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L’EXCLUSION SOCIALE DANS LA LITTERATURE SOCIOLOGIQUE

FRANCOPHONE : PARADOXE ET THÉORISATIONS1

Mamadou dit Ndongo DIMÉ et Arnaud SALES


Département de sociologie
Université de Montréal

Avril 2003 (révisé en juin 2003)

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Une première version de ce travail a été présentée à la Conférence internationale « Equidad, igualdad
y diversidad en sociedas globalizadas », Mexico, 8-9 avril 2003
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Introduction

La question de l’intégration sociale est au centre des recherches et des débats de la


sociologie depuis sa naissance. Les formes d’intégration varient selon les individus, les
institutions et les sociétés (Schnapper, 2001 : 7). En fait, il faut souligner l’existence d’un
processus permanent de décomposition et de recomposition des mécanismes d’intégration
sociale. Plusieurs facteurs semblent désagréger ou miner l’intégration des communautés
intensifiant ainsi les trajectoires d’individualisation. Au même moment, avec le boom des
nouvelles technologies de l’information et de la communication, les individus et les
institutions sont engagés dans un environnement traversant les frontières avec un
accroissement des relations sociales indirectes.

Dans les sociétés contemporaines, en dépit de la performance des politiques sociales et


de la large couverture assurée par les dispositifs de protection sociale, on peut remarquer que
de nombreuses personnes continuent d’être placées dans une situation de pauvreté dont
l’extension signale la résurgence d’une vulnérabilité de masse (Castel, 1995 : 461). Ce qui
pose de nouveaux défis pour une nouvelle question sociale se donnant à lire principalement à
travers une instabilité économique et une fragilité relationnelle. C’est pour cela que les
sociologues, les travailleurs sociaux, les journalistes et les acteurs politiques ont commencé à
recourir abondamment au vocable d’exclusion sociale pour nommer et analyser certains
problèmes sociaux, notamment les nouvelles formes de pauvreté et la crise des mécanismes
d’intégration sociale.

Un examen de la littérature sociologique montre que la notion d’exclusion sociale


employée pour la description des nouvelles formes de pauvreté urbaine et d’inégalité s’est
d’abord enracinée dans la littérature sociologique francophone avant de connaître par la suite
une diffusion internationale. Jacques Ion (1995) est même allé jusqu’à se demander si
l’exclusion n’est pas une problématique exclusivement française car beaucoup a été dit et écrit
sur la notion d’exclusion sociale en France, sur sa genèse, les raisons de son succès, les
multiples acceptions qui lui sont données, ses faiblesses théoriques mais aussi sur les notions
alternatives proposées pour surmonter ses écueils. En outre, c’est en France que la notion
d’exclusion a acquis un immense succès médiatique et a été adoptée dans le discours politique
ainsi que dans le jargon institutionnel désignant ainsi une série de problèmes sociaux : la
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pauvreté, l’itinérance, le chômage, la délinquance, l’isolement des assistés sociaux, la crise


des appareils d’intégration sociale, la toxicomanie, le décrochage scolaire, entre autres.

Compte tenu de la vigueur des échanges entre les communautés scientifiques de la


France, de la Belgique, de la Suisse et du Québec, la notion s’est progressivement diffusée
dans ces pays. Par contre, son usage a été très limité, sinon absent dans la littérature
sociologique anglophone jusqu’à une période récente. Cependant le terme est actuellement
popularisé en Grande Bretagne dans l’univers académique par Bill Jordan et même dans le
champ politique par Tony Blair avec sa politique de la Troisième voie. D’un autre côté, la
notion n’a pas trouvé un terrain d’application fertile aux Etats-Unis probablement parce que la
notion d’exclusion sociale allait à l’encontre de la prédominance de la vision consensuelle et
communautaire qui prévaut dans la société américaine. La préférence est nettement allée à la
notion d’underclass ou à celle d’urban poverty (Fassin, 1996). Des traditions intellectuelles,
des facteurs historiques, des options économiques et des choix de société, l’existence d’un
système national de protection sociale, les attitudes vis-à-vis des problèmes sociaux figurent
parmi les raisons pouvant être invoquées pour justifier le succès ou non de la notion
d’exclusion sociale dans un pays.

La notion d’exclusion sociale résulte d’une relecture de la stratification sociale


marquée par l’idée d’un dépérissement des conflits de classe entre les dominés et les
dominants au profit d’une opposition ou d’une fracture entre les personnes dedans (incluses,
insérées) et les personnes en-dehors (exclues, désinsérées) du système social. Ce qui porte les
signes annonciateurs de la transition des sociétés industrielles vers les sociétés post-
industrielles et vers les sociétés de l’information. Notion de cristallisation des enjeux de la
nouvelle question sociale, vocable de désignation d’un ensemble de problèmes sociaux,
l’exclusion sociale a été mesurée, discutée et documentée mais rarement conceptualisée. En
revanche, les facteurs qui la suscitent ont été soigneusement étudiés de même que la pluralité
de ses formes d’expression suivant les contextes nationaux.

Pourtant un état des lieux de la théorisation de la notion d’exclusion sociale dans la


sociologie francophone révèle un paradoxe majeur. Si la notion ou prénotion d’exclusion
sociale est entrée dans l’usage académique, institutionnel, médiatique, politique avec la
profusion de son recours par les sociologues, les travailleurs sociaux, les acteurs politiques (il
suffit de penser ici au slogan de la « fracture sociale » popularisé par Jacques Chirac en
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France2), par contre elle est abondamment et vigoureusement critiquée par les sociologues
français jouissant d’une grande renommée dans le champ de l’étude de l’exclusion sociale. On
pense ici notamment à Robert Castel, à Serge Paugam et à Vincent De Gaulejac et Isabelle
Taboada-Leonetti qui invitent même au rejet de la notion d’exclusion sociale handicapée par
plusieurs faiblesses au profit de vocables dotés, selon eux, d’un plus grand intérêt théorique
comme ceux de désaffiliation sociale, de disqualification sociale et enfin de désinsertion
sociale. La critique et le rejet ainsi suggérés sont à mettre en rapport avec les faiblesses
théoriques et les présupposés idéologiques de la notion d’exclusion sociale perçue comme une
catégorie empirique véhiculant de fausses évidences provenant du sens commun (Bawin et
Stassen, 2001 : 17).

En guise d’exemple, la toxicomanie lourde est fréquemment présentée comme un cas


extrême d’exclusion sociale. Pourtant obtenir des produits psychotropes requiert des
ressources financières, une connaissance du marché et une insertion dans des réseaux de
ravitaillement, autant d’actes et de processus impliquant des formes d’intégration sociale.
Tout ceci doit nous éloigner de la tentation de qualifier d’exclusion sociale toute situation de
déséquilibre individuel ou collectif et d’écart par rapport à des normes ou standards
sociaux. La notion d’exclusion sociale présente ainsi le désavantage d’occulter les processus
dynamiques d’intégration et de désintégration sociale dont le point extrême (de non-retour ?)
serait le basculement dans une situation faite d’isolement social et de précarité économique.
Aussi devrait-on plutôt dire que l’exclusion sociale est le moment ultime d’un processus
d’isolement social et qu’il fait référence à une variété de degrés et de figures de vulnérabilité
économique et de fragilité relationnelle. Certaines formes d’exclusion sont à référer à des
causes individuelles, d’autres sont à rapporter aux « traumas » des changements structuraux
et/ou aux dysfonctionnements des dispositifs de protection sociale.

À la lumière des éléments précédemment présentés, les objectifs que nous visons dans
ce travail sont de rendre compte de la notion d’exclusion dans ses dimensions les plus larges
dans le champ sociologique francophone (genèse, dimensions, évolution sémantique, auteurs-
clefs) mais également d’en faire de même avec une trilogie de notions qui la prolongent, la

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Actuel président de la République française. Il a utilisé cette expression de « fracture sociale »
comme slogan électoral pour mettre à nu les inégalités sociales en hausse et la paupérisation continue
de larges segments de la population française. La notion de « fracture sociale » a donné naissance à
une série de publications parmi lesquelles : Arlette Farge, Lae Jean-François, Robert Lefort, 2000,
Fracture sociale, Paris, Desclée de Brouwer et Xavier Emmanueli, Clémentine Fremontier, 2002, La
fracture sociale, Paris, PUF.
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concurrencent ou simplement cherchent à la dépasser, à savoir les notions de désaffiliation, de


disqualification et de désinsertion. Notre but sera de rechercher ici dans la littérature les
éléments de théorisation de la notion d’exclusion sociale dans le contexte global de la
sociologie francophone. Ceci ne nous empêchera pas de prêter attention à titre comparatif et
d’enrichissement au contexte anglophone qui recourt de plus en plus à la notion d’exclusion
sociale comme l’illustrent les travaux de Bill Jordan (1996), d’Amartya Sen (2000) et la
création du Centre for Analysis of Social Exclusion (CASE) au London School of Economics
and Political Science en Angleterre.

L’exclusion sociale : vertus et écueils d’une notion

La question de l’exclusion sociale est au cœur des problèmes sociaux dans les sociétés
contemporaines. Elle constitue de nos jours le vocable de « déclinaison » des misères sociales
et semble reléguer au second plan des notions comme celles de marginalité, d’inégalité et de
pauvreté qui sont restées, pendant longtemps, les catégories conceptuelles de désignation et
d’analyse des problèmes sociaux. La notion d’exclusion sociale a acquis un succès médiatique
à la mesure de l’ampleur et de l’intensité des problèmes sociaux auxquels il renvoie. Effectuer
un examen approfondi des dimensions de la notion d’exclusion amène à prêter attention à sa
genèse et à l’évolution de ses acceptions ainsi qu’aux auteurs évoluant dans le champ de
l’étude de l’exclusion sociale. Les efforts devant être fournis pour arriver à cet objectif ne
peuvent éluder par ailleurs un certain nombre de préalables théoriques du reste bien exprimés
par Soulet (1998 : 431-432) :

Ne convient-il pas de se pencher sur l’usage de cette notion et de se demander si elle


désigne un phénomène singulier, inédit en quelque sorte, qui se déroule sous nos propres
yeux ou si elle participe à occulter des questions plus fondamentales ? Est-elle un outil
conceptuel approprié pour comprendre les transformations contemporaines affectant nos
sociétés développées ? Est-elle au contraire, un artefact obscurcissant l’appréhension des
dites mutations par le fait même d’inviter à lire la réalité à partir du prisme déformant de
l’urgence et de la souffrance ? Est-elle un étendard auquel se rallient les sociologues
après avoir été dépossédés de la pauvreté par les économistes.

Avant de répondre à ces questions, il convient de reconnaître la vitalité de la


thématique de l’exclusion sociale dans le discours médiatique et dans le champ académique
comme l’illustre l’abondance des publications consacrées à ce phénomène. Ce succès est
surtout perceptible dans la littérature sociologique française d’abord. Cependant, la centralité
de la notion d’exclusion peut n’y avoir rien de surprenant si l’on sait que la paternité de la
popularisation de la notion, du moins d’après l’usage qui lui est donné de vocable de
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désignation des nouveaux enjeux de la question sociale, revient à un fonctionnaire français, en


l’occurrence René Lenoir, dans un rapport sur les nouveaux visages de la pauvreté dans la
société française des années 70. En effet, dans son ouvrage au titre évocateur de Les exclus.
Un français sur dix, Lenoir (1974) brosse le portrait d’une société française à deux vitesses où
le développement de la prospérité et le relèvement du niveau de vie n’ont pas été
concomitants avec une réduction généralisée de la pauvreté. Une description est ainsi faite
d’une double France, celle des nantis et celle sans cesse grandissante des personnes refoulées
aux « frontières du social » pour leur dénuement, leur misère et leur inadaptation sociale.
Avec la parution de l’ouvrage de Lenoir, s’est instauré en France un débat public sur
l’exclusion sociale mais il faut signaler qu’une décennie auparavant, le Mouvement Aide à
toute détresse Quart-Monde (ATD Quart-Monde)3 avait déjà commencé à utiliser la notion
comme outil de dénonciation et de mobilisation contre la formation d’un sous-prolétariat
urbain dans une période de forte croissance économique (Clavel, 1998).

Malgré la popularité de son usage à cette période, l’exclusion a reçu une faible
conceptualisation. Elle a d’abord été abondamment employée pour nommer les processus
touchant certaines catégories de populations frappées d’un handicap – fût-il social (pauvreté),
physique (infirmité), ou lié à leurs compétences personnelles. D’une manière résumée, elle
sert à désigner « le fait de vivre une situation marquée par le défaut : défaut de travail, de
famille, de logement, de formation, de relations sociales, d’accès à des institutions, de
participation à la société » (Châtel et Soulet, 2001). L’évolution des frontières du phénomène
social de l’exclusion au cours des années ainsi que la diversification des populations exclues
ont accompagné le processus d’évolution sémantique de la notion.

Dans les années 70, si on se réfère au dénombrement effectué par Lenoir (1974 : 11-
16), les populations exclues de la société à cette période étaient constituées « de handicapés
physiques », de « personnes âgées invalides », de « débiles mentaux », « d’enfants pris en
charge par l’aide sociale à l’enfance », de « mineurs délinquants », de « jeunes drogués », de
« fugueurs », de « malades mentaux », de « suicidaires », « d’alcooliques », enfin de
« marginaux ou asociaux » regroupant « les vagabonds, d’anciens délinquants, ou d’anciennes
prostituées n’ayant pas réussi à trouver du travail, et de quelques milliers de familles logées
dans des bidonvilles et qui vivent d’expédients ». Dans les années 80, la lecture de l’exclusion

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On peut retrouver cette acception de l’exclusion sociale dans : Jules Klanfer, 1965, L’exclusion
sociale, Paris, éditions Science et services
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se fait plutôt autour de quatre thèmes : la ville, l’école, l’emploi et la protection sociale. Une
typologie laisse voir que les exclus incluent une diversité de d’acteurs parmi lesquels les
habitants des banlieues défavorisées, les enfants en situation d’échec scolaire, les chômeurs de
longue durée, les populations qui n’ont plus accès à l’aide sociale et aux soins médicaux.

Quoique fortement critiquée pour une diversité de raisons, la notion d’exclusion s’est
néanmoins imposée dans le champ académique comme concept de désignation et d’analyse
des nouveaux enjeux de la question sociale. Son intérêt théorique, nonobstant les tares
théoriques dont la notion est entourée, est de constituer un prisme à travers lequel se fait
l’examen des questions sociales touchant les sociétés contemporaines qui, malgré le niveau de
prospérité atteint et la "générosité" et le volontarisme des dispositifs de protection sociale
abritent des populations dont « la trajectoire est faite d’une série de décrochages par rapport à
des états d’équilibre antérieur plus ou moins stables, ou instables » (Castel, 1995a : 15).
L’image s’impose d’une société clivée selon une modalité horizontale entre insérés, ceux qui
sont dedans, les inner en même temps les winner et les désinsérés, ceux qui sont dehors, les
outsider et simultanément les looser. C’est cette dernière catégorie qui se voit désignée par le
substantif d’exclus. Elle est constituée de personnes en situation de précarité et de
vulnérabilité extrêmes sous les effets des mécanismes ou plutôt des processus et des
dynamiques pour adopter la terminologie de Castel (1995) qui les « placent » à la périphérie
de la « société des inclus ».

La frontière entre la société des inclus et le monde des exclus, la fameuse ligne de
fracture sociale popularisée dans le champ politique et dans l’univers médiatique peut être
ténue. C’est cela qui met en lumière la fragilité des positions sociales, professionnelles dans la
période actuelle. En guise d’exemple, une perte d’emploi, un changement de situation
matrimoniale (divorce, monoparentalité) et leur combinaison peuvent induire jusqu’à
l’exclusion sociale une personne auparavant bien intégrée par son basculement dans la
précarité économique, un rétrécissement de son espace relationnel et finalement sa chute et
son maintien dans l’isolement social.

Approches critiques de la notion d’exclusion sociale

Robert Castel et la notion de désaffiliation


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Castel récusera cependant la notion d’exclusion disqualifiée par sa dimension statique


et son incapacité à restituer l’hétérogénéité des situations auxquelles elle fait référence. Il lui
préférera celle de désaffiliation qui présente, à son avis, la possibilité de dépasser l’insuffisant
constat d’un état ou d’une situation de privation car il s’agit plutôt de retracer des parcours, de
rendre compte de trajectoires et de cerner des processus. La grille d’analyse qu’il propose
pour expliquer le phénomène de la désaffiliation sociale tout en faisant apparaître les diverses
phases constitutives du processus d’exclusion sociale met de l’avant différentes zones sociales
: zone d’intégration, zone d’individualisation, zone de vulnérabilité, zone d’exclusion, zone
assurancielle. Le schéma ci-après fournit ainsi une typologie de l’itinéraire de la désaffiliation
et de l’exclusion construites à partir d’un couple de dimensions : la participation ou non au
marché du travail et l’appartenance ou non à un réseau de relations.

Schéma n° 1 : Le processus d’exclusion d’après Castel (1991, 1995b ; Schaut, 2001)

Crise de la société salariale : chômage structurel

E INTÉGRATION DANS LE MONDE DU TRAVAIL I


X N
C T
Zone d’individualisation Zone d’intégration E
L
G
U R
S Travail stable Travail stable A
I Isolement social Réseau social T
O dense I
N O
N
Zone de vulnérabilité
R Travail précaire R
E Fragilité relationnelle E
S S
E E
A A
U U
Absence de travail Prestations sociales
X X
Isolement social Réseau social
formel S
S
O
O
C
C Zone d’exclusion Zone assurancielle
I
I A
A U
U X
X
EXCLUSION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

Importance accrue du marché dans la


Lacunes de l’État social
structuration des rapports sociaux
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La désaffiliation sociale qui place les individus dans une situation d’extériorité vis-à-
vis des systèmes d’intégration sociale révèle, dans le système de Castel, la métamorphose de
la question sociale, la crise des systèmes de régulation sociale et le délitement des solidarités
communautaires avec l’entrée dans une société salariale et la remise en cause de la centralité
du travail. Dans le contexte de la société française sur laquelle portent ses analyses, Castel
montre que la fragilisation des statuts du travail en se combinant avec la « dissociation du lien
social » produit des surnuméraires, des inutiles au monde pour qui, « au bout du processus, la
fragilité économique est devenue dénuement, la fragilité relationnelle isolement (Castel,
1991 : 139).

Castel privilégie une démarche historique pour retracer l’évolution de la question


sociale dans la société française mais aussi pour aboutir à une théorisation de la notion de
désaffiliation qu’il juge plus significative que celle d’exclusion. Le détour par l’histoire qu’il
effectue lui permet de montrer l’évolution des représentations et des constructions sociales de
la pauvreté de même que la transformation des mécanismes de « traitement » des populations
en situation de pauvreté. Castel met en lumière de ce fait l’existence d’un processus progressif
conduisant de l’intégration à la vulnérabilité, puis à l’assistance et enfin à la désaffiliation. Il
révèle ensuite les différentes faces de la protection et de la régulation sociale à travers une
approche historique qui va de l’époque féodale à la période actuelle.

Aujourd’hui, l’édifice de la protection sociale mis en place par l’État social se


transforme produisant de nouvelles vulnérabilités. Aussi la désaffiliation est-elle à percevoir
comme le point ultime d’un processus pour des individus placés dans une situation d’inutilité
sociale et dont le lien social est en voie de fragilisation. La rupture du lien social est donc un
des éléments les plus significatifs de l’analyse que Castel fait du processus de désaffiliation.
Une conception de la désaffiliation comme rupture du lien social, le recours à l’histoire pour
réaliser une chronique de l’évolution de la question sociale, une évaluation des politiques
d’insertion sociale, constituent les axes majeurs du regard que Castel projette sur la question
de l’exclusion sociale dans la société française.

Exclusion ou disqualification : la perspective de Serge Paugam

Serge Paugam rejette la notion d’exclusion mais tout en s’éloignant de Robert Castel
en privilégiant plutôt le vocable de disqualification sociale. Ceci pour comprendre le rapport
que la société établit avec ses marges, autrement dit la manière dont elle classe et traite les
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individus étiquetés et reconnus comme éloignés des formes normales d’intégration. Avec le
concept de disqualification sociale bâti à partir d’une lecture ethnographique du rapport
s’instaurant entre les individus en situation de pauvreté et les institutions chargées de les
assister, Paugam dresse, d’abord, une typologie de ces individus (les fragiles, les assistés et
les marginaux), puis met en lumière les mécanismes producteurs, dans la société française, du
basculement dans la pauvreté, l’assistance, l’infériorité sociale et la marginalité (vie à l’écart
de la société).

L’approche de Paugam perçoit la pauvreté « comme le produit d’une construction


sociale et comme un problème d’intégration sociale » (Autés, 1995 : 45). En l’absence d’une
« intégration normative et fonctionnelle » des individus qui devait passer essentiellement par
l’emploi, les populations surnuméraires dépendent d’institutions d’assistance auxquelles sont
assignées des missions d’insertion ou d’inclusion des personnes en bute à une rupture de leur
lien social. La disqualification sociale apparaît ainsi comme l’envers de l’intégration sociale.
Elle est un processus comportant trois phases successives : la fragilité puis la dépendance et
enfin la rupture du lien social (Paugam, 1993 ; Autès, 1995).

L’évaluation que Paugam fait des politiques et des dispositifs d’insertion sociale dans
la société française, notamment le revenu minimum d’insertion (RMI) permet de mieux
repérer sa conception de la disqualification sociale comme révélateur des défaillances de
l’intégration sociale. Pour Serge Paugam, le RMI est une politique de régulation du lien social
qu’il explicite ainsi : « puisque l’emploi ne joue plus son rôle intégrateur pour une part
croissante de la population, un des enjeux de la politique de lutte contre la pauvreté est de
renouer le lien social et d’éviter ainsi que se constitue une underclass » (1993 : 16). L’objectif
de la politique du RMI est ainsi de « récréer le lien social » (p. 75), le « produire » (p. 91), le
« renouer » (p. 121, 122).

En dernière analyse, la disqualification sociale présente, de l’avis de Paugam, plus de


fécondité théorique et de pertinence pour rendre compte des nouvelles formes de tout en
traduisant mieux que la notion d’exclusion sociale la crise de l’intégration sociale. Avec la
notion de disqualification sociale, Serge Paugam entend mieux rendre compte des résistances
et du combat de certaines personnes assistées face aux stigmates mais aussi pour se forger une
identité et une trajectoire que peuvent leur dénier les institutions. Il a cherché en outre à
renouveler la problématique de la pauvreté en insistant sur sa construction sociale. Une telle
approche situe la grille de lecture de Paugam dans une position cristallisée autour de rapports
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dialectiques entre les institutions (les structures) principalement les institutions d’assistance
chargées de ressouder les liens sociaux distendus des personnes disqualifiées et les acteurs
(les individus) en situation de disqualification sociale et engagés dans une dynamique de
définition de leur identité.

Vincent De Gaulejac et Isabelle Taboada-Leonetti et les processus de désinsertion

La tension entre ces positions pourrait être également retrouvée dans la conception
défendue par Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada-Leonetti (1994) dans la théorisation
qu’ils proposent du phénomène de l’exclusion sociale. Cependant un renversement de
perspective peut être discerné dans la lecture qu’ils en donnent de par la polarisation de leur
analyse sur le point de vue des individus engagés dans une dynamique de conquête d’une
place dans une société qui les a rendus inutiles au monde, qui les a mis donc en position de
désinsertion sociale.

Tout comme Castel et Paugam, De Gaulejac et Taboada-Leonetti n’adoptent pas la


notion d’exclusion sociale. Ils lui préfèrent celle de désinsertion quoique le contenu qu’ils
donnent à cette dernière la rapproche de l’exclusion sociale. La désinsertion demeure la
notion générique à partir de laquelle ils analysent les échecs individuels dans la lutte des
places qui s’est substituée à la lutte des classes. On doit la percevoir comme un processus à
l’inverse de l’intégration composé de quatre étapes : la rupture à partir d’un évènement
fondateur (une perte d’emploi, d’un être cher, une séparation conjugale, abandon par
exemple), l’enchaînement d’autres ruptures, le décrochage et enfin la déchéance de la
personne.

Les trajectoires personnelles, familiales, professionnelles, conjugales des désinsérés


sont jalonnées de ruptures, autrement dit d’évènements objectifs pouvant être classés en trois
phases : une phase de « résistance » pendant laquelle les individus cherchent à mobiliser leurs
ressources, une phase « d’adaptation » dans laquelle ils réorganisent leur mode de vie et
finalement une phase de « l’installation » faite de résignation, de passivité, de retrait social et
d’isolement. Après l’analyse des moments décisifs dans les parcours des individus en
situation de désinsertion sociale, De Gaulejac et Taboada-Leonetti dressent un répertoire des
« stratégies de réponse » auxquelles ils ont recours : des stratégies de « contournement » faites
de mise à distance psychologique et de « désimplication » sociale ; des stratégies de
dégagement de la situation caractérisées par l’agressivité et par des attitudes critiques à
12

l’égard du système social ; et enfin des stratégies de « défense » faites d’évitement, de


dénégation et pouvant conduire jusqu’à l’autodestruction (Autès, 1995).

La typologie établie par De Gaulejac et Taboada-Leonetti de même que la construction


qu’ils ont faite des trajectoires de désinsertion présentent des convergences avec les travaux
de Paugam, du point de vue du vocabulaire employé, des étapes identifiées dans les processus
de disqualification et de désinsertion. Cependant la singularité des analyses de De Gaulejac et
de Taboada-Leonetti réside dans leur focalisation sur le rôle essentiel des dimensions
individuelle et symbolique dans les phénomènes d’exclusion car pour eux (1994 : 22) :

C’est le système de valeurs d’une société qui définit par, défaut, le hors-norme
comme étant sans valeur, sans utilité sociale. L’individu est évalué en fonction de
son utilité sociale, celle-ci étant mesurée par le revenu qu’il reçoit en échange de
son activité, le pouvoir qu’il peut exercer sur d’autres, la quantité de biens qu’il
peut acquérir. Ceux qui ne répondent pas à ces normes, ceux dont les activités ne
sont pas monnayables n’ont pas de valeur pour la collectivité. Ce sont les
exigences normatives de la société – en matière de réussite professionnelle, de
standards de consommation, d’épanouissement sexuel et personnel – qui
entraînent les individus défaillants dans la dévalorisation et dans la honte de soi
qui paralyse.

Même si les schémas conceptuels bâtis par Castel, Paugam et De Gaulejac et Taboada-
Leonetti n’accordent pas la primauté à la notion d’exclusion sociale, il n’en demeure pas
moins que les phénomènes sur lesquels ils apportent un éclairage ainsi que les contenus qu’ils
donnent respectivement aux notions de désaffiliation, de disqualification et de désinsertion
amènent à penser que deux dimensions importantes se retrouvent au cœur des processus de
mise à la marge des surnuméraires, des assistés et des désinsérés. Elles constituent en même
temps le « noyau significatif » (Bawin-Legros et Stassen, 2001) de la notion d’exclusion
sociale : une pauvreté économique et une faiblesse ou une absence de relations sociales
(Castel, 1995a, 1995b).

Une perspective synthétique et critique de l’exclusion sociale

Les trois approches de la notion d’exclusion que nous venons d’exposer ont en
commun d’être esquissées à partir, d’une part, d’une double dimension liée au statut
économique et au degré d’insertion dans les réseaux sociaux, et d’autre part, d’une oscillation
entre facteurs macrosociologiques et facteurs individuels dans l’explication des ruptures et des
accidents de parcours qui suscitent le basculement dans la précarité, puis dans l’assistance et
enfin dans la relégation sociale. Elles partent toutes également d’une critique et d’un rejet de
13

la notion d’exclusion sociale. Cela met en évidence le paradoxe pouvant être décelé dans la
littérature sur l’exclusion sociale. Elles concordent également sur le fait que l’exclusion est un
processus articulant une pluralité d’évènements-clefs mais elles divergent sur « les points de
vue à partir desquels ce processus est analysé : processus de labellisation et d’accès à des
statuts octroyés par les institutions pour Serge Paugam ; stratégies et destins individuels pour
Vincent De Gaulejac et Isabelle Taboada-Leonetti ; étapes d’un processus historique où
l’action publique se confronte au gouvernement des pauvres dans la production de la cohésion
sociale pour Robert Castel » (Autès, 1995 : 49) . La centralité de la thématique de l’exclusion
sociale, voire son omniprésence, peut être constatée, l’expansion de son usage peut être
observée mais la notion est rejetée par ces observateurs de la société française, son intérêt
théorique fortement questionné et sa contribution dans l’élucidation des enjeux de la question
sociale grandement mise en doute.

La centralité de la notion d’exclusion ne doit donc pas masquer les critiques


vigoureuses qui lui ont été adressées, lesquelles dénoncent son imprécision sémantique, sa
labilité notionnelle, la surabondance de son recours en particulier par le sens commun et la
vulgate journalistique, sa dimension trop politique, excessivement polémique et
démesurément vague, son manque de construction théorique et d’enracinement sociologique
(Soulet, 1998 ; Châtel et Soulet, 2001) et son incapacité à rendre compte des mécanismes de
domination et d’inégalités sociales et économiques. L’exclusion ne serait rien de moins
qu’une prénotion, un concept flou ou bien « une notion-valise pour décliner toutes les variétés
de la misère du monde » (Castel, 1995a : 13). Elle a été également récusée pour les
connotations morales et stigmatisantes qu’elle charrie, pour ses ambiguïtés, voire pour son
"absurdité" du moment qu’il est impossible de concevoir un en-dehors de la société - "la mise
en marge de la société n’est pas la mise hors-de-la-société, tout juste l’enfermement dans la
solitude – comme le rappelle justement Castel (1995b).

La violence de telles critiques pourrait amener à juger la notion « dépassée, sans avenir
scientifique » (Châtel et Soulet, 2001). Cela signifierait-il alors que la notion d’exclusion
sociale ne présente qu’une utilité limitée ou qu’elle est à rejeter définitivement ? Tout en
reconnaissant le bien-fondé des critiques formulées à l’égard de la notion et en intégrant les
conceptualisations fournies des nouvelles formes de pauvreté, il convient de souligner que la
notion d’exclusion sociale peut présenter encore un certain intérêt si les écueils qui
l’affaiblissent sont levés. Ceci est d’autant plus fondé que le contenu donné aux notions
14

alternatives (disqualification, désaffiliation ou désinsertion) semble rejoindre celui de


l’exclusion. L’intérêt de la notion d’exclusion sociale résiderait alors dans le fait de désigner
le point ultime d’un processus non irréversible de mise à la marge de la société.

Dès lors le succès et l’abondance de son usage dans le champ académique comme dans
le milieu institutionnel doivent amener à tempérer la sévérité des critiques et ainsi reconnaître
à la notion d’exclusion sociale des vertus théoriques et empiriques qui sont à l’aune de la
pléthore d’études auxquelles l’exclusion continue de donner lieu, ce qui contribue, en dernière
analyse, à lui conférer intérêt, fécondité et vitalité et à assurer sa diffusion au-delà de la
sociologie francophone. Car c’est dans "l’aire de la francophonie sociologique" que la notion
d’exclusion sociale a acquis une large audience comme nous allons essayer de le montrer dans
le tour d’horizon qui va suivre.

L’exclusion sociale dans la sociologie francophone : convergences et


divergences des approches

Pour révéler la conceptualisation de l’exclusion sociale selon les différences


nationales, nous nous sommes intéressé à différents contextes géographiques ayant en
commun la langue française. Le tour d’horizon nous permettra de constater l’omniprésence de
la notion dans la tradition sociologique française, sa relative diffusion dans le reste de l’espace
francophone européen, la Suisse et la Belgique principalement, sa récurrence au Québec et
son usage timide dans le contexte africain.

L’exclusion sociale, une problématique française ?

Entre le panorama descriptif fourni par Lenoir dans les années 70 et la période actuelle,
les visages de l’exclusion sociale ont grandement évolué de même que se sont agrandies ses
frontières et se sont diversifiées les catégories sociales qu’elle a « éjectées des sillons de la
normalité » pour les installer dans l’univers de la relégation et de l’inutilité sociales, donc en
position d’extériorité par rapport à l’appareil et au système de production. De même, à partir
de la description à des fins de politique publique de Lenoir, la notion d’exclusion a vu sa
compréhension et son extension évoluer graduellement à la hauteur de l’audience qu’elle
obtiendra quand les médias s’en empareront pour décliner les fléaux qui gangrènent le corps
social en France mais aussi quant elle acquerra une visibilité sans commune mesure dans la
pensée sociale et dans la recherche sociologique (enquêtes de dénombrement des pauvres et
des exclus, études visant à documenter leurs trajectoires personnelles et leurs modes de vie,
15

mise en place d’observatoires de la pauvreté et de l’exclusion sociale) et dans les politiques


publiques (création d’organismes et de programmes de lutte contre la pauvreté et l’exclusion
sociale).

L’exclusion sociale à la française suggère une représentation topologique de la société


configurée sous la forme d’un espace au centre duquel se trouve l’univers des personnes
« normales », insérées, intégrées et à sa périphérie, celui des individus exclus, relégués parce
qu’affligés par la précarité, la pauvreté, la faiblesse voir l’insignifiance de leurs relations de
solidarité et de l’horizon de leurs liens sociaux. Cette vision débouche nécessairement sur
l’idée d’une ligne de séparation, d’une frontière. L’exclusion sociale a formé avec la notion de
pauvreté un couple très souvent employé par les acteurs s’intéressant aux enjeux de la
nouvelle question sociale. Le succès qu’elle a obtenu en France n’est pas dissociable de sa
popularisation par les médias et l’usage que le milieu académique en a fait pour aborder les
problèmes sociaux affectant la société française : polarisation sociale, galère juvénile,
intégration des populations immigrées, chômage, réajustement du rôle de l’État, violence dans
les banlieues, solitude et atomisation sociale en progression, délinquance, dénuement
économique.

Entre la période des années 70 où l’exclusion sociale a commencé à s’imposer comme


un enjeu majeur de la question sociale en France et la période actuelle, les travaux cherchant à
retracer ses formes d’expression, à identifier les catégories sociales qu’elle touche, à théoriser
la notion et à mettre en place des programmes de lutte se sont multipliés en France. Ces
travaux viennent se juxtaposer aux reportages journalistiques pour jeter une lumière crue sur
la résurgence de la pauvreté, la montée de l’insécurité et l’émergence de problèmes sociaux
aigus dans les villes françaises. Ils viennent en outre en écho aux revendications des
organisations se portant à la défense des personnes vulnérables ou en situation de pauvreté.
Ces organisations s’insurgent contre une France en voie de polarisation sociale et en bute à un
aiguisement des inégalités socio-économiques. La diffusion de la notion d’exclusion sociale
s’effectue ainsi en France à la faveur d’un contexte global caractérisé par le retour d’une
vulnérabilité de masse au sortir de périodes glorieuses de croissance économique dont on
pensait qu’elles allaient être accompagnées d’une réduction substantielle de la pauvreté.

Il faut situer l’audience acquise par la notion d’exclusion sociale dans le débat public
français à la fin des années 80 quand elle s’est imposée comme la « clé de lecture des
problèmes sociaux de la France contemporaine » (Fassin, 1996 : 43). Cependant, les
16

premières esquisses de théorisation de la notion d’exclusion sociale sont à chercher dans les
publications gouvernementales comme le rapport préparé pour le Commissariat au Plan sur la
question de l’exclusion sociale en 19914. Les auteurs de ce rapport ont ébauché une
conceptualisation de la notion d’exclusion sociale à partir d’une analyse de la littérature sur le
lien social. Une hétérogénéité des situations d’exclusion sociale y est distinguée suivant
plusieurs domaines : l’éducation, l’emploi, l’habitat, la culture, la justice. Le même groupe
sera l’auteur, deux ans plus tard, d’un travail similaire dans lequel il a placé le chômage au
centre des situations d’exclusion sociale et où il a privilégié une perspective économique dans
l’interprétation de l’exclusion sociale à la résolution de laquelle une série de mesures est
édictée par les rédacteurs du rapport.

La popularité obtenue par la notion d’exclusion sociale dans les politiques publiques
est également observée dans l’univers académique à travers la multiplication de recherches
empiriques et de travaux théoriques sur l’exclusion sociale en France à partir du début des
années 90. Une liaison étroite est établie entre pauvreté et exclusion sociale. Ce qui permet
d’observer la convergence des dimensions économique (pauvreté) et sociale (exclusion
comme rupture du lien social, isolement social et mal-intégration). La notion d’exclusion
sociale permet dès lors d’analyser les nouvelles formes de pauvreté. Le « bassin de la
pauvreté » s’est beaucoup élargi à la faveur de la crise de l’emploi, des restructurations
économiques, de la hausse du chômage, du problème de l’intégration des populations
immigrées de manière à inclure de nouvelles catégories sociales qui, « en raison de leur âge,
de leur domicile, de leur rapport à l’emploi, de leur situation familiale, de leur état de santé,
ou pour un cumul de ces raisons, rencontrent de graves difficultés » (Chopart, 1995 : 159).
Ces nouveaux groupes vulnérables incluent les jeunes en galère (Dubet, 1987), les chômeurs
de longue durée (Benoît-Guilbot, 1993), les familles monoparentales (Lefaucheur, 1991), les
dépendants de l’aide sociale (Laé, 1985 ; Messu, 1991), les exclus du système scolaire, les
victimes de la « misère du monde » (Bourdieu et al., 1993), les personnes « reléguées dans les
banlieues en difficulté » (Delarue, 1991).

Les groupes en position de vulnérabilité ou d’exclusion sociale ont fait l’objet de


nombreuses monographies dans lesquelles il est possible de lire les acceptions majeures

4
Ce rapport est l’œuvre d’un groupe de travail dirigé par Philippe Nasse. Il a été intitulé : Exclus et
exclusions. Connaître les populations et comprendre les processus. Il s’y agissait de cerner les facteurs
explicatifs des processus d’exclusion, d’identifier les catégories en situation d’exclusion et enfin de
proposer une série de recommandations en vue de la résolution du problème.
17

conférées à la notion d’exclusion sociale malgré les controverses que son usage n’a cessé de
susciter. L’unanimité qu’il est possible de trouver dans le champ de l’exclusion sociale est
relatif surtout au sens absolument polysémique de la notion ainsi qu’à sa complexité et à la
variabilité de ses significations suivant les auteurs et les champs d’appartenance de ceux-ci
(milieu académique, milieu communautaire, pouvoirs publics).

Les travaux sur l’exclusion sociale en France ont une orientation descriptive et portent,
pour l’essentiel, sur les modes de vie, les stratégies de débrouille et les interactions avec les
institutions d’assistance des « inutiles » (Faber, 2000), des « indésirables » (Garnier-Muller,
2000), des « surnuméraires » (Castel, 1995b), des « laissés pour compte de l’intégration
sociale », autant de qualificatifs dont sont désignées les personnes exclues par leur pauvreté et
leur isolement social. L’examen de ces travaux permet de déboucher sur une typologie des
conceptions de l’exclusion sociale en France. Quatre approches majeures peuvent être ainsi
discernées :

- une approche par catégories de populations dans laquelle l’exclusion sociale sert à
désigner la situation d’un « catalogue de situations spécifiques et isolées les unes des
autres » comme l’illustre la conception privilégiée par Lenoir dans les années 70
(Clavel, 1998 : 184) ;
- l’approche économiste où l’exclusion sociale est définie à partir d’indications sur les
revenus, les inégalités, les niveaux de pauvreté ;
- une approche en termes de déni de droits (privation ou non accès) ;
- une approche par degrés dans laquelle « le moment de l’exclusion étant signifié comme
étape ultime d’une trajectoire ou combinaison de situations extrêmes. Cette gradation
s’exprime à travers les notions de précarité, pauvreté, exclusion » (Clavel, 1998 : 186).

L’approche par degrés s’est imposée dans le champ académique français. Elle présente
le mérite de mieux exprimer la dimension processuelle des situations d’exclusion sociale. Une
telle conception se rapproche également davantage de notre position sur la question, laquelle
fait de l’exclusion le moment ultime mais non inéluctable d’un processus menant à
l’isolement social et faisant référence à une hétérogénéité de degrés et à une variabilité de
figures.

Parmi les dénominateurs communs des travaux sur l’exclusion sociale en France, on
pourrait évoquer la vision duale du monde social, donc dans le sens de sa coupure entre deux
18

espaces clivés (celui des inclus et celui des exclus), l’insistance sur la perte d’emploi et le
chômage comme déclencheurs des processus menant vers la transformation du lien social et le
basculement dans l’exclusion sociale, la conception de l’exclusion sociale comme processus
jalonné de plusieurs étapes et révélant des phénomènes dynamiques multidimensionnels.
C’est ainsi que Donzelot et Estèbe (1994) ont diagnostiqué « un risque de fracture de la
société » française avec l’existence d’une société utile », celle des ingénieurs, des cadres et
celle des exclus vivant d’allocations diverses. Pierre Rosanvallon (1995), de son côté, mettra
en garde contre la tentation de réduire les exclus à une catégorie homogène. Les « exclus ne
constituent par une ordre, une classe ou un corps, ils indiquent plutôt un manque, une faille du
tissu social » (p. 203-204). Pierre Clavel (1998) ira plus loin en esquissant une théorie de
l’exclusion sociale en envisageant celle-ci comme :

- révélatrice de la crise de l’intégration sociale (panne des mécanismes traditionnels


d’intégration) par la perte des protections liées au statut du travailleur,
l’affaiblissement des réseaux de sociabilité (professionnels, familiaux, relationnels), le
déficit de repères identitaires, le discrédit social ;
- rapport social historique et contradictoire (brouillage des repères de classe) ;
- position sociale spécifique (dimension symbolique de l’exclusion sociale).

La notion d’exclusion sociale a donc constitué un enjeu majeur des politiques


publiques, de la production scientifique et de la plateforme des organisations communautaires
et des associations caritatives en France. Ceci permet de comprendre la vigueur des débats
dont elle y a fait l’objet et la multiplicité des acceptions et des usages auxquels elle y a donné
lieu. Cependant son emploi ne peut guère circonscrit au seul territoire français tant sa
diffusion à l’échelle internationale sera rapide, en particulier dans les pays francophones.

L’exclusion sociale ailleurs dans l’espace francophone européen

La Belgique et la Suisse, à l’instar de la France, ont connu, à partir des années 80, une
visibilité accrue des problèmes sociaux qui se donnent à voir à travers la dégradation poussée
de la situation socio-économique des couches populaires, la multiplication des emplois
précaires (contrats à durée déterminée, intérim, stages), le renforcement des ségrégations
sociales et spatiales, la violence urbaine, l’accroissement des populations dépendantes de
l’aide sociale (les "minimexés"). Ces « fléaux sociaux » sont exacerbés par le contexte socio-
politique de ces deux pays marqué, comme partout ailleurs en Europe, par un rétrécissement
19

du filet de solidarité institutionnel, conséquence de la crise des dispositifs de protection


sociale. Ce qui oblige les individus à compter de moins en moins sur le soutien des pouvoirs
publics dont le rôle de protection face aux calamités s’amenuise pour certaines catégories
sociales ainsi condamnées aux « errances et aux solitudes » de la vie urbaine (Schaut, 2001).

Le regard porté sur les nouvelles formes de pauvreté est à invoquer dans la justification
des nouveaux mots qui ont enrichi le « lexique du social » en Suisse et en Belgique :
exclusion sociale, inclusion sociale, intégration, isolement, crise d’identité, du lien social. Ce
qui porte à croire à un effet d’entraînement (et de mode ?) ou au fonctionnement d’une
logique diffusionniste dans les manières de concevoir, de penser et de traiter les enjeux de la
nouvelle question sociale entre la France et ces deux pays. Cette suggestion amène à souligner
le succès rencontré par la notion d’exclusion sociale en terre belge et helvétique. Les
responsables politiques, les acteurs du champ de l’action communautaire, les journalistes et le
milieu académique l’ont vite adoptée comme vocable pour « rendre palpable la question
sociale, lui tracer des frontières physiques, et ainsi la circonscrire à des lieux et à des
populations définies par leur enracinement spatial » (Schaut, 2001 : 68).

Quel que soit le niveau de plausibilité de l’hypothèse d’une « importation » de la


problématique de l’exclusion sociale, le fait est avéré que la notion a envahi le vocabulaire
des sciences sociales et est au cœur de la recherche institutionnelle en particulier en Belgique
francophone où la proximité linguistique avec la France suggère une identité de perspectives
théoriques. Le rapprochement ici esquissé est d’autant plus crédible que la notion s’est très
peu diffusée en Flandre (zone non francophone) où l’on a davantage retenu la notion de
précarité (kansarmoede).

La grille de lecture donnée de l’exclusion en Belgique et en Suisse insiste sur la


désocialisation envisagée comme décomposition des liens sociaux, la montée de l’insécurité
en matière d'accès à un emploi, à des revenus, un logement, des services de santé et une
éducation décents pour une partie des populations de ces deux pays. Elle s’inscrit dans une
perspective mettant l’emphase sur la puissance des liens entre la situation professionnelle et
les autres dimensions de l’existence sociale (famille, revenus, logement, santé, réseau social),
ce qui peut être vu comme une reformulation de la double dimension constitutive de la notion
d’exclusion comme nous l’avons montré dans le contexte français : précarité économique et
déconnexion relationnelle. Cependant, une troisième peut être identifiée dans les conceptions
de l’exclusion : une dimension symbolique pour faire ressortir le sentiment d’infériorité et
20

d’inutilité sociales, d’aliénation, d’exercice d’une « citoyenneté tronquée » pouvant résulter


d’un dénuement économique et d’une exclusion du marché du travail. En plus de ces
dimensions, en Belgique, le type d’approche proposé, pour accompagner la transformation du
rôle protecteur de l’État et prévenir les risques sociaux pouvant en découler, s’est orienté vers
une « lecture socioculturelle, sécuritaire et locale de l’exclusion sociale » (Schaut, 2001).

L’exception québécoise en Amérique du Nord ?

« L’exclusion, une notion récurrente au Québec mais peu utilisée ailleurs en Amérique
du Nord », l’intitulé de cet article de Madeleine Gauthier (1995a) restitue bien le destin de la
notion d’exclusion sociale en Amérique du Nord : sa quasi-absence dans la tradition
sociologique anglophone et son usage répandu au Québec. La communauté de langue évoquée
pour justifier l’enracinement de la notion en Suisse et en Belgique doit être reprise ici dans
notre argumentaire en plus d’un contexte sociétal admettant des rapprochements, et une
conception et une configuration du rôle de l’État-providence laissant des similitudes avec
cependant toutes les réserves qui s’imposent.

L’exclusion sociale comme catégorie conceptuelle pour penser le lot de problèmes


relevant de la question sociale s’est enracinée dans le contexte québécois. On la retrouve dans
l’usage académique, dans le vocabulaire institutionnel à moins qu’elle ne soit au cœur des
revendications des milieux communautaires en faveur d’une lutte contre une pauvreté en
résurgence. L’évolution socio-politique (la Révolution tranquille notamment) ainsi que les
progrès socio-économiques enregistrés au Québec ont grandement contribué à y atténuer les
problèmes sociaux. Cependant ces derniers subsistent et semblent revêtir une intensité plus
marquée dans le contexte actuel caractérisé, entre autres, par la crise de l’État-providence, la
précarisation du travail, le triomphe du néolibéralisme (prêchant une primauté des facteurs
individuels dans la lecture de la pauvreté). Ce constat est du reste validé par Fernand Dumont
(1995 : 171) pour qui : « même si les conditions ont beaucoup changé, les thèmes des débats
demeurent sensiblement similaires : insécurité ou protection sociale, inégalités ou
redistribution des ressources, exclusion ou intégration des individus ».

Le succès du thème de l’exclusion sociale est mieux attesté par sa présence dans les
actions des pouvoirs publics, ce qui s’est récemment traduit par la définition d’une stratégie
nationale et la promulgation d’une « Loi contre la pauvreté et l’exclusion sociale ». Les
éléments constitutifs de cette loi et de cette stratégie indiquent la conception dominante au
21

Québec dans la manière d’analyser l’exclusion sociale. Pauvreté, inégalité et solidarité


demeurent les éléments majeurs autour desquels sont articulées cette stratégie et cette loi. Ce
qui ne laisse pas voir le signe d’une conceptualisation « à la québécoise » de l’exclusion.
Donc l’exception soulignée plus haut n’est pas postulée à partir d’une approche différente de
la problématique mais plutôt du point de vue du contraste patent entre le succès de la notion
au Québec et sa faible utilisation dans le reste de l’Amérique du Nord.

La notion, au Québec francophone, est le plus souvent employée dans une perspective
dynamique, au sens d’aboutissement extrême d’un processus de marginalisation. Elle
fait référence à une dimension du phénomène de la pauvreté, l’affaiblissement ou la
rupture des liens sociaux, souvent négligée au profit de la dimension économique […].
Elle implique alors la mise hors des processus de participation à la vie de la société.
Elle permet d’analyser la situation d’une catégorie de personnes pauvres comme des
mères seules avec leurs enfants, des vieillards sans soutien, des chômeurs de longue
durée, des personnes empêchées de travailler pour toute sorte de handicaps (Gauthier :
1995a : 152-153).

Par rapport à l’ensemble nord-américain, la situation du Québec, du point de vue de la


diffusion et de la théorisation de la notion d’exclusion sociale revêt une réelle singularité.
Devrait-on en conclure que la notion n’a guère dépassé les frontières du Québec ? Les avis
sont partagés face à cette question. Gauthier fait le constat de son absence aux Etats-Unis où
un vocabulaire différent a été employé tandis que Herpin (1993) et Haghigat (1994) en font
une thématique des sciences sociales américaines. Quelle soit la position adoptée ici, ce qui
est manifeste, c’est que la notion d’underclass « s’est imposée au début des années 90 dans les
représentations sociales communes et dans le monde sociologique, où elle fait l’objet de
discussions théoriques et de recherches empiriques » (Fassin, 1996 :54).

La spécificité de l’Afrique subsaharienne

En Afrique, la notion d’exclusion sociale ne s’est pas véritablement imposée dans


l’analyse, la construction sociale et l’interprétation de la question sociale. Dans les années 70,
avec la vogue des analyses marxistes et la domination des théories de la dépendance dans
l’analyse de la problématique du développement, la notion de marginalité a paru présenter
quelque fécondité potentielle dans l’étude des questions de pauvreté et d’inégalité lorsqu’elle
fut envisagée comme concept analytique servant à décrire et à expliquer les conditions de vie
de pans entiers des populations urbaines en situation de triple exclusion par rapport à la
centralité urbaine : du point de vue de l’habitat (dimension spatiale), du marché du travail
22

(dimension économique) et des comportements individuels et collectifs (dimension socio-


culturelle) (Marie, 1984 ; Houchon, 1982 ; Fassin, 1996).

Cependant des ébauches d’utilisation de l’exclusion sociale en Afrique pour approcher


la pauvreté de masse qui sévit sur le continent africain doivent être signalées. À ce propos, il
convient de mentionner les tentatives de Lachaud (1995) d’adapter et d’opérationnaliser, en
milieu urbain africain, la notion d’exclusion sociale qu’il considère comme composée de
quatre dimensions explicitées ainsi :

Premièrement, l’exclusion des biens et services, privés et publics, met l’accent sur la
privation des bien matériels en termes de pauvreté, ainsi que sur l’inégalité d’accès aux
biens collectifs, notamment l’éducation, la santé, le logement, etc. Deuxièmement,
l’exclusion des moyens d’existence met en lumière les processus de non-accèss au
marché du travail et à la terre. En milieu urbain, l’exclusion du marché du travail prend
un relief particulier et constitue une source majeure d’inégalité selon le genre — offre de
travail faible, chômage déclaré, chômage marginal, exclusion des emplois protégés, de la
protection sociale ou de la formation professionnelle. Troisièmement, l’exclusion des
droits sociaux s’analyse en termes de sécurité — physique, moyens d’existence, santé —,
de liberté d’organisation et d’expression, de dignité et d’identité. Quatrièmement,
l’exclusion est inhérente à certaines stratégies de développement qui génèrent, compte
tenu du contexte institutionnel sous-jacent, des modèles particuliers de répartition
inégalitaire des revenus (p. 3).

C’est la notion de pauvreté qui s’est révélée finalement davantage populaire pour
analyser la série de problèmes sociaux qu’un contexte économique structurellement ardu
donne une visibilité et une gravité sans précédent. Cependant, la plupart des études ont éludé
toute théorisation des catégories conceptuelles utilisées dans les analyses, pour étudier le
phénomène de la pauvreté urbaine. En l’absence d’un système performant de solidarité
institutionnelle, les solidarités de proximité, les réseaux sociaux donnent une vitalité cruciale
aux liens sociaux de sorte que la personne en situation d’indigence n’est jamais totalement en
dehors de la société, en situation d’exclusion sociale, comme c’est dans le cas dans les
sociétés occidentales. Ceci pourrait être invoqué pour justifier la faible diffusion de la notion
d’exclusion sociale dans les sciences sociales en Afrique. La centralité de celle de pauvreté lui
est assurée par le fait que les nombreuses études et enquêtes menées sur ce thème en Afrique,
l’ont été sous l’égide de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international ou de la
coopération bilatérale ou multilatérale, des bailleurs de fonds qui ont su faire prévaloir leur
terminologie, leur vision, leur définition, leur lecture de la pauvreté et imposer leurs outils de
mesure du phénomène (Sarrasin, 1999).
23

L’analyse de la question a été effectuée grâce au vocable de pauvreté dans l’approche


de laquelle une prééminence a été conférée à la dimension économique dans les nombreuses
recherches qui ont été orientées vers les axes suivants :

- une perspective descriptive orientée vers des objectifs de dénombrement et


d’élaboration de seuils de revenus et de construction de catégories statistiques à des
fins de mesure de la pauvreté ; cette perspective a été au cœur des études et enquêtes
conduites sous l’égide d’institutions comme la Banque mondiale ;
- des objectifs d’établissement de profils de pauvreté et de documentation de l’évolution
et des incidences de la pauvreté ;
- des objectifs d’intervention sociale orientés vers la formulation de politiques de lutte
contre la pauvreté. Cette dimension a été très présente dans les études menées sur les
« dimensions sociales de l’ajustement » et dont l’objectif était de répertorier les
facteurs de vulnérabilité et les répercussions, au plan social, des programmes
d’ajustement structurel.

Le faible usage qui est fait de l’exclusion en Afrique y disqualifie-t-il pour autant cette
notion ? Au vu des effets des changements à l’œuvre dans les sociétés africaines, surtout en
milieu urbain (recomposition des solidarités, individualisation, fragmentation sociale) (Marie,
1997) conjugués à un contexte global marqué par la précarité, la rareté et la violence incitent à
lui reconnaître une pertinence et une fécondité dans l’analyse de la situation africaine. Le cas
échéant, la dimension « précarité et vulnérabilité économiques » devrait être privilégiée sans
rejet cependant de la dimension « rupture de lien social » qui serait mieux rendue par une
recomposition du lien social.

****

Le bilan des connaissances fait de la conceptualisation de la notion d’exclusion sociale


permet de constater deux éléments importants dans les différentes grilles de lecture proposées
de cette notion : un paradoxe dérivant de l’inflation de son usage dans les champs
académique, politique et de l’intervention sociale et les sévères critiques adressées à la notion
par des ténors de la sociologie de l’exclusion sociale et la variabilité des théorisations de
l’exclusion sociale selon les auteurs, les contextes nationaux et institutionnels et les horizons
disciplinaires. Quelque soit la vigueur des critiques, l’exclusion demeure une notion centrale
dans la compréhension et la théorisation des problèmes sociaux touchant les sociétés
24

contemporaines. Elle demeure une notion de désignation et d’analyse des problèmes sociaux.
Une série de paramètres que nous avons essayé de mettre en lumière expliquent le succès de
la notion dans la sociologie francophone et au cœur de celle-ci dans la sociologie française.

Cependant, le succès de la notion ne peut être confiné dans le champ unique de la


sociologie francophone. L’exclusion est aujourd’hui une notion bien présente dans la
sociologie anglo-saxonne par exemple. Sa diffusion en Grande Bretagne par exemple date du
début des années 90 avant que son usage ne s’y soit généralisé à partir du milieu de cette
décennie aussi bien dans les politiques institutionnelles que dans les recherches académiques.
La création du Centre for analysis of social exclusion (CASE) en 1997 a constitué un tournant
dans la diffusion de la notion d’exclusion en Angleterre. Les champs couverts par ce centre
donnent un aperçu sur les axes majeurs par rapport auxquels la théorisation de l’exclusion
s’est faite : « concepts and measurement of social exclusion, the dynamics of poverty,
intergenerational and family links, the labour market and social exclusion, social exclusion
and neighboorhoods, welfare policy and exclusion ». L’exclusion comme déconnexion
relationnelle, comme rupture du lien social est donc privilégiée par ce Centre reprenant ainsi
l’acception la plus répandue dans la sociologie francophone comme nous l’avons montré tout
au long de notre analyse.

Conclusion

Dans cette contribution, il s’est agi pour nous de revisiter la notion d’exclusion sociale,
par une élucidation de ses soubassements théoriques et une mise en évidence des différentes
approches privilégiées dans la littérature sociologique. Notre analyse a été circonscrite à l’aire
sociologique francophone pour constater la centralité de la notion dans le champ sociologique
français, sa diffusion dans le reste de l’espace francophone européen, la Belgique et la Suisse
notamment, sa récurrence au Québec et enfin sa faible utilisation en Afrique subsaharienne.

La diversité des lectures données de la notion l’exclusion sociale, la variabilité des


conceptualisations proposées de cette notion ainsi que son usage répandu mettent davantage
en exergue le paradoxe qui émerge après un bilan des connaissances sur la thématique. Un
paradoxe dérivant du contraste entre la diffusion de la notion dans le champ sociologique, son
appropriation par le discours politico-administratif, son succès dans l’univers médiatique et
son rejet par des sociologues ayant réfléchi sur les nouveaux enjeux de la question sociale
25

(Castel, Paugam, Taboada-Leonetti, Autès, entre autres) et les nombreuses critiques que son
usage ne cesse de susciter.

Malgré la sévérité des critiques qui lui sont adressées, la notion d’exclusion continue
néanmoins de « recéler une grande puissance évocatrice et une forte capacité mobilisatrice »
(Soulet, 1998 : 433) qui trouvent un écho dans les champs politique et médiatique ainsi que
sur le terrain de l’intervention sociale. Tout ceci amène donc à se questionner sur l’utilité et la
fécondité de la notion d’exclusion sociale. En vue d’un renouvellement et/ou d’un
enrichissement de sa théorisation, il est essentiel de mettre l’accent sur la dimension
processuelle de l’exclusion sociale. Aussi, devra-t-elle considérée comme le moment ultime
d’un processus d’isolement social et qui fait référence à une variété de degrés et de figures.
Conçue comme telle, la notion pourra permettre de mieux révéler, désigner et analyser les
problèmes, les contradictions, les « pathologies », les « traumas » individuels et collectifs qui
ressortissent à la « nouvelle question sociale ».
26

Références bibliographiques

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