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Une première version de ce travail a été présentée à la Conférence internationale « Equidad, igualdad
y diversidad en sociedas globalizadas », Mexico, 8-9 avril 2003
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Introduction
France2), par contre elle est abondamment et vigoureusement critiquée par les sociologues
français jouissant d’une grande renommée dans le champ de l’étude de l’exclusion sociale. On
pense ici notamment à Robert Castel, à Serge Paugam et à Vincent De Gaulejac et Isabelle
Taboada-Leonetti qui invitent même au rejet de la notion d’exclusion sociale handicapée par
plusieurs faiblesses au profit de vocables dotés, selon eux, d’un plus grand intérêt théorique
comme ceux de désaffiliation sociale, de disqualification sociale et enfin de désinsertion
sociale. La critique et le rejet ainsi suggérés sont à mettre en rapport avec les faiblesses
théoriques et les présupposés idéologiques de la notion d’exclusion sociale perçue comme une
catégorie empirique véhiculant de fausses évidences provenant du sens commun (Bawin et
Stassen, 2001 : 17).
À la lumière des éléments précédemment présentés, les objectifs que nous visons dans
ce travail sont de rendre compte de la notion d’exclusion dans ses dimensions les plus larges
dans le champ sociologique francophone (genèse, dimensions, évolution sémantique, auteurs-
clefs) mais également d’en faire de même avec une trilogie de notions qui la prolongent, la
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Actuel président de la République française. Il a utilisé cette expression de « fracture sociale »
comme slogan électoral pour mettre à nu les inégalités sociales en hausse et la paupérisation continue
de larges segments de la population française. La notion de « fracture sociale » a donné naissance à
une série de publications parmi lesquelles : Arlette Farge, Lae Jean-François, Robert Lefort, 2000,
Fracture sociale, Paris, Desclée de Brouwer et Xavier Emmanueli, Clémentine Fremontier, 2002, La
fracture sociale, Paris, PUF.
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La question de l’exclusion sociale est au cœur des problèmes sociaux dans les sociétés
contemporaines. Elle constitue de nos jours le vocable de « déclinaison » des misères sociales
et semble reléguer au second plan des notions comme celles de marginalité, d’inégalité et de
pauvreté qui sont restées, pendant longtemps, les catégories conceptuelles de désignation et
d’analyse des problèmes sociaux. La notion d’exclusion sociale a acquis un succès médiatique
à la mesure de l’ampleur et de l’intensité des problèmes sociaux auxquels il renvoie. Effectuer
un examen approfondi des dimensions de la notion d’exclusion amène à prêter attention à sa
genèse et à l’évolution de ses acceptions ainsi qu’aux auteurs évoluant dans le champ de
l’étude de l’exclusion sociale. Les efforts devant être fournis pour arriver à cet objectif ne
peuvent éluder par ailleurs un certain nombre de préalables théoriques du reste bien exprimés
par Soulet (1998 : 431-432) :
Malgré la popularité de son usage à cette période, l’exclusion a reçu une faible
conceptualisation. Elle a d’abord été abondamment employée pour nommer les processus
touchant certaines catégories de populations frappées d’un handicap – fût-il social (pauvreté),
physique (infirmité), ou lié à leurs compétences personnelles. D’une manière résumée, elle
sert à désigner « le fait de vivre une situation marquée par le défaut : défaut de travail, de
famille, de logement, de formation, de relations sociales, d’accès à des institutions, de
participation à la société » (Châtel et Soulet, 2001). L’évolution des frontières du phénomène
social de l’exclusion au cours des années ainsi que la diversification des populations exclues
ont accompagné le processus d’évolution sémantique de la notion.
Dans les années 70, si on se réfère au dénombrement effectué par Lenoir (1974 : 11-
16), les populations exclues de la société à cette période étaient constituées « de handicapés
physiques », de « personnes âgées invalides », de « débiles mentaux », « d’enfants pris en
charge par l’aide sociale à l’enfance », de « mineurs délinquants », de « jeunes drogués », de
« fugueurs », de « malades mentaux », de « suicidaires », « d’alcooliques », enfin de
« marginaux ou asociaux » regroupant « les vagabonds, d’anciens délinquants, ou d’anciennes
prostituées n’ayant pas réussi à trouver du travail, et de quelques milliers de familles logées
dans des bidonvilles et qui vivent d’expédients ». Dans les années 80, la lecture de l’exclusion
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On peut retrouver cette acception de l’exclusion sociale dans : Jules Klanfer, 1965, L’exclusion
sociale, Paris, éditions Science et services
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se fait plutôt autour de quatre thèmes : la ville, l’école, l’emploi et la protection sociale. Une
typologie laisse voir que les exclus incluent une diversité de d’acteurs parmi lesquels les
habitants des banlieues défavorisées, les enfants en situation d’échec scolaire, les chômeurs de
longue durée, les populations qui n’ont plus accès à l’aide sociale et aux soins médicaux.
Quoique fortement critiquée pour une diversité de raisons, la notion d’exclusion s’est
néanmoins imposée dans le champ académique comme concept de désignation et d’analyse
des nouveaux enjeux de la question sociale. Son intérêt théorique, nonobstant les tares
théoriques dont la notion est entourée, est de constituer un prisme à travers lequel se fait
l’examen des questions sociales touchant les sociétés contemporaines qui, malgré le niveau de
prospérité atteint et la "générosité" et le volontarisme des dispositifs de protection sociale
abritent des populations dont « la trajectoire est faite d’une série de décrochages par rapport à
des états d’équilibre antérieur plus ou moins stables, ou instables » (Castel, 1995a : 15).
L’image s’impose d’une société clivée selon une modalité horizontale entre insérés, ceux qui
sont dedans, les inner en même temps les winner et les désinsérés, ceux qui sont dehors, les
outsider et simultanément les looser. C’est cette dernière catégorie qui se voit désignée par le
substantif d’exclus. Elle est constituée de personnes en situation de précarité et de
vulnérabilité extrêmes sous les effets des mécanismes ou plutôt des processus et des
dynamiques pour adopter la terminologie de Castel (1995) qui les « placent » à la périphérie
de la « société des inclus ».
La frontière entre la société des inclus et le monde des exclus, la fameuse ligne de
fracture sociale popularisée dans le champ politique et dans l’univers médiatique peut être
ténue. C’est cela qui met en lumière la fragilité des positions sociales, professionnelles dans la
période actuelle. En guise d’exemple, une perte d’emploi, un changement de situation
matrimoniale (divorce, monoparentalité) et leur combinaison peuvent induire jusqu’à
l’exclusion sociale une personne auparavant bien intégrée par son basculement dans la
précarité économique, un rétrécissement de son espace relationnel et finalement sa chute et
son maintien dans l’isolement social.
La désaffiliation sociale qui place les individus dans une situation d’extériorité vis-à-
vis des systèmes d’intégration sociale révèle, dans le système de Castel, la métamorphose de
la question sociale, la crise des systèmes de régulation sociale et le délitement des solidarités
communautaires avec l’entrée dans une société salariale et la remise en cause de la centralité
du travail. Dans le contexte de la société française sur laquelle portent ses analyses, Castel
montre que la fragilisation des statuts du travail en se combinant avec la « dissociation du lien
social » produit des surnuméraires, des inutiles au monde pour qui, « au bout du processus, la
fragilité économique est devenue dénuement, la fragilité relationnelle isolement (Castel,
1991 : 139).
Serge Paugam rejette la notion d’exclusion mais tout en s’éloignant de Robert Castel
en privilégiant plutôt le vocable de disqualification sociale. Ceci pour comprendre le rapport
que la société établit avec ses marges, autrement dit la manière dont elle classe et traite les
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individus étiquetés et reconnus comme éloignés des formes normales d’intégration. Avec le
concept de disqualification sociale bâti à partir d’une lecture ethnographique du rapport
s’instaurant entre les individus en situation de pauvreté et les institutions chargées de les
assister, Paugam dresse, d’abord, une typologie de ces individus (les fragiles, les assistés et
les marginaux), puis met en lumière les mécanismes producteurs, dans la société française, du
basculement dans la pauvreté, l’assistance, l’infériorité sociale et la marginalité (vie à l’écart
de la société).
L’évaluation que Paugam fait des politiques et des dispositifs d’insertion sociale dans
la société française, notamment le revenu minimum d’insertion (RMI) permet de mieux
repérer sa conception de la disqualification sociale comme révélateur des défaillances de
l’intégration sociale. Pour Serge Paugam, le RMI est une politique de régulation du lien social
qu’il explicite ainsi : « puisque l’emploi ne joue plus son rôle intégrateur pour une part
croissante de la population, un des enjeux de la politique de lutte contre la pauvreté est de
renouer le lien social et d’éviter ainsi que se constitue une underclass » (1993 : 16). L’objectif
de la politique du RMI est ainsi de « récréer le lien social » (p. 75), le « produire » (p. 91), le
« renouer » (p. 121, 122).
dialectiques entre les institutions (les structures) principalement les institutions d’assistance
chargées de ressouder les liens sociaux distendus des personnes disqualifiées et les acteurs
(les individus) en situation de disqualification sociale et engagés dans une dynamique de
définition de leur identité.
La tension entre ces positions pourrait être également retrouvée dans la conception
défendue par Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada-Leonetti (1994) dans la théorisation
qu’ils proposent du phénomène de l’exclusion sociale. Cependant un renversement de
perspective peut être discerné dans la lecture qu’ils en donnent de par la polarisation de leur
analyse sur le point de vue des individus engagés dans une dynamique de conquête d’une
place dans une société qui les a rendus inutiles au monde, qui les a mis donc en position de
désinsertion sociale.
C’est le système de valeurs d’une société qui définit par, défaut, le hors-norme
comme étant sans valeur, sans utilité sociale. L’individu est évalué en fonction de
son utilité sociale, celle-ci étant mesurée par le revenu qu’il reçoit en échange de
son activité, le pouvoir qu’il peut exercer sur d’autres, la quantité de biens qu’il
peut acquérir. Ceux qui ne répondent pas à ces normes, ceux dont les activités ne
sont pas monnayables n’ont pas de valeur pour la collectivité. Ce sont les
exigences normatives de la société – en matière de réussite professionnelle, de
standards de consommation, d’épanouissement sexuel et personnel – qui
entraînent les individus défaillants dans la dévalorisation et dans la honte de soi
qui paralyse.
Même si les schémas conceptuels bâtis par Castel, Paugam et De Gaulejac et Taboada-
Leonetti n’accordent pas la primauté à la notion d’exclusion sociale, il n’en demeure pas
moins que les phénomènes sur lesquels ils apportent un éclairage ainsi que les contenus qu’ils
donnent respectivement aux notions de désaffiliation, de disqualification et de désinsertion
amènent à penser que deux dimensions importantes se retrouvent au cœur des processus de
mise à la marge des surnuméraires, des assistés et des désinsérés. Elles constituent en même
temps le « noyau significatif » (Bawin-Legros et Stassen, 2001) de la notion d’exclusion
sociale : une pauvreté économique et une faiblesse ou une absence de relations sociales
(Castel, 1995a, 1995b).
Les trois approches de la notion d’exclusion que nous venons d’exposer ont en
commun d’être esquissées à partir, d’une part, d’une double dimension liée au statut
économique et au degré d’insertion dans les réseaux sociaux, et d’autre part, d’une oscillation
entre facteurs macrosociologiques et facteurs individuels dans l’explication des ruptures et des
accidents de parcours qui suscitent le basculement dans la précarité, puis dans l’assistance et
enfin dans la relégation sociale. Elles partent toutes également d’une critique et d’un rejet de
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la notion d’exclusion sociale. Cela met en évidence le paradoxe pouvant être décelé dans la
littérature sur l’exclusion sociale. Elles concordent également sur le fait que l’exclusion est un
processus articulant une pluralité d’évènements-clefs mais elles divergent sur « les points de
vue à partir desquels ce processus est analysé : processus de labellisation et d’accès à des
statuts octroyés par les institutions pour Serge Paugam ; stratégies et destins individuels pour
Vincent De Gaulejac et Isabelle Taboada-Leonetti ; étapes d’un processus historique où
l’action publique se confronte au gouvernement des pauvres dans la production de la cohésion
sociale pour Robert Castel » (Autès, 1995 : 49) . La centralité de la thématique de l’exclusion
sociale, voire son omniprésence, peut être constatée, l’expansion de son usage peut être
observée mais la notion est rejetée par ces observateurs de la société française, son intérêt
théorique fortement questionné et sa contribution dans l’élucidation des enjeux de la question
sociale grandement mise en doute.
La violence de telles critiques pourrait amener à juger la notion « dépassée, sans avenir
scientifique » (Châtel et Soulet, 2001). Cela signifierait-il alors que la notion d’exclusion
sociale ne présente qu’une utilité limitée ou qu’elle est à rejeter définitivement ? Tout en
reconnaissant le bien-fondé des critiques formulées à l’égard de la notion et en intégrant les
conceptualisations fournies des nouvelles formes de pauvreté, il convient de souligner que la
notion d’exclusion sociale peut présenter encore un certain intérêt si les écueils qui
l’affaiblissent sont levés. Ceci est d’autant plus fondé que le contenu donné aux notions
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Dès lors le succès et l’abondance de son usage dans le champ académique comme dans
le milieu institutionnel doivent amener à tempérer la sévérité des critiques et ainsi reconnaître
à la notion d’exclusion sociale des vertus théoriques et empiriques qui sont à l’aune de la
pléthore d’études auxquelles l’exclusion continue de donner lieu, ce qui contribue, en dernière
analyse, à lui conférer intérêt, fécondité et vitalité et à assurer sa diffusion au-delà de la
sociologie francophone. Car c’est dans "l’aire de la francophonie sociologique" que la notion
d’exclusion sociale a acquis une large audience comme nous allons essayer de le montrer dans
le tour d’horizon qui va suivre.
Entre le panorama descriptif fourni par Lenoir dans les années 70 et la période actuelle,
les visages de l’exclusion sociale ont grandement évolué de même que se sont agrandies ses
frontières et se sont diversifiées les catégories sociales qu’elle a « éjectées des sillons de la
normalité » pour les installer dans l’univers de la relégation et de l’inutilité sociales, donc en
position d’extériorité par rapport à l’appareil et au système de production. De même, à partir
de la description à des fins de politique publique de Lenoir, la notion d’exclusion a vu sa
compréhension et son extension évoluer graduellement à la hauteur de l’audience qu’elle
obtiendra quand les médias s’en empareront pour décliner les fléaux qui gangrènent le corps
social en France mais aussi quant elle acquerra une visibilité sans commune mesure dans la
pensée sociale et dans la recherche sociologique (enquêtes de dénombrement des pauvres et
des exclus, études visant à documenter leurs trajectoires personnelles et leurs modes de vie,
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Il faut situer l’audience acquise par la notion d’exclusion sociale dans le débat public
français à la fin des années 80 quand elle s’est imposée comme la « clé de lecture des
problèmes sociaux de la France contemporaine » (Fassin, 1996 : 43). Cependant, les
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premières esquisses de théorisation de la notion d’exclusion sociale sont à chercher dans les
publications gouvernementales comme le rapport préparé pour le Commissariat au Plan sur la
question de l’exclusion sociale en 19914. Les auteurs de ce rapport ont ébauché une
conceptualisation de la notion d’exclusion sociale à partir d’une analyse de la littérature sur le
lien social. Une hétérogénéité des situations d’exclusion sociale y est distinguée suivant
plusieurs domaines : l’éducation, l’emploi, l’habitat, la culture, la justice. Le même groupe
sera l’auteur, deux ans plus tard, d’un travail similaire dans lequel il a placé le chômage au
centre des situations d’exclusion sociale et où il a privilégié une perspective économique dans
l’interprétation de l’exclusion sociale à la résolution de laquelle une série de mesures est
édictée par les rédacteurs du rapport.
La popularité obtenue par la notion d’exclusion sociale dans les politiques publiques
est également observée dans l’univers académique à travers la multiplication de recherches
empiriques et de travaux théoriques sur l’exclusion sociale en France à partir du début des
années 90. Une liaison étroite est établie entre pauvreté et exclusion sociale. Ce qui permet
d’observer la convergence des dimensions économique (pauvreté) et sociale (exclusion
comme rupture du lien social, isolement social et mal-intégration). La notion d’exclusion
sociale permet dès lors d’analyser les nouvelles formes de pauvreté. Le « bassin de la
pauvreté » s’est beaucoup élargi à la faveur de la crise de l’emploi, des restructurations
économiques, de la hausse du chômage, du problème de l’intégration des populations
immigrées de manière à inclure de nouvelles catégories sociales qui, « en raison de leur âge,
de leur domicile, de leur rapport à l’emploi, de leur situation familiale, de leur état de santé,
ou pour un cumul de ces raisons, rencontrent de graves difficultés » (Chopart, 1995 : 159).
Ces nouveaux groupes vulnérables incluent les jeunes en galère (Dubet, 1987), les chômeurs
de longue durée (Benoît-Guilbot, 1993), les familles monoparentales (Lefaucheur, 1991), les
dépendants de l’aide sociale (Laé, 1985 ; Messu, 1991), les exclus du système scolaire, les
victimes de la « misère du monde » (Bourdieu et al., 1993), les personnes « reléguées dans les
banlieues en difficulté » (Delarue, 1991).
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Ce rapport est l’œuvre d’un groupe de travail dirigé par Philippe Nasse. Il a été intitulé : Exclus et
exclusions. Connaître les populations et comprendre les processus. Il s’y agissait de cerner les facteurs
explicatifs des processus d’exclusion, d’identifier les catégories en situation d’exclusion et enfin de
proposer une série de recommandations en vue de la résolution du problème.
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conférées à la notion d’exclusion sociale malgré les controverses que son usage n’a cessé de
susciter. L’unanimité qu’il est possible de trouver dans le champ de l’exclusion sociale est
relatif surtout au sens absolument polysémique de la notion ainsi qu’à sa complexité et à la
variabilité de ses significations suivant les auteurs et les champs d’appartenance de ceux-ci
(milieu académique, milieu communautaire, pouvoirs publics).
Les travaux sur l’exclusion sociale en France ont une orientation descriptive et portent,
pour l’essentiel, sur les modes de vie, les stratégies de débrouille et les interactions avec les
institutions d’assistance des « inutiles » (Faber, 2000), des « indésirables » (Garnier-Muller,
2000), des « surnuméraires » (Castel, 1995b), des « laissés pour compte de l’intégration
sociale », autant de qualificatifs dont sont désignées les personnes exclues par leur pauvreté et
leur isolement social. L’examen de ces travaux permet de déboucher sur une typologie des
conceptions de l’exclusion sociale en France. Quatre approches majeures peuvent être ainsi
discernées :
- une approche par catégories de populations dans laquelle l’exclusion sociale sert à
désigner la situation d’un « catalogue de situations spécifiques et isolées les unes des
autres » comme l’illustre la conception privilégiée par Lenoir dans les années 70
(Clavel, 1998 : 184) ;
- l’approche économiste où l’exclusion sociale est définie à partir d’indications sur les
revenus, les inégalités, les niveaux de pauvreté ;
- une approche en termes de déni de droits (privation ou non accès) ;
- une approche par degrés dans laquelle « le moment de l’exclusion étant signifié comme
étape ultime d’une trajectoire ou combinaison de situations extrêmes. Cette gradation
s’exprime à travers les notions de précarité, pauvreté, exclusion » (Clavel, 1998 : 186).
L’approche par degrés s’est imposée dans le champ académique français. Elle présente
le mérite de mieux exprimer la dimension processuelle des situations d’exclusion sociale. Une
telle conception se rapproche également davantage de notre position sur la question, laquelle
fait de l’exclusion le moment ultime mais non inéluctable d’un processus menant à
l’isolement social et faisant référence à une hétérogénéité de degrés et à une variabilité de
figures.
Parmi les dénominateurs communs des travaux sur l’exclusion sociale en France, on
pourrait évoquer la vision duale du monde social, donc dans le sens de sa coupure entre deux
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espaces clivés (celui des inclus et celui des exclus), l’insistance sur la perte d’emploi et le
chômage comme déclencheurs des processus menant vers la transformation du lien social et le
basculement dans l’exclusion sociale, la conception de l’exclusion sociale comme processus
jalonné de plusieurs étapes et révélant des phénomènes dynamiques multidimensionnels.
C’est ainsi que Donzelot et Estèbe (1994) ont diagnostiqué « un risque de fracture de la
société » française avec l’existence d’une société utile », celle des ingénieurs, des cadres et
celle des exclus vivant d’allocations diverses. Pierre Rosanvallon (1995), de son côté, mettra
en garde contre la tentation de réduire les exclus à une catégorie homogène. Les « exclus ne
constituent par une ordre, une classe ou un corps, ils indiquent plutôt un manque, une faille du
tissu social » (p. 203-204). Pierre Clavel (1998) ira plus loin en esquissant une théorie de
l’exclusion sociale en envisageant celle-ci comme :
La Belgique et la Suisse, à l’instar de la France, ont connu, à partir des années 80, une
visibilité accrue des problèmes sociaux qui se donnent à voir à travers la dégradation poussée
de la situation socio-économique des couches populaires, la multiplication des emplois
précaires (contrats à durée déterminée, intérim, stages), le renforcement des ségrégations
sociales et spatiales, la violence urbaine, l’accroissement des populations dépendantes de
l’aide sociale (les "minimexés"). Ces « fléaux sociaux » sont exacerbés par le contexte socio-
politique de ces deux pays marqué, comme partout ailleurs en Europe, par un rétrécissement
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Le regard porté sur les nouvelles formes de pauvreté est à invoquer dans la justification
des nouveaux mots qui ont enrichi le « lexique du social » en Suisse et en Belgique :
exclusion sociale, inclusion sociale, intégration, isolement, crise d’identité, du lien social. Ce
qui porte à croire à un effet d’entraînement (et de mode ?) ou au fonctionnement d’une
logique diffusionniste dans les manières de concevoir, de penser et de traiter les enjeux de la
nouvelle question sociale entre la France et ces deux pays. Cette suggestion amène à souligner
le succès rencontré par la notion d’exclusion sociale en terre belge et helvétique. Les
responsables politiques, les acteurs du champ de l’action communautaire, les journalistes et le
milieu académique l’ont vite adoptée comme vocable pour « rendre palpable la question
sociale, lui tracer des frontières physiques, et ainsi la circonscrire à des lieux et à des
populations définies par leur enracinement spatial » (Schaut, 2001 : 68).
« L’exclusion, une notion récurrente au Québec mais peu utilisée ailleurs en Amérique
du Nord », l’intitulé de cet article de Madeleine Gauthier (1995a) restitue bien le destin de la
notion d’exclusion sociale en Amérique du Nord : sa quasi-absence dans la tradition
sociologique anglophone et son usage répandu au Québec. La communauté de langue évoquée
pour justifier l’enracinement de la notion en Suisse et en Belgique doit être reprise ici dans
notre argumentaire en plus d’un contexte sociétal admettant des rapprochements, et une
conception et une configuration du rôle de l’État-providence laissant des similitudes avec
cependant toutes les réserves qui s’imposent.
Le succès du thème de l’exclusion sociale est mieux attesté par sa présence dans les
actions des pouvoirs publics, ce qui s’est récemment traduit par la définition d’une stratégie
nationale et la promulgation d’une « Loi contre la pauvreté et l’exclusion sociale ». Les
éléments constitutifs de cette loi et de cette stratégie indiquent la conception dominante au
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La notion, au Québec francophone, est le plus souvent employée dans une perspective
dynamique, au sens d’aboutissement extrême d’un processus de marginalisation. Elle
fait référence à une dimension du phénomène de la pauvreté, l’affaiblissement ou la
rupture des liens sociaux, souvent négligée au profit de la dimension économique […].
Elle implique alors la mise hors des processus de participation à la vie de la société.
Elle permet d’analyser la situation d’une catégorie de personnes pauvres comme des
mères seules avec leurs enfants, des vieillards sans soutien, des chômeurs de longue
durée, des personnes empêchées de travailler pour toute sorte de handicaps (Gauthier :
1995a : 152-153).
Premièrement, l’exclusion des biens et services, privés et publics, met l’accent sur la
privation des bien matériels en termes de pauvreté, ainsi que sur l’inégalité d’accès aux
biens collectifs, notamment l’éducation, la santé, le logement, etc. Deuxièmement,
l’exclusion des moyens d’existence met en lumière les processus de non-accèss au
marché du travail et à la terre. En milieu urbain, l’exclusion du marché du travail prend
un relief particulier et constitue une source majeure d’inégalité selon le genre — offre de
travail faible, chômage déclaré, chômage marginal, exclusion des emplois protégés, de la
protection sociale ou de la formation professionnelle. Troisièmement, l’exclusion des
droits sociaux s’analyse en termes de sécurité — physique, moyens d’existence, santé —,
de liberté d’organisation et d’expression, de dignité et d’identité. Quatrièmement,
l’exclusion est inhérente à certaines stratégies de développement qui génèrent, compte
tenu du contexte institutionnel sous-jacent, des modèles particuliers de répartition
inégalitaire des revenus (p. 3).
C’est la notion de pauvreté qui s’est révélée finalement davantage populaire pour
analyser la série de problèmes sociaux qu’un contexte économique structurellement ardu
donne une visibilité et une gravité sans précédent. Cependant, la plupart des études ont éludé
toute théorisation des catégories conceptuelles utilisées dans les analyses, pour étudier le
phénomène de la pauvreté urbaine. En l’absence d’un système performant de solidarité
institutionnelle, les solidarités de proximité, les réseaux sociaux donnent une vitalité cruciale
aux liens sociaux de sorte que la personne en situation d’indigence n’est jamais totalement en
dehors de la société, en situation d’exclusion sociale, comme c’est dans le cas dans les
sociétés occidentales. Ceci pourrait être invoqué pour justifier la faible diffusion de la notion
d’exclusion sociale dans les sciences sociales en Afrique. La centralité de celle de pauvreté lui
est assurée par le fait que les nombreuses études et enquêtes menées sur ce thème en Afrique,
l’ont été sous l’égide de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international ou de la
coopération bilatérale ou multilatérale, des bailleurs de fonds qui ont su faire prévaloir leur
terminologie, leur vision, leur définition, leur lecture de la pauvreté et imposer leurs outils de
mesure du phénomène (Sarrasin, 1999).
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Le faible usage qui est fait de l’exclusion en Afrique y disqualifie-t-il pour autant cette
notion ? Au vu des effets des changements à l’œuvre dans les sociétés africaines, surtout en
milieu urbain (recomposition des solidarités, individualisation, fragmentation sociale) (Marie,
1997) conjugués à un contexte global marqué par la précarité, la rareté et la violence incitent à
lui reconnaître une pertinence et une fécondité dans l’analyse de la situation africaine. Le cas
échéant, la dimension « précarité et vulnérabilité économiques » devrait être privilégiée sans
rejet cependant de la dimension « rupture de lien social » qui serait mieux rendue par une
recomposition du lien social.
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contemporaines. Elle demeure une notion de désignation et d’analyse des problèmes sociaux.
Une série de paramètres que nous avons essayé de mettre en lumière expliquent le succès de
la notion dans la sociologie francophone et au cœur de celle-ci dans la sociologie française.
Conclusion
Dans cette contribution, il s’est agi pour nous de revisiter la notion d’exclusion sociale,
par une élucidation de ses soubassements théoriques et une mise en évidence des différentes
approches privilégiées dans la littérature sociologique. Notre analyse a été circonscrite à l’aire
sociologique francophone pour constater la centralité de la notion dans le champ sociologique
français, sa diffusion dans le reste de l’espace francophone européen, la Belgique et la Suisse
notamment, sa récurrence au Québec et enfin sa faible utilisation en Afrique subsaharienne.
(Castel, Paugam, Taboada-Leonetti, Autès, entre autres) et les nombreuses critiques que son
usage ne cesse de susciter.
Malgré la sévérité des critiques qui lui sont adressées, la notion d’exclusion continue
néanmoins de « recéler une grande puissance évocatrice et une forte capacité mobilisatrice »
(Soulet, 1998 : 433) qui trouvent un écho dans les champs politique et médiatique ainsi que
sur le terrain de l’intervention sociale. Tout ceci amène donc à se questionner sur l’utilité et la
fécondité de la notion d’exclusion sociale. En vue d’un renouvellement et/ou d’un
enrichissement de sa théorisation, il est essentiel de mettre l’accent sur la dimension
processuelle de l’exclusion sociale. Aussi, devra-t-elle considérée comme le moment ultime
d’un processus d’isolement social et qui fait référence à une variété de degrés et de figures.
Conçue comme telle, la notion pourra permettre de mieux révéler, désigner et analyser les
problèmes, les contradictions, les « pathologies », les « traumas » individuels et collectifs qui
ressortissent à la « nouvelle question sociale ».
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Références bibliographiques
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