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Sociologie critique, sociologie morale

Jean-Louis GENARD1

Cet article partira d’un constat : celui selon lequel la sociologie critique actuelle tend de plus
en plus à se trouver adossée à des fondements moraux ou éthiques, alors que dans la tradition
critique héritée principalement du marxisme la morale se trouvait par principe discréditée,
renvoyée au rang des « idéologies » et que l’ambition morale apparaissait souvent associée au
vocabulaire volontiers méprisant de la « moralisation ». Cette reconnexion de la sociologie
critique avec la question de la morale ne manque pas de poser question puisqu’elle invite à
une réouverture sur de nouveaux frais de l’ancienne antinomie de la liberté et du
déterminisme, qu’elle repose la question des conditions d’une articulation des ambitions
objectivantes de la sociologie comme science et d’ambitions critiques exigeant l’explicitation
d’appuis normatifs, ou encore qu’elle appelle à une réflexion sociologique sur la morale alors
même que la sociologie de la morale apparaît à l’évidence comme un des parents pauvres de
la discipline sociologique.

Mon propos se déploiera en deux temps. Dans le premier, je proposerai une approche plutôt
descriptive des évolutions récentes de la sociologie critique de manière à illustrer la montée
qu’y connait de fait le référentiel moral. Dans un second temps, j’en viendrai à des
considérations de nature anthropologique, renouant ainsi avec une tradition qui était au cœur
de la sociologie naissante, en particulier chez les pères fondateurs du 19e siècle, Comte,
Durkheim, Tarde, Dilthey… à une époque où les sciences humaines –parmi lesquelles ce que
nous appelons aujourd’hui la sociologie- se nommaient souvent sciences morales. Je
terminerai enfin ma contribution par quelques considérations sur les défis théoriques auxquels
se trouve confrontée aujourd’hui une sociologie critique qui prendrait au sérieux la morale.

Une sociologie critique endossant des appuis moraux.

1
Jean-Louis GENARD est philosophe et docteur en sociologie. Directeur de l’Institut Supérieur d’Architecture
de la Communauté Française « La Cambre » à Bruxelles, il est également chargé de cours à l’Université Libre de
Bruxelles et aux Facultés universitaires Saint-Louis. Il dirige le GRAP, groupe de recherches en administration
publique, attaché à l’ULB. Il a publié plusieurs ouvrages comme auteur ou comme éditeur : Sociologie de
l’éthique (L’Harmattan, 1992), Les dérèglements du droit (Labor, 1999), La Grammaire de la responsabilité
(Cerf, 2000), Les pouvoirs de la culture (Labor, 2001), La motivation dans les services publics (avec T. Duvillier
et A. Piraux, L’Harmattan, 2003), Enclaves ou la ville privatisée (avec P. Burniat, La Lettre volée, 2003), Santé
mentale et citoyenneté, (avec J. De Munck, O. Kuty, D. Vrancken, et alii, Academia, Gand, 2004), Qui a peur de
l’architecture ? Livre blanc de l’architecture contemporaine en communauté française de Belgique (avec P.
Lhoas, La Lettre Volée, La Cambre, 2004), Expertise et action publique (avec St. Jacob, Presses de l’Université
libre de Bruxelles, 2004), Les constructions de l’action publique (avec F. Cantelli, S. Jacob et Ch. De Visscher,
L’Harmattan, Paris, 2006), Action publique et subjectivité (avec F. Cantelli, LGDJ, Paris, 2007)… ainsi que de
très nombreux articles. Ses travaux portent principalement sur l’éthique, la responsabilité, le droit, les politiques
publiques, la culture, l’art et l’architecture.
Ce glissement progressif de la sociologie critique vers la recherche de ses fondements
normatifs du côté de la morale sera illustré par deux exemples. L’un français, au travers du
cheminement de la sociologie bourdieusienne vers la sociologie pragmatique et la progressive
réappropriation par celle-ci d’une ambition critique par rapport à laquelle elle avait sans doute
pris trop explicitement ses distances en prétendant substituer à une sociologie critique une
sociologie de la critique. L’autre allemand, au travers des évolutions de l’école de Francfort
depuis les travaux initiaux de Adorno et Horkheimer jusqu’aux théorisations récentes d’Axel
Honneth en passant par celles de J. Habermas.

a. De Adorno à Honneth.

Pour saisir de manière schématique l’évolution de la sociologie de l’école de Francfort, il est


intéressant de se référer à la manière dont Axel Honneth situe son propre cheminement. Tout
en reconnaissant l’importance de l’héritage laissé par Adorno et Horkheimer, Honneth
reproche à cette première théorie critique d’avoir obéi à des approches systémiques et
fonctionnalistes faisant peu de place aux expériences morales et aux engagements normatifs
des acteurs. Ceux-ci sont pensés selon un modèle hérité davantage du marxisme que des
apports wébériens : les acteurs sociaux sont englués dans une raison instrumentale ou
subjective qui n’offre aucun espace de prise de distance par rapport à une domination qui
s’impose comme totale puisqu’elle porte tant sur le social que sur la nature externe et sur la
nature interne. Ce qu’illustrera également la travail plus tardif d’Herbert Marcuse et son
modèle de l’homme unidimensionnel. Bref, les structures de domination n’offrent plus aux
acteurs de possibilité de prise de recul permettant de les considérer comme des acteurs
disposant, fut-ce marginalement, des compétences propres aux acteurs moraux.

Par rapport à la question de la reconnexion de la sociologie critique avec la question de la


reconnaissance de la nature morale des acteurs et de la recherche d’un fondement moral de la
théorie critique, les positions de Jurgen Habermas sont évidemment éminemment instructives.
Peut-être est-ce dans Raison et légitimité que se marque avec le plus de netteté le tournant qui
va s’opérer au sein de l’école de Francfort eu égard aux questions soulevées ici. Raison et
légitimité apparaît d’abord comme proposant une théorie fonctionnaliste des crises, cherchant
à articuler les crises propres au système socio-économique avec des crises affectant la
subjectivité, ce que Habermas appelle alors des crises de motivation, le tout en montrant
comment ces crises s’étayent les unes sur les autres. Toutefois, dans le même ouvrage,
transparaît ce qui s’impose comme une tentative, très clairement contre les pères fondateurs
de l’école, de réhabilitation de la morale. Un chapitre de l’ouvrage s’intitule en effet « Les
questions d’ordre pratiques sont-elles susceptibles de vérité ?»2. Contre la critique
systématique de la raison proposée par la première vague de l’école de Francfort, mais aussi
contre les théorisations qui voient dans la morale et les engagements normatifs des illusions,
ou encore contre les théories d’inspiration wébérienne qui réduisent la rationalité à celle des
seuls énoncés scientifiques, Habermas se propose donc d’affirmer non seulement la crédibilité
mais encore la rationalité de ces mêmes engagements normatifs. Il s’agit là chez Habermas

2
J. HABERMAS, Raison et légitimité, Payot, Paris, 1978, p. 142s.
d’un texte précurseur d’un positionnement qui cherchera à puiser dans une pragmatique de la
communication les fondements de la théorie critique.

C’est en effet sur la base de cette conception élargie de la rationalité, et de sa théorie des
présupposés incontournables de la communication que Habermas s’emploiera
progressivement à développer une théorie critique sous l’horizon de ce qu’il appellera une
« éthique de la discussion », qu’il aurait d’ailleurs mieux fait de nommer morale de la
discussion au regard de la distinction qu’il proposera ensuite entre morale et éthique. L’idée
de Habermas est, rappelons-le rapidement, que, dès lors que nous entrons dans un échange
communicationnel, nous opérons un certain nombre de présuppositions que nous ne pouvons
plus ensuite contester sans entrer dans ce qu’il appellera une « contradiction performative ».
Parmi ces présuppositions figure celle de la rationalité des énoncés régulateurs ou normatifs.
Et c’est au travers d’une investigation de ces présupposés que se dessineront les différentes
dimensions de l’éthique de la discussion qui servira progressivement d’arrière-plan pour le
développement d’une théorie politique de la démocratie délibérative.

Par rapport à la théorie critique initiale, Honneth reconnaît l’ampleur de l’apport de Habermas
qui a, selon lui, opéré une avancée majeure en renvoyant vers des expériences morales, en
l’occurrence celles de déni des conditions éthiques d’une communication réussie, le
fondement de sa théorie critique. Toutefois, l’apport de Honneth lui-même consistera à
déplacer ce fondement moral de la théorie critique, ouvert par Habermas, des atteintes à une
communication réussie vers des expériences morales de déni de reconnaissance affectant
plutôt la construction identitaire, ce qui le conduira à proposer de porter une attention
empirique particulière aux manifestations d’indignation exprimées par les classes populaires,
les groupes dominés ou victimes de mépris. La théorie critique se voit dès lors construite sous
l’horizon de la reconnaissance morale des acteurs –en tant que sujets moraux- et de leur
reconnaissance sociale –en tant que contributeur de la société.

b. De Bourdieu à la sociologie pragmatique… et retour.

Du côté de la sociologie francophone, on observe un cheminement assez comparable avec un


aboutissement qui verra se rapprocher Honneth et Boltanski puisque le récent ouvrage de ce
dernier consacré à la critique, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation3, est
présenté comme le résultat d’une réécriture de communications qu’il est allé faire en
Allemagne à l’invitation précisément d’Axel Honneth.

Rappelons toutefois que le départ de la sociologie pragmatique en France dans les années 80
va être présenté par ses premiers protagonistes notamment comme une rupture avec la
sociologie bourdieusienne, un des reproches essentiels adressés à Bourdieu se situant au
niveau de sa non reconnaissance des compétences morales des acteurs. Il n’est pas anodin de
rappeler également que cette sociologie pragmatique s’est constituée au sein du GSPM,
groupe de sociologie politique et morale, au sein de l’Ecole des Hautes études en sciences
sociales à Paris. Une des critiques faites à la sociologie bourdieusienne est d’envisager la

3
L. BOLTANSKI, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, Paris, 2009.
compréhension de la dynamique sociale en opérant le dévoilement de logiques structurelles se
déployant au travers des acteurs et à leur insu, voire avec leur contribution autant inconsciente
que bienveillante. Bref, de cette manière, la sociologie bourdieusienne en viendrait
simplement à reproduire sur de nouveaux frais les anciennes thématisations de la ruse de la
raison et de la fausse conscience. L’école pragmatique en viendra ainsi à défendre une
anthropologie de l’acteur compétent, anthropologie prenant le contre-pied, plus ou moins
explicité comme tel, du modèle bourdieusien de l’illusio. Ce dernier risquant, s’agissant alors
du statut du sociologue, qui, lui seul, aurait cette capacité de prendre et d’adopter un point de
vue de surplomb par rapport aux logiques structurelles, soit de verser dans la contradiction
performative évoquée par Habermas, soit d’assumer une position qu’il faut bien alors qualifier
de scientiste prêtant au seul sociologue la capacité d’échapper à ces logiques structurelles
dans laquelle les autres acteurs se trouvent englués. A s’en tenir à un tel paradigme fondé sir
l’illusio, la sociologie critique d’inspiration bourdieusienne n’entretiendrait aucun lien
nécessaire ni avec les compétences critiques des acteurs, ni avec les souffrances qu’ils
exprimeraient. Tendanciellement, le sociologue peut prendre ces éléments en compte, mais ils
recevront alors plutôt le statut de symptômes bien plus que de point d’appui pour la critique.
Et c’est d’ailleurs pour cette raison que l’ouvrage de Bourdieu La misère du monde apparaît
comme un ouvrage « à part », précisément parce que s’y trouve assumée une position
épistémologique qui semble à bien des égards très éloignée de l’essentiel de ses positions
épistémologiques dominantes.

Un des grands apports de la sociologie pragmatique consistera dès lors à réfuter la


discontinuité entre sociologue et acteurs qu’admet la sociologie bourdieusienne pour lui
substituer un modèle continuiste. Autrement dit, contrairement au positionnement théorique
de Bourdieu, le sociologue ne se trouve pas en extériorité ou en surplomb par rapport au
social. Ce qui, par voie de conséquence, suppose à la fois que ses travaux ont des effets
performatifs sur la réalité qu’il analyse –ce qui à l’évidence ouvre les bases d’un
positionnement critique- mais aussi par exemple que les méthodes utilisées par la sociologie
ne diffèrent pas radicalement de celles dont usent quotidiennement les acteurs, ce qui,
insistons-y, permettra à la sociologie pragmatique de se rapporter explicitement aux travaux
des pragmatistes américains et notamment au concept d’enquête chez J. Dewey.

Par ailleurs, la reconnaissance de la nature morale des acteurs sociaux par la sociologie
pragmatique est aussi celle du fait que les acteurs ont un sens de la justice qu’investiguera
frontalement l’ouvrage de Boltanski et Thévenot, De la justification4.

Si l’on rassemble ces éléments trop succinctement évoqués ici, on saisit rapidement à quel
point fut malencontreuse l’assertion selon laquelle la sociologie pragmatique allait substituer
une sociologie de la critique à la sociologie critique, laissant entendre qu’avec cette sociologie
pragmatique la page pouvait être tournée par rapport aux ambitions critiques de la sociologie.
Tout au contraire, la reconnaissance de la performativité des travaux sociologiques offrait –
comme je viens de le rappeler- les fondements d’une réflexion sur les effets de la sociologie
sur le réel qu’elle étudie et ouvrait donc la porte pour une prise au sérieux des ambitions d’une
4
L. BOLTANSKI et L. THEVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991.
sociologie qui se voudrait non seulement théoriquement critique mais aussi qui ambitionnerait
de transformer la réalité sociale. D’autre part, l’anthropologie continuiste qui récusait les
épistémologies du surplomb comme d’ailleurs celles de la rupture épistémologique offrait
clairement des pistes pour un étayement des engagements de la sociologie critique sur ceux
des mouvements sociaux. Enfin, l’assomption systématique du pluralisme, illustrée
notamment par la théorie pluraliste des régimes d’engagement ou des régimes d’action, ou
encore illustrée par le pluralisme des conceptions de la justice développé à partir de De la
justification, allait tout à fait, couplée à l’anthropologie continuiste, dans le sens d’une
implication possible du sociologue au sein des débats publics.

Quoi qu’il en soit, dans cette perspective épistémologique, comme c’était le cas dans les
travaux récents de l’école de Francfort, les expériences morales des acteurs peuvent tout à fait
être appréhendées non pas comme des symptômes mais à la fois comme la manifestation de
compétences qu’il s’agit de prendre au sérieux et d’investiguer et comme des appuis normatifs
possibles pour le développement d’une sociologie critique. C’est dans cette voie que
s’orienteront les récents travaux de Boltanski qui, très explicitement, chercheront à proposer
une reconnexion des acquis de la sociologie pragmatique avec la sociologie structuraliste à la
Bourdieu.

Ainsi, dans le dernier ouvrage de Boltanski consacré à la critique, l’étayage de la sociologie


critique s’opère notamment, voire principalement au travers du concept d’épreuve qui, comme
on le sait, joue un rôle central dans la sociologie pragmatique, y compris dans ses phases
initiales. Toutefois, Boltanski va, dans cet ouvrage, déployer le concept d’épreuve en lui
donnant trois figurations, les épreuves de vérité, celles de réalité et les épreuves existentielles.
Par rapport aux théorisations initiales, ce sont les concepts d’épreuves de réalité et d’épreuves
existentielles qui constituent l’apport déterminant. Les épreuves de réalité sont celles qui
assurent la reconnexion avec une sociologie du dévoilement puisqu’elles permettent, si,
comme le dit Boltanski, elles sont « prises au sérieux »5, de mesurer la distance entre les
valeurs revendiquées par les institutions et leur concrétisation effective dans la réalité, ou
encore de mettre au jour les enjeux normatifs qu’elles recèlent et que les épreuves de vérité
contribuent au contraire à occulter. Il s’agit là somme toute d’une reformulation du modèle
classique de la critique des idéologies. Quant aux épreuves existentielles, elles renvoient aux
expériences « vécues » des acteurs face aux institutions, en particulier les expériences « de
l’injustice et de l’humiliation – avec parfois la honte qui les accompagne, mais aussi, dans
certains cas, la joie que suscite la transgression quand elle procure l’accès à une forme ou une
autre d’authenticité »6. Il faut ici ajouter immédiatement que, effet en retour sans doute de
l’adhésion à une sociologie du dévoilement et de la domination structurelle, la portée de ces
expériences est doublement euphémisée, à la fois parce qu’elles « peuvent difficilement être
formulées ou thématisées parce qu’il n’existe pas, pour les encadrer, de format préétabli ou

5
Ibid. p. 161.
6
Ibid., p. 162.
même parce que du point de vue de l’ordre existant, elles possèdent un caractère aberrant »7,
mais aussi parce qu’elles ont de la peine à « se rendre publiques »8.

Quoiqu’il en soit, la mise en relation de ces deux cheminements, de l’école de Francfort


d’abord, d’une des tendances de la sociologie française ensuite, laisse entrevoir des parcours
et évolutions relativement comparables quant à un passage d’une théorie critique à fondement
structuraliste vers une théorie critique s’appuyant sur des fondements éthiques ou moraux. Un
appui qui se traduit principalement par la reconnaissance des compétences morales des
acteurs, par la prise au sérieux de leurs expériences éthiques, par l’assomption d’une
épistémologie continuiste entre les compétences cognitives et morales des acteurs et celles du
sociologue qui se trouve en droit de fonder ses positionnements critiques sur les expériences
éthiques des acteurs (mépris, humiliation ou joie de la transgression et de la résistance) ou
encore sur l’affirmation du caractère performatif des théorisations sociologiques qui en soi
donnent corps à une sociologie engagée qui, sans cela, se vouerait elle-même à l’inopérativité.

Ce tournant illustré ici par un rapide parcours de deux courants théoriques majeurs
actuellement en sociologie se trouve par ailleurs confirmé par l’irruption de plus en plus
courante dans le champ de la sociologie de références au registre moral ou éthique. Des
concepts comme ceux de dignité (J. Ion…), de respect (R. Sennet, A. Margalit…) mais aussi à
l’inverse de souffrance (Dejours…), de vulnérabilité, de mépris… s’immiscent de plus en plus
souvent au sein des théorisations sociologiques, en particulier bien entendu des théorisations
sociologiques qui assument quelque positionnement critique. Ceci est à ce point vrai que l’on
pourrait soupçonner, au sein de la théorie critique elle-même, un lent déplacement où
l’horizon de la critique devient tout autant, voire davantage celui de la vie réussie que de la
société juste.

Pour une sociologie de l’agent moral

Ce constat, trop rapidement brossé ici et qui nécessiterait de plus longs développements ainsi
que des illustrations multipliées, en vient à donner l’impression que finalement, toute
sociologie critique serait aussi une sociologie morale ou du moins devrait s’ouvrir de manière
forte à une sociologie morale sous peine de laisser dans l’impensé un certain nombre de
concepts qui y occupent une place essentielle, sous peine pourrait-on dire de construire sa
dimension critique sur des concepts qui demeurent non interrogés sociologiquement. Cette
proximité, comme je le suggérais en ouverture de cette contribution, nous inviterait à nous
rapporter à ce 19e siècle où est née la sociologie mais où aussi les sciences humaines étaient
volontiers qualifiées de sciences morales, même si à cette époque les querelles
épistémologiques sur le statut des sciences morales ne portaient pas sur la place et les
conditions d’une sociologie critique.

7
Ibid., pp. 162-163.
8
Ibid., p. 170.
Si ce constat se vérifiait, alors s’imposerait à la sociologie l’exigence de disposer d’une
conception solide de l’acteur comme sujet moral, ce qui, rappelons-le, est précisément
demeuré un impensé des sociologies systémiques, fonctionnalistes ou structuralistes, comme,
insistons-y également, des sociologies de l’action qui, pour la plupart, tout en reconnaissant à
l’acteur ces marges de liberté que leur contestaient les sociologies systémiques et autres, soit
se refusaient, dans la filiation wébérienne, à accorder aux engagements moraux la rationalité
que leur a restituée Habermas, soit n’y voyaient qu’une rationalité stratégique, acceptant que
les acteurs disposent de marges de liberté mais que ces marges ne sont pas pour eux
l’occasion d’arbitrages moraux mais seulement de choix guidés par le seul intérêt.

Autrement dit, ce qui fait là défaut, c’est une conception de l’acteur comme agent et comme
patient moral, bref une sociologie des compétences, une sociologie de la responsabilité ou
plutôt de la capacité d’agir d’un côté, une sociologie des affects ou de la capacité d’être
affecté de l’autre. C’est dans cette optique que se situent quelques ouvrages récents9 qui,
notamment trouvent appuis dans la philosophie wittgensteinienne ou dans les travaux des
linguistes pour éclairer le concept de « compétences », ou encore des travaux qui s’interrogent
à la fois sociologiquement et épistémologiquement sur les émotions, mais il faut bien
reconnaître que ces terrains sont encore largement à défricher.

De tels travaux s’imposent en effet comme une exigence théorique au risque, je le répète, que
ce statut d’agent et de patient moral demeure à la fois un impensé et une présupposition de la
sociologie critique. On peut illustrer l’importance de cette exigence en rappelant que, par
exemple, les derniers travaux de Boltanski renvoient la question de la domination à celle de
l’existence de différentiels de « capacité d’agir », ou encore que la description des rapports de
domination renvoie quant à elle à l’opposition entre les « responsables » et ceux qui ne le sont
pas ou moins. Quant à l’importance du développement d’une sociologie des affects, on peut
évoquer la place qui est prise par cette question chez un auteur comme A. Ehrenberg qui, très
explicitement, considère cette question comme aujourd’hui tout à fait centrale, sans parler
bien sûr de l’irruption récurrente de la question de la souffrance ou du mépris au sein des
travaux sociologiques portant une ambition critique.

Ce n’est toutefois pas à cette tâche que j’ai déjà entamée ailleurs que je vais m’atteler ici,
mais plutôt à réfléchir aux raisons qui peuvent expliquer cette montée en puissance de la
figure du sujet moral, une figure du sujet moral que se réapproprie ou qu’investit la sociologie
critique, notamment en plaçant au centre de ses théorisations des expériences comme celles
du mépris, de l’humiliation, de la souffrance, de l’indignité ou de l’irrespect…

Les raisons de la montée en puissance du référentiel du sujet moral selon Honneth et


Ehrenberg.

Avant toutefois de construire une tentative d’explication personnelle, je voudrais faire un


rapide détour par deux cadrages théoriques de cette même question.

9
Par exemple, A. OGIEN, Les formes sociales de la pensée. La sociologie après Wittgenstein,A. Colin, Paris,
2007.
Lorsqu’il s’interroge sur le déplacement de la critique et de son appui normatif vers
l’expérience du mépris, Axel Honneth ne présuppose pas un déplacement dans les formes de
domination mais renvoie plutôt la question à un déplacement des exigences émancipatrices.
Pour le dire rapidement, selon lui, le développement du capitalisme crée bien entendu de
nouvelles formes d’exploitation ou de précarité par ailleurs parfaitement objectivables. Les
sociétés libérales continuent évidemment d’entretenir, de développer de multiples espaces
d’injustice. Là ne se situe toutefois pas l’explication de la montée du référentiel moral au sein
de la pensée critique. Pour expliquer cela, Honneth pointe plutôt la montée, dans les années
70, de nouvelles formes d’individualisme, d’exigences de réalisation de soi et d’authenticité.
Ces exigences se présentaient à l’époque comme des exigences émancipatrices portant un fort
potentiel critique et nourrissant ce que Boltanski appelle la « critique artiste » du capitalisme.
Toutefois, souligne Honneth, ces exigences se sont progressivement transformées en
« injonctions » de réalisation, d’épanouissement, de responsabilisation… C’est ce qui, selon
lui, explique que l’exploitation grandissante, les injustices multipliées se traduisent de plus en
plus en souffrances psychiques ou en mésestime de soi et c’est, fondamentalement, sur ce
terreau que travaille aujourd’hui la sociologie critique, celui donc des souffrances psychiques,
des pathologies de la « misère du monde », de la pharmacologie des anti-dépresseurs ou des
conditions des suicides.

Alain Ehrenberg développe des hypothèses convergentes. Dans la discussion qu’il mène avec
R. Castel à propos de son dernier ouvrage sur La société du malaise, Ehrenberg précise, face
aux critiques de Castel, qu’il n’a jamais voulu prétendre qu’il y avait plus ou moins de
souffrance mentale aujourd’hui qu’auparavant, mais plutôt que la montée du référentiel de
l’autonomie dans les années 60-70 conduit à une reconsidération du statut inverse de la
privation d’autonomie. La montée en puissance de l’expression de la souffrance psychique
apparaît alors comme le répondant de celle du référentiel de l’autonomie : « si l’on accepte
l’idée simple que nous sommes à la fois les agents et les patients de la vie sociale, je
développe l’idée qu’aux changements dans la manière d’agir qu’est l’autonomie
correspondent des changements dans la manière de subir, ce qu’exprime le concept de
souffrance psychique. Avec la santé mentale, on a assisté à la généralisation de l’usage
d’idiomes personnels pour donner forme et résoudre des conflits de relations sociales. Ce que
veut dire l’expression de problèmes, conflits ou dilemmes sociaux dans les termes de la
souffrance est une déclaration qui compte, qui a une valeur telle qu’elle est une raison d’agir
en elle-même. Les différends doivent s’exprimer dans ce langage, car ce langage fait
désormais autorité. Nous avons affaire à une expression obligatoire des émotions et des
sentiments… L’infortune, le malheur, la détresse, la maladie sont les éléments de ce langage
qui consiste à mettre en relation malheur personnel et relations sociales perturbées à l’aune de
la « souffrance psychique », unissant ainsi le mal individuel et le mal commun »10.

Sans contredire ces hypothèses, je souhaiterais proposer une autre piste d’investigation
renouant, comme je l’annonçais, avec des considérations anthropologiques. Plutôt que

10
A. EHRENBERG, Société du malaise ou malaise dans la société ? Réponse à R. Castel, dans
www.laviedesidees.fr, p. 9-10, consulté le 20 mai 2010.
d’insister sur la montée de la culture de l’autonomie et de l’authenticité, ou de prendre acte de
la montée des affects, mes suggestions se centreront plutôt sur une évolution des grilles de
lecture anthropologique, de la manière donc dont nous comprenons ce que c’est que d’être un
humain, ou plus précisément dans le contexte qui nous préoccupe ici, ce que c’est qu’être un
sujet, agent et patient moral à la fois. Plutôt donc que de spécifier le tournant des années 60
par un déplacement des valeurs et d’une montée en puissance des référentiels de l’autonomie,
de l’authenticité et de l’affectivité comme le font Honneth et Ehrenberg, et faut-il le dire
comme le font bien d’autres, je proposerais de réfléchir plus directement à un déplacement
des coordonnées anthropologiques qui nous oblige à placer au centre de nos préoccupations la
question de la vulnérabilité, de la fragilité, de la capacité et de la compétence ou encore à
problématiser différemment les relations entre rationalité et affectivité.

Pour le dire autrement, il ne me semble pas que la référence à une montée en puissance des
exigences d’autonomie et d’authenticité soit suffisante pour expliquer la reconsidération dont
est l’objet le sujet moral, et de manière générale pour expliquer le déplacement vers des
enjeux moraux des appuis de la sociologie critique. Il me semble que l’explication est plutôt à
rechercher du côté d’une redistribution en profondeur des cartes anthropologiques qui en vient
à la fois à reproblématiser la question de l’autonomie mais en tension constante avec celle de
l’hétéronomie, et à faire de la question des affects une dimension centrale de la subjectivité.
Pour l’illustrer rapidement, il me paraît par exemple réducteur de caractériser le tournant des
années 60-70 par la seule montée des exigences d’autonomie alors même que c’est à cette
époque que se manifeste par exemple l’explosion des recours thérapeutiques, de la
pharmacologie des souffrances mentales… qui illustrent plutôt au contraire la montée d’un
sentiment de dépossession de soi. Dit autrement : il me paraît plus cohérent de saisir ces
mouvements des années 60-70 en pointant la montée parallèle des exigences et des doutes
quant à l’autonomie, en pointant donc une problématisation du couple complémentaire tout
autant qu’oppositionnel que forment l’autonomie et l’hétéronomie. Quant à la montée de
l’affect, j’attirerais là l’attention de manière très comparable sur des thèses quelquefois
avancées par M. Gauchet qui, à propos de la même période, suggère une montée en puissance
parallèle des exigences de rationalité et d’expressivité affective. Là encore, ce sont les vieux
couples antagonistes de la raison et de l’affect dont les rapports se trouvent problématisés.
Qu’en est-il donc de cette redistribution de la cartographie anthropologique qui marquerait ce
tournant des années 60-70 ?

L’hypothèse d’un déplacement anthropologique

De manière à ne pas reprendre systématiquement des travaux que j’ai développés ailleurs11, je
partirai de l’hypothèse somme toute bien connue de Michel Foucault selon laquelle, avec la
modernité –il conviendrait de préciser qu’il s’agit en réalité ici de ce qu’on nomme
quelquefois la deuxième modernité, celle qui se dessine aux 17e et 18e siècles- l’homme
devient un « doublet empirico-transcendantal », c’est-à-dire en vient à se penser au cœur de

11
J.L. GENARD, La grammaire de la responsabilité,Humanités, Cerf, Paris, 1999 et « Une réflexion sur
l’anthropologie de la fragilité, de la vulnérabilité et de la souffrance » dans Th. PERILLEUX et J. CULTIAUX,
Destins politiques de la souffrance, Sociologie clinique, Eres, Toulouse, 2009.
l’antinomie qu’avait explicitée Kant entre liberté et déterminisme, autonomie et hétéronomie.
Le pôle hétéronomique et déterministe renvoyant à la naissance et au développement des
sciences humaines qui vont lui donner corps. Cette antinomie serait, à suivre Foucault,
constitutive de l’anthropologie de cette deuxième modernité.

En développant davantage l’hypothèse foucaldienne, on pourrait de manière générale


considérer que cette anthropologie du « doublet empirico-transcendantal » se construit autour
d’un ensemble de dualismes que dessine le tableau suivant :

Transcendantal Empirique

Responsable Irresponsable

Capable Incapable

Actif Passif

Raison Affect

Autonome Hétéronome

Libre Déterminé

Agent Patient

Normal Pathologique

Esprit Corps

Culture Nature

Valeurs Faits

Cette liste pourrait bien entendu s’allonger12, mais ce ne sera toutefois pas mon propos ici.

Je souhaiterais par contre attirer l’attention sur un élément que n’avait pas exploité Foucault
dans sa référence à Kant. C’est que, en effet, Kant, dans certains passages, transgressant donc
le caractère par définition indécidable de l’antinomie, semble hésiter quant à l’interprétation à
donner à ce dualisme empirico-transcendantal. Convient-il en effet d’en faire une
interprétation disjonctive –l’un OU l’autre- ou conjonctive –l’un ET l’autre ? Libre ou
déterminé, ou au contraire libre et déterminé à la fois. Capable ou incapable, actif ou passif,
agent ou patient… ou, au contraire, toujours à la fois capable et incapable, actif et passif,
agent et patient…

12
Voir à ce propos, J.L. GENARD, « A propos de pragmatique » dans D. VRANCKEN, Ch. DUBOIS, F.
SCHOENAERS (dir) Penser la négociation. Mélanges en hommage à O. Kuty, Ouvertures sociologiques, De
Boeck, Bruxelles, 2008..
C’est cette hésitation kantienne que, dans des travaux antérieurs, j’ai suggéré d’historiciser. Il
me semble en effet que, si cette antinomie est bien constitutive de notre deuxième modernité,
comme l’illustrerait l’infinie succession des querelles dont l’enjeu est d’une façon ou de
l’autre la tension entre liberté et déterminisme, entre culture et nature, ou encore le
développement parallèle des accentuations de la subjectivité et de processus de gouvernement
des humains au travers de dispositifs cognitifs et pratiques résolument objectivants … la
manière dont elle s’est imposée et construite a pu varier au cours du temps. En historicisant
ces deux accentuations possibles de l’antinomie kantienne, il me semble pouvoir présupposer
que si, durant le 19e et la première moitié du 20e siècles, l’accentuation disjonctive a prévalu,
par contre, ce fut ensuite et c’est actuellement plutôt l’accentuation conjonctive qui paraît
s’imposer. J’en donnerai quelques illustrations susceptibles me semble-t-il d’emporter la
conviction tout en renvoyant le lecteur à d’autres textes.

La première période, disjonctive (qui couvre, disons, le 19e siècle et les deux premiers tiers du
20e siècle, sans bien entendu disparaître), se caractérise par un partage des êtres, distinguant
donc durement les individus capables et incapables, actifs et passifs… et donnant par exemple
aux uns des droits qui sont refusés aux autres. Dans les versions les plus dures de cette
accentuation disjonctive, du côté de l’incapacité et de la passivité… vont se retrouver les fous,
les femmes ou encore les individus dépendants qui seront privés d’un ensemble de droits
comme par exemple le droit de vote. Dans cette version, comme l’attesteraient de nombreux
textes de l’époque, la capacité est par exemple considérée comme une caractéristique
objective, et pourrait-on dire, rédhibitoire, fondant donc un partage sévère et définitif des
êtres. Au niveau de l’épistémologie, cette période disjonctive est celle où nature et culture,
faits et valeurs… sont séparés sans solution de continuité. C’est celle où Dilthey, dans une
filiation kantienne d’ailleurs, réclame pour les sciences sociales une épistémologie
radicalement différente de celle des sciences de la nature… J’y reviendrai.

L’hypothèse que je souhaiterais avancer est donc que progressivement nous serions passés
d’une anthropologie à accentuation disjonctive vers une anthropologie à accentuation
conjonctive (qui commence à se déclarer à la charnière du 20e siècle avec notamment la
psychanalyse pour s’imposer plus profondément dans les années 50-60), ce qu’illustre
notamment la montée en puissance actuelle de l’anthropologie de la vulnérabilité et de la
souffrance. L’appréhension actuelle de l’individu situe en effet celui-ci toujours sur ce que
j’appellerais un continuum anthropologique mêlant responsabilité et irresponsabilité, capacité
et incapacité, activité et passivité, autonomie et hétéronomie… Certes l’acteur est vulnérable,
fragile… et donc soumis aux pressions de l’extériorité mais il n’est jamais non plus
totalement démuni, disposant toujours de ressources pour se reprendre, se ressaisir. C’est ce
que nous dit très explicitement la montée en parallèle du vocabulaire de la vulnérabilité avec
celui de la résilience, de cette capacité à la fois de vivre avec ses souffrance et ses
traumatismes, de les assumer, de les surmonter et, le cas échéant, de s’en enrichir. C’est ce
qu’illustrent les nouveaux dispositifs de « capacitation » de l’Etat social dit significativement
« actif », de ces multiples dispositifs d’activation des chômeurs par exemple. Comme on le
sait, les frontières autrefois étanches séparant le normal du pathologique se sont largement
fluidifiées, ce qu’atteste par exemple l’explosion et la banalisation de la consultation
psychologique ou les « thérapies pour normaux » dont parlait déjà Castel dans les années 70 à
propos des Etats-Unis. C’est ce qu’illustre également, depuis les années 50, la montée des
maladies psycho-somatiques brisant la grande séparation du corps et de l’esprit. Et, dans le
domaine de l’épistémologie, c’est ce que mettent en évidence les multiples recherches
problématisant la grande séparation entre nature et culture, cherchant par exemple à mettre en
évidence ce qu’on pourrait appeler les ancrages corporels de l’esprit (les neurosciences, le
cognitivisme…), ou à démontrer l’existence de faits culturels dans le monde animal13.

Il me semble que la question qui nous préoccupe ici de la montée du référentiel moral au sein
de la sociologie critique pourrait être éclairée en la rapportant à ce déplacement
anthropologique, qui nous oblige à saisir différemment ce qu’être sujet signifie, mais aussi à
problématiser sur de nouveaux frais les grands partages sur lesquels se sont bâties nos
disciplines. Autrement dit, là où la tradition sociologique avait appris somme toute à « faire
avec » le grand partage, et à se partager elle-même entre des sociologies systémiques,
fonctionnalistes ou structuralistes… complétées par des sociologies des rôles et des statuts
finalement à dominante déterministe et des sociologies herméneutiques faisant profession
d’assumer la liberté humaine et la capacité des sujets à donner sens à leur conduite, on en
vient progressivement à devoir rebattre les cartes sur base de repères anthropologiques et
épistémologiques inhabituels. Et à prendre cette fois au sérieux cette vulnérabilité ou cette
fragilité des hommes mais aussi des choses et des institutions qui constitue ce nouveau
référentiel au travers duquel nous les comprenons et qui, peut-être, constitue une ressource
pour réfléchir à nouveaux frais ce qu’est une sociologie critique. Et donc à revoir, s’agissant
de l’acteur moral, en profondeur, nos évidences anthropologiques : à clarifier ce que
compétence et capacité veulent dire ou comment s’imbriquent raison et affectivité…

Pour le dire avec beaucoup de netteté : si l’on entend fonder une sociologie critique sur des
concepts renvoyant à un arrière-plan anthropologique présupposant la figure d’un acteur
moral, alors un éclaircissement conséquent de cet arrière-plan anthropologique et des
concepts auxquels il est associé est indispensable. Il est certainement tout à fait pertinent de
fonder une sociologie critique sur des différentiels de capacité d’agir, ou sur le mépris et la
souffrance… mais alors s’impose une réflexion à la fois épistémologique, sociologique et
anthropologique sur cet univers réflexif auquel se trouvent prêtées des tâches lourdes.

Ces remarques nous renvoient par ailleurs à des questions éminemment épistémologiques que
je souhaiterais aborder maintenant.

Une rapide reprise des hypothèse de K. O. Apel sur l’histoire épistémologique des sciences
sociales.

Il me paraît en effet possible, comme je l’ai déjà indiqué incidemment, de mettre en parallèle
l’histoire de l’épistémologie des sciences sociales avec cette hypothèse d’un glissement
anthropologique de la disjonction vers la conjonction ou le continuum anthropologique.

13
Voir par exemple, parmi de nombreux autres ouvrages D. LESTEL, Les origines animales de la culture,
Champs, Essais, n° 876, Paris, 2003.
Je me référerai ici aux travaux malheureusement trop méconnus de K.O. Apel sur la querelle
expliquer-comprendre14 et le statut de la sociologie critique par rapport à celle-ci. Dans
l’ouvrage qu’il lui consacre, Apel retrace l’histoire et les grandes phases de cette querelle.

La première phase correspond à la figure de W. Dilthey et à son opposition au positivisme,


c’est-à-dire, à l’époque, à l’ambition de construire des sciences de la société en y important
les méthodes qui ont fait leurs preuves dans les sciences de la nature. A l’explication par les
causes caractéristique des sciences de la nature, Dilthey oppose la compréhension du sens qui
serait selon lui caractéristique des sciences humaines. Comme on le voit, l’arrière-plan de ce
premier moment de la querelle est celui du grand partage entre nature et culture, mais aussi
entre déterminisme et liberté. A ce grand partage fortement hermétique, répond donc le
dualisme radical des sciences de la nature et de la culture, auquel correspond à chaque fois un
exclusivisme et une spécificité méthodologiques et épistémologiques. Cet exclusivisme
connaîtra des versions radicalisées dans le néo-positivisme du premier Wittgenstein ou de
Carnap, et se manifestera encore dans la querelle entre Popper et Adorno dans les années 60.
Mais il sera aussi prolongé au sein des sciences sociales par l’épistémologie de la
« neutralisation axiologique », en particulier lorsque celle-ci se définit comme le dernier mot
de l’épistémologie des sciences sociales, lorsqu’il dessine la frontière au-delà de laquelle les
sciences sociales cessent d’être des sciences pour devenir des « idéologies ».

Pour Apel, le deuxième moment de la querelle correspond aux théorisations du deuxième


Wittgenstein, celui de la pluralisation des jeux de langage, et à celles de von Wright. Dans
cette configuration, la disjonction cède progressivement la place à la conjonction. Autrement
dit, l’opposition épistémologique ne renvoie plus à des distinctions d’objets hermétiquement
différenciés (les faits naturels d’un côté, les productions culturelles de l’autre) mais, s’agissant
à tout le moins des sciences sociales, à une pluralité de regards qu’il est possible de jeter sur
un même objet, des regards qui peuvent par ailleurs s’avérer tout à fait complémentaires. Le
regard objectivant qui traite les faits sociaux comme des choses, pour reprendre l’expression
durkheimienne, et le regard herméneutique. La posture objectivante, nomologico-déductive,
qui cherche à déceler des régularités et la posture subjectivante, participante ou
herméneutique qui investigue le sens que les acteurs prêtent à ce qu’ils font. Pour reprendre
les termes de Apel, il ne s’agit en effet pas là de s’interroger sur des objets différents mais
d’assumer le fait que la question « pourquoi ? » peut se comprendre de deux manières, « par
quelles causes ? par quelles fonctionnalités ? par quelles régulations ?.. » d’une part et d’autre
part « pour quelles raisons ?, pour quels motifs ?.... »

Cette dualité des postures n’a, insistons-y, somme toute rien de très énigmatique. Et là où
Apel en trouvait les fondements dans l’histoire de la philosophie, il me paraît tout à fait
opportun de la rapporter au niveau des compétences ordinaires, au niveau de ce que Dewey

14
K.O. APEL, Expliquer-comprendre. La querelle centrale des sciences humaines, Passages, Cerf, Paris, 2000
et J.L. GENARD, « Quelques réflexions sur la solution proposée par K.O. Apel à la controverse expliquer-
comprendre » dans N. ZACCAI-REYNERS, Explication-compréhension. Regards sur les sources et l’actualité
d’une controverse épistémologique, Philosophie et société, Editions de l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles,
2003, p. 87s.
appellerait les capacités d’enquête, auxquelles il prêtait un sens large, ouvert à la multiplicité
des démarches et des points de vue.

Cette compétence ordinaire, chacun d’entre nous la mobilise couramment dans les
interactions ordinaires. Nous pouvons tout à fait, dans de banales conversations, sortir de la
posture participante et nous placer dans la posture objectivante en cherchant par exemple à
saisir le comportement de notre interlocuteur comme un symptôme explicable par des causes
dont il n’est pas conscient. Ce dualisme épistémologique paraît donc inscrit dans nos
compétences ordinaires, même si bien sûr dans une conversation courante nous ne pouvons
pas adopter systématiquement la posture objectivante de l’observateur ou de l’analyste. Cela
apparaîtrait rapidement comme du mépris puisque mon interlocuteur y perdrait son statut de
sujet et de partenaire d’interaction. Mais nous pouvons tout aussi bien comprendre que
s’interdire à priori toute prise de position de recul, toute posture objectivante pourrait tout
aussi bien apparaître problématique moralement dans la mesure où elle interdirait en quelque
sorte que la conversation soit un espace d’apprentissage où chacun peut « profiter » de la prise
de distance que constitue le regard de l’autre. Ne pas avertir l’autre qu’il paraît « déterminé
par des causes » pose donc également des questions éthiques au déroulement de l’interaction.
C’est dire à quel point chacun d’entre nous est capable et susceptible de « switcher »
épistémologiquement entre ces deux postures que solidifient les méthodes des sciences
humaines. Mais c’est aussi permettre de comprendre qu’au niveau des méthodologies des
sciences sociales, l’adoption d’une posture objectivante posera d’autant plus de questions à la
fois méthodologiques mais aussi éthiques que les méthodes se rapprocheront dans leur
logique du pôle herméneutique, par exemple au niveau de l’observation participante.
Rappelons-le, en attirant l’attention sur cela, nous rejoignons les positions pragmatiques
initiées par Dewey sur la continuité entre les méthodes des sciences et les capacités d’
« enquêter » que possède tout un chacun.

La thèse que défend K.O. Apel dans l’ouvrage auquel je me réfère est celle de la
complémentarité entre ces deux postures. Il insiste toutefois sur deux choses qui méritent
d’être évoquées ici.

(a) D’une part sur les rapports qu’elles entretiennent entre elles, affirmant, à la suite de
von Wright, que l’explication causale, qu’il étend d’ailleurs aux modèles systémique,
fonctionnaliste ou « régulationniste », présuppose l’interprétation herméneutique dans
la mesure où l’idée même de causalité présuppose celle de capacité d’agir. Sans
reprendre l’intégralité de son raisonnement ou plutôt de celui de von Wright, l’idée est
là que nous ne pouvons ni passer de l’idée de régularité observée à celle de causalité et
de nécessité, pas plus que nous ne pouvons concevoir l’idée d’expérimentation
(assurant la vérification des hypothèses causales) sans présupposer celle de capacité
d’action.

En suivant les raisonnements de Apel, on saisit immédiatement qu’il paraît dès lors
contradictoire de construire quelque sociologie que ce soit sans présupposer cette
même capacité d’agir dont on a vu le retour au sein de la sociologie pragmatique et
très explicitement chez Boltanski. Sous un autre angle –qui est celui d’une réflexion
transcendantale- se trouve ainsi justifié le geste pragmatique rompant avec les
sociologies bourdieusiennes et restituant donc aux acteurs leurs compétences morales,
en l’occurrence ici des capacités d’agir à prendre au sérieux.

Toutefois, nous entendons aussi revenir sur les propos de Apel qui nous paraissent
exagérément ancrés aux anthropologies de son temps, mais aussi aux anthropologies à
dominante rationaliste qui sont au cœur des théorisations de l’école de Francfort à ce
moment que ce soit chez lui ou chez Habermas. En effet, en reprenant les travaux de
Apel ou de von Wright, il apparaît rapidement qu’ils ne se trouvent en rien infirmés
dès lors que l’on étend la capacité d’agir à celle de pâtir ou de souffrir. Ce qui est
essentiel dans l’argumentation, c’est en fait que l’idée même de causalité, comme celle
de nécessité, ne peut se concevoir et s’approprier réflexivement qu’en référence à des
expériences vécues qui sont, pour von Wright et pour Apel , essentiellement celles
liées à la capacité d’agir et de produire des effets. Rien à mon sens ne permet de
raisonner en ces seuls termes et l’on peut tout aussi bien comprendre que l’idée de
causalité –pensée cette fois non plus comme commencement causal, mais du point de
vue de ses effets causaux- peut être liée à la fois aussi à la capacité de résister et à la
capacité de pâtir. Disons-le encore plus nettement, en se plaçant dans les
schématisations théoriques et épistémologiques de Apel, c’est vers la conception d’une
subjectivité à la fois agissante, résistante et pâtissante que pointe cette réflexion
transcendantale sur l’idée de causalité.

Quoiqu’il en soit, à suivre les raisonnements de Apel, ils mettent en évidence non
seulement la prééminence logique de l’approche herméneutique par rapport à
l’approche causale, mais ils placent au centre du questionnement épistémologique la
question étendue d’une subjectivité morale caractérisée triplement comme capacité
d’agir, capacité de résister et capacité de pâtir.

(b) D’autre part, et ceci est essentiel par rapport à la question de la sociologie critique,
Apel entend fonder, au moins partiellement, la sociologie critique sur la base d’un
troisième intérêt de connaissance qui vient s’ajouter aux deux précédents et qu’il
nomme « intérêt émancipateur ». Ce troisième intérêt se nourrit à différentes
sources et notamment :
- aux effets performatifs des théories sociologiques. Apel ne théorise pas cela en
évoquant explicitement cette performativité mais il insiste à de nombreuses
reprises sur les effets de self fulfilling et self denying prophecy, c’est-à-dire
précisément sur les effets en retour que peuvent provoquer les théorisations
sociologiques sur et dans la réalité. A suivre Apel, et pour le rapprocher des
théorisations, en particulier pragmatiques par lesquelles nous avons ouvert ce
texte, la sociologie critique se trouve là justifiée en référence à la réflexivité
qu’elle assume théoriquement et épistémologiquement. Seule une sociologie dont
l’épistémologie sous-jacente accepte cette dimension à la fois réflexive et
performative peut en effet s’ouvrir de manière conséquente à des positionnements
critiques crédibles. C’est cela que n’assument pas les sociologies rigoureusement
fonctionnalistes, systémiques, structuralistes ou régulationnistes qui,
tendanciellement, se refusent à accepter cette réflexivité ainsi qu’une
épistémologie de l’acteur compétent ;
- ensuite aux écarts et tensions entre postures objectivantes et herméneutiques, soit
par exemple que la mise en évidence de régularités et donc de déterminismes
sociaux soulève en soi la question de leur réappropriation par les acteurs. Cela se
trouve naturellement fondé, chez Apel, du fait de la prééminence de la posture
herméneutique sur la posture causale, ce qui chez lui, exclut en quelque sorte a
priori que les acquis des théorisations objectivantes, déterministes constituent le
dernier mot du travail sociologique. Ce qui à l’inverse suppose à la fois que le
social peut se « solidifier » dans des régularités de type causal, mais sans pour
autant que cela n’interdise une réappropriation par les acteurs, à laquelle les
éclaircissements sociologiques peuvent évidement alors contribuer.
- soit que la posture herméneutique révèle les effets des contraintes sociales cette
fois non plus en termes de « solidification sociale », en habitus… mais en termes
de mensonge ou d’idéologie. Ce point nous rapporte aux sociologies critiques
classiques du dévoilement ou de la reconstruction,
- Et, à ces points que soulève Apel, il serait nécessaire d’ajouter la prise en compte
comme appui possible des théories critiques, les expériences vécues de résistance
et de souffrance, bref, les expériences étayées sur l’expérience non plus du sujet
contraint, du sujet trompé, du sujet manipulé –arrière-plan central des théories
critiques si l’on se place dans la lignée des travaux de Apel- mais celle du sujet
résistant, ou celles du sujet souffrant, humilié, méprisé…

Pour Apel, c’est donc clairement dans la tension entre dévoilement, mise au jour de
régularités, de contraintes d’un côté et assomption d’une conception herméneutique de
l’acteur de l’autre que peuvent se penser des sociologies « critiques ou reconstructives pour
lesquelles la connaissance de quasi-lois est le support d’une appropriation possible,
appropriation des régularités en motifs compréhensibles et discutables ou amendables »15.

Par rapport aux questions anthropologiques que j’ai soulevées, et notamment à la transition
d’une anthropologie disjonctive vers une anthropologie conjonctive, il est très intéressant
d’observer que Apel nous donne deux exemples de ces théories critiques et reconstructives :
celles inspirées du marxisme d’une part qui nous renvoient vers des sociologies critiques du
dévoilement et de la critique des idéologies ; celles inspirées de la psychanalyse de l’autre. Et,
on peut comprendre qu’en faisant de la psychanalyse une de ces illustrations, clairement, pour
Apel, les causalités et contraintes peuvent agir sur l’intériorité et se manifester sous forme de
souffrances ou de troubles psychiques. Simplement, Apel se montre là en quelque sorte
prisonnier des partages disciplinaires traditionnels qui renvoient la question des affects, des
souffrances… du côté des disciplines psychologiques sans penser que cette question peut tout
à fait également faire l’objet d’approches sociologiques.

Comme on l’aura compris, les travaux de Apel offrent des voies d’entrée intéressantes pour
penser une sociologie critique sans entrer forcément en tension avec les sociologies à
15
J.L. GENARD, “Quelques réflexions… », op. cit., p. 101
dominantes déterministes pour lesquelles le durcissement épistémologique contredit par
définition l’ambition émancipatrice (c’est le reproche que l’on adresse souvent à la sociologie
bourdieusienne par exemple) mais aussi avec les sociologies à dominante herméneutique qui
peuvent quelquefois, comme le remarque Apel, idéaliser l’image de l’acteur autonome et
transparent à lui-même et rendre en quelque sorte vaine, sans objet, l’ambition émancipatrice
des sciences humaines.

Quelques pistes et défis pour une sociologie critique.

Je terminerai cet article par quelques considérations programmatiques sur les défis actuels
d’une sociologie critique qui entendrait s’appuyer sur des exigences éthiques, et cela au
regard des considérations précédentes.

Il me semble en effet que la montée au sein de la sociologie critique de référentiels pointant


vers la sociologie de la morale nous oblige à une clarification les irruptions sémantiques qui
l’accompagnent et qui demeurent souvent impensées. Je pense ici, comme je l’ai déjà
souligné, à des concepts comme capacité d’agir, de pâtir et de résister ; aux concepts qui
assument la conjonction comme souffrance, vulnérabilité, fragilité, résilience… ; ou aux
concepts autour desquels se construit la disjonction : responsabilité-irresponsabilité,
autonomie-hétéronomie, capacité-incapacité… Ces mots traduisent à la fois de nouvelles
coordonnées anthropologiques, tout en servant le cas échéant d’appui à une sociologie critique
(comme chez Boltanski avec la place centrale donnée à ce niveau à des concepts comme
« capacité d’agir » et « responsable »). Mais, comme j’y ai moins insisté, circulant
socialement, ils appuient également de nouvelles pratiques sociales, comme les pratiques de
capacitation, les appels à la responsabilisation, les indicateurs de résilience… Ce que je
suggère donc ici c’est d’aborder de front, sur le double plan d’une épistémologie et d’une
sociologie, les conséquences de l’anthropologie conjonctive, de l’anthropologie de la fragilité,
de la vulnérabilité et de la responsabilité.

Une telle position exigerait à mon sens de relever le double enjeu de construire à la fois une
sociologie et une épistémologie des affects et une sociologie et une épistémologie de la
responsabilité. Je ne développerai pas cela ici, mais me contenterai de quelques pistes.

a. Une sociologie et une épistémologie des affects

L’anthropologie conjonctive exige à mon sens de cesser de penser la passion comme le


contraire exclusif de l’action, mais au contraire de pouvoir poser que les affects sont ou
peuvent être considérés également sur le mode actif. C’est par exemple ce qu’illustrent les
travaux de Ch. Dejours16 sur la souffrance au travail, dans lesquels il analyse la souffrance
aussi comme une protestation ou une résistance.

Au niveau épistémologique, ce point de vue suppose une approche cognitiviste des affects que
l’on retrouve déjà chez de nombreux auteurs parmi lesquels des linguistes ou des sociologues

16
CH. DEJOURS, Souffrance en France, Seuil, Paris, 1998.
ouverts aux acquis des théories linguistiques (Livet, Parret17, Greimas…) mais qui contredit
absolument la grande tradition sociologique ouverte principalement par Max Weber, opposant
résolument agir rationnel et agir affectuel ou cette autre tradition initiée notamment par la
sociologie des foules (Tarde, Le Bon…) pour qui les passions relèvent forcément d’une
influence sociale par rapport à laquelle l’acteur ne possède aucune distance critique possible.
Ce déplacement épistémologique qui brouillerait les distinctions dures entre autonomie et
hétéronomie conduirait également à problématiser des concepts montants aujourd’hui comme
ceux de capacité et de compétence en les dissociant d’un ancrage univoque par rapport à cette
dualité autonomie-hétéronomie. A distance donc de ce que pouvait recouvrir le mot
« capacité » au 18e ou au 19e siècles, mais en renouant avec l’étymologie du mot « capacité »
qui renvoie au latin « capax » qui peut tout à fait viser une propension à dominante réceptive
autant active que passive (« capable de Dieu ») plutôt que de renvoyer d’emblée vers l’image
du sujet autonome.

Au niveau sociologique, la prise au sérieux de l’affect devrait inciter à porter son attention sur
les dispositifs de prise en charge, de formatage de l’affect comme par exemple la pression à la
mise en récit de la souffrance, de la détresse et du malheur, la mise en place de dispositifs
d’écoute et de veille à l’égard de la souffrance (Astier18), la réorientation du travail social et
des dispositifs de l’Etat social autour de cette mise en récit (Vrancken19). Mais aussi, dès lors
que l’affect cesse d’être interprété sur le seul registre de la passivité, il peut devenir un appui
normatif pour la critique, se prêtant aisément à des interprétations en continuité avec l’idée de
résistance. De la même façon, dès lors que la souffrance est prise au sérieux et que lui est
prêté ce statut, il devient également naturel de mettre au jour, parmi les processus de
domination, les mécanismes de dénégation de la souffrance, qu’il s’agisse de mécanismes
explicites qui occultent les souffrances, ou encore par exemple de la gestion pharmacologique
des crises sociales…

b. Une sociologie et une épistémologie de la responsabilité et de la capacité d’agir.

L’anthropologie conjonctive nous conduit à penser que l’opposition entre autonomie et


hétéronomie est toujours relative, que derrière l’autonomie se dissimule toujours de
l’hétéronomie et inversement.

Au niveau épistémologique, je suggérerais de penser la responsabilité à partir de la théorie des


interprétants de Peirce. La responsabilité serait alors une manière parmi d’autres possibles de
donner sens à « ce qui se passe », « ce qui arrive ». Par exemple, un coup de couteau peut être
interprété comme un crime, selon l’interprétant responsabilisant, mais il peut connaître de
multiples autres interprétations, parmi lesquelles les interprétations déterministes proposées
17
P. LIVET, Emotions et rationalité morale, Sociologies, PUF, Paris, 2002, H. PARRET, Les passions : essai
sur la mise en discours de la subjectivité, Mardaga, Bruxelles, 1986
18
I. ASTIER et N. DUVOUX, La société biographique. Une injonction à vivre dignement, Logiques sociales,
L’Harmattan, Paris, 2006.
19
D. VRANCKEN et C. MAQUET, Le travail sur soi. Vers une psychologisation de la société ?, Perspectives
sociologiques, Belin, Paris, 2006.
par les sciences humaines qu’elles soient sociales (origine sociale, structures familiales dans
lesquelles a vécu l’auteur… ), psychologiques (biographie, traumatismes de l’enfance…),
mais aussi de nombreuses autres interprétations possibles, fatalité, accident, main de Dieu,
souillure, honneur, malchance… Ce type d’approche aurait à la fois le mérite de cesser
d’ontologiser radicalement la responsabilité, de permettre de la saisir en tension avec d’autres
grilles d’interprétation de « ce qui arrive », et en particulier des grilles d’interprétation
irresponsabilisantes des sciences humaines qui sont au coeur de l’antinomie kantienne entre
liberté et déterminisme et de l’hypothèse foucaldienne du doublet empirico-transcendantal. Et
cela tout en accordant à cet interprétant responsabilisant un potentiel performatif générant des
dispositifs sociaux, des pratiques sociales qui le présupposent (le contrat, le consentement, le
projet, l’engagement, mais aussi les pratiques de justice…).

Au niveau sociologique, cet intérêt pour la responsabilité devrait ouvrir à des réflexions sur
ses effets et métamorphoses actuelles. Par exemple, sur les processus et les exigences de
responsabilisation qui essaiment aujourd’hui mais qui pèsent de plus en plus d’un poids très
lourd sur les acteurs faibles. Mais aussi sur le sens de la réorientation actuelle de la critique
sociale vers des exigences de capacitation20, à la suite notamment des travaux de Sen dans le
même temps où l’Etat social actif met en place de tels dispositifs qui, dès lors, tendent de plus
à s’accompagner d’une conditionnalisation des droits sociaux. Cela nous inviterait aussi à
mieux saisir en quoi l’indignation sociale en vient à se porter comme chez Boltanski sur les
situations de dénégation des conditions de l’action, sur les différentiels de capacité d’agir, sur
les différentiels d’appui (Dodier21) ou de prise (Chateauraynaud22). Cela nous inviterait de
manière générale à réfléchir aux usages sociaux des capacités et des compétences, à leur
formatage dans des référentiels objectivants conduisant à de nouveaux partages entre capables
et incapables, compétents et incompétents23.

20
I. LACOURT, « Des catégories de l’action publique à l’épreuve de la subjectivité » dans F. CANTELLI et J.L.
GENARD (dir), Action publique et subjectivité, LGDJ, Paris, 2006.
21
N. DODIER, « Les appuis conventionnels de l’action. Vers une pragmatique sociologique », Réseaux, vol. 11,
62, 1993, p. 63-85
22
F. CHATEAURAYNAUD et CH. BESSY, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception,
Métailié, Paris, 1995.
23
J.L. GENARD et F. CANTELLI, « Pour une sociologie politique des compétences », dans Les politiques sociales,
n°1 et 2, 2010, p. 103-120 ;

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