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L1, semestre 1
Responsable de l’enseignement : Constance Rimlinger
Contact : constance.rimlinger@sciencespo.fr
- Chauvel Louis, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n°79, 2001, p. 316-359
[extraits].
- Peugny Camille, « L’expérience du déclassement », Agora débats/jeunesse, n°49, 2009, p. 50-58.
- Bréchon Pierre, « Les valeurs des Français en tendances. Plus de liberté pour soi, plus d’exigences
dans la sphère collective », Futuribles, vol. 431, n°4, 2019, p. 55-71.
- Cautrès Bruno, Chanvril Flora, Mayer Nonna, « Retour sur l’hypothèse de l’homologie structurale :
les déplaçements des catégories sociales dans l’espace politique français depuis La Distinction », in
P. Coulangeon (dir), Trente ans après La Distinction, La Découverte, 2013, p. 327-337.
- Déchaux Jean-Hugues, « La famille à l'heure de l'individualisme », Revue Projet, vol. 322, n°3,
2011, p. 24-32.
- Martial Agnès, « Les trois temps des pluriparentalités en France. Une analyse de travaux empiriques
contemporains », Revue des politiques sociales et familiales, n°139-140, 2021, p. 89-97.
- Darmon Muriel, « La socialisation, entre famille et école. Observation d'une classe de première année
de maternelle », Sociétés & Représentations, vol. 11, n°1, 2001, p. 515-538.
- Jellab Aziz, « Les étudiants de Licence 1 et la socialisation aux études universitaires : une expérience
sous tension », Sociologies pratiques, vol. 23, n°2, 2011, p. 101-118.
- Volkoff Serge et Thébaud-Mony Annie, « Santé au travail : l’inégalité des parcours », Recherches,
2000, p. 349-361.
- Constance Jean et Patrick Peretti-Watel. « La cigarette du pauvre », Ethnologie française, vol. 40,
n°3, 2010, p. 535-542.
LE RETOUR DES CLASSES
SOCIALES ? *
Louis Chauvel
Département des études de l’OFCE, cellule de sociologie
IEP et OSC
La fin des classes sociales semblerait une évidence pour de nombreux auteurs
contemporains, au point que cette question a disparu de la production des sciences
sociales, en France particulièrement. L’objectif de cet article est de revenir sur le
problème empirique des classes sociales et sur leur évolution au cours des dernières
décennies. En revenant sur la question des inégalités économiques et sociales struc-
turées, et sur les éléments culturels et subjectifs susceptibles de sous-tendre les classes
sociales, deux périodes historiques s’opposent nettement. D’une part, la période de
croissance rapide de l’après-guerre a vu l’effacement d’une partie du contenu objectif
des classes sociales. D’autre part, depuis la fin des années 1970, au contraire, des
inégalités structurées se reconstituent et déterminent objectivement les conditions de
vie de groupes sociaux repérables. Néanmoins, ces inégalités structurées, renaissantes,
ne sont guère organisées par une conscience capable d’animer un mouvement collectif
durable et de donner une expression aux rapports sociaux sous-jacents, ce qui n’est
pas sans poser problème pour l’identité sociale des membres des classes populaires,
au travers d’un phénomène de dyssocialisation. Objectivement visibles mais subjecti-
vement désarticulées, les classes sociales sont porteuses d’un avenir plus ouvert qu’on
ne le conçoit généralement.
1. Un des rares auteurs à avoir posé récemment cette question, Emmanuel Todd (1995) n'a
guère eu de continuateurs. On peut s'en rendre compte en notant la rareté des titres d'ouvrages
et d'articles des sciences sociales, en France en particulier, contenant le syntagme « classes
sociales », sauf dans des approches historiques, ou pour en argumenter le déclin.
2. « Marxien » qualifie ici une tradition intellectuelle marquée par l'évaluation critique, alors
que « marxiste » définirait plutôt une filiation plus politique voire apologétique. Selon cette
acception, le présent article est notamment marxien, tout en intégrant des éléments weberiens.
Par ailleurs, nous présentons ici l'esprit et non la lettre d'une définition marxienne, pour ne pas
verser dans une exégèse dans laquelle le débat sur les classes s'est trop souvent embourbé. Il
n'existe pas de définition explicite de la classe sociale dans l'œuvre de Marx, mais des défini-
tions implicites et des usages variés, dont la confrontation pourrait prêter à confusion. Marx
meurt en 1883 sans achever le chapitre du Capital intitulé « les classes sociales », chapitre qui
débute par une définition semblable à celle proposée par Adam Smith un siècle plus tôt, fondée
sur la tripartition entre capital foncier, capital immobilier et force de travail. Le Manifeste condense
le modèle en l'opposition irréductible de deux classes. Les écrits historiques de Marx présentent
quant à eux des visions nettement plus complexes, distinguant une grande diversité de classes.
Par ailleurs, Misère de la philosophie pose la classe dans un double rapport, objectif et subjectif :
à la fois position collective dans le système productif et conscience collective de cette position,
conscience conflictuelle susceptible d'animer l'histoire. Le problème de la définition des classes
sociales chez Marx et plus généralement chez les marxistes relève du caractère plurivoque du
mot. La définition marxienne que nous en donnons recouvre l'ensemble de ces aspects.
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5. Certains voient apparaître une troisième tradition dans l'approche dite « constructiviste »,
dont une étape intellectuelle importante est l'ouvrage : la Formation de la classe ouvrière anglaise
de Edward P. Thompson (1963). Cette approche voit dans l'objet sociologique qu'est la classe
sociale le résultat perpétuellement réactualisé des rapports, des conflits et des alliances issus
des mouvements sociaux dans le cadre d'une histoire ouverte. Il semble pourtant que cette
approche s'intègre à la tradition holiste, si ce n'est qu'elle pose comme méthode centrale l'analyse
du processus historique et politique de sa création (processus qui ne peut s'abstraire d'un cadre
et d'un contexte culturel ou national).
6. Pour autant, ce porte-monnaie permet de repérer des conditions de classes sociales, un
fort revenu étant un préalable à l'accumulation patrimoniale, et la propriété privée du capital
productif une source possible de très hauts revenus.
7. Pour prendre en considération des développements tels que ceux de Erik Olin Wright
(1979, 1985).
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23. Il est difficile de trouver le terme au-dessus de toute critique pour qualifier cet ensemble
de partis qui, dans le spectre politique, vont du Parti Socialiste au RPR : « centriste » pourrait
être trop réducteur ; « à vocation gouvernementale » pose difficulté, puisque le Parti Communiste
a accédé au gouvernement, même si c'était en position minoritaire. Ces partis sont plutôt définis
comme étant potentiellement au centre d'une coalition gouvernementale, les autres pouvant
figurer comme une force d'appoint. Au cours des 30 dernières années, ces partis « centristes »
se sont toujours caractérisés par leur soutien à une économie sociale de marché compatible
avec la construction européenne.
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1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995
Source : IFOP en 1966 et SOFRES de 1976 à 1994 (Michelat et Simon, 1996) présenté dans Dirn (1998).
F 1970
F 1950
se structurent comme collectifs
atténue la conscience de classe
EU 1960
Les classes sociales latentes
Le déclin des inégalités
F 1890
EU 1940
F 1982 EU 1920
EU 1890
F 1830
EU 1980
F 2000 EU 2000
Note : les points figurent la France et les États-Unis à différentes dates. Les positions sont relatives et restituent
l’idée de dynamiques générales de différentes périodes.
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Pour sortir de cette vision, une lecture du long terme, fondée sur
l’analyse des évolutions les plus fortes et en négligeant les aspérités du
court terme, pourrait être la suivante. On peut représenter horizonta-
lement l’intensité des inégalités et verticalement celle des identités. Plus
une société se trouve à droite, plus elle correspond à une structure inéga-
litaire, et plus elle est en haut, plus elle correspond à une forte identité
collective des classes sociales. Directionnellement, nous avons ainsi quatre
types repérables. En haut à droite, nous avons une situation marquée par
des inégalités fortes, mobilisées par une conscience de classe marquée :
on est en présence d’un système de classes « en soi et pour soi ». En
haut à gauche, les inégalités sont faibles, mais la conscience de classe
forte ; on peut faire l’hypothèse que cette situation ne peut se constituer
sans une histoire préalable de revendications abouties. En bas à droite,
c’est la situation inverse, où les inégalités font exister des conditions de
classes fortement opposées, sans que la conscience de ces classes
n’existe ; il s’agit typiquement d’une situation d’aliénation du prolétariat.
En bas à gauche, il s’agit plutôt (directionnellement et à la limite) de la
situation d’une société sans classe : sans inégalité ni identité.
Chacun de ces pôles pourrait être instable, à des degrés divers, pour
des raisons ayant trait à la logique des configurations. D’une façon
générale, cette instabilité provient du fait que les sphères objectives et
subjectives, celle de la réalité des inégalités et celle de leurs représenta-
tions, sont souvent en décalage temporel. La situation de classes en
lutte (1) est conflictuelle et confronte au risque d’une conflagration
sociale, sauf à trouver une autre issue négociée avec la diminution des
inégalités économiques (2). Sans parler d’une égalisation parfaite des
conditions, dont on n’a jamais vu d’exemple empirique, cette situation
d’égalisation plus ou moins intense peut s’obtenir de deux façons, soit
par la victoire politique du prolétariat, soit en faisant en sorte que la
bourgeoisie « lâche du lest », objectif premier des compromis de la social-
démocratie. A partir de la position (1), l’issue (4) par la perte de la
conscience de classe ne paraît pas très vraisemblable, puisque, face à des
inégalités intolérables, les identités de classe doivent en toute logique se
reconstituer — mais la question est bien celle-ci : comment les sociétés
inégalitaires arrivent-elles à tolérer leurs inégalités (voir Chauvel, 1995) ?
L’égalisation des conditions objectives qui caractérise le passage de (1)
à (2) est de nature à dissoudre la conscience de classe et à amoindrir
la force des identités qui s’étaient constituées à des stades antérieurs de
l’histoire sociale, d’où un passage ultérieur à la position (3) ; rester au
point (2) exigerait en définitive un socialisation difficile à entretenir
éternellement (surtout si les conditions sont très égalisées) : comment
convaincre les nouvelles générations d’une identité collective et de conflits
qui n’ont plus rien d’évident objectivement, sauf à rejouer éternellement
les mêmes commémorations officielles et les mêmes vieux mythes ?
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A cet instant, la difficulté est que l’égalisation des conditions n’est pas
nécessairement parfaite : même si les écarts de revenus sont de 1 à 3
et non plus de 1 à 6, il reste un « dessous » et un « dessus » de la
société. Les privilégiés (ceux qui demeurent, car il en reste) ont intérêt
à revenir à la situation d’écarts importants 24. L’argument selon lequel
plus d’inégalités est propice à la motivation par des incitations plus fortes
à l’effort, et qu’un large secteur socialisé est inefficace, peut avoir une
influence certaine. Les intérêts sous-jacents pourraient trouver des
soutiens et des relais, surtout si, en définitive, les privatisations qui
pourraient en résulter sont destinées à bénéficier à ceux qui en prennent
la décision (ouverture du capital aux salariés de direction, dénationalisa-
tions au profit des décideurs en place, stock-options défiscalisés, dans un
contexte de baisse des tranches supérieures d’imposition). Sauf dans un
pays marqué par un fort civisme et un rapport particulier à la respon-
sabilité politique, la tentation d’aller vers plus d’inégalités pourrait être
forte, à laquelle aucune identité conflictuelle de classe ne saurait
s’opposer, d’où un glissement probable vers (4), correspondant à la
reconstitution d’un système objectif de classes, sans conscience de classes.
Cette configuration n’est pas non plus un point d’arrivée ultime : les
victimes du nouveau partage sont appelées tôt ou tard à prendre
conscience de l’injustice du sort qui leur est fait.
24. Les réformes reaganiennes d'allégement de l'impôt sur le revenu et de coupure des
dépenses sociales, a permis au décile supérieur de s'enrichir de 25 % en 10 ans par rapport à
la médiane, dans un contexte de croissance nulle du revenu par tête, les salariés les plus modestes
ayant en effet « payé » pour un enrichissement des classes supérieures, sans croissance écono-
mique pour l'ensemble de la société (Fisher et al., 1996 ; Chauvel 2001). La lutte politique pour
l'obtention de réformes économiques peut être de cette façon un moyen plus sûr de s'enrichir
que l'implication dans un travail productif.
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Louis Chauvel
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L’EXPÉRIENCE
DOSSIER
DU DÉCLASSEMENT
Entretien avec Camille Peugny,
réalisé par Cécile Van de Velde
Définissant le déclassement en termes de mobilité
sociale entre générations, l’auteur éclaire l’histoire des
générations nées dans les années 1960 pour lesquelles
la mobilité sociale ascendante diminue alors que les tra-
jectoires descendantes sont en augmentation. Le socio-
logue analyse les effets de cette dynamique sur ceux qui
vivent ce déclassement : perte de confiance dans l’ins-
titution scolaire, sentiment d’appartenance à une
« génération sacrifiée » ou constat d’un échec personnel.
Il souligne aussi le paradoxe d’un refus du libéralisme
économique accompagné d’une hostilité marquée vis-à-
vis de populations éloignées du travail que ces déclas-
sés considèrent comme assistées.
Camille Peugny
Chargé d’études à la Direction de l’animation de la recherche, des études et des
statistiques/ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille, de la Solidarité
et de la Ville, et enseignant à Sciences-Po
Laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et
statistique – Timbre J 350 – 3, avenue Pierre-Larousse – 92245 Malakoff Cedex
Courriel : camille.peugny@wanadoo.fr
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ÂGE ET
Agora : Qu’appelle-t-on le déclassement ? GÉNÉRATION
Agora : Avec cette définition, en France, qui sont aujourd’hui les déclassés ?
Cette dégradation est d’autant plus remarquable qu’elle est généralisée aux
garçons et aux filles de toutes les origines sociales, aux enfants d’ouvriers comme
aux enfants de cadres.
Depuis le bas de la structure sociale, les trajectoires ascendantes vers les
emplois d’encadrement sont moins fréquentes en 2003 qu’en 1983. Par exemple,
alors qu’en 1983, 25 % des enfants d’ouvriers occupaient à l’âge de 40 ans un
1
Nicolas Sarkozy, discours à Rouen le 24 avril 2007.
2
Ségolène Royal, discours à Lyon le 27 avril 2007.
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DOSSIER emploi de cadre ou de profession intermédiaire, la proportion est tombée à 20 %
vingt ans plus tard.
Depuis le haut de la structure sociale, la fréquence des trajectoires descen-
dantes s’est sensiblement accrue : en 1983, 14 % des enfants de cadres supé-
rieurs nés entre 1944 et 1948 occupaient un emploi d’employé ou d’ouvrier,
contre 26 % de leurs homologues nés entre 1964 et 1968.
L’augmentation significative de la part des trajectoires descendantes constitue
indéniablement un élément central de la dynamique qui a secoué la société fran-
çaise depuis les chocs pétroliers des années 1970.
3
Koubi, 2004.
4
Murphy, Welch, 1990.
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ÂGE ET
Agora : Comment expliquer la fréquence accrue du déclassement ? GÉNÉRATION
Camille Peugny : Tous les enfants de cadres connaissent des risques accrus
de mobilité descendante, mais certains sont plus protégés que d’autres. En parti-
culier, le diplôme demeure plus que jamais le premier rempart face aux risques de
déclassement social. Par conséquent, dans la mesure où l’inégalité des chances
scolaires demeure une réalité tangible, y compris vers le haut de la structure
sociale (parmi les enfants de cadres, la corrélation entre le niveau de diplôme de
l’individu et celui de son père reste très forte), les enfants de cadres dont le père
est peu diplômé sont plus nombreux à être confrontés à la mobilité descendante
que ceux dont le père détient un diplôme initial élevé. Par contre, si une origine de
cadre solidement ancrée dans la lignée suffisait autrefois à pallier une scolarité dif-
ficile, cet avantage comparatif s’est considérablement amenuisé, si bien que l’aug-
mentation de la part des trajectoires intergénérationnelles descendantes concerne
l’ensemble des enfants de cadres. Parmi les déclassés, la part des enfants de
cadres dont le père est pourtant diplômé du supérieur a même progressé entre
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DOSSIER 1983 et 2003, approchant les 40 %. En d’autres termes, l’« effet cliquet » qu’avait
théorisé Claude Thélot à la fin des années 1970 est aujourd’hui mis à mal5.
Camille Peugny : Le déclassement est toujours signifiant pour celles et ceux qui
l’expérimentent et il constitue évidemment une situation difficile. Mais son expé-
rience n’est pas univoque et l’on peut distinguer deux types d’expériences chez les
enfants de cadres, qui correspondent à deux profils sociologiques différents.
Pour un certain nombre d’individus tout d’abord, l’expérience du déclassement
se traduit par la mobilisation d’une identité collective, celle de l’appartenance à une
« génération sacrifiée », victime de la crise économique. Ces déclassés mobilisent
un discours « savant », émaillé des arguments fournis par les travaux d’écono-
mistes et de sociologues, pour expliquer leur trajectoire. La mobilisation d’une
identité collective ne signifie toutefois pas que l’expérience de la mobilité descen-
dante va de soi. Au contraire, cette dernière apparaît comme d’autant plus injuste
à leurs yeux qu’elle est paradoxale : bien que plus diplômés que leurs parents, ils
connaissent une moindre réussite sociale ! Ces déclassés appartiennent en majo-
rité à des lignées où la position de cadre est récente : issus de milieux modestes,
leurs pères ont souvent accédé à un emploi de cadre par promotion en cours de
carrière, malgré un faible niveau initial de diplôme. Pour leurs enfants, la poursuite
d’études plus longues répondait à un projet familial dont l’objectif était clair : la
réussite sociale et donc le maintien de la position de cadre nouvellement acquise.
Par conséquent, pour ceux qui ont poursuivi leurs études au-delà du baccalauréat
mais occupent néanmoins des emplois d’exécution, l’école n’a pas tenu ses pro-
5
Thélot, 1979. L’auteur montre qu’à la fin des années 1970, les enfants de cadres qui deviennent
ouvriers sont essentiellement de deux types. Soit il s’agit de « faux » ouvriers (ils deviendront cadres
par la suite), soit leur père est un « faux » cadre (longtemps ouvrier, le père accède à un emploi
de cadre en fin de carrière).
54
ÂGE ET
messes et le sentiment de frustration est à la hauteur de l’investissement GÉNÉRATION
consenti. Ayant « joué le jeu », ces déclassés ont en réalité le sentiment d’avoir
été trompés et leur discours en porte la marque, riche en contestations et en
revendications.
Pour d’autres déclassés en revanche, l’expérience de la mobilité descendante LOGEMENT INTER-
s’effectue sur le mode de l’échec personnel. Dans ce cas, les déclassés se vivent GÉNÉRATIONNEL
comme les principaux responsables de leur trajectoire. Nés et socialisés dans des
milieux riches en capitaux économiques et culturels, issus de lignées où la posi-
tion de cadre est anciennement
ancrée, le maintien de la position Dans un contexte à ce point morose, il n’est GÉNÉRATION
des parents allait de soi : des pas surprenant de voir les perspectives de « TANGUY » ?
études moyennes l’ont rendu
mobilité sociale se dégrader sensiblement, tant
impossible. Leur niveau d’étude
n’est pas inférieur à ceux qui vivent
l’état de l’économie lors de la transition entre
leur déclassement sur le mode les études et l’emploi se révèle déterminant EXPÉRIENCE DU
générationnel, mais là où un pour le déroulement entier de la carrière. DÉCLASSEMENT
diplôme de niveau bac + 2 consti-
tuait une promesse de réussite sociale pour ces derniers, il est ici synonyme
d’échec. Le sentiment d’être le maillon qui vient briser l’histoire de la lignée est
alors fort et il amène les individus à de multiples remises en cause, liées à une dif-
ficulté à trouver sa place au sein de la famille et, plus largement, au sein de la
société. Dès lors, la tentation du retrait et du repli sur soi est réelle.
Camille Peugny : Cette question est très importante et les stéréotypes sur le
conflit entre les générations ne permettent pas d’y répondre de manière perti-
nente. Certes, on peut considérer que la génération des années 1940 a eu de la
chance. Certes, on peut penser que les premiers nés du baby-boom font figure de
génération dorée, qui connaît une première explosion scolaire et qui profite d’un
important mouvement d’aspiration vers le haut. On peut donc, à un niveau
« macrosocial », concevoir une certaine rancœur à l’encontre de cette génération.
Mais à l’échelle « microsociale », ces baby-boomers sont des pères et des mères,
avec lesquels il faut cohabiter, et sous la dépendance desquels il faut accepter de
vivre puisque la réalité du déclassement fait que sans le soutien matériel et finan-
cier des parents, il est très difficile de faire front. Je n’ai pas rencontré de conflit
ouvert, de grandes déclarations de guerre aux « soixante-huitards » : le déclasse-
ment introduit des rapports entre les générations qui sont plutôt de l’ordre du non-
dit, de la crainte d’avoir déçu les aspirations des parents ou du malaise.
N° 49 AGORA DÉBATS/JEUNESSES 55
DOSSIER également. À l’inverse, si ces derniers se sont distingués par des trajectoires glo-
rieuses, alors l’expérience du déclassement est encore plus douloureuse et l’iso-
lement au sein de la cellule familiale encore plus fort.
Camille Peugny : Tout dépend de ce que l’on entend par là. Si l’on pense à
des mouvements massifs de mobilisation ou de revendication, il est difficile de
répondre par l’affirmative. Les déclassés ne constituent pas un groupe social
visible. Au niveau individuel, colère, rancœur et frustration sont présentes et on
peut même se vivre comme appartenant à une génération sacrifiée. Mais tout cela
ne débouche pas sur des mobilisations collectives.
En revanche, le déclassement a une influence sur la manière dont on se repré-
sente le fonctionnement de la société et il structure les opinions, les attitudes et
les comportements politiques que l’on adopte. Le principal résultat, lorsque l’on
cherche à décrire l’univers de valeurs des déclassés, c’est la recomposition origi-
nale du discours économique et social : le déclassement rend possible la cohabi-
tation de fragments idéologiques que l’on avait l’habitude d’opposer.
6
Breen, 2004.
7
Beaud, 2002, ou encore Duru-Bellat, 2006.
56
ÂGE ET
Tout d’abord, parce qu’ils sont cantonnés à des emplois d’exécution et expo- GÉNÉRATION
sés à la précarité, les déclassés expriment un souci de protection de la part de
l’État et se montrent très hostiles aux fondamentaux du libéralisme économique.
Mais ensuite, et bien qu’ils soient fortement attachés à la fonction protectrice
de l’État, ils se montrent d’une rare virulence à l’encontre des chômeurs, RMistes LOGEMENT INTER-
et autres exclus. Forte hostilité au libéralisme économique mais faible préoccupa- GÉNÉRATIONNEL
tion sociale, cette combinaison peut surprendre puisque les schémas traditionnels
font que, de la part d’individus très
antilibéraux sur le plan économique, Pour ceux qui ont poursuivi leurs études
on attend au contraire une forte au-delà du baccalauréat mais occupent GÉNÉRATION
sensibilité aux questions sociales. « TANGUY » ?
néanmoins des emplois d’exécution,
Et pourtant, les raisons de cette
sourde hostilité envers les « assis- l’école n’a pas tenu ses promesses et
tés » sont à rechercher dans l’expé- le sentiment de frustration est à
rience du déclassement. D’une la hauteur de l’investissement consenti. EXPÉRIENCE DU
part, ne pouvant pas défendre l’idée DÉCLASSEMENT
d’une réussite sociale équivalente à celle de leurs parents, les déclassés déplacent
les critères de la réussite. Pour eux, cette dernière réside alors dans le fait d’avoir
toujours eu un travail, même peu gratifiant, et de ne s’être pas laissé décourager,
ce qui les amène à valoriser l’effort et la volonté individuels, qualités faisant défaut
selon eux aux « assistés ». D’autre part, ce rejet obéit également à un souci de
distinction d’autant plus puissant que la crainte est forte de venir un jour renforcer
les rangs des exclus. Se distinguer des « assistés » dans le discours, c’est tenter
de conjurer le risque d’une chute encore plus forte.
Hostilité au libéralisme économique d’un côté, faible préoccupation sociale et
virulence à l’égard des exclus de l’autre coexistent ainsi de manière originale dans
le même discours : on réclame un État fort et protecteur, certes, mais pour ceux
qui travaillent. Prendre en compte le fait qu’une part croissante des 35-45 ans est
confrontée à la mobilité sociale descendante permet alors d’apporter des élé-
ments d’explications supplémentaires à ce que certains qualifient de « droitisa-
tion » de la société française, dont les symptômes récents sont nombreux :
succès du Front national en 2002, élection de Nicolas Sarkozy en 2007, et même
« droitisation » du discours d’une partie de la gauche.
N° 49 AGORA DÉBATS/JEUNESSES 57
Les valeurs des Français
en tendances
P LU S D E L I B E RT É P O U R S O I ,
P LU S D ’ E X I G E N C E S DA N S L A S P H È R E CO L L EC T I V E
© Futuribles | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info par Nadia Garnoussi via Université de Lille (IP: 176.140.68.211)
La revue Futuribles s’intéresse depuis plus de 35 ans à l’évolution
des systèmes de valeurs et à l’étude de leur transformation, faisant
régulièrement écho aux études réalisées tous les 9-10 ans dans le
cadre de l’European Values Study. La dernière vague en date a été
réalisée en 2017-2018 et Pierre Bréchon en présente ici les premiers
enseignements relatifs à la France.
Dans le contexte de crise sociale que connaît le pays depuis no-
vembre 2018, l’analyse sur longue période que nous livre ici Pierre
Bréchon de l’évolution des valeurs des Français à l’égard de leur vie
et de la société, vient utilement remettre les choses en perspective.
Sans contester les difficultés de la vie courante que ceux-ci peuvent
rencontrer (en matière de revenus, d’emploi, etc.), il souligne ici, au
regard des dernières enquêtes, que le lien social ne semble pas me-
nacé en France, que les valeurs de tolérance et de respect d’autrui
continuent de progresser, que le sentiment de bonheur est aussi élevé
et reste stable, etc. L’individualisation continue de progresser, l’atta-
chement à l’État protecteur ne se dément pas, l’implication politique
est stable, la religion confirme son recul… ; mais le rapport à la dé-
mocratie est plus complexe et la demande d’ordre public reste forte.
Si ces deux derniers points invitent à une certaine vigilance pour
maintenir l’attachement des Français à leurs institutions politiques
et à la démocratie, plus globalement, les résultats de la vague 2017-
2018 rompent avec le pessimisme ambiant. S.D. ■
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© futuribles n° 431 . juillet-août 2019
Pour connaître ce que sont les valeurs des Français et comment elles évo-
luent, les enquêtes quantitatives sont un outil décisif car elles reposent sur
des échantillons représentatifs de toute la population, alors que souvent ce
que l’on dit sur la société ne concerne que l’un de ses secteurs. Par exemple,
© Futuribles | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info par Nadia Garnoussi via Université de Lille (IP: 176.140.68.211)
© Futuribles | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info par Nadia Garnoussi via Université de Lille (IP: 176.140.68.211)
on juge les valeurs des Français à travers l’observation des élites politiques,
économiques et sociales. Ou à travers ce que l’on constate dans notre entou-
rage, qui est bien sûr toujours situé socialement et pas équivalent à l’en-
semble de la société.
Une enquête spécifique a été créée dès 1981 pour mesurer l’évolution des
valeurs en Europe. Elle est l’œuvre de différents sociologues et politologues
inquiets devant le déclin amorcé des valeurs traditionnelles 2. Ils veulent
pouvoir mesurer périodiquement les valeurs pour bien discerner leurs évo-
lutions. L’enquête sera donc refaite en 1990, 1999, 2008 et 2017-2018, avec
chaque fois un questionnaire très semblable pour
faciliter des comparaisons dans le temps. Le ques-
tionnaire est très détaillé et porte sur les grands
domaines de la vie : famille, travail, sociabilité,
morale, religion, politique, économie… Au fil
des vagues, le nombre de pays concernés s’est
élargi et couvre aujourd’hui à peu près l’en-
semble de l’Europe continentale, de l’Islande à la
Russie, des pays scandinaves aux pays méditer-
ranéens. De nombreuses publications ont été
faites pour analyser les évolutions jusqu’aux an-
nées 2010, y compris dans Futuribles (voir enca-
dré). Avec les données les plus récentes, un nou-
veau cycle de publications a commencé avec la
sortie de La France des valeurs 3.
2. Jean Stoetzel, à la fois universitaire et président fondateur de l’IFOP (Institut français d’opi-
nion publique), premier institut de sondages français, est l’une des chevilles ouvrières de l’en-
quête. Il a publié le premier livre consacré aux résultats de l’enquête dans neuf pays de l’Europe
de l’Ouest : Les Valeurs du temps présent : une enquête européenne, Paris : Presses universitaires
de France (PUF), 1983.
3. Bréchon Pierre, Gonthier Frédéric et Astor Sandrine (sous la dir. de), La France des valeurs.
Quarante ans d’évolutions, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble (Libres cours - poli-
tique), mai 2019.
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LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES
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w B RÉCHON Pierre et G ALLAND Olivier w B RÉCHON Pierre et G ONTHIER Frédéric
(sous la dir. de), L’Individualisation (sous la dir. de), Les Valeurs des Euro-
des valeurs, Paris : Armand Colin, péens. Évolutions et clivages, Paris :
2010. Armand Colin (coll. U), 2014. Traduit
en anglais : European Values: Trends
w G ALLAND Olivier et ROUDET Bernard
and Divides over Thirty Years, Leiden :
(sous la dir. de), Une jeunesse diffé-
Brill, 2017.
rente ? Les valeurs des jeunes Fran-
çais depuis 30 ans, Paris : La docu- w « Jeunes Européens : quelles valeurs
mentation Française / INJEP (Institut en partage », Agora Débats / jeunesses,
national de la jeunesse et de l’éduca- n° 67, mai 2014, p. 53-129 (dossier
tion populaire), 2012 (réédition : La coordonné par Olivier Galland et
documentation Française [Doc’en poche Bernard Roudet).
n° 34], 2014). P.B.
Cet article porte seulement sur les valeurs des Français : quelles évolu-
tions de valeurs sont-elles repérables sur les 40 dernières années ? La so-
ciété française est-elle autant en crise qu’on le dit souvent ?
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santes que dans les pays scandinaves, mais elles sont plus développées que
dans l’Europe du Sud. Le niveau est plutôt stable : 38 % adhéraient à au
moins une association en 2008, 41 % aujourd’hui, touchant surtout au
sport, aux loisirs et à la culture. Environ la moitié des adhérents (soit 22 %
de l’échantillon) y ont une activité bénévole.
Plus intéressant encore : les valeurs de fraternité se développent plutôt.
Parmi les qualités à encourager chez les enfants, 39 % sélectionnaient la
générosité en 2008, 44 % aujourd’hui. Surtout, l’altruisme, mesuré par l’in-
térêt porté aux conditions de vie de différentes catégories de population,
plus ou moins proches (des voisins à l’humanité entière) mais aussi plus ou
moins défavorisées (des personnes âgées aux immigrés), est en progression
assez nette en 2018, par rapport au niveau — stable — que l’on observait en
1999 et 2008 (tableau 2). Cette aug-
mentation semble largement un effet Tableau 2 — Évolution
de période, puisque le niveau d’al- de l’altruisme* de 1999 à 2018
truisme progresse dans toutes les gé- (en % verticaux)
nérations, mais plus particulièrement 1999 2008 2018
chez les jeunes, qui se montraient
Beaucoup (9-20) 17 17 26
jusque-là plutôt moins compatissants Assez (21-25) 25 26 26
à l’égard d’autrui. Peu (26-30) 28 28 25
Ce regain d’altruisme relativise for- Très peu (31-45) 30 29 23
tement les poncifs récurrents sur la *L’indice d’altruisme est construit par addition des
réponses à neuf indicateurs, mesurant l’intérêt
montée de l’individualisme. On peut porté aux conditions de vie des voisins, gens de
y voir un effet de conjoncture : le sen- la région, concitoyens, Européens, humanité en-
timent que la crise économique de tière, personnes âgées, chômeurs, immigrés,
malades ou handicapés. L’enquêté pouvant ré-
2008 a fait progresser les inégalités pondre en cinq modalités, de beaucoup (1) à
et la pauvreté inciterait les Français pas du tout (5), l’indice va de 9 à 45 ; il est dé-
à se sentir davantage concernés par coupé en quartiles pour 2018.
les autres 4. Mais cette évolution Source : EVS 2018 pour la France.
4. Cette hypothèse va à l’encontre de ce qui est le plus souvent avancé. Selon un raisonnement
économique utilitariste, les crises économiques devraient produire du repli identitaire.
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LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES
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à l’égard des étrangers. Mais sur le long terme, la xénophobie et les stéréo-
types hostiles aux immigrés sont plutôt en baisse 5. Le tableau 3 montre le
genre de personnes qu’on ne voudrait pas avoir comme voisin. On constate
qu’en permanence, ce sont les personnes dont on craint les déviances et les
incivilités — les drogués et les alcooliques — qui sont le plus rejetés. Beau-
coup de catégories ethno-religieuses ne semblent pas beaucoup réprouvées,
sauf les gitans, minorité dont certains craignent la petite délinquance. Mais
si depuis 2008 la mise à distance des drogués et des alcooliques s’est ren-
forcée dans un climat où la demande d’ordre public est plus forte, les gitans
sont plutôt mieux tolérés et les autres catégories ethno-religieuses sont tou-
jours peu réprouvées.
La faible tolérance à l’égard des immigrés se constate beaucoup plus sur
la question de l’accès à l’emploi. Les personnes approuvant le principe de
5. Une fois de plus, cette tendance a été confirmée dans le rapport annuel de la Commission
nationale consultative des droits de l’homme : CNCDH, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme
et la xénophobie. Année 2018, Paris : La documentation Française, 2019.
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La position nuancée des Français sur le sujet apparaît encore dans un
dernier indicateur : 27 % jugent très ou assez bon l’impact des personnes
qui viennent vivre en France sur le développement du pays, 45 % hésitent,
alors que 25 % pensent que l’effet est très ou assez mauvais.
Tous ces résultats sur les liens sociaux montrent qu’il y a beaucoup de dy-
namiques positives dans la société française. Les fractures — qui semblent
abyssales à écouter les médias — ne sont pas aussi fortes qu’on le dit 6. La
6. Jérôme Fourquet, dans L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Paris :
Seuil, 2019), s’est fait l’écho de ces fractures. Sa position de sondeur sur l’actualité politique
conjoncturelle favorise une perception clivée et pessimiste.
60
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES
7
France de l’après-guerre était beaucoup plus clivée que celle d’aujourd’hui .
Le conflit de classes imprégnait fortement les esprits : deux mondes se vi-
vaient en opposition frontale de valeurs. Mais aujourd’hui, il y a surtout
multiplication des oppositions ciblées sur des problèmes particuliers entre
des groupes sociaux et politiques multiples, dans une société moins confor-
miste et plus critique qu’autrefois.
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Un deuxième in-
Tableau 6 — Évolution du sentiment de bonheur
(% verticaux) dicateur mesure la
satisfaction de sa
1981 1990 1999 2008 2018 vie sur une échelle
Très heureux 19 26 31 34 34 de 1 (très satisfait)
Assez heureux 70 66 59 56 57 à 10 (pas du tout
Pas très heureux 8 7 8 8 8 satisfait). Même si
Pas heureux du tout 2 1 1 2 1 l’évolution n’est
Source : EVS 2018 pour la France. pas aussi forte que
sur le sentiment
d’être heureux, la moyenne est passée de 6,7 en 1981 à 7,2 en 2018. Cette
évolution à la hausse du sentiment de bonheur n’est pas propre à la France.
Elle est aussi observable dans d’autres pays 8 et semble s’expliquer par le ni-
veau de développement économique du pays. À mesure que celui-ci a aug-
menté, le sentiment de bonheur a aussi progressé. Et aujourd’hui, le senti-
ment de bonheur est plus fréquent dans les pays riches de l’Europe de
l’Ouest que dans les pays pauvres de l’Europe de l’Est.
À l’intérieur de chaque pays, les variables les plus discriminantes du sen-
timent de bonheur sont l’appréciation portée sur sa santé, et le sentiment de
maîtriser sa vie 9 et pouvoir décider de son devenir. Lorsqu’on a le sentiment
7. Au plan politique, le parti communiste, avec un programme beaucoup plus radical qu’au-
jourd’hui, représentait 25 % du corps électoral et les gaullistes à peu près autant. Il était donc
très difficile de trouver une majorité pour gouverner avec des partis émiettés allant du centre
gauche au centre droit.
8. Ronald Inglehart, dans Les Transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bou-
leversent le monde ?, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble (Libres cours - politique), no-
vembre 2018 (traduction de Cultural Evolution: People’s Motivations are Changing, and Reshaping
the World, Cambridge : Cambridge University Press, mars 2018), y consacre son chapitre 8,
« Les nouvelles sources du bonheur » — voir aussi l’analyse de ce livre, par Pierre Bréchon, in
Futuribles, n° 428, janvier-février 2019, p. 17-31.
9. Mesuré par une échelle en 10 positions pour indiquer « Dans quelle mesure vous vous sen-
tez libre du choix et du contrôle dont se déroule votre vie », la position 1 correspondant à « pas
du tout libre » et 10 à « tout à fait libre ».
61
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019
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bien. Mais en fait, beaucoup jugent différemment les deux domaines du fait
de la différence de sentiment de maîtrise que l’on peut y éprouver : alors
que beaucoup ont le sentiment qu’ils contrôlent leur univers personnel, ils
ressentent au contraire une impossibilité de maîtrise de la vie sociale et
politique, ce qui est source de frustration.
Cet écart de jugement entre espace privé et public s’observe aussi à
l’égard des libertés individuelles. Chacun veut être libre de décider et choisir
10. Les personnes qui se déclarent très heureuses affichent une moyenne de 7,5 sur 10 au
sentiment de maîtriser sa vie, contre seulement 3,8 pour celles qui se considèrent pas du tout
heureuses.
11. On l’avait déjà montré sur les données françaises de la vague précédente : voir Bréchon
Pierre, « Je vais bien, le système politique va mal », in Pierre Bréchon et Jean-François
Tchernia (sous la dir. de), La France à travers ses valeurs, op. cit., p. 47-54.
62
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES
Tel est le titre du dernier livre du dé- rance de vie, surtout celle des femmes,
mographe Hervé Le Bras 1 qui révèle, place la France au troisième rang mon-
selon l’analyse qu’en fait Alexandre dial derrière les Japonaises et les Espa-
Mirlicourtois 2, « que c’est en effet un gnoles. De là à dire que tout va pour
paradoxe national, les Français sont les le mieux en France, sinon dans la tête
plus pessimistes d’Europe, alors que des Français, il y a un pas à franchir
sur de nombreux critères essentiels, la dont il faut se garder. Le problème du
France fait mieux, voire beaucoup logement vient aussitôt à l’esprit : il
mieux, que ses voisins ». manquerait ainsi un million de loge-
ments en France. Mais le surpeu-
C’est le cas en matière d’inégalité et plement des logements, qui concerne
de pauvreté puisque cette dernière, 2,8 % des logements irlandais mais
calculée à 60 % du revenu médian 47 % des logements roumains, situe
de chaque pays, situe la France à la la France au 10e rang des pays les
sixième place des pays où le taux de moins touchés par ce fléau. Reste le
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pauvreté est le plus faible, juste der- prix du logement, mais alors que
rière la République tchèque, la Finlande, 10,4 % de la population de l’Union
le Danemark, la Slovaquie et les Pays- européenne consacrent 40 % ou plus
Bas. Toujours en se fondant sur le livre de leur revenu disponible au loge-
d’Hervé Le Bras, Alexandre Mirlicour- ment, en France, cette proportion
tois souligne que parmi les pays euro- tombe à 4,7 % (n’oublions pas cepen-
péens les plus peuplés, la France en- dant que les dépenses contraintes dites
registre le taux de pauvreté le plus préengagées des ménages français
faible devant l’Allemagne, le Royaume- liées au logement sont passées de
Uni, et très loin devant l’Espagne et moins de 10 % en 1960 à près de 23 %
l’Italie : la pauvreté y est « moins in- de leur revenu brut disponible en
tense ». Sans doute, relève l’auteur, 2017 3).
cet heureux résultat tient-il notamment
aux transferts sociaux qui permettent Alexandre Mirlicourtois achève son
de redistribuer le produit des prélève- analyse par cette belle citation de Tal-
ments opérés sur les 20 % les plus leyrand : « quand je me regarde je me
riches vers les 20 % les plus pauvres… désole, quand je me compare je me
console ».
Poursuivant l’analyse, l’auteur ne Hugues de Jouvenel,
manque pas de souligner que l’espé- Futuribles
1. L E B RAS Hervé, Se sentir mal dans une France qui va bien. La société paradoxale, La Tour
d’Aigues : éd. de l’Aube, mai 2019.
2. M IRLICOURTOIS Alexandre, « Les Français vont mal dans un pays qui va bien mieux qu’ailleurs »,
Xerfi Canal, 15 mai 2019. URL : https://www.xerficanal.com/economie/emission/Alexandre-
Mirlicourtois-Les-Francais-vont-mal-dans-un-pays-qui-va-bien-mieux-qu-ailleurs_3747290.html.
Consulté le 22 mai 2019.
3. Source : INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), comptes natio-
naux, base 2014, in L’Économie française. Comptes et dossiers, édition 2018, Paris : INSEE
Références, 2018, p. 38.
63
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019
L’individualisation,
dans tous les domaines de la vie
Le processus d’individualisation, donc d’autonomie des choix individuels,
ne concerne pas que la maîtrise de son environnement social, le libéralisme
des mœurs et la vie privée. On peut en observer les effets dans tous les do-
maines de la vie. Ainsi, la famille a beaucoup évolué.
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Des formes de famille de plus en plus diversifiées,
bâties sur les relations interpersonnelles
Alors que la famille traditionnelle, conjugale et hétérosexuelle, était perçue
comme un cadre identique s’imposant pratiquement à tout le monde, avec
des différences nettes entre les rôles masculin et féminin, cette « institution »
est devenue beaucoup plus relative et beaucoup moins institutionnalisée
(21 % des couples vivent en union libre, 7 % sont pacsés). De nombreuses
familles sont monoparentales 12 et on observe de fréquentes recompositions
après séparation ou divorce. Chacun veut vivre des formes épanouissantes
de famille, construites dans des relations riches avec les autres membres du
groupe familial. L’égalité dans le couple est une volonté très forte, même si
elle est loin d’être toujours mise en œuvre. Avoir des enfants est toujours
considéré comme important, cela doit participer à l’épanouissement familial
et non pas être un simple devoir social.
Cependant, l’importance de l’enfant est plutôt en baisse. De 1981 à 2008,
environ deux enquêtés sur trois jugeaient qu’avoir des enfants était très
important pour le succès de la vie conjugale 13. Le pourcentage est tombé à
53 % en 2018 (avec de forts écarts générationnels, de 38 % chez les 18-29
ans à 67 % chez les plus de 70 ans). La fin de la culture du devoir au profit
de celle des droits pourrait, à terme, faire baisser la fécondité. Mais cela n’a
rien d’automatique. On a d’ailleurs vu se développer, en France, un mini
baby-boom des années 1995 à 2010 environ, alors que la culture d’individua-
lisation avait commencé à se développer 14. Et certaines sociétés, beaucoup
12. Selon l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), le pourcentage
de familles monoparentales est passé de 9 % en 1975 à 23 % en 2014.
13. En 2018, 17 % estiment la présence d’enfants pas très importante pour le succès du couple,
contre 8 % en 1981.
14. Ce qui montre que la volonté affirmée de maîtriser sa fécondité n’aboutit pas nécessaire-
ment à sa réduction. L’individualisation ne conduit pas à l’individualisme étroit. La culture du
choix n’a rien à voir avec l’égoïsme utilitaire.
64
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES
plus traditionnelles que la France — par exemple l’Italie — ont des taux de
fécondité très bas, alors que la France conserve un taux élevé (environ 1,9),
le plus fort de l’Union européenne avec ceux de la Suède et de l’Irlande.
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Tableau 8 — Les attentes à l’égard du travail en 2018 (en %)
Les six caractéristiques testées Cité
Attentes Un travail qui donne l’impression de réussir quelque chose 78
qualitatives On a des responsabilités 61
et expressives On a de l’initiative 55
Attentes On gagne bien sa vie 72
de type L’horaire est satisfaisant 46
matériel Il y a de bonnes vacances 30
Source : EVS 2018 pour la France.
Libéralisme économique
mais fort attachement à un État protecteur
En matière économique, la liberté est aussi une valeur prisée, tout parti-
culièrement par ceux qui se sont mis à leur compte. Les Français sont plutôt
favorables à la concurrence entre acteurs économiques, les individus sont res-
ponsables de leur subsistance et ne doivent pas tout attendre des pouvoirs
publics. Mais, en même temps, l’État doit réduire les inégalités de revenus
entre les individus et permettre la satisfaction des besoins de base pour tous.
Le libéralisme économique est donc tempéré par le fort attachement aux
acquis sociaux et aux bienfaits de l’État-providence. L’attrait du libéralisme
économique était de fait plus fort dans la décennie 1990-2000. On observe
aujourd’hui une soif d’égalité alors qu’on vit dans un pays où les inégalités,
quoique importantes, sont plutôt plus faibles que dans d’autres contrées.
65
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019
mot à dire sur les décisions et se révèlent plus critiques à l’égard des insti-
tutions et des élites. Autrefois, les citoyens étaient assez conformistes et res-
pectueux de leurs élus. Leur participation politique se limitait très souvent
à leur vote par sentiment du devoir civique, ne s’intéressant ensuite plus
beaucoup à la politique jusqu’à la campagne électorale suivante. Le vote de-
vient moins fréquent du fait de l’évolution de son sens, étant de plus en plus
perçu comme un droit qu’on exerce si on est convaincu qu’un candidat mé-
rite d’être soutenu, et non plus comme un devoir qu’on exécute même quand
on ne comprend pas les enjeux politiques.
Aujourd’hui, le contrôle des élus par les citoyens actifs est plus important.
L’action protestataire s’est développée, tout particulièrement avec la multi-
plication des pétitions (tableau 9). Mais la progression du nombre de per-
sonnes ayant déjà manifesté est aussi importante. Le boycott — forme d’ac-
tion assez récente — se développe plus lentement. Et la grève dite « sauvage »
— formule peut-être discutable — est stable. Les Français sont volontiers
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protestataires mais pas radicaux au point de contester de façon violente l’ordre
social. L’illégalité et la violence que se permettent les principaux groupes
protestataires sont généralement contrôlées, de manière à être visibles dans
les médias sans dégâts trop importants.
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LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES
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Les grandes entreprises 42 60 45 44 44
Les syndicats 36 30 33 41 37
La presse 31 37 35 38 29
Les médias sociaux – – – – 14
Les partis politiques – – – 18 14
L’Organisation des Nations unies – – 51 57 58
L’Union européenne – 65 46 47 50
Source : EVS 2018 pour la France.
67
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019
Les Français sont plus mobilisés en faveur des organisations publiques qui
les protègent et leur assurent un accès en principe égalitaire à des biens
publics essentiels, qu’aux institutions les plus centrales d’une démocratie,
le Parlement et les corps intermédiaires.
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française, son recul est très important (tableau 11) : seulement un tiers de la
population se déclare aujourd’hui catholique contre 70 % en 1981. Et l’assis-
tance régulière à la messe est devenue rare. Les autres religions se sont au
contraire développées, du fait de l’arrivée de populations immigrées, notam-
ment musulmanes, qui se révèlent nettement plus pratiquantes et croyantes
que les catholiques. En raison du recul catholique, les sans-religion et les
athées convaincus sont devenus majoritaires. Et ce sont eux qui sont les
plus fervents défenseurs des valeurs d’individualisation. La France est un
des pays les plus sécularisés et individualisés d’Europe.
15. D’ailleurs les religions condamnent très souvent la culture contemporaine, jugée « subjec-
tiviste » et « individualiste », centrée sur un sujet autonome dont la « réalisation dépend de ses
seules forces » (texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi, publié par le Vatican en 2018).
68
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES
une extériorité totale par rapport aux religions. Tout comme l’individualisa-
tion croissante, la religiosité déclinante a toutes chances de se poursuivre
dans les décennies à venir.
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n’est pas totalement consensuelle (tableau 12). Si les éléments attendus
d’une démocratie représentative sont bien ceux qui sont le plus retenus par
l’opinion publique, on voit que certaines caractéristiques économiques sont
aussi fortement mises en avant. Pour certains, la démocratie tend à être
identifiée avec l’égalité économique d’une société.
Quoi qu’il en soit de cette définition, 85 % jugent important de vivre dans
un pays gouverné démocratiquement 16. La soif d’expression des opinions
et la possibilité d’avoir son mot à dire sur les décisions politiques sont très
fortes, comme tous les sondages sur la possibilité d’organiser des référen-
dums le montrent aussi depuis déjà longtemps.
Mais les Français hésitent beaucoup à reconnaître que la France est gou-
vernée démocratiquement (52 % l’affirment). Pire encore, seulement 26 %
se disent satisfaits de la manière dont fonctionne le système politique en
France. Il semble donc y avoir beaucoup d’attentes démocratiques générant
16. Ils choisissent les notes 7 à 10 d’une échelle allant de 1 à 10. Les deux questions suivantes
sont mesurées de la même manière.
69
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019
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hauteur de l’idéal. Mais les Français veulent-ils réellement plus de démocratie ?
70
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES
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Mais, globalement, les Français — plutôt heureux de leur vie — n’ont pas
perdu leurs valeurs. Certaines deviennent moins fréquentes ou plus flot-
tantes quand d’autres se renforcent. L’autonomie des individus est revendi-
quée par beaucoup, tout comme la tolérance. L’altruisme devient plutôt un
peu plus fréquent, la demande d’ordre public est forte, l’implication poli-
tique ne baisse pas, la culture de l’individualisation conduit à une culture
politique plus critique à l’égard des élites. Ce qui n’est pas facile pour gou-
verner mais peut être source de dynamiques sociétales. Les contre-pouvoirs
font davantage bouger les choses qu’on ne le croit. C’est le pessimisme de
la population et des médias sur la société française qui semble au fond le
plus problématique pour ces dynamiques. ■
F U T U R I B L E S I N T E R N AT I O N A L Tables rondes
71
22
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info par Nadia Garnoussi via Université de Lille (IP: 176.140.68.211)
Ce chapitre revisite le travail fondateur de Pierre Bourdieu sur la relation
entre vote, capital économique et capital culturel. À partir des enquêtes
électorales du Cevipof et du CEE (1978-2012) 1 il nuance l’hypothèse
bourdieusienne de « l’homologie structurale » entre positions sociales et
orientations politiques. Après un bref rappel du cadre d’analyse de Pierre
Bourdieu et des grandes évolutions de la société française intervenues
depuis la parution de La Distinction (1979), il montre les déplacements
des groupes socioprofessionnels dans l’espace électoral français et les
nouvelles alliances qui se dessinent2.
Pierre Bourdieu définit l’espace des classes sociales par trois éléments :
le volume global du capital – économique, social, culturel – du groupe
considéré, sa structure – répartition entre capital économique et culturel
–, et la trajectoire du groupe ou évolution de ces deux dimensions dans
le temps [Bourdieu, 1979a, p. 128-129]. Le volume du capital détermine,
verticalement, l’opposition principale entre classes dominantes et domi-
nées, sa structure détermine, horizontalement, une opposition secondaire
entre fractions de classe dominantes et dominées. L’hypothèse centrale est
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celle d’une correspondance entre l’espace des positions sociales et celui
des opinions politiques (voir encadré).
bourdieusienne du politique voir [Bon et Schemeil, 1980], pour une remise en cause de sa
conception des classes et en particulier les classes moyennes voir [Grunberg, Schweisguth 1983 ;
Schweisguth 1983a].
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 329
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capital économique (enseignants, intellectuels), inclinant à gauche. Les
instituteurs se retrouvent ainsi au niveau des mineurs, les professeurs du
secondaire et les artistes aux côtés des ouvriers (OS, OQ, manœuvres) et la
nouvelle petite bourgeoisie salariée à côté des techniciens et contremaîtres.
Depuis, le paysage socioprofessionnel a changé. Quand Bourdieu fait
ce schéma, les ouvriers représentaient près de 40 % des actifs, ils ne pèsent
plus qu’un cinquième aujourd’hui, dépassés par le groupe des employés
(30 %), dans une économie en voie de tertiarisation où le secteur des ser-
vices concentre plus des trois quarts des emplois. Dans le même temps, les
agriculteurs ont vu leurs effectifs divisés par trois et le groupe des artisans,
commerçants et chefs d’entreprise par deux : aujourd’hui l’ensemble des
travailleurs indépendants représente à peine 10 % de la population active.
Quant aux cadres et professions intellectuelles ils ont vu leurs effectifs
multipliés par quatre et les professions intermédiaires par deux : ensemble
ils comptent pour plus de 40 % des actifs en 2010 (contre 16 % en 1962).
Non seulement les effectifs du groupe ouvrier ont décliné mais ses condi-
tions de travail et d’existence ont évolué. Les restructurations industrielles,
l’automatisation et la technicité croissante de la production ont redéfini le
travail, fragmenté le milieu et généré une crise d’identité. Les forteresses
ouvrières – charbonnages, sidérurgie, mines, chantiers navals – ont fermé ou
réduit leurs effectifs. Le modèle de l’ouvrier qualifié de la grande industrie,
organisé et syndiqué, celui qui précisément apportait le plus volontiers ses
suffrages au Parti communiste, appartient au passé. Aujourd’hui plus de
deux ouvriers sur cinq travaillent dans le secteur tertiaire, comme chauf-
feurs, manutentionnaires ou magasiniers, ou dans les services marchands
en plein essor (intérim, nettoyage), dans des situations d’isolement et de
forte précarité. Un chômage de masse s’est installé à partir de 1974, qui
atteint 10 % de la population active (contre moins de 2 % dans les années
soixante), et qui affecte en priorité les ouvriers, surtout les moins qualifiés
330 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu
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qui débute fin 2008 a amplifié ces écarts. Le niveau global de capital cultu-
rel s’est considérablement élevé : 30 % des jeunes de 18 à 24 ans avaient
au moins le bac à la sortie du système scolaire en 1978, aujourd’hui ils
sont deux sur trois. Mais ce progrès même a rendu la situation des non
titulaires du bac encore plus difficile sur le marché du travail. Au total le
rapport de force numérique entre les groupes socioprofessionnels a changé,
ainsi que leurs conditions de travail et d’existence, et les niveaux moyens
de revenu et de diplôme ont augmenté, mais les inégalités demeurent et
parfois s’accroissent. Chez les salariés, quand on passe des ouvriers non
qualifiés aux cadres supérieurs, la proportion de bacheliers fait plus que
doubler ainsi que le revenu médian des ménages, tandis que le niveau
médian de patrimoine est multiplié par 40. Quant à la distribution entre
les deux espèces de capital, elle montre toujours un chiasme au sein des
classes « dominantes », opposant aux fractions les plus riches en capital
culturel mais relativement moins riches en capital économique (cadres
salariés) les fractions les plus riches en capital économique mais relative-
ment moins riches en capital culturel (patrons). Ainsi les commerçants et
artisans ont un niveau de diplôme à peine supérieur à celui des employés
mais un patrimoine médian 10 fois plus élevé.
Si les choix électoraux dépendaient seulement des positions sociales
relatives des classes et fractions de classe, le schéma de 1979 devrait être
toujours valable. Ce serait oublier leur dimension politique et partisane,
et le fait que l’offre électorale a également changé. La dynamique de
l’Union de la gauche la porte au pouvoir en 1981, après vingt-trois ans de
domination par la droite. Mais au sein de la gauche le rapport de forces
s’est inversé. Avant le retour au pouvoir du Général de Gaulle, un quart
de l’électorat environ donnait ses suffrages au Parti communiste. Après
1958, celui-ci se maintient aux alentours de 20 %. Quand Bourdieu écrit La
Distinction, c’est encore clairement le vote communiste et sa base ouvrière
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 331
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lepéniste au second tour.
Aux côtés des deux grands partis, de nouvelles forces ont fait leur
apparition. Les écologistes percent à partir des élections européennes de
1989 (plus de 10 %) et des régionales de 1992 (plus de 14 %), l’extrême-
gauche également dont la porte-parole Arlette Laguiller réalise un score de
5 % au premier tour présidentiel de 1995, tandis que celui de l’ensemble
des candidats trotskistes au premier tour présidentiel de 2002 dépasse
10 %. L’extrême droite, surtout, s’est imposée dans le champ politique.
Son décollage électoral se fait aux élections européennes de 1984, où le
leader du Front national recueille 11 % des suffrages. À partir de l’élection
présidentielle de 1988 son score se stabilise aux alentours de 15 %. La
scission de décembre 1998 en deux formations rivales, le Front national
de Jean-Marie Le Pen et le Mouvement national républicain de Bruno
Mégret ne stoppe que temporairement sa dynamique. Au soir du 21 avril
2002, Le Pen devance Lionel Jospin de près de 200 000 voix et se qualifie
pour le second tour où il rassemble 5,5 millions d’électeurs et 17,8 % de
suffrages. Et si lors du scrutin présidentiel de 2007 Nicolas Sarkozy capte
une partie de cet électorat, infligeant à Le Pen son plus mauvais score à
un scrutin présidentiel (10,4 %), la dynamique électorale frontiste repart
de plus belle depuis l’élection de Marine Le Pen à la tête du parti en jan-
vier 2011, qui, au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, frôle
les 19 % des suffrages exprimés.
3. Le premier facteur de l’analyse factorielle des correspondances faites sur les intentions de
votes par CSP en 1967-1968 est un facteur gauche communiste (61 % de la variance expliquée)
suivi par trois facteurs secondaires, vote de droite (18 %), centriste (15 %) et gauche non socialiste
(6 %) [Michelat et Simon, 1975, p. 299].
332 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu
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tique français et de la spécificité du vote lepéniste [Grunberg, Schweisguth,
1997], nous avons distingué trois choix possibles, votes pour la gauche ou
pour les écologistes, votes pour la droite modérée et le centre, votes pour
l’extrême droite.
Axe 2
40,70 %
Axe 1
59,30 %
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 333
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du graphique. Ces évolutions, on le voit, ne sont pas linéaires, il y a des
zigzags et des retours en arrière, rappelant que chaque scrutin est unique
et que l’offre et la conjoncture influencent les choix des électeurs. Mais les
tendances lourdes, sur ces quelques trente années, sont bien là.
Si l’on se contente d’opposer le vote pour la gauche au vote pour la droite
ou l’extrême droite au début de la période étudiée, les ouvriers se distinguent
nettement des autres électeurs par un vote beaucoup plus fréquent pour la
gauche (tableau 1). Il atteint 70 % au premier tour des élections législatives
de 1978, soit un niveau supérieur de 17 points au score national de la gauche
à ces élections. Mais progressivement cet écart va s’atténuer. À l’élection
présidentielle de 1988 il tombe à 14 points, en 1995 à 8 points, en 2002 il
n’y a plus de sur-vote ouvrier, et la gauche obtient désormais plus de voix
chez les professions intermédiaires (50 contre 43 %).
Dans le même temps qu’ils s’éloignaient de la gauche, les ouvriers,
avec les employés, se sont rapprochés du pôle de droite extrême incarnée
par le FN. Le recul du vote de gauche chez les ouvriers et employés s’est
fait essentiellement au profit du Front national qui a su capter leur ressen-
timent. Dès l’élection présidentielle de 1995, Le Pen arrive en tête chez les
ouvriers au premier tour (tableau 2). En 2007 c’est chez eux qu’il résiste
le mieux. Et en 2012 Marine Le Pen y fait un score record de 31 %. À la
faveur des déceptions suscitées par la gauche, le FN fait figure de défenseur
privilégié des petits contre les gros, du peuple contre « l’établissement »,
de ceux d’en bas contre ceux d’en haut.
Pendant plus d’un siècle, le conflit patrons / ouvriers a structuré le débat
politique français et incliné les premiers vers les partis de droite, les seconds
vers les partis de gauche, communiste et socialiste. Le vote lepéniste échappe
à cette logique, associant les ennemis de classe d’hier dans un même rejet
des immigrés. C’est d’abord chez les petits commerçants et artisans que le
candidat du FN fait ses meilleurs scores avant de percer dans l’électorat
334 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu
PCA 31 32 19 31 20 24 33
Cadres 45 41 46 46 43 34 44
Prof. int 57 48 45 51 50 41 48
Empl. 54 52 38 52 39 35 44
Ouvriers 70 63 49 52 43 40 41
Agric. 26 29 20 27 18* 15 24*
Total 53 49 41 48 43 36 44
(3 867) (3 091) (3 149) (1 963) (2 826) (3 544) (1 952)
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Source : Enquêtes post-électorales CEVIPOF 1978, 1988, 1995 ; enquête post-électorale CEVIPOF-
CIDSP-CRAPS 1997 ; PEF2002 (vague 2, enquête post-électorale) et PEF2007 (enquête post-
électorale) ; enquête post-électorale CEVIPOF 2012. Pour 2012, nous avons fait le choix de ne
pas inclure le vote Bayrou parmi l’ensemble des votes de la gauche, malgré le choix personnel fait
par François Bayrou en faveur de François Hollande pour le second tour. Tous les pourcentages
sont pondérés en utilisant une pondération qui redresse les échantillons sur les variables socio-
démographiques et sur le vote du premier tour.
Note de lecture : Les pourcentages suivis d’un * correspondent à des effectifs trop faibles pour être
interprétés.
4. On a regroupé tous les répondants qui n’expriment pas une préférence électorale :
abstention déclarée, vote blanc ou nul, refus de répondre.
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 335
Enquêtes CEVIPOF post-électorales en 1988, 1995, 2002, 2007 et 2012. Pour 2012 les chiffres entre
parenthèses sont ceux de l’enquête post-électorale CEE/TriElec (enquête « Économie politique du
vote »). Tous les pourcentages sont pondérés en utilisant une pondération qui redresse les échantillons
sur les variables socio-démographiques et sur le vote du premier tour.
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pour François Hollande et Nicolas Sarkozy et un clivage indépendants /
salariés. Du côté de la droite, comme cela avait été constaté par Bourdieu
du temps de La Distinction, on trouve les patrons de l’industrie et du
commerce et les agriculteurs, des catégories à fort capital économique
mais sans nécessairement un fort capital culturel. Du côté de la gauche on
trouve les salariés. Mais au sein de cet ensemble, tout a changé. Les plus
à gauche ne sont pas les ouvriers, ce sont les techniciens, les cadres et pro-
fessions intermédiaires du secteur public. Quant aux électeurs de François
Bayrou ils forment un bloc entre deux, attirant en priorité les employés
et professions intermédiaires du privé. Le second facteur oppose la droite
extrême et l’abstention au vote écologiste et il est clairement structuré par
le capital culturel, avec du côté du vote pour Marine Le Pen et du non vote
les ouvriers non qualifiés et les employés de commerce, du coté d’Éva Joly
les professions intellectuelles et les professions intermédiaires salariées du
secteur socioculturel. Le Front national fait exception aujourd’hui dans le
paysage politique français, dépassant les clivages de classe, à fondement
économique, sur un enjeu qui rassemble ses électeurs par ailleurs si divers :
l’immigration.
Les principaux clivages de classe mis en lumière dans les années 1970
n’ont donc pas disparu, ils se sont déplacés, sous l’effet du changement
socioprofessionnel et politique. L’opposition principale ne passe plus
entre ouvriers et non ouvriers mais entre travailleurs indépendants et
salariés, la résistance de la gauche chez les salariés moyens et supérieurs,
surtout dans le secteur public, venant compenser son recul chez les
ouvriers. La percée du FN vient brouiller les cartes, en attirant un électorat
populaire qui ne se reconnaît plus ni dans la droite ni dans la gauche.
Et le discours simplificateur du parti lepéniste, qui fait des immigrés la
cause unique de tous les problèmes de la France, et de la « préférence
336 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu
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miste ou antiraciste, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite,
chaque élection intervient dans un contexte particulier, selon les candidats
en présence, les problèmes du moment, les péripéties et des évènements
marquants de la campagne. La présence de Jean-Marie Le Pen au second
tour de l’élection présidentielle de 2002 se joue sur 200 000 voix, large-
ment dues à la polarisation sur le thème de l’insécurité, alimentée par une
accumulation de faits divers sanglants relayés par les médias.
Du côté des électeurs il n’y a pas davantage de déterminisme social.
La condition de classe, au moment de voter, n’est qu’un élément du choix
parmi d’autres. D’autres identités peuvent lui faire concurrence, liées au
genre, à l’origine, à la génération d’appartenance ou à la religion. On sait
que les Français d’origine maghrébine par exemple votent massivement à
gauche, par solidarité de groupe, quels que soient par ailleurs leur profes-
sion, leur revenu ou leur diplôme [Brouard et Tiberj, 2005]. Et s’en tenir
aux groupes socioprofessionnels et à leurs déplacements dans l’espace
électoral est trop simple, il faut pour chaque scrutin et chaque type de vote
vérifier, toutes choses égales par ailleurs, quelle est la variable décisive, sans
oublier, parmi ces variables, l’effet du contexte local. Comme l’a montré
Florent Gougou à propos des ouvriers, à partir d’une analyse par cantons,
leur propension à voter pour la gauche, la droite ou l’extrême droite dépend
aussi du type d’industrie et de la tradition politique du canton, et ce sont
les ouvriers des terres de droite qui les premiers vont basculer du côté du
FN [Gougou, 2007].
En revanche l’intuition de Pierre Bourdieu quant aux effets inversés
du capital économique et culturel est plus que jamais d’actualité. Pour
beaucoup d’auteurs [Houtman et al. 2008 ; Bornschier, 2010] la variable
clé pour expliquer l’essor des nouvelles droites extrêmes en Europe n’est
plus la classe, mais le niveau d’études. La « révolution éducationnelle »
des années 1960 constituerait un nouveau « moment critique », à l’instar
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 337
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les fractions dominées des classes dominantes, qui les inclinait à gauche5.
5. Pierre Bourdieu explique qu’il n’avait pas de données disponibles lui permettant de
creuser ce clivage parmi les classes populaires [Bourdieu, 1979a, p. 129].
L
24
a famille à l’heure de
l’individualisme
Jean-Hugues Déchaux
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L’individualisme n’a pas eu raison de la famille, qui reste une
institution centrale de la société, mais bien d’un certain « modèle
familial ». L’individu est désormais confronté au défi, voire à
l’angoisse, d’inventer sa famille en choisissant ses propres normes.
L
a famille, devenue « incertaine »1, aurait-elle cessé d’être une insti-
tution ? Les liens et les rôles en son sein ne seraient plus ni claire-
ment définis, ni pérennes. L’individualisme est alors accusé d’avoir
érodé l’institution familiale. L’individu ne voulant plus se sacrifier pour
la famille, c’est elle désormais qui doit lui offrir un cadre de vie épa-
nouissant, à la fois sécurisant et propre à garantir une certaine liberté.
La thèse se décline en deux versions. Les libéraux célèbrent l’avènement
de la démocratie dans la sphère familiale ; les conservateurs regrettent
la disparition des rôles, des rites, des valeurs morales qui assuraient à la
famille une place et une fonction sociales essentielles. Dans les deux cas,
la focale est sur l’individu.
projet 322 – 2011, pp. 24-32, 4 rue de la Croix-Faron, 93217 La Plaine Saint-Denis
25
De fait, depuis deux ou trois décennies, les rapports entre l’individu
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les libéraux, échoue à prendre la mesure des transformations de la famille
et ne voit pas qu’un nouveau paysage normatif est en train d’émerger2.
L’individualisme n’est pas le contraire de la régulation sociale, mais une
autre manière de se représenter et de vivre le lien à l’autre. Écartons le
mythe assimilant individualisme et déclin de la société, cette crainte naïve
d’une possible dissolution sociale. Montesquieu parlait de « l’esprit général
d’une nation » pour désigner une certaine manière de vivre qui fait l’unité
d’une collectivité. L’individualisme est cet esprit aujourd’hui. Loin d’être
une aspiration spontanée de chacun, c’est un produit social. Dès lors, la
vie familiale paraît, sinon plus sociale, du moins plus politique que par
le passé : les valeurs d’autonomie, de liberté et d’égalité, qui légitimaient
jusqu’alors l’organisation de l’espace public, gagnent l’espace privé.
2. Certains éléments de ce texte ont été développés dans un précédent article, « Ce que ‘l’individua-
lisme’ ne permet pas de comprendre. Le cas de la famille », Esprit, n° 365, juin 2010, pp. 94-111.
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tant qu’esprit social, ses propres normes. Celles-ci se présentent sous des
formes inédites, plus difficiles à percevoir : expertises, recommandations,
recours à la justice, modelage des aspirations, standardisation des besoins
par les prestations marchandes, etc.
Les personnes dépeignent aujourd’hui leur vie privée en parlant d’auto-
nomie, de liberté de choix, d’épanouissement, d’authenticité. L’expérience
amoureuse et familiale est devenue un impératif pour se découvrir, rem-
plaçant la tradition comme fondement du couple. Mais cette prétendue
quête de soi est aussi une idéologie au contenu très normatif, plus exac-
tement un ensemble de références qui s’impose à chacun sans sanction,
davantage par l’adhésion ou la persuasion que par la contrainte.
L’individualisme s’accompagne de normes, pas nécessairement nouvel-
les dans leur contenu mais qui, loin d’être toutes codifiées sous la forme
d’une règle instituée, se diffusent par des voies inédites jusqu’à atteindre le
cœur de l’intimité familiale. Elles indiquent aux individus ce que doit être
un bon couple, une éducation réussie, le bon âge pour avoir des enfants, la
bonne façon de vivre sa sexualité, la bonne distance avec les parents et les
beaux-parents, la bonne manière de divorcer, la bonne manière de vieillir,
la bonne mort… Ce n’est plus le groupe d’appartenance ou la religion qui
indiquent comment vivre en famille. Les réponses se trouvent désormais
ailleurs.
3. Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Seuil, 2009,
p. 425.
4. Alain Ehrenberg, « Société du malaise ou malaise dans la société ? », La vie des idées, 30 mars
2010 : http://www.laviedesidees.fr/Societe-du-malaise-ou-malaise-dans.html.
- Le nouveau paysage normatif
27
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La « marchandisation de l’intimité »7 est un autre canal par lequel se
répand une vision de l’épanouissement individuel débouchant sur une
normalisation de la vie familiale. L’industrie culturelle a conçu tout un
marketing destiné aux enfants. Il joue à la fois sur le grégarisme (« être
comme les copains ») et l’aspiration à devenir autonome au plus vite (« je
suis une personne à part entière »). Ainsi les normes de la classe d’âge
(style de consommation, goûts vestimentaires et musicaux, aspirations)
opposent-elles leur légitimité aux normes parentales ou scolaires. Un
autre aspect du rôle du marché concerne la professionnalisation de la vie
privée, à travers le développement de la sous-traitance, qui ne porte plus
seulement sur les activités domestiques (courses, ménage, garde, soins),
mais sur l’intime : éducation des enfants, organisation de fêtes ou d’an-
niversaires, tenue d’albums de photos ou confection de CD de souvenirs
familiaux, organisation de rencontres amoureuses ou amicales, organisa-
tion des obsèques que l’on souhaite pour soi.
Révélateur, le premier « salon français du divorce » s’est tenu à Paris
en novembre 2009 réunissant de nombreux professionnels, du cabinet
de détectives au coaching spécialisé en « reconstruction d’une vie sociale »
dont divorcés ou séparés pourraient avoir besoin. Ces services promeuvent
une vision du divorce décomplexée, sans tragique, l’idéal d’un divorce
5. Laurent Lesnard, La famille désarticulée. Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, Puf,
2009.
6. Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Ramsay, 2001.
7. Arlie R. Hochschild, « Marchés, significations et émotions : ‘Louez une maman’ et autres ser-
vices à la personne », in Isabelle Berrebi-Hoffmann (dir.), Politiques de l’intime, La Découverte,
2009, pp. 203-222.
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- La rhétorique du bonheur
Ces normes nouvelles sont diffuses et sans magistère moral établi.
Situation étonnante : chacun s’imagine être unique et autonome, mais
subit une puissante pression. La normalisation de la vie familiale est
« douce et anonyme » pour reprendre les mots de Tocqueville. Douce,
parce que le contrôle est implicite et bienveillant. Il prend la forme de
conseils pratiques, de recommandations, de services, mais a pour effet
de façonner les aspirations. Anonyme, parce qu’on chercherait en vain
un magistère moral s’assumant comme tel et des institutions chargées de
diffuser la bonne parole.
Cette normativité s’appuie sur la caution des sciences psychologiques.
Les épreuves de la vie sont traduites en questions de psychologie appli-
quée. Comment s’épanouir dans son couple, dans sa sexualité ? Comment
éduquer un enfant tout en le préparant à devenir autonome ? Comment
élever seul son enfant sans le priver de ses deux parents ? Comment orga-
niser la prise en charge de ses vieux parents ? Comment préparer ses obsè-
ques sans solliciter ses descendants ? Cette psychologisation de la norme
va de pair avec l’individualisme comme « esprit social ». Plutôt qu’une
vision morale et politique de l’homme et de la société, prévaut une norme
dépolitisée reposant sur une conception essentialiste et désocialisée du
sujet : de quoi un sujet a-t-il besoin pour être heureux ? On est passé d’une
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Les normes nouvelles de la famille forment un ensemble qui s’appuie
sur les valeurs d’autonomie, d’égalité, de contrat, de projet9, valeurs déjà
bien implantées dans le monde du travail et émergeant aussi dans la ges-
tion des affaires publiques. Pour autant, les schémas plus traditionnels
n’ont pas disparu. À côté des types familiaux « modernistes », marqués
par l’individualisme, d’autres restent attachés à une conception classique
des rôles de chacun et de la place de la famille dans la société, toute une
gradation étant repérable entre ces deux extrêmes.
La famille est dès lors confrontée à l’abondance des normes plutôt qu’à
leur disparition. Un pluralisme normatif existait dans le passé, mais il était
celui des conditions sociales (appartenance de classe, régionale, religieuse,
politique). Dans une société marquée par de forts clivages sociaux, chaque
milieu se caractérisait par un modèle, étanche aux autres. Le pluralisme
existe désormais à l’échelle de chaque famille. Les normes sont partout,
mais aucune ne fait l’unanimité, sinon celle d’être « l’auteur de sa vie ».
Chaque couple doit choisir sa formule. Il le fait non pas en toute liberté,
mais en fonction de ses ressources et de ses contraintes. Ici réapparaissent
les différences de conditions sociales.
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les cas de « mariages forcés », comme les « agents passifs d’une logique qui
les dépasse »11.
Cette abondance ne signifie pas que toutes les normes soient mises à plat,
chacun n’ayant plus qu’à choisir. Certaines sont majoritaires, d’autres
minoritaires. Toute forme de domination normative n’a pas disparu :
qu’on pense à l’exemple des familles d’origine immigrée. Le pluralisme ne
conduit pas forcément à plus de liberté individuelle. En revanche, coexis-
tent pour chaque individu ou famille des normes hétérogènes, les unes
traditionnelles et en perte de vitesse, les autres entretenant la croyance que
chacun est unique, mais déclinées en autant de versions qu’il y a d’experts
en « politique de vie ». Ces derniers s’expriment dans les médias ou sur le
net au nom de leur expertise savante, de leur connaissance du terrain, en
se défendant de prôner une option morale : c’est à chacun de se faire son
opinion – une manière pourtant de prendre position.
Dans ce paysage saturé et brouillé, qui donne l’impression d’une caco-
phonie, le rapport à la norme est désormais marqué par l’anxiété et source
de tensions. Les individus sont tiraillés entre des orientations qui leur sem-
blent également légitimes. Une partie des problèmes que rencontrent les
10. Jean Kellerhals, Éric Widmer et René Levy, Mesure et démesure du couple, Payot, 2004.
11. Gérard Neyrand, Abdelhafid Hammouche et Sahra Mekboul, Les mariages forcés. Conflits cultu-
rels et réponses sociales, La Découverte, 2008, p. 51.
31
familles au quotidien résulte de cette difficulté à articuler, tenir ensemble,
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la conception strictement bilatérale de la parenté est aujourd’hui débat-
tue : un enfant est-il l’être d’un seul père, d’une seule mère ? Et quid de
la différence des sexes au sein du couple parental ? Faut-il faire une place
à ceux qui concourent à « fabriquer » l’enfant quand le couple est infé-
cond ? S’affrontent ici différentes conceptions de ce qu’est (et doit être)
la parenté.
Lorsque les individus ne parviennent pas à agencer ces normes diverses,
ils se tournent vers les experts ou les pouvoirs publics. L’individualisme
alimente l’interventionnisme de l’État à qui l’on demande pêle-mêle : une
prise en charge des enfants jugés « difficiles », une aide à la « parentalité »
et à l’exercice du « métier de parent », une protection contre les risques
économiques de la séparation, une médiation dans les conflits familiaux,
une défense des femmes battues et des enfants abusés, une aide au soutien
familial à destination des personnes dépendantes… Ces demandes, sou-
vent légitimes, nées des contradictions de l’individualisme, contribuent à
entretenir le processus de normalisation douce.
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veau régime de normativité familiale.
J-H D
Les trois temps des pluriparentalités en France
Une analyse de travaux empiriques contemporains
Agnès Martial
Dans Revue des politiques sociales et familiales 2021/2 (n°139-140), pages 89 à 97
Éditions Caisse nationale d'allocations familiales
ISSN 2431-4501
DOI 10.3917/rpsf.139.0089
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Agnès Martial
Directrice de recherche, Centre national de la recherche scientifique –
Centre Norbert Elias
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la naissance de l’enfant, le temps de l’enfance et de l’éducation, le temps de l’héritage.
MOTS-CLÉS : pluriparentalité, adoption, familles recomposées, Pma
Qu’est-ce que la « pluriparentalité », et quel peut être l’intérêt de cette notion dans
l’étude des formes familiales contemporaines ? La présente synthèse1 reprend différents
travaux d’anthropologie et de sociologie qui traitent de la situation en France des années
2000 à aujourd’hui, dialoguant avec les recherches anglo-saxonnes, pour montrer en
quoi la notion de « pluriparentalité » offre une clé de lecture révélatrice de dynamiques
peu soulignées dans les redéfinitions actuelles des liens entre parents. Cette notion peut
être utile dans l’étude des recompositions familiales, des situations adoptives contem-
poraines ou des familles issues du recours à la procréation médicalement assistée (Pma),
hétéro- ou homoparentales. Ces familles témoignent de la pluralisation des parcours
conjugaux et familiaux, liée à la moindre fréquence des mariages, à l’essor des pactes
d’union civile (Pacs) et des unions libres, ainsi qu’à l’envolée des désunions conjugales
durant ces dernières décennies : en 2018, si, en France, 68 % des enfants mineurs vivent
avec le couple, marié ou non, de leurs parents, 21 % grandissent dans une famille mono-
parentale et 11 % dans une famille recomposée (Agalva et al., 2020). La diversité des
manières de faire famille s’incarne aussi dans la pluralité des façons d’accéder à la paren-
talité. L’adoption internationale, actuellement en déclin, a néanmoins connu une forte
augmentation dans le dernier tiers du XXe siècle et au début des années 2000, offrant une
visibilité nouvelle à cette forme d’établissement de la parenté (Mignot, 2015a). L’essor de
la procréation assistée permet aujourd’hui à un nombre croissant de personnes seules
ou en couple de recourir, en France ou à l’étranger, à un donneur ou une donneuse de
gamètes, ou encore à une femme porteuse par la gestation pour autrui2 . Les parents,
dans ces différentes formes familiales, peuvent être incarnés par des personnes seules,
des couples de sexe différent ou de même sexe. L’institutionnalisation de l’homopa-
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rentalité a connu différentes étapes, marquées en France par de vives controverses : le
Pacs en 1999, Le Mariage pour tous et l’adoption de l’enfant du conjoint en 2013, jusqu’à
l’accès des femmes seules et en couple à la procréation médicalement assistée (Pma),
dont la reconnaissance est en cours dans la révision actuelle de la loi de bioéthique3.
Ces formes familiales, qui semblent à première vue très différentes, suscitent pourtant
des questions communes dès lors qu’elles font coexister, dans l’histoire des personnes
adoptées, élevées dans des familles recomposées ou issues de l’assistance médicale à la
procréation (Amp) plusieurs catégories de relations. Certaines sont liées à la naissance,
d’autres à l’intention de devenir parents, d’autres encore aux actes quotidiens de la
parentalité. Si ces différentes dimensions sont ordinairement réunies, dans les sociétés
occidentales, en la personne de deux parents (un père et une mère), elles apparaissent ici
diffractées en une pluralité potentielle de figures parentales. Dans une première partie,
l’analyse montrera en quoi ces situations pluriparentales peuvent être éclairées par les
recherches conduites en anthropologie. Ensuite, en prenant l’exemple français, seront
décrits les trois moments où se pose avec acuité la question de la pluralité potentielle de
différents « parents » : le temps de l’engendrement, le temps de l’enfance et de l’éduca-
tion, et le temps de la transmission d’un héritage. Ces différents moments révèlent, selon
les situations, des formes diverses de pluriparentalité.
1. Cet article présente la synthèse actualisée d’une publication antérieure (Martial, 2019).
2.La Gpa est interdite en France mais un petit nombre de couples hétérosexuels ou de couples gays y ont recours en se
tournant vers l’étranger (Côté et al., 2018).
3. Le projet de loi relatif à la bioéthique a été adopté en seconde lecture par l’Assemblée nationale le 31 juillet 2020 et
transmis au Sénat.
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tive et sociale, tour à tour mises en avant selon les contextes d’action et les enjeux de
l’argumentation (Martial, 2003 ; Thompson, 2005 ; Bestard et Marre, 2009). En revanche,
ces dimensions peuvent être dissociées et réparties entre différentes catégories de per-
sonnes : celles qui ont conçu l’enfant, celles qui l’élèvent et celles qui sont juridiquement
reconnues comme ses « parents ». Les incertitudes que recouvre cette complexité nou-
velle suscitent régulièrement différents débats et propositions législatives, concernant
par exemple le « statut » du beau-parent dans les familles recomposées, ou le droit à la
connaissance des origines des personnes adoptées ou nées du recours au don en Pma.
Appréhender les parcours familiaux contemporains conduit alors à questionner la diffi-
culté, dans les sociétés actuelles, à concevoir et à accueillir des situations où figurerait
plus, autour d’un enfant, qu’un seul père et une seule mère. L’anthropologue Agnès Fine
(1998) suggérait ainsi, à partir de ses travaux sur l’adoption, de questionner les enjeux
d’une « pluriparentalité » inédite dans les univers de parenté.
Pour étudier les métamorphoses de la parenté contemporaine, l’anthropologie s’appuie
sur une démarche comparative qui consiste à observer les sociétés occidentales contem-
poraines à partir d’autres univers culturels. L’exercice de la maternité ou de la paternité
est en effet majoritairement conçu sur un mode exclusif. Les études conduites au sein de
sociétés où les dons et les transferts d’enfants sont généralisés suggèrent, au contraire,
que la parentalité peut être décomposée en différentes fonctions exercées par plusieurs
adultes, au-delà des seuls géniteurs de l’enfant. Dans différentes sociétés du centre et de
l’ouest africain, par exemple, le « confiage »4 des enfants dans la parenté élargie est une
pratique répandue, dont les sciences sociales étudient aujourd’hui les transformations
(Goody, 1982 ; Lallemand, 1993 ; Kamga et Tillard, 2013). Les déplacements d’enfants
élevés dans un autre foyer que celui de leurs géniteurs sont également fréquents dans
différentes sociétés océaniennes. Ils donnent lieu à la coexistence de diverses définitions
4. Le « confiage » ou « fosterage » désigne les situations dans lesquelles un enfant est élevé, de manière plus ou moins
durable, dans un autre foyer que celui de ses géniteurs, sans que cela conduise à un changement d’identité ou d’affiliation
(Lallemand, 1993).
des relations entre les parents, fondées soit sur les substances partagées du fait de la
procréation, soit sur d’autres « attributs matériels, affectifs et symboliques, tels que le
partage et l’échange nourricier, la générosité́, la confiance, l’intimité » (Massard, 1988,
p. 44). Ailleurs encore, à Zumbaga, dans la communauté de langue Quichua étudiée
par Marie Weismanthel en Équateur (1995), un adulte a plusieurs types de parents : un
homme l’a engendré, un autre a accompagné son enfance, une femme lui a donné nais-
sance tandis qu’une autre l’a nourri et qu’une troisième lui a appris à parler et transmis
ses connaissances.
Certaines de ces fonctions parentales relèvent de la procréation (concevoir et mettre
au monde), d’autres de la définition juridique de la filiation (rattacher un individu à un
groupe avec les droits et devoirs associés : transmettre une identité, un statut social
ainsi que l’accès à un ensemble de droits et de biens), d’autres encore de la parenta-
lité (éduquer, élever, nourrir, aimer) (Godelier, 2004). La notion de « pluriparentalité »
permet de décrire, en anthropologie, ces différentes contributions à la conception et
à l’éducation de l’enfant. Elle déborde ainsi le contenu que recouvre habituellement le
terme de « parentalité » puisqu’elle comprend à la fois les actes relatifs à la procréation
de l’enfant, la parentalité en tant que manière d’agir et la filiation en tant que lien juri-
dique. Elle peut alors être fort utile à la description des configurations familiales contem-
poraines, car elle permet d’y analyser les différentes manières dont coexistent les per-
sonnes liées à l’enfant par la procréation, par l’intention et les gestes de la parentalité,
ou encore par le droit.
Les recherches sur ces familles ont mis en évidence trois moments clés des itinéraires
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biographiques et familiaux : le temps de la naissance et de l’engendrement, l’expérience
longue de l’enfance, le tournant où s’opère la transmission d’un héritage. Chacun de ces
différents moments permet de décrire une pluralité des rôles, des places et des statuts,
qui s’ordonnent différemment selon les situations.
national pour l’accès aux origines personnelles (Cnaop). Les personnes nées dans le
secret peuvent s’adresser à cet organisme pour tenter d’identifier – et éventuellement,
de rencontrer – leurs « parents » de naissance, ceux-ci pouvant également s’adresser au
Cnaop pour y laisser des informations.
Dans le sillage de cette loi, les dossiers des enfants abandonnés, archivés par l’aide
sociale à l’enfance, témoignent de pratiques institutionnelles inédites de conservation et
de fabrication des traces d’une histoire – lettres, objets divers, albums témoignant des
premiers jours de vie et, parfois, de l’existence d’une « mère de naissance » de l’enfant –
révélant l’importance désormais accordée à la question des origines. Cette logique de
continuité narrative est toutefois limitée, dans le contexte français, par la protection du
secret demandé par l’accouchée et par la rupture complète des liens antérieurs à l’adop-
tion plénière de l’enfant (Martial, 2020). La voie institutionnelle est cependant loin d’être
l’unique moyen d’accéder à leurs origines pour les personnes adoptées, qui organisent
des voyages de retour au pays de naissance en contexte international et recourent de
manière croissante aux réseaux sociaux, voire aux tests Adn.
Bien que non autorisés en France, ces tests sont particulièrement investis par les adultes
conçus par don réunis dans l’association PMAnonyme5, dont les revendications d’accès
à la connaissance des origines ont rejoint, il y a plus d’une dizaine d’années, celles des
personnes adoptées. L’article 3 de la loi de bioéthique (2020) prévoit ainsi, en France, la
levée prochaine de l’anonymat des donneurs de gamètes. Les relations qui pourraient
être issues de ces différents accès à la connaissance interrogent. Excepté dans certaines
situations adoptives, ces liens fondés sur le seul fait de la procréation ne s’appuient sur
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aucune histoire ou expérience affective et quotidienne des relations entre les parents.
Ils ne peuvent faire l’objet, en cas d’identification, d’aucune traduction légale. Ils sont
enfin potentiels, mobilisables ou non, la quête des origines n’étant pas toujours ressentie
comme indispensable par les personnes concernées. Comment, dès lors, les définir, et
comment coexisteraient-ils avec la parenté adoptive ou d’intention ? Des premières
études, en France, explorent les discours et pratiques associés aux origines. Les travaux
d’Anaïs Martin (2019) auprès des personnes conçues par don en Pma montrent que la
relation au donneur relève plus souvent d’une dimension corporelle de l’identité per-
sonnelle que d’une relation considérée comme familiale, tandis que sont au contraire
mises en œuvre des stratégies de « ré-apparentement » (« re-kinning »)6 au père d’in-
tention lorsque la relation semble fragilisée par la découverte de l’existence du don.
L’étude des pratiques liées à la gestation pour autrui entre la France et l’Amérique du
Nord montre également que certaines familles donnent place à la femme qui a porté
l’enfant dans les récits de naissance ou maintiennent des relations avec elle et sa famille
(Côté et al., 2018).
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quotidienne puisse se nouer (Cadolle, 2000). Ces résultats pourraient sans doute être
aujourd’hui nuancés du fait de l’essor des organisations alternées de la résidence des
enfants dans l’après-séparation.
Dans les familles homoparentales constituées par coparentalité se dessine également
une forte asymétrie entre maternité et paternité. Les femmes y occupent plus souvent
une place prépondérante dans l’éducation des enfants face à un ou deux hommes pour-
tant désireux de jouer eux aussi un rôle de « parent » à part entière. Comme le montre
Martine Gross (2016), les tensions et les conflits potentiellement à l’œuvre dans ces
familles se traduisent alors par la rivalité du père de l’enfant et de la compagne de la
mère, le conjoint du père étant relégué dans une position périphérique. Ainsi, la norme
implicite selon laquelle les femmes jouent auprès des enfants le rôle de parents princi-
paux demeure fortement présente dans ces configurations. Il apparaît donc difficile, face
à la diversité et à la variabilité des situations, de définir un « statut » de manière univoque
et systématique pour les parents « additionnels » dans le temps de l’enfance, d’autant
plus que la loi demeure peu encline à reconnaître plus de deux parents dans la vie d’un
enfant.
7.Dans ces familles, un couple d’hommes ou de femmes s’associe avec un couple ou une personne célibataire de l’autre
sexe pour concevoir et élever un enfant. L’enfant a donc une mère et un père biologiques et légaux, auxquels s’ajoutent
un ou des conjoints (non reconnus légalement en France comme les parents de l’enfant).
envisage parfois de transmettre ses biens à l’enfant. Le temps partagé de l’enfance peut
en effet conduire à des situations dans lesquelles les relations unissant les beaux-parents,
les « demi- » ou « quasi- »8 frères et sœurs, fondées sur l’expérience longue de la coré-
sidence et de la coéducation, sont traduites en relations patrimoniales : le beau-parent
adopte alors son bel- enfant pour lui transmettre ses biens9 (Martial, 2009). En France,
l’adoption simple, contrairement à l’adoption plénière, ajoute une filiation à la parenté
de l’adopté sans supprimer les liens antérieurs. Cette addition intervient cependant à un
moment particulier des trajectoires familiales. Elle est rarement demandée et prononcée
lorsque l’enfant est mineur et que l’autre parent – par exemple le père dans le cas d’un
beau-père adoptant – est vivant, parce qu’elle suppose le consentement de ce dernier,
qui perd alors ses droits à l’autorité parentale10. Mais elle advient en fait bien plus tard,
au moment où le couple parental commence à préparer les conditions de sa succession.
Entre 1992 et 2007, la part d’adoptés simples majeurs se situait ainsi, en France, autour
de 85 %, et l’âge moyen de ces adoptés était de 33 ans (Belmokhtar, 2009). Entre les
années 1970 et la fin des années 2000, le nombre annuel de ces adoptions est passé
d’environ mille cinq cents à dix mille, cette augmentation résultant directement de leur
utilisation dans les familles recomposées (Mignot, 2015b). La majorité de ces adoptés,
déjà dotée d’un père et d’une mère reconnus en droit, se voit dès lors nantie de trois
liens de filiations. Le temps de la transmission dans les familles recomposées révèle ainsi
que l’expérience du temps de l’enfance peut motiver la reconnaissance juridique de plus
de deux filiations au moment du partage de l’héritage, conduisant à la multiplication de
nouvelles situations de pluriparentalité.
La loi française fixe cependant des limites à ces pratiques en empêchant la reconnais-
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sance de plus d’une relation parentale additive. Dans l’état actuel de la jurisprudence, il
est en effet impossible de recourir à l’adoption simple du bel-enfant par ses deux beaux-
parents11. Dans ce contexte, l’addition s’opère préférentiellement du « côté maternel »
de la famille recomposée. En raison des asymétries genrées des organisations postsé-
paration, les liens de parentalité quotidiens se sont noués, la plupart du temps, durant
l’enfance, au domicile maternel. Ce sont alors plus fréquemment les beaux-pères qui
adoptent leur(s) beaux-enfants, conduisant à l’addition des relations paternelles dans
des familles recomposées.
Conclusion
La notion de « pluriparentalité » et l’analyse de ses trois temps dans le contexte fran-
çais fait ainsi apparaître quatre dimensions constitutives des liens entre les personnes
dans les familles contemporaines. L’intention de devenir parent conduit des femmes et
des hommes à recourir à l’adoption ou à l’assistance médicale à la procréation. Une
demande de connaissance peut alors être exprimée par les personnes nées au cours de
ces processus ou par celles qui ont contribué, à des degrés divers et par des actes dif-
férents, à leur procréation. Par ailleurs, l’expérience de la parentalité quotidienne dans le
temps de l’enfance construit des relations additionnelles dans les familles recomposées
8.Dans les familles recomposées, les demi-frères et sœurs ont un parent en commun, les quasi-frères et sœurs sont les
enfants nés des unions antérieures des conjoints.
9.Beaux-parents et beaux-enfants étant juridiquement des étrangers en France, l’adoption simple de l’enfant du conjoint
permet un allègement des droits de succession au moment de l’héritage.
10. Ce qui rend son utilisation problématique dans les familles homoparentales créées par coparentalité.
11 .
L’arrêt de la Cour de cassation datant du 12 janvier 2011 considère en effet que « le droit au respect de la vie privée et
familiale n’interdit pas de limiter le nombre d’adoptions successives dont une même personne peut faire l’objet, ni ne
commande de consacrer par une adoption tous les liens d’affection fussent-ils anciens et bien établis » (Théry et Leroyer,
2014, p. 154).
ou les familles homoparentales créées par coparentalité. Enfin, la transmission d’un héri-
tage vient sanctionner l’existence de ces liens et conduit, dans les familles recompo-
sées, à leur transformation juridique en relations de filiation additives, plus fréquemment
paternelles.
La manière dont ces dimensions coexistent et s’articulent permet de distinguer diffé-
rentes configurations pluriparentales, auxquelles sont associées des attentes et des
enjeux distincts. Dans les familles homoparentales fondées sur la coparentalité, l’enfant
sait de qui il est né : l’enjeu de connaissance semble à écarter. En revanche, il existe bien
des parents d’intention, le ou les conjoints des parents biologiques et légaux de l’enfant,
qui sont aussi des « parents d’expérience », et pourraient devenir des parents qui trans-
mettent un héritage dans le cadre d’une succession. Les familles recomposées ne sont,
en revanche, concernées que par l’expérience de l’enfance et la transmission, les beaux-
parents n’étant pas des parents d’intention et le moment de l’engendrement de l’enfant
ne référant pas à une situation de pluriparentalité.
Ces configurations révèlent l’incidence conjuguée de la parenté quotidienne et des rap-
ports de genre dans la façon dont se construisent les relations familiales pluriparen-
tales, jusqu’à la formalisation juridique d’une filiation additionnelle, plus fréquemment
paternelle. Dans les familles adoptives et les familles nées de l’assistance médicale à
la procréation, l’intention, l’expérience et la transmission ne sont incarnées que par
deux parents légalement reconnus, qu’ils soient de même sexe ou de sexe différent.
Cependant, ces familles sont confrontées aux demandes d’accès à la connaissance des
origines personnelles et à l’émergence de relations et de figures liées aux circonstances
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de la conception : aujourd’hui, des personnes adoptées ou conçues par don de gamètes
cherchent et parfois trouvent ces figures additionnelles, qu’elles doivent ensuite faire
coexister avec leur parenté adoptive ou d’intention. S’ouvre ainsi un volet encore peu
exploré des pluriparentalités contemporaines12 .
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12 .
L’étude de ces relations singulières est au cœur du programme Anr Origines. Aux marges de la parenté. Origines et
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Semestre 2
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Les étudiants de Licence 1 et la socialisation aux études
universitaires : une expérience sous tension
Aziz JELLAB 1
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l’engouement pour les filières sélectives (CPGE, STS, IUT), et de renforcer un
peu plus les difficultés d’affiliation chez les étudiants inscrits en Licence 1.
Le propos de cet article, issu d’une recherche en cours, consiste à mettre
en évidence trois dimensions : la socialisation aux études et aux normes
universitaires, les manières d’apprendre et les projets d’avenir qui dési-
gnent les tensions traversant l’expérience des étudiants de Licence 1.
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été engagées dans l’urgence pour faire face à des « crises » perçues
comme conjoncturelles. La massification a conduit à une démocratisa-
tion quantitative qui n’empêche pas une « démocratisation ségrégative »
(Merle, 2000). Ainsi, en 1959, le taux d’accès à l’enseignement supé-
rieur (toutes filières confondues) était de 43,8 % chez les enfants de
cadres supérieurs, de 22,9 % chez les enfants de cadres moyens, de
7,8 % chez les enfants d’employés et de 0,8 % chez les enfants
d’ouvriers. En 1993, ces taux atteignent, respectivement, 96,3 %,
41,1 %, 36,3 % et 13,2 % (Recensements INSEE et documents MEN,
Enquête Panel 1993. On doit néanmoins souligner, comme le rappellent
Blöss et Erlich, que ces chiffres donnent lieu à deux interprétations
différentes : si l’on opte pour une échelle additive, les écarts entre les
catégories sociales se sont accrus (le pourcentage d’enfants de cadres
supérieurs à plus que doublé et l’écart entre cadres et ouvriers s’est
renforcé, la différence entre 96,3 % et 13,2 % est plus grande que celle
existant entre 43,8 % et 0,8 %) ; si l’on opte pour une échelle multipli-
cative, « très sensible à la faiblesse de la proportion de départ des enfants
d’ouvriers (0,8), [on remarque] que les rapports de proportions se sont
réduits au cours de cette période » (Blöss, Erlich, 2000, p. 749). Les
auteurs observent que « la généralisation de l’accès à l’enseignement
supérieur a donc, semble-t-il, profité bien plus aux classes supérieures
qu’aux classes populaires (la comparaison des taux logistiques entre ces
deux dates confirme cette évolution » (op. cit., p. 750). Ainsi, l’univer-
sité devient un terrain d’étude privilégié pour appréhender le processus
de démocratisation, processus qui est aujourd’hui déstabilisé par le
nombre de sorties sans diplôme universitaire et par l’émergence de la
thématique du « décrochage scolaire » dans l’enseignement supérieur.
Pour savoir si l’enseignement supérieur s’est démocratisé, il faut rai-
sonner en termes de filières, de valeur des diplômes, de mode de cer-
tification et ne pas se contenter d’une analyse en termes d’accès à tel
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mêmes armes pour lutter contre les formations concurrentes. On note,
depuis 20 ans, une inversion de la hiérarchie des valeurs entre l’univer-
sité et les filières courtes. En 1995, le taux de poursuite à l’université
des bacheliers généraux était de 71,6 % ; il passe à 59,7 % en 2006 (lors
de la même période, en lettres et sciences humaines, le taux passe de
26,4 à 20,7 % ; en sciences et STAPS, il passe de 21,1 % à 13,5 %). Les
élèves issus de milieu populaire portent d’abord leurs choix sur les IUT
puis sur les STS (en 1995, le taux de poursuite des études en IUT et en
BTS était de 8,2 % et de 7,3 %. Ce taux passe à 10,5 % et à 6,9 % en
2006) (Cf. Note d’information du MEN 07-50, décembre 2007). Des
enquêtes sociologiques récentes (Gruel, 2009) soulignent, néanmoins,
qu’au-delà de l’origine sociale, c’est le « type d’études » – le niveau de
sélectivité à l’entrée et en cours de formation, la spécificité des savoirs
qui y sont enseignés, les modes de socialisation aux exigences scolaires,
le degré d’encadrement pédagogique – qui constitue « une variable syn-
thétique qui subsume un grand nombre de propriétés ou de traits dis-
tinctifs » (Lahire, 2002, p. 90). On dispose en France de nombreuses
recherches traitant des « manières d’étudier » (Lahire, 1997) et de la
rencontre entre un public marqué par de fortes différences – scolaires,
sociales, dispositionnelles – et des pratiques d’enseignement amenées à
subir des changements sous l’effet de la massification (Galland & al.
1995 ; Boyer, Coridian, 2002 ; Soulié, 2002 ; Millet, 2003). Etudier à
l’université, c’est à la fois s’affilier aux normes (scolaires, organisation-
nelles, relationnelles, informelles), s’approprier des postures intellec-
tuelles, opérer une articulation plus ou moins réussie entre socialisation
(sociabilités, intégration au groupe étudiant, interactions pendant et en
dehors des cours) (Dubet, 1994) et apprentissages (scolaires, culturels...)
(Boyer, Coridian, Erlich, RFP, 2001). Mais en dépit d’une adhésion
répandue à l’idée selon laquelle la réussite à l’université implique un
travail scolaire soutenu, les étudiants consacrent un temps au « travail
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personnel » très variable selon le type d’études mais aussi selon leur
rapport même à ces études. Des différences notables sont alors obser-
vées chez des étudiants scolarisés dans une même spécialité disciplinaire
(Trinquier, Clanet, 2001).
Méthodologie de la recherche
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3, scolarisés dans trois filières qui, à bien des égards, paraissent contras-
tées : la filière « Psychologie » qui accueille un public de masse (plus
de 1 400 étudiants inscrits en L1), dispense des enseignements exigeant
des compétences en sciences et évaluant les étudiants en recourant au
QCM (questionnaire à choix multiple) ; la filière LEA (Langues étrangères
appliquées) accueille une masse moyenne d’étudiants (environ 500 étu-
diants) et qui exige des compétences linguistiques dans trois langues
étrangères et paraît moins « adaptée » aux étudiants titulaires d’un bac-
calauréat autre que littéraire ; la filière « Histoire-Sociologie » qui
accueille, du fait de sa spécificité bi-disciplinaire, des effectifs plus
réduits (environ 80 étudiants), et exige un travail scolaire combinant
apprentissage des enseignements et travail de recherche personnel.
En 2009, les données de l’Ofive (Observatoire des formations, de
l’insertion et de la vie étudiante) concernant les taux de réussite dans
ces trois spécialités sont les suivants :
L1 Histoire – 76 29 38,2
Parcours Sociologie (Filles : 31,6 ; Garçons : 44,7)
Source : OFIVE, Taux de réussite en cursus Licence, Université Lille 3, Mars 2010.
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dehors de l’université et sur les projets d’avenir, notamment le projet
professionnel. Nous avons mené des entretiens avec 40 étudiants (20 étu-
diants scolarisés en L1 Psychologie, 12 en L1 Histoire-Sociologie et 8 en
LEA). Les thèmes abordés traitaient des points suivants :
– La scolarité antérieure au début des études universitaires.
– Les modalités de l’orientation (choix ou non de l’université,
recherche ou non d’information quant aux contenus de formation, aux
domaines d’insertion professionnelle...).
– Les manières de se socialiser à l’université (modes d’intégration à
la vie étudiante, sociabilités, assiduité aux enseignements, interactions
avec les enseignants, prises de notes en CM, en TD, fréquentation de la
bibliothèque universitaire, participation à la vie culturelle, aux loisirs
proposés par l’université, temps hebdomadaire consacré aux études et
aux autres activités...).
– Les manières d’apprendre (rythme du travail universitaire, techni-
ques d’apprentissage, de révision, de préparation des examens...).
– Projets d’avenir (projets scolaires, projets professionnels, engage-
ments divers...).
Les entretiens ont également évoqué « la condition étudiante » (condi-
tions de vie, ressources matérielles, logement, transports, cohabitation
et décohabitation familiale...), une condition qui structure partiellement
le rapport aux études et les projets d’avenir.
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dicaux, politiques, culturels...) tout en étant en grande difficulté scolaire.
Il n’empêche que l’affiliation à l’université procède aussi des raisons
qui amènent à s’y inscrire. Les études à l’université ne sont pas toujours
l’aboutissement d’un projet, y compris pour une partie des étudiants
déclarant avoir « choisi la fac ».
Les contenus de formation sont invoqués pour dire les motifs du
choix : « L’Histoire me passionne, savoir ce qui s’est passé avant et
comprendre l’évolution de la société, ça m’a toujours intéressé... bon
au collège et au lycée, c’était un peu allégé, là, c’est plus passionnant
de savoir comment on fait aussi de l’historiographie » (Violette,
19 ans, L1 Histoire-Sociologie). L’échec dans une filière telle que la
médecine peut aussi générer un intérêt pour certains contenus amenant
à l’inscription dans une autre spécialité : « J’ai été passionnée par les
cours de psychologie durant ma première année de médecine, c’était
le cours où je ne m’ennuyais jamais », dit Céline (20 ans, L1 psy-
chologie). Chez Céline, le choix de la psychologie procède moins de
la réalisation d’un projet professionnel que de l’intérêt pour les
contenus intellectuels des savoirs enseignés. Cette dimension nous a
semblé fondamentale car susceptible d’éclairer sur la différence entre
le projet d’apprendre porté par de nombreux étudiants et le projet pro-
fessionnel, différence laissant augurer des rapports différenciés aux
savoirs. Le choix des études est parfois élaboré après une réflexion
sur ses « compétences » et sur celles exigées (ou supposées telles) par
la formation. David, 18 ans, explique ainsi le choix de la psycho-
logie : « J’ai hésité entre histoire, philosophie, sociologie et psycho-
logie, l’aspect scientifique de la psycho a déterminé mon choix ». Les
études à l’université peuvent être propédeutiques à l’entrée dans une
formation professionnelle : « J’envisage après la licence LEA de
compléter ma formation dans une école internationale d’import et
d’export » (Laurianne, 19 ans, L1 LEA). Le contexte de l’université est
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sentiment que l’« on est un peu perdu ». Le sentiment du « flou »
évoqué par les étudiants couvre en réalité le fonctionnement de l’uni-
versité qui est faiblement lisible mais aussi leur propre rapport aux
études et aux savoirs qui les amène à devoir s’organiser par eux-
mêmes, à élaborer un projet d’apprendre et à construire éventuelle-
ment un projet professionnel. Ce sont in fine les finalités mêmes des
études qui deviennent problématiques pour une partie des étudiants
interrogés. Si le sentiment d’être plus « libre » qu’auparavant est lar-
gement plébiscité, il est modalisé par son envers qui est l’impression
d’être faiblement « guidé » et davantage exposé à l’incertitude entou-
rant la nature du travail personnel et son efficacité.
La socialisation de l’étudiant aux normes universitaires – notamment
pour ce qui est de l’organisation de l’emploi du temps, du travail per-
sonnel, et de la prise de notes – peut aussi s’effectuer parallèlement à
la construction d’une sociabilité avec d’autres étudiants. La sociabilité
étudiante s’organise, grosso modo, selon trois modalités : une socia-
bilité que nous pouvons qualifier de scolaire, où l’appartenance à un
groupe d’étudiants est conçue comme un appui et un collectif permet-
tant de réviser des cours, de préparer des exposés et d’échanger sur
des contenus intellectuels en phase avec la formation ; une sociabilité
« extra-scolaire » au sens où elle repose sur le partage d’un temps
commun, qu’il soit consacré aux loisirs, aux activités culturelles
(cinéma, bowling, boites de nuit...) ou au militantisme (au sein et/ou
en dehors de l’université) ; une sociabilité « mixte » qui recouvre la
dimension scolaire et extra-scolaire et qui autorise l’appartenance à plu-
sieurs groupes. Celle-ci oblige à des négociations à travers lesquelles
se dessine un processus de subjectivation : « J’ai plein de copains à la
fac et ailleurs, bon, à la fac, j’ai des amis avec lesquels je travaille,
je vais à la BU et on révise [...] j’ai des potes qui sont au MPA et à
SUD, je milite un peu avec eux, on est dans toutes les manifs mais je
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prise de notes. Cela dépend des supports utilisés par les enseignants
(recours à des diapositives, aller et retour entre différents contenus,
lorsqu’on utilise par exemple Powerpoint), du débit de parole, des consi-
gnes formulées au fur et à mesure (par exemple le fait d’indiquer aux
étudiants que ce qui vient d’être énoncé est important à retenir ou à
noter). Avec le développement des TICE, les étudiants mobilisent égale-
ment des contenus « mis en ligne » (par exemple la plateforme
« moodle » qui est alimentée par des enseignants, il s’agit de résumés
de cours, de schémas, de références bibliographiques complémen-
taires...). Bouchaib, 20 ans, étudiant en psychologie observe : « Quand
les profs mettent des diapos sur moodle, j’écris juste ce qu’ils disent et
ensuite, je reprends chez moi les diapos, les schémas, les détails... mais
pour ceux qui ne mettent rien sur internet, c’est un peu plus compliqué,
on est obligé de tout noter... le pire, c’est les profs qui dictent parce
qu’on a tendance à vouloir tout noter, et quand ils vont très vite, on
n’arrive pas à suivre... ». Angélina, 18 ans, étudiante en psychologie,
indique bien la différence entre l’enseignant qui parle sans dicter, qui
ne se réfère pas seulement à son cours écrit et celui qui lit quasiment
ses notes, ce qui ne donne pas à la relation pédagogique un caractère
« interactif ». Pourtant, et paradoxalement, le cours dicté sécurise davan-
tage les étudiants que le cours « interactif ». Car si « c’est plus motivant
d’avoir un prof qui parle, qui donne des exemples, qui raconte des his-
toires », « on a plus de chance de réussir un QCM quand le prof a dicté
son cours », avance Erwan, 19 ans, étudiant en psychologie.
Le TD est largement plébiscité. Il incarne d’une certaine manière l’anti-
thèse des caractéristiques négatives de l’université : l’interconnaissance
entre groupes d’étudiants, le faible effectif, la proximité avec l’ensei-
gnant, le déroulement plus « cool » des enseignements caractérisent le
TD et contrastent avec l’anonymat et le sentiment d’être « une machine
à écrire » qui prédominent dans les amphis. « Les TD, c’est plus cool,
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travail à préparer chez soi. À ce titre, certains étudiants s’absentent le
jour où ils doivent remettre un travail ou exposer les idées d’un texte.
La proximité avec les enseignants est également mal vécue par quelques
étudiants rencontrés, à l’image de Delphine, 20 ans, étudiante en L1
Psychologie. Craignant une exposition « forcée », elle s’absente en TD
d’anglais afin d’éviter d’être interrogée « devant tout le monde ». Les
TD sont perçus de manière variable selon les exigences qu’ils imposent,
les activités qui s’y déroulent et le degré de maîtrise des échéances dont
l’étudiant dispose (par exemple le fait d’anticiper et de préparer « à
l’avance » un exposé ou une synthèse documentaire).
Les cours sont considérés comme plus légitimes que les TD – ce qui
paraît logique dès lors que ceux-ci sont censés expliquer et prolonger
les idées développées en amphi. Les travaux dirigés sont vécus comme
un moment assurant un encadrement minimal du travail scolaire étu-
diant. Mais au fond, la différence entre cours et TD désigne la nature
des relations qui s’instaurent entre les étudiants et les enseignants.
Les manières d’étudier et d’apprendre reposent sur un bricolage indi-
viduel, sur ce que nous pourrions appeler une « didactique profane »
opérant par tâtonnements, par ajustements et par autoévaluation de ses
apprentissages plus ou moins approximatif. Edwin, 19 ans, étudiant en
L1 LEA, explique comment il procède pour apprendre les cours : « Je
relis mes cours en surlignant des passages importants, je fonctionne
aussi avec des carnets pour l’anglais, l’allemand et le néerlandais,
notamment pour le vocabulaire... et à l’approche des partiels, je fais des
fiches qui résument tous les cours ». Cet étudiant en réussite « ne laisse
jamais s’écouler beaucoup de temps entre les cours et les révisions, pour
le vocabulaire, quelques heures après les cours, je me mets au travail...
pour les autres cours comme le droit, l’éco, les maths, je laisse passer
un peu de temps, en général, 5 à 6 jours, ce qui m’amène au week-end
pour travailler ».
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toire, qui se dit « visuel », réécrit ses cours sur ordinateur et les relit
plusieurs fois pour s’en imprégner. Nadine, étudiante en L1 psychologie,
prend des notes au crayon de bois et « y repasse une deuxième fois au
stylo à bille à la maison ». C’est pour elle une stratégie efficace pour
mémoriser, d’autant plus que cette activité intervient peu de temps après
les cours. L’apprentissage des contenus enseignés prend souvent comme
objet les cours magistraux. C’est que l’essentiel des examens ponctuels
porte sur ces contenus et les étudiants sont majoritaires à évoquer les
cours magistraux lorsqu’ils sont invités à parler de ce qu’ils apprennent
et des modalités d’apprentissage. Angelina a recours à une stratégie qui
consiste à prendre de manière manuscrite les notes puis à les retranscrire
sur ordinateur. Cette retranscription est censée lui permettre de « mieux
les mémoriser ». Pourtant, Angélina insiste sur le fait qu’elle n’apprend
pas « par cœur » et que c’est plutôt la compréhension qui assure sa
réussite. Cette étudiante s’organise de manière « à retranscrire les cours
tous les week-ends et à ne pas les laisser s’accumuler pour ne pas être
débordée ». À l’approche des révisions, Angélina revoit ses cours
retranscrits et établit des résumés, ce qui l’a aidée à mieux réussir des
épreuves usant du QCM. Contrairement à la plupart des étudiants rencon-
trés, Angélina emprunte des ouvrages en bibliothèque et s’appuie ainsi
sur la bibliographie distribuée par les enseignants afin de « faire un
choix ». Si l’apprentissage des cours suffit pour réussir, Angélina estime
que la lecture de quelques ouvrages facilite la compréhension des ensei-
gnements et par conséquent leur assimilation.
Certains étudiants estiment qu’ils ont « bien appris les cours » quand
ils sont capables de « les expliquer à des amis ou aux parents ». Corentin,
18 ans, étudiant en L1 Psychologie, a recours aux fiches et aux annales
des examens pour apprendre. Pour lui, « quand on a lu et relu plusieurs
fois jusqu’à imprégnation des cours, on est prêt pour les examens... et
on peut aussi bien les réciter en les expliquant à des amis ».
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semestre, j’ai beaucoup bossé, j’ai appris mes leçons mais ça n’a pas
été suffisant, j’ai eu 7 de moyenne, et au S2, j’ai eu de grosses difficultés
en statistiques, en psychologie du développement et en anglais, je ne
venais plus en cours parce que ça ne servait à rien [...] comme j’ai trouvé
un boulot dans une cantine scolaire, j’espère qu’ils vont me donner plus
d’heures pour que je fasse de l’accueil en centre de loisirs » (Delphine,
20 ans, L1 Psychologie). L’exercice d’une activité professionnelle
devient alors plus attractif que la mobilisation sur les savoirs.
Si certains étudiants ont construit un projet professionnel – notamment
pour devenir éducateur spécialisé, assistante sociale, agent de développe-
ment dans le tourisme ou journaliste –, la plupart des jeunes interrogés
n’ont qu’une vision assez vague du domaine professionnel auquel ils
cherchent à se destiner. Contrairement à ce que l’on pouvait supposer, ce
n’est pas l’existence d’un projet professionnel préalable qui subsume le
rapport aux études et donne sens aux savoirs, mais c’est plutôt la confron-
tation avec des contenus intellectuels qui ouvre aux étudiants la possibi-
lité de construire des projets tout au long de leur scolarité. Cela nous a
amené à distinguer le projet d’apprendre – ou l’intérêt pour les savoirs
enseignés en tant que contenus intellectuels et culturels – des projets
d’avenir dont le projet professionnel n’est qu’une dimension parmi
d’autres. Et à l’heure où le discours politique est à la « professionnalisa-
tion » des formations, le constat que nous effectuons interroge sur les
dérives d’une conception utilitariste de l’enseignement universitaire.
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Les choix de formation, bien qu’ils soient soumis à de nombreuses
contraintes – tels le niveau scolaire, l’offre locale de formation, les
moyens matériels dont dispose l’étudiant, les opportunités d’insertion
professionnelle anticipées, les procédures de recrutement dans les for-
mations sélectives telles les CPGE, les STS et les IUT ou encore les écoles
du service social et paramédical –, restent souvent soumis à une appré-
ciation subjective mêlant goût pour certaines disciplines au lycée et
sentiment d’en maîtriser les contenus, ce qui contribue à subsumer
l’impression d’être capable de s’intégrer et de réussir à l’université. De
nombreux étudiants font parfois ce que nous pourrions appeler une
« expérience du détour » qui consiste à s’inscrire dans une formation
« par passion », avant de se réorienter vers une formation dont le contenu
les « intéresse » et sans doute les rassure. Géraldine, 20 ans, rend ainsi
compte de son choix d’inscription en L1 Histoire-Sociologie : « ... quand
j’ai fini mon année de bac, je ne savais pas trop ce que je voulais faire
déjà comme métier, donc je ne savais pas trop non plus les études à
faire. Donc, j’avais plutôt regardé par rapport aux matières que je pré-
férais dans les cours... je faisais un bac ES [économique et social], donc
j’avais quand même beaucoup d’histoire... et moi, ça m’intéressait. Donc
au départ, je suis allée dans un centre d’information pour savoir ce qu’il
fallait que je fasse en histoire, ce que j’allais avoir comme cours. Et en
fait, la dame qui m’a accueillie m’a un peu... rebutée par rapport à
l’histoire, à l’origine. Donc en fait j’ai fait une première année en His-
toire de l’art ». La formation en arts du spectacle n’a pas été attractive,
le choix d’un parcours en Histoire/Sociologie lui étant apparu comme
judicieux étant donné qu’elle « aime les deux matières ». À l’instar de
beaucoup d’étudiants interrogés, Géraldine distingue l’intérêt pour les
études de son projet professionnel qui n’est guère élaboré. Les études
entreprises le sont par leur intérêt intellectuel et formateur, leur effet
quant à l’élaboration d’un projet professionnel ne constituant pas une
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toire-Sociologie) ont effectué des recherches approfondies sur les
contenus de formation et sur ce qu’elle ouvre comme perspectives pro-
fessionnelles. Pourtant, le projet professionnel n’est pas la seule dimen-
sion qui intervient dans le choix des études. Même lorsqu’apparemment
les étudiants choisissent une filière débouchant sur un métier plus ou
moins identifié (les études de psychologie par exemple), ils sont nom-
breux à ne pas avoir de projet professionnel précis. Romuald s’est inscrit
en psychologie car il était « un peu perdu » et ne [savait] pas quoi
faire ! ». Certains étudiants découvrent leur « passion » pour les études
au fur et à mesure du déroulement de la scolarité. Nous avons rencontré
des étudiants en psychologie déclarant avoir été passionnés par des
contenus qu’ils méconnaissaient (par exemple en psychologie sociale, en
psychologie du travail) ; de même, des étudiants en histoire disent leur
passion pour l’analyse des archives ou pour la sociohistoire. Les diffé-
rentes manières d’étudier tiennent aussi aux caractéristiques sociales des
étudiants : les étudiants âgés sont parfois des salariés et cherchent, à
travers les études, à construire une identité sociale plus reconnue, à s’ins-
truire pour se distancier de leur routine professionnelle, etc.
Les projets d’avenir chez les étudiants interrogés couvrent trois réa-
lités potentielles : une poursuite d’études plaçant la durée et les savoirs
au premier plan (cela caractérise les étudiants le plus en réussite) ; un
changement d’orientation à l’issue du diplôme (soit pour compléter la
Licence 3, soit pour se spécialiser dans un autre domaine plus en phase
avec l’emploi, par exemple pour devenir enseignant, traducteur ou archi-
viste, cela caractérise les étudiants en réussite mais « moyens ») ; un
changement d’orientation avec ou sans la validation d’une année uni-
versitaire (il s’agit d’étudiants qui se sont repliés sur l’université faute
d’avoir réussi un concours ou à intégrer une STS ou un IUT).
On voit ainsi se dessiner deux types d’expériences à l’université :
une expérience portée par le projet d’apprendre, avec la valorisation
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Conclusion
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d’anomie, dès lors qu’elle engage un travail scolaire qui reste à
construire, des manières d’apprendre qui restent à inventer. L’épuise-
ment guette ainsi les étudiants les plus fragiles, ceux qui ont l’impres-
sion de « lâcher prise » au fur et à mesure que les cours s’enchaînent et
que les contenus deviennent inaccessibles.
Le prix à concéder pour transformer une université de masse en une
université véritablement démocratique suppose une prise de conscience
de la part des enseignants mais aussi des instances dirigeantes, des
enjeux pédagogiques contenus dans la relation enseigner/apprendre. Or
ces enjeux se situent au plan de la proximité entre enseignants et étu-
diants, une proximité soucieuse de penser le lien entre les exigences
cognitives, l’affiliation à la vie universitaire – avec ses règles, ses tem-
poralités, ses espaces – et une mobilisation plus ou moins soutenue dans
la durée. Si l’enquête de l’OFIVE montre que les étudiants qui ont les
projets scolaires les plus étalés dans la durée, sont ceux qui ont le plus
de chances de réussir, cela suppose aussi que cette temporalité – ou
projet inscrit dans le long terme – s’opère sans encombre, sans doute
excessif, sans risque de découragement. Celui-ci peut alors être évité
via une attention continue aux étudiants les plus vulnérables. Bien sûr,
l’université et la « bonne volonté » de ses membres ne peuvent tout
maîtriser, et bien des facteurs non spécifiquement scolaires – des diffi-
cultés financières, des problèmes de santé, des soucis de tout genre –
peuvent peser sur le déroulement de la scolarité. Mais l’on peut consi-
dérer que la prise en compte des problèmes spécifiquement scolaires et
institutionnels – comme par exemple le manque de visibilité de certaines
formations, la faible clarté des finalités de certains enseignements – peut
atténuer le risque d’abandon et favoriser l’accès aux savoirs et à la
culture savante.
azizjellab@aol.com
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Références bibliographiques
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416 Sortir de la crise de la société salariale
1. Il existe bien entendu des statuts différents de l’emploi, ainsi entre la fonction publique et le
secteur privé. Néanmoins tous les emplois bénéficient de garanties statutaires, le contrat de
travail est encastré dans les régulations juridiques du droit du travail et de la protection sociale.
Sur ce point voir aussi, Supiot, 1994.
2. À l’étranger, la situation est plus contrastée puisque dans certains pays, en particulier en Amérique
du Nord, il se produit une croissance du travail « indépendant » ou « autonome ». Mais à l’inverse
et pour la majorité de la population de la planète, l’entrée dans la dynamique de la mondialisation
se traduit par une salarisation massive des activités agricoles et artisanales traditionnelles. En France
même, le processus de salarisation est toujours à l’œuvre dans les professions haut de gamme
comme les médecins, les architectes, les avocats, diverses catégories d’experts...
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 417
DU SALARIAT AU PRÉCARIAT
Partons d’un constat sur lequel à peu près tout le monde s’accordera
sans doute. On observe aujourd’hui une perte d’hégémonie de cet
emploi « classique » dont la position commence à se dégrader dans les
années 1970. Cette prise de conscience s’est faite progressivement avec
le développement de deux transformations décisives dans le monde du
travail, l’installation d’un chômage de masse et la précarisation croissante
des relations de travail.
– Il y a un chômage de masse qui affecte depuis plus de vingt ans
environ un dixième de la population active. Cette proportion a pu varier
quelque peu au-delà ou en deçà de ce seuil en fonction de la conjonc-
1. Ce que l’on appelle aussi fréquemment, à la suite des travaux de l’école de la régulation, le
rapport salarial « fordiste ». Mais j’évite cette expression car elle me paraît trop restrictive pour
des raisons que je dirai plus loin. J’entends donc par emploi « classique » le contrat de travail
inscrit dans un statut social donné par le droit du travail et la protection sociale.
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418 Sortir de la crise de la société salariale
1. Christophe Rameaux (Rameaux, 2006) est un des rares analystes à défendre au contraire une
certaine stabilité du rapport à l’emploi qui ne serait pas si différente de ce qu’elle était avant
les années 1970. Il est vrai que le monde du travail ne s’est jamais globalement caractérisé par
sa stabilité. Il y a toujours eu une mobilité professionnelle importante, y compris en période
de quasi-plein-emploi. Ainsi on a pu calculer que le taux de mobilité de la population active
(passage d’un emploi à un autre emploi, de l’emploi au chômage, du chômage vers l’emploi)
était de 12 % pour l’année 1974. Il est passé à 16,3 en 2001, ce qui pourrait paraître un
accroissement relativement limité (Germe, Monchatre, Pottier, 2003). Ce serait toutefois oublier
de distinguer mobilité contrainte et mobilité choisie. En période de quasi-plein-emploi, le travailleur
peut démissionner de son emploi pour en chercher un meilleur, tandis que dans la conjoncture
actuelle le changement dans le rapport à l’emploi se traduit le plus souvent par le passage au
chômage ou par le passage du chômage à l’emploi, voire du chômage au chômage après un
passage par l’emploi. Bien que la distinction entre ces deux types de mobilité soit difficile à
mesurer en toute rigueur, les auteurs de l’étude citée peuvent néanmoins conclure à un
« accroissement des mobilités de plus en plus lié à une déstabilisation de l’emploi » (p. 113).
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 419
1. Le premier ouvrage qui expose avec rigueur la problématique du chômage moderne (Beveridge,
1909) commence par opérer avec rigueur cette séparation nécessaire entre les travailleurs
permanents ou auxquels il faut imposer la permanence du travail, et la nébuleuse des pauvres,
des vagabonds, des marginaux vivant d’expédients ou de petits boulots qui seront abandonnés
à leur sort ou relèveront au mieux de l’assistance. Il ne peut pas y avoir de chômage à proprement
parler si on ne commence pas par exclure de la problématique de l’emploi les populations
flottantes qui se situent aux marges du travail.
2. Selon les enquêtes Emploi de l’INSEE, entre 1993 et 2003, les emplois en CDD ont augmenté
de 60 %, les emplois en intérim de 160 %, et les emplois en CDI de 2 % seulement.
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420 Sortir de la crise de la société salariale
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 421
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422 Sortir de la crise de la société salariale
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424 Sortir de la crise de la société salariale
1. Ce raisonnement ne vaut évidemment que « toutes choses égales par ailleurs » dans le cadre de
la conjoncture présente. Il pourrait en être tout autrement avec des politiques économiques et
sociales différentes d’inspiration keynésienne qui assureraient la croissance et créeraient de
véritables emplois en nombre suffisant à travers la relance de la demande sociale et une redis-
tribution plus équitable de la richesse disponible. Si je ne place pas cette éventualité au centre
de mon propos, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas ma préférence, ni qu’elle soit totalement
exclue à l’avenir. Mais je tente ici de dégager les principales lignes de force à l’œuvre dans la
situation actuelle dans laquelle, et jusqu’à preuve du contraire, n’existent pas en ce moment les
conditions sociales et politiques capables d’inverser les dynamiques économiques dominantes.
(Pour une interprétation plus optimiste, et même très optimiste, cf. Rameaux, 2006.)
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 425
1. Lors d’un débat sur le CPE auquel j’ai participé à Radio-Beur FM et face aux critiques très vives
que j’émettais, environ la moitié de la douzaine d’auditeurs qui sont intervenus, tous des
« jeunes de banlieue », ont plutôt défendu le CPE. Sans enthousiasme, ils disaient en substance :
« On est au fond du trou [en particulier en raison de la discrimination ethno-raciale à l’embau-
che], ça ne peut pas être pire, et cette mesure nous donnera peut-être une chance. » Je ne dis
pas qu’ils avaient raison, mais je ne peux pas non plus m’autoriser à dire que leur témoignage
n’avait aucun sens. Il nous rappelle en tout cas que même lorsqu’il existe un droit du travail
qui prohibe en son article I-122-49 la discrimination à l’embauche, il devrait au moins être
appliqué. Défendre le droit du travail, c’est aussi défendre l’application du droit en toutes
circonstances.
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432 Sortir de la crise de la société salariale
BIBLIOGRAPHIE
© La Découverte | Téléchargé le 13/06/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 193.48.187.1)
La cigarette du pauvre
Jean Constance
INSERM U912(SE4S)
Patrick Peretti-Watel
INSERM U912(SE4S)
RÉSUMÉ
Pourquoi la lutte antitabac rencontre-t-elle une résistance particulièrement forte parmi les fumeurs pauvres ? Cet article
propose des éléments de réponse à partir de trente et un entretiens approfondis réalisés avec des fumeurs en situation de
précarité. Souvent marginalisés, les fumeurs pauvres sont moins exposés aux effets de la mise au ban du tabagisme et d’autant
plus attachés à la cigarette qu’elle constitue un jalon de leur socialisation familiale et professionnelle. En outre, la critique
de la lutte antitabac leur permet parfois de se réinscrire dans un projet collectif. Pour ces fumeurs privés d’argent, de loisirs,
et souvent isolés, vivant ancrés dans un présent sans avenir, la cigarette constitue souvent l’un des derniers plaisirs de l’existence,
l’occasion d’en soulager provisoirement les tensions, et aussi le moyen de restaurer un lien social qui se délite.
Mots-clés : Tabagisme. Pauvreté. Chômage. Normes sociales. Prévention.
Jean Constance et Patrick Peretti-Watel
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 3 - - 194.57.219.140 - 17/07/2013 12h37. © P.U.F.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 3 - - 194.57.219.140 - 17/07/2013 12h37. © P.U.F.
Observatoire régional de la Santé Provence-Alpes-Côte d’Azur
23, rue Stanislas-Torrents
13006 Marseille
jean.constance@free.fr
patrick.peretti-watel@inserm.fr
Première cause de mortalité prématurée dans les pays Depuis quelques années, donc, fumer ne va plus de
développés, le tabagisme est responsable chaque année soi. Confronté à une sorte d’« inversion des valeurs »,
en France de plus de 60 000 décès, auxquels il faudrait le fumeur ne représente plus cette vie « plus forte »,
ajouter quelques milliers de décès annuels imputables « plus chaude », « plus active », qu’il symbolisait durant
au tabagisme passif. Pour faire reculer le tabagisme, les l’après-guerre [Collins, 1975 ; Markle & Troyer, 1979].
pouvoirs publics ont progressivement mis en place tout Au contraire, une étude australienne montre que le
un arsenal de mesures : hausse régulière des taxes (et fumeur est plutôt perçu aujourd’hui par l’opinion
donc du prix des cigarettes) qui a commencé avec la publique comme un être « malodorant » et « sans
loi Veil en 1976, interdiction de la publicité dès 1992 volonté », un « pollueur égoïste », un salarié « moins
(loi Évin), restrictions sur les conditions de vente (entre productif » que les autres, qui pèse sur les dépenses de
2000 et 2005 : vente interdite aux moins de 16 ans, santé et « empoisonne son entourage » [Lupton, 1995 ;
proscription des paquets de dix cigarettes, suppression Chapman & Freeman, 2008]. Bien sûr, les campagnes
des mentions « légères »…), restriction sur les condi- de prévention, la hausse du prix des cigarettes et l’inter-
tions d’usage (interdictions de fumer dans les lieux diction de fumer dans les lieux publics couverts ont
publics couverts et au travail, étendues aux débits de nourri ce processus de dénormalisation du tabagisme.
boissons et aux discothèques en 2008), sans oublier les
campagnes d’information et de sensibilisation (dans les
médias, à l’école, sur les paquets de cigarettes) [Peretti-
Watel, 2007]… Sur le long terme, ces mesures ont ■ Un recul socialement différencié
contribué au recul du tabagisme, qui apparaît tout de
même modeste au regard des moyens déployés : on En effet, entre 2000 et 2007, en France, la préva-
comptait en France un peu plus de 40 % de fumeurs lence tabagique est restée stable (environ 45 %) parmi
dans les années 1970, contre 31 % en 2008. les chômeurs, tandis qu’elle diminuait de 9 % parmi
les ouvriers (de 44 % à 35 %), et de 13 % chez les cadres fumeurs, ses motifs, son histoire, ses dangers, sans
et les professions intellectuelles supérieures (de 36 % à oublier d’évoquer la lutte antitabac. La grille thémati-
23 %) [Peretti-Watel et al., 2009]. Ce phénomène est que servant de trame aux entretiens a été modifiée au
également observé dans d’autres pays, en particulier en fur et à mesure que l’analyse des premiers entretiens
Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les personnes en suggérait de nouvelles pistes.
situation de précarité, et en particulier celles qui sont Comment la pratique tabagique de ces fumeurs
au chômage, persistent donc plus souvent à fumer, alors s’articule-t-elle avec leur intégration sociale ? Aux
même que la hausse des prix ampute une part non frontières de l’exclusion sociale, ces fumeurs sont peu
négligeable du très modeste budget dont elles disposent exposés à la « dénormalisation » du tabagisme, leur pro-
[Marsh & McKay, 1994 ; Franks et al., 2007]. Les taxes pre socialisation ayant été marquée par la cigarette, et
sur les produits du tabac constituent à ce titre un certains tentant de se réinscrire dans la société en poli-
« impôt régressif » qui tend à paupériser davantage les tisant la cigarette. Ensuite, quelle place occupe le tabac
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plus démunis, à accroître leur précarité et à dégrader dans le quotidien de ces fumeurs pauvres ? La cigarette
leurs conditions de vie, sans pour autant parvenir à les apparaît comme le dernier palliatif pour combler
préserver des risques annoncés du tabagisme [Gode- l’ennui d’un temps vide, soulager la solitude d’une
froy, 2003]. Si les fumeurs les plus démunis résistent à existence ancrée dans le présent par défaut d’avenir.
la hausse des prix, cela laisse supposer que leur pratique
tabagique obéit à des motifs qui échappent aux pro-
moteurs de la lutte antitabac. ■ Tabagisme et intégration sociale
Cette résistance interpelle la sociologie. Pourquoi
les fumeurs pauvres sont-ils moins enclins à s’arrêter ?
• Les fumeurs pauvres moins enclins à l’arrêt du tabac
Sachant que le recul global du tabagisme est le fruit
d’un travail préventif intensif auprès de l’ensemble de Les pouvoirs publics, notamment en Amérique du
la population, pourquoi ce travail est-il moins efficace Nord, utilisent depuis une dizaine d’années le terme
au sein des catégories sociales les moins favorisées ? de « dénormalisation » pour désigner un travail préven-
L’efficacité de la lutte antitabac dépendrait-elle du tif capable de débanaliser une pratique tabagique for-
contexte économique et social dans lequel se trouve le tement installée dans les mœurs. Ils s’appuient sur l’idée
fumeur ? Pour comprendre la pratique tabagique des que, dans la population, la perception faussée de cer-
fumeurs pauvres, il importe d’abandonner le point de taines normes (tout le monde fume) induit un com-
vue de l’individualisme biomédical pour s’intéresser au portement tabagique soutenu. La « dénormalisation »
sens que donnent les fumeurs à leur pratique [Collins, consiste (par l’information, la réglementation, la res-
2004]. Il s’agit donc ici d’écouter le discours des ponsabilisation) à modifier cette perception afin d’agir
fumeurs pauvres, pour mieux comprendre les motiva- sur le comportement des fumeurs. La politique de
tions qui les poussent, dans un contexte incitant for- « dénormalisation », reprise sous ce nom dans les pro-
tement à l’arrêt, à continuer leur pratique 1. grammes de lutte contre le tabac de l’OMS, s’appuie sur
En 2006 et 2007, nous avons réalisé des entretiens des travaux de psychologie sociale des années 1980,
approfondis, qui ont duré de 40 minutes à 1 h 30, avec notamment sur le modèle de la « Social Norms
31 fumeurs pauvres (13 femmes et 18 hommes, âgés Approach » [Perkins & Berkowitz, 1986 ; Berkowitz,
de 16 à 60 ans, de 45 ans en moyenne). Pour sélec- 2004], et espère en « l’émergence d’une norme sans
tionner ces fumeurs, nous avons repris la définition de tabac » [Institute of Medicine, 1994 ; Institut national
la pauvreté proposée par Georg Simmel : c’est l’assis- de santé publique du Québec, 2004].
tance qui définit le pauvre, autrement dit le fait de Depuis la mise en œuvre de cette politique dans le
recevoir une aide matérielle de la collectivité [Simmel, courant des années 1990, un recul du tabagisme est net-
1998 ; Paugam, 2005]. Ces fumeurs ont donc été ren- tement observable. Elle incite les fumeurs qui souhai-
contrés dans une maison des chômeurs, dans deux tent maintenir ou renforcer leur intégration sociale à
foyers d’hébergement d’urgence, et par l’intermédiaire cesser de fumer pour se défaire d’une identité de plus en
d’une conseillère en économie sociale familiale, dans plus « polluée » (« spoiled identity ») [Chapman & Free-
une grande ville du sud-est de la France et sa périphé- man, 2008]. Mais elle perd de son pouvoir auprès des
rie. Ces entretiens ont été enregistrés, retranscrits et populations les plus exclues. Pour qu’elle demeure effi-
anonymisés. Ils exploraient la pratique tabagique de ces cace, encore faut-il que cette « norme émergente » (ne
pas fumer) soit perçue comme pertinente auprès de ces à travailler à 14 ans… Et puis j’travaillais dans des hôtels-
populations. Là où l’intégration sociale ne dépend pas, restaurants donc heu… J’travaillais avec des adultes qui les
ou peu, du respect des normes dominantes, mais trois quart fumaient aussi. C’est un milieu, la restauration
dépend au contraire du maintien d’une distance avec et l’hôtellerie, où les gens fument énormément » (Méline,
celles-ci, ce qui est le cas dans les milieux populaires 54 ans, au chômage).
défavorisés [Cohen, 1955 ; Hoggart, 1970], les indivi- « Dans la famille, on était entourés de fumeurs, on vivait
dus peuvent choisir d’entretenir cette distance. là-dedans, dans la clope. […] J’ai toujours vu mes parents
Ainsi, c’est l’expérience concrète des fumeurs qui fumer. […] C’était dans les mœurs quoi ! Ça faisait partie
dicte la nécessité sociale d’un arrêt de leur pratique ou du rythme de la famille. […] Tout le monde avait son paquet
au contraire de son maintien. Là où cette expérience de clopes » (Fabrice, 51 ans, au chômage).
impose que l’on se conforme davantage à la règle de « J’ai commencé à fumer à 14 ans. […] J’avais volé des
ne plus fumer, sous peine d’une sanction qui mettrait gitanes à mon père, […] il fumait toujours à la maison. […]
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en péril son intégration, ainsi que celle de ses pairs, Petit j’ai vécu dans le tabac, j’en avais plein les narines. Voir
l’individu est incité à s’y plier. A contrario, le relatif mon père fumer et boire l’apéro, c’est parti de là. […] C’est
éloignement des fumeurs en situation de précarité vis- lui qui m’a acheté mon premier paquet de blondes, à 17 ans »
à-vis des sphères privilégiées de l’intégration sociale (le (Émilien, 36 ans, au chômage).
travail notamment, mais aussi souvent la famille) pour- Passé le stade de l’initiation, c’est au sein du groupe
rait justifier qu’ils soient moins perméables aux politi- de pairs que les interviewés sont devenus des fumeurs
ques de « dénormalisation » du tabagisme. Pour eux, confirmés. La sociabilité tabagique se développe alors
arrêter de fumer c’est se soumettre à une règle dépour- souvent autour d’un verre d’alcool partagé dans un
vue de sens, et non faire un choix raisonné permettant débit de boissons, la cigarette s’affirmant alors comme
d’espérer une meilleure intégration sociale. Selon les la compagne obligée de l’apéritif (tous nos entretiens
fumeurs interrogés, l’arrêt du tabac prendrait sens pour ont été réalisés avant que soit appliquée l’interdiction
des personnes déjà bien intégrées ou en passe de l’être, de fumer dans les débits de boissons).
ce qui n’est pas leur cas. Et lorsqu’ils envisagent d’arrê- Il est apparemment plus facile d’arrêter de fumer si
ter, c’est justement en parallèle à d’autres projets inté- l’on renonce aussi à fréquenter les bistrots à l’heure de
grateurs : trouver un travail, obtenir un logement, avoir l’apéro.
des enfants, etc. Mais leur mode de vie au moment « J’vais boire un pastis, j’vais boire une bière, au bout de
des entretiens correspond davantage à une somme de la deuxième gorgée, la petite clope et là j’apprécie encore plus
privations qu’ils ont souvent intégrées comme une le verre aussi. Et j’apprécie la clope aussi » (Arnaud, 23 ans,
ligne d’horizon. Dès lors, arrêter de fumer est plutôt au chômage).
envisagé comme une privation et un accablement « [À cause d’une l’hépatite], j’ai arrêté de boire aussi.
supplémentaires. Enfin de boire l’apéro, au bistrot. Et ça aide aussi [à arrêter
de fumer], parce que je pense qu’il y a toute une heu… un
• Une initiation tabagique souvent familiale, ensemble d’éléments, comment dire heu, j’arrive pas à trouver
puis relayée par les pairs le mot, une ambiance, toute une ambiance, une ambiance
Non seulement les fumeurs interrogés sont peu psychologique aussi » (Didier, 53 ans, ouvrier).
exposés à la dénormalisation du tabagisme, mais en À mesure que le tabagisme devient régulier, la ciga-
outre ils ont souvent été eux-mêmes socialisés dans des rette devient un véritable objet d’échange autour
milieux où la cigarette allait de soi. Si certains citent duquel s’organise le lien social. La cigarette est ainsi
l’internat, le service militaire, ou encore le milieu pro- donnée, échangée, elle crée des obligations de récipro-
fessionnel de leur premier emploi, l’initiation tabagi- cité différée, qui se concrétisent lorsque le nouveau
que s’est souvent déroulée dans le cadre familial. Le fumeur, après avoir profité des largesses de ses pairs,
père joue alors un rôle déterminant : c’est lui qui a doit à son tour acheter un paquet de cigarettes pour
offert la première cigarette ou le premier paquet, ou leur rendre la pareille.
c’est dans sa poche que cette première cigarette a été « Au début je taxais, et puis arrive un moment où tu vas
« empruntée ». t’acheter ton premier paquet de clopes, c’est symbolique quoi,
« C’est un truc familial quoi, mon père le dimanche après enfin voilà quoi. […] Je les ai achetées plus tard, une fois
manger, il nous filait une clope. […] Après, j’ai commencé que les gens à qui je taxais en avaient marre de m’en donner.
[…] Ben ouais, y a un moment où tu payes ta clope et voilà c’est une façon aussi d’aborder les gens quoi » (Méline,
quoi » (Arnaud, 23 ans, au chômage). 54 ans, au chômage).
Pour les fumeurs interrogés, la cigarette est le moyen
par lequel on rappelle à soi et aux autres les règles
■ La difficulté à se défaire essentielles d’une socialité souvent en péril. Le coût
élevé de ce bien, le manque qu’il provoque lorsqu’il
d’une pratique socialisante est difficile de se le procurer font de lui un pivot par
lequel il devient possible de reconstruire les règles d’un
Les modalités de l’initiation tabagique permettent
lien social particulièrement ténu pour les personnes les
de comprendre que la cigarette reste parfois associée à plus précaires. Grâce au tabac, celles-ci peuvent ainsi
des attaches affectives extrêmement fortes. Telle la tenter de se réinscrire dans une société qui tend à les
madeleine de Proust ou le pavé du château de Guer- exclure. On comprend dès lors pourquoi il est si dif-
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mantes, la cigarette provoque alors des réminiscences ficile d’arrêter pour ces fumeurs. D’une certaine façon,
de circonstances heureuses ou de personnes aimées. leur dépendance au tabac n’est pas seulement physique
Dans ce cas, les personnes interrogées n’envisagent ou psychologique, elle est aussi sociale.
même pas d’arrêter de fumer. Plus généralement, on pourrait dire que pour ces
« Quand j’étais toute gamine, je trouvais que les cigarettes fumeurs la pratique tabagique convoque un ensemble
de mon père elles sentaient le miel, je me disais “qu’est-ce d’éléments qui s’imbriquent les uns aux autres et
que ça doit être agréable de fumer !” […] J’aime la cigarette, construisent ce que Mauss désignait comme un instant
j’aime fumer. Comme on aime un parfum, moi j’aimais fugitif où « les hommes prennent conscience sentimen-
l’odeur des cigarettes de mon père » (Camille, 60 ans, tale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis
retraitée). d’autrui », sachant qu’en cet instant fugitif se concentre
En outre, chez les personnes en situation de préca- « la totalité de la société et de ses institutions » [Mauss,
rité, la vie de tous les jours, quand on ne travaille pas, 1950 : 274]. En ce sens, l’acte de fumer pourrait consti-
quand on vit à la rue ou en foyer, est fortement mar- tuer un « fait social total » où se retrouvent en même
quée de rituels tournant autour de la cigarette. Celle-ci temps les dimensions physiologique, psychologique et
serait un objet par lequel des personnes socialement sociologique.
exclues maintiennent des règles d’échange et une
sociabilité résiduelle.
« Mettons tu passes, tu vois que je fume : “Monsieur, vous ■ Du soin de soi à la santé de tous :
avez pas une cigarette ? – Non, j’ai que du tabac. – Ah ! la politisation de la pratique tabagique
Non ça me plaît pas alors !” Pourquoi parce qu’ils veulent
que des blondes et des fois, y en a qui disent j’ai que du Pour ces fumeurs, une autre manière de reposer la
tabac. […] Mais cette personne-là, c’est que le jour où toi question de la cigarette dans une dimension collective,
t’en as pas, c’est eux qui vont t’en donner. Donc, c’est réci- et de se réinscrire soi-même dans un projet de société,
proque » (Philippe, 50 ans, sans domicile, sans emploi). consiste à refuser de la détacher d’un questionnement
La réciprocité est un élément récurrent dans le dis- politique plus large. Ainsi, certains d’entre eux tiennent
cours des interviewés. Si elle implique une évaluation un propos écologique. Mettant en cause les effets délé-
de ce qui est donné et de ce qui doit être rendu en tères de la pollution, ils affirment que la lutte antitabac
termes de cigarettes, elle sous-tend également des ne peut trouver sa cohérence qu’accompagnée d’une
règles de morale (politesse ou respect, par exemple) politique environnementale exemplaire. D’autres par-
qu’il est fréquemment nécessaire de rappeler. lent d’une agriculture plus contrôlée, plus naturelle,
« Jamais ça me viendrait à l’idée d’aller demander des sous. radicalement débarrassée de la question des OGM par
Mais une cigarette ouais, sans problème. Et sans problème, exemple, pour cultiver du tabac naturel et produire des
j’en donne aussi. C’est rare qu’on me refuse. Mais y a la cigarettes « plus saines ». L’appel à une vie collective
façon de demander aussi quoi. […] C’est pour ça que moi, plus respectueuse de la nature est assez présent dans les
si quelqu’un me demande poliment, je la donne sans pro- discours relevés. Il s’agit là d’une projection dans un
blème. Des fois j’tombe sur des gens heu “donne-moi une monde meilleur qui semble faire écho au sentiment
clope” “va te faire foutre” [rire]. J’peux pas. Mais heu, voilà d’une vie usante, soumise aux intérêts économiques
d’une minorité. Les fumeurs que nous avons rencon- aller à la piscine ! […] À Paris, j’adorais nager, je fumais
trés soulignent alors le peu de plaisirs qu’il leur reste, moins, je buvais moins, j’avais des poumons, du souffle, des tas
et se sentent contrariés par une classe politique qui d’activités ! » (Camille, 60 ans, retraitée).
tente de leur imposer la morale d’une vie saine sans Tour à tour ou à la fois plaisir de l’instant, produit
pour autant leur assurer de protection sanitaire contre contre le stress, objet de compagnie, témoin de son
les risques environnementaux. histoire, la cigarette n’offre de détachement possible
« J’pense que c’est possible de vendre autre chose que ces que si l’on trouve à s’attacher ailleurs, que si la vie dont
saloperies qu’ils nous vendent […] : du tabac ! Mais vrai- on ne voit pas l’horizon permet enfin de voir un peu
ment du tabac comme ils faisaient dans l’temps. Dans l’temps plus loin et d’organiser son temps dans des activités
ils fumaient pas des cigarettes comme aujourd’hui hein. Ils partagées avec d’autres. Car ce dont souffrent la plupart
fumaient réellement des feuilles de tabac quoi. Mais ça c’est de ces fumeurs, c’est essentiellement d’un temps vide
possible. Ça pousse bien le tabac. En plus ça ferait du boulot dans lequel le corps s’ennuie, repose, socialement mort,
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pour les paysans [rire]. Un revenu pour eux. Hé ouais. Je physiquement inutile.
sais pas c’est… pasque c’est un… en fait c’est un système « Quand j’avais des occupations et puis quand je bossais
complètement commercial où certaines grandes firmes se gavent aussi, quand je bossais je ne pensais pas à la clope. […]
de fric sur notre dos, c’est tout hein. Ça leur permet après de C’est quand j’avais rien à foutre que j’allumais la clope. […]
bosser avec les laboratoires pour vendre des médicaments pour Ouais, quand vous foutez rien vous fumez plus » (Fabrice,
soigner les maladies qu’ils nous ont provoquées. Ben c’est un 51 ans, au chômage).
système, c’est pour faire du pognon, c’est tout hein » (Méline, « Si j’avais de quoi occuper mes journées, je fumerais moins.
54 ans, au chômage). Ça m’est déjà arrivé ; quand je travaille, je fume qu’à la pause,
Cette politisation du propos sur le tabac tend à rela- alors que là, à la maison, café-cigarette, café-cigarette » (Leila,
tiviser ses dangers [Hughes, 2002 ; McKie et al., 2003]. 26 ans, au chômage).
Elle met à distance le discours préventif en considérant Pour ces personnes, fumer est devenu une socialité
que les risques du tabagisme sont certes réels, mais de substitution, un remède à l’ennui et au désœuvre-
secondaires. En avançant ces idées, les fumeurs endos- ment. Pour plusieurs d’entre elles, ce serait même le
sent une responsabilité qui dépasse leur propre intérêt dernier remède qui reste à leur portée.
pour embrasser l’intérêt général. La critique à l’égard
du discours préventif peut ainsi être entendue à la fois • « On n’a plus que ça pour se détendre »
comme un déni des dangers auxquels ils s’exposent et Ces fumeurs souvent désœuvrés et isolés vivent
exposent leur entourage, mais également comme une ancrés dans le présent, aussi morne soit-il. Ils cherchent
volonté de voir la question sanitaire se poser de manière à profiter au mieux de ce présent où les plaisirs sont
plus large et plus cohérente. Une fois de plus, les dis- rares et chers, et la cigarette est fréquemment associée
cours sur la cigarette traversent toute la société et inter- aux moments privilégiés d’une journée. Elle offre un
rogent ses institutions. semblant de compagnie qui aide à supporter la solitude,
d’autant que, même si elle coûte cher, paradoxale-
ment, pour certains elle serait un moyen de faire des
■ La cigarette, dernier plaisir économies.
d’une vie ancrée dans le présent « Je me raccroche à la cigarette en fait. C’est un petit
bonheur pour moi dans la journée, quel que soit, heu… j’en
fume pas mal mais, du moment où je prends ma cigarette
• L’ennui du temps vide c’est du bonheur pour moi » (Manon, 56 ans, employée).
L’isolement des fumeurs pauvres les ramène fré- « Ben, ça fait, bon ben, si on calcule par an, oui c’est sûr
quemment à eux-mêmes, à un présent vide, dans lequel que ça fait beaucoup, ça fait une grosse somme, mais bon, on
le manque de ressources réduit des envies apparemment n’a que ça pour se détendre alors… Si encore on allait dans
rudimentaires à de simples velléités. Dans ce contexte, des boîtes de nuit, dans des fêtes, dans heu je sais pas, si on
projeter un arrêt du tabac semble bien dérisoire. allait s’amuser, au restaurant tout ça ben ça coûterait plus
« On est mort ici, on est loin de tout. Si on avait une piscine cher » (Joseph, 50 ans, au chômage).
dans le coin, j’irais nager tous les jours, au lieu de fumer. J’ai « Pour moi, en tout cas [la cigarette] c’est une aide.
pas de voiture, j’vais pas aller à treize bornes en auto-stop pour Comme la nuit je me réveille, j’arrive plus à dormir ; je
fume. J’vais faire quoi sinon ? Rien. Je fume. Et si j’ai pas préserver une sécurité précaire. Lorsqu’on vit dans la
de tabac, alors là… c’est pas bon du tout ! […] Y a le rue, d’autres difficultés s’imposent : la lutte contre le
problème que… Y a aussi la solitude. Ça joue beaucoup la froid, la pluie ou la chaleur, contre les violences ; la
solitude. Je connais des gens, ils se sont retrouvés seuls, ils se recherche de nourriture, d’argent, d’un coin tranquille
sont mis à fumer » (Clément, 57 ans, au chômage). pour dormir… Autant de problèmes qui ramènent à
des préoccupations dont l’urgence est ancrée dans l’ins-
tant même, et qui rejettent au second plan la question
• Un ancrage dans le présent qui relativise le risque
de l’arrêt tabagique.
En regard de la place qu’occupe la cigarette dans la Pour Richard Hoggart, « cette vie au jour le jour,
vie des fumeurs pauvres interrogés, les incitations à caractéristique des classes populaires, a quelque chose
l’arrêt suscitent des tensions contradictoires. Ces d’un hédonisme qui incline à accepter sa condition, à
fumeurs reconnaissent que l’arrêt bénéficierait à leur oublier les soucis (les dettes, la boisson, la maladie) et à
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santé, mais ce bénéfice est relativisé car la santé est elle prendre du “bon temps” ». L’auteur ajoute que ce n’est
aussi ancrée dans le présent. Alors que la prévention pourtant là « qu’un hédonisme de surface. Parce que les
semble vouloir faire souscrire à un capital sanitaire qu’il gens du peuple savent au fond d’eux-mêmes que les
s’agirait d’entretenir sur plusieurs décennies, tout, dans satisfactions les plus pleines, qui supposent la maîtrise de
la vie de ces fumeurs, semble devoir se consumer dans l’avenir, “ne sont pas pour eux” » [Hoggart, 1970 : 186].
l’instant. Ce qu’illustrent les expressions populaires qui souli-
« Mais bon moi j’ai passé un check-up y a trois ans. Ouais, gnent qu’il vaut mieux consommer sa vie dans l’instant.
pour mes 50 ans. Et j’ai passé une radio des poumons et Ce rapport au temps prend une importance capi-
mon docteur m’a dit “c’est extraordinaire” (parce qu’il me tale si l’on veut comprendre la résistance, ou simple-
connaît depuis très longtemps), “c’est extraordinaire avec tous ment l’indifférence des personnes interrogées face aux
les paquets de clopes que vous fumez vous avez des poumons injonctions préventives. Pour elles, la maladie et la
de jeune fille” [rire]. Ça va ! J’en ai encore pour quelques mort ne sont pas des événements que l’on cherche à
années » (Méline, 54 ans, au chômage). rejeter catégoriquement de sa vie. Elles sont simple-
La menace de maladie et le risque de mort sont ment intégrées comme un avenir inexorable, qu’on
relativisés par l’ancrage dans le présent. La mort est pourrait certes repousser, mais au détriment des plai-
perçue comme une fatalité sur laquelle on cherche peu sirs, et au prix d’un programme sanitaire souvent
à agir et les messages préventifs sont alors désamorcés difficile à observer. S’arrêter de fumer n’empêchera pas
par cette idée d’une mort certaine et inévitable. la mort, qui pourrait bien survenir au détour d’un
« Ça tue, ouais, mais ça tue à la longue. C’est pas comme événement sans lien aucun avec cette pratique. La
si ça tuait d’une balle quoi : voilà t’es mort ! Si t’as un question de l’arrêt est ainsi fortement relativisée.
flingue devant toi, tu vas réfléchir à deux fois alors qu’avec Les personnes que nous avons rencontrées se racon-
une cigarette ben ouais, ça va me tuer ouais. De toute façon, tent tout entières au travers de leur pratique tabagique.
tous les jours je suis en train de mourir un peu, tu vieillis La cigarette est ce par quoi se trame toute leur histoire,
donc forcément tu vas arriver à l’échéance un jour ou l’autre c’est l’un de ces objets qui traversent toutes les expé-
quoi » (Arnaud, 23 ans, au chômage). riences, des plus intimes aux plus institutionnelles, l’un
Alors que les messages préventifs exhortent à se pro- de ces objets d’échange par lesquels s’établissent et
jeter dans le temps, ces fumeurs sont prisonniers de s’entretiennent les liens avec les autres. En cela, la pra-
situations difficiles qui les enferment dans une exis- tique tabagique de ces fumeurs peut être appréhendée
tence vécue au jour le jour. Le plus souvent, il s’agit comme un « fait social total », au sens que Marcel
d’éponger les dettes, de « tenir » jusqu’à la fin du mois, Mauss donnait à cette notion. Tout comme Claude
de trouver un travail, de se procurer les biens et services Lévi-Strauss contait comment l’échange du vin dans
nécessaires à des prix abordables, voire gratuitement, un petit restaurant permettait de gérer la promiscuité
et d’assurer la maintenance de tout ce qui ne tient que [Lévi-Strauss, 1949 : 68], la pratique tabagique se
par des bouts de ficelle. À ces activités quotidiennes construit autour de règles de l’échange qui visent à
s’ajoute une organisation visant à éviter les menaces établir, entretenir ou pacifier des interactions sociales.
administratives ou celles des créanciers. La « gestion des Les cigarettes que l’on offre, que l’on partage, que l’on
risques », quand on est pauvre, se situe à cet endroit fume ensemble, établissent les règles de distances socia-
précis d’un quotidien dans lequel on cherche à les tout en offrant des opportunités de communiquer.
Quand le lien social se délite, quand les tensions sont défavorisés, et la nécessité qu’il y a à envisager des
si fortes qu’on ne sait plus comment les apaiser, la actions de prévention qui prennent en compte ces
cigarette permet d’inviter l’autre à partager du temps besoins et ces fonctions. La volonté des pouvoirs
et des conversations, tout en lui rappelant qu’il a des publics de débanaliser la pratique tabagique n’est plus,
obligations à notre égard. au sein de ces populations, un moteur suffisant à l’arrêt
Pour les fumeurs en situation de précarité, la ciga- du tabac. Reste alors à interroger les limites d’une
rette satisfait des besoins de première nécessité, et rem- politique sanitaire dont les ressorts ne permettent plus
plit des fonctions de premier plan. On comprend d’aider une population, mais finissent par l’appauvrir
mieux alors pourquoi la lutte antitabac échoue à faire davantage, la stigmatiser et, au final, la maintenir dans
reculer le tabagisme dans les milieux sociaux les plus une pratique qu’elle sait dangereuse. ■
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Remerciements
Cette recherche a été financée par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, ainsi que par la Mission interministérielle de
lutte contre les drogues et les toxicomanies.
Note avec l’étude consacrée par cet auteur aux justifier cette pratique condamnée par la pré-
fumeurs de marijuana, ces recherches ont mis vention à l’aide de « techniques de neutralisa-
l’accent sur l’apprentissage collectif du taba- tion » [Sykes & Matza, 1957], pour construire
1. Notons que des recherches antérieures gisme comme pratique déviante : s’initier avec
sa « carrière morale » [Peretti-Watel et al.,
ses pairs à la « bonne » manière de fumer
ont déjà proposé une lecture sociologique (comment tenir sa cigarette, avaler la fumée sans 2007 ; Peretti-Watel et Constance, 2009]. Ces
du tabagisme, en s’appuyant sur les travaux tousser, apprivoiser les effets psychoactifs de ce aspects seront donc peu abordés dans le présent
d’Howard Becker [Becker, 1963]. Par analogie produit…) [Hughes, 2002], et être capable de article.
Références bibliographiques HUGHES Jason, 2002, Learning to Smoke : Tobacco Use in the West,
Chicago, Chicago University Press.
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