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A. Franssen: 99-113
Le sujet de la sociologie
par Abraham Franssen *
Nés avec la société industrielle, les paradigmes de la sociologie en ont
épousé les catégories et les postulats, en particulier celui de la primauté du so-
cial sur l'individu. Aujourd'hui, l'analyse sociologique est confrontée à une
mutation sociale dont une des catégories centrales est précisément celle de sujet
individuel - jadis honni et rejeté dans les marges. D'où la tentation de s'en-
gouffrer dans le sujet, d'en faire la clinique, de l'accompagner dans ses états
d'âme. Ce faisant, on reste prisonnier de catégories idéologiques et culturelles
(hier celles de raison sociale, aujourd'hui celle de sujet individuel). Alors que
précisément J'analyse de leur production sociale concrète dans les rapports so-
ciaux devrait être l'objet même de la sociologie. Pour ce faire, le travail socio-
logique peut s'appuyer sur une double tradition critique et herméneutique, vi-
sant à la fois à une conscience accrue des logiques de production et de gestion
sociale des identités individuelles et collectives, et à une compréhension de la
manière dont les individus se construisent comme sujets dans une société en
mutation.
Portraits de famille
D'illustres professeurs m'ont enseigné les règles de la méthode socio-
logique: l'objet de la sociologie est le fait social, le social s'explique par
le social. Il y a la sociologie de Durkheim qui traite les faits sociaux com-
me des choses, et vise à reconstituer leur enchaînement causal. Il y a la so-
ciologie de Max Weber qui s'efforce de comprendre, de manière idéal-
typique, le sens visé subjectivement par le sujet. Et il y a Marx: la société
résulte de ses rapports sociaux, en particulier ceux qui réunissent et oppo-
sent classes sociales, l'une dominante, l'autre aliénée.
Illustrons. La religion protestante, au travers d'un degré de cohésion
sociale plus faible que la religion catholique, permet d'expliquer la pro-
pension plus grande des protestants au suicide (dixit Durkheim) tandis
que, par homologie des dispositions culturelles (ascétisme, tension vers le
futur), elle permet de comprendre l'essor du capitalisme (dixit Weber).
Elle voile d'un nuage mystique la réalité des rapports sociaux de produc-
tion (dixit Marx).
* E. Mail: FRANSSEN@OPES.UCL.AC.BE
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non des sujets, de leur histoire et de leur expérience, que traite la grande
sociologie.
Dans les recoins de ces macrothéories, dans les couloirs des asiles et les
salles à café de la bureaucratie, il reste toujours aux acteurs la possibilité
de se livrer à des adaptations secondaires ou à poursuivre leurs microstra-
tégies de représentation et de pouvoir.
En gros, c'est ce que nos maîtres nous ont enseigné. À leur mérite, il
leur revient de nous avoir initié à la "problématisation multiple", aux
"tableaux à plusieurs entrées", à la "matrice de questionnement" à partir
de laquelle le problème est défini comme la manière de poser le problème.
Dans toute cette histoire, l'ennemie, c'est l'anomie. Tocqueville déjà le
pressentait, lui qui craignait que «chacun se préoccupe plus de sa petite
société personnelle que de la grande société». Weber, tout en rendant
compte des tensions subjectives de la modernité, a la hantise de la cage de
fer d'une raison instrumentale débarrassée de la référence aux valeurs.
Durkheim résiste au suicide auquel conduit la perte de cohésion sociale.
Depuis, cela n'a guère changé. Considéré à partir des paradigmes de la so-
ciologie, l'individu apparaît toujours comme une menace ou un résidu. La
socialisation est définie comme la mise en correspondance des conduites
individuelles et des exigences collectives, que ce soit en jouant ses rôles,
en occupant une position de classe, en poursuivant rationnellement ses in-
térêts, ou en s'engageant dans des actions collectives. C'est à partir du pri-
mat du social qu'est posé "le problème de l'individu" et qu'est ignorée la
dimension du sujet. Que craint le sociologue? La dissolution du lien so-
cial. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les représentations de la
jeunesse qui se dégagent des paradigmes de la sociologie. Anomiques et
désocialisés, exclus et sans ressources, aliénés par les institutions de con-
trôle, dépourvus de conscience de classe, ils apparaissent souvent comme
l'expression même des "troubles sociaux", comme les mauvais sujets de
la raison sociale.
Incrédule
Heureuse sociologie, quand la société était une et antagonique, et les
hommes inconsciemment sociaux. Cette sociologie évoque à la fois le
monde des choses de Perec (où tout est à sa place), et celui des militants et
des honnêtes citoyens (pour qui on va construire une société meilleure) :
un monde que nous - génération 80 - comprenons encore, mais qui ne
nous comprend déjà plus: il y a une fêlure de distance. Cette sociologie,
qui parlait de la société, et qui avait le pouvoir normatif de définir notre
expérience, ne nous parle plus. On a beau affirmer qu'elle reste vraie, rap-
peler qu'il y a plus que jamais des rapports sociaux, et des classes socia-
les, que nos pratiques s'inscrivent toujours dans des logiques de champs,
elle a perdu de son pouvoir corrosif, se dissolvant dans la "réflexivité" des
individus et la "complexité" du social. C'est-à-dire que d'une part, les in-
dividus revendiquent réflexivement leur expérience comme propre et per-
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1 Le recul et une information plus approfondie nous manquent pour bien discerner les différents
courants de ce «retour du sujet». La présente typologie n'a pas prétention à l'exhaustivité. Elle est une
invitation à poursuivre ce travail de clarification.
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Postmoderne (éclatement)
Socio-clinique (enfouissement)
Raison procédurale,
( communication)
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(ruticUlar--
Marché
évoluer des identités requiert la présence d'une case vide. Contre une so-
ciologie de l'identique, qui clôt le sujet sur lui-même, identifiant la défini-
tion sociale du sujet à son autodéfinition (la vie que je me fais est alors la
vie qu'ils me font), et présentant l'image de la société comme totale et fer-
mée, il s'agit de concevoir que la possibilité même d'une narration identi-
taire, comme celle de toute conflictualité sociale, implique de reconnaître
- sans chercher à le réduire, ou à l'évacuer de la démarche d'analyse -
le sujet et la société comme divisés, c'est-à-dire comme ne coïncidant pas
totalement entre eux et avec eux-mêmes 2. La sociologie classique faisait
de ce "résidu" une marge d'indétermination acceptable, "parasitant" les
régularités statistiques et les correspondances sociologiques. Il s'agit ici
plutôt d'y voir une caractéristique du sujet qui se retourne réflexivement
sur lui-même sans pourtant jamais se saisir totalement. C'est en cela d'ail-
leurs que les sciences humaines se distinguent radicalement du modèle des
sciences exactes et qu'il ne saurait y avoir de «sociologie scientifi-
que» (Péquignot, 1990).
«Il y a donc deux sens au mot "sujet" : sujet soumis à l'autre par le con-
trôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscien-
ce ou la connaissance de soi» (Foucault, 1966). Il s'agit à la fois de con-
sidérer comment le sujet est construit et comment le sujet se construit, ou
encore la vie que je me fais à partir de la vie qu'ils me font.
Dès lors le travail sociologique est double, d'une part critique, en analy-
sant la production et la gestion sociale des identités individuelles et collec-
tives, d'autre part herméneutique, au sens où «l'identité personnelle d'une
histoire individuelle n'est pas une suite ininterrompue de faits objectifs :
elle est le fruit d'une continuelle auto-interprétation. La projection de sens
ne peut être prévue en maîtrisant la sémantique de la position de départ»
(M. Frank, 1988 :90). On s'intéressera ici au travail des individus pour
être sujets, à la manière dont ils se racontent leurs histoires. Entre les
brui ts et les silences, les codes et les ressources, il s'agit de décrypter le
"récit" dans lequel chacun tente d'exister socialement et individuellement.
En résumé et en première approximation, il s'agit donc de proposer un
dispositif théorique permettant le repérage et l'analyse de la "construction
du sujet dans une société en mutation". Cela 1) en intégrant les logiques
d'action proposées par les paradigmes de la sociologie; 2) en proposant
une définition non fermée du sujet, soit le sujet herméneutique; 3) en
mettant en rapport les dispositifs de socialisation et la construction du
sujet; 4) en maintenant la spécificité d'un point de vue sociologique;
5) en posant comme enjeu des rapports sociaux (de domination, de conflit,
d'intégration, d'intérêt) la définition des identités sociales et individuelles.
Le tout dans une perspective systémique où l'on met en rapport différents
dispositifs de socialisation et différentes expressions du sujet.
Projets de cartographies
L'hypothèse d'une mutation sociale et culturelle peut dès lors être
travaillée en combinant l'émergence et la production sociale de nouvelles
identités passant par des dispositifs de socialisation précis dans et à partir
desquels les sujets concrets (se) racontent leur histoire.
Les lieux où peuvent être saisis, décrits et analysés cette tension et
l'émergence de nouvelles identités sociales et figures du sujet sont multi-
ples. Il s'agit en fait de l'ensemble des institutions et des espaces de socia-
lisation. L'école, comme institution de socialisation submergée par la so-
ciabilité juvénile, est un des lieux privilégiés où se manifeste cette trans-
formation fondamentale. On pourrait dans la même perpective considérer
les industries de production et de diffusion culturelles, le champ du travail
social ou de la santé, les entreprises, etc. 3. Une société est ainsi traversée
de plusieurs récits, en voie de constitution ou de dépassement - celui des
institutions traditionnelles, celui des institutions modernes, celui du
marché, celui des industries culturelles, celui des acteurs collectifs, etc.
On peut tout d'abord se centrer sur une institution particulière et exami-
ner comment les individus s'y constituent comme sujets. Soit par exemple
les dispositifs d'insertion socioprofessionnelle comme un des lieux où se
rencontrent et se télescopent à la fois le modèle normatif traditionnel
(celui de l'ayant-droit, pour autant qu'il rentre dans une des catégories ad-
ministratives, logique de traitement universalisé, droits liés au travail) et
les nouveaux dispositifs de production de la subjectivité (traitement per-
sonnalisé, logique d'expressivité personnelle, droits liés à la formulation
d'un "projet" et à la manifestation d'une bonne volonté). Pour les destina-
taires de ces dispositifs, la question même de l'identité est centrale. C'est
le lieu même où le lien individu-société proclamé détruit (les "exclus") est
censé être reconstruit (on y fait de l' "insertion", voire de l' "intégration").
Les individus se retrouvent ainsi pris dans une injonction paradoxale de
négation d'identité (les paumés, les exclus, les assujettis sociaux) et de re-
construction de celle-ci. Le caractère problématique de cet enjeu s'expri-
me dans les différents réactions des "bénéficiaires" : depuis la "dépression
du chômeur" jusqu'à la figure du sujet "hédoniste", la "rage" des uns ou le
"conformisme" des autres. Mais il s'agit aussi d'un lieu où "s'inventent"
de nouvelles formes d'identité, de nouveaux modes de résistance, de dis-
tanciation, d'innovation. C'est dans cette imbrication que la mutation cul-
turelle est à l' œuvre de manière très concrète.
On peut ensuite mettre en regard les différents dispositifs de socialisa-
tion et les expressions des sujets en vue d'effectuer un travail d'objectiva-
tion et de compréhension dans une société en mutation: quels sont les
3 Une recherche actuellement en cours à la FOPES (Faculté Ouverte de Politique Economique et Sociale,
UeL) vise ainsi à dégager les transformations des identités professionnelles dans le secteur non mar-
chand, en travaillant et en analysant avec différentes catégories socio-professionnelles (infinnières, en-
seignants, travailleurs sociaux, fonctionnaires) les dimensions de leur expérience, et en les resituant
dans les transformations de leurs institutions et de leurs champs d'activité.
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Mortal Kombat
Sur toutes les questions susmentionnées, il existe une série de travaux,
rarement confrontés et coordonnés dans un espace permettant une visibi-
lité d'ensemble. Pourtant au fur et à mesure que les flux tendent vers une
intégrale, se mondialisent, se délocalisent, que les institutions deviennent
poreuses, et qu'en réaction les identités s'accrochent à des territoires, et
les pouvoirs à des appareils, la mise en rapport des différents dispositifs et
des différentes expériences devient une exigence analytique, et un choix
politique des chercheurs.
Dès lors, les tâches propres de la sociologie se redécoupent. Il s'agit de
contribuer au projet d'une anthropologie démocratique «visant à relier
pensée sociale et pensée politique, à retrouver l'unité des questions posées
par la philosophie politique, mais en les travaillant dans la chair du social,
en évitant à la fois la position d'autorité moraliste et le relativisme des
points de vue» (Ehrenberg, 1995 :25).
À nouveau, la posture du travail sociologique est en jeu. Et le sens de
son combat. La première sociologie répondait à une nécessité d'un nou-
veau mode de connaissance et de rationalisation du social, et a constitué à
la fois un instrument du pouvoir et un outil d'émancipation. De la même
manière, les ressources d'historicité que le travail sociologique dégage
aujourd'hui peuvent contribuer à la fois à l'emprise des dominations so-
ciales (l'assujettissement) et à l'autonomie des sujets. Ce choix n'est ja-
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