
respectives, les signifiants doivent n’être employés que dans le sens où ils
représentent ces réalités. Nécessité, d’autre part, de respecter la règle de
sélection réciproque 421 : la superposition d’un système à l’autre met en
relief par addition ce qu’ils ont de commun, minimise leurs différences (si
Achille est un lion, tout ce qu’il y a d’exclusivement fauve dans le lion, son
pelage, par exemple, sera éliminé ; le courage et la férocité seront exagérés :
le code lion « homme » réorganise la représentation de l’homme de manière
à en dégager l’aspect « héros »). Par conséquent, le déroulement du système
V se fait en utilisant seulement celles de ses composantes qui ont des
homologues dans l’autre système : toute composante sans homologue, étant
inutile ou contraire à l’établissement du rapport métaphorique, est exclue.
1.3.2. Dans la métaphore filée surréaliste, le facteur contrôlant le
déroulement des deux systèmes est l’écriture automatique (facteur
dominant, mais qui n’exclut pas absolument la fonction référentielle et la
sélection réciproque), c’est-à-dire un processus d’association verbale
formelle 422. Un mot donné du système détermine l’occurrence des mots qui
le suivent :
a) en vertu d’une similitude de forme, laquelle l’emporte sur le sens s’il y
a conflit. Par exemple, les contrepèteries comme chez Desnos et
Vitrac, et, plus fréquemment, des parallélismes phonétiques (rimes,
assonance), et des jeux de mots avec ou sans rationalisation narrative
comme

(V) (R. Char)


une petite fille haute comme une bille.
(VI) (A. Breton)
les cerfs l’étourdissaient..., surtout les cerfs blancs dont les
cors sont d’étranges instruments de musique 423.

b) en vertu de ses associations stéréotypées (appartenance à un groupe


phonétique, à un cliché, à une citation, etc.), qu’elles soient ou non
acceptables en contexte :

(VII) (Reverdy)
le rire de cristal des roches (rire de cristal → cristal de
roche)
(VIII) (Éluard)
métal qui nuit, métal de jour
(IX) (Éluard)
Ancien acteur qui joue des pièces d’eau
(X) (A. Breton)
Dore avec l’étincelle la pilule sans cela noire de
l’enclume.
(XI) (A. Breton)
j’avais passé la nuit... tapi dans les hautes herbes d’une
place publique, du côté du Pont-Neuf 424.

L’écriture automatique associe par conséquent des signifiants dont les


signifiés sont incompatibles : la représentation de la réalité en est
bouleversée ; ce bouleversement suscite chez le lecteur diverses
rationalisations (il essaie, par exemple, de s’expliquer le texte par
l’inspiration onirique, comme mimésis du fantastique, etc.). Le mécanisme
de la sélection réciproque déforme les systèmes au lieu de les ajuster.
1.4. Syntaxe du code métaphorique. Chaque métaphore dérivée étant
composée d’un élément du système V relié à son homologue de T par une
équivalence sémantique, des mots que j’appellerai conjonctifs expriment
cette équivalence 425. Les plus fréquents sont : a) la copule être, par
exemple en (II) ; b) une préposition, surtout de introduisant un
« complément de nom », par exemple (I) en, (III, IV, VII, x) de ; c)
l’apposition (conjonctif zéro) ; d) un verbe ou adjectif de la teneur construit
avec un susbtantif du véhicule, par exemple (III) ces, (IV) rond (teneur
déformant la représentation du véhicule) ; e) un mot de sens plein modifiant
également, au figuré, le véhicule et, au propre, la teneur ; par exemple (I)
devenir, (II) servir de. On les rencontre aussi bien dans la métaphore filée
ordinaire que dans sa forme surréaliste. Tout au plus peut-on dire que d), e)
sont plus fréquents dans la forme surréaliste 426.
1.4.1. Ces conjonctifs représentent des rapports réels, c’est-à-dire des
« ressemblances » entre les signifiés correspondants : en (I), abondance
commune au fleuve et au lyrisme romantique, etc. ; en (II) idée d’offrande
(amoureuse ou mystique) commune à corps et à autel ; en (III) le désir de
se retirer à la campagne est aux merciers ce que le désir de Canaan est aux
Hébreux. La succession des métaphores dérivées vérifie, par un exercice
répété de la fonction référentielle, la justesse de la métaphore primaire. La
métaphore filée donne donc au lecteur qui la décode une impression
grandissante de propriété 427.
1.4.2. Les conjonctifs surréalistes, au contraire, substituent une
signification « structurale » à la signification lexicale. Ils ne représentent
pas de rapports réels, et les termes qu’ils unissent ne sont homologues que
parce qu’ils occupent une position semblable dans leurs séquences
respectives. Du fait qu’ils unissent grammaticalement les termes de la
métaphore normale, les conjonctifs symbolisent l’existence implicite de
points communs à la teneur et au véhicule. Ce symbolisme, ancré dans les
habitudes du lecteur, survit à la disparition des similitudes qui justifient le
rapprochement des termes. Le conjonctif, devenu le substitut formel de la
synonymie, accouple métaphoriquement des mots qui n’ont aucun rapport
sémantique :
(XII) (Éluard)
le crépuscule... ce fou qui s’accroche à moi 428.

Ce rôle sémantique du conjonctif est comparable à celui des structures


grammaticales dans des textes comme Jabberwocky où les cases réservées
aux mots pleins sont occupées par des formes dépourvues de sens 429. Le
« sens » du conjonctif, l’illusion de métaphore, s’impose au lecteur d’autant
mieux que la métaphore primaire donne la clé de son emploi.
1.5. Toutes les caractéristiques propres à la métaphore filée surréaliste ont
ceci en commun qu’elles remplacent la fonction référentielle du langage par
une référence à la forme même du message linguistique (par ce que
Jakobson appelle la fonction poétique). Nous tenons là le mécanisme par
lequel se réalise dans l’écriture cette analogie poétique qui doit, selon
Breton, « faire appréhender à l’esprit l’interdépendance de deux objets de
pensée situés sur des plans différents, entre lesquels le fonctionnement
logique de l’esprit n’est apte à jeter aucun pont et s’oppose a priori à ce que
toute espèce de pont soit jeté 430 ».

2. LA DÉRIVATION

2.1. Les métaphores filées surréalistes se répartissent en deux classes


selon l’acceptabilité de la métaphore primaire. Lorsque la définition de
l’acceptabilité est celle du § 1.2.2.c), l’arbitraire de la métaphore primaire
ajoute une restriction aux règles d’association verbale : il en sera parlé à la
section 3. Lorsque la définition applicable est celle du § 1.2.2.a), b), le code
spécial est institué comme il le serait dans l’écriture non surréaliste ; la
dérivation automatique à partir d’une métaphore primaire normale est
caractérisée par une détérioration croissante des valeurs sémantiques. Ce
processus aboutit à des métaphores dérivées inacceptables, qui paraissent
proches du non-sens dans le cadre de la langue : c’est qu’elles n’ont de
signification qu’en fonction de la métaphore primaire.
La dérivation des systèmes V et T est simple ou multiple.
2.2. Dérivation simple. Les deux systèmes se déroulent à partir de la
métaphore primaire sans modification, c’est-à-dire que les associations
verbales sont limitées au lexique des mots apparentés à la teneur et au
véhicule primaires. Exemple :

(XIII) (Éluard)
Un bel arbre
Ses branches sont des ruisseaux
Sous les feuilles
Ils boivent aux sources du soleil
Leurs poissons chantent comme des perles 431

La métaphore primaire ne surprend pas : la sève ruisselle, et le lieu commun


du soleil source de vie qui forme la première métaphore dérivée s’y ajuste
aisément, puisque les ruisseaux ont des sources 432 : thème familier du cycle
de la vie universelle. Alors que, normalement, la teneur « végétale » devrait
bloquer ici le développement du véhicule « aquatique », faute d’autres
ressemblances, la dérivation à partir de ruisseau continue et produit
poissons 433 selon l’analogie

oiseaux : branches : : poissons : ruisseaux.

Or la rigueur de cette analogie aboutit à une impossible équation poisson


= « oiseau ». C’est l’arbitraire maximum de la définition d’André Breton
(voir p. 219, n. 1).
On voit bien ici le caractère radical de la révolution surréaliste dans
l’écriture. Cet arbitraire est une rationalisation du lecteur, car il n’y a ni
fantaisie ni gratuité au niveau des mots, mais logique interne d’un code. Qui
plus est, la création de ce code spécial a pour corollaire la destruction du
code linguistique. Car l’équation impossible est beaucoup plus qu’une
impossibilité naturelle, et elle est beaucoup plus qu’un oxymoron qui
rapprocherait des signifiants simplement contrastants : elle menace les
fondements mêmes de la structure sémantique, en substituant l’équivalence
à une opposition définie par les pôles eau/air, nageant/volant, etc. 434.
L’équation annule un trait essentiel de la définition sémantique de ses
termes. Chantent répète le processus avec un effet cumulatif. Le verbe
appartient au système de la teneur (branches — * oiseaux — chantent), est
un conjonctif (voir § 1.4.d), et, conformément aux conventions du code qui
prescrivent : (ruisseau,..., poisson,...) = (arbre,..., oiseau,...), on doit
accepter la grammaticalité de la séquence leurs poissons chantent. Mais
l’on a derechef l’annulation d’une opposition sémantique, mutisme/voix, qui
suffit à définir le poisson par rapport aux autres animaux (voir les clichés
comme muet comme une carpe) 435.
Enfin, l’hyperbole comme des perles aggrave l’impression d’arbitraire
parce qu’elle met chantent en relief, tout en l’annulant, et aussi poissons,
puisque les perles ni leurs huîtres ne chantent. Elle l’aggrave parce que la
perle marine est un solécisme dans une description d’eau douce, et que
perle dans ce sens se dit seulement des gens de maison. Mais cette fois
l’arbitraire tend à détruire le code spécial, substitut temporaire de la langue
un instant détruite, à ôter au lecteur l’appui qu’il venait de trouver. Dès que
la possibilité nous est offerte de nous habituer à un mode d’expression, de
rationaliser en l’expliquant, par exemple, par le fantastique ou le rêve, les
associations automatiques nous rappellent la nature exclusivement verbale
du phénomène. Car cet arbitraire n’est que le résultat de la rencontre de
deux chaînes associatives : d’une part, les conventions de représentation
littéraire de la nature demandent, dans le contexte les oiseaux chantent, une
qualification laudative (à ravir, harmonieusement, etc.). D’autre part, la
métaphore primaire restreint le choix de l’hyperbole à un vocabulaire
« aquatique » : or, dans le paradigme des métaphores d’excellence, perle est
le seul équivalent aquatique de diamant, or en barre, etc. L’arbitraire résulte
de ce que la référence étant seulement aux signifiants, perle est le mot
propre, bien que la perle soit une absurdité. Si l’on trouvait des perles dans
les ruisseaux, ou si des images marines convenaient à la représentation des
branches, l’hyperbole n’aurait pas paru arbitraire, et le code spécial se serait
ici, par hasard, confondu avec le langage 436.
2.3. Dérivation multiple. La dérivation de la métaphore primaire se
complique de sous-systèmes, les associations automatiques bifurquant à
n’importe quel point de la métaphore filée. Le système issu de la teneur
primaire demeure intact. Le système dérivé du véhicule primaire est
remplacé par un sous-système issu du véhicule d’une des métaphores
dérivées. Comme le système issu d’un véhicule dérivé serait par définition
un segment du système dérivé de la métaphore primaire, la bifurcation ne
peut être causée que par un jeu de mots ou une syllepse portant sur le
véhicule dérivé en question. Exemple :

(XIV) (Éluard)
Un coq à la porte de l’aube
Un coq battant de cloche
Brise le temps nocturne sur des galets de promptitude 437.

Métaphore primaire à la fois très claire (description conventionnelle du


décor de l’aurore, rôle traditionnel du coq) et déconcertante : comparer le
coq à un sonneur de matines, rien de plus simple 438 ; mais une double
métonymie l’obscurcit (la cloche pour le sonneur, le battant pour la
cloche 439). Dès la première métaphore dérivée (brise le temps), un véhicule
adventice est enté pour ainsi dire sur V1= battant de cloche par une
dérivation analogue à celle de (VI). Elle est déclenchée par la double
signification de battant ; le mot n’est pas répété, mais il y a syllepse : deux
sens différents sont dégagés successivement par ses deux fonctions dans la
phrase. En apposition à coq, avertisseur sonore, battant est « battant de
cloche ». Son rôle dans le groupe battant de cloche ranime le sens
étymologique : battant comme participe présent de battre (voir dérivation
inverse chez Michel Leiris : pioche →, battant → cloches dans le contexte
des pioches... reines d’obscurs travaux battant comme des cloches 440). Le
système V qui organise la métaphore filée ne commence donc à se dérouler
qu’avec brise 441.
Le sens général (« un coq par son chant met promptement fin à la nuit »)
est évident ; la continuité de la teneur est perçue jusqu’à promptitude, qui
décrit littéralement l’excès de zèle du héraut de l’aurore : Un misérable coq
à point nommé chantait 442. Mais la dernière métaphore dérivée paraît
grotesque : si accoutumé qu’il soit à la concrétisation de l’abstrait, le lecteur
ne peut imaginer un rapport sémantique entre la chose galet et le concept
promptitude. On serait tenté de conclure que l’équation est gratuite, la
présence du de n’étant qu’une métaphore de métaphore (voir 1.4.2.). Il n’en
est rien : même ce cas si extrême n’est pas dû à une discontinuité du code
spécial. La difficulté de la métaphore filée résulte, doublement, du
déraillement d’un système à l’autre ; elle tient au fait même de la déviation :
un battant de... un battant brise ; et au fait que la teneur qui, elle, ne varie
pas, est si éloignée du véhicule, lorsqu’elle lui est rattachée une dernière
fois en clausule. Mais l’enchaînement verbal de battant à galets garde toute
sa rigueur : briser 443 exige en effet une dureté contre quoi s’exercer ; le
marteau demande une enclume — « Warte, ein Härtestes warnt aus der
Ferne das Harte 444 » — et la pierre, symbole de dureté, est une variante de
cette enclume. Or galet, parmi les synonymes de pierre, est une hyperbole
de dureté. Ce n’est pas que le galet réel soit nécessairement plus dur. Nous
avons simplement affaire à une constante stylistique, à une règle qui me
semble gouverner l’expressivité relative des mots qui forment un paradigme
synonymique : plus le signifiant est particularisé dans l’usage, plus il met en
relief les qualités qui définissent la classe d’objets signifiés par les mots du
paradigme. Si la dureté est un des traits qui définissent la pierre, granit, par
exemple, ou caillou, ou tout nom de roche un peu technique mettra cette
dureté en relief — et galet 445, bien entendu, dont la « présence » dans le
lexique et l’importance dans l’imaginaire ne sont plus à démontrer depuis
Francis Ponge 446.

3. FORMES ARBITRAIRES

3.1. Les Surréalistes emploient l’arbitraire pour assurer l’authenticité de


l’écriture automatique. Si une rechute de subjectivité semble infléchir la
séquence verbale, l’auteur doit intervenir en rompant avec le contexte : « A
la suite d’un mot dont l’origine vous semble suspecte, posez une lettre
quelconque, la lettre/, par exemple, toujours la lettre/, et ramenez
l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra 447. » La
recette ne semble pas avoir été appliquée telle quelle à la métaphore filée,
mais on y observe des procédés équivalents. Ils n’affectent que la
métaphore primaire : s’ils étaient appliqués aux métaphores dérivées, ils
anéantiraient la continuité des systèmes, et nous n’aurions que des
métaphores indépendantes les unes des autres. La seule exception possible
est le cas où les systèmes parallèles se développent uniquement par rimes
ou jeux de mots, par exemple :
(XV) (Gh. Luca)
entre les frontières de ton front et le visa de ton visage 448

mais ce type de développement, si fréquent chez les Surréalistes dans les


formes libres de la phrase, est trop limité par les restrictions syntaxiques
qu’impose la présence des conjonctifs, et on n’en trouve guère d’exemples.
La métaphore primaire, en revanche, est susceptible d’arbitraire : il suffira
qu’on ne puisse l’interpréter comme représentation de la réalité ; qu’elle
semble au contraire une modification du réel, ou, à la limite, une
construction purement verbale ; et que sa forme indique clairement que
l’intervention de l’auteur a été toute mécanique. La métaphore primaire
arbitraire a les mêmes fonctions que la non arbitraire, et en outre un
caractère qui lui est propre : elle est comme une marque de non-référence
au réel, qui affecte l’ensemble de la métaphore filée.
3.2. La métaphore primaire dénote le caractère absolu de l’expression.
Structure de représentation par transposition ou substitution, elle ne
représente qu’elle-même, et fait faire au lecteur une espèce de gymnastique
de comparaison, un exercice gratuit. Exemple :

(XVI) (A. Breton)


Et quand tu renais du phénix de ta source 449

Le vers semble être une image illustrant l’idée de naissance à une vie
nouvelle, qui tirerait son effet de la superposition du véhicule phénix à une
teneur source (elle-même déjà peut-être métaphorique en contexte). Une
gêne ressentie à première lecture révèle que cette signification est bien
contenue dans renaître de, mais que la construction exigerait un
complément exprimant cette mort dont le verbe triomphe. Il faudrait
cendres en contexte phénix, rocher ou sol desséché en contexte source.
Source et phénix devraient être en fonction de sujet, puisque c’est la seule
fonction où ces mots auraient le symbolisme requis ; par exemple : *et
quand tu renais, phénix, des cendres de ta source. Dans ma phrase
hypothétique, il y aurait illustration de renaître par référence à source, de
source par référence à phénix. Chaque étape de l’énoncé s’appuierait
sémantiquement sur un élément de comparaison. Dans le texte de Breton,
au contraire, il n’y a que l’apparence d’une référence ; l’impossibilité
d’accorder le sens des mots, le sens que leur confère leur distribution et le
« sens syntaxique » (voir § 1.4.2) fait que nous n’avons qu’un paradigme de
synonymes de « renaissance » (renaître, source, phénix, et même et quand
tu re du,qui, en contexte, a évidemment le même sens, puisque tu s’appelle
Aube, et que et quand suit la phrase quand tu dors — or la fin de la nuit
pour l’aube, c’est le retour à la vie). Le paradigme ne construit pas de
représentation : il n’est qu’une accumulation aléatoire de mots attendant
leur réalité, de mots qui, faute d’être orientés vers quelque chose, ne font
que se refléter les uns les autres. La construction qui l’encadre « fait le
geste » de l’organiser, tout en bloquant toute lecture dans ce sens.
Dans l’exemple suivant, l’arbitraire a consisté à créer mécaniquement en
combinant des mots le pseudo-véhicule qui aura l’air de représenter
métaphoriquement sous la forme d’un oiseau le concept exprimé par ces
mots. Une métaphore dérivée, dont le véhicule est un oiseau aussi, aura l’air
de confirmer l’existence réelle de l’oiseau de mots (aura l’air, ici encore,
parce que tout ce qui est confirmé, c’est une structure verbale : ce ne sont
pas deux « oiseaux » qui sont comparés, mais deux mots composés) :

(XVII) (A. Breton)


On vient de mourir... Le corps... déteste l’âme... C’est
l’heure d’en finir avec la fameuse dualité... Il n’y a plus
ni rouge ni bleu. Le rouge-bleu unanime s’efface à son
tour comme un rouge-gorge dans les haies de
l’inattention. On vient de mourir 450.

Le poète donne d’abord une explication discursive du passage de la


dualité à l’unité (Il n’y a plus ni rouge ni bleu) 451, puis il a recours à une
démonstration « formelle » sous forme de néologisme (où le tiret, qui
couronne la démonstration, est expliqué par l’adjectif) : rouge-bleu
unanime ; enfin, il fait du néologisme un animal et remplace le syntagme
qui indiquait le passage de la dualité à l’unité (ni... ni...) par un verbe qui
permet d’exprimer ce passage sous forme dramatique (s’efface) 452. La
métaphore primaire est ainsi obtenue par transposition stylistique du groupe
de mots d’un trope à l’autre : la teneur rouge bleu a été métaphorisée par le
véhicule rouge-bleu 453.
3.3. La métaphore primaire peut être perçue comme la transformation
d’une forme connue : dès lors, en vertu du rôle de la métaphore primaire
comme clef du code spécial qu’elle engendre, cette transformation devient
un indice de permutation qui affecte semblablement toutes les dérivées. De
même que d’une inversion du postulat dérive une géométrie non
euclidienne, sur l’arbitraire de la métaphoer primaire se construit la
représentation d’une non-réalité. Exemple :

(XVIII) (Éluard)
Le doux fer rouge de l’aurore
Rend la vue aux aveugles 454

Le sens est clair : la lumière de l’aurore permet aux hommes, que la nuit
aveugle, de recouvrer la vue 455. La forme n’en est pas moins déconcertante.
Si l’on avait fer rouge seulement, le critique s’extasierait sur la justesse de
la notation 456. Mais fer rouge représente une réalité dangereuse : elle a
quelque chose de plus menaçant que la flamme vive. Le dernier manuscrit
d’Éluard contient une ébauche où sa rêverie a glissé du fer rouge des deux
crépuscules au supplice de la roue, image de la fatigue de vivre : Je suis
rompu par le fer rouge/De l’aurore et du crépuscule 457. Quelle que soit la
vérité de l’impression visuelle, donc, l’incompatibilité reste totale entre
doux et fer rouge. Elle s’aggrave avec le second vers : même si le lecteur
s’attache à doux plutôt qu’au métal incandescent, l’adjectif ne suffit pas à
effacer l’agressivité du fer ni l’image des supplices qu’il évoque ; on
accepte difficilement que ce fer puisse accomplir un miracle bénéfique. La
métaphore primaire donc choque le lecteur et le laisse insatisfait : or cette
tension, qui caractérise en général l’image surréaliste 458 et explique son
efficacité, a ici un rôle fonctionnel.
Arrêté par l’apparente impossibilité du véhicule primaire, le lecteur ne
peut qu’y voir une manipulation arbitraire de la réalité. Il ne peut l’accepter
que par rapport au groupe intact, comme antiphrase. Du même coup, la
simplicité toute mécanique du passage de l’antiphrase à la phrase lui permet
de l’interpréter comme signe — remplaçant un signe +, et il prend
conscience des deux vers comme transformation :

* le fer rouge ôte la vue aux voyants → le doux fer rouge rend la vue
aux aveugles.

Dans ce contexte, fer rouge est l’instrument du bourreau 459 : d’où la


dérivation aveugles. Il s’agit de bien autre chose que de la pointe doux/fer
rouge. Ce n’est pas de l’apparent concetto que découle la poésie de l’image,
mais de la structure mythique qu’il recouvre : arme qui inflige la blessure
→ fer qui la guérit, structure dont la lance d’Achille est une des variantes
les plus connues.
Telle est l’efficacité d’un procédé où il suffit de modifier une image pour
changer toute une séquence qu’il faut y voir, je crois, un des principaux
moyens stylistiques de la mimésis du surréel. On le retrouve en fait dans
des formes qui ne sont pas à proprement parler des métaphores filées, parce
que les images n’ont ni les deux termes ni les conjonctifs caractéristiques,
mais plutôt des structures narratives ou descriptives. Elles sont néanmoins
comparables à la métaphore filée parce qu’elles présentent, elles aussi, un
système associatif dérivé d’une composante initiale. Par conséquent, elles
sont susceptibles des mêmes transformations. Exemple :

(XIX) (A. Breton)


Là des pêcheurs débarquaient des paniers pleins de
coquillages terrestres (...) que des étoiles (...)
s’appliquaient douloureusement sur le cœur pour entendre
le bruit de la terre. C’est ainsi qu’elles avaient pu
reconstituer pour leur plaisir le bruit des tramways et des
grandes orgues, tout comme nous recherchons dans notre
solitude les sonneries des paliers sous-marins, le
ronflement des ascenseurs aquatiques 460.

Il suffit d’inverser le signe de l’épithète de nature dans *coquillages


marins : à partir de son antonyme terrestres, on obtient comme un négatif
de la mimésis du réel. D’où un monde à l’envers. Il n’est pas créé par la
fantaisie laborieuse d’un auteur, morceau par morceau, en brouillant le réel.
Il est créé d’un seul coup, authentique, vraisemblable, puisque c’est le réel
vécu, puis organisé par le langage, puis inversé. Le lecteur y retrouve, et
pour cause, mais dans un contexte par définition inouï, où toute sensation
est redevenue primitive, les rêveries sur l’ailleurs, sur le dépaysement
total 461 (ici un thème archétype qui, de la ville d’Ys au salon au fond d’un
lac de Rimbaud, continue à séduire les imaginations). La description ne va
pas jusqu’à essayer de convaincre le lecteur comme le tentent la science-
fiction ou le conte fantastique. Simplement, le texte fait faire au lecteur un
exercice pratique de poésie visionnaire. A la limite, la transformation
portera sur la structure même du lexique. Par exemple, cet autre monde à
l’envers où, comme chez Rimbaud justement, le salon central repose tout
entier sur une rivière, et soudain bascule et se substitue à son reflet. On a un
indice de transformation dans le néologisme, parterre →parciel, d’où :

(XX) (A. Breton)


Les parciels se reflètent légèrement dans la rivière où se
désaltèrent les oiseaux 462.

Phrase suivie de la description d’un monde de reflets bâti entièrement sur


une convention formelle, qui tire d’elle-même sa justification (voir exemple
XVII) ; même le surnaturel est transposé au second degré, pour ainsi dire,
par le caractère entièrement verbal de cette création : « ombre de bêtes
charmantes et redoutables, ombre d idées aussi, sans parler de l’ombre du
merveilleux ».

L’importance de la métaphore filée tient à l’autonomie de son code


spécial. C’est grâce à cette autonomie que peut se manifester la « propriété
des mots à s’assembler par chaînes singulières pour resplendir, et cela au
moment où on le cherche le moins 463. Or cette propriété, comme l’a
souligné André Breton, est le fondement même de la poétique surréaliste.
14 Incompatibilités sémantiques dans
l’écriture automatique

L’écriture automatique des Surréalistes se dérobe à l’interprétation, mais


ce n’est que parce que ses exégètes font de la psychologie au lieu de s’en
tenir au texte ; et, quand ils s’en tiennent au texte, c’est parce qu’ils se
contentent d’en faire la grammaire. En parlant de dictée du subconscient, il
est vrai, André Breton donnait à penser que l’analyse psychologique était
pertinente. Mais en pratique elle aboutit à une impasse : une fois qu’on a
catalogué Breton selon des catégories psychologiques, il reste à expliquer
comment des traits communs à toute activité mentale ont produit une forme
spécifique au texte. A supposer qu’on y arrive un jour, on n’aura encore
expliqué que la genèse du texte, et non le produit fini 464. L’approche
grammaticale promet plus, puisqu’elle porte sur le texte même.
Malheureusement, la syntaxe d’un texte automatique n’est en rien différente
de celle d’un texte ordinaire 465.
La différence définitoire, c’est que le texte automatique fait fi de toute
logique, bouleverse les séquences temporelles, ignore la référentialité. En
somme, il est différent en ceci qu’il viole les règles de la vraisemblance, de
la mimésis du réel. Bien que la syntaxe soit respectée, les mots n’ont de
sens acceptable que dans les limites de groupes relativement brefs, tandis
qu’il y a des incompatibilités sémantiques entre ces groupes. Ou, au
contraire, l’enchaînement sémantique des phrases est normal, mais la
signification de l’ensemble est obscurcie par des segments de non-sens. Un
discours logique, un récit téléologique, une successivité et une temporalité
normales, des descriptions conformes aux idées reçues sur la réalité, autant
de preuves aux yeux du lecteur que l’écrivain contrôle son texte, que son
écriture résulte d’un travail d’art, d’un processus conscient : toute
exception, toute anomalie ne manque pas d’être sentie comme le produit
d’une pulsion subconsciente, comme une suspension du contrôle de
l’artiste. D’où l’apparence d’un automatisme. Cette apparence peut très bien
être artificielle, produite justement par un travail de la forme très conscient.
Qu’elle soit spontanée ou imitée, je l’appellerai effet d’automatisme. Tout
texte où cet effet est observable appartient au genre dit « écriture
automatique ». Comme l’effet est produit par des anomalies de sens, une
approche sémantique sera évidemment plus efficace que l’approche
grammaticale, et j’essaierai de le montrer sur deux morceaux tirés de
Poisson soluble d’André Breton.
Ce recueil est divisé en trente-deux épisodes sans rapport les uns avec les
autres. Chaque épisode a donc l’autonomie sémantique d’un poème,
puisqu’un poème est un fragment dont le contexte temporel, spatial et
logique, les circonstances, les motifs, les tenants et aboutissants doivent être
reconstitués par l’imagination du lecteur (ce qui permet à celui-ci — dans le
cas du lyrisme, du moins — d’intégrer la donnée à sa propre expérience) :
Poisson soluble est un recueil de poèmes en prose.
Le premier de mes deux morceaux (poème 29) actualise un modèle de
conte dont le folklore offre maint exemple. Le second (poème 22) actualise
un modèle de fantasmes sexuels tout aussi répandus. Chacun d’eux donne
donc au lecteur l’impression du déjà vu : reconnaissant à travers diverses
variantes la même histoire d’un conte à l’autre, le lecteur perçoit
empiriquement l’existence d’un topos. Ce topos lui permet de prévoir les
diverses étapes du récit, sinon dans le détail, du moins dans leur séquence et
dans leur structure sémantique. Cette prévisibilité est alors la norme par
rapport à laquelle des déviations sont perçues, qui produisent l’effet
d’automatisme.
Toute production du texte se fait sous des restrictions sémantiques,
morphologiques et grammaticales, et selon les règles du narratif ; dès que la
donnée indique au lecteur à quoi s’attendre, le texte se déroule
conformément à cette attente, la succession des événements et leurs
rapports de cause à effet étant alors sentis comme vraisemblables. Ces
événements et leur causalité réciproque sont d’autant plus facilement
reconnaissables qu’ils sont exprimés par des clichés. Si une association
verbale semble contredire le récit attendu ou en infléchir la démarche, elle
est perçue comme une parenthèse, et la parenthèse est clairement située à un
niveau différent de celui du récit, auquel le lecteur revient dès que la
parenthèse se ferme.
Telle est la norme du récit. Dans le récit automatique, en revanche, des
incompatibilités se manifestent entre le récit et le discours, entre
l’enchaînement narratif et l’enchaînement lexical, engendrant à leur tour
des séquences qui, en contexte, paraissent aberrantes et que nous cherchons
à nous expliquer par le surnaturel ou le fantastique, ou comme mimésis de
l’hallucination ou du rêve. Qui plus est, si le texte retrouve la norme, c’est-
à-dire le vraisemblable, une compensation se fait, qui maintient l’effet
d’automatisme en excluant toute phrase qui permettrait au lecteur de
visualiser ce qu’il lit. De deux choses l’une, donc : ou bien la séquence
lexicale semble se référer à la réalité, mais cette réalité ne concorde pas
avec le récit ; ou bien la séquence lexicale concorde avec le récit, mais
aboutit à une représentation inacceptable.
Le poème 29 relève du premier type. Il y est question d’une chasse
fantastique, variante d’un topos bien connu : un chasseur marchant ou
chevauchant à travers la forêt rencontre un animal fabuleux. L’anomalie de
l’animal lui est proposée comme un signe à interpréter. Ses actions sont la
conséquence de son interprétation, ou de son désir d’en trouver une. Le
chasseur se laisse guider par l’animal ou le poursuit, et dans les deux cas
devient le héros d’une quête qui le mène d’épreuve en épreuve à travers la
forêt ou le fait passer dans d’autres mondes. On reconnaît le modèle suivi
par Flaubert dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier, par Tieck dans
Der blonde Eckbert, par Victor Hugo dans l’histoire du chevalier Pécopin
dont la chasse fantastique dure cent ans (le Rhin) 466. Tout ceci ne pouvait
que séduire les Surréalistes : la forêt est l’antichambre du surnaturel, le
décor qui rend vraisemblable une rencontre de l’humain et de l’animal ou,
plus généralement, de l’humain et du non-humain, du connu et de
l’inconnu. La forêt symbolise le mystère, l’invisible, le subconscient même,
et le chasseur poursuivant la bête poursuit l’objet même de la psychanalyse.
La séquence narrative n’est pas affectée par l’automatisme : elle est
nécessaire à l’identification du conte, empêchant la bizarrerie de paraître
gratuite. Elle comprend les étapes suivantes : préface annonçant le mystère ;
description du chasseur ; récit de la rencontre ; le chasseur devient le héros
de la quête ; récit de la quête initiatique 467.

Cette année-là, un chasseur fut témoin d’un étrange phénomène, dont


la relation antérieure se perd dans le temps et qui défraya la chronique
de longs mois. Le jour de l’ouverture cet homme botté de jaune qui
s’avançait dans les plaines de Sologne avec deux grands chiens vit
apparaître au-dessus de lui une sorte de lyre à gaz peu éclairante qui
palpitait sans cesse et dont l’une des ailes seule était aussi longue
qu’un iris tandis que l’autre, atrophiée mais beaucoup plus brillante,
ressemblait à un auriculaire de femme auquel serait passé un anneau
merveilleux. La fleur se détacha alors et retourna se fixer par
l’extrémité de sa tige aérienne, qui était l’œil du chasseur, sur le
rhizome du ciel. Puis le doigt, s’approchant de lui, s’offrit à le
conduire en un lieu où aucun homme n’avait jamais été. Il y consent et
le voici guidé par l’aile gauche de l’oiseau longtemps, longtemps.
L’ongle était fait d’une lumière si fine que nul œil n’eût pu tout à fait
l’endurer ; il laissait derrière lui un sillage de sang en vrille comme une
coquille de murex adorable. Le chasseur parvint ainsi sans se retourner
à la limite de la terre de France et il s’engagea dans une gorge. De tous
côtés c’était l’ombre et l’étourderie du doigt lui donnait à craindre pour
sa vie. Les précipices étaient dépassés, puisque de temps à autre une
fleur tombait à côté de lui et qu’il ne se donnait pas la peine de la
ramasser. Le doigt tournait alors sur lui-même et c’était une étoile rose
follement attirante. Le chasseur était un homme d’une vingtaine
d’années. Ses chiens rampaient tristement à ses côtés (...).

Dans la première phrase, le lecteur reconnaît une convention analogue au


il était une fois des contes de fées. Cette norme narrative déclenche sur le
plan lexical une inacceptabilité compensatoire : les deux propositions
relatives, qui sont mutuellement exclusives. Toutes deux sont des clichés
(en particulier dans le style journalistique), quand il est question d’un
événement extraordinaire, et toutes deux sont dérivées par expansion d’une
donnée constituée par l’adjectif étrange et par le prétérit 468. Redondantes,
elles soulignent l’émotion suscitée par un événement extraordinaire, mais la
précision défraya la chronique contredit l’assertion que la relation
antérieure est oubliée, et dans la nuit des temps sera deux fois annulé par
l’allusion à des faits socio-culturels tout récents comme le jour de
l’ouverture et la coutume de chasser en Sologne. Si cette série
d’incompatibilités se poursuit, l’annulation du passé lointain par le passé
récent doit engendrer une annulation converse du récent par le très ancien,
et c’est en effet ce qui se produit plus bas avec terre de France, expression
archaïque qui implique le lointain historique 469.
La description du protagoniste suit les règles du vraisemblable : la réalité
du chasseur est confirmée par des détails (bottes, chiens) de la vie à la
campagne. Rien, en somme, qu’on ne puisse trouver dans un récit
conventionnel dont l’auteur serait responsable. Mais l’effet de réel ici n’est
que le contexte avec lequel le fantastique de l’apparition fait contraste. Plus
le cadre est naturel et les circonstances familières, plus le surnaturel est à la
fois convaincant et surprenant.
C’est à la troisième étape (récit de la rencontre miraculeuse) que les
règles du fantastique sont violées : la monstruosité de l’animal est
inacceptable. Même si nous n’y croyons pas, un monstre doit, en effet,
respecter les règles du monstrueux, généralement des règles de
substitution : en transférant certains traits d’une espèce à une autre, on
produit un hybride ou des règles de négation (si la dualité oculaire est
négativée par l’unicité, on obtient le Cyclope, et si c’est par la multiplicité,
on obtient Argus, etc.). Mais ici, alors que le contexte de la chasse demande
un animal, c’est un instrument de musique qu’on trouve. Le lecteur ne peut
même pas rationaliser cette lyre selon une des modalités permises par la
mythologie : métamorphose, animation (animalisation), personnification.
Sans doute trouve-t-on dans les contes des instruments qui jouent tout seuls.
Sans doute en trouve-t-on en littérature, comme la lyre du « Satyre » de
Hugo, ou son clairon de l’abîme, ou la Cloche de Schiller.
Mais la lyre de Breton ne se prête guère au passage de l’inanimé à
l’animé ; on a du mal à croire qu’elle recèle un principe pensant comme le
métal ou la pierre dans les Vers dorés de Nerval, car cette lyre est une lyre à
gaz, c’est-à-dire plutôt une métaphore de la lyre que la lyre elle-même,
métaphore qui désigne un appareil commercial ou industriel, donc éloigné à
la fois du fantastique parce qu’utilitaire et du littéraire parce que
pragmatique. La lyre à gaz était aux environs de 1870 une lampe à gaz en
forme de lyre, effort d’un style de décorateur pour unir la modernité des
techniques dernier cri et les prestiges du classique 470. Alliance douteuse et
qui déclenche des conflits esthétiques dont Mallarmé a fait l’usage que l’on
sait.
Même si nous ne connaissons pas les référents de lyre à gaz — et notre
code linguistique et nos modes ont assez changé pour que nous ne
comprenions plus —, la distance reste énorme entre lyre, mot réservé à la
littérarité par ses contextes habituels et par son orthographe, et le mot gaz,
réservé à des usages ménagers ou, au mieux, à un discours scientifique. Il
s’agit bien ici d’une distance entre signifiants 471, puisque la relation entre
référents est toute semblable dans le cas de guitare électrique qui ne produit
pas grand effet parce que, stylistiquement, le nom de l’instrument est au
même niveau social que l’adjectif. Contre-épreuve vérifiant ceci : orgue
hydraulique, où il n’y a pas de contraste parce que la forme grecque de
l’adjectif s’accorde avec le prestige du mot orgue, ce qui élimine le
prosaïsme du signifié d’hydraulique. Lyre à gaz, au contraire, reste
totalement inassimilable : le mot, en somme, est bien une monstruosité,
mais c’est une monstruosité lexicale ; lui conférant une fonction pour
laquelle il n’était pas fait, le contexte suractive et actualise une absurdité qui
est à l’état latent dans tout mot composé.
Si l’absurde explique l’effet d’automatisme, il reste à expliquer
l’engendrement de l’absurde. Il ne suffirait pas d’invoquer le hasard
objectif, si souvent utilisé par Breton et ses amis, soit dans des jeux du type
cadavre exquis, soit dans la recherche de trouvailles de marché aux puces,
bibelots bizarres qui, hors contexte, devenaient ces absolus appelés « objets
surréalistes ». Sans doute le choix de la lyre a-t-il été surdéterminé par
l’intertexte d’un roman de Huysmans que Breton admirait beaucoup, les
Sœurs Vatard, où la façade d’une boîte de nuit s’orne d’une enseigne
lumineuse : « Aux Folies-Bobino... elle admira fort l’entrée (...). Une
femme jaune dansant sur le toit retroussé comme celui d’une pagode et
tenant à la main un appareil à gaz en forme de lyre la stupéfia. » Breton ne
pouvait qu’être frappé par ce passage 472, quand on sait le rôle qu’ont joué
affiches et réclames dans l’imagination des Surréalistes (par exemple, celle
de Bébé Cadum dans la Liberté ou l’Amour ou celle des lampes Mazda
dans Nadja). Mais Huysmans n’a fourni qu’un détail, pittoresque jusqu’à
l’aberration, permettant deux lectures : la lecture conformiste qui évalue
(elle s’amuse du mauvais goût d’un art inférieur, ou populaire — c’est la
même chose), la lecture surréaliste qui en dégage le fantastique latent
(l’autre face de sa transgression : la lyre à gaz est un hybride). De ce
fantastique verbalisé, la prose de Breton tire l’oiseau fantastique en
combinant deux facteurs : d’une part, la tradition allégorique, où les
emblèmes volants bien qu’inanimés ne manquent pas (sablier ailé : le
Temps vole), et, d’autre part, le composé oiseau-lyre (oiseau qui serait
fantastique si l’on dé-métaphorisait lyre). Il se trouve justement qu’un
oiseau-lyre figure dans Poisson soluble à deux reprises 473.
Oiseau-lyre à gaz aurait pu faire l’affaire, sur le modèle des mots-valises
de Lewis Carroll, rocking-horsefly à partir de horsefly « taon », et de
rocking-horse, « cheval à bascule », ou bread and butterfly, à partir de
butterfly « papillon », et de bread and butter, « tartine ». Mais intervient le
blocage des dérivations visualisables ou trop évidentes et donc susceptibles
de rationalisation. Intervient surtout ce fait que la dérivation est dictée par la
structure narrative : celle-ci demande la rencontre d’un gibier fantastique, et
il n’en faut pas plus pour que le sème « monstruosité » élimine oiseau (qui
dans oiseau-lyre serait l’explication, la normalisation, ramenant lyre à sa
fonction métaphysique) et ajoute à lyre une espèce de suffixe de l’anomalie
(à gaz).
Le refoulement d’oiseau 474 engendre par compensation un texte
explicatif, une périphrase qui décrit les caractères du mot-noyau réprimé
jusqu’à ce que le lecteur puisse le reconnaître. Comme ce mot-noyau est
marqué au sceau du fantastique, chaque équivalent métonymique ou
synecdochique entrant dans la périphrase subit automatiquement une
déformation référentielle. Cette déformation symbolise le sème
« monstruosité » ou « surnaturel ».
Soit le cas d’une réalité symétrique : sa déformation sera mécaniquement
obtenue par une asymétrie. Dans Poisson soluble, un chien fantastique a un
œil bleu et un œil jaune ; la vision onirique d’un personnage lui propose
deux maîtresses, l’une « pourpre qui aurait voulu dormir », et l’autre
« blanche qui arrivait sur le toit comme une somnambule » ; et dans notre
poème, puisque deux ailes peuvent être longues ou courtes, l’une sera
longue et l’autre courte. La mimésis souligne l’asymétrie et son anomalie :
l’aile longue est décrite dans un code anormal pour un oiseau, comparée à
une tige de fleur (ou plutôt à la tige d’une fleur marquée positivement
comme signe de beauté, longue tige, comme d’ailleurs de longs iris). Quant
à l’aile courte, elle l’est pathologiquement — atrophiée. Mais, dès l’instant
que la mimésis tend vers le péjoratif, le va-et-vient compensatoire se
déclenche, d’où la phrase mais beaucoup plus brillante, etc.
Ces zigzags formels n’entravent en rien le déroulement de l’aventure :
quelle que soit l’absurdité descriptive, le lecteur ne peut pas ne pas suivre le
fil narratif. L’écriture suit la logique du récit, mais elle le fait
mécaniquement, sans choisir parmi les diverses représentations convenables
à tel épisode celle qui s’harmoniserait avec la précédente, et rien n’empêche
deux représentations de se concurrencer pour actualiser le même épisode.
Les éliminations, le filtrage de la référence au réel n’interviennent pas : le
seul principe de sélection des codes mimétiques successifs est la contrainte
de la dérivation hypogrammatique 475, que l’hypogramme soit un cliché ou
un système descriptif. L’étape suivante de la chasse, par exemple, est le
moment où l’animal sert de guide au chasseur : elle est représentée par deux
mimésis concurrentes, le motif de l’index pointant dans la bonne direction,
et le motif de traces laissées à dessein pour montrer la route.
Le premier transforme l’aile atrophiée en doigt puis en ongle, en vertu du
cliché montrer du doigt (de la main) : l’aile ainsi métamorphosée est
lumineuse parce que la lumière est le point culminant et mélioratif de divers
paradigmes du signe bénéfique (phare, colonne de feu dans le Sinaï, étoile
de Bethléem, etc.) ; or, dans le système descriptif de doigt, c’est à l’ongle de
briller, comme il appert des cosmétiques dont on le revêt, et de l’onyx de
Mallarmé dans le sonnet « Ses purs ongles ». Une lumière miraculeuse,
divine même, est toujours insupportable à l’œil des témoins : « une lumière
si forte que nul œil ne peut l’endurer » serait donc une dérivation normale ;
mais l’épithète méliorative de doigt et d’ongle est fin, et fin en contexte
féminin (ici le doigt est un doigt de femme, et il acquiert des caractères
féminins, comme il ressort, plus bas, de l’étourderie du doigt) a pour
antonyme forte (par ex. taille fine/taille forte) ; l’éloge du doigt entraîne
fine ; celui de la lumière maintient le stéréotype, d’où une contradiction
interne, si fine que nul œil ne peut l’endurer, mais une contradiction qui
laisse subsister les marques positives qu’exige le récit ; celles-ci seront
répétées un peu plus loin dans un autre transcodage élogieux : le doigt...
était une étoile rose follement attirante, où rose est un adjectif louangeur en
parlant du doigt ou de l’ongle 476, où attirante continue le motif de l’étoile
qu’il faut suivre, mais où rose, follement et attirante ensemble extériorisent
une féminité qui au début de la séquence « digitale » n’était, semble-t-il,
qu’une comparaison relativement accessoire (l’aile ressemblait à un
auriculaire de femme).
Quant au second motif du guide, celui de la piste jalonnée — branches
brisées par Bas-de-Cuir, cailloux semés par le Petit Poucet —, il prend la
forme de gouttes de sang menant à la bête blessée et qui s’accorde
parfaitement avec un récit de chasse. Mais, l’automatisme ayant levé toute
restriction, ongle continue de fonctionner comme métonyme de la bête, ce
qui n’est pas absolument contradictoire, le sang visible sous l’ongle étant
une notation de beauté (Germain Nouveau écrit, par exemple : « Et le sang
de la rose est sous leurs ongles fins 477 »). C’est le sang, toutefois, qui est
maintenant l’élément souligné : pourpre serait l’épithète la plus appropriée,
la plus hyperbolique, mais elle est refoulée comme l’a été oiseau tout à
l’heure, et avec le même effet. Une périphrase est engendrée, où le murex,
ce coquillage dont les Anciens savaient extraire la pourpre (et aussi l’un des
synonymes latins de « pourpre »), remplace la couleur par son origine, ce
qui serait très conforme à la rhétorique traditionnelle, n’était que
l’automatisme laisse passer toute une série conchyliologique dont on n’a
que faire : d’où coquille, d’où en vrille qui actualise sa forme hélicoïdale (je
ne sais si le murex a une coquille de la sorte, mais c’est un lieu commun
que de s’extasier à propos de coquillages, sur la perfection de leur
spirale — variante, bien sûr, du thème de la nature géomètre : voyez les
stéréotypes sur les toiles d’araignées, les cellules hexagonales de la cire des
abeilles, etc.). Une expansion déréglée de « sang pourpre beau comme le
murex » donne « sang en vrille comme une coquille de murex », chaque
détail inacceptable du système descriptif de « murex » refoulant le seul mot
qui justifiait le rapprochement du sang et du mollusque. Le sang reparaît
aussitôt, si je puis dire, sous le déguisement de son épithète clichée dans les
textes mystiques : sang adorable. Ce qui souligne le lien entre automatisme
et enchâssement : de en vrille à murex, la dérivation a mécaniquement passé
en revue les possibilités associatives d’une comparaison qui ne demandait
qu’un mot dans une écriture contrôlée ; l’enchâssement résulte d’une
expansion pathologique qui remplace le mot par sa définition, ou par son
système descriptif, tout en restant subordonnée à la phrase que dicte la
structure narrative. L’automatisme ouvre grande l’écluse associative : alors
que l’écriture contrôlée tend vers le mot propre, subordonne l’impropre à un
contexte qui permet de l’assimiler, favorise l’accord sémantique et
stylistique, l’unité de ton d’un mot à l’autre, l’écriture automatique au
contraire remplace le mot par ses satellites et l’unité de ton par un
transcodage continu.

Le second type de dérivation à effet d’automatisme est celui où le récit


contient des phrases à la fois compatibles et incompréhensibles : elles sont
grammaticales sur les plans sémantique et syntaxique, mais immotivées en
contexte et par conséquent contraires à la vraisemblance ou même absurdes
(non-sens). C’est un cas d’intertextualité : ces phrases enchâssent les
fragments dispersés d’une séquence verbale préexistante empruntée à un
autre texte. A de rares exceptions près, le lecteur demeure incapable de
reconnaître cet autre texte, même s’il se rend compte que les fragments
enchâssés faisaient partie d’un tout.
Mon exemple, le poème en prose numéro 22, est l’histoire d’une
poursuite érotique dans une ville nocturne, thème surréaliste fréquent — un
promeneur rencontre une passante mystérieuse, la désire, la suit de rue en
rue ; parfois, sa poursuite l’entraîne dans des parcs, ou même en pleine
campagne. Parfois, la belle inconnue se déshabille en marchant sans pour
autant se laisser rejoindre (il y a un strip-tease ambulant de ce genre dans la
Liberté ou l’Amour de Desnos) ; parfois, ouvrant son manteau, elle révèle
soudain sa nudité, mais ce n’est pas la fin de l’histoire, et cette invite
sexuelle relance la poursuite qui ressemble de plus en plus à une quête de
l’au-delà (c’est le cas dans notre poème). Cette aventure est l’expansion
d’un thème romantique dont « A une passante » de Baudelaire est un
exemple très représentatif : une inconnue passe, les regards se croisent un
instant, et cet échange fugitif suffit à révéler une affinité, à sceller une union
mystique entre deux êtres qui ne se sont jamais vus ni sans doute ne se
reverront.

Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,


O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais.

Le poème de Breton intitulé « Tournesol » est un autre exemple, et


Breton lui-même en a fait le commentaire dans l’Amour fou. Comme le
thème est un fantasme érotique très répandu, tout lecteur reconnaîtra sa
structure narrative, même s’il n’en connaît pas de variantes littéraires, et
sera par conséquent très conscient des anomalies du texte de Poisson
soluble. L’ensemble de ces anomalies, qui multiplient les impasses
sémantiques, met en relief l’aspect de mystère et les suggestions de
symbolisme, sans qu’il soit nécessaire jamais d’en dévoiler le secret :

Cette femme, je l’ai connue dans une VIGNE IMMENSE, quelques


jours avant la vendange et je l’ai suivie un soir autour du mur d’un
couvent. Elle était EN GRAND DEUIL et je me sentais incapable de
résister à CE NID DE CORBEAUX que m’avait figuré l’éclair de son
visage, tout à l’heure, alors que je tentais derrière elle L’ASCENSION
des VÊTEMENTS DE FEUILLES ROUGES dans lesquels
brimbalaient des GRELOTS DE NUIT. D’où venait-elle et QUE ME
RAPPELAIT CETTE VIGNE S’ÉLEVANT AU CENTRE D’UNE
VILLE, à l’emplacement du théâtre, pensais-je ? Elle ne s’était plus
retournée sur moi, et, sans le brusque luisant de son mollet qui me
montrait par instants la route, j’eusse désespéré de la toucher jamais. Je
me disposais pourtant à la rejoindre quand elle fit volte-face et,
entrouvrant son manteau, me découvrit sa nudité plus ensorcelante que
les oiseaux. Elle s’était arrêtée et m’éloignait de la main, comme s’il se
fût agi pour moi de gagner des cimes inconnues, des neiges trop
hautes.

J’ai mis en majuscules les passages inintelligibles : aucun ne peut


s’expliquer par les péripéties de la poursuite, ou les symboles sexuels qui
relancent le suiveur (comme le brusque luisant de la chair sous la jupe).
Certains (le couvent, en grand deuil) sont simplement des données
inexpliquées, comme dans tout récit, mais avec une différence qui produit
l’effet d’automatisme : le détail, du fait même qu’il reste en l’air, tend
l’appât de correspondances, de réminiscences vagues d’où tôt ou tard jaillit
l’étincelle, le contact intertextuel (ce sera le cas de couvent) ; ou bien un
détail qui n’était qu’inexpliqué sur le plan de la séquence événementielle
engendre une dérivation obscure sur le plan lexical : c’est le cas de en
grand deuil, d’où est dérivée l’image du nid de corbeaux que m’avait figuré
l’éclair de son visage. Cette dérivation relève de la métaphore filée décrite
au chapitre précédent et je ne m’y arrête qu’un instant : le passage contient
son propre métalangage, le verbe m’avait figuré indiquant que corbeaux ne
fait que traduire métaphoriquement un cliché du récit de la filature
amoureuse — le visage féminin entraperçu déchaîne la passion, bouleverse
la volonté, change une vie. Métaphore ornithologique où oiseau équivaut à
inspiration, élan, promesse, comme dans le Million d’oiseaux d’or, ô future
vigueur de Rimbaud. Suivant la ligne de moindre résistance de stéréotypes
superstitieux associant la mort et les corbeaux, oiseau glisse à corbeau,
puisque cet élan, cet envol naît d’une inspiratrice en noir. Contamination du
discours du suiveur par le système descriptif de la femme suivie — icône
lexicale du coup de foudre 478. La difficulté de l’image résulte d’un
transcodage automatique, puisqu’il se dérobe aux contraintes d’une
référentialité ou acceptabilité — mais ce n’est encore qu’un transcodage.
Les passages à la fois inintelligibles et caractérisant le second type de
dérivation automatique se répartissent en deux catégories : ceux qui, à
première vue, semblent ne poser aucun problème mais dont on découvre
que leur sens apparent en cache un autre, et ceux qui bloquent le. lecteur de
prime abord.
La vigne immense appartient à la première catégorie : à première vue, on
croit n’avoir affaire qu’à un détail réaliste ou pittoresque. Parce qu’il est
précis et qu’il n’a rien à voir avec l’intrigue ou avec la caractérisation d’un
personnage, le lecteur conclut que sa seule raison d’être est de refléter
objectivement la réalité extérieure. Mais la vigne dans un décor urbain est
beaucoup moins acceptable que le couvent. La seconde fois qu’elle est
mentionnée, la fonction du mot change, presque imperceptiblement, en
transformant la vastitude horizontale de ce vignoble en une verticalité de
vigne grimpante : le lecteur aura plus de mal à se l’imaginer. Il n’y voit plus
qu’un signe, qu’un indice à interpréter, qu’une énigme à résoudre, et la
question que se pose le narrateur l’y encourage. Le point d’interrogation
demeurera jusqu’à ce que l’intertexte fournisse la réponse.
La robe de grand deuil est un lieu commun des scènes érotiques. La page
suivante le souligne, en décrivant le troublant contraste entre le noir d’un
tissu transparent et la couleur de la chair (« les mailles extérieures étaient
noires, tandis que les mailles qui avaient été tournées vers la chair en
avaient gardé la couleur »). Le deuil dénote la veuve : sa solitude en fera
une proie plus facile, elle veut être consolée, recommencer sa vie. A
l’érotisme toutefois s’ajoute la présupposition d’un passé qu’il faudra
connaître pour posséder l’inconnue : cette sexualité de moins en moins
latente ne fait que souligner dans ce deuil sa valeur de signe référant à
l’inconnu(e), sa valeur, une fois de plus, de point d’interrogation, de pierre
d’attente. Dans la vie, le hasard apporte ou non la réponse. Dans le texte
contrôlé par une intention d’auteur, ce sera un épisode ultérieur. Dans le
texte automatique, ce sera un intertexte (mais sans pertinence autre que des
rapprochements homophoniques, des collocations lexicales).
La seconde catégorie d’inintelligibilité défie toute interprétation dès la
première lecture. On ne comprend rien à l’ascension. On la comprend
d’autant moins que le décor des rues suggère une poursuite sur le plan de
l’horizontalité. Et que faire des vêtements de feuilles rouges ? Et des
grelots ? Les associations possibles (grelots, par exemple, du bonnet de la
folie, grelots de bouffon, seuls acceptables en contexte vestimentaire) sont
incompatibles avec de nuit.
Or il se trouve que tous ces détails incompréhensibles sont des emprunts
aux Misérables. Ils marquent des étapes de la fameuse chasse à l’homme
pendant laquelle Jean Valjean échappe à la police parisienne avec la petite
orpheline qu’il a adoptée. Tous deux se réfugient, justement, dans un
couvent. Cosette, l’orpheline, est tout en deuil : le roman y insiste presque
obsessivement 479. L’endroit où elle se cachait avant le commencement de la
poursuite se trouve rue des Vignes-Saint-Marcel, nom pittoresque de rue de
faubourg, vestige sans doute d’un vignoble depuis longtemps disparu, nom
d’autant plus frappant que cette adresse semble elle-même une métaphore
du deuil féminin : petite porte noire et en deuil 480. Plus significatif encore,
quand les fugitifs sont acculés à un mur au fond d’une impasse, le forçat
pense d’abord à grimper à des tuyaux sillonnant une façade : or « les
embranchements variés des conduits qui allaient d’un conduit central
aboutir à toutes ces cuvettes dessinaient sur la façade une espèce d’arbre.
Ces ramifications de tuyaux avec leurs cent coudes imitaient ces vieux ceps
de vigne dépouillés qui se tordent sur les devantures des anciennes
fermes 481 ». Jean Valjean grimpe au sommet, et fait faire l’ascension de
cette « vigne » à la petite en deuil : Hugo précise que seul un forçat pouvait
accomplir pareil exploit, et nous savons déjà qu’il portait au bagne des
vêtements rouges, uniforme des récidivistes 482. Enfin, détail probant par
son étrangeté même, derrière ce mur il y a un jardin de couvent, dans ce
jardin un jardinier, bien que nous soyons en pleine nuit, et ce jardinier porte
un grelot attaché à ses vêtements, comme un lépreux, pour prévenir les
religieuses de sa présence et leur éviter l’impur contact d’un homme 483.
Il n’est donc pas douteux que la poursuite hugolienne constitue
l’intertexte du poème en prose de Breton. Le lecteur lit les Misérables en
filigrane à travers la séquence automatique. S’il lui est possible de le faire,
de reconnaître en une page des faits textuels dispersés sur cinquante pages
du roman, c’est que leur étrangeté dans le poème attire l’attention, alerte la
mémoire, c’est peut-être aussi la similitude des décors où se situe l’action,
et c’est surtout que les deux textes actualisent la même structure narrative.
Ce n’est pas l’identité ou la ressemblance des composantes de surface qui
fait que deux morceaux sont l’intertexte l’un de l’autre : pour qu’il y ait
intertextualité, la présence d’un interprétant reliant les textes est nécessaire,
et cet interprétant peut être une structure.
Examinons de plus près l’effet du texte sur le lecteur. Il y a d’abord le
mécanisme fondamental de l’effet d’automatisme : comme je l’ai dit plus
haut, le lecteur s’explique l’inintelligibilité d’une image par un
surgissement incontrôlable, montant des profondeurs de la psyché.
Deuxièmement, une image ou un détail inintelligible est toujours cru
intelligible ailleurs, à un autre niveau du sens, dans d’autres relations
textuelles. Parce qu’un détail réfère à un tout, le lecteur croit avoir affaire à
un code, ou plutôt aux fragments d’un code. Nul besoin pour cela de les
décoder. En fait, on ne pourrait pas les décoder parce que les détails pris à
Hugo n’ont pas de sens chez Breton : dans son contexte, ils ne fonctionnent
ni comme citations, ni comme allusions, ni même comme métaphores (on
ne peut pas dire, par exemple, que l’ascension ou la vigne soient une
illustration du thème, ou des comparants renvoyant à un comparé « femme
poursuivie »). C’est que ces détails n’ont pas de signifiance structurale dans
le récit hugolien : pittoresques ou réalistes, ils n’y sont que des éléments de
mimésis. Une imitation conventionnelle, donnant l’apparence d’être voulue,
les aurait éliminés puisqu’ils n’ont de sens qu’en fonction du décor et des
personnages hugoliens et ne cadrent pas avec ceux de Breton. Les textes
automatiques, au contraire, les gardent précisément pour les mêmes raisons.
Leur non-sens dans le récit étant l’indice de leur sens dans un discours hors
du récit, ils sont lus comme nous lisons des hiéroglyphes. Nous ne les
comprenons pas comme langage ni même comme symboles isolés, mais ils
représentent un langage dont la clé est cachée quelque part. Dans l’esprit de
Breton, ils étaient évidemment des synecdoques de l’ensemble du récit
hugolien, ses restes visuels (terme que Breton emprunte à Freud 484) dans la
mémoire subconsciente ; restes visuels, ou accessoires pour reprendre une
heureuse image de Saussure : « Le poète qui ramasse une légende ne
recueille pour telle ou telle scène que les accessoires au sens le plus
proprement théâtral ; quand les acteurs ont quitté la scène, il reste tel ou tel
objet, une fleur sur le plancher, qui reste dans la mémoire 485. » Ces restes
visuels, ces accessoires, le lecteur peut être incapable de dire ce qu’ils lui
rappellent. L’important, c’est qu’il sait qu’ils lui rappelleraient quelque
chose, si seulement il retrouvait le code. Le texte a le même effet sur lui que
la mémoire subconsciente.
Peu importe donc que l’écriture automatique soit authentique ou non 486.
Sa littérarité ne consiste pas à être une dictée du subconscient, mais à en
avoir l’air. Les incompatibilités qui ont cet effet sont de véritables
agrammaticalités sémantiques au niveau du texte, mais elles sont
grammaticales au niveau de la structure. L’absurde, le non-sens, par le fait
même qu’ils gênent le décodage, contraignent le lecteur à une lecture
directe des structures.
15. Surdétermination dans le poème en
prose (I) : Julien Gracq

Les poèmes en prose que Julien Gracq a réunis sous le titre de Liberté
grande 487 ont une structure narrative ou descriptive. Mais qu’il s’agisse
d’appréhension du monde sensible, ou de construction de l’imaginaire, ils
témoignent tous d’un bouleversement du système sémantique du français.
Et pourtant les impropriétés, les décalages dans les rapports communément
admis entre signifiants et signifiés, les images difficiles, les séquences qui
se dérobent à la logique reçue, tous ces défis à la fonction référentielle de la
langue ne donnent pas l’impression d’une fantaisie gratuite, ou d’un
arrangement aléatoire. Au contraire, les poèmes ont une cohésion, exercent
un empire sur l’imagination qui ne peuvent s’expliquer que par l’existence
d’un système d’expression rigoureux. Ce système qui donne à un emploi
aberrant du langage son caractère nécessaire, son évidence impérative, me
paraît reposer sur le pouvoir que les mots ont d’engendrer des séquences
associatives relativement indépendantes de la réalité. C’est ce dynamisme
explosif du mot — la formule est de Gracq 488 — dont je voudrais analyser
ici le mécanisme.
Je commencerai par le texte en apparence le plus arbitraire : « Salon
meublé 489 ». Poème parfaitement clair, mais où la description viole
systématiquement la loi du réel. Aucune émotion, aucune obsession de
l’observateur qui puisse expliquer la déformation de la réalité. Il n’y a de
représentation « normale » que dans la première phrase, où l’impression
inconfortable et même morbide que donne le salon confère à la pièce la
présence réelle, l’atmosphère des lieux familiers. Mais l’effet de cette
notation initiale est dissipé par les détails qui suivent — eau ruisselant sur
les murs, et meubles déconcertants :

... dans une grande cage de Faraday à l’épreuve des coups de foudre,
jetée négligemment sur le bras d’une chaise curule comme au retour
d’une promenade matinale, la toge ensanglantée de César,
reconnaissable à son étiquette de musée...
Le lecteur pense à un rêve, ou à une incursion dans le genre fantastique.
Mais déjà se succèdent des allusions satiriques au mauvais goût d’un
mobilier petit-bourgeois et, pour terminer, un trait de fantaisie pure : on
aperçoit, tout au fond de la pièce, un wagon de marchandises assoupi sur sa
voie de garage. Toute cette fin est trop « consciente », trop calculée,
semble-t-il, pour ne pas exclure l’interprétation onirique, et elle achève à
plus forte raison d’anéantir l’impression de réalité du début.
Et cependant, en dépit de ces perches tendues et retirées, le texte ne
zigzague pas au hasard : l’apparente gratuité du pseudo-salon est en fait la
rigoureuse application d’une règle de « grammaire » propre au poème. Tout
se passe comme si chaque énoncé devait engendrer son contraire, chaque
définition s’anéantir dans une contradiction terme à terme, chaque
description produire une incompatibilité à elle-même. La série des énoncés
qui déclenchent leurs contraires n’est pas moins déterminée, mais elle
préexiste au poème : il s’agit du système descriptif du mot salon.
Chaque fois qu’un texte réalise partiellement un système descriptif, il met
nécessairement en relief un des sèmes du mot-noyau ; ici, la notation
affective que j’ai relevée au début du poème souligne l’« intériorité »
implicite dans le sens de salon :

... très sombre — de cette nuance spécialement sinistre que laissent


filtrer par un après-midi d’août torride les persiennes rabattues d’une
chambre mortuaire.

Le salon n’est pas simplement fermé : cette fermeture est soulignée par
l’opposition à un monde du dehors, dont la lumière intense met l’extériorité
plus en relief encore ; et la clôture elle-même est renforcée par les
associations affectives les plus fortes qu’on puisse trouver dans le champ
lexical de maison 490. Dans ce cadre, bien entendu, le salon est déjà plus
représentatif de la maison comme intérieur qu’aucune autre pièce 491.
Or à peine le salon est-il ainsi posé comme symbole d’intérieur que cette
donnée engendre sa négation. L’intériorité est contredite par un
ruissellement :

sur les murs peints de cet enduit translucide (...) qui tapisse les
cavernes à stalactites, une légère écharpe d’eau sans bruit, comme sur
les ardoises des vespasiennes, frissonnante, moirée, douce comme de
la soie.

Latitude ne nous est pas laissée de voir là un détail réaliste — suintement


ou fuite comme dans les meilleures maisons, pour peu que la province soit
pluvieuse et le chauffage parcimonieux. Cette eau est chez elle, et c’est une
eau en liberté, car elle nourrit une cressonnière dans un coin du salon. On
ne saurait mieux dissoudre ce qui protège le home des menaces extérieures.
Et, stylistiquement, l’inconvenant vespasienne détruit, avec plus de violence
encore, les associations de salon.
Le wagon de marchandises, à la fin du poème, sur sa voie de garage
légèrement persillée de pâquerettes et d’ombellifères, là où l’on s’attend à
un piano ou à un canapé, a évidemment le même effet : lui aussi est un déni
de l’intérieur.
La règle des contraires qui s’annulent s’applique aussi bien au mobilier.
La cage de Faraday, la chaise curule, seules, à la rigueur n’étonneraient
guère plus qu’une sphère armillaire dans l’embrasure de la fenêtre, ou tout
autre exemple des savants mélanges de style qu’inventent les décorateurs
modernes. L’addition de la toge poignardée, avec déchirures
particulièrement authentiques, orienterait plutôt vers une application de
l’esthétique aléatoire du parapluie et de la machine à coudre sur la table de
dissection. Mais, en fait, ces détails vont ensemble, forment en bloc une
image incompatible avec le mobilier typique du salon idéal. Il faut les lire
en opposition à l’autre pôle descriptif — bibelots attendus, paquet de
cigarettes normal, et

la photographie en premier communiant (carton fort, angles abattus,


tranche épaisse et dorée, travail sérieux pour familles catholiques, avec
la signature du photographe) du président Sadi Carnot

Le personnage de la photo est lui-même atypique, mais il s’agit d’un


soulignement stylistique, d’une parodie. Si la photo de communiant est un
indice de conformisme familial, et le portrait présidentiel un indice de
conformisme patriotique, leur superposition est une hyperbole (ce salon est
plus vrai que nature), donc une manière de souligner combien ce salon est
le salon par excellence. D’où une distance accrue entre ce modèle (d’autant
plus réel qu’il est ridicule) et sa négation — le mobilier délirant (cage de
Faraday, etc.).
Il en est de même pour l’horloge qui complète ce que le salon réel a
d’ordinaire. D’une part elle est conventionnelle au maximum : horloge
suisse, à deux tons, avec caille et coucou. Mais la fin de la phrase détruit
déjà cette réalité : sonnant les demies et les quarts pour le silence
d’aquarium. C’est-à-dire qu’elle ne sonne pas les heures, qu’elle est
annulée dans sa fonction même, comme dans cet appartement idéal que
Giraudoux meuble de glaces où l’on ne se voit pas (...), de pendules qui
sonneront à la fois, pour s’en débarrasser, toutes les heures, puis, en règle
avec le temps pour la journée s’attarderont à ces quarts et à ces demies qui
festonnent l’après-midi 492.
Il n’est pas jusqu’au wagon de marchandises qui, annulant le salon
comme intérieur, ne soit à son tour annulé : il laisse suinter par sa porte
entrebâillée l’étincellement d’un service en porcelaine de Sèvres, et le bel
arrangement des petits verres à liqueur. Sans doute cette vaisselle
correspond-elle au sème « luxe » du système descriptif de l’intérieur
bourgeois. Mais elle est aussi, dans un contexte maintenant ferroviaire,
l’hyperbole de la fragilité, contrebalançant d’un trait les aiguillages sautés,
les butoirs tamponnés, les voies cahotantes, bref toutes les connotations
d’un fourgon réel. Le wagon n’a d’existence que comme mot, sa seule
fonction est d’être l’antiphrase de salon 493.
On peut interpréter cette autodestruction des sens comme l’équivalent
verbal de certains des « objets à fonctionnement symbolique » des
Surréalistes. Ou comme l’analogue des recherches, surréalistes encore, d’un
absolu verbal, où les mots sont privés de tout rapport avec leurs signifiés
par des incompatibilités sémantiques — je pense à des formules comme le
poisson soluble de Breton ou les nuits sans nuit de Leiris. Ou bien encore
comme une représentation a contrario, où la rêverie sur les images du
familier le plus quotidien est précisément l’ouverture sur ce qu’elles
excluent :

Souvent je fuis les traits familiers


du monde étroit qui nous est assigné
et hors des mains des grands meubles je passe
du songe épais de ma solidité
à l’autre rêve à celui de l’espace 494.
Quoi qu’il en soit, la signification du poème dépend d’une constante
structurale, laquelle réorganise des associations verbales rigides : il n’y a
rien là de gratuit.
« Salon meublé » mettant en contact des représentations incompatibles, la
représentation négative annule la positive, mais chacune d’entre elles prise
séparément est écrite dans une prose qui n’a rien d’alarmant. Considérons
maintenant le cas où le langage semble aberrant dans les limites mêmes de
la phrase, et où la compréhension devient difficile, les images obscures.
Dans le poème intitulé « L’averse 495 », la métaphore initiale se prolonge
en images subsidiaires juqu’à la fin du poème. Le déroulement de cette
métaphore filée se calque exactement sur celui du système descriptif de
pluie (dans le sens de « pluie d’été 496 »), lequel comprend : notations
visuelles et auditives, chaleur avant et pendant l’averse, soudaineté de
l’ondée, rafraîchissement et purification de l’air, soulagement. La
métaphore filée est déclenchée par le sème « chaleur moite », qui est à la
fois exprimé littéralement, et traduit métaphoriquement :

Voici le monde couvé sous la pluie, la chaleur moite, le toit des gouttes
et des brindilles, et les molles couvertures d’air aux mille piqûres
d’éclaboussements.

Ce qu’évoque le cliché chaleur de serre, l’oppression atmosphérique qui


« annule » les espaces libres et transforme le ciel en couvercle de marmite
baudelairien 497, Gracq le redit en termes de couveuse, puis de l’étouffoir
d’un lit. Dans le cliché molles couvertures, l’adjectif n’est pas seulement
descriptif : il renforce le sème « chaleur » implicite dans le substantif. Le
transfert de ces caractéristiques à air, élément vital et circulant librement, a
le même effet d’annulation que les incompatibilités de « Salon meublé » : il
équivaut à des groupes comme air épais ou irrespirable. L’hyperbole
résulte d’une inversion de fonction (ce qui soulageait oppresse 498).
Couverture, si paradoxal qu’il soit en contexte « air », engendre piqûres. En
fait, il y a croisement de deux systèmes descriptifs : le mot est juste pour
représenter les éclaboussements des gouttes, mais d’une justesse que l’on
constate après lecture, et qui ne vient pas d’abord à l’esprit ; ce qui a orienté
la séquence vers cette possibilité, c’est l’association (par couverture piquée)
avec un couvre-lit molletonné.
Ainsi renforcée, la métaphore couvertures engendre celle d’un lit, le lit
celle d’une dormeuse :

Voici la belle sur son lit d’eau, toute éveillée par la soudaine
transparence fraîche, toute coïncidante à une pure idée d’elle-même,
toute dessinée comme l’eau par le verre.

Couvertures était encore justifié par la réalité. Mais, maintenant que la


métaphore filée se développe en image de lit, la ressemblance cesse, et
l’équivalence des termes de lit et des termes de pluie n’est plus qu’une
convention propre au poème. Il faut donc au lecteur un indice formel qui lui
rappelle comment traduire, d’où l’« explication » arbitraire lit d’eau,
laquelle est inconcevable dans la réalité. Une métaphore filée traditionnelle
respecterait cette réalité : elle n’engendrerait que des signifiants dont le sens
ne jure pas avec sa signification littérale. Mais la présente métaphore n’a
d’autre règle que l’associabilité des mots couvertures, qui convient à air,
engendrant lit, quoique ce mot soit incompatible avec la réalité de
l’averse 499. Ce serait un cas d’écriture automatique, n’était que d’eau est
une justification arbitraire, mais visiblement consciente, de la dérivation à
partir de l’image « ressemblante » du début 500.
Quant à la dormeuse, elle est née du fait que le mot averse est du
féminin, elle est belle parce que la teneur est positive (l’averse est
bénéfique), et elle s’éveille — transmutation de la belle matineuse chère
aux poètes précieux — parce que la soudaineté de l’averse et du
changement dans l’air, traduits en code de lit, équivalent à un réveil en
sursaut. Ici encore, c’est de logique des mots et non de référence aux choses
qu’il s’agit : supprimons le lit, et nous pourrions selon le même système
exprimer la soudaineté par un paradoxal Cette averse est un feu de paille. Je
n’exagère rien : Eluard l’a osé, et le vers a paru assez représentatif de ces
mécanismes pour figurer dans le Dictionnaire abrégé du Surréalisme 501.
La fin du poème revient à la réalité de l’averse. Mais c’est la réalité qui
est subordonnée aux mots, non l’inverse. Une alcôve maintenant est dérivée
de lit par ennoblissement stylistique, l’alcôve étant au lit ce que la belle
matineuse est à une dormeuse ordinaire. Chaque fragment de la réalité est
réparti dans les cases vides que fournit la structure allégorique, sous forme
d’adjectifs (verdissant, emperlées) et de compléments (d’air, d’herbe, de
lianes 502), rappelant chaque fois comment traduire le code « alcôve » :
Dans l’air où nagent les balbutiantes étoiles de l’eau, une main d’air
sort de l’alcôve verdissante aux parfums d’herbe et suspend à
l’embrasse de lianes les courtines emperlées et l’arithmétique
crépitante du boulier de cristal 503.

Telle est donc la puissance d’engendrement des séries associatives que


n’importe quel système peut servir de code pour traduire n’importe quel
autre système : la métaphore n’a plus besoin de ressemblance continue entre
deux ordres de la réalité. Une équation initiale suffit. Encore y a-t-il dans
« L’averse » une continuité qui fait que le code métaphorique n’admet pas
de contradictions internes et n’annule pas l’équation de départ. Mais les
rapports formels entre mots l’emportent si complètement sur la relation des
mots aux choses qu’il arrive que la dérivation verbale annule la donnée
initiale. Par exemple, dans « Paysage » 504, rêverie au soleil couchant dans
une grande nécropole parisienne, le narrateur, évoquant l’accumulation de
chapelles funéraires aux styles hétéroclites, poursuit : il n’était pas défendu,
sans doute, de fourrager dans l’imprévu de ces curieuses poubelles. Il n’y a
pas de poubelles dans le cimetière, bien entendu, mais dans la description le
mot représente le fourre-tout architectural, le pêle-mêle des monuments.
Dérivé de l’abstrait imprévu, il en est le synonyme métaphorique.
Synonyme qui ajoute une coloration péjorative : le promeneur furetant
parmi les tombes est une espèce de chiffonnier du bric-à-brac dément de la
vanité posthume (bric-à-brac est la métaphore initiale de la série). Or la
chaîne associative continue d’engendrer : on s’étonnait même de l’absence
frétillante autour des boîtes à ordures du caniche matinal. Véritable
déraillement par rapport au réel tel qu’il nous est décrit, puisque deux fois
déjà le poème a indiqué que la promenade a lieu au crépuscule, et puisque
l’éclairage est celui de la nuit tombante. Mais c’est que le caniche n’est
matinal que parce que le matin est l’heure par excellence des poubelles. Le
caniche est une composante du système descriptif de poubelle ; il confirme
poubelle métonymiquement, bien qu’il n’y ait plus entre caniche et imprévu
le rapport métaphorique « naturel » qui unit imprévu à poubelle, et bien que
le nom ne puisse pas représenter un animal sans bouleverser toute la
scène 505.
Au reste, même si les mots ont l’air de ressembler à la réalité, ou même
s’ils y ressemblent vraiment et sont d’une justesse frappante (pour
reprendre la formule d’une autre esthétique), leur fonction poétique peut
néanmoins n’avoir aucun rapport avec leur vérité. Elle dépend, non de leur
relation aux choses, mais de leurs rapports réciproques en contexte. Voici
une phrase dont l’effet tient, semble-t-il, à la justesse de l’image : La main
qui tisonne le loquet de fer 506. Certes, le bruit est le même d’une main qui
fourgonne une porte rustique, et du tisonnier dans le poêle. Mais l’auditoire
est chaque jour plus restreint des lecteurs qui savent ce que c’est que
d’essayer de lever un loquet rebelle. Le texte cesserait-il d’agir si le loquet
allait retrouver dans l’oubli la chevillette de la fable, si le radiateur éliminait
la braise ? Nullement : pour que le contact se fasse, il n’est pas nécessaire
qu’il y ait communauté entre l’auteur et le lecteur. Il suffit que la condition
minima de toute lecture soit remplie : il suffit que le code linguistique du
texte et du lecteur soit identique. Et si c’est le cas, si le lecteur connaît son
français, il est, consciemment ou non, sensible à une parenté entre les mots
de cette phrase qui fait qu’ils convergent vers le même symbolisme.
D’abord la main, synecdoque de la personne encore invisible, c’est
l’animation soudaine du loquet, le sursaut, le suspens d’une présence encore
anonyme derrière la porte : cet intrus ou ce visiteur définit donc par
contraste le foyer, l’abri de la maison. Ensuite, tisonner et loquet relèvent
tous deux d’une technique archaïque ; le poème les extrait d’un sédiment
ancien du vocabulaire où dorment aussi rouet, par exemple, et bougeoir. Fer
confirme cet archaïsme plutôt qu’il ne décrit loquet (au fond, c’est une
tautologie plutôt qu’un éclaircissement), car la maison moderne l’a éliminé
et nous offre à la place le contact du cuivre, du laiton ou du verre des
boutons de porte, des aciers ou du chrome des gadgets. Dès lors, ces trois
mots (ils sont synonymes de ce point de vue) représentent l’atmosphère
d’un autre âge, l’indissoluble association, dans nos souvenirs et dans nos
lectures (motifs de la veillée, de la chaumière accueillante, etc.), de
l’archaïsme et de la vie repliée sur soi. Bref, la phrase est poétique parce
que les mots qu’elle contient sont tous, indépendamment de la justesse de
l’image, suggestifs de cette « Intimité » qui est le titre du poème.
Viennent encore s’interposer entre les mots et la réalité d’autres
séquences verbales — des textes préexistants auxquels le poème nous
renvoie de manière si évidente que nous ne pouvons pas ne pas lire à deux
niveaux à la fois. Nous déchiffrons en même temps le texte qui est sous nos
yeux et celui qui nous revient à la mémoire. Cette double lecture est une
comparaison et comme une garantie de valeur d’art : tout se passe comme si
le poème que nous lisons en y reconnaissant un autre avait déjà été testé et
approuvé (cette structuration supplémentaire de la phrase n’est pas sans
analogie avec celle que lui conférerait la versification). A cet égard, le
procédé n’est pas nouveau : la doctrine de l’imitatio est après tout un des
fondements du style classique. Et le poème imité souligne, ne serait-ce que
par réduplication, les effets du poème imitant. Le poème intitulé « Le vent
froid de la nuit 507 » a pour sujet la solitude ; ses symboles successifs sont
clairs, d’autant plus qu’ils forment une séquence de synonymes du début à
la fin du texte. Mais cette signifiance de l’ensemble est renforcée par
comparaison mémorielle avec un poème du même titre par Leconte de
Lisle. Les vers du chef du Parnasse sont une méditation sur la mort, il est
vrai, mais cette méditation valorise certains mots qui se retrouvent dans le
poème en prose et qui ne seraient que descriptifs sans cette valorisation :
elle les charge de symbolisme. Dans le pavillon de chasse où le personnage
de Gracq attend ses fantômes, voici que

(...) sur les steppes de neige des nappes blanches, à perte de vue,
comme des feux se décollent des étangs gelés, se levait la lumière
mystique des bougies.

Pour le lecteur lisant à un seul niveau, ce mobilier qui semble prolonger à


l’intérieur le froid de la nuit est un décor de luxe hautain et glacé : il
convient à la solitude orgueilleuse de quelque lord splénétique (le héros est
d’ailleurs en habit de soirée, que reflète, inversement, la nuit doublée de gel
comme le satin blanc sous un habit de soirée). Mais quand le lecteur, alerté
par le titre, lit à deux niveaux, les nappes de table laissent entrevoir les
nappes métaphoriques de Leconte de Lisle :

La neige, sur la plaine où les morts sont couchés,


Comme un suaire étend au loin ses nappes blanches.

De refroidissant le mobilier devient funèbre : non seulement il reflète la


neige du dehors, mais cette neige est un linceul. Le décor se change en
emblème de la mélancolie.
La double lecture permet aussi de prévoir : le texte que se rappelle le
lecteur l’avertit à l’avance de ce qu’il va trouver dans le texte qu’il
déchiffre. La confirmation de son attente lui procure le même sentiment
d’harmonie et de certitude que lui donnerait ailleurs un rapport étroit entre
les mots et la réalité. Le poème imité se comporte donc comme un cas
particulier de système descriptif.
Mais il faut pour cela que la double lecture ne soit pas laissée à
l’initiative du lecteur. Elle doit être un impératif formel. L’allusion ne
suffirait pas, parce que son fonctionnement dépend de notre degré de
culture 508. Il faut qu’un signal nous alerte à l’intertextualité. Ce signal est
parfois donné en clair : ainsi dans « Paris à l’aube », l’emploi de l’adjectif
baudelairien et une citation entre guillemets 509. Mais, si le signal est
d’abord obscur, son sens devient plus évident à la lecture du texte, et le
rapprochement alors s’impose comme une révélation.
Tel est le cas de « Bonne promenade du matin 510 ». A première vue, le
titre arrête à peine. Tout au plus y sent-on une légère gaucherie : matinale
serait plus naturel, et dès qu’on lit promenade matinale à la troisième ligne,
le contraste visuel avec le contexte du titre accroît l’impression première. A
défaut d’adjectif, le matin, avec l’article, vaudrait mieux que ce génitif.
Avec un possessif, mais sans bonne, tout serait parfait : ma promenade du
matin. Mais enfin tout ceci ne jaillit à fleur de conscience que lorsqu’on
découvre que le poème est une ode à l’aurore, que cette aurore se lève sur
une grande ville, que le symbole principal du jour nouveau, ce sont des
ouvriers qui célèbrent l’aurore — chœur rafraîchi de rosée — par leur
retour au travail. A ce moment, le contact se fait avec une des aubes d’été
rimbaldiennes 511 :

Là-bas, dans leur vaste chantier


Au soleil des Hespérides,
Déjà s’agitent — en bras de chemise —
Les Charpentiers.

« Bonne promenade du matin » cachait « Bonne pensée du matin » ! De


fait, les ouvriers de Gracq se transforment sous nos yeux en machinistes
d’un théâtre dont la ville est le décor. Or cette métamorphose est déjà
prédéterminée par les vers de Rimbaud, car les machinistes qui changent le
décor de la nuit et créent la ville matinale sont synonymes des charpentiers
qui préparent eux aussi un monde artificiel :

Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,


Ils préparent les lambris précieux
Où la ville
Peindra de faux cieux.

Le texte de Rimbaud n’est d’ailleurs qu’une des séquences qui


structurent ce poème complexe. « Bonne promenade du matin » repose en
effet sur deux images : celle des machinistes, qui est une rêverie éveillée, et
une fantasmagorie — la danse des réverbères qui s’arrête à l’apparition du
premier passant du matin. Pareil texte doit être protégé efficacement contre
toute apparence de gratuité. Il faut que chacune des images s’impose, et que
leur signification commune — lever du jour sur Paris — soit dans chaque
cas évidente.
La seconde est le cas le plus simple ; elle termine le poème :

Déjà la rue m’appelait accueillante ; les pavés en grand arroi


reprenaient leur place dans leurs alvéoles — rien, n’est-ce pas, ne
s’était passé — et comme un loup sur le visage le plus troublant d’une
femme aux débauches folâtres, après leur entrechat matinal les
réverbères et les poubelles branlantes avaient repris leur faction de
conserve sous l’œil militaire des balayeurs municipaux.

A peine lisons-nous que nous avons une impression de déjà vu. Nous ne
sommes pas tentés de demander compte au poète de son audace : le motif
est le mythe bien connu de la danse nocturne des objets familiers,
qu’interrompt un visiteur ou le retour de la lumière. C’est, plus
généralement, la représentation stéréotypée de la vie secrète des choses :
gigue des marionnettes pendant que le montreur sommeille, motif que le
ballet et le cinéma ont exploité ; bal de Lilliputiens dans « le Meuble » de
Charles Cros 512 ; statue qu’on verrait bouger si on se retournait assez vite
(on en amuse les enfants, mais, de Hugo à Cocteau, les poètes prennent cela
au pied de la lettre) ; ou encore, dans un autre poème de Gracq, ces beaux
pylônes électriques entre lesquels les anges font de la corde raide chaque
fois que le coup de canon du départ fait tourner la tête du spectateur. C’est
du joli 513. Le mythe est lui-même langage, et le lecteur s’abandonne à ces
clichés parce qu’ils sont tous des variantes d’une opposition aussi tentante
dans sa polarité que les antithèses de « Salon meublé » : tout énoncé
d’immobilité appelle irrésistiblement un énoncé de mobilité, et plus
l’immobilité est donnée comme naturelle et permanente, plus sa
transformation est dramatique ou suggestive de fantastique. Si l’immobilité
est avant, l’image est une hyperbole d’imminence (le motif permet à Gracq
de donner à ses paysages, à ses décors le suspens d’un drame) 514. Si
l’immobilité est après, c’est la preuve a contrario d’une vie invisible.
Efficace simplicité d’un style descriptif où une négation ajoutée à l’énoncé
de réalité suffit à créer l’irréel ou le surréel 515.
Quant à l’image des machinistes, c’est un mythe encore mieux attesté, et
la variante qui le représente dans notre poème est surdéterminée par une
combinaison de séquences.
Le mythe, c’est la représentation du monde comme théâtre, et les
moralistes en ont fait si grand usage que ce serait peine perdue de citer.
Mais le mythe n’est pas toujours subordonné à une éthique. Beaucoup plus
généralement, il exploite les potentiels de la description a contrario. La plus
puissante, peut-être, des oppositions sémantiques — réalité versus
apparence — le structure, ainsi que le corollaire de cette opposition : le
postulat que toute existence visible se double d’une existence cachée.
Postulat que formulent des clichés comme les coulisses de la politique, du
Vatican, de la ville ; postulat qui fait que le mot façade engendre si
facilement des questions sur ce qu’il y a derrière la façade. Les textes
abondent, qui décrivent la nature comme une scène où se joue la
vie — chez Hugo, par exemple, et chez Rimbaud 516. Mais, plus
fréquemment, c’est la ville qui est décor, et ici encore Rimbaud fournit à
Gracq le modèle d’une cité truquée comme la scène du Châtelet 517.
La structure sémantique fondamentale, réalisée sous forme de
description, suffirait à implanter le mythe, à l’imposer au lecteur. Mais les
détails de la description insèrent dans le poème leur contexte
naturel — c’est-à-dire qu’ils engendrent des clichés. Entourés de
représentants de leur famille lexicale, les mots semblent confirmés, vérifiés,
comme si on les avait comparés à la réalité. Les machinistes ne sont pas
condamnés à la dissimulation, mais à une dissimulation d’apaches dans les
coulisses les plus poussiéreuses. Ce qui ne signifie évidemment pas que les
machinistes se conduisent comme des Indiens, ou de mauvais garçons, ni
que les coulisses ne sont pas balayées, mais que leur dissimulation est
particulièrement ingénieuse (seul le narrateur a su deviner leur
existence — tout autre aurait cru à la réalité de ce décor), et que les
coulisses sont des coulisses par excellence, c’est-à-dire qu’on ne les voit
pas. Ce qui revient à dire deux fois que ces machinistes se cachent bien,
invisibles dans l’invisible. Ces groupes sont donc en fait des superlatifs, des
superlatifs plus efficaces que très ou le plus, parce qu’ils utilisent des mots
de sens plein qui « donnent à voir ».
Ce n’est pas tout. Le mythe du décor est renforcé par un autre mythe :
celui des ruines comme théâtre d’une activité mystérieuse. Ce mythe à la
fois répète le premier sur le plan sémantique et, sur le plan narratif, l’intègre
à un système du vraisemblable :

... j’étais parfois surpris, à peine entamée ma promenade matinale, par


des éclats dissonants de cuivre provenant d’une gracieuse maisonnette
de briques en démolition. Sur les thèmes choisis de ce mystérieux
orphéon des ruines, j’imaginais derrière cette façade de plâtras tristes
toute une théorie de tonnelles ingénues et matinales, où des électriciens
en cotte rouge, de blondes marcheuses des trottoirs de l’aube, des
cortèges au sérieux travesti professionnel face au soleil levant
dissipaient à part soi leurs brumes nocturnes dans quelques-unes de ces
chopes d’étain ouvragées qui font si belle figure au premier plan d’une
bacchanale d’opéra-comique.

On voit comment l’épisode de la musique entendue prépare la métaphore


des coulisses de la ville. Le lecteur pourrait se rebeller si la métaphore lui
était soumise de prime abord, mais il ne peut refuser l’épisode puisque,
dans le système descriptif d’une promenade, le motif des menus incidents
est attendu : le badaud n’est complet que si le décor lui propose des objets
de curiosité. On ne peut contester non plus j’imaginais, qui subordonne
l’image à l’expérience du flâneur matinal 518. Quant au mythe de la ruine
comme lieu d’agissements clandestins, c’est un cas particulier du thème de
la vie dans la mort, d’où sa fréquence chez les romantiques : ici, il
hyperbolise le sème « apparence trompeuse » qui est implicite dans décor.
Le texte est d’ailleurs construit de manière à expliciter la synonymie décor
= ruines, car la dernière allusion à la maisonnette la décrit en code de
théâtre :

(...) minuscule enceinte dissimulée aux arpenteurs de bitume par la


retombée conventionnelle d’une courtine de plâtres promise aux trois
coups du démolisseur.
Ainsi se referme sur le lecteur le cercle de la logique des mots 519.
Or toute cette puissante machine à nous convaincre de la vie secrète de la
ville est subordonnée au thème du matin. Tous ces systèmes accumulés, au
lieu de se développer pour eux-mêmes, ne figurent dans le texte que comme
codes, comme langage hyperbolique de la description de l’aurore. Comment
cette subordination s’opère-t-elle ? Ici encore par l’enchaînement des mots,
et non par référence au réel.
Comme tout à l’heure dans « L’averse », une série d’indices formels
rappelle au lecteur que ces images ne valent pas en soi, mais comme
synonymes d’aurore : l’adjectif matinal et d’autres, synonymes, qualifient
non seulement des mots auxquels ils conviennent, mais aussi des noms qui
ne sont pas susceptibles d’être affectés d’un signe temporel : trottoirs de
l’aube, tonnelles ingénues et matinales, s’ouvrent les élytres matinales des
joyeuses bestioles des jardins. C’est dire que ces noms ne sont que des
substituts de matin. De plus, au contact de matinal, ingénu en vient à
marquer l’innocence de cette journée neuve : d’où machinistes ingénus.
Mieux encore, le diminutif bestiole est à bête ce que machiniste ingénu est à
machiniste 520, analogie confirmée par joyeuse et par les connotations
mélioratives de jardins. Le diminutif au niveau morphologique, l’épithète
de nature et la comparaison au niveau syntactique, la valeur de joyeuses, de
jardin, de s’ouvrent au niveau sémantique, tout répète la « naissance du jour
tendre » (Éluard).
Le déroulement même des phrases est dévié à l’occasion par la présence
sous-jacente de la structure thématique. Cortèges, dans le passage cité plus
haut, est un sujet déconcertant pour une phrase qui décrit des ouvriers
attablés sous des tonnelles. C’est que leur beuverie, en apparence détail
réaliste, est en fait engendrée par la teneur de la métaphore. Ces buveurs
dissip(ent) leurs brumes nocturnes dans des chopes, seulement parce qu’un
des clichés qu’entraîne soleil levant est la phrase le soleil levant (les
premiers rayons du soleil) dissipe les brumes nocturnes (de l’aube). Le
lever du soleil est raconté en code ouvriers partant au travail, mais les
ouvriers, en revanche, sont représentés en termes de soleil levant 521.
Comme l’a dit le poète, « il importe de laisser subsister sous la phrase
rédigée, à la façon de repères, les éléments moteurs essentiels de la phrase
en puissance » 522.
Tous ces exemples montrent assez que, pour juger de ces formes
littéraires, il faut renoncer à invoquer la réalité, à parler de vérité ou de
justesse. Il faut parler d’efficacité. C’est que nous avons affaire à une
énergétique du mot 523. Poésie faite d’enchaînements lexicaux
rigoureusement déduits d’une donnée initiale, on la jugera réussie pour peu
qu’on puisse prouver la cohérence des séquences verbales, et le naturel, la
plausibilité des images qu’elles engendrent 524.
16. Surdétermination dans le poème en
prose (II) : Francis Ponge

Une prose de Ponge n’est jamais autre chose que l’expansion textuelle
d’un mot noyau. Les caractères formels et sémantiques du texte sont dérivés
de ce mot directement ou indirectement. Ponge en est parfaitement
conscient, qui a donné de la dérivation directe l’exemple de son « Huître » :

Il est évident que si, dans mon texte, se trouvent des mots comme
« blanchâtre », « opiniâtre », « verdâtre », ou dieu sait quoi, c’est aussi
parce que je suis déterminé par le mot « huître », par le fait qu’il y a là
accent circonflexe, sur voyelle (ou diphtongue) t, r, e. (...) Le fait que,
par ailleurs, l’huître est difficile à ouvrir, il me paraît difficile de
l’exprimer autrement qu’en prononçant le mot « opiniâtre » 525.

Dans le cas de la dérivation indirecte, le texte est l’expansion d’une


phrase matrice elle-même générée par le mot noyau. Elle actualise en
syntagme, sous forme de relation prédicative, un ou plusieurs sèmes
essentiels de ce mot. L’engendrement du texte se fait par une série de
variations sur cet invariant matriciel. Ce dont Ponge encore donne pour
exemple un sonnet de Malherbe à Calixte :

(...) Calixte signifie déjà, étymologiquement, la plus belle. Alors, le


fait de dire : « Il n’est rien de si beau comme Calixte est belle », eh
bien ! c’est une pure tautologie, et tout le poème est une pure
tautologie. La beauté est la beauté, ce n’est que la beauté, et il ne s’agit
que de développer cela, et de structurer cela, cette tautologie, qui est au
fond contenue seulement dans le nom ; il s’agit de développer cela
dans la joie, dans la jubilation 526.

Ces dérivations, toutefois, caractérisent le discours littéraire en général,


dès qu’il se réalise dans les limites d’un texte. Le déroulement des chaînes
associatives (y compris les séquences secondaires parties de mots eux-
mêmes dérivés de la matrice), l’entrecroisement de ces chaînes à chaque
point où une composante du texte est pertinente à deux systèmes descriptifs
à la fois, le renforcement des séquences par une référence continuelle à des
stéréotypes substituant à la vérification du texte par la réalité sa vérification
par conformité aux lieux communs, à un « bonheur d’expression » qui ne
fait que remonter aux sources de l’usage, tout cela constitue un réseau de
surdétermination qui se superpose aux liens grammaticaux, à la logique du
récit et au système du vraisemblable pour transformer tout le complexe
textuel en une seule unité de signifiance, lui conférer son caractère de
monument verbal, et donc sa « littérarité » 527.
Étant l’un des universaux du littéraire, la surdétermination en elle-même
ne saurait rendre compte de ce qui n’appartient qu’à Ponge. Lorsque celui-
ci, qui la perçoit empiriquement, a voulu en démontrer le mécanisme, il n’a
eu aucune peine à trouver son exemple chez Malherbe. Il écrit, à propos du
distique :

Je veux croire que la Seine


Aura des cygnes alors
Voilà qui, en mon sens, montre l’invention la plus glorieuse et la plus
sûre. On voit assez pourquoi (mais on ne le voit que si on le cherche) :
Seine, cygne, aura, alors. Et je ne compterai pour rien ce Je veux
croire qui amorce un mouvement bien glorieux, et qui exprime en
raccourci le glissement de l’oiseau déployé, je veux dire, par
l’épanouissement de la diphtongue, le frémissant optimisme de la
proposition qui s’avance 528.

Avec moins d’impressionnisme, mais non sans pédantisme, on pourrait


reformuler cette analyse. Le distique est surdéterminé en ceci qu’il énonce
doublement la promesse des cygnes : sur le plan sémantique, par des verbes
exprimant l’appartenance, au futur (aura), et la certitude, au présent (je
veux croire), et sur le plan sémiotique en traduisant l’énoncé d’appartenance
en style figuratif (on passe de l’abstrait aura à une intériorisation du
prédicat par le sujet : le mot cygne est déjà contenu dans Seine).
Il va sans dire qu’on trouve chez Ponge maint exemple de
surdétermination où sa pratique textuelle ne diverge en rien des règles
appliquées dans tout discours littéraire. C’est ainsi qu’il se dépeint
cherchant dans le Littré le mot propre pour désigner certaine pierre
précieuse. L’ayant trouvé, il appelle le dictionnaire ce coffre merveilleux
d’expressions anciennes 529. Assemblage de mots triplement motivé : par la
métaphore, cela va sans dire ; par le cliché (cet ouvrage est) une mine
inépuisable ou est riche en, etc. ; et par le jeu qui fait coïncider la
conversion de riche mine en trésor, et de trésor en un synonyme de
dictionnaire — thesaurus, donc —, d’une part, et, d’autre part, la
conversion d’expressions anciennes en un objet thésaurisé, d’où la
tautologie matricielle : j’ai trouvé un trésor dans ce trésor 530. Je ne
m’attarderai pas plus longtemps à ces universaux du langage poétique,
d’autant qu’ils ont déjà été excellemment étudiés chez Ponge, bien qu’avec
une autre terminologie, par Marcel Spada et, tout récemment, par Gérard
Genette 531.
Ce qui me paraît, en revanche, caractériser l’écriture de Ponge, définir
son mode propre de production du texte, c’est la visibilité de la
surdétermination. Alors que le lecteur de Malherbe ne voit que s’il
cherche — pour reprendre la formule que je viens de citer —, le lecteur de
Ponge n’a pas besoin de chercher, car le texte jalonne pour lui le progrès de
la dérivation. Qu’il s’agisse de la donnée initiale, mot noyau ou phrase
matricielle (la configuration sémique du mot peut toujours être récrite en
forme de phrase), qui sert de modèle à une série tautologique de variantes,
ou de ces variantes elles-mêmes, ou des mots qui sont les points de
croisement ou les points culminants des diverses dérivations, certains traits
formels sont toujours présents qui forcent le lecteur à reconnaître leur
surdétermination. C’est ce que Ponge appelle le fonctionnement du texte,
qu’il a soin de distinguer de ce que l’esthétique traditionnelle appellerait
l’harmonie, et de l’agencement verbal qui résulterait de l’emploi des tropes
rhétoriques ; c’est l’existence d’une série de variantes du modèle initial,
c’est le fait même du transcodage de ce modèle dans des lexiques successifs
qui, à lui seul, s’impose (la structure « se déclare hautement pour ce qu’elle
est ») en donnant au lecteur, nous dit-il, un sentiment de jubilation (qu’il
appelle l’objoie) 532.
Visibilité, dé-conventionalisation, plaisir, ces trois aspects du même
phénomène, je propose de les expliquer par une constante formelle :
l’humour 533. Il ne s’agit, bien entendu, ni d’ironie ni de comique, mais d’un
type de discours, d’un emploi ludique du langage (et en fait, le plus
souvent, de jeux sur les mots, ou même de jeux de mots purs et simples),
dont l’incongruité amuse, ce qui est le moyen de contrôler l’attention du
lecteur. Mais cette incongruité même est la marque de la surdétermination :
elle résulte de parentés entre les mots qui sont étrangères aux rapports
grammaticaux et à la succession narrative ou descriptive des significations,
bref à tout ce qui relève de la mimésis ; elle résulte de l’incompatibilité
entre la logique de la dérivation, qui est sérielle, linéaire, syntagmatique, et
les exigences de la référentialité.
C’est toujours la dérivation qui l’emporte, et nulle part ce déséquilibre
n’est plus apparent que dans le jeu de mots proprement dit. Si le langage ne
lui fournit pas de dérivation appropriée, Ponge, un peu comme ces poètes
qui altèrent un mot pour le forcer à rimer 534, a recours à l’à-peu-près le plus
ostensible. On lit, par exemple, à la fin de la « Prose à l’éloge d’Aix », que
les traditions de la culture aixoise permettent d’y accueillir, à deux pas
seulement de Pourrières et du triomphe de Marius, les services de
l’amadoué Mozart 535. Calembour un peu gros sur Wolfgang Amadeus, mais
dont la lourdeur même souligne qu’il s’agit de la transformation
antithétique de la phrase qui le précède à huit paragraphes de distance : trois
cent mille Teutons, exterminés par Marius, y furent laissés sans sépulture à
Pourrières. L’artificieuse adaptation du prénom latin polarise l’opposition à
Teutons, polarisation que parachève la censure du prénom germanique,
expulsé hors texte, exterminé lui aussi ; c’est comme si à une phrase
initiale, barbares, Aix les arrêta, une phrase finale faisait pendant : une fois
civilisé, elle accueille l’un d’entre eux. Sans cette dérivation aux dépens de
la langue, le texte ne serait qu’un prospectus de syndicat d’initiative 536. La
polarisation que je formule n’est pas de mon invention : je la déduis
d’autres dérivations. Le A d’Aix représente la montagne de la victoire de
Marius, et le X final symbolise la croix mise en ce lieu sur certaine
entreprise barbare. Telle notation relèverait d’un pittoresque prosaïque, si
elle n’était l’expansion de ce X : Mozart est accueilli par les arts aixois
constitués en procession, palettes et pinceaux, archets et violons croisés.
Revenons à amadoué ; il est évident que le mot dans cette acception
serait incompréhensible et gratuit au niveau de la langue. Un nouveau sens
« mozartien » (l’équivalent résumé d’une opposition habituelle du
sociolecte chauvin en ce qui concerne les Allemands : barbare vs. la
musique adoucit les mœurs), ce nouveau sens, sensible seulement en
contexte, naît de la dérivation de deux pages à partir de deux lettres.
Or il n’est pas possible de la percevoir sans le sentiment gênant d’une
plaisanterie assez lourde, ou, à tout le moins, de la subversion de l’unité de
ton requise en littérature traditionnelle. Néanmoins, non seulement Ponge
ne fait rien pour l’atténuer, mais encore cet humour verbal devient à son
tour l’inducteur de nouvelles expansions qui le perpétuent, et qui aggravent
le cas de l’auteur. Elles sont entièrement déclenchées par l’humour : la
levée du tabou autorise à elle seule des associations subordonnées à la
première, tout comme, dans la métaphore filée, seule la métaphore primaire
doit être acceptable dans l’usage ; les secondaires n’ont besoin que d’être
dérivables de la première, d’être ses analogues lexicaux. C’est ce qui se
passe dans ce morceau consacré à la bouche comme siège du goût :

La bouche en son palais — c’est le temple du goût — procède à ses


appréciations particulières. Elle s’y fait son opinion elle-même, puis la
communique au cerveau, siégeant en chambre du conseil, par
l’intermédiaire de l’arrière-nez, chargé de l’odorat, avec lequel tout au
long de vestibules et d’escaliers intérieurs elle se concerte 537.

Si nous n’avions ici que deux personnages allégoriques empruntés à une


personnification des Cinq Sens, le morceau ne déparerait pas un livre de
vulgarisation amusante comme il s’en publiait encore vers 1900. Ce qui l’en
différencie, c’est que le lecteur est forcé de se rendre à l’évidence, et de
reconnaître, mais un peu tard, que l’allégorie sort tout bonnement d’une
équivoque sur les deux sens, palatial et palatal, de palais. Sans la
construction en son palais permise par le sens palatial, le palais palatal ne
pourrait produire le calque du jargon judiciaire siégeant en chambre. Ni
l’allusion comique au titre de Voltaire. Ni la métaphore filée d’un espace
architectural qui va du néologisme arrière-nez (sur le modèle d’arrière-
plan, ou d’arrière-boutique) à vestibule et escalier.
Toujours est-il que la construction en son palais, par laquelle le palatial
l’emporte sur le palatal, est incompatible avec la bouche réelle, référent ou
signifié : c’est la bouche qui contient le palais, non l’inverse. Qui plus est,
la citation de Voltaire semble être en contexte un embellissement conforme
aux règles du genre auquel appartient cette prose : le blason. La citation
fonctionne donc comme la conversion encomiastique d’une matrice la
bouche est le siège du goût. Dans un authentique manuel des sciences
naturelles « à l’usage des demoiselles », c’est la langue qui serait l’organe
du goût, ou, mieux encore, les papilles gustatives. La description est
« arrangée » au détriment de la physiologie, parce que les associations
verbales l’emportent sur le réel, et que les clichés sont plus vraisemblables
que le vrai, les clichés qui font du palais le lieu du goût à la fois comme
sens et comme raffinement de ce sens — ne parle-t-on pas d’un palais
blasé, d’un palais délicat ? Le jeu de mots qui devrait en principe consacrer
l’impropriété verbale, ou du moins une amphibologie, a ce résultat
paradoxal de donner une vitalité nouvelle à la mimésis. Il est fort douteux,
en effet, qu’aucun lecteur prenne vraiment conscience de l’infidélité de la
représentation du réel. Tout ce qu’il voit, c’est l’heureuse rencontre qui dans
l’exercice même du déplacement de sens, de la catachrèse, retrouve la
propriété des mots. Ce que la double dérivation à partir de palais génère,
c’est, si l’on veut, une métaphore, mais au moment où le figuré tourne le
dos à la réalité, puisqu’il se substitue par définition au sens littéral, il revient
au littéral par le biais d’un véhicule de la métaphore (le palais architectural)
dont la sélection est motivée par le fait qu’il est déjà le métonyme (comme
palais buccal) de la teneur de cette métaphore (la bouche). Le modèle à
partir duquel la mimésis est générée n’est pas le référent, ni même le champ
sémantique où s’inscrit le signifié, mais le système descriptif du mot
bouche qui, se déroulant comme une périphrase de ce mot, est la tautologie
par excellence. Le « parti pris des choses », c’est-à-dire le choix du genre
descriptif comme loi de l’écriture poétique, est bien subordonné au correctif
de Ponge — « compte tenu des mots ». La description n’est pas vraie en
fonction de son objet non verbal, mais en fonction des collocabilités
lexicales exigées par le signifiant. Vraie non parce que fidèle, mais parce
que grammaticale 538.
La surdétermination de la mimésis, il faut le souligner, est inséparable
d’un défi à la référentialité : c’est le calembour, ou du moins l’appartenance
du même mot à deux codes incompatibles, qui assure la coexistence de la
représentation et du verbalisme, d’une référence supposée aux choses sous
les mots et d’une référence évidente des mots à une donnée verbale. Le
poéticité du texte se situe au double sens, dans la coïncidence, au même
point, du sens propre et d’un sens contextuel qui s’excluent mutuellement.
Oxymore maximum que la pratique textuelle de Ponge vérifie en le
poussant à l’absurde : plus le texte se dit tourné vers le réel, plus le scandale
éclate de la dérivation à partir des mots. Il en est ainsi dans le poème « Des
cristaux naturels 539 », dont le titre, par son sens et par sa syntaxe, le classe
dans le genre didactique dont l’ethos même est un oxymore, puisque son
principe consiste à louer les miracles de la nature, c’est-à-dire à représenter
le naturel comme surnaturel. Une des actualisations habituelles de ce
paradoxe franchit métaphoriquement les frontières qui séparent les règnes
de la nature. Le minéral, par exemple, est décrit en code végétal ; le cristal
est traditionnellement une fleur de pierre. Le poète, parlant à la première
personne dans le texte, s’insurge contre ce stéréotype et propose une image
plus exacte, nettoyée du lyrisme du miracle. Le lecteur attend un exemple
indubitable d’image modelée sur le réel. Il attend même cette hyperbole du
réel qu’est le lexique technique. De fait, très scientifiquement, Ponge
oppose les cristaux, formes limitées, prévisibles, calculables, aux roches
amorphes. Mais à peine le mot amorphe affirme-t-il le principe de
l’exactitude scientifique, qu’une dérivation annule ce principe par un jeu de
mots d’autant plus déconcertant que le sens figuré s’y complique d’une
marque incompatible avec le genre : le jeu porte sur un tour familier et
même déjà comique. Amorphe engendre une assez cocasse humanisation
des roches puisque le mot se dit d’une personne veule, passive, indifférente
(je ne fais que reprendre les épithètes énumérées par Ponge) et qui paraît
tourner le dos (ici encore son expression). D’où cet accès d’enthousiasme
pour les cristaux : Enfin des pierres tournées vers nous et qui ont déclos
leurs paupières, des pierres qui disent oui ! Et quels signes d’intelligence,
quels clins d’oeil ! 540 Toute la phrase n’a d’autre raison d’être qu’une
expansion de l’opposition amorphe vs. le contraire d’amorphe : le cristal,
parce que le contraire d’un minéral amorphe est un minéral de bonne
volonté. Mais, comme si le premier calembour ne suffisait pas, un deuxième
jeu sur les mots vient compliquer la production du texte dans le cadre du
genre, d’une nouvelle incompatibilité avec ce genre. Dans le contexte de la
dérivation d’amorphe, le groupe pierres... qui ont déclos leurs paupières est
une véritable faute de grammaire, puisqu’il est étranger à l’opposition : la
mimésis corrigée du cristal est contaminée par la métaphore que Ponge
disait répudiée. Car le verbe relativement rare déclore rappelle
immanquablement au lecteur français la rose de Ronsard Qui ce matin avait
déclose/Sa robe de pourpre au soleil. En somme, déclos leurs paupières,
c’est ouvrir les yeux en code floral, puisque la rose est la reine des fleurs.
Sans doute cette matrice ouvrir les yeux est-elle encore une variante de
l’antithèse d’amorphe, mais la forme même, la manière de la variante, dont
le choix paraît singulier et immotivé, c’est encore de la donnée initiale
qu’elle est dérivée, puisque ouvrir les yeux est calqué sur une première
variante de cette équation cristal = fleur que le texte rejetait en invoquant le
parti pris des choses. Cette variante, c’est l’épigraphe qui double le titre,
laquelle est une citation d’« Après le déluge » de Rimbaud : Oh ! les pierres
précieuses qui se cachaient, les fleurs qui regardaient déjà. Ces deux
exemples montrent que le jeu sur les mots fonctionne aussi comme indice
de littérarité : son incompatibilité avec le contexte négative le
paragramme 541. Le second exemple (la résurgence du lexique floral) diffère
du premier en ceci qu’il fonctionne aussi comme une icône de circularité,
démontrant que c’est en se refermant sur soi-même pour former une unité
de signifiance que le texte se comporte en poème. Et puisque le jeu sur les
mots indique la circularité, il est aussi l’icône de la tautologie même.
Finalement, mes deux exemples illustrent une autre fonction de l’humour
verbal comme facteur de surdétermination : emprunté au code que son
contexte annule (déclos) ou à cheval sur deux codes (amorphe), il est
l’instrument du transcodage. Dans la série continue des variantes du modèle
initial, laquelle forme le texte, le mot à double sens, le « mot du jeu »
constitue la transition d’une variante à l’autre ; il relance le texte. C’est dans
la métaphore et dans la comparaison qu’on le voit le mieux : ces deux
figures, normalement, présupposent que se maintient ou s’accentue la
différence, la distance qui sépare les deux codes entre lesquels le texte
postule une équivalence momentanée ; c’est à un mot-outil, à une liaison
grammaticale tout abstraite qu’il incombe de symboliser l’équivalence. Ces
mots grammaticaux sont des mots passe-partout, immunisés à la
contamination lexicale du contexte, et donc à la surdétermination. Or, chez
Ponge, ils tendent à disparaître et sont remplacés par une contamination ou
même par une saturation mutuelle du lexique du comparant et du lexique du
comparé. Au lieu que comparé et comparant soient deux variantes
mutuellement exclusives de la matrice liées par une équation purement
formelle, le comparant semble la variante directe du comparé. Soit la série
comparative du début de la prose sur l’« Asparagus » :

Plus divisément encore que chez le cèdre, admiré-je peut-être chez


l’asparagus cette façon de plafonner par chacun de ses hauts étages, de
ne présenter au salut de la lumière (ou mettons à l’atterrissage en
douce des avions de la lumière) que le dos de ses mains à hauteur de
lèvres suspendues ; d’étendre aussi largement ses générosités, ses
libéralités, ses largesses — c’est-à-dire non seulement l’ombre qu’il
procure, mais ses pluies : pluies fines, non seulement d’ombres mais
de graines... car chacune de ses branches est un long nuage effilé, un
large nuage profilé — comme ceux qui s’étirent à l’horizon sur les
plaines aux heures des crépuscules, crépuscules d’orient comme
d’occident, lorsque s’apaisent les vents. Ainsi s’immobilisent de
longues rames de wagons violets abandonnées par leurs locomotives
quand celles-ci sont rentrées dans leurs rotondes, leurs rosaces en
verrières, qui s’empourprent et s’enfument : vraiment la rosace des
vents, bouquet de larges anémones vues à travers des branches de
cèdres 542.

Le rapprochement paradoxal entre une plante en pot et le vaste cèdre


(badinage très proche du baobab de jardinet dans Tartarin de Tarascon) est
rationalisé par une horizontalité commune aux deux espèces. Première
comparaison : car chacune de ses branches est un long nuage effilé, un
large nuage profilé. Deuxième comparaison : Ainsi s’immobilisent de
longues rames de wagons violets. Troisièmement, la phrase nuages... qui
s’étirent à l’horizon... lorsque s’apaisent les vents à son tour génère une
comparaison secondaire des vents aux locomotives : rames... abandonnées
par leurs locomotives quand celles-ci sont rentrées dans leurs rotondes. Ce
dernier détail engendre une synecdoque qui remplace la rotonde, trop
exclusivement ferroviaire et sans référent concevable dans le ciel, par ses
verrières qui, du moins, sont une concession à la vraisemblance dans la
mimésis, puisqu’elles permettent une allusion aux couleurs et aux vapeurs
crépusculaires : leurs rotondes, leurs rosaces en verrières, qui
s’empourprent et s’enfument. Ces rosaces sont une métaphore entée sur la
synecdoque, et cette métaphore sert de tremplin à une autre sur le même
mot, par l’intermédiaire du jeu sur rosace et rose. Laquelle métaphore se
développe en une comparaison finale : bouquet de larges anémones vues à
travers des branches de cèdres.
L’incongruité de la couleur violette dans un système descriptif ferroviaire
est un bon exemple de remplacement du signe de l’équation imageante par
chevauchement de deux codes lexicaux : au lieu de dire simplement que les
nuages ressemblent à des trains sur leur voie de garage (dans ce cas
particulier, au lieu de dire simplement ainsi), le texte attribue aux wagons
une teinte crépusculaire qui n’appartient qu’aux nuages. Mais le
chevauchement est constant : tous les véhicules métaphoriques ou
comparatifs — cèdre, nuage, rames — sont dérivés d’un sème essentiel du
mot asparagus, teneur de ces métaphores : horizontalité. Les codes
véhiculaires sont saturés par la teneur même qu’ils devraient normalement
remplacer. Le passage répète inlassablement une matrice l’asparagus est la
plante de l’horizontalité, l’horizontalité de ses branches étant à la fois sa
forme caractéristique et le principe de son utilisation esthétique, puisque,
dans l’arrangement d’un bouquet, notre liliacée sert à contraster par ses
plans horizontaux l’élan vertical des tiges de fleurs. Le second paragraphe
du poème démontre l’existence de la matrice puisqu’il l’actualise en toutes
lettres : la dérivation (relancée par la transition Voyons maintenant
l’asparagus dans un bouquet) y culmine sous la forme suivante : c’est
l’asparagus, par le contraste de ses tranquilles horizontales largesses, qui
fait goûter au maximum la prodigieuse ressource hélicoïdale des roses 543.
Le chevauchement lexical n’est donc qu’une variété de tautologie. Or,
plus il affecte les codes véhiculaires, menaçant ainsi, ou compensant, la
différence, la distance entre figuré et littéral, plus il s’impose à l’attention.
Et, dans chaque cas, c’est par une bizarrerie de forme, par une équivoque
soupçonnée après coup ou évidente sur-le-champ, qu’il accroche le lecteur.
D’une variante à l’autre de la phrase matricielle, la transition est assurée par
des calembours qui sont tous générés par un autre sème essentiel
d’asparagus, le sème végétalité, qui maintient la présence littérale de la
plante au sein même de transformations qui présupposent l’élimination du
code botanique. C’est à ce sème que répond le double sens de rame : c’est
le mot propre en contexte ferroviaire, mais c’est aussi un mot de jardin
(potager), proche parent d’ailleurs de ramée et de rameau. S’il m’était
permis de jouer aussi, je dirais que le texte parle le langage du rail, mais
avec un accent végétal. A la transition suivante, nouveau jeu, étymologique
cette fois : anémone est du lexique végétal, mais, surdéterminé par les trains
de nuages, le mot reprend l’image du vent locomotive, puisque anémone
c’est encore le vent, anémos (sans parler d’une association de plus sur le
plan du signifié : la couleur de la fleur est celle des nuages du soir). Ce jeu,
si vague qu’en soit la perception, contraint le lecteur à décoder bouquet de
larges anémones en fonction du groupe rosace des vents, dont il est la
conversion, mot à mot, car en dépit d’incompatibilités sémantiques,
bouquet et rosace sont apparentés, comme le sont anémones et vents.
Rosace des vents est la transition la plus importante : c’est à ce tournant
que s’amorce la circularité du texte. A partir de ce point, la déviation
remonte son cours, pour ainsi dire ; le passage cité commence en comparant
asparagus et cèdre ; la fin du passage et le début du paragraphe suivant
forment par répétition l’équivalent d’une comparaison :... des branches de
cèdres. Ainsi, les branches de l’asparagus. Il est révélateur que ce soit
justement là que le calembour devient explicite. Les équivoques
précédentes étaient latentes dans la mesure où on ne les aperçoit que
rétroactivement, lorsque le progrès de la lecture fait sentir à quel point des
mots lus dans une acception donnée préparaient une signification autre,
mais que leur contexte semblait encore exclure. Mais il n’est pas possible
de ne pas voir que rosace des vents, bien que parfaitement justifié par
l’image précédente, parodie le mot composé rose des vents, tout en lui
restituant sa littéralité en fonction du sème générateur, puisque rosace, c’est
aussi une grosse rose 544. Et, comme toujours dans la mécanique du style, le
correctif, l’excuse, la précaution (vraiment), ne fait que souligner l’à-peu-
près et en accentuer l’humour : l’adverbe affirme la triple propriété de
rosace dans les trois codes du vent, du rail et des fleurs, dans le moment
même que par sa forme, maintenant presque péjorative, le mot semble un
solécisme.
Les calembours de cette force se trouvent un peu partout chez Ponge,
sans jamais être gratuits, alors que le calembour, considéré comme un genre
en soi, est autotélique par définition. Cet artifice qui est son caractère
générique devient dans nos textes une marque de la surdétermination,
l’icône de cc qu’elle a de mécanique. C’est pourquoi leur humour est assené
d’autant plus lourdement qu’ils sont plus fortement déterminés ; pour dire,
par exemple, sa curiosité qu’aiguillonne une enquête de journal — faut-il
préférer la crémation à la sépulture, défier les foudres de l’Église pour
échapper au ver du tombeau ? —, Ponge risque cette énormité : vous
m’asticotez 545, et la souligne d’un je parle très sérieusement qui est
l’analogue du vraiment de l’« asparagus ». Coïncidence révélatrice, le
correctif n’est une constante de l’humour que parce qu’il énonce justement
la fonction de l’humour : moquerie sans moquerie, jeu à vide, absurdité du
langage, comme Ponge le note à propos de l’objeu, phénomène donc
purement langagier, indépendant de la mimésis, de la référentialité, et par
conséquent signe pertinent au seul système interne du texte.
Cette pertinence, c’est le rôle que joue ce signe dans le fonctionnement :
les jeux de mots, les jeux sur les mots, balisant les étapes de la
surdétermination, nous guident vers la clef de la signifiance. L’humour, par
son évidence, cerne la latence de la matrice : il dicte au lecteur une pratique
associative qui lui fait faire une sorte de gymnastique du langage, qui lui
fait repasser, comme on repasse une leçon, divers sens d’un même mot, ce
que Ponge appelle l’épaisseur sémantique des mots. Le poète semble croire
que ces divers sens sont l’histoire des significations variées qu’un mot a pu
prendre au cours de son histoire 546, alors qu’il s’agit de sens simultanés,
présents au même moment de l’histoire du mot, mais qui dans l’emploi
purement utilitaire du langage s’excluent mutuellement dans un même
contexte : l’écriture poétique, au contraire, invite le lecteur à reconnaître
leur coexistence en contexte, à faire l’expérience de l’arbre généanalogique
du lexique, comme dit Ponge, définissant le jeu de mots d’un jeu de mots.
C’est là une écriture qui déplace le lieu du phénomène littéraire. L’état le
plus parfait, la version achevée, n’est plus le texte, mais le travail
complémentaire (la pratique comparative) que fait le lecteur sur ce texte,
allant de la lettre à l’association d’idées, de l’explicite à l’implicite, du noir
sur blanc à la présupposition.
Dans ces conditions, le phénomène de la perception par l’humour, point
de rencontre du texte et du lecteur, dont la définition requiert normalement
qu’un signal précède l’activité interprétante, ce phénomène s’intériorise au
lecteur. C’est la matrice elle-même qui est le jeu de mots, jeu de mots
invisible et qu’il incombe au lecteur de recréer. Ponge encore, sur Malherbe
encore :

C’est en tout, à mon sens, montrer la seule imagination qui vaille, que
d’inventer les séquences verbales (littérales, syllabiques), c’est-à-dire à
la fois significatives et sonores, qui permettent d’installer cette image
inoubliablement dans la mémoire :

Et des perles sans nombre


Germeront dans la Seine au milieu des graviers.

Notons bien que Malherbe n’écrit pas : « que des gemmes sans
nombre » comme sans doute l’aurait fait un artisan plus grossier. Il se
borne, par le seul germer, à évoquer secrètement, discrètement
l’association. Voilà la poésie ! le langage remis en son état naissant 547.

Ou plutôt, le texte remis en son état naissant. Le langage en tant que


corpus de collocations lexicales, de clichés, de stéréotypes attestés par un
long usage, fournit le tertium comparationis, le point de rencontre,
l’association verbale qui, si elle figurait dans le texte, serait un jeu de mots,
et qui, n’y figurant pas, est la matrice, la clef d’une énigme que serait la
séquence verbale, dans sa bizarrerie formelle (dans ses « trouvailles de
style », comme on disait naguère), si justement l’association latente n’en
révélait la logique. Les formes du texte qui s’imposent à l’attention du
lecteur lui indiquent des chaînes d’associations possibles, dont le point de
croisement se situera dans son esprit : la lecture fonctionne comme une
espèce de goniométrie désignant en dehors du texte le foyer de la
surdétermination 548.
La prose intitulée « Les Illuminations à l’Opéra-Comique 549 » pose ses
règles de surdétermination dès le titre. Sous couleur d’annoncer une
adaptation musicale, comme on dirait « Mignon » ou « Fantasio à l’Opéra-
Comique », le titre annonce un pseudo-reportage sur la modernisation des
éclairages de scène, lequel sert de métaphore à une rêverie sur la
modernisation d’un genre vieillot — les jeux de la fée électricité (la lumière
comme spectacle) remplaceraient les féeries périmées de l’opéra-comique
(la lumière comme accessoire). Rêverie qui n’est, bien entendu, qu’un
exercice verbal, qu’une longue dérivation à partir d’un jeu sur illuminations
au pluriel, d’où le texte fait sortir « mise en scène », « éclairages de fête »,
ou « éclairage comme forme artistique », et même « révélation esthétique »,
pour fermer la boucle sur une citation des Illuminations où il est question,
justement, de l’Opéra-Comique. En fonction de ce générateur, toute
représentation de l’électricité est valorisée et génère à son tour diverses
figures. L’électricité comme danger, par exemple, mais danger dont on sait
se protéger, traduit la description d’une installation de courant à haute
tension en une métaphore, l’image d’une sorte de fauve (invisible), ou de
tigre du Bengale (abstrait). L’électricité domestiquée, tigre dompté, voltage
transformé pour l’éclairage, est métaphorisée en oiseaux aux couleurs
brillantes : le tigre formidable... s’y trouvait... transformé en une multitude
d’oiseaux multicolores (...) transformé, ce tigre du Bengale, en une
profusion de bengalis 550.
La première de ces métaphores ne fait pas difficulté : la donnée
descriptive de la grille génère deux dérivations, l’une littérale (grille
protectrice des cabines de transformateurs), et l’autre métaphorique : le
danger en cage, c’est-à-dire le fauve. Tigre ne fait qu’hyperboliser fauve.
Buffon affirme que le tigre est plus dangereux que le lion ; le sociolecte le
classe parmi les animaux qui tuent (sur quoi Ponge lui-même exécute une
variation, à propos des guêpes : « Pourquoi aussi les animaux tigrés sont-ils
les plus méchants 551 ? », etc.). Il s’agit donc d’une dérivation poussée
jusqu’au point culminant d’un paradigme du danger. Et du Bengale ne fait
qu’hyperboliser tigre comme lion de l’Atlas hyperbolise lion.
La seconde métaphore, celle des oiseaux comme feux de la rampe, est
tout aussi surdéterminée. Le thème des oiseaux aux vives couleurs est
partout (et même ici : multitudes d’oiseaux multicolores, avec une
dérivation préfixale en plus). Oiseaux et feux s’associent
traditionnellement ; il y a au moins un oiseau de feu dans le grand Larousse,
et Michelet a écrit à l’avance cette paraphrase des éclairages de Ponge :

ces flammes ailées que vous nommez oiseaux, flamboyants (...) de


couleur. De la main brûlante de Dieu échappe incessamment cet
*éventail immense de diversité foudroyante (...) où tout m’inonde
d’harmonie, de lumière (...) Mélodieuses étincelles du feu d’en
haut 552.

De Michelet à Ponge, nul souvenir de lecture. Le parallélisme de leurs


dérivations démontre simplement l’étroitesse des limites que le langage
impose à la production du texte. Sitôt qu’une composante de système
descriptif est activée par une coïncidence sémique (saisir le noeud 553, dit
Ponge), les mêmes complexes stéréotypés du système se déroulent, toujours
dans le même sens, plus ou moins complètement.
Mais tout ceci n’explique pas la composante textuelle la plus visible, la
traduction du littéral transformé, technicisme du lexique de l’électricité, en
un jeu de mots à peine tolérable de Bengale à bengali. On peut se poser la
question dès Bengale ; rien, après tout, n’empêchait Ponge d’écrire tigre
royal. Rien non plus ne l’empêchait de commencer par parler d’aras
multicolores, puisque c’est avec les aras que se termine dans notre passage
le paradigme amorcé par les bengalis.
Si les deux états de la métamorphose, avant et après, ont en commun
Bengale, ou mieux, s’ils sont une variation formelle sur Bengale, ou encore
s’ils restent bengalis en dépit du changement, c’est que ces deux états
métaphorisent illuminations. Car, dans le paradigme des mots du langage
qui ont en commun l’appartenance au Bengale, il en est un qui n’est pas
mentionné, et c’est précisément celui qui est le métonyme (ou la
synecdoque) d’illuminations au sens de « festivités lumineuses », et par
conséquent la métaphore d’un éclairage théâtral (plutôt que d’un éclairage
de théâtre) : c’est, bien entendu, feux de Bengale. C’est ce composé absent
qui est la matrice de la répétition. Le jeu ostensible (la paronomase
humoristique Bengale/bengali) est surdéterminé par un jeu de mots latent
(c’est-à-dire présent, mais hors texte, dans le langage) sur feu ; pourvu que
feu soit de Bengale (et c’est ce qu’exige la règle du titre) 554, feu peut se
traduire en « fauve » s’il brûle, en « petit oiseau », s’il brille.
Parfaitement conscient de la surdétermination tautologique et circulaire,
Ponge a dit que « le poète (est un moraliste) qui dissocie les qualités de
l’objet puis les recompose, comme le peintre dissocie les couleurs, la
lumière et les recompose dans sa toile 555 ». Le défaut de la formule, c’est
qu’objet et qualités semblent renvoyer directement aux choses, au référent.
Interprétation qu’exclut l’humour — sous-entendu perçu à la réflexion, ou
scandale immédiat du calembour. Remplaçons objet par mot, qualités par
sèmes. La référence au réel, dont le lecteur n’a jamais qu’une connaissance
imparfaite et fragmentaire, laquelle rendrait sa lecture aléatoire,
remplaçons-la par la référence au langage. Celle-ci n’exige de lui, dans son
déchiffrement du texte, que sa compétence linguistique, toujours totale et
nécessaire. Le langage, c’est-à-dire un pré-texte 556 (de Ponge encore, un jeu
révélateur de plus) dont le texte ne sort qu’en le négativant.
Même le mécanisme de la « référence » circulaire finit par devenir le
fantôme, ou l’image abstraite de soi-même. Tel est le cas de ce morceau sur
la routine monotone des employés de bureau 557 :

Le quartier des affaires

Le temps s’assombrit encore. Un maçon poudreux gravit son échelle :


il va pleuvoir.
A plusieurs milliers nous habitons dans le quartier de la Bourse un
groupe de vieilles maisons qu’une administration prospère fait rajeunir.
Elle dispose de beaucoup d’employés à son occupation sordide.
Ils manipulent un grand nombre de feuilles de papier, de la ficelle ;
tandis que le téléphone et les machines à écrire fonctionnent ; huit
heures par jour.
Le reste de leur temps, ils le dorment, ailleurs, ou s’acheminent.
A la fin du mois ils reçoivent un petit nombre de francs.
Il ne pleut jamais très fort dans ce quartier, et cette maison
malheureusement n’est pas en sucre.

Le morceau semble relever d’une thématique de la vie médiocre qui


remonte à Bouvard et Pécuchet et à des nouvelles comme celles d’Henry
Céard ou de Maupassant. Mêmes notations d’ambiance pessimiste (Le
temps s’assombrit encore, occupation sordide), même parti pris de résumer
toute une existence par des activités sans gloire (ils manipulent... de la
ficelle, et encore : le reste de leur temps, ils le dorment). Jusqu’à l’humour
désabusé du petit nombre de francs faisant écho au grand nombre de
feuilles de papier, qu’on lirait sans surprise dans une page de la première
manière d’Huysmans.
Tout différent est l’humour du dernier paragraphe. Des réflexions sur un
salaire de famine font partie du tableau naturaliste de la vie des petits gens ;
et le tour petit nombre n’est plaisant qu’à cause de la transposition lexicale
de la litote habituelle (quelques sous) ; donc, transposée ou non, celle-ci
relève encore d’un système de représentation de la réalité. Tandis que la
pluie qui tombe en finale ne saurait être réelle. Elle pouvait l’être au début,
mais la phrase finale viole les règles de la vraisemblance : on parle de la
sécheresse d’un pays, d’une région entière ; on parle de vallées, voire de
villes où il ne pleut que rarement ; mais il n’est point de micro-climat si
restreint qu’il n’outrepasse le quartier. De plus, dans le discours réaliste, on
attendrait une phrase comme il n’y a jamais beaucoup de soleil dans ce
quartier, puisqu’elle présuppose les étroites venelles, les cours sans lumière,
motifs obligés de la mimésis du sordide. Tous caractères du paupérisme
urbain qui n’excluent pas la pluie. Ils l’appellent plutôt : on a vu le début du
texte se plier à cette exigence stylistique. Mais la contradiction apparente
sur le plan de la mimésis n’en est pas une sur le plan de l’humour : la pluie
dans ce quartier copie la pluie d’or du paragraphe précédent. Tout est
diminué, étriqué, y compris la négation qui semble calquée sur ça ne va pas
fort, litote familière aux pessimistes superstitieux. La séquence verbale, au
lieu d’aller d’un détail réel à l’autre, est une gamme de signes négatifs,
comme si la phrase, reprenant le lieu commun de l’avare soleil des taudis, y
négativait la seule connotation positive qui restât dans le
modèle — transformant soleil en son antonyme, pluie. S’il y avait réalisme,
ou, à tout le moins, description, un prédicat augmentatif renforcerait ce que
le sujet pluie a de négatif : il pleuvrait beaucoup. Comme il n’y a qu’une
variation continue sur des mots réduits à l’état de notes sombres, le prédicat
est aussi négatif que le sujet : la différenciation grammaticale entre sujet et
prédicat n’a plus de raison d’être. Seule joue la contiguïté, les mots n’étant
plus que les membres mutuellement équivalents d’un même paradigme
péjoratif en dépit de leurs différences fonctionnelles ; le mot en position
prédicative doit être aussi négatif que le mot en position de sujet : il pleut
peu. Ancré dans le réel, le lecteur ne peut voir dans ce renversement des
valeurs (la pluie fonction inverse de la tristesse) qu’un paradoxe pour rire,
badinage sur le motif du comble — le comble de la médiocrité étant que
son symbole aussi soit médiocre. Jeu sur les mots que confirme aussitôt le
glissement à une plaisanterie plus grosse, mais d’une impeccable logique
verbale : même une petite pluie libérerait les employés si leur prison était
soluble. On retrouve ici un thème naturaliste (on ne s’évade pas de la
misère), mais la preuve en est faite par l’absurde, lequel est incompatible
avec le style naturaliste (ou réaliste).
La pluie n’a de réalité que verbale et de fonction que ludique. A peine le
lecteur l’a-t-il senti que sa compréhension du début change tout soudain.
Une absurdité potentielle, sentie dans ce début mais refoulée le temps de
lire le texte, est libérée par l’humour de la conclusion. Cet absurde, c’était
la tentation de lier l’échelle et le pronostic du mauvais temps. Contexte et
similitude fonctionnelle transforment le détail réaliste du maçon montant à
l’échafaudage en une parodie de la grenouille de baromètres pour enfants,
de ces baromètres faits d’un bocal dans lequel le batracien captif grimpant
une petite échelle annonce la pluie. Sans doute cette absurdité est-elle
neutralisée jusqu’à ce que son homologue terminal la révèle. Mais, en
lecture rétroactive, elle est évidente, et, d’ailleurs, les deux points la
vérifient, ponctuation symbolique d’une relation causale ou explicative, qui
relient Un maçon poudreux gravit son échelle et il va pleuvoir. La
ponctuation causale n’a de fonction et n’est compréhensible que sur le plan
de l’hypogramme une grenouille gravit son échelle. Il ne s’ensuit pas que
l’ouvrier soit assimilé à un batracien. Simplement, la seconde lecture,
absurde, suffit à nous empêcher d’interpréter le morceau comme une
tranche de vie réaliste. Le premier changement de perspective qui fait que la
clausule dégage la parole encore latente du début du texte (ou en rend la
perception obligatoire, de facultative qu’elle était), ce premier changement
entraîne un bouleversement complet de la lecture de l’ensemble : le texte
qui semblait à première vue orienté vers un contenu, vers un référent, et
relever d’une esthétique de l’exactitude descriptive, apparaît comme une
fantaisie sur un motif réaliste, comme une variation sur la donnée d’une
forme. Bref, comme un poème, et non plus comme une prose descriptive.
Loin d’être inféodé à l’école du daguerréotype, le narrateur lance un défi au
genre même. Et, comme ce défi est répété en fin de texte, c’est le réalisme
même qui est représenté, commenté et annulé dans son intention (puisque le
réalisme est un genre sérieux) par l’énoncé. Inversement, le réalisme est
employé en surface pour détruire le lyrisme que Ponge essaie d’éliminer de
l’écriture poétique. Ce réalisme est détruit à son tour, ne laissant subsister
qu’un tourniquet ou va-et-vient verbal. Le discours est à la fois récit ou
description conforme à un genre, et commentaire éliminant les buts du
genre. C’est-à-dire qu’il est exercice formel, prise de conscience d’une
forme en soi, pratique ou gymnastique de cette forme. On retrouve ici les
référents textuels faits d’énoncés préfabriqués. Ce que les homologues font
ressortir, c’est encore un de ces textes latents. Préexistant à celui qui est
sous nos yeux, il le désigne comme parodique. Or cet hypogramme n’est
pas un texte déjà connu et implicite : c’est la présupposition d’un texte qui
devrait exister et dont le tableau réaliste de Ponge serait la parodie, texte
qui achèverait de relier les homologues terminaux par une continuité
satirique. Phénomène remarquable : le texte de liaison, périphrase de style
réaliste encapsulée par deux homologues parodiques, est translaté en
matériau à parodier, lui aussi, en texte à détruire. Cet effet repose sur un
paradoxal échange de fonctions : le poème imprimé apparaît comme un
hypogramme dont l’invisibilité à son tour se serait déplacée, transférée au
texte à venir qui doit le négativer. Comme si le poème, réalisant à l’envers
une relation de signifié à signifiant, était le parodié d’un parodiant potentiel.
S’il est constant qu’un texte littéraire signifie par rapport à des textes
qu’il présuppose, les poèmes de Ponge tendent vers une circularité où,
hypogramme et texte se reflétant l’un l’autre, il ne reste du fait littéraire
qu’une activité métalinguistique portant directement sur le statut de
l’écriture, plutôt que sur ce que le poème semble représenter. Il ne reste du
texte que la pratique même de sa production.
Michael Riffaterre
Michael Riffaterre est professeur à l’université de Columbia à New York.
Il est l’auteur d’Essais de stylistique structurale et de Semiotics of poetry.
Notes

1
C’est aux linguistes russes des années vingt que revient le mérite d’avoir
clairement défini le concept de littérarité. Voir V. Erlich, Russian
Formalism, La Haye, Mouton, 1955, p. 146 sq.

2
Cette terminologie dont se sert le linguiste pour décrire l’acte de
communication est nécessaire dès qu’on distingue comme ici l’énoncé
comme séquence verbale et l’énoncé comme texte.

3
Voir W.O. Hendricks, « Three Models for the Description of Poetry »,
Journal of Linguistics, 5, 1969, p. 1-22, judicieuse analyse d’échecs de
tentatives d’application de la grammaire au langage poétique (en particulier
l’étude de J.P. Thorne sur la poésie d’E.E. Cummings ; voir les travaux de
R. Ohmann sur G.B. Shaw).

4
Breton et Éluard, Notes sur la poésie, in Éluard, Œuvres complètes, Pléiade,
t.I, p. 474 ; voir p. 1469.

5
Les composantes de l’acte de communication, à part le « contact », étant :
encodeur (l’auteur dans le cas de la communication littéraire), message
(texte), décodeur (lecteur), code (langue), contexte (réalité).

6
Plus précisément une chaîne de Markov (les réserves de Chomsky,
Syntactic Structures, § 3.1, ne sont pas applicables à l’observation des
textes comme « monuments »).
7
A. Adam, éd. des Fleurs du Mal, Paris, Classiques Garnier, 1961, p. 298, n.
7. Voir J. Crépet et G. Blin, éd. critique des Fleurs du Mal, Paris, Corti,
p. 328.

8
Y. Le Hir, Analyses stylistiques, Paris, 1965, p. 201.

9
R. Barthes, Critique et Vérité, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 40.

10
Restreint, tel que Saussure le concevait ; large, comme l’ont proposé
Starobinski et surtout Kristeva. Voir chapitre V, p. 75-88.

11
R. Barthes, Sur Racine, Paris, Éd. du Seuil, 1963, p. 21.

12
Sur Racine, p. 135-144 ; L. Spitzer, Romanische Stil- u. Literaturstudien,
Marburg, 1931, 1, p. 135-268.

13
Par exemple, P. Albouy, éd. de Hugo, Œuvres poétiques, Pléiade, t. I,
p. 1550 ; J. Gaudon, Le Temps de la contemplation, Paris, 1969, p. 86-88,
409-410.

14
Par exemple, les Contemplations, « Pleurs dans la nuit », v. 505 sq ; la
Légende des siècles, « Le titan » ; Dieu, l’Océan d’en haut, v. 257 ; etc.

15
Voir l’explication de J. Kristeva, Séméiotikè, Ed. du Seuil, 1969, p. 266-
267.

16
Phèdre, v. 1245. L’équivalent vulgaire serait avalant des couleuvres (voir le
sens familier d’imbuvable en parlant d’une personne).
17
Rabelais, Quart Livre, chapitre XXXI.

18
R. Marichal, éd. du Quart Livre, p. 332 et XXXII, n. 3.

19
Remarquons entre parenthèses que cette approche confirme sur le plan
formel la synonymie du portrait de Quaresmeprenant et de l’épisode de l’île
d’Ennasin, que M. Beaujour a si justement démontrée dans son beau livre
sur le Jeu de Rabelais, Paris, 1969, p. 137-9 ; voir p. 126 sq. : dans Ennasin
les mots font l’amour, ici ils font les fous. Dans les deux cas, le verbalisme
attaque le réel.

20
Balzac, Les Comédiens sans le savoir, Pléiade, t. VII, p. 41.

21
Aurélia, I, VII, Pléiade, t. I, p. 379.

22
Commentaires d’E. Barineau, éd. des Orientales, Paris, 1952, t. I, p. 84, 98
et note 3.

23
Explication de J.H. Bornecque, Lumières sur les Fêtes galantes, Paris, 1959,
p. 150-151.

24
Zola, éd. Mitterand, Pléiade, t. V, p. 623.

25
Les toponymes authentiques étant, dans l’ordre de la lecture : Donchery,
Briancourt, Marancourt, Vrignes-aux-Bois, Douzy, Sarignan, Rubécourt,
Pouruaux-Bois, Francheval, Villers-Cernay, Saint-Monges, Villers-Cernay.

26
La verticalité de l’axe est une convention, mais ce n’est pas une convention
gratuite. Elle représente de façon parlante le fait que le signe « recouvre » la
chose, qu’il y a une relation de simultanéité entre signifiant et signifié,
tandis que, les signifiants étant liés entre eux par le rapport de contiguïté
que matérialise le syntagme, il est naturel que celui-ci soit représenté par un
axe horizontal.

27
Lesquelles, de toute façon, sont sans pertinence aucune dans une analyse de
l’efficacité de la communication, des effets du poème.

28
Les Fleurs du Mal, « Spleen », IV, v. 5-8.

29
M. Galliot, Commentaires de textes français modernes, 1965, p. 248.

30
Radar parfaitement connu dès avant l’époque de Baudelaire : Sainte-Beuve,
par exemple, écrit en 1830 que « les hommes doués d’une seconde vue sont
assez semblables à ces chauves-souris en qui le savant anatomiste
Spallanzani a découvert un sixième sens plus accompli à lui seul que tous
les autres » (Premiers Lundis, « Hoffmann », Pléiade, t. I, p. 382).

31
R. Jakobson, Questions de poétique, Paris, Éd. du Seuil, 1973, p. 426.
Notons le révélateur souci d’exactitude dans la terminologie savante.

32
J. Prévost, Baudelaire, 1953, p. 296.

33
Odes, V, v, Pléiade, t. I, p. 456-457, 1269. Lefèvre-Deumier, Vespres de
l’Abbaye du Val, éd. G. Brunet, p. 94-95, appelle les siennes faux oiseaux.

34
Les Châtiments, VII, IV, Pléiade, t. II, p. 190. Voir la Fin de Satan, Pléiade,
p. 900 : « les hiboux se changent en colombes » (= les méchants sont
pardonnés).

35
Voir dans le Grand Dictionnaire du dix-neuvième siècle de Pierre Larousse,
t. XIV, 1875, l’article spleen, où sont cités Musset, Nerval et Baudelaire :
« Nous avons en France une variété du spleen, la désespérance. Le spleen
anglais est plus inconscient, moins douloureux que la désespérance
française », etc.

36
Par exemple chez Hugo : « frappant... du front l’infini,/Ainsi qu’un
moucheron heurte une vitre sombre », la Fin de Satan, p. 912 ; « Nous
sentons, dans la nuit mortelle,/La cage en même temps que l’aile », les
Contemplations, VI, XXIII, v. 335-336 ; mélange en revanche, dans la Fin
de Satan, p. 828 : « La mouche humaine allant heurter aux cieux son aile. »

37
Tous les détails de ce décor sont affectés d’un indice négatif. Cette
inversion des signes explique pourquoi le vol, normalement rapide et léger,
devient ce que Heredia appellera le vol mou des vampires (les Trophées,
« Les Conquérants de l’Or » II). Le heurt aux plafonds est un cliché du
désir d’évasion frustré : chez Hugo, Satan tombé, Cette chauve-souris du
cachot éternel (la Fin de Satan, p. 771) — le vers démontre
l’interdépendance de chauve-souris et de cachot —, heurte la voûte de ses
ailes (ibid., p. 807, 829-830 ; voir p. 916, etc.).

38
J. Cohen, Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, p. 210-
216.

39
J. Cohen, op. cit., p. 212.

40
Sur les sens d’azur chez Mallarmé, selon les contextes, voir P. Guiraud,
Essais de stylistique, Paris, Klincksieck, 1969, p. 109-120.

41
C’est-à-dire les métaphores visuelles, auditives, olfactives, tactiles,
lorsqu’elles représentent en termes (code) de vision des objets invisibles, de
sons des objets insonores ou inaudibles, etc.

42
Les Contemplations, VI, VI, v. 130-132.

43
L. Cellier, éd. critique des Contemplations, Paris, Classiques Garnier, 1969,
p. 708, n. 17.

44
Dieu, l’Océan d’en Haut, éd. Journet-Robert, v. 133-136.

45
Vivantes cendres, innommées (1957-1958), in Haut Mal, Paris, Gallimard,
coll. « Poésie » p. 219.

46
Effet analogue dans le titre d’un recueil de poèmes du surréaliste belge
Achille Chavée : A pierre fendre (Mons, 1952). Au lieu d’être isolée (au
sens des chimistes) par l’anaphore, la formule est isolée par le
microcontexte zéro en position privilégiée.

47
L’acte de lire est orienté du début à la fin du texte, mais cette lecture
s’accompagne d’un retour en arrière : le sens et la valeur d’éléments du
texte déjà déchiffrés sont modifiés rétrospectivement par ce que le lecteur
découvre à mesure qu’il progresse dans sa lecture. Voir mes Essais de
stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971, p. 58-59.

48
Une analyse complète ajouterait le parallélisme secondaire du dernier vers
de str. 1 et du dernier de str. 2 : à tire d’ailes et à pleines voiles
subordonnent ces sèmes de l’élan vital à un symbole de départ ou de voyage
baudelairien. Mon interprétation est confirmée par le titre (Très) et par les
variantes d’une autre version de ce poème : A tire d’ailes/A cœur battant/A
bride abattue/A bouche que veux-tu/A corps et à cris/A en veux-tu en
voilà/A boire et à manger.

49
Le Livre ouvert I, Pléiade, t. I, p. 1025.

50
La répétition est un cas particulier de l’accumulation ; elle accumule des
composantes identiques. Par rapport à l’accumulation simple elle constitue
donc une forme hyperbolique de la figure. Ce formalisme paraîtra peut-être
oiseux ; il est pourtant nécessaire si l’on veut délimiter clairement les
catégories et garder aux règles qui les définissent la simplicité et la
généralité requises.

51
En face de paille par opposition à grain et de paille « défaut du métal », on
a dans l’usage paille comme symbole de légèreté, de vulnérabilité (voir
fétu, jouet des vents, etc.), celle-ci n’étant péjorative que passivement.

52
J’emploie transformation et engendrement au sens linguistique.

53
L’erreur qui reste au niveau des mots n’égare pas aussi complètement que
lorsqu’on croit expliquer les mots par l’auteur : S. Bernard, par exemple
(éd. de Rimbaud, Œuvres, Paris, Garnier, 1960, p. 532), a cru qu’il
s’agissait des méandres de l’Escaut, descendu vers Londres par Verlaine et
Rimbaud.

54
La Légende des siècles, éd. Truchet, Pléiade, p. 243-246.

55
De là à créer l’illusion d’une réalité inexistante, il n’y a qu’un pas : voir
dans la poésie d’Henri Michaux les chapitres d’histoire naturelle imaginaire
(où, d’ailleurs, sitôt l’illusion créée, des marques stylistiques de parodie
indiquent qu’il s’agit d’une représentation imaginaire).
56
Sur l’actualisation du système descriptif, voir chapitre III, p. 53 sq.

57
Et certains mots caractéristiques de la fenêtre appartiennent littérairement à
d’autres systèmes. En prose, espagnolette figure dans le système de suicide
(par pendaison), variante thématique (thème du désespoir) d’une structure
dramatique (narrative) apparentée au cliché faire flèche de tout bois. Aussi,
sur le thème de la vie humble, dans le système toilette matinale — détail
créateur de vraisemblance (miroir à raser accroché à...), etc.

58
L’Amour la poésie, I, XXII, Pléiade, t. 1, p. 238. Ces fonctions sont
orientées sur le plan du signifié : à travers la vitre, on regarde au dehors, ou
du dehors à l’intérieur. Transposée sur le plan du signifiant, l’orientation
devient signe, elle aussi, et éventuellement symbole : la fenêtre où l’on
regarde du dehors est le lieu littéraire de l’envie ou de la solitude, de
l’exclusion. Sur embrasure, voir chapitre VI, p. 104-105.

59
L’ensemble du système est susceptible de valorisation globale : le système
de maison, par exemple, a une valorisation positive (méliorative).

60
Voir G. Mounin, La Communication poétique, 1969, p. 246-254.

61
Voix intérieures, « A Albert Dürer », Pléiade, t. I, p. 964.

62
Poésies, « Soleil et chair », v. 15-16.

63
Sur l’interférence des structures, voir le chapitre XI tout entier, p. 177 sq.

64
Les travaux consacrés à la phrase littéraire négligent tous la littérarité : s’ils
portent sur le style d’un auteur, ils tombent dans la statistique ou dans la
grammaire, ou ne cherchent que des caractéristiques (rythme, ordre des
mots, etc.) de ce style, non de la phrase. S’ils portent sur la phrase en soi, ils
cherchent vainement à épuiser la liste des combinaisons verbales possibles
ou bien établissent des faits d’ordre des mots qui restent les mêmes en deçà
et au-delà de la phrase.

65
Sur ces rapports multiples (en particulier l’interférence des structures
linguistique, thématique et du système descriptif) qui me semblent
constituer la surdétermination, voir aussi le chapitre XI, p. 177 sq.

66
Voir, par exemple, les associations énumérées dans J. Dubois, F. Edeline,
J.M. Klinkenberg, etc., Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970, p. 118-
119.

67
Lautréamont, Les Chants de Maldoror, chant VI, II, éd. Walzer, Pléiade,
p. 227.

68
Indication scénique corroborée plus loin par les mots commodore, désignant
le père, et la sensible Londonienne, désignant la mère. Il faut peut-être lire
le garçon comme anglicisme (the boy) pour cet « enfant ».

69
Sur le rôle du cliché dans le phénomène littéraire, voir mes Essais de
stylistique structurale, p. 161-181.

70
Sur le fonctionnement de la maxime en général, voir S. Meleuc, « Structure
de la maxime », Langages, 13, mars 1969, p. 69-99.

71
Il suffit que le lecteur reconnaisse une citation : il n’est pas nécessaire qu’il
en identifie l’auteur (voir le prélèvement selon J. Kristeva, Sémeiotikè.
Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 332-334).
72
L’imagination, chant III, in Œuvres complètes, Paris, F. Didot, 6e éd., 1840,
p. 132, col. 2.

73
Cette variante obscène du rapport bourreau-victime se trouve dans la
métaphore argotique qui fait de la guillotine la veuve, dans les versions
littéraires du mythe de la dévoreuse qui tue ses amants, comme la reine
Margot dans la Tour de Nesle, etc.

74
Reconnaissance facilitée pour le lecteur post-baudelairien par le Sed non
satiata des Fleurs du Mal. Elle ne fait guère de doute pour les
contemporains de Delille ; Baudelaire, plus tardif, a éprouvé le besoin de
remplacer le necdum de Juvénal par un sed non plus à la portée de tous.

75
Les Fleurs du Mal, VI, « Les phares », v. 29-30.

76
Baudelaire, Exposition universelle de 1855, III, éd. Le Dantec-Pichois,
Pléiade, p. 973. Voir : « si l’ombre est verte et une lumière rouge, trouver du
premier coup une harmonie de vert et de rouge, l’un obscur, l’autre
lumineux » (Salon de 1845, ibid., p. 817 ; voir p. 816 : « pondération du
vert et du rouge » ; et Salon de 1846, III, ibid., p. 883 : « un cabaret mi-parti
de vert et de rouge crus, qui étaient pour mes yeux une douleur
délicieuse »).

77
On me dira qu’il y a, au niveau des signifiés, une contiguïté naturelle des
sapins et des lacs de montagne. Mais les sapins réels n’ensanglantent pas les
lacs qu’ils bordent. Quand Baudelaire parle de ces lacs sans mentionner de
sapins, leur eau est noire ou sombre (Petits poèmes en prose, XV, « Le
gâteau », et, dans les poèmes de jeunesse, « Incompatibilité »). Plus de
polarisation à partir de vert, plus de transformation de l’eau en sang.

78
Le sang a contaminé les anges qui deviennent de mauvais anges. Dans
« Incompatibilité », où il n’y a pas de sang, l’ange du lac reste bénéfique.

79
Voir un cas où le cliché structure la phrase sur le plan syntaxique et, sur le
plan graphémique (italiques), lui confère une valorisation humoristique (il
s’agit de l’éreintement d’un peintre par la critique) : « Ah ! les chevaux
roses, ah ! les paysans lilas, ah ! les fumées rouges (quelle audace, une
fumée rouge !), ont été traités d’une verte façon » (Baudelaire, Salon de
1859, Pléiade, p. 1049).

80
Baudelaire, Salon de 1846, IV, Pléiade, p. 894.

81
Altération analogue dans « La muse malade » de Baudelaire : Le succube
verdâtre et le rose lutin. Le mot lutin, parce qu’il a un indice affectif positif,
transforme le rouge au symbolisme ambigu en un rose mélioratif.
Inversement, le vert de succube (indice négatif) acquiert un suffixe
péjoratif. Voir Gautier, « Comédie de la Mort », v. 97-98 : « Le flot a...
couvert de son linceul verdâtre... les rougeurs de rose » (de jeunes noyés).
Cette interprétation me paraît plus sûre que l’exégèse que Michel Butor a
faite du rose et du vert baudelairiens (Histoire extraordinaire, p. 244-248).

82
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « A Théodore de Banville ».

83
Le sang changé en eau est aussi le calque d’un cliché familier. L’opposition
rougetvert éventuellement se crée une réalité ad hoc : tel vert « naturel »
engendre un rouge « verbal », par exemple Gautier, Poésies diverses 1838-
1845, « A trois paysagistes » : artistes souverains/Amants des chênes verts
et des rouges terrains.

84
« Les yeux gelés », Dans les Années sordides, in l’Age de craie, Gallimard,
coll. « Poésie », p. 94.
85
J’ai étudié diverses applications (et implications) du concept de système
descriptif au chapitre II, p. 44-45. Dans un travail datant de 1966, repris
dans mes Essais de stylistique structurale, p. 213-221, je parlais de code ; il
me semble maintenant qu’il faut réserver ce terme au système descriptif
déjà encodé (actualisé) dans un texte comme véhicule d’une métaphore.

86
De la littérature, I, XI (éd. Van Tieghem, t. I, p. 185) : « Le frémissement
que produisent dans tout notre être de certaines beautés de la nature, (...)
l’émotion que nous causent les vers qui nous retracent cette sensation, (ont)
beaucoup d’analogie avec l’effet de l’harmonica. L’âme, doucement
ébranlée, se plaît dans la prolongation de cet état, aussi longtemps qu’il lui
est possible de le supporter. » Voir George Sand, La Comtesse de
Rudolstadt, IV, x (éd. De Potter, t. IV, p. 263 n. 1) : « Les imaginations
poétiques voulurent y voir l’audition des voix surnaturelles (...). Les
néophytes des sociétés secrètes (...) en étaient si fortement impressionnés
que plusieurs tombaient en extase. »

87
Chateaubriand a parlé ailleurs des « plaintes d’une harmonica divine, ces
vibrations qui n’ont rien de terrestre » (les Natchez, IV, éd. Chinard, p. 174).

88
Vie de Rancé, éd. Letessier, p. 338.

89
Voir Baudelaire, Choix de maximes consolantes sur l’amour, 1846, éd. Le
Dantec-Pichois, Pléiade, p. 471 : « poètes hoffmaniques que l’harmonica
fait danser dans les régions du cristal, et que le violon déchire comme une
lame qui cherche le cœur ».

90
Faute de reconnaître cette ambivalence de plaisir et de douleur qui s’attache
à l’harmonica de verre, J.-P. Richard, qui croit avoir affaire à l’orgue à
bouche d’aujourd’hui, ne saisit pas l’unité fondamentale de ces sèmes en
apparence contradictoires et a recours à des hypothèses inutiles sur la
sensibilité de Chateaubriand (Paysage de Chateaubriand, 1967, p. 79-80).
Tout est dans le système descriptif, et il est tout dans la phrase.

91
Lamartine, Recueillements poétiques, XXVIII, « A Mlle Delphine Gay », éd.
Guyard, Pléiade, p. 523.

92
Sème attesté déjà dans le latin nenia, à la fois « berceuse » et « chant
funèbre ». Si Apollinaire a pu utiliser nénie en français dans son double
sens, ce n’est pas seulement parce que nénie a ce double sens dans le
dictionnaire, mais aussi parce que berceuse, dont nénie est le substitut,
préserve quelque chose de cette ambivalence : « La mer et ses nénies
dorlotent tes noyés » (Le guetteur mélancolique, « Au prolétaire »). Le
rapprochement m’est suggéré par la subtile exégèse du « Larron » dans J.-
CI. Chevalier, « Alcools » d’Apollinaire. Essai d’analyse des formes
poétiques, Paris, 1970, p. 53, n. 19.

93
Double caractère est la formule qui introduit la double phrase, avant et
après conversion (préface à la Légende des siècles, éd. Truchet, Pléiade,
p. 3).

94
L’équivalent français serait tu avais bien besoin de ça ou il ne te manquait
plus que ça (lettre ouverte au rédacteur en chef du journal du soir New York
Post, 29 mai 1969) : c’est là un « genre » para-littéraire tout au plus, sans
doute, mais la parodie centre l’acte de communication sur la forme du
message, ce qui relève bien de la fonction poétique.

95
Les Chants de Maldoror, chant V, VI, éd. Walzer, Pléiade, p. 206.

96
Petits Poèmes en prose, XXI, « Les tentations », éd. Kopp, p. 60.

97
C’est que les systèmes descriptifs sont bâtis sur les signifiants et non sur les
référents. Plusieurs systèmes peuvent s’exclure réciproquement qui
recouvrent pourtant une même catégorie du réel, comme « maternité ». Le
système mère dont l’hyperbole est jeune mère s’oppose au système vieille
mère. Dans ce dernier, par exemple, le rapport « mère-enfant » est inverti,
puisque c’est l’enfant qui protège et nourrit, ou ne le fait pas. Situation
compliquée dans la négative : s’il y a ingratitude, fils prodigue est lié à père
plutôt qu’à mère, et s’il y a mort, la relation relève du système mater
dolorosa. Etc.

98
Voir Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « J’aime le souvenir de ces époques
nues » : « Cybèle... louve au cœur gonflé de tendresses
communes/Suspendait l’univers à ses tétines brunes » (corrigé sur épreuves
en « abreuvait »).

99
L’Ève future, I, VII, Paris, Pauvert, 1960, p. 27.

100
Les Fleurs du Mal, « Les bijoux ».

101
Tout se passe comme si l’expansion réalisait, en le dramatisant, le sème
étymologique « appât » des appas énumérés au v. 17.

102
Voir v. 2-4 : « Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,/Dont le riche
attirail lui donnait l’air vainqueur/Qu’ont dans leurs jours heureux les
esclaves des Mores ».

103
L’allégorie est un cas typique d’expansion, et de tous les tropes, qui pour la
plupart ne portent que sur des groupes de mots, celui qui intéresse les
syntagmes les plus complexes. Dumarsais notait déjà sa parenté avec la
métaphore filée (Des tropes, II, XII).

104
Voir sur la motivation, et la motivation zéro comme motivation, dans le
récit, Gérard Genette, Figures II, Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 96-99.

105
Sur les différentes possibilités de formation néologique, voir H. Marchand,
The Categories and Types of Present-Day English Word-Formation, A
Synchronic-Diachronic Approach, Munich, C.H. Beck, 2e éd., 1969. La
chasse aux néologismes littéraires n’est pas facile. Les concordances
existantes ne donnent pas pour les néologismes de listes à part, à quelques
exceptions près comme les relevés hugoliens de Journet et Robert. Les
listes de l’Histoire de la langue française de Brunot et Bruneau ne sont que
des sondages : encore englobent-elles des mots qui n’ont paru néologiques
qu’en raison d’exclusives esthétiques et normatives. Pour l’époque
moderne, on a le Dictionnaire des mots sauvages (Paris, Larousse, 1969) de
Maurice Rheims : collection des trouvailles d’un lecteur cultivé, donnant
surtout les formes les plus aberrantes et les néologismes humoristiques ou
parodiques. Sur la théorie du néologisme, voir en particulier É. Souriau,
« Sur l’esthétique des mots et des langages forgés », Revue d’esthétique, 18,
1965, p. 19-48. P. Guiraud (« Néologismes littéraires », la Banque des mots,
I, 1971, p. 23-28), tente d’opposer les néologismes cognitifs et les
expressifs, seuls littéraires selon lui ; mais les deux catégories se
rencontrent en littérature ; la distinction est ailleurs : entre ces catégories
dans le discours littéraire, et ces catégories dans le discours non littéraire.

106
Mes conclusions s’appliquent aussi bien à des néologismes qui en viennent
à être mal compris par des lecteurs trop éloignés de l’époque du texte, et qui
sont perçus comme des archaïsmes ; voir chapitre VI, p. 99 sq.

107
Il se passe à l’intérieur du mot ce qu’on observe à l’intérieur d’un groupe de
mots constituant une unité de style, dans le cas du renouvellement de cliché.

108
Le changement peut être d’ordre morphologique comme la modification,
ici, d’un suffixe. Il y aurait, toutefois, soulignement même dans le cas d’une
modification orthographique suggérant un changement de prononciation :
hénaurme chez Flaubert, dont l’orthographe a sa signification propre
(parodie), mais n’en accroît pas moins l’énormité d’énorme.

109
Voir Vendryes, « Sur le suffixe -is du français », Études romanes dédiées à
Mario Roques, Paris, Droz, 1946, p. 103-110, qui montre comment ce sens
est né de l’ emploi de -is comme suffixe des langues techniques (foresterie,
vénerie construction) où il tendait à désigner un ensemble fait de matériaux
divers. Vendryes note que le suffixe a engendré des néologismes littéraires
(chuchotis, friselis, etc.), mais il entend par là des néologismes « esthètes »,
caractéristiques de certaines écoles, ce qui relève d’un point de vue
historique. Mon point de vue est fonctionnel : il s’agit ici du rôle littéraire
de n’importe quel néologisme qu’on pourrait, contrairement à ceux de
Vendryes, trouver aussi bien dans le discours non littéraire.

110
Il faut presque, pour le dire, grimacer. La critique traditionnelle ne
manquerait pas, le ramenant à un certain portrait de l’auteur, d’en faire un
signe de l’humour assez brutal de Claudel.

111
Constitué par le groupe grouillis mécréant : par rapport au microcontexte
mécréant, le substantif crée un contraste physique vs. moral, renforcé par le
contraste néologique vs. non néologique (à distinguer de l’opposition
paradigmatique grouillis vs. grouillement).

112
Quatre = étapes : une structure (Nature vs. artifice) ; sa transformation
(Nature — artifice) qui engendre un topos (l’architecture née de la forêt) ;
la variante de ce topos (thème de la cathédrale comme forêt). Le thème est
actualisé ici sous la forme dynamique d’un récit (métamorphoses) à courbe
dramatique (séquences oxymoriques : croissance → décadence, végétation
→ parasites).

113
Claudel, Art poétique, « Développement de l’église », in Œuvre poétique,
Pléiade, p. 207.
114
Art poétique, p. 214. Les deux citations précédentes sont aux p. 211 et 214.
Moisissure et grouillis sont à deux pages de distance, mais leur similitude
fonctionnelle et le fait que la moisissure est faite de monstres imposent la
référence de l’un à l’autre en lecture rétroactive.

115
Nous n’avons pas affaire à une signification référentielle, fondée sur un
rapport des mots aux choses. Il n’y a pas description, mais insistance
synonymique sur un même indice négatif, d’où une réorientation
sémantique de l’ensemble de la phrase, une valorisation globale, résultant
de l’appréhension simultanée de constantes formelles (voir p. 57-59) :
vomissantes, qui forme cliché avec gargouilles, ne fait ici que rendre le
substantif plus péjoratif ; de même vaines, et herbe qui ôte à fleurs ce que le
mot a de naturellement positif, tandis que grande renforce le sème
« parasite » du mot herbe, tout en évitant le cliché hautes herbes, non
pertinent.

116
Le Mal comme impureté ou mélange : thème qui se manifeste, au dix-
neuvième siècle, dans le fréquent capharnaüm, variante « biblique » de
fouillis.

117
Il repose sur le même système de référence que l’archaïsme : le rapport
entre un élément marqué et un élément non marqué dans une opposition
forme préexistante au texte vs. forme non préexistante au texte (la marque
est déplacée, par rapport à l’archaïsme, du premier au second terme de
l’opposition). Cette formule reprend, mais, me semble-t-il, avec plus
d’exactitude, et en la généralisant, la définition donnée par le groupe µ,
Rhétorique générale, p. 60-61.

118
Alcools, « La Chanson du Mal-Aimé », strophe 39. Voir le commentaire
serré qu’en donne C. Morhange-Bégué, « La Chanson du Mal-Aimé » :
essai d’analyse structurale et stylistique, Paris, Minard, 1970, p. 151-154 ;
je m’en sépare sur quelques points. Elle démontre admirablement qu’il n’y
a pas ici de représentation de l’antiquité grecque, mais discours
métaphorique, hyperbolisé par l’adynaton mort d’immortels et les formes
grecques.

119
Vie de Rancé, éd. Letessier, p. 251. Chateaubriand s’est d’ailleurs inspiré
d’un texte de Rancé où il a remplacé grand silence par grande aphonie.
L’important, c’est que le texte nous suffise pour arriver à notre conclusion
et qu’il n’en permette pas d’autre. Il n’y a pas de métaphore, mais
synonymie pure et simple d’aphonie et de silence, ce dernier étant traduit en
grec, par le biais de l’emprunt à une langue technique. Letessier se donne
beaucoup de mal pour prouver qu’il y a bien néologie sur le plan de la
chronologie. Effort sans pertinence au phénomène littéraire comme tant
d’autres commentaires philologiques : même si aphonie était usité en
médecine à l’époque du Rancé, il y aurait néologisme de sens puisqu’il ne
s’agit pas d’un accident pathologique, mais d’une renonciation, volontaire
et toute spirituelle, à la parole.

120
Ou signification cumulative : voir p. 38-40 ; et M.-N. Gary-Prieur, « La
notion de connotation (s) », Littérature, 4, déc. 1971, p. 96-107.

121
Non seulement à cause de la polarisation par rapport à silence, mais parce
que dans tout paradigme synonymique, toute particularisation
morphologique (ici la forme grecque) d’un des signifiants du paradigme en
fait l’hyperbole du signifié. La coïncidence de cette forme et de la position
finale dans la série est un renforcement de plus.

122
Cité par E. Huguet, « Notes sur le néologisme chez V. Hugo », Revue de
philologie française, 12, 1898, p. 198.

123
Mémoires d’outre-tombe, IV, VII, XVIII, Édition du Centenaire, t. IV,
p. 402-403. Dans la version de ce texte qui figure dans l’Essai sur la
littérature anglaise, Chateaubriand se contente d’employer silence, au lieu
d’aphonie.
124
On peut également lire métonymiquement : le passage de la nuit au jour
étant décrit par le passage du silence (nocturne) aux bruits (diurnes).

125
Baudelaire, « Le guignon » : « Mainte fleur épanche à regret/Son parfum
doux comme un secret/Dans les solitudes profondes. »

126
Néologisme depuis devenu technique et utilisé à faire la réclame des
produits dont on a éliminé les mauvaises odeurs : cet accident diachronique
nous rend malaisé d’apprécier des textes, de Rousseau à Roucher et même à
Baour-Lormian, où il est question de la tulipe inodore. Le Dictionnaire
universel de Larousse classe encore inodore parmi les épithètes de nature de
fleur, en 1872.

127
Gautier, Poésies diverses, « Thébaïde », Paris, Lemerre, t. I, p. 215.

128
Dieu, l’Océan d’en haut, éd. Journet et Robert, v. 1519.

129
Sur ce suffixe, voir J. Dubois, Étude sur la dérivation suffixale en français
moderne et contemporain, Paris, Larousse, 1962, p. 40-41.

130
Mémoires d’outre-tombe, IV, VII, IV, Édition du Centenaire, t. IV, p. 346.
L’humour potentiel de toute néologie est ici quasi irrésistible : -pte frise la
parodie. A cette cocasserie s’ajoute la transgression du tabou mythologique,
puisque ce badinage menace deux sacrés, celui de la religion et celui de
l’idolâtrie titienne. Comme rien ne permet au lecteur de céder à la tentation,
la répression de l’humour est un facteur supplémentaire de contrôle du
décodage : la lecture est totale, et consciente du jeu des formes.

131
La Vierge assompte dans l’Assomption, comme le Christ « ascenderait »
dans une Ascension ; voir les figures étymologiques de Rabelais, du type les
moines... toussoient aux toussoirs, resvoient aux resvoirs ou Dieu vous le
rendra en son grand rendoir (voir L. Spitzer, Die Wortbildung als
sti/istisches Mittel, Halle, Niemeyer, 1910, p. 47 sq).

132
Essai sur les Révolutions (éd. de 1826), O.C., II, p. 423. L’édition de 1797
donnait céruléen.

133
A tel point que d’aucuns ont voulu voir dans céruséen une coquille ; mais
Chateaubriand a employé céruse ailleurs pour parler de la lune (voir J.
Mourot, Études sur les premières œuvres de Chateaubriand, 1962, p. 77-
82). La controverse témoigne de l’impact de la dissimilitudo in similitudine
(elle ne porte que sur une lettre) et du contraste avec velouté.

134
Et de la même manière : blanc de craie, lune dormant étendue comme des
toiles, c’est-à-dire comme des draps mis à blanchir sur l’herbe, technique
artisanale oubliée.

135
Série idéalisante : zones diaphanes et onduleuses, flocons (de) troupeaux
errants, mollesse et élasticité des nuées baignées de lune.

136
Note de Saussure citée par J. Starobinski, Les Mots sous les mots, Paris,
Gallimard, 1971, p. 132. Sur ce raisonnement, voir S. Lotringer, « Le
dernier mot de Saussure », l’Arc, 54, 1973, p. 80.

137
Ou encore le Saussure qui n’a pas encore renoncé aux cahiers en faveur du
Cours, « pyramide érigée sur un refoulement » (S. Lotringer, « The Game
of the Name », Diacritics, été 1973, p. 8).

138
Voir « Notes inédites de Saussure », Cahiers F. de Saussure, 8, 1948, p. 56 :
« On n’a jamais le droit de considérer un côté du langage comme antérieur
et supérieur aux autres et devant servir de point de départ. On en aurait le
droit s’il y avait un côté qui fût donné... hors de toute opération
d’abstraction et de généralisation de notre part. » Voir S. Lotringer, « Le
dernier mot de Saussure », art. cité, p. 75.

139
Saussure a failli adopter le concept de paragramme sémantique à propos de
collocations habituelles en latin telles que celle de Xerxes et exercitus : « Ce
seul nom faisait tout de suite penser... naturellement à une grande armée »
(les Mots..., op. cit., p. 118). Mais il ne s’y est attardé que dans le cas des
clichés, où la surdétermination résulte d’une dérivation sémantique
combinée avec une paronomase (sinon, pourquoi pas Xerxes et agmen ?).
Son intention, qui était de prouver autre chose, l’a aveuglé : voir, sur cette
erreur significative, J. Kristeva, Sémeiotikè, p. 292-293.

140
Le point de départ est le sème ou un complexe sémique. La résultante finale
est le texte dont la lecture indique quels sèmes sont mis en jeu. Cette
sélection, et le fait qu’elle soit perçue à la lecture, me semble résoudre le
problème que la sémantique structurale ne peut résoudre lorsqu’elle tente de
dériver le texte de la totalité des sèmes du mot noyau — problème reconnu
par Kristeva (Sémeiotikè, op. cit., p. 319). Le paragramme ainsi conçu
résout aussi la question que Kristeva se pose sur la nature sémantique de ce
qu’elle appelle les mots pivots (la Révolution du langage poétique, Paris,
Éd. du Seuil, 1974, p. 268) : j’y vois les variantes lexicales du mot noyau.

141
Ceci vérifie la justesse de l’image d’une névrose. Si inconnu est le sème
« mort » (comme mystère imprévisible) dans auberge, son refoulement ou
déplacement pour des raisons de contexte chez Baudelaire entraîne sa
réapparition ailleurs, dans l’apposition dérivée d’auberge : portique ouvert
sur des Cieux inconnus.

142
A part deux paires sans pertinence : beigne/bigne et daigne (verbe)/digne.

143
Cocteau, Vocabulaire, 1922, in Poésies, 1916-1923, p. 430-433.
144
Il n’est pas impossible qu’un jeu de mots à cheval sur les deux langages de
la culture officielle soit venu ajouter une détermination de plus : un cliché
poétique du latin appelle l’étendue du ciel caeli plaga, ou, chez Virgile,
aetheria plaga (par exemple, Énéide, I, 394). Le saut est facile, de plaga au
français plage. Ce genre de paronymie relève d’un code existant, attesté
dans les plaisanteries de collégiens, celui des pseudo-traductions comme
celle qui traduit rari nantes in gurgite vasto dans Virgile par de rares
Nantais ingurgitent.

145
Ces épisodes sont tous des citations fameuses, faisant partie des textes que
les élèves devaient apprendre par cœur : Énéide, VI, 105 sq, 149 sq, 365 sq.

146
Poisson soluble, texte 27.

147
L. Jenny, « La surréalité et ses signes narratifs », Poétique, 16, 1973,
p. 499-520, surtout p. 500-501, 515 sq (voir Kristeva, Sémeiotikè, p. 227
sq).

148
Sur la notion de système descriptif, voir chapitres II, III, IV et XI, p. 41-43,
51-55, 70-73, 175-198.

149
Voir A. Adam, éd. critique des Fleurs du Mal, op. cit., p. 301-302.

150
La femme, c’est Hérodias dans l’Atta Troll de Heine (chapitre XIX).
L’évocation de Byron est dans Lamartine, Méditations, II, II : « Esprit
mystérieux, mortel, ange ou démon,/Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal
génie,/J’aime de tes concerts la sauvage harmonie. » Voir Balzac, Modeste
Mignon, éd. Bouteron, Pléiade, t. I, p. 483 ; Gautier, Le Capitaine Fracasse,
Paris, Garnier, p. 194 ; Mademoiselle de Maupin, Paris, Charpentier, p. 59 ;
etc.
151
Qui certes n’est plus à démontrer. Il n’en reste pas moins nécessaire de
démontrer qu’il y a ici un cliché. Croyant qu’il s’agit d’une formule propre
à Baudelaire, M.A. Ruff en tire argument pour rapprocher la morale de
Baudelaire de l’éthique augustinienne (l’Esprit du mal et l’esthétique
baudelairienne, Paris, 1955, p. 335.

152
Voir M. Menemencioglu, « Le thème des Bohémiens en voyage dans la
peinture et la poésie de Cervantès à Baudelaire », Cahiers de l’Association
internationale des Études françaises, 18, 1966, p. 227-238 ; R.L. Füglister,
« Baudelaire et le thème des Bohémiens », Études baudelairiennes, 2, 1971,
p. 99-143.

153
Ce qui est vraisemblable, car les Tsiganes de Baudelaire, comme ceux de
Callot, portent des armes. Autant qu’on en puisse juger, les armes ne font
pas partie du système descriptif de bohémien.

154
On la doit à J. Pommier, Dans les chemins de Baudelaire, Paris, 1945,
p. 293.

155
Daté de juillet 1870 ; Rimbaud n’avait pas encore formulé l’esthétique qu’il
devait pratiquer dans Une saison en Enfer et dans les Illuminations.

156
Voir par exemple J. Plessen, Promenade et Poésie, La Haye, 1967, p. 37,
121, 158.

157
S. Bernard, éd. critique des Œuvres de Rimbaud, Paris, 1960, p. 373. Le
poème de Glatigny (les Vignes folles, 1860, « Les antres malsains », II-III) a
été déterré par J. Gengoux, la Pensée poétique de Rimbaud, Paris, 1950,
p. 18 : « Son bras, qui dans le vide au hasard se ballotte,/Merveille de
blancheur et de force, est orné/De ces mots au poinçon gravés : PIERRE ET
LOLOTTE,/Et d’un cœur d’un foyer éternel couronné. »
158
Albertus, 1832, strophe cv. Fortement pommadés figure dans le tableau
naturaliste de Glatigny (les Vignes folles, p. 78) et, bien entendu, pareille
coïncidence suggère que c’est en effet la source de Rimbaud. Mais c’est là
un point d’histoire, et non un fait d’histoire littéraire. Il est probable qu’il
s’agit en vérité d’un cliché que nos deux auteurs ont pu utiliser séparément :
voir Rimbaud, Un cœur sous une soutane (qui n’a rien à voir avec
Glatigny), 16 juin : « une mèche de cheveux raides et fort pommadés lui
cinglant la face comme une balafre ». Que Rimbaud ait reçu le cliché de
l’usage directement ou par l’intercession de Glatigny importe peu, car il
n’actualise pas chez lui la même structure que chez Glatigny, et sa fonction
est tout autre. Les emprunts de mots relèvent de l’histoire (de la petite
histoire), les emprunts de fonctions seuls concernent l’histoire littéraire.

159
Voir le tatouage sodomite chez Prévert, La Pluie et le Beau Temps, dans le
poème intitulé « Sceaux d’hommes égaux morts », p. 36.

160
Il existe avant la Renaissance sous d’autres noms, par exemple, la sotte
chanson (voir P. Bec, la Lyrique française au Moyen Age. Contribution à
une typologie des genres poétiques médiévaux, Paris, 1977, t. I, p. 158-162).
Mais le mot contreblason me convient particulièrement, puisqu’il implique
la permutation des marques du blason.

161
C’est l’ingénieuse interprétation de W.M. Frohock, Rimbaud’s Poetic
Practice Cambridge, Mass., 1963, p. 52-53. Ce motif existe, bien entendu :
on le trouve chez Coppée (voir A. Adam, éd. de Rimbaud, in Œuvres
complètes, Pléiade, p. 657), et je le note chez Baudelaire dans « J’aime le
souvenir de ces époques nues ».

162
Comme le sont d’ailleurs les thèmes baroques du monde à l’envers (voir G.
Genette, Figures, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 9 sq). Sur la conversion, voir
chapitre III, p. 55-57.

163
J’entends contexte au sens strict des séquences verbales précédant et suivant
la phrase dans le texte. Je n’emploie jamais le mot au sens de
l’environnement non verbal du fait de langue ou du fait textuel.

164
Les Orientales, « Navarin », v. 175 et 181. Les commentateurs (par
exemple, l’éd. critique d’E. Barineau, Paris, Didier, 1952, t. I, p. 97-98) ne
manquent pas de souligner que Hugo ne sait pas ce qu’il dit ou ne s’en
soucie pas, et que son tableau est un échec. L’évocation raterait parce
qu’elle est inexacte, et l’effet de réel présupposerait la fidélité au réel.

165
Hugo, Odes et Ballades, « La fée et la péri », 1824. La fée, énumérant les
thèmes de la poésie occidentale, dit : « J’ai la grotte enchantée aux piliers
basaltiques,/Où la mer de Staffa brise un flot inégal. » Les éditeurs croient
toujours devoir expliquer où se trouve Staffa et pourquoi la caverne est
appelée plus bas le palais de Fingal.

166
Non seulement ce sont des emprunts, mais à l’exception de halte ils sont
perçus comme tels.

167
Et ses variantes descriptives, les nombreuses descriptions de la nature
(rochers étranges, nuages, etc.) en code d’architecture humaine, rationalisée
comme « architecture fantastique ».

168
Il est révélateur que les seuls exemples que donnent les lexicographes pour
embrasure soient : Dictionnaire de l’Académie, 1835, « il m’a parlé dans
l’embrasure » ; Grand Dictionnaire du dix-neuvième siècle, 1870, « causer
à voix basse dans l’embrasure ». Balzac a fréquemment recours à cette
fonction du mot embrasure (R. Barthes, S/Z, Paris, Éd. du Seuil, 1970,
p. 28-35, en a commenté un exemple, mais sans voir que le procédé est
stéréotypé). On trouvera dans Zola un parfait exemple des intrigues
compliquées que favorise l’embrasure : Son Excellence Eugène Rougon
(Romans, éd. H. Mitterand, Pléiade, t. II, p. 33, 49-51).
169
Nouveaux Lundis, Paris, 1863, t. I, p. 398.

170
En fait, cette mode littéraire est précédée au dix-huitième siècle d’une mode
proprement architecturale : voir, par exemple, F. Baldensperger, « Le
kiosque de Stanislas à Lunéville. Décor et suggestion d’Orient », Revue de
littérature comparée, 14, 1934, p. 183-189. Très vite, le mot devient
métonymique du paysage oriental typique : par exemple, Delille, Les Trois
Règnes, II : [Les simouns] « Des déserts africains... enterrent en grondant
les kiosques,/... La riche caravane et ses nombreux chameaux. » Puis, par
extension, décor de rêve : du kiosque d’Aurélia, II, VI (Pléiade, t. I, p. 406)
à celui de Claudel : « En ce lieu fictif le spectateur devient roman lui-
même » (Jules ou l’homme-aux-deux-cravates, Œuvres en prose, Pléiade,
p. 857.)

171
Comme dit Flaubert, en son Dictionnaire des idées reçues : « Kiosque. Lieu
de délices dans un jardin. »

172
Par exemple, Balzac, Autre étude de femme, éd. Bouteron, Pléiade, t. III,
p. 228.

173
J’ai montré ailleurs par quels mécanismes l’effet d’un néologisme se
maintient dans le texte littéraire bien que ce néologisme ait été assimilé
dans l’usage (Romanic Review, 44, p. 282-289).

174
Partielle encore en ceci que la thématologie classe et paraphrase les thèmes
sans tenir compte de leur structure, ce qui pourrait être corrigé en
établissant des typologies sur le modèle de celle de Propp.

175
Entreprise moins formidable qu’il ne paraît : il suffirait presque de se servir
du dictionnaire. Les exemples des lexicographes (le Grand Dictionnaire du
dix-neuvième siècle de Pierre Larousse est une mine de mythes français),
les recueils humanistes d’exempla (ceux de Ravisius Textor, de Rhodigin,
etc.) seraient un excellent point de départ.

176
Le Génie du christianisme, III, I, VIII, « Des églises gothiques ».

177
« La prière de femme » (éd. Guyard, Pléiade, p. 1230). Dans un autre
poème, Lamartine décrit littéralement la cathédrale comme une chambre
d’écho, comme machine à amplifier les voix de la prière (Harmonies,
« Hymne du soir dans les temples », Pléiade, p. 317 sq). Voir Delille,
L’Imagination, 1806, chapitre VII, et les vestiges allusifs du thème dans
Laforgue, L’Imitation de Notre-Dame la Lune, « Climat, faune et flore de la
lune », v. 8-9 : « climat de silence, écho de l’hypogée d’un ciel atone ».

178
L’effet est d’autant plus irrésistible que Baudelaire fait ailleurs des bruits de
la forêt le symbole du souvenir, et emploie des images de mort pour
évoquer les souvenirs douloureux : « Le cygne », I, v. 50 ; « Spleen », II, v.
5-10, etc.

179
Le titre est celui de la traduction de Marot : il s’agit de la canzone XLII
(Rime sparse, p. 323).

180
Écoutons J. Jolliffe et M.A. Screech, éditeurs des Regrets et autres œuvres
poétiques, Genève, 1966, p. 35 : « Cacher des vérités sous la fable (...) est
poétiquement valable s’il ajoute vraiment quelque chose à l’idée nue, mais
il présente certains dangers (...) une recherche de l’obscurité pour elle-
même », etc.

181
Par code, j’entends l’emploi du système pour désigner autre chose que ce
que représente son mot noyau. La modification des systèmes dans le
« Songe » est soit contextuelle (le temple, l’obélisque sont décrits du point
de vue d’un spectateur qui se rêve au bord du Tibre), soit déterminée par le
fait que son mot noyau est déjà un symbole ou un métonyme de Rome (la
louve du sonnet VI, par exemple).

182
Mon analyse de la surface du texte repose sur un concept du fait de style
comme contraste par rapport à son contexte (et non par rapport à une norme
comme dans les théories de l’écart) que j’ai défini dans Essais de stylistique
structurale, p. 50-94. Quant à la théorie de la sémiosis, voir mon Semiotics
of Poetry, Bloomington, Indiana Univ. Press, 1978.

183
Le mot n’est pas exagéré : voir G. Gadoffre, « Structures des mythes de Du
Bellay », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 36, 1974, p. 285-286,
288.

184
L’oiseau lucifuge ne pouvait être compris des contemporains de Du Bellay
qu’au sens de hibou, mais la fonction de cette périphrase n’est pas altérée si
le lecteur moderne ne peut trouver d’autre mot à l’énigme que le composé
oiseau de nuit. La raison en est que, quelle que soit la réalité ornithologique
qu’ils recouvrent, tous les noms d’oiseaux de nuit sont péjoratifs : le noyau
de la périphrase ne peut donc être qu’un indice négatif.

185
Sur les deux modes possibles d’engendrement de la phrase descriptive dans
le discours poétique, du même au même, ou de contraire en contraire, voir
chapitre XI, p. 186.

186
Opposition sémantique renforcée par la coïncidence d’un contraste
phonétique entre la série/ãpl/et la série/i/, coïncidence qui semble actualiser
le symbolisme prêté traditionnellement à ces sons (par exemple vastitude vs
petitesse). Même sans coïncidence, l’opposition phonétique en soi ne
saurait être plus forte.

187
Non-dit ne doit pas être confondu avec sous-entendu. Le sous-entendu est
d’ordinaire une hypothèse d’analyste : on s’en sert pour compléter des
formes qui ne sont pourtant défectives que par rapport à une norme
arbitraire (par exemple, la phrase dite nominale par rapport à un modèle
idéal qui serait la phrase contenant un verbe). Le sous-entendu en général
est la preuve que l’analyse est erronée. Le non-dit, au contraire, est une
présupposition nécessaire du texte qu’on a sous les yeux, la composante
lexicale ou sémantique dont le refoulement engendre le texte.

188
D’autant plus que le singulier de nuë, par opposition à l’habituel pluriel
dans les représentations du ciel, semble en faire l’équivalent vaporeux de
voûte du ciel.

189
On pourrait pousser plus loin l’étude des masses syntaxiques : toute la
description de l’essor fait contraste avec la brièveté de la transition (je le vy
croistre contre 3 vers et demi) — coup de théâtre secondaire : on ne passe
pas de l’oisillon à n’importe quel volatile, mais au roi des oiseaux.

190
Voir la variation sur un actant semblable dans « Le Christ aux Oliviers » de
Nerval (V, v. 1-4) : « C’était bien lui ce fou, cet insensé sublime.../Cet Icare
oublié qui remontait les cieux,/Ce Phaéton perdu sous la foudre des
dieux,/Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime ! »

191
Déséquilibre semblable, mais en plus fort, à celui que provoque là se perdit,
brusque rupture de la série ascendante (croissance, essor) du huitain.

192
Heredia, Les Trophées, « La mort de l’aigle ». Voir Apollinaire, Alcools,
« Le brasier » : « Descendant des hauteurs où pense la lumière/Jardins
rouant plus haut que tous les ciels mobiles/L’avenir masqué flambe en
traversant les cieux » ; et Lautréamont, Maldora, I, xi (Pléiade, p. 69).

193
Essais de stylistique structurale, p. 42-50.

194
Antiquitez, xxx : « Comme le champ semé en verdure foisonne,/De verdure
se haulse en tuyau verdissant,/Du tuyau se herisse en épic florissant,/D’épic
jaunit en grain (...)/Ainsi de peu à peu crût l’empire Romain,/Tant qu’il fut
dépouillé par la Barbare main. »

195
Métamorphoses, II, v. 319-320 : « Cependant Phaéton, ses cheveux couleur
de feu en proie aux flammes, tournoie, et tombe à la verticale laissant un
long sillage à travers les airs » (in praeceps longoque per aera
tractu/Fertur). Le verbe que traduit rouant chez Ovide aussi est mis en
relief (par sa position).

196
Alciati Emblematum Flumen Abundans, Lyon, 1551, p. 65. L’emblème (sic
plerique rotis Fortunae ad sidera Reges Evecti ambitio quos juvenilis agit)
est au chapitre Stultitia, « In temerarios ». Voir aussi les interprétations
humanistes de Phaéton réunies par G. Demerson, La Mythologie dans
l’œuvre de la Pléiade, Genève, Droz, 1972, en particulier sa lecture
d’Antiquitez, XVII, p. 336, le commentaire d’Ovide de Barthélémy Aneau,
1555, p. 500, l’Hymne de la paix de Baïf (1572), p. 578 ; et aussi p. 277 sq,
sur le discours mythologique dans la méditation sur la morale des
vicissitudes politiques. C’est un thème constant de la Renaissance que de
représenter la croissance de l’Empire romain comme un assaut sacrilège du
ciel (bien que le code le plus fréquent soit le mythe des Géants, que Du
Bellay, d’ailleurs, exploite dans « Songe », xv).

197
V.L. Saulnier croit, par exemple, que le hibou a été choisi parce que les
Germains menaçaient la Rome de la décadence, et que leur totem était la
corneille. Or les anciens naturalistes croyaient la corneille ennemie du
hibou, donc le hibou est Rome (« Commentaires sur les Antiquitez de
Rome », Humanisme et Renaissance, 12, 1950, p. 114 sq. ; sur le hibou,
p. 125).

198
Le texte ne nomme pas le hibou, mais, encore une fois, aucun contemporain
de Du Bellay ne pouvait manquer de le reconnaître.
199
Devenu le modèle d’une situation de comédie : voir Voltaire et Fénelon
dans Littré, s.v. aigle.

200
D’ailleurs ancienne, imitée d’Abstemius (le hibou incarne simplement
l’aveuglement des gens qui ne se voient pas tels qu’ils sont ; rien ne justifie
que ce soit l’aigle qui lui dessille les yeux, si ce n’est que la tradition les
apparie).

201
Par exemple, l’aigle entouré d’oiseaux inférieurs qui lui cherchent noise
dans A. Henkel et A. Schoene, Emblemata. Handbuch zur Sinnbildkunst
des 16. und 17. Jahrhunderts, Stuttgart, 1967, col. 766 : la légende ne parle
que de corneilles, mais le graveur n’a pu se tenir d’ajouter un hibou.

202
Pas seulement chez Du Bellay. Tel emblème, après avoir dit que le hibou,
lucifuga, ne peut jouer l’aigle, ajoute : « Sors, Virtus, Natura ducum
contraria vulgo est » (A. Henkel et A. Schoene, op. cit., col. 764-765).

203
Soulignons qu’il est impossible de séparer les mots renaître de sa cendre du
mythe du phénix, et d’y voir la métaphore anodine qu’ils sont de nos jours.
Le vermet et le feu dont l’aigle est consumé nous en empêchent.

204
Probablement une rationalisation, sur le modèle du ver devenant papillon,
ayant en outre l’avantage d’actualiser la structure qui établit une opposition
entre ver de terre/étoile, serpent/oiseau, etc.

205
Il s’agit encore moins d’une confusion fautive, d’une « analogie grossière »
entre le mythe de l’aigle et celui du phénix, comme le croit Saulnier (art.
cité, p. 124-125). Il s’agit de l’adaptation d’une grammaire figurative de la
métamorphose au lexique que réclame le contexte : semblablement, pour les
besoins de la propagande impériale, le récit des funérailles d’Auguste fait
sortir un aigle des cendres de son bûcher ; voir J. Hubaux et M. Leroy, Les
Mythes du Phénix, Liège, 1939, p. 239, 246-247.

206
Négativisation d’autant plus exemplaire que toute animalité rampante est
l’antithèse spécifique de l’animalité volante dans le discours mythique. Si le
contexte s’y prête, même ver peut être valorisé ; c’est le cas dans les
« Stances sur les amours de Desportes » du cardinal du Perron, grâce à un
jeu de mots sur ver du Phénix et vers versifiant : de la cendre des amours de
Desportes sortent les vers qu’inspira cette passion. Extinction de la
mimésis.

207
Rime sparse, p. 19. On a reconnu les deux premiers animaux. Le troisième,
chez Pétrarque, est le papillon qui se jette dans la flamme ; une autre
version serait Hercule sur l’Œta ; une autre encore notre phénix (que tant
d’apologistes chrétiens de la Renaissance ont choisi pour représenter Christ
ressuscité).

208
Mémoires d’outre-tombe, Pléiade, I, p. 197.

209
Ibid., I, p. 7.

210
Ibid., I, p. 435.

211
Ibid., I, p. 424 (repris de l’Essai sur la littérature anglaise).

212
Ibid., I, p. 599.

213
Mémoires, I, p. 564-565.

214
Ibid., II, p. 8.

215
Vie de Rancé, éd. Letessier, p. 253.

216
Mémoires, II, p. 592.

217
Le Génie du christianisme, I, III, III, Flammarion, I, p. 71.

218
Ibid., III, I, VIII, Flammarion, I, p. 299-300.

219
Le Génie du christianisme, I, IV, IV, Flammarion, I, p. 86.

220
Cité dans A. Poirier, Les Idées artistiques de Chateaubriand, 1930, p. 48.

221
Mémoires, II, p. 606.

222
Mémoires, II, p. 980.

223
Voyage en Italie, Œuvres complètes, Garnier, VI, p. 270.

224
Voyage au Mont-Blanc, Œuvres complètes, Garnier, VI, p. 347.

225
Mémoires, 1, p. 626-627.

226
Voyage en Italie, VI, p. 292.

227
Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine, éd. J.-M. Gautier, p. 25.

228
Voyage en Italie, VI, p. 279-280.

229
Mémoires, II, p. 860.

230
Mémoires, I, p. 6.

231
Ibid., II, p. 860.

232
Mémoires, I, p. 76.

233
Mémoires, II, p. 585.

234
Voyage en Italie, VI, p. 280.

235
Mémoires, II, p. 605-606.

236
Ibid., I, p. 519

237
Ibid., II, p. 605.

238
Mémoires, I, p. 751.

239
Ibid., 1, p. 571-572.

240
Itinéraire de Paris à Jérusalem, éd. E. Malakis, II, p. 292.

241
Mémoires, II, p. 742.

242
Ibid., 1, p. 476.

243
Lettre à M. de Fontanes..., p. 13.

244
Ibid.

245
Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1, p. 231.

246
Lettre à M. de Fontanes..., p. 13.

247
Mémoires, 1, p. 472.

248
Lettre à M. de Fontanes..., p. 14.

249
Mémoires, II, p. 755.

250
Lettre à M. de Fontanes..., p. 15-17.

251
Voir Jean-Bertrand Barrère, La Fantaisie de V. Hugo, III, p. 165-172.

252
Lettre à M. de Fontanes..., p. 16.

253
Mémoires, II, p. 331.

254
Ibid., II, p. 911.

255
Voyage en Italie, VI, p. 286.

256
Mémoires..., 1, p. 103.

257
Le Génie du christianisme, III, V, III (Flammarion, II, p. 45).

258
Voyage en Italie, VI, p. 286.

259
Voyage en Italie, VI, p. 279.

260
Ibid., VI, p. 313.

261
Ibid., VI, p. 278-279 ; Mémoires, 1, p. 514.

262
Mémoires, 1, p. 514.

263
Mémoires, II, p. 606.

264
Ibid., II, p. 607.

265
Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1, p. 155.

266
J.-P. Richard, Paysage de Chateaubriand, 1967, p. 125-126.

267
Voir cette première version d’une image — les tombeaux ont été effacés par
les pas de la joie — que le Rancé reprend, sans changement aucun du sens,
sous la forme : les tombeaux poussent sous les pas de la joie (éd. Letessier,
p. 54, n. 1, p. 55).

268
A la surface, c’est-à-dire les traits lexicaux, syntaxiques et stylistiques. Voir
CI. Bremond, Logique du récit, Paris, Éd. du Seuil, 1973, p. 46 ; la
première partie de l’ouvrage souligne les inconvénients d’une typologie du
narratif que Propp fut le premier à concevoir, et dont le principal
représentant est aujourd’hui Greimas. Sur les inconvénients de l’approche
de Bremond lui-même, voir W.O. Hendricks, « The Work and Play
Structures of Narrative », Semiotica, 13, 1975, p. 281-328.

269
Le destinataire tel que le présuppose le texte narratif : G. Genette, Figures
III, Paris, Éd. du Seuil, 1972, p. 265. Sur les rapports avec le lecteur même,
T. Todorov, « La lecture comme construction », les Genres du discours,
Paris, Éd. du Seuil, 1978, p. 86-98.

270
A.J. Greimas, Du sens. Essais sémiotiques, Paris, Ed. du Seuil, 1970,
p. 158-159. C’est encore sur ce postulat que se fonde son Maupassant : la
sémiotique du texte, Paris, Éd. du Seuil, 1976, où il tente de faire le pont
entre structures narratives et structures de surface.

271
Sur l’identification de ces points stratégiques du texte narratif, voir R.
Barthes, « Introduction à l’analyse structurale du récit », in R. Barthes et
al., Poétique du récit, Paris, Éd. du Seuil, 1977, p. 7-57 et Ph. Hamon,
« Clausules », Poétique, 21, 1975, p. 495-526.

272
Le roman, publié en 1830, avec cinq autres Scènes de la vie privée, fait
environ soixante pages, trente-cinq avec la typographie de la Pléiade (je cite
d’après l’éd. Bouteron, Pléiade, t. 1).

273
Formule tirée d’une introduction inspirée par Balzac lui-même (Pléiade, t.
XI, p. 164).

274
Le rapprochement avec les techniques de la scène est une constante de la
critique balzacienne : voir, par exemple, H.J. Hunt, Balzac’s Comédie
humaine, Londres, The Athlone Press, 1964, p. 25 ; M. Bardèche, Balzac
romancier, Paris, Plon, 1940, p. 176-203 sur les Scènes de la vie privée.

275
Logique du récit, p. 162-173, 282-308 ; sur les motifs, voir p. 187-188.

276
L’éclairage éblouissant et somptueux est un lieu commun des descriptions
de bals et de grandes réceptions au dix-neuvième siècle ; voir le cliché
éclairer a giorno (par exemple, Balzac, Sarrasine, Pléiade, t. VI, p. 79 ;
Flaubert, Madame Bovary, 1, VIII). La différence ici, c’est qu’à propos
d’éclairage il y a description détaillée et focalisation.

277
La satire se dessine plus précisément à un second niveau de
compréhension : si les aiguillettes sont un insigne régimentaire, elles sont
aussi, dans leur sens archaïque, synecdochiques des chausses masculines, et
même de la braguette. Celle-ci à son tour est métonymique. Le jeu de mots
est impossible dans le contexte de kolbacs et dolmans, mais qui plurent
tant... est senti rétroactivement comme transformation de le beau sexe
courait l’aiguillette.

278
Le coin, soulignons-le, est au pied de ce candélabre si en vue ; et les
ténèbres en pleine lumière sont métaphoriques : elles disent l’ignorance à
laquelle les danseurs sont condamnés, mis hors de portée de la belle
inconnue par des rangées de chaises qu’occupent les dames jalouses de sa
beauté.
279
« Toute manœuvre narrative consistant à raconter ou évoquer d’avance un
événement ultérieur » (G. Genette, Figures III, p. 82).

280
Le proverbe, ou le truisme qu’il exprime, est si bien établi que certains
dictionnaires, s.v. brillant, donnent l’antonyme figuré solide avant
l’antonyme littéral terne.

281
Sur l’implicitation ou refoulement de la phrase matricielle, voir chapitre VI.

282
Scènes de la vie privée, « Note de la première édition », Pléiade, t. XI,
p. 165.

283
Ce n’est pas ici le lieu de donner une bibliographie des travaux sur
l’humour dans le domaine français. Il faut noter, du moins, pour l’humour
romantique, Claude Pichois, L’Image de Jean Paul Richter dans les lettres
françaises, Paris, Corti, 1963, p. 198-229. Mais il exclut arbitrairement
Hugo (p. 212), et sans l’ombre d’une démonstration.

284
Ce qui ne devrait surprendre que des esprits prévenus. On a nié l’humour de
Hugo, du temps que la critique bien-pensante en France proclamait que le
poète le plus penseur du dix-neuvième siècle français n’était qu’une bête.
Un nommé Auguste Rochette consacrait alors un livre à l’Esprit dans les
œuvres poétiques de Hugo (1911) pour expliquer que l’écrivain se moquait
de ce qu’on doit respecter, qu’il le faisait lourdement, et que son esprit était
vulgaire. Le préjugé était si fort que même un érudit objectif comme W.
Gottschalk oubliait Hugo dans son examen de l’humour moderne (Die
humoristische Gestalt in der französischen Literatur, Heidelberg, 1928,
p. 197 sq.). Le public moderne est mieux préparé à accepter l’humour
hugolien, grâce d’abord à J.-B. Barrère dont la Fantaisie de V. Hugo, Paris,
Corti, 1949-1950, 3 vol., a dessillé les yeux de la critique. Barrère toutefois
s’intéresse surtout à la thématologie hugolienne, et ne différencie pas
l’humour du comique et d’autres formes de la « fantaisie » ; et il emploie
trop souvent le mot comme s’il ne signifiait que badinage enjoué et piquant.
L’opuscule d’Henri Guillemin sur l’Humour de V. Hugo, Neuchâtel, La
Baconnière, 1951, n’est qu’un recueil des meilleures trouvailles, surtout
polémiques, du poète, et Guillemin confond comique, esprit, ironie et
humour.

285
La variété du roman, sa position centrale dans l’œuvre expliquent mon
choix. Il réunit des caractéristiques qu’il faudrait chercher séparément dans
les romans d’avant 1851 et dans les autres romans de l’exil (Quatrevingt-
treize, plus tardif, restant à part). Mes références donnent le numéro de la
partie, du livre et du chapitre ; les chiffres entre parenthèses renvoient aux
pages de l’éd. M. Allem, Paris, Pléiade, 1956.

286
Les Misérables, III, II, I (p. 636), et III, VI, v (p. 747).

287
Ibid., V, IX, IV (p. 1482-1500).

288
Ibid., II, V, VI-VIII (p. 500-504).

289
Ibid., III, VIII, XXI (p. 854-857).

290
Les Misérables, III, VIII, XXII (p. 858 ; voir p. 416) ; III, VI (p. 164).

291
Tout le deuxième livre de la cinquième partie (p. 1305-1324).

292
Voir le titre du troisième livre : « La boue, mais l’âme » (p. 1325).

293
Les Misérables, V, II, III (p. 112).
294
Construction analogue à celles des plaisanteries ou « bonnes histoires » qui
se terminent sur un punch line, souvent constitué par un jeu de mots,
comme ici (les brouillons de Hugo en contiennent ; voir par exemple
Guillemin, l’Humour..., op. cit., p. 33-34) ; sur ce type, voir V. Morin,
« L’histoire drôle », Communications, 8, 1967, 102 sq., en particulier
p. 109-112.

295
Sur la conversion, voir chapitre III, p. 55 sq.

296
Les Misérables, V, II, III (p. 1312-1313).

297
Sur la fonction de ce symbolisme dans les Misérables, voir R.B. Grant, The
Perilous Quest, Durham, Duke Univ. Press, 1968, p. 170 sq.

298
Comme le définit M. Bardèche, Balzac romancier, p. 22. Cette hiérarchie
est celle, aussi bien, du roman d’intrigue sentimentale, mais elle n’y est pas
exploitée, puisqu’il se cantonne dans une seule classe sociale, sans contacts
extérieurs.

299
Titre de la quatrième partie (p. 861).

300
Fauchelevent rend à Jean Valjean le bien qu’il lui a fait (p. 506 sq.) ;
Gavroche paternel, c’est l’enfant abandonné se changeant en père de deux
enfants abandonnés (p. 989-1010). La thèse est exprimée par la répétition
d’une situation mais à des niveaux « sociaux » différents. C’est l’humour
qui établit la distance entre ces niveaux parallèles, et indique leur
parallélisme (l’homologie situation-nelle), en faisant du second épisode le
rappel formel (déformé) du précédent (Jean Valjean bienfaiteur) ou du
modèle (paternité normale).

301
Les Misérables, I, I, v (p. 43).

302
L’acceptabilité est définie par la conformité aux normes sociales du roman à
personnages aristocratiques et à intrigue sentimentale, qui compte parmi ses
prototypes l’Amélie Mansfield de Mme Cottin ou la Valérie de Mme de
Krüdener, sans parler de Corinne et même d’Armance.

303
Les Misérables, IV, I, III (p. 872-873).

304
Cela va de Marius faisant la cour à Cosette : « Je viens de rencontrer le
chapeau neuf et l’habit neuf de Marius, et Marius dedans » (p. 744 ; voir ses
rêveries sur les initiales d’un mouchoir : « aventures de la lettre U livrée
aux conjectures », p. 751), à la nuit de noces : « dans leur chambre un
bruissement d’ailes confuses (...) au-dessus de ce baiser ineffable (...) un
tressaillement dans l’immense mystère des étoiles » (p. 1429). Le modèle
de transformation est donné par des phrases comme « la maison
Gillenormand devint un temple » (p. 1428).

305
Les Misérables, III, V, IV (p. 727).

306
Ibid., III, V, IV (p. 728). Les seuls mots favorables à la mère
Plutarque — pauvre bonne vieille femme — ne suffisent pas à compenser la
polarisation négative, car ils l’infériorisent par rapport au témoin (narrateur,
et lecteur). Ce n’est pas suffisant pour faire dégénérer l’humour en satire,
d’autant moins que la condescendance est compensée par cette notation
d’humble mérite : Sa gloire était dans ses bonnets, toujours blancs (où le
mécanisme de l’humour est comparable au parapluie-auréole de Louis-
Philippe supra ; voir aussi le banc de Cosette aux yeux de Marius : ce banc
qu’une auréole entourait, p. 746). Voir au contraire un personnage
semblable à la mère Plutarque, mais traité satiriquement : « elle avait une
amie de chapelle, vieille vierge comme elle (...), absolument hébétée, et
près de laquelle Mlle Gillenormand avait le plaisir d’être une aigle »
(p. 646).
307
La servante d’Un cœur simple se rabat aussi sur un animal, mais Félicité, du
moins, a aimé plus haut dans l’échelle des êtres. D’ailleurs l’humour de
Flaubert polarise moins : son perroquet après tout ne s’appelle que Loulou,
le nom du chat de la mère Plutarque charge la caricature — il s’appelle
Sultan.

308
Ibid. L’efficacité de l’image est d’autant plus grande que le thème du
Miserere d’Allegri est du registre sublime dans la littérature du dix-
neuvième siècle (par exemple chez Goethe, Chateaubriand, Mme de Staël ;
voir R. Lebègue, « Le thème du Miserere de la Sixtine », Revue d’Histoire
littéraire, mars-avril 1972, p. 246-263) ; il fonctionne ici comme hyperbole
métonymique du thème (généralement comique) des castrats de la Sixtine.

309
Par André Breton, entre autres, plus que personne sensible au romantisme
propre de l’humour (« Introduction » à l’Anthologie de l’humour noir).

310
Sur les rapports entre fonction référentielle et fonction poétique (qu’il
vaudrait peut-être mieux appeler fonction formelle), voir l’exposé qu’en fit
Jakobson en 1958, dans ses Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de
Minuit, 1963, p. 209 sq., en particulier p. 218 ; j’ai essayé de préciser ses
vues en 1962 : voir mes Essais de stylistique structurale, première partie.

311
La réalité étant conçue comme ayant une logique, mythe que reflète le
cliché fait probant opposé à tous les lieux communs sur les mots « dont on
fait ce qu’on veut », que reflète aussi l’opposition logique/alogique qui
rationalise, comme l’a montré Todorov (Littérature et Signification, Paris,
Larousse, 1967, p. 99-100), l’opposition langage naturel/langage figuré.

312
Par structure thématique, j’entends toute structure qui a un ou plusieurs
thèmes pour variantes. Un thème, en revanche, peut correspondre à diverses
structures selon les textes où il apparaît.
313
Les Rayons et les Ombres, XVIII, éd. P. Albouy, Pléiade, t. I, p. 1062-1063.

314
C’est du moins le raisonnement explicite. Mais le jugement de valeur
admiratif est aussi la superposition arbitraire de la constatation d’un fait de
style complexe et du fait que le poème est signé Victor Hugo. On a
cependant démontré depuis longtemps l’avantage qu’il y a, pour l’analyste,
à ne pas tenir compte du nom de l’auteur qui entraîne des réactions
d’admiration ou de défiance stéréotypées, selon l’esthétique du moment
(voir les exercices sur textes anonymes de I.A. Richards, Practical
Criticism : A Study of Literary Judgment, New York, 1929). La critique
traditionnelle prétend faire son évaluation à partir d’une description,
motiver la première par la seconde. Dans la plupart des cas, elle ne fait
qu’ajouter aux substantifs de la phrase descriptive des adjectifs élogieux, ou
plus simplement encore subordonner la phrase descriptive à un énoncé du
type : On admire (ra) dans ce passage la manière dont (...). Le lien entre la
description et l’évaluation n’est pas un rapport de causalité, mais la simple
liaison grammaticale d’un énoncé métalinguistique (relevé de faits textuels)
et de citations tirées d’un corpus « mythologique » ou « idéologique »
(stéréotypes d’une génération de lecteurs, ou du groupe avec lequel le
critique veut s’identifier, à propos d’un auteur donné).

315
M.E.I. Robertson, L’Épithète dans les œuvres lyriques de V. Hugo, Paris,
Jouve, 1926, p. 419.

316
La Fantaisie de V. Hugo, Paris, Corti, 1949, t. I, p. 248.

317
Les autres critiques sont plus ou moins d’accord avec Barrère. Voir les
commentaires de M. Levaillant (L’Œuvre de V. Hugo, Paris, Delagrave,
1938, p. 356), de P. Moreau et J. Boudout (Œuvres choisies, Paris, Hatier,
1950, t. I, p. 857). L’éditeur le plus récent, P. Albouy (Œuvres poétiques,
Pléiade, t. I, p. 1552-1553 ; voir p. 1574) ne fait que reprendre l’exégèse,
vieille de quarante-trois ans, de M.E.I. Robertson. Piétinement révélateur.
Certes, je ne crois pas qu’une exégèse de texte ne vaut que si elle
bouleverse les précédentes : mais, dans le cas qui nous occupe, les
commentaires ne font que répéter deux traits très généraux applicables
indifféremment à beaucoup de textes, et personne n’essaie de rendre compte
du rôle de ces facteurs dans le complexe textuel.

318
L’autre sens du mot, « ensemble, batterie de cloches », est exclu
immédiatement par le singulier qui, opposé au pluriel explicite tes cités
antiques et au pluriel implicite plus d’une église par cité, ne peut que se
référer au son. S’il restait la moindre ambiguïté, elle serait dissipée au vers
5.

319
Hugo, Dernière Gerbe, XXIII, Imprimerie nationale, p. 320. Gaie ou du
moins à valorisation positive (voir Baudelaire, « la Cloche fêlée » : « Au
bruit des carillons qui chantent dans la brume » la valorisation positive est
actualisée par chanter, le parallélisme avec cloche au gosier vigoureux et
l’opposition à la cloche fêlée). Voir encore le fameux « éveil des carillons »
dans Notre-Dame de Paris, III, II (éd. Guyard, p. 162-164) : rien « de plus
riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant » (p. 164), et enfin
« l’ardeur carillonneuse » de Quasimodo qui met la cathédrale « dans une
perpétuelle joie de cloches » (op. cit., VII, III, p. 300).

320
Nerval et Méry avaient pensé réaliser ce ballet dans la mise en scène de
l’Imagier de Harlem, sixième tableau, scène II, où les heures sont des
danseuses menées en rond par le dieu Pan autour du protagoniste (voir J.
Richer, Nerval, Expérience et Création, p. 590, 602-603) ; ballet semblable
dans Jules Janin, Contes fantastiques, 1832, « La vallée de Bièvre ».

321
Dernière Gerbe, xv, Imprimerie nationale, p. 310. J.-B. Barrère, La
Fantaisie... op. cit., t. I, p. 250, n. 2, croit voir un ballet des heures dans
Dernière Gerbe, XIII, p. 308, ce qui est inexact : il s’agit d’une ronde de
sabbat évoquée par les douze coups de minuit. Proust a exploité un autre
possible : midi couronné de douze fleurons (Pléiade, t. I, p. 70-71).

322
J.-B. Barrère, op. cit., p. 248, pense que l’espagnolisme de la danseuse est
né de l’intérêt que Hugo porte aux traces du baroque espagnol dans
l’architecture des Flandres. Il n’est même pas nécessaire d’invoquer une
curiosité personnelle du touriste poète : l’oxymoron flamand-espagnol est
un lieu commun de la mimésis littéraire de la Flandre au dix-neuvième
siècle. D’autre part, Barrère ne rend pas compte de la composante danseuse.
Il parle de la fantaisie du poète (ce qui est justement ce qui reste à
expliquer), et d’une correspondance, laquelle exprimerait « la légèreté
aérienne, la grâce, l’étrangeté de ces heures qui font des pointes sur le
silence uni de la nuit ». L’ingéniosité et la subjectivité de l’image de Barrère
sont typiques de la critique traditionnelle, qui croit expliquer en
« rivalisant » en prose avec le poème qu’elle commente. Évidemment, nous
avons là une rationalisation a posteriori de l’effet du texte, rationalisation
qui en fait le déforme (les pointes annulent l’espagnolisme de la danse) en
substituant la réalité « danseuse » à l’enchaînement verbal heure qui tourne
→ ronde → danseuse.

323
Notre-Dame de Paris, III, II, éd. Guyard, p. 163.

324
Ibid., VII, III, p. 301. Le roman n’est que de cinq ans antérieur au poème.

325
D’ailleurs, si répandue que soit la connaissance des carillons, elle ne s’étend
justement pas au cas particulier de carillon horaire, qui est flamand,
germanique et anglo-saxon, mais fort peu français.

326
Laquelle tient à ses contextes stéréotypés : adjectifs comme sinistre,
effrayant, ou même funèbre, énoncés dramatiques comme soudain un (e)
(cri, gémissement, plainte, râle) s’éleva (se fit entendre), etc., qui, entre
autres conséquences, portent le lecteur à interpréter la voyelle longue
comme une image de respiration lente et mourante (des contextes différents
épargnent cette interprétation au râle d’eau).

327
Voir chapitre XIII, p. 228.
328
Contextes qui se sont multipliés au XIXe siècle avec les récits de voyages (y
compris ceux de Hugo lui-même : il parle, dans le Rhin, IV, Imprimerie
nationale, p. 47, de « la Belgique, cette terre des étincelantes sonneries »),
les textes historiques (qu’on pense à la puissance de représentation
métonymique d’un mot comme beffroi dans les récits sur les luttes des
bourgeois et des corporations médiévales, chez Michelet, par exemple).
Pour les lecteurs de l’époque, carillon suffit à évoquer des lieux communs
comme la résistance des Pays-Bas à l’oppression espagnole (voir, par
exemple, le Carillonneur de Bruges, opéra-comique de Saint-Georges et
Grisar, 1852), l’esprit démocratique des Flamands, sans parler du thème de
l’appel aux armes du haut du beffroi, qui est déduit littéralement de la
représentation du beffroi.

329
Qu’on pense à la rêverie de l’« Invitation au voyage » : la Hollande est un
symbole de vie heureuse et de plénitude. Un texte de Hugo (Dernière
Gerbe, XXIII) réunit les principaux motifs de cette mythologie positive : en
contrepoint, une série de détails réalistes forment une mimésis prosaïque, et
ironique, des Pays-Bas.

330
L’idée de vibration est inséparable de l’acoustique, mais cette application
générale relève de la réalité seulement. Dans la représentation littéraire,
tous les instruments de musique ne vibrent pas également : bien entendu, la
vibration est mise en relief quand il est question de cloches. Vibration et
vibration sonore apparaissent dès le début de la description des carillons
dans Notre-Dame de Paris (III, III, p. 162-163). Une hyperbole poétique de
la mimésis des cloches les représente si sensibles, d’un bronze si pur,
qu’elles ne cessent jamais de vibrer : les cloches d’airain qui frissonnent
toujours, écrit Hugo (Dernière Gerbe, XIII, Imprimerie nationale, p. 308),
et encore « Sous cette voûte obscure où l’air vibrait encore/On sentait
remuer comme un lambeau sonore.../Car, même en sommeillant,...
/Toujours le volcan fume et la cloche soupire » (Chants du crépuscule,
XXXII, Pléiade, t. I, p. 890). La vibration prend une importance spéciale
quand la cloche sonne l’heure, peut-être parce que sentie, sous l’influence
du mesmérisme, comme harmonique des vibrations nerveuses (hypothèse
qui m’est suggérée par la fréquence du motif de l’harmonica de verre, et de
ses vibrations qui énervent, chez les Romantiques ; voir l’hallucination de
D.P. Schreber, Mémoires d’un névropathe, in Cahiers pour l’analyse, 7,
1967, p. 121, et la cloche « sadique » du Jardin des Supplices d’Octave
Mirbeau).

331
Voir aussi cloche d’argent, clochettes argentines (l’emploi du diminutif
confirmant la valorisation positive de l’adjectif). Sonore est dans les
dictionnaires de rimes une des épithètes de nature de cristal. Cristallin est
devenu l’hyperbole de la vibration probablement pour trois raisons : 1)
parce que le verre est associé à l’idée de vibration, et que cristal est
l’hyperbole de verre ; 2) parce que la vibration, étant représentée comme
une « émotion » (frémissement, par exemple) des fibres, des cordes et du
métal d’un instrument, cette émotion éprouvée par un minéral est une
hyperbole du type adynaton ; 3) parce que, dans la mythologie du cristal, la
vibration la plus intense le rompt (comme en témoignent les plaisanteries
sur le lustre brisé par la plus haute note de la cantatrice).

332
La valorisation est particulièrement nette dans le cas du cristal à cause de
l’opposition binaire cristal/verre (qui joue aussi pour la valorisation de la
transparence : le cristal ennoblit, par exemple, la liquidité comme dans le
Vieil océan aux vagues de cristal de Lautréamont). Hugo se conforme à
cette opposition en écrivant Tout souffle, tout rayon.../ Fait reluire et vibrer
mon âme de cristal (Feuilles d’automne, I, Pléiade, t. I, p. 718), et, par
contre, Une âme.../ De verre pour gémir (Chants du crépuscule, XXXII,
ibid., p. 896). La valorisation dépend, non des caractéristiques réelles des
matériaux, mais de paradigmes verbaux : Hugo, décrivant les carillons de
Paris, pour faire ressortir des sons argentins, les oppose à une cloche de bois
(Notre-Dame de Paris, III, II, p. 163), et pour renchérir sur la vibration
positive des sonneries, l’argent n’y suffisant plus, il en vient à parler d’un
tumulte doré de cloches (ibid., p. 164). Proust, dans un contexte où les
cloches font partie d’un décor de béatitude heureuse, évoque le son d’or des
cloches (Pastiches et Mélanges, p. 237).

333
Le Rhin, IV, p. 47 ; Notre-Dame de Paris, III, II, p. 163.

334
Par exemple, Hugo, L’Année terrible, « Mars », I, Imprimerie nationale,
p. 130 : « (Poètes) Vous tintez le glas pour le traître/Et pour le brave le
tocsin.../Vos chants.../Semblent des urnes renversées/D’où tombent des
rythmes d’airain. »

335
Hugo, Les Rayons et les Ombres, xxxv, v, Pléiade, t. I, p. 1102 ; voir
Dernière Gerbe, IV, Imprimerie nationale p. 298.

336
A la recherche..., Pléiade, t. I, p. 14.

337
Le style poétique de Hugo tend à l’explication : tout notre poème est
discursif et n’ose représenter la vision que par référence à une non-vision :
l’œil croit voir le trou.../Que ferait en s’ouvrant une porte de l’air. Mieux
encore, ce veilleur fait d’oreilles et d’yeux sépare nettement deux ordres de
sensations tout en les unissant en une simultanéité représentée par le
personnage du veilleur : la transposition de l’auditif au visuel n’est donc pas
représentée comme synesthésie, mais comme hallucination. L’hallucination
est efficace poétiquement, mais, du point de vue de la mimésis littéraire,
c’est encore une excuse, un aveu de la nécessité d’une référence à un
contexte rationnel.

338
Voir Saint-John Perse, Oiseaux, Paris, Gallimard, 1963, 9, p. 25 : « l’oiseau,
créateur de son vol, monte aux rampes invisibles et gagne sa hauteur », et
11, p. 29 : (les oiseaux) « tiennent aux strates invisibles du ciel... la longue
modulation d’un vol ». Invisible est évidemment un mot clef des mimésis
de l’anormal, du surnaturel, etc. Plus généralement, indice de
« convention », de « postulat », il permet de transformer n’importe quel
système descriptif, concret, visuel, etc., pour le rendre applicable à la
représentation de l’abstrait, de l’iminatérrel, etc.

339
Voir Hugo, Album de voyage 13 350 (in Dieu, Seuil du gouffre, éd. Journet-
Robert, p. 199 : « effet de soleil merveilleux, un rayon perce la voûte de
brume comme par une fenêtre aérienne » ; voir René Char, Seuls demeurent,
« Carte du 8 novembre » : « vous occupez moins de place... que le trait d’un
oiseau sur la corniche de l’air » ; Michel Leiris, Haut Mal, p. 47.

340
Tout se passe comme si la représentation des nuances était réservée à la
mimésis de prose, comme semble l’indiquer l’emploi du détail (en
particulier du détail non « motivé ») dans le style réaliste. Ce n’est pas à
dire que la poésie n’exprime pas de nuances, mais elle les représente sous
leur forme parfaite, ou complète, bref exemplaire et générale.

341
J’ai noté plus haut l’isomorphisme des mimésis d’oiseau et de danseuse
dans des textes comparables : leur synonymie est ici exploitée dans le
même poème, mais la représentation d’oiseau au lieu de se dérouler en
syntagme est résumée par comme, qui en rappelle l’équivalence avec celle
de danseuse.

342
Distinction qui ne nous ramène pas aux animaux ailés, mais dépend de
l’opposition petit/grand : en contexte d’animalité, grand, à l’échelle
humaine, a des connotations menaçantes, tandis que petit est mélioratif
(comme hypocoristique ; parce qu’il permet d’exprimer un rapport
protecteur-protégé, etc.). Il n’est pas nécessaire que le mot oiseau soit
modifié par petit : y suffisent des substitutions telles que (voler, sauter) →
(voleter, voltiger, sautiller), et, dans le poème, sautant à petits pas.

343
Voir Baudelaire, « Chant d’automne » : « Adieu ! vive clarté de nos étés
trop courts ». Il n’est pas impossible que l’effet du groupe vif et clair,
transformation de vive clarté, soit renforcé par l’ambiguïté phonique qui
permettrait de lire vif éclair, auquel cas on aurait une traduction de soudain
en termes de lumière, ce qui serait encore compatible avec l’ouverture de la
porte (voir André Breton, le Revolver à cheveux blancs, « Toutes les
écolières ensemble » : « après une dictée où le cœur m’en dit s’écrivait
peut-être le cœur mendie »).
344
Voir Baudelaire, « L’horloge », v. 3-4 : « Les vibrantes/Douleurs dans ton
cœur plein d’effroi/Se planteront bientôt comme dans une cible » ; Gautier,
España, « L’horloge » : « Et dans nos cœurs criblés, comme dans une
cible,/Tremblent les traits lancés par l’archer invisible. »

345
Soit comme → ainsi que, flèche → dard, et ∅→ qui tremble. Ce verbe est
senti par contraste au microcontexte vibrant : il est donc interprétable aussi
comme marque de style recherché (variatio).

346
C’est le détail révélateur chez Balzac, Recherche de l’absolu, Pléiade, t. IX,
p. 497 (à opposer à p. 476).

347
Proust, A la recherche..., Pléiade, t. III, p. 249.

348
Voir Marceline Desbordes-Valmore, « Les roses de Saadi » : « J’ai voulu, ce
matin, te rapporter des roses;/Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures
closes/Que les noeuds trop serrés n’ont pu les contenir. »

349
C’est aussi un lieu commun ironique que les sonneries d’horloges soient en
l’occurrence le principal coupable. Mark Twain a décrit une nuit d’insomnie
où les carillons d’une église allemande sonnant l’heure et la demie et le
quart empêchent un touriste de fermer l’œil (A Tramp Abroad, 1879,
chapitres XII et XIII). Voir Proust, Pastiches et Mélanges, p. 236 :
« L’église sonne pour toute la ville les heures d’insomnie des mourants et
des amoureux. »

350
France et Belgique, 18 août 1837 (En voyage, Imprimerie nationale, t. II,
p. 87-88). Chanson chinoise met en relief la fantaisie mélodique (et
développe en code « ethnique » la notation d’une musique de cloches ou de
clochettes — celle-ci est la définition de carillon, mais correspond aussi
aux lieux communs sur la musique chinoise, et à la mimésis de celle-ci dans
la musique occidentale) et par conséquent accentue l’opposition avec la
non-fantaisie, c’est-à-dire l’ennui qui se dégage de ces dormeurs (voir le
Rhin, IV, Imprimerie nationale, p. 47 : le « babillage moqueur, ironique et
spirituel d’un carillon... reprochait à mes deux lourds voisins leur stupide
bavardage »).

351
Chénier, Iambes, IX, Pléiade, p. 193 : « Peut-être avant que l’heure en
cercle promenée/Ait posé sur l’émail brillant,/Dans les soixante pas où sa
course est bornée,/Son pied sonore et vigilant,/Le sommeil du tombeau
pressera ma paupière » ; voir la Légende des siècles, Pléiade, p. 200.

352
Le rapport d’infériorité représenté par une polarité sur axe vertical existe
naturellement en dehors du thème de la cloche : il peut être actualisé par
une voix (par exemple, Chants du crépuscule, IX, Pléiade, I, p. 847 :
« Seule au pied de la tour d’où sort la voix du maître... »). En revanche, sa
puissance est telle qu’il « infériorise » moralement les auditeurs d’une
cloche pourtant « bienveillante » et amicale (elle représente le poète) : les
hommes, « prosternés sous la tour,/Écoutent, effrayés et ravis tour à
tour.../La grande âme d’airain qui là-haut se lamente » (Chants du
crépuscule, XXXII, IV, Pléiade, t. I, p. 894). Voir les Contemplations, « A
celle qui est restée en France », v. 16 : « (église)/Dont la tour sonne l’heure
à mon néant. »

353
Les Contemplations, V, VIII (A Jules J.), v. 13-16. Je souligne les mots qui
correspondent aux fonctions de l’invariant : menace d’en haut, implacable
régularité, valorisation négative. L’accablement de la victime est d’ailleurs
actualisé plus loin (v. 46 : « L’abandon à chaque heure et l’ombre à chaque
instant », où chaque est une variation sur le X à X de de moments en
moments).

354
Les Contemplations, VI, XIV, v. 2-3. Je note ici le rôle structural du
syntagme/X/à (par) /X/, qui exprime le grignotement ininterrompu de la vie
par chaque minute. Voir Baudelaire, « L’horloge » : « Chaque instant te
dévore un morceau du délice/A chaque homme accordé pour toute sa
saison » ; les Contemplations, VI, VI, v. 516 : « Et toute notre vie, en fuite
heure par heure/S’en va derrière nous » ; VI, IX, v. 11 (l’homme) « tombe
heure par heure » ; V, xx, v. 5-6 : « La vie auguste, goutte à goutte,/S’épand
sur ce qui passe et sur ce qui demeure » ; Quatre Vents de l’Esprit, III,
XXVII, v. 83-84 : « L’homme est fait pour mourir heure par heure,
hélas !/Les pleurs, pour tomber goutte à goutte ! » (où le parallélisme
dégage la valorisation négative du syntagme). C’est la géométrie verbale
(successivité interrompue à intervalles réguliers) qui signifie « Temps
dévorant » — et non la réalité des minutes ou des gouttes : voir la mimésis
du creusement millénaire du roc par l’érosion dans Dieu, Seuil du gouffre,
XII, éd. Journet-Robert, p. 84 sq., où, après des répétitions de synonymes
d’acharnement qui elles-mêmes le figurent, v. 51-53, on a zone à zone (v.
55), d’une lame percée allant à l’autre lame (v. 71), Du haut en bas, de bloc
en bloc, de banc en banc (v. 84-85) ; ou celle des ruines qui « laissent
tomber le passé pierre à pierre dans le Rhin, et date à date dans l’oubli » (le
Rhin, lettre xxv).

355
Toute la lyre, III, LVI, Imprimerie nationale, t. I, p. 258.

356
Elle contamine une autre composante du champ lexical d’horloge, le
balancier : « L’horloge de vos jours, ténébreuse sourdine,/Qui dans votre
néant, stupide, se dandine. »

357
Voir Hugo, Les Contemplations, III, II, v. 116-118. Quand le contexte
n’oriente pas le système descriptif négativement, l’esclave cède la place à
l’ouvrier : Dieu, Seuil du gouffre, éd. Journet-Robert, XII, v. 369-370 : « Le
temps, cet ouvrier mystérieux qui court,/Au cabestan du ciel va donc
s’arrêter court. »

358
Toute la lyre, III, XLV, « Umbra », Imprimerie nationale, t. I, p. 226. Voir
d’autres exemples dans Ch. Baudouin, Psychanalyse de V. Hugo, p. 63-64.

359
Chants du crépuscule, XXXII, Pléiade, t. 1, p. 890. Voir l’orchestre dans les
Rayons et les Ombres, xxxv, II (Pléiade, t. I, p. 1099) : « Les gammes,
chastes sœurs dans la vapeur cachées,/Vidant et remplissant leurs amphores
penchées », et « l’archet d’où les notes dégouttent » (ibid., p. 1100 ; voir
p. 836, épancher employé à propos de musique, et aussi le texte cité p. 187,
n. 3). L’image fait partie d’un sous-système allégorique : l’attribut de la
déité est une urne qu’elle verse, équivalent d’une phrase exprimant un
rapport de cause à effet. Gautier oppose à la Paix vidant une corne
d’abondance la Guerre versant « De son urne d’airain une grêle de
balles,/Une grêle de mort » (España, IV, v. 10-11 ; l’image « originale » de
la fin n’est qu’une transformation du cliché qui la précède).

360
Le rapport bourreau/victime est caricaturé ici : un contexte différent
l’orientera vers une description sadique, par exemple condamnés de
l’Inquisition arrosés de liquides enflammés (Torquemada, I, I,VI et II, II, v).

361
Les Contemplations, VI, VI, v. 76, 79-84.

362
Alors qu’il y a des écus, des boucliers longs, des cadrans octogones (sans
parler de leur quadrature originelle).

363
Gautier adopte le même code avec les équivalences cadran « champ clos »
et aiguilles « lances » (España, III, v. 27-28).

364
Il est hors de doute que, jusqu’à une époque récente, Tarpeia faisait partie
de la mythologie du public français. On expliquait le récit de Tite-Live, I,
XI, dans les classes (sans parler des allusions d’Ovide et de Properce),
c’était un exemplum utilisé à enseigner la morale (voir le De Viris), et il est
malaisé d’oublier la bizarrerie des détails du récit. Tout ceci nous assure que
l’étrange emploi du bouclier fait partie du code commun, et que l’allusion
est comprise (à condition toutefois de lire le texte). Cela semble
élémentaire, mais l’exégèse philologique l’oublie parfois. Lire un texte dans
sa littérarité, c’est le lire dans sa littéralité, c’est-à-dire se plier docilement
aux combinaisons des mots. L’unité minimale du style est en effet le groupe
de mots, et non le mot isolé comme le croient encore beaucoup de
commentateurs : aussi leur commentaire tend-il fatalement à confondre sens
en contexte et sens du dictionnaire. Vianey, par exemple (éd. des
Contemplations, Paris, Hachette, 1922, t. III, p. 211) : « L’heure est une
ennemie qui nous frappe et nous tue ; le cadran est son bouclier. » Il ne voit
pas que bouclier est le sujet du verbe, que son rôle symbolique tient à son
rôle grammatical. Au lieu de lire bouclier dans le syntagme, il le ramène à
une généralité dont la pertinence est annulée par ce syntagme, à son emploi
normal dans l’usage et dans la guerre.

365
Sur ce que le concept de latence des structures a de fallacieux, voir
Riffaterre, Essais de stylistique structurale, troisième partie. Les anomalies
sont d’abord senties comme faits de style, puisqu’elles contrastent avec le
contexte, et elles sont alors identifiées comme variantes d’un invariant à
cause de leurs rapports d’analogie avec d’autres anomalies dans d’autres
contextes.

366
On pourra éventuellement tenter une classification littéraire des mots selon
qu’ils sont capables ou non d’engendrer un système, et selon leur rôle en
système. Un mot comme plafond n’engendre littérairement qu’un système à
peu près limité à des notations comme plafond bas ou enfumé, et peut-être
lambris dorés doit-il être placé dans un autre système, en opposition à
chaumière par exemple. Le système descriptif n’a donc pas l’extension du
champ sémantique, tel qu’on le conçoit depuis Trier, ni même celle du
champ associatif de Bally qui englobe des niveaux de style différents et des
séquences qui ne se trouveront jamais dans le même contexte.

367
Ces syntagmes préfabriqués sont susceptibles, par définition, de servir au
« bricolage » : réarrangés sur une structure thématique ou superposés à un
autre système, ils deviennent codes.

368
Les séquences tautologiques et oxymoriques ne sont pas limitées au groupe
nom-adjectif : l’explicitation d’un sème du mot qui les déclenche peut se
faire par un verbe et représenter une action. Soit castor : parmi ses épithètes
de nature figure castor industrieux (laborieux). Le premier thème d’« Après
le déluge » de Rimbaud est la reprise de la vie comme si de rien n’était ;
rien d’étonnant à ce que la structure correspondante (retour à la normale) se
réalise en des énoncés comme les castors bâtirent. La transformation de
l’adjectif en verbe fait la différence entre le descriptif et le narratif.

369
Beaucoup de ces ingrédients sont condamnés comme autant de fautes
morales ou esthétiques par la critique : c’est ainsi que s’est dessiné un
portrait charge de l’école décadente dans l’histoire littéraire (voir G.
Michaud, Message poétique du Symbolisme, Paris, 1951, tome II, p. 264-
267 ; Ch. Dédéyan, Le Nouveau Mal du siècle de Baudelaire à nos jours,
Paris, 1968, t. I, p. 357-364). Le seul critique qui ait prétendu faire une
analyse objective de ces caractéristiques est retombé dans la psychologie de
l’auteur (J.L. Kugel, The Techniques of Strangeness in Symbolist Poetry,
New Haven, 1971, p. 51-52). Mais, quelles que soient les rationalisations
qu’ils suscitent, ces traits sont encodés dans le texte et restent donc
susceptibles d’une analyse formelle.

370
La remarque a été faite par J. Hanse, dans son édition critique des Œuvres
complètes de Maeterlinck, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1965, p. 7
(mes références renvoient à cette édition). Hanse voit une seconde
différence entre Maeterlinck et les autres décadents — sa « spiritualité
chrétienne » (p. 9) qu’il attribue très arbitrairement à l’influence d’une
lecture de Ruysbroek. Je crois plutôt que les quelques textes suggestifs
d’une vague religiosité (Oraison, Oraison nocturne entre autres) sont des
exercices dans la manière de Verlaine, et que la foi de Maeterlinck est une
rêverie des critiques catholiques belges au début du siècle (voir les citations
de J. Hanse dans le Centenaire de Maeterlinck, Bruxelles, Palais des
Académies, 1964, p. 74 sq.).

371
Par exemple, J. Hanse, éd. des Poésies, p. 27, 34 ; G. Michaud, Message
poétique du Symbolisme, op. cit., t. II, p. 290 ; R. Vivier, Histoire d’une âme
(sic), p. 130, in J. Hanse et R. Vivier, Maurice Maeterlinck, Bruxelles, La
Renaissance du livre, 1962 ; M. Postic, Maeterlinck et le Symbolisme, Paris,
Nizet, 1970, p. 23.

372
Par exemple, R. Vivier, dans J. Hanse et R. Vivier, op. cit., p. 130-132, M.
Otten, ibid., p. 467.

373
Cité par J. Hanse, éd. des Poésies, p. 31 (voir p. 40).

374
Postic, p. 33 : « univers désaccordé que le poète nous restitue par le langage
G. Doneux, Maeterlinck : une poésie, une sagesse, un homme, Bruxelles,
1961, p. 28-29 : « images chaotiques, (...) absurdes », réaction du poète
désabusé d’un monde dont le désordre le déçoit ; voir aussi M. Otten, op.
cit., p. 465-467, dont le bref article reste la seule contribution sérieuse à une
analyse du texte même.

375
Bulles bleues, cité par J. Hanse, éd. des Poésies, p. 48.

376
Baudelaire, La Fanfarlo, éd. Le Dantec et Pichois, Pléiade, 1963, p. 508 ; J.
Hanse, éd. des Poésies, p. 49.

377
La Curée, chapitre IV (éd. A. Lanoux et H. Mitterand, Pléiade, 1960, t. I,
p. 488). Zola était parfaitement conscient de l’étiquette littéraire qui
convenait à un épisode de ce genre : « J’aime les œuvres de décadence où
une sorte de sensibilité maladive remplace la santé plantureuse des époques
classiques. »

378
Michelet, L’Oiseau, I, Paris, Hachette, 1856, p. 83. Voir Huysmans, A
Rebours, Paris, Charpentier, 1884, p. 126-127, décrivant l’exotisme des
orchidées : « invraisemblables », « fournée de monstres ».

379
Zola, La Faute de l’abbé Mouret, III, XIV, Pléiade, t. I, p. 1516. Le suicide
unit érotisme et mort ; le code métaphysique est musical — morbidité,
sensualité, artifice réunis. L’héroïne est précisément décrite comme une
fleur humaine : « Albine était une grande rose (...) et Serge la respirait, la
mettait à sa poitrine. » Les fleurs mortelles et mourantes : « les jacinthes et
les tubéreuses, exhalant l’asphyxie, se mourant dans leur parfum » (II, VII,
p. 1351).

380
« Cloches de verre » (p. 103). Notons au passage un exemple de dérivation
tautologique typique du discours littéraire en général : ce n’est pas par
hasard que la préposition à fleur de apparaît dans un contexte de serre, donc
de fleurs.

381
Le motif de la belle prisonnière captive d’un cristal se trouve dans le genre
fantastique, et passe dans la réalité sous la forme des presse-papier de verre
englobant une fleur. Voir des titres comme le Mur de verre de Jean
Schlumberger, 1904.

382
« Une martyre. » Les cercueils ici ne sont que des vases, mais, dans la
chaîne associative qui est engendrée par chambre tiède, ces vases sont des
métonymes de serre. Voir une tout autre interprétation dans J. Kristeva,
Sémeiotikè, op. cit., p. 252-253.

383
C’est moi qui souligne, p. 97-113 (« Ame »), 109 (« Feuillage du cœur »),
93 (poème préface, aussi intitulé « Serre chaude »).

384
Sur l’illusion de référentialité, voir mon Semiotics of Poetry, p. 1-19.

385
P. 143 ; voir J. Hanse, éd. des Poésies, p. 268, n. 29.

386
Le jeu de mots actualise la donnée sémantique, ce qui déclenche la
dérivation. Mais il peut aussi servir de clausule à une série de dérivés : dans
« Amen » (p. 142), la variante prison de verre de l’opposition du dedans et
du dehors engendre une dérivation dont l’aboutissement est voir mes
songes... mourir en un palais de glace (le palais est à la fois de glace, et de
miroirs déformants comme dans quelque Luna Park).

387
Sur l’expansion, voir chapitre III.

388
J’entends par code tout système descriptif ou ensemble de systèmes
employé à représenter un signifié autre que celui de son signifiant noyau
(voir chapitre XI) : le système serre chaude est le code de représentation de
l’« âme » du locuteur ; le système cloche à plongeur est le code de serre
chaude au sens figuré que je viens de dire, etc.

389
« Cloches de verre », p. 103.

390
A rebours, chapitre XII, p. 183. Tout le chapitre contient des passages que
l’on pourrait rapprocher de nos poèmes (voir aussi le chapitre v, p. 90). Si
l’on cherchait des influences, Huysmans serait une des sources de
Maeterlinck. Du point de vue du lecteur, le seul qui compte, Huysmans fait
partie de l’intertexte décadent.

391
Les deux strophes et ce vers sont tirés d’« Oraison » [I], p. 95.

392
« Cloches de verre », p. 104 ; « Verre ardent », p. 149.

393
« Serre d’ennui », p. 98.

394
« Oraison » [II], p. 124.
395
Énéide, VI, 883-884 ; Hugo, titre du dernier poème des Chants du
crépuscule. Voir « Lassitude », p. 117 : « roses de joie écloses sous leurs
pas ».

396
« Cloches de verre », p. 104 ; les cygnes sont des signes positifs,
évidemment. Voir « Intentions », p. 168.

397
« Visions », p. 154. Les paupières fermées, mais qui n’empêchent pas de
voir une vision, sont donc une variante des parois de la serre. Voir « Ame de
serre », p. 165 : « je vois des songes dans mes yeux, et mon âme enclose
sous verre, éclairant sa mobile serre ».

398
« Serre chaude », p. 94. Il est clair que des hiboux réels ne pourraient
percher sur des fleurs réelles : les lys sont engendrés par polarisation,
faisant antithèse par rapport à noirceur ou obscurité que présupposent les
oiseaux de nuit. De même, le glas est par ses connotations funéraires plus
proche de minuit que de midi : voir d’autres polarisations, p. 144 : « ils
entrent à midi dans des grottes obscures », et p. 141 : « en roses blanches
dans les caves ». Sur ces dérivations polarisantes, voir chapitres III et XI.

399
« Tentations », p. 99, 101.

400
« Attouchements », p. 172 ; « Cloches de verre », p. 105 ; « Ame », p. 115.
Voir sur des vénéneuses grèves/La joie errante de la chair, dans « Oraison
nocturne », p. 133. Le motif du jardin aux plantes mortelles est également
représenté.

401
A Rebours, chapitre VIII, p. 125.

402
« Regards », p. 159.
403
« Hôpital », p. 130.

404
« Hôpital », p. 129, 131. Polarisations de même signifiance : la flotte
enlisée dans un marais (p. 104), et le navire filant à pleines voiles (cliché de
la vitesse maximale en haute mer) sur un canal (p. 94).

405
Cet infirmier dont la carrière transfère l’opposition dans le temps est côte à
côte avec un personnage qui la répète en discours spatial : postillon (image
du voyage) dans la cour de l’hospice (stagnation, alors qu’auberge, le mot
attendu après postillon, reprendrait l’idée de voyage), « Serre chaude »,
p. 94.

406
« Ame », p. 115 (voir première version dans l’éd. J. Hanse, p. 39) ; « cloche
à plongeur », p. 146 ; « Serre chaude », p. 93.

407
P. 94 ; « Ame », p. 113.

408
« Oraison nocturne », p. 134 ; « Désirs d’hiver », p. 93, 114, 137-138.

409
« Cloches de verre », p. 104.

410
Ce qui est précisément la définition que Breton donne de cet arbitraire :
l’image « la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus
élevé (...), celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage
pratique » (« (Premier) Manifeste du Surréalisme », in Manifestes du
Surréalisme, Paris, Pauvert, 1962, p. 53). Arbitraire relativement à l’usage
seulement.

411
Les études sur la métaphore négligent la métaphore filée : on se borne à dire
qu’une métaphore filée est une métaphore continuée, et, quand on la
commente, c’est pour la condamner (par exemple Brunot, Histoire de la
langue française, t. III, I, p. 246-261). Il n’est donc pas superflu d’en faire
l’analyse formelle (voir maintenant Ph. Dubois, « La métaphore filée et le
fonctionnement du texte », le Français moderne, 43, 1975, p. 202-213).

412
Pensées de Joseph Delorme, XI (éd. G. Antoine, p. 145) ; les
contemporains l’ont trouvée précieuse (ibid., n. 620).

413
Diane (1573) ; cité par F. Brunot, op. cit., t. III, I, p. 247.

414
Pierrette, Pléiade, t. III, p. 670. Il s’agit de bonnetiers catholiques qui
veulent prendre leur retraite loin de Paris.

415
Teneur et véhicule sont empruntés à la théorie de la métaphore selon I.A.
Richards, The Philosophy of Rhetoric, 1936, chapitres V-VI, précisée par
M. Black, Models and Metaphors, 1962, p. 25-47.

416
Voir R. Jakobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique
générale, op. cit.

417
Breton, Le Revolver à cheveux blancs, « Sans connaissance », in Poèmes,
Gallimard, p. 107.

418
Breton, Revolver, titre, in Poèmes, p. 89.

419
Case (angl. slot) : la position qu’un mot ou groupe de mots occupe dans un
contexte ou dans une structure.
420
Ces systèmes demeurent implicites dans la métaphore simple, ou bien seul
celui du véhicule est actualisé dans le texte.

421
C’est à Black que revient le mérite d’avoir défini le rôle fondamental de
cette sélection réciproque (angl. interaction) dans la métaphore simple (M.
Black, op. cit., p. 41-42).

422
J’entends bien que Breton l’a définie comme automatisme psychique pur,
mais les associations les plus subconscientes s’expriment encore par des
associations verbales. En tout état de cause, c’est à celles-ci, les seules
visibles dans le poème, que je limite mon analyse. Sur ces problèmes, voir
M. Foucault, Raymond Roussel, 1963 ; J.-Cl. Chevalier, « Apollinaire et le
calembour », Europe, 451-452, 1966, p. 56-76 ; A.H. Greet, Jacques
Prévert’s Word-Games, Berkeley, 1968, et mes Essais de stylistique
structurale, op. cit., p. 161-181. Les exemples ne veulent illustrer que
l’écriture automatique ; (VII) et (x) font partie de métaphores filées.

423
Le Marteau sans maître, cité par H. Jones, « L’écriture automatique »,
Dialogue (Montréal) 2, 1963, p. 187. Poisson soluble, 23, in Manifestes du
Surréalisme, p. 110).

424
Reverdy, Les Ardoises du toit, « Ciel étoilé », in Plupart du temps, p. 189 ;
Éluard, Capitale de la douleur, « A la flamme des fouets », éd. M. Dumas et
L. Scheler, Pléiade, t. I, p. 180 ; la Vie immédiate, « Le bâillon... », Pléiade,
t. I, p. 388 ; Breton, in Éluard-Breton, L’Immaculée Conception, Pléiade, t.
I, p. 354 ; Breton, Poisson soluble, 24, in Manifestes du Surréalisme, p. 111.

425
Ils transposent dans l’unilinéarité de la phrase, sous forme de prédication, le
parallélisme sémantique des deux systèmes.

426
Plus audacieux aussi, mais non différents : (IV) train rond, si choquant, est
de même nature que Baudelaire, « Femmes damnées », v. 22 : « Le cantique
muet que chante le plaisir. » Sur ces degrés d’audace, voir la tentative de H.
Weinrich, « Semantik der kühnen Metapher », Deutsche Vierteljahrsschrift
für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 37, 1963, p. 325 sq., en
particulier 333-335.

427
Ceci s’applique aussi bien aux métaphores filées précieuses comme (II) (à
l’exception de parallélismes gratuits, c’est-à-dire où la métaphore primaire
est inacceptable), ridicules ou non ; dans le cadre de certaines esthétiques,
un rapprochement trop systématique ou le rapprochement de réalités de
niveau social ou esthétique trop différent est décrété abusif ou de mauvais
goût, mais cela n’altère en rien le sémantisme de l’image : par exemple la
métaphore filée d’Arlequin/amour grandissant/bébé grand garçon dans le
Jeu de l’amour et du hasard, II, III, ou même celle de Trissotin dans les
Femmes savantes, III, I.

428
La Rose publique, « Le crépuscule... », Pléiade, t. I, p. 431. Je ne cite que la
première métaphore dérivée.

429
Voir G. Mounin, les Problèmes théoriques de la traduction, p. 230-231 ; la
présentation de C.C. Fries, qu’il cite, a été améliorée par Ch. F. Hockett, A
Course in Modern Linguistics, p. 261-265.

430
La Clé des champs, p. 113.

431
La Rose publique, « La lumière éteinte... », Pléiade, t. I, p. 425.

432
Cf. Éluard, Facile, « L’entente », Pléiade, t. I, p. 460 : « tu bois au soleil »
(le personnage allégorique auquel ceci s’adresse est appelé plus loin
« tranquille sève nue ») ; Capitale de la douleur, « Première du monde »,
Pléiade, t. I, p. 179 : « Un soleil tournoyant ruisselle sous l’écorce. »
433
Leurs selon la règle du § 1.4 (d) ; sur le possessif comme conjonctif, voir
Chr. Brooke-Rose, A Grammar of Metaphor, 1958, p. 46-51, 186-191.

434
Tandis que branches = ruisseaux relève encore de la poétique traditionnelle
respectueuse de la langue : les termes de l’équation ne se définissent pas par
un rapport d’opposition. Il n’y a entre eux qu’un contraste, compensé
d’ailleurs par une fréquente contiguïté au niveau du réel, et une fréquente
association dans les descriptions de la nature. L’opposition eau/air explique
la tension que l’on sent encore dans des composés comme poisson volant
(et qu’on ne sent pas, par exemple, dans chien de mer) et, à plus forte
raison, dans un oxymoron comme scaphandrier de l’air (Éluard, les
Nécessités de la vie, « Le grand jour », Pléiade, t. I, p. 84). Voir le thème
baroque du monde à l’envers : G. Genette, Figures, op. cit., p. 19-20.

435
Il est révélateur que M. Meuraud, L’Image végétale dans la poésie
d’Éluard, p. 73, ait classé ce vers parmi les symboles, donc les images les
moins accessibles, et qu’elle l’ait expliqué par le rêve.

436
Voir d’autres transpositions du paradigme d’excellence : « Leurs lions en
barre et leurs aigles d’eau pure » (Éluard, La Rose publique, « Ce que dit
l’homme de peine... », Pléiade, t. I, p. 429).

437
La Rose publique, « Le baiser », Pléiade, t. I, p. 442 ; voir Hans Arp, Jours
effeuillés, p. 257.

438
Témoin La Fontaine qui l’appelle réveille-matin « (moine) sonneur de
matines » (« La vieille et les deux servantes »).

439
C’est probablement une association automatique qui est responsable de la
complication de l’image : porte → [battant de] porte → battant de cloche,
le chaînon intermédiaire restant subconscient et agissant en dépit d’un sens
tout autre de battant en contexte porte et en contexte cloche. On ne peut le
prouver, mais il y en a au moins un exemple chez Robert Desnos, Contrée,
« La peste », in Calixto, p. 51, v. 1-2 : La cloche n’a qu’un seul battant ; v.
12 (la porte) s’ouvre enfin, son battant claque.

440
« Les aruspices », publié dans la Révolution surréaliste, 8, 1926.

441
Voir Éluard, La Rose publique, « L’objectivité poétique... », Pléiade, t. I,
p. 422 : « Matin brisé dans des bras endormis/Matin qui ne reviendra pas. »

442
La Fontaine, ibid. ; voir la Vie immédiate, « Récitation », Pléiade, t. I,
p. 380 : « Le réveille-matin qui fait des copeaux du dormeur/Et ne lui laisse
que le temps de ne pas s’habiller. »

443
La cloche même, qui l’engendre ici, au lieu d’être balancée peut être
frappée. Littéralement : « Maniant les battants comme des heurtoirs, ding,
ding, ding, ding, ils frappent l’airain avec une rapidité frénétique » (Loti,
Figures et Choses, p. 109). Au figuré : « Qu’est-ce que ce marteau, la
cloche, forge sur cette enclume, la pensée ? » (Hugo, L’Homme qui rit,
Imprimerie nationale, p. 403.)

444
Rilke, Sonnets à Orphée, cité par Bachelard, La Terre et les Rêveries de la
volonté, p. 63 ; voir d’autres citations, p. 160, 190 (Knut Hamsun), 198
(Ruskin). Voir la phrase de Hugo, note précédente.

445
C’est précisément ce qui se passe chez Rimbaud dans « Fêtes de la faim » :
l’hyperbole de la dureté immangeable, nourriture symbolique, par
conséquent, de la faim, c’est la pierre ou le métal. Dureté mise en relief par
son rôle d’enclume (« Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! »), puis par la série :
« Mangez/Les cailloux qu’un pauvre brise,/Les vieilles pierres d’église,/Les
galets, fils des déluges » ; voir le jeu de mots de Proust, Sodome et
Gomorrhe, Gallimard, t. X, p.68 : « galette... dure comme un galet » ;
Antonin Artaud, « Héloïse et Abélard », in Œuvres complètes, t. I, p. 129,
« sexes... durs comme des galets » (voir p. 132, 135).

446
Ponge, Le Parti pris des choses, « Le galet ». Voir aussi le « Prologue » de
R. Murier, Courrier du Centre international d’études poétiques, 58, 1966,
p. 12-13 ; Queneau, Fendre les flots, p. 35. Il est significatif que la rêverie
étymologique au dix-septième siècle ait expliqué galet par une prétendue
racine celtique qui aurait signifié « dur » ; Ménage déjà rejetait l’hypothèse,
mais au dix-neuvième siècle encore le Grand Dictionnaire ne peut se
décider à l’abandonner tout à fait.

447
« (Premier) Manifeste », in Manifestes du Surréalisme, p. 45 ; voir M. Car-
rouges, A. Breton et les Données fondamentales du surréalisme, p. 173 sq.

448
Ghérasim Luca, Héros-limite, « L’écho du cœur », in J.-L. Bédouin, La
Poésie surréaliste, p. 206. En pareil cas, il est d’ailleurs impossible de
différencier la métaphore primaire et les dérivées autrement que par leur
position.

449
Oubliés, « Écoute au coquillage », in Poèmes, p. 262.

450
Le revolver à cheveux blancs, « La forêt dans la hache », in Poèmes, p. 89.

451
Voir Clair de terre, « Au regard des divinités », in Poèmes, p. 41, où une
image analogue représente le Vrai sub specie aeternitatis : « le clocher du
village des couleurs fondues/Te servira de point de repère ».

452
L’animation, mythification, personnification d’un substantif n’est pas rare
comme moyen de traduire un énoncé abstrait en récit imagé : Poisson
soluble, 23, in Manifestes du Surréalisme, p. 110 : « Je ne suis pas perdu
pour toi : je suis seulement à l’écart de ce qui te ressemble, là où l’oiseau
nommé Crève-Cœur pousse son cri. »

453
Tout se passe comme si le code spécial posait une règle de traduction A =
« A ». Voir le fameux Jerimadeth de Hugo, et, chez Breton lui-même, des
néologismes comme oumyoblisoettiste, « poète du souvenir » (oubli,
myosotis, -ettiste comme dans clarinettiste) (Mot à mante, II, in Poèmes,
p. 209), ou des énoncés explicatifs où une comparaison ne fait qu’aller du
même au même : « elle était en grand deuil... Cette femme ressemblait à s’y
méprendre à l’oiseau qu’on appelle veuve » (Poisson soluble, 22, in
Manifestes du Surréalisme, p. 107).

454
Éluard, La Vie immédiate, 1932, « Le bâillon sur la table », Pléiade, t. I,
p. 388.

455
Voir la Vie immédiate, « Confections », xxx ; tout le poème est fondé sur
l’équivalence nuit « cécité », par exemple le sommeil honte d’être aveugle
dans un si grand silence.

456
La notation de couleur, bien sûr, mais aussi de forme. L’horizon forme une
ligne rouge (voir Lamartine, Recueillements, « L’immatérialité de Dieu »,
IV : « D’une bande de feu l’horizon se colore »). Par une sorte de
trigonométrie, les associations verbales forment des coordonnées rouge et
(ligne →) barre qui se croisent à (barre de) fer, fer (rouge).

457
« Blason dédoré de mes rêves », Pléiade, t. II, p. 687. Le manuscrit porte
rompu par le fer rouge/De la lumière et de la nuit (Pléiade, t. II, p. 1205) :il
se peut donc que l’association se soit faite en sens contraire, du supplice à
l’image de lumière. L’extension de fer rouge à nuit souligne à quel point la
fonction référentielle est rapidement altérée. Voir encore, Pléiade, t. I,
p. 402 : une barre de fer rougie à blanc attise l’aubépine.

458
Aussi un critique d’esprit « classique » ne peut-il admirer l’image qu’en
supprimant l’incompatibilité : il est significatif que K.H. Schmitz ait traduit
das zarte Rot des Eisens, ignorant « fer chauffé au rouge » pour ne retenir
que la couleur qui en résulte (Die Sprache der Farben in der Lyrik Eluards,
p. 33).

459
Voir l’épisode du Michel Strogoff (II, v) de Jules Verne, lorsque le héros,
dont tout petit Français a lu les aventures, prisonnier des Tartares, est sur le
point d’être aveuglé par une « lame ardente » qu’on lui fait passer devant
les yeux. Supplice que l’Orient réserve à ses princes tombés, selon le
Larousse du dix-neuvième siècle (s. v. aveugler). L’importance de l’épisode
chez Jules Verne nous assure que peu de lecteurs manqueraient de
comprendre précisément le sens de ce fer rouge (voir l’allusion obscure
qu’y fait Breton, Arcane 17, p. 93 ; aussi les Pas perdus, p. 68). Mais on n’a
pas vraiment besoin de représentation définie ou de connaissances
historiques précises pour comprendre l’essentiel.

460
Poisson soluble, 24, in Manifestes du Surréalisme, p. 112-113.

461
Voir Breton, « (Premier) Manifeste », p. 55 : « L’esprit qui plonge dans le
surréalisme revit avec exaltation la meilleure part de son enfance ». Voir

462
Poissonsoluble, 7, in Manifestes du Surréalisme, p. 81.

463
La Clé des champs, p. 79. Sur la différence entre autonomie et non-sens,
voir V. Erlich, Russian Formalism, p. 158.

464
Voir, entre autres, A. Balakian, André Breton, New York, Oxford Univ.
Press, 1971, p. 65 sq. ; Cl. Vigée, « L’invention poétique et l’automatisme
mental », Modern Language Notes, 75, 1960, p. 143-154 ; J. Gracq,
« Spectre du Poisson soluble », in M. Eigeldinger, André Breton, Neuchâtel,
La Baconnière, 1970, p. 207-220. Et comme correctif : J.-L. Houdebine,
« Le concept d’écriture automatique », in Littérature et Idéologie, numéro
spécial, la Nouvelle Critique, 39 bis, 1970, p. 178-185.

465
Les essais d’analyse grammaticale donnent de maigres résultats, par
exemple G. Mead, « A Syntactic Model in Surrealist Style », Dada-
Surrealism, 1972, p. 33-37. Voir P.A. Brandt, « The White-Haired
Generator », Poetics, 6, 1972, p. 77-83, dont l’approche est beaucoup plus
radicale.

466
Mes citations de Poisson soluble, 1924, renvoient à l’édition Pauvert des
Manifestes du Surréalisme (op. cit.).

467
Je m’attache moins ici à la morphologie du conte (telle que l’établit Propp,
par exemple) qu’à la prise de conscience de ses règles et de ses constantes :
cette prise de conscience, le lecteur, plongé dans une langue et dans sa
littérature, l’acquiert empiriquement. Sur notre séquence, voir aussi J.
Frappier, « Remarques sur la structure du lai », in la Littérature narrative
d’imagination (Colloque de Strasbourg, 1959), Paris, Presses universitaires
de France, 1961, p. 22-39.

468
Sur l’expansion, voir chapitre III, p. 57-60.

469
Sans parler du fait que, dès l’enseignement primaire, le petit Français
apprend à y reconnaître une marque stylistique de l’épopée médiévale, ou
du moins de l’idéologie de cette épopée, dont l’exemple central est la
Chanson de Roland.

470
La lyre comme appareil d’éclairage fut si populaire que le Larousse du dix-
neuvième siècle classe ce sens parmi les significations littérales du mot
(1873). L’anglais appelle encore lyre la tige métallique soutenant l’abat-jour
d’une lampe de table.
471
C’est, au contraire, une incompatibilité au niveau des référents qui joue
dans le cœur à gaz de Tristan Tzara. Le mot (qui est de son invention)
suggère une impossible mécanisation du physiologique. Les signifiés sont
touchés dans la mesure où la distance est encore plus grande entre gaz et les
passions dont le cœur est le siège.

472
Les Sœurs Vatard, chapitre VIII, p. 100. Breton fait allusion au passage dans
Entretiens 1913-1952, p. 11 et 143.

473
Poisson Soluble, p. 98 et 133 (il y a aussi une lyre animée, p. 155).

474
Oiseau ne reparaît dans le texte que lorsque la périphrase est terminée : le
tour est joué.

475
Voir chapitre III, p. 46-49, 51-57.

476
Notons aussi l’intertexte rimbaldien : « L’étoile a pleuré rose. »

477
Germain Nouveau, « Les mains », v. 8. Un cliché archaïque faisait aussi du
sang sous l’ongle un signe de force et de générosité.

478
Voir Baudelaire, « A une Passante » : « ...je buvais (...)/dans son œil, ciel
livide où germe l’ouragan,/La douceur qui fascine et le plaisir qui tue./Un
éclair... puis la nuit ! — Fugitive beauté/Dont le regard m’a fait
soudainement renaître,/Ne te verrais-je plus que dans l’éternité ? » Le
sonnet contient aussi en grand deuil et fait évidemment partie de l’intertexte
de Breton.

479
Les Misérables, II, III, IX, Pléiade, p. 462 : « une petite fille tout en deuil
qui portait une grande poupée rose » ; II, III, XI, ibid., p. 468 : « son
premier soin avait été d’acheter des habits de deuil pour une petite fille » ;
II, IV, III, ibid., p. 478-479 : « en prenant les mots dans leur sens le plus
compréhensif et le plus absolu (...) Jean Valjean était le Veuf comme
Cosette était l’Orpheline (...) Cosette n’était plus en guenilles, elle était en
deuil ».

480
Ibid., II, III, XI, Pléiade, p. 469.

481
Ibid., II, V, IV, Pléiade, p. 495.

482
Voir le manteau de Jean Valjean, avec sa doublure à poche secrète (les
Misérables, II, IV, IV et V, Pléiade, p. 482 et 485), cité dans Poisson
soluble, p. 129. Comme pour l’oiseau d’oiseau-lyre, le texte automatique
oblitère le mot essentiel et tourne métonymiquement autour de ce vide
signifiant (l’habit fait le

483
S“ il était encore besoin de prouver que ce n’est pas là une simple
coïncidence, Hugo emploie grelot plutôt que clochette. Les Misérables, II,
V, VIII, Pléiade, p. 505 : « Il entendait depuis quelque temps un bruit
singulier. C’était comme un grelot qu’on agitait. Ce bruit était dans le jardin
(...) Cela ressemblait à la petite musique vague que font les clarines des
bestiaux la nuit dans les pâturages (...) Il paraissait évident que le grelot
était attaché à cet homme ; mais alors qu est-ce que cela pouvait
signifier ? » L’intertexte hugolien s’étend à d’autres poèmes : le village de
Cosette est nommé p. 129, et Jean Valjean p. 131 (voir les Misérables, II, II,
III, p. 405 sq.).

484
« Situation surréaliste de l’objet », in Manifestes du Surréalisme, p. 237.

485
Citée par J. Starobinski, Les Mots sous les mots, op. cit., p. 18.
486
On sait que la critique a perdu beaucoup de temps à soupçonner les
Surréalistes de savamment calculer de faux automatismes. Vieille confusion
de l’avant-texte et du texte.

487
Je cite d’après l’édition collective de 1958, Paris, Corti, qui réunit, sous le
premier titre, Liberté grande (1947), la Terre habitable (1951), Gomorrhe
(1957) et la Sieste en Flandre hollandaise.

488
J. Gracq, André Breton, Paris, Corti, 1948, p. 194.

489
Liberté grande, p. 41-52.

490
Sur le thème des sensations morbides comme instrument de mimésis de la
réalité, voir les excellentes remarques de J.-L. Leutrat, Gracq, 1966, p. 76-
77, qui cite un passage semblable. Voir aussi le chapitre XII.

491
Sans excepter la chambre à coucher. Celle-ci est plus intime, plus secrète,
mais c’est le salon, pièce de parade et salle de séjour, qui résume le plus
complètement les fonctions de la maison comme retraite, comme lieu de la
vie privée, par opposition au dehors.

492
Giraudoux, Provinciales, Paris, Grasset, 1922, p. 159-160. Voir Rimbaud,
Une saison en Enfer, « Mauvais sang » : « l’horloge ne sera pas arrivée à ne
plus sonner que l’heure de la pure douleur » (éd. S. Bernard, op. cit.,
p. 217).

493
Antiphrase surdéterminée par l’hypogramme wagon-salon ; voir la même
surdétermination engendrant la rêverie d’intimité en chemin de fer dans
Verlaine, Romance sans paroles, « Malines », Pléiade, p. 131.
494
Jean Tardieu, Le Témoin invisible, « Personne », in le Fleuve caché,
Gallimard, coll. « Poésie », p. 37.

495
Liberté grande, p. 36.

496
Pluie a deux systèmes descriptifs, selon qu’il s’agit de la saison froide ou de
la saison chaude. Si le contexte ne précise pas, le mot déclenche seulement
le système « pluie en saison froide ».

497
Les Fleurs du Mal, « Le couvercle », v. 9-14.

498
Voir l’inversion ce qui faisait vivre tue, par exemple Baudelaire, les Fleurs
du Mal, « Au lecteur », v. 23-24 : « Et quand nous respirons, la Mort dans
nos poumons/Descend, fleuve invisible (...). »

499
Sur ces mécanismes, voir le chapitre XIII.

500
Gracq se conforme donc dans la pratique aux réserves qu’il a formulées à
l’égard de l’écriture automatique dans son André Breton, op. cit., p. 171-
180. Quand je parle de justification consciente, je ne fais pas d’hypothèse
sur l’intention de l’auteur pour expliquer le texte : je constate simplement
l’existence d une intention encodée dans la phrase.

501
Éluard, Œuvres complètes, Pléiade, t. I, p. 588 et 725. Un mot (ici, parce
que l’incise n’appartient pas à la séquence engendrée par couvertures) sur le
difficile toute coïncidante à une idée d’elle-même. La phrase me semble
résulter du croisement de pur qui fait partie aussi du système descriptif de la
teneur (pureté de l’air), pur étant « motivé » sur le plan du véhicule, et d’un
jeu verbal, de nature métalinguistique, qui met en forme de tautologie la
structure même de comparaison, soulignant (et indiquant par là même
comment lire, comment comprendre le poème) le fait que l’élément de
comparaison est tiré, littéralement, de ce qui lui est comparé, soulignant
aussi par un déraillement sémantique d’idée à idée la pureté de pur. Voir
Giraudoux, Elpénor, Paris, Grasset, 1938, p. 110 : « Aucune métaphore ne
pouvait s’ajouter aux pensées ni aux mots et les alléger. Le soleil étincelait,
semblable seulement au soleil. La lune semblable seulement à la lune,
brillait. »

502
Lianes ne transforme pas l’averse en pluie sous les tropiques. Le mot est
dérivé d’embrasse en dépit de la teneur, parce qu’en code végétal seule la
liane représente un lien ; de même, dans les flores fantastiques du
Romantisme, les campanules de la digitale deviennent des clochettes.

503
Voir une dérivation identique dans « Villes hanséatiques » (Liberté grande,
p. 40) à partir d’une ressemblance initiale, confirmée comme cliché
érotique : « approfondir sur le foin coupé l’arôme d’une chevelure
étouffante, et ourler un pied et une main nue dont les doigts jouent sur les
cordes compliquées del’air », la joueuse de harpe éolienne sort du
croisement du système « arôme » et du système « air ».

504
Ibid., p. 69-70.

505
Caniche est si purement formel qu’on aboutit à un non-sens : absence
frétillante. Ce n’est pas l’hypallage de caniche frétillant, mais un simple
changement de signe de + à —. On s’étonnait de son absence frétillante est
la transformation de on ne s’étonnait pas de sa présence frétillante. La
réalité importe si peu que la négation a glissé du verbe au substantif.

506
La Terre habitable, « Intimité », p. 99.

507
Liberté grande, p. 22-23 ; voir Leconte de Lisle, Poèmes barbares, Paris,
Lemerre, p. 244-245.
508
Bien entendu les allusions simples sont fréquentes. « Gomorrhe » (p. 107)
commence par un écho de Nerval. « La Vallée de Josaphat » (p. 86)
emprunte les détails de son auberge au Verlaine de L’espoir luit comme un
brin de paille, et l’auberge, peut-être, à « La mort des pauvres » de
Baudelaire ; etc. Reconnues, elles valorisent, comme le cliché.

509
Liberté grande, la Terre habitable, p. 92.

510
Ibid., p. 58-59.

511
Une saison en enfer, « Délires II » (éd. S. Bernard, op. cit., p. 229-230) ; le
titre ne figure que dans la version des Derniers vers (op. cit., p. 155).
« Villes » (op. cit., p. 277) contient une image analogue : « Et une heure je
suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des
compagnons ont chanté la joie du travail nouveau. » L’identification est
d’autant plus facile que les textes de Liberté grande sont imprégnés de
Rimbaud : « Grand Hôtel » (p. 26) contient un écho de « Marine », « Pour
galvaniser l’urbanisme » (p. 11) cite « Dévotion », etc. Bien entendu, le
thème du matin et celui du travail recommencé sont liés chez bien d’autres
poètes, dans « Eclaircie » des Contemplations, dans le « Crépuscule du
matin », etc.

512
Ch. Cros, Le Coffret de santal, « Fantaisies en prose », éd. Forestier et Pia,
p. 123-125 : « C’est un meuble de marqueterie et voilà tout... (mais) quand
le meuble est fermé, quand l’oreille des importuns est bouchée par le
sommeil ou remplie des bruits extérieurs, quand la pensée des hommes
s’appesantit sur quelque objet positif (ou) aussitôt le regard détourné (...) les
girandoles s’allument. Au milieu de la salle, pendu au plafond, qui n’existe
pas, resplendit un lustre » et le bal commence.

513
Liberté grande, « Scandales mondains », p. 54-55. C’est du joli est
l’équivalent de rien, n’est-ce pas, ne s’était passé dans notre poème.
514
Sans parler des décors attentifs d’Argol, on trouve, dans Liberté grande, des
villes hypnotisées qu’un son va libérer (p. 15), des forêts immobiles et
silencieuses comme deux armées avant le chant de la trompette (p. 60), des
quartiers déserts dans un silence plus prenant que celui d’une émeute avant
le premier coup de feu (p. 65).

515
La fréquence des formes joue son rôle : que les pavés reprennent leur place
dans leurs alvéoles est la preuve linguistique du fantastique puisque, dans
l’immense majorité des cas, alvéole est subordonné à des constructions
comme arracher de. Le fantastique est ici le simple renversement verbal
d’un cliché irréversible.

516
Je pense à des textes comme, dans les Contemplations, « La fête chez
Thérèse », et, dans les Illuminations, des poèmes comme « Nocturne
vulgaire » où la campagne change à vue comme un plateau d’opéra, et
encore « Scènes », « Fête d’hiver ». Il y a même des versions
humoristiques, comme ce truquage des Alpes suisses pour le plaisir et la
sécurité du touriste qu’imagine un galéjeur dans Tartarin sur les Alpes.

517
Illuminations, « Villes », « Ce sont des villes ! » (notons que le texte
contient des cortèges, et même le mot orphéonique, comme dans le poème
de Gracq). Voir Hong Kong comme coulisses de théâtre dans Cocteau, Mon
premier voyage, Paris, Gallimard, 1936, p. 134-135.

518
On trouvera dans « Paris à l’aube » (Liberté grande, p. 89-93) une
traduction de la même expérience poétique en style de raisonnement,
d’étude sociologique presque, encadrant, comme ici, des métaphores de la
vie secrète, du suspens aux confins du jour et de la nuit.

519
Le secret, exprimé déjà par Coulisses, dissimulation, et toute la
représentation de la ruine, est souligné encore un instant en code érotique :
l’observateur devient voyeur, la clandestinité devinée devient scandales
(p. 59) et l’envol dans le chien et loup de l’aurore d’un jupon de dentelles
(voir la Basilique de Pythagore, p. 62).

520
Voir un groupe bien révélateur : bestioles minuscules, ingénues (Un beau
ténébreux, p. 161).

521
Du point de vue de la genèse, cette interférence s’explique par la rencontre
du cliché cité et, dans le système descriptif du buveur (le buveur étant lui-
même la conséquence d’orphéon, faisant naître un décor de fête
municipale), du cliché dissiper les brumes de l’ivresse (l’alcool).

522
Gracq, André Breton, op. cit., p. 191.

523
Ibid., p. 186.

524
Ce sont les critères que Gracq applique à André Breton : Préférences, Paris,
Corti, 1961, p. 137.

525
Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard-Éd. du
Seuil, 1970, p. 111-112 ; c’est toute la démonstration qu’il faut lire, phrase
par phrase, jusqu’à la fin de cet emprunt au Parti pris des choses.

526
Entretiens..., op. cit., p.. 190-191 La phrase matricielle, comme tout
invariant structural, reste implicite, et c’est à l’analyste de l’actualiser sous
sa forme la plus simple (comme fait Ponge : « la beauté est la beauté »),
mais il est aussi possible de la trouver dans le texte, à peine cachée par la
dispersion paragrammatique, comme ici, dans l’incipit du sonnet.

527
Voir chapitres III, v et XI.
528
Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, 1965, p. 275.

529
« Des cristaux naturels », in le Grand Recueil, t. II, Méthodes, Paris,
Gallimard 1961, p. 200.

530
En faisant l’hypothèse d’une transformation, je m’efforce de m’en tenir à
des groupes attestés dans la langue. Voir un exemple de cette transformation
d’autant plus démonstratif du caractère contraignant de la forme que le sens
de coffrer n’a plus de rapport avec trésor : « (Mallarmé) a coffré le trésor de
la justice, de la logique, de tout l’adjectif. Les magistrats de ces arts
repasseront plus tard. » (Poèmes, « Notes d’un poème », Tome premier,
p. 154).

531
M. Spada, Francis Ponge, Paris, Seghers, 1974, p. 53-65 ; G. Genette,
Mimologiques, Paris, Éd. du Seuil, 1976, en particulier p. 377-381.

532
Entretiens..., op. cit., p. 189-190.

533
J’ai esquissé une poétique de l’humour chez Ponge dans Semiotics of
Poetry, op. cit., p. 124-138 ; voir ici même le chapitre x.

534
Je pense à Ogden Nash aux États-Unis, ou, en France, à Audiberti, qui
modifie, par exemple, nuit en nouit pour rimer à oui (« Chanson pour
mourir un jour »).

535
Le Grand Recueil, t. I, Lyres, Paris, Gallimard, 1961, p. 127.

536
Marcel Spada note semblablement à propos de la Seine que le « prétendu
échec (rhétorique) sauve (...) l’ouvrage de la banalité du guide touristique et
devient un moyen de construire un objet littéraire avec ses qualités
propres » (op. cit. p. 37).

537
Fables logiques, « De la bouche », 1924-1928, in le Grand Recueil, t. II,
p. 181.

538
Grammatical au sens large du terme : ici, conformité aux règles
distributionnelles et sémantiques du lexique.

539
Le Grand Recueil, t. II, p. 200-202.

540
lbid., p. 202.

541
Le paragramme est, ici, le genre lui-même, c’est-à-dire un système de
prévisibilités dans la séquence verbale, et donc d’expectations chez le
lecteur. L’incompatibilité peut être limitée à l’un des sens simultanément
proposés au lecteur par un seul mot, ou porter sur le fait même du jeu de
mots, sur le trope.

542
« L’asparagus », in Nouveau Recueil, Paris, Gallimard, 1967, p. 131-139 ; le
passage ci-dessus, p. 133.

543
Ibid., p. 135.

544
Ce doit être rare, mais enfin cela est : Paul Imbs, Trésor de la langue
française, s.v. -ace (t. I, 1971, p. 485).

545
« Interview sur les dispositions funèbres », 1953, in le Grand Recueil, t. I,
Lyres, Paris, Gallimard, 1961, p. 183.
546
Entretiens..., op. cit., p. 170, où il confond sémantique et étymologie : « Le
comble, pour un texte, serait que chacun des mots qui le composent puisse
être pris dans chacune des acceptions successives que le mot a eues au
cours de son histoire. » Le jeu de mots géné-analogie (ibid.) remplace
heureusement cette rationalisation à la manière d’Isidore de Séville par
« associations d’idées » hic et nunc.

547
Pour un Malherbe, p. 275.

548
Sur ce vide du non-dit, foyer de la signifiance, voir le chapitre v, p. 77 sq.

549
Le Grand Recueil, t. I, « Lyres », p. 128-134. Le texte est de 1956.

550
Ibid., p. 129 et 130.

551
« La rage de l’expression », in Tome premier, p. 226.

552
Michelet, L’Oiseau, chapitre « L’œuf » (p. 10). On peut continuer le jeu
parallèle : Ponge appelle la centrale électrique qui alimente ses « oiseaux »
l’Olympe de notre époque, habité de dieux terribles, de tonnerre. Voir aussi
les guêpes comme étincelles jaillies d’un brasier (Tome premier, p. 268).

553
« Notes prises pour un oiseau », Tome premier, p. 278.

554
Ou plutôt, les règles du titre. Sémantiquement, illuminations pose
l’invariant des variantes textuelles. Sémiotiquement, les italiques exigent la
variation ; le mot en italiques joue à dire autre chose que ce qu’il semble
dire.
555
Tome premier, p. 283.

556
Entretiens..., op. cit., p. 171 : « mort de l’objet du désir (...) du prétexte pour
que puisse naître le texte ».

557
Le Grand Recueil, t. I, Lyres, p. 25 (1932).
ISBN 2-02-005209-1
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