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© Armand Colin, 2010.
978-2-200-25803-0
Dans la même collection
Série « L’enquête et ses méthodes »
Anne-Marie ARBORIO, Pierre FOURNIER, L’Observation directe (3e édition).
Daniel BERTAUX, Le Récit de vie (2e édition).
Alain BLANCHET, Anne GOTMAN, L’Entretien (2e édition).
Jean COPANS, L’Enquête ethnologique de terrain (2e édition).
Sophie DUCHESNE, Florence HAEGEL, L’Entretien collectif (2e édition).
Jean-Claude KAUFMANN, L’Entretien compréhensif (2e édition).
Olivier MARTIN, L’Analyse de données quantitatives (2e édition).
François DE SINGLY, Le Questionnaire (2e édition).
Série « Domaines et approches »
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Cyprien AVENEL, Sociologie des « quartiers sensibles » (2e édition).
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Michel BOZON, Sociologie de la sexualité (2e édition).
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Jean COPANS, Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie (3e édition).
Jean COPANS, Sociologie du développement (2e édition).
Philippe CORCUFF, Les Grands Penseurs de la politique.
Pierre-Yves CUSSET, Le Lien social.
Muriel DARMON, La Socialisation (2e édition).
Pascal DURET, Peggy ROUSSEL, Le Corps et ses sociologies.
Emmanuel ETHIS, Sociologie du cinéma et de ses publics (2e édition).
Laurent FLEURY, Sociologie de la culture et des pratiques culturelles.
Yves GRAFMEYER, Sociologie urbaine (2e édition).
Benoît HEILBRUNN, La Consommation et ses sociologies (2e édition).
Claudette LAFAYE, Sociologie des organisations.
François LAPLANTINE, La Description ethnographique.
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Véronique MUNOZ-DARDÉ, Rawls et la justice sociale.
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Jean-Manuel DE QUEIROZ, L’École et ses sociologies (2e édition).
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François DE SINGLY, Sociologie de la famille contemporaine (2e édition).
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Philippe CORCUFF, Les Nouvelles Sociologies (2e édition).
Pascal DURET, Sociologie de la compétition.
Danilo MARTUCCELLI, François DE SINGLY, Les Sociologies de l’individu.
DOMAINES ET APPROCHES
collection « 128 Sociologie »
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Remerciements
Nous tenons à remercier chaleureusement François de Singly pour sa sollicitation. Nous
adressons également notre reconnaissance à Stéphane Beaud et Olivier Schwartz pour
leurs conseils et leurs discussions stimulantes. Annie Collovald et Tristan Poullaouec nous
ont fait bénéficier de leurs critiques et suggestions. Nous leur exprimons ici toute notre
gratitude.
Le présent texte n’engage cependant que ses auteurs.
Introduction
L’intérêt de la tradition sociologique française pour l’étude des inégalités sociales est
manifeste. Et pour comprendre comment les notions de « classes sociales » en général et
de « classe ouvrière » en particulier se sont imposées dans les débats sociologiques, sans
doute faut-il revenir, avec Jean-Michel Chapoulie, à « la relation complexe à la classe
ouvrière de la première génération de chercheur »1 en sociologie au sortir de la Seconde
Guerre mondiale. Ces premiers travaux, centrés sur l’usine et le monde industriel, furent
en effet au cœur de la seconde fondation de la sociologie française, dans un contexte
sociopolitique marqué par la centralité du Parti Communiste Français. Objet historique de
la sociologie française, les recherches sur le monde ouvrier ont connu, par la suite,
d’importants prolongements empiriques et théoriques dont cet ouvrage entend, en partie,
rendre compte. Mais, au gré des transformations du travail ouvrier, des évolutions
morphologiques du groupe ouvrier et des éclipses et résurgences de la thématique des
classes sociales dans les débats de la discipline, la notion de « classe ouvrière » s’est vue
destituée de son pouvoir descriptif et théorique.
L’amélioration des conditions d’existence des ouvriers des années 1950 et 1960 a été
l’objet d’un débat : la thèse de l’embourgeoisement de certaines fractions de la classe
ouvrière s’opposait alors aux études montrant « la persistance d’un particularisme ouvrier
et d’une conscience de la subordination ouvrière proche de celle analysée dans les
années 1930 »2.
Le constat fait, à partir des années 1980 et 1990, que « le noyau du groupe ouvrier se
réduit » et que « ses marges s’épaississent »3 ne renvoie pas non plus à une interprétation
unanime. Si « la fin d’une certaine classe ouvrière »4 est en effet aujourd’hui un constat
partagé par la plupart des sociologues, le retour de la thématique des classes sociales sur le
devant de la scène sociologique, à partir des années 2000, a placé au cœur des débats la
persistance des systèmes sociaux et symboliques de différenciations des groupes sociaux
et leurs recompositions internes. « Désaffiliation » selon Robert Castel et/ou
« fragmentation » des classes populaires pour Stéphane Beaud, Michel Pialoux et Gérard
Mauger, « classes moyennes à la dérive » selon Louis Chauvel et de fait
« multipolarisées » pour Serge Bosc, il n’y a guère que la bourgeoisie pour se présenter
comme la dernière des classes sociales, capable d’exister « comme réalité et
représentation »5.
Est-ce à dire que la notion de classes populaires aurait perdu de sa pertinence ?
En proposant une vision cosmographique de la société, Henri Mendras défendait l’idée
d’un processus de moyennisation qui rendait caduque l’analyse en termes de classes
sociales de la société française contemporaine6. Cet auteur, et le collectif de chercheurs
regroupé sous l’appellation de Louis Dirn7, soulignaient ainsi l’homogénéisation
croissante des modes de vie, sous l’effet croisé de l’affaiblissement de la conscience
d’appartenir à une classe sociale et le développement important des classes moyennes. Ils
affirmaient alors la progressive absorption et coagulation des anciens groupes sociaux tels
que le prolétariat industriel au sein d’une vaste constellation centrale. La thèse dite de la
moyennisation de la société met ainsi l’accent sur l’affaiblissement des anciennes
frontières sociales et culturelles entre les groupes sociaux et insiste notamment sur la
nécessité de prendre en compte l’apparition de nouveaux clivages sociaux par le
renouvellement des catégories et des outils d’analyse.
En défendant la pertinence de la nomenclature des Professions et Catégories
Socioprofessionnels, Laurence Coutrot8 conteste l’idée d’une moyennisation de la société
française et rappelle ainsi que les changements de conditions d’existence, qui ont
notamment affecté le groupe ouvrier et les employés, n’ont pas réduit les distances
sociales qui séparent les catégories populaires des autres catégories. Olivier Schwartz9
prête quant à lui aux notions de classes ou de milieux populaires une pertinence pour
décrire, comprendre et théoriser les populations connaissant une contrainte économique
relative, un éloignement du capital culturel et un statut social ou professionnel peu
reconnu. Mais, il interroge également les effets du relatif désenclavement social et culturel
et ceux de la prolongation des scolarités pour les dernières générations populaires. Tout en
se demandant « ce qu’il reste du groupe ouvrier ? » dans l’introduction à leur enquête sur
les usines Peugeot de Sochaux, Stéphane Beaud et Michel Pialoux10 retracent la
déconstruction symbolique du groupe pivot des classes populaires, mais ils soulignent
également la permanence des rapports de domination et les nouveaux clivages visibles à
l’intérieur des classes populaires. À ces premiers exemples, on pourrait enfin ajouter le
travail de Bernard Lahire11 mettant en avant l’importance des dissonances culturelles en
matière de goûts et de pratiques culturelles lorsqu’on les regarde au niveau individuel.
Mais, cette enquête propose également d’articuler l’étude de ces dissonances culturelles
individuelles à une lecture tripartite de la société française qui distinguent les classes
populaires, les classes moyennes et les classes supérieures. Ainsi, les transformations
morphologiques et les diversifications sociales qui marquent les catégories sociales situées
en bas des échelles économiques et symboliques apparaissent, à travers ces quelques
enquêtes, comme autant de mise à l’épreuve de la catégorie « populaire » selon des
lectures du monde social attentives au maintien des inégalités et soucieuses de comprendre
les oppositions sociales ou les formes culturelles que produisent les mécanismes de la
domination sociale. Pour autant, on ne saurait réduire ces travaux à « une » sociologie,
tant les méthodes, les objets et les approches diffèrent ici. La pluralité des sociologies du
populaire se renforce d’ailleurs un peu plus lorsqu’on relie ces actuels travaux aux
enquêtes des années 1960 et 1970 marquées par la centralité de l’étude des rapports de
classe et du groupe ouvrier.
Pourtant, si la notion de classes populaires a récemment bénéficié de quelques
prolongements empiriques et théoriques, peu d’ouvrages se sont risqués à faire se
confronter et se discuter « les » sociologies du populaire ; peut-être en raison de la
structuration thématique de la recherche en sociologie et du flou qui entoure cette notion.
Le flou historique du populaire est aisément repérable. Les petits artisans urbains, le
compagnon intégré au système corporatif, le vagabond, la nourrice constituent des figures
distinctes des classes populaires de la société d’Ancien régime. Les ouvriers de l’artisanat
d’origine rurale, les domestiques des maisons bourgeoises des grandes villes et les
vendeuses du « Bonheur des Dames12 » ont marqué les classes populaires de la fin du
e
XIX siècle et du début du XXe siècle. Ils ne peuvent se confondre avec les ouvriers
spécialisés d’origine immigrée de Renault Billancourt des années 1960, et sans doute
moins encore avec l’actuelle émergence d’un « prolétariat des services ».
À l’échelle historique donc, le peuple n’apparaît pas un mais plusieurs. Le dictionnaire
« Trésor de la Langue Française13 » (TLF) rend d’ailleurs compte de l’ambivalence de
cette notion, désignant d’abord le peuple comme « l’ensemble des humains vivant en
société sur un territoire déterminé qui présentent une homogénéité relative de civilisation
et sont liés par un certain nombre de coutumes et d’institutions communes » ensuite,
comme « l’ensemble des individus constituant une nation, vivant sur un même territoire et
soumis aux mêmes lois, aux mêmes institutions politiques » puis, comme « l’ensemble des
personnes qui n’appartiennent pas aux classes dominantes socialement, économiquement
et culturellement de la société » et enfin, comme « une multitude de personnes
rassemblées dans un lieu, une foule ». En ce qui concerne l’adjectif « populaire », le
même dictionnaire donne deux sens distincts qui reprennent les différentes acceptions du
substantif « peuple ». Le mot « populaire » s’applique d’abord à « l’ensemble d’une
collectivité, la majorité, la plus grande partie d’une population » comme la nation puis,
s’emploie pour caractériser ce « qui appartient au peuple », c’est-à-dire ce « qui est
propre aux couches les plus modestes de la société ».
À l’échelle sociologique, la définition du populaire apparaît d’abord comme un objet de
débat centré sur les différentes dimensions et transformations qui autorisent l’usage de
l’appellation (Chapitre 1). Le retour thématique sur le rapport au politique offre alors
l’occasion de revenir sur un thème privilégié de l’étude des classes populaires et permet
d’apercevoir les nombreuses déstabilisations qui marquent aujourd’hui leurs
représentations et mobilisations publiques (Chapitre 2). Si ces déstabilisations s’enracinent
d’abord dans les restructurations des emplois et du travail ouvrier et employé, c’est en
croisant l’étude de l’emploi, du travail et des styles de vie qu’apparaissent les
recompositions internes à ces milieux et les enjeux à penser les cultures populaires
contemporaines (Chapitre 3). L’évolution des rapports à l’école des familles populaires et
des scolarités de leurs enfants apparaît ainsi comme l’élément marquant à l’échelle
sociohistorique, même si les mobilisations populaires pour l’école restent marquées par
des inégalités notables de parcours (Chapitre 4).
1 Jean-Michel Chapoulie, « La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe ouvrière »,
Revue française de sociologie, XXXII, no 3, 1991, p. 358.
2 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, p. 579.
3 Michel Gollac, « Différence ou division : la diversité des métiers ouvriers », in Jacques Kergoat et al., Le monde
du travail, Paris, La Découverte, 1998, cité par Serge Bosc (2003).
4 Serge Bosc, « La société et ses stratifications. Groupes sociaux ou classes sociales ? », Cahiers français, no 314,
2003, p. 41.
5 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007, p. 105-111.
6 Henri Mendras, La sagesse et le désordre, Paris, Gallimard, 1980.
7 Louis Dirn, La société française en tendances, 1975-1995, Paris, PUF, 1996.
8 Laurence Coutrot, « Les catégories socioprofessionnelles, changement des conditions, permanence des
positions ? », Sociétés Contemporaines, no 45-46, 2002, p. 107-129.
9 Olivier Schwartz, La notion de « classes populaires », Habilitation à Diriger des Recherches en Sociologie,
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997, 184 pages.
10 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquêtes aux usines Peugeot de Sochaux-
Montbeliard, Paris, Fayard, 1999.
11 Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte,
2006 [2004].
12 Emile Zola, Au bonheur des dames, Paris, Gallimard, 1999.
13 « Peuple », « Populaire », Trésor de la Langue Française informatisé, Éditions du CNRS,
http ://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
1
Définir et circonscrire les « classes populaires » ?
Ce livre, consacré à la sociologie des classes populaires, s’intéresse au peuple, c’est-à-
dire « aux couches les plus modestes de la société » selon le Trésor de la Langue
Française. Pour la majorité des individus, ces dernières sont souvent opposées aux
couches dominantes. Toutefois, entre ces deux extrémités de l’espace social s’intercalent
d’autres groupes sociaux comme les classes moyennes, aujourd’hui au cœur de tous les
débats. Mais, à chaque fois, la désignation de groupes sociaux et leurs frontières
demeurent au principe de débats scientifiques qui révèlent les nombreuses difficultés à
catégoriser la société et ses composantes.
La notion de « classes populaires » est une catégorie classificatoire utilisée par les
historiens et les sociologues pour représenter les principales séparations et divisions d’une
population. Cette dernière se trouve ainsi répartie en grands types possédant une relative
homogénéité au regard d’un certain nombre de critères. La notion de « classes
populaires » est généralement accolée à celles de « classes moyennes » et de « classes
supérieures » pour former une vision tripartite de l’espace social. Toutefois deux
exemples, issus de deux grandes enquêtes sociologiques, permettent de saisir les
difficultés liées à l’utilisation de cette notion de « classes populaires ».
1. Une catégorie à « géométrie variable »
1.1. Des usages savants de la notion de « classes populaires »
En 1982, dans le cadre de son étude sur la mobilité sociale, Claude Thélot construit des
tables de mobilité à l’aide d’une nomenclature arti culant des groupes sociaux très larges :
les « classes populaires » – les « classes dirigeantes » – les « classes moyennes ». Comme
il le fait lui-même remarquer, ces « regroupements sont extrêmement grossiers, très
hétérogènes1 », et ont pour principal et seul avantage d’être pratiques. Dans cette étude, les
classes populaires regroupent les paysans et les ouvriers (y compris les contremaîtres) ; les
« classes dirigeantes » sont formées par les industriels, les gros commerçants, les membres
d’une profession libérale, les professeurs, les ingénieurs et les cadres administratifs
supérieurs (directeurs, cadres A de la fonction publique, officiers, etc.) ; enfin les « classes
moyennes sont constituées des artisans, des petits commerçants, des instituteurs, des
techniciens, des comptables, des employés, des infirmiers, etc. ». Dans une étude
ethnographique2 plus ancienne, le sociologue Richard Hoggart s’intéresse aux modes de
vie des classes populaires des villes industrielles anglaises. Son champ de recherche
englobe l’ensemble des couches sociales des quartiers populaires et regroupe les ouvriers,
les employés, les petits artisans, ainsi que les petits commerçants.
Avec toute l’approximation liée à ce genre d’exercice, on observe que la catégorie des
ouvriers est la seule qui résiste à la mise en commun des classes populaires définies par
Claude Thélot avec celles retenues par Richard Hoggart. Les employés, les petits artisans
et les petits commerçants qui relèvent de la culture du pauvre chez Richard Hoggart sont
classés parmi les « classes moyennes » par Claude Thélot.
On trouve des exemples similaires chez les historiens. Daniel Roche, dont les travaux
portent essentiellement sur l’histoire culturelle et sociale de la France d’Ancien régime,
donne du peuple la définition suivante : « j’ai retenu comme peuple les classes laborieuses
salariées ; c’est un mixte qui exclut les maîtres artisans et les boutiquiers indépendants, et
qui regroupe les ouvriers, les compagnons des industries et du commerce ainsi que les
domestiques3 ». On doit pourtant admettre, à l’instar de Gérard Noiriel, qu’il est difficile
tout au long du XIXe siècle de discerner la condition ouvrière de celle du paysan ou de celle
de l’artisan car, dans bien des cas, les ouvriers appartiennent à des familles rurales et
exercent leur activité ouvrière à temps partiel4. D’ailleurs, le sociologue Maurice
Halbwachs observe des différences minces, au moins du point de vue social, entre les
paysans et les ouvriers car « certains fils ou filles de paysans ont pris l’habitude d’aller
travailler à l’usine, et il arrive fréquemment que des usines s’installent dans les régions
paysannes et qu’elles tirent parti de la main-d’œuvre locale5 ».
1.2. À une interrogation des intérêts de ces usages
Peut-être est-il malencontreux de faire discuter entre eux des savants qui ne relèvent pas
des mêmes disciplines, qui travaillent sur des périodes différentes et surtout sur des objets
proches mais où les nuances sont importantes. Arrêtons-nous pour finir sur les
recommandations que Pierre Bourdieu énonce au sujet de l’utilisation de la notion de
« classes populaires »6. Selon lui, cette dernière rend d’immenses services à ses
utilisateurs car elle appartient à la catégorie des « concepts à géométrie variable ». Dans
un article consacré au langage populaire, Pierre Bourdieu remarque que cette notion peut,
selon les intérêts de celui qui l’utilise, être étendue « jusqu’à y inclure les paysans, les
cadres et les petits patrons ou, au contraire, restreinte aux seuls ouvriers de l’industrie,
voire aux métallos ». Par exemple, en ce qui concerne l’usage de l’argot, cet auteur note
que le sens commun désigne automatiquement les ouvriers citadins comme la population
la plus représentative de cette forme de langage en oubliant totalement d’y adjoindre les
petits commerçants, et notamment « les patrons de bistrot, alors que pour la culture
comme pour le parler, ils sont indiscutablement plus proches des ouvriers que des
employés et des cadres moyens ». De la même manière, Pierre Bourdieu observe que les
définitions du peuple excluent généralement « tous les immigrés, Espagnols ou Portugais,
Algériens ou Maro cains, Maliens ou Sénégalais, dont on sait qu’ils occupent dans la
population des ouvriers d’industrie une place plus importante que dans le prolétariat
imaginaire ».
Le caractère flou de la notion de « classes populaires » s’accroît encore si l’on
s’intéresse aux dimensions subjectives, aux représentations et aux définitions que les
individus ont d’eux-mêmes. Il devient alors très difficile de classer de manière univoque
des populations qui se situent à la frontière de la catégorie. Pour le politologue Henri Rey,
les classes populaires sont formées par les ouvriers, les employés, qui en constituent les
groupes les plus nombreux et comprennent aussi « les petits indépendants de l’agriculture,
du commerce et de l’artisanat, malgré la difficulté de ces derniers à s’imaginer une
identité sociale autre que celle de membres des couches moyennes7 ».
Selon le sociologue Olivier Schwartz, le concept de « classes populaires » connaît un
large succès auprès des historiens et des sociologues pour deux raisons majeures. La
première tient au fait qu’il souligne la permanence de clivages sociaux et culturels entre
les catégories les plus modestes et les classes « moyennes » ou « dominantes »8. De fait,
comme l’observe Henri Rey, le concept de « classes » n’est pas neutre. Plus que des
divisions, le recours à la notion de « classes populaires » permet de souligner des
oppositions, « les classes ne se définissant que de manière antagonique, les unes par
rapport aux autres : dominants/dominés, exploiteurs/exploités, acheteurs/vendeurs de
force de travail »9. Cet auteur fait directement référence à la tradition marxiste dans
laquelle les classes populaires sont d’abord définies comme des groupes subalternes qui se
trouvent dans une situation de dépendance économique. Ne possédant que leur force de
travail, les « prolétaires », selon Karl Marx, ne peuvent vivre qu’à condition de travailler,
et ne peuvent travailler qu’à la condition, par leur travail, d’accroître sans cesse le
capital10.
La seconde raison tient à la souplesse d’utilisation de ce concept lui permettant de
s’appliquer « à une grande variété de situations et de groupes sociaux11 ». Donnons un
exemple qui pourra illustrer ce dernier point. Jusque dans les années 1980, les enquêtes
sociologiques avaient pour habitude de définir la position sociale d’un ménage ou d’une
famille par la situation professionnelle de l’homme (du mari et/ou du père). Ce dernier
était fréquemment considéré comme le chef de ménage et il était souvent le principal
pourvoyeur des revenus de la famille. Ainsi, une famille de « condition ouvrière »
signifiait dans la majorité des cas, que l’homme était ouvrier, quel que soit le statut
socioprofessionnel de sa conjointe. Or, le développement constant du salariat féminin
depuis les années 1960 fait qu’une part de plus en plus importante d’ouvriers vit dans des
familles où les deux membres du couple exercent une activité professionnelle. Dès lors,
l’emploi du concept de « classe ouvrière » devient problématique, voire impropre, quand il
s’agit de définir et de décrire des univers de vie mixtes, c’est-à-dire des configurations
familiales dans lesquelles le fait d’être ouvrier ne concerne que la moitié des actifs du
ménage.
2. Catégorie individuelle ou familiale ?
Que recouvre donc la notion de « classes populaires » en tant que catégorie
sociologique d’analyse de l’espace social ? Quels sont les groupes, les ensembles qui
appartiennent aujourd’hui aux classes populaires et quels en sont les principes de
catégorisation ?
2.1. Une échelle économique insatisfaisante
Pour répondre à ces questions, repartons du travail d’Olivier Schwartz qui fait
aujourd’hui référence en la matière. Selon ce dernier, les historiens et sociologues utilisent
le concept de « classes populaires » pour mettre l’accent sur la permanence de la division
sociale et pour « insister sur l’importance des inégalités, des écarts, de la distance qui
séparent les catégories modestes des autres groupes sociaux, ceux qui sont à la fois plus
riches, mieux instruits, mieux reconnus et intégrés socialement ». Cette proposition
combine quatre échelles pour définir les populations qui se situent dans une position
modeste : l’échelle de la richesse économique, celle des savoirs, celle de l’évaluation
symbolique et enfin celle de l’intégration sociale. On trouve d’ailleurs une approche
similaire dans les travaux du sociologue Michel Verret. Selon ce dernier, les ouvriers se
caractérisent par le fait de se situer en bas, au regard d’un ensemble de critères
économiques, sociaux et culturels12.
En mettant l’accent sur les clivages qui traversent la société, ces définitions peuvent être
considérées comme satisfaisantes d’un point de vue théorique. En revanche, leur mise en
œuvre empirique soulève bien des difficultés. Pour comprendre, prenons l’exemple de
l’échelle de la richesse économique. Si on applique les définitions précédentes, les
membres des classes populaires sont pauvres ou, en tout cas, moins riches que les autres.
Or, dans une étude réalisée en 1908 sur les pauvres, Goerg Simmel13 montre que la
privation de ressources matérielles n’est pas le facteur déterminant pour qu’un individu
appartienne à la catégorie sociale des « pauvres ». Autrement dit, ce n’est pas l’attribut
individuel qui engendre la catégorisation sociale et la forme des relations sociales qu’elle
implique, mais au contraire la forme des relations sociales (en ce qui concerne la pauvreté,
le droit de bénéficier d’une assistance) qui produit les façons de caractériser les individus.
Goerg Simmel construit ainsi une vision « relationnelle » et non « individuelle » de la
pauvreté selon laquelle « les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui
souffrent de manque et de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou
devraient la recevoir selon les normes sociales ». L’émergence de la catégorie des
« travailleurs pauvres » dans le débat public rend très actuel les travaux initiés par cet
auteur il y a un siècle. Il faut en effet attendre que les pauvres deviennent une catégorie
d’allocataires du Revenu minimum d’insertion (RMI), dans les années 1980, pour qu’ils
quittent leur statut « d’invisibles14 » et réintègrent le jeu social. Ce phénomène fait éclater
au grand jour le fait que « travail » et « pauvreté » peuvent être liés, que les pauvres
travaillent et que les actifs peuvent être pauvres s’ils connaissent le chômage, l’emploi
instable ou à temps partiel. La manière dont est construite la catégorie des « travailleurs
pauvres » par la statistique institutionnelle complique par ailleurs le repérage des
populations. Le statut d’emploi concerne l’individu mais la pauvreté monétaire est
approchée au niveau du ménage. Ainsi, être pauvre c’est vivre dans un ménage dont le
niveau de vie est significativement inférieur à celui prévalant dans une population, avec
l’hypothèse fondamentale de la mise en commun des ressources : tous les membres d’un
même ménage sont donc pauvres ou non pauvres.
Or, on observe une grande hétérogénéité des situations d’emploi des travailleurs
pauvres. Et surtout, aux mêmes conditions d’emploi et de rémunération, tous les
travailleurs ne sont pas pauvres ou non pauvres. Cela dépend des configurations familiales
dans lesquelles ils vivent. Cet exemple montre les difficultés que pose une lecture du
monde social par le biais des politiques sociales qui découpent les groupes et les individus
en fonction des problèmes sociaux qu’ils posent. Il montre également que si l’on s’en
tient, sur l’échelle des moyens de subsister, au seul indicateur des revenus, la question de
l’appartenance des individus, ou plutôt des ménages, aux classes populaires peut vite
devenir équivoque. Dans ces conditions, on ne saurait considérer les classes populaires
comme un « bloc »15 indifférencié. Du point de vue de la richesse économique, la notion
de classes populaires englobe un ensemble hétérogène qui va des plus démunis, jusqu’aux
populations qui disposent d’une « assise économique suffisante pour échapper à la
précarité et accéder à un bien être matériel relatif16 ». On pense ici aux ouvriers et aux
employés qui ont intégré la « société salariale » à partir des années 1960 et qui ont
bénéficié, grâce aux revendications collectives, aux mouvements sociaux de contestation
et au développe ment de l’État providence, d’un ensemble d’avancées que ce soit dans des
domaines liés directement à l’emploi (couverture accident, santé, retraite, assurances
sociales, droit du travail, gains salariaux), ou dans le champ de la vie hors travail (accès à
la consommation de masse et aux loisirs, accès à des biens collectifs tels que la santé,
l’hygiène, le logement, l’instruction, relative participation à la propriété sociale17). Cette
hétérogénéité n’est pas récente. Ainsi, au début de l’industrialisation, les prolétaires
connaissent une très grande vulnérabilité et se situent à l’extrême marge de la société. Ils
perçoivent une rétribution proche du revenu minimal, assurant tout juste leur reproduction
et celle de leur famille. Ces travailleurs ne bénéficient pas non plus de garanties légales
dans la situation de travail, leur relation avec l’entreprise est particulièrement instable et
leur accès à la consommation reste très limité. Toutefois, ceux qui sont insérés dans des
réseaux de solidarités familiales bénéficient, pour leur accès à la consommation, du travail
improductif réalisé dans le cadre domestique – la possession ou la disposition d’un lopin
de terre, la participation saisonnière aux travaux des champs, etc. – et échappent au
dénuement absolu.
2.2. Haut, bas, modal : les configurations populaires en question
La proposition d’Henri Rey selon laquelle les classes populaires sont formées par les
ouvriers et les employés, qui en constituent les groupes les plus nombreux, ainsi que par
les petits indépendants de l’agriculture, du commerce et de l’artisanat18, mérite examen.
Aux marges inférieures des classes populaires, cette définition semble ignorer tous les
« sans » – personnes sans ressources, sans domicile fixe19 (SDF), sans emploi, sans
papiers, handicapés, etc. –, qui forment la catégorie des « exclus » au sens large du terme.
Ces derniers naviguent entre des dispositifs conçus pour leur apporter une meilleure
intégration sociale et le risque d’être maintenus dans un statut infériorisé. Aux marges
supérieures de la catégorie, cette définition oublie les ménages qui sont composés d’un
membre appartenant aux classes populaires et d’une personne de position sociale distincte.
Pour exemple, en 1999, 7 « employés hommes » et 8 « hommes ouvriers » sur 10 vivent
avec une conjointe appartenant aux classes populaires salariées (ouvrière ou employée).
Les conjonctions matrimoniales sont similaires lorsqu’on les observe du côté des femmes.
Le « ménage populaire » modal est donc composé d’une femme employée et d’un ouvrier
et représente un couple sur cinq en France.
La thèse de Jan C. C. Rupp20 envisageant, dans la continuité de la réflexion de Pierre
Bourdieu, les classes populaires structurées entre une « fraction à dominante
économique » et une « fraction à dominante culturelle » offre l’occasion de réfléchir, par
un repérage statistique de certains indicateurs de mode de vie (styles d’ameublement,
rapports aux loisirs, au travail anticipé des enfants, etc.), à ce qui sépare certaines
composantes des classes populaires avec celles d’autres milieux sociaux. À la suite de son
enquête ethnographique de longue durée dans un grand ensemble du Nord de la France,
Olivier Schwartz21 distingue trois strates composant le groupe ouvrier local. Les
caractéristiques de cette typologie renvoient pour partie à celles plus générales des mondes
populaires contemporains, produits de différentes configurations historiques.
« En bas », la strate prolétarienne marquée par une « très forte soumission de tous les
individus au travail », sa « forte clôture sociale » et sa tendance à l’homogamie, deux
dimensions qui trouvent leur achèvement dans un fort sentiment de « communauté de
classe ». « En haut », la strate de la « déprolétarisation », groupe marqué par la petite
promotion sociale et un relatif desserrement de la contrainte économique et des possibles
sociaux. Enfin, Olivier Schwartz note l’émergence d’une strate précarisée, ayant fait
l’expérience du chômage et de la recomposition des rôles sexués dans et hors du travail.
Cette définition empirique, transposable à l’ensemble des classes populaires, ne fournit
pourtant que peu d’indices des frontières entre le « haut » des classes populaires et le « bas
des classes moyennes salariées ». Si les expressions manquent aux sociologues pour
qualifier ces zones de « l’entre-deux », la récente proposition de Marie Cartier et al.22, à
partir d’une enquête sur l’habitat pavillonnaire, de dénommer ces groupes frontières par
l’expression de « petits-moyens »23, rappelle l’enjeu sociologique à connaître, nommer et
définir les groupes empiriquement. Car les alliances entre des membres des classes
populaires et des personnes appartenant aux « classes moyennes » ne sont pas
improbables, ainsi qu’en attestent les données présentées plus haut. Cette mixité sociale
participe de l’augmentation des écarts de richesse entre les différentes fractions des classes
populaires. Elle contribue en outre à construire des univers de vie « intermédiaires »
susceptibles de combiner, comme le souligne Olivier Schwartz, des liens avec les milieux
populaires à des traits qui, inversement, les rapprochent davantage des classes moyennes24.
La proposition d’une lecture verticale de l’espace populaire s’articule, on le voit, avec
les lectures pluridimensionnelles (symboliques, culturelles, économiques,
générationnelles, conjugales) même si elles ne se recoupent pas mécaniquement. Ainsi, à
la lecture de la distribution des ménages vivant en couple selon la profession de l’homme
et de la femme, voire selon la génération, on pourrait faire l’hypothèse de « strates
contestables » des classes populaires. Ces configurations composées de couples,
statistiquement peu nombreux tel que l’homme est ouvrier et la femme exerce une
profession intermédiaire (3 % des ménages vivant en couple), se caractérisent sans doute
par une appartenance en pointillés au « populaire » tant dans les modes de vie que dans le
positionnement subjectif dans l’espace social. On aurait là une autre clé de compréhension
à l’utilisation de l’expression de « classes moyennes » par certains ouvriers et/ou
employés lorsqu’ils déclarent appartenir à une classe sociale25.
Finalement, la volonté d’unifier les membres des classes populaires au regard de
l’échelle de la richesse économique dépasse de loin la notion de « pauvreté » et se heurte à
l’hétérogénéité des conditions de vie des individus, qui est elle-même redoublée par celle
des ménages dans lesquels ils sont insérés. Par ailleurs, la prise en compte des autres
échelles identifiées précédemment et leur combinaison entre elles, ne font qu’accroître la
difficulté dans laquelle on se trouve pour définir empiriquement et de manière précise, les
classes populaires. Arrêtons-nous sur l’exemple de l’échelle des « savoirs ». Postuler que
les membres des classes populaires savent peu ou moins que les autres revient à imposer
comme seul savoir légitime celui qui est délivré par le système scolaire et qui s’objective
dans les diplômes. Par ailleurs, si le fait d’être peu ou pas diplômé caractérise les
personnes appartenant aux classes populaires, où classer, a contrario, les diplômés qui ne
trouvent pas d’emploi correspondant à leur niveau d’études et qui acceptent, faute de
mieux, selon des « stratégies au jour le jour26 », des emplois précaires, non qualifiés et
mal rémunérés ? C’est le cas par exemple des baccalauréats généraux, qui ouvrent moins
facilement l’accès à la catégorie socioprofessionnelle des techniciens. Robert Castel a
défini ce phénomène comme l’augmentation de « l’inemployabilité27 » des qualifiés. De
manière équivalente, l’accès à une catégorie sociale donnée nécessite un niveau de
diplôme plus élevé. Ainsi, pour être ouvrier non qualifié, il n’est plus atypique d’être
titulaire d’un baccalauréat technique ou professionnel.
Cet exemple révèle combien il est difficile de croiser les échelles de mesure dès lors que
l’on cherche à identifier des individus qui se situent dans des positions basses sur chacune
d’entre elles. « L’ordre de la pauvreté ne se superpose que très imparfaitement avec celui
de l’igno rance28 », pour reprendre les propos de Michel Verret. Sur l’échelle de la
richesse économique, l’observateur risque de comptabiliser un nombre important de
pauvres instruits, tandis que sur celle de la certification scolaire, il va rencontrer beaucoup
de riches sans diplôme. L’ouvrage de Richard Hoggart rappelle ainsi les distinctions
parfois subtiles qui séparent les habitants des quartiers populaires des villes du Nord-Est
de l’Angleterre dans les années 1950 (Encadré 1).
« […] le cadre de vie, et même le cadre de travail, sont à la fois subis et choisis, ou du moins aménagés :
subis dans la mesure où ils sont liés à une position qui est elle-même l’aboutissement d’une trajectoire
sociale et d’un “destin” ; choisis dans la mesure où ils correspondent aussi à une série de “stratégies” visant
à infléchir cette trajectoire et à obtenir des conditions de vie aussi peu éloignées que possible des habitudes
et goûts contractés dans le milieu d’origine […].68 »
Ainsi, là où Pierre Bourdieu voyait, à la fin des années 1970, dans les goûts et pratiques
populaires l’expression du nécessaire69, certains auteurs les envisagent comme « les
façons, […] dont [les membres des classes populaires] arrivent à rendre vivable cette
position dominée dans tous les lieux de leur existence »70 ; et d’autres prouvent la
nécessité de regarder aujourd’hui leurs pratiques culturelles sous l’angle de leur pluralité
et du mélange des genres, à la manière de Bernard Lahire.
Et c’est sans doute l’ambivalence à l’égard de la domination, ou cette « qualité
d’indifférence » dans le rapport aux choses et au monde, ainsi que la nomment Claude
Grignon et Jean-Claude Passeron, que révèle l’étude des usages populaires de la culture.
La crise de reproduction des milieux populaires71 qui s’enracine dans la disqualification
économique et symbolique du groupe ouvrier et les transformations de l’organisation du
travail qui affectent les dernières générations ont aussi largement déstabilisé les cultures
populaires traditionnelles. Si les aspects les plus visibles de cette déstabilisation
concernent le rapport au syndicalisme et à la politique (chapitre 2), ce sont aussi les
rapports des classes populaires aux autres milieux sociaux qui s’en sont trouvés modifiés.
Il semble bien que l’univers ségrégé des classes populaires décrites par Richard Hoggart
dans les années 1950 soit aujourd’hui un univers décloisonné72. Il faut donc « sortir
d’Hoggart » d’après Olivier Schwartz, c’est-à-dire, rompre avec l’idée d’un continent
populaire enclavé et se voyant comme tel au travers d’un « eux/nous », typique de la
culture ouvrière traditionnelle. Le « Je » populaire, souligné par les travaux de d’Olivier
Schwartz et de Jean-Pierre Terrail, n’est peut-être pas tant l’expression d’un dépérissement
des cultures populaires que l’affirmation nouvelle d’une aspiration à « s’en sortir ».
Car, on aurait sans doute tort de croire que la déstabilisation des classes populaires
depuis 30 ans a pour seul effet la disqualification des ressources populaires traditionnelles.
Ainsi que le montrent les travaux de Jean-Noël Retière, l’autochtonie (« être d’ici », « être
du coin ») demeure une ressource valorisée dans les fractions stabilisées des classes
populaires73, y compris pour les dernières générations. Les travaux de Prisca Kergoat sur
les apprentis montrent également que leur relative indocilité au moment de leur entrée sur
le marché du travail n’est pas synonyme d’un rejet « de leur héritage social, des valeurs
ouvriers et du travail ouvrier ou employé »74 mais indique un renouvellement partiel de la
culture ouvrière traditionnelle.
Si l’école se présente aujourd’hui comme l’institution principale de l’accès aux formes
légitimes de culture pour ces dernières générations, la permanence des échecs scolaires
peut conduire certains « adolescents des classes populaires à se tourner vers d’autres
valeurs culturelles et à construire leurs différences sur d’autres bases : les dispositions
viriles à l’honneur familial, en passant par les valeurs hédonistes et divertissement
antiscolaires.75 »
Au-delà des transformations soulignées dans ce chapitre, la question des recompositions
des cultures populaires doit donc interroger les faits nouveaux pour les dernières
générations. À ce titre, l’étude de l’évolution des rapports entre l’école et les milieux
populaires (Chapitre 4) constitue un point important de l’analyse des recompositions
intergénérationnelles des cultures populaires.
1 Georges Friedmann, Pierre Naville (dir.), Traité de sociologie du travail, Paris, Armand Colin, 1961-1962.
2 Alain Touraine, L’évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, CNRS, 1955.
3 Benjamin Coriat, L’atelier et le Chronomètre – Essai sur le taylorisme, le Fordisme et la production de masse,
Paris, Bourgeois, 1979.
4 Michel Verret, L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, 1979 ; Le travail ouvrier, Paris, Armand Colin, 1982 ; La
culture ouvrière, Saint-Sébastien sur Loire, ACL, 1988.
5 Paul-Henry Chombart de Lawe, La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, CNRS, 1956.
6 Madeleine Guilbert, Viviane Isambert-Jamati, Marguerite Thibert, Travail féminin et travail à domicile. Enquête
sur le travail à domicile de la confection féminine dans la région parisienne, Paris, CNRS, 1956.
7 Madeleine Guilbert, La fonction des femmes dans l’industrie, Paris, Mouton, 1966.
8 Danièle Kergoat, Les ouvrières, Paris, Le Sycomore, 1982.
9 Alain Chenu, L’archipel des employés, Paris, Insee, 1990.
10 Guy-Patrick Azémar (dir.), op. cit., 1992.
11 Michel Crozier, Le monde des employés de bureau, Paris, Seuil, 1965.
12 François de Singly, Claude Thélot, Gens du privé, gens du public – La grande différence, Paris, Dunod, 1988.
13 Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 2003.
14 Yves Jauneau, « Les employés et ouvriers non qualifiés. Un niveau de vie inférieur d’un quart à la moyenne des
salariés », Insee Première, no 1250, Juillet 2009.
15 Simone Chapoulie, « Une nouvelle carte de la mobilité professionnelle », Économie & statistique, no 331, 2000,
p. 25-45.
16 Thomas Amossé, Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et
Statistique, no 393-394, 2006, p. 203-229.
17 Olivier Schwartz, op. cit., 1997, p. 93.
18 Jean Pierre Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, Paris, PUF, 1990.
19 Philippe Alonzo, Olivier Chardon, « Quelle carrière professionnelle pour les salariés non qualifiés ?, Données
Sociales. La société française en tendances, Insee, 2006, p. 265-272.
20 Olivier Schwartz, op. cit., p. 121.
21 Margaret Maruani, Les mécomptes du chômage, Paris, Bayard, 2002.
22 Gérard Noiriel, « Babel ouvrière », in Guy-Patrick Azémard (dir.), op. cit., 1992, p. 84-94.
23 Maryse Tripier, L’immigration dans la classe ouvrière en France, L’Harmattan, 1990.
24 Isabelle Puech, « Femmes et immigrées : corvéables à merci », Travail, Genre et Sociétés, no 16, 2006, p. 39-51.
25 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, op. cit., 1999.
26 Danièle Linhart, Perte d’emploi, perte de soi, Paris, Ères, 2002.
27 Christian Trotzier, « Le choc du licenciement : femmes et hommes dans la tourmente », Travail, Genre et
Sociétés, no 16, 2006, p. 20.
28 Didier Demazière, La sociologie du chômage, Paris, La Découverte, 1995.
29 Noëlle Burgi, « Exiler, désœuvrer les femmes licenciées », Travail, Genre et Sociétés, no 8, 2002, p. 105-122.
30 Danièle Linhart, op. cit., 2002.
31 Annie Mesrine, « La surmortalité des chômeurs : un effet catalyseur du chômage ? », Économie & statistiques,
Insee, no 334, 2000, p. 33-48.
32 Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003.
33 Muriel Darmon, La socialisation, Paris, Armand Colin, 2007 [2006], p. 32-33.
34 Michel Verret, L’espace ouvrier, Paris, Armand Collin, 1979, p. 34.
35 Philippe Henri Chombart de Lauwe, La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, CNRS, 1956.
36 Pierrette Briant, Catherine Rougerie, « Les logements sont plus confortables qu’il y a vingt ans et pèsent
davantage sur le revenu des ménages » in France, portrait social, Paris, Insee, 2008, p. 105.
37 Maryse Marpsat, Gaël de Peretti, « Une personne sur vingt s’est retrouvée sans logement personnel au cours de
sa vie », Insee Première, no 1225, février 2009.
38 Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles
et leur peuplement », Revue Française de sociologie, XI, 1970, p. 3-33.
39 Michel Verret, L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, 1979, p. 105-115.
40 Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens ». Enquête
sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008, p. 305.
41 Sylvie Tissot, « De l’emblème au “problème” : histoire des grands ensembles dans une ville communiste », Les
annales de la recherche urbaine, no 93, mars 2003.
42 Olivier Masclet, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2006 [2003],
p. 80.
43 Pierrette Briant, Catherine Rougerie, « Les logements sont plus confortables qu’il y a vingt ans et pèsent
davantage sur le revenu des ménages » in France, portrait social, Paris, Insee, 2008, p. 106.
44 Alin Bihr, Roland Pfefferkorn, Le système des inégalités, Paris, la Découverte, 2008, p. 44-45.
45 Maurice Halbwachs, Les classes sociales, Paris, PUF, 2008, p. 119.
46 Florence Weber, Le travail à-côté. Études d’ethnographie ouvrière, Paris, EHESS, 2001 [1989], p. 48.
47 Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, op. cit., 1989, p. 145.
48 Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990, p. 30-31.
49 Louis Chauvel, « Du pain et des vacances : la consommation des catégories socioprofessionnelles
s’homogénéise-t-elle (encore) ? », Revue française de sociologie, XL-I, 1999, p. 79-96.
50 François de Singly, Sociologie la famille contemporaine, Paris, Armand Colin, 2007 [1993], p. 106.
51 Michel Bozon, Vie quotidienne et rapports sociaux dans une petite ville de province. La mise en scène des
différences, Lyon, PUL, 1984, p. 106.
52 Marie-Clémence Le Pape, « Les ambivalences d’une double appartenance : hommes et femmes en milieux
populaires », Sociétés Contemporaines, 2006, no 62, p. 5-26.
53 Cécile Brousse, « La répartition du travail domestique entre conjoints reste largement spécialisée et inégale » in
La France, portrait social, 1999-2000, Paris, Insee, p. 135-151.
54 Yasmine Siblot, « Je suis la secrétaire de la famille. La prise en charge féminine des tâches administratives entre
subordination et ressource », Genèses, no 64, p. 46-66.
55 Olivier Schwartz, « Zones d’instabilité dans la culture ouvrière » in Guy-Patrick Azémar (dir.), Ouvriers,
Ouvrières. Un continent morcelé et silencieux, Paris, Autrement, 1992, p. 123-135.
56 Olivier Schwartz, op. cit., 1990, p. 281.
57 François Héran, « La sociabilité : une pratique culturelle », Économie et statistique, no 1, 1988, p. 3-22.
58 Olivier Schwartz, op. cit., 1990, p. 362-376.
59 Florence Weber, op. cit., 2001 [1989], p. 49.
60 Nicolas Renahy, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005, p. 101.
61 Gérard Noiriel, op. cit., 1986, p. 252.
62 Chloé Tavan, « Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes prises dans l’enfance », Insee Première, no 883,
février 2003.
63 Yves Fridel, « Internet au quotidien : un Français sur quatre », Insee Première, no 1076, mai 2006.
64 Philippe Coulangeon, Yannick Lemel, « Les pratiques culturelles et sportives des Français : arbitrage, diversité
et cumul », Économie et statistique, no 423, 2009, p. 3-30.
65 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
66 Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte,
2006 [2004], p. 13.
67 Yves Jauneau, op. cit., 2009.
68 Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, op. cit., 1989, p. 124.
69 Pierre Bourdieu, op. cit., 1979, p. 433-448.
70 Florence Weber, « Nouvelles lectures du monde ouvrier : de la classe aux personnes », Genèses, no 6, 1991,
p. 189.
71 Gérard Mauger, « La reproduction des milieux populaires en crise », Ville-Ecole-Intégration, no 113, 1998, p. 6-
16.
72 Gérard Mauger, op. cit., 2006, p. 29-42.
73 Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix,
no 63, 2003, p. 121-143.
74 Prisca Kergoat, « De l’indocilité au travail d’une fraction des jeunesse populaires. Les apprentis et la culture
ouvrière », Sociologie du Travail, Vol. 48, 2008, p. 559.
75 Bernard Lahire, op. cit., 2006, p. 694.
4
« Peut mieux faire. » Les classes populaires et l’école
Lorsqu’au début des années quatre-vingt-dix, Christian Baudelot1 reprend la célèbre
appréciation professorale « Des progrès, mais peut mieux faire » pour qualifier l’évolution
des scolarités des enfants d’origine ouvrière, il souligne un paradoxe : à l’échelle
historique, leur scolarisation est indéniablement à la hausse, mais les inégalités devant
l’école demeurent, voire se creusent avec les autres groupes sociaux. Plus de quinze ans
plus tard, l’exploitation de nouvelles données quantitatives sur l’école ainsi que la
publication de récentes enquêtes ethnographiques permettent de préciser ce paradoxe. En
effet, avec 22 % des enfants d’ouvriers entrés en 6e en 1989 qui ont obtenu un bac général,
17 % un bac technologique et 13 % un bac professionnel, les scolarités des enfants
d’origine populaire d’aujourd’hui ne présentent plus exactement les mêmes
caractéristiques que celles d’hier. La perspective socio-historique s’avère donc centrale
pour saisir les évolutions, mais aussi les permanences qui marquent ces parcours. Une telle
approche ne peut être substituée aux analyses étudiant de façon précise les logiques
contemporaines des familles populaires à l’égard de l’école2. En revanche, elle offre la
possibilité d’un retour générationnel, propice à la compréhension de la nouvelle place de
l’école dans les stratégies de reproduction et de mobilités des milieux populaires. Ce
retour socio-historique sur la question des classes populaires et de l’école révèle une
première singularité : l’absence de rencontre entre la sociologie de l’éducation et la
sociologie des ouvriers pour les sociologues de la première fondation de la discipline.
Ainsi, les classes populaires ou « laborieuses » sont-elles absentes du travail d’Émile
Durkeim sur L’évolution pédagogique en France3, tout comme la question de l’école est
absente des travaux de Maurice Halbwachs sur La classe ouvrière et les niveaux de vie4 ou
de ses cours sur Les classes sociales5.
Le second constat s’inscrit dans le prolongement du paradoxe souligné par Christian
Baudelot en 1992. Au premier plan, la perspective historique révèle un changement du
rapport des familles populaires à l’école, passant d’un scepticisme circonstancié pour les
générations nées avant la Seconde Guerre mondiale à une volonté progressive mais
prégnante, à partir des années soixante et soixante-dix, d’entrer dans le jeu scolaire ;
certains auteurs parlant à cet égard d’une véritable « révolution culturelle » dans les
familles populaires6. Pourtant, la mise en place du collège unique en 1975 et la politique
dite de « démocratisation scolaire » des années quatre-vingt-dix n’auront pas réussi à faire
reculer les inégalités scolaires. À la sélection extérieure des élèves les plus éloignés de la
culture scolaire, s’est aujourd’hui substituée une éviction intérieure par un jeu de filières
très finement hiérarchisées.
1. Une école distante
La situation qu’offre la Troisième République à la question de la scolarisation des
classes populaires est, à bien des égards, ambivalente. Connue pour être la république des
grandes lois scolaires sur la gratuité de l’école primaire (1881) et l’obligation scolaire de 7
à 13 ans (1882), elle consacre pourtant l’organisation de la scolarisation en deux ordres
totalement distincts jusqu’aux années 1930 :
– l’ordre primaire comprenant les écoles communales ou élémentaires préparant au
certificat d’études primaires (CEP) ; auxquelles s’ajoute l’enseignement primaire
supérieur qui ouvre aux écoles normales d’instituteurs, aux emplois de bureau voire aux
petites responsabilités dans l’agriculture et l’industrie ;
– et l’ordre secondaire, organisé autour du Lycée, scolarisant des petites classes
jusqu’au baccalauréat, titre qui garantit, pour ses rares détenteurs, l’accès à l’université et
aux grandes écoles et finalement à l’encadrement et aux professions libérales.
1.1 Ordres scolaires et classes sociales dans la Troisième République
Ces deux ordres ne poursuivent donc pas les mêmes objectifs, ne dispensent pas les
mêmes enseignements, et surtout ne scolarisent pas les mêmes publics. Comme le
souligne Antoine Prost7, à « l’école des notables » qu’incarnent le Lycée et le
baccalauréat, fondés sous l’Empire (1802 et 1808), s’oppose « l’école du peuple »,
organisée par la Loi François Guizot de 1833 puis par Jules Ferry. Chaque classe sociale
dispose de son propre réseau de scolarisation sans pour autant que cette inégalité de
traitement ne soit réellement remise en cause avant la Seconde Guerre mondiale.
Comme le souligne Pierre Périer8, cette « évidence » tient notamment à la conception de
l’école des réformateurs de l’époque car « loin d’une émancipation de classe des couches
les plus déshéritées de la société, l’école républicaine se donne pour mission de former
des individus autonomes, de les arracher aux dépendances et influences de leurs origines
et de leur milieu afin de les intégrer à une culture nationale. » La volonté politique
amorçant la « primarisation » de masse se double en fait d’une mise à distance des
familles populaires et l’auteur note à ce propos que « les brefs moments de rencontres et
d’échanges ont lieu lors de la rentrée où à l’occasion de cérémonies officielles de remise
de prix et de récompenses ».
Mais, cette distance se comprend aussi à la lumière du scepticisme qu’entretiennent les
milieux populaires face à l’école. L’école ne se présente d’abord pas pour eux comme un
moyen d’ascension sociale, ni même comme un instrument de valorisation de la force de
travail. Dans le monde populaire rural de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, l’école
n’est en effet pas perçue comme nécessaire, en dépit de son caractère obligatoire.
Françoise Mayeur remarque d’ailleurs que bien après le vote de l’obligation scolaire,
l’absentéisme scolaire demeure important : « On pense moins à l’avenir de l’enfant, à une
possibilité de promotion sociale par l’instruction qu’à la main-d’œuvre nécessaire pour
les travaux saisonniers.9 »
Finalement, ce sont bien deux jeunesses qui cohabitent dans la France de la Troisième
République : l’une populaire, issue des mondes paysans et ouvriers, l’autre bourgeoise,
majoritairement issue des centres-villes10. Alors que la transition entre l’enfance et la
jeunesse s’avère progressive dans les milieux bourgeois, elle est un passage facilement
identifiable dans les milieux populaires. La jeunesse populaire, qu’elle soit urbaine ou
rurale, correspond en effet à la fin de l’école primaire, à l’entrée dans le travail et à une
cohabitation parentale qui se prolonge jusqu’au service militaire et au mariage. Les rites
qui ponctuent tant l’entrée que la sortie de cette jeunesse sont donc le fait des institutions
qui encadrent une partie du quotidien et des biographies : l’église catholique et la
communion, l’armée et bien sûr l’école, à travers la célébration du Certificat de fin
d’études primaires (CEP).
S’il semble donc important de souligner la méfiance qu’inspire l’école aux classes
populaires à la fin du XIXe et dans la première partie du XXe siècle, Jean-Pierre Terrail
rappelle que c’est à cette période qu’une large partie du mouvement ouvrier commence à
faire sienne la revendication scolaire. Pour la plupart des composantes du mouvement
ouvrier, l’enjeu est alors de s’approprier les questions liées à l’école car elle protège les
enfants d’une exploitation précoce, permet d’affirmer une identité collective et donc
d’accéder à la vie politique. « De tous ces points de vue, la question de l’école, pour la
classe ouvrière, est au fond celle de son intégration à la nation »11, écrit-il à ce propos.
Mais, la position du mouvement ouvrier n’est pas la seule « ligne de fuite » du rapport
entre les classes populaires et l’école sous la Troisième République. La renaissance de
l’enseignement primaire supérieur en 1886 est également au cœur de l’émergence de la
prolongation de la scolarisation pour certaines fractions des classes populaires de
l’époque.
1.2. Premières scolarités prolongées
Fondé une première fois par la Loi Guizot en 1833, l’enseignement primaire supérieur
est ensuite mis entre parenthèses par la Loi Falloux (1850) puis refondé sur les bases de
l’enseignement secondaire spécial par la Loi Goblet (1886). L’histoire de l’enseignement
primaire supérieur est donc une « histoire éclipsée », pour reprendre l’expression de
Françoise Mayeur. D’autant plus éclipsée que cette forme d’enseignement est longtemps
restée dans l’angle mort de la sociologie de l’éducation. Le travail de Jean-Pierre Briand et
Jean-Michel Chapoulie12 s’avère en effet être la première étude sociologique systématique
de l’enseignement primaire supérieur. Et là où les travaux de Pierre Bourdieu insistaient
sur la hausse progressive de la demande d’éducation des familles pour expliquer le
développement de l’école dans les stratégies de reproduction, ces deux auteurs vont eux
souligner que la hausse de la scolarisation, notamment des enfants des classes populaires,
est d’abord le résultat du développement d’une offre scolaire d’un type particulier :
l’enseignement primaire supérieur.
Le premier réseau d’établissement primaire supérieur se constitue avant la Loi Goblet
de 1886, sur les vestiges institutionnels de la Loi Guizot et les initiatives locales. Cet
enseignement s’adresse officiellement aux fractions inférieures des classes moyennes et à
des catégories relativement aisées des classes populaires, d’où son nom de « Collèges du
peuple ». Les études y sont courtes (3 ans après le CEP) et orientées vers des savoirs
pratiques et les sciences usuelles. L’enseignement primaire supérieur s’organise enfin en
deux types d’établissement : les Cours Complémentaires (rattachés à des écoles primaires)
et les Écoles Primaires Supérieures (établissements autonomes) qui relèvent tous les deux
de l’administration de l’enseignement primaire. L’école y est gratuite, à l’inverse de
l’enseignement secondaire, et les enseignements dispensés sont des matières générales
(français, mathématiques, etc.), quelques enseignements de travail manuel (enseignement
ménager et couture pour les filles), et parfois des enseignements annexes (agriculture,
dactylographie, etc.). Cet enseignement débouche sur des diplômes et prépare également
aux concours d’entrée dans les écoles normales d’instituteurs, au surnumérariat des Postes,
voire aux Arts et Métiers. À compter de 1920, l’enseignement primaire supérieur s’étend
même à la formation technique des garçons en intégrant en son sein, après plusieurs
conflits, les Écoles Professionnelles de Commerce et d’Industrie.
Cet enseignement post-primaire, distinct de l’enseignement secondaire, connaît un
succès grandissant au cours de la Troisième République et garantit aux fractions
supérieures des classes populaires urbaines et rurales un début de promotion sociale par
l’école. Il est ainsi probable que la petite proportion d’enfants d’ouvriers nés entre 1893 et
1913, devenus cadres moyens ou instituteurs en 195313, soit passée par l’enseignement
primaire supérieur.
La lecture de ces premières scolarités prolongées implique également de porter le
regard sociologique sur le genre. Au niveau institutionnel, le développement de
l’enseignement supérieur féminin se fait après 1900, là où celui des garçons a commencé
vingt années plus tôt. Cependant, l’observation montre que c’est par le biais de cette filière
que les filles, et notamment celles des milieux populaires, rattrapent leur retard sur les
garçons en matière de scolarisation prolongée. Ainsi les effectifs totaux des écoles
primaires supérieures (EPS) et des cours complémentaires (CC) passent de 40 000 élèves
en 1891 à plus de 270 000 élèves à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Or cette
croissance importante se révèle avant tout féminine : les effectifs des filles dépassant ceux
des garçons dans les EPS en 1938, et ayant même été multipliés par 25 entre 1891 et 1938
dans les cours complémentaires. Pour comprendre le succès de l’enseignement primaire
supérieur, Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie suggèrent finalement que « cette
proximité culturelle relative de l’enseignement primaire supérieur et des classes
populaires tient, à la fois, à son personnel enseignant, issu des mêmes catégories sociales,
et à une orientation moderne et “pratique”, qui ne valoriserait pas univoquement les
matières les plus éloignées de l’expérience sociale de sa clientèle. »
Concurrençant de plus en plus l’enseignement secondaire, les écoles primaires
supérieures y sont intégrées sous Vichy (1941). Cette réforme, qui amorce le lent
processus d’unification des deux ordres d’enseignement (primaire et secondaire) permet
ainsi aux élèves des classes populaires d’entrer dans l’enseignement secondaire par la
« petite porte » des 6e modernes14. En observant la hausse de la part des enfants d’ouvriers
parmi les élèves entrant en 6e (de moins de 3 % en 1936 à plus de 14 % en 1943),
Christiane Peyre15 conclut à un début de démocratisation de l’ordre secondaire. Certes,
elle ne tient pas compte, dans l’explication de cette croissance, de l’intégration des EPS à
l’enseignement secondaire. Mais ces données indiquent malgré tout que l’aspiration à
l’allongement des scolarités dans les cursus généraux s’est sans doute déjà diffusée au-
delà de la seule notabilité. Ce constat « optimiste » doit cependant être nuancé puisque les
enfants d’origine ouvrière connaissent une véritable éviction dans la suite de leurs
parcours : près de la moitié des enfants d’ouvriers entrés en 6e en 1950 ont quitté le
collège ou le lycée six années plus tard.
Ainsi, marquées par une distance réciproquement entretenue au XIXe siècle, les relations
entre classes populaires et école semblent se modifier à leurs marges dans la première
moitié du XXe siècle : à partir des années 1920-1930, par le biais de l’enseignement
primaire supérieur, puis, à partir des années 1940-1950, sous l’effet conjugué de la
modernisation de l’économie et des réformes institutionnelles amorçant l’unification du
primaire et du secondaire. Toutefois, un constat aussi général appelle immédiatement à
une nuance tant la catégorie de « milieux populaires » renvoie, pour cette époque, à une
diversité interne (urbains/ruraux, salariés/journaliers, détenteurs d’un savoir
faire/manœuvre, etc.) dont on sait qu’elle est décisive dans les rapports à l’école.
Christiane Peyre note par exemple que dans les bassins houillers, les enfants des milieux
populaires poursuivent davantage leurs études en raison de la moindre pauvreté et de la
plus grande stabilité du statut de mineurs et de la politique paternaliste du patronat des
mines qui distribue des bourses pour la poursuite d’études.
2. L’école conservatrice ?
C’est au cours des années 1950 qu’augmente de façon significative la scolarisation
post-primaire en France. Tous établissements confondus, le taux de scolarisation en 6e des
11-12 ans bondit de 10 points en six ans. La loi Berthoin de 1959 sanctionne d’ailleurs ce
nouvel état de la demande scolaire en fixant l’âge de fin de scolarisation obligatoire à
16 ans et en transformant les Cours Complémentaires, « rescapés » des réformes
Vichystes, en Collège d’Enseignement Généraux (CEG). Pour les cohortes nées après
1952, trois possibilités s’offrent dorénavant aux élèves à la fin l’enseignement primaire
(CM2 ou 7e) : les classes de fin d’études primaires, les 6e des CEG, et enfin, les 6e des
lycées.
Cependant derrière ces possibilités formelles, la première enquête quantitative nationale
sur l’école, réalisée par l’Institut Nationale des Études Démographiques (Ined) en 1962,
rappelle les grandes inégalités qui marquent l’orientation à la fin du primaire. La période
1960-1975 est donc décisive pour la question scolaire puisque c’est à cette époque que
sont publiés les premiers travaux sociologiques quantifiant et analysant les inégalités
scolaires mais aussi qu’est institué le collège unique (1975), organisant le système scolaire
français sous sa forme actuelle : cinq années de primaire, suivies de quatre années de
collège, puis trois années de lycée.
2.1. « Premières » inégalités
Jusqu’au début des années 1960, la France ne dispose d’aucune enquête quantitative
nationale capable de rendre compte des inégalités devant l’école des différentes catégories
sociales. C’est à l’Ined, qu’est lancé le premier suivi longitudinal des scolarités d’élèves
sortant du CM2. La publication des premiers résultats entre 1962 et 1964, par Alain
Girard, Henri Bastide et Paul Clerc notamment, permet de faire plusieurs découvertes
décisives. D’une part, les enfants issus des classes populaires sont victimes d’une sélection
massive : ainsi, dès la classe de 6e, les trois quarts des fils de cadres sont à l’heure ou en
avance alors que près de deux tiers des fils d’ouvriers accusent au moins un an de retard.
D’autre part, Alain Girard et Henri Bastide notent que « dans tous les milieux, l’entrée en
6e est d’autant plus demandée que les enfants ont une meilleure réussite scolaire. Mais à
valeur scolaire identique, on recherche d’autant plus cette entrée en 6e qu’on appartient à
des milieux élevés.16 » Par exemple, sur 100 familles dont le chef de ménage est cadre
supérieur et dont l’enfant à une réussite scolaire « moyenne », 71 aspirent à ce que leur
enfant aille en 6e au lycée, 20 à ce qu’il aille en 6e au CEG et 6 à l’école primaire. À
réussite scolaire identique, les familles dont le chef de famille est ouvrier agricole sont
10 % à désirer le lycée pour leur enfant, 25 % le CEG, et 64 % l’école primaire. Enfin,
Paul Clerc revient sur les facteurs expliquant ces grandes inégalités. Il découvre alors qu’à
diplôme égal, le revenu n’influe pas sur la réussite de l’enfant et que « l’action du milieu
familial sur la réussite scolaire semble donc exclusivement culturelle »17.
À la même époque, ce constat statistique est formulé sociologiquement par Pierre
Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers18 sous la thèse de « l’autonomie du
capital culturel ». L’approche de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron vise à décrire
les mécanismes objectifs qui déterminent l’élimination que subissent les enfants des
classes populaires à l’école. Ces auteurs conceptualisent alors le « capital culturel »
comme élément décisif de la réussite scolaire. Ce capital culturel, loin de n’être qu’un
« patrimoine de savoirs » transmis par la famille à l’enfant, est aussi un rapport social
particulier à la culture et à langue que l’école pose comme universels et légitimes.
L’illustration de cette thèse est donnée par le cas des rares enfants des classes populaires
qui accèdent à l’époque à l’enseignement supérieur. Ces derniers se révèlent en fait être les
produits de configurations familiales originales qui se distinguent culturellement des
autres familles de leur catégorie sociale dans le rapport positif qu’elles accordent à l’école
et à la culture légitime. Pour les auteurs, ces exceptions sociologiques confirment que les
choix d’orientation de la très grande majorité des familles populaires sont le résultat d’un
probable intériorisé, c’est-à-dire d’un ajustement des espoirs subjectifs aux chances réelles
de réussite scolaire et sociale : « […] Parce que le désir raisonnable de l’ascension par
l’école ne peut se former tant que les chances de réussite sont infimes, les ouvriers
peuvent tout ignorer de la statistique objective qui établit qu’un fils d’ouvrier a 2 chances
sur 100 d’accéder à l’enseignement supérieur, leur comportement se règle objectivement
sur une estimation empirique de ces estimations objectives, communes à tous les individus
de leur catégorie.19 » Ainsi, l’accroissement des taux de scolarisation dans l’enseignement
secondaire depuis l’après-guerre jusqu’aux années 1960 masque que les enfants des
classes populaires « doivent payer l’accession à cet ordre d’enseignement d’un
rétrécissement considérable du champ de leurs possibilités d’avenir ». Loin d’être
émancipatrice, l’école s’avère donc être une institution conservatrice, qui au lieu de
réduire les inégalités sociales les transforme en inégalités scolaires et ce faisant, les rend
légitimes et acceptables.
Dans la poursuite de ces réflexions, Claude Grignon20 s’intéresse aux stratégies de
scolarisation des milieux populaires ruraux. Ces catégories sont en effet celles qui
présentent encore au début des années 1960 la proportion d’enfants scolarisés en 6e la plus
faible. Dans le village enquêté, les classes populaires rurales apparaissent « retranchées de
l’école » et l’arrêt des études à 14 ans constitue la norme jusqu’au milieu des années 1950.
Le modèle de scolarité post-primaire se diffuse ensuite dans l’espace villageois, d’abord
parmi les familles du bourg (artisans, commerçants), puis dans les exploitations subissant
la crise de la société traditionnelle. La très fine focale d’observation permet d’observer
que les stratégies de scolarisation des familles d’agriculteurs alternent entre pragmatisme
et autocensure. Les poursuites d’études concernent alors les filles en premier lieu : « Parce
que la formation des filles est jugée moins importante que celle des garçons, on se
hasarde plus facilement à les scolariser ; l’entrée d’un enfant en sixième reste
subordonnée à niveau scolaire élevé, les filières les plus sûres sont préférées aux cursus
ambitieux mais aléatoires : les filles d’exploitants agricoles n’entrent pas au lycée, mais
au CEG, puis à l’école normale d’institutrice. »
Dans la présentation des analyses des fonctions sociales du système scolaire, on a
coutume de retracer les différences entre d’un côté l’approche de Pierre Bourdieu et Jean-
Claude Passeron et de l’autre celle de Raymond Boudon. Pourtant, c’est peut-être
davantage la discussion entre les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron et
ceux de Jean-Pierre Terrail qui semble plus importante pour l’étude spécifique les rapports
entre les milieux populaires et l’école. Vingt ans après les premiers travaux de sociologie
de l’éducation de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Jean-Pierre Terrail revient sur
la question spécifique des rapports entre familles ouvrières et école à travers une étude
historique21. Son étude de l’évolution des stratégies de scolarisation et des aspirations
scolaires des familles populaires lui fait relativiser la portée de la thèse de l’intériorisation
probable. L’auteur défend en effet l’idée que l’auto-exclusion des familles populaires du
jeu scolaire est davantage caractéristique de la Troisième République que des
années 1960. D’ailleurs, à partir des années 1970, ce qui semble désormais manifeste pour
Jean-Pierre Terrail, c’est l’entrée dans le jeu scolaire d’une partie des familles populaires
et la hausse des scolarités des enfants d’ouvriers entre les cohortes nées dans la première
moitié du vingtième siècle et celles nées après la Seconde Guerre mondiale. La
progression de l’accès aux diplômes de l’enseignement technique court mais aussi au
BEPC concerne ainsi à la fois les fils et les filles d’ouvriers mais les scolarités réelles ont
semble-t-il progressé moins vite que les aspirations scolaires. Pour l’auteur, il faut donc
souligner le rôle nouveau de l’école et du diplôme dans les stratégies de reproduction et de
promotion des classes populaires. Mais, au moment où le système éducatif français
connaît de grands changements structurels et modifie aussi les scolarités des enfants des
milieux populaires, Jean-Pierre Terrail refuse d’y voir un unique déplacement des
inégalités marqué par de nouvelles formes d’intériorisation du probable, par exemple
visibles dans les choix de filières les moins prestigieuses. Pour lui, la tension entre le
développement important des attentes vis-à-vis de l’école et le nombre élevé d’échecs qui
persiste dans ces milieux caractérise désormais les nouveaux rapports à l’école des
familles populaires. Christian Baudelot et Roger Establet actualisent en partie ce constat
en comparant l’évolution des aspirations au baccalauréat entre 1962 et 1973 et les
proportions de bacheliers sur la même période pour les enfants d’ouvriers et de cadres. Les
auteurs notent alors qu’à cette époque « le niveau monte, mais les aspirations plus
encore »22 car la période 1962-1973 est marquée par une nette hausse des aspirations au
baccalauréat chez les ouvriers : en 1973, près des deux tiers des ouvriers déclarent
souhaiter que leur enfant atteigne le bac alors qu’ils n’étaient qu’à peine un sur six à le
déclarer neuf ans plus tôt. Mais, dans le même temps, l’accès réel au baccalauréat ne
progresse que de quatre points pour les enfants d’ouvriers.
Finalement, la combinaison de différentes échelles d’observations des scolarités des
enfants des milieux populaires révèle l’ambiguïté de la première explosion scolaire.
Regardés pour eux-mêmes, les rapports à l’école des familles populaires et les scolarités
de leurs enfants indiquent des changements manifestes et les débuts de l’appropriation de
l’enjeu scolaire par ces milieux. Comparés aux scolarités des familles des milieux
supérieurs pourtant, les écarts de l’époque se maintiennent dès lors que l’on regarde
l’accès au baccalauréat ou l’orientation à l’intérieur du système éducatif et les choix de
filières.
2.2. À l’école, à l’usine, au bureau
La période qui s’ouvre au sortir de la guerre pour l’enseignement technique rappelle que
la formation des futurs ouvriers et employés est, en France, le produit de l’opposition de
deux conceptions : celle « scolariste » de l’État et celle « professionnaliste » du patronat.
Ainsi, à la diversité des formations et filières professionnelles de la IIIe République23,
succèdent, dans les années 1950 et 1960, l’institutionnalisation et la structuration d’un
enseignement technique public, largement encadré par l’État. Cette « parenthèse
scolaire »24 de l’enseignement technique et professionnel, amorcée sous la IIIe République,
s’observe ainsi très nettement au niveau institutionnel.
D’un côté, les Centres d’Apprentissage (CA) créés en 1949 deviennent, à la suite de la
réforme Berthoin (1959), des Centres d’Enseignement Technique (CET), ancêtres des
Lycées d’Enseignement Professionnel (LEP créés en 1975). Les CA recrutaient à l’issue
du primaire à 14 ans et préparaient au Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) (créés
en 1911) en trois années.
De l’autre, les écoles nationales professionnelles et collèges techniques (créés en 1941)
deviennent des établissements autonomes appelés « lycées techniques » en 1959, pour
finalement être intégrés aux lycées à partir de 1962-1963. Il s’agit en fait des ancêtres des
lycées technologiques d’aujourd’hui.
La réforme Fouchet de 1963, destinée à encadrer la croissance de l’enseignement
général, modifie pourtant l’enseignement technique de l’intérieur en repoussant le palier
d’orientation à la 3e. Elle fait donc se distinguer :
– l’enseignement technique long des lycées, sanctionné par le baccalauréat de
technicien, à partir de 1966 ;
– de l’enseignement technique court ou professionnel des CET, où l’on prépare encore
au CAP en 3 ans après la 3e et le BEP créé 1966.
Dans la poursuite des travaux sur les fonctions reproductrices de l’école, Claude
Grignon publie en 1971 une enquête sur l’enseignement technique court25. Il met
rapidement en évidence les liens historiques qui unissent les classes populaires à
l’enseignement technique en CET, par comparaison aux établissements généraux
puisqu’en 1967-1968 près de 7 élèves des CET sur 10 étaient issus de familles d’ouvriers,
de salariés ou d’exploitants agricoles. Mais, pour l’auteur, les CET tendent à sélectionner
une « élite des réprouvés » en vue de former une « aristocratie ouvrière » (contremaîtres,
maîtrise, etc.). Les CET recrutent en fait parmi les élèves d’origine populaire qui sortent
diplômés du certificat d’études primaires de l’école primaire. Pour les catégories du bas
des classes populaires et leurs enfants non diplômés du primaire, les CET demeurent ainsi
un horizon moins probable que l’entrée dans la vie professionnelle ou l’apprentissage
« sur le tas », dès la fin de la scolarité obligatoire. Pour Claude Grignon cependant,
l’enseignement technique ne se résume pas à l’organisation de la promotion ouvrière. Au
contraire, la fonction sociale de cet enseignement, qui distingue nettement les
enseignements généraux des enseignements techniques, est de « faire intérioriser aux
apprentis, à titre de structure mentale dominante, la subordination de la pratique à la
théorie, du geste au discours, de la connaissance “concrète” au savoir “abstrait” ». Et
donc de naturaliser un « ordre des choses » où la hiérarchie sociale et professionnelle des
supérieurs ne saurait être remise en cause.
Le rôle de l’école dans la reproduction des classes populaires est donc largement
souligné et discuté au moment de la première explosion scolaire. Sans contester la théorie
de l’intériorisation du probable, Paul Willis26 préfère, à partir du cas anglais des mêmes
années, souligner l’affinité élective entre la culture anti-école des fils d’ouvriers scolari
sés en « comprehensive school »27 et la culture d’atelier de leurs pères et ses effets sur les
orientations scolaires et professionnelles. Cette culture anti-école s’appuie sur la
valorisation de la force physique, les dispositions viriles, la haine des « fayots » et vante
finalement l’utilité du savoir contre l’abstraction de la théorie. Elle est donc à l’origine de
catégories de perception qui orientent positivement vers la condition ouvrière et l’usine :
« Ainsi, il faut certainement souligner tout ce que cette culture a d’attirant pour éviter de
réduire à des déterminismes économiques les raisons qui poussent les jeunes à entrer à
l’usine et pour saisir exactement le degré de “choix” qui engage les “gars” dans un
avenir, qui aux yeux de beaucoup, semble pauvre à tous égards. »
Les données quantitatives qui permettent aujourd’hui de retracer par exemple les
carrières des titulaires de CAP à cette époque, invitent cependant à souligner davantage le
rôle de promotion que ce diplôme professionnel a rempli. Christian Baudelot et Roger
Establet soulignent ainsi qu’en 1969, 23 % des titulaires de CAP sont cadres et 14 % sont
indépendants. De même, en 1969, 35 % des titulaires de CAP occupent un emploi
d’ouvrier qualifié et 23 % un emploi salarié « hiérarchiquement supérieur ». Ce qui fait
dire aux auteurs que plus de la moitié des titulaires de CAP « ont donc atteint ou dépassé
leur but » et presque les trois quarts avec les indépendants, « dont le statut est très valorisé
dans la classe ouvrière »28. Certains diplômes professionnels, à l’image du CAP puis du
Brevet Études Professionnelles (BEP) ont ainsi permis à certains ouvriers de cette époque
l’accès à des emplois qualifiés et à des positions sociales plus élevées. Pour les employés
cette époque, la situation diffère très nettement entre les employés de commerce peu
diplômés et les employés de bureau qui, en 1968, sont près d’un tiers à être titulaire du
Brevet d’Études du Premier Cycle du second degré (BEPC). Alain Chenu note que ce
diplôme était à l’époque « valorisé dans les emplois du secrétariat et de la comptabilité,
du public ou privé »29 mais qu’il a aujourd’hui perdu cette fonction au profit du
baccalauréat.
3. L’école, en crises
Le recours à l’école s’intensifie, sous les effets croisés de la hausse de la demande
d’éducation de l’ensemble des catégories sociales, de la modernisation économique et de
l’apparition du chômage de masse. Au niveau institutionnel, ce mouvement est
accompagné par l’instauration du collège unique (1975) puis par la politique des « 80 %
d’une classe d’âge au baccalauréat » (1985) et produit une seconde explosion scolaire
visible dans les lycées de la fin des années 1980 et dans les universités des années 1990.
Mais ce nouvel ordre scolaire ne va pas sans « ratés ». Nombreux sont les sociologues qui
soulignent les limites de cette démocratisation30 et l’apparition d’une nouvelle hiérarchie
des filières, d’inégalités de valorisation des titres scolaires et universitaires selon le genre
et l’origine sociale, et d’une accentuation de la ségrégation scolaire. Dans le débat public,
les thèmes des violences et « incivilités » à l’école ou des « démissions parentales » se
sont rapidement diffusés comme les symptômes de quartiers ou d’établissements rarement
présentés comme « populaires », mais plutôt désignés par les sigles des politiques
scolaires (« ZEP ») ou urbaines (« ZUP »).
Dans L’école de la périphérie, Agnès Van Zanten observe que les malentendus et les
conflits qui se cristallisent autour de l’école ne sont pas antinomiques d’un souci scolaire
très poussé de la part des parents appartenant aux milieux populaires et majoritairement
immigrés résidant en banlieue. Les rapports variés à l’école traduisent des pratiques
spécifiques à des espaces urbains et scolaires relégués. Ainsi, l’auteur souligne-t-elle que
les familles les plus dominées de ces quartiers tendent à évaluer les scolarités à la seule
lumière de l’insertion professionnelle, « ce qui fait que ces familles ont beaucoup plus de
choses à dire sur l’orientation de leurs enfants dans les différents lycées professionnels de
la commune et sur les “qualités respectives” de ces établissements que sur les collèges et
les écoles primaires.31 »
Mais si les contenus d’enseignement et la logique des savoirs transmis à l’école ne
figurent pas au premier plan des préoccupations de ces familles, c’est aussi que le travail
scolaire suppose des dispositions, des connaissances et des rapports au savoir dont les
parents et les enfants sont distants. Les travaux récents permettent ainsi de mieux qualifier
la distance qui sépare aujourd’hui les familles populaires de l’école et les moyens mis en
œuvre par les parents et les élèves de ces milieux pour la surmonter. Les dénominations de
ces rapports à l’école varient alors selon les études. Daniel Thin32 insiste par exemple sur
la confrontation inégale entre les logiques scolaires et les logiques de socialisation
populaires et ses effets sur les familles. Stéphane Bonnéry33 propose quant à lui une
analyse plus spécifique de la confrontation des élèves en difficultés à l’école et prolonge
ainsi la compréhension des malentendus sociocognitifs dans les processus d’apprentissage.
Pierre Périer34 préfère enfin interroger les différentes composantes du différend entre les
familles populaires et l’école qui se fonde à la croisée d’une hausse de l’implication des
parents dans la scolarité et de la méconnaissance des règles implicites de fonctionnement
de l’institution scolaire. Finalement, ce que Jean-Pierre Terrail nomme la mobilisation des
classes populaires contre les probabilités ne va pas sans dimensions paradoxales.
3.1. Confrontés à l’échec
Dans un système marqué par la prolongation des études, l’échec scolaire prend un sens
particulier, puisqu’il assigne très tôt à des orientations et des filières garantissant le moins
une entrée protégée sur le marché du travail. Les mécanismes produisant ces échecs sont
donc à mettre au cœur des interrogations sur l’école et les classes populaires ; les
inégalités constatées hier demeurant d’une brûlante actualité dans l’école de l’après
collège unique puisque près de la moitié des sortants « sans qualifications » entrés en 6e à
la fin des années 1980 sont des enfants d’ouvriers. Ces échecs au collège sont d’abord les
prolongements de difficultés scolaires importantes à l’école primaire : la quasi-totalité des
sortants sans diplôme accusaient un retard scolaire ou des lacunes en français et en
mathématiques en entrant en 6e en 198935. La démotivation apparaît dès lors sous un autre
jour que celui de l’absence de « volonté ».
L’échec de l’entrée dans la lecture, qui se traduit par des soucis de déchiffrage de mots
ou par l’incompréhension de textes, n’est pas réductible aux difficultés individuelles et
psychologiques des élèves. Ces problèmes s’inscrivent au contraire dans des rapports au
langage et à l’écriture différents selon les milieux sociaux : « Pour dire rapidement les
choses, l’enfant en difficulté que nous présente Vygotski36 est plutôt un enfant d’origine
populaire socialisé “en marge” des formes sociales scripturales en général et des formes
scolaires en particulier, qu’un enfant socialisé dans des formes sociales scripturales.37 »
C’est donc parce qu’une partie de ces élèves mobilisent des dispositions spécifiques à
l’égard du langage que l’entrée dans la lecture peut poser problème. Les élèves d’origine
populaire qui peinent à déchiffrer et mémoriser les liens entre graphèmes et phonèmes ont
ainsi tendance à concevoir le langage comme un moyen de désigner des réalités, qui
s’ignore en tant qu’activité désignante. Ce rapport « instrumental » au langage est peu
compatible avec les exigences scolaires qui nécessitent de considérer le langage comme
un objet d’étude, autonome de sa première fonction comme le montre Bernard Lahire.
L’échec scolaire en milieux populaires ne se limite pas uniquement aux problématiques
de la lecture et de l’écriture. L’étude de situations concrètes d’enseignement en classe de
CM2 et 6e permet ainsi à Stéphane Bonnéry de constater les différents registres du
brouillage de la confrontation à l’école. Il remarque que l’affaiblissement du contrôle
explicite du travail et des apprentissages dans les dispositifs pédagogiques favorise des
attitudes de conformité aux consignes de la part des élèves les moins proches de la culture
scolaire. Cependant, c’est précisément l’attitude inverse, celle d’appropriation du savoir,
qui est désormais au cœur du dispositif d’enseignement. Ces attitudes de conformité
s’avèrent donc en décalage avec les exigences scolaires. Mais elles donnent d’autant plus
lieu à des lacunes dans les apprentissages scolaires que celles-ci sont moins visibles pour
l’enseignant puisque le travail est effectué. Et, à mesure que les élèves prennent
conscience de leurs difficultés, ils se démobilisent et peuvent développer des attitudes de
résistance : « Ces résistances sont décuplées par la révélation de verdicts négatifs et les
malentendus sur les apprentissages, ces derniers étant à leur tour amplifiés par les
résistances, par la cessation de l’investissement dans les tâches scolaires de l’élève
découragé.38 »
La question des difficultés d’apprentissage est donc au cœur des parcours de ruptures
scolaires des jeunes de milieux populaires, même s’ils ne s’y limitent pas. Mathias Millet
et Daniel Thin39 rappellent que c’est en effet dans l’interdépendance de plusieurs facteurs
que se construisent les « carrières négatives » de jeunes collégiens scolarisés dans les
« dispositifs relais », mis en place à la fin des années 1990 pour les élèves en conflit avec
l’institution scolaire. Ces parcours de déscolarisation « encadrés par l’école » se fondent
pour l’essentiel dans des conditions d’existences figurant parmi les plus précaires ; les
familles de ces collégiens étant marquées par des parcours de fortes disqualifications
économiques et symboliques. Les logiques socialisatrices de ces familles tendent alors à
entrer en contradiction avec celle de l’école aussi bien dans le rapport à la culture que dans
les manières de fonder l’autorité. À ces conditions sociales difficiles s’ajoutent les
difficultés d’apprentissages scolaires, parfois précoces, qui favorisent l’émergence d’un
rapport négatif aux apprentissages scolaires et au travail scolaire. Le « casier scolaire »,
enregistrant peu à peu les conflits de ces élèves avec l’institution, devient alors un
« capital institutionnel négatif » qui « désigne les collégiens comme perturbateurs ou
“déviants” à tout nouvel agent de l’institution scolaire en contact avec les collégiens
avant même que ceux-ci aient le temps de mettre en œuvre des pratiques perturbatrices de
l’ordre scolaire » et tend ainsi à les désigner comme « inenseignables » et, ce faisant,
comme des « inemployables ». Dans ce contexte, le groupe de pairs s’apparente bien plus
à un refuge symbolique protégeant des effets de la disqualification scolaire qu’à un contre
pouvoir favorisant les troubles à l’ordre scolaire. Le paradoxe de ces processus de
« déscolarisation encadrée » est pourtant que cette même école « ne parvenant pas à
conformer les collégiens concernés à ses exigences, […] ne leur en inculque pas moins la
légitimité de ses classements et le sentiment de leur propre indignité culturelle ».
Ce constat n’est d’ailleurs pas sans rejoindre celui fait à propos des lycéens scolarisés
dans les sections CAP et BEP des lycées professionnels des années 1990. Stéphane Beaud
remarque, au cours de son enquête dans un lycée professionnel, que ces élèves peinent
désormais à neutraliser les verdicts scolaires qui les ont « orientés » dans ces sections, à
l’heure où le lycée général s’ouvre aux classes populaires : « Les élèves de lycée
professionnel semblent vivre de ce fait avec le sentiment d’être continuellement à côté du
système “normal” jamais sûrs de la légitimité de leurs pratiques. L’effet d’imposition
qu’exerce le modèle “lycéen” sur les élèves de LEP est particulièrement visible dans le
domaine de l’apparence extérieure (physique et vestimentaire). » Et d’ajouter : « Le
groupe des élèves de CAP-BEP du lycée professionnel apparaît, à des degrés divers selon
les sections, très éloigné de celui que décrivait Claude Grignon il y a plus de vingt ans.
Où est l’espèce de fierté, de respectabilité tirée de la morale technique et de la culture
technique du groupe ?40 »
3.2. Ce que « prolonger » veut dire
Les incitations aux études longues, minoritaires il y a encore trente ans dans les familles
populaires, sont devenues aujourd’hui majoritaires au point que plus des trois quarts des
enfants d’ouvriers nés entre 1970 et 1984 déclarent avoir été poussés à continuer leurs
études là où ils n’étaient que 30 % pour les cohortes nées entre 1925-193941. Ces
aspirations à « aller le plus loin possible » réduisent donc significativement les différences
d’ambition scolaire constatées entre les différentes classes sociales dans les années 1960.
Pourtant, loin de faire consensus, les arguments mobilisés pour expliquer la prolongation
des scolarités des enfants d’origine populaire et la hausse des aspirations scolaires des
familles populaires rappellent la diversité des approches en sociologie de l’éducation.
En étudiant le fonctionnement institutionnel d’un « lycée ordinaire », Philippe Masson42
montre que les carrières scolaires des élèves ne tiennent pas seulement aux aspirations
familiales, à l’origine sociale ou au sexe, mais résultent aussi du traitement des flux
d’élèves par les différents agents de l’établissement (enseignants, proviseur,
administration). La politique dite des « 80 % d’une classe d’âge au bac » tend ainsi à
produire un « nouvel ordre scolaire » caractérisé par le maintien d’un maximum d’élève
en son sein et l’abaissement des barrières d’entrée au lycée. L’orientation des élèves et la
politique d’offre de formation des établissements figurent désormais au premier rang des
préoccupations des institutions scolaires et agissent directement sur les parcours des
élèves.
Mais, la quête par les familles populaires d’un « salut par l’école »43 n’est bien sûr pas
réductible aux seuls effets des politiques scolaires. Elle s’enracine également dans la
déstructuration que connaissent les milieux populaires à partir des années 1980. Stéphane
Beaud et Michel Pialoux montrent combien la dégradation symbolique et économique de
la condition ouvrière participe de cette nouvelle mobilisation scolaire, en faisant de
l’ouvrier et de l’usine des figures « repoussoirs ». On doit alors souligner que l’essor de la
préoccupation scolaire pour les dernières cohortes des milieux populaires est également
fortement lié au report des aspirations parentales « contrariées » sur leurs enfants : ainsi,
chez les ouvriers, le sentiment d’avoir interrompu prématuré ment ses études renforce la
volonté de voir ses enfants les poursuivre44. Enfin, ces poursuites d’études et certaines
« réussites paradoxales » s’expliquent également par des tactiques d’éducation marquées
par la mobilisation forte de ressources faibles. Le travail de Bernard Lahire45 a ainsi mis en
évidence les effets des pratiques ordinaires d’écriture au sein de l’espace domestique
(correspondance, listes des courses, etc.), et de l’organisation de l’espace et de l’emploi du
temps domestique sur les déterminismes classiques de l’échec.
On mesure ainsi mieux les significations plurielles et les implications de la poursuite
d’étude pour les familles populaires. Reste maintenant à cerner ce qu’elle induit pour leurs
enfants. À la découverte du collège dans les années 1960-1970, succède donc, pour les
enfants des classes populaires, celle du lycée à la fin des années 1980. Mais la conquête du
statut lycéen se fait par les filières et des titres scolaires les moins valorisés. Les bacs
« F », « G » et « H » (ancêtres des séries technologiques) deviennent en effet les titres
nouveaux et moins reconnus typiques des « nouveaux lycéens »46. François Dubet
remarque que l’expérience de ces nouveaux lycéens s’éloigne très nettement du modèle
des « vrais » lycéens, héritiers contemporains de l’école des notables d’hier.
« L’expérience scolaire des nouveaux lycéens peut être définie comme une forme accrue
de décomposition de l’expérience des élèves des “bons” lycées. […] Le rapport aux
études a du mal à se construire et les lycéens vivent une opposition inconciliable entre le
travail scolaire et la “personnalité”. »
Pour beaucoup des lycéens d’origine populaire de cette époque, les études universitaires
générales et longues se présentent comme lointaines du fait de bacs qui les préparent peu
aux exigences universitaires. Dix ans plus tard, la seconde explosion universitaire des
années 1990 a placé le curseur de la poursuite d’étude au-delà du bac. Mais, pour la partie
la moins armée scolairement des enfants d’ouvriers accédant à l’Université, Stéphane
Beaud47 remarque que l’orientation semble s’être faite par défaut. Et elle se conclut
souvent pour eux par des abandons précoces dans les premières années de l’université.
Cependant, pour douloureuse que soit leur expérience étudiante, elle est aussi synonyme
de profits symboliques. Ainsi, loin d’un désenchantement total, l’auteur note que « le
passage par l’université produit chez eux des effets contrastés et ambivalents. Pour
certains, davantage les filles que les garçons, il subsiste la satisfaction d’être “allé à la
fac” et d’avoir participé à cette expérience (au nom quasi “magique”). […] D’autres, au
contraire, ont dû assez vite déchanter et admettre qu’ils n’étaient pas prêts à affronter
l’anomie du monde universitaire, l’abstraction des cours et le flou des perspectives
d’avenir. »
Le risque est pourtant grand de limiter l’ensemble des expériences de poursuite d’études
post-secondaires des milieux populaires à celle de la « génération sociale des enfants de la
démocratisation », « échouée » à l’université. Au moment de la première explosion
universitaire, Jean-Pierre Terrail notait déjà l’existence d’autres parcours, plus
« atypiques », de réussite universitaire48. Lorsqu’on étudie aujourd’hui « l’autre pendant »
de la politique de démocratisation des années 1990, la rareté des réussites d’hier n’est plus
comparable à celle d’aujourd’hui tant les proportions diffèrent. Bien qu’encore sous-
représentés au plus haut niveau scolaire, les enfants des classes populaires salariées
(ouvriers et employés) nés entre 1974 et 1980 représentent malgré tout le tiers des
titulaires de « Bac +2 et plus » des mêmes cohortes. Les poursuites d’études longues des
dernières cohortes issues des milieux populaires s’opèrent d’abord vers les Sections de
Techniciens Supérieurs et l’université. Et, sans affirmer que les diplômes supérieurs ou
égaux à la licence sont devenus le destin majoritaire de ces catégories sociales, on
distingue malgré tout aujourd’hui « l’existence d’une fraction diplômée au sein de la
génération sociale des enfants de la démocratisation »49, titulaire de licences et plus et
majoritairement féminine.
La poursuite d’étude se diffuse donc peu à peu dans les catégories populaires, mais non
sans contradictions : à la fois produit d’une adaptation des familles populaires au nouveau
jeu scolaire, elle tend aussi à s’opérer dans un contexte de crise de la condition ouvrière
vers les filières les plus dominées de l’espace scolaire. Entre la thèse d’une appropriation
de l’enjeu scolaire et celle d’une translation des inégalités vers le haut du système scolaire
se trouve ainsi soulignée l’ambivalence50 du sens de la poursuite d’études longues en
milieux populaires.
Mais, l’illusion serait aussi de croire que les effets de la scolarité prolongée ne
s’exercent que sur les étudiants et lycéens engagés dans ces carrières scolaires. À cet
égard, les nouveaux apprentis enquêtés par Gilles Moreau témoignent de la diffusion du
modèle étudiant au-delà de la jeunesse scolarisée : « Alors qu’ils affirment haut et fort le
refus d’une scolarisation prolongée au profit d’une formation par le travail en entreprise,
les apprentis rechignent à rejoindre le “vrai” marché du travail, en développant des
poursuites d’apprentissage […]. C’est donc bien qu’en se dépouillant volontiers du statut
de collégien ou de lycéen, les apprentis n’épousent que partiellement celui du travailleur.51
»
Conclusion : Culture scolaire, culture populaire : les nouvelles générations en
question
Les traits paradoxaux de l’évolution des rapports à l’école des classes populaires
soulignés par Christian Baudelot au début des années 1990 restent donc d’actualité. D’un
côté, leurs attentes scolaires plus grandes placent désormais l’école au cœur de leurs
nouvelles stratégies de reproduction mais aussi de mobilité sociale. De l’autre, l’ouverture
progressive de nouveaux paliers de l’enseignement s’est toujours faite par le biais des
filières moins valorisées.
Si la thématique des inégalités dans le système scolaire demeure importante dans les
recherches de sociologie de l’éducation, c’est à travers la question des effets de
l’éducation qu’elle est aujourd’hui prolongée. Plusieurs recherches menées à la fin des
années 1990 ont ainsi mis l’accent sur la distance croissante entre les générations
populaires et le progressif clivage générationnel s’instaurant par exemple entre les pères
ouvriers et leurs fils. La massification scolaire et la diffusion progressive de la culture
scolaire dans les classes populaires sont alors vues comme responsables de ce clivage52
tant on sait, par Richard Hoggart notamment, que l’acculturation scolaire, fut-elle
partielle, alimente le sentiment de distance sociale vis-à-vis des modes de vie populaires.
Mais, sans nier ces résultats, d’autres recherches vont préférer mettre l’accent sur la
continuité générationnelle entre parents et enfants nécessaire à la hausse des
investissements éducatifs53.
Les nouvelles générations populaires, plus diplômées que les précédentes, sont
également celles qui connaissent des conditions d’entrée sur le marché du travail les plus
difficiles. Mais l’interprétation des causes de ces « déclassements » est au cœur de vifs
débats54. Car dans une compétition scolaire intensifiée, les diplômes, de moins en moins
suffisants s’avèrent en même temps de plus en plus nécessaires pour accéder aux emplois
stables et qualifiés.
1 Christian Baudelot, « Des progrès, mais peut mieux faire » in Guy-Patrick Azémar (dir.), op. cit., p. 104-113.
2 Jean-Manuel De Queiroz, « Comprendre les familles populaires » in L’école et ses sociologies, Paris, Armand
Colin, 2006, p. 71-84.
3 Emile Durkeim, L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1999.
4 Maurice Halbwachs, La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les
sociétés industrielles contemporaines, Paris, Gordon & Breach, 1970.
5 Maurice Halbwachs, Les classes sociales, Paris, PUF, 2008.
6 Tristan Poullaouec, Le diplôme, l’arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute, 2010
7 Antoine Prost, « Ecole et stratification sociale. Les paradoxes de la réforme des collèges en France au
è
XX siècle », in Antoine Prost (dir.), Education société et politique. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos
jours, Paris, Editions du Seuil, 1997, p. 84-113.
8 Pierre Périer, École et familles populaires. Sociologie d’un différend, Rennes, PUR, 2005.
9 Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement et de l’éducation (1789-1930), Tome III, Paris, Editions Perrin,
2004, p. 397.
10 Antoine Prost, « Jeunesse et société dans la France de l’entre-deux-guerres » in Antoine Prost (dir.), Education,
société et politiques. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos jours, Paris, Editions du Seuil, 1997, p. 29-46.
11 Jean-Pierre Terrail, « Familles ouvrières, école, destin social (1880-1980) », Revue française de sociologie, n°
XXV, 1984, p. 422.
12 Jean-Pierre Briand, Chapoulie, Jean-Michel, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le
développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Paris, INRP, Editions du CNRS et Ecole
Normale Supérieure Fontenay-Saint-Cloud, 1992.
13 Jean-Pierre Terrail, op. cit., 1984, p. 421.
14 Antoine Prost, « Ecole et stratification sociale. Les paradoxes de la réforme des collèges en France au
è
XX siècle. », op. cit., 1997, p. 89-92.
15 Christiane Peyre, « L’origine sociale des élèves de l’enseignement secondaire en France. Les élèves d’origine
ouvrière » in Pierre Naville (dir.), Ecole et société, Paris, Marcel Rivière, 1959, p. 6-33.
16 Alain Girard, Bastide, André, « La stratification sociale et la démocratisation de l’enseignement » in Ined (dir.),
“Population” et enseignement, Paris, PUF, 1970, p. 123.
17 Paul Clerc, « La famille et l’orientation scolaire au niveau de la 6e. Enquête de juin 1963 dans l’agglomération
parisienne » in Ined (dir.), “Population” et enseignement, Paris, PUF, 1970, p. 155-156.
18 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.
19 Pierre Bourdieu, « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Revue française de
sociologie, n° VII, 1966, p. 331.
20 Claude Grignon, « L’orientation des élèves d’une école rurale », Revue française de sociologie, n° IX, 1968.
21 Jean-Pierre Terrail, op. cit., 1984.
22 Christian Baudelot, Establet, Roger, Avoir 30 ans en 1968 et 1998, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 105.
23 Marc Suteau, Une ville et ses écoles : 1850-1940, Rennes, PUR, 1999.
24 Guy Brucy, Vincent Troger, « Un siècle de formation professionnelle en France : la parenthèse scolaire ? »,
Revue française de pédagogie, no 131, 2000, p. 9-22.
25 Claude Grignon, L’ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, Paris, Editions de
Minuit, 1971.
26 Paul Willis, « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, no 24, 1978, p. 50-61.
27 Dans le système éducatif britannique d’avant les années 1970, les « comprehensive school » étaient des
établissements secondaires d’État pour les élèves âgés de 11 à 16 ans qui ne sélectionnaient pas leurs élèves sur la
base de leurs aptitudes scolaires.
28 Christian Baudelot, Establet, Roger, op. cit., 2000, p. 148-149.
29 Alain Chenu, Sociologie des employés, Paris, La Découverte, 2005 [1994], p. 85.
30 Pierre Merle, « Démocratisation ou accroissement des inégalités scolaires ? L’exemple de l’évolution de la durée
des études en France (1988-1998) », Population, no 4-5, 2002, p. 633-659.
31 Agnès Van Zanten, L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, PUF, 2001, p. 97.
32 Daniel Thin, Quartiers populaires. L’école et les familles, 1998, Lyon, PUL, 1998.
33 Stéphane Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris, La
Dispute, 2007.
34 Pierre Périer, op. cit., 2005.
35 Jean-Paul Caille, « Qui sort sans qualification du système éducatif ? », Education et formations, no 57, 2000,
p. 19-37.
36 Lev Vygotski était un psychologue russe ayant notamment travaillé sur le développement intellectuel.
37 Bernard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 2000, p. 101.
38 Stéphane Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris, La
Dispute, 2007, p. 152.
39 Mathias Millet, Thin, Daniel, Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, PUF, 2005.
40 Stéphane Beaud, « Les “Bacs Pro”. La “désouvriérisation” du lycée professionnel », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 114, 1996, p. 23-25.
41 Tristan Poullaouec, « Les familles ouvrières face au devenir de leurs enfants », Economie et Statistique, no 371,
2004, p. 11.
42 Philippe Masson, Les coulisses d’un lycée ordinaire. Enquête sur les établissements secondaires des
années 1990, Paris, PUF, 1999.
43 Stéphane Beaud, Pialoux, Michel, op. cit., 1999.
44 Tristan Poullaouec, op. cit., 2004, p. 13-14.
45 Bernard Lahire, Tableaux de familles. Heurts et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris,
Seuil/Gallimard, 1995, p. 239-269.
46 François Dubet, Les Lycéens, Paris, Editions du Seuil, 1991.
47 Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte,
2002.
48 Jean-Pierre Terrail, « De quelques histoires de transfuges », Les cahiers du LASA, Université de Caen, no 2,
1984, p. 32-43.
49 Cédric Hugrée, « Les classes populaires et l’université : la licence… et après ? », Revue Française de
Pédagogie, no 167, 2009, p. 47-58.
50 Jean-Manuel de Queiroz, op. cit., 2006 [1995], p. 11.
51 Gilles Moreau, « Jeunesse et travail : le paradoxe des apprentis », Formation Emploi, no 89, 2005, p. 43.
52 Gérard Mauger, op. cit., 2006, p. 36.
53 Tristan Poullaouec, op cit., 2004, p. 15.
54 François Dubet, Duru-Bellat, Poullaouec, Tristan, « Polémiques sur l’utilité des diplômes », La Revue du
M.A.U.S.S., no 28 “Penser la crise de l’école”, 2006, p. 85-95.
Conclusion
La notion de « classes populaires » constitue une catégorie heuristique pour penser la
position dominée qu’occupent des individus et des groupes dans nos sociétés
contemporaines. Toutefois, son emploi reste, comme a tenté de le montrer cet ouvrage,
d’un maniement délicat. Ainsi que le souligne Olivier Schwartz1, le recours à de grandes
catégories pour définir et positionner des groupes à l’intérieur de l’espace social contient
le risque d’une part de faire comme si ces catégories existaient en soi et d’autre part, de
croire que ces ensembles pourraient être des blocs homogènes sans tenir compte des
multiples distinctions et oppositions qui les traversent. Ainsi, le fait que la majorité des
employées ne se sent pas appartenir aux classes populaires est une illustration de la
complexité posée par l’utilisation de telles catégories classificatoires.
Pourtant, à observer la manière dont se répartissent les richesses, au sens large du terme,
entre les individus et les groupes à l’intérieur d’une société, comme le font Alain Bihr et
Roland Pfefferkon2, il apparaît que les catégories du salariat d’exécution accumulent les
désavantages résultant d’inégalités qui tendent à se renforcer réciproquement, tandis que
les autres accumulent, selon le même principe, des privilèges. Selon ces auteurs, le
système des inégalités, comme processus cumulatif, tend à polariser la population ; les
classes populaires occupant presque toujours les positions les plus basses sur les échelles
de l’avoir, du pouvoir et du savoir. Les ouvriers et les employés (à l’exception de la
fraction la plus qualifiée des employés de bureau) représentent aujourd’hui les catégories
socioprofessionnelles les plus soumises « à la pauvreté économique et à la dépendance
vis-à-vis des transferts sociaux ». Ces deux groupes sont également ceux qui possèdent
« le plus faible capital patrimonial et qui rencontrent le plus de difficultés pour accéder au
logement et s’y maintenir ». Les indicateurs démographiques montrent que les employés et
les ouvriers souffrent « d’une morbidité et d’une mortalité élevées du fait notamment de la
durée et de la pénibilité du travail ». Enfin, Alain Bihr et Roland Pfefferkon soulignent
que les classes populaires se distinguent des autres groupes sociaux par « un faible niveau
de formation générale et professionnelle, une ouverture limitée à la culture savante, des
loisirs peu nombreux, des relations sociales peu diversifiées et un éloignement de la vie
politique ».
Si ce faisceau de désavantages convergents caractérise la position sociale dominée des
classes populaires, il rend compte de l’autre trait caractéristique des milieux populaires,
développé par Olivier Schwartz, à savoir que ces derniers se distinguent par des formes de
« séparation culturelle », plus ou moins accentuées selon les ressources possédées par les
individus et les ménages, avec les classes et normes dominantes. Ce sociologue précise par
ailleurs que c’est en s’appuyant sur cette ambiguïté que Richard Hoggart a fondé sa thèse
de « l’univers ségrégé » des classes populaires caractérisé par un repli sur soi et par une
exclusion des formes symboliques dominantes, cette dernière étant à la fois le fruit d’une
impossibilité d’y accéder par dépossession et d’un refus volontariste d’y accéder.
L’ouverture des classes populaires sur le monde extérieur, à travers la scolarisation, les
configurations familiales, les pratiques de consommation, vient perturber l’approche
hoggartienne des milieux populaires sans toutefois lui faire perdre sa pertinence. En effet,
la massification scolaire a, selon Gérard Mauger3, ouvert des perspectives d’émancipation
par rapport à la condition d’origine : « la pénétration du capital scolaire dans les familles
populaires via les réussites scolaires, suscite elle-même déculturation, acculturation et
émulation ou résistances et, dans tous les cas, déstabilisation ». Olivier Schwartz note,
pour sa part, que l’école a permis « de stimuler les ambitions individuelles4 », prolongeant
ainsi le constat établi par Jean-Pierre Terrail5 que l’école privatise les biographies et
participe du processus d’individualisation dans les classes populaires. Les conjonctions
matrimoniales qui unissent ouvriers et employées contribuent, du fait de ces dernières, à
l’ouverture de la culture ouvrière sur la culture scolaire et sur les modes de vie des autres
classes sociales. Le désenclavement des classes populaires s’est également opéré par leur
accès au confort et au modernisme grâce aux produits disponibles sur le marché de la
consommation de masse. Enfin, les formes actuelles d’organisation du travail tendent à
survaloriser l’initiative individuelle. Par la mise en place de critères portant sur les
objectifs, l’évaluation, la rémunération, etc., les pratiques de management tendent à
remplacer l’ancienne logique collective des qualifications par celle individuelle des
compétences. Ces pratiques, associées à la multiplication des contrats de travail et à
l’augmentation des emplois précaires, produisent une profonde déstabilisation des
institutions collectives, syndicales et politiques, du mouvement ouvrier. À ce sujet, Alain
Bihr et Roland Pfefferkon6 rapportent qu’en 2005, « 11 millions de salariés, représentant
41 % de la population active, se trouvent en situation d’emplois inadéquate au sens du
Bureau International du Travail (BIT), c’est-à-dire titulaires d’emplois ne permettant pas
de vivre décemment, de prévoir l’avenir, de préserver ses compétences et sa santé ». Ces
deux sociologues observent par ailleurs que « la classe ouvrière est devenue un objet
collectif improbable au moment même où les seuls ouvriers et employés représentent près
de 60 % des actifs ». Les transformations du monde du travail produisent ainsi un
renforcement des clivages internes aux classes populaires sur lesquels viennent s’articuler
d’autres types de divisions, notamment entre hommes et femmes, non immigrés et
immigrés, stables et précaires, jeunes et vieux. De plus en plus de jeunes diplômés,
confrontés à la dégradation du marché de l’emploi, se retrouvent dans des situations
frontières entre classes moyennes et classes populaires : en position moyenne par le niveau
de diplôme et en position basse par la précarité des conditions d’emploi et de vie. Pour
Gérard Mauger, « les classes populaires étaient autrefois soumises à des forces centripètes
comme elles sont soumises aujourd’hui à des forces centrifuges7 ». Selon lui, la
déstabilisation produite par ce changement de forces s’accompagne d’une disqualification
symbolique des classes populaires, repérable y compris en leur sein, par le regard déprécié
que portent les nouvelles générations sur les anciennes.
Il est intéressant d’observer que la déstabilisation des classes populaires a coïncidé avec
un relatif abandon des analyses en termes de classes sociales au profit d’approches
segmentées, comme celles qui par exemple ciblent les bénéficiaires des minima sociaux,
et au profit d’autres approches qui défendent la thèse de la moyennisation de la société
française et dont les corollaires sont l’homogénéisation et « la dissolution de la culture
populaire dans la culture de masse, sous l’effet de la domination culturelle qu’exercent les
groupes dominants8 ». Toutefois, comme le fait remarquer Olivier Schwartz au sujet des
attitudes politiques des membres des classes populaires, ouverture n’est pas synonyme
d’assimilation, de disparition des différences et ce processus n’implique pas la fin des
oppositions culturelles des classes populaires avec les autres groupes sociaux. Il est rare en
effet que les processus d’acculturation conduisent au remplacement d’un système culturel
par un autre. Dans la majorité des cas, de nouveaux éléments sont introduits dans des
systèmes qui restent identiques. Ainsi, comme l’attestent les recherches de Jean-Claude
Passeron, la diffusion de la culture légitime montre qu’il ne suffit pas de mettre en contact
l’œuvre culturelle avec des publics qui jusqu’à présent n’y ont pas eu accès pour que
l’alchimie se produise. Les groupes dominés produisent souvent des manières de vivre
leur permettant de mettre à distance les discours qui discréditent leurs pratiques culturelles
et les renvoient au pire à une non-culture et au mieux à une sous-culture. Le Rap en est
sans doute aujourd’hui un bon exemple, tout comme le fut le rock en son temps.
Les employés et les ouvriers qui se côtoient dans les quartiers périphériques des grands
centres urbains, et ceux qui logent aujourd’hui dans les zones pavillonnaires des
communes périurbaines, ne ressemblent pas aux classes populaires de Leeds décrites par
Richard Hoggart, tant du point de vue des ressources que du point de vue des héritages
culturels. Faut-il pour autant trouver d’autres mots pour caractériser les groupes dominés
d’aujourd’hui ? Olivier Schwartz suggère que l’accession des jeunes de milieux populaires
à la culture scolaire risque à terme de vider la catégorie de sa substance empirique dans la
mesure où elle produit de plus en plus d’individus déracinés, sortes de « ni…, ni… » : ni
assimilables aux classes moyennes du fait de la préca rité de leurs conditions d’existence,
ni rattachables à leur milieu populaire d’origine dont ils se sont par trop éloignés. Cette
hypothèse invite à s’en remettre aux effets sociaux du temps et à interroger les devenirs
sociaux et professionnels de ces jeunes de « l’entre-deux ».
Interrogé sur la transformation des milieux populaires, Jean-Claude Passeron se
questionne sur le terme le plus adéquat pour caractériser aujourd’hui ces derniers. Le
problème, souligne-t-il, vient du fait que les formes politiquement organisées de
sociabilité qui ont fait les cultures populaires d’hier et dont les résistances à la domination
sociale ont permis aux groupes dominés de cumuler des acquis sociaux, n’existent plus
telles quelles. Pour autant, poursuit-il, les choses ont-elles fondamentalement changé ? Et
Jean-Claude Passeron de conclure que « si l’on s’en tient à une définition large de la
culture telle que la propose Max Weber et qu’on peut résumer comme le moyen, pour tout
groupe ou classe, de penser comme vivable la condition objective dans laquelle il vit9 », la
réponse est loin d’être évidente.
1 Olivier Schwartz, op. cit., 1998.
2 Alain Bihr, Roland Pfefferkon, Le système des inégalités, Paris, La Découverte, 2008.
3 Gérard Mauger, op. cit., p. 37.
4 Olivier Schwartz, op. cit., 1998, p. 131.
5 Jean-Pierre Terrail, op. cit., 1990.
6 Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, op. cit., 2008.
7 Gérard Mauger, op. cit., p. 42.
8 Jean-Claude Passeron, « Quel regard sur le populaire ? », Esprit, Mars-avril 2002, p. 145-161.
9 Ibidem, p. 156.
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