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4e de couverture

Axel Honneth par Louis Carré

Depuis une vingtaine d’années, les réflexions d’Axel Honneth se sont


imposées comme une référence majeure dans les domaines de la
philosophie morale, sociale et politique. On en retient souvent le thème de
la reconnaissance. Il ne représente pourtant qu’un aspect d’une œuvre qui,
en dialogue constant avec ses contemporains (Rawls, Taylor, Fraser) et ses
aïeux plus ou moins lointains (Hegel, Marx, l’École de Francfort), n’a cessé
d’évoluer et de s’approfondir. Plus que le thème de la reconnaissance, c’est
l’idée d’une « vie éthique démocratique » qui permet de retracer au mieux
cette évolution. Elle appelle l’attention sur deux thèses que Honneth va
puiser dans la Philosophie du droit de Hegel pour en montrer la pertinence
toujours actuelle.
La première veut que les demandes de reconnaissance possèdent un droit
légitime lorsqu’elles contribuent au maintien, à l’intensification ou à
l’élargissement de la « liberté sociale » de tous les concernés.
La seconde que les rapports interpersonnels de reconnaissance soient
disséminés parmi les institutions de la « vie éthique » moderne.
L’enjeu que soulève la pensée critique de Honneth est alors d’examiner si,
aujourd’hui, les institutions de la reconnaissance auxquelles nous
participons – la famille, le marché du travail, l’État de droit, l’espace public
– méritent véritablement le qualificatif de « démocratiques ».
Louis Carré est chargé de recherches du FRS-FNRS et attaché au Centre de
théorie politique (Université libre de Bruxelles). Ses travaux portent sur la
philosophie sociale et politique contemporaine, Hegel et l’École de
Francfort.
Collection
Le bien commun
dirigée par
Antoine Garapon

© 2013, Michalon éditeur


9, rue de l’école-Polytechnique – 75005 Paris
www.michalon.fr
EAN Epub : 978-2-36847-211-8
À vous deux
« Le désir d’être reconnus communique avec le refus d’être méprisés.
La volonté de convaincre de son droit engage la résolution de le défendre
par les armes. »
Jacques Rancière
Introduction

Depuis plus de vingt ans, les travaux d’Axel Honneth (né en 1949) sont
au cœur de débats importants dans les domaines de la philo­ sophie morale,
sociale et politique. Dès l’un de ses premiers ouvrages, intitulé La Lutte
pour la reconnaissance, Honneth développe une « théorie sociale à teneur
normative »1. Cette idée le situe dans le prolongement de l’École de
Francfort et de penseurs comme Theodor Adorno, Max Horkheimer,
Herbert Marcuse et Jürgen Habermas, qui élaborèrent une théorie critique
des sociétés modernes. La théorie critique, dont se réclame Honneth à la
suite de ses illustres prédécesseurs, vise à analyser en profondeur les
évolutions historiques qu’ont connues et que connaissent aujourd’hui les
sociétés modernes. Plus particulièrement, elle envisage les trans­ formations
sociales sous la perspective d’un « intérêt à l’émancipation », tant
individuel que collectif, et examine les tendances qui contribuent ou, au
contraire, s’opposent à l’avènement d’une société d’individus véritablement
libres.
Au sein de l’École de Francfort, la démarche de Honneth a la spécificité
de placer le concept de reconnaissance au centre de sa « théorie sociale à
teneur normative ». Le terme de reconnaissance peut s’entendre de
plusieurs façons : reconnaissance cognitive d’un objet ou d’une personne,
reconnaissance de la légitimité d’une autorité institutionnelle,
reconnaissance de soi sous la forme de l’aveu ou du souvenir. Mais le sens
particulier d’où part Honneth est celui de la reconnaissance comme une
relation morale entre des sujets, une relation par laquelle des individus
humains se reconnaissent mutuellement certaines qualités morales. C’est
par la reconnaissance réciproque que des sujets humains sont à même de
trouver une confirmation de leurs attentes morales les plus fondamentales
en termes de besoin, de droit et de solidarité. La reconnaissance
interpersonnelle endosse différentes formes : sentiments d’amour et
d’amitié qu’éprouvent l’un pour l’autre des individus, respect mutuel de
leurs droits ou encore participation à des relations de coopération sociale.
Dans les formes affectives, juridiques et sociales de reconnaissance, c’est
bien la « dignité » morale des sujets humains qui est chaque fois en jeu, en
ce que la reconnaissance doit permettre à tout un chacun d’acquérir et de
maintenir un rapport positif à soi-même.
Le concept de reconnaissance fournit à Honneth la base normative de sa
théorie critique de la société. La tâche d’une telle théorie critique est de
repérer, au sein des sociétés modernes, les malaises et les injustices
structurelles qui gangrènent la vie sociale. Les expériences de mépris et de
déni de reconnaissance apparaissent comme autant de symptômes
révélateurs des « patho­ logies sociales »2. Mais, pour Honneth, ces
expériences négatives que subissent des individus et des groupes sociaux
ont la caractéristique de motiver des « luttes pour la reconnaissance » qui
visent à intensifier ou à élargir le champ de la reconnaissance. Ces luttes
s’inscrivent ainsi dans « un processus historique de progrès moral »3. Ce
progrès sert d’étalon critique à un diagnostic des « pathologies sociales »,
c’est-à-dire des formes de vie sociale dans lesquelles la possibilité offerte
en principe à chacun de se réaliser sur les trois plans de l’amour, du droit et
de la solidarité est systématiquement obstruée. La théorie de la
reconnaissance d’Axel Honneth se définit alors comme « une théorie
critique de la société qui devra expliquer certains processus de trans‐­
formation sociale en fonction d’exigences normatives structurellement
inscrites dans la relation de reconnaissance mutuelle »4.
LA RECONNAISSANCE EN DÉBAT
La parution en 1992 de La Lutte pour la reconnaissance a coïncidé avec
l’explosion du thème de la reconnaissance. Ce thème est pourtant plus
ancien, puisqu’il remonte à Hegel (qui lui a accordé une place de choix,
notamment – mais pas seulement – dans sa Phénoménologie de l’esprit) et,
avant lui, à des philosophes comme Rousseau et Fichte. L’actualisation du
thème hégélien de la reconnaissance a connu des fortunes diverses, sur
lesquelles il faut brièvement revenir pour mieux saisir l’originalité de la
pensée de notre auteur.
Dans un article paru la même année que La Lutte pour la reconnaissance,
le philosophe canadien Charles Taylor a émis l’hypothèse suivant laquelle
la reconnaissance constitue un problème spécifiquement moderne. Le
problème que soulève, dans le cadre de la modernité, la reconnaissance est
lié au fait que « notre identité est partiellement formée par la
reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception
qu’en ont les autres »5. Le problème brûlant de la reconnaissance ne pouvait
surgir dans les sociétés traditionnelles, dans la mesure où la reconnaissance
des individus y allait de soi en vertu des positions occupées par chacun au
sein d’une hiérarchie sociale préalablement donnée. Avec la modernité, la
lente remise en question des privilèges sociaux de l’Ancien Régime a
généré de nouvelles attentes de reconnaissance. Après que les rangs et les
privilèges sociaux ont été disqualifiés, la question devient de savoir qui peut
légitimement prétendre à la reconnaissance et sous quelles conditions.
La réponse à cette question paraît de prime abord évidente : chaque
individu possède le droit d’être reconnu, indépendamment de son rang et de
son statut social. Cependant, pour Taylor, la réponse politique au problème
de la reconnaissance est plus contrastée. Elle peut motiver soit une
« politique de la reconnaissance égalitaire », soit une « politique de la
différence » : « Avec la politique d’égale dignité, ce qui est établi est censé
être universellement le même, un ensemble identique de droits et de
privilèges ; avec la politique de la différence, ce que l’on nous demande de
reconnaître, c’est l’identité unique de cet individu ou de ce groupe, ce qui le
distingue de tous les autres.6 » Alors qu’une politique égalitaire tend à
évacuer la question de la diversité culturelle au nom d’un strict principe de
non-discrimination et de neutralité, une politique de la différence entend
faire droit aux demandes particulières d’identité qui émanent des individus
et des groupes. À partir du cas des droits de la minorité francophone au
Canada, Taylor estime que ces deux formes modernes de politique de la
reconnaissance ne s’excluent pas nécessairement l’une l’autre. Un
libéralisme politique « hospitalier » à la diversité culturelle est selon lui
envisageable, qui ne contre­ viendrait pas fondamentalement au principe de
l’égale dignité des personnes. Face à une politique strictement
« égalitariste », une politique « différentialiste » de la reconnaissance est
seule en mesure de relever les défis contemporains du multiculturalisme.
Taylor partait dans ses réflexions d’une thèse anthropologique de plus
vaste portée pour laquelle les êtres humains restent, y compris dans le
contexte de la modernité, solidement attachés à des « évaluations fortes »
qu’ils expriment par leurs demandes d’identité et d’authenticité. Partant de
« la connexion étroite entre identité et reconnaissance », il ajoutait que les
identités se construisent non pas dans le for intérieur de chacun, mais de
manière « dialogique », en rapport à autrui, de sorte que « nous définissons
notre identité toujours au cours d’un dialogue avec – parfois lors d’une lutte
contre – les choses que nos “autres donneurs de sens” veulent voir en
nous »7.
La politique « différentialiste » de la reconnaissance préconisée par
Taylor de même que son postulat anthropologique n’ont pas manqué de
susciter des réactions. Nancy Fraser a observé un profond changement de
paradigme dans nos conceptions de la justice, qu’elle ne conteste pas en tant
que tel mais dont elle nous invite à bien saisir les implications théoriques et
politiques. D’un paradigme de la redistribution équitable des biens socio-
économiques, nous serions progressivement passés à un paradigme de la
reconnaissance des différentes identités culturelles. Si, dans le courant des
années 1960, les solutions à apporter aux inégalités produites par la
structure économique occupaient encore le devant de la scène politique,
l’attention s’est peu à peu portée, au tournant des années 1970 et 1980, vers
les « politiques de l’identité » et leurs revendications en matière
d’indépendance nationale, de différences culturelles, et d’identités sexuelles
ou de genre. Aux yeux de Fraser, ces politiques de l’identité culturelle
risquent d’évincer tout bonnement les politiques luttant contre les inégalités
sociales et économiques. Face à ce risque, le change­ ment de paradigme
exige de notre part non pas de devoir choisir une conception au détriment
de l’autre, mais de réfléchir à une conception plus nuancée de la justice
sociale. Fraser défend ainsi une conception « bidimensionnelle » de la
justice qui intégrerait à la fois la redistribution égalitaire et la
reconnaissance des différences « comme des dimensions de la justice que
l’on peut trouver dans tous les mouvements sociaux »8. Cette conception
bidimensionnelle a l’avantage de ne pas écarter la question toujours aussi
brûlante des inégalités socio-économiques tout en insistant sur la spécificité
et la nouveauté des enjeux portés par la reconnaissance des identités
culturelles.
Fraser critique au passage la manière dont certaines approches de la
reconnaissance, dont celle de Taylor, « réifient » la notion d’identité. Le
modèle qu’elle appelle « identitaire » de la reconnaissance « impose une
identité de groupe, considérablement simplifiée »9, aux personnes victimes
de mépris social. À cela elle oppose un modèle « statutaire » de
reconnaissance, pour lequel le déni de reconnaissance se définit non pas en
fonction d’une identité forte, mais par une « relation institutionnalisée de
subordination sociale »10. Les dénis de reconnaissance se caractérisent
moins par la blessure d’une identité forte que par l’exclusion de la vie
publique dont souffrent injustement certains individus et groupes sociaux :
« Le déni de reconnaissance est affaire de manifestations publiques et
vérifiables d’obstacles au statut de membres à part entière de la société
imposés à certaines personnes, et ces obstacles sont moralement
indéfendables.11 » Dès lors, dans le cas par exemple des luttes féministes,
« les revendications de reconnaissance ne visent pas à valoriser la féminité,
mais plutôt à mettre fin à la subordination »12. Au lieu de sanctionner les
dérives de « l’identitarisme », la lutte contre les dénis de reconnaissance
doit mener à des politiques d’inclusion à l’espace public vis-à-vis des
personnes et des groupes concernés.
Aux marges des débats lancés par Taylor et par Fraser, Judith Butler a
mis l’accent sur les liens que la reconnaissance entretient avec le pouvoir. À
partir du concept d’idéologie forgé par Louis Althusser, Butler prétend que
les individus ne sont reconnus en tant que sujets qu’une fois interpellés par
les normes sociales dominantes13. Les individus se soumettent d’autant plus
volontiers qu’en vertu de leur propre « désir de reconnaissance », les formes
de pouvoir ne leur sont pas imposées de l’extérieur mais les constituent du
dedans : « Dans la mesure où le désir est impliqué dans les normes sociales,
il est lié à la question du pouvoir et à celle de savoir qui peut être reconnu
comme humain.14 » Le fait que les sujets résultent d’une reconnaissance
assujettissante au pouvoir n’exclut cependant pas la possibilité de reprises,
d’écarts ou de résistances vis-à-vis des normes15. Butler en tire une série de
conclusions relatives aux questions de genre et à la politique sexuelle. Si les
codes sociaux qui définissent leur sexualité renvoient à une idéologie
dominante, à travers notamment le partage entre « normalité »
(hétérosexuelle) et « déviance » (lesbienne, gay, bisexuelle, transgenre), les
sujets gardent néanmoins la possibilité de subvertir les normes dominantes
en les prenant pour ainsi dire à leur propre jeu.
Paul Ricœur enfin a développé une réflexion autour de la reconnaissance
à partir d’un usage spécifique à la langue française, où le terme désigne
également la gratitude éprouvée à l’égard d’un acte de générosité. Comprise
en ce sens, la reconnaissance doit permettre de répondre à la lancinante
question : « Quand un sujet s’estimera-t-il véritablement reconnu ?16 » La
reconnaissance comme gratitude offre un aperçu de ce que Ricœur nomme
des « états de paix », c’est-à-dire des situations relativement exceptionnelles
ayant la caractéristique d’excéder ou de suspendre les logiques de
réciprocité et de justice réparatrice. Le pardon exprimé en public est un
exemple de ces « états de paix » où les agents posent des gestes gratuits,
sans demandes en retour. L’exception des « états de paix » vis-à-vis des
normes de justice et de réciprocité laisse entrevoir une « clairière » au sein
de laquelle les luttes « interminables » pour la reconnaissance se trouvent
suspendues, au moins pour un temps.
Le thème de la reconnaissance est aujourd’hui encore au cœur de
nombreux débats. Le bref rappel des positions de Taylor, de Fraser, de
Butler et de Ricœur suffit à montrer que les réappropriations du thème
hégélien de la reconnaissance sont tout sauf univoques. Ces auteurs
s’accordent pour mettre en question une conception « monologique » de
l’identité humaine et lui opposer une conception « dialogique ».
Ils partagent l’idée que le rapport à soi des individus ou des groupes sociaux
se construit par et à travers la reconnaissance. Mais force est de constater
que plutôt qu’à une approche convergente, nous avons affaire à des théories
de la reconnaissance qui varient avec les perspectives philosophiques et
selon la teneur des problèmes sociaux, politiques, moraux
(multiculturalisme, exclusion sociale, politiques sexuelles, pardon),
auxquels Taylor, Fraser, Butler et Ricœur tentent, à l’aide du concept de
reconnaissance, d’apporter une réponse17.
Les théories contemporaines de la reconnaissance sont si diverses qu’il
apparaît difficile de déterminer la place exacte que Honneth occupe parmi
elles. Contrairement à Taylor, la diversité culturelle et le multiculturalisme
ne sont pas au centre des préoccupations de Honneth, bien qu’il semble
camper sur une approche « égalitariste » plutôt que « différentialiste » du
problème18. Comme nous le verrons, Honneth estime, dans son débat avec
Fraser, que la question de la redistribution économique peut être intégrée à
la question de la reconnaissance, à condition de s’appuyer sur un concept
sensiblement élargi, quasi anthropologique, de reconnaissance. S’il admet
avec Butler que la reconnaissance peut parfois prendre l’allure d’une
idéologie, il refuse pourtant de réduire la reconnaissance à une forme de
pouvoir assujettissant. La reconnaissance se joue avant tout sur le plan
« horizontal » des relations intersubjectives, et non pas sur celui « vertical »
du pouvoir. Et Honneth se démarque de Ricœur en conservant l’idée de
réciprocité au sein des relations de reconnaissance, quitte à considérer les
« luttes pour la reconnaissance » comme étant « interminables » et les
attentes de reconnaissance comme étant sans cesse susceptibles de
nouvelles formulations.
VERS UNE « VIE ÉTHIQUE DÉMOCRATIQUE »
Nous occupera moins ici la place des réflexions de Honneth parmi les
théories contemporaines de la reconnaissance que la présentation d’une vue
d’ensemble sur sa philosophie morale, sociale et politique. Si la
reconnaissance représente bel et bien un concept-clé de sa « théorie sociale
à teneur normative », la popularité de ce thème a peut-être eu tendance à
masquer une idée autrement plus centrale chez lui. De La Lutte pour la
reconnaissance jusque dans ses écrits les plus récents, Honneth n’a cessé
d’orienter sa théorie critique à l’idée d’une « vie éthique démocratique ».
Celle-ci cherche à exposer les principaux contours d’une forme moderne de
vie sociale dans laquelle la libre réalisation de chacun de ses membres serait
assurée par leur participation à un ensemble de relations de reconnaissance.
La meilleure façon de cerner l’idée de « vie éthique démocratique » est
encore d’en définir les deux principaux termes. Le terme « démocratique »,
tout d’abord, ne se limite pas à un régime politique particulier. Il renvoie
plus fondamentalement à une norme universelle de justice qui stipule que
« la socialisation des êtres humains ne peut réussir que dans les conditions
d’une liberté coopérative »19. L’idéal démocratique, que Honneth exprime
en termes de « liberté coopérative » ou encore de « liberté sociale » et de
« liberté communicationnelle », reprend une assertion majeure de sa théorie
de la reconnaissance : des sujets ne se réalisent pleinement qu’en
bénéficiant de la reconnaissance des multiples facettes – affective,
juridique, sociale – de leur « dignité » morale.
Tout comme la reconnaissance, la « liberté sociale » n’est pas un thème
entièrement neuf. On la retrouve chez une série de penseurs modernes, au
premier rang desquels figure à nouveau Hegel, mais aussi Marx et Dewey.
Bien qu’il ne soit pas réputé pour être un « démocrate », Hegel a avancé
que la vraie liberté doit être comprise comme l’unité de la liberté
particulière et de la liberté universelle, de la liberté individuelle et de la
liberté collective. Un individu n’est véritablement libre que lorsque sa
liberté particulière concourt à la réalisation effective de la liberté universelle
de tous. Marx énoncera pareillement qu’une société juste se fonde sur une
« association dans laquelle le libre développement de chacun est la
condition du libre développement de tous »20. L’expression de « liberté
coopérative », dont Honneth fait usage, est directement empruntée au
philosophe pragmatiste John Dewey, pour lequel la démocratie est l’affaire
d’»une vie faite de communion libre et enrichissante » et d’»un intérêt
commun, c’est-à-dire une préoccupation de la part de chacun pour l’action
conjointe et pour la contribution de chacun des membres qui s’y livrent »21.
En puisant chez ces trois penseurs, Honneth voit en l’idéal démocratique
« un horizon ouvert au sein duquel les sujets apprendraient à s’estimer
mutuellement dans les fins qu’ils auraient librement choisi de donner à leur
propre existence »22. L’idéal démocratique associé à la « liberté sociale », à
une forme de liberté dont bénéficierait chaque individu à la condition que se
réalise universellement la liberté de tous les autres, dessine les traits de ce à
quoi devrait ressembler une société pour être considérée comme « juste ».
Au principe de justice contenu dans l’idéal démocratique, on pourrait
toutefois facilement reprocher le caractère abstrait et désincarné. N’y aurait-
il pas un hiatus entre un tel principe et la réalité sociale à laquelle il est
censé s’appliquer ? C’est ici que la notion de « vie éthique » (Sittlichkeit)
intervient et prend tout son sens. Elle désigne l’ensemble des pratiques et
des institutions constitutives d’une forme de vie sociale. La catégorie de
« vie éthique » est liée à la critique bien connue que Hegel a adressée aux
concepts kantiens de « moralité » et de « devoir-être ». Kant entendait à
travers ces concepts maintenir un écart entre la norme de justice et ses
domaines d’application, entre ce qui devrait être et ce qui existe réellement.
Hegel lui objecte que « l’idée n’est pas assez impuissante pour devoir être
seulement et ne pas être effective »23. À la différence de Kant (ou, en tout
cas, d’une certaine interprétation de ce dernier), Hegel ne conçoit pas les
institutions et les pratiques de la vie éthique moderne comme une terre
étrangère à l’idée normative de « liberté sociale », mais au contraire comme
le lieu par excellence où cette idée tend à se réaliser.
Avec la catégorie de « vie éthique », Hegel n’entend pas mettre à plat la
normativité avec tout ce qui existe, comme si les institutions dans lesquelles
nous évoluons et les pratiques auxquelles nous participons étaient toujours,
du seul fait de leur existence, porteuses d’émancipation. S’intéresser à la
complexité de la « vie éthique » conduit en revanche à examiner, au sein
des institutions et pratiques sociales existantes, les processus divers au
cours desquels la norme universelle de la « liberté sociale » trouve
effectivement à se réaliser. La « vie éthique » ouvre ainsi la voie à un
diagnostic critique sur les « pathologies sociales » en tant qu’elles trahissent
« une incapacité des sociétés à exprimer adéquate­ ment le potentiel
rationnel déjà inhérent à leurs institutions, à leurs pratiques et leurs routines
quotidiennes »24. Là où la catégorie kantienne de la « moralité » en reste à
une stricte séparation entre l’être et le devoir-être, entre la réalité sociale et
les principes normatifs, la catégorie hégélienne de la « vie éthique » permet
de départager, au cœur même des pratiques et des institutions existantes,
entre les phénomènes qui concourent aux processus d’émancipation
individuelle et collective, et ceux qui, au contraire, y font obstruction.
Par la conjugaison des termes de « démocratique » et de « vie éthique »,
l’idée de « vie éthique démocratique » résume l’entreprise philosophique de
Honneth qui est de poursuivre le projet, initié par l’École de Francfort,
d’une théorie critique. Sa « théorie sociale à teneur normative » consiste en
une analyse de l’évolution des sociétés modernes. Une analyse qui prend la
forme d’un diagnostic critique sur les progrès (ou, le cas échéant, les
blocages et les reculs) en matière de « liberté sociale » que connaissent les
institutions et les pratiques propres à la vie éthique moderne.
L’idée de « vie éthique démocratique » se clarifiera lorsque nous
retracerons le cheminement de Honneth depuis La Lutte pour la
reconnaissance (1992) jusqu’à son dernier ouvrage intitulé Le Droit de la
liberté (2011). Cheminement qui nous conduira à nous attarder sur sa
« réactualisation de la Philosophie du droit de Hegel » (2001) ainsi que sur
sa controverse avec Nancy Fraser (2003). Nous verrons comment, parti
d’une réflexion sur le thème hégélien de la « lutte pour la reconnaissance »,
Honneth en est venu, au cours de ces vingt dernières années, à porter peu à
peu son attention sur les institutions de la reconnaissance et à examiner
dans quelle mesure elles sont susceptibles de réaliser l’idéal démocratique
de la « liberté sociale ».
Plusieurs raisons expliquent a posteriori ce progressif déplacement de
perspective. La première est liée au fait que les relations interpersonnelles
de reconnaissance nécessitent un critère normatif pour qu’on puisse juger
de leur caractère satisfaisant ou non satisfaisant, de leur réussite ou de leur
échec. Dans La Lutte pour la reconnaissance, le critère proposé par
Honneth était celui, négatif et subjectif, d’une identité psychologique non
blessée, intacte, d’une identité qui ne soit pas soumise à des expériences de
mépris. Selon un tel critère, des relations de reconnaissance sont
satisfaisantes lorsque les sujets n’éprouvent pas un quelconque sentiment de
déni ou de mépris. Par là, Honneth prêtait cependant le flanc à la critique
que lui a notamment adressée Fraser en termes de « psychologisme » et
d’»identitarisme ». Avec le modèle de la « liberté sociale », mis au jour
grâce à sa relecture de la Philosophie du droit de Hegel, il met en revanche
à la disposition de sa « théorie sociale à teneur normative » un critère plus
approprié et sans doute plus cohérent. Ce critère fait dépendre la réussite
des « luttes pour la reconnaissance » non pas tant du caractère intact des
identités subjectives que de la façon dont des demandes particulières de
reconnaissance participent à un processus général d’émancipation
individuelle et collective et à une démocratisation de la vie éthique dans son
ensemble.
Une deuxième raison vient de ce que, dans ses premiers travaux, Honneth
n’envisageait pas encore la manière dont les rapports inter­ subjectifs de
reconnaissance s’inscrivent dans le réseau institutionnel de la vie éthique
moderne. Là encore, une relecture du Hegel de la maturité et de sa
Philosophie du droit lui aura permis de mieux prendre en considération
l’ancrage institutionnel des relations de reconnaissance par rapport à ses
précédentes réflexions où la reconnaissance interpersonnelle relevait d’une
dimension en quelque sorte pré-­ institutionnelle. Au terme de notre
parcours, il apparaîtra que l’idée de « vie éthique démocratique » fonde
chez Honneth ce qu’on pourrait appeler « le droit de la reconnaissance ».
Pour reprendre une expression de facture hégélienne, à travers le droit de la
reconnaissance est visé le droit accordé à chacun de « mener une vie
universelle »25, le droit de mener une vie qui soit digne d’être vécue parmi
les institutions et les pratiques sociales.
1. La Lutte pour la reconnaissance, p. 9. Les références complètes des ouvrages et articles d’Axel
Honneth figurent en bibliographie en fin d’ouvrage.
2. Cf. « Les pathologies sociales. Tradition et actualité de la philosophie sociale », in La Société du
mépris, p. 39-100.
3. La Lutte pour la reconnaissance, p. 282.
4. Ibid., p. 10.
5. C. Taylor, « La politique de la reconnaissance », in Multiculturalisme. Différence et démocratie,
Paris, Champs-Flammarion, 1994, p. 41.
6. Ibid., p. 57.
7. Ibid., p. 50.
8. N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La
Découverte, 2005, p. 45.
9. Ibid., p. 78.
10. Ibid., p. 79.
11. Ibid., p. 51.
12. N. Fraser, « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance. Une approche
bidimensionnelle de la justice de genre », in Le Féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère
néolibérale, Paris, La Découverte, 2012, p. 231.
13. Voir en particulier J. Butler, La Vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, 2002.
14. J. Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, p. 15.
15. J. Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007, p. 18 : « Le sujet n’est pas un effet nécessaire produit
par la norme et n’est jamais non plus complètement libre d’ignorer la norme qui inaugure sa
réflexivité ; on se bat invariablement contre les conditions de sa propre vie que l’on n’a pas été en
mesure de choisir. »
16. P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004, p. 316.
17. Voir à ce sujet l’utile synthèse de Haud Guéguen et Guillaume Malochet : Les Théories de la
reconnaissance, Paris, La Découverte, 2012.
18. Sur la question du multiculturalisme, Honneth est assez proche de la position défendue par Jürgen
Habermas (J. Habermas, « La lutte pour la reconnaissance dans l’État de droit démocratique », in
L’Intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, p. 161-204).
19. « Une pathologie sociale de la raison. Sur l’héritage intellectuel de la Théorie critique », in La
Société du mépris, p. 110.
20. K. Marx, Manifeste du parti communiste, in Œuvres. Économie I, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 183.
21. J. Dewey, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2005, p. 284, 289.
22. La Lutte pour la reconnaissance, p. 298.
23. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Paris, Vrin, 2012, § 6,
remarque, p. 92.
24. « Une pathologie sociale de la raison. Sur l’héritage intellectuel de la Théorie critique », in La
Société du mépris, p. 106-107.
25. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 2003, § 258, remarque, p. 334.
I

La reconnaissance et ses luttes

« Reconnaître » et « reconnaissance » peuvent désigner plusieurs choses.


Le Trésor de la langue française en donne au moins trois significations.
Reconnaître peut signifier : 1) le fait d’»identifier quelqu’un ou quelque
chose », 2) le fait de « reconnaître officiellement l’autorité de, la
souveraineté de, de reconnaître pour chef, pour maître incontesté », ou 3) le
fait de « se reconnaître mutuellement »26. La théorie de la reconnaissance
développée par Honneth depuis La Lutte pour la reconnaissance se fonde
sur la troisième acception. Son modèle théorique s’appuie sur la
reconnaissance prise au sens d’un acte par lequel des individus s’attribuent
positivement aux uns et aux autres une série de qualités morales. La
reconnaissance mutuelle (sens 3) ne se confond ni avec un acte cognitif
d’identification d’un objet ou d’une personne (sens 1), ni avec un acte
légitimant une tierce autorité institutionnelle (sens 2).
UN THÈME HÉGÉLIEN
Il serait possible, sans trop trahir le sens commun, de parler de la
reconnaissance mutuelle comme de la reconnaissance au sens « hégélien »
du terme. Hegel représente en effet la principale source philosophique des
réflexions de Honneth. Pour illustrer la « reconnaissance mutuelle », le
Trésor de la langue française cite un extrait de l’Essai sur la signification de
la mort de Jules Vuillemin : « Rapporter la mort à la lutte, que livrent les
consciences pour se forcer réciproquement à une reconnaissance
mutuelle. » Vuillemin se réfère clairement à la « dialectique du maître et de
l’esclave » exposée par Hegel dans un chapitre de sa Phénoménologie de
l’esprit (1807). Cette fameuse « dialectique » et les thèmes qui lui sont
associés (reconnaissance, lutte, rapports entre maîtrise et servitude) ont
connu, sous l’impulsion d’Alexandre Kojève, un formidable retentissement
dans la pensée française d’après-guerre, notamment chez Lacan, Bataille,
Beauvoir ou Sartre27. Du côté de sa réception française, l’accent a surtout
été mis sur l’aspect anthropologique de la reconnaissance. La thèse
anthropologique estime que le besoin animal s’humanise par le « désir de
reconnaissance », par le fait d’être porté par le désir du désir d’un autre. Un
individu ne devient un sujet humain que lorsque, de l’animalité de ses
besoins les plus élémentaires, il passe au désir de reconnaître autrui et d’être
reconnu en lui28.
Sans sous-estimer l’importance de cet hégélianisme à la française,
Honneth s’inscrit dans une lignée d’interprétation légèrement différente. Il
s’inspire d’auteurs allemands comme Jürgen Habermas, Ludwig Siep et
Andreas Wildt29. Ceux-ci ont également remis à l’honneur la thématique
hégélienne de la reconnaissance mais en insistant plus nettement que leurs
homologues français sur la dimension morale que contiennent les rapports
intersubjectifs de reconnaissance. Facteur d’hominisation, la reconnaissance
se présente aussi et avant tout comme un vecteur de moralité entre les
individus, en tant qu’elle est ce par quoi chacun confirme, sous la forme du
respect mutuel, en autrui sa dignité morale de personne.
Pour comprendre le sens « hégélien » de la reconnaissance, un retour à
ses sources philosophiques s’avère nécessaire. Le thème de
la reconnaissance apparaît chez Hegel pour la première fois dans ses écrits
de la période de Iéna (1801-1807). Mais il sera également traité plus tard,
bien que de manière plus marginale, dans les deux œuvres majeures de sa
période berlinoise que sont la Philosophie du droit (1820) et l’Encyclopédie
des sciences philosophiques (1830). S’il fallait le résumer en une phrase, le
concept hégélien de reconnaissance consiste en une expérience au cours de
laquelle des consciences humaines apprennent à limiter au profit d’autrui et
de manière réciproque leurs prétentions d’abord unilatérales à la liberté
individuelle30. Trois aspects de cette définition du concept de
reconnaissance méritent d’être soulignés. La reconnaissance est affaire
d’expérience. Elle ne peut être simplement verbale ou idéale ; elle doit aussi
et surtout être vécue, éprouvée et expérimentée par les consciences en
présence. La reconnaissance repose en outre sur la limitation volontaire,
non forcée, par chacune des consciences de leurs libertés individuelles.
Enfin, cette limitation volontaire de la liberté individuelle ne répond
véritablement au concept de reconnaissance que lorsqu’elle s’opère sur le
mode de la réciprocité, de part et d’autre.
Le récit que nous livre Hegel dans un chapitre célèbre de sa
Phénoménologie de l’esprit ainsi qu’à d’autres endroits de son œuvre
philosophique sur les rapports entre maîtrise et servitude insiste sur le long
processus d’apprentissage, truffé d’embûches, que les consciences
traversent avant de se reconnaître mutuellement. Ce processus
d’apprentissage passe en un premier temps par une lutte à mort à travers
laquelle les consciences mettent à l’épreuve, l’une face à l’autre, leurs
libertés respectives. Au terme de cette lutte, la conscience qui en est sortie
vaincue (le serviteur) se trouve liée à la conscience victorieuse (le maître)
par un rapport de dépendance unilatérale. La conscience servile apprend
alors à ses dépens à limiter sa liberté au profit du maître tout en ayant fait
pour elle-même l’expérience de sa finitude.
Derrière ce rapport asymétrique de subordination liant la conscience
servile « dépendante » à la conscience maîtresse « indépendante », Hegel
relate en fait l’histoire de l’échec auquel est vouée toute reconnaissance
tronquée et biaisée, ne reposant pas sur des liens de réciprocité. Cet échec
s’avère cependant riche d’enseignements, en ce qu’il amènera
progressivement les protagonistes à l’étape ultime du « savoir affirmatif de
soi-même dans l’autre soi »31. Lors de cette dernière étape de la
reconnaissance, chacun des protagonistes « se sait reconnu dans l’autre qui
est libre, et il sait cela dans la mesure où il reconnaît l’autre et le sait libre ».
L’expérience de la reconnaissance réciproque va de pair avec la constitution
d’une « conscience de soi libre » des individus. En allemand, le terme de
« conscience de soi » (Selbstbewußtsein) connote d’ailleurs l’idée de fierté,
d’affirmation de soi. Par là il faut comprendre que le développement d’un
rapport positif à soi passe nécessairement par la reconnaissance d’autrui :
« La conscience de soi de l’être humain – écrit Honneth interprétant les
écrits du jeune Hegel – dépend de l’expérience de la reconnaissance
sociale.32 »
Le fait de reconnaître autrui tout en étant reconnu par lui apparaît comme
l’indispensable condition pour que s’instaure un rapport véritablement libre
à soi-même et à l’autre. Dans les liens de dépendance unilatérale entre
maître et serviteur, la conscience « dépendante » (le serviteur) et la
conscience « indépendante » (le maître) se faisaient face sans véritablement
prendre acte de leur interdépendance. Par contraste, le rapport libre à soi et
à autrui que rend possible l’expérience libératrice de la reconnaissance
mutuelle repose sur la conscience d’une dépendance dans l’indépendance
(de la part du maître) et d’une indépendance dans la dépendance (de la part
du serviteur). Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel décrit la
reconnaissance comme une expérience à deux facettes : à l’expérience d’un
« Je » qui s’appréhende dans l’horizon du « Nous » d’une communauté
d’individus libres répond celle d’un « Nous » qui est composé d’autant de
« Je » ayant librement conscience de leur interdépendance.
Honneth retient de Hegel sa définition générale du concept de
reconnaissance : reconnaître signifie pour des sujets adopter un ensemble
d’attitudes positives les uns vis-à-vis des autres. Sur le fond de l’expérience
de la reconnaissance, les sujets limitent leurs libertés respectives en se
confirmant mutuellement des qualités morales qu’ils ont progressivement
appris à s’attribuer. Honneth reprend à son compte les trois dimensions de
l’expérience de la reconnaissance que Hegel avait pointées : la
reconnaissance est affaire d’expérience (il s’agit bien d’attitudes concrètes
que les individus ont appris à adopter), de limitation de la liberté (chacun
limite sa liberté au profit d’autrui) et de réciprocité (il n’y a lieu de parler de
reconnaissance que lorsque les individus limitent volontairement, de part et
d’autre, leurs libertés).
Dans la lignée des commentateurs allemands de Hegel, Honneth insiste
en outre sur la dimension morale de la reconnaissance. Il la résume par la
notion de « respect » qu’il emprunte à Kant. Dans les Fondements de
la métaphysique des mœurs, ce dernier présentait le respect comme une
attitude à l’égard d’autrui qui découle de « la représentation d’une valeur
qui porte préjudice à mon amour-propre »33. En associant la définition
kantienne du respect au thème hégélien de la reconnaissance, Honneth peut
avancer que la reconnaissance s’­ accompagne d’un acte de respect par
lequel un sujet est amené à se décentrer de sa propre perspective égoïste34.
Reconnaître autrui consiste à se départir d’une perspective égocentrique en
témoignant du respect à son égard et en le confirmant dans sa « dignité »
morale.
La reconnaissance joue ainsi un rôle fondamental dans ce que Honneth
nomme la « socialisation morale des sujets ». À l’aide de la psychologie
sociale de G. H. Mead35, il soutient que les sujets sont amenés à se dé‐­
centrer, par paliers successifs, de leur perspective égoïste. Au cours de leur
apprentissage moral, ils adoptent tout d’abord la perspective d’un « autrui
significatif » (constitué des figures concrètes des parents, de la famille
proche, des amis, avec lesquels l’enfant interagit), pour ensuite
progressivement endosser la perspective d’un « autrui généralisé »
(generalized other) censé représenter les règles et les normes de la vie
sociale que les individus intériorisent au fil de leurs existences36.
L’adoption d’une perspective de plus en plus décentrée débouche chez les
sujets sur une attitude morale se traduisant par des gestes, des actions, des
comportements de reconnaissance les uns vis-à-vis des autres. La
reconnaissance participe à « l’émergence de la psyché individuelle comme
un processus d’intériorisation des relations d’interaction avec un cercle
toujours plus large de personnes de référence »37.
À quoi renvoie cet élargissement de la perspective morale, de « l’autrui
significatif » à « l’autrui généralisé », que le processus de reconnaissance
met en branle auprès des sujets qui en font l’expérience ? Dans ses écrits de
jeunesse, Hegel avait suggéré que la reconnaissance se décline
différemment au sein de la famille, de la sphère juridique et de la
communauté politique de l’État38. Elle varie en fonction des attitudes que
nous avons progressivement appris à adopter les uns vis-à-vis des autres, en
tant que membres d’une famille, sujets titulaires de droits, citoyens actifs
d’un État. Par rapport à l’approche que Fichte en avait proposée à la même
époque39, Hegel n’entendait pas réduire la reconnaissance aux seules
relations de droit. Honneth tient cette intuition philosophique du jeune
Hegel pour centrale et construit son modèle théorique en distinguant, à côté
de la reconnaissance juridique, deux autres formes : la reconnaissance
amoureuse et la reconnaissance sociale. S’offre ainsi à lui la possibilité de
prendre en considération la diversité des qualités morales (en termes
d’amour, de droit, de solidarité) que les individus, au cours de leur
apprentissage social, sont amenés à progressivement s’attribuer les uns les
autres.
Nous avions commencé en précisant le sens de la reconnaissance
mutuelle par rapport à la reconnaissance cognitive et à la reconnaissance
des institutions. Le détour par le traitement hégélien de la reconnaissance et
sa réappropriation par Honneth font ressortir plus clairement la nature de
ces distinctions. Premièrement, la reconnaissance réciproque ne se cantonne
pas à un acte de connaissance, dans la mesure où il ne suffit pas d’identifier
une personne dans le champ perceptif pour automatiquement lui témoigner
du respect. Il existe en effet des situations où la perception d’autrui ne
s’accompagne pas d’une attitude respectueuse à son égard. Honneth parle à
ce propos de « l’invisibilité sociale » dont souffrent les personnes qui, bien
que physiquement présentes dans le champ visuel, ne sont pourtant pas
reconnues à leur juste valeur40. Deuxièmement, la dimension morale du
respect associée à la reconnaissance réciproque ne recoupe pas tout à fait la
reconnaissance au sens de la légitimité que nous accordons à des
institutions. Tant sur le plan sémantique que sur celui de notre expérience
quotidienne, il subsiste une différence de taille entre le respect que nous
témoignons, sur un axe « horizontal », à l’égard d’autres personnes et
l’autorité que nous conférons, sur un axe « vertical », à des normes
institutionnelles.
La distinction entre reconnaissance cognitive, institutionnelle et
interpersonnelle reste toutefois d’ordre analytique. Car, de fait, ni la
dimension cognitive ni la dimension institutionnelle ne sont absentes de
l’expérience morale de la reconnaissance interpersonnelle. Témoigner du
respect à l’égard d’autrui, le reconnaître dans sa « dignité » morale de
personne, implique que quelque chose ait été connu et identifié dans le
champ perceptif. De même, les formes interpersonnelles de reconnaissance
prennent place parmi des sphères institutionnelles dont les agents
reconnaissent à des degrés divers la légitimité des règles et des normes.
Concernant ce dernier point, nous verrons comment Honneth a été amené à
souligner plus fortement la fonction que remplissent des institutions telles
que la famille, la division du travail ou l’État de droit, vis-à-vis des relations
de reconnaissance.
LES TROIS FORMES DE RECONNAISSANCE
Dans La Lutte pour la reconnaissance, Honneth mobilise une vaste
littérature allant de la psychanalyse à la sociologie en passant par la théorie
du droit, afin de donner corps à l’intuition philosophique du jeune Hegel
suivant laquelle la reconnaissance se déclinerait en trois modes spécifiques.
En s’appuyant sur les travaux du psychanalyste Donald Winnicott, Honneth
prétend qu’une première expérience de reconnaissance se joue dans les
relations affectives que nous tissons très tôt avec les personnes de notre
entourage le plus proche. Les analyses de Winnicott ont mis en évidence
que, suite à la phase de symbiose vécue entre le nourrisson et sa personne
de référence, phase qui se caractérise par une « intersubjectivité
indifférenciée »41, un équilibre entre dépendance et autonomie tend
lentement à s’instaurer au sein de leur relation. Cette seconde phase
débouche sur un « équilibre précaire entre autonomie et dépendance »42
grâce auquel l’enfant, fort du soutien affectif que lui procure sa personne de
référence, va progressivement acquérir la « capacité à être seul ».
L’apprentissage de l’autonomie par le nourrisson sous le regard bienveillant
de sa mère n’est pas sans rappeler l’issue du processus de reconnaissance
que décrivait Hegel. Dans les deux cas, il s’agit d’accéder à des liens
intersubjectifs où l’indépendance individuelle des personnes a pour appui
leur attachement réciproque.
L’expérience amoureuse de la reconnaissance ne se limite pas aux
relations entre la mère et le nourrisson, mais s’étend aux liens érotiques et
amicaux que contractent les sujets tout au long de leur vie. De manière
générale, elle est véhiculée par les « liens affectifs puissants entre un
nombre restreint de personnes »43. Grâce aux relations « amoureuses »
qu’ils tissent avec leurs proches, les individus trouvent une confirmation
intersubjective de leur qualité d’être de besoins et d’affects, confirmation
qui s’exprime par un sentiment de « confiance en soi » : « L’expérience
intersubjective de l’amour ouvre l’individu à cette strate fondamentale de
sécurité émotionnelle qui lui permet non seulement d’éprouver, mais aussi
de manifester tranquillement ses besoins et ses sentiments.44 »
La forme élémentaire de la reconnaissance amoureuse se caractérise
toutefois par un « particularisme moral »45 lié au fait qu’elle ne touche
qu’un nombre limité d’»autruis significatifs ». La deuxième forme de
reconnaissance, la « reconnaissance juridique », s’inscrit dans un tissu plus
vaste d’interactions correspondant au domaine de ce que Mead appelait
« l’autrui généralisé ». Alors que dans la sphère de l’intimité ils
bénéficiaient d’une relative sécurité émotionnelle, les individus se voient
reconnaître dans la sphère du droit la compétence rationnelle de poser des
jugements bien fondés sur leurs actions. Dans la sphère juridique de la
reconnaissance, ils se voient confirmés dans leur « capacité de se prononcer
d’une manière rationnelle et autonome sur les questions morales »46. La
reconnaissance des personnes titulaires de droits contribue à la formation du
« respect de soi »47. Elle prend ses assises dans une communauté juridique
où chacun possède le droit égal, c’est-à-dire reconnu en principe de manière
universelle à tous, de se prononcer sur les affaires publiques :
« L’expérience de la reconnaissance juridique permet au sujet de se
considérer comme une personne qui partage avec tous les autres membres
de sa communauté les caractères qui la rendent capable de participer à la
formation d’une volonté discursive.48 »
À partir des analyses de T. H. Marshall sur les trois générations de droits,
Honneth indique comment la norme universelle, relativement abstraite et
formelle, du droit a successivement gagné en contenus matériels en se
développant dans les domaines des droits civils (protection des individus
contre l’interférence arbitraire des gouvernements), des droits politiques
(participation au suffrage universel) et des droits sociaux (assurance des
biens fondamentaux en matière de santé, d’éducation et de travail).
Enfin, Honneth envisage la « forme de reconnais­ sance de la
communauté de valeurs »49. Par contraste avec la « reconnaissance
juridique », cette dernière forme de reconnaissance porte moins sur les
qualités universelles que sur les qualités particulières que les personnes ont
acquises au cours de leurs trajectoires de vie. La différence entre ces deux
types de reconnaissance est résumée de la manière suivante : « La
reconnaissance juridique d’un individu en tant que personne ne connaît pas
de degrés, tandis que l’estime portée à ses qualités et à ses capacités renvoie
au moins implicitement à une échelle de valeurs, à l’aide de laquelle on doit
pouvoir déterminer leur hauteur relative.50 » Alors que la reconnaissance
juridique pose un principe universel d’égalité, la reconnaissance sociale
comporte un différentiel établi selon une échelle de valeurs propre à une
communauté sociale donnée. C’est à l’aune de cette échelle commune de
valeurs que sont évaluées les contributions particulières de chacun des
membres51. Lorsque leurs contributions particulières à leur communauté
sociale d’appartenance sont reconnues à leur juste valeur, les individus
éprouvent une « estime de soi »52.
Sur la base des travaux sociologiques de Pierre Bourdieu, Honneth ajoute
que, dans le contexte des sociétés modernes marqué par un « pluralisme
axiologique »53, la « communauté de valeurs » se prête à « un conflit
culturel chronique »54. Les sociétés modernes sont traversées par des
conflits portant sur les valeurs à partir desquelles les contributions de
chacun sont soumises à évaluation. Les luttes autour des salaires et des
rémunérations professionnelles sont l’une des figures prises par ce genre de
conflits toujours latents sur ce qui doit compter comme une contribution
individuelle significative à une communauté de valeurs.
Dans la lignée du jeune Hegel et de Mead, Honneth établit que les liens
intersubjectifs de reconnaissance fournissent aux individus la base
nécessaire à la formation d’un rapport positif à eux-mêmes en termes de
confiance, de respect et d’estime de soi55. Les qualités positives que les
individus apprennent à s’attribuer les uns aux autres dépendent chaque fois
des formes spécifiques de reconnaissance auxquelles ils prennent part. Une
preuve de la connexion étroite entre reconnaissance et rapport positif à soi
est fournie par l’expérience négative lors de laquelle l’image de soi des
individus se dégrade sous le coup d’un défaut de reconnaissance. Une
« phénoménologie des blessures morales »56 nous apprend que l’identité
morale des individus vacille aussitôt que l’assise intersubjective de la
reconnaissance se dérobe sous leurs pieds. Faire l’expérience d’un déni de
reconnaissance, que ce soit dans les registres de l’amour, du droit ou de
l’estime sociale, provoque presque toujours chez celles et ceux qui la
subissent une dégradation de la représentation qu’ils ont forgée d’eux-
mêmes.
Honneth étaie sa « phénoménologie des blessures morales » en précisant
les figures diverses que revêtent les expériences de mépris, de déni ou de
carence de reconnaissance. Il s’agit, dans le cas de la reconnaissance
amoureuse, des atteintes à l’intégrité psychophysique des personnes ; dans
celui de la reconnaissance juridique, de la privation des droits et de
l’exclusion de la sphère juridique ; dans celui de la reconnaissance sociale,
de la stigmatisation et de l’humiliation de minorités sociales et culturelles57.
L’ensemble de ces expériences négatives signale par défaut que la
reconnaissance constitue une condition nécessaire au développement de
l’identité subjective de chaque individu humain. Honneth en conclut que
« si les sujets humains sont, d’une manière générale, vulnérables dans leur
rapport à eux-mêmes, c’est qu’il leur faut, pour établir et préserver une
relation positive à eux-mêmes, le soutien que leur apportent les réactions
d’approbation ou d’assentiment d’autres sujets »58. Les formes multiples de
mépris et d’irrespect témoignent de la foncière « vulnérabilité
ontologique »59 des êtres humains en ce qui concerne le développement de
leurs identités.
UNE ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE
Mais d’où proviennent les trois formes de reconnaissance, sinon de
l’intuition géniale du jeune Hegel et de la mobilisation d’une vaste
littérature contemporaine allant de la psychanalyse à la sociologie en
passant par la théorie du droit ? Honneth semble, d’une part, assumer une
thèse anthropologique forte, semblable à celle que nous avons croisée plus
haut auprès des hégéliens français, sur la nature « intersubjective » de
l’homme. Du fait de sa « vulnérabilité ontologique », chaque être humain
dépend, pour son propre développement personnel, de conditions
intersubjectives satisfaisantes de reconnaissance. Une telle thèse touchant à
la nature humaine était déjà énoncée par le jeune Hegel, pour lequel
« l’homme est nécessairement reconnu et est nécessairement
reconnaissant »60. Honneth va lui aussi jusqu’à présenter sa théorie de la
reconnaissance comme « l’esquisse d’une anthropologie la plus économe
possible, qui reconstruise quelques conditions élémentaires de la vie
humaine »61. Mais, d’autre part, il admet que les conditions intersubjectives
nécessaires à la réalisation de soi sont soumises à des variables historiques :
« Quelles doivent être les conditions de possibilité intersubjective de la
réalisation individuelle de soi, cela n’apparaît jamais que sous les
conditions historiques d’un présent donné, dans la perspective déjà ouverte
d’un progrès normatif des relations de reconnaissance.62 »
Comment alors concilier ces deux approches en apparence opposées,
l’une faisant état d’une nature humaine, l’autre de l’historicité des modes de
reconnaissance ? On peut répondre que la théorie de la reconnaissance
consiste en une anthropologie historique. Cette anthropologie part d’un
invariant général, la nature intersubjective des êtres humains, pour mieux
souligner la manière dont les trois formes spécifiques de reconnaissance
résultent en définitive d’un processus historique caractéristique des sociétés
modernes.
Selon cette anthropologie historique de la reconnaissance, trois modes de
reconnaissance ont lentement émergé au sein des sociétés modernes pour
finalement se sédimenter parmi les multiples champs d’activité sociale
(la famille, l’État de droit, la division sociale du travail…) dont elles sont
constituées. Honneth propose ainsi une reconstruction historique des
différents types de reconnaissance et des sphères de la vie sociale qui leur
sont associées. La sphère amoureuse de la reconnaissance est en partie liée
à la « découverte de l’enfance » ainsi qu’à l’idéal de l’amour romantique63.
Avec l’avènement de l’État de droit moderne, le principe de l’égalité
juridique des personnes a progressivement supplanté le principe
hiérarchique de l’honneur et du rang social qui divisait les sociétés
traditionnelles en castes et en ordres64. Parallèlement au découplage
moderne du droit et du statut, le prestige social s’est de son côté peu à peu
individualisé pour revêtir une forme « méritocratique »65. Dans le contexte
des sociétés modernes, les individus ne sont plus évalués prioritairement
selon leurs origines sociales, mais principalement en fonction de leurs
« contributions individuelles » au sein de la division sociale du travail.
Pour désigner la configuration historique née de la différenciation des
trois sphères de reconnaissance (les sphères de l’intimité, du droit, du
travail), Honneth parle de l’»infrastructure morale des sociétés modernes ».
Cette infrastructure est la base de l’intégration normative des sociétés
modernes. Elle fournit une réserve commune de normes et de valeurs à
partir de laquelle les sociétés modernes se reproduisent et dans laquelle les
acteurs peuvent puiser lorsqu’il s’agit de légitimer leurs attentes de
reconnaissance. L’idée d’une « intégration morale de la société » autour des
trois modes de reconnaissance est inséparable de celle, rencontrée plus haut,
d’une « socialisation morale des sujets ». Au cours de leur apprentissage
moral, les individus socialisés dans le contexte des sociétés modernes
endossent des rôles divers (amants, enfants et parents, amis, personnes
titulaires de droits, citoyens, travailleurs…). La manière dont ils conçoivent
leurs rôles sociaux et les attentes qui y sont liées dépend à son tour de trois
grands principes normatifs : l’amour, l’égalité juridique et la solidarité
sociale. Dans la mesure où ces principes offrent un vocabulaire normatif
commun pour juger de la légitimité d’un ordre social, ils leur permettent
d’exprimer leurs aspirations de reconnaissance en vue d’instaurer une
société juste.
26. Trésor de la langue française, « Reconnaissance », entrée consultable en ligne à l’adresse
http://atilf.atilf.fr/ (dernière consultation 15 juin 2013).
27. Cf. V. Descombes, Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978),
Paris, Minuit, 1979.
28. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1968, p. 14 : « L’être humain ne
se constitue qu’en fonction d’un désir portant sur un autre désir, c’est-à-dire – en fin de compte –
d’un désir de reconnaissance. »
29. J. Habermas, « Travail et interaction. Remarques sur la Philosophie de l’esprit de Hegel à Iéna »,
in La Technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973, p. 163-211 ; L. Siep,
Anerkennung als Prinzip der praktischen Philosophie, Fribourg-Munich, Alber-Verlag, 1979 ;
A. Wildt, Autonomie und Anerkennung, Stuttgart, Klett-Cotta Verlag, 1982.
30. Cf. L. Siep, « Le mouvement de la reconnaissance dans la Phénoménologie de l’esprit », in
D. Perinetti, M.-A. Ricard (éd.), La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Lectures contemporaines,
Paris, PUF, 2009, p. 181-206. Signalons également, parmi la vaste littérature consacrée à la
reconnaissance chez Hegel, F. Fischbach, Fichte et Hegel. La reconnaissance, Paris, PUF, 1999.
31. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 436, p. 478.
32. « Reconnaissance », p. 1273.
33. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Livre de poche, 1993, p. 68. La
conception kantienne du respect moral est discutée par Honneth dans « Invisibilité : sur
l’épistémologie de la “reconnaissance” », in La Société du mépris, p. 237-240.
34. Cf. « L’autonomie décentrée. Les conséquences de la critique moderne du sujet pour la
philosophie morale ».
35. G. H. Mead, L’Esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 2006.
36. La Lutte pour la reconnaissance, p. 157 : « Les sujets ne peuvent parvenir à une relation pratique
avec eux-mêmes que s’ils apprennent à se comprendre à partir de la perspective normative de leurs
partenaires d’interaction, qui leur adressent un certain nombre d’exigences sociales. »
37. « Théorie de la relation d’objet et identité postmoderne », in La Société du mépris, p. 332-333.
38. Cf. G. W. F. Hegel, Système de la vie éthique, Paris, Payot, 1976, ainsi que l’interprétation qu’en
donne Honneth dans La Lutte pour la reconnaissance, p. 56 et suivantes.
39. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, Paris, PUF, 1984.
40. « Invisibilité sociale : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », in La Société du mépris,
p. 225-244. Signalons également les réflexions autour de la « réification » comme oubli du primat de
la reconnaissance sur la connaissance, dans La Réification. Petit traité de Théorie critique, Paris,
Gallimard, 2007.
41. La Lutte pour la reconnaissance, p. 167.
42 . Ibid., p. 162.
43 . Ibid., p. 161.
44 . Ibid., p. 181.
45. Ibid., p. 183.
46. Ibid., p. 194.
47. Ibid., p. 201 : « L’adulte acquiert dans l’expérience de la reconnaissance juridique la possibilité
de comprendre ses actes comme une manifestation, respectée par tous, de sa propre autonomie. »
48 . Ibid., p. 204-205.
49 . Ibid., p. 192.
50 . Ibid., p. 190.
51. Ibid., p. 208 : « L’idée culturelle qu’une société se fait d’elle-même fournit les critères sur
lesquels se fonde l’estime sociale des personnes, dont les capacités et les prestations sont jugées
intersubjectivement en fonction de leur aptitude à concrétiser les valeurs culturellement définies de la
collectivité. »
52. La Lutte pour la reconnaissance, p. 220 : « S’estimer, en ce sens, c’est s’envisager
réciproquement à la lumière de valeurs qui donnent aux qualités et aux capacités de l’autre un rôle
significatif dans la pratique commune. »
53. Ibid., p. 214.
54. Ibid., p. 216.
55. Ibid., p. 283 : « C’est seulement quand elle a acquis dans l’expérience successive de ces trois
formes de reconnaissance un fonds suffisant de confiance en soi, de respect de soi et d’estime de soi,
c’est alors seulement qu’une personne est en mesure de se comprendre pleinement comme un être à
la fois autonome et individualisé, de s’identifier à ses fins et à ses désirs. »
56. « Reconnaissance », p. 1274.
57. Cf. le chapitre 6 de La Lutte pour la reconnaissance, p. 223 et suivantes.
58. « Reconnaissance », p. 1274.
59. « Du désir à la reconnaissance. La fondation hégélienne de la conscience de soi », p. 37.
60. G. W. F. Hegel, La Philosophie de l’esprit (1805), Paris, PUF, 1982, p. 42.
61. « Les pathologies du social », in La Société du mépris, p. 99.
62. La Lutte pour la reconnaissance, p. 210.
63. Honneth s’appuie sur les travaux classiques de Philippe Ariès (L’Enfant et la vie familiale sous
l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973) et de Niklas Luhmann (L’Amour comme passion. De la
codification de l’intimité, Paris, Aubier, 1990).
64. La Lutte pour la reconnaissance, p. 196 : « Lorsque les exigences juridiques individuelles sont
dissociées de la jouissance de tel ou tel statut social, alors seulement s’instaure ce principe universel
d’égalité qui n’admet désormais d’ordre juridique que s’il ne tolère ni exception ni privilège. »
65. Ibid., p. 209 : « L’estime sociale n’a pu prendre la forme que nous lui connaissons aujourd’hui
qu’une fois dépassé le cadre d’une société organisée en ordres hiérarchiques. Le changement
structurel ainsi engagé se signale, sur le plan de l’histoire des concepts, par le déplacement des
notions d’honneur vers les catégories de considération ou de prestige social. »
II

Une conception de la justice sociale

Dans le dernier chapitre de La Lutte pour la reconnaissance, Honneth


esquissait l’ébauche d’un « concept formel de vie éthique » censé reprendre
l’ensemble des conditions nécessaires à l’acquisition et au maintien de
l’intégrité morale des personnes66. Se dessinait ainsi une conception de la
justice tirée de son modèle théorique de la reconnaissance. Dans la décennie
qui a suivi la parution de La Lutte pour la reconnaissance, il s’est attelé à
définir plus en détail une conception de ce que devrait être un ordre social
juste. D’après son modèle théorique de la reconnaissance, est juste une
société structurée de manière à garantir à l’ensemble de ses membres la
chance de se réaliser sur les trois plans de leurs besoins affectifs, de leurs
droits et de leurs contributions à la vie sociale67. À l’inverse, peut être dit
injuste un ordre social où les possibilités d’être reconnu dans ces différents
registres se trouvent systématiquement bloquées ou entravées. Face à une
« société du mépris » où les expériences de déni de reconnaissance sont
légion, « la justice ou le bien-être d’une société se mesure à son degré
d’aptitude à garantir des conditions de reconnaissance mutuelle dans
lesquelles la formation de l’identité personnelle et, ce faisant,
l’épanouissement personnel pourront se réaliser dans des conditions
suffisamment bonnes »68.
AMOUR, ÉGALITÉ, SOLIDARITÉ
La conception d’une société juste que Honneth dégage de sa théorie de la
reconnaissance peut être qualifiée de pluraliste, en ce qu’elle inclut
plusieurs principes de justice qui correspondent aux trois formes de
reconnaissance : les « trois principes institutionnalisés de l’amour, de
l’égalité et du mérite […], pris ensemble, déterminent ce qu’aujourd’hui,
nous devons comprendre sous le terme de justice sociale »69. Le premier de
ces principes de justice implique qu’à chaque individu humain soient
pourvus les soins et les attentions nécessaires à la formation et au maintien
de son identité affective. Le deuxième principe comprend l’obligation que
les personnes formant une communauté juridique soient traitées
équitablement du point de vue de leurs capacités rationnelles à se prononcer
sur l’ensemble des affaires qui les concernent. Le troisième principe, enfin,
exige que les membres d’une communauté socioculturelle puissent
légitimement s’attendre à ce que leurs contributions individuelles soient
reconnues à leur juste valeur.
Honneth récapitule sa conception de la justice sociale sous un « concept
formel de la vie bonne ». Derrière cette expression, son souci est d’éviter
deux extrêmes en matière de théorie de la justice : un procéduralisme
formel à la manière de Rawls, d’une part, et un substantialisme des valeurs
à la manière des communautariens, de l’autre70. Dans les débats qui ont vu
s’opposer partisans d’un libéralisme procédural et défenseurs d’une
communauté des valeurs, Honneth préconise une position tierce. Son
« concept formel de la vie bonne » trace une voie médiane entre l’héritage
kantien de l’autonomie personnelle et la tradition aristotélicienne d’un idéal
de la vie bonne associé à une communauté substantielle de valeurs71. Tout
l’enjeu de son « concept formel de la vie bonne » est de montrer en quoi
l’autonomie personnelle des individus dépend de leur participation à des
relations satisfaisantes de reconnaissance en termes d’amour, de droit et de
solidarité72.
Le « concept formel de la vie bonne » se distingue du modèle rawlsien de
la justice sur au moins deux points : l’un méthodologique, l’autre normatif.
Sur un plan méthodologique, la théorie de Rawls prétend formuler des
principes universels de justice sous la perspective hypothétique d’une
« position originaire » où les individus, placés derrière un « voile
d’ignorance », feraient abstraction de leurs qualités sociales particulières73.
Une fois construits les principes généraux de justice, il s’agit ensuite de les
soumettre au test d’un « équilibre réfléchi » entre les formulations obtenues
par le théoricien et les convictions bien pesées de ses concitoyens. Avec son
« concept formel de la vie bonne », Honneth souhaite faire l’économie
d’une telle « position originaire » en partant du présupposé que les
principes de justice (l’amour, l’égalité, la solidarité sociale) sont pour ainsi
dire déjà mis à la disposition des individus dans l’infrastructure morale des
sociétés modernes. Au lieu de faire abstraction, comme le préconise Rawls,
des qualités sociales dont ils sont pourvus, il fait valoir que les principes de
justice sont d’ores et déjà mis en pratique par des individus qui ont été
socialisés dans les sphères de l’intimité, du droit et de la coopération
sociale.
Sur un plan normatif, la conception rawlsienne de la justice met l’accent
sur des principes d’égale répartition des biens fondamentaux. Est réputée
juste pour Rawls une société dans laquelle les principes de distribution
équitable en termes de droits individuels fondamentaux et de ressources
économiques sont correctement appliqués. Du point de vue d’un « concept
formel de la vie bonne », un ordre social juste dépend en revanche de la
chance pour celles et ceux qui y participent de réaliser leurs aspirations à
une « vie bonne » au niveau de leurs relations affectives, du respect de leurs
droits et de leurs contributions individuelles à une communauté sociale.
Plus que sur une répartition équitable des biens, la théorie de la
reconnaissance insiste sur la nécessité de liens interpersonnels de qualité
afin que les individus puissent développer et maintenir un rapport positif à
eux-mêmes en termes de confiance, de respect et d’estime de soi74.
Sur ces deux aspects méthodologique et normatif, Honneth rejoint la
critique formulée par une série d’auteurs dits « communautariens » à
l’encontre de la théorie rawlsienne de la justice. Ces auteurs (parmi lesquels
on range, dans des styles de pensée pourtant parfois très différents, Charles
Taylor, Michael Sandel, Michael Walzer et Alasdair MacIntyre) ont
également mis en doute la méthode de la « position originaire » ainsi
qu’une conception de la justice centrée sur l’égale répartition des biens
fondamentaux plutôt que sur la « vie bonne ». Honneth s’écarte néanmoins
de leur représentation souvent substantielle et quasi monolithique d’une
communauté de valeurs. D’après lui, « l’infrastructure morale des sociétés
modernes » n’a pas été une fois pour toutes gravée dans le marbre. Les
principes de reconnaissance se prêtent continuellement à des redéfinitions et
à des reconfigurations sous l’effet des « luttes pour la reconnaissance » qui
ont scandé l’évolution des sociétés modernes. En intégrant le facteur des
luttes sociales dans sa conception de la justice, Honneth offre une image
plus dynamique, plus conflictuelle, en un mot plus historique, de la vie
sociale que celle suggérée par les « communautariens ».
LE « PROGRÈS MORAL » ENTRAÎNÉ PAR LES LUTTES
S’inspirant de la manière dont Hegel avait pensé ensemble les thèmes du
conflit et de la reconnaissance, Honneth considère depuis La Lutte pour la
reconnaissance (et même avant dans son parcours75) que les mouvements
sociaux incarnent « une force structurante dans le développement moral de
la société »76. Sous la pression des luttes, les normes et les valeurs qui
structurent la société moderne ont été redéfinies et reconfigurées. La
conflictualité sociale occupe une place de choix dans sa théorie de la
reconnaissance. Tout rapport de reconnaissance contient un potentiel de
lutte et de conflictualité qui trouve à s’activer lorsque les individus
ressentent un sentiment légitime de mépris et d’injustice. Pour cela,
Honneth doit cependant postuler que les principes de reconnaissance
bénéficient d’un « surplus de validité » (Geltungsüberhang) par rapport à
leurs ancrages socio-institutionnels. Le postulat d’un « surplus de validité »
implique que les significations associées aux trois principes de
reconnaissance « excèdent » chaque fois leurs institutionnalisations
particulières (dans la famille, dans l’État de droit, dans la division sociale
du travail…)77. Ceci permet d’expliquer la manière dont les demandes et les
revendications portées par des individus et des groupes sociaux en vue
d’opérer des changements institutionnels puisent leur légitimité dans des
principes de reconnaissance « en excédent » par rapport à la réalité sociale
existante.
Les luttes sociales ont débouché sur un enrichissement du champ
institutionnel de la reconnaissance soit en engendrant un élargissement
quantitatif du nombre de personnes reconnues, soit en suscitant une
redéfinition qualitative des attributs de la reconnaissance. Une série de
« luttes pour la reconnaissance » ayant traversé l’histoire des sociétés
modernes confirme cette dynamique d’enrichissement. La reconnaissance
de l’individualité à part entière de l’enfant dans les cercles familiaux et
scolaires, la remise en question de la domination patriarcale, la répartition
plus équitable des tâches au sein de la sphère domestique, la
démocratisation de la vie politique par l’obtention du suffrage universel,
la participation des salariés aux instances représentatives de l’usine et de
l’entreprise, l’acquisition de droits sociaux constituent autant d’avancées
normatives gagnées grâce à des luttes sociales et politiques. Il ressort de
cette liste, évidemment non exhaustive, que les acteurs ont pu chaque fois
faire appel au « surplus de validité » associé aux principes de
reconnaissance, quand il s’agissait de légitimer leurs aspirations à une vie
digne d’être vécue, tant sur le plan affectif que sur celui du respect de leurs
droits et de la juste valorisation sociale de leurs contributions individuelles.
Par leur généralité, les principes de reconnaissance fournissent un
vocabulaire normatif dans lequel les mouvements sociaux ont pu puiser
pour faire valoir leurs attentes légitimes de reconnaissance. Dans le sous-
titre à La Lutte pour la reconnaissance, Honneth présentait l’idée d’une
« grammaire morale des conflits sociaux ». Face à une interprétation
utilitariste des mouvements sociaux, il soulignait que les luttes ne relèvent
pas seulement d’intérêts particuliers, mais aussi d’attentes morales de
reconnaissance formulées dans les trois registres de l’amour, du droit et de
la solidarité sociale78.
La conception de la justice sociale défendue par Honneth, qui se
démarque d’autres approches contemporaines par son pluralisme et par la
place prédominante accordée à la dynamique des luttes, s’appuie sur une
« théorie normative de la modernité »79. Par rapport à des formes
traditionnelles et homogènes de vie sociale, les sociétés modernes se
caractérisent par une différenciation fonctionnelle interne. Elles se sont
historiquement différenciées en divers champs d’activité sociale, comme
ceux de la famille, du droit, de l’économie et de la politique. Or c’est
précisément dans le cadre des sociétés modernes et de leur différenciation
interne que les individus ont été en mesure de bénéficier d’une
reconnaissance des multiples facettes de leur « dignité » morale :
« L’ampleur de l’autonomie individuelle grandit à mesure que croît le
nombre de domaines sociaux fonctionnels dont le caractère est marqué par
des formes de reconnaissance mutuelle.80 »
Avec l’apparition des sociétés modernes, la reconnaissance de
l’individualité morale de chacun des sujet s’est en même temps
accompagnée de la possibilité d’une inclusion croissante de tous les
concernés. La réversibilité, chère au Hegel de la Phénoménologie de
l’esprit, du « Je » dans le « Nous » et du « Nous » dans les « Je » a trouvé à
s’incarner dans la structure normative des sociétés modernes. Les « luttes
pour la reconnaissance » ont contribué de manière décisive à ce double
processus d’individualisation et d’inclusion sociale croissante en ce qu’elles
ont permis aux principes de reconnaissance de s’intensifier qualitativement
et de s’élargir quantitativement, tantôt en améliorant la qualité des rapports
de reconnaissance, tantôt en intégrant un nombre toujours plus grand de
participants dans les champs institutionnels de la reconnaissance.
Comparées aux sociétés traditionnelles, les sociétés modernes
représentent un « progrès moral ». À cet égard, Honneth adopte le point de
vue d’une philosophie de l’histoire affirmant la supériorité normative des
sociétés modernes sur les formes antérieures de vie sociale. Sa théorie de la
justice sociale le conduit in fine à défendre une « solide conception du
progrès »81. Mais il ne se rend pas pour autant aveugle aux régressions et
aux retards qu’un tel « progrès moral » accuse. Il suffit de se rappeler les
phénomènes de machisme, de chauvinisme, de racisme, d’autoritarisme et,
de manière générale, toutes les formes de domination et d’exploitation qui
se sont produites au cours de l’histoire moderne, pour se convaincre que le
« progrès » ne suit pas une ligne droite, tracée d’avance. En dépit des aléas
et même des catastrophes de l’histoire plus ou moins récente, l’idéal quasi
utopique d’une société juste où chacun se verrait reconnaître la chance de
développer son individualité et où, simultanément, l’inclusion sociale de
tous serait garantie demeure cependant un critère normatif indispensable
pour juger des évolutions ou des régressions que connaissent les sociétés
modernes contemporaines. Ce n’est qu’à l’aide d’un tel critère de société
juste que nous sommes véritablement en mesure de départager les avancées
réelles de la reconnaissance de ses reculs, les réussites de ses échecs.
Malgré « l’optimisme » de sa philosophie de l’histoire, Honneth admet,
sous certaines conditions, l’occurrence de formes perverties de
reconnaissance. De vectrice d’émancipation, la reconnaissance peut dans
certains cas basculer en une « idéologie ». La reconnaissance prétendument
distillée par un certain discours managérial dans les entreprises qui exhorte
à l’autonomisation des salariés et des employés, sans que leur soient donnés
les moyens nécessaires à une telle autonomisation, en fournit un exemple
parmi d’autres. Critiquer la « reconnaissance comme idéologie » revient
alors à confronter les discours de ce type à leurs propres contradictions, à
leur « incapacité structurelle de pourvoir aux conditions matérielles de
réalisation effective des qualités nouvelles des personnes concernées »82.

66. La Lutte pour la reconnaissance, p. 289 : « Par le concept d’éthicité, nous désignons maintenant
l’ensemble des conditions intersubjectives dont on peut prouver qu’elles constituent les présupposés
nécessaires de la réalisation individuelle de soi. »
67. « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 53 : « Dans sa participation à un monde social
vécu où il est possible de rencontrer chacun des trois modèles de reconnais­ sance, sous une forme
concrète ou une autre, le sujet peut se référer à lui-même sous les modalités positives de la confiance
en soi, du respect de soi et de l’estime de soi. »
68. « Reconnaissance et justice ».
69. « La théorie de la reconnaissance : une esquisse », p. 136.
70. Voir à ce propos le recueil de textes d’A. Berten, P. Da Silviera, H. Pourtois (éd.), Libéraux et
communautariens, Paris, PUF, 1997.
71. La Lutte pour la reconnaissance, p. 288-289.
72. « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 53-54 : « La liberté de se réaliser soi-même
dépend de conditions qui ne sont pas à la libre disposition du sujet humain mais ne sont remplies que
grâce aux partenaires de l’interaction. Les différents modèles de reconnaissance représentent des
présuppositions intersubjectives que nous devons nécessaire­ ment ajouter à notre réflexion si nous
voulons décrire les structures générales d’une vie réussie. »
73. J. Rawls, Théorie de la justice (1973), Paris, Seuil, 1997.
74. « Justice et liberté communicationnelle. Réflexions à partir de Hegel », p. 54 : « Notre conception
de la justice perd tout caractère de théorie distributive et prend la forme d’une théorie normative de la
communication : car les principes de la distribution équitable sont remplacés par ceux qui se
rapportent à la garantie par l’État des présupposés de la reconnaissance mutuelle. »
75. Dans son tout premier ouvrage, Honneth tentait de réhabiliter théoriquement le motif de la
conflictualité sociale face au modèle communicationnel de Habermas. Voir A. Honneth, Kritik der
Macht. Reflexionstufen einer kritischen Gesellschaftstheorie, Francfort, Suhrkamp, 1986.
76. La Lutte pour la reconnaissance, p. 158.
77. « Justice et liberté communicationnelle », p. 62 : « Chacun des trois principes normatifs, qu’il
s’agit de défendre en vue de l’autonomie individuelle de chacun, posséderait un excédent
sémantique, exigeant plus de justice spécifique à chaque sphère qu’il n’y en a déjà réalisée dans les
pratiques et les institutions existantes. »
78. La Lutte pour la reconnaissance, p. 273 : « À la différence de tous les modèles utilitaristes, notre
concept de lutte sociale suggère que les motifs de résistance et de révolte sociale se constituent dans
le cadre d’expériences morales qui découlent du non-respect d’attentes de reconnaissance
profondément enracinées. »
79. Les Pathologies de la liberté, p. 85.
80. « Justice et liberté communicationnelle », p. 58.
81. « La reconnaissance comme idéologie », in La Société du mépris, p. 258.
82 . Ibid., p. 272.
III

Redistribution ou reconnaissance ?

En 2003, Honneth s’est engagé avec la philosophe américaine Nancy


Fraser dans une « controverse philosophico-politique »83, dont l’importance
est grande dans son parcours puisqu’elle lui permettra d’éclaircir voire
d’infléchir certains aspects de sa théorie de la reconnaissance. Leur
controverse porte principalement sur le changement de paradigme qui serait
intervenu dans nos conceptions de la justice. À partir des années 1970 et
1980, nous serions passés d’un modèle de justice centré autour de la
redistribution économique à un nouveau modèle attentif à la reconnaissance
des identités. Les politiques sociales qui, dans l’esprit « keynésien » de
l’après-guerre, visent à une répartition plus équitable des ressources
économiques jouxtent désormais les « politiques de l’identité ». Fraser et
Honneth sont d’accord pour ne pas réduire l’ensemble de ces nouveaux
mouvements à de simples épiphénomènes de la « lutte des classes » qui
traverse l’économie capitaliste. Mais s’ils s’accordent à rejeter une
interprétation utilitariste (ou « économiciste ») des luttes pour la
reconnaissance, ils divergent autant sur les réponses à apporter au prétendu
changement de paradigme que sur les conséquences normatives et
sociologiques à en tirer.
FACE AU CHANGEMENT DE PARADIGME
Face à l’évolution d’un modèle de la redistribution à un modèle de la
reconnaissance, Fraser appréhende les problèmes de justice sociale dans
une perspective « bidimensionnelle ». Son « dualisme perspectiviste » doit
permettre de trancher le dilemme devenu intenable entre redistribution et
reconnaissance. Pour ce faire, elle imagine un spectre général des injustices
sociales, aux deux extrémités duquel figurent, d’une part, l’exploitation
économique (dont les injustices de classe forment l’exemple type) et, de
l’autre, la stigmatisation des identités (à l’image des dénis de
reconnaissance dont sont victimes les minorités culturelles ou sexuelles).
Repris respectivement à Marx et à Weber, les concepts de « classe » et de
« groupes statutaires » correspondent aux deux dimensions de la
redistribution et de la reconnaissance. La »classe » désigne la position qu’‐­
occupe un ensemble d’individus dans la structure matérielle de l’économie
capitaliste ; le « groupe statutaire » renvoie à l’honneur et au prestige dont
bénéficie (ou non) un ensemble d’individus en fonction des valeurs
culturelles dominantes. Au regard des deux types d’injustice sociale, la
distinction entre redistribution et reconnaissance doit être à la fois préservée
et nuancée84. Pour Fraser, il s’agit en effet de sauvegarder les spécificités de
l’exploitation économique et des stigmatisations culturelles, tout en
considérant au cas par cas leur possible hybridation.
Un exemple de cas « mixte » examiné par Fraser est celui de la division
sexuelle du travail liée au genre. Le partage « andro­ centrique » entre des
activités dites « productives », connotées « masculines », et des activités
dites « reproductives », réputées « féminines », conduit à rémunérer les
unes et non pas (ou d’une manière moindre) les autres. Dans ce cas, les
injustices de redistribution et de reconnaissance se recoupent. Le « dualisme
perspectiviste » de Fraser a l’avantage de dégager la particularité du cas
« mixte » représenté par les injustices de genre, sans pour autant rabattre,
dans un geste qu’elle qualifie de « culturaliste », la redistribution à de purs
et simples enjeux de reconnaissance85. Afin de remédier aux injustices qui
relèvent à la fois des inégalités économiques et des dénis de reconnaissance,
un modèle adéquat de justice sociale doit donc être en mesure d’intégrer le
meilleur des politiques redistributives et le meilleur des politiques de la
reconnaissance en préservant néanmoins les spécificités propres aux unes et
aux autres. Le mot d’ordre politique doit être : « pas de redistribution sans
reconnaissance », et inversement « pas de reconnaissance sans
redistribution »86.
Honneth défend une position sinon diamétralement opposée du moins
difficilement conciliable avec celle de Fraser. Il met tout d’abord en doute
l’analyse historique, avancée pour la première fois par Taylor87, suivant
laquelle un profond changement de paradigme serait survenu parmi nos
conceptions de la justice. Honneth n’est pas convaincu que nous ayons
assisté ces dernières décennies à une transformation radicale de nos
conceptions de la justice. Il insiste plus fortement que Fraser et Taylor sur la
linéarité et la continuité des conflits sociaux à l’ère moderne. Honneth note
ainsi que « les mouvements relevant aujourd’hui d’une “politique de
l’identité” sont aussi peu réductibles aux seuls objectifs culturels que les
mouvements traditionnels de résistance de la fin du XIXe ou du début du
XXe siècle le sont aux seuls objectifs matériels ou juridiques »88. D’après
lui, les mouvements sociaux se laissent dans leur grande majorité
appréhender comme autant de luttes pour la reconnaissance, à condition
toutefois de prendre en considération la diversité des registres de
reconnaissance que les acteurs de ces luttes ont su mobiliser dans
l’expression de leurs attentes et de leurs revendications.
Par contraste avec le « dualisme perspectiviste » de Fraser, Honneth
avance un monisme différencié de la reconnaissance. Dans la mesure où les
structures morales des sociétés modernes ont pour assise des relations de
reconnaissance qui elles-mêmes revêtent différentes formes (amoureuse,
juridique, sociale), il est possible d’analyser les luttes pour une meilleure
redistribution économique comme provenant d’attentes de reconnaissance
en principe légitimes mais de fait insatisfaites. Les revendications
matérielles peuvent ainsi être interprétées comme une variante des conflits
portant sur la juste application du principe de solidarité au niveau de la
troisième forme de reconnaissance. Honneth en conclut que « la lutte pour
la redistribution est une lutte pour la définition culturelle de ce qui fait
d’une activité sociale une activité socialement nécessaire et précieuse »89.
Fraser et Honneth divergent en réalité sur le concept même de
reconnaissance. Tandis que Fraser entend par reconnaissance un « statut »
lié à la position qu’occupent les individus et les groupes au sein d’une
hiérarchie de valeurs culturelles, Honneth se fonde, à partir de son
anthropologie historique, sur une conception plus étendue de la
reconnaissance en tant que dimension essentielle de la nature humaine et
résultat historique d’un processus de différenciation propre aux sociétés
modernes.
QUESTIONS DE NORMATIVITÉ ET DE THÉORIE SOCIALE
À la controverse initiale sur le changement de paradigme se sont ajoutés
deux autres points de discorde. Le premier concerne les conceptions de la
justice des sociétés modernes. La norme de justice qui doit prévaloir selon
Fraser est celle d’une « parité de participation » de toutes les personnes
concernées à l’espace public. Ce principe de justice « requiert des
dispositions sociales telles que chaque membre (adulte) de la société puisse
interagir en tant que pair avec les autres »90. Conformément à une
conception « bidimensionnelle » de la justice, la parité doit pouvoir être
assurée tant sur le plan des conditions matérielles, au moyen d’une égale
répartition des ressources économiques, que sur celui des conditions
culturelles, à travers une reconnaissance adéquate des identités.
Le principe d’une « parité de participation » n’est pas complètement
étranger à la conception de la justice développée par Honneth. Il n’est en
tout cas pas si éloigné de l’idée d’une individualisation s’accompagnant
d’une inclusion sociale croissante de tous les membres concernés. Mais
Honneth adresse à Fraser un reproche comparable à celui qu’il formule
contre le procéduralisme de Rawls. À l’instar des principes universels de
justice construits par Rawls à partir d’une « position originaire », la norme
d’une « parité de participation » se montre aveugle à la pluralité des
principes de justice qui constituent l’horizon normatif de la vie éthique
moderne. Avant de s’engager dans la définition abstraite d’une norme
universelle, une théorie de la justice sociale doit prêter attention aux
différents registres de reconnaissance et à leur « grammaire morale », dans
lesquels puisent les acteurs pour exprimer leurs attentes de reconnaissance.
Face au caractère relativement abstrait de la norme de « parité de
participation », Honneth réaffirme la nécessité pour les individus de se voir
structurellement garantir une chance égale de participer à des rapports
satisfaisants de reconnaissance sur les plans de l’amour, de l’égalité
juridique et de la solidarité. Bénéficier de la participation à de tels rapports
de reconnaissance forme la condition nécessaire au développement d’un
rapport positif à soi en termes de confiance, de respect et d’estime de soi. À
la différence de Fraser, Honneth entend ainsi adosser son modèle de justice
à un « concept formel de la vie bonne » en phase avec l’idéal de
« réalisation de soi » (Selbstverwirklichung) que les acteurs eux-mêmes
placent au cœur de leur conception d’une vie qui soit digne d’être vécue.
Le second point de discorde concerne la théorie sociale. L’opposition
entre redistribution et reconnaissance soulève indirectement une question
d’ordre sociologique, celle de l’articulation entre l’économie et la culture et,
plus largement, des liens qu’entretiennent l’intégration matérielle et
l’intégration normative des sociétés humaines. Elle pourrait se résumer de
la façon suivante : le champ économique relève-t-il uniquement des
mécanismes anonymes de reproduction du marché (selon un mode
d’intégration systémique) ou repose-t-il également sur des valeurs et des
normes (selon un mode d’intégration socioculturelle) ? Fraser semble
pencher en faveur de la première option, même si son dualisme
perspectiviste l’amène à reconnaître le caractère historiquement flottant du
partage entre économie et culture. En concevant la séparation entre sphère
économique et sphère culturelle comme un fait historique récent, propre aux
sociétés capitalistes modernes, elle n’entend pas assumer à ce sujet une
thèse particulièrement forte91.
Honneth conteste résolument un tel partage, y compris d’un point de vue
historique, en ce qu’il revient à comprendre l’économie comme une sphère
dont le mode de fonctionnement ne ferait appel à aucune valeur et à aucune
norme. Il fait remarquer que même le champ en apparence autorégulé de
l’économie capitaliste, avec son impératif de maximisation des taux de
profit, doit recourir à des valeurs et à des normes afin d’asseoir sa légitimité
auprès des acteurs qui le reproduisent. En tant que telles, ces valeurs et ces
normes ne relèvent pas (en tout cas, pas strictement) d’une logique
économique de calculs rationnels92. Parmi les valeurs et les normes dont le
marché économique aurait en quelque sorte besoin pour se légitimer, on
retrouve au premier plan les principes du droit (le droit de propriété privée
en est un parfait exemple) et de contribution sociale (à l’image du principe
« méritocratique » lié au travail). Dans la mesure où l’intégration morale
des sociétés modernes repose sur des principes institutionnalisés de
reconnaissance, Honneth estime que la sphère économique du marché ne
fait pas exception à la nécessité d’une légitimation et d’une justification
morales auprès de celles et ceux qui le reproduisent quotidiennement.
DEUX DÉPLACEMENTS

La controverse entre Fraser et Honneth sur le changement de paradigme


ainsi que sur leurs conceptions de la justice sociale et sur l’articulation
sociologique entre économie et culture aura permis aux deux protagonistes
d’opérer un recentrage ou un déplacement de certaines de leurs positions
théoriques. S’agissant de Honneth, on peut repérer au moins deux
déplacements majeurs93. Fraser lui avait reproché de verser dans une
« psychologie morale de la souffrance prépolitique ». Elle soulignait par là
que les attentes de reconnaissance formulées par les acteurs ne fournissent
au mieux qu’un critère subjectif en réaction aux différentes formes
d’injustice dont ils s’estiment être les victimes. Mais le ressenti
psychologique des acteurs et leurs identités subjectives suffisent-ils
vraiment à fonder une conception solide de la justice sociale ? Le « danger
de psychologisation » pointé par Fraser a rejoint l’objection d’autres
auteurs, pour lesquels la théorie de la reconnaissance met trop
unilatéralement l’accent sur l’impact psychologique des dénis de
reconnaissance sans suffisamment éclaircir les critères normatifs sous-
jacents à ce genre d’expérience. L’attention portée par la théorie de Honneth
à la souffrance morale et aux formes vécues d’injustice ne lui permet pas de
correctement départager entre des attentes légitimes et des attentes
illégitimes de reconnaissance94. Le sentiment d’injustice éprouvé par une
infirmière qui estime sa rémunération n’être pas à la hauteur de sa
contribution individuelle à la communauté sociale et celui que ressent un
milliardaire face à une fiscalité qu’il juge trop forte sont-ils également
légitimes ?
Honneth pouvait répondre à cette objection en arguant de sa
reconstruction de principes universels de reconnaissance au fondement des
sociétés modernes. Du fait de leur implantation dans l’infrastructure morale
des sociétés modernes, de tels principes ne résultent pas du simple ressenti
psychologique ; ils possèdent une validité objective sur fond de laquelle les
acteurs peuvent exprimer leurs aspirations à une société plus juste. Par la
suite, Honneth clarifiera les critères de justice sur lesquels s’appuie sa
théorie de la reconnaissance en direction cette fois non plus d’une identité
subjective intacte, non blessée95, mais de l’accroissement d’une « liberté
sociale » au bénéfice de tous.
Le débat sociologique autour de l’articulation entre économie et culture
laisse entrevoir une autre difficulté qui touche à la manière dont Honneth
conçoit les liens entre ordres institutionnels et rapports intersubjectifs de
reconnaissance. Si, pour lui, l’économie de marché n’est pas exempte des
valeurs et des normes que véhicule la reconnaissance, cela signifie-t-il que
les institutions en général s’assimilent aux seuls rapports intersubjectifs de
reconnaissance ? Emmanuel Renault a soulevé la question en critiquant
chez Honneth son modèle « expressif » d’articulation entre institutions et
reconnaissance interpersonnelle. Pour Renault, le modèle théorique de
Honneth a pour limite de ne comprendre les institutions (la famille, la
sphère du travail, le droit, l’État…) que comme « l’expression » de modes
préexistants de reconnaissance intersubjective. Envisagées de cette façon,
« les institutions ne doivent pas être considérées comme des dispositifs
produisant par eux-mêmes la reconnaissance ou son déni, mais plutôt
comme l’institutionnalisation de rapports de reconnaissance qui relèvent
comme tels d’un niveau préinsitutionnel »96.
Face à Renault, Honneth pouvait rappeler que des institutions telles que
la famille, le travail ou l’État de droit ont pour effet de stabiliser, au niveau
des interactions sociales, les attentes de reconnaissance : l’institution « peut
être véritablement comprise comme une incarnation stabilisée de formes
spécifiques de reconnaissance que les sujets s’accordent mutuellement de
manière intersubjective en raison de qualités précises »97. L’effet de
stabilisation que produisent les institutions sur les rapports interpersonnels
de reconnaissance ne suggère pas qu’il existerait quelque chose comme une
intersubjectivité présociale en voie d’institutionnalisation. La critique de
Renault semble néanmoins avoir incité Honneth à affiner sa conception des
liens entre reconnaissance intersubjective et sphères institutionnelles. Dans
La Lutte pour la reconnaissance, il affirmait que « nous sommes
fondamentalement incapables de connaître toutes les formes
institutionnelles sous lesquelles peuvent s’accomplir certains actes
nécessaires de reconnaissance »98. Une telle affirmation était pour le moins
péremptoire et son auteur a dû admettre que les rapports interpersonnels de
reconnaissance ne se laissent que difficilement appréhender en dehors de
leur contexte institutionnel. Même s’agissant du cas de la reconnaissance
amoureuse où ce sont pourtant des individus en chair et en os qui
interagissent, des règles institutionnelles (l’idéal institutionnalisé de
« l’amour romantique » ou encore le cadre institutionnel de la famille
mononucléaire bourgeoise) sont à l’œuvre, fût-ce de manière souterraine.
La question des critères de justice et celle des liens entre reconnaissance
et institutions ont provoqué deux déplacements dans la pensée d’Axel
Honneth. Même s’ils n’introduisent pas de rupture radicale dans sa théorie
de la reconnaissance, le premier déplacement l’a conduit à redéfinir les
critères de justice autour de l’idée de « liberté sociale » ; le second à une
meilleure prise en compte de la dimension institutionnelle inséparable des
rapports de reconnaissance. Ces deux déplacements se sont opérés par une
relecture du Hegel de la maturité. Alors que Honneth s’était jusqu’à présent
essentiellement appuyé sur les écrits de jeunesse, son intérêt porté au Hegel
de la période berlinoise occasionnera des modifications dans son modèle
théorique. Dans la Philosophie du droit, qu’il fait paraître en 1820, Hegel
avance en particulier deux thèses dont Honneth s’inspirera : la première
veut que des relations satisfaisantes de reconnaissance dépendent du degré
de « liberté sociale » qu’elles permettent aux individus d’atteindre ; la
seconde que les rapports interpersonnels de reconnaissance s’inscrivent
dans le réseau institutionnel tracé par la vie éthique moderne. La
conjugaison de ces deux thèses devra préciser l’idée de « vie éthique
démocratique » que Honneth avait déjà évoquée à la fin de La Lutte pour la
reconnaissance et qui traverse l’ensemble de son entreprise philosophique.
83. N. Fraser, A. Honneth, Umverteilung oder Anerkennung ? Eine politisch-philosophische
Kontroverse, Francfort, Suhrkamp, 2003. L’ouvrage cosigné par Fraser et Honneth n’a toujours pas
fait l’objet d’une traduction vers le français.
84. N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La
Découverte, 2005, p. 58 : « La dimension de la reconnaissance correspond à l’ordre statutaire de la
société, et donc à la constitution, par des modèles de valeurs culturelles socialement établis, de
catégories culturellement définies d’acteurs sociaux, les groupes statutaires, chacun se distinguant par
l’honneur, le prestige et l’estime relatifs dont il jouit vis-à-vis des autres. La dimension de la
distribution correspond à la structure économique de la société, et donc à la constitution, au travers
du régime de propriété et des marchés du travail, de catégories d’acteurs économiquement définies,
les classes, qui se distinguent par leur dotation différenciée en ressources. »
85. Ibid., p. 66 : « Le dualisme perspectiviste permet de prendre en considération à la fois la
redistribution et la reconnaissance, sans réduire l’une à l’autre. » Concernant la critique du
« culturalisme », voir le débat de Fraser avec Butler (N. Fraser, « Hétérosexisme, déni de
reconnaissance et capitalisme. Une réponse à Judith Butler », in Le Féminisme en mouvements,
op. cit., p. 239-254).
86. N. Fraser, « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance », art. cit., p. 235-236.
87. Cf. C. Taylor, « La politique de la reconnaissance », art. cit.
88. « Reconnaissance et reproduction sociale », p. 56.
89. Ibid., p. 58.
90. N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ?, op. cit., p. 53.
91. Ibid., p. 83-84 : dans les sociétés capitalistes, « la dimension économique est relativement
découplée de la dimension culturelle, dans la mesure où les arènes soumises à la logique du marché,
dans lesquelles l’action stratégique prédomine, sont différenciées des arènes non soumises à cette
logique, dans lesquelles l’interaction régulée par les valeurs prédomine ».
92 . Honneth cite à l’appui un passage de Habermas avant que celui-ci n’introduise sa fameuse distinction entre système
et monde vécu : « Les sociétés capitalistes ont toujours été dépendantes de conditions marginales culturelles qu’elles ne
pouvaient engendrer d’elles-mêmes » (M. Hartmann, A. Honneth, « Les paradoxes du capitalisme : un programme de
recherche », in La Société du mépris, p. 285).
93. Après la controverse avec Honneth, Fraser s’est concentrée sur une tierce dimension à celle de la
redistribution et de la reconnaissance : la représentation politique. Voir en particulier N. Fraser, « Le
cadre de la justice dans un monde globalisé », in Le Féminisme en mouvements, op. cit., p. 265-270.
94. Cf. R. Forst, Kontexte der Gerechtigkeit, Francfort, Suhrkamp, 1996, p. 419-420.
95. Dans La Lutte pour la reconnaissance, Honneth parle de « l’idée positive que les sujets ont pu
acquérir d’eux-mêmes dans l’échange intersubjectif » (p. 223).
96. E. Renault, L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La
Découverte, 2004, p. 196.
97. « La reconnaissance comme idéologie », in La Société du mépris, p. 259.
98. La Lutte pour la reconnaissance, p. 325.
IV

Les institutions
de la reconnaissance

Dès l’époque de son débat avec Nancy Fraser, Honneth avait proposé une
actualisation de la Philosophie du droit de Hegel dans un ouvrage qui a été
traduit en français sous le titre Les Pathologies de la liberté. Son projet était
de relire la philosophie hégélienne du droit en vue d’en démontrer
l’actualité. Le pari sous-jacent à cette relecture était de montrer que la voie
tracée par Hegel offrait une alternative intéressante aux courants
aujourd’hui dominants en philosophie sociale et politique, qu’il s’agisse
d’un modèle néokantien relativement formel de justice ou d’une conception
néo-aristotélicienne de la vie bonne fondée sur une communauté de valeurs.
ACTUALITÉ DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT DE HEGEL
Actualiser la Philosophie du droit ne signifiait toutefois pas prendre pour
argent comptant l’ensemble des idées exposées par Hegel. Fidèle là encore
à une ligne d’interprétation allemande, Honneth se démarque de la lettre du
texte hégélien sur au moins deux points. Il entend, tout d’abord, ne pas
endosser les prémisses métaphysiques sur lesquelles Hegel construit son
système philosophique. Selon Honneth, Hegel aurait défendu une forme de
« monisme » philosophique dans lequel l’esprit serait au principe de toutes
choses et aurait développé une logique dialectique qui nous serait « entre-
temps devenue complètement incompréhensible »99. Le cadre résolument
matérialiste et post-métaphysique de la pensée philosophique
contemporaine enjoint de nous délester de ces embarrassantes prémisses.
Honneth récuse ensuite chez Hegel sa conception non démocratique de
l’État. Le modèle hégélien d’un État fort auquel les citoyens seraient
unilatéralement subordonnés sans bénéficier en retour de la possibilité
d’exercer un quelconque contrôle sur les institutions politiques se trouve
aujourd’hui en porte-à-faux avec nos attentes démocratiques les plus
élémentaires. À travers sa réactualisation de la Philosophie du droit,
Honneth souhaite nous donner l’image d’un Hegel à la fois démocratisé et
débarrassé de sa métaphysique de l’esprit.
Si l’on fait exception de ses prémisses métaphysiques et de sa conception
non démocratique de l’État subsiste chez Hegel un geste philosophique
puissant dont Honneth entend souligner la pertinence toujours actuelle. Ce
geste consiste à développer, à partir d’une critique de certaines conceptions
inadéquates de la liberté qui ont prévalu à l’ère moderne, une théorie de la
justice fondée sur l’idée de « liberté communicationnelle » ou de « liberté
sociale ». Hegel distingue dans sa Philosophie du droit trois sphères de
liberté correspondant à ce qu’il appelle le droit juridique abstrait, la
moralité intérieure et la vie éthique. Honneth interprète ces trois
dimensions, juridique, morale et éthique, de la liberté comme autant de
modèles au travers desquels les sujets des sociétés modernes ont compris la
notion de liberté individuelle. Au droit juridique abstrait est associée la
« liberté négative » d’un sujet porteur de certains droits inaliénables
(comprenant le droit à l’intégrité physique et morale de sa personne, le droit
de propriété privée et la liberté contractuelle) ; à la moralité, la « liberté
réflexive » d’un sujet qui, ayant librement conscience de ses propres actes
et intentions, en assume la responsabilité ; et à la vie éthique la « liberté
sociale » d’un sujet participant à une série d’interactions au sein des sphères
institutionnelles (la famille, le marché, l’État) qui constituent la « vie
éthique » (Sittlichkeit) moderne.
La force philosophique de Hegel aura été de montrer la supériorité du
modèle de la « liberté sociale » sur les deux autres modèles de liberté qu’on
peut, en comparaison, qualifier d’»individualistes ». Par rapport aux
modèles « individualistes » de liberté, la supériorité de la « liberté
communicationnelle » consiste dans le fait de concevoir les sujets non plus
comme isolés et atomisés les uns par rapport aux autres, mais comme
prenant part à des sphères d’interaction sociale où l’exercice par chacun de
sa liberté individuelle s’avère complémentaire à celle de tous les autres.
L’exemple que Honneth emprunte à Hegel pour rendre compte de ce
modèle de la « liberté sociale » est celui de la relation amoureuse : les
sentiments qu’éprouvent l’un pour l’autre deux amants signifient non pas
une restriction de leurs libertés individuelles mais au contraire un
élargissement volontaire de leurs capacités d’agir dans le monde. À travers
le sentiment amoureux, les amants limitent d’autant plus volontiers leurs
libertés individuelles au profit d’autrui que leur acte d’autolimitation est
réciproque. Hegel remarque ainsi que « l’amour désigne la conscience de
l’unité que je forme avec quelqu’un d’autre, de telle sorte que je ne sois pas
isolé pour moi, mais qu’il ne me soit possible d’acquérir la conscience de
moi que par la suppression de mon être-pour-soi et par la connaissance de
moi-même comme d’une unité que je forme avec l’autre et que l’autre
forme avec moi »100.
Nous retrouvons dans ce passage de la Philosophie du droit les
caractéristiques essentielles de la reconnaissance mutuelle comme l’‐­
expérience morale d’une autolimitation réciproque des libertés
individuelles. Mais Honneth insiste désormais plus nettement
qu’auparavant sur la connexion nécessaire entre reconnaissance et liberté.
La nature de cette connexion est que la reconnaissance réciproque dont
bénéficient les individus au sein de la vie éthique doit fournir la condition
intersubjective nécessaire à l’autonomie individuelle : « L’autonomie
individuelle ne peut se développer que dans la mesure où il entretient des
relations de reconnaissance avec d’autres sujets, relations qui, suivant leur
forme, rendent possible une reconnaissance mutuelle de certains aspects de
la personnalité.101 » Le modèle de la « liberté communicationnelle »
entraîne, pour reprendre une expression de Hegel, un « gain en liberté
affirmative »102 par rapport aux deux autres modèles « individualistes ». À
l’image des relations amoureuses, ce gain consiste en ceci que les sujets
évoluant parmi les différentes sphères institutionnelles de la vie éthique sont
en mesure de participer à des rapports de reconnaissance au sein desquels
l’exercice par un individu de sa liberté se montre complémentaire (et non
pas en contradiction) avec celle de ses partenaires d’interaction.
Pour limités qu’ils soient par rapport à la « liberté sociale », les modèles
« individualistes » de la « liberté négative » et de la « liberté réflexive »
n’en font pas moins partie intégrante de la notion moderne de liberté et de
la conception que les membres des sociétés modernes ont appris à se forger
d’eux-mêmes. La liberté négative et la liberté réflexive offrent des voies de
sortie aux individus lorsque les conditions intersubjectives de leur
autonomie (que la vie éthique est censée leur fournir) ne sont pas (ou plus)
correctement remplies. En d’autres termes, ces deux types de liberté
marquent une possibilité de retrait vis-à-vis de l’ensemble des relations
sociales qui caractérisent la vie éthique. En bénéficiant de droits subjectifs
inaliénables ou en pratiquant une réflexion intérieure sur les motifs qui
guident leurs actions, les individus gardent la possibilité de se retirer de la
vie éthique. Mais, ajoute Honneth, ce retrait hors de la sphère éthique est en
même temps le symptôme d’une souffrance liée au fait d’être
« indéterminé », d’une « pathologie de la liberté ». Les individus « souffrent
d’indéterminité »103 lorsqu’ils se trouvent dans un rapport d’isolation et
d’abstraction vis-à-vis des autres partenaires d’interaction, phénomène
d’atomisation et d’isolement que seul le passage à la sphère éthique permet
de dépasser.
Le modèle de la « liberté communicationnelle » permet de pointer, sans
toutefois en minorer l’importance, les limites inhérentes à la « liberté
négative » et à la « liberté réflexive ». Les limites et les insuffisances de ces
modèles « individualistes » résident dans leur incapacité à saisir
correctement les conditions intersubjectives nécessaires au plein
développement de l’autonomie individuelle. Cette incapacité théorique se
traduit concrètement par une souffrance des individus, celle d’être réduits à
des éléments indéterminés, abstraits, isolés et atomisés les uns par rapport
aux autres. En montrant la supériorité de la « liberté sociale » sur la
« liberté négative » et la « liberté réflexive », Hegel nous propose en
quelque sorte une « critique thérapeutique » des modèles individualistes de
liberté, qui vise à détecter et à remédier à la souffrance liée au fait d’être
« indéterminé ».
D’après la lecture qu’en donne Honneth, Hegel dans sa Philosophie du
droit développe, sur fond de critique des autres conceptions inadéquates,
incomplètes, de la liberté individuelle, une théorie de la justice basée sur
l’idée de « liberté communicationnelle ». Honneth dégage ainsi à partir de
Hegel une théorie de la justice qui se donne ultimement pour objet de
« reconstruire systématiquement les étapes nécessaires par lesquelles la
volonté libre de chaque homme parvient, dans le présent, à la réalité
effective »104. Selon le modèle de la « liberté communicationnelle », une
société juste est une société dans laquelle la liberté de chacun est
conditionnée par la réalisation de la liberté de tous. Parallèlement à sa
critique de l’insuffisance des modèles « individualistes » de la liberté, Hegel
nous fraie un chemin inédit parmi les débats contemporains en philosophie
sociale et politique. À la croisée du principe kantien de l’autonomie
formelle de l’individu et de l’idée néo-aristotélicienne d’une communauté
de valeurs, Hegel laisse entrevoir une conception de la justice sociale en
termes de « liberté communicationnelle », où l’accent est mis sur les
conditions intersubjectives de l’autonomie individuelle. Son modèle de
justice calqué sur la « liberté communicationnelle » évite les travers
inhérents tant à une conception strictement « individualiste » de
l’autonomie personnelle qu’à une vision trop « substantialiste » de la
communauté de valeurs.
Dans sa Philosophie du droit, Hegel caractérisait la vie éthique moderne
par trois complexes institutionnels : la sphère de l’intimité familiale, la
sphère économique de la société civile et la sphère politique de l’État.
D’après Honneth, en mettant au jour la vie éthique des sociétés modernes,
l’idée de Hegel était de montrer que chacune de ces sphères contient, pour
les individus qui y prennent part, un potentiel d’apprentissage qui leur est
chaque fois propre : « Le sujet parvient au degré le plus élevé
d’individualité en ce qu’il apprend, par anticipation aux différentes sphères,
à disposer des schèmes et des motifs cognitifs qui s’ordonnent selon la série
qui part de la sensation [dans la famille], passe par la rationalité en finalité
[dans la société civile] et aboutit à la raison [dans l’État].105 » En
participant aux différentes sphères constitutives de la vie éthique moderne,
les individus sont amenés à décentrer progressivement leurs perspectives en
direction de leurs partenaires d’interaction. Dans la famille, les individus
apprennent à se rapporter à leurs propres « besoins » et à leurs
« sentiments » en étroite communication avec autrui. Dans la société civile,
ils visent à réaliser leurs « intérêts particuliers » en coordonnant leurs
actions sur le terrain de la coopération économique. Dans l’État,
l’apprentissage des individus se fait sur la base d’une communauté politique
où les citoyens se construisent une image positive d’eux-mêmes en termes
d’»estime ».
Honneth reproche cependant à Hegel d’être resté par trop tributaire de la
configuration institutionnelle de son époque. Fils de son temps, il nous
aurait livré une « analyse institutionnelle » de la société du début du
XIXe siècle, en lieu et place d’une « analyse structurelle et normative des
sociétés modernes »106. En témoigneraient, tout particulièrement, sa
conception datée des rapports entre les sexes au sein de la famille
(conception d’après laquelle le rôle de « chef de famille » revient en priorité
au mari) ainsi que sa défense rétrograde de la monarchie constitutionnelle.
En ce sens, actualiser la philosophie hégélienne du droit exige aussi pour
Honneth, à côté de la reprise d’une théorie communicationnelle de la justice
et de la « critique thérapeutique » des modèles « individualistes » de la
liberté, de prendre acte des transformations qu’ont connues, depuis la mort
de Hegel et le début du XIXe siècle, les principales institutions des sociétés
modernes.
INSTITUTIONNALISER LA « LIBERTÉ SOCIALE »
Dans son dernier ouvrage, Le Droit de la liberté, Honneth prolonge sa
tentative d’actualisation de la philosophie du droit hégélienne107. En
écartant les prémisses métaphysiques du système hégélien, Honneth doit
pouvoir proposer un outil méthodologique comparable à celui, jugé
obsolète, d’où était parti Hegel. La méthode censée se substituer aux
prémisses métaphysiques du système hégélien est appelée « reconstruction
normative ». La méthode de la reconstruction normative part de l’idée
d’une connexion nécessaire entre théorie de la justice et analyse sociale.
Honneth préconise d’articuler à nouveaux frais une réflexion sur les
principes de justice avec une analyse sociologique serrée des
transformations qu’ont connues les différentes sphères institutionnelles
modernes. La méthode reconstructive vise à dégager de la vie éthique
moderne les valeurs et les normes qui forment le cœur de la compréhension
morale que nous avons développée de nous-mêmes en tant que membres
des sociétés modernes. Elle se fonde sur une série de prémisses
méthodologiques dont la pertinence doit se vérifier à même la démarche qui
consiste à coupler systématiquement théorie normative de la justice et
analyse socio­ logique de la modernité, à mener de concert une réflexion de
nature normative et un diagnostic sur le développement historique des
sociétés modernes.
Une première prémisse part de l’idée selon laquelle toute société humaine
se reproduit sur la base d’une série d’idéaux et de normes communes qui
forment pour ainsi dire les « valeurs ultimes » en fonction desquelles les
individus socialisés se reconnaissent mutuellement, au cœur même des
pratiques et des institutions sociales, un ensemble de droits et de devoirs.
D’où une deuxième prémisse : si les valeurs et les idées ne prennent à leur
tour sens que du fait de leur inscription dans une série de pratiques et
d’institutions sociales, alors l’idée de justice ne peut être correctement
comprise de manière « constructiviste » ou « externaliste », mais
uniquement de manière « immanente » à la réalité sociale. Honneth entend
ainsi se démarquer d’autres théories contemporaines de la justice, qui,
comme Rawls ou Habermas, définissent d’abord a priori des principes
normatifs (celui d’une redistribution équitable ou d’une discussion sans
contrainte), pour ensuite seulement réfléchir à leur application dans la
réalité sociale.
En admettant que l’idée de justice ne plane pas au-dessus de la réalité
sociale mais qu’elle soit au contraire profondément ancrée en elle, on
pourrait reprocher à la méthode d’une reconstruction normative et à ses
prémisses de départ de basculer sinon dans un conservatisme au moins dans
une accommodation paresseuse avec les conditions sociales existantes.
Honneth doit donc préserver un espace de manœuvre suffisant pour
l’exercice d’une forme de critique sociale. Or, l’hypothèse selon laquelle les
valeurs et les idées sont profondément ancrées dans la vie sociale
n’implique pas forcément une affirmation béate ou cynique vis-à-vis de tout
ce qui existe. Il y a place, à condition d’interpréter la notion hégélienne de
« vie éthique » en des termes dynamiques, pour une évaluation critique des
conditions sociales existantes. Honneth dégage la possibilité d’une
« critique reconstructive » en montrant que le caractère « éthique » des
institutions dépend de leur capacité à réaliser effectivement l’ensemble des
valeurs et des idéaux dont elles sont censées être les porteuses. Autrement
dit, même si les normes et les valeurs sont enracinées dans la structure des
sociétés modernes, la réalité sociale existante n’épuise jamais tout à fait le
potentiel normatif que contiennent les différentes sphères institutionnelles
de la vie éthique moderne.
Après avoir clarifié dans ses grandes lignes les intentions de sa méthode
reconstructive, Honneth propose de considérer la liberté individuelle
comme la « valeur ultime » autour de laquelle gravite l’intégration
normative des sociétés modernes. La liberté des modernes se laisse
cependant comprendre de différentes façons, compréhensions divergentes
d’une même notion qu’il faut alors pouvoir départager et hiérarchiser entre
elles. Pour ce faire, Honneth s’aide des trois modèles de liberté tirés de sa
lecture de Hegel en réaffirmant la supériorité de la « liberté sociale » sur les
modèles « individualistes » concurrents de la « liberté négative » et de la
« liberté réflexive ». Par rapport à ses précédentes réflexions, il fait en outre
correspondre à chacun des modèles de liberté une conception spécifique de
la justice sociale. La « liberté négative » comprise comme l’absence
d’entraves extérieures va de pair avec une théorie contractualiste,
hobbesienne, de la justice où il s’agit de faire droit aux intérêts bien
compris des individus. La « liberté réflexive » entendue comme le rapport
conscient d’un sujet rationnel à ses propres actions débouche quant à elle
sur une conception kantienne de la justice qui est fonction des attentes
morales universalisables de chacun. À la « liberté sociale », enfin,
correspond un modèle de justice en termes de théorie de l’éthicité qui
appréhende la qualité des relations éthiques auxquelles participent des
individus socialisés. Par rapport à cette dernière, les limites des modèles de
justice associés à la « liberté négative » et à la « liberté réflexive » se situent
dans leur incapacité à saisir dans toute leur complexité les conditions
sociales nécessaires à la réalisation effective de la liberté. En raison de leur
abstraction et de leur aveuglement vis-à-vis des contextes socio-­historiques
particuliers, ces modèles de liberté et de justice en restent à l’énonciation
d’une possibilité de la liberté, mais sans jamais franchir le pas décisif
suivant qui considère l’effectuation de la liberté individuelle au sein de la
réalité sociale.
Honneth distingue deux dimensions à la « liberté sociale » : la « liberté
intersubjective » et la « liberté objective ». La « liberté intersubjective » est
celle en jeu dans la reconnaissance mutuelle des attentes formulées entre
des partenaires d’interaction ; la « liberté objective » renvoie quant à elle à
l’expérience d’une complémentarité des attentes morales sur la base de
normes institutionnelles définissant pour chacun quels sont ses droits et ses
obligations. Hegel dans sa Philosophie du droit comprenait déjà la liberté
effective comme « l’unité de la liberté subjective et de la liberté
objective »108, comme l’adéquation entre des attentes subjectives
particulières et des normes objectivement sédimentées dans le réseau
institutionnel de la vie éthique. Dans ses Manuscrits parisiens, Marx avait
avancé une conception relativement similaire de la liberté sociale, où la
coopération socio-institutionnelle formait la condition nécessaire à
l’effectuation de la liberté de tous109. En suivant les intuitions théoriques de
Hegel et du jeune Marx, la reconnaissance interpersonnelle (la « liberté
intersubjective ») prend toujours lieu et place dans les institutions de la vie
sociale (la « liberté objective »). L’entrecroisement de ces deux dimensions,
intersubjective et objective, de la liberté sociale explique pourquoi Honneth
parle désormais des « institutions de la reconnaissance » pour désigner
l’objet de sa théorie critique : « Les individus n’expérimentent et ne
réalisent la liberté effective que lorsqu’ils participent à des institutions
sociales marquées par des pratiques de reconnaissance réciproque.110 »
Le modèle de la « liberté sociale » propose un critère général de justice.
Pour ce critère, les institutions de la vie éthique doivent non seulement
fournir aux individus des règles et des symboles leur permettant d’identifier
les attentes de chacun et ainsi assurer la stabilité de leurs interactions
quotidiennes, mais de plus être structurées de manière à ce que les sujets
fassent concrètement l’expérience d’une liberté intersubjective résultant de
leur participation à une forme de vie éthique commune. La conception de la
justice concomitante au modèle de la « liberté sociale » est celle d’une
théorie de la vie éthique moderne qui examinera, sous la perspective d’une
« reconstruction normative », si les chances de participer pleinement à des
« institutions de la reconnaissance » sont ou non effectivement garanties. À
partir de là, Honneth peut déployer l’idée d’une théorie de la justice comme
analyse sociologique de la modernité, tout en préservant l’espace de
manœuvre nécessaire à un diagnostic critique sur l’évolution des sociétés
modernes et de leurs principales institutions.
Dans la continuité de Hegel et de sa Philosophie du droit, Honneth place
trois complexes institutionnels au cœur de son analyse sociologique : les
relations interpersonnelles (qui peuvent être d’ordre intime, amical ou
familial), les relations entre producteurs et consommateurs sur le marché, et
la sphère de l’espace public démocratique à laquelle participent les citoyens
d’une même communauté politique. Si ces sphères institutionnelles ont un
air de parenté avec celles traitées en son temps par Hegel (la famille, la
société civile, l’État), elles témoignent cependant d’importantes évolutions
qui nous éloignent de ses analyses plus qu’elles nous en rapprochent. La
tâche d’une « reconstruction normative », d’une théorie de la justice comme
analyse socio-historique de la modernité, sera précisément de mesurer la
distance qui nous sépare de Hegel.
Aux côtés des trois institutions formant le cœur de la vie éthique
moderne, Honneth traite également des institutions « non éthiques »,
périphériques pour ainsi dire, du droit positif et de la moralité subjective.
Celles-ci correspondent à l’institutionnalisation des modèles de la liberté
négative et de la liberté réflexive. Pour importantes qu’elles soient,
notamment parce qu’elles offrent la possibilité aux acteurs de se détacher
d’une vie éthique défaillante, les institutions du droit et de la moralité en
restent à la définition d’une liberté possible et non pas effective. Seules les
institutions éthiques de l’intimité, du marché et de l’espace public
démocratique fournissent les conditions de réalisation effective de
l’autonomie individuelle. À chacune de ces sphères institutionnelles est
associé un principe normatif qui lui-même s’avère inséparable de nos
interactions les plus quotidiennes. C’est ainsi qu’à la sphère des relations
interpersonnelles est associé le principe d’une réponse adéquate aux attentes
affectives de chacun, à celle du marché le principe d’une coopération libre
et équitable entre les agents économiques, et à celle de l’espace public
démocratique le principe d’une discussion sans contrainte qui mènera à des
prises de décision communes sur le vivre-ensemble111.
Ces trois sphères institutionnelles et leurs principes normatifs respectifs
ne sont pas sans rappeler les trois formes de reconnaissance (amoureuse,
juridique, sociale) d’où Honneth était parti dans ses travaux précédents.
Mais elles s’en détachent cependant par le fait que les rapports
interpersonnels de reconnaissance s’inscrivent à présent dans un réseau
d’institutions. Alors que dans La Lutte pour la reconnaissance il semblait
assumer que les modes de reconnaissance supplantent toujours leurs modes
concrets d’institutionnalisation, Honneth part désormais du présupposé que
les rapports de reconnaissance ne se laissent appréhender qu’à travers les
institutions de la vie éthique moderne. Il garde l’idée d’une conception
pluraliste de la justice sociale, mais en lui associant un ensemble de
principes normatifs que leur teneur distingue légèrement de ceux de
l’amour, du droit et de la coopération sociale.
Armé de la méthode de la « reconstruction normative » et du modèle de
justice véhiculé par la « liberté sociale », quel diagnostic critique pouvons-
nous poser sur l’évolution des différentes « institutions de la
reconnaissance » à l’époque moderne ? Quand il aborde le versant plus
sociologique de sa démarche, Honneth se montre relativement optimiste eu
égard à la première sphère institutionnelle, celle des relations
interpersonnelles. Qu’il s’agisse des liens d’intimité sexuelle dans le couple,
des rapports d’amitié ou encore des liens tissés au sein de la famille
mononucléaire, une tendance historique à la « démocratisation » se dessine,
au cours de laquelle il est devenu possible à chacun d’exprimer sur un pied
d’égalité ses besoins en termes d’affection et de sentiments. C’est en
particulier la « triade » formée par les parents et l’enfant au sein de la
famille contemporaine qui retient l’attention de Honneth. À la différence du
modèle « autoritaire » de la famille qui a prévalu pendant plusieurs siècles,
la personne de l’enfant est aujourd’hui de plus en plus reconnue dans sa
particularité et son individualité propre.
Le tableau se noircit s’agissant des deux autres sphères institutionnelles.
Honneth y repère des « évolutions perturbatrices » qui trahissent un
décalage entre les conditions institutionnelles existantes et les principes
normatifs du marché et de la sphère publique démocratique. Sous le coup de
la « désorganisation de l’économie capitaliste », le principe de coopération
sociale tend à être supplanté par une concurrence accrue, impitoyable, entre
les producteurs et consommateurs sur le marché. La sphère démocratique se
caractérise quant à elle par une poussée de « privatisation » qui a
notamment pour effet de provoquer auprès du public un sentiment
généralisé d’»apathie » et de désengagement vis-à-vis de la vie
citoyenne112.
L’analyse critique des « institutions de la reconnaissance » existantes
s’accompagne chez Honneth d’un espoir dans les différentes luttes sociales
qui devront permettre de contrecarrer les tendances à « l’évolution
perturbatrice » des sociétés modernes. Tout comme dans La Lutte pour la
reconnaissance, il insiste sur le moteur historique que représentent les luttes
pour l’émancipation et sur la signification particulière que revêtent ces
luttes à la lumière d’un « progrès moral » des sociétés modernes. De telles
luttes peuvent convoquer les normes que contiennent au moins
potentiellement les « institutions de la reconnaissance », tantôt afin de
veiller à leur application concrète, tantôt en vue de les intensifier et de les
élargir. Rien ne dit cependant que ces principes implantés dans les
institutions et les pratiques de la vie éthique moderne ne fassent eux-mêmes
un jour l’objet de profondes transformations. L’entreprise d’une
« reconstruction normative » proposée par Honneth dans Le Droit de la
liberté serait alors à reprendre à nouveaux frais. Mais tout porte à croire que
les luttes en cours ou à venir, qu’elles soient à tendance réformatrice ou
révolutionnaire, continueront de faire appel à la norme démocratique de la
« liberté sociale » comprise comme l’expérience d’une complémentarité
foncière entre des libertés individuelles participant à des rapports
institutionnalisés de reconnaissance réciproque. En ce sens, l’idéal d’une
« vie éthique démocratique » n’est pas seulement derrière nous, comme un
héritage livré par la modernité, mais aussi et surtout devant nous, au titre de
projet à réaliser.
99. Les Pathologies de la liberté, p. 25.
100. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 158, addition, p. 199.
101. « Justice et communication. Réflexions à partir de Hegel », p. 49.
102. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 149, addition, p. 194 (trad.
modifiée).
103. Les Pathologies de la liberté, p. 53. « Souffrir d’indéterminité » (Leiden an Unbestimmtheit) est
le titre original de l’ouvrage consacré à la réactualisation de la philosophie hégélienne du droit.
104 . Ibid., p. 172.
105 . Ibid., p. 104.
106 . Ibid., p. 124.
107. Das Recht der Freiheit. Grundriß einer demokratischen Sittlichkeit, Francfort, Suhrkamp, 2011.
Une traduction française est annoncée chez Gallimard.
108. G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 258, remarque, p. 334.
109. Marx supposait qu’au sein d’une production sociale véritablement humaine « nos productions
seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre » (K. Marx, « Notes de
lecture », in Œuvres. Économie II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 33).
110. Das Recht der Freiheit, op. cit., p. 94 (notre traduction).
111. Sur ce dernier point, Honneth rejoint les principes exposés par Habermas dans sa « théorie
discursive de la morale » (voir J. Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Champs-
Flammarion, 1992). La différence avec Habermas se situe dans l’accent particulier mis sur les
conditions institutionnelles nécessaires à la tenue d’une véritable discussion publique.
112. Honneth s’inscrit dans la lignée des analyses entamées par John Dewey dès la fin des années
1920 sur « l’éclipse du public » (voir J. Dewey, Le Public et ses problèmes, op. cit., p. 199 et
suivantes).
Conclusion

Le droit de la reconnaissance

La « vie éthique démocratique » constitue une idée centrale de la


philosophie morale, sociale et politique d’Axel Honneth telle que nous
l’avons parcourue depuis La Lutte pour la reconnaissance jusqu’à ses
derniers écrits. Elle indique que, pour pouvoir être considérée comme juste,
une société doit, à travers la pluralité des sphères institutionnelles qui la
composent, être structurée de manière à ce que chacun de ses membres
puisse prendre une part active à la « liberté sociale ». Dans le cadre de la vie
éthique moderne, voir ses besoins affectifs en termes d’amour et d’amitié
comblés, collaborer sur un pied d’égalité aux échanges économiques et
délibérer avec l’ensemble de ses concitoyens sur les affaires publiques
forment autant de conditions nécessaires à la réalisation effective de
l’autonomie des individus. Bénéficier de telles conditions suppose de
pouvoir participer à des relations satisfaisantes de reconnaissance fondées
sur le respect mutuel des diverses facettes – affective, sociale, politique – de
leur « dignité » morale.
Nous avons insisté sur deux thèses majeures chez Honneth qui s’avèrent
finalement liées de manière étroite à l’idée d’une « vie éthique
démocratique ». La première veut que les attentes de reconnaissance
formulées par des individus ou des groupes sociaux possèdent un droit
légitime lorsqu’elles concourent au maintien, à l’intensification ou à
l’élargissement de la « liberté sociale » de tous les concernés. La seconde
que les relations de reconnaissance s’inscrivent dans des pratiques et des
institutions sociales, qui, prises ensemble, constituent la vie éthique
moderne. Le potentiel critique qui se dégage de la conjugaison de ces deux
thèses est d’examiner si les institutions de la reconnaissance (la famille, le
marché, l’espace public) auxquelles quotidiennement nous participons
méritent ou non le qualificatif de « démocratiques », au sens où en elles la
« liberté sociale » tendrait à effectivement se réaliser.
On peut résumer l’entreprise philosophique de Honneth, de La Lutte pour
la reconnaissance jusqu’au Droit de la liberté, à une tentative de
circonscrire, à partir de l’idée de « vie éthique démocratique », un « droit de
la reconnaissance », où le terme de « droit » ne doit cependant pas être
restreint à son sens juridique, mais être élargi à une manifestation, à la fois
subjective et objective, individuelle et institutionnelle, de la liberté
humaine. Car si le droit est une prérogative des sujets, les conditions
nécessaires à l’exercice de leurs libertés individuelles amènent à considérer
en même temps un « droit de l’objectivité »113. Autrement dit, il n’y a pas
d’effectuation véritable de la « liberté subjective » des individus en dehors
de la « liberté objective » sédimentée dans les institutions et les pratiques
sociales auxquelles ils prennent part.
Le « droit de la reconnaissance », au sens large d’une manifestation à la
fois subjective et objective de la liberté humaine, revient à poser un droit
fondamental, accordé en principe à chacun des membres de la société, de
mener une vie éthique réussie au sein des institutions. Le droit « subjectif »
à la reconnaissance dont chacun bénéficie s’accompagne du droit
« objectif » de la reconnaissance que doivent pouvoir garantir des
institutions sociales pour être perçues comme justes. En allemand (Recht)
comme d’ailleurs en latin (jus), le droit implique les notions de « justice »
(Gerechtigkeit) et de « justification » (Rechtfertigung). Le « droit de la
reconnaissance » tire sa justification de l’idéal de justice sociale véhiculé
par une « vie éthique démocratique » dans laquelle « tous s’orientent en
fonction de principes ou d’institutions qu’ils peuvent eux-mêmes
comprendre comme des fins rationnelles de leur autoréalisation »114.
Si l’on pose aujourd’hui avec Honneth un regard attentif sur les
« évolutions perturbatrices » que connaissent les sociétés contemporaines,
on ne peut que constater la manière dont le droit de la reconnaissance
découlant de l’idée de « vie éthique démocratique » se trouve malmené,
voire bafoué. La solitude affective dans laquelle les individus sont plongés,
la concurrence impitoyable à laquelle ils sont sommés de se livrer sur le
marché, l’apathie qu’ils éprouvent vis-à-vis de la vie publique sont
quelques-uns des symptômes révélateurs des « pathologies » dont souffrent
les sociétés contemporaines. Face à de tels phénomènes, l’espoir subsiste
que se renforceront les luttes visant à affirmer le droit de la reconnaissance
dans ses dimensions tant subjectives qu’objectives, tant individuelles
qu’institutionnelles, afin que chacun puisse « mener une vie universelle »
digne d’être vécue.

113. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 132, remarque, p. 227.
114. « Une pathologie sociale de la raison », in La Société du mépris, p. 107.
Bibliographie

Ne sont repris ci-dessous que les ouvrages et articles d’Axel Honneth


actuellement disponibles en traduction française.
OUVRAGES
La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2000.
La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.
Les Pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, Paris,
La Découverte, coll. « Théorie critique », 2008.
La Réification. Petit traité de Théorie critique, Paris, Gallimard, coll. « NRF-essais », 2007.

ARTICLES
« Reconnaissance », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale,
Paris, PUF, 1996, p. 1272-1278.
« Reconnaissance et justice », Le Passant ordinaire, n° 38, janvier-février 2002, article consultable
en ligne à l’adresse http://www.passant-ordinaire.com/revue/38-349.asp (dernière consultation
15 juin 2013).
« La théorie de la reconnaissance : une esquisse », Revue du MAUSS, n° 23, 2004, p. 134-136.
« L’autonomie décentrée. Les conséquences de la critique moderne du sujet pour la philosophie
morale », in M. Jouan (éd.), Psychologie morale, Paris, Vrin, 2008, p. 347-363.
« Reconnaissance et reproduction sociale », in J.-P. Payet, A. Battegay (dir.), La Reconnaissance à
l’épreuve : explorations socio-anthropologiques, Lille, Le Septentrion, 2008, p. 45-58.
« Du désir à la reconnaissance. La fondation hégélienne de la conscience de soi », in M. Jouan,
S. Laugier (dir.), Comment penser l’autonomie ?, Paris, PUF, 2009, p. 21-40.
« Justice et liberté communicationnelle. Réflexions à partir de Hegel », in A. Caillé, C. Lazzeri (dir.),
La Reconnaissance aujourd’hui, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 43-64.
Titres parus dans la même collection

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l’homme occidental
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l’injustice de la loi
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Bernanos,
militant de l’éternel
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l’exigence de la vérité
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la condition de l’homme
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l’argumentation juridique
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le libéralisme des opprimés
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Sieyès,
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Tocqueville,
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La Tragédie grecque,
la scène et le tribunal
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Michel Villey,
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Voegelin,
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Voltaire,
le procureur des Lumières
Ghislain Waterlot
Michael Walzer,
le pluralisme et l’universel
Justine Lacroix
Simone Weil,
l’attention au réel
Robert Chenavier
Orson Welles,
la règle du faux
Johan-Frédérik Hel-Guedj
« Le bien commun »
Collection dirigée
par Antoine Garapon

Plus personne ne peut ignorer le droit. D’où la tâche essentielle d’assurer


la pédagogie des acteurs de la vie démocratique – élus, magistrats,
travailleurs sociaux, étudiants, enseignants – directement confrontés aux
évolutions parfois déroutantes de notre monde. Les auteurs classiques ou
contemporains, dont les œuvres ouvrent des perspectives parfois inédites
sur le droit, peuvent-ils enrichir la morale de nos démocraties ? Peut-on
expliquer la pensée d’un auteur en quelques pages sans la dénaturer ?
Ce sont les défis que cette collection a voulu relever en présentant ces
ouvrages. En ces temps troublés où la démocratie est traversée par le doute,
la philosophie ne doit pas être réservée à quelques-uns : elle est également
recherche commune de la sagesse, c’est-à-dire notre bien commun.
Antoine Garapon est magistrat. Après avoir été juge pour enfants pendant
douze ans, il est aujourd’hui secrétaire général de l’Institut des hautes
études sur la justice (IHEJ) et membre du comité de rédaction de la revue
Esprit.
Table des matières

Couverture
4e de couverture
Copyright
Titre
Dedicace
Citation
Introduction
LA RECONNAISSANCE EN DÉBAT
VERS UNE « VIE ÉTHIQUE DÉMOCRATIQUE »
I - La reconnaissance et ses luttes
UN THÈME HÉGÉLIEN
LES TROIS FORMES DE RECONNAISSANCE
UNE ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE
II - Une conception de la justice sociale
AMOUR, ÉGALITÉ, SOLIDARITÉ
LE « PROGRÈS MORAL » ENTRAÎNÉ PAR LES LUTTES
III - Redistribution ou reconnaissance ?
FACE AU CHANGEMENT DE PARADIGME
QUESTIONS DE NORMATIVITÉ ET DE THÉORIE SOCIALE
DEUX DÉPLACEMENTS
IV - Les institutions de la reconnaissance
ACTUALITÉ DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT DE HEGEL
INSTITUTIONNALISER LA « LIBERTÉ SOCIALE »
Conclusion - Le droit de la reconnaissance
Bibliographie
OUVRAGES
ARTICLES
Table des matières
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