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Évolutions sociales et concepts sociologiques

L1, semestre 1
Responsable de l’enseignement : Constance Rimlinger
Contact : constance.rimlinger@sciencespo.fr

Liste des textes étudiés en Travaux Dirigés

Thème 1 : Les classes sociales, retour ou déclin ?

- Chauvel Louis, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n°79, 2001, p. 316-359
[extraits].
- Peugny Camille, « L’expérience du déclassement », Agora débats/jeunesse, n°49, 2009, p. 50-58.

Thème 2 : Valeurs et identités politiques et religieuses

- Bréchon Pierre, « Les valeurs des Français en tendances. Plus de liberté pour soi, plus d’exigences
dans la sphère collective », Futuribles, vol. 431, n°4, 2019, p. 55-71.
- Cautrès Bruno, Chanvril Flora, Mayer Nonna, « Retour sur l’hypothèse de l’homologie structurale :
les déplaçements des catégories sociales dans l’espace politique français depuis La Distinction », in
P. Coulangeon (dir), Trente ans après La Distinction, La Découverte, 2013, p. 327-337.

Thème 3 : Évolutions de la famille

- Déchaux Jean-Hugues, « La famille à l'heure de l'individualisme », Revue Projet, vol. 322, n°3,
2011, p. 24-32.
- Martial Agnès, « Les trois temps des pluriparentalités en France. Une analyse de travaux empiriques
contemporains », Revue des politiques sociales et familiales, n°139-140, 2021, p. 89-97.

Thème 4 : L’école entre démocratisation et inégalités sociales

- Darmon Muriel, « La socialisation, entre famille et école. Observation d'une classe de première année
de maternelle », Sociétés & Représentations, vol. 11, n°1, 2001, p. 515-538.
- Jellab Aziz, « Les étudiants de Licence 1 et la socialisation aux études universitaires : une expérience
sous tension », Sociologies pratiques, vol. 23, n°2, 2011, p. 101-118.

Thème 5 : Transformations du travail et de l’emploi

- Castel Robert, « Au-delà du salariat ou en deçà de l'emploi ? L'institutionnalisation du précariat »,


in Repenser la solidarité, Presses Universitaires de France, 2011, p. 415-433.

Thème 6 : Les inégalités sociales face à la santé

- Volkoff Serge et Thébaud-Mony Annie, « Santé au travail : l’inégalité des parcours », Recherches,
2000, p. 349-361.
- Constance Jean et Patrick Peretti-Watel. « La cigarette du pauvre », Ethnologie française, vol. 40,
n°3, 2010, p. 535-542.
LE RETOUR DES CLASSES
SOCIALES ? *
Louis Chauvel
Département des études de l’OFCE, cellule de sociologie
IEP et OSC

La fin des classes sociales semblerait une évidence pour de nombreux auteurs
contemporains, au point que cette question a disparu de la production des sciences
sociales, en France particulièrement. L’objectif de cet article est de revenir sur le
problème empirique des classes sociales et sur leur évolution au cours des dernières
décennies. En revenant sur la question des inégalités économiques et sociales struc-
turées, et sur les éléments culturels et subjectifs susceptibles de sous-tendre les classes
sociales, deux périodes historiques s’opposent nettement. D’une part, la période de
croissance rapide de l’après-guerre a vu l’effacement d’une partie du contenu objectif
des classes sociales. D’autre part, depuis la fin des années 1970, au contraire, des
inégalités structurées se reconstituent et déterminent objectivement les conditions de
vie de groupes sociaux repérables. Néanmoins, ces inégalités structurées, renaissantes,
ne sont guère organisées par une conscience capable d’animer un mouvement collectif
durable et de donner une expression aux rapports sociaux sous-jacents, ce qui n’est
pas sans poser problème pour l’identité sociale des membres des classes populaires,
au travers d’un phénomène de dyssocialisation. Objectivement visibles mais subjecti-
vement désarticulées, les classes sociales sont porteuses d’un avenir plus ouvert qu’on
ne le conçoit généralement.

Dans les démocraties développées, la disparition des classes sociales


semblerait un acquis et une évidence sur laquelle il est incongru de
revenir. Cette question serait tranchée. Dans le discours politique, la chose
semble évidente : lorsque les communistes parlent des « gens » et que
les théoriciens du blairisme, comme Anthony Giddens et Ulrich Beck,
nous dépeignent une société fragmentée et individualisée où tous, du
manager à l’opérateur, nous faisons partie de la même équipe (team), les
classes sociales désertent le débat.
Dans le champ de la sociologie, la question des classes demeure impor-
tante. D’une part, d’un point de vue historique, elles sont nécessaires
pour comprendre la dynamique des deux derniers siècles. D’autre part,

* Je remercie vivement différents critiques de versions antérieures de ce texte, particuliè-


rement Alain Chenu, Jacky Fayole, Jean-Paul Fitoussi, Jacques Le Cacheux, Françoise Milewski.
Cette version résulte notamment des discussions qui s'en sont suivies. Pour le reste, je demeure
responsable des erreurs et omissions, nombreuses sur un sujet par nature inépuisable.
Octobre 2001
Revue de l’OFCE 79
Louis Chauvel

aujourd’hui encore, la persistance d’inégalités structurées, liées à des


positions hiérarchiquement constituées et porteuses de conflits d’intérêts
dans le système productif, continue de poser question1. Ici commence le
problème spécifique aux classes sociales d’aujourd’hui : l’existence d’iné-
galités économiques structurées pourrait ne pas aller nécessairement de
pair avec celle de classes sociales constituées.
Cet article propose ici une réévaluation de la question des classes
sociales en esquissant une synthèse empirique portant sur les
50 dernières années. Ce travail se centrera sur l’expérience française, sans
négliger pour autant la dynamique d’autres sociétés occidentales. De ce
panorama dynamique résulte l’idée qu’il faut aujourd’hui extraire la notion
de « classe sociale » des polémiques un peu désuètes qui ont conduit à
abandonner son usage dans les sciences sociales à partir de la fin des
années 1970 ; là, comme ailleurs, les effets cycliques de la mode ont pu
mener à un sur-ajustement théorique. La réévaluation proposée ici
conduit à dissocier fortement les aspects objectifs des aspects subjectifs
inhérents aux classes sociales, de façon à comprendre un certain nombre
de décalages temporels séparant une modification empirique de la réalité
des classes sociales de leur prise en compte dans les représentations.

Définir les classes sociales


Des bibliothèques entières sont consacrées à cette question hors de
tout consensus : nous n’avons pas de définition universellement acceptée
des classes sociales. Pour autant, pour caricaturer les positions, deux
courants traversent la sociologie. D’un côté, nous avons une tradition
marxienne 2, selon laquelle les classes sociales sont des collectifs struc-
turés par une position spécifique dans le système économique définie

1. Un des rares auteurs à avoir posé récemment cette question, Emmanuel Todd (1995) n'a
guère eu de continuateurs. On peut s'en rendre compte en notant la rareté des titres d'ouvrages
et d'articles des sciences sociales, en France en particulier, contenant le syntagme « classes
sociales », sauf dans des approches historiques, ou pour en argumenter le déclin.
2. « Marxien » qualifie ici une tradition intellectuelle marquée par l'évaluation critique, alors
que « marxiste » définirait plutôt une filiation plus politique voire apologétique. Selon cette
acception, le présent article est notamment marxien, tout en intégrant des éléments weberiens.
Par ailleurs, nous présentons ici l'esprit et non la lettre d'une définition marxienne, pour ne pas
verser dans une exégèse dans laquelle le débat sur les classes s'est trop souvent embourbé. Il
n'existe pas de définition explicite de la classe sociale dans l'œuvre de Marx, mais des défini-
tions implicites et des usages variés, dont la confrontation pourrait prêter à confusion. Marx
meurt en 1883 sans achever le chapitre du Capital intitulé « les classes sociales », chapitre qui
débute par une définition semblable à celle proposée par Adam Smith un siècle plus tôt, fondée
sur la tripartition entre capital foncier, capital immobilier et force de travail. Le Manifeste condense
le modèle en l'opposition irréductible de deux classes. Les écrits historiques de Marx présentent
quant à eux des visions nettement plus complexes, distinguant une grande diversité de classes.
Par ailleurs, Misère de la philosophie pose la classe dans un double rapport, objectif et subjectif :
à la fois position collective dans le système productif et conscience collective de cette position,
conscience conflictuelle susceptible d'animer l'histoire. Le problème de la définition des classes
sociales chez Marx et plus généralement chez les marxistes relève du caractère plurivoque du
mot. La définition marxienne que nous en donnons recouvre l'ensemble de ces aspects.

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LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

notamment au travers de la propriété des moyens de production, marqués


par un conflit central (l’exploitation), animés éventuellement par la
conscience collective de leur être, de leur intérêt, de leur dynamique 3.
Cette tradition est parfois qualifiée de holiste (‘ολον = tout) parce qu’ici,
la totalité est plus que la somme des individus qui la forment, la classe
existant indépendamment et au-dessus de ses membres, en leur dictant
leur rôle, par delà la capacité de création des individus, qui pourrait bien
dans cette approche n’être qu’un leurre. Cette tradition est qualifiée aussi
de réaliste, parce que les classes sont supposées former des entités
véritables et tangibles, et non pas des constructions intellectuelles.
D’un autre côté, la tradition weberienne suppose que les classes
sociales sont des groupes d’individus semblables partageant une
dynamique probable similaire (Max Weber parle de Lebenschancen ou
« chances de vie »), sans qu’ils en soient nécessairement conscients. La
classe sociale n’est pas autre chose, a priori, que la somme des individus
(individualisme contre holisme) que le chercheur décide d’assembler selon
ses critères propres ; ainsi, les classes sont des noms plus que des choses
(nominalisme contre réalisme).
Karl Marx attendait donc beaucoup de la classe sociale, alors que Max
Weber y voyait un mode de découpage social parmi d’autres : les
marxistes conçoivent difficilement que les classes sociales existent sans
conscience de classe, sans être des classes en soi et pour soi, des groupes
non seulement repérables, mais aussi en mesure de par leur organisation,
de construire leur histoire collective. Par un curieux retournement de
circonstances, on constate finalement que l’approche marxienne est très
exigeante : se fonder sur cette acceptation porte souvent à conclure qu’il
n’existe plus de classe sociale, faute de conscience de classe marquée par
une conflictualité radicale. Au contraire, une approche weberienne
permet d’admettre plus facilement la pérennité des classes : la notion est
licite dès que nous pouvons repérer des groupes inégaux aux destins
sociaux distincts.
Une définition implicitement présente chez les sociologues souhaitant
disposer de critères empiriques peut être explicitée 4, définition qui
présente l’intérêt de sortir de nombreuses apories. On parlera de classes
sociales pour des catégories :
1) inégalement situées — et dotées — dans le système productif ;
2) marquées par une forte identité de classe, dont trois modalités
peuvent être spécifiées :

3. Pour de nombreux exégètes, « notamment » et « éventuellement » devraient être


remplacés respectivement par « exclusivement » et « nécessairement ». Un tel débat est
évidemment d'un intérêt limité.
4. Implicitement, il est possible de retrouver une telle définition dans l'article « Are Social
Classes Dying? » des sociologues américains Terry Clark et Seymour Lipset (1991) ; pour autant,
cette définition est déjà présente, en filigrane, chez le sociologue californien Robert Nisbet
(1959), dont les travaux sont analysés ci-dessous, mais aussi dans les écrits de Raymond Aron
(1969, chapitre « Une société sans classes ? »).

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Louis Chauvel

— l’identité temporelle (2a), c’est-à-dire la permanence de la catégorie,


l’imperméabilité à la mobilité intra- et intergénérationnelle, l’absence
de porosité aux échanges matrimoniaux avec les autres catégories
(homogamie) ;
— l’identité culturelle (2b), c’est-à-dire le partage de références symbo-
liques spécifiques, de modes de vie et de façons de faire permettant
une inter-reconnaissance ;
— l’identité collective (2c) à savoir une capacité à agir collectivement,
de façon conflictuelle, dans la sphère politique afin de faire reconnaître
l’unité de la classe et ses intérêts.
Cette définition présente le double avantage de fonctionner sur
plusieurs dimensions et de sortir de l’opposition des deux approches
traditionnelles 5. Quelques précisions s’imposent. Cette définition se fonde
en premier lieu sur l’existence d’inégalités, notamment au travers de la
position dans le système productif, particulièrement et non pas exclusi-
vement sous le rapport de la propriété des moyens de production. D’une
part, il ne s’agit pas d’une condition suffisante, puisque, pour suivre Marx
sur cette question, la classe ne se réduit pas à la taille du porte-monnaie 6,
mais intègre des éléments subjectifs, culturels et collectifs porteurs de
conflictualité. D’autre part, les inégalités mentionnées en premier lieu ne
sont pas simplement monétaires : il s’agit d’intégrer non seulement la
propriété des moyens de production proprement dits, mais aussi les quali-
fications reconnues et la maîtrise organisationnelle du processus de production 7.

Les arguments pour la fin des classes


Cette définition offre l’intérêt d’émettre des critères clairs, suscep-
tibles de donner lieu à une démarche empiriquement fondée de validation
ou de refus de l’idée que les classes sociales se maintiennent ou non.
Une telle tentative de démonstration systématique de la fin des classes
sociales a été imaginée pour la première fois par Robert Nisbet (1959),
selon qui cette fin provien(drai)t :

5. Certains voient apparaître une troisième tradition dans l'approche dite « constructiviste »,
dont une étape intellectuelle importante est l'ouvrage : la Formation de la classe ouvrière anglaise
de Edward P. Thompson (1963). Cette approche voit dans l'objet sociologique qu'est la classe
sociale le résultat perpétuellement réactualisé des rapports, des conflits et des alliances issus
des mouvements sociaux dans le cadre d'une histoire ouverte. Il semble pourtant que cette
approche s'intègre à la tradition holiste, si ce n'est qu'elle pose comme méthode centrale l'analyse
du processus historique et politique de sa création (processus qui ne peut s'abstraire d'un cadre
et d'un contexte culturel ou national).
6. Pour autant, ce porte-monnaie permet de repérer des conditions de classes sociales, un
fort revenu étant un préalable à l'accumulation patrimoniale, et la propriété privée du capital
productif une source possible de très hauts revenus.
7. Pour prendre en considération des développements tels que ceux de Erik Olin Wright
(1979, 1985).

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LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

— dans la sphère politique, de la diffusion du pouvoir au sein de


l’ensemble des catégories de la population et de la déstructuration des
comportements politiques selon les strates sociales ;
— dans la sphère économique, de l’augmentation du secteur tertiaire,
dont les emplois ne correspondent pour la plupart à aucun système de
classe parfaitement clair, et de la diffusion de la propriété dans toutes les
couches sociales ;
— de l’élévation du niveau de vie et de consommation qui conduit à
la disparition de strates de consommation nettement repérables, rendant
peu vraisemblable l’intensification de la lutte des classes.
La difficulté avec les travaux de Nisbet et de ses continuateurs est
que leur définition des classes sociales est plus souvent implicite, ni
vraiment weberienne, ni vraiment marxienne, mais plutôt, en filigrane, la
définition empirique que nous avons précisée ci-dessus. Néanmoins, depuis
Nisbet, les développements sur la « mort des classes » sont toujours
peu ou prou fondés sur les mêmes arguments, même si certains auteurs
ont pu ajouter quelques éléments : la croissance scolaire et l’entrée des
classes populaires au lycée puis à l’université, le flou croissant des échelles
de salaire, la diffusion de la propriété de valeurs mobilières, la générali-
sation d’une culture « moyenne » — dont le blue jeans ou le barbecue
(Mendras, 1988) sont les figures exemplaires —, la multiplication de diffé-
renciations et de conflits fondés sur des enjeux symboliques, et la
revendication de la reconnaissance des différences religieuses, de genre,
d’ordre culturel, régionalistes, ethniques ou d’orientation sexuelle.
L’essentiel de l’argumentation des sociologues intéressés à montrer la
disparition des classes sociales peut être résumée en un diagnostic simple :
baisse des inégalités économiques et éducatives, affaiblissement des
frontières sociales en termes d’accès à la consommation et aux références
culturelles, mais aussi croissance de la mobilité, moindre structuration des
classes en groupes hiérarchiques distincts, repérables, identifiés et
opposés, moindre conflictualité des classes et conscience de classe
affaiblie. Le schéma général de ce type de travail est le plus souvent une
ligne causale qui va d’une baisse des inégalités économiques jusqu’à celle
de la conscience de classe. Evidemment, dans une perspective élaborée,
les classes sociales ne se réduisent pas à l’aspect des inégalités écono-
miques et sociales, mais elles sont vues comme un mode d’approche, et
une approximation, de processus sous-jacents, d’une autre nature
(rapports de force dans la sphère économique, domination, exploitation),
dont la mise en évidence empirique est plus complexe que celle des
inégalités. L’idée souvent implicite est celle d’une relation à double sens :
les inégalités baissent car l’intensité des rapports d’exploitation décline ;
les inégalités baissent, et donc les moyens dont disposent les mieux situés
dans les rapports sociaux sous-jacents sont appelés à décliner. Il demeure
que la notion marxienne d’exploitation est rarement mobilisée, d’où un
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Revue de l’OFCE 79
Louis Chauvel

risque de confusion entre inégalités et classes ; compte tenu de la phrase


précédente, il peut rester un lien implicite entre les deux approches.
Lorsque l’on confronte les critères aux faits de l’histoire sociale,
l’immobilité sociale a bien décliné, les inégalités économiques se sont bien
réduites, le pouvoir d’achat ouvrier s’est bien accru, plus vite que les
autres catégories de salariés. Dans une perspective de long terme, sur le
demi-siècle passé, c’est une évidence, mais il convient d’en saisir les limites
pour échapper aux risques du dogmatisme.

(...)

Classes sociales sans conscience


L’ensemble de ces analyses montre l’existence d’inégalités sociales
structurées d’une forte intensité. Si certains critères mettent en évidence
un recul de la réalité des classes, soit dans la période 1965-1980, soit
pour les générations de l’entre-deux-guerres jusqu’aux premières généra-
tions du baby boom, nous assistons depuis lors à une pause, voire à un
regain de certaines inégalités. Le passage de la croissance rapide à la
stagnation (ou croissance molle) a eu, en soi, un impact inégalitaire : la
croissance permet de projeter un rattrapage à l’horizon de la vie ou
d’une génération à l’autre, alors que la stagnation offre une vision d’immo-
bilité. La croissance ouvre la possibilité d’une égalisation dynamique qui
pourrait engendrer des anticipations favorables de promotion et une
mobilité subjective : avec 4 % de croissance annuelle du revenu des
ménages, la classe ouvrière a de bonnes raisons de se projeter dans le
mode de vie et donc d’identifier une partie de ses intérêts à ceux des
nouvelles classes moyennes salariées ; à 1 % , le sort des classes populaires
se referme sur le présent.

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Revue de l’OFCE 79
Louis Chauvel

Un certain nombre d’arguments permet donc de parler de maintien,


voire de retour, des classes sociales. Pour autant, dans ce diagnostic, un
élément demeure manquant : celui concernant les identités collectives,
autrement dit la conscience de classe. Cette dimension est certainement
difficile à aborder, le propre des rapports sociaux subjectifs étant de se
dérober à une simple objectivation. L’identité collective telle que l’on
pourrait la définir se révèle à tout un ensemble de critères : le sentiment
d’appartenir à une classe sociale, la mobilisation animée par des syndicats
spécifiques, l’unité d’action politique au travers de partis structurés sont,
sans aucun doute, les points centraux de l’analyse. Il est indubitable
qu’entre 1949, où 40 % des salariés étaient syndiqués et aujourd’hui, où
ils ne sont plus que 10 % , une perte de mobilisation est évidente. Au
long des Trente glorieuses, le PCF a représenté de 20 à 25 % des votes,
contribuant à un activation permanente de la classe ouvrière. A 30 ans
de distance, tout cela évoque un monde englouti. Pour autant, il est difficile
de dire que le vote cesse de discriminer socialement les différentes classes
sociales. D’abord, le non-vote est devenu un élément central du compor-
tement électoral populaire (Héran, 1997) ; ensuite, si l’on suit les travaux
de politologues du CEVIPOF (Centre d’études de la vie politique
française), l’ajout du vote FN à celui du vote PCF permet, tout au long
des années 1980 et 1990, de discriminer clairement un vote « bourgeois »
(gauche et droite « centristes » 23) et un vote populaire (plus critique,
voire radical ou porté aux extrêmes), et ce aussi bien que naguère (Boy
et Mayer, 1997) ; enfin, un certain nombre de confrontations électorales
ont donné lieu à des clivages extrêmement clairs, comme pour le « oui »
au référendum sur le traité de Maastricht, qui dépassait 70 % chez les
cadres et n’atteignait pas 35 % chez les ouvriers. L’homogénéisation
parfaite du comportement politique des classes sociales est loin d’être
atteinte.
L’indicateur le plus difficile à interpréter concerne le « sentiment
d’appartenance à une classe sociale », tel que les sondages de l’IFOP et
de la SOFRES nous le restituent. La difficulté est notamment d’ordre
méthodologique : comment interpréter une telle réponse à une question
fermée, sortie de tout contexte ? Guy Michelat et Michel Simon (1996)
ont reconstitué une série intéressante, qui montre que ce sentiment,
même s’il a diminué, reste depuis 30 ans dans une fourchette assez étroite
(57 à 68 % ), marqué par des évolutions peu linéaires. Plus intéressante
est l’expansion de ceux qui se sentent membres de la « classe moyenne »,
dont le pourcentage croît alors que décline celui de la population se

23. Il est difficile de trouver le terme au-dessus de toute critique pour qualifier cet ensemble
de partis qui, dans le spectre politique, vont du Parti Socialiste au RPR : « centriste » pourrait
être trop réducteur ; « à vocation gouvernementale » pose difficulté, puisque le Parti Communiste
a accédé au gouvernement, même si c'était en position minoritaire. Ces partis sont plutôt définis
comme étant potentiellement au centre d'une coalition gouvernementale, les autres pouvant
figurer comme une force d'appoint. Au cours des 30 dernières années, ces partis « centristes »
se sont toujours caractérisés par leur soutien à une économie sociale de marché compatible
avec la construction européenne.

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LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

sentant appartenir à la classe ouvrière. La population ressentant une


appartenance à la bourgeoisie devient quant à elle de plus en plus ultra-
minoritaire, les milieux aisés se réappropriant l’image d’une classe
moyenne à peine supérieure. Plus subtilement, les réponses « autres »
se sont multipliées. Que recouvrent de telles réponses ? On peut émettre
l’hypothèse qu’il s’agit notamment de ceux qui, s’ils avaient disposé d’une
plus large palette de réponses, auraient déclaré des positions telles que
« les petits », « le peuple », voire « les exclus », « les pauvres » et de nom-
breuses autres situations que la « classe ouvrière » ne représente pas.

6. Population ayant le sentiment d’appartenir à une classe sociale


En %
70

68

66

64

62

60

58

56
1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995

Source : IFOP en 1966 et SOFRES de 1976 à 1994 (Michelat et Simon, 1996) présenté dans Dirn (1998).

Le marxisme, qui a été une théorie structurante des comportements


politiques au long des décennies de l’après deuxième guerre mondiale, a
perdu, clairement, de sa prégnance. Néanmoins, l’homogénéisation qui a
été observée à la fin des Trente glorieuses ne semble pas non plus s’être
prolongée aussi clairement que l’on ne l’aurait attendu, et le projet d’une
égalisation des conditions, horizon dynamique de la fin des années de
croissance, s’est interrompu, non sans laisser au sein d’une partie de la
population une certaine nostalgie. Surtout, une conscience sociale forte
demeure, vis-à-vis de quoi les hypothèses d’indifférenciation et de
fragmentation politiques posent problème. Pour autant, il n’existe pas de
mots sur la place publique, et certainement pas dans le discours actuel
des partis, pour exprimer les besoins sociaux correspondant à ces
positions sociales situées à l’intermédiaire entre une classe ouvrière
incluse et une pauvreté marginalisée. Les sondages d’opinion sont ainsi
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Revue de l’OFCE 79
Louis Chauvel

dans l’incapacité de repérer que la « classe ouvrière » n’est plus la seule


composante des « classes populaires », syntagme qui semble par défaut
le terme le plus envisageable. Les membres de cette classe, faute
d’entendre et de trouver un mot qui puisse leur convenir, se présentent
eux-mêmes comme membres de la classe des « petits » ou des « exclus ».
Les « classes populaires » que mentionne Lionel Jospin dans sa repré-
sentation d’une société française où il reste à faire émerger une nouvelle
alliance des classes, sont une construction politique assez originale dans
le contexte partisan actuel. Le discours dominant reste quant à lui orienté
vers la reconnaissance de l’individu (ou du sujet), fondé sur la valorisation
de l’autonomie et de la créativité personnelle, et sur l’idée générale que
les rapports sociaux autoritaires et conflictuels d’antan ont laissé place
à une négociation interindividuelle permanente et plus harmonieuse. Ce
discours tend à réfuter l’intérêt collectif, généralement accusé d’être une
utopie irréelle, dont la mise en œuvre est viciée à la source par des
« passagers clandestins », profitant indûment d’une sphère publique
assimilée à un pourvoyeur malsain d’assistanat. Dans cette perspective, la
reconnaissance de l’idée de classe sociale présente le risque de mettre
à mal la construction intellectuelle sous-jacente selon laquelle les conflits
d’intérêts collectifs n’existent pas.
La difficulté est bien sûr que, faute d’en diffuser les moyens à tous et
à toutes les catégories de la population, la valorisation de cette autonomie
ne peut que favoriser ceux qui disposent déjà de toutes les ressources
pour en jouir, de par leur position héritée dans la structure sociale. En
procédant ainsi, un tel discours pourrait être pervers : ce message ne
laisse rien à ceux qui n’ont pas reçu les moyens de cette autonomie et
de cette créativité, pas même la possibilité de dénoncer leur sort. Il
s’ensuit des injonctions contradictoires déstabilisatrices, pour ceux qui
doivent subir les coûts de la liberté sans les moyens, d’où une certaine
forme de dyssocialisation dont les premières victimes sont les jeunes des
classes populaires et moyennes ne bénéficiant pas d’une dynamique
d’ascension sociale. Cette dyssocialisation est le fait d’une préparation à
l’entrée dans la vie marquée par l’inculcation de valeurs et la perception
d’injonctions en contradiction avec la réalité qui est donnée à vivre. Le
discours social qui leur est alors tenu est profondément déstabilisant
pour les perdants du jeu social, en leur ôtant jusqu’à l’innocence face à
un sort qu’ils n’ont pas pu choisir. Il accrédite en réalité l’idée que, dans
notre monde d’égalité des chances et d’abondance des moyens dispo-
nibles pour l’acquisition de l’autonomie, loin d’être les victimes de
configurations sociales adverses, ils sont en fait leurs propres bourreaux,
responsables de leur déroute sociale, ou à défaut des faibles d’esprit.
D’une certaine façon, le discours porteur de l’idée que nous vivons
dans une société sans classe, outre le fait qu’il retire aux plus démunis
tout lieu positif d’appartenance collective, produit la déstabilisation des
constructions de classe qui avaient marqué le milieu du XXe siècle : en
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Revue de l’OFCE 79
LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

retirant aux exclus de l’individualisation valorisée (qui semble rester une


valeur sélective pour membres des classes aisées) la capacité d’exprimer
leur expérience collective, il renvoie les perdants du jeu social à l’inté-
riorisation de leur propre échec. Il disqualifie ainsi les membres des classes
populaires pour en faire les acteurs de leur singulière médiocrité.

La spirale historique des classes sociales


Le constat majeur auquel nous parvenons à l’issue de ce panorama
est le suivant : la théorie de la fin des classes sociales s’est le plus souvent
fondée sur le constat de l’effondrement de la conscience de classes (ou
de leur identité collective) pour en inférer la disparition des inégalités objec-
tives qui la sous-tend, alors que ces deux dimensions sont sinon indépendantes
l’une de l’autre, en tout cas liées d’une façon non mécanique. Une autre
erreur manifeste de la théorie de la fin des classes est de croire en la
linéarité de l’histoire sociale : parce qu’une tendance a été vraie lors des
Trente glorieuses, beaucoup pensent qu’elle doit se prolonger encore
30 ans après, au même rythme. Il s’agit là d’une des plus grandes sources
d’erreurs dans les diagnostics sociologiques. L’histoire du XXe siècle est
celle des fluctuations respectives de la facette objective (les inégalités
structurées) et subjective (les identités collectives) des classes sociales.

7. La spirale des classes sociales

(2) Le compromis égalitaire permet (1)


Intensité des de contenir la lutte des classes
identités
« Victoire du prolétariat » « Classes en soi et pour soi »

F 1970
F 1950
se structurent comme collectifs
atténue la conscience de classe

EU 1960
Les classes sociales latentes
Le déclin des inégalités

F 1890
EU 1940

F 1982 EU 1920
EU 1890
F 1830

EU 1980

F 2000 EU 2000

« Classes en soi et pour soi » « Aléniation »


La moindre conflictualité est propice
(3) à la restructuration des inégalités (4)
Intensité des inégalités

Note : les points figurent la France et les États-Unis à différentes dates. Les positions sont relatives et restituent
l’idée de dynamiques générales de différentes périodes.

353
Revue de l’OFCE 79
Louis Chauvel

Pour sortir de cette vision, une lecture du long terme, fondée sur
l’analyse des évolutions les plus fortes et en négligeant les aspérités du
court terme, pourrait être la suivante. On peut représenter horizonta-
lement l’intensité des inégalités et verticalement celle des identités. Plus
une société se trouve à droite, plus elle correspond à une structure inéga-
litaire, et plus elle est en haut, plus elle correspond à une forte identité
collective des classes sociales. Directionnellement, nous avons ainsi quatre
types repérables. En haut à droite, nous avons une situation marquée par
des inégalités fortes, mobilisées par une conscience de classe marquée :
on est en présence d’un système de classes « en soi et pour soi ». En
haut à gauche, les inégalités sont faibles, mais la conscience de classe
forte ; on peut faire l’hypothèse que cette situation ne peut se constituer
sans une histoire préalable de revendications abouties. En bas à droite,
c’est la situation inverse, où les inégalités font exister des conditions de
classes fortement opposées, sans que la conscience de ces classes
n’existe ; il s’agit typiquement d’une situation d’aliénation du prolétariat.
En bas à gauche, il s’agit plutôt (directionnellement et à la limite) de la
situation d’une société sans classe : sans inégalité ni identité.

Chacun de ces pôles pourrait être instable, à des degrés divers, pour
des raisons ayant trait à la logique des configurations. D’une façon
générale, cette instabilité provient du fait que les sphères objectives et
subjectives, celle de la réalité des inégalités et celle de leurs représenta-
tions, sont souvent en décalage temporel. La situation de classes en
lutte (1) est conflictuelle et confronte au risque d’une conflagration
sociale, sauf à trouver une autre issue négociée avec la diminution des
inégalités économiques (2). Sans parler d’une égalisation parfaite des
conditions, dont on n’a jamais vu d’exemple empirique, cette situation
d’égalisation plus ou moins intense peut s’obtenir de deux façons, soit
par la victoire politique du prolétariat, soit en faisant en sorte que la
bourgeoisie « lâche du lest », objectif premier des compromis de la social-
démocratie. A partir de la position (1), l’issue (4) par la perte de la
conscience de classe ne paraît pas très vraisemblable, puisque, face à des
inégalités intolérables, les identités de classe doivent en toute logique se
reconstituer — mais la question est bien celle-ci : comment les sociétés
inégalitaires arrivent-elles à tolérer leurs inégalités (voir Chauvel, 1995) ?
L’égalisation des conditions objectives qui caractérise le passage de (1)
à (2) est de nature à dissoudre la conscience de classe et à amoindrir
la force des identités qui s’étaient constituées à des stades antérieurs de
l’histoire sociale, d’où un passage ultérieur à la position (3) ; rester au
point (2) exigerait en définitive un socialisation difficile à entretenir
éternellement (surtout si les conditions sont très égalisées) : comment
convaincre les nouvelles générations d’une identité collective et de conflits
qui n’ont plus rien d’évident objectivement, sauf à rejouer éternellement
les mêmes commémorations officielles et les mêmes vieux mythes ?

354
Revue de l’OFCE 79
LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

A cet instant, la difficulté est que l’égalisation des conditions n’est pas
nécessairement parfaite : même si les écarts de revenus sont de 1 à 3
et non plus de 1 à 6, il reste un « dessous » et un « dessus » de la
société. Les privilégiés (ceux qui demeurent, car il en reste) ont intérêt
à revenir à la situation d’écarts importants 24. L’argument selon lequel
plus d’inégalités est propice à la motivation par des incitations plus fortes
à l’effort, et qu’un large secteur socialisé est inefficace, peut avoir une
influence certaine. Les intérêts sous-jacents pourraient trouver des
soutiens et des relais, surtout si, en définitive, les privatisations qui
pourraient en résulter sont destinées à bénéficier à ceux qui en prennent
la décision (ouverture du capital aux salariés de direction, dénationalisa-
tions au profit des décideurs en place, stock-options défiscalisés, dans un
contexte de baisse des tranches supérieures d’imposition). Sauf dans un
pays marqué par un fort civisme et un rapport particulier à la respon-
sabilité politique, la tentation d’aller vers plus d’inégalités pourrait être
forte, à laquelle aucune identité conflictuelle de classe ne saurait
s’opposer, d’où un glissement probable vers (4), correspondant à la
reconstitution d’un système objectif de classes, sans conscience de classes.
Cette configuration n’est pas non plus un point d’arrivée ultime : les
victimes du nouveau partage sont appelées tôt ou tard à prendre
conscience de l’injustice du sort qui leur est fait.

Si nous considérons par exemple la France (F) et les États-Unis (EU)


au cours du (ou des) siècle(s) passé(s), l’impression est qu’une partie de
la boucle a été parcourue. Il est possible de partir du cas de la France
préindustrielle de 1830, marquée par des inégalités économiques très
fortes, mais où l’identité du prolétariat est encore loin d’être constituée.
La suite du siècle fut bien la montée en puissance de cette identité
ouvrière et l’entrée dans le jeu politique du marxisme. A partir des
Trente glorieuses et de l’édification d’un système social-démocrate, les
inégalités ont été fortement régulées, sans que la conscience de classe
ne se soit dissoute pour autant. En définitive, il faut attendre le ralentis-
sement économique des années 1970 et 1980 pour voir s’atténuer la
conscience de classe, alors que les inégalités ont cessé de diminuer.
Comme Ulysse et les siens repris par la tempête devant Ithaque, c’est
là que s’éloigne le rêve de la société sans classes, parce que le discours
égalitariste perd de ses soutiens, et le discours inverse marque des points
dans le débat public. La reconstitution d’inégalités plus fortes est alors
en route.

24. Les réformes reaganiennes d'allégement de l'impôt sur le revenu et de coupure des
dépenses sociales, a permis au décile supérieur de s'enrichir de 25 % en 10 ans par rapport à
la médiane, dans un contexte de croissance nulle du revenu par tête, les salariés les plus modestes
ayant en effet « payé » pour un enrichissement des classes supérieures, sans croissance écono-
mique pour l'ensemble de la société (Fisher et al., 1996 ; Chauvel 2001). La lutte politique pour
l'obtention de réformes économiques peut être de cette façon un moyen plus sûr de s'enrichir
que l'implication dans un travail productif.

355
Revue de l’OFCE 79
Louis Chauvel

L’histoire américaine en est proche, mais avec quelques variantes. Le


point de départ, tel que l’a décrit Adam Smith ou Werner Sombart, est
celui d’un pays où les inégalités originelles ont été d’autant plus faibles
que le travail y était rare et valorisé, alors que la terre n’y était pas
d’avance possédée. La forte concentration qui a résulté de la croissance
de la période 1880-1925, a donné lieu à une forte croissance des inéga-
lités. La crise a suscité une brutale activation des identités de classe, face
à quoi le New Deal (Roosevelt), la New Frontier (Kennedy) et la Great
Society (Johnson) ont ouvert des politiques sociales redistributives
inattendues dans un pays connu pour un anti-interventionnisme presque
génétique, portés par un fort mouvement social et ouvrier. Cette paren-
thèse se clos apparemment dans les difficultés économiques et la
fragmentation sociale des années 1970 puis du reaganisme, qui ont donné
lieu à une réactivation des inégalités et la reconstitution d’une haute
bourgeoisie possédante, dans un apparent consensus porté même par les
victimes du nouveau compromis. La société française n’est pas parvenue
à ce point, pour l’instant ; aurait-elle 20 ans de retard ? Il est vrai que
des forces contradictoires tendent à la maintenir dans un moratoire plus
ou moins durable.
Nous devons certainement dissocier le cas des États-Unis et de la
France. Outre-Atlantique, la probable réactivation de la conscience de
classe n’est pas encore repérable, et pourrait ne jamais se réaliser. La
capacité d’éviction réciproque des classes sociales y est assez inédite, la
haute-bourgeoisie y étant une corridor-class, en mesure de vivre chaque
instant de son existence à l’écart des autres composantes de la société,
comme dans un couloir réservé. Par ailleurs, faute d’une homogénéité
ethnique de la composition de son prolétariat, la prise de conscience peut
être difficile. Aujourd’hui, la culture populaire américaine n’est pas non
plus politisée — la presse populaire ne pose pas d’interrogations sur ses
intérêts collectifs, et les catégories populaires sont peu engagées dans une
volonté réformiste, lorsqu’elles ne sont pas conservatrices. Il s’agit bien là
des conditions de l’aliénation. La contradiction entre les valeurs généra-
lement prônées (égalité politique, liberté individuelle) et la réalité du vécu
de la majorité (faible participation politique, limitation des moyens écono-
miques nécessaire à l’usage de la liberté) dépend en effet d’une
construction mentale collective peut-être plus précaire qu’il n’y paraît.
En France, la question est peut-être plus complexe : le mouvement
d’une gauche de la gauche, en perte de vitesse dans les années 1980,
mais réactivé depuis 1995, a toujours tenté de développer la conscience
sociale et la conscience de classe d’une fraction modeste des classes
moyennes tertiaires. Lorsque sera trouvée la synthèse entre les deux
fractions des classes populaires que sont les ouvriers et les employés, ce
discours de classe pourrait avoir un impact important. En attendant, des
décennies peuvent aussi bien passer dans un contexte de réactivation de
la pensée néo-conservatrice populaire, ou dans l’abstention électorale
massive du peuple.
356
Revue de l’OFCE 79
LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ?

L’histoire nous apprend que les générations suivantes ont souvent en


horreur les manquements, les errements, les réalisations et le bilan des
générations précédentes, et l’individualisme atomisé — la parodie de
système d’autonomie et de liberté dans laquelle vit la classe populaire
des grands pays occidentaux — pourrait finir par se révéler sous son
vrai jour : l’élément de dyssocialisation par lequel les inégalités se recons-
tituent sans que l’on ait à demander la justification de cette croissance
des inégalités. Le problème est que la vénération de l’autonomie appelle
à un diagnostic sur les libertés réelles dont jouissent effectivement les diffé-
rents groupes constitutifs de la population. Ce diagnostic montre que
beaucoup sont exclus de cet accès à l’autonomie réelle, et que cette
exclusion a quelque chose à voir avec la notion de classes sociales.
Lorsque le mythe de cette autonomie pour tous aura vécu, pour révéler
la permanence d’inégalités structurées, d’autant plus violentes qu’elles
sont situées hors du champ de la conscience, un retour des classes
sociales dans le champ politique pourrait avoir lieu. En attendant, les
classes sociales sont une réalité tangible, mais vidées par l’histoire récente
de contenu subjectif, et posée hors des représentations collectives. Les
rapports sociaux les plus violents sont souvent les plus silencieux, ceux
devant lesquels il n’existe pas de représentations constituées ni de
discours organisés. Les tendances des Trente glorieuses ont fait des classes
sociales un objet sociologique dépassé, mais ces dernières décennies
semblent leur redonner un contenu et des contours plus stables. Après
une période de purgatoire, des objets démodés peuvent retrouver une
jeunesse inattendue, ce dont nous pourrons juger dans quelques années.

357
Revue de l’OFCE 79
L’EXPÉRIENCE
DOSSIER
DU DÉCLASSEMENT
Entretien avec Camille Peugny,
réalisé par Cécile Van de Velde
Définissant le déclassement en termes de mobilité
sociale entre générations, l’auteur éclaire l’histoire des
générations nées dans les années 1960 pour lesquelles
la mobilité sociale ascendante diminue alors que les tra-
jectoires descendantes sont en augmentation. Le socio-
logue analyse les effets de cette dynamique sur ceux qui
vivent ce déclassement : perte de confiance dans l’ins-
titution scolaire, sentiment d’appartenance à une
« génération sacrifiée » ou constat d’un échec personnel.
Il souligne aussi le paradoxe d’un refus du libéralisme
économique accompagné d’une hostilité marquée vis-à-
vis de populations éloignées du travail que ces déclas-
sés considèrent comme assistées.

Camille Peugny
Chargé d’études à la Direction de l’animation de la recherche, des études et des
statistiques/ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille, de la Solidarité
et de la Ville, et enseignant à Sciences-Po
Laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et
statistique – Timbre J 350 – 3, avenue Pierre-Larousse – 92245 Malakoff Cedex
Courriel : camille.peugny@wanadoo.fr

50
ÂGE ET
Agora : Qu’appelle-t-on le déclassement ? GÉNÉRATION

Camille Peugny : Le déclassement est devenu un thème omniprésent dans le


débat public. Lors des dernières élections présidentielles, les deux candidats fina-
listes n’ont cessé de décrire une « France qui a le sentiment que quoi qu’elle LOGEMENT INTER-
fasse, elle ne pourra pas s’en sortir, une France qui a peur du déclassement, une GÉNÉRATIONNEL
France qui vit dans l’angoisse1 », ou encore « une France où les plus fragiles, les
plus modestes, les plus précaires se sentent désespérément tirés vers le bas2 ».
Ainsi décrite, la France regarderait vers le bas, les classes moyennes se sentant
irrésistiblement précarisées et les classes populaires risquant chaque jour davan- GÉNÉRATION
tage de venir gonfler les rangs des « exclus ». « TANGUY » ?
Pourtant, le déclassement n’est jamais clairement défini : présenté de la sorte,
il reste avant tout un sentiment diffus, une crainte, palpable mais subjective.
Dans mes travaux, je propose d’aborder le déclassement à travers le prisme
de la mobilité sociale entre les générations. Si de plus en plus d’individus ne par- EXPÉRIENCE DU
viennent pas à maintenir la position sociale de leurs parents, si les flux de mobilité DÉCLASSEMENT
sociale descendante augmentent, alors le déclassement est un phénomène qui
marque la société française et il devient possible de donner une mesure chiffrée,
la plus précise possible, de l’intensité du phénomène.

Agora : Avec cette définition, en France, qui sont aujourd’hui les déclassés ?

Camille Peugny : Le déclassement a évidemment toujours existé. Mais


alors qu’il constituait une situation exceptionnelle pour les générations plus
anciennes, il devient un risque marqué pour les générations plus jeunes. La
mesure par âges et par cohortes des flux de mobilité sociale entre les généra-
tions montre que les perspectives de mobilité sociale en France ont considéra-
blement évolué au cours des trois dernières décennies. Si les générations nées
dans les années 1940 ont bénéficié de la dynamique des Trente Glorieuses pour
connaître un puissant mouvement ascendant, la situation se dégrade ensuite
progressivement jusqu’à atteindre un niveau plancher pour les générations nées
au tournant des années 1960. Par exemple, à l’âge de 40 ans, au début des
années 1980, les mobiles ascendants sont 2,2 fois plus nombreux que les des-
cendants. Vingt ans plus tard, au même âge, le rapport n’est plus que de 1,3.
Certes, le mouvement global demeure positif, mais l’écart entre les deux flux
diminue fortement.

Cette dégradation est d’autant plus remarquable qu’elle est généralisée aux
garçons et aux filles de toutes les origines sociales, aux enfants d’ouvriers comme
aux enfants de cadres.
Depuis le bas de la structure sociale, les trajectoires ascendantes vers les
emplois d’encadrement sont moins fréquentes en 2003 qu’en 1983. Par exemple,
alors qu’en 1983, 25 % des enfants d’ouvriers occupaient à l’âge de 40 ans un

1
Nicolas Sarkozy, discours à Rouen le 24 avril 2007.
2
Ségolène Royal, discours à Lyon le 27 avril 2007.

N° 49 AGORA DÉBATS/JEUNESSES 51
DOSSIER emploi de cadre ou de profession intermédiaire, la proportion est tombée à 20 %
vingt ans plus tard.
Depuis le haut de la structure sociale, la fréquence des trajectoires descen-
dantes s’est sensiblement accrue : en 1983, 14 % des enfants de cadres supé-
rieurs nés entre 1944 et 1948 occupaient un emploi d’employé ou d’ouvrier,
contre 26 % de leurs homologues nés entre 1964 et 1968.
L’augmentation significative de la part des trajectoires descendantes constitue
indéniablement un élément central de la dynamique qui a secoué la société fran-
çaise depuis les chocs pétroliers des années 1970.

Agora : Ne peut-on pas envisager que ces situations de déclassement soient


temporaires et qu’il y ait un « effet de rattrapage » au cours de la vie ?

Camille Peugny : On pourrait en effet postuler que ces chiffres ne témoignent


que d’un retard pris en début de carrière, mais les chiffres que je viens de donner
concernent des générations déjà quadragénaires. Or, de nombreux travaux souli-
gnent désormais, qu’à cet âge, l’essentiel de la carrière professionnelle est
« joué ». Alors que l’accès au salariat d’encadrement pouvait s’effectuer jusque
tard dans la carrière des générations plus anciennes, la situation se fige dès 35 ans
pour les générations nées à partir de la fin des années 19503. Des économistes
américains ont quant à eux calculé que les deux tiers de la progression du salaire
au cours de la carrière sont imputables à la première décennie de travail4.

Agora : Assiste-t-on à l’émergence d’une génération sacrifiée ?

Camille Peugny : Il est toujours difficile pour un chercheur de se positionner


par rapport à des expressions très connotées et dont abusent les journalistes. Ce
qui est certain, toutefois, c’est que les générations nées au tournant des
années 1960 sont celles qui font face à la situation la plus dégradée. Les chiffres
que l’on commence à pouvoir calculer pour les générations plus jeunes, nées à la
fin des années 1960 et au début des années 1970, semblent indiquer une légère
amélioration des perspectives de mobilité sociale. Cette tendance reste à vérifier
dans les prochaines enquêtes, mais si elle se confirme, les générations nées au
tournant des années 1960 pourraient prétendre, du point de vue de la mobilité
sociale, au titre peu envié de « génération sacrifiée ».
Du reste, ce constat « objectif », chiffré, trouve un écho dans le discours tenu
par ces générations déjà quadragénaires aujourd’hui, qui se vivent comme une
génération maudite, prise en étau entre deux générations ayant connu des destins
plus favorables. Lorsqu’il s’agit, dans une entreprise, de remplacer un cadre qui
part à la retraite, tout se passe comme si la préférence était donnée à de jeunes
diplômés plutôt qu’à des quadragénaires déjà trop âgés.

3
Koubi, 2004.
4
Murphy, Welch, 1990.

52
ÂGE ET
Agora : Comment expliquer la fréquence accrue du déclassement ? GÉNÉRATION

Camille Peugny : Essentiellement par des raisons structurelles, étroitement


liées à l’état de l’économie. Nés dans les années 1940, les premiers baby-
boomers font leur entrée sur un marché du travail en pleine expansion, à un LOGEMENT INTER-
moment où les Trente Glorieuses se caractérisent par la diffusion massive du sala- GÉNÉRATIONNEL
riat moyen et supérieur : à 30 ans,
les baby-boomers sont insérés sur Le déclassement a évidemment toujours
un marché du travail où la part des existé. Mais alors qu’il constituait une
cadres augmente depuis plus de GÉNÉRATION
situation exceptionnelle pour les générations « TANGUY » ?
vingt ans de 0,5 % par an. Par
ailleurs, pendant la décennie 1960, plus anciennes, il devient un risque
les taux annuels de croissance sont marqué pour les générations plus jeunes.
souvent de l’ordre de 6 %, presque
toujours supérieurs à 5 %. Au total, pour des individus massivement issus des EXPÉRIENCE DU
classes populaires citadines ou rurales, les perspectives de mobilité ascendante DÉCLASSEMENT
sont historiques, dans un contexte de plein emploi.
À l’inverse, les générations nées au tournant des années 1960 font leurs armes
sur le marché du travail à partir de la fin des années 1970, au moment même où
les économies occidentales entrent dans une crise économique profonde et
durable. La dynamique de la structure sociale se fait moins favorable (la part des
cadres dans la population active continue à augmenter, mais de manière moindre
et nettement plus irrégulière) et, surtout, le taux de chômage progresse de
manière rapide et continue. Quant à la croissance, elle est en berne : lorsque les
individus nés au début des années 1960 arrivent sur le marché du travail, la crois-
sance moyenne est de l’ordre de 1,5 %. Dans un contexte à ce point morose, il
n’est pas surprenant de voir les perspectives de mobilité sociale se dégrader sen-
siblement, tant l’état de l’économie lors de la transition entre les études et l’em-
ploi se révèle déterminant pour le déroulement entier de la carrière.

Agora : Au sein d’une même cohorte, ce phénomène touche-t-il avec la même


ampleur tous les milieux sociaux ?

Camille Peugny : Tous les enfants de cadres connaissent des risques accrus
de mobilité descendante, mais certains sont plus protégés que d’autres. En parti-
culier, le diplôme demeure plus que jamais le premier rempart face aux risques de
déclassement social. Par conséquent, dans la mesure où l’inégalité des chances
scolaires demeure une réalité tangible, y compris vers le haut de la structure
sociale (parmi les enfants de cadres, la corrélation entre le niveau de diplôme de
l’individu et celui de son père reste très forte), les enfants de cadres dont le père
est peu diplômé sont plus nombreux à être confrontés à la mobilité descendante
que ceux dont le père détient un diplôme initial élevé. Par contre, si une origine de
cadre solidement ancrée dans la lignée suffisait autrefois à pallier une scolarité dif-
ficile, cet avantage comparatif s’est considérablement amenuisé, si bien que l’aug-
mentation de la part des trajectoires intergénérationnelles descendantes concerne
l’ensemble des enfants de cadres. Parmi les déclassés, la part des enfants de
cadres dont le père est pourtant diplômé du supérieur a même progressé entre

N° 49 AGORA DÉBATS/JEUNESSES 53
DOSSIER 1983 et 2003, approchant les 40 %. En d’autres termes, l’« effet cliquet » qu’avait
théorisé Claude Thélot à la fin des années 1970 est aujourd’hui mis à mal5.

Agora : Tous les déclassés se sentent-ils effectivement déclassés ?

Camille Peugny : Face à un chercheur, il n’est jamais facile de parler du déclas-


sement et certains investissent dans le discours un « espace de négociation » pour
relativiser l’ampleur de leur trajectoire intergénérationnelle. Cette négociation
s’opère à deux niveaux. D’une part, cantonnés à des emplois d’exécution, ne pou-
vant faire état d’une réelle réussite professionnelle sur la base des critères tradi-
tionnels (niveau de la rémunération, exercice de responsabilités, etc.), les déclassés
défendent une autre conception de la réussite professionnelle, fondée sur la dimen-
sion intégratrice du travail. D’autre part, ils développent une conception de la réus-
site sociale éloignée de la réussite professionnelle et basée sur la valorisation
d’autres sphères de l’existence. Pour autant, cette hiérarchisation des sphères de
l’existence aux dépens de la sphère professionnelle semble être contrainte par une
situation professionnelle décevante et n’apparaît guère comme le résultat d’un
choix de vie délibéré, effectué a priori : lorsqu’on les interroge sur la manière dont
ils envisagent la suite de la carrière, leur soif de promotion est forte…

Agora : Quelles sont les différentes façons de vivre le déclassement ?

Camille Peugny : Le déclassement est toujours signifiant pour celles et ceux qui
l’expérimentent et il constitue évidemment une situation difficile. Mais son expé-
rience n’est pas univoque et l’on peut distinguer deux types d’expériences chez les
enfants de cadres, qui correspondent à deux profils sociologiques différents.
Pour un certain nombre d’individus tout d’abord, l’expérience du déclassement
se traduit par la mobilisation d’une identité collective, celle de l’appartenance à une
« génération sacrifiée », victime de la crise économique. Ces déclassés mobilisent
un discours « savant », émaillé des arguments fournis par les travaux d’écono-
mistes et de sociologues, pour expliquer leur trajectoire. La mobilisation d’une
identité collective ne signifie toutefois pas que l’expérience de la mobilité descen-
dante va de soi. Au contraire, cette dernière apparaît comme d’autant plus injuste
à leurs yeux qu’elle est paradoxale : bien que plus diplômés que leurs parents, ils
connaissent une moindre réussite sociale ! Ces déclassés appartiennent en majo-
rité à des lignées où la position de cadre est récente : issus de milieux modestes,
leurs pères ont souvent accédé à un emploi de cadre par promotion en cours de
carrière, malgré un faible niveau initial de diplôme. Pour leurs enfants, la poursuite
d’études plus longues répondait à un projet familial dont l’objectif était clair : la
réussite sociale et donc le maintien de la position de cadre nouvellement acquise.
Par conséquent, pour ceux qui ont poursuivi leurs études au-delà du baccalauréat
mais occupent néanmoins des emplois d’exécution, l’école n’a pas tenu ses pro-

5
Thélot, 1979. L’auteur montre qu’à la fin des années 1970, les enfants de cadres qui deviennent
ouvriers sont essentiellement de deux types. Soit il s’agit de « faux » ouvriers (ils deviendront cadres
par la suite), soit leur père est un « faux » cadre (longtemps ouvrier, le père accède à un emploi
de cadre en fin de carrière).

54
ÂGE ET
messes et le sentiment de frustration est à la hauteur de l’investissement GÉNÉRATION
consenti. Ayant « joué le jeu », ces déclassés ont en réalité le sentiment d’avoir
été trompés et leur discours en porte la marque, riche en contestations et en
revendications.
Pour d’autres déclassés en revanche, l’expérience de la mobilité descendante LOGEMENT INTER-
s’effectue sur le mode de l’échec personnel. Dans ce cas, les déclassés se vivent GÉNÉRATIONNEL
comme les principaux responsables de leur trajectoire. Nés et socialisés dans des
milieux riches en capitaux économiques et culturels, issus de lignées où la posi-
tion de cadre est anciennement
ancrée, le maintien de la position Dans un contexte à ce point morose, il n’est GÉNÉRATION
des parents allait de soi : des pas surprenant de voir les perspectives de « TANGUY » ?
études moyennes l’ont rendu
mobilité sociale se dégrader sensiblement, tant
impossible. Leur niveau d’étude
n’est pas inférieur à ceux qui vivent
l’état de l’économie lors de la transition entre
leur déclassement sur le mode les études et l’emploi se révèle déterminant EXPÉRIENCE DU
générationnel, mais là où un pour le déroulement entier de la carrière. DÉCLASSEMENT
diplôme de niveau bac + 2 consti-
tuait une promesse de réussite sociale pour ces derniers, il est ici synonyme
d’échec. Le sentiment d’être le maillon qui vient briser l’histoire de la lignée est
alors fort et il amène les individus à de multiples remises en cause, liées à une dif-
ficulté à trouver sa place au sein de la famille et, plus largement, au sein de la
société. Dès lors, la tentation du retrait et du repli sur soi est réelle.

Agora : Ce sentiment de frustration peut-il se retourner contre la génération


aînée ?

Camille Peugny : Cette question est très importante et les stéréotypes sur le
conflit entre les générations ne permettent pas d’y répondre de manière perti-
nente. Certes, on peut considérer que la génération des années 1940 a eu de la
chance. Certes, on peut penser que les premiers nés du baby-boom font figure de
génération dorée, qui connaît une première explosion scolaire et qui profite d’un
important mouvement d’aspiration vers le haut. On peut donc, à un niveau
« macrosocial », concevoir une certaine rancœur à l’encontre de cette génération.
Mais à l’échelle « microsociale », ces baby-boomers sont des pères et des mères,
avec lesquels il faut cohabiter, et sous la dépendance desquels il faut accepter de
vivre puisque la réalité du déclassement fait que sans le soutien matériel et finan-
cier des parents, il est très difficile de faire front. Je n’ai pas rencontré de conflit
ouvert, de grandes déclarations de guerre aux « soixante-huitards » : le déclasse-
ment introduit des rapports entre les générations qui sont plutôt de l’ordre du non-
dit, de la crainte d’avoir déçu les aspirations des parents ou du malaise.

Agora : Se compare-t-on uniquement à ses parents ?

Camille Peugny : Non, évidemment, et de ce point de vue, le rôle des frères


et sœurs est fondamental. Les collatéraux constituent le point de repère le plus
immédiat, car la différence générationnelle est abolie. Si les parents sont cadres,
être ouvrier ou employé est moins difficile lorsque les frères et sœurs le sont

N° 49 AGORA DÉBATS/JEUNESSES 55
DOSSIER également. À l’inverse, si ces derniers se sont distingués par des trajectoires glo-
rieuses, alors l’expérience du déclassement est encore plus douloureuse et l’iso-
lement au sein de la cellule familiale encore plus fort.

Agora : Ces trajectoires descendantes plus nombreuses modifient-elles les


représentations de la réussite et de la justice sociale ? Croit-on encore au salut par
le diplôme ?

Camille Peugny : Cette fréquence accrue du déclassement social est absolu-


ment paradoxale. En effet, le niveau d’éducation ne cesse de croître au fil des
générations ! Plus d’éducation, mais moins de mobilité sociale, voilà qui ne peut
qu’interpeller dans une société qui s’est construite autour du rôle central de l’école
dans le processus de promotion sociale. Depuis cinquante ans, le lien entre l’ori-
gine sociale et le niveau d’éducation des individus a diminué, ce qui va dans le
sens d’une plus grande méritocratie. Mais dans le même temps, le lien entre le
niveau d’éducation et la position sociale atteinte diminue pour les générations
récentes. Pour le dire autrement, la diminution de l’inégalité des chances scolaires
ne s’est pas traduite par une diminution de l’inégalité des chances sociales. Il faut
noter, au passage, que le constat n’est pas propre à la France : une comparaison
récente indique qu’en Europe, au moins cinq pays sont concernés6.
Dans un tel contexte, on peut comprendre la frustration des déclassés. La
colère et la rancœur des enfants des classes populaires à l’égard de l’école ont été
depuis longtemps décrites7. Cette méfiance gagne désormais les individus issus
des couches sociales plus favorisées que l’école n’a pas protégés du déclasse-
ment. Pour une société dans laquelle le mythe de l’ascenseur social s’est construit
autour de l’école républicaine et de la glorification du mérite, nous pouvons
craindre que la perte de confiance généralisée envers l’institution scolaire menace
les fondements mêmes du pacte social.

Agora : Ce phénomène peut-il avoir des incidences politiques ?

Camille Peugny : Tout dépend de ce que l’on entend par là. Si l’on pense à
des mouvements massifs de mobilisation ou de revendication, il est difficile de
répondre par l’affirmative. Les déclassés ne constituent pas un groupe social
visible. Au niveau individuel, colère, rancœur et frustration sont présentes et on
peut même se vivre comme appartenant à une génération sacrifiée. Mais tout cela
ne débouche pas sur des mobilisations collectives.
En revanche, le déclassement a une influence sur la manière dont on se repré-
sente le fonctionnement de la société et il structure les opinions, les attitudes et
les comportements politiques que l’on adopte. Le principal résultat, lorsque l’on
cherche à décrire l’univers de valeurs des déclassés, c’est la recomposition origi-
nale du discours économique et social : le déclassement rend possible la cohabi-
tation de fragments idéologiques que l’on avait l’habitude d’opposer.

6
Breen, 2004.
7
Beaud, 2002, ou encore Duru-Bellat, 2006.

56
ÂGE ET
Tout d’abord, parce qu’ils sont cantonnés à des emplois d’exécution et expo- GÉNÉRATION
sés à la précarité, les déclassés expriment un souci de protection de la part de
l’État et se montrent très hostiles aux fondamentaux du libéralisme économique.
Mais ensuite, et bien qu’ils soient fortement attachés à la fonction protectrice
de l’État, ils se montrent d’une rare virulence à l’encontre des chômeurs, RMistes LOGEMENT INTER-
et autres exclus. Forte hostilité au libéralisme économique mais faible préoccupa- GÉNÉRATIONNEL
tion sociale, cette combinaison peut surprendre puisque les schémas traditionnels
font que, de la part d’individus très
antilibéraux sur le plan économique, Pour ceux qui ont poursuivi leurs études
on attend au contraire une forte au-delà du baccalauréat mais occupent GÉNÉRATION
sensibilité aux questions sociales. « TANGUY » ?
néanmoins des emplois d’exécution,
Et pourtant, les raisons de cette
sourde hostilité envers les « assis- l’école n’a pas tenu ses promesses et
tés » sont à rechercher dans l’expé- le sentiment de frustration est à
rience du déclassement. D’une la hauteur de l’investissement consenti. EXPÉRIENCE DU
part, ne pouvant pas défendre l’idée DÉCLASSEMENT
d’une réussite sociale équivalente à celle de leurs parents, les déclassés déplacent
les critères de la réussite. Pour eux, cette dernière réside alors dans le fait d’avoir
toujours eu un travail, même peu gratifiant, et de ne s’être pas laissé décourager,
ce qui les amène à valoriser l’effort et la volonté individuels, qualités faisant défaut
selon eux aux « assistés ». D’autre part, ce rejet obéit également à un souci de
distinction d’autant plus puissant que la crainte est forte de venir un jour renforcer
les rangs des exclus. Se distinguer des « assistés » dans le discours, c’est tenter
de conjurer le risque d’une chute encore plus forte.
Hostilité au libéralisme économique d’un côté, faible préoccupation sociale et
virulence à l’égard des exclus de l’autre coexistent ainsi de manière originale dans
le même discours : on réclame un État fort et protecteur, certes, mais pour ceux
qui travaillent. Prendre en compte le fait qu’une part croissante des 35-45 ans est
confrontée à la mobilité sociale descendante permet alors d’apporter des élé-
ments d’explications supplémentaires à ce que certains qualifient de « droitisa-
tion » de la société française, dont les symptômes récents sont nombreux :
succès du Front national en 2002, élection de Nicolas Sarkozy en 2007, et même
« droitisation » du discours d’une partie de la gauche.

Agora : Croyez-vous que le sentiment de déclassement peut s’étendre au sein


des générations émergentes ?

Camille Peugny : Pour ce qui est du déclassement « objectif », il faudra lais-


ser vieillir ces générations. En revanche, ce qui apparaît clairement, c’est l’an-
goisse du déclassement. La mobilisation massive contre le projet de contrat
première embauche en a donné une image très nette.

N° 49 AGORA DÉBATS/JEUNESSES 57
Les valeurs des Français
en tendances
P LU S D E L I B E RT É P O U R S O I ,
P LU S D ’ E X I G E N C E S DA N S L A S P H È R E CO L L EC T I V E

PAR PIERRE BRÉCHON 1


© Futuribles | Téléchargé le 25/08/2020 sur www.cairn.info par Nadia Garnoussi via Université de Lille (IP: 176.140.68.211)

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La revue Futuribles s’intéresse depuis plus de 35 ans à l’évolution
des systèmes de valeurs et à l’étude de leur transformation, faisant
régulièrement écho aux études réalisées tous les 9-10 ans dans le
cadre de l’European Values Study. La dernière vague en date a été
réalisée en 2017-2018 et Pierre Bréchon en présente ici les premiers
enseignements relatifs à la France.
Dans le contexte de crise sociale que connaît le pays depuis no-
vembre 2018, l’analyse sur longue période que nous livre ici Pierre
Bréchon de l’évolution des valeurs des Français à l’égard de leur vie
et de la société, vient utilement remettre les choses en perspective.
Sans contester les difficultés de la vie courante que ceux-ci peuvent
rencontrer (en matière de revenus, d’emploi, etc.), il souligne ici, au
regard des dernières enquêtes, que le lien social ne semble pas me-
nacé en France, que les valeurs de tolérance et de respect d’autrui
continuent de progresser, que le sentiment de bonheur est aussi élevé
et reste stable, etc. L’individualisation continue de progresser, l’atta-
chement à l’État protecteur ne se dément pas, l’implication politique
est stable, la religion confirme son recul… ; mais le rapport à la dé-
mocratie est plus complexe et la demande d’ordre public reste forte.
Si ces deux derniers points invitent à une certaine vigilance pour
maintenir l’attachement des Français à leurs institutions politiques
et à la démocratie, plus globalement, les résultats de la vague 2017-
2018 rompent avec le pessimisme ambiant. S.D. ■

1. Professeur émérite de science politique à Sciences po Grenoble, chercheur au laboratoire


PACTE (Politiques publiques, ACtion politique, TErritoires) / CNRS (Centre national de la re-
cherche scientifique), président d’ARVAL (Association pour la recherche sur les systèmes de
valeurs).

55
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019

n a tous des impressions sur l’évolution de la société française. Et les


O médias diffusent aussi souvent des représentations — plus ou moins
péremptoires — sur les changements qui affecteraient la France. Les va-
leurs se perdraient, les Français seraient de plus en plus égoïstes et utili-
taires, les sectarismes seraient triomphants, on ne saurait plus faire société
ensemble. La liste des jugements pessimistes que l’on entend souvent pour-
rait être allongée. Ils sont le signe d’une société inquiète sur son devenir,
probablement trop inquiète. À force de ne voir que ce qui va mal, la capacité
à agir risque d’en être affaiblie. Sur beaucoup de sujets, avec un peu plus de
positivité sur la situation, l’ensemble des acteurs sociaux pourraient mieux
se mobiliser et être plus efficients.

Pour connaître ce que sont les valeurs des Français et comment elles évo-
luent, les enquêtes quantitatives sont un outil décisif car elles reposent sur
des échantillons représentatifs de toute la population, alors que souvent ce
que l’on dit sur la société ne concerne que l’un de ses secteurs. Par exemple,
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on juge les valeurs des Français à travers l’observation des élites politiques,
économiques et sociales. Ou à travers ce que l’on constate dans notre entou-
rage, qui est bien sûr toujours situé socialement et pas équivalent à l’en-
semble de la société.

Une enquête spécifique a été créée dès 1981 pour mesurer l’évolution des
valeurs en Europe. Elle est l’œuvre de différents sociologues et politologues
inquiets devant le déclin amorcé des valeurs traditionnelles 2. Ils veulent
pouvoir mesurer périodiquement les valeurs pour bien discerner leurs évo-
lutions. L’enquête sera donc refaite en 1990, 1999, 2008 et 2017-2018, avec
chaque fois un questionnaire très semblable pour
faciliter des comparaisons dans le temps. Le ques-
tionnaire est très détaillé et porte sur les grands
domaines de la vie : famille, travail, sociabilité,
morale, religion, politique, économie… Au fil
des vagues, le nombre de pays concernés s’est
élargi et couvre aujourd’hui à peu près l’en-
semble de l’Europe continentale, de l’Islande à la
Russie, des pays scandinaves aux pays méditer-
ranéens. De nombreuses publications ont été
faites pour analyser les évolutions jusqu’aux an-
nées 2010, y compris dans Futuribles (voir enca-
dré). Avec les données les plus récentes, un nou-
veau cycle de publications a commencé avec la
sortie de La France des valeurs 3.

2. Jean Stoetzel, à la fois universitaire et président fondateur de l’IFOP (Institut français d’opi-
nion publique), premier institut de sondages français, est l’une des chevilles ouvrières de l’en-
quête. Il a publié le premier livre consacré aux résultats de l’enquête dans neuf pays de l’Europe
de l’Ouest : Les Valeurs du temps présent : une enquête européenne, Paris : Presses universitaires
de France (PUF), 1983.
3. Bréchon Pierre, Gonthier Frédéric et Astor Sandrine (sous la dir. de), La France des valeurs.
Quarante ans d’évolutions, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble (Libres cours - poli-
tique), mai 2019.

56
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES

P RI NCI PA LES PUBLICATI ONS


SU R LES ENQ UÊTES VA LEU RS DEPU IS 2009

Ouvrages sur les valeurs Principales publications


des Français sur les valeurs des Européens
w B RÉCHON Pierre, G ONTHIER Frédéric et w « Les valeurs des Européens », nu-
A STOR Sandrine (sous la dir. de), La méro spécial, Futuribles, n° 395, juil-
France des valeurs. Quarante ans let-août 2013 (coordonné par Pierre
d’évolutions, Grenoble : Presses uni- Bréchon).
versitaires de Grenoble (Libres cours -
w B RÉCHON Pierre et G ONTHIER Frédéric
politique), mai 2019.
(sous la dir. de), Atlas des Européens.
w B RÉCHON Pierre et TCHERNIA Jean- Valeurs communes et différences natio-
François (sous la dir. de), La France à nales, Paris : Armand Colin et ARVAL /
travers ses valeurs, Paris : Armand PACTE, 2013 (analysé in Futuribles,
Colin, 2009. n° 401, juillet-août 2014, p. 131-132).
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w B RÉCHON Pierre et G ALLAND Olivier w B RÉCHON Pierre et G ONTHIER Frédéric
(sous la dir. de), L’Individualisation (sous la dir. de), Les Valeurs des Euro-
des valeurs, Paris : Armand Colin, péens. Évolutions et clivages, Paris :
2010. Armand Colin (coll. U), 2014. Traduit
en anglais : European Values: Trends
w G ALLAND Olivier et ROUDET Bernard
and Divides over Thirty Years, Leiden :
(sous la dir. de), Une jeunesse diffé-
Brill, 2017.
rente ? Les valeurs des jeunes Fran-
çais depuis 30 ans, Paris : La docu- w « Jeunes Européens : quelles valeurs
mentation Française / INJEP (Institut en partage », Agora Débats / jeunesses,
national de la jeunesse et de l’éduca- n° 67, mai 2014, p. 53-129 (dossier
tion populaire), 2012 (réédition : La coordonné par Olivier Galland et
documentation Française [Doc’en poche Bernard Roudet).
n° 34], 2014). P.B.

Cet article porte seulement sur les valeurs des Français : quelles évolu-
tions de valeurs sont-elles repérables sur les 40 dernières années ? La so-
ciété française est-elle autant en crise qu’on le dit souvent ?

Le lien social n’est pas particulièrement


menacé
Les Français ne se sont jamais fait spontanément confiance, à la diffé-
rence de ce que l’on observe dans les pays scandinaves. Ils restent prudents
à l’égard d’autrui. Mais le regard sur les autres ne se dégrade pas. En 1981,
22 % disaient faire spontanément confiance aux autres ; le pourcentage est
aujourd’hui de 26 %. Une question posée pour la première fois en 2018
précise le diagnostic (tableau 1). La confiance est très étendue à l’égard des
membres de sa famille et des personnes que l’on connaît personnellement,
elle est encore assez développée à l’égard des voisins, des gens d’autre natio-
nalité ou religion. La prudence s’exerce surtout à l’égard des individus que
l’on rencontre pour la première fois. À leur égard, la confiance spontanée

57
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019

Tableau 1 — La confiance envers différentes catégories de personnes


(en % verticaux)*
Votre Gens Vos Personne d’une Personne d’une Première
Confiance famille connus voisins autre nationalité autre religion rencontre
Tout à fait 70 38 17 10 10 2
Plutôt 23 54 58 57 54 32
*La différence entre les pourcentages et 100 dans chaque colonne correspond aux personnes déclarant
ne pas faire confiance et aux non-réponses.
Source : European Values Study (EVS) 2018 pour la France.

reste minoritaire mais concerne quand même un tiers de la population, ce


qui est important dans le climat de peur et de suspicion qui agite la France,
comme beaucoup d’autres sociétés développées.
Les relations sociales dans le milieu associatif ne sont pas aussi floris-
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santes que dans les pays scandinaves, mais elles sont plus développées que
dans l’Europe du Sud. Le niveau est plutôt stable : 38 % adhéraient à au
moins une association en 2008, 41 % aujourd’hui, touchant surtout au
sport, aux loisirs et à la culture. Environ la moitié des adhérents (soit 22 %
de l’échantillon) y ont une activité bénévole.
Plus intéressant encore : les valeurs de fraternité se développent plutôt.
Parmi les qualités à encourager chez les enfants, 39 % sélectionnaient la
générosité en 2008, 44 % aujourd’hui. Surtout, l’altruisme, mesuré par l’in-
térêt porté aux conditions de vie de différentes catégories de population,
plus ou moins proches (des voisins à l’humanité entière) mais aussi plus ou
moins défavorisées (des personnes âgées aux immigrés), est en progression
assez nette en 2018, par rapport au niveau — stable — que l’on observait en
1999 et 2008 (tableau 2). Cette aug-
mentation semble largement un effet Tableau 2 — Évolution
de période, puisque le niveau d’al- de l’altruisme* de 1999 à 2018
truisme progresse dans toutes les gé- (en % verticaux)
nérations, mais plus particulièrement 1999 2008 2018
chez les jeunes, qui se montraient
Beaucoup (9-20) 17 17 26
jusque-là plutôt moins compatissants Assez (21-25) 25 26 26
à l’égard d’autrui. Peu (26-30) 28 28 25
Ce regain d’altruisme relativise for- Très peu (31-45) 30 29 23
tement les poncifs récurrents sur la *L’indice d’altruisme est construit par addition des
réponses à neuf indicateurs, mesurant l’intérêt
montée de l’individualisme. On peut porté aux conditions de vie des voisins, gens de
y voir un effet de conjoncture : le sen- la région, concitoyens, Européens, humanité en-
timent que la crise économique de tière, personnes âgées, chômeurs, immigrés,
malades ou handicapés. L’enquêté pouvant ré-
2008 a fait progresser les inégalités pondre en cinq modalités, de beaucoup (1) à
et la pauvreté inciterait les Français pas du tout (5), l’indice va de 9 à 45 ; il est dé-
à se sentir davantage concernés par coupé en quartiles pour 2018.
les autres 4. Mais cette évolution Source : EVS 2018 pour la France.

4. Cette hypothèse va à l’encontre de ce qui est le plus souvent avancé. Selon un raisonnement
économique utilitariste, les crises économiques devraient produire du repli identitaire.

58
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES

pourrait être plus pérenne et liée à la montée de valeurs d’ouverture et de


tolérance.
La tolérance est une valeur très forte depuis déjà longtemps dans la so-
ciété française. À chaque vague de l’enquête, la tolérance et le respect des
autres constituent les qualités les plus citées dans la liste de ce que l’on doit
encourager chez les enfants. Les Français sont 85 % à vouloir une société de
tolérance, ce qui ne veut pas dire qu’ils le soient toujours. La tolérance est
très forte en matière de libéralisme des mœurs : chacun souhaite pouvoir
faire ce qu’il veut dans sa vie privée — gérer comme il l’entend tout ce qui
touche à la sexualité, au rapport au corps, à l’intimité (ce thème sera déve-
loppé plus avant) et, du coup, il reconnaît aussi aux autres le droit de vivre
comme ils le souhaitent.
Évidemment, la tolérance n’est pas forcément valorisée dans tous les
domaines. On sait bien qu’il existe de la xénophobie et des discriminations
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à l’égard des étrangers. Mais sur le long terme, la xénophobie et les stéréo-
types hostiles aux immigrés sont plutôt en baisse 5. Le tableau 3 montre le
genre de personnes qu’on ne voudrait pas avoir comme voisin. On constate
qu’en permanence, ce sont les personnes dont on craint les déviances et les
incivilités — les drogués et les alcooliques — qui sont le plus rejetés. Beau-
coup de catégories ethno-religieuses ne semblent pas beaucoup réprouvées,
sauf les gitans, minorité dont certains craignent la petite délinquance. Mais
si depuis 2008 la mise à distance des drogués et des alcooliques s’est ren-
forcée dans un climat où la demande d’ordre public est plus forte, les gitans
sont plutôt mieux tolérés et les autres catégories ethno-religieuses sont tou-
jours peu réprouvées.
La faible tolérance à l’égard des immigrés se constate beaucoup plus sur
la question de l’accès à l’emploi. Les personnes approuvant le principe de

Tableau 3 — Les catégories de personnes que l’on ne voudrait


pas avoir comme voisins* (en %)
1981 1990 1999 2008 2018
Des drogués – 44 47 38 57
Des gens portés sur la boisson 47 50 47 34 41
Des gitans – – 40 24 23
Des musulmans – 18 16 8 8
Des homosexuels – 24 15 7 7
Des travailleurs étrangers / des immigrés 6 13 12 4 9
Des gens d’une autre race 5 9 9 3 4
Des juifs – 7 6 3 4
*Dans la liste proposée de catégories, on peut retenir toutes celles que l’on veut. Le total des réponses
est donc supérieur à 100.
Source : EVS 2018 pour la France.

5. Une fois de plus, cette tendance a été confirmée dans le rapport annuel de la Commission
nationale consultative des droits de l’homme : CNCDH, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme
et la xénophobie. Année 2018, Paris : La documentation Française, 2019.

59
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019

préférence nationale à l’em-


Tableau 4 — Préférence nationale
bauche (tableau 4) étaient dans l’accès à l’emploi (en % verticaux)
majoritaires en France jus-
Réponse à la question « Quand les emplois sont
qu’au début des années rares, les employeurs devraient embaucher
2000. Depuis 2008, le en priorité des Français »
chiffre a régressé d’un tiers 1990 1999 2008 2018
mais est encore élevé (42 %).
Tout à fait d’accord 21
Il n’y a d’ailleurs qu’un pe- 61 53 41
Assez d’accord 21
tit tiers des Français pour Ni d’accord, ni pas d’accord 6 10 4 16
refuser clairement cette
Plutôt pas d’accord 17
pratique. 30 35 54
Pas d’accord du tout 14
L’image des immigrés Source : EVS 2018 pour la France.
n’est pas aussi dégradée
qu’on pourrait le croire dans le contexte d’arrivées importantes de réfugiés
sur le continent européen et de débats publics tendus, envenimés par la
droite radicale. L’enquête teste plusieurs opinions à travers des échelles en
10 positions (tableau 5). Même si le jugement négatif est plus important
concernant le poids que les immigrés feraient peser sur la Sécurité sociale, les
réponses à tous ces indicateurs sont très corrélées entre elles et aussi avec
la question précédente sur la préférence nationale à l’embauche. On observe
une très grande stabilité des opinions au cours des 10 dernières années.
© Futuribles | Téléchargé le 10/09/2021 sur www.cairn.info via Université de Lille (IP: 194.254.129.28)

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La position nuancée des Français sur le sujet apparaît encore dans un
dernier indicateur : 27 % jugent très ou assez bon l’impact des personnes
qui viennent vivre en France sur le développement du pays, 45 % hésitent,
alors que 25 % pensent que l’effet est très ou assez mauvais.

Tous ces résultats sur les liens sociaux montrent qu’il y a beaucoup de dy-
namiques positives dans la société française. Les fractures — qui semblent
abyssales à écouter les médias — ne sont pas aussi fortes qu’on le dit 6. La

Tableau 5 — Jugements sur les immigrés


(en % verticaux pour chaque dimension)*
2008 2018
Les immigrés prennent les emplois des Français 26 25
Les immigrés ne prennent pas les emplois des Français 46 48
Les immigrés accentuent les problèmes de criminalité 32 31
Les immigrés n’accentuent pas les problèmes de criminalité 39 38
Les immigrés sont une charge pour la Sécurité sociale d’un pays 46 47
Les immigrés ne sont pas une charge pour la Sécurité sociale d’un pays 27 29
*Pour ces trois échelles en 10 positions, on a totalisé d’un côté les réponses aux notes 1 à 4, de l’autre
les choix de 7 à 10. Les positions moyennes et les sans-réponses ne figurent pas dans le tableau.
Source : EVS 2018 pour la France.

6. Jérôme Fourquet, dans L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Paris :
Seuil, 2019), s’est fait l’écho de ces fractures. Sa position de sondeur sur l’actualité politique
conjoncturelle favorise une perception clivée et pessimiste.

60
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES

7
France de l’après-guerre était beaucoup plus clivée que celle d’aujourd’hui .
Le conflit de classes imprégnait fortement les esprits : deux mondes se vi-
vaient en opposition frontale de valeurs. Mais aujourd’hui, il y a surtout
multiplication des oppositions ciblées sur des problèmes particuliers entre
des groupes sociaux et politiques multiples, dans une société moins confor-
miste et plus critique qu’autrefois.

Un domaine privé épanouissant,


un espace public angoissant
Les Français, s’ils ne sont pas les plus sociables des Européens, sont nom-
breux à se déclarer heureux de leur sort (tableau 6). On observe même, au
fil des décennies, une croissance de la proportion de personnes très heu-
reuses (et pas seulement assez heureuses).
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Un deuxième in-
Tableau 6 — Évolution du sentiment de bonheur
(% verticaux) dicateur mesure la
satisfaction de sa
1981 1990 1999 2008 2018 vie sur une échelle
Très heureux 19 26 31 34 34 de 1 (très satisfait)
Assez heureux 70 66 59 56 57 à 10 (pas du tout
Pas très heureux 8 7 8 8 8 satisfait). Même si
Pas heureux du tout 2 1 1 2 1 l’évolution n’est
Source : EVS 2018 pour la France. pas aussi forte que
sur le sentiment
d’être heureux, la moyenne est passée de 6,7 en 1981 à 7,2 en 2018. Cette
évolution à la hausse du sentiment de bonheur n’est pas propre à la France.
Elle est aussi observable dans d’autres pays 8 et semble s’expliquer par le ni-
veau de développement économique du pays. À mesure que celui-ci a aug-
menté, le sentiment de bonheur a aussi progressé. Et aujourd’hui, le senti-
ment de bonheur est plus fréquent dans les pays riches de l’Europe de
l’Ouest que dans les pays pauvres de l’Europe de l’Est.
À l’intérieur de chaque pays, les variables les plus discriminantes du sen-
timent de bonheur sont l’appréciation portée sur sa santé, et le sentiment de
maîtriser sa vie 9 et pouvoir décider de son devenir. Lorsqu’on a le sentiment

7. Au plan politique, le parti communiste, avec un programme beaucoup plus radical qu’au-
jourd’hui, représentait 25 % du corps électoral et les gaullistes à peu près autant. Il était donc
très difficile de trouver une majorité pour gouverner avec des partis émiettés allant du centre
gauche au centre droit.
8. Ronald Inglehart, dans Les Transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bou-
leversent le monde ?, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble (Libres cours - politique), no-
vembre 2018 (traduction de Cultural Evolution: People’s Motivations are Changing, and Reshaping
the World, Cambridge : Cambridge University Press, mars 2018), y consacre son chapitre 8,
« Les nouvelles sources du bonheur » — voir aussi l’analyse de ce livre, par Pierre Bréchon, in
Futuribles, n° 428, janvier-février 2019, p. 17-31.
9. Mesuré par une échelle en 10 positions pour indiquer « Dans quelle mesure vous vous sen-
tez libre du choix et du contrôle dont se déroule votre vie », la position 1 correspondant à « pas
du tout libre » et 10 à « tout à fait libre ».

61
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019

d’être en bonne santé, on a toutes chances de se déclarer au moins assez


heureux. Mais la relation causale peut aller dans les deux sens. Si on se sent
heureux, on a aussi plus facilement le sentiment d’être en bonne santé. Le
sentiment de maîtriser sa vie est aussi très explicatif : lorsqu’on estime avoir
le libre choix de la vie qu’on mène, ne pas être sous la contrainte de déter-
minismes implacables, on se déclare aussi nettement plus souvent heureux 10.
Le sentiment de maîtrise a d’ailleurs augmenté : 48 % se situaient sur les
notes 7 à 10 en 1981, 63 % en 2018. C’est une marque de l’importance de
la culture de l’individualisation en France, point qui sera développé plus avant.
Si les Français se disent heureux, ils trouvent pourtant que la société va
mal 11, en particulier le système politique : sur une échelle de 1 à 10, la satis-
faction à l’égard du système politique n’est que de 4,7 alors qu’elle est de 7,2
pour la satisfaction de sa vie. On peut trouver cet écart de perception para-
doxal si on estime que l’on ne peut pas être heureux quand la société va mal
et que les gens ne peuvent être heureux que dans une société qui se porte
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bien. Mais en fait, beaucoup jugent différemment les deux domaines du fait
de la différence de sentiment de maîtrise que l’on peut y éprouver : alors
que beaucoup ont le sentiment qu’ils contrôlent leur univers personnel, ils
ressentent au contraire une impossibilité de maîtrise de la vie sociale et
politique, ce qui est source de frustration.
Cet écart de jugement entre espace privé et public s’observe aussi à
l’égard des libertés individuelles. Chacun veut être libre de décider et choisir

Tableau 7 — Libertés de choix dans l’espace privé


mais ordre nécessaire dans l’espace public* (en %)
1981 2008 2018
Divorce 5,3 6,5 7,4
Fécondation in vitro – 6,8 7,2
Homosexualité 3,2 5,5 6,8
Avortement 4,9 5,7 6,8
Euthanasie 4,7 6,6 6,7
Suicide 3,5 4,1 4,5
Demander des indemnités au-delà de ce à quoi on a droit 3,3 3,8 3,7
Ne pas payer le billet dans le train ou l’autobus 2,5 2,6 2,7
Consommer de la drogue 1,8 2,0 2,4
Tricher dans sa déclaration d’impôts 3,2 2,5 2,0
Accepter un pot-de-vin 2,5 2,0 1,8
*Pour chacun des comportements listés dans le tableau, les enquêtés pouvaient se situer sur une échelle
allant de 1 « jamais justifié » à 10 « toujours justifié ». Le tableau présente la moyenne des réponses.
Source : EVS 2018 pour la France.

10. Les personnes qui se déclarent très heureuses affichent une moyenne de 7,5 sur 10 au
sentiment de maîtriser sa vie, contre seulement 3,8 pour celles qui se considèrent pas du tout
heureuses.
11. On l’avait déjà montré sur les données françaises de la vague précédente : voir Bréchon
Pierre, « Je vais bien, le système politique va mal », in Pierre Bréchon et Jean-François
Tchernia (sous la dir. de), La France à travers ses valeurs, op. cit., p. 47-54.

62
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES

SE SENTI R MA L DANS UNE F RAN CE QUI VA BIEN

Tel est le titre du dernier livre du dé- rance de vie, surtout celle des femmes,
mographe Hervé Le Bras 1 qui révèle, place la France au troisième rang mon-
selon l’analyse qu’en fait Alexandre dial derrière les Japonaises et les Espa-
Mirlicourtois 2, « que c’est en effet un gnoles. De là à dire que tout va pour
paradoxe national, les Français sont les le mieux en France, sinon dans la tête
plus pessimistes d’Europe, alors que des Français, il y a un pas à franchir
sur de nombreux critères essentiels, la dont il faut se garder. Le problème du
France fait mieux, voire beaucoup logement vient aussitôt à l’esprit : il
mieux, que ses voisins ». manquerait ainsi un million de loge-
ments en France. Mais le surpeu-
C’est le cas en matière d’inégalité et plement des logements, qui concerne
de pauvreté puisque cette dernière, 2,8 % des logements irlandais mais
calculée à 60 % du revenu médian 47 % des logements roumains, situe
de chaque pays, situe la France à la la France au 10e rang des pays les
sixième place des pays où le taux de moins touchés par ce fléau. Reste le
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pauvreté est le plus faible, juste der- prix du logement, mais alors que
rière la République tchèque, la Finlande, 10,4 % de la population de l’Union
le Danemark, la Slovaquie et les Pays- européenne consacrent 40 % ou plus
Bas. Toujours en se fondant sur le livre de leur revenu disponible au loge-
d’Hervé Le Bras, Alexandre Mirlicour- ment, en France, cette proportion
tois souligne que parmi les pays euro- tombe à 4,7 % (n’oublions pas cepen-
péens les plus peuplés, la France en- dant que les dépenses contraintes dites
registre le taux de pauvreté le plus préengagées des ménages français
faible devant l’Allemagne, le Royaume- liées au logement sont passées de
Uni, et très loin devant l’Espagne et moins de 10 % en 1960 à près de 23 %
l’Italie : la pauvreté y est « moins in- de leur revenu brut disponible en
tense ». Sans doute, relève l’auteur, 2017 3).
cet heureux résultat tient-il notamment
aux transferts sociaux qui permettent Alexandre Mirlicourtois achève son
de redistribuer le produit des prélève- analyse par cette belle citation de Tal-
ments opérés sur les 20 % les plus leyrand : « quand je me regarde je me
riches vers les 20 % les plus pauvres… désole, quand je me compare je me
console ».
Poursuivant l’analyse, l’auteur ne Hugues de Jouvenel,
manque pas de souligner que l’espé- Futuribles

1. L E B RAS Hervé, Se sentir mal dans une France qui va bien. La société paradoxale, La Tour
d’Aigues : éd. de l’Aube, mai 2019.
2. M IRLICOURTOIS Alexandre, « Les Français vont mal dans un pays qui va bien mieux qu’ailleurs »,
Xerfi Canal, 15 mai 2019. URL : https://www.xerficanal.com/economie/emission/Alexandre-
Mirlicourtois-Les-Francais-vont-mal-dans-un-pays-qui-va-bien-mieux-qu-ailleurs_3747290.html.
Consulté le 22 mai 2019.
3. Source : INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), comptes natio-
naux, base 2014, in L’Économie française. Comptes et dossiers, édition 2018, Paris : INSEE
Références, 2018, p. 38.

comment il oriente sa vie, notamment en matière familiale et de sexualité,


mais également par rapport au choix existentiel de vivre ou de mourir
comme il l’entend. En 40 ans, la légitimité du recours au divorce, à l’avor-
tement, la légitimité de l’homosexualité, de l’euthanasie et en partie du sui-
cide ont énormément progressé (tableau 7).

63
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019

Le bas du tableau teste — avec la même échelle de 1 à 10 — des compor-


tements qui ont des conséquences dans l’espace public. En la matière, on
n’observe pas d’attitude plus libérale qu’autrefois, sauf légèrement pour la
consommation de drogue et la demande d’indemnités indues. La rigueur a
en fait quelque peu augmenté pour la fraude en col blanc. Chacun veut être
libre dans sa vie privée mais souhaite aussi que l’ordre public soit assuré, ce
qui suppose que chacun respecte des règles de civilité et même de civisme.

L’individualisation,
dans tous les domaines de la vie
Le processus d’individualisation, donc d’autonomie des choix individuels,
ne concerne pas que la maîtrise de son environnement social, le libéralisme
des mœurs et la vie privée. On peut en observer les effets dans tous les do-
maines de la vie. Ainsi, la famille a beaucoup évolué.
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Des formes de famille de plus en plus diversifiées,
bâties sur les relations interpersonnelles
Alors que la famille traditionnelle, conjugale et hétérosexuelle, était perçue
comme un cadre identique s’imposant pratiquement à tout le monde, avec
des différences nettes entre les rôles masculin et féminin, cette « institution »
est devenue beaucoup plus relative et beaucoup moins institutionnalisée
(21 % des couples vivent en union libre, 7 % sont pacsés). De nombreuses
familles sont monoparentales 12 et on observe de fréquentes recompositions
après séparation ou divorce. Chacun veut vivre des formes épanouissantes
de famille, construites dans des relations riches avec les autres membres du
groupe familial. L’égalité dans le couple est une volonté très forte, même si
elle est loin d’être toujours mise en œuvre. Avoir des enfants est toujours
considéré comme important, cela doit participer à l’épanouissement familial
et non pas être un simple devoir social.
Cependant, l’importance de l’enfant est plutôt en baisse. De 1981 à 2008,
environ deux enquêtés sur trois jugeaient qu’avoir des enfants était très
important pour le succès de la vie conjugale 13. Le pourcentage est tombé à
53 % en 2018 (avec de forts écarts générationnels, de 38 % chez les 18-29
ans à 67 % chez les plus de 70 ans). La fin de la culture du devoir au profit
de celle des droits pourrait, à terme, faire baisser la fécondité. Mais cela n’a
rien d’automatique. On a d’ailleurs vu se développer, en France, un mini
baby-boom des années 1995 à 2010 environ, alors que la culture d’individua-
lisation avait commencé à se développer 14. Et certaines sociétés, beaucoup

12. Selon l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), le pourcentage
de familles monoparentales est passé de 9 % en 1975 à 23 % en 2014.
13. En 2018, 17 % estiment la présence d’enfants pas très importante pour le succès du couple,
contre 8 % en 1981.
14. Ce qui montre que la volonté affirmée de maîtriser sa fécondité n’aboutit pas nécessaire-
ment à sa réduction. L’individualisation ne conduit pas à l’individualisme étroit. La culture du
choix n’a rien à voir avec l’égoïsme utilitaire.

64
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES

plus traditionnelles que la France — par exemple l’Italie — ont des taux de
fécondité très bas, alors que la France conserve un taux élevé (environ 1,9),
le plus fort de l’Union européenne avec ceux de la Suède et de l’Irlande.

Un travail qui ait du sens, pas seulement un gagne-pain


Le travail, domaine où la liberté des salariés est plutôt faible, est cepen-
dant un lieu où les attentes d’autonomie et de réalisation personnelle sont
fortes. Une question proposant six caractéristiques d’un travail, trois pour
des attentes matérielles, trois pour des dimensions plus qualitatives et
expressives, permet de bien mesurer la hiérarchie des choix (tableau 8). Si
les Français sont loin de mésestimer les aspects matériels d’un travail, au
premier chef le niveau de salaire, les dimensions qualitatives sont davan-
tage soulignées : le travail doit être valorisant pour celui qui l’exerce, le sala-
rié doit y trouver un enrichissement personnel.
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Tableau 8 — Les attentes à l’égard du travail en 2018 (en %)
Les six caractéristiques testées Cité
Attentes Un travail qui donne l’impression de réussir quelque chose 78
qualitatives On a des responsabilités 61
et expressives On a de l’initiative 55
Attentes On gagne bien sa vie 72
de type L’horaire est satisfaisant 46
matériel Il y a de bonnes vacances 30
Source : EVS 2018 pour la France.

Libéralisme économique
mais fort attachement à un État protecteur
En matière économique, la liberté est aussi une valeur prisée, tout parti-
culièrement par ceux qui se sont mis à leur compte. Les Français sont plutôt
favorables à la concurrence entre acteurs économiques, les individus sont res-
ponsables de leur subsistance et ne doivent pas tout attendre des pouvoirs
publics. Mais, en même temps, l’État doit réduire les inégalités de revenus
entre les individus et permettre la satisfaction des besoins de base pour tous.
Le libéralisme économique est donc tempéré par le fort attachement aux
acquis sociaux et aux bienfaits de l’État-providence. L’attrait du libéralisme
économique était de fait plus fort dans la décennie 1990-2000. On observe
aujourd’hui une soif d’égalité alors qu’on vit dans un pays où les inégalités,
quoique importantes, sont plutôt plus faibles que dans d’autres contrées.

Une participation politique en hausse,


en lien avec une culture politique plus critique
L’individualisation concerne aussi le domaine politique. Les Français ont
plutôt davantage d’opinions qu’autrefois, ils veulent avoir davantage leur

65
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019

mot à dire sur les décisions et se révèlent plus critiques à l’égard des insti-
tutions et des élites. Autrefois, les citoyens étaient assez conformistes et res-
pectueux de leurs élus. Leur participation politique se limitait très souvent
à leur vote par sentiment du devoir civique, ne s’intéressant ensuite plus
beaucoup à la politique jusqu’à la campagne électorale suivante. Le vote de-
vient moins fréquent du fait de l’évolution de son sens, étant de plus en plus
perçu comme un droit qu’on exerce si on est convaincu qu’un candidat mé-
rite d’être soutenu, et non plus comme un devoir qu’on exécute même quand
on ne comprend pas les enjeux politiques.

Aujourd’hui, le contrôle des élus par les citoyens actifs est plus important.
L’action protestataire s’est développée, tout particulièrement avec la multi-
plication des pétitions (tableau 9). Mais la progression du nombre de per-
sonnes ayant déjà manifesté est aussi importante. Le boycott — forme d’ac-
tion assez récente — se développe plus lentement. Et la grève dite « sauvage »
— formule peut-être discutable — est stable. Les Français sont volontiers
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protestataires mais pas radicaux au point de contester de façon violente l’ordre
social. L’illégalité et la violence que se permettent les principaux groupes
protestataires sont généralement contrôlées, de manière à être visibles dans
les médias sans dégâts trop importants.

Tableau 9 — Proportion des répondants déclarant avoir déjà participé


à différentes actions protestataires (en %)
1981 1990 1999 2008 2018
Signer une pétition 43 51 67 64 65
Prendre part à une manifestation autorisée 25 31 38 42 41
Participer à un boycott 10 11 12 16 18
Participer à une grève sauvage 10 9 12 12 9
Source : EVS 2018 pour la France.

L’augmentation des comportements protestataires s’est jouée au cours


des deux dernières décennies du XXe siècle, les niveaux étant depuis stabi-
lisés. Il semble bien que l’augmentation ait d’abord été le fait des généra-
tions du baby-boom qui ont initié une culture beaucoup moins conformiste
qui a continué à se diffuser dans les générations suivantes. Il y a aujour-
d’hui peu d’écart selon les âges dans la propension à l’action protestataire.
Seuls les 18-23 ans, pas complètement insérés dans la vie active, et les plus
de 75 ans, nés avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale, connaissent
des niveaux de participation plus bas que les autres catégories d’âge.

Des institutions inégalement appréciées


La culture plus critique ne conduit pas à une contestation généralisée des
institutions comme on le dit trop souvent. Pour 18 organisations, le ques-
tionnaire demande si on accorde à chacune une « grande confiance », une
« certaine confiance », « peu de confiance », « pas de confiance du tout ».
Certes, la confiance sans partage est plutôt peu fréquente : le maximum est

66
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES

Tableau 10 — Font une grande ou assez grande confiance


aux institutions de 1981 à 2018 (en %)
1981 1990 1999 2008 2018
Le système de santé – – 77 80 84
Le système d’enseignement 55 61 68 76 80
Le système de sécurité sociale – 67 66 74 70
La police 64 65 66 73 80
L’armée 54 54 61 72 79
L’Église 54 48 44 42 42
L’administration 50 46 44 60 59
Le système judiciaire – – 45 55 54
Le Parlement 48 43 39 45 36
Le gouvernement – – – 31 31
Les organisations environnementales – – – 65 64
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Les grandes entreprises 42 60 45 44 44
Les syndicats 36 30 33 41 37
La presse 31 37 35 38 29
Les médias sociaux – – – – 14
Les partis politiques – – – 18 14
L’Organisation des Nations unies – – 51 57 58
L’Union européenne – 65 46 47 50
Source : EVS 2018 pour la France.

atteint pour l’armée avec 27 %, mais tombe à 3 % pour les syndicats, la


presse et le Parlement, à 1 % ou 2 % pour les partis politiques et les médias
sociaux. L’absence totale de confiance est aussi plutôt assez rare. Ce sont
donc les positions moyennes (certaine confiance et peu confiance) qui
récoltent une majorité des réponses, indiquant une modération dans les
appuis comme dans les critiques.
Néanmoins, on peut aller plus loin en considérant quelles sont les insti-
tutions les plus plébiscitées et les plus rejetées (tableau 10). En haut du tableau,
on voit que les institutions les plus représentatives de l’État-providence
— système de santé, enseignement, Sécurité sociale — sont l’objet d’un fort
soutien, soit stable, soit en progression. Les institutions de maintien de l’ordre
— armée et police — sont aussi objet de forte confiance, également crois-
sante ces dernières décennies.
En revanche, les institutions représentant le pouvoir politique, notamment
la démocratie représentative — Parlement, gouvernement — ne sont l’objet
que d’une assez faible confiance, en baisse de 12 points pour l’institution
parlementaire de 1981 à 2018. Et les corps intermédiaires entre le pouvoir
et la population — entreprises, syndicats, presse, médias sociaux, partis po-
litiques — ne sont guère plus appréciés. Seules les associations environne-
mentales jouissent d’un fort capital de sympathie.
On ne peut donc pas parler d’un désamour général des institutions. On
doit au contraire souligner l’assez forte stabilité du « palmarès » de la confiance.

67
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019

Les Français sont plus mobilisés en faveur des organisations publiques qui
les protègent et leur assurent un accès en principe égalitaire à des biens
publics essentiels, qu’aux institutions les plus centrales d’une démocratie,
le Parlement et les corps intermédiaires.

La religion en perte de vitesse


Cette montée de l’individualisation va de pair avec la baisse des pratiques
et des croyances religieuses. L’univers des religions est lié aux valeurs tradi-
tionnelles et la soumission à un dieu imposant des comportements moraux
codifiés va tendanciellement à l’encontre de la culture du libre choix de l’in-
dividu dans tous les domaines de sa vie 15. Et de fait, on a pu vérifier que
plus on est intégré à une religion, moins on valorise l’individualisation.

Si le catholicisme reste la religion la plus fréquente dans la population


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française, son recul est très important (tableau 11) : seulement un tiers de la
population se déclare aujourd’hui catholique contre 70 % en 1981. Et l’assis-
tance régulière à la messe est devenue rare. Les autres religions se sont au
contraire développées, du fait de l’arrivée de populations immigrées, notam-
ment musulmanes, qui se révèlent nettement plus pratiquantes et croyantes
que les catholiques. En raison du recul catholique, les sans-religion et les
athées convaincus sont devenus majoritaires. Et ce sont eux qui sont les
plus fervents défenseurs des valeurs d’individualisation. La France est un
des pays les plus sécularisés et individualisés d’Europe.

Si on considère la croyance en Dieu, le recul est moins important : celle-


ci baisse de 61 % en 1981 à 50 % aujourd’hui, mais avec une intensité de
conviction très variable : 29 % des Français jugent Dieu plutôt important
dans leur vie (positions 7 à 10 sur une échelle). Seulement 19 % disent
aujourd’hui croire en un dieu personnel, les autres croyant plutôt à « une
sorte d’esprit ou de force vitale ». Au fond, les croyances ne disparaissent
pas mais elles deviennent plus flottantes et sur un mode plus possibiliste
que certain. L’indifférence religieuse est très forte sans toujours impliquer

Tableau 11 — Intégration à une religion ou non (en % verticaux)


1981 1990 1999 2008 2018
Catholique pratiquant mensuel 17 15 10 9 7
Catholique pratiquant aux grandes fêtes 12 14 12 10 6
Catholique non pratiquant 41 28 31 23 19
Autre religion 3 4 5 8 10
Sans appartenance déclarée 18 29 30 33 37
Athée convaincu 9 10 12 17 21
Source : EVS 2018 pour la France.

15. D’ailleurs les religions condamnent très souvent la culture contemporaine, jugée « subjec-
tiviste » et « individualiste », centrée sur un sujet autonome dont la « réalisation dépend de ses
seules forces » (texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi, publié par le Vatican en 2018).

68
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES

une extériorité totale par rapport aux religions. Tout comme l’individualisa-
tion croissante, la religiosité déclinante a toutes chances de se poursuivre
dans les décennies à venir.

Une culture démocratique


qui n’est pas sans faille
La profondeur de l’attachement aux valeurs démocratiques n’est en fait
pas aussi assurée qu’on pourrait le croire, dans un pays qui s’enorgueillit
d’avoir été en avance dans la défense des libertés fondamentales. Mais on
sait qu’entre les espoirs démocratiques suscités par les révolutions et leur
mise en œuvre, il y a souvent un abyme. Entre-temps, la Révolution accouche
parfois de la Terreur.
Il faut d’abord souligner que la définition de ce qu’est une démocratie
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n’est pas totalement consensuelle (tableau 12). Si les éléments attendus
d’une démocratie représentative sont bien ceux qui sont le plus retenus par
l’opinion publique, on voit que certaines caractéristiques économiques sont
aussi fortement mises en avant. Pour certains, la démocratie tend à être
identifiée avec l’égalité économique d’une société.
Quoi qu’il en soit de cette définition, 85 % jugent important de vivre dans
un pays gouverné démocratiquement 16. La soif d’expression des opinions
et la possibilité d’avoir son mot à dire sur les décisions politiques sont très
fortes, comme tous les sondages sur la possibilité d’organiser des référen-
dums le montrent aussi depuis déjà longtemps.
Mais les Français hésitent beaucoup à reconnaître que la France est gou-
vernée démocratiquement (52 % l’affirment). Pire encore, seulement 26 %
se disent satisfaits de la manière dont fonctionne le système politique en
France. Il semble donc y avoir beaucoup d’attentes démocratiques générant

Tableau 12 — Les caractéristiques essentielles d’une démocratie* (en %)


7-8 9-10 Total
Les femmes ont les mêmes droits que les hommes 62 15 77
Dimension Les dirigeants sont choisis lors d’élections libres 20 49 69
politique
Les droits civiques protègent de l’oppression de l’État 27 30 57
L’État donne des aides aux chômeurs 33 22 56
Dimension L’État assure l’égalité des revenus entre individus 28 19 47
économique
Plus d’impôts aux riches, plus d’aides aux pauvres 17 23 41
*Pour neuf caractéristiques, chacun devait se positionner sur une échelle allant de 1 à 10, selon qu’il
juge l’aspect considéré pas du tout (1) ou tout à fait essentiel (10). Trois caractéristiques correspondant
plutôt à des systèmes non démocratiques — jugés peu essentiels par les enquêtés — ne sont pas pré-
sentées ici.
Source : EVS 2018 pour la France.

16. Ils choisissent les notes 7 à 10 d’une échelle allant de 1 à 10. Les deux questions suivantes
sont mesurées de la même manière.

69
© futuribles n° 431 . juillet-août 2019

Tableau 13 — Les différents systèmes politiques jugés très


ou assez bons (en % horizontaux*)
Très bon Assez bon
Un système politique démocratique 55 34
Que des experts — et non un gouvernement — décident
8 40
le meilleur pour le pays
Un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement
5 18
et des élections
Que l’armée dirige le pays 4 9
*La différence entre la somme des % par ligne et 100 représente les réponses assez et très mauvaises,
plus les non-réponses.
Source : EVS 2018 pour la France.

beaucoup de désillusions car la réalité du fonctionnement ne serait pas à la


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hauteur de l’idéal. Mais les Français veulent-ils réellement plus de démocratie ?

Quand on les interroge sur différents systèmes politiques (tableau 13),


leur attachement à la démocratie se confirme (89 % de jugements positifs
dont 55 % pour la réponse de plus fort soutien). Mais ce qui est troublant,
c’est que près d’un Français sur deux trouve également pertinent un sys-
tème d’experts technocratiques, près d’un quart juge au moins assez posi-
tivement un système autoritaire et 13 % un gouvernement des militaires.

Autrement dit, pour beaucoup, l’attachement à la démocratie n’est pas


exclusif de la sympathie envers d’autres systèmes. Un indice cumulatif per-
met de le quantifier (tableau 14). Les « démocrates exclusifs » ne constituent
donc que 41 % de la population, pourcentage stable depuis 20 ans. Cela
montre que les sentiments en faveur de la démocratie peuvent être de
façade et mélangés au soutien d’autres systèmes. On peut donc craindre
que, dans une période de fort pessimisme comme celle qui prévaut actuel-
lement, certains soient tentés par un système non démocratique. La démo-
cratie fonctionnant mal selon eux, pourquoi ne pas essayer un gouverne-
ment des experts, un leader autoritaire ou même un pouvoir militaire, option
qui séduit davantage qu’il y a 20 ans ?

Tableau 14 — Indice sur les systèmes politiques* (en % verticaux)


1999 2008 2018
Soutien exclusif à la démocratie 41 38 41
Soutien à un régime non démocratique 34 37 36
Soutien à deux régimes non démocratiques ou plus 25 25 23
*Ceux qui soutiennent de manière exclusive la démocratie la jugent très ou assez bonne, et considèrent
les trois autres systèmes comme très ou assez mauvais. La deuxième catégorie concerne ceux qui ne
soutiennent au total qu’un régime non démocratique. La dernière catégorie réunit les personnes soute-
nant au moins deux systèmes politiques non démocratiques.
Source : EVS 2018 pour la France.

70
LES VALEURS DES FRANÇAIS EN TENDANCES

Ajoutons que le soutien aux démocraties semble quelque peu s’affaiblir


dans les jeunes générations : chez les 18-27 ans, les démocrates exclusifs
étaient 43 % en 1999, 37 % en 2008 et seulement 33 % dans la dernière
enquête.
]
] ]

Tout ne va pas bien dans la société française. Ainsi le chômage et la pré-


carité sont très importants depuis 40 ans, ce qui conduit à la marginalisa-
tion de certains groupes sociaux. Les inégalités restent considérables, au niveau
aussi bien des revenus que de l’accès aux biens publics (comme l’éducation
ou la santé). Les conditions de vie durablement dégradées de certaines fa-
milles modifient les valeurs de leurs membres. La culture de l’individuali-
sation est ainsi plus rare dans les milieux les plus marginalisés, souvent très
peu politisés et participant faiblement à la vie politique.
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Mais, globalement, les Français — plutôt heureux de leur vie — n’ont pas
perdu leurs valeurs. Certaines deviennent moins fréquentes ou plus flot-
tantes quand d’autres se renforcent. L’autonomie des individus est revendi-
quée par beaucoup, tout comme la tolérance. L’altruisme devient plutôt un
peu plus fréquent, la demande d’ordre public est forte, l’implication poli-
tique ne baisse pas, la culture de l’individualisation conduit à une culture
politique plus critique à l’égard des élites. Ce qui n’est pas facile pour gou-
verner mais peut être source de dynamiques sociétales. Les contre-pouvoirs
font davantage bouger les choses qu’on ne le croit. C’est le pessimisme de
la population et des médias sur la société française qui semble au fond le
plus problématique pour ces dynamiques. ■

F U T U R I B L E S I N T E R N AT I O N A L Tables rondes

w Au-delà des conflits, quel avenir pour le Moyen-Orient ? Mercredi 18


septembre 2019, de 17h30 à 19h30. Avec Gilles Kepel, directeur de la chaire
Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure, auteur de Sortir du
chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient (Paris : Gallimard, 2018).
w Le défi d’une nouvelle renaissance. Comment faire ? Mardi 1er octobre
2019, de 17h30 à 19h30. Avec André-Yves Portnoff, conseiller scientifique de
Futuribles International, enseignant, chercheur et consultant, et Hervé Sérieyx,
ancien directeur général adjoint de Lesieur, ancien PDG d’EurEquip, ancien
délégué interministériel à l’insertion des jeunes, et enseignant ; tous deux
auteurs d’Alarme, citoyens ! Sinon, aux larmes ! Manifeste pour une France
« vénitienne » (Caen : éd. EMS, 2019).
Les abonnés de la revue Futuribles et les membres de Futuribles International
ayant acquitté leur cotisation sont invités aux tables rondes.
Une participation de 20 euros est demandée aux autres personnes.

Contact : Aude Houguenague • Futuribles International


47, rue de Babylone • FR-75007 Paris • Tél. + 33 (0)1 53 63 37 73 • Fax + 33 (0)1 42 22 65 54
E-mail ahouguenague@futuribles.com • Site Internet www.futuribles.com

71
22

Retour sur l’hypothèse de « l’homologie structurale » :


les déplacements des catégories sociales dans l’espace
politique français depuis La Distinction

Bruno Cautrès, Flora Chanvril et Nonna Mayer


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Ce chapitre revisite le travail fondateur de Pierre Bourdieu sur la relation
entre vote, capital économique et capital culturel. À partir des enquêtes
électorales du Cevipof et du CEE (1978-2012) 1 il nuance l’hypothèse
bourdieusienne de « l’homologie structurale » entre positions sociales et
orientations politiques. Après un bref rappel du cadre d’analyse de Pierre
Bourdieu et des grandes évolutions de la société française intervenues
depuis la parution de La Distinction (1979), il montre les déplacements
des groupes socioprofessionnels dans l’espace électoral français et les
nouvelles alliances qui se dessinent2.

1. Pour le Cevipof : enquête post-électorale de 1978 administrée par la SOFRES du 20


au 30 mars 1978 en face-à-face sur un échantillon national de 4 507 personnes représentatif de
la population inscrite sur les listes électorales. Enquête post-électorale de 1988 administrée par
la SOFRES du 9 au 20 mai 1988 en face-à-face sur un échantillon national de 4 032 personnes
représentatif de la population âgée de 18 ans et plus. Enquête post-électorale de 1995 administrée
par la SOFRES du 8 au 23 mai 1995 en face-à-face sur un échantillon national de 4 078 personnes
représentatif de la population inscrite sur les listes électorales. Enquête post-électorale de 1997
administrée par la SOFRES du 26 au 31 mai 1997 en face-à-face sur un échantillon national
de 3 010 personnes représentatif de la population inscrite sur les listes électorales. Vague 2 de
l’enquête post-électorale de 2002 administrée par la SOFRES du 15 au 31 mai 2002 par téléphone
sur un échantillon national de 4 017 personnes représentatif de la population inscrite sur les listes
électorales. Enquête post-électorale de 2007 administrée par l’IFOP du 9 au 23 mai 2007 par
téléphone sur un échantillon national de 4 006 personnes représentatif de la population inscrite
sur les listes électorales. Enquête post-électorale de 2012 administrée par Opinion Way du 10
au 29 mai 2012 par téléphone sur un échantillon national de 2 504 personnes représentatif de
la population inscrite sur les listes électorales. Pour le CEE/TriElec : enquête post-électorale
« Économie politique du vote » administrée par TNS-Sofres en face-à-face du 10 mai au 9 juin
2012 sur un échantillon national de 2 014 personnes représentatif de la population inscrite sur
les listes électorales de métropole.
2. On laisse volontairement de côté ici les débats critiques autour de la pensée de Pierre
Bourdieu, de sa définition des classes sociales et de la domination, pour s’en tenir à son apport
à la sociologie électorale et son approche du « vote de classe ». Pour une critique de l’approche
328 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu

retour sur la thèse de l’homologIe structurale

Le schéma explicatif de Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu définit l’espace des classes sociales par trois éléments :
le volume global du capital – économique, social, culturel – du groupe
considéré, sa structure – répartition entre capital économique et culturel
–, et la trajectoire du groupe ou évolution de ces deux dimensions dans
le temps [Bourdieu, 1979a, p. 128-129]. Le volume du capital détermine,
verticalement, l’opposition principale entre classes dominantes et domi-
nées, sa structure détermine, horizontalement, une opposition secondaire
entre fractions de classe dominantes et dominées. L’hypothèse centrale est
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celle d’une correspondance entre l’espace des positions sociales et celui
des opinions politiques (voir encadré).

Habitus de classe et opinions politiques

« On comprend que, par l’intermédiaire de l’habitus, qui définit le rapport


à la position synchroniquement occupée, et, par là, les prises de positions
pratiques ou explicites sur le monde social, la distribution entre la droite et
la gauche corresponde assez étroitement à la distribution des classes et des
fractions de classe dans l’espace défini dans sa première dimension par le
volume du capital global et dans la seconde par la structure de ce capital : la
propension à voter à droite croît à mesure que croît le volume global du capital
possédé et aussi à mesure que croît le poids relatif du capital économique
dans la structure du capital, la propension à voter à gauche croissant dans les
deux cas en sens inverse. L’homologie entre les oppositions qui s’établissent
sous ces deux rapports, l’opposition fondamentale entre les dominants et
les dominés et l’opposition secondaire entre les fractions dominantes et les
fractions dominées de la classe dominante, tend à favoriser les rencontres
et les alliances entre les occupants de positions homologues dans des
espaces différents : la plus visible de ces coïncidences paradoxales s’établit
entre les fractions dominées de la classe dominante, intellectuels, artistes
ou professeurs, et les classes dominées qui ont en commun d’exprimer leur
rapport (objectivement très différent) aux dominants (communs) dans une
propension particulière à voter à gauche » [Bourdieu, 1979a, p. 513].

bourdieusienne du politique voir [Bon et Schemeil, 1980], pour une remise en cause de sa
conception des classes et en particulier les classes moyennes voir [Grunberg, Schweisguth 1983 ;
Schweisguth 1983a].
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 329

Un groupe penche d’autant plus à droite que son volume de capital


est élevé et que la part du capital économique dans le total augmente au
détriment du capital culturel. Parce que les deux effets se cumulent, ils
produisent « une déformation systématique de l’espace des classes et frac-
tions de classe distribuées selon le volume et la structure de leur capital :
l’ensemble des fractions situées à gauche dans l’espace politique […] se
trouvent tirées vers le bas tandis que celles qui se trouvent à droite sont tirées
vers le haut » [Bourdieu, 1979a, p. 526]. Le volume de capital détermine la
position sur l’axe gauche-droite avec les industriels et les professions libé-
rales du côté des dominants et de la droite et les ouvriers et en particulier les
mineurs du côté des dominés et de la gauche. Mais une lecture horizontale
montre une structure en chiasme, la détention de capital économique sans
capital culturel inclinant à droite (petits patrons) et le capital culturel sans
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capital économique (enseignants, intellectuels), inclinant à gauche. Les
instituteurs se retrouvent ainsi au niveau des mineurs, les professeurs du
secondaire et les artistes aux côtés des ouvriers (OS, OQ, manœuvres) et la
nouvelle petite bourgeoisie salariée à côté des techniciens et contremaîtres.
Depuis, le paysage socioprofessionnel a changé. Quand Bourdieu fait
ce schéma, les ouvriers représentaient près de 40 % des actifs, ils ne pèsent
plus qu’un cinquième aujourd’hui, dépassés par le groupe des employés
(30 %), dans une économie en voie de tertiarisation où le secteur des ser-
vices concentre plus des trois quarts des emplois. Dans le même temps, les
agriculteurs ont vu leurs effectifs divisés par trois et le groupe des artisans,
commerçants et chefs d’entreprise par deux : aujourd’hui l’ensemble des
travailleurs indépendants représente à peine 10 % de la population active.
Quant aux cadres et professions intellectuelles ils ont vu leurs effectifs
multipliés par quatre et les professions intermédiaires par deux : ensemble
ils comptent pour plus de 40 % des actifs en 2010 (contre 16 % en 1962).
Non seulement les effectifs du groupe ouvrier ont décliné mais ses condi-
tions de travail et d’existence ont évolué. Les restructurations industrielles,
l’automatisation et la technicité croissante de la production ont redéfini le
travail, fragmenté le milieu et généré une crise d’identité. Les forteresses
ouvrières – charbonnages, sidérurgie, mines, chantiers navals – ont fermé ou
réduit leurs effectifs. Le modèle de l’ouvrier qualifié de la grande industrie,
organisé et syndiqué, celui qui précisément apportait le plus volontiers ses
suffrages au Parti communiste, appartient au passé. Aujourd’hui plus de
deux ouvriers sur cinq travaillent dans le secteur tertiaire, comme chauf-
feurs, manutentionnaires ou magasiniers, ou dans les services marchands
en plein essor (intérim, nettoyage), dans des situations d’isolement et de
forte précarité. Un chômage de masse s’est installé à partir de 1974, qui
atteint 10 % de la population active (contre moins de 2 % dans les années
soixante), et qui affecte en priorité les ouvriers, surtout les moins qualifiés
330 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu

qui comptent plus de 20 % de chômeurs. Un processus d’« ouvriérisation »


des positions d’employés, dans le commerce et les services, rend poreuses
les frontières entre le monde des ouvriers et celui des employés au point
que des auteurs comme Thomas Amossé et Olivier Chardon [Amossé
et Chardon, 2006] considèrent qu’une nouvelle classe émerge, celle des
« travailleurs non qualifiés », ouvriers et employés confondus.
Le volume et la structure du capital économique et culturel, dans le
même temps, ont changé. Le rapport interdécile entre le revenu minimum
des 10 % les plus riches et le revenu maximum des 10 % les plus pauvres, a
décru des années 1970 aux années 1980, pour se stabiliser aux alentours de
3,4 (contre 4,5 en 1970). Mais depuis dix ans il y a une hausse spectaculaire
des très hauts salaires, et le revenu moyen des plus pauvres a augmenté
nettement moins vite que celui des plus riches [INSEE, 2011]. Et la crise
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qui débute fin 2008 a amplifié ces écarts. Le niveau global de capital cultu-
rel s’est considérablement élevé : 30 % des jeunes de 18 à 24 ans avaient
au moins le bac à la sortie du système scolaire en 1978, aujourd’hui ils
sont deux sur trois. Mais ce progrès même a rendu la situation des non
titulaires du bac encore plus difficile sur le marché du travail. Au total le
rapport de force numérique entre les groupes socioprofessionnels a changé,
ainsi que leurs conditions de travail et d’existence, et les niveaux moyens
de revenu et de diplôme ont augmenté, mais les inégalités demeurent et
parfois s’accroissent. Chez les salariés, quand on passe des ouvriers non
qualifiés aux cadres supérieurs, la proportion de bacheliers fait plus que
doubler ainsi que le revenu médian des ménages, tandis que le niveau
médian de patrimoine est multiplié par 40. Quant à la distribution entre
les deux espèces de capital, elle montre toujours un chiasme au sein des
classes « dominantes », opposant aux fractions les plus riches en capital
culturel mais relativement moins riches en capital économique (cadres
salariés) les fractions les plus riches en capital économique mais relative-
ment moins riches en capital culturel (patrons). Ainsi les commerçants et
artisans ont un niveau de diplôme à peine supérieur à celui des employés
mais un patrimoine médian 10 fois plus élevé.
Si les choix électoraux dépendaient seulement des positions sociales
relatives des classes et fractions de classe, le schéma de 1979 devrait être
toujours valable. Ce serait oublier leur dimension politique et partisane,
et le fait que l’offre électorale a également changé. La dynamique de
l’Union de la gauche la porte au pouvoir en 1981, après vingt-trois ans de
domination par la droite. Mais au sein de la gauche le rapport de forces
s’est inversé. Avant le retour au pouvoir du Général de Gaulle, un quart
de l’électorat environ donnait ses suffrages au Parti communiste. Après
1958, celui-ci se maintient aux alentours de 20 %. Quand Bourdieu écrit La
Distinction, c’est encore clairement le vote communiste et sa base ouvrière
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 331

qui structurent le champ électoral3. Mais l’image du Parti communiste et du


modèle soviétique qu’il incarne a déjà commencé à se dégrader et la vague
rose renforce son isolement. Aux législatives de 1973 ses scores dépassent
encore un peu ceux du Parti socialiste (21 et 19 %), en 1978 ils s’inversent
(21 et 23 %), en 1981 les socialistes prennent nettement l’avantage (16
et 36 %). La présidentielle de 2007 consacre l’effondrement électoral du
PC, Marie-George Buffet au premier tour ne recueillant plus que 1,93 %
des suffrages exprimés. La droite, elle, se divise en deux camps, avec en
1976 la création du RPR qui tente de refonder le mouvement gaulliste,
auquel répond celle de l’UDF en 1978 qui fédère les courants centristes
et libéraux. Il faut attendre 1993-1995 pour que le cycle mitterrandien
prenne fin, et 2002 pour qu’après une longue cohabitation (1997-2002) la
droite se réunifie au sein de l’UMP, et écrase la gauche face à la menace
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lepéniste au second tour.
Aux côtés des deux grands partis, de nouvelles forces ont fait leur
apparition. Les écologistes percent à partir des élections européennes de
1989 (plus de 10 %) et des régionales de 1992 (plus de 14 %), l’extrême-
gauche également dont la porte-parole Arlette Laguiller réalise un score de
5 % au premier tour présidentiel de 1995, tandis que celui de l’ensemble
des candidats trotskistes au premier tour présidentiel de 2002 dépasse
10 %. L’extrême droite, surtout, s’est imposée dans le champ politique.
Son décollage électoral se fait aux élections européennes de 1984, où le
leader du Front national recueille 11 % des suffrages. À partir de l’élection
présidentielle de 1988 son score se stabilise aux alentours de 15 %. La
scission de décembre 1998 en deux formations rivales, le Front national
de Jean-Marie Le Pen et le Mouvement national républicain de Bruno
Mégret ne stoppe que temporairement sa dynamique. Au soir du 21 avril
2002, Le Pen devance Lionel Jospin de près de 200 000 voix et se qualifie
pour le second tour où il rassemble 5,5 millions d’électeurs et 17,8 % de
suffrages. Et si lors du scrutin présidentiel de 2007 Nicolas Sarkozy capte
une partie de cet électorat, infligeant à Le Pen son plus mauvais score à
un scrutin présidentiel (10,4 %), la dynamique électorale frontiste repart
de plus belle depuis l’élection de Marine Le Pen à la tête du parti en jan-
vier 2011, qui, au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, frôle
les 19 % des suffrages exprimés.

3. Le premier facteur de l’analyse factorielle des correspondances faites sur les intentions de
votes par CSP en 1967-1968 est un facteur gauche communiste (61 % de la variance expliquée)
suivi par trois facteurs secondaires, vote de droite (18 %), centriste (15 %) et gauche non socialiste
(6 %) [Michelat et Simon, 1975, p. 299].
332 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu

les trajectoIres électorales des groupes


socIo-professIonnels (1978-2012)

Pour relier ces deux séries de transformations, on dispose de six enquêtes


post-électorales menées de 1978 à 2012, auprès de larges échantillons
nationaux représentatifs de la population française métropolitaine inscrite
sur les listes électorales qui indiquent à la fois le groupe socio-professionnel
d’appartenance de la personne interrogée et son vote aux divers scrutins.
Partant de l’hypothèse que la situation professionnelle est une variable
dont les effets se prolongent au cours des phases d’arrêt temporaire ou
définitif de l’activité, nous avons reclassé les chômeurs, les retraités, et les
femmes ayant arrêté de travailler en fonction de leur dernière profession
exercée. Et pour tenir compte de la tripartition progressive de l’espace poli-
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tique français et de la spécificité du vote lepéniste [Grunberg, Schweisguth,
1997], nous avons distingué trois choix possibles, votes pour la gauche ou
pour les écologistes, votes pour la droite modérée et le centre, votes pour
l’extrême droite.

Graphique 1. l’évolutioN de l’espace social des votes eN fraNce, 1978-2012

Axe 2
40,70 %

Axe 1
59,30 %
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 333

La fin de l’exception ouvrière

Une analyse factorielle de correspondance permet de visualiser ces trans-


formations de manière synthétique (graphique 1), en projetant sur l’espace
politique nos six groupes socioprofessionnels et en suivant leurs déplacements
dans le temps, d’une élection à l’autre. On voit alors apparaître clairement
trois phénomènes. Les commerçants, artisans et chefs d’entreprise, ont
renforcé leur ancrage à droite, tout comme les agriculteurs. Les ouvriers,
qui en 1978 et en 1988 étaient de loin l’électorat le plus à gauche, et dans
une moindre mesure les employés, se sont éloignés de leur ancrage initial et
rapprochés progressivement de l’extrême droite. Les salariés non ouvriers,
cadres et professions intellectuelles supérieures, et plus encore les professions
intermédiaires, ont évolué en sens inverse, se rapprochant du pôle gauche
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du graphique. Ces évolutions, on le voit, ne sont pas linéaires, il y a des
zigzags et des retours en arrière, rappelant que chaque scrutin est unique
et que l’offre et la conjoncture influencent les choix des électeurs. Mais les
tendances lourdes, sur ces quelques trente années, sont bien là.
Si l’on se contente d’opposer le vote pour la gauche au vote pour la droite
ou l’extrême droite au début de la période étudiée, les ouvriers se distinguent
nettement des autres électeurs par un vote beaucoup plus fréquent pour la
gauche (tableau 1). Il atteint 70 % au premier tour des élections législatives
de 1978, soit un niveau supérieur de 17 points au score national de la gauche
à ces élections. Mais progressivement cet écart va s’atténuer. À l’élection
présidentielle de 1988 il tombe à 14 points, en 1995 à 8 points, en 2002 il
n’y a plus de sur-vote ouvrier, et la gauche obtient désormais plus de voix
chez les professions intermédiaires (50 contre 43 %).
Dans le même temps qu’ils s’éloignaient de la gauche, les ouvriers,
avec les employés, se sont rapprochés du pôle de droite extrême incarnée
par le FN. Le recul du vote de gauche chez les ouvriers et employés s’est
fait essentiellement au profit du Front national qui a su capter leur ressen-
timent. Dès l’élection présidentielle de 1995, Le Pen arrive en tête chez les
ouvriers au premier tour (tableau 2). En 2007 c’est chez eux qu’il résiste
le mieux. Et en 2012 Marine Le Pen y fait un score record de 31 %. À la
faveur des déceptions suscitées par la gauche, le FN fait figure de défenseur
privilégié des petits contre les gros, du peuple contre « l’établissement »,
de ceux d’en bas contre ceux d’en haut.
Pendant plus d’un siècle, le conflit patrons / ouvriers a structuré le débat
politique français et incliné les premiers vers les partis de droite, les seconds
vers les partis de gauche, communiste et socialiste. Le vote lepéniste échappe
à cette logique, associant les ennemis de classe d’hier dans un même rejet
des immigrés. C’est d’abord chez les petits commerçants et artisans que le
candidat du FN fait ses meilleurs scores avant de percer dans l’électorat
334 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu

tableau 1. évolutioN du vote de Gauche par Gsp de 1978 à 2012 (eN %)

GSP Lég. Prés. Prés. Lég. Prés. Prés. Prés.


1978 1988 1995 1997 2002 2007 2012

PCA 31 32 19 31 20 24 33
Cadres 45 41 46 46 43 34 44
Prof. int 57 48 45 51 50 41 48
Empl. 54 52 38 52 39 35 44
Ouvriers 70 63 49 52 43 40 41
Agric. 26 29 20 27 18* 15 24*
Total 53 49 41 48 43 36 44
(3 867) (3 091) (3 149) (1 963) (2 826) (3 544) (1 952)
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Source : Enquêtes post-électorales CEVIPOF 1978, 1988, 1995 ; enquête post-électorale CEVIPOF-
CIDSP-CRAPS 1997 ; PEF2002 (vague 2, enquête post-électorale) et PEF2007 (enquête post-
électorale) ; enquête post-électorale CEVIPOF 2012. Pour 2012, nous avons fait le choix de ne
pas inclure le vote Bayrou parmi l’ensemble des votes de la gauche, malgré le choix personnel fait
par François Bayrou en faveur de François Hollande pour le second tour. Tous les pourcentages
sont pondérés en utilisant une pondération qui redresse les échantillons sur les variables socio-
démographiques et sur le vote du premier tour.

Note de lecture : Les pourcentages suivis d’un * correspondent à des effectifs trop faibles pour être
interprétés.

populaire. Cette conjonction de « l’atelier et de la boutique », constante à


toutes les élections nationales depuis 1986 est un des leviers de sa dynamique
électorale [Perrineau, 1997 ; Mayer, 2002]. Ce brouillage s’est renforcé à
l’élection présidentielle de 2002 où pour la première fois le leader du FN fait
une percée dans le monde rural et agricole. En 2002, le niveau du vote lepé-
niste atteint le même niveau chez les agriculteurs, les patrons, les employés et
les ouvriers, seuls résistent à son influence les salariés moyens et supérieurs.

Que reste t-il du schéma de départ ?

Sur l’élection de 2012, grâce aux enquêtes post-électorales, on dispose


des catégories socio-professionnelles détaillées, qui permettent une com-
paraison plus fouillée avec le schéma initial de Bourdieu. Une analyse de
correspondances multiples prenant en compte tous les choix électoraux
possibles au premier tour du scrutin présidentiel de 2012, y compris le
non vote4, révèle un premier facteur gauche / droite structuré par les votes

4. On a regroupé tous les répondants qui n’expriment pas une préférence électorale :
abstention déclarée, vote blanc ou nul, refus de répondre.
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 335

tableau 2. votes le peN aux scrutiNs présideNtiels (% suffraGes exprimés)

1988 1995 2002 2007 2012


Moyenne 15 15 17 11 18 (18)
PCA 19 19 22 10* 26(16)*
Cadres 14 4 13 7 6.5(6)
Prof. int 15 14 11 5 12(12)
Empl. 14 18 22 12 21(23)
Ouvriers 17 21 23 16 31(29)
Agric. 10* 10* 22* 10* 8*(21*)

Enquêtes CEVIPOF post-électorales en 1988, 1995, 2002, 2007 et 2012. Pour 2012 les chiffres entre
parenthèses sont ceux de l’enquête post-électorale CEE/TriElec (enquête « Économie politique du
vote »). Tous les pourcentages sont pondérés en utilisant une pondération qui redresse les échantillons
sur les variables socio-démographiques et sur le vote du premier tour.
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pour François Hollande et Nicolas Sarkozy et un clivage indépendants /
salariés. Du côté de la droite, comme cela avait été constaté par Bourdieu
du temps de La Distinction, on trouve les patrons de l’industrie et du
commerce et les agriculteurs, des catégories à fort capital économique
mais sans nécessairement un fort capital culturel. Du côté de la gauche on
trouve les salariés. Mais au sein de cet ensemble, tout a changé. Les plus
à gauche ne sont pas les ouvriers, ce sont les techniciens, les cadres et pro-
fessions intermédiaires du secteur public. Quant aux électeurs de François
Bayrou ils forment un bloc entre deux, attirant en priorité les employés
et professions intermédiaires du privé. Le second facteur oppose la droite
extrême et l’abstention au vote écologiste et il est clairement structuré par
le capital culturel, avec du côté du vote pour Marine Le Pen et du non vote
les ouvriers non qualifiés et les employés de commerce, du coté d’Éva Joly
les professions intellectuelles et les professions intermédiaires salariées du
secteur socioculturel. Le Front national fait exception aujourd’hui dans le
paysage politique français, dépassant les clivages de classe, à fondement
économique, sur un enjeu qui rassemble ses électeurs par ailleurs si divers :
l’immigration.
Les principaux clivages de classe mis en lumière dans les années 1970
n’ont donc pas disparu, ils se sont déplacés, sous l’effet du changement
socioprofessionnel et politique. L’opposition principale ne passe plus
entre ouvriers et non ouvriers mais entre travailleurs indépendants et
salariés, la résistance de la gauche chez les salariés moyens et supérieurs,
surtout dans le secteur public, venant compenser son recul chez les
ouvriers. La percée du FN vient brouiller les cartes, en attirant un électorat
populaire qui ne se reconnaît plus ni dans la droite ni dans la gauche.
Et le discours simplificateur du parti lepéniste, qui fait des immigrés la
cause unique de tous les problèmes de la France, et de la « préférence
336 trente ans après La Distinction de pIerre BourdIeu

nationale » le remède miracle au chômage, a plus de résonance chez les


personnes peu instruites.
Mais à aucun moment il n’y a d’« homologie » parfaite entre l’espace
social et l’espace politique, qui serait donnée une fois pour toute par la struc-
ture de classe. Il y a d’abord une autonomie relative du champ politique,
dont les acteurs ont des ressources inégales, des capacités différentes pour
exploiter les opportunités qui s’offrent à eux, des stratégies contrastées. Si
le potentiel électoral que représentent pour les droites extrêmes en Europe
les ouvriers et plus largement les « perdants de la mondialisation » [Kriesi
et al., 2008] est manifeste, toutes ne parviennent pas à le faire fructifier,
comme le montrent les cas allemands, britanniques ou wallons où ces
droites ne décollent pas. Leur percée n’est pas inéluctable, elle peut être
freinée par le mode de scrutin, le système partisan, la législation anti-extré-
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miste ou antiraciste, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite,
chaque élection intervient dans un contexte particulier, selon les candidats
en présence, les problèmes du moment, les péripéties et des évènements
marquants de la campagne. La présence de Jean-Marie Le Pen au second
tour de l’élection présidentielle de 2002 se joue sur 200 000 voix, large-
ment dues à la polarisation sur le thème de l’insécurité, alimentée par une
accumulation de faits divers sanglants relayés par les médias.
Du côté des électeurs il n’y a pas davantage de déterminisme social.
La condition de classe, au moment de voter, n’est qu’un élément du choix
parmi d’autres. D’autres identités peuvent lui faire concurrence, liées au
genre, à l’origine, à la génération d’appartenance ou à la religion. On sait
que les Français d’origine maghrébine par exemple votent massivement à
gauche, par solidarité de groupe, quels que soient par ailleurs leur profes-
sion, leur revenu ou leur diplôme [Brouard et Tiberj, 2005]. Et s’en tenir
aux groupes socioprofessionnels et à leurs déplacements dans l’espace
électoral est trop simple, il faut pour chaque scrutin et chaque type de vote
vérifier, toutes choses égales par ailleurs, quelle est la variable décisive, sans
oublier, parmi ces variables, l’effet du contexte local. Comme l’a montré
Florent Gougou à propos des ouvriers, à partir d’une analyse par cantons,
leur propension à voter pour la gauche, la droite ou l’extrême droite dépend
aussi du type d’industrie et de la tradition politique du canton, et ce sont
les ouvriers des terres de droite qui les premiers vont basculer du côté du
FN [Gougou, 2007].
En revanche l’intuition de Pierre Bourdieu quant aux effets inversés
du capital économique et culturel est plus que jamais d’actualité. Pour
beaucoup d’auteurs [Houtman et al. 2008 ; Bornschier, 2010] la variable
clé pour expliquer l’essor des nouvelles droites extrêmes en Europe n’est
plus la classe, mais le niveau d’études. La « révolution éducationnelle »
des années 1960 constituerait un nouveau « moment critique », à l’instar
retour sur l’hypothèse de « l’homologIe structurale »… 337

de la révolution nationale puis de la révolution industrielle hier, opposant


des groupes à haut niveau d’instruction, plus ouverts aux valeurs univer-
salistes et libertaires, aux groupes à bas niveau d’instruction, plus enclins
à les rejeter. Certains auteurs estiment même que l’éducation aujourd’hui,
comme la classe hier, serait génératrice d’identité et de conscience de
groupe, ainsi que de conflits intergroupes [Stubager, 2009]. Au moment
de voter, la dimension culturelle, sur l’axe autoritaire / libertaire, universa-
liste / communautariste, prendrait une importance accrue au détriment de
la dimension économique (interventionnisme / libéralisme économique)
qui structurait hier l’opposition gauche / droite et les conflits de classe.
Il faudrait, dans la perspective ouverte par Bourdieu, faire une analyse
plus poussée du clivage culturel au sein des « dominés », qui fait pencher
certains vers l’extrême droite, symétrique de celui qu’il analysait parmi
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les fractions dominées des classes dominantes, qui les inclinait à gauche5.

5. Pierre Bourdieu explique qu’il n’avait pas de données disponibles lui permettant de
creuser ce clivage parmi les classes populaires [Bourdieu, 1979a, p. 129].
L
24

a famille à l’heure de
l’individualisme

Jean-Hugues Déchaux
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L’individualisme n’a pas eu raison de la famille, qui reste une
institution centrale de la société, mais bien d’un certain « modèle
familial ». L’individu est désormais confronté au défi, voire à
l’angoisse, d’inventer sa famille en choisissant ses propres normes.

L
a famille, devenue « incertaine »1, aurait-elle cessé d’être une insti-
tution ? Les liens et les rôles en son sein ne seraient plus ni claire-
ment définis, ni pérennes. L’individualisme est alors accusé d’avoir
érodé l’institution familiale. L’individu ne voulant plus se sacrifier pour
la famille, c’est elle désormais qui doit lui offrir un cadre de vie épa-
nouissant, à la fois sécurisant et propre à garantir une certaine liberté.
La thèse se décline en deux versions. Les libéraux célèbrent l’avènement
de la démocratie dans la sphère familiale ; les conservateurs regrettent
la disparition des rôles, des rites, des valeurs morales qui assuraient à la
famille une place et une fonction sociales essentielles. Dans les deux cas,
la focale est sur l’individu.

1. Louis Roussel, La famille incertaine, Odile Jacob, 1989.

Jean-Hugues Déchaux est professeur de sociologie à l’Université Lumière-Lyon II. Il est


notamment l’auteur de Sociologie de la famille, La Découverte, 2009 et de Souvenir des morts, essai
sur le lien de filiation, Puf, 1997.

projet 322 – 2011, pp. 24-32, 4 rue de la Croix-Faron, 93217 La Plaine Saint-Denis
25
De fait, depuis deux ou trois décennies, les rapports entre l’individu

La famille à l’heure de l’individualisme


et le groupe familial se sont redéfinis dans le sens de prérogatives plus
grandes reconnues à l’individu. C’est vrai des rapports hommes/femmes,
des relations intergénérationnelles, mais aussi du « modèle de parenté »,
remis en cause avec les familles recomposées et homoparentales, l’essor
de l’adoption, le recours à l’assistance médicale à la procréation avec tiers
donneur. Doit-on conclure que les relations familiales se sont individuali-
sées ? Vivons-nous dans une société où chacun a le droit de concevoir son
intimité comme il l’entend ? La vie familiale serait-elle aujourd’hui plus
« privée », moins sociale, moins institutionnelle qu’hier ?

Derrière la vision monochrome qui conclut à la dilution des normes


familiales sous l’effet de l’individualisme, réside l’idée du marché, du
contrat, de l’échange comme mode de coordination au détriment de la
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règle, de l’institution. Cette position, partagée par les conservateurs et

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les libéraux, échoue à prendre la mesure des transformations de la famille
et ne voit pas qu’un nouveau paysage normatif est en train d’émerger2.
L’individualisme n’est pas le contraire de la régulation sociale, mais une
autre manière de se représenter et de vivre le lien à l’autre. Écartons le
mythe assimilant individualisme et déclin de la société, cette crainte naïve
d’une possible dissolution sociale. Montesquieu parlait de « l’esprit général
d’une nation » pour désigner une certaine manière de vivre qui fait l’unité
d’une collectivité. L’individualisme est cet esprit aujourd’hui. Loin d’être
une aspiration spontanée de chacun, c’est un produit social. Dès lors, la
vie familiale paraît, sinon plus sociale, du moins plus politique que par
le passé : les valeurs d’autonomie, de liberté et d’égalité, qui légitimaient
jusqu’alors l’organisation de l’espace public, gagnent l’espace privé.

- La quête de soi comme idéologie

La réalité paradoxale de l’individualisme est d’être un produit social qui


dévalorise ce à quoi nous assigne la vie sociale (tenir sa place, endosser des
rôles, s’appuyer sur des traditions…) au profit de ce que nous sommes
censés désirer, vouloir, choisir en tant que sujets autonomes et libres. Il
existe un lien entre cet esprit de dévalorisation de la vie sociale et la recom-
position des normes qui assurent une relative unité du corps social.

2. Certains éléments de ce texte ont été développés dans un précédent article, « Ce que ‘l’individua-
lisme’ ne permet pas de comprendre. Le cas de la famille », Esprit, n° 365, juin 2010, pp. 94-111.

Dossier—Famille cherche société


26
Le cœur du paradoxe est que l’individu « qui vit en ignorant qu’il vit
en société »3 est devenu le fondement d’un nouveau paysage normatif.
Peut-on dire qu’il est libéré du carcan de la tradition ? La liberté n’est pas
de l’ordre des choses que l’on puisse constater ou infirmer. L’individu est
en revanche « régulé » par tout un ensemble de dispositifs. Pour le socio-
logue, confronté à « l’extrême difficulté à formuler ce qu’est aujourd’hui
une vie en commun »4, le défi est de repérer les normes qui organisent la
vie familiale.
Pointer le déclin des grandes institutions qui exerçaient un magistère
moral (Églises, idéologies politiques et morales, patriotisme, conscience
de classe, etc.) n’est qu’un volet du problème. En rester là, c’est être pris
dans les simplismes d’une pensée dichotomique et croire en la possibilité
d’un vide social. Les normes, organisées en institutions, en significations
partagées, sont une fonction de toute société. L’individualisme génère, en
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tant qu’esprit social, ses propres normes. Celles-ci se présentent sous des
formes inédites, plus difficiles à percevoir : expertises, recommandations,
recours à la justice, modelage des aspirations, standardisation des besoins
par les prestations marchandes, etc.
Les personnes dépeignent aujourd’hui leur vie privée en parlant d’auto-
nomie, de liberté de choix, d’épanouissement, d’authenticité. L’expérience
amoureuse et familiale est devenue un impératif pour se découvrir, rem-
plaçant la tradition comme fondement du couple. Mais cette prétendue
quête de soi est aussi une idéologie au contenu très normatif, plus exac-
tement un ensemble de références qui s’impose à chacun sans sanction,
davantage par l’adhésion ou la persuasion que par la contrainte.
L’individualisme s’accompagne de normes, pas nécessairement nouvel-
les dans leur contenu mais qui, loin d’être toutes codifiées sous la forme
d’une règle instituée, se diffusent par des voies inédites jusqu’à atteindre le
cœur de l’intimité familiale. Elles indiquent aux individus ce que doit être
un bon couple, une éducation réussie, le bon âge pour avoir des enfants, la
bonne façon de vivre sa sexualité, la bonne distance avec les parents et les
beaux-parents, la bonne manière de divorcer, la bonne manière de vieillir,
la bonne mort… Ce n’est plus le groupe d’appartenance ou la religion qui
indiquent comment vivre en famille. Les réponses se trouvent désormais
ailleurs.

3. Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Seuil, 2009,
p. 425.
4. Alain Ehrenberg, « Société du malaise ou malaise dans la société ? », La vie des idées, 30 mars
2010 : http://www.laviedesidees.fr/Societe-du-malaise-ou-malaise-dans.html.
- Le nouveau paysage normatif
27

La famille à l’heure de l’individualisme


Les médias, très présents dans la vie quotidienne des familles5, sont un
des nouveaux prescripteurs de normes concernant divers domaines de
la vie privée : magazines (surtout féminins), guides pratiques, littérature
spécialisée, forums sur internet, reality show, etc. Autant de tribunes où il
faut rendre visible au plus grand nombre ce qui a trait à l’intimité. Cette
« extimité »6 souligne l’emprise de l’opinion commune, l’autorité invisible
qu’elle exerce dans les sociétés démocratiques et individualistes. L’un des
ressorts les plus efficaces de cette nouvelle normativité est l’angoisse de ne
pas être normal, d’être « à côté », « en avance » ou « en retard ». Se déve-
loppe avec les médias un souci d’être dans le même temps que ses pairs,
un conformisme très efficace qui n’est plus celui de l’étiquette sociale, mais
celui des aspirations, des repères cognitifs.
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La « marchandisation de l’intimité »7 est un autre canal par lequel se
répand une vision de l’épanouissement individuel débouchant sur une
normalisation de la vie familiale. L’industrie culturelle a conçu tout un
marketing destiné aux enfants. Il joue à la fois sur le grégarisme (« être
comme les copains ») et l’aspiration à devenir autonome au plus vite (« je
suis une personne à part entière »). Ainsi les normes de la classe d’âge
(style de consommation, goûts vestimentaires et musicaux, aspirations)
opposent-elles leur légitimité aux normes parentales ou scolaires. Un
autre aspect du rôle du marché concerne la professionnalisation de la vie
privée, à travers le développement de la sous-traitance, qui ne porte plus
seulement sur les activités domestiques (courses, ménage, garde, soins),
mais sur l’intime : éducation des enfants, organisation de fêtes ou d’an-
niversaires, tenue d’albums de photos ou confection de CD de souvenirs
familiaux, organisation de rencontres amoureuses ou amicales, organisa-
tion des obsèques que l’on souhaite pour soi.
Révélateur, le premier « salon français du divorce » s’est tenu à Paris
en novembre 2009 réunissant de nombreux professionnels, du cabinet
de détectives au coaching spécialisé en « reconstruction d’une vie sociale »
dont divorcés ou séparés pourraient avoir besoin. Ces services promeuvent
une vision du divorce décomplexée, sans tragique, l’idéal d’un divorce

5. Laurent Lesnard, La famille désarticulée. Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, Puf,
2009.
6. Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Ramsay, 2001.
7. Arlie R. Hochschild, « Marchés, significations et émotions : ‘Louez une maman’ et autres ser-
vices à la personne », in Isabelle Berrebi-Hoffmann (dir.), Politiques de l’intime, La Découverte,
2009, pp. 203-222.

Dossier—Famille cherche société


28
pacifique et réussi qui préserve les enfants et le couple parental. Est ainsi
proposée à la vente une définition implicite de ce qu’il est convenable de
penser et de faire entre conjoints, avec ses enfants et ses proches, vision
revue et corrigée par le marché de ce qu’est une famille. Subrepticement,
la culture gestionnaire fait son entrée dans la famille. Tout ou presque
peut devenir affaire de contrats, conclus ou rompus. La détresse n’a plus
de raison d’être si l’on sait rebondir avec pragmatisme.
La régulation sociale de la famille fait aussi intervenir le droit qui,
depuis longtemps mais de plus en plus, s’introduit au cœur de l’intimité,
rendant insupportable l’idée d’un vide juridique, comme s’il appartenait à
la loi de régler l’ensemble des problèmes entre parents. Comme l’observe
Pascal Bruckner8, avoir mis le droit au service des affects plutôt que l’in-
verse (encadrer la précarité des sentiments par la loi) débouche inexorable-
ment sur une hypertrophie juridique.
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- La rhétorique du bonheur
Ces normes nouvelles sont diffuses et sans magistère moral établi.
Situation étonnante : chacun s’imagine être unique et autonome, mais
subit une puissante pression. La normalisation de la vie familiale est
« douce et anonyme » pour reprendre les mots de Tocqueville. Douce,
parce que le contrôle est implicite et bienveillant. Il prend la forme de
conseils pratiques, de recommandations, de services, mais a pour effet
de façonner les aspirations. Anonyme, parce qu’on chercherait en vain
un magistère moral s’assumant comme tel et des institutions chargées de
diffuser la bonne parole.
Cette normativité s’appuie sur la caution des sciences psychologiques.
Les épreuves de la vie sont traduites en questions de psychologie appli-
quée. Comment s’épanouir dans son couple, dans sa sexualité ? Comment
éduquer un enfant tout en le préparant à devenir autonome ? Comment
élever seul son enfant sans le priver de ses deux parents ? Comment orga-
niser la prise en charge de ses vieux parents ? Comment préparer ses obsè-
ques sans solliciter ses descendants ? Cette psychologisation de la norme
va de pair avec l’individualisme comme « esprit social ». Plutôt qu’une
vision morale et politique de l’homme et de la société, prévaut une norme
dépolitisée reposant sur une conception essentialiste et désocialisée du
sujet : de quoi un sujet a-t-il besoin pour être heureux ? On est passé d’une

8. Le mariage d’amour a-t-il échoué ?, Grasset, 2010.


29
morale du devoir à une rhétorique du bonheur, mais la charge normative

La famille à l’heure de l’individualisme


est toujours là.

Dans le schéma classique, que l’on doit au sociologue Émile Durkheim,


la norme (extérieure car institutionnalisée) suppose la sanction. Le nou-
veau paysage oblige à sortir d’une sociologie du conditionnement qui voit
dans la norme l’exercice d’une contrainte externe, s’imposant du dehors,
pour privilégier l’hypothèse d’un acteur qui se forge des convictions à
partir de savoirs disponibles. Expliquer le respect de la norme, c’est resti-
tuer les raisons qui amènent un individu à adhérer à des représentations.
La décision d’organiser ses obsèques de son vivant, par exemple, est prise
au regard de conseils et d’une conception des relations entre générations
qui composent un cadre cohérent et auquel l’individu consent, au moins
implicitement.
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Les normes nouvelles de la famille forment un ensemble qui s’appuie
sur les valeurs d’autonomie, d’égalité, de contrat, de projet9, valeurs déjà
bien implantées dans le monde du travail et émergeant aussi dans la ges-
tion des affaires publiques. Pour autant, les schémas plus traditionnels
n’ont pas disparu. À côté des types familiaux « modernistes », marqués
par l’individualisme, d’autres restent attachés à une conception classique
des rôles de chacun et de la place de la famille dans la société, toute une
gradation étant repérable entre ces deux extrêmes.

- Chaque couple choisit sa formule

La famille est dès lors confrontée à l’abondance des normes plutôt qu’à
leur disparition. Un pluralisme normatif existait dans le passé, mais il était
celui des conditions sociales (appartenance de classe, régionale, religieuse,
politique). Dans une société marquée par de forts clivages sociaux, chaque
milieu se caractérisait par un modèle, étanche aux autres. Le pluralisme
existe désormais à l’échelle de chaque famille. Les normes sont partout,
mais aucune ne fait l’unanimité, sinon celle d’être « l’auteur de sa vie ».
Chaque couple doit choisir sa formule. Il le fait non pas en toute liberté,
mais en fonction de ses ressources et de ses contraintes. Ici réapparaissent
les différences de conditions sociales.

9. Jean-Hugues Déchaux et Nicolas Herpin, « Vers un nouveau modèle de parenté », in Pierre


Bréchon et Olivier Galland (dir.), L’individualisation des valeurs, Colin, 2010, pp. 47-63.

Dossier—Famille cherche société


30
En milieu populaire plus que dans les classes moyennes et supérieures,
les familles restent attachées aux normes anciennes en matière de répar-
tition sexuée des rôles, d’éducation des enfants, de rapport à l’environ-
nement10. La famille apparaît souvent comme un espace hiérarchique,
routinier, relativement indifférent au monde extérieur perçu comme
menaçant. Inversement, les familles de classes moyennes et, dans une
moindre mesure, de classes supérieures sont davantage séduites par les
normes nouvelles.
Dans les familles issues de l’immigration, le mariage des enfants est
constitué en enjeu identitaire par les parents qui cherchent à conforter
leur appartenance communautaire. Le recours aux schémas les plus tradi-
tionnels du mariage arrangé, moyen de préserver une identité mythifiée,
se heurte au désir des jeunes de choisir librement leur conjoint. Devant
cette contradiction, enfants comme parents apparaissent, y compris dans
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les cas de « mariages forcés », comme les « agents passifs d’une logique qui
les dépasse »11.

- L’angoisse due au trop-plein normatif

Cette abondance ne signifie pas que toutes les normes soient mises à plat,
chacun n’ayant plus qu’à choisir. Certaines sont majoritaires, d’autres
minoritaires. Toute forme de domination normative n’a pas disparu :
qu’on pense à l’exemple des familles d’origine immigrée. Le pluralisme ne
conduit pas forcément à plus de liberté individuelle. En revanche, coexis-
tent pour chaque individu ou famille des normes hétérogènes, les unes
traditionnelles et en perte de vitesse, les autres entretenant la croyance que
chacun est unique, mais déclinées en autant de versions qu’il y a d’experts
en « politique de vie ». Ces derniers s’expriment dans les médias ou sur le
net au nom de leur expertise savante, de leur connaissance du terrain, en
se défendant de prôner une option morale : c’est à chacun de se faire son
opinion – une manière pourtant de prendre position.
Dans ce paysage saturé et brouillé, qui donne l’impression d’une caco-
phonie, le rapport à la norme est désormais marqué par l’anxiété et source
de tensions. Les individus sont tiraillés entre des orientations qui leur sem-
blent également légitimes. Une partie des problèmes que rencontrent les

10. Jean Kellerhals, Éric Widmer et René Levy, Mesure et démesure du couple, Payot, 2004.
11. Gérard Neyrand, Abdelhafid Hammouche et Sahra Mekboul, Les mariages forcés. Conflits cultu-
rels et réponses sociales, La Découverte, 2008, p. 51.
31
familles au quotidien résulte de cette difficulté à articuler, tenir ensemble,

La famille à l’heure de l’individualisme


ces différentes normes. Ainsi, en matière éducative, la famille est écartelée
entre les nouvelles normes de l’épanouissement de l’enfant (l’enfant est
une personne, les parents des « accompagnateurs » qui doivent l’aider à
se construire et à devenir lui-même), la pression croissante du groupe des
pairs, la présence des médias et du marché et le désir des parents d’assurer
la position sociale de leurs enfants. Toute la difficulté est d’arriver à se
fixer un cap et de s’y tenir. C’est un problème de trop-plein plutôt que de
vide. Les normes se relativisant les unes les autres, le choix des possibles
s’est ouvert pour les individus. Loin de s’opposer à la contrainte sociale, il
en est le produit. L’ouverture des possibles est le fait d’une pression mul-
tiforme de la société sur l’individu.
Ce trop-plein débouche parfois sur des affrontements normatifs
dans l’espace public et donc sur une « politisation de l’intime ». Ainsi,
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la conception strictement bilatérale de la parenté est aujourd’hui débat-
tue : un enfant est-il l’être d’un seul père, d’une seule mère ? Et quid de
la différence des sexes au sein du couple parental ? Faut-il faire une place
à ceux qui concourent à « fabriquer » l’enfant quand le couple est infé-
cond ? S’affrontent ici différentes conceptions de ce qu’est (et doit être)
la parenté.
Lorsque les individus ne parviennent pas à agencer ces normes diverses,
ils se tournent vers les experts ou les pouvoirs publics. L’individualisme
alimente l’interventionnisme de l’État à qui l’on demande pêle-mêle : une
prise en charge des enfants jugés « difficiles », une aide à la « parentalité »
et à l’exercice du « métier de parent », une protection contre les risques
économiques de la séparation, une médiation dans les conflits familiaux,
une défense des femmes battues et des enfants abusés, une aide au soutien
familial à destination des personnes dépendantes… Ces demandes, sou-
vent légitimes, nées des contradictions de l’individualisme, contribuent à
entretenir le processus de normalisation douce.

- La famille demeure une institution


L’institution familiale demeure, mais ses formes changent. Les normes
familiales ne se présentent plus comme des prescriptions. Plus impercep-
tibles, elles s’apparentent à des conseils, recommandations, persuasions
et empruntent des voies inédites. Cette nouvelle normativité est liée à
l’émergence d’une société de la communication dans laquelle les messages
normatifs circulent de manière anonyme et insensible sans que l’on sache
toujours quelle en est la source. En ce sens, la famille reste une institution :

Dossier—Famille cherche société


32
elle est un système de normes qui rend possible le « vivre ensemble » au
sein du groupe familial.
Elle est aussi une institution dans le sens de processus de fixation de
la norme. Saturés de normes qui se relativisent les unes les autres, les
individus doivent produire un travail spécifique de compréhension et de
relation, pour articuler plusieurs de ces normes et en justifier la sélection.
Cette activité revient à instituer le quotidien de la famille en référence à
des normes sur lesquelles les personnes se sont accordées. Hier, il suffisait
d’endosser son rôle (celui de père, d’épouse, d’aîné, etc.). Aujourd’hui,
plusieurs rôles ou normes coexistent, chacun ayant sa légitimité. Certes la
vie normative n’est pas un supermarché : les choix sont guidés, encadrés,
situés. Mais rares sont les familles dans lesquelles, à un moment ou à un
autre, il ne faille pas justifier les options retenues ou prendre un autre cap.
Prolifération des normes et activité cognitive vont de pair : tel est le nou-
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veau régime de normativité familiale.
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Les trois temps des pluriparentalités en France
Une analyse de travaux empiriques contemporains
Agnès Martial
Dans Revue des politiques sociales et familiales 2021/2 (n°139-140), pages 89 à 97
Éditions Caisse nationale d'allocations familiales
ISSN 2431-4501
DOI 10.3917/rpsf.139.0089
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Les trois temps
des pluriparentalités en France
Une analyse de travaux empiriques
contemporains

Agnès Martial
Directrice de recherche, Centre national de la recherche scientifique –
Centre Norbert Elias

Les familles recomposées, adoptives ou issues du recours à l’assistance médicale à la procréation,


hétéro- ou homoparentales, semblent à première vue très différentes. Toutes produisent pourtant
des situations de « pluriparentalité », où coexistent diverses relations. Certaines sont liées à la
procréation, d’autres à l’intention de devenir parents, d’autres encore aux actes quotidiens de la
parentalité. Cette synthèse de travaux d’anthropologie et de sociologie des années 2000 à nos
jours propose d’analyser, dans le contexte français, les enjeux spécifiques à ces configurations rela-
tionnelles. Trois moments où se pose avec acuité la question des pluriparentalités sont distingués :
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la naissance de l’enfant, le temps de l’enfance et de l’éducation, le temps de l’héritage.
MOTS-CLÉS : pluriparentalité, adoption, familles recomposées, Pma

The Three Moments of Multi-Parenthood in France:


An analysis of Contemporary Empirical Work
Stepfamilies, adoptive families, families resulting from Assisted Reproductive Technologies (ART),
hetero- or homo-parent families appear to be very different at first sight. However, all of them
produce situations of “multi-parenthood”, where different potential relationships coexist. Some
are linked to procreation, others to the intention of becoming parents, and still others to the daily
acts of parenthood. This synthesis of anthropological and sociological works from the 2000s to the
present day proposes to analyse, in the French context, the specific issues at stake in these fami-
lies. Three moments where the question of multi-parenthood is raised are distinguished: the birth
of the child, the time of childhood and education, the time of inheritance.
KEYWORDS: multi-parenthood, adoption, stepfamilies, assisted reproductive technologies (ART)

Revue des politiques sociales et familiales | n°139-140 (2021/2-3) 89


Agnès Martial

Qu’est-ce que la « pluriparentalité », et quel peut être l’intérêt de cette notion dans
l’étude des formes familiales contemporaines ? La présente synthèse1 reprend différents
travaux d’anthropologie et de sociologie qui traitent de la situation en France des années
2000 à aujourd’hui, dialoguant avec les recherches anglo-saxonnes, pour montrer en
quoi la notion de « pluriparentalité » offre une clé de lecture révélatrice de dynamiques
peu soulignées dans les redéfinitions actuelles des liens entre parents. Cette notion peut
être utile dans l’étude des recompositions familiales, des situations adoptives contem-
poraines ou des familles issues du recours à la procréation médicalement assistée (Pma),
hétéro- ou homoparentales. Ces familles témoignent de la pluralisation des parcours
conjugaux et familiaux, liée à la moindre fréquence des mariages, à l’essor des pactes
d’union civile (Pacs) et des unions libres, ainsi qu’à l’envolée des désunions conjugales
durant ces dernières décennies : en 2018, si, en France, 68 % des enfants mineurs vivent
avec le couple, marié ou non, de leurs parents, 21 % grandissent dans une famille mono-
parentale et 11 % dans une famille recomposée (Agalva et al., 2020). La diversité des
manières de faire famille s’incarne aussi dans la pluralité des façons d’accéder à la paren-
talité. L’adoption internationale, actuellement en déclin, a néanmoins connu une forte
augmentation dans le dernier tiers du XXe siècle et au début des années 2000, offrant une
visibilité nouvelle à cette forme d’établissement de la parenté (Mignot, 2015a). L’essor de
la procréation assistée permet aujourd’hui à un nombre croissant de personnes seules
ou en couple de recourir, en France ou à l’étranger, à un donneur ou une donneuse de
gamètes, ou encore à une femme porteuse par la gestation pour autrui2 . Les parents,
dans ces différentes formes familiales, peuvent être incarnés par des personnes seules,
des couples de sexe différent ou de même sexe. L’institutionnalisation de l’homopa-
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rentalité a connu différentes étapes, marquées en France par de vives controverses : le
Pacs en 1999, Le Mariage pour tous et l’adoption de l’enfant du conjoint en 2013, jusqu’à
l’accès des femmes seules et en couple à la procréation médicalement assistée (Pma),
dont la reconnaissance est en cours dans la révision actuelle de la loi de bioéthique3.
Ces formes familiales, qui semblent à première vue très différentes, suscitent pourtant
des questions communes dès lors qu’elles font coexister, dans l’histoire des personnes
adoptées, élevées dans des familles recomposées ou issues de l’assistance médicale à la
procréation (Amp) plusieurs catégories de relations. Certaines sont liées à la naissance,
d’autres à l’intention de devenir parents, d’autres encore aux actes quotidiens de la
parentalité. Si ces différentes dimensions sont ordinairement réunies, dans les sociétés
occidentales, en la personne de deux parents (un père et une mère), elles apparaissent ici
diffractées en une pluralité potentielle de figures parentales. Dans une première partie,
l’analyse montrera en quoi ces situations pluriparentales peuvent être éclairées par les
recherches conduites en anthropologie. Ensuite, en prenant l’exemple français, seront
décrits les trois moments où se pose avec acuité la question de la pluralité potentielle de
différents « parents » : le temps de l’engendrement, le temps de l’enfance et de l’éduca-
tion, et le temps de la transmission d’un héritage. Ces différents moments révèlent, selon
les situations, des formes diverses de pluriparentalité.

1. Cet article présente la synthèse actualisée d’une publication antérieure (Martial, 2019).
2.La Gpa est interdite en France mais un petit nombre de couples hétérosexuels ou de couples gays y ont recours en se
tournant vers l’étranger (Côté et al., 2018).
3. Le projet de loi relatif à la bioéthique a été adopté en seconde lecture par l’Assemblée nationale le 31 juillet 2020 et
transmis au Sénat.

90 Revue des politiques sociales et familiales | n°139-140 (2021/2-3)


Les trois temps des pluriparentalités en France

La notion de « pluriparentalité » en anthropologie


Les formes familiales contemporaines témoignent d’une reconnaissance grandissante
des relations « sociales », volontaires ou choisies au fondement des liens entre parents,
dans des sociétés et cultures occidentales accoutumées de longue date à valoriser la
dimension biogénétique des liens entre parents (Fine et Martial, 2010). En accordant
une légitimité juridique à l’adoption plénière (1966), à la parenté d’intention dans la Pma
(1994) puis à certaines formes d’homoparentalité (2013 et 2020), le droit français semble
prendre ses distances avec un modèle reproductif selon lequel les parents d’un individu
ne pourraient être qu’un homme et une femme, censés l’avoir procréé.
Ces formes familiales multiplient également les acteurs impliqués dans la conception et/
ou l’éducation de l’enfant. Dans les familles recomposées coexistent des parents et des
beaux-parents. Dans les familles constituées par l’adoption, une mère et un père adoptif
élèvent un enfant né de personnes le plus souvent inconnues. La procréation assistée
engage la contribution de plusieurs individus à la conception de l’enfant par le recours
au don de sperme, au don d’ovocytes, à l’accueil d’embryons ou à la gestation pour
autrui. Ces configurations rendent alors visibles, en les distinguant, la dimension « bio-
logique » ou procréative et la dimension sociale des relations entre parents (Fine, 1998).
De nombreuses études empiriques se sont intéressées à la manière dont les parents et
les enfants s’emparent alors de ces différentes dimensions pour décrire leurs relations.
Elles s’accordent à constater leur coexistence, les liens se construisant dans un entrelacs
mêlant les références à la « nature » et la valorisation de leur dimension élective, affec-
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tive et sociale, tour à tour mises en avant selon les contextes d’action et les enjeux de
l’argumentation (Martial, 2003 ; Thompson, 2005 ; Bestard et Marre, 2009). En revanche,
ces dimensions peuvent être dissociées et réparties entre différentes catégories de per-
sonnes : celles qui ont conçu l’enfant, celles qui l’élèvent et celles qui sont juridiquement
reconnues comme ses « parents ». Les incertitudes que recouvre cette complexité nou-
velle suscitent régulièrement différents débats et propositions législatives, concernant
par exemple le « statut » du beau-parent dans les familles recomposées, ou le droit à la
connaissance des origines des personnes adoptées ou nées du recours au don en Pma.
Appréhender les parcours familiaux contemporains conduit alors à questionner la diffi-
culté, dans les sociétés actuelles, à concevoir et à accueillir des situations où figurerait
plus, autour d’un enfant, qu’un seul père et une seule mère. L’anthropologue Agnès Fine
(1998) suggérait ainsi, à partir de ses travaux sur l’adoption, de questionner les enjeux
d’une « pluriparentalité » inédite dans les univers de parenté.
Pour étudier les métamorphoses de la parenté contemporaine, l’anthropologie s’appuie
sur une démarche comparative qui consiste à observer les sociétés occidentales contem-
poraines à partir d’autres univers culturels. L’exercice de la maternité ou de la paternité
est en effet majoritairement conçu sur un mode exclusif. Les études conduites au sein de
sociétés où les dons et les transferts d’enfants sont généralisés suggèrent, au contraire,
que la parentalité peut être décomposée en différentes fonctions exercées par plusieurs
adultes, au-delà des seuls géniteurs de l’enfant. Dans différentes sociétés du centre et de
l’ouest africain, par exemple, le « confiage »4 des enfants dans la parenté élargie est une
pratique répandue, dont les sciences sociales étudient aujourd’hui les transformations
(Goody, 1982 ; Lallemand, 1993 ; Kamga et Tillard, 2013). Les déplacements d’enfants
élevés dans un autre foyer que celui de leurs géniteurs sont également fréquents dans
différentes sociétés océaniennes. Ils donnent lieu à la coexistence de diverses définitions

4. Le « confiage » ou « fosterage » désigne les situations dans lesquelles un enfant est élevé, de manière plus ou moins
durable, dans un autre foyer que celui de ses géniteurs, sans que cela conduise à un changement d’identité ou d’affiliation
(Lallemand, 1993).

Revue des politiques sociales et familiales | n°139-140 (2021/2-3) 91


Agnès Martial

des relations entre les parents, fondées soit sur les substances partagées du fait de la
procréation, soit sur d’autres « attributs matériels, affectifs et symboliques, tels que le
partage et l’échange nourricier, la générosité́, la confiance, l’intimité » (Massard, 1988,
p. 44). Ailleurs encore, à Zumbaga, dans la communauté de langue Quichua étudiée
par Marie Weismanthel en Équateur (1995), un adulte a plusieurs types de parents : un
homme l’a engendré, un autre a accompagné son enfance, une femme lui a donné nais-
sance tandis qu’une autre l’a nourri et qu’une troisième lui a appris à parler et transmis
ses connaissances.
Certaines de ces fonctions parentales relèvent de la procréation (concevoir et mettre
au monde), d’autres de la définition juridique de la filiation (rattacher un individu à un
groupe avec les droits et devoirs associés : transmettre une identité, un statut social
ainsi que l’accès à un ensemble de droits et de biens), d’autres encore de la parenta-
lité (éduquer, élever, nourrir, aimer) (Godelier, 2004). La notion de « pluriparentalité »
permet de décrire, en anthropologie, ces différentes contributions à la conception et
à l’éducation de l’enfant. Elle déborde ainsi le contenu que recouvre habituellement le
terme de « parentalité » puisqu’elle comprend à la fois les actes relatifs à la procréation
de l’enfant, la parentalité en tant que manière d’agir et la filiation en tant que lien juri-
dique. Elle peut alors être fort utile à la description des configurations familiales contem-
poraines, car elle permet d’y analyser les différentes manières dont coexistent les per-
sonnes liées à l’enfant par la procréation, par l’intention et les gestes de la parentalité,
ou encore par le droit.
Les recherches sur ces familles ont mis en évidence trois moments clés des itinéraires
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biographiques et familiaux : le temps de la naissance et de l’engendrement, l’expérience
longue de l’enfance, le tournant où s’opère la transmission d’un héritage. Chacun de ces
différents moments permet de décrire une pluralité des rôles, des places et des statuts,
qui s’ordonnent différemment selon les situations.

Temps de l’engendrement et quête des origines


Le temps de l’engendrement, dans les familles adoptives comme dans les familles issues
de la Pma, traduit à la fois la place croissante faite au désir d’enfant ainsi qu’au projet
parental dans le champ de la parentalité, et la valorisation d’un « droit à la connais-
sance » des origines des enfants, qui produit des relations inédites. Comme le soulignent
Jérôme Courduriès et Flavio Tarnovski (2020) au sujet des familles homoparentales, la
notion d’« intention parentale » qui permet de valoriser et de reconnaître les parents qui
ont désiré l’enfant, et suscité par là sa venue au monde, constitue aujourd’hui une com-
posante essentielle de la parentalité. Une autre catégorie de personnes est également
présente dans l’histoire de l’enfant : celles qui ont contribué à sa procréation sans en
devenir les parents au sens légal et social. Il peut s’agir des parents de naissance d’un
enfant adopté, du « tiers donneur » en Pma, ou de la femme qui a porté l’enfant dans la
gestation pour autrui. Ces différentes figures ont d’abord été occultées par des dispo-
sitions juridiques effaçant leur existence ou rendant impossible leur identification, ainsi
que par le secret entourant l’adoption plénière puis la Pma avec don (Fine et Martial,
2010 ; Théry, 2010).
Elles sont ensuite progressivement entrées dans le débat public sous l’effet de diffé-
rents mouvements, constitués principalement par les personnes adoptées ou issues de
don en Pma. En France, dans le champ de l’adoption, les revendications pour l’accès
à la connaissance des origines personnelles, portées depuis le milieu des années 1990
par les enfants nés dans le secret et/ou adoptés parvenus à l’âge adulte, ainsi que par
des femmes ayant accouché « sous X », ont conduit à la création, en 2002, du Conseil

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Les trois temps des pluriparentalités en France

national pour l’accès aux origines personnelles (Cnaop). Les personnes nées dans le
secret peuvent s’adresser à cet organisme pour tenter d’identifier – et éventuellement,
de rencontrer – leurs « parents » de naissance, ceux-ci pouvant également s’adresser au
Cnaop pour y laisser des informations.
Dans le sillage de cette loi, les dossiers des enfants abandonnés, archivés par l’aide
sociale à l’enfance, témoignent de pratiques institutionnelles inédites de conservation et
de fabrication des traces d’une histoire – lettres, objets divers, albums témoignant des
premiers jours de vie et, parfois, de l’existence d’une « mère de naissance » de l’enfant –
révélant l’importance désormais accordée à la question des origines. Cette logique de
continuité narrative est toutefois limitée, dans le contexte français, par la protection du
secret demandé par l’accouchée et par la rupture complète des liens antérieurs à l’adop-
tion plénière de l’enfant (Martial, 2020). La voie institutionnelle est cependant loin d’être
l’unique moyen d’accéder à leurs origines pour les personnes adoptées, qui organisent
des voyages de retour au pays de naissance en contexte international et recourent de
manière croissante aux réseaux sociaux, voire aux tests Adn.
Bien que non autorisés en France, ces tests sont particulièrement investis par les adultes
conçus par don réunis dans l’association PMAnonyme5, dont les revendications d’accès
à la connaissance des origines ont rejoint, il y a plus d’une dizaine d’années, celles des
personnes adoptées. L’article 3 de la loi de bioéthique (2020) prévoit ainsi, en France, la
levée prochaine de l’anonymat des donneurs de gamètes. Les relations qui pourraient
être issues de ces différents accès à la connaissance interrogent. Excepté dans certaines
situations adoptives, ces liens fondés sur le seul fait de la procréation ne s’appuient sur
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aucune histoire ou expérience affective et quotidienne des relations entre les parents.
Ils ne peuvent faire l’objet, en cas d’identification, d’aucune traduction légale. Ils sont
enfin potentiels, mobilisables ou non, la quête des origines n’étant pas toujours ressentie
comme indispensable par les personnes concernées. Comment, dès lors, les définir, et
comment coexisteraient-ils avec la parenté adoptive ou d’intention ? Des premières
études, en France, explorent les discours et pratiques associés aux origines. Les travaux
d’Anaïs Martin (2019) auprès des personnes conçues par don en Pma montrent que la
relation au donneur relève plus souvent d’une dimension corporelle de l’identité per-
sonnelle que d’une relation considérée comme familiale, tandis que sont au contraire
mises en œuvre des stratégies de « ré-apparentement » (« re-kinning »)6 au père d’in-
tention lorsque la relation semble fragilisée par la découverte de l’existence du don.
L’étude des pratiques liées à la gestation pour autrui entre la France et l’Amérique du
Nord montre également que certaines familles donnent place à la femme qui a porté
l’enfant dans les récits de naissance ou maintiennent des relations avec elle et sa famille
(Côté et al., 2018).

Le temps de l’enfance et de l’éducation :


une pluralité non reconnue en droit français
Le deuxième moment privilégié de l’étude des situations pluriparentales est celui de l’en-
fance et de l’éducation, lieu d’exercice d’une « parenté pratique » quotidienne mêlant
les gestes du care (soins aux enfants), la prise en charge matérielle et les sentiments
familiaux (Weber, 2013). Celle-ci peut s’ajouter aux relations de paternité et de maternité

5. Voir le site internet https://pmanonyme.asso.fr/la-charte-de-lassociation-pma/ (consulté le 29 janvier 2021).


6. Sign Howell (2006) a forgé la notion de « kinning » (apparentement) dans l’étude de l’adoption : elle désigne le proces-
sus par lequel un nouveau-né ou un enfant est progressivement intégré dans son groupe de parenté par la construction
de relations signifiantes et permanentes avec ses parents, grands-parents, etc.

Revue des politiques sociales et familiales | n°139-140 (2021/2-3) 93


Agnès Martial

préexistantes et demeure juridiquement peu reconnue dans le cas des configurations


familiales pluriparentales. Elle est pourtant courante dans les familles recomposées,
entre beau-parent et bel-enfant, ainsi que dans les familles homoparentales constituées
par coparentalité7 où les conjoints des père(s) et (ou) mère(s) d’un enfant sont amenés
à participer à son éducation.
Comment reconnaître ces relations nourricières, éducatives et affectives, qui existent
aux côtés des relations de l’enfant avec son ou ses parents biologiques et légaux ?
En dépit de nombreuses propositions législatives, la parentalité, qui s’ajoute à la filia-
tion légalement reconnue, demeure peu régulée par le droit français, particulièrement
dans les familles recomposées. Pourtant, c’est sans doute dans l’exercice quotidien de
l’éducation de l’enfant que la pluralité des figures parentales suscite le plus fréquem-
ment des tensions, des conflits et des rivalités. En France, les recherches soulignent
l’importance du genre dans l’ordonnancement des places et des relations. Les travaux
sur les familles recomposées ont depuis longtemps décrit les attentes sociales distinctes
qu’affrontent les beaux-pères et les belles-mères, au sein de contextes résidentiels dif-
férents. Plus souvent en situation d’élever au quotidien les enfants de leur compagne
en raison d’une résidence des enfants majoritairement fixée au domicile maternel, les
beaux-pères sont ainsi fréquemment dépeints, dans les récits de leurs beaux-enfants,
par leur capacité à se comporter comme de « généreux pourvoyeurs » du foyer recom-
posé (Martial, 2005). À l’inverse, les belles-mères sont décrites comme des rivales des
enfants de l’union antérieure, en concurrence avec eux pour l’accès aux ressources du
père. Dans ce contexte, il est attendu d’elles qu’elles assument la gestion domestique de
la présence intermittente des enfants de leur conjoint sans qu’une relation de parentalité
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quotidienne puisse se nouer (Cadolle, 2000). Ces résultats pourraient sans doute être
aujourd’hui nuancés du fait de l’essor des organisations alternées de la résidence des
enfants dans l’après-séparation.
Dans les familles homoparentales constituées par coparentalité se dessine également
une forte asymétrie entre maternité et paternité. Les femmes y occupent plus souvent
une place prépondérante dans l’éducation des enfants face à un ou deux hommes pour-
tant désireux de jouer eux aussi un rôle de « parent » à part entière. Comme le montre
Martine Gross (2016), les tensions et les conflits potentiellement à l’œuvre dans ces
familles se traduisent alors par la rivalité du père de l’enfant et de la compagne de la
mère, le conjoint du père étant relégué dans une position périphérique. Ainsi, la norme
implicite selon laquelle les femmes jouent auprès des enfants le rôle de parents princi-
paux demeure fortement présente dans ces configurations. Il apparaît donc difficile, face
à la diversité et à la variabilité des situations, de définir un « statut » de manière univoque
et systématique pour les parents « additionnels » dans le temps de l’enfance, d’autant
plus que la loi demeure peu encline à reconnaître plus de deux parents dans la vie d’un
enfant.

Le temps de la transmission patrimoniale


dans les familles recomposées
Le troisième moment révélateur de l’existence de configurations pluriparentales est celui
de la transmission, étudiée, en France, à travers l’héritage dans les familles recomposées.
Dans ces familles, au moment de préparer une future succession, un parent « en plus »

7.Dans ces familles, un couple d’hommes ou de femmes s’associe avec un couple ou une personne célibataire de l’autre
sexe pour concevoir et élever un enfant. L’enfant a donc une mère et un père biologiques et légaux, auxquels s’ajoutent
un ou des conjoints (non reconnus légalement en France comme les parents de l’enfant).

94 Revue des politiques sociales et familiales | n°139-140 (2021/2-3)


Les trois temps des pluriparentalités en France

envisage parfois de transmettre ses biens à l’enfant. Le temps partagé de l’enfance peut
en effet conduire à des situations dans lesquelles les relations unissant les beaux-parents,
les « demi- » ou « quasi- »8 frères et sœurs, fondées sur l’expérience longue de la coré-
sidence et de la coéducation, sont traduites en relations patrimoniales : le beau-parent
adopte alors son bel- enfant pour lui transmettre ses biens9 (Martial, 2009). En France,
l’adoption simple, contrairement à l’adoption plénière, ajoute une filiation à la parenté
de l’adopté sans supprimer les liens antérieurs. Cette addition intervient cependant à un
moment particulier des trajectoires familiales. Elle est rarement demandée et prononcée
lorsque l’enfant est mineur et que l’autre parent – par exemple le père dans le cas d’un
beau-père adoptant – est vivant, parce qu’elle suppose le consentement de ce dernier,
qui perd alors ses droits à l’autorité parentale10. Mais elle advient en fait bien plus tard,
au moment où le couple parental commence à préparer les conditions de sa succession.
Entre 1992 et 2007, la part d’adoptés simples majeurs se situait ainsi, en France, autour
de 85 %, et l’âge moyen de ces adoptés était de 33 ans (Belmokhtar, 2009). Entre les
années 1970 et la fin des années 2000, le nombre annuel de ces adoptions est passé
d’environ mille cinq cents à dix mille, cette augmentation résultant directement de leur
utilisation dans les familles recomposées (Mignot, 2015b). La majorité de ces adoptés,
déjà dotée d’un père et d’une mère reconnus en droit, se voit dès lors nantie de trois
liens de filiations. Le temps de la transmission dans les familles recomposées révèle ainsi
que l’expérience du temps de l’enfance peut motiver la reconnaissance juridique de plus
de deux filiations au moment du partage de l’héritage, conduisant à la multiplication de
nouvelles situations de pluriparentalité.
La loi française fixe cependant des limites à ces pratiques en empêchant la reconnais-
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sance de plus d’une relation parentale additive. Dans l’état actuel de la jurisprudence, il
est en effet impossible de recourir à l’adoption simple du bel-enfant par ses deux beaux-
parents11. Dans ce contexte, l’addition s’opère préférentiellement du « côté maternel »
de la famille recomposée. En raison des asymétries genrées des organisations postsé-
paration, les liens de parentalité quotidiens se sont noués, la plupart du temps, durant
l’enfance, au domicile maternel. Ce sont alors plus fréquemment les beaux-pères qui
adoptent leur(s) beaux-enfants, conduisant à l’addition des relations paternelles dans
des familles recomposées.

Conclusion
La notion de « pluriparentalité » et l’analyse de ses trois temps dans le contexte fran-
çais fait ainsi apparaître quatre dimensions constitutives des liens entre les personnes
dans les familles contemporaines. L’intention de devenir parent conduit des femmes et
des hommes à recourir à l’adoption ou à l’assistance médicale à la procréation. Une
demande de connaissance peut alors être exprimée par les personnes nées au cours de
ces processus ou par celles qui ont contribué, à des degrés divers et par des actes dif-
férents, à leur procréation. Par ailleurs, l’expérience de la parentalité quotidienne dans le
temps de l’enfance construit des relations additionnelles dans les familles recomposées

8.Dans les familles recomposées, les demi-frères et sœurs ont un parent en commun, les quasi-frères et sœurs sont les
enfants nés des unions antérieures des conjoints.
9.Beaux-parents et beaux-enfants étant juridiquement des étrangers en France, l’adoption simple de l’enfant du conjoint
permet un allègement des droits de succession au moment de l’héritage.
10. Ce qui rend son utilisation problématique dans les familles homoparentales créées par coparentalité.
11 .
L’arrêt de la Cour de cassation datant du 12 janvier 2011 considère en effet que « le droit au respect de la vie privée et
familiale n’interdit pas de limiter le nombre d’adoptions successives dont une même personne peut faire l’objet, ni ne
commande de consacrer par une adoption tous les liens d’affection fussent-ils anciens et bien établis » (Théry et Leroyer,
2014, p. 154).

Revue des politiques sociales et familiales | n°139-140 (2021/2-3) 95


Agnès Martial

ou les familles homoparentales créées par coparentalité. Enfin, la transmission d’un héri-
tage vient sanctionner l’existence de ces liens et conduit, dans les familles recompo-
sées, à leur transformation juridique en relations de filiation additives, plus fréquemment
paternelles.
La manière dont ces dimensions coexistent et s’articulent permet de distinguer diffé-
rentes configurations pluriparentales, auxquelles sont associées des attentes et des
enjeux distincts. Dans les familles homoparentales fondées sur la coparentalité, l’enfant
sait de qui il est né : l’enjeu de connaissance semble à écarter. En revanche, il existe bien
des parents d’intention, le ou les conjoints des parents biologiques et légaux de l’enfant,
qui sont aussi des « parents d’expérience », et pourraient devenir des parents qui trans-
mettent un héritage dans le cadre d’une succession. Les familles recomposées ne sont,
en revanche, concernées que par l’expérience de l’enfance et la transmission, les beaux-
parents n’étant pas des parents d’intention et le moment de l’engendrement de l’enfant
ne référant pas à une situation de pluriparentalité.
Ces configurations révèlent l’incidence conjuguée de la parenté quotidienne et des rap-
ports de genre dans la façon dont se construisent les relations familiales pluriparen-
tales, jusqu’à la formalisation juridique d’une filiation additionnelle, plus fréquemment
paternelle. Dans les familles adoptives et les familles nées de l’assistance médicale à
la procréation, l’intention, l’expérience et la transmission ne sont incarnées que par
deux parents légalement reconnus, qu’ils soient de même sexe ou de sexe différent.
Cependant, ces familles sont confrontées aux demandes d’accès à la connaissance des
origines personnelles et à l’émergence de relations et de figures liées aux circonstances
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de la conception : aujourd’hui, des personnes adoptées ou conçues par don de gamètes
cherchent et parfois trouvent ces figures additionnelles, qu’elles doivent ensuite faire
coexister avec leur parenté adoptive ou d’intention. S’ouvre ainsi un volet encore peu
exploré des pluriparentalités contemporaines12 .

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collection Penser le Genre, p. 123-135.

12 .
L’étude de ces relations singulières est au cœur du programme Anr Origines. Aux marges de la parenté. Origines et
nouvelles configurations familiales, coordonné par A. Martial : https://www.anr-origines.fr/ (consulté le 10 mars 2021).

96 Revue des politiques sociales et familiales | n°139-140 (2021/2-3)


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TD Evolutions sociales et concepts sociologiques
Licence de sociologie, première année

Semestre 2
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Les étudiants de Licence 1 et la socialisation aux études
universitaires : une expérience sous tension

Aziz JELLAB 1

Depuis plus de deux décennies, la massification de l’enseignement supé-


rieur a eu pour effet de disqualifier l’université, comme en témoigne
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l’engouement pour les filières sélectives (CPGE, STS, IUT), et de renforcer un
peu plus les difficultés d’affiliation chez les étudiants inscrits en Licence 1.
Le propos de cet article, issu d’une recherche en cours, consiste à mettre
en évidence trois dimensions : la socialisation aux études et aux normes
universitaires, les manières d’apprendre et les projets d’avenir qui dési-
gnent les tensions traversant l’expérience des étudiants de Licence 1.

À un moment où l’identité et les missions de l’université font l’objet de


nombreux débats sur fond d’évolutions institutionnelles sensibles
(Felouzis, 2001 ; Musselin, 2009), la question de l’affiliation des étu-
diants (Coulon, 2005), de leur réussite et de leur insertion professionnelle
à l’issue de la formation s’impose avec force. Pourtant, la diversité des
publics en formation, les différences entre les filières (entendues en
termes de savoirs enseignés et de ce qu’ils induisent comme effets selon
le degré de proximité ou de distance avec les savoirs plus ou moins
maîtrisés, plus ou moins inédits eu égard aux matières enseignées au
lycée) et l’hétérogénéité des pratiques pédagogiques, laissent augurer des
différences dans le rapport aux études, et aux savoirs chez les étudiants.

L’université en mutation : la démocratisation en question

L’université de masse suscite de nombreux débats et elle fait l’objet


d’une multitude d’interrogations, comme en témoignent non seulement
les différentes réformes engagées depuis les années 80 mais aussi les
enquêtes menées par des institutions et des observatoires publics, tel
l’OVE (Observatoire de la vie étudiante) créé en 1989. C’est aussi une
manière de se « représenter » les enjeux sociaux de l’université française
qui transparaît dans ces débats, notamment pour ce qui est des conditions

1. Professeur Université de Lille III, Directeur du CERIES.

103
VARIA

de vie étudiantes, de la place de l’autonomie politique de l’université


quant à la production des savoirs et des échanges avec l’environnement
socio-économique, de la manière dont on peut assurer le suivi des étu-
diants afin de lutter contre l’échec et les désaffections, du mode de
recrutement et de formation des enseignants-chercheurs, ou encore des
ressources à mobiliser pour promouvoir des « pôles d’excellence ». Les
projets politiques pour l’université sont loin d’obéir à un programme
bien réfléchi et à un idéal démocratique assumé, et une analyse socio-
historique (Vasconcellos, 2006) montre que les différentes réformes ont
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été engagées dans l’urgence pour faire face à des « crises » perçues
comme conjoncturelles. La massification a conduit à une démocratisa-
tion quantitative qui n’empêche pas une « démocratisation ségrégative »
(Merle, 2000). Ainsi, en 1959, le taux d’accès à l’enseignement supé-
rieur (toutes filières confondues) était de 43,8 % chez les enfants de
cadres supérieurs, de 22,9 % chez les enfants de cadres moyens, de
7,8 % chez les enfants d’employés et de 0,8 % chez les enfants
d’ouvriers. En 1993, ces taux atteignent, respectivement, 96,3 %,
41,1 %, 36,3 % et 13,2 % (Recensements INSEE et documents MEN,
Enquête Panel 1993. On doit néanmoins souligner, comme le rappellent
Blöss et Erlich, que ces chiffres donnent lieu à deux interprétations
différentes : si l’on opte pour une échelle additive, les écarts entre les
catégories sociales se sont accrus (le pourcentage d’enfants de cadres
supérieurs à plus que doublé et l’écart entre cadres et ouvriers s’est
renforcé, la différence entre 96,3 % et 13,2 % est plus grande que celle
existant entre 43,8 % et 0,8 %) ; si l’on opte pour une échelle multipli-
cative, « très sensible à la faiblesse de la proportion de départ des enfants
d’ouvriers (0,8), [on remarque] que les rapports de proportions se sont
réduits au cours de cette période » (Blöss, Erlich, 2000, p. 749). Les
auteurs observent que « la généralisation de l’accès à l’enseignement
supérieur a donc, semble-t-il, profité bien plus aux classes supérieures
qu’aux classes populaires (la comparaison des taux logistiques entre ces
deux dates confirme cette évolution » (op. cit., p. 750). Ainsi, l’univer-
sité devient un terrain d’étude privilégié pour appréhender le processus
de démocratisation, processus qui est aujourd’hui déstabilisé par le
nombre de sorties sans diplôme universitaire et par l’émergence de la
thématique du « décrochage scolaire » dans l’enseignement supérieur.
Pour savoir si l’enseignement supérieur s’est démocratisé, il faut rai-
sonner en termes de filières, de valeur des diplômes, de mode de cer-
tification et ne pas se contenter d’une analyse en termes d’accès à tel

104 Sociologies Pratiques no 23/2011


Les étudiants de Licence 1 et la socialisation

ou tel niveau (Garcia, Poupeau, 2003). Le paradoxe de l’université réside


dans le fait que l’inscription des étudiants n’est pas sélective, alors que
les exigences intellectuelles y sont fortes. Ce paradoxe participe de la
désaffection pour l’université : « le caractère sélectif d’une formation
induit en soi un phénomène d’attraction, indépendamment de sa qualité
intrinsèque. Comment expliquer au public que les formations non sélec-
tives seraient aussi les plus exigeantes ? » (Vatin, Vernet, 2009, p. 55).
Le fait que l’université ne puisse pas sélectionner son public expliquerait
sa disqualification sociale et économique car ne disposant pas des
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mêmes armes pour lutter contre les formations concurrentes. On note,
depuis 20 ans, une inversion de la hiérarchie des valeurs entre l’univer-
sité et les filières courtes. En 1995, le taux de poursuite à l’université
des bacheliers généraux était de 71,6 % ; il passe à 59,7 % en 2006 (lors
de la même période, en lettres et sciences humaines, le taux passe de
26,4 à 20,7 % ; en sciences et STAPS, il passe de 21,1 % à 13,5 %). Les
élèves issus de milieu populaire portent d’abord leurs choix sur les IUT
puis sur les STS (en 1995, le taux de poursuite des études en IUT et en
BTS était de 8,2 % et de 7,3 %. Ce taux passe à 10,5 % et à 6,9 % en
2006) (Cf. Note d’information du MEN 07-50, décembre 2007). Des
enquêtes sociologiques récentes (Gruel, 2009) soulignent, néanmoins,
qu’au-delà de l’origine sociale, c’est le « type d’études » – le niveau de
sélectivité à l’entrée et en cours de formation, la spécificité des savoirs
qui y sont enseignés, les modes de socialisation aux exigences scolaires,
le degré d’encadrement pédagogique – qui constitue « une variable syn-
thétique qui subsume un grand nombre de propriétés ou de traits dis-
tinctifs » (Lahire, 2002, p. 90). On dispose en France de nombreuses
recherches traitant des « manières d’étudier » (Lahire, 1997) et de la
rencontre entre un public marqué par de fortes différences – scolaires,
sociales, dispositionnelles – et des pratiques d’enseignement amenées à
subir des changements sous l’effet de la massification (Galland & al.
1995 ; Boyer, Coridian, 2002 ; Soulié, 2002 ; Millet, 2003). Etudier à
l’université, c’est à la fois s’affilier aux normes (scolaires, organisation-
nelles, relationnelles, informelles), s’approprier des postures intellec-
tuelles, opérer une articulation plus ou moins réussie entre socialisation
(sociabilités, intégration au groupe étudiant, interactions pendant et en
dehors des cours) (Dubet, 1994) et apprentissages (scolaires, culturels...)
(Boyer, Coridian, Erlich, RFP, 2001). Mais en dépit d’une adhésion
répandue à l’idée selon laquelle la réussite à l’université implique un
travail scolaire soutenu, les étudiants consacrent un temps au « travail

105
VARIA

personnel » très variable selon le type d’études mais aussi selon leur
rapport même à ces études. Des différences notables sont alors obser-
vées chez des étudiants scolarisés dans une même spécialité disciplinaire
(Trinquier, Clanet, 2001).

Méthodologie de la recherche

Nous avons choisi d’enquêter auprès d’étudiants de l’université Lille


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3, scolarisés dans trois filières qui, à bien des égards, paraissent contras-
tées : la filière « Psychologie » qui accueille un public de masse (plus
de 1 400 étudiants inscrits en L1), dispense des enseignements exigeant
des compétences en sciences et évaluant les étudiants en recourant au
QCM (questionnaire à choix multiple) ; la filière LEA (Langues étrangères
appliquées) accueille une masse moyenne d’étudiants (environ 500 étu-
diants) et qui exige des compétences linguistiques dans trois langues
étrangères et paraît moins « adaptée » aux étudiants titulaires d’un bac-
calauréat autre que littéraire ; la filière « Histoire-Sociologie » qui
accueille, du fait de sa spécificité bi-disciplinaire, des effectifs plus
réduits (environ 80 étudiants), et exige un travail scolaire combinant
apprentissage des enseignements et travail de recherche personnel.
En 2009, les données de l’Ofive (Observatoire des formations, de
l’insertion et de la vie étudiante) concernant les taux de réussite dans
ces trois spécialités sont les suivants :

Taux de réussite brut en cursus Licence 1 Histoire,


LEA et Psychologie (Année 2008-2009)

Inscrits Admis Taux de réussite en %

L1 Histoire – 76 29 38,2
Parcours Sociologie (Filles : 31,6 ; Garçons : 44,7)

L1 LEA 473 174 36,8


(F : 38,7 ; G : 32,9)

L1 Psychologie 1 290 305 @23,6


(F : 26,4 ; G : 13,7)

Source : OFIVE, Taux de réussite en cursus Licence, Université Lille 3, Mars 2010.

106 Sociologies Pratiques no 23/2011


Les étudiants de Licence 1 et la socialisation

Ces différences valent moins comme éléments explicatifs des différentes


manières d’être étudiant que parce qu’elles supposent des différences en
matière de savoirs enseignés, susceptibles de retentir sur les modes d’affi-
liation à l’enseignement et à la vie universitaire. Les étudiants, inscrits en
Licence 1 ont été interrogés entre mars et mai 2010, à un moment où ils
ont connaissance des résultats des évaluations du premier semestre et où
ils doivent préparer les examens du second semestre. Nous avons focalisé
l’entretien sur leur trajectoire scolaire, sur le rapport à la vie universitaire,
sur le rapport aux enseignements, sur le travail scolaire au sein et en
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dehors de l’université et sur les projets d’avenir, notamment le projet
professionnel. Nous avons mené des entretiens avec 40 étudiants (20 étu-
diants scolarisés en L1 Psychologie, 12 en L1 Histoire-Sociologie et 8 en
LEA). Les thèmes abordés traitaient des points suivants :
– La scolarité antérieure au début des études universitaires.
– Les modalités de l’orientation (choix ou non de l’université,
recherche ou non d’information quant aux contenus de formation, aux
domaines d’insertion professionnelle...).
– Les manières de se socialiser à l’université (modes d’intégration à
la vie étudiante, sociabilités, assiduité aux enseignements, interactions
avec les enseignants, prises de notes en CM, en TD, fréquentation de la
bibliothèque universitaire, participation à la vie culturelle, aux loisirs
proposés par l’université, temps hebdomadaire consacré aux études et
aux autres activités...).
– Les manières d’apprendre (rythme du travail universitaire, techni-
ques d’apprentissage, de révision, de préparation des examens...).
– Projets d’avenir (projets scolaires, projets professionnels, engage-
ments divers...).
Les entretiens ont également évoqué « la condition étudiante » (condi-
tions de vie, ressources matérielles, logement, transports, cohabitation
et décohabitation familiale...), une condition qui structure partiellement
le rapport aux études et les projets d’avenir.

Le sens d’une inscription à l’université : entre choix,


repli et socialisation à des règles invisibles

Le premier constat que l’observateur peut effectuer réfère à l’éclate-


ment de l’expérience étudiante. Bien que de nombreuses régularités
jalonnent la scolarité en L1, les étudiants présentent un tableau de

107
VARIA

singularités qui modalise le discours ambiant et plus ou moins miséra-


biliste. En effet, l’université comporte des normes implicites – notam-
ment au niveau des modes d’appropriation des savoirs et des ressources
à mobiliser comme les manières de mettre à profit ces ressources – mais
elle est loin d’être vécue par tous les étudiants sur le mode de l’anomie
et de l’absence de repères. On peut tout aussi bien réussir scolairement
à l’université sans s’impliquer dans la vie universitaire (qu’elle soit
culturelle, syndicale, festive...). Inversement, certains étudiants s’esti-
ment parfaitement « intégrés » à des réseaux (militants, associatifs, syn-
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dicaux, politiques, culturels...) tout en étant en grande difficulté scolaire.
Il n’empêche que l’affiliation à l’université procède aussi des raisons
qui amènent à s’y inscrire. Les études à l’université ne sont pas toujours
l’aboutissement d’un projet, y compris pour une partie des étudiants
déclarant avoir « choisi la fac ».
Les contenus de formation sont invoqués pour dire les motifs du
choix : « L’Histoire me passionne, savoir ce qui s’est passé avant et
comprendre l’évolution de la société, ça m’a toujours intéressé... bon
au collège et au lycée, c’était un peu allégé, là, c’est plus passionnant
de savoir comment on fait aussi de l’historiographie » (Violette,
19 ans, L1 Histoire-Sociologie). L’échec dans une filière telle que la
médecine peut aussi générer un intérêt pour certains contenus amenant
à l’inscription dans une autre spécialité : « J’ai été passionnée par les
cours de psychologie durant ma première année de médecine, c’était
le cours où je ne m’ennuyais jamais », dit Céline (20 ans, L1 psy-
chologie). Chez Céline, le choix de la psychologie procède moins de
la réalisation d’un projet professionnel que de l’intérêt pour les
contenus intellectuels des savoirs enseignés. Cette dimension nous a
semblé fondamentale car susceptible d’éclairer sur la différence entre
le projet d’apprendre porté par de nombreux étudiants et le projet pro-
fessionnel, différence laissant augurer des rapports différenciés aux
savoirs. Le choix des études est parfois élaboré après une réflexion
sur ses « compétences » et sur celles exigées (ou supposées telles) par
la formation. David, 18 ans, explique ainsi le choix de la psycho-
logie : « J’ai hésité entre histoire, philosophie, sociologie et psycho-
logie, l’aspect scientifique de la psycho a déterminé mon choix ». Les
études à l’université peuvent être propédeutiques à l’entrée dans une
formation professionnelle : « J’envisage après la licence LEA de
compléter ma formation dans une école internationale d’import et
d’export » (Laurianne, 19 ans, L1 LEA). Le contexte de l’université est

108 Sociologies Pratiques no 23/2011


Les étudiants de Licence 1 et la socialisation

vécu en termes de rupture et rarement en termes de continuité avec


les études entamées au lycée. Cette rupture réfère d’abord à l’affai-
blissement des contraintes scolaires et institutionnelles (faible contrôle
des présences, absence de contacts directs entre l’université et les
parents, caractère ponctuel des évaluations) qui met directement les
étudiants devant la nécessité de s’organiser par eux-mêmes. Elle réfère
aussi au sentiment qu’il existe ce que nous appellerons une double
invisibilité : celle de l’étudiant, qui se perçoit comme un individu
« noyé dans la masse » ; celle du cadre institutionnel qui donne le
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sentiment que l’« on est un peu perdu ». Le sentiment du « flou »
évoqué par les étudiants couvre en réalité le fonctionnement de l’uni-
versité qui est faiblement lisible mais aussi leur propre rapport aux
études et aux savoirs qui les amène à devoir s’organiser par eux-
mêmes, à élaborer un projet d’apprendre et à construire éventuelle-
ment un projet professionnel. Ce sont in fine les finalités mêmes des
études qui deviennent problématiques pour une partie des étudiants
interrogés. Si le sentiment d’être plus « libre » qu’auparavant est lar-
gement plébiscité, il est modalisé par son envers qui est l’impression
d’être faiblement « guidé » et davantage exposé à l’incertitude entou-
rant la nature du travail personnel et son efficacité.
La socialisation de l’étudiant aux normes universitaires – notamment
pour ce qui est de l’organisation de l’emploi du temps, du travail per-
sonnel, et de la prise de notes – peut aussi s’effectuer parallèlement à
la construction d’une sociabilité avec d’autres étudiants. La sociabilité
étudiante s’organise, grosso modo, selon trois modalités : une socia-
bilité que nous pouvons qualifier de scolaire, où l’appartenance à un
groupe d’étudiants est conçue comme un appui et un collectif permet-
tant de réviser des cours, de préparer des exposés et d’échanger sur
des contenus intellectuels en phase avec la formation ; une sociabilité
« extra-scolaire » au sens où elle repose sur le partage d’un temps
commun, qu’il soit consacré aux loisirs, aux activités culturelles
(cinéma, bowling, boites de nuit...) ou au militantisme (au sein et/ou
en dehors de l’université) ; une sociabilité « mixte » qui recouvre la
dimension scolaire et extra-scolaire et qui autorise l’appartenance à plu-
sieurs groupes. Celle-ci oblige à des négociations à travers lesquelles
se dessine un processus de subjectivation : « J’ai plein de copains à la
fac et ailleurs, bon, à la fac, j’ai des amis avec lesquels je travaille,
je vais à la BU et on révise [...] j’ai des potes qui sont au MPA et à
SUD, je milite un peu avec eux, on est dans toutes les manifs mais je

109
VARIA

ne peux pas y passer tout mon temps, alors, je m’organise, un peu de


temps pour chaque chose [...] Je suis quand même ici pour étudier »
(Laëtitia, 19 ans, L1 Histoire-Sociologie).

Les manières d’apprendre : de la prise de notes au travail


d’appropriation des contenus enseignés

Les étudiants éprouvent de manière variable des difficultés quant à la


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prise de notes. Cela dépend des supports utilisés par les enseignants
(recours à des diapositives, aller et retour entre différents contenus,
lorsqu’on utilise par exemple Powerpoint), du débit de parole, des consi-
gnes formulées au fur et à mesure (par exemple le fait d’indiquer aux
étudiants que ce qui vient d’être énoncé est important à retenir ou à
noter). Avec le développement des TICE, les étudiants mobilisent égale-
ment des contenus « mis en ligne » (par exemple la plateforme
« moodle » qui est alimentée par des enseignants, il s’agit de résumés
de cours, de schémas, de références bibliographiques complémen-
taires...). Bouchaib, 20 ans, étudiant en psychologie observe : « Quand
les profs mettent des diapos sur moodle, j’écris juste ce qu’ils disent et
ensuite, je reprends chez moi les diapos, les schémas, les détails... mais
pour ceux qui ne mettent rien sur internet, c’est un peu plus compliqué,
on est obligé de tout noter... le pire, c’est les profs qui dictent parce
qu’on a tendance à vouloir tout noter, et quand ils vont très vite, on
n’arrive pas à suivre... ». Angélina, 18 ans, étudiante en psychologie,
indique bien la différence entre l’enseignant qui parle sans dicter, qui
ne se réfère pas seulement à son cours écrit et celui qui lit quasiment
ses notes, ce qui ne donne pas à la relation pédagogique un caractère
« interactif ». Pourtant, et paradoxalement, le cours dicté sécurise davan-
tage les étudiants que le cours « interactif ». Car si « c’est plus motivant
d’avoir un prof qui parle, qui donne des exemples, qui raconte des his-
toires », « on a plus de chance de réussir un QCM quand le prof a dicté
son cours », avance Erwan, 19 ans, étudiant en psychologie.
Le TD est largement plébiscité. Il incarne d’une certaine manière l’anti-
thèse des caractéristiques négatives de l’université : l’interconnaissance
entre groupes d’étudiants, le faible effectif, la proximité avec l’ensei-
gnant, le déroulement plus « cool » des enseignements caractérisent le
TD et contrastent avec l’anonymat et le sentiment d’être « une machine
à écrire » qui prédominent dans les amphis. « Les TD, c’est plus cool,

110 Sociologies Pratiques no 23/2011


Les étudiants de Licence 1 et la socialisation

c’est vachement mieux, on est en petit groupe, le prof explique mieux,


il ne dicte pas parce que ce n’est pas un cours théorique, c’est plus
pratique » (Thomas, 19 ans, L1 Histoire-Sociologie). Le TD est parfois
perçu comme un substitut aux cours que l’on « sèche » : « Parfois, je
ne vais pas au cours d’anglais, et comme j’ai des TD d’anglais, je rattrape
un peu les cours que je sèche » (Eloïse, 19 ans, L1 LEA). Les TD sont
aussi appréciés parce qu’ils permettent un travail entre étudiants (travail
de groupe, exposés collectifs, échanges sur des textes ou des exercices).
Les TD imposent également des contraintes comme la présence et le
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travail à préparer chez soi. À ce titre, certains étudiants s’absentent le
jour où ils doivent remettre un travail ou exposer les idées d’un texte.
La proximité avec les enseignants est également mal vécue par quelques
étudiants rencontrés, à l’image de Delphine, 20 ans, étudiante en L1
Psychologie. Craignant une exposition « forcée », elle s’absente en TD
d’anglais afin d’éviter d’être interrogée « devant tout le monde ». Les
TD sont perçus de manière variable selon les exigences qu’ils imposent,
les activités qui s’y déroulent et le degré de maîtrise des échéances dont
l’étudiant dispose (par exemple le fait d’anticiper et de préparer « à
l’avance » un exposé ou une synthèse documentaire).
Les cours sont considérés comme plus légitimes que les TD – ce qui
paraît logique dès lors que ceux-ci sont censés expliquer et prolonger
les idées développées en amphi. Les travaux dirigés sont vécus comme
un moment assurant un encadrement minimal du travail scolaire étu-
diant. Mais au fond, la différence entre cours et TD désigne la nature
des relations qui s’instaurent entre les étudiants et les enseignants.
Les manières d’étudier et d’apprendre reposent sur un bricolage indi-
viduel, sur ce que nous pourrions appeler une « didactique profane »
opérant par tâtonnements, par ajustements et par autoévaluation de ses
apprentissages plus ou moins approximatif. Edwin, 19 ans, étudiant en
L1 LEA, explique comment il procède pour apprendre les cours : « Je
relis mes cours en surlignant des passages importants, je fonctionne
aussi avec des carnets pour l’anglais, l’allemand et le néerlandais,
notamment pour le vocabulaire... et à l’approche des partiels, je fais des
fiches qui résument tous les cours ». Cet étudiant en réussite « ne laisse
jamais s’écouler beaucoup de temps entre les cours et les révisions, pour
le vocabulaire, quelques heures après les cours, je me mets au travail...
pour les autres cours comme le droit, l’éco, les maths, je laisse passer
un peu de temps, en général, 5 à 6 jours, ce qui m’amène au week-end
pour travailler ».

111
VARIA

Les étudiants élaborent, chacun à sa manière, des stratégies adaptatives


quant à la prise de notes, aux révisions, à la préparation des examens, au
travail scolaire lorsqu’il faut rendre un devoir (en TD notamment). Les
manières d’apprendre relèvent de singularités pratiques qui varient selon
l’étudiant, selon son attention pendant les enseignements, selon les
moments où il révise (peu de temps ou longtemps après les cours par
exemple). L’institution scolaire n’enseigne pas les « manières
d’apprendre » mais exige de l’élève ou de l’étudiant la maîtrise de
connaissances et de compétences spécifiques. Julien, étudiant en His-
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toire, qui se dit « visuel », réécrit ses cours sur ordinateur et les relit
plusieurs fois pour s’en imprégner. Nadine, étudiante en L1 psychologie,
prend des notes au crayon de bois et « y repasse une deuxième fois au
stylo à bille à la maison ». C’est pour elle une stratégie efficace pour
mémoriser, d’autant plus que cette activité intervient peu de temps après
les cours. L’apprentissage des contenus enseignés prend souvent comme
objet les cours magistraux. C’est que l’essentiel des examens ponctuels
porte sur ces contenus et les étudiants sont majoritaires à évoquer les
cours magistraux lorsqu’ils sont invités à parler de ce qu’ils apprennent
et des modalités d’apprentissage. Angelina a recours à une stratégie qui
consiste à prendre de manière manuscrite les notes puis à les retranscrire
sur ordinateur. Cette retranscription est censée lui permettre de « mieux
les mémoriser ». Pourtant, Angélina insiste sur le fait qu’elle n’apprend
pas « par cœur » et que c’est plutôt la compréhension qui assure sa
réussite. Cette étudiante s’organise de manière « à retranscrire les cours
tous les week-ends et à ne pas les laisser s’accumuler pour ne pas être
débordée ». À l’approche des révisions, Angélina revoit ses cours
retranscrits et établit des résumés, ce qui l’a aidée à mieux réussir des
épreuves usant du QCM. Contrairement à la plupart des étudiants rencon-
trés, Angélina emprunte des ouvrages en bibliothèque et s’appuie ainsi
sur la bibliographie distribuée par les enseignants afin de « faire un
choix ». Si l’apprentissage des cours suffit pour réussir, Angélina estime
que la lecture de quelques ouvrages facilite la compréhension des ensei-
gnements et par conséquent leur assimilation.
Certains étudiants estiment qu’ils ont « bien appris les cours » quand
ils sont capables de « les expliquer à des amis ou aux parents ». Corentin,
18 ans, étudiant en L1 Psychologie, a recours aux fiches et aux annales
des examens pour apprendre. Pour lui, « quand on a lu et relu plusieurs
fois jusqu’à imprégnation des cours, on est prêt pour les examens... et
on peut aussi bien les réciter en les expliquant à des amis ».

112 Sociologies Pratiques no 23/2011


Les étudiants de Licence 1 et la socialisation

Mais il arrive que les manières d’apprendre se réduisent à un faible


temps consacré aux révisions, voire même à l’absence de travail per-
sonnel. Cela peut tenir au découragement qui affecte l’étudiant au fur
et à mesure du déroulement de l’année : « Je n’arrivais plus à suivre les
cours, à comprendre les textes en néerlandais et en russe, et comme
j’étais déjà très moyenne au début, je me suis découragée, et j’ai lâché
en cours de route » (Hélène, 19 ans, L1 LEA). Mais l’absence de travail
personnel peut remplacer une implication initiale et être concurrencée
par l’investissement dans d’autres activités : « Pendant le premier
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semestre, j’ai beaucoup bossé, j’ai appris mes leçons mais ça n’a pas
été suffisant, j’ai eu 7 de moyenne, et au S2, j’ai eu de grosses difficultés
en statistiques, en psychologie du développement et en anglais, je ne
venais plus en cours parce que ça ne servait à rien [...] comme j’ai trouvé
un boulot dans une cantine scolaire, j’espère qu’ils vont me donner plus
d’heures pour que je fasse de l’accueil en centre de loisirs » (Delphine,
20 ans, L1 Psychologie). L’exercice d’une activité professionnelle
devient alors plus attractif que la mobilisation sur les savoirs.
Si certains étudiants ont construit un projet professionnel – notamment
pour devenir éducateur spécialisé, assistante sociale, agent de développe-
ment dans le tourisme ou journaliste –, la plupart des jeunes interrogés
n’ont qu’une vision assez vague du domaine professionnel auquel ils
cherchent à se destiner. Contrairement à ce que l’on pouvait supposer, ce
n’est pas l’existence d’un projet professionnel préalable qui subsume le
rapport aux études et donne sens aux savoirs, mais c’est plutôt la confron-
tation avec des contenus intellectuels qui ouvre aux étudiants la possibi-
lité de construire des projets tout au long de leur scolarité. Cela nous a
amené à distinguer le projet d’apprendre – ou l’intérêt pour les savoirs
enseignés en tant que contenus intellectuels et culturels – des projets
d’avenir dont le projet professionnel n’est qu’une dimension parmi
d’autres. Et à l’heure où le discours politique est à la « professionnalisa-
tion » des formations, le constat que nous effectuons interroge sur les
dérives d’une conception utilitariste de l’enseignement universitaire.

La tension entre le projet d’apprendre et le projet


professionnel

Si les étudiants choisissent moins une filière pour réaliser un projet


professionnel que pour se former à des contenus plus ou moins

113
VARIA

« passionnants », il arrive souvent que la confrontation avec des savoirs


nouveaux contribue à faire émerger des projets d’avenir. On peut consi-
dérer que « Le projet est la représentation subjective de l’utilité des
études par un acteur capable de définir des objectifs, d’évaluer des stra-
tégies et leur coût » (Dubet, 1994, p. 513). Il ne saurait être l’expression
d’une pure liberté puisque beaucoup d’étudiants sont scolarisés à l’uni-
versité « par défaut ». Mais pour Dubet, « Cela ne signifie pas que l’indi-
vidu n’a pas de projet, mais qu’il n’a que celui qu’il peut avoir au bout
d’une série de renoncements » (op. cit., p. 513).
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Les choix de formation, bien qu’ils soient soumis à de nombreuses
contraintes – tels le niveau scolaire, l’offre locale de formation, les
moyens matériels dont dispose l’étudiant, les opportunités d’insertion
professionnelle anticipées, les procédures de recrutement dans les for-
mations sélectives telles les CPGE, les STS et les IUT ou encore les écoles
du service social et paramédical –, restent souvent soumis à une appré-
ciation subjective mêlant goût pour certaines disciplines au lycée et
sentiment d’en maîtriser les contenus, ce qui contribue à subsumer
l’impression d’être capable de s’intégrer et de réussir à l’université. De
nombreux étudiants font parfois ce que nous pourrions appeler une
« expérience du détour » qui consiste à s’inscrire dans une formation
« par passion », avant de se réorienter vers une formation dont le contenu
les « intéresse » et sans doute les rassure. Géraldine, 20 ans, rend ainsi
compte de son choix d’inscription en L1 Histoire-Sociologie : « ... quand
j’ai fini mon année de bac, je ne savais pas trop ce que je voulais faire
déjà comme métier, donc je ne savais pas trop non plus les études à
faire. Donc, j’avais plutôt regardé par rapport aux matières que je pré-
férais dans les cours... je faisais un bac ES [économique et social], donc
j’avais quand même beaucoup d’histoire... et moi, ça m’intéressait. Donc
au départ, je suis allée dans un centre d’information pour savoir ce qu’il
fallait que je fasse en histoire, ce que j’allais avoir comme cours. Et en
fait, la dame qui m’a accueillie m’a un peu... rebutée par rapport à
l’histoire, à l’origine. Donc en fait j’ai fait une première année en His-
toire de l’art ». La formation en arts du spectacle n’a pas été attractive,
le choix d’un parcours en Histoire/Sociologie lui étant apparu comme
judicieux étant donné qu’elle « aime les deux matières ». À l’instar de
beaucoup d’étudiants interrogés, Géraldine distingue l’intérêt pour les
études de son projet professionnel qui n’est guère élaboré. Les études
entreprises le sont par leur intérêt intellectuel et formateur, leur effet
quant à l’élaboration d’un projet professionnel ne constituant pas une

114 Sociologies Pratiques no 23/2011


Les étudiants de Licence 1 et la socialisation

priorité du moment. On voit ainsi que c’est moins le projet professionnel


comme préalable à l’entrée en formation qui soutient le rapport aux
études que l’inverse : la socialisation à des contenus scolaires ouvre sur
des perspectives d’insertion mais laisse le champ ouvert à une pluralité
de facteurs tels que les opportunités professionnelles, les bifurcations
vers d’autres filières d’étude ou encore le fait de découvrir d’autres
domaines professionnels méconnus.
Le projet professionnel s’élabore aussi bien pendant les études qu’en
amont de celles-ci. Certains étudiants comme Blondine (19 ans, L1 His-
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toire-Sociologie) ont effectué des recherches approfondies sur les
contenus de formation et sur ce qu’elle ouvre comme perspectives pro-
fessionnelles. Pourtant, le projet professionnel n’est pas la seule dimen-
sion qui intervient dans le choix des études. Même lorsqu’apparemment
les étudiants choisissent une filière débouchant sur un métier plus ou
moins identifié (les études de psychologie par exemple), ils sont nom-
breux à ne pas avoir de projet professionnel précis. Romuald s’est inscrit
en psychologie car il était « un peu perdu » et ne [savait] pas quoi
faire ! ». Certains étudiants découvrent leur « passion » pour les études
au fur et à mesure du déroulement de la scolarité. Nous avons rencontré
des étudiants en psychologie déclarant avoir été passionnés par des
contenus qu’ils méconnaissaient (par exemple en psychologie sociale, en
psychologie du travail) ; de même, des étudiants en histoire disent leur
passion pour l’analyse des archives ou pour la sociohistoire. Les diffé-
rentes manières d’étudier tiennent aussi aux caractéristiques sociales des
étudiants : les étudiants âgés sont parfois des salariés et cherchent, à
travers les études, à construire une identité sociale plus reconnue, à s’ins-
truire pour se distancier de leur routine professionnelle, etc.
Les projets d’avenir chez les étudiants interrogés couvrent trois réa-
lités potentielles : une poursuite d’études plaçant la durée et les savoirs
au premier plan (cela caractérise les étudiants le plus en réussite) ; un
changement d’orientation à l’issue du diplôme (soit pour compléter la
Licence 3, soit pour se spécialiser dans un autre domaine plus en phase
avec l’emploi, par exemple pour devenir enseignant, traducteur ou archi-
viste, cela caractérise les étudiants en réussite mais « moyens ») ; un
changement d’orientation avec ou sans la validation d’une année uni-
versitaire (il s’agit d’étudiants qui se sont repliés sur l’université faute
d’avoir réussi un concours ou à intégrer une STS ou un IUT).
On voit ainsi se dessiner deux types d’expériences à l’université :
une expérience portée par le projet d’apprendre, avec la valorisation

115
VARIA

des contenus de la formation et de leurs enjeux intellectuels, le projet


professionnel se situant au second plan et en tout cas, différé dans le
temps ; une expérience portée par le projet professionnel et entretenant
une plus ou moins faible proximité avec les contenus de formation.
Cette seconde expérience qualifie davantage les étudiants à faible res-
sources scolaires et qui restent assez « distants » à l’égard des savoirs
et de leurs enjeux culturels.
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Conclusion

Tout se passe ainsi comme si l’université était quasiment un « non-


lieu », une sorte d’abstraction n’existant, pour ainsi dire, que par les
étudiants qui la construisent comme telle. Ce qui frappe l’observateur,
c’est la difficulté qu’ont la plupart des étudiants à identifier les enjeux
de leur formation, la cohérence des contenus, voire les finalités des
études. Les quelques interactions qu’ils ont avec les enseignants ne suf-
fisent pas pour asseoir une socialisation scolaire soutenue par des « tiers
lettrés » (Roselli, Perrenoud, 2010). Incarnant souvent l’image du savoir
universitaire académique et décontextualisé, les enseignants sont perçus
comme plus ou moins accessibles, non pas au plan relationnel – les
étudiants considèrent, dans l’ensemble, que « les professeurs nous
consacrent du temps quand on les sollicite » (Jeanne, étudiante en L1
LEA) – mais au niveau des contenus intellectuels qu’ils enseignent et qui
sont parfois « très abstraits ». L’université est alors vécue comme un
« cadre » spatial et temporel dont la vie est ramenée à sa propre expé-
rience d’étudiant. Au fond, la vie universitaire n’existe que sous les
formes d’une somme d’individualités, chacun venant y trouver des
savoirs et des sociabilités construites au quotidien et rarement pré-exis-
tantes. Pourtant, si le les entretiens montrent, à l’évidence, que l’uni-
versité est souvent vécue comme une institution faiblement intégrée et
intégrante, les étudiants ne constituent pas un public homogène. Et c’est
l’intérêt d’une approche plus centrée sur des expériences singulières que
de montrer la complexité de l’expérience étudiante et par conséquent,
différentes manières d’étudier et de vivre l’université aujourd’hui.
Bernard Lahire observe que « ... tout oppose l’objectif lointain de la
dissertation finale dans les UFR de lettres et sciences humaines, qui
laisse les étudiants “libres” de déterminer les moyens les plus adéquats
de l’atteindre, aux micro-injonctions plus denses que constituent

116 Sociologies Pratiques no 23/2011


Les étudiants de Licence 1 et la socialisation

“devoirs”, exercices ou révisions prescrits quasi-quotidiennement au


sein, notamment, des classes préparatoires » (Lahire, 2000, op. cit.,
p. 255). La contradiction princeps que l’observateur peut effectuer à la
rencontre de l’université et de son mode de fonctionnement réfère aux
faibles moyens mis en œuvre en vue d’accueillir, de former et d’évaluer
les étudiants, alors même que leur profil scolaire exigerait au moins
autant d’attention et de ressources que pour le public fréquentant les
filières sélectives. Les étudiants que nous avons interrogés font l’apo-
logie de la liberté mais ils sont également nombreux à y voir une sorte
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d’anomie, dès lors qu’elle engage un travail scolaire qui reste à
construire, des manières d’apprendre qui restent à inventer. L’épuise-
ment guette ainsi les étudiants les plus fragiles, ceux qui ont l’impres-
sion de « lâcher prise » au fur et à mesure que les cours s’enchaînent et
que les contenus deviennent inaccessibles.
Le prix à concéder pour transformer une université de masse en une
université véritablement démocratique suppose une prise de conscience
de la part des enseignants mais aussi des instances dirigeantes, des
enjeux pédagogiques contenus dans la relation enseigner/apprendre. Or
ces enjeux se situent au plan de la proximité entre enseignants et étu-
diants, une proximité soucieuse de penser le lien entre les exigences
cognitives, l’affiliation à la vie universitaire – avec ses règles, ses tem-
poralités, ses espaces – et une mobilisation plus ou moins soutenue dans
la durée. Si l’enquête de l’OFIVE montre que les étudiants qui ont les
projets scolaires les plus étalés dans la durée, sont ceux qui ont le plus
de chances de réussir, cela suppose aussi que cette temporalité – ou
projet inscrit dans le long terme – s’opère sans encombre, sans doute
excessif, sans risque de découragement. Celui-ci peut alors être évité
via une attention continue aux étudiants les plus vulnérables. Bien sûr,
l’université et la « bonne volonté » de ses membres ne peuvent tout
maîtriser, et bien des facteurs non spécifiquement scolaires – des diffi-
cultés financières, des problèmes de santé, des soucis de tout genre –
peuvent peser sur le déroulement de la scolarité. Mais l’on peut consi-
dérer que la prise en compte des problèmes spécifiquement scolaires et
institutionnels – comme par exemple le manque de visibilité de certaines
formations, la faible clarté des finalités de certains enseignements – peut
atténuer le risque d’abandon et favoriser l’accès aux savoirs et à la
culture savante.
azizjellab@aol.com

117
VARIA

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118 Sociologies Pratiques no 23/2011


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20

Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ?


L’institutionnalisation du précariat
R O B E RT C A S T E L

L’emploi stable et protégé a constitué le socle principal de la


construction de la solidarité dans la société salariale. C’est sur la base
de l’appartenance professionnelle que se sont montés les systèmes de
protection pour mutualiser la prise en charge des risques sociaux. Une
typologie devenue classique a qualifié de « corporatiste-conservateur »
ce modèle qui en France (mais aussi en Allemagne et dans d’autres pays
d’Europe occidentale) fait dépendre les principales protections garanties
aux citoyens de la place qu’ils occupent dans la hiérarchie de la division
sociale du travail (Esping-Andersen, 1999). Dans cette configuration,
les prestations sociales sont faiblement redistributrices et fortement iné-
galitaires puisqu’elles reflètent largement la hiérarchie salariale. Mais elles
sont en même temps fortement protectrices et leur interprétation en termes
de « corporatiste-conservatrice » devrait ajouter que si la solidarité
s’exerce d’abord au sein de la « corporation », l’ensemble des salariés
sont néanmoins assurés et protégés par les régulations générales du droit
du travail et de la protection contre les risques sociaux. Dans cette
structure, la protection sociale se déploie sur la base d’un continuum
différencié de positions. Différencié, parce que la solidarité y est construite
à partir de la catégorie socioprofessionnelle, et que les diverses catégo-
ries socioprofessionnelles portent des caractéristiques très différentes.
Mais continuum quand même, parce que toutes les catégories de salariés,
des plus basses (niveau SMIC) aux plus élevées (cadres supérieurs) béné-
ficient des mêmes prérogatives sur le plan du droit et que l’État, en
dernière instance, garantit la synchronisation de cette pyramide
d’emplois. En principe et dans la mesure où ce système fonctionne,
aucune catégorie n’est exclue de l’accès à un minimum de ressources
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416 Sortir de la crise de la société salariale

et de droits nécessaires pour assurer son indépendance sociale. Pour tous


les salariés et quelle que soit la position qu’ils occupent dans la hiérarchie
socioprofessionnelle, le statut de l’emploi forme la base de l’économie de
la solidarité 1. La solidarité est une composante de la citoyenneté sociale
inscrite dans le statut de l’emploi.
C’est à partir de ce cadre que je voudrais situer la réflexion proposée
sur un « au-delà du salariat ». Pour ce faire, il faut rectifier cette formu-
lation qui risque d’induire un contresens sur le devenir du salariat. On
ne peut pas dire que nous sommes, ni même sans doute que nous allons
vers un « au-delà du salariat ». Nous ne sortons pas du salariat parce que
le salariat demeure la forme largement dominante de l’organisation du
travail (de l’ordre de 90 % de la population active en France) et que l’on
n’observe pas de baisse significative de cette proportion 2. Par contre,
on observe une transformation profonde de la condition salariale. Le
salariat apparaît de moins en moins structuré par cette configuration
spécifique de la relation salariale par laquelle, en contrepartie du rapport
contractuel à travers lequel il met sa capacité de travail à la disposition
d’un employeur, le salarié bénéficie de toutes les prérogatives du droit
du travail et de la protection sociale.
Soit donc la double donnée massive qui me paraît être au cœur de
la conjoncture actuelle. D’une part, le salariat est toujours la forme
dominante de l’organisation du travail dans notre société et les discours
sur la sortie du salariat n’ont aucune consistance (pour ne rien dire des
proclamations sur la sortie ou sur la fin du travail). Mais d’autre part et
en même temps, l’emploi classique est de moins en moins la forme
dominante de la structuration du salariat, en entendant par emploi
classique la figure qu’il a prise dans la société salariale : un emploi à
plein temps, programmé pour durer (contrat à durée indéterminée) et
encadré par le droit du travail et par la protection sociale. Autrement
dit, nous n’allons pas vers un « au-delà du salariat », mais nous nous
déplaçons sans doute vers un au-delà, ou un en deçà, de la forme quasi

1. Il existe bien entendu des statuts différents de l’emploi, ainsi entre la fonction publique et le
secteur privé. Néanmoins tous les emplois bénéficient de garanties statutaires, le contrat de
travail est encastré dans les régulations juridiques du droit du travail et de la protection sociale.
Sur ce point voir aussi, Supiot, 1994.
2. À l’étranger, la situation est plus contrastée puisque dans certains pays, en particulier en Amérique
du Nord, il se produit une croissance du travail « indépendant » ou « autonome ». Mais à l’inverse
et pour la majorité de la population de la planète, l’entrée dans la dynamique de la mondialisation
se traduit par une salarisation massive des activités agricoles et artisanales traditionnelles. En France
même, le processus de salarisation est toujours à l’œuvre dans les professions haut de gamme
comme les médecins, les architectes, les avocats, diverses catégories d’experts...
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 417

hégémonique de la relation salariale moderne qui s’était construite sous


le capitalisme industriel 1.
Je voudrais tirer les implications qui découlent de ce constat. S’il
est vrai que l’on observe un tel glissement dans le contenu que recouvre
la notion d’emploi, peut-être faut-il commencer à se demander si ce
n’est pas la conception même de l’emploi qui se transforme profondé-
ment, ainsi que la relation entre emploi et non-emploi. Pouvons-nous
continuer à opposer plein-emploi et chômage, emploi au sens plein du
terme et formes « a-typiques » d’emplois, emploi et « petits boulots »,
condition salariale et précariat ? L’hypothèse proposée est que l’on assiste
à un glissement de l’emploi classique vers des formes d’activités en deçà
de l’emploi et qui pourrait déboucher à la limite sur une société de
pleine activité toute différente d’une société de plein-emploi. Ce mou-
vement dessinerait une sortie de la société salariale qui ne serait pas
pour autant une sortie du salariat, car la plupart de ces activités pour-
raient demeurer salariées, mais elles perdraient des prérogatives essen-
tielles qui avaient été rattachées à l’emploi et lui donnaient un statut.
Ce qui ne manquerait pas de poser de redoutables problèmes pour
« repenser la solidarité » dans un paysage aussi différent de celui dans
lequel les principales solidarités s’étaient constituées dans la société sala-
riale sur la base du statut de l’emploi.

DU SALARIAT AU PRÉCARIAT

Partons d’un constat sur lequel à peu près tout le monde s’accordera
sans doute. On observe aujourd’hui une perte d’hégémonie de cet
emploi « classique » dont la position commence à se dégrader dans les
années 1970. Cette prise de conscience s’est faite progressivement avec
le développement de deux transformations décisives dans le monde du
travail, l’installation d’un chômage de masse et la précarisation croissante
des relations de travail.
– Il y a un chômage de masse qui affecte depuis plus de vingt ans
environ un dixième de la population active. Cette proportion a pu varier
quelque peu au-delà ou en deçà de ce seuil en fonction de la conjonc-

1. Ce que l’on appelle aussi fréquemment, à la suite des travaux de l’école de la régulation, le
rapport salarial « fordiste ». Mais j’évite cette expression car elle me paraît trop restrictive pour
des raisons que je dirai plus loin. J’entends donc par emploi « classique » le contrat de travail
inscrit dans un statut social donné par le droit du travail et la protection sociale.
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418 Sortir de la crise de la société salariale

ture. Mais le fait décisif paraît être l’existence apparemment incompres-


sible d’une population hors travail qui se compte par millions, en dépit
des multiples tentatives déployées au niveau des politiques de l’emploi
et du traitement social du chômage, et en dépit aussi des alternances
politiques.
– Parallèlement on a assisté au gonflement des formes dites « a-typi-
ques » d’emplois à durée limitée (CDD), missions d’intérim, travail à
temps partiel. Actuellement plus de 74 % des nouveaux contrats de tra-
vail passés dans l’année se font sous une de ces formes « a-typiques ».
D’où la multiplication des situations caractérisées par des alternances
entre deux emplois, la succession de périodes d’activités et d’inactivité
surtout pour les jeunes entrant sur le marché du travail. On peut appeler
précarité ces rapports plus labiles au travail qui contrastent avec la stabilité
et la consistance du rapport classique à l’emploi 1. Mais peut-être faut-il
aller au-delà de ce qui commence à faire figure d’évidence et interroger
plus avant la relation qui existe aujourd’hui entre emploi et chômage
d’une part, et entre stabilité et précarité de l’emploi d’autre part.
Par rapport au chômage, il faut rappeler que le chômage au sens
moderne du mot a été défini et se pense, explicitement ou implicite-
ment, sur l’horizon du plein emploi. Christian Topalov a bien montré
que notre conception du chômage qui se constitue dans les pays indus-
trialisés entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle suppose la
réunion d’un certain nombre de conditions précises, et en particulier
une définition rigoureuse de la population active et une nomenclature
de métiers répertoriés correspondant à des exigences de qualification et
durée qui ne sont pas celles de n’importe quelle activité. Par exemple
un chiffonnier ou un travailleur occasionnel ne font pas à proprement

1. Christophe Rameaux (Rameaux, 2006) est un des rares analystes à défendre au contraire une
certaine stabilité du rapport à l’emploi qui ne serait pas si différente de ce qu’elle était avant
les années 1970. Il est vrai que le monde du travail ne s’est jamais globalement caractérisé par
sa stabilité. Il y a toujours eu une mobilité professionnelle importante, y compris en période
de quasi-plein-emploi. Ainsi on a pu calculer que le taux de mobilité de la population active
(passage d’un emploi à un autre emploi, de l’emploi au chômage, du chômage vers l’emploi)
était de 12 % pour l’année 1974. Il est passé à 16,3 en 2001, ce qui pourrait paraître un
accroissement relativement limité (Germe, Monchatre, Pottier, 2003). Ce serait toutefois oublier
de distinguer mobilité contrainte et mobilité choisie. En période de quasi-plein-emploi, le travailleur
peut démissionner de son emploi pour en chercher un meilleur, tandis que dans la conjoncture
actuelle le changement dans le rapport à l’emploi se traduit le plus souvent par le passage au
chômage ou par le passage du chômage à l’emploi, voire du chômage au chômage après un
passage par l’emploi. Bien que la distinction entre ces deux types de mobilité soit difficile à
mesurer en toute rigueur, les auteurs de l’étude citée peuvent néanmoins conclure à un
« accroissement des mobilités de plus en plus lié à une déstabilisation de l’emploi » (p. 113).
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 419

parler partie de la population active et lorsqu’ils ne travaillent pas, ce


ne sont pas des chômeurs (Topalov, 1994) 1. Le chômage est ainsi la
conséquence d’un déficit entre l’offre et la demande d’emploi dans le
cadre strictement défini de l’ensemble des emplois, et le chômeur est
un « demandeur d’emploi » en attente de trouver une place dans la
nomenclature des emplois qui existent ou qui se créent. Lorsque
l’attente se prolonge, on parle de « crise » entendue comme un désa-
justement plus ou moins grave entre l’offre et la demande d’emploi sur
le marché du travail. Mais la gravité de ces situations de non-emploi ne
remet pas en question la complémentarité entre chômage et emploi.
Je fais l’hypothèse qu’il pourrait y avoir aujourd’hui des formes de
non-emploi qui ne seraient pas exactement du chômage, en ce sens
qu’il y aurait des demandeurs d’emploi qui ne seraient pas susceptibles
de trouver un emploi. Ils seraient dans le non-emploi plutôt que dans
le chômage parce qu’il y aurait un manque d’emplois qui ne serait pas
susceptible d’être résorbé. Tout se passe en effet comme si le nouveau
régime du capitalisme s’avérait incapable d’assurer le plein-emploi,
comme le montre l’existence de ce chômage de masse apparemment
incompressible et le fait aussi que même lorsque création d’emplois il
y a il ne s’agit pas d’emplois de régime commun mais d’emplois « a-typi-
ques » 2. Pour le dire autrement, dans la conjoncture actuelle et toutes
choses égales par ailleurs, on ne pourrait combattre le chômage par le
retour à l’emploi sous sa forme classique. Il y aurait ainsi un non-emploi
qui ne relèverait pas de la forme classique de sortie du chômage consis-
tant à rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande d’emploi.
Dans la même logique, il faudrait réinterroger ce que l’on entend
par précarité de l’emploi. Elle est communément pensée par opposition
à la stabilité de l’emploi commes le montre l’expression de « formes
a-typiques d’emplois » qui souligne un déficit par rapport au CDI conçu
comme la forme canonique du contrat de travail. Mais cette lecture
pourrait ne plus être adaptée à la situation actuelle s’il est vrai que la
dynamique profonde des transformations de l’emploi va dans le sens de

1. Le premier ouvrage qui expose avec rigueur la problématique du chômage moderne (Beveridge,
1909) commence par opérer avec rigueur cette séparation nécessaire entre les travailleurs
permanents ou auxquels il faut imposer la permanence du travail, et la nébuleuse des pauvres,
des vagabonds, des marginaux vivant d’expédients ou de petits boulots qui seront abandonnés
à leur sort ou relèveront au mieux de l’assistance. Il ne peut pas y avoir de chômage à proprement
parler si on ne commence pas par exclure de la problématique de l’emploi les populations
flottantes qui se situent aux marges du travail.
2. Selon les enquêtes Emploi de l’INSEE, entre 1993 et 2003, les emplois en CDD ont augmenté
de 60 %, les emplois en intérim de 160 %, et les emplois en CDI de 2 % seulement.
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420 Sortir de la crise de la société salariale

leur expansion. Expansion encore limitée car ces contrats de travail


restent très minoritaires en termes de stocks (13 % des emplois aujour-
d’hui, contre 3 % en 1970). Mais en termes de flux, c’est-à-dire d’entrée
sur le marché du travail, ils sont au contraire prépondérants (plus de
70 % des nouveaux contrats de travail actuellement). Si cette dynamique
se poursuivait, l’instabilité de l’emploi remplacerait bientôt la stabilité
de l’emploi comme le régime de croisière de l’organisation du travail.
Il n’y aurait alors guère de sens à nommer « a-typiques » des formes
d’emploi désormais majoritaires.
Il y a sans doute plus grave. Ces formes dites « a-typiques » ne
représentent elles-mêmes que des cas particuliers, en quelque sorte
eux-mêmes « classiques », des dérogations par rapport à l’emploi cano-
nique. Elles sont d’ailleurs parfaitement reconnues et assez bien proté-
gées par le droit du travail. Cependant il faut les replacer dans le champ,
lui aussi en expansion, de contrats de travail encore plus à distance de
l’emploi classique. Ainsi les dispositifs mis en place depuis le « pacte
pour l’emploi des jeunes » initié par Raymond Barre en 1977. Ils se
sont multipliés depuis à travers des réalisations comme les TUC (travaux
d’utilité collective) ou les CES (contrats emploi-solidarité), pour ne nom-
mer que les plus connus. On en a compté environ trente-cinq dont il
serait fastidieux de faire l’inventaire, d’autant que la plupart ont disparu,
mais aussitôt remplacés par d’autres. Aujourd’hui, ils sont actualisés dans
le volet emploi de la loi de cohésion sociale votée en 2005 et concernent
à la fois le secteur marchand et le secteur non marchand : contrats
d’avenir, contrats d’accompagnement dans l’emploi, contrats d’appren-
tissage, contrats de professionnalisation, contrats jeunes en entreprises,
contrats d’initiative emploi, revenu minimum d’activité... Programmés
pour la plupart sur cinq ans, ils devraient concerner entre deux et trois
millions de personnes.
À cette nébuleuse, il faudrait associer la foule mal explorée des
stages. Gratuits ou faiblement rémunérés, ils oscillent du stage bidon à
l’emploi déguisé et concernent environ 800 000 jeunes (Collectif Géné-
ration précaire, 2006). Mais il faudrait également prendre en compte
une bonne part des emplois récemment relancés par le « plan de déve-
loppement des services à la personne » du ministre de la Cohésion
sociale. On dit communément de ces services qu’ils représentent un
inépuisable « gisement d’emplois », ce qui n’est pas faux à condition
d’ajouter qu’il s’agit fréquemment d’activités faiblement qualifiées et à
temps partiel, un prestataire (ou le plus souvent une prestataire) distri-
buant des services de quelques heures à plusieurs personnes.
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 421

Mentionnons encore le développement des situations précaires dans


le secteur public qui passe généralement pour incarner la stabilité de
l’emploi. Pourtant en 2002, 16 % des salariés du public relevaient d’un
contrat court, contre 12 % des salariés du privé, et c’est dans le secteur
public que leur proportion a le plus augmenté depuis 1990, passant de
11 % à 16 %, contre 9 % et 12 % dans le secteur privé (Favre, 2006).
Ces situations sont extrêmement hétérogènes, CDD, auxiliaires, diverses
sortes de vacataires et d’emplois aidés, mais elles sont fortement mar-
quées par la précarité : seulement 24 % de bénéficiaires d’un contrat
court en 2000 se retrouvaient en CDI un an plus tard.
Enfin (mais je risque de ne pas être exhaustif), il faudrait inscrire
dans ce panorama ces deux initiatives récentes que représente l’instau-
ration du contrat nouvelle embauche (CNE) et du contrat première
embauche (CPE). Ces contrats sont dérogatoires au droit du travail en
donnant à l’employeur un pouvoir quasi absolu dans les procédures, ou
plutôt par l’absence de procédures de licenciement. Là aussi ces nou-
veaux contrats prennent place dans une longue série de mesures qui
restreignent progressivement les garanties du droit du travail (Droit social,
2005). L’ampleur inattendue de la mobilisation contre la dernière en
date de ces mesures, le CPE, a contraint comme on le sait le gouverne-
ment à la rapporter. Comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase,
elle a été le révélateur d’une prise de conscience de la profondeur et
de la gravité d’un processus de précarisation depuis longtemps à l’œuvre
dans le champ du travail.
Car c’est bien de cela en dernière analyse qu’il s’agit. Certes, la
plupart de ces mesures sont à chaque fois présentées comme provisoires
et destinées à servir de transition dans un parcours devant mener à
« l’emploi durable », comme on dit toujours. Mais l’expérience de ceux
qui empreintent ces parcours est souvent toute différente. À la place
d’une transition vers l’emploi durable, on observe fréquemment le pas-
sage d’un stage à un autre stage, ou d’un contrat aidé vers un autre
contrat aidé ou un emploi à durée limitée, avec entre-temps des périodes
plus ou moins longues d’inactivité, supportées par un peu d’aide sociale,
un peu d’aide familiale lorsqu’elle existe, et parfois aussi quelques acti-
vités délinquantes. On assiste ainsi à une installation dans ces activités
censées être provisoires et qui deviennent, si ce n’est permanentes, tout
au moins elles-mêmes à durée indéterminée.
De sorte qu’il faudrait sans doute aussi reconsidérer ce que l’on doit
entendre aujourd’hui par précarité. De même que vers la fin des
années 1970 la montée d’un chômage de masse a d’abord été pensée
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422 Sortir de la crise de la société salariale

comme un moment de crise dont on allait sortir à plus ou moins long


terme, les premiers développements de la précarité ont eux aussi été le
plus souvent considérés comme un mauvais moment à passer dont on
devait pouvoir « s’en sortir » en faisant preuve d’un peu de patience.
On a même pu entendre des éloges de cette précarité interprétée, pour
les jeunes surtout, comme des occasions de multiplier les expériences
et d’enrichir leur background professionnel. Mais aujourd’hui la précarité
s’installe en même temps qu’elle se développe. Elle devient ainsi une
condition en quelque sorte « normale » de l’organisation du travail avec
ses caractéristiques propres, et son propre régime d’existence. De même
que l’on parle de condition salariale (caractérisée par le statut de l’emploi
de la société salariale), il faudrait parler de condition précaire entendue
comme un registre propre d’existence du salariat. Une précarité per-
manente qui n’aurait plus rien d’exceptionnel ou de provisoire. On
pourrait appeler « le précariat » cette condition sous laquelle la précarité
devient un registre propre de l’organisation du travail.

SORTIR DU NON-EMPLOI PAR LE SOUS-EMPLOI ?

Je propose de rapprocher les deux propositions que je viens d’avan-


cer :
1. Il y a du non-emploi de masse qui n’est plus exactement du
chômage mais plutôt un déficit d’emplois ne permettant plus de consi-
dérer l’ensemble des chômeurs comme des demandeurs d’emploi en
situation de vacance plus ou moins longue par rapport à l’emploi.
2. On assiste parallèlement à l’institutionnalisation de conditions de
travail qui demeurent le plus souvent des activités salariées, mais qui ne
s’inscrivent plus complètement dans les cadres d’une condition salariale
à part entière. Elles dérogent sur un ou plusieurs points par rapport aux
garanties du statut de l’emploi quant à la durée, et/ou à la rémunération,
et/ou au droit du travail, et/ou à la protection sociale. Comme cas
limite d’une situation particulièrement dégradée, on peut évoquer le
Revenu minimum d’activité (RMA) institué par une loi de décembre
2003 portant réforme du RMI et repris dans la loi de cohésion sociale
de 2005. Il concerne des allocataires du RMI auxquels est proposé ou
imposé un contrat de travail d’une durée de 6 mois renouvelable deux
fois pour 20 heures de travail hebdomadaires payées au SMIC. La rému-
nération comprend l’allocation du RMI payée par l’argent public, com-
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 423

plétée par une contribution de l’employeur pour atteindre le SMIG


horaire. Les droits sociaux attachés au salariat (allocation chômage, droit
à la retraite) sont établis sur cette part restreinte versée par l’employeur,
de l’ordre de 130 euros par mois. Si l’on a mauvais esprit, on peut
calculer qu’il faudrait travailler ainsi 160 ans pour s’ouvrir un droit
complet à la retraite.
À ces deux données – l’existence d’un non-emploi apparemment
incompressible et l’institutionnalisation de formes de sous-emploi –, il
faut en ajouter une troisième pour reconfigurer l’état actuel du marché
du travail. On assiste en effet depuis quelques années à une extraordinaire
pression, pour ne pas dire à un chantage, afin de pousser tout le monde
au travail. Les discours sur la fin du travail et même sur le partage du
travail, pourtant si proches dans le temps, sont maintenant bien loin
dans les esprits. La polémique autour des lois Aubry sur la réduction
du temps de travail en particulier a donné lieu à une étonnante succes-
sion de diatribes contre ces dispositions accusées de mener la France à
la ruine et d’installer nos concitoyens dans l’oisiveté. « La France ne doit
pas être un parc de loisirs », assénait pendant l’été 2004 le Premier
ministre Jean-Pierre Raffarin, au sein d’un concert de nombreuses autres
déclarations exprimant l’orientation politique actuellement dominante
en France. Parallèlement, on culpabilise de plus en plus les chômeurs
soupçonnés de ne pas vouloir travailler (les « chômeurs volontaires »),
et on accuse les bénéficiaires de l’aide sociale comme les allocataires du
RMI de vivre aux crochets des deniers publics et des efforts de ceux qui
ont le courage de gagner leur vie.
Ces pressions seraient aberrantes dans une conjoncture dominée
par un non-emploi de masse si on ne comprenait pas qu’elles visent à
promouvoir une société de pleine activité qui n’aurait plus à être une
société de plein-emploi. Une « société active », comme le préconise
également l’OCDE : tout le monde doit travailler, le fait de ne pas tra-
vailler représente le mal social radical. Il faut donc ouvrir le champ des
activités, exploiter de nouveaux « gisements d’emplois », mais qui ne
peuvent évidemment pas tous être structurés comme des emplois clas-
siques. De ce point de vue, les pressions morales, la culpabilisation des
inactifs, le renforcement des contrôles et des contraintes sur tous ceux
et toutes celles qui sont hors travail sont non seulement utiles mais
indispensables. Des mesures coercitives sont d’autant plus requises que
beaucoup de ces activités sont peu attractives, faiblement rémunérées,
mal protégées par le droit du travail et mal assurées par la protection
sociale. Elles proposent souvent des tâches que personne ne souhaiterait
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424 Sortir de la crise de la société salariale

accomplir et n’accepterait de faire s’il était possible de s’y dérober. On


se rapproche ainsi de situations comme celles du prolétariat des débuts
de l’industrialisation, et même de situations plus anciennes dans les
sociétés préindustrielles dans lesquelles, pour le bas peuple, la forme
dominante d’organisation du travail a été le travail forcé sous de multiples
figures (Castel, 1995). Si le marché du travail ne peut plus s’en remettre
à la loi économique de l’offre et de la demande pour assurer le plein-
emploi, il est « normal » que des contraintes morales fortes s’imposent.
Celui qui ne travaille pas devient un « mauvais pauvre », et cette expres-
sion est chargée de siècles de stigmatisation morale et de traitements
socialement coercitifs. On comprend ainsi qu’il puisse y avoir une sorte
d’intérêt contraint à accepter n’importe quel travail pour ne pas devenir
un « mauvais pauvre » – ainsi accepter d’être un « working poor », un
travailleur pauvre mais qui a au moins le mérite de travailler, même si
son activité ne lui procure plus les conditions minimales de son auto-
nomie économique et de son indépendance sociale.
Il y a ainsi une rationalié dans les stratégies qui se mettent en place
actuellement pour institutionnaliser des formes d’activité en deçà de
l’emploi classique. S’il y a à la fois du non-emploi de masse et une
impossibilité de revenir au plein-emploi dans le cadre des politiques
actuelles et d’un fonctionnement du marché que Karl Polanyi appelait
« autorégulé », c’est-à-dire abandonné à sa propre dynamique, la seule
possibilité d’action volontariste consiste à essayer de grignoter la masse
du non-emploi en inventant des formes nouvelles de sous-emploi
(Castel, Donzelot, 2005) 1.
Si l’on prend au sérieux le drame que constitue le chômage, ou
plutôt le non-emploi de masse, il convient de se garder de condamna-
tions cavalières faciles à porter lorsque l’on occupe des positions assurées.
Devant des vies qui risquent d’être détruites par l’absence de travail, la
question peut se poser de savoir si peu ne vaut pas mieux que rien du
tout, et si des formes dégradées d’emplois ne sont pas d’une certaine

1. Ce raisonnement ne vaut évidemment que « toutes choses égales par ailleurs » dans le cadre de
la conjoncture présente. Il pourrait en être tout autrement avec des politiques économiques et
sociales différentes d’inspiration keynésienne qui assureraient la croissance et créeraient de
véritables emplois en nombre suffisant à travers la relance de la demande sociale et une redis-
tribution plus équitable de la richesse disponible. Si je ne place pas cette éventualité au centre
de mon propos, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas ma préférence, ni qu’elle soit totalement
exclue à l’avenir. Mais je tente ici de dégager les principales lignes de force à l’œuvre dans la
situation actuelle dans laquelle, et jusqu’à preuve du contraire, n’existent pas en ce moment les
conditions sociales et politiques capables d’inverser les dynamiques économiques dominantes.
(Pour une interprétation plus optimiste, et même très optimiste, cf. Rameaux, 2006.)
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 425

manière désirables et désirées par rapport à l’absence totale d’emploi.


C’est à ceux qui sont placés dans ces situations douloureuses de se
déterminer, librement si c’est possible, l’analyse sociologique ou poli-
tique se situant à un autre niveau 1. Mais ces analyses ne peuvent que
souligner le coût, assez énorme, de ces transformations. Poussée à son
terme, cette subversion du statut de l’emploi conduit à une sortie par
le bas de la société salariale. Comme on l’a rappelé, la société salariale
était caractérisée par une hiérarchie des emplois entre lesquels existaient
de fortes inégalités. Mais il y avait aussi une continuité des droits du
travail et de la protection sociale grâce à laquelle pouvait se construire
de la solidarité dans la différence. Le glissement vers une large gamme
d’activités qui sont à des degrés divers en déficit par rapport à l’emploi
risque de casser la structure même d’une « société de semblables ». Dans
la nouvelle structure, on aurait à une extrémité des occupations précaires
rétribuées à la limite de la survie et dérogatoires par rapport aux garanties
du droit du travail et de la protection sociale. À l’autre extrémité, on
trouverait les très hauts salaires correspondant à des occupations très
recherchées et prestigieuses et pour lesquelles la protection sociale,
qu’elle y soit rattachée ou non, est plutôt de l’ordre du luxe en regard
de l’ampleur des rémunérations. Pour illustrer la disparité des positions
sur cette gamme, on placerait par exemple à un bout le « bénéficiaire »
du RMA qui travaille pendant six mois renouvelables deux fois pour un
demi-SMIG de 545 euros par mois, et à l’autre bout Zinedine Zidane
avec son contrat de travail de plus de 5 millions d’euros au Real de
Madrid qui faisait sans doute de lui le plus riche salarié français (sans
compter les émoluments plus élevés encore qu’il tire en vendant son
nom à des publicités).
On voit que cette disparité des situations est toute différente de ce
que j’ai appelé le continuum différencié des positions de la société
salariale. Elle n’implique cependant pas que nous soyons nécessairement
passés « au-delà du salariat ». La plupart de ces situations nouvelles peu-

1. Lors d’un débat sur le CPE auquel j’ai participé à Radio-Beur FM et face aux critiques très vives
que j’émettais, environ la moitié de la douzaine d’auditeurs qui sont intervenus, tous des
« jeunes de banlieue », ont plutôt défendu le CPE. Sans enthousiasme, ils disaient en substance :
« On est au fond du trou [en particulier en raison de la discrimination ethno-raciale à l’embau-
che], ça ne peut pas être pire, et cette mesure nous donnera peut-être une chance. » Je ne dis
pas qu’ils avaient raison, mais je ne peux pas non plus m’autoriser à dire que leur témoignage
n’avait aucun sens. Il nous rappelle en tout cas que même lorsqu’il existe un droit du travail
qui prohibe en son article I-122-49 la discrimination à l’embauche, il devrait au moins être
appliqué. Défendre le droit du travail, c’est aussi défendre l’application du droit en toutes
circonstances.
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426 Sortir de la crise de la société salariale

vent s’inscrire dans un rapport salarial. Mais elles sont incontestablement


en deçà de l’emploi pour les plus basses, et au-delà de l’emploi pour
les plus hautes. Cependant le plus significatif n’est sans doute pas l’iné-
galité entre les revenus, même si on peut la juger exorbitante. C’est
plutôt l’érosion du droit du travail et de la protection sociale, c’est-à-dire
du statut de l’emploi que ces transformations entérinent. Elles promeu-
vent une remarchandisation du rapport salarial, qui conduit à la paupéri-
sation pour les perdants et à l’opulence pour les gagnants dans un jeu
qui deviendrait purement concurrentiel.
Avec la subversion de la notion d’emploi, c’est le noyau non mar-
chand de la relation salariale qui s’efface et avec lui la propriété sociale,
cette garantie des protections et des droits sociaux qui avait assuré un
minimum d’indépendance économique et sociale à la grande majorité
des salariés. Retour de la loi vers le contrat qui paraît susceptible de
combler, et au-delà peut-être, les vœux du MEDEF. Arriver coûte que
coûte à vendre sa force de travail au prix imposé par l’employeur devien-
drait pour le salarié le seul impératif catégorique régissant le marché du
travail redevenu effectivement un pur marché.

MOBILITÉ, SÉCURITÉ, SOLIDARITÉ

J’ai essayé de pousser à bout et d’une manière volontairement uni-


latérale une ligne d’analyse. Elle souligne que l’on assiste, simultané-
ment, à un certain éclatement de la forme classique de l’emploi et à la
multiplication de formes d’activités dont les prérogatives se situent en
deçà du statut de l’emploi de la société salariale. Elle constate aussi la
progression de stratégies politiques d’inspiration libérale qui entérinent
ces transformations, les officialisent et les institutionnalisent en quelque
sorte en leur donnant un statut même dégradé (contrats aidés, CNE).
Ces stratégies font de l’institutionnalisation de la précarité une arme
pour mordre sur le non-emploi de masse. La multiplication de ces
activités conduisant à rendre tout le monde actif à n’importe quel prix
et à n’importe quelles conditions pourrait à la limite résorber complè-
tement le non-emploi en économisant la création d’emplois « classi-
ques ». Cette dynamique est à l’œuvre à la fois sur le plan des restruc-
turations actuelles de l’organisation du travail et sur celui des politiques
de l’emploi et des politiques de traitement social du chômage. C’est
pourquoi j’ai essayé d’en dégager la cohérence et d’en souligner la force.
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 427

Pour autant, cette dynamique n’est pas (encore ?) hégémonique. Si


le statut de l’emploi a perdu la position hautement dominante qui était
la sienne dans la société salariale, il n’est pas pour autant aboli, ni même
nécessairement condamné à la disparition. Certes l’argument qu’il
représente encore actuellement la majorité des emplois ne suffit pas pour
garantir son avenir, car on a souligné la force de la dynamique qui opère
au niveau des premières embauches en rognant sur le stock des emplois
stables. Mais ce processus pourrait être entravé avant d’arriver à son
terme, la dissolution compète de l’emploi à statut, pour au moins deux
raisons.
Premièrement, la question reste ouverte de savoir si c’est l’ensemble
des emplois qui est pris dans le processus conduisant à leur destruction.
La crise de l’emploi a touché de plein fouet le rapport salarial dit
« fordiste » tel qu’il s’est constitué sous le capitalisme industriel au
moment de la prépondérance de la grande industrie avec une forte
homogénéité des tâches, une hiérarchie rigide des disciplines de travail
et un haut niveau de subordination que compensaient les avantages et
les droits accordés aux salariés (le « compromis social » du capitalisme
industriel). Ce modèle de l’emploi est battu en brèche avec les trans-
formations actuelles de l’organisation du travail dans le sens de l’indi-
vidualisation des tâches et de l’optimisation de la rentabilité, avec les
exigences de flexibilité, de mobilité, d’adaptabilité, de polyvalence... qui
y sont associées. En ce sens, il est vrai de dire que la structuration
actuelle du travail est dans une large mesure « postfordiste » (bien qu’il
subsiste encore des secteurs soumis à une organisation taylorienne ou
néo-talyorienne du travail). Mais le naufrage du modèle fordiste de
l’emploi entraîne-t-il un naufrage général du statut de l’emploi ? Pour
le dire autrement, doit-on assimiler, comme on le fait en général à la
suite de l’école de la régulation, le statut de l’emploi à sa version « for-
diste » ? Dans la société salariale et depuis longtemps, il existe pourtant
des structures d’emplois qui ne paraissent pas réductibles au rapport
salarial fordiste stricto sensu, comme le statut de la fonction publique
évidemment, mais aussi des positions indispensables dans le secteur privé
comme celles de cadres, de techniciens supérieurs et d’opérateurs qua-
lifiés qui bénéficient des régulations fortement protectrices du statut de
l’emploi tout en se pliant aux exigences d’individualisation, de diversi-
fication, de mobilité et de prise de responsabilité que l’on pourrait
qualifier de « postfordistes ». Ce qui voudrait dire qu’une législation
sociale qui garantit un véritable statut de l’emploi n’est pas nécessaire-
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428 Sortir de la crise de la société salariale

ment obsolète, parce qu’elle peut être compatible avec un « postfor-


disme » bien compris.
Deuxièmement, il est loin d’être évident que l’instabilité totale de
l’emploi, avec l’insécurité permanente qui y est associée du côté des
travailleurs, soit compatible avec les exigences bien comprises du nou-
veau régime du capitalisme, celui-là même qui impose une mise en
concurrence exacerbée et une productivité maximale. Le nouvel « opé-
rateur », comme on dit aujourd’hui, est censé devoir être de plus en
plus autonome, responsable, capable de participation et de coopération.
Il doit être aussi le plus souvent particulièrement bien formé et qualifié.
Ses aptitudes professionnelles ne sont pas aisément transposables et subs-
tituables, moins en tous les cas qu’elles ne l’étaient dans une organisation
standardisée et hiérarchisée du travail de type taylorien (Rameaux,
2006). Une certaine stabilité et un minimum de sécurité, conditions de
l’accumulation des expériences et de la transmission des savoirs profes-
sionnels, conditions aussi de la constitution des cultures d’entreprises,
apparaissent ainsi requises au nom même de l’efficacité attendue du
« capital humain ». Même si on reprend cette expression si prisée par
les libéraux, le capital humain n’est pas une donnée intrinsèquement
réductible à sa valeur marchande et la figure du « travailleur jetable »
n’est pas la meilleure représentation – en tous les cas, elle n’est pas la
seule – que l’on puisse se faire du salarié des temps à venir. Il semble
d’ailleurs que cette prise de conscience commence à s’imposer, y com-
pris dans certains milieux managériaux et patronaux (Cohen, 1999). Or
ces dimensions non marchandes de la relation de travail sont celles-là
mêmes qui sont inscrites dans le statut de l’emploi : sécurité profession-
nelle avec le droit du travail, sécurité sociale avec la protection sociale.
Ainsi même si, comme je l’ai tenté ici, on donne sa plus grande
force à la dynamique qui conduit au démantèlement du statut de
l’emploi, deux éventualités demeurent ouvertes pour anticiper quel
pourrait être l’aboutissement ultime du processus. La première conduit
à envisager sa poursuite jusqu’à la recomposition complète du salariat
dans un cadre purement marchand, le contrat de travail se contentant
d’entériner la vente d’une capacité de travail au prix du marché. La
seconde éventualité conduit à parler d’une segmentation croissante du
marché du travail. Dès le début des années 1970 et dans une période
de croissance, Michaël Piore et Peter Doeringer signalaient déjà l’exis-
tence d’un « marché externe du travail » soumis à tous les aléas de la
conjoncture et caractérisé par la précarité de l’emploi, la faiblesse des
rémunérations, l’absence totale de sécurité, par opposition au « marché
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 429

interne » du travail constitué d’emplois protégés, correctement rému-


nérés et pourvus de garanties statutaires (Deoringer et Piore, 1970) 1.
On pourrait interpréter la conjoncture actuelle comme une aggravation
de ce dualisme qui affecte désormais le « marché interne » lui-même.
Les activités relevant du marché secondaire se sont multipliées, morce-
lant le salariat (y compris au sein d’une même entreprise, et aussi par
l’intermédiaire de la sous-traitance) en catégories de plus en plus hété-
rogènes. Ainsi la segmentation et la précarisation passent-elles également
par une déstabilisation des stables et une dégradation de positions qui
paraissaient assurées. Il en résulte que l’on ne peut plus se représenter
la différence entre ces deux segments du marché du travail comme
formant une dualité étanche. La dynamique qui recompose l’organisa-
tion du travail et délite l’emploi stable traverse l’ensemble des situations
de travail, tout en affectant davantage les secteurs les moins qualifiés,
mais en n’épargnant pas les plus qualifiés (Kokoreff, Rodriguez, 2004).
Cependant cette transversalité du processus de dégradation des emplois
n’exclut pas que puissent subsister et même se créer des emplois stables
et protégés – surtout s’il est vrai que ce type de transformations concerne
surtout les relations de travail de type « fordiste » qui n’impliquent pas
mécaniquement la totalité des emplois. Si avancée que paraisse la dégra-
dation du marché du travail, elle n’autorise pas aujourd’hui à conclure
à la nécessité de la disparition de l’emploi stable.
Si l’objet de la sociologie n’est pas de prophétiser l’avenir mais
d’essayer de comprendre le présent, il n’est pas nécessaire de prétendre
décider ici laquelle de ces deux éventualités – la destruction du statut
de l’emploi ou son maintien limité à des secteurs protégés – s’imposera 2.
La seconde me paraît la plus vraisemblable mais en tout état de cause
la situation est assez grave pour qu’elle pose un défi quant à la façon de
repenser les solidarités. Même s’il demeure un socle d’emplois stables,
il n’a plus et aura sans doute de moins en moins la consistance suffisante
pour garantir l’essentiel des protections comme c’était le cas à l’apogée
de la société salariale. Sur le registre financier d’abord, compte tenu du
chômage de masse et de la précarisation du travail (qui tarissent les
1. Pour une application de ce type d’analyse à la situation française des années 1970, cf. Piore,
1978.
2. Il existe une autre éventualité, que j’ai évoquée précédemment : la relance d’une véritable
politique de plein-emploi sous l’égide de l’État. Mais j’ai dit aussi que, sans en exclure la
possibilité pour l’avenir, elle n’entrait pas directement dans le cadre de l’appréciation que l’on
peut porter sur le rapport de force qui commande aux transformations actuelles. La possibilité
de la transformation de ce rapport de force relèverait d’une autre analyse, politique, que je n’ai
pas à entreprendre ici.
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430 Sortir de la crise de la société salariale

recettes à la source et augmentent les dépenses sociales à l’arrivée),


l’essentiel de la solidarité ne peut plus être subsidié sur la base des
cotisations du travail 1. Mais structurellement surtout, le système est
profondément déstabilisé dans la mesure où il reposait sur la participation
de l’ensemble du salariat à la construction de la solidarité (à l’exception
d’un segment résiduel représentant le marché secondaire du travail).
Aujourd’hui les populations en situation de non-emploi ou de sous-
emploi ne font plus partie de ce continuum différencié de positions
salariales qui, à la fois, s’assuraient elles-mêmes et contribuaient à assurer
le fonctionnement de l’ensemble du système. Elles ne sont plus les agents
de la construction des solidarités, mais des dépendants en demande
d’une prise en charge 2.
Face à cette conjoncture, l’exigence de maintenir une solidarité
étendue devrait passer par la sécurisation de ces situations d’absence de
travail ou de travail dégradé. Est-ce possible ? Depuis quelques années,
face au constat que la permanence de l’emploi ne constituait plus un
support suffisant pour assurer les protections du travail, de nombreuses
réflexions et propositions sont apparues visant à transposer sur la per-
sonne du travailleur les droits lui garantissant un minimum de sécurité :
« statut de l’actif « (Gaudu, 1995), « état professionnel des personnes »
(Supiot, 1999), « sécurité sociale professionnelle » 3, (Le Duigou, 2002),
« sécurisation des trajectoires professionnelles » 4 (Gazier, 2003)...
L’objectif de ces propositions congruentes est de rendre compatibles
mobilité (ou flexibilité) et sécurité 5. Une permanence des droits sub-

1. La prise de conscience de cette impossibilité a donné lieu à la création de la Contribution


sociale généralisée (CSG) inaugurée par le gouvernement de Michel Rocard en 1990 et constam-
ment développée depuis. Aujourd’hui l’ensemble des dépenses santé de la Sécurité sociale est
financé par la CSG, c’est-à-dire par l’impôt. Le pourcentage des dépenses sociales financées par
les cotisations salariales et patronales est passé de 80 % des recettes totales en 1997 à 60 % en
2001 (Palier, 2002).
2. L’inflexion actuelle du terme de solidarité traduit cette transformation. Le sens classique,
durkhémien, de solidarité exprime les relations d’interdépendance qui unissent l’ensemble des
parties du corps social et assurent leur inclusion (solidarité organique). Mais on parle maintenant
de plus en plus de « dépenses de solidarité » pour nommer des secours octroyés sous condition
de ressources à des catégories particulières de la population placées en dehors du régime
commun des échanges sociaux (ainsi « l’allocation de solidarité spécifique » (ASS) pour les
chômeurs arrivés « en fin de droit » et plus généralement les dépenses qui relèvent des minima
sociaux et de l’aide sociale).
3. Cette notion est discuté dans le cadre de la CGT et, aussi avec des variantes, dans d’autres
syndicats et partis de gauche.
4. C’est aussi la thématique des « marchés transitionnels du travail » : sécuriser les transitions et les
changements qui se multiplient sur le marché du travail.
5. Dans le même contexte, on peut aussi noter la vogue de la notion de « flexisécurité » importée
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Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? 431

sisterait à travers la discontinuité des parcours professionnels pendant les


périodes de pertes d’emploi, d’alternance entre deux emplois, de for-
mation pour être apte à occuper un nouvel emploi (dans cette perspec-
tive, la place de la formation est essentielle). Une forme de solidarité
serait ainsi assurée, même lorsque le travailleur n’est plus pris dans les
systèmes de protection collectives construits sur la base de la permanence
de l’emploi.
« Donner un statut au travailleur mobile » (Supiot, 1999) consti-
tuerait sans doute le nouveau compromis social, différent de celui du
capitalisme industriel, entre les intérêts d’un marché devenu de plus en
plus concurrentiel et volatil, et les intérêts des travailleurs mesurés en
termes de sécurité et de protections. Il ne s’agit pas pour autant d’un
ensemble de propositions qu’il suffirait d’appliquer et d’énormes ques-
tions restent ouvertes. Ainsi, comment pourraient être approvisionnés
(financés), administrés et garantis ces nouveaux droits pour leur per-
mettre d’assurer une sécurisation effective, non seulement des situations
de travail, mais aussi des activités précaires et du non-travail (chômage) 1.
Ce redéploiement des droits et des protections du travail devrait-il
concerner essentiellement les « zones grises » de l’emploi, c’est-à-dire
la nébuleuse en expansion des activités en deçà de l’emploi classique,
ou refonder complètement l’ensemble des droits et des protections du
travail, y compris pour ceux qui ont actuellement un emploi stable 2.
On pourrait ajouter d’autres questions embarrassantes, tout en
avouant qu’il n’est pas possible de leur improviser des réponses. Il n’est
pourtant pas vain de les poser car elles permettent de prendre la mesure
du défi que nous avons à affronter pour repenser ce que pourrait être
la solidarité au XXIe siècle. Si l’on veut en maintenir une conception
du Danemark et qui donne lieu à de très nombreux commentaires. Voir par exemple Lefebre
Alain, Méda Dominique, 2006.
1. Alain Supiot (Supiot, 1999) parle à ce propos de « droits de tirage sociaux », technologie
intéressante mais qui pose de nombreuses questions pour son financement, son extension et sa
mise en œuvre.
2. J’ai abordé cette question à travers la discussion du Rapport Supiot (Castel, 1999). Elle est
essentielle. La proposition du Rapport présenté à la Commission européenne de refonder
l’ensemble du droit du travail sur le statut de la personne, et non plus sur l’emploi, est ambitieuse
et séduisante. Elle présente le grand mérite de dépasser le dualisme entre un secteur d’emplois
protégés et un secteur secondaire du marché du travail livré au précariat. Cependant elle
passerait par la déconstruction générale du statut actuel de l’emploi, avec le risque de lâcher la
proie pour l’ombre dans une conjoncture où les rapports de force ne sont pas en faveur (c’est
un euphémisme) des partisans d’un renforcement du droit du travail. Il faut noter qu’il existe
actuellement de nombreuses propositions pour refonder un contrat unique de travail, mais elles
sont d’orientations très différentes et souvent d’inspiration libérale, voir par exemple Cahuc
Pierre, Kramarz Francis, 2004.
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432 Sortir de la crise de la société salariale

exigeante, elle devrait s’appuyer sur des dispositifs susceptibles de resé-


curiser les situations de travail. En effet, une véritable solidarité assurant
une interdépendance « organique » entre les membres de la société exige
que tous soient pourvus de ce minimum de ressources et de droits
communs qui constituent leur citoyenneté sociale et que l’on pourrait
appeler une sécurité sociale minimale garantie, comme on parle d’un salaire
minimal garanti. La consolidation de l’ensemble des situations de travail
afin qu’elles puissent assurer les protections de base est la voie royale,
bien qu’escarpée, pour y parvenir. Autrement il faudrait se résigner à
une conception dégradée de la solidarité (« dépenses de solidarité ») qui
consiste à prodiguer des secours aux catégories les plus démunies. La
différence est que, dans le premier cas de figure, on est dans une société
où tout le monde est citoyen à part entière, tandis que dans le second
la population est clivée entre ceux qui assurent leur indépendance sociale
par leur travail ou par leur patrimoine, et une nébuleuse d’assistés en
situation de dépendance parce qu’ils ne peuvent pas à partir de leur
travail acquérir les conditions de cette indépendance, et qu’ils n’ont pas
d’autres ressources pour y parvenir.

BIBLIOGRAPHIE

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Green and Co.
Cahuc P., Kramarz F., 2004, De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale profession-
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2002 », Premières informations et Premières synthèses, 04-2 janvier, p. 1-2.
22. Santé au travail : l'inégalité des parcours
Serge Volkoff, Annie Thébaud-Mony
Dans Recherches 2000, pages 349 à 361
Éditions La Découverte
ISBN 9782707132475
DOI 10.3917/dec.fassi.2000.01.0349
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VARIA

La cigarette du pauvre
Jean Constance
INSERM U912(SE4S)

Patrick Peretti-Watel
INSERM U912(SE4S)

RÉSUMÉ
Pourquoi la lutte antitabac rencontre-t-elle une résistance particulièrement forte parmi les fumeurs pauvres ? Cet article
propose des éléments de réponse à partir de trente et un entretiens approfondis réalisés avec des fumeurs en situation de
précarité. Souvent marginalisés, les fumeurs pauvres sont moins exposés aux effets de la mise au ban du tabagisme et d’autant
plus attachés à la cigarette qu’elle constitue un jalon de leur socialisation familiale et professionnelle. En outre, la critique
de la lutte antitabac leur permet parfois de se réinscrire dans un projet collectif. Pour ces fumeurs privés d’argent, de loisirs,
et souvent isolés, vivant ancrés dans un présent sans avenir, la cigarette constitue souvent l’un des derniers plaisirs de l’existence,
l’occasion d’en soulager provisoirement les tensions, et aussi le moyen de restaurer un lien social qui se délite.
Mots-clés : Tabagisme. Pauvreté. Chômage. Normes sociales. Prévention.
Jean Constance et Patrick Peretti-Watel
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Observatoire régional de la Santé Provence-Alpes-Côte d’Azur
23, rue Stanislas-Torrents
13006 Marseille
jean.constance@free.fr
patrick.peretti-watel@inserm.fr

Première cause de mortalité prématurée dans les pays Depuis quelques années, donc, fumer ne va plus de
développés, le tabagisme est responsable chaque année soi. Confronté à une sorte d’« inversion des valeurs »,
en France de plus de 60 000 décès, auxquels il faudrait le fumeur ne représente plus cette vie « plus forte »,
ajouter quelques milliers de décès annuels imputables « plus chaude », « plus active », qu’il symbolisait durant
au tabagisme passif. Pour faire reculer le tabagisme, les l’après-guerre [Collins, 1975 ; Markle & Troyer, 1979].
pouvoirs publics ont progressivement mis en place tout Au contraire, une étude australienne montre que le
un arsenal de mesures : hausse régulière des taxes (et fumeur est plutôt perçu aujourd’hui par l’opinion
donc du prix des cigarettes) qui a commencé avec la publique comme un être « malodorant » et « sans
loi Veil en 1976, interdiction de la publicité dès 1992 volonté », un « pollueur égoïste », un salarié « moins
(loi Évin), restrictions sur les conditions de vente (entre productif » que les autres, qui pèse sur les dépenses de
2000 et 2005 : vente interdite aux moins de 16 ans, santé et « empoisonne son entourage » [Lupton, 1995 ;
proscription des paquets de dix cigarettes, suppression Chapman & Freeman, 2008]. Bien sûr, les campagnes
des mentions « légères »…), restriction sur les condi- de prévention, la hausse du prix des cigarettes et l’inter-
tions d’usage (interdictions de fumer dans les lieux diction de fumer dans les lieux publics couverts ont
publics couverts et au travail, étendues aux débits de nourri ce processus de dénormalisation du tabagisme.
boissons et aux discothèques en 2008), sans oublier les
campagnes d’information et de sensibilisation (dans les
médias, à l’école, sur les paquets de cigarettes) [Peretti-
Watel, 2007]… Sur le long terme, ces mesures ont ■ Un recul socialement différencié
contribué au recul du tabagisme, qui apparaît tout de
même modeste au regard des moyens déployés : on En effet, entre 2000 et 2007, en France, la préva-
comptait en France un peu plus de 40 % de fumeurs lence tabagique est restée stable (environ 45 %) parmi
dans les années 1970, contre 31 % en 2008. les chômeurs, tandis qu’elle diminuait de 9 % parmi

Ethnologie française, XL, 2010, 3, p. 535-542


536 Jean Constance, Patrick Peretti-Watel

les ouvriers (de 44 % à 35 %), et de 13 % chez les cadres fumeurs, ses motifs, son histoire, ses dangers, sans
et les professions intellectuelles supérieures (de 36 % à oublier d’évoquer la lutte antitabac. La grille thémati-
23 %) [Peretti-Watel et al., 2009]. Ce phénomène est que servant de trame aux entretiens a été modifiée au
également observé dans d’autres pays, en particulier en fur et à mesure que l’analyse des premiers entretiens
Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les personnes en suggérait de nouvelles pistes.
situation de précarité, et en particulier celles qui sont Comment la pratique tabagique de ces fumeurs
au chômage, persistent donc plus souvent à fumer, alors s’articule-t-elle avec leur intégration sociale ? Aux
même que la hausse des prix ampute une part non frontières de l’exclusion sociale, ces fumeurs sont peu
négligeable du très modeste budget dont elles disposent exposés à la « dénormalisation » du tabagisme, leur pro-
[Marsh & McKay, 1994 ; Franks et al., 2007]. Les taxes pre socialisation ayant été marquée par la cigarette, et
sur les produits du tabac constituent à ce titre un certains tentant de se réinscrire dans la société en poli-
« impôt régressif » qui tend à paupériser davantage les tisant la cigarette. Ensuite, quelle place occupe le tabac
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plus démunis, à accroître leur précarité et à dégrader dans le quotidien de ces fumeurs pauvres ? La cigarette
leurs conditions de vie, sans pour autant parvenir à les apparaît comme le dernier palliatif pour combler
préserver des risques annoncés du tabagisme [Gode- l’ennui d’un temps vide, soulager la solitude d’une
froy, 2003]. Si les fumeurs les plus démunis résistent à existence ancrée dans le présent par défaut d’avenir.
la hausse des prix, cela laisse supposer que leur pratique
tabagique obéit à des motifs qui échappent aux pro-
moteurs de la lutte antitabac. ■ Tabagisme et intégration sociale
Cette résistance interpelle la sociologie. Pourquoi
les fumeurs pauvres sont-ils moins enclins à s’arrêter ?
• Les fumeurs pauvres moins enclins à l’arrêt du tabac
Sachant que le recul global du tabagisme est le fruit
d’un travail préventif intensif auprès de l’ensemble de Les pouvoirs publics, notamment en Amérique du
la population, pourquoi ce travail est-il moins efficace Nord, utilisent depuis une dizaine d’années le terme
au sein des catégories sociales les moins favorisées ? de « dénormalisation » pour désigner un travail préven-
L’efficacité de la lutte antitabac dépendrait-elle du tif capable de débanaliser une pratique tabagique for-
contexte économique et social dans lequel se trouve le tement installée dans les mœurs. Ils s’appuient sur l’idée
fumeur ? Pour comprendre la pratique tabagique des que, dans la population, la perception faussée de cer-
fumeurs pauvres, il importe d’abandonner le point de taines normes (tout le monde fume) induit un com-
vue de l’individualisme biomédical pour s’intéresser au portement tabagique soutenu. La « dénormalisation »
sens que donnent les fumeurs à leur pratique [Collins, consiste (par l’information, la réglementation, la res-
2004]. Il s’agit donc ici d’écouter le discours des ponsabilisation) à modifier cette perception afin d’agir
fumeurs pauvres, pour mieux comprendre les motiva- sur le comportement des fumeurs. La politique de
tions qui les poussent, dans un contexte incitant for- « dénormalisation », reprise sous ce nom dans les pro-
tement à l’arrêt, à continuer leur pratique 1. grammes de lutte contre le tabac de l’OMS, s’appuie sur
En 2006 et 2007, nous avons réalisé des entretiens des travaux de psychologie sociale des années 1980,
approfondis, qui ont duré de 40 minutes à 1 h 30, avec notamment sur le modèle de la « Social Norms
31 fumeurs pauvres (13 femmes et 18 hommes, âgés Approach » [Perkins & Berkowitz, 1986 ; Berkowitz,
de 16 à 60 ans, de 45 ans en moyenne). Pour sélec- 2004], et espère en « l’émergence d’une norme sans
tionner ces fumeurs, nous avons repris la définition de tabac » [Institute of Medicine, 1994 ; Institut national
la pauvreté proposée par Georg Simmel : c’est l’assis- de santé publique du Québec, 2004].
tance qui définit le pauvre, autrement dit le fait de Depuis la mise en œuvre de cette politique dans le
recevoir une aide matérielle de la collectivité [Simmel, courant des années 1990, un recul du tabagisme est net-
1998 ; Paugam, 2005]. Ces fumeurs ont donc été ren- tement observable. Elle incite les fumeurs qui souhai-
contrés dans une maison des chômeurs, dans deux tent maintenir ou renforcer leur intégration sociale à
foyers d’hébergement d’urgence, et par l’intermédiaire cesser de fumer pour se défaire d’une identité de plus en
d’une conseillère en économie sociale familiale, dans plus « polluée » (« spoiled identity ») [Chapman & Free-
une grande ville du sud-est de la France et sa périphé- man, 2008]. Mais elle perd de son pouvoir auprès des
rie. Ces entretiens ont été enregistrés, retranscrits et populations les plus exclues. Pour qu’elle demeure effi-
anonymisés. Ils exploraient la pratique tabagique de ces cace, encore faut-il que cette « norme émergente » (ne

Ethnologie française, XL, 2010, 3


La cigarette du pauvre 537

pas fumer) soit perçue comme pertinente auprès de ces à travailler à 14 ans… Et puis j’travaillais dans des hôtels-
populations. Là où l’intégration sociale ne dépend pas, restaurants donc heu… J’travaillais avec des adultes qui les
ou peu, du respect des normes dominantes, mais trois quart fumaient aussi. C’est un milieu, la restauration
dépend au contraire du maintien d’une distance avec et l’hôtellerie, où les gens fument énormément » (Méline,
celles-ci, ce qui est le cas dans les milieux populaires 54 ans, au chômage).
défavorisés [Cohen, 1955 ; Hoggart, 1970], les indivi- « Dans la famille, on était entourés de fumeurs, on vivait
dus peuvent choisir d’entretenir cette distance. là-dedans, dans la clope. […] J’ai toujours vu mes parents
Ainsi, c’est l’expérience concrète des fumeurs qui fumer. […] C’était dans les mœurs quoi ! Ça faisait partie
dicte la nécessité sociale d’un arrêt de leur pratique ou du rythme de la famille. […] Tout le monde avait son paquet
au contraire de son maintien. Là où cette expérience de clopes » (Fabrice, 51 ans, au chômage).
impose que l’on se conforme davantage à la règle de « J’ai commencé à fumer à 14 ans. […] J’avais volé des
ne plus fumer, sous peine d’une sanction qui mettrait gitanes à mon père, […] il fumait toujours à la maison. […]
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en péril son intégration, ainsi que celle de ses pairs, Petit j’ai vécu dans le tabac, j’en avais plein les narines. Voir
l’individu est incité à s’y plier. A contrario, le relatif mon père fumer et boire l’apéro, c’est parti de là. […] C’est
éloignement des fumeurs en situation de précarité vis- lui qui m’a acheté mon premier paquet de blondes, à 17 ans »
à-vis des sphères privilégiées de l’intégration sociale (le (Émilien, 36 ans, au chômage).
travail notamment, mais aussi souvent la famille) pour- Passé le stade de l’initiation, c’est au sein du groupe
rait justifier qu’ils soient moins perméables aux politi- de pairs que les interviewés sont devenus des fumeurs
ques de « dénormalisation » du tabagisme. Pour eux, confirmés. La sociabilité tabagique se développe alors
arrêter de fumer c’est se soumettre à une règle dépour- souvent autour d’un verre d’alcool partagé dans un
vue de sens, et non faire un choix raisonné permettant débit de boissons, la cigarette s’affirmant alors comme
d’espérer une meilleure intégration sociale. Selon les la compagne obligée de l’apéritif (tous nos entretiens
fumeurs interrogés, l’arrêt du tabac prendrait sens pour ont été réalisés avant que soit appliquée l’interdiction
des personnes déjà bien intégrées ou en passe de l’être, de fumer dans les débits de boissons).
ce qui n’est pas leur cas. Et lorsqu’ils envisagent d’arrê- Il est apparemment plus facile d’arrêter de fumer si
ter, c’est justement en parallèle à d’autres projets inté- l’on renonce aussi à fréquenter les bistrots à l’heure de
grateurs : trouver un travail, obtenir un logement, avoir l’apéro.
des enfants, etc. Mais leur mode de vie au moment « J’vais boire un pastis, j’vais boire une bière, au bout de
des entretiens correspond davantage à une somme de la deuxième gorgée, la petite clope et là j’apprécie encore plus
privations qu’ils ont souvent intégrées comme une le verre aussi. Et j’apprécie la clope aussi » (Arnaud, 23 ans,
ligne d’horizon. Dès lors, arrêter de fumer est plutôt au chômage).
envisagé comme une privation et un accablement « [À cause d’une l’hépatite], j’ai arrêté de boire aussi.
supplémentaires. Enfin de boire l’apéro, au bistrot. Et ça aide aussi [à arrêter
de fumer], parce que je pense qu’il y a toute une heu… un
• Une initiation tabagique souvent familiale, ensemble d’éléments, comment dire heu, j’arrive pas à trouver
puis relayée par les pairs le mot, une ambiance, toute une ambiance, une ambiance
Non seulement les fumeurs interrogés sont peu psychologique aussi » (Didier, 53 ans, ouvrier).
exposés à la dénormalisation du tabagisme, mais en À mesure que le tabagisme devient régulier, la ciga-
outre ils ont souvent été eux-mêmes socialisés dans des rette devient un véritable objet d’échange autour
milieux où la cigarette allait de soi. Si certains citent duquel s’organise le lien social. La cigarette est ainsi
l’internat, le service militaire, ou encore le milieu pro- donnée, échangée, elle crée des obligations de récipro-
fessionnel de leur premier emploi, l’initiation tabagi- cité différée, qui se concrétisent lorsque le nouveau
que s’est souvent déroulée dans le cadre familial. Le fumeur, après avoir profité des largesses de ses pairs,
père joue alors un rôle déterminant : c’est lui qui a doit à son tour acheter un paquet de cigarettes pour
offert la première cigarette ou le premier paquet, ou leur rendre la pareille.
c’est dans sa poche que cette première cigarette a été « Au début je taxais, et puis arrive un moment où tu vas
« empruntée ». t’acheter ton premier paquet de clopes, c’est symbolique quoi,
« C’est un truc familial quoi, mon père le dimanche après enfin voilà quoi. […] Je les ai achetées plus tard, une fois
manger, il nous filait une clope. […] Après, j’ai commencé que les gens à qui je taxais en avaient marre de m’en donner.

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538 Jean Constance, Patrick Peretti-Watel

[…] Ben ouais, y a un moment où tu payes ta clope et voilà c’est une façon aussi d’aborder les gens quoi » (Méline,
quoi » (Arnaud, 23 ans, au chômage). 54 ans, au chômage).
Pour les fumeurs interrogés, la cigarette est le moyen
par lequel on rappelle à soi et aux autres les règles
■ La difficulté à se défaire essentielles d’une socialité souvent en péril. Le coût
élevé de ce bien, le manque qu’il provoque lorsqu’il
d’une pratique socialisante est difficile de se le procurer font de lui un pivot par
lequel il devient possible de reconstruire les règles d’un
Les modalités de l’initiation tabagique permettent
lien social particulièrement ténu pour les personnes les
de comprendre que la cigarette reste parfois associée à plus précaires. Grâce au tabac, celles-ci peuvent ainsi
des attaches affectives extrêmement fortes. Telle la tenter de se réinscrire dans une société qui tend à les
madeleine de Proust ou le pavé du château de Guer- exclure. On comprend dès lors pourquoi il est si dif-
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mantes, la cigarette provoque alors des réminiscences ficile d’arrêter pour ces fumeurs. D’une certaine façon,
de circonstances heureuses ou de personnes aimées. leur dépendance au tabac n’est pas seulement physique
Dans ce cas, les personnes interrogées n’envisagent ou psychologique, elle est aussi sociale.
même pas d’arrêter de fumer. Plus généralement, on pourrait dire que pour ces
« Quand j’étais toute gamine, je trouvais que les cigarettes fumeurs la pratique tabagique convoque un ensemble
de mon père elles sentaient le miel, je me disais “qu’est-ce d’éléments qui s’imbriquent les uns aux autres et
que ça doit être agréable de fumer !” […] J’aime la cigarette, construisent ce que Mauss désignait comme un instant
j’aime fumer. Comme on aime un parfum, moi j’aimais fugitif où « les hommes prennent conscience sentimen-
l’odeur des cigarettes de mon père » (Camille, 60 ans, tale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis
retraitée). d’autrui », sachant qu’en cet instant fugitif se concentre
En outre, chez les personnes en situation de préca- « la totalité de la société et de ses institutions » [Mauss,
rité, la vie de tous les jours, quand on ne travaille pas, 1950 : 274]. En ce sens, l’acte de fumer pourrait consti-
quand on vit à la rue ou en foyer, est fortement mar- tuer un « fait social total » où se retrouvent en même
quée de rituels tournant autour de la cigarette. Celle-ci temps les dimensions physiologique, psychologique et
serait un objet par lequel des personnes socialement sociologique.
exclues maintiennent des règles d’échange et une
sociabilité résiduelle.
« Mettons tu passes, tu vois que je fume : “Monsieur, vous ■ Du soin de soi à la santé de tous :
avez pas une cigarette ? – Non, j’ai que du tabac. – Ah ! la politisation de la pratique tabagique
Non ça me plaît pas alors !” Pourquoi parce qu’ils veulent
que des blondes et des fois, y en a qui disent j’ai que du Pour ces fumeurs, une autre manière de reposer la
tabac. […] Mais cette personne-là, c’est que le jour où toi question de la cigarette dans une dimension collective,
t’en as pas, c’est eux qui vont t’en donner. Donc, c’est réci- et de se réinscrire soi-même dans un projet de société,
proque » (Philippe, 50 ans, sans domicile, sans emploi). consiste à refuser de la détacher d’un questionnement
La réciprocité est un élément récurrent dans le dis- politique plus large. Ainsi, certains d’entre eux tiennent
cours des interviewés. Si elle implique une évaluation un propos écologique. Mettant en cause les effets délé-
de ce qui est donné et de ce qui doit être rendu en tères de la pollution, ils affirment que la lutte antitabac
termes de cigarettes, elle sous-tend également des ne peut trouver sa cohérence qu’accompagnée d’une
règles de morale (politesse ou respect, par exemple) politique environnementale exemplaire. D’autres par-
qu’il est fréquemment nécessaire de rappeler. lent d’une agriculture plus contrôlée, plus naturelle,
« Jamais ça me viendrait à l’idée d’aller demander des sous. radicalement débarrassée de la question des OGM par
Mais une cigarette ouais, sans problème. Et sans problème, exemple, pour cultiver du tabac naturel et produire des
j’en donne aussi. C’est rare qu’on me refuse. Mais y a la cigarettes « plus saines ». L’appel à une vie collective
façon de demander aussi quoi. […] C’est pour ça que moi, plus respectueuse de la nature est assez présent dans les
si quelqu’un me demande poliment, je la donne sans pro- discours relevés. Il s’agit là d’une projection dans un
blème. Des fois j’tombe sur des gens heu “donne-moi une monde meilleur qui semble faire écho au sentiment
clope” “va te faire foutre” [rire]. J’peux pas. Mais heu, voilà d’une vie usante, soumise aux intérêts économiques

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La cigarette du pauvre 539

d’une minorité. Les fumeurs que nous avons rencon- aller à la piscine ! […] À Paris, j’adorais nager, je fumais
trés soulignent alors le peu de plaisirs qu’il leur reste, moins, je buvais moins, j’avais des poumons, du souffle, des tas
et se sentent contrariés par une classe politique qui d’activités ! » (Camille, 60 ans, retraitée).
tente de leur imposer la morale d’une vie saine sans Tour à tour ou à la fois plaisir de l’instant, produit
pour autant leur assurer de protection sanitaire contre contre le stress, objet de compagnie, témoin de son
les risques environnementaux. histoire, la cigarette n’offre de détachement possible
« J’pense que c’est possible de vendre autre chose que ces que si l’on trouve à s’attacher ailleurs, que si la vie dont
saloperies qu’ils nous vendent […] : du tabac ! Mais vrai- on ne voit pas l’horizon permet enfin de voir un peu
ment du tabac comme ils faisaient dans l’temps. Dans l’temps plus loin et d’organiser son temps dans des activités
ils fumaient pas des cigarettes comme aujourd’hui hein. Ils partagées avec d’autres. Car ce dont souffrent la plupart
fumaient réellement des feuilles de tabac quoi. Mais ça c’est de ces fumeurs, c’est essentiellement d’un temps vide
possible. Ça pousse bien le tabac. En plus ça ferait du boulot dans lequel le corps s’ennuie, repose, socialement mort,
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pour les paysans [rire]. Un revenu pour eux. Hé ouais. Je physiquement inutile.
sais pas c’est… pasque c’est un… en fait c’est un système « Quand j’avais des occupations et puis quand je bossais
complètement commercial où certaines grandes firmes se gavent aussi, quand je bossais je ne pensais pas à la clope. […]
de fric sur notre dos, c’est tout hein. Ça leur permet après de C’est quand j’avais rien à foutre que j’allumais la clope. […]
bosser avec les laboratoires pour vendre des médicaments pour Ouais, quand vous foutez rien vous fumez plus » (Fabrice,
soigner les maladies qu’ils nous ont provoquées. Ben c’est un 51 ans, au chômage).
système, c’est pour faire du pognon, c’est tout hein » (Méline, « Si j’avais de quoi occuper mes journées, je fumerais moins.
54 ans, au chômage). Ça m’est déjà arrivé ; quand je travaille, je fume qu’à la pause,
Cette politisation du propos sur le tabac tend à rela- alors que là, à la maison, café-cigarette, café-cigarette » (Leila,
tiviser ses dangers [Hughes, 2002 ; McKie et al., 2003]. 26 ans, au chômage).
Elle met à distance le discours préventif en considérant Pour ces personnes, fumer est devenu une socialité
que les risques du tabagisme sont certes réels, mais de substitution, un remède à l’ennui et au désœuvre-
secondaires. En avançant ces idées, les fumeurs endos- ment. Pour plusieurs d’entre elles, ce serait même le
sent une responsabilité qui dépasse leur propre intérêt dernier remède qui reste à leur portée.
pour embrasser l’intérêt général. La critique à l’égard
du discours préventif peut ainsi être entendue à la fois • « On n’a plus que ça pour se détendre »
comme un déni des dangers auxquels ils s’exposent et Ces fumeurs souvent désœuvrés et isolés vivent
exposent leur entourage, mais également comme une ancrés dans le présent, aussi morne soit-il. Ils cherchent
volonté de voir la question sanitaire se poser de manière à profiter au mieux de ce présent où les plaisirs sont
plus large et plus cohérente. Une fois de plus, les dis- rares et chers, et la cigarette est fréquemment associée
cours sur la cigarette traversent toute la société et inter- aux moments privilégiés d’une journée. Elle offre un
rogent ses institutions. semblant de compagnie qui aide à supporter la solitude,
d’autant que, même si elle coûte cher, paradoxale-
ment, pour certains elle serait un moyen de faire des
■ La cigarette, dernier plaisir économies.
d’une vie ancrée dans le présent « Je me raccroche à la cigarette en fait. C’est un petit
bonheur pour moi dans la journée, quel que soit, heu… j’en
fume pas mal mais, du moment où je prends ma cigarette
• L’ennui du temps vide c’est du bonheur pour moi » (Manon, 56 ans, employée).
L’isolement des fumeurs pauvres les ramène fré- « Ben, ça fait, bon ben, si on calcule par an, oui c’est sûr
quemment à eux-mêmes, à un présent vide, dans lequel que ça fait beaucoup, ça fait une grosse somme, mais bon, on
le manque de ressources réduit des envies apparemment n’a que ça pour se détendre alors… Si encore on allait dans
rudimentaires à de simples velléités. Dans ce contexte, des boîtes de nuit, dans des fêtes, dans heu je sais pas, si on
projeter un arrêt du tabac semble bien dérisoire. allait s’amuser, au restaurant tout ça ben ça coûterait plus
« On est mort ici, on est loin de tout. Si on avait une piscine cher » (Joseph, 50 ans, au chômage).
dans le coin, j’irais nager tous les jours, au lieu de fumer. J’ai « Pour moi, en tout cas [la cigarette] c’est une aide.
pas de voiture, j’vais pas aller à treize bornes en auto-stop pour Comme la nuit je me réveille, j’arrive plus à dormir ; je

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540 Jean Constance, Patrick Peretti-Watel

fume. J’vais faire quoi sinon ? Rien. Je fume. Et si j’ai pas préserver une sécurité précaire. Lorsqu’on vit dans la
de tabac, alors là… c’est pas bon du tout ! […] Y a le rue, d’autres difficultés s’imposent : la lutte contre le
problème que… Y a aussi la solitude. Ça joue beaucoup la froid, la pluie ou la chaleur, contre les violences ; la
solitude. Je connais des gens, ils se sont retrouvés seuls, ils se recherche de nourriture, d’argent, d’un coin tranquille
sont mis à fumer » (Clément, 57 ans, au chômage). pour dormir… Autant de problèmes qui ramènent à
des préoccupations dont l’urgence est ancrée dans l’ins-
tant même, et qui rejettent au second plan la question
• Un ancrage dans le présent qui relativise le risque
de l’arrêt tabagique.
En regard de la place qu’occupe la cigarette dans la Pour Richard Hoggart, « cette vie au jour le jour,
vie des fumeurs pauvres interrogés, les incitations à caractéristique des classes populaires, a quelque chose
l’arrêt suscitent des tensions contradictoires. Ces d’un hédonisme qui incline à accepter sa condition, à
fumeurs reconnaissent que l’arrêt bénéficierait à leur oublier les soucis (les dettes, la boisson, la maladie) et à
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santé, mais ce bénéfice est relativisé car la santé est elle prendre du “bon temps” ». L’auteur ajoute que ce n’est
aussi ancrée dans le présent. Alors que la prévention pourtant là « qu’un hédonisme de surface. Parce que les
semble vouloir faire souscrire à un capital sanitaire qu’il gens du peuple savent au fond d’eux-mêmes que les
s’agirait d’entretenir sur plusieurs décennies, tout, dans satisfactions les plus pleines, qui supposent la maîtrise de
la vie de ces fumeurs, semble devoir se consumer dans l’avenir, “ne sont pas pour eux” » [Hoggart, 1970 : 186].
l’instant. Ce qu’illustrent les expressions populaires qui souli-
« Mais bon moi j’ai passé un check-up y a trois ans. Ouais, gnent qu’il vaut mieux consommer sa vie dans l’instant.
pour mes 50 ans. Et j’ai passé une radio des poumons et Ce rapport au temps prend une importance capi-
mon docteur m’a dit “c’est extraordinaire” (parce qu’il me tale si l’on veut comprendre la résistance, ou simple-
connaît depuis très longtemps), “c’est extraordinaire avec tous ment l’indifférence des personnes interrogées face aux
les paquets de clopes que vous fumez vous avez des poumons injonctions préventives. Pour elles, la maladie et la
de jeune fille” [rire]. Ça va ! J’en ai encore pour quelques mort ne sont pas des événements que l’on cherche à
années » (Méline, 54 ans, au chômage). rejeter catégoriquement de sa vie. Elles sont simple-
La menace de maladie et le risque de mort sont ment intégrées comme un avenir inexorable, qu’on
relativisés par l’ancrage dans le présent. La mort est pourrait certes repousser, mais au détriment des plai-
perçue comme une fatalité sur laquelle on cherche peu sirs, et au prix d’un programme sanitaire souvent
à agir et les messages préventifs sont alors désamorcés difficile à observer. S’arrêter de fumer n’empêchera pas
par cette idée d’une mort certaine et inévitable. la mort, qui pourrait bien survenir au détour d’un
« Ça tue, ouais, mais ça tue à la longue. C’est pas comme événement sans lien aucun avec cette pratique. La
si ça tuait d’une balle quoi : voilà t’es mort ! Si t’as un question de l’arrêt est ainsi fortement relativisée.
flingue devant toi, tu vas réfléchir à deux fois alors qu’avec Les personnes que nous avons rencontrées se racon-
une cigarette ben ouais, ça va me tuer ouais. De toute façon, tent tout entières au travers de leur pratique tabagique.
tous les jours je suis en train de mourir un peu, tu vieillis La cigarette est ce par quoi se trame toute leur histoire,
donc forcément tu vas arriver à l’échéance un jour ou l’autre c’est l’un de ces objets qui traversent toutes les expé-
quoi » (Arnaud, 23 ans, au chômage). riences, des plus intimes aux plus institutionnelles, l’un
Alors que les messages préventifs exhortent à se pro- de ces objets d’échange par lesquels s’établissent et
jeter dans le temps, ces fumeurs sont prisonniers de s’entretiennent les liens avec les autres. En cela, la pra-
situations difficiles qui les enferment dans une exis- tique tabagique de ces fumeurs peut être appréhendée
tence vécue au jour le jour. Le plus souvent, il s’agit comme un « fait social total », au sens que Marcel
d’éponger les dettes, de « tenir » jusqu’à la fin du mois, Mauss donnait à cette notion. Tout comme Claude
de trouver un travail, de se procurer les biens et services Lévi-Strauss contait comment l’échange du vin dans
nécessaires à des prix abordables, voire gratuitement, un petit restaurant permettait de gérer la promiscuité
et d’assurer la maintenance de tout ce qui ne tient que [Lévi-Strauss, 1949 : 68], la pratique tabagique se
par des bouts de ficelle. À ces activités quotidiennes construit autour de règles de l’échange qui visent à
s’ajoute une organisation visant à éviter les menaces établir, entretenir ou pacifier des interactions sociales.
administratives ou celles des créanciers. La « gestion des Les cigarettes que l’on offre, que l’on partage, que l’on
risques », quand on est pauvre, se situe à cet endroit fume ensemble, établissent les règles de distances socia-
précis d’un quotidien dans lequel on cherche à les tout en offrant des opportunités de communiquer.

Ethnologie française, XL, 2010, 3


La cigarette du pauvre 541

Quand le lien social se délite, quand les tensions sont défavorisés, et la nécessité qu’il y a à envisager des
si fortes qu’on ne sait plus comment les apaiser, la actions de prévention qui prennent en compte ces
cigarette permet d’inviter l’autre à partager du temps besoins et ces fonctions. La volonté des pouvoirs
et des conversations, tout en lui rappelant qu’il a des publics de débanaliser la pratique tabagique n’est plus,
obligations à notre égard. au sein de ces populations, un moteur suffisant à l’arrêt
Pour les fumeurs en situation de précarité, la ciga- du tabac. Reste alors à interroger les limites d’une
rette satisfait des besoins de première nécessité, et rem- politique sanitaire dont les ressorts ne permettent plus
plit des fonctions de premier plan. On comprend d’aider une population, mais finissent par l’appauvrir
mieux alors pourquoi la lutte antitabac échoue à faire davantage, la stigmatiser et, au final, la maintenir dans
reculer le tabagisme dans les milieux sociaux les plus une pratique qu’elle sait dangereuse. ■
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Remerciements
Cette recherche a été financée par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, ainsi que par la Mission interministérielle de
lutte contre les drogues et les toxicomanies.

Note avec l’étude consacrée par cet auteur aux justifier cette pratique condamnée par la pré-
fumeurs de marijuana, ces recherches ont mis vention à l’aide de « techniques de neutralisa-
l’accent sur l’apprentissage collectif du taba- tion » [Sykes & Matza, 1957], pour construire
1. Notons que des recherches antérieures gisme comme pratique déviante : s’initier avec
sa « carrière morale » [Peretti-Watel et al.,
ses pairs à la « bonne » manière de fumer
ont déjà proposé une lecture sociologique (comment tenir sa cigarette, avaler la fumée sans 2007 ; Peretti-Watel et Constance, 2009]. Ces
du tabagisme, en s’appuyant sur les travaux tousser, apprivoiser les effets psychoactifs de ce aspects seront donc peu abordés dans le présent
d’Howard Becker [Becker, 1963]. Par analogie produit…) [Hughes, 2002], et être capable de article.

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