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Remerciements
Introduction

1 - Définir et circonscrire les « classes populaires » ?


1. Une catégorie à « géométrie variable »
2. Catégorie individuelle ou familiale ?
3. Populisme ou misérabilisme : une tension au cœur de l’étude « du » populaire
4. Les classes populaires et « les autres »
Conclusion. Empiries et théories des classes populaires

2 - Les classes populaires et le politique : mobilisations et déstabilisations


1. La classe ouvrière : classe mobilisée ou classe rêvée ?
2. Les classes populaires : démobilisation électorale et démoralisation politique ?
3. Les classes populaires, le syndicalisme & les mouvements sociaux
4. Renouveau ou fragmentation des luttes et de la culture de classe ?
Conclusion : Effritement du salariat ou offensive contre le salaire socialisé ?

3 - Travail, emploi et styles de vie : équilibres, inégalités, recompositions.


1. Hommes ouvriers, femmes employées : des univers de travail longtemps construits en opposition
2. La nébuleuse des salariés d’exécution
3. Au-delà du travail : la vie privée des classes populaires
Conclusion : Crises, recompositions ou renouveau des cultures populaires ?

4 - « Peut mieux faire. » Les classes populaires et l’école


1. Une école distante
2. L’école conservatrice ?
3. L’école, en crises
Conclusion : Culture scolaire, culture populaire : les nouvelles générations en question

Conclusion
Ressources bibliographiques
© Armand Colin, 2010.
978-2-200-25803-0
Dans la même collection
Série « L’enquête et ses méthodes »
Anne-Marie ARBORIO, Pierre FOURNIER, L’Observation directe (3e édition).
Daniel BERTAUX, Le Récit de vie (2e édition).
Alain BLANCHET, Anne GOTMAN, L’Entretien (2e édition).
Jean COPANS, L’Enquête ethnologique de terrain (2e édition).
Sophie DUCHESNE, Florence HAEGEL, L’Entretien collectif (2e édition).
Jean-Claude KAUFMANN, L’Entretien compréhensif (2e édition).
Olivier MARTIN, L’Analyse de données quantitatives (2e édition).
François DE SINGLY, Le Questionnaire (2e édition).
Série « Domaines et approches »
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Cyprien AVENEL, Sociologie des « quartiers sensibles » (2e édition).
Olivier BOBINEAU, Sébastien TANK-STORPER, Sociologie des religions.
Michel BOZON, Sociologie de la sexualité (2e édition).
Maryse BRESSON, Sociologie de la précarité (2e édition).
Jean COPANS, Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie (3e édition).
Jean COPANS, Sociologie du développement (2e édition).
Philippe CORCUFF, Les Grands Penseurs de la politique.
Pierre-Yves CUSSET, Le Lien social.
Muriel DARMON, La Socialisation (2e édition).
Pascal DURET, Peggy ROUSSEL, Le Corps et ses sociologies.
Emmanuel ETHIS, Sociologie du cinéma et de ses publics (2e édition).
Laurent FLEURY, Sociologie de la culture et des pratiques culturelles.
Yves GRAFMEYER, Sociologie urbaine (2e édition).
Benoît HEILBRUNN, La Consommation et ses sociologies (2e édition).
Claudette LAFAYE, Sociologie des organisations.
François LAPLANTINE, La Description ethnographique.
Pierre LASCOUMES, Patrick LE GALÈS, Sociologie de l’action publique.
Olivier MARTIN, Sociologie des sciences.
Véronique MUNOZ-DARDÉ, Rawls et la justice sociale.
Bruno PÉQUIGNOT, Sociologie des arts.
Jean-Manuel DE QUEIROZ, L’École et ses sociologies (2e édition).
Catherine ROLLET, Introduction à la démographie (2e édition).
Martine SEGALEN, Rites et rituels contemporains (2e édition).
François DE SINGLY, Sociologie de la famille contemporaine (2e édition).
Marcelle STROOBANTS, Sociologie du travail (3e édition).
Série « Sociologies contemporaines »
Laurent BERGER, Les Nouvelles Ethnologies.
Philippe CORCUFF, Les Nouvelles Sociologies (2e édition).
Pascal DURET, Sociologie de la compétition.
Danilo MARTUCCELLI, François DE SINGLY, Les Sociologies de l’individu.
DOMAINES ET APPROCHES
collection « 128 Sociologie »
dirigée par François de Singly
Internet : http/www.armand-colin.com
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établissements d’enseignement, provoque une baisse brutale des achats de livres, au point
que la possibilité même pour les autres de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer
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Remerciements
Nous tenons à remercier chaleureusement François de Singly pour sa sollicitation. Nous
adressons également notre reconnaissance à Stéphane Beaud et Olivier Schwartz pour
leurs conseils et leurs discussions stimulantes. Annie Collovald et Tristan Poullaouec nous
ont fait bénéficier de leurs critiques et suggestions. Nous leur exprimons ici toute notre
gratitude.
Le présent texte n’engage cependant que ses auteurs.
Introduction
L’intérêt de la tradition sociologique française pour l’étude des inégalités sociales est
manifeste. Et pour comprendre comment les notions de « classes sociales » en général et
de « classe ouvrière » en particulier se sont imposées dans les débats sociologiques, sans
doute faut-il revenir, avec Jean-Michel Chapoulie, à « la relation complexe à la classe
ouvrière de la première génération de chercheur »1 en sociologie au sortir de la Seconde
Guerre mondiale. Ces premiers travaux, centrés sur l’usine et le monde industriel, furent
en effet au cœur de la seconde fondation de la sociologie française, dans un contexte
sociopolitique marqué par la centralité du Parti Communiste Français. Objet historique de
la sociologie française, les recherches sur le monde ouvrier ont connu, par la suite,
d’importants prolongements empiriques et théoriques dont cet ouvrage entend, en partie,
rendre compte. Mais, au gré des transformations du travail ouvrier, des évolutions
morphologiques du groupe ouvrier et des éclipses et résurgences de la thématique des
classes sociales dans les débats de la discipline, la notion de « classe ouvrière » s’est vue
destituée de son pouvoir descriptif et théorique.
L’amélioration des conditions d’existence des ouvriers des années 1950 et 1960 a été
l’objet d’un débat : la thèse de l’embourgeoisement de certaines fractions de la classe
ouvrière s’opposait alors aux études montrant « la persistance d’un particularisme ouvrier
et d’une conscience de la subordination ouvrière proche de celle analysée dans les
années 1930 »2.
Le constat fait, à partir des années 1980 et 1990, que « le noyau du groupe ouvrier se
réduit » et que « ses marges s’épaississent »3 ne renvoie pas non plus à une interprétation
unanime. Si « la fin d’une certaine classe ouvrière »4 est en effet aujourd’hui un constat
partagé par la plupart des sociologues, le retour de la thématique des classes sociales sur le
devant de la scène sociologique, à partir des années 2000, a placé au cœur des débats la
persistance des systèmes sociaux et symboliques de différenciations des groupes sociaux
et leurs recompositions internes. « Désaffiliation » selon Robert Castel et/ou
« fragmentation » des classes populaires pour Stéphane Beaud, Michel Pialoux et Gérard
Mauger, « classes moyennes à la dérive » selon Louis Chauvel et de fait
« multipolarisées » pour Serge Bosc, il n’y a guère que la bourgeoisie pour se présenter
comme la dernière des classes sociales, capable d’exister « comme réalité et
représentation »5.
Est-ce à dire que la notion de classes populaires aurait perdu de sa pertinence ?
En proposant une vision cosmographique de la société, Henri Mendras défendait l’idée
d’un processus de moyennisation qui rendait caduque l’analyse en termes de classes
sociales de la société française contemporaine6. Cet auteur, et le collectif de chercheurs
regroupé sous l’appellation de Louis Dirn7, soulignaient ainsi l’homogénéisation
croissante des modes de vie, sous l’effet croisé de l’affaiblissement de la conscience
d’appartenir à une classe sociale et le développement important des classes moyennes. Ils
affirmaient alors la progressive absorption et coagulation des anciens groupes sociaux tels
que le prolétariat industriel au sein d’une vaste constellation centrale. La thèse dite de la
moyennisation de la société met ainsi l’accent sur l’affaiblissement des anciennes
frontières sociales et culturelles entre les groupes sociaux et insiste notamment sur la
nécessité de prendre en compte l’apparition de nouveaux clivages sociaux par le
renouvellement des catégories et des outils d’analyse.
En défendant la pertinence de la nomenclature des Professions et Catégories
Socioprofessionnels, Laurence Coutrot8 conteste l’idée d’une moyennisation de la société
française et rappelle ainsi que les changements de conditions d’existence, qui ont
notamment affecté le groupe ouvrier et les employés, n’ont pas réduit les distances
sociales qui séparent les catégories populaires des autres catégories. Olivier Schwartz9
prête quant à lui aux notions de classes ou de milieux populaires une pertinence pour
décrire, comprendre et théoriser les populations connaissant une contrainte économique
relative, un éloignement du capital culturel et un statut social ou professionnel peu
reconnu. Mais, il interroge également les effets du relatif désenclavement social et culturel
et ceux de la prolongation des scolarités pour les dernières générations populaires. Tout en
se demandant « ce qu’il reste du groupe ouvrier ? » dans l’introduction à leur enquête sur
les usines Peugeot de Sochaux, Stéphane Beaud et Michel Pialoux10 retracent la
déconstruction symbolique du groupe pivot des classes populaires, mais ils soulignent
également la permanence des rapports de domination et les nouveaux clivages visibles à
l’intérieur des classes populaires. À ces premiers exemples, on pourrait enfin ajouter le
travail de Bernard Lahire11 mettant en avant l’importance des dissonances culturelles en
matière de goûts et de pratiques culturelles lorsqu’on les regarde au niveau individuel.
Mais, cette enquête propose également d’articuler l’étude de ces dissonances culturelles
individuelles à une lecture tripartite de la société française qui distinguent les classes
populaires, les classes moyennes et les classes supérieures. Ainsi, les transformations
morphologiques et les diversifications sociales qui marquent les catégories sociales situées
en bas des échelles économiques et symboliques apparaissent, à travers ces quelques
enquêtes, comme autant de mise à l’épreuve de la catégorie « populaire » selon des
lectures du monde social attentives au maintien des inégalités et soucieuses de comprendre
les oppositions sociales ou les formes culturelles que produisent les mécanismes de la
domination sociale. Pour autant, on ne saurait réduire ces travaux à « une » sociologie,
tant les méthodes, les objets et les approches diffèrent ici. La pluralité des sociologies du
populaire se renforce d’ailleurs un peu plus lorsqu’on relie ces actuels travaux aux
enquêtes des années 1960 et 1970 marquées par la centralité de l’étude des rapports de
classe et du groupe ouvrier.
Pourtant, si la notion de classes populaires a récemment bénéficié de quelques
prolongements empiriques et théoriques, peu d’ouvrages se sont risqués à faire se
confronter et se discuter « les » sociologies du populaire ; peut-être en raison de la
structuration thématique de la recherche en sociologie et du flou qui entoure cette notion.
Le flou historique du populaire est aisément repérable. Les petits artisans urbains, le
compagnon intégré au système corporatif, le vagabond, la nourrice constituent des figures
distinctes des classes populaires de la société d’Ancien régime. Les ouvriers de l’artisanat
d’origine rurale, les domestiques des maisons bourgeoises des grandes villes et les
vendeuses du « Bonheur des Dames12 » ont marqué les classes populaires de la fin du
e
XIX siècle et du début du XXe siècle. Ils ne peuvent se confondre avec les ouvriers
spécialisés d’origine immigrée de Renault Billancourt des années 1960, et sans doute
moins encore avec l’actuelle émergence d’un « prolétariat des services ».
À l’échelle historique donc, le peuple n’apparaît pas un mais plusieurs. Le dictionnaire
« Trésor de la Langue Française13 » (TLF) rend d’ailleurs compte de l’ambivalence de
cette notion, désignant d’abord le peuple comme « l’ensemble des humains vivant en
société sur un territoire déterminé qui présentent une homogénéité relative de civilisation
et sont liés par un certain nombre de coutumes et d’institutions communes » ensuite,
comme « l’ensemble des individus constituant une nation, vivant sur un même territoire et
soumis aux mêmes lois, aux mêmes institutions politiques » puis, comme « l’ensemble des
personnes qui n’appartiennent pas aux classes dominantes socialement, économiquement
et culturellement de la société » et enfin, comme « une multitude de personnes
rassemblées dans un lieu, une foule ». En ce qui concerne l’adjectif « populaire », le
même dictionnaire donne deux sens distincts qui reprennent les différentes acceptions du
substantif « peuple ». Le mot « populaire » s’applique d’abord à « l’ensemble d’une
collectivité, la majorité, la plus grande partie d’une population » comme la nation puis,
s’emploie pour caractériser ce « qui appartient au peuple », c’est-à-dire ce « qui est
propre aux couches les plus modestes de la société ».
À l’échelle sociologique, la définition du populaire apparaît d’abord comme un objet de
débat centré sur les différentes dimensions et transformations qui autorisent l’usage de
l’appellation (Chapitre 1). Le retour thématique sur le rapport au politique offre alors
l’occasion de revenir sur un thème privilégié de l’étude des classes populaires et permet
d’apercevoir les nombreuses déstabilisations qui marquent aujourd’hui leurs
représentations et mobilisations publiques (Chapitre 2). Si ces déstabilisations s’enracinent
d’abord dans les restructurations des emplois et du travail ouvrier et employé, c’est en
croisant l’étude de l’emploi, du travail et des styles de vie qu’apparaissent les
recompositions internes à ces milieux et les enjeux à penser les cultures populaires
contemporaines (Chapitre 3). L’évolution des rapports à l’école des familles populaires et
des scolarités de leurs enfants apparaît ainsi comme l’élément marquant à l’échelle
sociohistorique, même si les mobilisations populaires pour l’école restent marquées par
des inégalités notables de parcours (Chapitre 4).
1 Jean-Michel Chapoulie, « La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe ouvrière »,
Revue française de sociologie, XXXII, no 3, 1991, p. 358.
2 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, p. 579.
3 Michel Gollac, « Différence ou division : la diversité des métiers ouvriers », in Jacques Kergoat et al., Le monde
du travail, Paris, La Découverte, 1998, cité par Serge Bosc (2003).
4 Serge Bosc, « La société et ses stratifications. Groupes sociaux ou classes sociales ? », Cahiers français, no 314,
2003, p. 41.
5 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007, p. 105-111.
6 Henri Mendras, La sagesse et le désordre, Paris, Gallimard, 1980.
7 Louis Dirn, La société française en tendances, 1975-1995, Paris, PUF, 1996.
8 Laurence Coutrot, « Les catégories socioprofessionnelles, changement des conditions, permanence des
positions ? », Sociétés Contemporaines, no 45-46, 2002, p. 107-129.
9 Olivier Schwartz, La notion de « classes populaires », Habilitation à Diriger des Recherches en Sociologie,
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997, 184 pages.
10 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquêtes aux usines Peugeot de Sochaux-
Montbeliard, Paris, Fayard, 1999.
11 Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte,
2006 [2004].
12 Emile Zola, Au bonheur des dames, Paris, Gallimard, 1999.
13 « Peuple », « Populaire », Trésor de la Langue Française informatisé, Éditions du CNRS,
http ://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
1
Définir et circonscrire les « classes populaires » ?
Ce livre, consacré à la sociologie des classes populaires, s’intéresse au peuple, c’est-à-
dire « aux couches les plus modestes de la société » selon le Trésor de la Langue
Française. Pour la majorité des individus, ces dernières sont souvent opposées aux
couches dominantes. Toutefois, entre ces deux extrémités de l’espace social s’intercalent
d’autres groupes sociaux comme les classes moyennes, aujourd’hui au cœur de tous les
débats. Mais, à chaque fois, la désignation de groupes sociaux et leurs frontières
demeurent au principe de débats scientifiques qui révèlent les nombreuses difficultés à
catégoriser la société et ses composantes.
La notion de « classes populaires » est une catégorie classificatoire utilisée par les
historiens et les sociologues pour représenter les principales séparations et divisions d’une
population. Cette dernière se trouve ainsi répartie en grands types possédant une relative
homogénéité au regard d’un certain nombre de critères. La notion de « classes
populaires » est généralement accolée à celles de « classes moyennes » et de « classes
supérieures » pour former une vision tripartite de l’espace social. Toutefois deux
exemples, issus de deux grandes enquêtes sociologiques, permettent de saisir les
difficultés liées à l’utilisation de cette notion de « classes populaires ».
1. Une catégorie à « géométrie variable »
1.1. Des usages savants de la notion de « classes populaires »
En 1982, dans le cadre de son étude sur la mobilité sociale, Claude Thélot construit des
tables de mobilité à l’aide d’une nomenclature arti culant des groupes sociaux très larges :
les « classes populaires » – les « classes dirigeantes » – les « classes moyennes ». Comme
il le fait lui-même remarquer, ces « regroupements sont extrêmement grossiers, très
hétérogènes1 », et ont pour principal et seul avantage d’être pratiques. Dans cette étude, les
classes populaires regroupent les paysans et les ouvriers (y compris les contremaîtres) ; les
« classes dirigeantes » sont formées par les industriels, les gros commerçants, les membres
d’une profession libérale, les professeurs, les ingénieurs et les cadres administratifs
supérieurs (directeurs, cadres A de la fonction publique, officiers, etc.) ; enfin les « classes
moyennes sont constituées des artisans, des petits commerçants, des instituteurs, des
techniciens, des comptables, des employés, des infirmiers, etc. ». Dans une étude
ethnographique2 plus ancienne, le sociologue Richard Hoggart s’intéresse aux modes de
vie des classes populaires des villes industrielles anglaises. Son champ de recherche
englobe l’ensemble des couches sociales des quartiers populaires et regroupe les ouvriers,
les employés, les petits artisans, ainsi que les petits commerçants.
Avec toute l’approximation liée à ce genre d’exercice, on observe que la catégorie des
ouvriers est la seule qui résiste à la mise en commun des classes populaires définies par
Claude Thélot avec celles retenues par Richard Hoggart. Les employés, les petits artisans
et les petits commerçants qui relèvent de la culture du pauvre chez Richard Hoggart sont
classés parmi les « classes moyennes » par Claude Thélot.
On trouve des exemples similaires chez les historiens. Daniel Roche, dont les travaux
portent essentiellement sur l’histoire culturelle et sociale de la France d’Ancien régime,
donne du peuple la définition suivante : « j’ai retenu comme peuple les classes laborieuses
salariées ; c’est un mixte qui exclut les maîtres artisans et les boutiquiers indépendants, et
qui regroupe les ouvriers, les compagnons des industries et du commerce ainsi que les
domestiques3 ». On doit pourtant admettre, à l’instar de Gérard Noiriel, qu’il est difficile
tout au long du XIXe siècle de discerner la condition ouvrière de celle du paysan ou de celle
de l’artisan car, dans bien des cas, les ouvriers appartiennent à des familles rurales et
exercent leur activité ouvrière à temps partiel4. D’ailleurs, le sociologue Maurice
Halbwachs observe des différences minces, au moins du point de vue social, entre les
paysans et les ouvriers car « certains fils ou filles de paysans ont pris l’habitude d’aller
travailler à l’usine, et il arrive fréquemment que des usines s’installent dans les régions
paysannes et qu’elles tirent parti de la main-d’œuvre locale5 ».
1.2. À une interrogation des intérêts de ces usages
Peut-être est-il malencontreux de faire discuter entre eux des savants qui ne relèvent pas
des mêmes disciplines, qui travaillent sur des périodes différentes et surtout sur des objets
proches mais où les nuances sont importantes. Arrêtons-nous pour finir sur les
recommandations que Pierre Bourdieu énonce au sujet de l’utilisation de la notion de
« classes populaires »6. Selon lui, cette dernière rend d’immenses services à ses
utilisateurs car elle appartient à la catégorie des « concepts à géométrie variable ». Dans
un article consacré au langage populaire, Pierre Bourdieu remarque que cette notion peut,
selon les intérêts de celui qui l’utilise, être étendue « jusqu’à y inclure les paysans, les
cadres et les petits patrons ou, au contraire, restreinte aux seuls ouvriers de l’industrie,
voire aux métallos ». Par exemple, en ce qui concerne l’usage de l’argot, cet auteur note
que le sens commun désigne automatiquement les ouvriers citadins comme la population
la plus représentative de cette forme de langage en oubliant totalement d’y adjoindre les
petits commerçants, et notamment « les patrons de bistrot, alors que pour la culture
comme pour le parler, ils sont indiscutablement plus proches des ouvriers que des
employés et des cadres moyens ». De la même manière, Pierre Bourdieu observe que les
définitions du peuple excluent généralement « tous les immigrés, Espagnols ou Portugais,
Algériens ou Maro cains, Maliens ou Sénégalais, dont on sait qu’ils occupent dans la
population des ouvriers d’industrie une place plus importante que dans le prolétariat
imaginaire ».
Le caractère flou de la notion de « classes populaires » s’accroît encore si l’on
s’intéresse aux dimensions subjectives, aux représentations et aux définitions que les
individus ont d’eux-mêmes. Il devient alors très difficile de classer de manière univoque
des populations qui se situent à la frontière de la catégorie. Pour le politologue Henri Rey,
les classes populaires sont formées par les ouvriers, les employés, qui en constituent les
groupes les plus nombreux et comprennent aussi « les petits indépendants de l’agriculture,
du commerce et de l’artisanat, malgré la difficulté de ces derniers à s’imaginer une
identité sociale autre que celle de membres des couches moyennes7 ».
Selon le sociologue Olivier Schwartz, le concept de « classes populaires » connaît un
large succès auprès des historiens et des sociologues pour deux raisons majeures. La
première tient au fait qu’il souligne la permanence de clivages sociaux et culturels entre
les catégories les plus modestes et les classes « moyennes » ou « dominantes »8. De fait,
comme l’observe Henri Rey, le concept de « classes » n’est pas neutre. Plus que des
divisions, le recours à la notion de « classes populaires » permet de souligner des
oppositions, « les classes ne se définissant que de manière antagonique, les unes par
rapport aux autres : dominants/dominés, exploiteurs/exploités, acheteurs/vendeurs de
force de travail »9. Cet auteur fait directement référence à la tradition marxiste dans
laquelle les classes populaires sont d’abord définies comme des groupes subalternes qui se
trouvent dans une situation de dépendance économique. Ne possédant que leur force de
travail, les « prolétaires », selon Karl Marx, ne peuvent vivre qu’à condition de travailler,
et ne peuvent travailler qu’à la condition, par leur travail, d’accroître sans cesse le
capital10.
La seconde raison tient à la souplesse d’utilisation de ce concept lui permettant de
s’appliquer « à une grande variété de situations et de groupes sociaux11 ». Donnons un
exemple qui pourra illustrer ce dernier point. Jusque dans les années 1980, les enquêtes
sociologiques avaient pour habitude de définir la position sociale d’un ménage ou d’une
famille par la situation professionnelle de l’homme (du mari et/ou du père). Ce dernier
était fréquemment considéré comme le chef de ménage et il était souvent le principal
pourvoyeur des revenus de la famille. Ainsi, une famille de « condition ouvrière »
signifiait dans la majorité des cas, que l’homme était ouvrier, quel que soit le statut
socioprofessionnel de sa conjointe. Or, le développement constant du salariat féminin
depuis les années 1960 fait qu’une part de plus en plus importante d’ouvriers vit dans des
familles où les deux membres du couple exercent une activité professionnelle. Dès lors,
l’emploi du concept de « classe ouvrière » devient problématique, voire impropre, quand il
s’agit de définir et de décrire des univers de vie mixtes, c’est-à-dire des configurations
familiales dans lesquelles le fait d’être ouvrier ne concerne que la moitié des actifs du
ménage.
2. Catégorie individuelle ou familiale ?
Que recouvre donc la notion de « classes populaires » en tant que catégorie
sociologique d’analyse de l’espace social ? Quels sont les groupes, les ensembles qui
appartiennent aujourd’hui aux classes populaires et quels en sont les principes de
catégorisation ?
2.1. Une échelle économique insatisfaisante
Pour répondre à ces questions, repartons du travail d’Olivier Schwartz qui fait
aujourd’hui référence en la matière. Selon ce dernier, les historiens et sociologues utilisent
le concept de « classes populaires » pour mettre l’accent sur la permanence de la division
sociale et pour « insister sur l’importance des inégalités, des écarts, de la distance qui
séparent les catégories modestes des autres groupes sociaux, ceux qui sont à la fois plus
riches, mieux instruits, mieux reconnus et intégrés socialement ». Cette proposition
combine quatre échelles pour définir les populations qui se situent dans une position
modeste : l’échelle de la richesse économique, celle des savoirs, celle de l’évaluation
symbolique et enfin celle de l’intégration sociale. On trouve d’ailleurs une approche
similaire dans les travaux du sociologue Michel Verret. Selon ce dernier, les ouvriers se
caractérisent par le fait de se situer en bas, au regard d’un ensemble de critères
économiques, sociaux et culturels12.
En mettant l’accent sur les clivages qui traversent la société, ces définitions peuvent être
considérées comme satisfaisantes d’un point de vue théorique. En revanche, leur mise en
œuvre empirique soulève bien des difficultés. Pour comprendre, prenons l’exemple de
l’échelle de la richesse économique. Si on applique les définitions précédentes, les
membres des classes populaires sont pauvres ou, en tout cas, moins riches que les autres.
Or, dans une étude réalisée en 1908 sur les pauvres, Goerg Simmel13 montre que la
privation de ressources matérielles n’est pas le facteur déterminant pour qu’un individu
appartienne à la catégorie sociale des « pauvres ». Autrement dit, ce n’est pas l’attribut
individuel qui engendre la catégorisation sociale et la forme des relations sociales qu’elle
implique, mais au contraire la forme des relations sociales (en ce qui concerne la pauvreté,
le droit de bénéficier d’une assistance) qui produit les façons de caractériser les individus.
Goerg Simmel construit ainsi une vision « relationnelle » et non « individuelle » de la
pauvreté selon laquelle « les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui
souffrent de manque et de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou
devraient la recevoir selon les normes sociales ». L’émergence de la catégorie des
« travailleurs pauvres » dans le débat public rend très actuel les travaux initiés par cet
auteur il y a un siècle. Il faut en effet attendre que les pauvres deviennent une catégorie
d’allocataires du Revenu minimum d’insertion (RMI), dans les années 1980, pour qu’ils
quittent leur statut « d’invisibles14 » et réintègrent le jeu social. Ce phénomène fait éclater
au grand jour le fait que « travail » et « pauvreté » peuvent être liés, que les pauvres
travaillent et que les actifs peuvent être pauvres s’ils connaissent le chômage, l’emploi
instable ou à temps partiel. La manière dont est construite la catégorie des « travailleurs
pauvres » par la statistique institutionnelle complique par ailleurs le repérage des
populations. Le statut d’emploi concerne l’individu mais la pauvreté monétaire est
approchée au niveau du ménage. Ainsi, être pauvre c’est vivre dans un ménage dont le
niveau de vie est significativement inférieur à celui prévalant dans une population, avec
l’hypothèse fondamentale de la mise en commun des ressources : tous les membres d’un
même ménage sont donc pauvres ou non pauvres.
Or, on observe une grande hétérogénéité des situations d’emploi des travailleurs
pauvres. Et surtout, aux mêmes conditions d’emploi et de rémunération, tous les
travailleurs ne sont pas pauvres ou non pauvres. Cela dépend des configurations familiales
dans lesquelles ils vivent. Cet exemple montre les difficultés que pose une lecture du
monde social par le biais des politiques sociales qui découpent les groupes et les individus
en fonction des problèmes sociaux qu’ils posent. Il montre également que si l’on s’en
tient, sur l’échelle des moyens de subsister, au seul indicateur des revenus, la question de
l’appartenance des individus, ou plutôt des ménages, aux classes populaires peut vite
devenir équivoque. Dans ces conditions, on ne saurait considérer les classes populaires
comme un « bloc »15 indifférencié. Du point de vue de la richesse économique, la notion
de classes populaires englobe un ensemble hétérogène qui va des plus démunis, jusqu’aux
populations qui disposent d’une « assise économique suffisante pour échapper à la
précarité et accéder à un bien être matériel relatif16 ». On pense ici aux ouvriers et aux
employés qui ont intégré la « société salariale » à partir des années 1960 et qui ont
bénéficié, grâce aux revendications collectives, aux mouvements sociaux de contestation
et au développe ment de l’État providence, d’un ensemble d’avancées que ce soit dans des
domaines liés directement à l’emploi (couverture accident, santé, retraite, assurances
sociales, droit du travail, gains salariaux), ou dans le champ de la vie hors travail (accès à
la consommation de masse et aux loisirs, accès à des biens collectifs tels que la santé,
l’hygiène, le logement, l’instruction, relative participation à la propriété sociale17). Cette
hétérogénéité n’est pas récente. Ainsi, au début de l’industrialisation, les prolétaires
connaissent une très grande vulnérabilité et se situent à l’extrême marge de la société. Ils
perçoivent une rétribution proche du revenu minimal, assurant tout juste leur reproduction
et celle de leur famille. Ces travailleurs ne bénéficient pas non plus de garanties légales
dans la situation de travail, leur relation avec l’entreprise est particulièrement instable et
leur accès à la consommation reste très limité. Toutefois, ceux qui sont insérés dans des
réseaux de solidarités familiales bénéficient, pour leur accès à la consommation, du travail
improductif réalisé dans le cadre domestique – la possession ou la disposition d’un lopin
de terre, la participation saisonnière aux travaux des champs, etc. – et échappent au
dénuement absolu.
2.2. Haut, bas, modal : les configurations populaires en question
La proposition d’Henri Rey selon laquelle les classes populaires sont formées par les
ouvriers et les employés, qui en constituent les groupes les plus nombreux, ainsi que par
les petits indépendants de l’agriculture, du commerce et de l’artisanat18, mérite examen.
Aux marges inférieures des classes populaires, cette définition semble ignorer tous les
« sans » – personnes sans ressources, sans domicile fixe19 (SDF), sans emploi, sans
papiers, handicapés, etc. –, qui forment la catégorie des « exclus » au sens large du terme.
Ces derniers naviguent entre des dispositifs conçus pour leur apporter une meilleure
intégration sociale et le risque d’être maintenus dans un statut infériorisé. Aux marges
supérieures de la catégorie, cette définition oublie les ménages qui sont composés d’un
membre appartenant aux classes populaires et d’une personne de position sociale distincte.
Pour exemple, en 1999, 7 « employés hommes » et 8 « hommes ouvriers » sur 10 vivent
avec une conjointe appartenant aux classes populaires salariées (ouvrière ou employée).
Les conjonctions matrimoniales sont similaires lorsqu’on les observe du côté des femmes.
Le « ménage populaire » modal est donc composé d’une femme employée et d’un ouvrier
et représente un couple sur cinq en France.
La thèse de Jan C. C. Rupp20 envisageant, dans la continuité de la réflexion de Pierre
Bourdieu, les classes populaires structurées entre une « fraction à dominante
économique » et une « fraction à dominante culturelle » offre l’occasion de réfléchir, par
un repérage statistique de certains indicateurs de mode de vie (styles d’ameublement,
rapports aux loisirs, au travail anticipé des enfants, etc.), à ce qui sépare certaines
composantes des classes populaires avec celles d’autres milieux sociaux. À la suite de son
enquête ethnographique de longue durée dans un grand ensemble du Nord de la France,
Olivier Schwartz21 distingue trois strates composant le groupe ouvrier local. Les
caractéristiques de cette typologie renvoient pour partie à celles plus générales des mondes
populaires contemporains, produits de différentes configurations historiques.
« En bas », la strate prolétarienne marquée par une « très forte soumission de tous les
individus au travail », sa « forte clôture sociale » et sa tendance à l’homogamie, deux
dimensions qui trouvent leur achèvement dans un fort sentiment de « communauté de
classe ». « En haut », la strate de la « déprolétarisation », groupe marqué par la petite
promotion sociale et un relatif desserrement de la contrainte économique et des possibles
sociaux. Enfin, Olivier Schwartz note l’émergence d’une strate précarisée, ayant fait
l’expérience du chômage et de la recomposition des rôles sexués dans et hors du travail.
Cette définition empirique, transposable à l’ensemble des classes populaires, ne fournit
pourtant que peu d’indices des frontières entre le « haut » des classes populaires et le « bas
des classes moyennes salariées ». Si les expressions manquent aux sociologues pour
qualifier ces zones de « l’entre-deux », la récente proposition de Marie Cartier et al.22, à
partir d’une enquête sur l’habitat pavillonnaire, de dénommer ces groupes frontières par
l’expression de « petits-moyens »23, rappelle l’enjeu sociologique à connaître, nommer et
définir les groupes empiriquement. Car les alliances entre des membres des classes
populaires et des personnes appartenant aux « classes moyennes » ne sont pas
improbables, ainsi qu’en attestent les données présentées plus haut. Cette mixité sociale
participe de l’augmentation des écarts de richesse entre les différentes fractions des classes
populaires. Elle contribue en outre à construire des univers de vie « intermédiaires »
susceptibles de combiner, comme le souligne Olivier Schwartz, des liens avec les milieux
populaires à des traits qui, inversement, les rapprochent davantage des classes moyennes24.
La proposition d’une lecture verticale de l’espace populaire s’articule, on le voit, avec
les lectures pluridimensionnelles (symboliques, culturelles, économiques,
générationnelles, conjugales) même si elles ne se recoupent pas mécaniquement. Ainsi, à
la lecture de la distribution des ménages vivant en couple selon la profession de l’homme
et de la femme, voire selon la génération, on pourrait faire l’hypothèse de « strates
contestables » des classes populaires. Ces configurations composées de couples,
statistiquement peu nombreux tel que l’homme est ouvrier et la femme exerce une
profession intermédiaire (3 % des ménages vivant en couple), se caractérisent sans doute
par une appartenance en pointillés au « populaire » tant dans les modes de vie que dans le
positionnement subjectif dans l’espace social. On aurait là une autre clé de compréhension
à l’utilisation de l’expression de « classes moyennes » par certains ouvriers et/ou
employés lorsqu’ils déclarent appartenir à une classe sociale25.
Finalement, la volonté d’unifier les membres des classes populaires au regard de
l’échelle de la richesse économique dépasse de loin la notion de « pauvreté » et se heurte à
l’hétérogénéité des conditions de vie des individus, qui est elle-même redoublée par celle
des ménages dans lesquels ils sont insérés. Par ailleurs, la prise en compte des autres
échelles identifiées précédemment et leur combinaison entre elles, ne font qu’accroître la
difficulté dans laquelle on se trouve pour définir empiriquement et de manière précise, les
classes populaires. Arrêtons-nous sur l’exemple de l’échelle des « savoirs ». Postuler que
les membres des classes populaires savent peu ou moins que les autres revient à imposer
comme seul savoir légitime celui qui est délivré par le système scolaire et qui s’objective
dans les diplômes. Par ailleurs, si le fait d’être peu ou pas diplômé caractérise les
personnes appartenant aux classes populaires, où classer, a contrario, les diplômés qui ne
trouvent pas d’emploi correspondant à leur niveau d’études et qui acceptent, faute de
mieux, selon des « stratégies au jour le jour26 », des emplois précaires, non qualifiés et
mal rémunérés ? C’est le cas par exemple des baccalauréats généraux, qui ouvrent moins
facilement l’accès à la catégorie socioprofessionnelle des techniciens. Robert Castel a
défini ce phénomène comme l’augmentation de « l’inemployabilité27 » des qualifiés. De
manière équivalente, l’accès à une catégorie sociale donnée nécessite un niveau de
diplôme plus élevé. Ainsi, pour être ouvrier non qualifié, il n’est plus atypique d’être
titulaire d’un baccalauréat technique ou professionnel.
Cet exemple révèle combien il est difficile de croiser les échelles de mesure dès lors que
l’on cherche à identifier des individus qui se situent dans des positions basses sur chacune
d’entre elles. « L’ordre de la pauvreté ne se superpose que très imparfaitement avec celui
de l’igno rance28 », pour reprendre les propos de Michel Verret. Sur l’échelle de la
richesse économique, l’observateur risque de comptabiliser un nombre important de
pauvres instruits, tandis que sur celle de la certification scolaire, il va rencontrer beaucoup
de riches sans diplôme. L’ouvrage de Richard Hoggart rappelle ainsi les distinctions
parfois subtiles qui séparent les habitants des quartiers populaires des villes du Nord-Est
de l’Angleterre dans les années 1950 (Encadré 1).

Les classes populaires de Hunslet


« (…) Je connais particulièrement bien ceux qui vivent dans les habitations populaires serrées sur des
kilomètres et perdues dans la fumée de Leeds. Dans ces villes, les classes populaires ont leur quartier,
immédiatement reconnaissables, et leur style d’habitat, tout aussi caractéristiques : ce sont des maisons,
tantôt adossées les unes aux autres, tantôt donnant sur des passages couverts, qui sont presque
exclusivement occupées par des locataires. (…) Le revenu ne permet guère ici de tracer une frontière entre
les ouvriers et les couches voisines. (…) On a affaire à une population distribuée dans des emplois assez
divers, depuis les ouvriers du terrassement et du bâtiment jusqu’aux employés des transports publics ou
privés, depuis les ouvriers et les ouvrières travaillant à la chaîne en usine, jusqu’aux commerçants
spécialisés et des artisans plombiers jusqu’aux travailleurs de force de l’industrie lourde. Les ouvriers
qualifiés et les contremaîtres peuvent être considérés comme faisant parti de cet agrégat social, dans la
mesure où ils ne s’en distinguent pas par leur comportement, mais les employés de bureau ou de grand
magasin sont communément regardés et se regardent eux-mêmes comme membres de la petite bourgeoisie,
en dépit du fait qu’ils habitent souvent les mêmes immeubles et les mêmes quartiers. (…) Il ne faudrait pas,
en se donnant un portrait assez composite des classes populaires, ignorer les différences et les nuances
subtiles qui permettent de distinguer de véritables catégories sociales au sein de la classe ouvrière elle-
même. Les gens du peuple savent reconnaître et doser savamment les différences de prestige qui sépare une
rue de l’autre ou, dans une même rue, deux maisons voisines. : celle-ci est “mieux” parce qu’elle a une
cuisine indépendante, celle-là parce qu’elle se trouve à une extrémité du pâté de maisons, ou encore parce
qu’elle donne sur une petite cour, cette autre parce qu’elle a un loyer hebdomadaire de neuf pences de plus
que les autres. Les habitants ont ainsi leur hiérarchie : telle famille est considérée comme “bien” parce que
le marie est ouvrier spécialisé et que l’usine est une “grosse boîte” ; telle ménagère sait mener sa barque et
peut être fière de son intérieur tandis que la voisine d’en face est une souillon ; d’autres encore “sont de
Hunslet” depuis des générations et font à ce titre partie de l’aristocratie héréditaire du quartier. »
Richard Hoggart (La culture du pauvre, op. cit. p. 45-47.)
Cette hiérarchisation interne se retrouve aujourd’hui dans les classes populaires de notre
société. Toutefois, les ouvriers, les employés, tout comme les paysans, les petits artisans
ou commerçants, ainsi que les fractions modestes des classes moyennes (agents de
maîtrise, contremaîtres), les salariés d’exécution stabilisés des entreprises publiques ou
privées, les jeunes marginalisés, les bénéficiaires des minima sociaux, etc., tous ces
groupes ont un point commun : ils occupent une place socialement subordonnée donnant
lieu à une faible reconnaissance que ce soit de la part des individus qui occupent ces
places ou de la part des autres groupes de la société.
3. Populisme ou misérabilisme : une tension au cœur de l’étude « du » populaire
3.1. Des classes populaires dévalorisées ou mythifiées
Selon Pierre Ronzeaud, Professeur de littérature française du XVIIe siècle, le peuple est
considéré comme la partie la plus marginalisée de la société parce qu’on le définit « par ce
qu’il n’est pas : noble, riche, puissant, beau, intelligent, propre (…), d’où l’apparition
d’un sen timent de manque à la lecture de telles lacunes, l’impression que l’on a affaire à
une sorte de sous-humanité dépossédée des signes essentiels de la valeur et de la
dignité29 ». On trouve en effet de nombreuses traces de la faible valorisation des classes
populaires par exemple dans la littérature. Ainsi, Stendhal définit le petit peuple comme
« horriblement vulgaire30 ». Paul Nizan le considère pour sa part comme « incapable de
prendre lui-même en main sa destinée » et donne raison au bourgeois qui traite le peuple
comme « l’ensemble de ses enfants, le reprend, l’avertit, le secourt et le punit pour son
bien31 ». Enfin, Hervé Bazin dépeint le peuple comme un « magma grouillant d’existences
obscures et désagréablement suantes32 ». Les lieux où vivent les couches les plus
modestes de la société ne jouissent pas d’une meilleure appréciation. Selon Edouard
Estaunié, à Paris, le boulevard Blanqui qui se situe à la limite de la place d’Italie « est un
quartier populaire où les Parisiens s’aventurent peu sans nécessité, ayant décidé qu’il
appartient à une banlieue vilaine et mal famée33 ». A contrario, les écrits littéraires ou
sociologiques ne sont pas rares non plus à entretenir la « bonne cause » du peuple
tombant alors dans l’écueil du populisme. L’ouvrage de Pierre Sansot consacré aux gens
de peu, part du principe que la pauvreté économique n’implique pas la pauvreté humaine
et réciproquement, et que la première ne saurait suffire à stigmatiser les membres des
couches populaires. Ce faisant, Pierre Sansot34 se livre à une réhabilitation et à une
célébration des pratiques qui, selon lui, « assurent de la joie à des êtres modestes ». Dans
cet essai, la notion de « modestie » est vidée de toute référence à l’idée de mesure au sens
quantitatif, au profit de l’acception morale du terme. Il lui permet alors de faire passer les
membres des classes populaires d’une place de dominés au rang de dominants en matière
de vertus et de morale : « (…) La modestie est une vertu avant d’être un signe de
reconnaissance sociale : ne pas faire preuve d’arrogance, ne pas manifester une
prétention excessive, ne pas entrer en concurrence sauvage à l’égard des autres, prendre
plaisir aux choses simples de la vie. (…) Une pareille attitude se rencontrera (de
préférence mais pas exclusivement) chez des personnes pauvres. » Ses descriptions
tendent alors à se confondre avec ce que Richard Hoggart nomme « les grands mythes
littéraires35 », ceux-là même qui vouent un vif sentiment d’admiration pour les qualités
supposées des classes populaires en même temps qu’une pitié sincère pour leur condition.
Misérabilisme et populisme semblent donc constituer la tension indépassable des
rapports entre « savants » et « populaire » ainsi que le soulignent Claude Grignon et Jean-
Claude Passeron36. Il ne faut en effet pas sous-estimer la force de cette dialectique tant elle
alimente et réifie les oppositions qui confortent les rôles de chacun : sujet/objet,
discours/pratique, savant/populaire.
3.2. L’intégration à la société ne signifie pas la fin de la subordination
Robert Castel montre qu’il a fallu attendre l’avènement du capitalisme, le
développement de nouvelles formes de travail et de leur régulation pour que les classes
populaires quittent les marges extérieures de la société et constituent le premier échelon de
la hiérarchie salariale, c’est-à-dire sociale37. Un premier échelon qui reste peu enviable
dans la mesure où il assigne les ouvriers à une place subordonnée dans la division du
travail social et dans la société globale. On pourra relire à ce propos les analyses de
Simone Weil ou bien encore celles de Maurice Halbwachs, qui s’interrogent sur la
transposition du statut des ouvriers au travail à l’extérieur de l’entreprise. Simone Weil
remarque que dans l’univers professionnel, les ouvriers subissent un véritable rapport
social de subordination et de dépossession qui se prolonge au dehors de l’usine par une
position sociale dévalorisée38. Maurice Halbwachs questionne l’articulation entre le fait de
détenir « un statut inférieur » et le fait d’être « exploité économiquement ». Les ouvriers
sont-ils exploités parce qu’ils sont considérés comme inférieurs, ou l’inverse ? Selon lui,
la dépréciation des classes populaires est le résultat d’une construction sociale. C’est le
genre même du travail, comme activité manuelle s’exerçant sur de la matière, qui est
considéré comme inférieur et qui est sous estimé39.
Tout au long du XXe siècle, les classes populaires ont connu une évolution paradoxale,
marquée d’une part par un mouvement de stabilisation et d’intégration à la société, et
d’autre part par le maintien d’un statut subordonné à l’intérieur de la société. Aujourd’hui,
le processus de transformation du travail en emplois à statut, promu par la société
salariale, semble enrayé. Le nombre de chômeurs élevé et persistant, les innovations
technologiques, les nouvelles formes d’encadrement de la main-d’œuvre,
l’internationalisation de la concurrence ont bouleversé les conditions de travail et
d’existence des salariés. Robert Castel parle de « l’effritement de la société salariale »
pour qualifier le processus qui ne permet plus de garantir des droits et des protections à
l’ensemble des salariés, comme en témoignent le développement de l’emploi précaire et la
remise en cause de nombreux acquis. La généralisation de la précarité de l’emploi entraîne
une déstabilisation d’une partie des classes populaires intégrées et des salariés de la petite
classe moyenne qui se retrouvent dans des positions « d’inutiles au monde », selon la
formule de Robert Castel, occupant des places de « surnuméraires », c’est-à-dire ne
trouvant pas de positions ayant une réelle utilité sociale permettant de construire une
véritable reconnaissance publique. Gérard Mauger considère pour sa part que la
dévalorisation actuelle des classes populaires est due, en grande partie, à la
« disqualification40 » économique, politique et symbolique du groupe ouvrier. Selon
Stéphane Beaud et Michel Pialoux41, le discrédit politique qui touche la classe ouvrière
provient du fait « qu’au cours des quinze dernières années, l’idée d’une avancée collective
du groupe ouvrier s’est perdue. Avec elle, a disparu l’espoir politique d’un changement
radical des rapports sociaux sur la base d’un modèle de type socialiste. » Par ailleurs, la
crise de la représentation syndicale et la dévaluation des porte-parole ouvriers se sont
accompagnées de la détérioration des capacités de mobilisation et de résistance de la
classe ouvrière. L’esprit de résistance, « la culture PC-CGT » sont devenus
incompréhensibles, notamment pour les jeunes ouvriers en situation précaire qui se vivent
comme en transit et qui ont, au contact de l’école, intériorisé des grilles d’évaluation qui
déconsidèrent le travail manuel et la condition ouvrière. La perte de l’estime, pour le
groupe ouvrier que Michel Pialoux et Stéphane Beaud observent dans leur enquête aux
usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, se traduit en perte de l’estime de soi lorsqu’un
élève de Brevet d’études professionnelles (BEP) d’usinage qu’ils souhaitent photographier
en train de travailler leur déclare : « Pourquoi vous me photographiez ? ça n’a pas
d’intérêt un ouvrier. » Lors de l’enquête qu’il a menée auprès des machinistes de la RATP,
Olivier Schwartz est confronté à l’expression des mêmes sentiments de dévalorisation42.
Dans le secteur de la grande distribution, les employées libre-service expriment souvent le
sentiment d’être peu, voire pas reconnues tant par la clientèle que par leur propre
hiérarchie. Lors d’un entretien avec une caissière d’hypermarché, celle-ci déclare : « A
quoi on sert en fait, hein ? À pas grand-chose de toute façon43. »
Ainsi, moins que l’idée de pauvreté, c’est davantage l’idée « d’infériorité » qui semble
aujourd’hui commune aux membres des classes populaires. Infériorité qui repose
largement sur le fait d’occuper des positions d’exécutants dans la division du travail, des
places socialement subordonnées et dévalorisées.
4. Les classes populaires et « les autres »
Maurice Halbwachs observe que la société juge les ouvriers comme représentant un
niveau inférieur qui n’implique pas que leur situation soit vraiment « lamentable et
triste ». Il avance également l’idée selon laquelle la fonction que les ouvriers occupent
dans les entreprises les coupe des relations avec les autres groupes de la société44. Cette
manière de représenter les classes populaires à la fois comme des groupes dominés et
séparés culturellement du reste de la société, a notamment été reprise par l’historien
Daniel Roche pour définir les univers culturels populaires. Selon lui, « les classes
populaires se définissent et s’opposent aux classes dirigeantes par leur pauvreté, la
précarité plus ou moins contraignante de leur manière de vivre et par leur culture
différente45 ». On la retrouve également dans l’œuvre de Pierre Bourdieu associée à la
notion d’habitus. Selon lui, les classes populaires se caractérisent par une place spécifique
dans l’organisation économique et sociale, et par un habitus spécifique qui les distinguent
des autres groupes sociaux et les font s’opposer à eux. Dans La distinction46, Pierre
Bourdieu insiste sur le fait que les pratiques populaires ont pour principe « le choix du
nécessaire au sens à la fois de ce qui est fonctionnel et de ce qui est imposé par une
nécessité économique et sociale condamnant les gens “simples” et “modestes” à des
goûts “simples” et “modestes” ». Toujours selon cet auteur, l’apprentissage de la
domination se traduit par l’acceptation de celle-ci et le renoncement à des ambitions plus
élevées. « Les rappels à l’ordre où s’énonce le principe de conformité, seule norme
explicite du goût populaire (“ce n’est pas pour des gens comme nous”), enferment en
outre une mise en garde contre l’ambition de se distinguer en s’identifiant à d’autres
groupes. » Pierre Bourdieu conclut que « le rappel à l’ordre le plus impitoyable est sans
doute constitué par l’effet de clôture qu’exerce l’homogénéité de l’univers social. (…)
L’univers des possibles est fermé. Les attentes des autres sont autant de renforcements des
dispositions imposées par les conditions objectives. »
La représentation que donne Richard Hoggart de l’univers culturel des classes
populaires rejoint celle de Pierre Bourdieu. Il dépeint les classes populaires comme des
groupes certes dominés, mais qui, du fait du rapport de domination qu’ils subissent,
développent des manières d’être, des dispositions, des styles de vie, des rapports à soi et
au monde leur permettant de s’approprier les conditions de cette existence dominée afin
d’y maintenir de la vie et du sens. Dans La culture du pauvre, les classes populaires
apparaissent comme « introverties », pour reprendre les propos d’Olivier Schwartz, et
fonctionnent sur le modèle « d’univers ségrégués », selon des formes « d’insularité
collective47 » dans lesquelles sont valorisés le localisme, le familialisme et la sociabilité
directe informelle. Dans l’ouvrage de Richard Hoggart48, le repli des classes populaires sur
elles-mêmes prend la forme d’une opposition entre « nous » et « eux » qui fonctionne à la
fois comme un moyen de renforcer la cohésion interne du groupe et comme un pouvoir
d’exclure « tous les autres », c’est-à-dire le sentiment de différence attaché à ceux qui ne
sont pas « nous ».
4.1. L’acculturation relative des classes populaires
Reprenant les analyses d’Olivier Schwartz, Gérard Mauger observe que le modèle des
univers ségrégués décrit par Richard Hoggart est révolu et que les classes populaires
tendent aujourd’hui à devenir « extraverties » sous l’effet d’un élargissement de leur
univers de vie49. Ce dernier se réalise par différents moyens. Tout d’abord, l’acculturation
des classes populaires provient du fait que des franges de plus en plus importantes des
jeunes des classes populaires accèdent à certaines formes de la culture légitime. À ce sujet,
François Dubet observe que la jeunesse qui galère, selon ses propres termes, est d’origine
ouvrière mais se trouve culturellement en rupture avec les générations précédentes du fait
de sa socialisation au sein des institutions scolaires et socioculturelles50. Olivier Schwartz
note pour sa part, qu’une partie des classes populaires tente de se rapprocher des classes
dominantes par la consommation de biens (les biens rares étant les plus convoités)51.
Cependant, si les facteurs allant dans le sens d’une acculturation progressive des classes
populaires aux normes et valeurs des classes dominantes sont réels, on restera prudent sur
leurs conséquences. Ainsi, en ce qui concerne l’accès aux biens, Pierre Bourdieu52 a
montré que les tentatives que les groupes dominés mènent pour « rattraper » les pratiques
des groupes dominants sont vouées à l’échec dans la mesure où ces derniers recréent
ailleurs (à côté ou au dessus) les conditions de leur distinction et partant, de leur
domination. Dans cette « lutte de concurrence », chaque groupe a « pour passé le groupe
immédiatement inférieur et pour avenir le groupe supérieur », ce qui conduit les membres
des classes populaires à conserver leur place de dominés. En revanche, cette lutte de
concurrence a des effets « assimilateurs » puissants et indéniables dans la mesure où, pour
se dérouler, elle nécessite que tous les participants « courent dans le même sens, vers les
mêmes objectifs, les mêmes propriétés, celles qui sont désignées par le groupe occupant la
première position de la course ».
En ce qui concerne la scolarisation de plus en plus longue des jeunes des classes
populaires, l’échec scolaire qu’ils rencontrent à tous les échelons du système
d’enseignement montre que si l’on peut considérer qu’ils participent de plus en plus aux
normes et aux valeurs qui sont devenues dominantes dans la société, ils restent encore
assez éloignés de la culture dominante. Les difficultés d’insertion sur le marché du travail
qu’ils rencontrent une fois leurs études achevées (plus ou moins longue période de
chômage, emplois d’exécution peu ou pas qualifiés, salaires peu élevés, contrats de travail
précaires, etc.) renforcent cet éloignement, surtout lorsqu’elles perdurent après plusieurs
années. Le modèle construit par François Dubet, selon lequel les jeunes des classes
populaires d’aujourd’hui seraient exclus socialement tout en étant intégrés culturellement
(leurs parents étant plus proches du modèle « hoggartien », c’est-à-dire intégrées
socialement et (auto) exclus culturellement), trouve une réponse dans l’analyse d’Olivier
Schwartz. Ce dernier observe justement que les conflits que ces jeunes peuvent avoir avec
leurs parents ne signifient pas une rupture vis-à-vis de leur milieu d’origine. Ils restent
d’une part très centrés sur l’univers de vie du quartier et d’autre part, très attachés à la
valeur travail tout comme leurs parents.
4.2. Le centre de gravité des classes populaires se déplace
Toutefois, Olivier Schwartz se dit lui-même dans l’embarras pour classer dans les
classes populaires, ceux qu’il nomme « les dominés aux études longues » et qu’il définit
comme « des groupes à la fois dominés et plus ou moins désouvriérisés, dont les membres
auraient tendance en terme d’identité et de pratiques à se détacher des classes populaires
et à s’approcher des classes moyennes53 ». Que faut-il entendre par groupes dominés
désouvriérisés ? S’il s’agit de pointer le fait que ces diplômés n’exercent ou n’exerceront
pas eux-mêmes un emploi d’ouvrier durant leur vie professionnelle, Guy Michelat et
Michel Simon ont montré que le sentiment d’appartenance à la « classe ouvrière » se
mesure aussi en termes d’attributs54 (avoir un père, une mère ouvrier[ère], des grands-
parents ouvriers, etc.) et que plus ces derniers sont nombreux, plus le sentiment
d’appartenance au groupe est durable. S’il s’agit de pointer le fait qu’il y a de moins en
moins d’ouvriers en France et que cette évolution entraîne un déplacement du centre de
gravité des classes populaires, on ne peut qu’être d’accord avec Olivier Schwartz : entre
1975 et 2005, le nombre d’ouvriers est passé de 8 millions à 5,9 millions, soit une baisse
d’un quart des effectifs en trente ans.
Mais la baisse de la démographie ouvrière s’accompagne, comme le démontre Jean-
Paul Molinari, d’un redéploiement des activités qui sont aujourd’hui confiées aux
ouvriers. Il observe que « la classe ouvrière cesse d’être à majorité industrielle pour
devenir un nouvel ensemble social dont les emplois les plus fréquents se situent dans le
commerce, les services marchands, les services non marchands, et les transports »55. Ce
redéploiement modifie profondément le travail des ouvriers qui doivent de plus en plus
faire face à une augmentation des fluctuations de la demande, des contraintes marchandes
ou celles qui sont imposées par un contact direct avec le public56. Ces évolutions
conduisent donc les ouvriers à diversifier leur univers de travail et de vie, à rentrer en
rapport avec les autres groupes sociaux. Mais peut-on avancer, comme le suggère Olivier
Schwartz, que « le capital communicationnel57 » tend à se diffuser parmi la classe
ouvrière ? On répondra dans l’affirmative si on ne considère que les individus au travail.
En revanche, si on replace les ouvriers dans les ménages et les familles auxquels ils
appartiennent, force est de constater que l’ouverture des classes populaires au monde
extérieur s’est déjà réalisée par le biais des conjointes exerçant des professions
d’employées. En tant que professionnelles de la relation, de la communication et du
traitement de l’information, les vendeuses, les agents de guichet, les secrétaires, les
coiffeuses salariées, etc., entretiennent des contacts permanents avec des personnes (client,
employeur, chef, usager, collègues) appartenant à d’autres groupes sociaux que le leur. Ces
situations peuvent être source de danger pour les salariées qui y sont confrontées, dans la
mesure où elles débouchent parfois sur la confirmation de leur position subordonnée, de
leur infériorité culturelle ou de leur situation sociale dévalorisée. Par exemple, lors d’une
étude réalisée auprès de caissières de supermarché de la région nantaise, certaines d’entre
elles avouent limiter les interactions avec la clientèle au strict minimum exigé par leur
direction au motif qu’elles n’en peuvent plus d’entendre les clients leur dire qu’elles ne
valent rien58. Cependant toutes ne développent pas un sentiment de méfiance vis-à-vis de
la clientèle et toutes ne cherchent pas à éviter les contacts. Aux heures les plus calmes, le
matin ou en début d’après-midi, certaines d’entre elles réussissent à développer des
relations commerciales sur le mode de la vendeuse de boutique, ce qu’elles considèrent
comme l’aspect le plus intéressant et le plus valorisant de leur travail.
Ainsi, on peut considérer que, bien avant les évolutions du travail ouvrier ou la
massification scolaire, le processus de salarisation des femmes d’origine populaire dans
les activités de service a joué un rôle majeur dans la remise en cause de « l’insularité » des
classes populaires par la diffusion, en leur sein, des normes et valeurs des classes
moyennes et/ou dominantes.
In fine, la notion de « dominés aux études longues », dont parle Olivier Schwartz, n’est
pas la seule à poser problème. Lorsqu’en 1987, la SOFRES demande à des employés de se
situer dans l’espace social, 46 % d’entre eux estiment qu’ils se sentent proches des
ouvriers, 23 % des techniciens et 17 % des cadres59. Aujourd’hui, les classes populaires ne
ressemblent plus à celles que Richard Hoggart a étudiées en Angleterre dans les
années 1950. Elles ne rentrent pas non plus dans la définition des classes moyennes. Elles
intègrent des fractions des classes moyennes, mais il n’est pas question de dire « qu’elles
ne sont que l’image négative des classes moyennes où qu’elles ne sont que des classes
moyennes prolétarisées60 ». La notion de classes populaires est une catégorie, pour
reprendre les termes d’Olivier Schwartz, qui permet de classer, de rapprocher, de diviser et
d’opposer selon des principes qui sans cesse se doivent d’être rediscutés61. Ainsi, à la
manière des statisticiens de l’Insee qui construisent et réforment des nomenclatures des
professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) en partant d’un noyau auquel
s’agrègent des cas assimilés et des cas limites inclus, les classes populaires et leurs
définitions ont toujours été en évolution. Elles ont des frontières et ces dernières n’ont
jamais eu le caractère de netteté qu’on veut bien leur accorder. Le processus de
salarisation des femmes, qui a pris son essor au début des années 1960, peut être considéré
comme un tournant dans la mesure où il a entraîné un déplacement progressif du centre de
gravité des classes populaires de la catégorie des ouvriers vers celle des employés, monde
essentiellement féminin.
La transformation des classes populaires se poursuit aujourd’hui sous l’effet de deux
autres mouvements contradictoires, d’une part l’allongement de la scolarisation et la
massification scolaire, d’autre part le fait que « la société salariale », pour reprendre les
termes de Robert Castel, intègre de plus en plus difficilement une part croissante de ses
membres.
Conclusion. Empiries et théories des classes populaires
Ainsi, la notion de classes ou de milieux populaires, loin d’être obsolète, présente de
nombreux intérêts pour penser un monde social hiérarchisé, organisé et « travaillé » par
des clivages pluridimensionnels. Mais au-delà de l’intérêt heuristique d’une telle notion, la
question de sa transposition et de son adaptation empirique se pose toujours aux
sociologues avec la même difficulté, comme en atteste l’apparente diversité des
« mesures » présentées dans ce chapitre. Pourtant, les définitions empiriques ne varient
pas seulement d’une enquête à l’autre. Elles sont en fait fonction des problématiques de
recherche, des méthodes employées (ethnographie et/ou données quantitatives), et des
focales d’observation retenues (transversales et/ou générationnelles). Et elles s’inscrivent
alors dans des perspectives de recherches qui conçoivent et définissent différemment le
monde social. À la traditionnelle distinction opérée par Karl Marx entre la « classe en
soi », définie par des conditions objectives, et la « classe pour soi » qui a conscience
d’elle-même et de ses intérêts, Pierre Bourdieu invite à « reconstruire […] le travail
historique dont les divisions sociales et la vision sociale de ces divisions sont le
produit.62 » Une telle approche incite notamment à considérer les frontières entre les
classes sociales comme les lieux où l’agrandissement ou la réduction des distances
sociales figure au cœur des luttes de classement. Dès lors, le repérage par le sociologue de
classes sociales « probables » ou « sur le papier » n’est pas séparable d’une investigation
centrée sur le travail symbolique qui transforme les classes probables en « classes
mobilisées », imposant par là une définition du groupe et de ses intérêts.
Penser les classes sociales comme des réalités socio-historiques engage donc à
interroger les rapports au politique (Chapitre 2), à la fois pour dépasser le penchant
« nominalisme » d’un premier travail de définition mais aussi parce que ces rapports
mettent nettement en lumière les actuelles transformations que traversent les classes
populaires.
1 Claude Thélot (1982), Tel père, tel fils ? Position sociale et origine familiale, Paris, Dunod, p. 33-34.
2 Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
3 Daniel Roche, Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1998, p. 380.
4 Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1986.
5 Maurice Halbwachs, Les classes sociales, Paris, PUF, 2008, p. 77-89.
6 Pierre Bourdieu, « Vous avez dit “populaire” ? », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 46, mars 1983,
p. 98-105.
7 Henri Rey, « Des classes populaires (presque) invisibles », in La France invisible, Stéphane Beaud, Joseph
Confavreux et Jade Lindgaard, Paris, La Découverte, 2006, p. 547-556.
8 Olivier Schwartz, La notion de « classes populaires », Habilitation à Diriger des Recherches en Sociologie,
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997, 184 pages.
9 Henri Rey, op. cit., p. 547.
10 Karl Marx, Le manifeste du Parti communisme, Paris, Christian Bourgeois, 1972.
11 Olivier Schwartz, op. cit., 1997.
12 Michel Verret, La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 265.
13 Georg Simmel, Les pauvres, PUF, Quadrige, 1998.
14 Danièle Lochak, « (In)visibilité sociale, (in)visibilité juridique », La France invisible, Stéphane Beaud, Joseph
Confavreux et Jade Lindgaard, Paris, La Découverte, 2006, p. 499-507.
15 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995.
16 Olivier Schwartz, op. cit., p. 41.
17 Robert Castel, op. cit., p. 519-620.
18 Henri Rey, op. cit., p. 547-548.
19 Cécile Brousse, Bernadette de la Rochère, Emmanuel Massé, « Hébergement et distribution de repas chauds.
Qui sont les sans-domicile usagers de ces services ?», Insee Première, no 824 – janvier 2002.
20 Jan C. C. Rupp, « Les classes populaires dans un espace social à deux dimensions », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 109, octobre 1995, p. 91-98.
21 Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1989.
22 Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens ». Enquête sur
la banlieue pavillonnaire, Paris, la Découverte, 2008.
23 Ainsi que les auteurs le soulignent (p. 11), l’expression de « petits-moyens » fut d’abord l’expression d’une
enquêtée qu’ils retrouvèrent ensuite chez Michel Verret, au détour d’une phrase.
24 Olivier Schwartz, op. cit., p. 42.
25 Agnès Pelage, Tristan Poullaouec, « La France “d’en bas” qu’on regarde “d’en haut” » in France Guérin-Pace,
Olivia Samuel et Isabelle Ville, En quête d’appartenances. L’enquête histoire de vie sur la construction des identités,
Paris, Ined, p.29-51.
26 Michel Pialoux, « jeunesse sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975.
27 Robert Castel, op. cit., p. 655.
28 Michel Verret, 1995, op. cit., p. 61.
29 Pierre Ronzeaud, Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV. Les représentations du peuple dans la
littérature politique en France sous le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1988, 426
pages, p. 207-208.
30 Stendhal, La vie de Henry Brulard, Gallimard, Foliothèque, 2000.
31 Paul Nizan, Les chiens de garde, Agone, Contre-feux, 1998.
32 Hervé Bazin, Vipère au poing, LGF – Livre de poche, 1972.
33 Edouard Estaunié, L’ascension de M. Balèsvre, Paris, Librairie académique Perrin, 1930, 314 pages.
34 Pierre Sansot, Les Gens de peu, Paris, PUF, 2003.
35 Richard Hoggart, op. cit, p. 38.
36 Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, Misérabilisme et populisme en sociologie et
en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, 1989.
37 Robert Castel, op. cit., p. 519-620.
38 Simone Weil, La condition ouvrière, Gallimard, 2002.
39 Maurice Halbwachs, op. cit., p. 92.
40 Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Nouvelles luttes
de classes, Jean Lojkine, Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis (dir.), Paris, PUF, 2006, p. 29-42.
41 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, op. cit., 1999, p. 364.
42 Olivier Schwartz, op. cit.,1997, p. 50.
43 Philippe Alonzo, « Les rapports à l’emploi et au travail des caissières de la grande distribution », Travail &
Emploi, no 76, 3/98, p.45.
44 Maurice Halbwachs, op. cit., p. 121.
45 Daniel Roche, op. cit., p. 39.
46 Pierre Bourdieu, op. cit., p. 442.
47 Olivier Schwartz, op. cit., p. 76.
48 Richard Hoggart, op. cit., p. 117-146.
49 Gérard Mauger, op. cit., p. 37.
50 François Dubet, La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987.
51 Olivier Schwartz, op. cit., p. 87.
52 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 183.
53 Olivier Schwartz, op. cit., p. 158.
54 Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique, Paris, Presse de la fondation
nationale des sciences politiques et Éditions sociales, 1977.
55 Jean Paul Molinari, « Ouvriers, classe ouvrière : entre déclin et redéploiement », in Paul Bouffartigue (dir.), Le
retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2004, p. 75-92.
56 Michel Gollac, Serge Volkoff, « La mise au travail des stéréotypes de genre, les conditions de travail des
ouvrières », Travail, genre et sociétés, no 8, 2002, p. 25-53.
57 Olivier Schwartz, op. cit., p. 95.
58 Philippe Alonzo, « Les rapports à l’emploi et au travail des caissières de la grande distribution », Travail &
Emploi, no 76, 3/98, p. 44.
59 Alain Chenu, L’archipel des employés, Paris, Insee, 1990.
60 François Dubet, « Les disparus », Le Chroniqueur, http ://www.globenet.org/chroniqueur/, no 3, janvier 1997.
61 Olivier Schwartz, op. cit., p. 173.
62 Pierre Bourdieu, « Espace social et genèses des classes », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52/53,
juin 1984, p. 9.
2
Les classes populaires et le politique : mobilisations et
déstabilisations
Du rapport au politique, à l’action collective et à l’engagement des classes populaires,
c’est bien le désarroi qui ressort premièrement des enquêtes sociologiques réalisées depuis
la fin des années 1980. Sous les effets croisés des crises économiques, des
désindustrialisations et des nouvelles organisations du travail, les institutions politiques et
syndicales qui avaient largement dessiné et représenté « la » classe dans ses intérêts ont,
semble-t-il, périclité au point de rendre invisible le groupe ouvrier1, et plus généralement
les catégories populaires, dans l’espace public. La déstabilisation de l’appartenance au
groupe trouve alors son prolongement dans le bouleversement de la représentation
politique du groupe.
Ce constat ne va pourtant pas sans difficultés car la question du rapport au politique des
classes populaires engage toujours les conceptions autant scientifiques que politiques de
leurs commentateurs. Évoquer la « crise » du syndicalisme ou celle du politique dans les
milieux populaires, c’est aborder de front la question de la culture de classe, de ses réalités
historiques et géographiques, de ses composantes sociologiques, de leurs transformations
et des significations plurielles du processus d’individualisation qui affecte les classes
populaires. Le recul de l’assignation de classe est alors observable dans les tensions entre
politisation/dépolitisation, syndicalisation/non syndicalisation et
mobilisations/démobilisations qui semblent traverser les membres des classes populaires
contemporaines. Mais, ainsi que le montrent Annie Collovald et Frédéric Sawicki, le
rapport au politique des classes populaires ne réduit pas à leur seul rapport à la politique :
« l’attitude (de rejet, de méfiance ou de fidélité) vis-à-vis des acteurs politiques et de la
compétition électorale, propres à des groupes populaires, [pouvant] se lire à travers leurs
attitudes à l’égard d’autres formes officielles de pouvoir (école, syndicat, usine, bureau
d’aide sociale).2 » Et cette sociologie des usages populaires du politique ne peut alors être
séparée des usages sociaux et politiques du populaire.
1. La classe ouvrière : classe mobilisée ou classe rêvée ?
La fin du XIXe siècle constitue pour Gérard Noiriel3, l’apogée du mouvement ouvrier
français, visible dans les nombreuses grèves de l’époque, l’émergence des syndicats et
l’installation de partis se réclamant du « prolétariat » sur la scène politique. À l’époque, le
monde ouvrier apparaît à un tournant : l’émergence de la mécanisation conduit notamment
à l’abandon progressif de la pluriactivité et transforme le travail ouvrier. La période laisse
ainsi entrevoir un monde ouvrier très hétérogène. Si une partie des ouvriers est désormais
coutumière de l’usine, au début du XXe siècle, la moitié d’entre eux travaille encore dans
des entreprises de moins de 5 salariés. Sous l’effet de la reprise industrielle et du retour
des pratiques de turn-over des ouvriers qualifiés, les grandes industries recourent alors à la
main-d’œuvre féminine, aux ouvriers-paysans et aux immigrés.
Qu’on le regarde depuis le début du XXe siècle ou depuis la situation actuelle, la
question est donc de savoir comment un groupe ouvrier disparate et hétérogène a pu, un
temps, « faire classe » ou selon les mots d’Alain Touraine4, réunir les principes d’identité
(la conscience d’appartenance sociale), d’opposition (lutte avec un autre groupe) et de
totalité (sens de l’action) pour développer une conscience ouvrière et se présenter comme
l’acteur du changement social.
1.1. « Faire classe » : une affaire de génération ?
Les années d’après guerre ont largement déstabilisé le monde ouvrier et ses traditions
au point que Gérard Noiriel5 souligne qu’entre le début du XXe siècle et les années 1930,
on assiste « en bien des endroits à la substitution d’une classe ouvrière à une autre ». Si
l’on pense bien sûr aux conséquences démographiques de la guerre ainsi qu’à celles de la
crise économique du début des années 1930, il faut aussi voir que c’est à cette époque que
les nouvelles organisations du travail (OST, travail à la chaîne notamment) s’imposent aux
ouvriers de l’industrie : nombre d’ouvriers qualifiés sont alors contraints d’accepter des
postes déclassés, des ouvriers à statuts et des fonctionnaires voient leurs salaires et leurs
pensions de retraite baisser.
Et, là où les années 1920 sont marquées par un très net recul des grèves, les conflits se
multiplient au cours des années 1935-1936 et profitent essentiellement, au moment des
élections, aux partis de gauche et notamment au PCF. L’arrivée au pouvoir du Front
populaire et le cycle de luttes qui s’ouvre alors constituent les événements fondateurs
d’une génération « héroïque » et « singulière », marquée par une forte culture de classe.
Cette génération d’ouvriers connaît en effet des conditions de socialisation particulières :
des luttes victorieuses certes, tant au plan syndical que politique (Front Populaire, grèves,
résistance, libération, protection contre le chômage, la maladie etc.) mais aussi une
homogénéité grandissante de la classe ouvrière, les débuts de la scolarisation post-prinaire
(Cf. Chapitre 4) et enfin, un travail partisan de représentation du groupe, de son avenir et
de ses intérêts, réalisé par le couple PCF-CGT ou encore par la SFIO.
Le travail de Guy Michelat et Michel Simon permet d’ailleurs de comprendre plus
largement que le vote de classe, à gauche (communiste et socialiste) longtemps majoritaire
chez les ouvriers, s’enracine dans l’expérience ouvrière vécue voire héritée. Mais il
s’inscrit aussi, pour ces ouvriers, dans le prolongement d’une représentation du monde
social et politique « organisée à partir de la conscience de se situer eux-mêmes du “côté
ouvrier” – ce qui induit un système de représentation organisé autour de l’appartenance
et des oppositions de classe – et de se dire de gauche.6 » On mesure ici le poids de la
vision du monde structurée entre un « eux » et un « nous ».
Ces constats appellent donc à comprendre un élément décisif du vote de classe pour la
« génération héroïque » et pour celle qui l’a suivie : l’insertion durable du Parti
Communiste Français (PCF) dans le champ politique français et les ressorts de l’adhésion
et de l’engagement communiste.
Ainsi que le note Bernard Pudal7, la forte présence d’ouvriers parmi le personnel
politique du PCF, « contredit les mécanismes sociaux qui régissent habituellement les
carrières politiques ». Pour l’auteur, elle est d’abord le résultat de la vigilance qu’ont
portée les directions du PCF à la composition sociale des cadres de l’organisation. Et c’est
finalement par sa capacité à produire des représentants proches socialement de leurs
représentés que le PCF s’est progressivement doté d’une identité ouvrière qui permit aux
militants, et plus largement au groupe ouvrier qu’il entendait représenter, de passer de
l’indignité sociale à la dignité politique. Si le PCF a pu, entre le Front Populaire et les
années 1970, s’imposer comme un parti populaire, tant sur le plan électoral que du point
de vue de ses militants, il faut cependant se souvenir que son développement à partir des
années 1930 s’est appuyé sur l’identité ouvrière mais surtout des catégories spécifiques
d’ouvriers : les cheminots, les métallurgistes et les mineurs. Pour Jean-Paul Molinari,
l’existence de ces trois bataillons communistes centraux dans le parti renvoie d’abord à
des groupes ouvriers masculins, stables, syndiqués et communautaires : « L’adhésion des
communautés affines, a fortiori quand elles se communisent au fil de l’histoire, en nouant
les liens des matrices immédiates (usine, famille, voisinage) et des matrices instituées
(syndicat, municipalité et leurs réseaux associatifs) permet la construction des “bastions”
et des “forteresses”.8 »
Les sociabilités populaires communautaires apparaissent en effet au cœur de l’identité
communiste. Cette sociabilité populaire, localisée et élective constitue, pour reprendre
l’expression de Jean-Noël Retière9, le « sanctuaire de l’identité communiste ». Mais fait
paradoxal, elle fut aussi un des éléments de l’effondrement du PCF à partir des
années 1970. Car cette culture ouvrière légitime, en partie monopolisée par l’aristocratie
ouvrière locale, entrave aussi, pour l’auteur, l’intégration des nouvelles classes populaires
résidentes et contribue même à accentuer leur sentiment de relégation.
Les tentatives de valorisation symbolique de « la » classe ouvrière se sont ainsi souvent
opérées au détriment des fractions les moins intégrées au marché du travail et les moins
stables des classes populaires. Par exemple, dans la banlieue rouge parisienne, Olivier
Masclet observe la progressive mise à distance, par les élus, des ouvriers immigrés au titre
qu’ils représentent un « risque d’une dégradation symbolique de tout ce par quoi les élus
tentent de valoriser politiquement “la” classe ouvrière.10 »
1.2. Faire le deuil de « la » classe ouvrière ?
L’importance de la déstabilisation de la représentation politique des classes populaires à
partir des années 1980, ne doit cependant pas masquer ce que l’évocation d’un « âge
d’or » de la syndicalisation voire de la politisation de « la » classe ouvrière doit aux
« espoirs messianiques ou millénaristes mis en cette classe par certains intellectuels et
certains mouvements politiques »11. D’ailleurs, à la prophétie de la classe mobilisée dans
son ensemble, la sociologie de l’engagement au PCF rappelle que « tout compte fait de ces
adhésions en actes, cela fait peu d’ouvriers. Quant à l’adhésion partisane, (…) au mieux
35 ouvriers pour 1 000.12 »
C’est également le sens des réflexions de Roger Cornu13 qui voit dans la classe ouvrière
« la classe la plus étudiée et la moins connue » en raison des représentations politiques et
sociales qui lui sont associées. Il souligne alors que l’engouement d’une partie des milieux
intellectuels pour le marxisme implique une vision contradictoire des relations entre
savants et populaire qui « consiste à dire à la classe-messie qu’elle est le messie et qu’elle
ne peut le savoir seule ». Et c’est bien au deuil d’une certaine classe ouvrière, connue à
travers ses seuls représentants et institutions autorisés, qu’invite l’auteur.
À côté de la fin de l’hégémonie communiste et de la progressive dispersion du vote
ouvrier constatées à partir des crises économiques des années 1970, sans doute n’est-il pas
inutile de rappeler qu’il a toujours existé un vote de droite chez les ouvriers puisqu’ « au
plus fort du vote de classe ouvrier, la gauche ne dépassait pas 70 % du vote ouvrier »14.
Figure longtemps absente de la sociologie politique, « l’ouvrier conservateur » fut donc
d’abord perçu comme un « anormal ». Pour Jacques Capdevielle et René Mouriaux, il se
définit comme « celui qui accepte, activement ou passivement, mais explicitement, l’ordre
économique et social en place »15. L’émergence d’un discours idéologique et d’un vote à
droite chez certains ouvriers peut se comprendre par la forte corrélation entre la pratique
catholique et le vote à droite16. Jacques Capdevielle et René Mouriaux soulignent
également l’importance du travail partisan des partis politiques de droite et des syndicats
conservateurs mais aussi la « réaction au discours de gauche et [une] déception devant
l’événement ». Tiraillés entre la non-perception des solidarités de classe et l’expérience
quotidienne – mais individuelle – des inégalités, ces ouvriers témoignent finalement d’une
appartenance ambivalente à la classe ouvrière.
2. Les classes populaires : démobilisation électorale et démoralisation politique ?
2.1. La fragilisation de l’identité de classe
S’il est un fait qui représente les mutations des rapports au politique des classes
populaires depuis quatre décennies, c’est sans doute la baisse importante du sentiment
d’appartenir à la classe ouvrière. On ne peut certes pas réduire ce sentiment déclaré
d’appartenir à une classe sociale à la « conscience de classe », mais son évolution entre les
années 1960 et le début des années 2000 offre malgré tout l’occasion d’aborder une partie
des problématiques contemporaines concernant les rapports entre les milieux populaires et
le politique.
En 1966, 61 % des personnes interrogées déclarent éprouver le sentiment d’appartenir à
une classe sociale et, parmi eux, un peu moins d’un ouvrier sur deux (48 %) et un quart
des employés (26 %) disent avoir le sentiment d’appartenir à la classe ouvrière. Ce qui fait
d’ailleurs dire à Guy Michelat et Michel Simon17 que le regroupement des employés avec
les cadres moyens ne semble plus justifié puisque moins d’un employé sur cinq déclarant
avoir le sentiment d’appartenir à une classe sociale énonce la « classe moyenne » comme
classe d’appartenance. Un autre résultat central est, qu’à l’époque, plus on appartient
objectivement au groupe ouvrier, « plus on dit appartenir à la classe ouvrière et moins on
se réfère à une autre classe ». Pour exemple, en 1966, plus d’un ouvrier d’ascendance
ouvrière sur deux déclare avoir le sentiment d’appartenir la classe ouvrière.
Près de quarante ans plus tard, un peu plus d’un français sur deux déclaraient avoir le
sentiment d’appartenir à une classe sociale. La question continue donc de faire sens même
si un infléchissement est notable. Les transformations concernent en revanche davantage
les modalités de réponse. Les auteurs constatent en effet une « désouvriérisation
subjective, qui affectant tous les groupes sociaux, se révèle particulièrement forte dans les
catégories populaires ». La réponse « classe ouvrière » baisse de près de vingt points entre
1966 et 2002 parmi les ouvriers et les ouvriers ayant des ascendances ouvrières.
L’exploitation de la même question, non plus à partir de sondages électoraux, mais à
partir de l’enquête « Histoire de vie » par Tristan Poullaouec et Agnès Pelage18 permet de
préciser certains de ces résultats. Les auteurs soulignent que le sentiment d’appartenir à
une classe sociale est désormais plus élevé dans les catégories du haut de la hiérarchie
sociale (cadres, professions libérales, etc.) et notent la grande polysémie que recouvre
l’expression « classe moyenne » (la plus citée) dans les réponses des enquêtés. Mais la
plus grande taille de l’effectif de l’enquête permet d’entrevoir que des différences
importantes existent au sein des catégories populaires et offre ainsi l’occasion de nuancer
l’idée d’une désouvriérisation subjective uniforme au sein de celles-ci. Par exemple, en
2003, plus d’un ouvrier qualifié de type industriel sur deux répond positivement à la
question du sentiment d’appartenance à une classe sociale là où ils ne sont qu’un tiers des
ouvriers non qualifiés de type artisanal.
2.2. Le populaire et le politique : des indifférences réciproques ?
Le bouleversement des représentations collectives traditionnelles, perceptible à travers
la plus grande réserve des milieux populaires à se référer à la classe ouvrière, est aussi
visible dans l’évolution de leurs comportements électoraux. Le divorce politique entre la
gauche et les classes populaires et la montée du vote Front National (FN) s’imposent
comme les faits majeurs d’une histoire politique dans laquelle la question de « l’électorat
populaire » fut centrale pour nombre de commentateurs. Mais, d’une part, en ne
s’intéressant qu’aux seuls bulletins exprimés, on élude l’abstention et la non-participation
des milieux populaires : ces derniers risquant désormais de passer, dans certaines villes, de
majorité sociale à « une minorité électorale »19. D’autre part, l’interprétation sociologique
des rapports au vote, à l’abstention et plus généralement à la politique des classes
populaires, pris comme ensembles homogènes selon leur couleur partisane, masque
souvent d’autres formes de mobilisation, d’engagement et d’intérêt pour la vie politique de
ces milieux.
Daniel Gaxie20 conteste l’idée d’un citoyen universellement compétent en matière de
politique. Il montre que la compétence politique des agents sociaux, qu’il définit comme
l’attention accordée au fonctionnement du champ politique, est fortement liée au
sentiment de compétence sociale et politique qui dépend du capital culturel, et plus encore,
de la possession de capitaux scolaires. Dès lors, l’incompétence politique ou l’indifférence
à la politique qui ressort notamment des attitudes des classes populaires se comprend
comme le résultat d’une distance objective et subjective aux savoirs politiques d’une
partie de la population entretenue par le fonctionnement du champ politique. Le système
politique, loin d’être démocratique, repose sur un « cens caché », que l’auteur interprète
comme la conséquence de la professionnalisation du personnel politique et l’accumulation
et la monopolisation, par ce personnel, des savoirs politiques.
Si, l’effet de « cens caché » se manifeste dans l’abstention, Cécile Braconnier et Jean-
Yves Dormagen soulignent qu’il se retrouve également dans les non ou les « mal »
inscriptions sur les listes électorales. Leur enquête au sein d’un grand ensemble d’un
quartier populaire met en lumière les différents éléments aboutissant à l’avènement d’une
abstention massive, dans un quartier où la participation électorale figurait pourtant
jusqu’aux années 1970 dans la moyenne nationale. Les auteurs montrent que l’inscription
sur les listes électorales et la participation à certains scrutins sont les résultats
d’interactions de voisinages ou sur le lieu de travail, d’injonctions familiales ou amicales
plus ou moins fortes qui constituent un « dispositif informel de mobilisation électorale »21.
Or, c’est précisément ce dispositif informel qui a été mis à mal par la déstructuration
sociale (chômage, précarité, départ des familles les plus stables et remplacement par les
strates précarisées et immigrées) et par la décomposition de l’encadrement politique,
principalement communiste, de la cité.
Si l’abstention se présente premièrement comme un fait populaire, son interprétation
invite à la prudence. D’une part, on ne peut pas complètement généraliser la
démobilisation électorale des classes populaires des grands ensembles à l’intégralité des
classes populaires de la France. D’ailleurs, on sait aujourd’hui que les abstentionnistes
chroniques ne représentent qu’une infime partie des inscrits. D’autre part, Olivier
Schwartz relève la polysémie de l’abstention des ouvriers du Nord de la France : « on peut
avancer l’hypothèse qu’il s’agit moins d’un apolitisme pur et simple qu’une relation
extrêmement oblique, intermittente et distanciée à la politique, fondée (…) sur un
scepticisme “tous azimuts” »22. Ainsi, la baisse des micro-incitations à voter et la montée
du scepticisme comme rapport ordinaire à la politique dans certaines fractions des milieux
populaires rendent notamment compte, selon les scrutins et l’intensité des campagnes, des
variations de la participation.
Un des autres faits notables de l’évolution du rapport au politique des classes populaires
concerne le vote FN. Nonna Mayer a notamment interprété la progression des scores du
FN au cours des années 1990 et au début des années 2000 (en parallèle de l’effondrement
des scores du PCF) comme le produit d’un « ouvriero-lepénisme »23. Elle voit dans le FN
de l’époque, le premier parti ouvrier de France, et notamment dans le vote FN un « vote
populaire », fondé sur « [l’] absence d’instruction, [la] précarité économique et [les]
frustrations sociales [qui] nourrissent le ressentiment anti-immigrés et les attitudes
répressives qui le portent »24. L’analyse de Nonna Mayer fait l’objet d’une discussion par
Annie Collovald qui y voit une essentialisation « d’un » vote populaire. L’auteur souligne
les limites méthodologiques de la mesure statistique du vote FN et de l’appréhension du
sens des votes par les échelles dites « d’ethnocentrisme » ou « d’intolérance » et rappelle
la grande volatilité des électeurs FN à la suite de Patrick Lehingue. Son analyse des scores
électoraux du FN à l’échelle des inscrits sur les listes et non plus des seuls votants fait
apparaître que le premier « parti » des classes populaires demeure l’abstention. Et,
s’appuyant sur le constat d’usages très différenciés des votes, elle réfute d’en généraliser
les fondements racistes à l’ensemble des classes populaires. La grande pluralité des
ressorts du vote FN invite, d’après elle, à interroger les usages sociaux du vote FN et
« l’offre politique, les enjeux débattus, les compétitions partisanes et la dynamique des
luttes internes aux élites politiques : tout ce qui délimite l’espace des choix possibles entre
lesquels les électeurs sont contraints d’opter »25.
De ce point de vue, l’enquête de Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur les usines
Peugeot de Sochaux-Montbeliard permet de comprendre, d’une part, que « la
cristallisation raciste en milieu populaire se fixe moins sur le comportement des parents
immigrés à l’usine que sur celui des enfants à l’extérieur »26. D’autre part, elle est la
conséquence directe de la déstabilisation de la respectabilité ouvrière conquise par les
générations passées. Le travail de Rémi Lefevre et Frédéric Sawicki27 met alors en lumière
les éléments décisifs du divorce entre le Parti Socialiste et les classes populaires,
particulièrement visible depuis le vote de 2002 alors qu’il était devenu le parti central de la
gauche dans les années 1980. Pour les auteurs, le PS ne représente pas ou plus les
catégories populaires car « il ne donne plus forme à ce groupe, il n’est plus à son image, il
n’est plus à même de porter ni ne défendre ses intérêts ». Leur enquête démontre
notamment comment le PS est devenu un parti d’élus et comment sa composition sociale
s’éloigne de plus en plus de son électorat et se détache des ancrages dans les réseaux
syndicaux notamment. Mais c’est aussi parce que le PS ne se réfère plus au modèle d’une
société divisée en classes sociales, et qu’il ne fait plus explicitement référence au groupe
ouvrier, qu’il contribue en retour « au processus de désobjectivation du groupe ouvrier et
n’est sous-tendu par aucune tentative d’unification des catégories populaires et de mises
en sens de leurs expériences sociales ».
Ce constat sévère fait écho à celui d’Olivier Masclet à propos du PCF. À partir d’une
monographie d’une ancienne municipalité de la banlieue rouge, l’auteur revient sur les
raisons du rendez-vous manqué entre la gauche et les cités28. Alors même qu’une partie
des bénévoles et militants de cité semblaient à la fois disponibles et disposés à
l’engagement politique, Olivier Masclet montre comment ils « ont été renvoyés à leurs
origines sociales et “ethniques” par une classe politique qui, au final, s’est montrée
impuissante à voir en eux de nouveaux relais possibles entre la gauche et les quartiers,
c’est-à-dire autre chose que des “beurs en galère” »29. Dans ce contexte, la religion a des
airs de substituts et se présente comme « une nouvelle voie d’accès à la notabilisation
pour les enfants d’immigrés issus des quartiers et proches des classes moyennes ».
L’étude réalisée par Stéphane Beaud et Olivier Masclet30 met en lumière l’existence de
deux générations sociales d’enfants d’immigrés ayant grandi dans les grands ensembles
des périphéries urbaines. En distinguant les conditions matérielles d’existences, les formes
de politisation et les rapports à l’avenir de ces jeunes, les auteurs montrent l’écart qui
sépare la génération dite « des beurs », notamment visible à l’occasion de la « Marche des
Beurs de 1983 », de la génération des cités, actualisée par les émeutes de 2005. L’intérêt
de cette approche est de retracer les socialisations différentielles de ces jeunes pour
comprendre comment la première a pu « lutter contre les processus multiples de
dévalorisation dont elle faisait l’objet […] en construisant un mouvement social qui s’est
attiré une forte reconnaissance » là ou la seconde s’est trouvée privée de ces moyens et fut
réduite « à agir dans la seule logique de la provocation pour, in fine, faute d’être
entendue, s’exprimer par la violence émeutière ». La « génération des beurs » fait en
partie écho à la génération singulière de Gérard Noiriel. Issue de pères ouvriers non
qualifiés et de familles pour qui l’accession tardive au logement social était synonyme de
promotion résidentielle dans un cadre de relative mixité sociale, elle a bénéficié d’un
encadrement associatif et politique au sein des cités. Née dans les années 1980 et 1990, la
« génération des cités » est caractérisée par la clôture sociale qui a progressivement
marqué les quartiers populaires des périphéries, la déstabilisation sociale du groupe
ouvrier et l’imposition, sur la scène politique, du thème de l’immigration comme
« problème ». Si ces deux groupes partagent de nombreux points communs, leur
différence centrale est peut-être d’avoir grandi en nourrissant des perspectives opposées
vis-à-vis de la société d’origine des parents : la « génération des beurs » socialisée dans le
projet de « retour » a, pour les auteurs, « nourrit à l’égard de la société française des
sentiments très ambivalents, entre rejet et identification », tandis que la « génération des
cités » a désormais pour horizon une société française qui semble la maintenir à distance.
Alors qu’elle luttait pour la reconnaissance sociale des immigrés comme des Français à
part entière, la première génération n’a que peu été entendue par le champ politique et les
partis de gauche. Et c’est d’abord dans les suites de ce premier rendez-vous manqué et
dans le vide politique qui affecte aujourd’hui les « banlieues » que s’inscrit la récurrence
des émeutes urbaines.
3. Les classes populaires, le syndicalisme & les mouvements sociaux
3.1. Classes populaires & syndicalisation dans la France contemporaine
Dans un article ayant pour titre « La transformation du paysage syndical (français)
depuis 194531 », Thomas Amossé et Maria-Theresa Pignoni observent un mouvement
général et continu de baisse de l’adhésion syndicale entre le milieu des années soixante-
dix et le début des années quatre-vingt-dix. Ainsi, plus d’un salarié sur quatre était
syndiqué à la fin de la guerre ; le syndicalisme à dominante ouvrière regroupait alors plus
de 3 millions d’adhérents. Aujourd’hui, la France compte un des taux de syndicalisation
parmi les plus faibles, comparé aux autres pays industrialisés : un peu moins de deux
millions d’adhérents, soit environ 8 % de l’ensemble des salariés. La France occupe
toutefois une place originale par rapport à ses voisins européens, dans la mesure où la
présence institutionnelle des syndicats n’a jamais été aussi forte dans les entreprises et les
établissements. Les auteurs montrent que cette présence est inégalement répartie selon les
secteurs d’activité. Certains sont marqués historiquement par une forte implantation
syndicale et des taux de syndicalisation élevés, comme la fonction publique, l’énergie et
les transports, tandis que d’autres dissimulent de véritables déserts syndicaux. Ainsi, dans
le commerce et la construction un salarié sur cinq signale la présence d’un syndicat sur
son lieu de travail et seulement 2 % des salariés sont syndiqués. Les études menées par
Loup Wolf32 précisent que la différence entre le secteur privé et le secteur public (fonction
publique et entreprises publiques réunies) doit être rapportée à la taille des « entreprises »,
la part des grands établissements étant plus importante dans le public que dans le privé.
Or, il apparaît que la présence syndicale est d’autant plus forte que les établissements sont
grands. En revanche, il reste que les salariés du secteur privé ont, « toutes choses égales
par ailleurs, deux fois moins tendance à se syndiquer que ceux du secteur public » ; ils ont
également tendance à moins participer à un mouvement collectif et aux journées de grève.
Si l’on en vient maintenant à l’examen des facteurs qui favorisent ou au contraire
défavorisent la syndicalisation, dans l’optique de situer les membres des classes populaires
par rapport à cette pratique, Thomas Amossé et Maria Theresa Pignoni montrent que les
ouvriers et les employés comptent aujourd’hui parmi les salariés les moins syndiqués (6 %
contre 15 % pour les cadres supérieurs). Leurs enquêtes révèlent également que les taux de
syndicalisation sont les plus faibles chez les jeunes de moins de 30 ans (3 %), les femmes
(7 %) et les détenteurs de diplômes inférieurs au bac (6 %). Enfin, les individus qui sont
confrontés à la précarité de l’emploi et au chômage comptent parmi les salariés les moins
syndiqués (2 %). Lorsque l’on additionne les facteurs de la non-adhésion syndicale,
énumérés par les trois auteurs précédemment cités, on parvient au constat paradoxal que
ce sont les salariés des classes populaires qui investissent aujourd’hui le moins le fait
syndical, alors qu’ils cumulent de mauvaises conditions de travail et d’emploi.
Jean Pierre Terrail33 a pourtant montré qu’il est difficile d’étudier la question de
l’adhésion syndicale à l’aide de facteurs pris isolément : « Pris en eux-mêmes, la
qualification, la formation scolaire, l’âge, la carrière n’ont pas à proprement parler
d’effets sur la syndicalisation », souligne-t-il. On peut interroger la capacité des
organisations syndicales à mobiliser et à représenter des salariés qui se tiennent
aujourd’hui éloignés du fait syndical. Comme l’observe l’auteur, la baisse de l’adhésion
syndicale peut aussi bien être le fait « d’un recul des convictions syndicales que d’un
départ des adhérents les moins convaincus » et en réalité, les ouvriers ne se syndiquent
pas sans convictions personnelles. Toutefois, ce sociologue montre que les conditions
générales de la syndicalisation sont dues à la combinaison de facteurs collectifs et
individuels dans laquelle prennent place « l’histoire propre de chaque entreprise, l’histoire
des luttes, l’orientation des pratiques syndicales » et « le déroulement des carrières
individuelles » ; cette évolution étant elle-même la combinaison « du regard que les agents
concernés portent sur leur propre histoire et de leur niveau de diplôme ».
Il serait ainsi vain de chercher un âge d’or durant lequel les membres des classes
populaires auraient adhéré massivement à un syndicat. La France n’a jamais été un pays
de syndicalisme de masse. On ne trouvera pas davantage une époque où l’ensemble des
membres des classes populaires serait rassemblé dans la même organisation syndicale.
Depuis la création de la loi sur les associations professionnelles en mars 1884, la
multiplicité de l’offre syndicale témoigne des divisions et des alliances idéologiques et
politiques qui ont traversé l’histoire de ces mouvements. Enfin, le discours syndical s’est
lui-même construit en laissant de côté, voire contre, certaines catégories de main-d’œuvre,
comme les femmes ouvrières ou les travailleurs immigrés non qualifiés, qui ont pu
développer d’autres références identitaires, fondées par exemple sur l’appartenance au
genre féminin pour les premières, à une nation pour les seconds.
3.2. Fragmentation syndicale & multiplicité des mouvements sociaux
Quelles que soient les époques, les syndicats ont toujours eu des difficultés à englober
l’ensemble du monde du travail. Comme le souligne Chantal Rogerat, « l’histoire du
syndicalisme est composée par divers mouvements syndicaux avec chacun leurs
caractéristiques, leurs forces et faiblesses propres34 ». La « force et la faiblesse » des
organisations syndicales a été d’adopter une définition restrictive de la classe ouvrière
reposant sur le modèle de l’ouvrier professionnel, homme. Toutefois, ce modèle a
largement débordé le cadre des organisations syndicales. Dans une étude dirigée par
Georges Lavau35 au début des années 1970, l’ouvrier syndiqué type apparaît comme un
salarié très qualifié, titulaire d’un C.A.P. (Certificat d’aptitude professionnelle) cheminot,
électricien ou métallurgiste, inquiet de l’avenir de sa profession, âgé d’une quarantaine
d’années, travaillant dans un établissement d’environ 1 000 salariés et vivant dans une
grande zone industrielle de province. Pour compléter ce portrait-robot, il est noté que s’il
s’agit d’un ouvrier professionnel résidant dans une région de vieille industrialisation, il
adhère à la C.G.T., alors que s’il est encore ouvrier-paysan ou s’il travaille dans les
nouvelles zones industrielles, ses préférences se portent vers la C.F.D.T.
Jean-Pierre Terrail considère que ce modèle, alimenté par une idéologie fondée sur les
partages de conditions d’existence communes36, a permis à plusieurs générations
d’ouvriers de développer une conscience d’appartenir à un groupe relativement unifié et
ce, en dépit des multiples facteurs de division qui étaient susceptibles de scinder les
classes populaires en une mosaïque bigarrée. Pour Marie-Noël Thibault, c’est au contraire
la vision homogénéisatrice « d’un groupe reposant sur les mêmes besoins37 », qui a
empêché les organisations syndicales, d’une part de prendre la mesure des mutations
interne du groupe ouvrier et d’autre part, d’intégrer des catégories de main-d’œuvre non
ouvrières en leur sein.
Les femmes ouvrières ont eu beaucoup de difficulté à asseoir la légitimité de leurs luttes
dans des organisations syndicales marquées par un modèle dominant masculin. Par
ailleurs, les militants ont longtemps hésité à les intégrer dans le mouvement syndical car
ils les ont d’abord considérées comme une main-d’œuvre concurrente, payée à moindre
coût, et ce malgré la présence, dans les années 1970, d’un nombre important de militantes
syndicales ou l’autorité acquise par des femmes telles que Jeannette Laot à la CFDT et
Madeleine Colin à la CGT. Chantal Rogerat rapporte que les nombreuses luttes des
ouvrières pour faire reconnaître leur qualification et leur métier, « dans les usines de
textile, dans les PTT, l’électronique, la métallurgie l’habillement38 », sont restées peu
visibles, cantonnées au cadre local dans lequel elles se déroulaient. Pour Margaret
Maruani39, la place des femmes dans les organisations syndicales témoigne du divorce
entre le discours syndical, qui s’exprime nationalement, en théorie intégrateur, et les
pratiques de minoration des femmes qui marquent quotidiennement la vie des entreprises.
Ce divorce est-il révélateur, comme le suggère Marie-Noël Thibault, de « l’incapacité des
organisations syndicales à dépasser le segment ouvrier des origines de leur histoire » ?
Danièle Kergoat y voit quant à elle une peur, de la part des responsables syndicaux, de
perdre le contrôle de leur organisation. Elle observe en effet que les travailleuses en lutte
sont susceptibles de bouleverser l’ensemble de l’organisation syndicale : remise en cause
des stratégies et des rapports de pouvoir dans le mouvement, changements dans les
revendications, etc40. Les analyses de Jean-Pierre Terrail montrent que ce qui est valable
pour les femmes ouvrières et les travailleurs immigrés OS, (ouvriers spécialisés), vaut
également pour les jeunes ouvriers.
Pour comprendre cette attitude, il faut selon René Mouriaux, ne pas perdre de vue une
des spécificités du syndicalisme français : sa dimension sociétale. Pour certaines de ses
fractions, le projet syndical doit en effet être « total » afin de représenter l’ensemble des
ouvriers et au-delà, servir de pôle d’attraction aux autres catégories de main-d’œuvre.
Ainsi, après 1914, la CGT a élargi la notion de producteurs à ceux qui contribuent à
produire des services utiles à la société, de manière à inclure les fonctionnaires et les
employés d’exécution dans la classe ouvrière. Dans le cas rapporté par Jean-Pierre Terrail,
la stratégie d’émancipation de la classe ouvrière défendue par la fraction qualifiée des
ouvriers militants cégéstistes, s’est trouvée inadaptée face aux attentes pragmatiques des
jeunes OS. Ces derniers se sont retrouvés dans une situation de double « extériorité » : au
sentiment de dépossession de l’usage de leurs capacités et du sens de leur existence
professionnelle qu’ils éprouvent quotidiennement dans les ateliers, est venu s’ajouter le
sentiment de ne pas être représentés par leurs instances syndicales. Et ce, d’autant plus que
ces dernières tendent à fonctionner selon les mêmes principes que ceux qui sont exigés par
les employeurs : valorisation de l’ordre, de la hiérarchie, de l’autorité. Ce sentiment
d’extériorité risque, qui plus est, de s’amplifier du fait de l’augmentation de la part des
retraités parmi l’ensemble des adhérents des « grandes » confédérations.
De fait, les employés et les fonctionnaires ne se sont pas davantage reconnus dans
l’image proposée par les syndicats ouvriers, à plus forte raison quand il s’agissait de
femmes. Pour Michèle Legendre, « l’adhésion des employés à des thèmes communs de
mobilisation semble être en contradiction avec le souci constant qu’ils ont de se
différencier les uns des autres pour préserver leur identité professionnelle et personnelle.
Ainsi, seules les périodes de grève voient s’effacer partiellement et temporairement les
barrières individuelles.41 » S’il est vrai que l’univers de travail des employés fait la part
belle aux relations particulières entre salariés et employeurs, il ne se limite pas à celui des
bureaux et nombreux sont les exemples de mobilisation collective et de militantisme
syndical dans les secteurs d’activité tels que la poste, les banques, la restauration rapide
ou, récemment, parmi les caissières de la grande distribution. Alain Chenu42 rapporte que,
contrairement à ce qui s’est produit dans le monde ouvrier, les premiers syndicats
d’employés se caractérisent par une orientation confessionnelle et antirévolutionnaire, leur
influence s’exerçant surtout parmi les employés en quête de promotion sociale. Cet auteur
observe que si la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) et le syndicat
Force Ouvrière (FO) se sont dès leur début implantés dans le secteur tertiaire et parmi les
employés, c’est parce qu’ils proposaient un syndicalisme de négociation plus que de
contestation, défendant des intérêts immédiats et qu’ils se démarquaient nettement de la
CGT et du Parti communiste français (PCF). Cependant, Alain Chenu conclut que la faible
mobilisation syndicale des employés, leur refus de s’engager dans l’action collective,
s’explique d’abord et avant tout par le fait qu’ils se considèrent toujours comme étant
distincts des ouvriers, surtout lorsqu’ils les côtoient dans le même univers de travail.
In fine, il semble que les organisations syndicales aient tenté de faire rentrer « les
classes populaires » dans leur définition de la classe ouvrière, plutôt que l’inverse. René
Mouriaux situe la coupure entre le mouvement social et le mouvement syndical juste après
196843. Selon lui, ce dernier n’a pas su prendre la mesure de la transformation de la
structure sociale marquée par l’augmentation des employés, la baisse du nombre des
ouvriers et les transformations internes à la catégorie (hausse des OS). Surtout, il s’est
révélé incapable d’apporter des réponses à la progression du chômage, de la flexibilité et
de la précarité.
En dépit des délocalisations, des plans sociaux qui n’aboutissent qu’à des résultats
insatisfaisants, l’évolution des mobilisations sociales de ces dernières années montre des
pratiques revendicatives spectaculaires, de type « coup de poing », pour accéder à la
(sur)médiatisation. Si ces actions témoignent d’une recherche de nouvelles formes
d’efficacité de la part des salariés pour faire reconnaître leurs intérêts et dénoncer un mode
de vie dominé par « le tout précaire », elles correspondent aussi à un changement
d’interlocuteur. Les salariés en lutte s’adressent moins aux directions de leurs entreprises,
devenues défaillantes pour cause de liquidation, qu’à des acteurs extérieurs : les donneurs
d’ordre ou les pouvoirs publics. Ces actions attestent également la crise du syndicalisme.
Dans une interview récente, Guy Groux rapporte que « les dirigeants syndicaux ont du
mal à défendre un projet collectif et ne parviennent plus, du coup, à maîtriser leur base ».
De fait, face à la dégradation du marché du travail et aux difficultés rencontrées pour
retrouver un emploi en cas de licenciement, les ouvriers s’unissent pour défendre leurs
intérêts individuels immédiats afin d’obtenir pour chacun les plus fortes indemnités de
départ. Pour ne pas apparaître en reste, les organisations syndicales se retrouvent
contraintes d’accompagner ces revendications à court terme, donnant le sentiment de ne
pouvoir étendre leurs prérogatives au-delà de l’urgence de la question sociale. Ce faisant,
elles semblent faire l’économie d’une réflexion sur les évolutions de l’emploi à plus long
terme.
4. Renouveau ou fragmentation des luttes et de la culture de classe ?
4.1. Baisse de l’adhésion syndicale – non-syndicalisation des classes populaires :
l’articulation du « je » et du « nous » en question
Selon Jean-Pierre Terrail, les tensions que connaît aujourd’hui le syndicalisme
proviennent de trois grands facteurs : politiques, économiques et socioculturels. Sur le
terrain politique, l’effondrement du socialisme de l’Est et l’incapacité des différents
gouvernements de gauche à proposer une alternative sérieuse à l’économie de marché ont
ouvert un vide laissant les classes populaires « sans modèle de société alternatif
crédible »44. Sur le terrain économique, les stratégies patro nales ont progressivement
contraint les ouvriers à renoncer à l’action collective au profit du modèle de la réussite
individuelle.
À ce propos, Michel Pialoux relate « le désarroi du délégué »45 syndical CGT qui, dans
les ateliers, se retrouve confronté à des comportements faisant fi des règles de la solidarité
ouvrière et qui reste désarmé face aux pratiques des employeurs exacerbant
l’individualisme, les rivalités et les jalousies.
La faible adhésion syndicale des classes populaires révèle enfin les effets de
l’individualisation croissante de la société française. L’accès à la consommation de masse,
à la propriété du logement (Cf. Chapitre 3), à la scolarisation longue (Cf. Chapitre 4) d’une
fraction de plus en plus importante du monde ouvrier se sont accompagnés du
développement d’un individualisme concurrentiel dans lequel les stratégies individuelles
pour « s’en sortir » et les dimensions « du soi, du couple et de la famille46 » ont pris le
dessus sur la mobilisation collective : « L’aspiration, à partir des années 60, de la jeune
génération ouvrière à l’émancipation (…), liée à la sécurité de l’emploi et au
développement de l’école, se traduit par l’émergence d’une volonté de réalisation de soi.
(…) Pour la première fois dans l’histoire humaine, la question de l’individu et de son
épanouissement se pose dans la classe dominée. Jusque-là les dominés se battaient pour
des améliorations collectives.47 »
À l’appui de cette thèse, Dominique Labbé observe qu’« après 68, les ouvriers ont
surtout augmenté leur consommation, plus que leur syndicalisation48 » ; et Michel Verret
de rappeler que le niveau de vie moyen des ménages ouvriers en 1982 équivalait à celui
des cadres supérieurs en 1975, d’où le fantastique rattrapage opéré par les classes
populaires à partir du début des trente glorieuses. L’enquête ethnographique réalisée par
Olivier. Schwartz à la fin des années quatre-vingt dans un grand ensemble du Nord49,
conclut à une privatisation croissante du monde ouvrier, c’est-à-dire au surinvestissement
de la vie familiale et personnelle au détriment des expériences collectives. La crise écono
mique et sociale n’est pas à elle seule responsable de l’affaiblissement de la
syndicalisation des classes populaires et tous les salariés n’ont pas fait leurs les arguments
et les objectifs patronaux. Ce qui semble en cause actuellement, c’est davantage la
crédibilité de l’action collective et son efficacité.
Selon Jean-Pierre Terrail, les processus de désyndicalisation et de non-syndicalisation
reposent sur la conjonction de trois processus. Ils correspondent d’abord à la baisse de
l’adhésion syndicale des ouvriers les moins qualifiés, les plus âgés et les moins diplômés,
qui sont résignés sur leur avenir professionnel et ne croient plus en l’action collective pour
améliorer leur sort. Ils touchent également des fractions des classes populaires qui, au
contraire des premiers, connaissent une promotion professionnelle et qui substituent
l’engagement syndical à la reconnaissance par l’entreprise des capacités individuelles. Ils
concernent enfin la non-syndicalisation des salariés les plus jeunes qui, bien que
faiblement qualifiés, possèdent des diplômes, appartiennent à des ménages où les deux
membres du couple exercent une activité professionnelle et investissent dans la promotion
individuelle et familiale. Cette dernière catégorie semble, selon les observations réalisées
par l’auteur, la plus opposée aux formes de l’action collective traditionnelle. Or, avec
l’élévation du niveau de formation scolaire des jeunes et la valorisation des parcours de
formation « tout au long de la vie », cette catégorie est amenée à prendre de plus en plus
de place à l’intérieur des classes populaires.
Ainsi, dans le schéma proposé par Jean-Pierre Terrail, la classe ouvrière tendrait à
disparaître sous les effets conjugués des échappées de classe réalisées par ses fractions les
plus qualifiées, soit celles qui sont les plus en mesure de réaliser leurs aspirations
individuelles, et par le repli sur la sphère privée, synonyme de privation et d’isolement, de
ses fractions les plus précaires. Pourtant, à l’instar de Thomas Amossé et Maria-Teresa
Pignoni on peut aussi voir, à un autre niveau, que l’exercice de responsabilité syndicale
s’apparente à « une forme d’intégration professionnelle, voire de promotion sociale pour
les salariés d’exécution50 ».
Florence Weber voit davantage dans les ouvrages d’Olivier Schwartz et de Jean-Pierre
Terrail un changement de regard des intellectuels sur les pratiques ouvrières qu’un
changement des pratiques elles-mêmes. Entre ces deux approches, se trouve sans doute
résumée l’épineuse question de l’objectivation des processus d’individualisation qui
traversent les groupes sociaux dominés. Dans ces conditions, la faible adhésion syndicale
des classes populaires, en particulier celle des plus jeunes ouvriers, pourrait traduire une
volonté de ne pas se laisser imposer, par les organisations syndicales, une définition
restrictive d’eux-mêmes, trop focalisée sur les espaces collectifs et sourde aux aspirations
personnelles.
4.2. Le nombre peut-il encore faire force ?
Selon Roger Martelli, les organisations traditionnelles du monde du travail n’ont pu
empêcher le démantèlement conjoint du tissu industriel et du système collectif de relations
sociales. Le syndicalisme et le communisme en ont fait les frais. « Le syndicalisme voit
son image, son efficacité et ses effectifs reculer et les classes populaires ne se sentent plus
représentées par la gauche.51 » En effet, poursuit cet auteur, « en 1981, on se plaisait à
dire que la majorité sociologique et la majorité politique avaient fini par coïncider : il
était acquis que le peuple était à gauche et la gauche était majoritaire52 ». Toutefois, cette
« euphorie » a été de courte durée. L’accession de la gauche socialiste aux responsabilités
a marqué le début de la hausse de l’abstention électorale qui s’est manifestée depuis lors
avec force dans tous les types d’élection, ainsi que la désaffection des classes populaires
(ouvriers et employés) pour les partis de gauche et dont le PS et le PCF ont payé le prix
fort lors des élections présidentielles de 2002 (respectivement 16 % et 3 % au premier tour
de l’élection présidentielle). Mais, ainsi que le rappelle Bernard Pudal à propos du PCF, la
« crise » de ce parti tient aussi aux transforma tions propres à l’espace politique français et
à « un ensemble d’évolutions sociales dont les effets sur le fonctionnement des entreprises
politiques et sur les modes d’engagements militants, en particulier en milieu populaire
sont manifestes »53 et particulièrement visibles dans les scores électoraux récents de cette
organisation politique.
Est-ce à dire que « le » peuple a sombré dans le mutisme et l’isolement ? S’est-il réfugié
dans la sphère privée, par repli ou pour concrétiser des rêves d’accomplissement
individuel ? Si l’on en juge par la force de la conflictualité sociale qui a pris toute son
ampleur à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, il semble difficile de répondre à
ces questions par l’affirmative. Certes, les mouvements sociaux sont aujourd’hui moins
ouvriers et plus éclatés. Ils semblent se développer en marge des organisations syndicales
et des mots d’ordre des partis politiques. Mais il n’en demeure pas moins qu’ils ne se
situent pas dans un « hors classe » et entretiennent une grande proximité avec les
revendications du mouvement ouvrier. Comme le souligne Sophie Béroud, « la
mobilisation des chômeurs, des sans papiers, des mal logés, dépasse le seul antagonisme
capital/travail par les demandes qu’elles mettent en avant54 » tout en s’y référant. En effet,
comment comprendre la lutte des sans-papiers sans la rattacher à une dénonciation
collective des pratiques patronales de délocalisation et de contrôle de la main-d’œuvre
étrangère non qualifiée ? Dans le même ordre d’idées, les grèves des jeunes salariés de
chez McDonald’s dénoncent autant le mythe de la réussite individuelle à tout prix que les
conditions de travail et d’emploi tayloriennes qui ont cours dans la restauration rapide.
Pour elle, « ces derniers représentent également, sans forcément l’exprimer, cette jeunesse
(populaire) dont l’origine immigrée, réelle ou supposée, les expose plus que d’autres aux
échecs scolaires, à la relégation dans des zones urbaines pauvres, au chômage et aux
discriminations à l’embauche ».
Selon Roger Martelli, « les XIXe et XXe siècles avaient fondé les ouvriers en classe ; la fin
du XXe a érodé, non le groupe lui-même, mais la classe plus ou moins réunie par
l’espérance d’un avenir radieux55 ». Or, c’est bien l’éclatement et la dispersion interne aux
classes populaires qui pose aujourd’hui problème tant aux organisations syndicales
confédérées qu’aux partis politiques. Ces derniers peinent à rassembler les diverses
composantes des classes populaires autour d’un projet politique commun comme avait pu
le faire le Parti socialiste au début des années quatre-vingt. Enfin, au-delà de l’apparente
diversité des mouvements sociaux, il ne tient qu’aux travailleurs de prendre conscience de
leur pouvoir de peser sur le cours des choses. De leurs capacités d’organisation et des
manières de s’imposer comme sujet politique pourraient sourdre de nouvelles formes
d’agrégation du peuple.
Conclusion : Effritement du salariat ou offensive contre le salaire socialisé ?
Robert Castel observe que « le salariat ouvrier a progressivement perdu sa centralité au
sein du salariat56 ». Selon lui, l’avènement de la société salariale s’est traduit par la
généralisation – différenciation du salariat ; la classe ouvrière occupant à l’intérieur de ce
continuum « une position subordonnée quant aux revenus, au prestige et au pouvoir », en
même temps qu’une majorité de ses membres a pu bénéficier de l’État social (régulations
du droit du travail, protection sociale, etc.), se mettant ainsi à l’abri de la précarité qui
caractérisait jusqu’alors le monde ouvrier et plus généralement les classes populaires sous
l’ère industrielle. La perte de la centralité du salariat ouvrier sonne donc « la fin de la
bipolarisation de la conflictualité » dans laquelle deux blocs antagonistes s’affrontent (la
classe ouvrière d’un côté, le patronat de l’autre) au profit d’un compromis entre ces deux
forces sociales « sous l’égide de l’État », sans « changement de fond des structures du
capitalisme ». Mais, sous l’effet même de l’effritement de la société salariale, l’État social
semble aujourd’hui impuissant à répondre aux transformations que traverse actuellement
le salariat : « le chômage de masse a paralysé les capacités de résistance des salariés
tandis que l’imposition sauvage de la flexibilité paraissait rogner inexorablement les
régulations collectives de l’emploi. »
Cette approche est pourtant nuancée par Bernard Friot57 qui conteste la thèse de
l’avènement d’une société salariale et de son actuel effritement. Pour lui, ce qui ressort
d’une lecture socio-historique de l’émergence des assurances sociales (maladie, retraite,
chômage) et de la Sécurité Sociale en France, c’est la mise en place historique d’un salaire
socialisé contre les logiques libérales d’assistance et de prévoyance. Les cotisations
sociales qui financent ce système n’ont alors, pour cet auteur, rien d’une régulation que
l’État social aurait imposé au capitalisme. Pour Bernard. Friot, le salaire socialisé ne peut
s’apparenter à un « transfert des riches vers les pauvres au nom de la solidarité
nationale », ni même rien d’une « solidarité intergénérationnelle sous arbitrage
étatique ». Selon lui, la protection sociale des salariés est, en France, la résultante du
« double mouvement indissociable d’inscription des salaires directs dans le barème d’une
grille établie selon la qualification […] d’une part, et du partage du salaire total en deux
parties, dont la seconde en croissance relative, va au pot commun, et peut-être qualifiée de
salaire indirect d’autre part. » Le salaire socialisé est donc une conquête du mouvement
ouvrier qui se réapproprie les gains de productivité sous forme de cotisations sociales
patronales supplémentaires. Or, pour Bernard Friot, c’est à une offensive contre ce salaire
socialisé à laquelle on assiste dans la mesure où le salaire ne constitue plus aujourd’hui le
point nodal des conflits salariaux et du débat politique.
Le débat entre « l’effritement de la société salariale » (Robert Castel) et « l’offensive
contre le salaire socialisé » (Bernard Friot) renvoie à deux lectures sociohistoriques du fait
politique. Dans ces deux argumentations, on comprend pourtant que les questions afférant
au travail et à l’emploi constituent les lieux centraux des recompositions qui touchent
aujourd’hui les classes populaires (Chapitre 3).
1 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, op. cit., p. 13-17.
2 Annie Collovald, Frédéric Sawicki, « Le populaire et le politique. Quelques pistes de recherche en guise
d’introduction », Politix, no 13, 1991, p. 10.
3 Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française XIXe-XXe, Paris, Seuil, 1986, p. 102.
4 Alain Touraine, La conscience ouvrière, Paris, Seuil, 1966.
5 Gérard Noiriel, op. cit., 1986.
6 Guy Michelat, Michel Simon, Les ouvriers et la politique. Permanences, ruptures, réalignements, Paris, Presse de
la FNSP, 2004, p. 122.
7 Bernard Pudal, Prendre parti. Pour sociologie historique du PCF, Paris, Presse de la Fondation Nationale des
Sciences Politiques, p. 10.
8 Jean-Paul Molinari, Les ouvriers communistes. Sociologie de l’adhésion ouvrière au PCF, Thonon-les-bains,
Édition de l’Albaron, 1991, p. 211.
9 Jean-Noël Retière, « La sociabilité communautaire, sanctuaire de l’identité communiste à Lanester », Politix,
no 13, 1991, p. 89.
10 Olivier Masclet, « Du “bastion” au “ghetto”. Le communisme municipal en butte à l’immigration. » Actes de la
recherche en sciences sociales, no 159, 2005, p. 15.
11 Florence Weber, « Nouvelles lectures du monde ouvrier, de la classe aux personnes », Genèses, no 6, 1991,
p. 179-189.
12 Jean-Paul Molinari, op. cit., p. 211.
13 Roger Cornu, « Nostalgie du sociologue : la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle jamais été » in Joëlle Deniot,
Catherine Dutheil (dir.) Métamorphoses ouvrières, Paris, L’Harmattan, Tome II, p. 345.
14 Florent Gougou, « Les mutations du vote ouvrier sous la Ve République », Nouvelles fondations, no 5, 2007,
p. 16.
15 Jacques Capdevielle, René Mouriaux, L’ouvrier conservateur, Les cahiers du L.E.R.S.C.O., no 6, décembre
1983 [1975], p. 29.
16 Guy Michelat, Michel Simon, op. cit., 1977, p. 414.
17 Guy Michelat, Michel Simon, op. cit., p. 143.
18 Agnès Pelage, Tristan Poullaouec, op. cit., 2009, p. 29-51.
19 Céline Braconnier, Jean-Yves Dormangen, La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation
électorale en milieux populaires, Paris, Gallimard, 2007, p. 10.
20 Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Éditions du Seuil, 1978.
21 Céline Braconnier, Jean-Yves Dormangen, op. cit., p. 378.
22 Olivier Schwartz, « Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique. Matériaux Lacunaire. », Politix, no 13,
p. 80.
23 Nonna Mayer, Ces Français qui vote FN, Flammarion, 1999.
24 Nonna Mayer, « Les hauts et les bas du vote Le Pen en 2002 », Revue française de science politique, no 5-6,
Octobre-décembre 2002, p. 507.
25 Annie Collovald, Le populisme du FN. Un dangereux contresens, Paris, Éditions du croquant, 2004, p. 150.
26 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, op. cit., 1999, p. 377.
27 Rémi Lefevre et Frédéric Sawicki, La société des socialistes, Paris, Éditions du croquant, 2006.
28 Olivier Masclet, La gauche et les cites. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2006 [2003],
p. 294.
29 Olivier Masclet, « Du “bastion” au “ghetto”. Le communisme municipal en butte à l’immigration », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 159, 2005, p. 25.
30 Stéphane Beaud, Olivier Masclet, « Des “marcheurs” de 1983 aux “émeutiers” de 2005 », Annales HSS, Juillet-
Août 2006, no 4, p. 809-843.
31 Thomas Amossé, Maria-Teresa Pignoni, « La transformation du paysage syndical depuis 1945 », Données
sociales, la société française, Insee, 2006.
32 Loup Wolf, « Le paradoxe du syndicalisme français : un faible nombre d’adhérents, mais des syndicats bien
implantés », Première Synthèses, informations, DARES, No 16-1, 2008.
33 Jean Pierre Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, PUF, 1990.
34 « Le syndicalisme, suite ou fin ? », Table ronde avec Guy Groux, Catherine Lévy, René Mouriaux, Michel
Noblecourt, Chantal Rogerat et Marie-Noëlle Thibault, in Guy-Patrick Azémar (dir.), Ouvriers, ouvrières, un
continent morcelé et silencieux, Paris, Autrement, 1992, p.175.
35 Gérard Adam, Frédéric Bon, Jacques Capdevielle, René Mouriaux, Georges Lavau (dir.), L’ouvrier français en
1970, Paris, Armand Colin, 1971.
36 « La forteresse vide », Table ronde avec Stéphane Courtois, Antonio Elorza, Daniel Labbé, Dominique Labbé,
Michel Ragon et Jean-Pierre Terrail, in Guy-Patrick Azémar (dir.), Ouvriers, ouvrières, un continent morcelé et
silencieux, Paris, Autrement, 1992, p.148-172.
37 « Le syndicalisme, suite ou fin ? », op. cit., 178.
38 Chantal Rogerat, « Mouvements sociaux et syndicalisme », in M. Maruani (Dir), Femmes, genre et sociétés,
l’état des savoirs, La Découverte, 2005.
39 Margaret Maruani, Les syndicats à l’épreuve du féminisme, Syros, 1979.
40 Danièle Kergoat, Les ouvrières, Le Sycomore, 1982.
41 Michèle Legendre, « Les employés de bureau et la représentation. Refus ou aspiration ? », Revue française de
science politique, no 1, 1987, p. 59-75.
42 Alain Chenu, Les employés, La Découverte, 1994.
43 René Mouriaux, « Le syndicalisme, suite ou fin ? », op. cit., p.179.
44 Gérard Mauger, « Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans », in Jean Lojkine,
Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006, p. 29-42.
45 Michel Pialoux, « Le désarroi du délégué », in Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
46 François de Singly, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996.
47 Jean-Pierre Terrail, op. cit., 1992, p. 157-158.
48 Dominique Labbé, op. cit., 1992, p. 154.
49 Olivier Schwartz, op. cit., 1990.
50 Thomas Amossé, Maria-Teresa Pignoni, « La transformation du paysage syndical depuis 1945 », Données
sociales, la société française, Insee, 2006.
51 Michel Pialoux, Florence Weber (avec Stéphane Beaud), « Crise du syndicalisme, dignité ouvrière », Politix,
no 14, p. 7-18.
52 Roger Martelli, « Les gauches, les classes populaires et les classes moyennes », in Paul Bouffartigue (dir.), Le
retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, Paris, La Dispute, 2004, p. 249-265.
53 Bernard Pudal, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Paris, Éditions du Croquant,
2009, p. 9.
54 Sophie Béroud, « Le renouveau des luttes : entre fragmentation et convergences anticapitalistes », in Paul
Bouffartigue (dir.), Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, Paris, La Dispute, 2004, p. 231-
247.
55 Roger Martelli, op. cit., 2004, p. 264.
56 Claude Didry, Bernard Friot, Robert Castel, « Symposium sur “Les métamorphoses de la question sociale”. Une
chronique du salariat », Sociologie du travail, 43, 2001, p. 253-263.
57 Claude Didry, Bernard Friot, Robert Castel, op. cit., 2001, p. 241-253.
3
Travail, emploi et styles de vie : équilibres, inégalités,
recompositions.
Le travail de définition des classes populaires entamé dans les deux chapitres
précédents appelle à vérifier les faits et indices qui attestent de l’existence et de l’unité de
ces milieux sociaux. L’étude des évolutions du travail et de l’emploi permet alors
d’observer une partie des continuités et ruptures qui marquent, autant qu’elles
construisent, les milieux populaires. Mais, si les sociologies des classes populaires ont
souvent privilégié l’étude des dimensions collectives (politiques, emploi, travail, etc.) de
ces groupes sociaux, le monde privé des classes populaires est longtemps resté dans
l’ombre des analyses. Pourtant, la permanence de ces positions sociales dominées est
indissociable de changements des conditions d’existence, particulièrement visibles pour
les classes populaires à l’échelle des cinquante dernières années.
1. Hommes ouvriers, femmes employées : des univers de travail longtemps
construits en opposition
1.1. La figure dominante de l’ouvrier qualifié de la grande industrie de sexe masculin
Les analyses sur le monde du travail ouvrier démarrent en France vers la moitié du
e
XIX siècle. À cette époque, la sociologie n’existe pas en tant que discipline à part entière.
Les réflexions émanent d’économistes, de philanthropes et de médecins hygiénistes
préoccupés d’apporter une solution à la question sociale de l’époque : comment gérer des
populations qui, dans le cadre du développement industriel et urbain, ne parviennent pas à
vivre décemment de leur travail ? Une des études les plus célèbres reste celle que le
médecin Louis René Villermé mena en 1840 auprès des canuts lyonnais et qui fut à
l’origine de deux lois. La loi sur le travail des enfants dans les manufactures en 1841
limita l’âge d’admission dans les entreprises à 8 ans et la première Loi d’urbanisme en
France, en 1850, interdit la location de logements insalubres.
Les premiers travaux sociologiques consacrés au travail et de l’emploi des classes
populaires sont étroitement liés au développement de la sociologie du travail, dans le
champ de la sociologie française, durant la période postérieure à la Seconde Guerre
mondiale. Les deux initiateurs de la sociologie du travail française, Georges Friedmann et
Pierre Naville, fondent leurs recherches sur le postulat selon lequel « travailler est la
pratique sociale centrale, pratique de laquelle dérive l’ensemble des autres conduites de la
vie1 », et assimilent la notion de travailleur à la figure de l’ouvrier qualifié de la grande
industrie, de sexe masculin. Reprenant les thèses de Karl Marx, Georges Friedmann
s’interroge principalement sur les conséquences néfastes de l’organisation scientifique du
travail (OST) sur les ouvriers. Selon lui, la rationalisation du travail rompt avec le modèle
du travail artisanal issu de l’ancien régime dans lequel le travailleur, propriétaire des
moyens de production, maîtrise l’ensemble du procès de production et tire une certaine
fierté du travail accompli. Dans Le travail en miettes, Georges Friedmann défend la thèse
que le développement du machinisme constitue l’un des principaux instruments de
l’exploitation capitaliste conduisant à l’intensification du travail et à la déqualification de
l’ouvrier. Dans un univers de travail où tout est pensé et réglé à l’avance, le travail ouvrier
devient une activité parcellisée, éclatée en tâches d’exécution interchangeables, répétitives
et fortement contrôlées. Dans les usines, la figure de l’ouvrier spécialisé (OS) supplante
celle des ouvriers professionnels (OP), même si ces derniers ne dispa raissent pas. L’OS
devient l’emblème de l’aliénation au travail et de la dépersonnalisation du travail.
Pierre Naville s’oppose à Georges Friedmann sur la finalité du processus d’automation
du travail. Selon cet auteur, le développement des machines permet de décharger les
ouvriers des tâches d’exécution les moins qualifiées et les moins valorisées au profit des
fonctions de contrôle du bon déroulement du procès de travail. Ainsi, pour Pierre Naville
automation du travail rime avec requalification du travail ouvrier et revalorisation du
statut des ouvriers au sein même de la société.
Les premières analyses du travail des classes populaires restent donc centrées sur le
monde ouvrier industriel et sur les conditions d’exercice de l’activité. À partir d’une
enquête de terrain menée dans les usines Renault où il observe l’évolution des machines-
outils, l’historien et sociologue Alain Touraine propose un schéma d’évolution historique
du travail ouvrier original débouchant sur une réflexion sur le développement de la société
dans son ensemble2. Dans la perspective évolutive tourainienne, trois phases
d’organisation du travail ouvrier se succèdent. La « phase A » est marquée par la
prégnance du travail professionnel. Dans cette première phase, l’ouvrier a le choix de ses
outils et de ses méthodes de travail, il est qualifié et jouit d’une autonomie très forte pour
réaliser son travail. La « phase B » est celle du travail parcellisé, tel que l’étudie Georges
Friedmann. Enfin, la « phase C », celle du travail automatisé, est proche du modèle de
l’automation développé par Pierre Naville. Dans cette dernière phase, les ouvriers
n’effectuent plus de production matérielle proprement dite mais surveillent les machines et
les robots qui exécutent le travail. Alain Touraine reconnaît toutefois que les trois phases
d’organisation du travail ouvrier peuvent coexister au sein d’une même entreprise, ce qui a
pour effet de creuser les différences entre les ouvriers. Ainsi, il observe une polarisation de
la main-d’œuvre ouvrière entre, d’une part, des ouvriers déqualifiés du fait de la
parcellisation des tâches propre à la « phase B » et d’autre part, une fraction ouvrière qui
dispose des nouvelles qualifications lui permettant d’intervenir et de contrôler des
machines de plus en plus complexes (phase C). Alain Touraine se démarque toutefois des
thèses de Georges Friedmann et de Pierre Naville dans la mesure où il considère que la
transformation des modes d’organisation du travail marque l’avènement d’une société
qu’il définit comme « postindustrielle » dans laquelle les conflits ne vont plus être fondés
sur la propriété du capital économique, mais sur la possession d’un capital intellectuel
propre à générer et surtout à contrôler des innovations techniques toujours plus poussées.
Jusqu’à la fin des années 1970, les recherches sur le travail des milieux populaires
poursuivent le projet des deux pères fondateurs de la sociologie française, que ce soit en
axant le regard sur le fonctionnement interne de l’entreprise comme le fait l’économiste
Benjamin Coriat dans L’atelier et le chronomètre3, ou que ce soit en étudiant l’ouvrier
français, à partir de la matrice du travail et de l’emploi, dans l’ensemble de ses pratiques
sociales comme en témoigne la trilogie4 réalisée par le sociologue Michel Verret.
Toutefois, le point commun à ces recherches est de ne considérer la question du travail et
de l’emploi des classes populaires que sous le seul angle du genre masculin.
1.2 De la connaissance à la reconnaissance du travail des femmes des milieux populaires
La question du travail et de l’emploi des femmes des milieux populaires est abordée dès
la fin des années 1950. Toutefois, l’imbrication du travail domestique et du travail
professionnel des femmes est telle que les premiers travaux sociologiques ont tendance à
traiter les ouvrières comme une catégorie spécifique de travailleurs à côté de la main-
d’œuvre âgée ou étrangère5. En 1956, les sociologues Madeleine Guilbert et Viviane
Isambert-Jamati montrent, dans une étude sur le travail des ouvrières à domicile de la
confection6, que la place que ces femmes occupent dans la sphère productive ne peut se
comprendre que par le fait qu’elles sont en charge de l’ensemble du travail domestique.
Ainsi, la majorité des ouvrières accepte des mauvaises conditions de travail et d’emploi
uniquement parce que ces dernières leur permettent de « concilier » une activité
professionnelle avec leur rôle de « gardienne du foyer ».
Dans le Traité de sociologie du travail, Madeleine Guilbert, Viviane Isambert-Jamati et
Marguerite Thibert mettent déjà en lumière des éléments qui attestent de l’existence
d’inégalités professionnelles entre hommes et femmes au sein même des milieux
populaires : discontinuités des trajectoires professionnelles des femmes, plus grande
précarité des statuts, salaires féminins inférieurs à ceux des hommes toutes choses égales
par ailleurs. Madeleine Guilbert met l’accent sur la différenciation sexuée du travail entre
les hommes et les femmes dans la fonction des femmes dans l’industrie7. Elle observe que
les ouvrières occupent des postes à moindre responsabilité et à faible possibilité
promotionnelle comparé à leurs homologues masculins. Surtout, l’auteur montre que le
travail qui est demandé aux ouvrières n’est pas sans analogie avec celui qu’elles réalisent
dans la sphère familiale. À la fin des années 1970 et durant toute la décennie suivante, des
sociologues féministes combinent rapports sociaux de sexe et rapports de classe pour
rendre compte de la position des femmes sur le marché du travail. En 1982, Danièle
Kergoat8 rompt avec l’idée que la classe ouvrière est une et indivisible. Selon elle, le fait
d’être un homme ou une femme est une variable fondamentale qui « structure en
profondeur la condition ouvrière et la classe ouvrière », tant du point de vue donc, des
conditions de travail et d’emploi, que « des formes de mobilisation et de solidarité ».
À la lumière des études sur le genre, les classes populaires deviennent plurielles. Si, en
1990, Alain Chenu9 file la métaphore de l’archi pel pour rendre compte de l’hétérogénéité
des conditions de travail, d’emploi, et de vie des employés, le monde des ouvriers,
conjugué explicitement au féminin dans le titre de l’ouvrage dirigé par Guy-Patrick
Azémar10, apparaît lui aussi comme un continent morcelé.
2. La nébuleuse des salariés d’exécution
Malgré des lieux et des conditions de travail variés, les membres des classes populaires
ont un point commun : ils exécutent un travail sous les ordres de leurs supérieurs
hiérarchiques. Les ouvriers et les employés comptent aujourd’hui 13 millions d’hommes
et de femmes, soit un peu plus de la moitié de la population active. Ces deux figures du
salariat populaire ont d’abord été construites en opposition, mais les évolutions récentes
du monde du travail tendent à rapprocher des hommes et des femmes qui partagent peu ou
prou un même type de conditions de vie : pénibilité du travail, insécurité de l’emploi,
niveau bas et souvent stagnant des salaires.
2.1 Oppositions, points de passage et proximités entre les univers de travail des classes
populaires
Historiquement, les employés ont été considérés comme une catégorie distincte de la
classe ouvrière. Cette opposition a reposé, durant toute la première moitié du XXe siècle sur
deux figures emblématiques. D’un côté l’ouvrier qualifié de la grande industrie, de sexe
masculin est payé au jour la journée ; de l’autre, l’employé de bureau masculin apparenté
au cadre, réalisant un travail non manuel, dans un environnement de travail protégé des
nuisances que connaissent les ouvriers perçoit un salaire mensuel. Ce clivage s’est
également construit sur des éléments subjectifs, notamment sur la manière dont les
employés se projettent dans la hiérarchie sociale. Selon Michel Crozier11, les employés
préfigurent, « mieux que d’autres catégories sociales, une société moins marquée par la
différence de classe ». Du côté des femmes employées, Alain Chenu note qu’elles sont
plus souvent situées, dans le monde de la « demoiselle » que dans celui de l’ouvrière.
Enfin, François de Singly et Claude Thélot12 observent que les employés faiblement
diplômés et peu qualifiés semblent valoriser d’autres groupes de références, comme celui
des fonctionnaires, que l’appartenance à une classe sociale clairement identifiée.
Depuis les années 1960, l’essor du salariat, le développement des services et la
féminisation de la population active ont fait passer la catégorie des employés au premier
rang des groupes socioprofessionnels, du point de vue des effectifs. En 2006, ils
représentent 7 millions de salariés, dont 80 % de femmes. Sur cette même période, le
monde ouvrier « pâtit de la désindustrialisation13 » de l’économie française et voit ses
effectifs se réduire d’un million de salariés. En 2006, la catégorie socioprofessionnelle des
ouvriers comptabilise 6 millions de travailleurs dont 80 % sont des hommes.
Toutefois, les changements ne sont pas uniquement d’ordre quantitatif. Les évolutions
du marché de l’emploi et les nouvelles formes d’organisation du travail tendent à
redéployer les activités exercées par ces deux catégories de main-d’œuvre. Au sein du
monde ouvrier, l’activité productive s’exerce de moins en moins dans l’industrie. La
dynamique des gains de productivité et ses conséquences – délocalisations de sites
industriels, fermetures d’usine, plans sociaux, reconversions d’emploi – fragilise les
identités professionnelles tandis que l’indice de productivité horaire du travail ne cesse de
progresser. Les ouvriers industriels n’ont jamais autant produit de valeur en étant si peu
nombreux, tandis que les ouvriers qui travaillent dans des entreprises de services
marchands et dans l’industrie légère, à des tâches de réparations, de gardiennage, de
nettoyage et d’entretien, de livraison, de transmission et de transport, n’ont jamais été
aussi nombreux. Dans le secteur tertiaire, les évolutions sont similaires. Le nombre
d’employés occupés, dans un bureau, à une activité de traitement de l’information, n’a
jamais été aussi faible comparativement à ceux qui rendent des services à des clients, des
usagers, des personnes. Les évolutions récentes du travail tendent donc à rapprocher les
ouvriers des employés. Les activités de dépense physique qui caractérisent
traditionnellement le travail ouvrier se surimposent désormais à des contraintes inédites
liées à la relation de service, comme en témoigne l’enquête en cours d’Olivier Schwartz
auprès des machinistes de la RATP. Incités à développer des compétences d’ordre
relationnel ou « communicationnel », les ouvrier(ère)s apprennent ce que les aides-
soignantes, les serveuses de la restauration et les dépanneurs à domicile accomplissent et
connaissent depuis longtemps : entrer en contact avec un « public » ou « une clientèle ».
Mais ils découvrent également, comme les caissières des hypermarchés, les agents
administratifs des services de l’État civil, ou les assistantes maternelles, des nouvelles
formes de contrôle et d’évaluation de leur travail qui émanent directement de la clientèle
et qui redoublent celles qui sont formalisées et imposées par les employeurs.
Dans les faits, de plus en plus d’employé(e)s et d’ouvrier(ère)s non qualifiés
connaissent des conditions de travail semblables : les postures pénibles, le port des charges
lourdes, l’exposition aux risques, aux nuisances et aux agents infectieux. Récemment, le
développement des centres d’appel dans lesquels travaillent des employés peu qualifiés
selon des procédures standardisées et des normes de productivité élevées et très encadrées,
représente une bonne illustration du cumul, de plus en plus répandu, des deux types de
contraintes : « marchande » et « industrielle » dans le travail d’exécution. Cette similarité
des conditions de travail s’accompagne pour les salariés d’exécution d’une proximité
nouvelle des conditions d’emploi puisqu’un tiers des employés et des ouvriers non
qualifiés travaillent aujourd’hui à temps partiel14.
Dans certains cas, la différence entre les employés et les ouvriers apparaît ainsi plus
comme étant nominale que réelle. Par exemple, dans la nomenclature des Professions et
Catégories Socioprofessionnelles (PCS), un magasinier est classé comme ouvrier s’il
travaille dans un atelier mais comme employé s’il exerce son activité dans un
hypermarché. De même, une femme de ménage appartient à la catégorie ouvrière
lorsqu’elle travaille dans une entreprise et à celle des employés si ses employeurs sont des
particuliers. La confusion entre les emplois qui appartiennent à la catégorie ouvrière et
ceux qui sont classés parmi les employés est particulièrement forte au bas de la hiérarchie
socioprofessionnelle où les échanges entre les deux groupes sont nombreux. D’ailleurs,
depuis dix ans, la mobilité professionnelle s’est davantage intensifiée entre la catégorie
des ouvriers et celles des employés non qualifiés, qu’entre ces derniers et les professions
d’employés qualifiés15.
Le monde des employés et des ouvriers n’est pas uniforme. Il possède son
« aristocratie » et ses « prolétaires »16. Le premier ensemble est composé d’un noyau de
plus en plus restreint d’employés diplômés des banques et des assurances et d’ouvriers
stabilisés, recrutés à temps plein, bénéficiant d’une reconnaissance de qualification liée au
poste occupé et possédant des chances réelles d’accéder, pour les premiers à des emplois
de professions intermédiaires, pour les seconds à des postes de techniciens ou d’agents de
maîtrise. Le second ensemble regroupe des ouvriers et des employés non qualifiés de
l’industrie, du commerce et des services aux personnes. Il rassemble une majorité de
femmes peu diplômées, occupant des emplois précaires et à temps partiel. Comme le
souligne Olivier Schwartz, ces salariés « sont nettement plus liés que les précédents aux
classes populaires tant par leurs origines sociales que par leurs alliances17 ». Surtout,
leurs chances d’accéder un jour à l’emploi qualifié et de réaliser une « échappée de
classe18 » par le biais de la promotion individuelle demeurent faibles, le risque de
connaître le chômage dans un proche avenir est, en revanche, élevé19.
2.2 La fragilisation des conditions d’emploi : les classes populaires d’abord
À la suite des travaux de Robert Castel, Olivier Schwartz observe que « les classes
dominées ont été progressivement intégrées, à partir des années soixante, dans la société
salariale »20. Si la gestion des populations qui ne parvenaient pas à vivre décemment de
leur travail a été au cœur du débat social durant toute la première partie du XIXe siècle, la
relation entre « emploi » et « pauvreté » reste aujourd’hui une préoccupation majeure. En
effet, les mutations économiques provoquent une baisse générale du nombre des emplois
sécurisés, au profit des emplois atypiques, ainsi qu’une augmentation du chômage qui
fragilisent toute une partie de la population active. Ces dérégulations touchent les
membres des classes populaires de manière inégale et sélective comme l’observe Margaret
Maruani à propos du chômage21.
Dans son ouvrage, la sociologue montre que les discours sur le chômage restent souvent
ciblés sur des populations bien identifiées comme le chômage des jeunes, ou celui des
cadres et passent sous silence le fait que les inégalités face au chômage sont cumulatives.
Ainsi, Le chômage et le sous-emploi pèsent essentiellement sur les ouvriers et les
employés et plus précisément sur les jeunes femmes étrangères des classes populaires.
Pourtant, la fragilisation de la main-d’œuvre immigrée n’est pas un fait récent. Selon
l’historien Gérard Noiriel, en France, « l’immigration étrangère est une donnée
structurelle de la construction du groupe ouvrier22 ». Il montre qu’au sein des classes
populaires, les immigrés ont toujours occupé les secteurs du marché du travail les plus
dévalorisés. Maryse Tripier rappelle à cet égard qu’en 1982, sur l’ensemble de la
population active étrangère, plus d’un immigré sur deux est OS contre un sur cinq pour les
Français23. De fait, plus l’immigration est récente plus les emplois occupés sont situés au
bas de l’échelle : les Belges-Flamands au XIXe siècle, puis les Italiens, puis les Polonais,
puis les Maghrébins, et aujourd’hui, les ressortissants d’Afrique noire ou d’Asie. L’étude
réalisée par Isabelle Puech témoigne la violence économique faite aux femmes d’origine
subsaharienne, employées comme femmes de ménage dans une chaîne hôtelière de la
région parisienne24. Elles sont soumises, plus que les autres, à la précarité de l’emploi,
l’indigence des salaires et aux illégalismes quotidiens en matière de droit du travail.
Aujourd’hui, les pratiques de segmentation s’exercent sur l’ensemble des salariés
d’exécution : ouvriers et employés, établis et nouveaux venus, de la production et des
services. C’est ce qui ressort de l’enquête ethnographique menée par Stéphane Beaud et
Michel Pialoux à l’usine Peugeot de Sochaux-Montbéliard25. Ces deux sociologues
observent que les ouvriers, OS comme OP, ont vu leur position dans l’usine et leur
légitimité professionnelle se détériorer sous l’effet des contraintes de rendement de plus en
plus lourdes. Par ailleurs, leur mise en concurrence avec des jeunes intérimaires, pour qui
la possession d’un emploi stable quel qu’il soit constitue une aubaine face au chômage et à
la précarité, a contribué à déstabiliser les collectifs de travail et à instaurer un sentiment
d’impuissance chez les ouvriers les plus âgés. Enfermés dans des tâches usantes et
dévalorisées, privés de toute perspective d’amélioration de leur condition, les ouvriers de
Peugeot vivent une expérience malgré tout analogue à la situation de disqualification et de
relégation sociale dans laquelle se retrouvent les ouvriers victimes d’un licenciement.
Danièle Linhart note que le licenciement collectif déclenche « un drame qui correspond à
l’effondrement du monde ouvrier avec ses valeurs de solidarité, de destin partagé, sa
culture valorisant les dimensions collectives, productrices d’identités similaires, dans un
jeu de miroirs où chacun trouve sa place en opposition à la “logique du patron” dans une
résistance à sa domination26 ».
Lorsqu’il est sélectif, c’est-à-dire lorsqu’il donne lieu à une réduction des effectifs sans
fermeture de l’établissement, le licenciement est davantage un facteur d’isolement vécu
sur le mode individuel et non pas dans un « rapport de classe »27 Il engendre, pour la
personne licenciée, un sentiment de culpabilité28, d’injustice ainsi que la remise en cause
de l’image de soi. Les pathologies de l’estime de soi sont d’autant plus fréquentes que
« les gestionnaires du chômage tendent à reporter sur les chômeurs eux-mêmes la
responsabilité de leur privation d’emploi », comme l’observe Nöelle Burgi auprès
d’ouvrières du textile du nord de la France29. Danièle Linhart30 qui a enquêté sur les
suppressions d’emplois réalisées à l’usine Chausson dans l’Oise, note que « les ouvriers
licenciés rompent souvent avec toutes les personnes et tous les lieux qui ont un lien avec
leur ancienne usine ». Annie Mesrine31 constate pour sa part, que le chômage déstabilise
la personne dans ses dimensions psychologiques et sociales. Selon elle, le chômage peut
être une des causes du surcroît de mortalité des chômeurs dans la mesure où il
s’accompagne, pour les individus les plus fragiles, de l’adoption de comportements à
risque pour la santé, comme l’alcoolisme. Toutefois, la dégradation de l’état de santé des
ouvriers et des employés peut également être mise sur le compte de la médiocre qualité
des emplois proposés après un licenciement. En effet, l’obtention d’un emploi, dont les
conditions d’exécution exposent le salarié à des risques de tous ordres ou dont le statut ne
préserve pas de la précarité, contribue à alimenter le processus d’entrée dans la
vulnérabilité sociale décrit par Robert Castel32. Face au processus de déstabilisation des
trajectoires professionnelles des individus, il n’est pas rare que certaines ouvrières et
employées, malgré un rapport à l’emploi positif et en dépit de la fragilisation des rapports
de proximité (séparations, divorces), se tournent vers la sphère privée plutôt que vers les
dérivatifs procurés par les petits boulots ou l’exercice d’un emploi non qualifié fortement
dévalorisé.
3. Au-delà du travail : la vie privée des classes populaires
Le lecteur de Richard Hoggart a en tête l’emprise des conditions de vie sur le quotidien
des individus du quartier populaire de Hunslet, à côté des grandes usines de prêt-à-porter
de la banlieue de Leeds. Les conditions matérielles d’existence revêtent en effet une
importance particulière dans les classes populaires puisqu’elles figurent explicitement au
cœur des processus de socialisation à l’inverse de ceux des milieux bourgeois33. Au-delà
du travail, la vie privée est donc elle aussi un enjeu de connaissance de la culture des
classes populaires, en ceci qu’elle engage des usages de l’espace domestique, des rapports
sociaux et des rapports à l’avenir. Bien qu’au cœur des débats sur la notion de culture(s)
populaire(s), l’étude de la vie quotidienne et des lieux du quotidien demeure un thème peu
travaillé à l’exception de quelques enquêtes : comme celle de Michel Verret sur la culture
ouvrière, la monographie des rapports sociaux dans une petite ville de province de Michel
Bozon, l’enquête ethnographique de Florence Weber sur le travail « à-côté » et la
recherche d’Olivier Schwartz sur le monde privé des ouvriers du Nord de la France.
3.1. L’habitat : normalisation et hiérarchisations
L’habitat des classes populaires a connu, en à peine un siècle, des mutations sans
précédent. Regardés depuis les « taudis parisiens » et les « cités ouvrières » du début du
XXe siècle, les « grands ensembles » des périphéries urbaines des années 1950 et 1960 ont
tout d’une conquête et d’une normalisation. Particulièrement visibles sur la première
moitié du siècle, ces progrès demeurent importants à l’échelle de la seule génération
d’après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi que le notait Michel Verret à la fin des
années 1970, « ce dont les ouvriers rêvaient hier, ou ce dont ils n’osaient même pas rêver,
l’HLM le plus mal loti leur donne aujourd’hui »34. Paul-Henri Chombart de Lauwe, dans
son enquête menée au début des années 195035 considère que près des 2/3 des ménages
ouvriers enquêtés sur Paris disposent, à l’époque, de moins de 10 m² par personne. La
surface moyenne par personne atteint en France, en 2006, 34 m² pour les ouvriers et 39 m²
pour les employés36. Mais, cette normalisation des logements populaires ne doit pas faire
oublier qu’ils demeurent pourtant les habitants disposant des intérieurs les plus exigus ; la
surface moyenne par personne dans les ménages de « cadres supérieurs » atteignant, à la
même date, 44 m². De même, derrière l’apparent progrès de la surface des intérieurs
populaires, l’accès pérenne au logement n’est pas acquis pour l’ensemble de ces milieux :
les employés et ouvriers sont surreprésentés parmi les personnes qui ont connu une
période sans logement personnel et représentent 82 % des anciens squatters et 73 % de
ceux ayant dormi dans la rue37.
Si la politique du logement et la croissance économique des années 1950 et 1960 ont
participé à l’amélioration des conditions d’habitation des classes populaires à travers la
construction de « grands ensembles » à la périphérie des villes, ceux-ci remplissent, à
l’époque, des fonctions très diverses pour les différentes strates des classes populaires.
C’est le sens du travail de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire38 qui
soulignent qu’on ne peut penser le « grand ensemble » de l’époque comme une unité
homogène socialement, comme pouvaient l’être les quartiers populaires traditionnels : « la
différence entre la catégorie modale [ouvriers qualifiés] et les autres catégories est
beaucoup plus faible ici que dans les autres quartiers. » La sélection des occupants par les
différentes filières d’accès à ces logements est donc au principe de la « rencontre
momentanée de trajectoires sociales fort différentes ». Ainsi, alors que les manœuvres et
employés habitant les grands ensembles sont en « fin de carrière urbanistique », les
ouvriers qualifiés et les cadres moyens sont eux en cours de mobilité résidentielle. Les
auteurs démontrent alors comment cette nouvelle proximité spatiale de groupes sociaux,
pourtant proches « sur le papier » mais éloignés dans leurs modes de vie et leurs
aspirations, est de nature à renforcer les mécanismes de différenciation dans la vie sociale
et privée.
On décèle ici les prémices de « l’ouvrier propriétaire » de Michel Verret39 et celles des
premiers accès à la propriété des classes populaires, parfois vus comme un signe extérieur
d’un accès coûteux à la petite bourgeoisie : « Le “petit-bourgeois” de Bourdieu est “un
prolétaire qui se fait petit pour devenir bourgeois” qui “paie en sacrifices, en privations,
en renoncements, en bonne volonté, bref, en vertu, ses “prétentions” à s’élever
socialement.40 » Le travail de Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine
Siblot montre pourtant que l’accession à la propriété et au pavillon de banlieue, chez les
générations « pionnières » des années 1960 comme chez les « petits-moyens »
d’aujourd’hui, a davantage transformé certaines strates des classes populaires qu’elle ne
les a véritablement coupé de leur milieu d’origine. Se distinguant de « ceux du haut » et
rejetant « ceux du bas », les habitants des zones pavillonnaires de la banlieue parisienne
enquêtée témoignent, en creux, du processus par lequel les « grands ensembles » d’hier
sont devenus les « cités déclassées » d’aujourd’hui.
En effet, l’emblème que représentait le « grand ensemble » dans les années 1950 et
1960 est aujourd’hui vu comme un problème, ainsi que le souligne Sylvie Tissot41. La
progressive relégation sociale des quartiers populaires de la périphérie se comprend alors à
la lecture de l’évolution de leur composition sociale : l’accroissement des familles
populaires précarisées et/ou immigrées et l’évasion des familles stables et/ou non
immigrées étant produit par une gestion ségrégative de l’espace urbain et par la
segmentation du marché du travail. La « cité » et le « pavillon », la propriété et la location,
apparaissent ainsi au cœur des nouvelles séparations qui structurent les classes populaires :
« passant désormais entre les “ouvriers pavillonnaires” et les “ouvriers de cités”, [la
coupure au sein des classes populaires] structure les rapports internes au quartier : la
xénophobie exprime la distance que le quartier n’assure plus entre les Français et les
immigrés, le “haut” et le “bas” des classes populaires.42 »
Entre 1973 et 2006, la proportion de ménages ouvriers et employés propriétaires de leur
résidence principale43 est passée d’un peu plus d’un tiers à près de la moitié. Les classes
populaires restent en dessous de la moyenne nationale (57 % des ménages français sont
propriétaires de leur résidence principale) mais n’ont cessé de s’en rapprocher. La
diffusion à partir des années 1980 du modèle de la propriété de la maison individuelle est
bien sûr à comprendre dans l’articulation entre les aspirations des familles populaires à
l’amélioration de leur logement et les conditions économiques et politiques ayant favorisé
cette transformation. Mais les effets économiques et sociaux de ces acquisitions dépassent
la seule question du logement. Ils conditionnent très largement le « choix » du lieu de
résidence, influent sur les modes de vies et sur les manières de se penser socialement et
contribuent, de fait, à la production de nouvelles inégalités sociales44.
3.2. À côté du travail, un « monde privé » des classes populaires ?
Le monde privé, définit par Maurice Halbwachs comme une « zone extérieure à la
production »45, est un puissant révélateur des structures sociales. Si les modes de vie se
présentent « naturellement » comme les lieux de cette investigation sociologique, leurs
dénominations génériques rend peu compte des usages et sens que prennent ces activités
pour les membres des classes populaires. Ainsi, Florence Weber en vient-elle à préférer la
notion de « travail à-côté » à celle de « loisirs », qu’elle juge trop proche de la conception
des classes moyennes distinguant « ce qu’on fait par plaisir » de « ce qu’on doit faire », là
où elle observe des activités populaires à mi-chemin « entre le gagne-pain (langage de la
nécessité) et le passe-temps (langage du goût) »46. De la même manière, Claude Grignon
et Jean-Claude Passeron défendent l’idée que l’expression « style de vie », au contraire de
celle de « mode de vie », ne s’applique pas seulement aux classes supérieures mais permet
de « reconnaître aux pratiques populaires toutes les dimensions de la pratique
symbolique »47.
Olivier Schwartz préfère, quant à lui, la notion de « monde privé » ; notion qui recouvre
chez lui à la fois la vie intime, la vie propre et les possessions, et les « lieux de
l’autonomie »48 des ouvriers et ouvrières du Nord. Dans un contexte marqué par la
fermeture des bassins miniers et par la crise de la sidérurgie, l’auteur rappelle que
l’extension du monde privé des ouvriers alimente les clivages internes aux classes
populaires. Signe d’émancipation pour les strates ascensionnelles, le développement de la
sphère privée renvoie alors à l’amélioration des conditions d’existence, à la maîtrise des
naissances et à un investissement « presque jubilatoire » de la sphère de la consommation
de la génération entrée à l’usine dans les années 1970. Pour cette « strate de la
déprolératisation », Olivier Schwartz note que l’exploitation n’a certes pas disparu, « mais
elle n’est plus synonyme de dépossession, de privation intégrale ». À l’inverse, pour les
strates précarisées des familles ouvrières, ce processus de privatisation a tout d’un repli
sur soi, notamment visible dans la fécondité large et les conduites domestiques variées
pour faire face aux difficultés économiques. Ces conduites qu’elles soient « tactiques »,
« ascétiques » ou « de fuite », rappellent que la contrainte économique qui pèse sur le
budget des ménages populaires est à relier aux moyens que ces derniers mettent en place
pour la surmonter. Les travaux de Maurice Halbwachs sur les budgets des ouvriers avaient
déjà montré qu’à revenu comparable, les dépenses des ouvriers différaient de celles des
employés ; les ouvriers consacrant plus d’argent à l’alimentation et moins au logement. Il
est vrai que les employés des années 1920-1930 n’ont plus grand-chose à voir avec les
employés d’aujourd’hui… On sait néanmoins qu’en observant un poste de consommation
aussi diffusé que le pain, les différences de consommation demeurent très marquées entre
cadres et ouvriers49.
Mais, l’enquête d’Olivier Schwartz permet aussi d’observer la recomposition des rôles
sexués au sein des couples et des familles populaires. Son enquête rend compte d’une
transformation du modèle du couple ouvrier ou, pour reprendre les termes de François de
Singly50, de la diffusion des normes de la « famille moderne 2 ». Ainsi, alors que jusque
dans la décennie 1980, « la famille ouvrière penchait du côté de la fusion », elle semble se
diriger désormais vers l’autonomie et le « Je intraconjugal », à la manière des familles
moyennes ou supérieures. Dans son enquête sur les formes de sociabilités, Michel Bozon51
relève le familialisme des classes populaires caractérisé par une très grande proximité
spatiale et une forte intensité des relations entre membres de la famille proche, dont les
contours s’étendent aux amis et collègues choisis électivement. La sociabilité familiale
demeure aujourd’hui encore un trait caractéristique des milieux populaires et contribue à
définir les rôles conjugaux et familiaux. Toutefois, Marie-Clémence Le Pape52 observe que
le processus d’individualisation dans les relations familiales n’est pas sans affecter ces
identités. La conciliation de l’aspiration à l’autonomie conjugale avec la fidélité au modèle
familial d’origine s’avère parfois problématique pour les femmes des milieux populaires,
ces dernières pouvant éprouver une culpabilité à se distancier de leurs parents.
Dès lors que l’on observe les identités sexuées dans le couple, l’inégal partage des
tâches domestiques pour les femmes s’affirme comme une évidence53. La prise en charge
des relations écrites avec les administrations notamment, bien qu’elle soit inégalement
valorisée entre hommes et femmes, est l’objet d’une socialisation genrée qui rappelle
l’ambivalence du rôle féminin dans les familles populaires, à la fois « subordonné mais
donnant aux femmes une prise sur la gestion familiale »54. Pourtant, l’espace domestique
des classes populaires ne se résume pas aux identités traditionnelles homme/femme et aux
stricts respects des rôles conjugaux tant l’ambivalence à l’égard des normes de leurs
propres milieux est manifeste55. Olivier Schwartz rejette ainsi l’idée « d’une clôture
absolue de la famille nucléaire sur elle-même ainsi que l’image concomitante d’une
femme entièrement logée dans son foyer et n’en sortant plus »56. Les territoires féminins
sont aussi marqués par un « dehors » notamment visible dans le rapport de la femme à sa
mère, les relations amicales ou de voisinage strictement féminines et pour certaines le
travail salarié. François Héran57 avait d’ailleurs remarqué que la vie professionnelle
diversifie les relations des ouvrières et des employées en faisant exister un espace privé
au-delà du seul réseau de parenté et de voisinage. Certes, le chômage prolongé des
hommes et l’augmentation de l’activité professionnelle peuvent donner l’occasion aux
femmes de contester le « droit masculin à l’extérieur »58 et la question des absences et des
présences des hommes dans le foyer est alors au cœur des conflits et disputes conjugales.
Mais, là encore, Olivier Schwartz remarque que l’effort « pour desserrer l’étau, rompre
l’enfermement – au moins en un point du cercle – maintenir une ouverture » chez les
hommes est la preuve d’une tentative de « faire reculer les effets de la domination sur leur
vie, au profit d’un secteur où ils peuvent s’autoriser à le désirer ».
Le travail de Florence Weber offre alors la possibilité de comprendre ces troisièmes
lieux masculins, situés à l’intersection de « l’usine, l’intérieur domestique et [du]
« dehors »59. La grande diversité des activités extraprofessionnelles des ouvriers qui vont
de la « bricole » au travail d’artisan plus ou moins déclaré en passant par des activités
agricoles renvoie à la double connotation de ce travail : « à côté de l’usine » et en même
temps ludique, pour agrémenter l’ordinaire. Le travail à-côté a ses « élus » mais il a
également ses « exclus », notamment les habitués du café. Il constitue en ce sens un
« rempart contre la déchéance qui menace ». Mais le travail à-côté a aussi son ambiguïté.
En marquant une séparation entre l’usine et son dehors, il concurrence le militantisme et la
pratique du sport, deux formes traditionnelles de l’honorabilité populaire.
Le travail de Nicolas Renahy sur les classes populaires rurales a montré que la pratique
du football chez les hommes n’est pas antithétique d’un souci d’égalité, même si le
« nous » affirmé par les joueurs du club de football local revêt, aujourd’hui plus qu’hier,
des dimensions « plurielles »60, valorisant autant le groupe ouvrier et ses individualités que
l’appartenance locale. Ces activités populaires sont finalement au fondement des groupes
d’appartenances locaux. Elles sont, à ce titre, l’expression d’un goût populaire qui ne peut
être réduit à la seule nécessité. Ces activités sont aussi marquées par les stéréotypes sexués
dissociant nettement l’univers masculin de l’univers féminin. Les interactions dans les
vestiaires du club de football enquêté constituent l’exemple typique de ces lieux
d’expression d’une sociabilité masculine populaire qui s’apparentent à « une revanche sur
l’espace domestique » en s’affranchissant, un temps, de la vie familiale et conjugale.
3.3. Les pratiques culturelles : inégalités et transformations
Commentant les résultats de l’enquête sur Les pratiques culturelles des Français de
1982, Gérard Noiriel relevait « qu’il n’y a guère que pour le bricolage, le loto ou le PMU
que la pratique ouvrière est supérieure à celle des cadres »61. Les pratiques culturelles
populaires témoignent en effet des inégalités vis-à-vis des formes lettrées et légitimes de
consommation culturelle des classes moyennes et supérieures, et de l’ancrage, au sein de
ces milieux, de pratiques ludiques liées aux tentatives d’amélioration des conditions
matérielles d’existence. Et si l’on sait que les pratiques culturelles et sportives sont
d’abord influencées par le niveau de diplôme, les inégalités constatées hier entre les
milieux sociaux persistent aujourd’hui encore. Ainsi, les cadres et professions libérales
sont-ils quatre fois plus que les ouvriers et agriculteurs et entre deux et trois fois plus que
les employés à être allés au théâtre ou à un concert62. Les nouvelles technologies ne sont
pas plus marquées par l’égalité puisqu’en 2006 un tiers des ouvriers actifs et moins d’un
employé sur deux dispose d’une connexion internet à domicile là où c’est le cas de plus
des trois quarts des cadres63.
L’étude des pratiques culturelles et sportives des Français par Philippe Coulangeon et
Yannick Lemel rappelle d’ailleurs que « la propension au cumul de ces pratiques […] est
fortement hiérarchisée par le niveau d’éducation, le revenu et la position sociale et
professionnelle des individus »64. La construction de trois profils d’usages et de pratiques
culturelles et sportives révèle, qu’au-delà du niveau d’éducation, les ouvriers et
agriculteurs, et dans une moindre mesure, les employés et les inactifs, se rapprochent du
profil caractérisé par de faibles niveaux d’activités de loisirs et un usage plus intensif de la
télévision. Mais les auteurs soulignent aussi les limites de l’enquête exploitée pour
appréhender les loisirs populaires que sont le bricolage, le jardinage, la mécanique
automobile ou la décoration. Ces résultats semblent donc confirmer les principes de la
correspondance entre l’espace des pratiques culturelles et l’espace des positions sociales
théorisé par Pierre Bourdieu dans La Distinction65. Les données exposées par Philippe
Coulangeon et Yannick Lemel mettent pourtant davantage l’accent sur le cumul des
activités sportives et culturelles que produisent l’effet de revenu et celui d’éducation que
sur la distinction repérée par Pierre Bourdieu entre les fractions de classes à dominante
économique et celles à dominante culturelle. Sans doute est-ce l’indice que l’attention
portée aux inégalités d’accès aux loisirs ou aux hiérarchies culturelles entre les milieux
sociaux appelle à l’étude des usages sociaux du temps libre. Le rappel de ces inégalités ne
doit pas en effet masquer le contenu et le sens des activités culturelles des individus.
D’une part, car le risque est de manquer l’ambivalence des pratiques populaires à la fois
dominées par rapport aux pratiques légitimes mais, en partie aussi, autonomes d’elles.
Mais, d’autre part, car, ainsi que le souligne Bernard Lahire, la « frontière entre la
légitimité culturelle (la “haute culture”) et l’illégitimité culturelle (la “sous-culture”, le
simple divertissement) ne sépare pas seulement les classes [sociales], mais partage les
différentes pratiques et préférences culturelles des mêmes individus, dans toutes les
classes de la société.66 »
Or, l’intérêt de ce travail est précisément de rappeler que le modèle de la cohérence des
pratiques et des goûts culturels est trop souvent présupposé a priori, là où l’étude des
logiques individuelles rend compte de comportements et préférences culturels dissonants.
La construction de profils culturels en fonction de la légitimité culturelle des pratiques
permet de saisir plus précisément les « fréquents passages de frontières culturelles
effectués par les individus » même s’ils « n’en restent pas moins marqués par leurs
grandes propriétés sociales » [p. 207]. D’après les résultats de l’enquête de Bernard
Lahire, les classes populaires ne se limitent pas à une consommation culturelle cohérente à
faible légitimité culturelle même si cette faible légitimité culturelle marque aussi les
profils dissonants : « la dissonance culturelle apparaît le plus souvent sur un fond général
de faible légitimité culturel du fait principalement de l’absence de contacts précoces avec
les formes légitimes de culture dans le milieu familial d’origine et d’une faible
scolarisation. »
Conclusion : Crises, recompositions ou renouveau des cultures populaires ?
Les transformations que connaissent les milieux populaires sur le marché du travail et
dans la sphère privée attestent malgré tout de l’intérêt de cette notion pour penser les
situations de personnes marquées par la contrainte économique, un éloignement relatif du
capital culturel et finalement les styles de vie associés à ces positions, ainsi que le définit
Olivier Schwartz. Comment en effet oublier qu’un employé ou un ouvrier non qualifié a
en moyenne un niveau de vie inférieur d’un quart à celui de l’ensemble des salariés67 ?
En arguant de l’intérêt de cette notion pour décrire le monde social, la tentation est alors
de poser « la » culture populaire comme une évidence, et d’en routiniser les contenus. La
définition de(s) culture(s) populaire(s) ne va pourtant pas de soi. Elle renvoie aux rapports
entre « le savant et le populaire » et aussi à l’oscillation entre une lecture misérabiliste et
lecture populiste qui enferment, tour à tour, la description et l’interprétation des pratiques
populaires dans l’illégitimité ou dans l’autonomie :

« […] le cadre de vie, et même le cadre de travail, sont à la fois subis et choisis, ou du moins aménagés :
subis dans la mesure où ils sont liés à une position qui est elle-même l’aboutissement d’une trajectoire
sociale et d’un “destin” ; choisis dans la mesure où ils correspondent aussi à une série de “stratégies” visant
à infléchir cette trajectoire et à obtenir des conditions de vie aussi peu éloignées que possible des habitudes
et goûts contractés dans le milieu d’origine […].68 »

Ainsi, là où Pierre Bourdieu voyait, à la fin des années 1970, dans les goûts et pratiques
populaires l’expression du nécessaire69, certains auteurs les envisagent comme « les
façons, […] dont [les membres des classes populaires] arrivent à rendre vivable cette
position dominée dans tous les lieux de leur existence »70 ; et d’autres prouvent la
nécessité de regarder aujourd’hui leurs pratiques culturelles sous l’angle de leur pluralité
et du mélange des genres, à la manière de Bernard Lahire.
Et c’est sans doute l’ambivalence à l’égard de la domination, ou cette « qualité
d’indifférence » dans le rapport aux choses et au monde, ainsi que la nomment Claude
Grignon et Jean-Claude Passeron, que révèle l’étude des usages populaires de la culture.
La crise de reproduction des milieux populaires71 qui s’enracine dans la disqualification
économique et symbolique du groupe ouvrier et les transformations de l’organisation du
travail qui affectent les dernières générations ont aussi largement déstabilisé les cultures
populaires traditionnelles. Si les aspects les plus visibles de cette déstabilisation
concernent le rapport au syndicalisme et à la politique (chapitre 2), ce sont aussi les
rapports des classes populaires aux autres milieux sociaux qui s’en sont trouvés modifiés.
Il semble bien que l’univers ségrégé des classes populaires décrites par Richard Hoggart
dans les années 1950 soit aujourd’hui un univers décloisonné72. Il faut donc « sortir
d’Hoggart » d’après Olivier Schwartz, c’est-à-dire, rompre avec l’idée d’un continent
populaire enclavé et se voyant comme tel au travers d’un « eux/nous », typique de la
culture ouvrière traditionnelle. Le « Je » populaire, souligné par les travaux de d’Olivier
Schwartz et de Jean-Pierre Terrail, n’est peut-être pas tant l’expression d’un dépérissement
des cultures populaires que l’affirmation nouvelle d’une aspiration à « s’en sortir ».
Car, on aurait sans doute tort de croire que la déstabilisation des classes populaires
depuis 30 ans a pour seul effet la disqualification des ressources populaires traditionnelles.
Ainsi que le montrent les travaux de Jean-Noël Retière, l’autochtonie (« être d’ici », « être
du coin ») demeure une ressource valorisée dans les fractions stabilisées des classes
populaires73, y compris pour les dernières générations. Les travaux de Prisca Kergoat sur
les apprentis montrent également que leur relative indocilité au moment de leur entrée sur
le marché du travail n’est pas synonyme d’un rejet « de leur héritage social, des valeurs
ouvriers et du travail ouvrier ou employé »74 mais indique un renouvellement partiel de la
culture ouvrière traditionnelle.
Si l’école se présente aujourd’hui comme l’institution principale de l’accès aux formes
légitimes de culture pour ces dernières générations, la permanence des échecs scolaires
peut conduire certains « adolescents des classes populaires à se tourner vers d’autres
valeurs culturelles et à construire leurs différences sur d’autres bases : les dispositions
viriles à l’honneur familial, en passant par les valeurs hédonistes et divertissement
antiscolaires.75 »
Au-delà des transformations soulignées dans ce chapitre, la question des recompositions
des cultures populaires doit donc interroger les faits nouveaux pour les dernières
générations. À ce titre, l’étude de l’évolution des rapports entre l’école et les milieux
populaires (Chapitre 4) constitue un point important de l’analyse des recompositions
intergénérationnelles des cultures populaires.
1 Georges Friedmann, Pierre Naville (dir.), Traité de sociologie du travail, Paris, Armand Colin, 1961-1962.
2 Alain Touraine, L’évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, CNRS, 1955.
3 Benjamin Coriat, L’atelier et le Chronomètre – Essai sur le taylorisme, le Fordisme et la production de masse,
Paris, Bourgeois, 1979.
4 Michel Verret, L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, 1979 ; Le travail ouvrier, Paris, Armand Colin, 1982 ; La
culture ouvrière, Saint-Sébastien sur Loire, ACL, 1988.
5 Paul-Henry Chombart de Lawe, La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, CNRS, 1956.
6 Madeleine Guilbert, Viviane Isambert-Jamati, Marguerite Thibert, Travail féminin et travail à domicile. Enquête
sur le travail à domicile de la confection féminine dans la région parisienne, Paris, CNRS, 1956.
7 Madeleine Guilbert, La fonction des femmes dans l’industrie, Paris, Mouton, 1966.
8 Danièle Kergoat, Les ouvrières, Paris, Le Sycomore, 1982.
9 Alain Chenu, L’archipel des employés, Paris, Insee, 1990.
10 Guy-Patrick Azémar (dir.), op. cit., 1992.
11 Michel Crozier, Le monde des employés de bureau, Paris, Seuil, 1965.
12 François de Singly, Claude Thélot, Gens du privé, gens du public – La grande différence, Paris, Dunod, 1988.
13 Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 2003.
14 Yves Jauneau, « Les employés et ouvriers non qualifiés. Un niveau de vie inférieur d’un quart à la moyenne des
salariés », Insee Première, no 1250, Juillet 2009.
15 Simone Chapoulie, « Une nouvelle carte de la mobilité professionnelle », Économie & statistique, no 331, 2000,
p. 25-45.
16 Thomas Amossé, Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et
Statistique, no 393-394, 2006, p. 203-229.
17 Olivier Schwartz, op. cit., 1997, p. 93.
18 Jean Pierre Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, Paris, PUF, 1990.
19 Philippe Alonzo, Olivier Chardon, « Quelle carrière professionnelle pour les salariés non qualifiés ?, Données
Sociales. La société française en tendances, Insee, 2006, p. 265-272.
20 Olivier Schwartz, op. cit., p. 121.
21 Margaret Maruani, Les mécomptes du chômage, Paris, Bayard, 2002.
22 Gérard Noiriel, « Babel ouvrière », in Guy-Patrick Azémard (dir.), op. cit., 1992, p. 84-94.
23 Maryse Tripier, L’immigration dans la classe ouvrière en France, L’Harmattan, 1990.
24 Isabelle Puech, « Femmes et immigrées : corvéables à merci », Travail, Genre et Sociétés, no 16, 2006, p. 39-51.
25 Stéphane Beaud, Michel Pialoux, op. cit., 1999.
26 Danièle Linhart, Perte d’emploi, perte de soi, Paris, Ères, 2002.
27 Christian Trotzier, « Le choc du licenciement : femmes et hommes dans la tourmente », Travail, Genre et
Sociétés, no 16, 2006, p. 20.
28 Didier Demazière, La sociologie du chômage, Paris, La Découverte, 1995.
29 Noëlle Burgi, « Exiler, désœuvrer les femmes licenciées », Travail, Genre et Sociétés, no 8, 2002, p. 105-122.
30 Danièle Linhart, op. cit., 2002.
31 Annie Mesrine, « La surmortalité des chômeurs : un effet catalyseur du chômage ? », Économie & statistiques,
Insee, no 334, 2000, p. 33-48.
32 Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003.
33 Muriel Darmon, La socialisation, Paris, Armand Colin, 2007 [2006], p. 32-33.
34 Michel Verret, L’espace ouvrier, Paris, Armand Collin, 1979, p. 34.
35 Philippe Henri Chombart de Lauwe, La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, CNRS, 1956.
36 Pierrette Briant, Catherine Rougerie, « Les logements sont plus confortables qu’il y a vingt ans et pèsent
davantage sur le revenu des ménages » in France, portrait social, Paris, Insee, 2008, p. 105.
37 Maryse Marpsat, Gaël de Peretti, « Une personne sur vingt s’est retrouvée sans logement personnel au cours de
sa vie », Insee Première, no 1225, février 2009.
38 Jean-Claude Chamboredon, Madeleine Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles
et leur peuplement », Revue Française de sociologie, XI, 1970, p. 3-33.
39 Michel Verret, L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, 1979, p. 105-115.
40 Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens ». Enquête
sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008, p. 305.
41 Sylvie Tissot, « De l’emblème au “problème” : histoire des grands ensembles dans une ville communiste », Les
annales de la recherche urbaine, no 93, mars 2003.
42 Olivier Masclet, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2006 [2003],
p. 80.
43 Pierrette Briant, Catherine Rougerie, « Les logements sont plus confortables qu’il y a vingt ans et pèsent
davantage sur le revenu des ménages » in France, portrait social, Paris, Insee, 2008, p. 106.
44 Alin Bihr, Roland Pfefferkorn, Le système des inégalités, Paris, la Découverte, 2008, p. 44-45.
45 Maurice Halbwachs, Les classes sociales, Paris, PUF, 2008, p. 119.
46 Florence Weber, Le travail à-côté. Études d’ethnographie ouvrière, Paris, EHESS, 2001 [1989], p. 48.
47 Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, op. cit., 1989, p. 145.
48 Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990, p. 30-31.
49 Louis Chauvel, « Du pain et des vacances : la consommation des catégories socioprofessionnelles
s’homogénéise-t-elle (encore) ? », Revue française de sociologie, XL-I, 1999, p. 79-96.
50 François de Singly, Sociologie la famille contemporaine, Paris, Armand Colin, 2007 [1993], p. 106.
51 Michel Bozon, Vie quotidienne et rapports sociaux dans une petite ville de province. La mise en scène des
différences, Lyon, PUL, 1984, p. 106.
52 Marie-Clémence Le Pape, « Les ambivalences d’une double appartenance : hommes et femmes en milieux
populaires », Sociétés Contemporaines, 2006, no 62, p. 5-26.
53 Cécile Brousse, « La répartition du travail domestique entre conjoints reste largement spécialisée et inégale » in
La France, portrait social, 1999-2000, Paris, Insee, p. 135-151.
54 Yasmine Siblot, « Je suis la secrétaire de la famille. La prise en charge féminine des tâches administratives entre
subordination et ressource », Genèses, no 64, p. 46-66.
55 Olivier Schwartz, « Zones d’instabilité dans la culture ouvrière » in Guy-Patrick Azémar (dir.), Ouvriers,
Ouvrières. Un continent morcelé et silencieux, Paris, Autrement, 1992, p. 123-135.
56 Olivier Schwartz, op. cit., 1990, p. 281.
57 François Héran, « La sociabilité : une pratique culturelle », Économie et statistique, no 1, 1988, p. 3-22.
58 Olivier Schwartz, op. cit., 1990, p. 362-376.
59 Florence Weber, op. cit., 2001 [1989], p. 49.
60 Nicolas Renahy, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005, p. 101.
61 Gérard Noiriel, op. cit., 1986, p. 252.
62 Chloé Tavan, « Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes prises dans l’enfance », Insee Première, no 883,
février 2003.
63 Yves Fridel, « Internet au quotidien : un Français sur quatre », Insee Première, no 1076, mai 2006.
64 Philippe Coulangeon, Yannick Lemel, « Les pratiques culturelles et sportives des Français : arbitrage, diversité
et cumul », Économie et statistique, no 423, 2009, p. 3-30.
65 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
66 Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte,
2006 [2004], p. 13.
67 Yves Jauneau, op. cit., 2009.
68 Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, op. cit., 1989, p. 124.
69 Pierre Bourdieu, op. cit., 1979, p. 433-448.
70 Florence Weber, « Nouvelles lectures du monde ouvrier : de la classe aux personnes », Genèses, no 6, 1991,
p. 189.
71 Gérard Mauger, « La reproduction des milieux populaires en crise », Ville-Ecole-Intégration, no 113, 1998, p. 6-
16.
72 Gérard Mauger, op. cit., 2006, p. 29-42.
73 Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix,
no 63, 2003, p. 121-143.
74 Prisca Kergoat, « De l’indocilité au travail d’une fraction des jeunesse populaires. Les apprentis et la culture
ouvrière », Sociologie du Travail, Vol. 48, 2008, p. 559.
75 Bernard Lahire, op. cit., 2006, p. 694.
4
« Peut mieux faire. » Les classes populaires et l’école
Lorsqu’au début des années quatre-vingt-dix, Christian Baudelot1 reprend la célèbre
appréciation professorale « Des progrès, mais peut mieux faire » pour qualifier l’évolution
des scolarités des enfants d’origine ouvrière, il souligne un paradoxe : à l’échelle
historique, leur scolarisation est indéniablement à la hausse, mais les inégalités devant
l’école demeurent, voire se creusent avec les autres groupes sociaux. Plus de quinze ans
plus tard, l’exploitation de nouvelles données quantitatives sur l’école ainsi que la
publication de récentes enquêtes ethnographiques permettent de préciser ce paradoxe. En
effet, avec 22 % des enfants d’ouvriers entrés en 6e en 1989 qui ont obtenu un bac général,
17 % un bac technologique et 13 % un bac professionnel, les scolarités des enfants
d’origine populaire d’aujourd’hui ne présentent plus exactement les mêmes
caractéristiques que celles d’hier. La perspective socio-historique s’avère donc centrale
pour saisir les évolutions, mais aussi les permanences qui marquent ces parcours. Une telle
approche ne peut être substituée aux analyses étudiant de façon précise les logiques
contemporaines des familles populaires à l’égard de l’école2. En revanche, elle offre la
possibilité d’un retour générationnel, propice à la compréhension de la nouvelle place de
l’école dans les stratégies de reproduction et de mobilités des milieux populaires. Ce
retour socio-historique sur la question des classes populaires et de l’école révèle une
première singularité : l’absence de rencontre entre la sociologie de l’éducation et la
sociologie des ouvriers pour les sociologues de la première fondation de la discipline.
Ainsi, les classes populaires ou « laborieuses » sont-elles absentes du travail d’Émile
Durkeim sur L’évolution pédagogique en France3, tout comme la question de l’école est
absente des travaux de Maurice Halbwachs sur La classe ouvrière et les niveaux de vie4 ou
de ses cours sur Les classes sociales5.
Le second constat s’inscrit dans le prolongement du paradoxe souligné par Christian
Baudelot en 1992. Au premier plan, la perspective historique révèle un changement du
rapport des familles populaires à l’école, passant d’un scepticisme circonstancié pour les
générations nées avant la Seconde Guerre mondiale à une volonté progressive mais
prégnante, à partir des années soixante et soixante-dix, d’entrer dans le jeu scolaire ;
certains auteurs parlant à cet égard d’une véritable « révolution culturelle » dans les
familles populaires6. Pourtant, la mise en place du collège unique en 1975 et la politique
dite de « démocratisation scolaire » des années quatre-vingt-dix n’auront pas réussi à faire
reculer les inégalités scolaires. À la sélection extérieure des élèves les plus éloignés de la
culture scolaire, s’est aujourd’hui substituée une éviction intérieure par un jeu de filières
très finement hiérarchisées.
1. Une école distante
La situation qu’offre la Troisième République à la question de la scolarisation des
classes populaires est, à bien des égards, ambivalente. Connue pour être la république des
grandes lois scolaires sur la gratuité de l’école primaire (1881) et l’obligation scolaire de 7
à 13 ans (1882), elle consacre pourtant l’organisation de la scolarisation en deux ordres
totalement distincts jusqu’aux années 1930 :
– l’ordre primaire comprenant les écoles communales ou élémentaires préparant au
certificat d’études primaires (CEP) ; auxquelles s’ajoute l’enseignement primaire
supérieur qui ouvre aux écoles normales d’instituteurs, aux emplois de bureau voire aux
petites responsabilités dans l’agriculture et l’industrie ;
– et l’ordre secondaire, organisé autour du Lycée, scolarisant des petites classes
jusqu’au baccalauréat, titre qui garantit, pour ses rares détenteurs, l’accès à l’université et
aux grandes écoles et finalement à l’encadrement et aux professions libérales.
1.1 Ordres scolaires et classes sociales dans la Troisième République
Ces deux ordres ne poursuivent donc pas les mêmes objectifs, ne dispensent pas les
mêmes enseignements, et surtout ne scolarisent pas les mêmes publics. Comme le
souligne Antoine Prost7, à « l’école des notables » qu’incarnent le Lycée et le
baccalauréat, fondés sous l’Empire (1802 et 1808), s’oppose « l’école du peuple »,
organisée par la Loi François Guizot de 1833 puis par Jules Ferry. Chaque classe sociale
dispose de son propre réseau de scolarisation sans pour autant que cette inégalité de
traitement ne soit réellement remise en cause avant la Seconde Guerre mondiale.
Comme le souligne Pierre Périer8, cette « évidence » tient notamment à la conception de
l’école des réformateurs de l’époque car « loin d’une émancipation de classe des couches
les plus déshéritées de la société, l’école républicaine se donne pour mission de former
des individus autonomes, de les arracher aux dépendances et influences de leurs origines
et de leur milieu afin de les intégrer à une culture nationale. » La volonté politique
amorçant la « primarisation » de masse se double en fait d’une mise à distance des
familles populaires et l’auteur note à ce propos que « les brefs moments de rencontres et
d’échanges ont lieu lors de la rentrée où à l’occasion de cérémonies officielles de remise
de prix et de récompenses ».
Mais, cette distance se comprend aussi à la lumière du scepticisme qu’entretiennent les
milieux populaires face à l’école. L’école ne se présente d’abord pas pour eux comme un
moyen d’ascension sociale, ni même comme un instrument de valorisation de la force de
travail. Dans le monde populaire rural de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, l’école
n’est en effet pas perçue comme nécessaire, en dépit de son caractère obligatoire.
Françoise Mayeur remarque d’ailleurs que bien après le vote de l’obligation scolaire,
l’absentéisme scolaire demeure important : « On pense moins à l’avenir de l’enfant, à une
possibilité de promotion sociale par l’instruction qu’à la main-d’œuvre nécessaire pour
les travaux saisonniers.9 »
Finalement, ce sont bien deux jeunesses qui cohabitent dans la France de la Troisième
République : l’une populaire, issue des mondes paysans et ouvriers, l’autre bourgeoise,
majoritairement issue des centres-villes10. Alors que la transition entre l’enfance et la
jeunesse s’avère progressive dans les milieux bourgeois, elle est un passage facilement
identifiable dans les milieux populaires. La jeunesse populaire, qu’elle soit urbaine ou
rurale, correspond en effet à la fin de l’école primaire, à l’entrée dans le travail et à une
cohabitation parentale qui se prolonge jusqu’au service militaire et au mariage. Les rites
qui ponctuent tant l’entrée que la sortie de cette jeunesse sont donc le fait des institutions
qui encadrent une partie du quotidien et des biographies : l’église catholique et la
communion, l’armée et bien sûr l’école, à travers la célébration du Certificat de fin
d’études primaires (CEP).
S’il semble donc important de souligner la méfiance qu’inspire l’école aux classes
populaires à la fin du XIXe et dans la première partie du XXe siècle, Jean-Pierre Terrail
rappelle que c’est à cette période qu’une large partie du mouvement ouvrier commence à
faire sienne la revendication scolaire. Pour la plupart des composantes du mouvement
ouvrier, l’enjeu est alors de s’approprier les questions liées à l’école car elle protège les
enfants d’une exploitation précoce, permet d’affirmer une identité collective et donc
d’accéder à la vie politique. « De tous ces points de vue, la question de l’école, pour la
classe ouvrière, est au fond celle de son intégration à la nation »11, écrit-il à ce propos.
Mais, la position du mouvement ouvrier n’est pas la seule « ligne de fuite » du rapport
entre les classes populaires et l’école sous la Troisième République. La renaissance de
l’enseignement primaire supérieur en 1886 est également au cœur de l’émergence de la
prolongation de la scolarisation pour certaines fractions des classes populaires de
l’époque.
1.2. Premières scolarités prolongées
Fondé une première fois par la Loi Guizot en 1833, l’enseignement primaire supérieur
est ensuite mis entre parenthèses par la Loi Falloux (1850) puis refondé sur les bases de
l’enseignement secondaire spécial par la Loi Goblet (1886). L’histoire de l’enseignement
primaire supérieur est donc une « histoire éclipsée », pour reprendre l’expression de
Françoise Mayeur. D’autant plus éclipsée que cette forme d’enseignement est longtemps
restée dans l’angle mort de la sociologie de l’éducation. Le travail de Jean-Pierre Briand et
Jean-Michel Chapoulie12 s’avère en effet être la première étude sociologique systématique
de l’enseignement primaire supérieur. Et là où les travaux de Pierre Bourdieu insistaient
sur la hausse progressive de la demande d’éducation des familles pour expliquer le
développement de l’école dans les stratégies de reproduction, ces deux auteurs vont eux
souligner que la hausse de la scolarisation, notamment des enfants des classes populaires,
est d’abord le résultat du développement d’une offre scolaire d’un type particulier :
l’enseignement primaire supérieur.
Le premier réseau d’établissement primaire supérieur se constitue avant la Loi Goblet
de 1886, sur les vestiges institutionnels de la Loi Guizot et les initiatives locales. Cet
enseignement s’adresse officiellement aux fractions inférieures des classes moyennes et à
des catégories relativement aisées des classes populaires, d’où son nom de « Collèges du
peuple ». Les études y sont courtes (3 ans après le CEP) et orientées vers des savoirs
pratiques et les sciences usuelles. L’enseignement primaire supérieur s’organise enfin en
deux types d’établissement : les Cours Complémentaires (rattachés à des écoles primaires)
et les Écoles Primaires Supérieures (établissements autonomes) qui relèvent tous les deux
de l’administration de l’enseignement primaire. L’école y est gratuite, à l’inverse de
l’enseignement secondaire, et les enseignements dispensés sont des matières générales
(français, mathématiques, etc.), quelques enseignements de travail manuel (enseignement
ménager et couture pour les filles), et parfois des enseignements annexes (agriculture,
dactylographie, etc.). Cet enseignement débouche sur des diplômes et prépare également
aux concours d’entrée dans les écoles normales d’instituteurs, au surnumérariat des Postes,
voire aux Arts et Métiers. À compter de 1920, l’enseignement primaire supérieur s’étend
même à la formation technique des garçons en intégrant en son sein, après plusieurs
conflits, les Écoles Professionnelles de Commerce et d’Industrie.
Cet enseignement post-primaire, distinct de l’enseignement secondaire, connaît un
succès grandissant au cours de la Troisième République et garantit aux fractions
supérieures des classes populaires urbaines et rurales un début de promotion sociale par
l’école. Il est ainsi probable que la petite proportion d’enfants d’ouvriers nés entre 1893 et
1913, devenus cadres moyens ou instituteurs en 195313, soit passée par l’enseignement
primaire supérieur.
La lecture de ces premières scolarités prolongées implique également de porter le
regard sociologique sur le genre. Au niveau institutionnel, le développement de
l’enseignement supérieur féminin se fait après 1900, là où celui des garçons a commencé
vingt années plus tôt. Cependant, l’observation montre que c’est par le biais de cette filière
que les filles, et notamment celles des milieux populaires, rattrapent leur retard sur les
garçons en matière de scolarisation prolongée. Ainsi les effectifs totaux des écoles
primaires supérieures (EPS) et des cours complémentaires (CC) passent de 40 000 élèves
en 1891 à plus de 270 000 élèves à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Or cette
croissance importante se révèle avant tout féminine : les effectifs des filles dépassant ceux
des garçons dans les EPS en 1938, et ayant même été multipliés par 25 entre 1891 et 1938
dans les cours complémentaires. Pour comprendre le succès de l’enseignement primaire
supérieur, Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie suggèrent finalement que « cette
proximité culturelle relative de l’enseignement primaire supérieur et des classes
populaires tient, à la fois, à son personnel enseignant, issu des mêmes catégories sociales,
et à une orientation moderne et “pratique”, qui ne valoriserait pas univoquement les
matières les plus éloignées de l’expérience sociale de sa clientèle. »
Concurrençant de plus en plus l’enseignement secondaire, les écoles primaires
supérieures y sont intégrées sous Vichy (1941). Cette réforme, qui amorce le lent
processus d’unification des deux ordres d’enseignement (primaire et secondaire) permet
ainsi aux élèves des classes populaires d’entrer dans l’enseignement secondaire par la
« petite porte » des 6e modernes14. En observant la hausse de la part des enfants d’ouvriers
parmi les élèves entrant en 6e (de moins de 3 % en 1936 à plus de 14 % en 1943),
Christiane Peyre15 conclut à un début de démocratisation de l’ordre secondaire. Certes,
elle ne tient pas compte, dans l’explication de cette croissance, de l’intégration des EPS à
l’enseignement secondaire. Mais ces données indiquent malgré tout que l’aspiration à
l’allongement des scolarités dans les cursus généraux s’est sans doute déjà diffusée au-
delà de la seule notabilité. Ce constat « optimiste » doit cependant être nuancé puisque les
enfants d’origine ouvrière connaissent une véritable éviction dans la suite de leurs
parcours : près de la moitié des enfants d’ouvriers entrés en 6e en 1950 ont quitté le
collège ou le lycée six années plus tard.
Ainsi, marquées par une distance réciproquement entretenue au XIXe siècle, les relations
entre classes populaires et école semblent se modifier à leurs marges dans la première
moitié du XXe siècle : à partir des années 1920-1930, par le biais de l’enseignement
primaire supérieur, puis, à partir des années 1940-1950, sous l’effet conjugué de la
modernisation de l’économie et des réformes institutionnelles amorçant l’unification du
primaire et du secondaire. Toutefois, un constat aussi général appelle immédiatement à
une nuance tant la catégorie de « milieux populaires » renvoie, pour cette époque, à une
diversité interne (urbains/ruraux, salariés/journaliers, détenteurs d’un savoir
faire/manœuvre, etc.) dont on sait qu’elle est décisive dans les rapports à l’école.
Christiane Peyre note par exemple que dans les bassins houillers, les enfants des milieux
populaires poursuivent davantage leurs études en raison de la moindre pauvreté et de la
plus grande stabilité du statut de mineurs et de la politique paternaliste du patronat des
mines qui distribue des bourses pour la poursuite d’études.
2. L’école conservatrice ?
C’est au cours des années 1950 qu’augmente de façon significative la scolarisation
post-primaire en France. Tous établissements confondus, le taux de scolarisation en 6e des
11-12 ans bondit de 10 points en six ans. La loi Berthoin de 1959 sanctionne d’ailleurs ce
nouvel état de la demande scolaire en fixant l’âge de fin de scolarisation obligatoire à
16 ans et en transformant les Cours Complémentaires, « rescapés » des réformes
Vichystes, en Collège d’Enseignement Généraux (CEG). Pour les cohortes nées après
1952, trois possibilités s’offrent dorénavant aux élèves à la fin l’enseignement primaire
(CM2 ou 7e) : les classes de fin d’études primaires, les 6e des CEG, et enfin, les 6e des
lycées.
Cependant derrière ces possibilités formelles, la première enquête quantitative nationale
sur l’école, réalisée par l’Institut Nationale des Études Démographiques (Ined) en 1962,
rappelle les grandes inégalités qui marquent l’orientation à la fin du primaire. La période
1960-1975 est donc décisive pour la question scolaire puisque c’est à cette époque que
sont publiés les premiers travaux sociologiques quantifiant et analysant les inégalités
scolaires mais aussi qu’est institué le collège unique (1975), organisant le système scolaire
français sous sa forme actuelle : cinq années de primaire, suivies de quatre années de
collège, puis trois années de lycée.
2.1. « Premières » inégalités
Jusqu’au début des années 1960, la France ne dispose d’aucune enquête quantitative
nationale capable de rendre compte des inégalités devant l’école des différentes catégories
sociales. C’est à l’Ined, qu’est lancé le premier suivi longitudinal des scolarités d’élèves
sortant du CM2. La publication des premiers résultats entre 1962 et 1964, par Alain
Girard, Henri Bastide et Paul Clerc notamment, permet de faire plusieurs découvertes
décisives. D’une part, les enfants issus des classes populaires sont victimes d’une sélection
massive : ainsi, dès la classe de 6e, les trois quarts des fils de cadres sont à l’heure ou en
avance alors que près de deux tiers des fils d’ouvriers accusent au moins un an de retard.
D’autre part, Alain Girard et Henri Bastide notent que « dans tous les milieux, l’entrée en
6e est d’autant plus demandée que les enfants ont une meilleure réussite scolaire. Mais à
valeur scolaire identique, on recherche d’autant plus cette entrée en 6e qu’on appartient à
des milieux élevés.16 » Par exemple, sur 100 familles dont le chef de ménage est cadre
supérieur et dont l’enfant à une réussite scolaire « moyenne », 71 aspirent à ce que leur
enfant aille en 6e au lycée, 20 à ce qu’il aille en 6e au CEG et 6 à l’école primaire. À
réussite scolaire identique, les familles dont le chef de famille est ouvrier agricole sont
10 % à désirer le lycée pour leur enfant, 25 % le CEG, et 64 % l’école primaire. Enfin,
Paul Clerc revient sur les facteurs expliquant ces grandes inégalités. Il découvre alors qu’à
diplôme égal, le revenu n’influe pas sur la réussite de l’enfant et que « l’action du milieu
familial sur la réussite scolaire semble donc exclusivement culturelle »17.
À la même époque, ce constat statistique est formulé sociologiquement par Pierre
Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers18 sous la thèse de « l’autonomie du
capital culturel ». L’approche de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron vise à décrire
les mécanismes objectifs qui déterminent l’élimination que subissent les enfants des
classes populaires à l’école. Ces auteurs conceptualisent alors le « capital culturel »
comme élément décisif de la réussite scolaire. Ce capital culturel, loin de n’être qu’un
« patrimoine de savoirs » transmis par la famille à l’enfant, est aussi un rapport social
particulier à la culture et à langue que l’école pose comme universels et légitimes.
L’illustration de cette thèse est donnée par le cas des rares enfants des classes populaires
qui accèdent à l’époque à l’enseignement supérieur. Ces derniers se révèlent en fait être les
produits de configurations familiales originales qui se distinguent culturellement des
autres familles de leur catégorie sociale dans le rapport positif qu’elles accordent à l’école
et à la culture légitime. Pour les auteurs, ces exceptions sociologiques confirment que les
choix d’orientation de la très grande majorité des familles populaires sont le résultat d’un
probable intériorisé, c’est-à-dire d’un ajustement des espoirs subjectifs aux chances réelles
de réussite scolaire et sociale : « […] Parce que le désir raisonnable de l’ascension par
l’école ne peut se former tant que les chances de réussite sont infimes, les ouvriers
peuvent tout ignorer de la statistique objective qui établit qu’un fils d’ouvrier a 2 chances
sur 100 d’accéder à l’enseignement supérieur, leur comportement se règle objectivement
sur une estimation empirique de ces estimations objectives, communes à tous les individus
de leur catégorie.19 » Ainsi, l’accroissement des taux de scolarisation dans l’enseignement
secondaire depuis l’après-guerre jusqu’aux années 1960 masque que les enfants des
classes populaires « doivent payer l’accession à cet ordre d’enseignement d’un
rétrécissement considérable du champ de leurs possibilités d’avenir ». Loin d’être
émancipatrice, l’école s’avère donc être une institution conservatrice, qui au lieu de
réduire les inégalités sociales les transforme en inégalités scolaires et ce faisant, les rend
légitimes et acceptables.
Dans la poursuite de ces réflexions, Claude Grignon20 s’intéresse aux stratégies de
scolarisation des milieux populaires ruraux. Ces catégories sont en effet celles qui
présentent encore au début des années 1960 la proportion d’enfants scolarisés en 6e la plus
faible. Dans le village enquêté, les classes populaires rurales apparaissent « retranchées de
l’école » et l’arrêt des études à 14 ans constitue la norme jusqu’au milieu des années 1950.
Le modèle de scolarité post-primaire se diffuse ensuite dans l’espace villageois, d’abord
parmi les familles du bourg (artisans, commerçants), puis dans les exploitations subissant
la crise de la société traditionnelle. La très fine focale d’observation permet d’observer
que les stratégies de scolarisation des familles d’agriculteurs alternent entre pragmatisme
et autocensure. Les poursuites d’études concernent alors les filles en premier lieu : « Parce
que la formation des filles est jugée moins importante que celle des garçons, on se
hasarde plus facilement à les scolariser ; l’entrée d’un enfant en sixième reste
subordonnée à niveau scolaire élevé, les filières les plus sûres sont préférées aux cursus
ambitieux mais aléatoires : les filles d’exploitants agricoles n’entrent pas au lycée, mais
au CEG, puis à l’école normale d’institutrice. »
Dans la présentation des analyses des fonctions sociales du système scolaire, on a
coutume de retracer les différences entre d’un côté l’approche de Pierre Bourdieu et Jean-
Claude Passeron et de l’autre celle de Raymond Boudon. Pourtant, c’est peut-être
davantage la discussion entre les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron et
ceux de Jean-Pierre Terrail qui semble plus importante pour l’étude spécifique les rapports
entre les milieux populaires et l’école. Vingt ans après les premiers travaux de sociologie
de l’éducation de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Jean-Pierre Terrail revient sur
la question spécifique des rapports entre familles ouvrières et école à travers une étude
historique21. Son étude de l’évolution des stratégies de scolarisation et des aspirations
scolaires des familles populaires lui fait relativiser la portée de la thèse de l’intériorisation
probable. L’auteur défend en effet l’idée que l’auto-exclusion des familles populaires du
jeu scolaire est davantage caractéristique de la Troisième République que des
années 1960. D’ailleurs, à partir des années 1970, ce qui semble désormais manifeste pour
Jean-Pierre Terrail, c’est l’entrée dans le jeu scolaire d’une partie des familles populaires
et la hausse des scolarités des enfants d’ouvriers entre les cohortes nées dans la première
moitié du vingtième siècle et celles nées après la Seconde Guerre mondiale. La
progression de l’accès aux diplômes de l’enseignement technique court mais aussi au
BEPC concerne ainsi à la fois les fils et les filles d’ouvriers mais les scolarités réelles ont
semble-t-il progressé moins vite que les aspirations scolaires. Pour l’auteur, il faut donc
souligner le rôle nouveau de l’école et du diplôme dans les stratégies de reproduction et de
promotion des classes populaires. Mais, au moment où le système éducatif français
connaît de grands changements structurels et modifie aussi les scolarités des enfants des
milieux populaires, Jean-Pierre Terrail refuse d’y voir un unique déplacement des
inégalités marqué par de nouvelles formes d’intériorisation du probable, par exemple
visibles dans les choix de filières les moins prestigieuses. Pour lui, la tension entre le
développement important des attentes vis-à-vis de l’école et le nombre élevé d’échecs qui
persiste dans ces milieux caractérise désormais les nouveaux rapports à l’école des
familles populaires. Christian Baudelot et Roger Establet actualisent en partie ce constat
en comparant l’évolution des aspirations au baccalauréat entre 1962 et 1973 et les
proportions de bacheliers sur la même période pour les enfants d’ouvriers et de cadres. Les
auteurs notent alors qu’à cette époque « le niveau monte, mais les aspirations plus
encore »22 car la période 1962-1973 est marquée par une nette hausse des aspirations au
baccalauréat chez les ouvriers : en 1973, près des deux tiers des ouvriers déclarent
souhaiter que leur enfant atteigne le bac alors qu’ils n’étaient qu’à peine un sur six à le
déclarer neuf ans plus tôt. Mais, dans le même temps, l’accès réel au baccalauréat ne
progresse que de quatre points pour les enfants d’ouvriers.
Finalement, la combinaison de différentes échelles d’observations des scolarités des
enfants des milieux populaires révèle l’ambiguïté de la première explosion scolaire.
Regardés pour eux-mêmes, les rapports à l’école des familles populaires et les scolarités
de leurs enfants indiquent des changements manifestes et les débuts de l’appropriation de
l’enjeu scolaire par ces milieux. Comparés aux scolarités des familles des milieux
supérieurs pourtant, les écarts de l’époque se maintiennent dès lors que l’on regarde
l’accès au baccalauréat ou l’orientation à l’intérieur du système éducatif et les choix de
filières.
2.2. À l’école, à l’usine, au bureau
La période qui s’ouvre au sortir de la guerre pour l’enseignement technique rappelle que
la formation des futurs ouvriers et employés est, en France, le produit de l’opposition de
deux conceptions : celle « scolariste » de l’État et celle « professionnaliste » du patronat.
Ainsi, à la diversité des formations et filières professionnelles de la IIIe République23,
succèdent, dans les années 1950 et 1960, l’institutionnalisation et la structuration d’un
enseignement technique public, largement encadré par l’État. Cette « parenthèse
scolaire »24 de l’enseignement technique et professionnel, amorcée sous la IIIe République,
s’observe ainsi très nettement au niveau institutionnel.
D’un côté, les Centres d’Apprentissage (CA) créés en 1949 deviennent, à la suite de la
réforme Berthoin (1959), des Centres d’Enseignement Technique (CET), ancêtres des
Lycées d’Enseignement Professionnel (LEP créés en 1975). Les CA recrutaient à l’issue
du primaire à 14 ans et préparaient au Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) (créés
en 1911) en trois années.
De l’autre, les écoles nationales professionnelles et collèges techniques (créés en 1941)
deviennent des établissements autonomes appelés « lycées techniques » en 1959, pour
finalement être intégrés aux lycées à partir de 1962-1963. Il s’agit en fait des ancêtres des
lycées technologiques d’aujourd’hui.
La réforme Fouchet de 1963, destinée à encadrer la croissance de l’enseignement
général, modifie pourtant l’enseignement technique de l’intérieur en repoussant le palier
d’orientation à la 3e. Elle fait donc se distinguer :
– l’enseignement technique long des lycées, sanctionné par le baccalauréat de
technicien, à partir de 1966 ;
– de l’enseignement technique court ou professionnel des CET, où l’on prépare encore
au CAP en 3 ans après la 3e et le BEP créé 1966.
Dans la poursuite des travaux sur les fonctions reproductrices de l’école, Claude
Grignon publie en 1971 une enquête sur l’enseignement technique court25. Il met
rapidement en évidence les liens historiques qui unissent les classes populaires à
l’enseignement technique en CET, par comparaison aux établissements généraux
puisqu’en 1967-1968 près de 7 élèves des CET sur 10 étaient issus de familles d’ouvriers,
de salariés ou d’exploitants agricoles. Mais, pour l’auteur, les CET tendent à sélectionner
une « élite des réprouvés » en vue de former une « aristocratie ouvrière » (contremaîtres,
maîtrise, etc.). Les CET recrutent en fait parmi les élèves d’origine populaire qui sortent
diplômés du certificat d’études primaires de l’école primaire. Pour les catégories du bas
des classes populaires et leurs enfants non diplômés du primaire, les CET demeurent ainsi
un horizon moins probable que l’entrée dans la vie professionnelle ou l’apprentissage
« sur le tas », dès la fin de la scolarité obligatoire. Pour Claude Grignon cependant,
l’enseignement technique ne se résume pas à l’organisation de la promotion ouvrière. Au
contraire, la fonction sociale de cet enseignement, qui distingue nettement les
enseignements généraux des enseignements techniques, est de « faire intérioriser aux
apprentis, à titre de structure mentale dominante, la subordination de la pratique à la
théorie, du geste au discours, de la connaissance “concrète” au savoir “abstrait” ». Et
donc de naturaliser un « ordre des choses » où la hiérarchie sociale et professionnelle des
supérieurs ne saurait être remise en cause.
Le rôle de l’école dans la reproduction des classes populaires est donc largement
souligné et discuté au moment de la première explosion scolaire. Sans contester la théorie
de l’intériorisation du probable, Paul Willis26 préfère, à partir du cas anglais des mêmes
années, souligner l’affinité élective entre la culture anti-école des fils d’ouvriers scolari
sés en « comprehensive school »27 et la culture d’atelier de leurs pères et ses effets sur les
orientations scolaires et professionnelles. Cette culture anti-école s’appuie sur la
valorisation de la force physique, les dispositions viriles, la haine des « fayots » et vante
finalement l’utilité du savoir contre l’abstraction de la théorie. Elle est donc à l’origine de
catégories de perception qui orientent positivement vers la condition ouvrière et l’usine :
« Ainsi, il faut certainement souligner tout ce que cette culture a d’attirant pour éviter de
réduire à des déterminismes économiques les raisons qui poussent les jeunes à entrer à
l’usine et pour saisir exactement le degré de “choix” qui engage les “gars” dans un
avenir, qui aux yeux de beaucoup, semble pauvre à tous égards. »

Les données quantitatives qui permettent aujourd’hui de retracer par exemple les
carrières des titulaires de CAP à cette époque, invitent cependant à souligner davantage le
rôle de promotion que ce diplôme professionnel a rempli. Christian Baudelot et Roger
Establet soulignent ainsi qu’en 1969, 23 % des titulaires de CAP sont cadres et 14 % sont
indépendants. De même, en 1969, 35 % des titulaires de CAP occupent un emploi
d’ouvrier qualifié et 23 % un emploi salarié « hiérarchiquement supérieur ». Ce qui fait
dire aux auteurs que plus de la moitié des titulaires de CAP « ont donc atteint ou dépassé
leur but » et presque les trois quarts avec les indépendants, « dont le statut est très valorisé
dans la classe ouvrière »28. Certains diplômes professionnels, à l’image du CAP puis du
Brevet Études Professionnelles (BEP) ont ainsi permis à certains ouvriers de cette époque
l’accès à des emplois qualifiés et à des positions sociales plus élevées. Pour les employés
cette époque, la situation diffère très nettement entre les employés de commerce peu
diplômés et les employés de bureau qui, en 1968, sont près d’un tiers à être titulaire du
Brevet d’Études du Premier Cycle du second degré (BEPC). Alain Chenu note que ce
diplôme était à l’époque « valorisé dans les emplois du secrétariat et de la comptabilité,
du public ou privé »29 mais qu’il a aujourd’hui perdu cette fonction au profit du
baccalauréat.
3. L’école, en crises
Le recours à l’école s’intensifie, sous les effets croisés de la hausse de la demande
d’éducation de l’ensemble des catégories sociales, de la modernisation économique et de
l’apparition du chômage de masse. Au niveau institutionnel, ce mouvement est
accompagné par l’instauration du collège unique (1975) puis par la politique des « 80 %
d’une classe d’âge au baccalauréat » (1985) et produit une seconde explosion scolaire
visible dans les lycées de la fin des années 1980 et dans les universités des années 1990.
Mais ce nouvel ordre scolaire ne va pas sans « ratés ». Nombreux sont les sociologues qui
soulignent les limites de cette démocratisation30 et l’apparition d’une nouvelle hiérarchie
des filières, d’inégalités de valorisation des titres scolaires et universitaires selon le genre
et l’origine sociale, et d’une accentuation de la ségrégation scolaire. Dans le débat public,
les thèmes des violences et « incivilités » à l’école ou des « démissions parentales » se
sont rapidement diffusés comme les symptômes de quartiers ou d’établissements rarement
présentés comme « populaires », mais plutôt désignés par les sigles des politiques
scolaires (« ZEP ») ou urbaines (« ZUP »).
Dans L’école de la périphérie, Agnès Van Zanten observe que les malentendus et les
conflits qui se cristallisent autour de l’école ne sont pas antinomiques d’un souci scolaire
très poussé de la part des parents appartenant aux milieux populaires et majoritairement
immigrés résidant en banlieue. Les rapports variés à l’école traduisent des pratiques
spécifiques à des espaces urbains et scolaires relégués. Ainsi, l’auteur souligne-t-elle que
les familles les plus dominées de ces quartiers tendent à évaluer les scolarités à la seule
lumière de l’insertion professionnelle, « ce qui fait que ces familles ont beaucoup plus de
choses à dire sur l’orientation de leurs enfants dans les différents lycées professionnels de
la commune et sur les “qualités respectives” de ces établissements que sur les collèges et
les écoles primaires.31 »
Mais si les contenus d’enseignement et la logique des savoirs transmis à l’école ne
figurent pas au premier plan des préoccupations de ces familles, c’est aussi que le travail
scolaire suppose des dispositions, des connaissances et des rapports au savoir dont les
parents et les enfants sont distants. Les travaux récents permettent ainsi de mieux qualifier
la distance qui sépare aujourd’hui les familles populaires de l’école et les moyens mis en
œuvre par les parents et les élèves de ces milieux pour la surmonter. Les dénominations de
ces rapports à l’école varient alors selon les études. Daniel Thin32 insiste par exemple sur
la confrontation inégale entre les logiques scolaires et les logiques de socialisation
populaires et ses effets sur les familles. Stéphane Bonnéry33 propose quant à lui une
analyse plus spécifique de la confrontation des élèves en difficultés à l’école et prolonge
ainsi la compréhension des malentendus sociocognitifs dans les processus d’apprentissage.
Pierre Périer34 préfère enfin interroger les différentes composantes du différend entre les
familles populaires et l’école qui se fonde à la croisée d’une hausse de l’implication des
parents dans la scolarité et de la méconnaissance des règles implicites de fonctionnement
de l’institution scolaire. Finalement, ce que Jean-Pierre Terrail nomme la mobilisation des
classes populaires contre les probabilités ne va pas sans dimensions paradoxales.
3.1. Confrontés à l’échec
Dans un système marqué par la prolongation des études, l’échec scolaire prend un sens
particulier, puisqu’il assigne très tôt à des orientations et des filières garantissant le moins
une entrée protégée sur le marché du travail. Les mécanismes produisant ces échecs sont
donc à mettre au cœur des interrogations sur l’école et les classes populaires ; les
inégalités constatées hier demeurant d’une brûlante actualité dans l’école de l’après
collège unique puisque près de la moitié des sortants « sans qualifications » entrés en 6e à
la fin des années 1980 sont des enfants d’ouvriers. Ces échecs au collège sont d’abord les
prolongements de difficultés scolaires importantes à l’école primaire : la quasi-totalité des
sortants sans diplôme accusaient un retard scolaire ou des lacunes en français et en
mathématiques en entrant en 6e en 198935. La démotivation apparaît dès lors sous un autre
jour que celui de l’absence de « volonté ».
L’échec de l’entrée dans la lecture, qui se traduit par des soucis de déchiffrage de mots
ou par l’incompréhension de textes, n’est pas réductible aux difficultés individuelles et
psychologiques des élèves. Ces problèmes s’inscrivent au contraire dans des rapports au
langage et à l’écriture différents selon les milieux sociaux : « Pour dire rapidement les
choses, l’enfant en difficulté que nous présente Vygotski36 est plutôt un enfant d’origine
populaire socialisé “en marge” des formes sociales scripturales en général et des formes
scolaires en particulier, qu’un enfant socialisé dans des formes sociales scripturales.37 »
C’est donc parce qu’une partie de ces élèves mobilisent des dispositions spécifiques à
l’égard du langage que l’entrée dans la lecture peut poser problème. Les élèves d’origine
populaire qui peinent à déchiffrer et mémoriser les liens entre graphèmes et phonèmes ont
ainsi tendance à concevoir le langage comme un moyen de désigner des réalités, qui
s’ignore en tant qu’activité désignante. Ce rapport « instrumental » au langage est peu
compatible avec les exigences scolaires qui nécessitent de considérer le langage comme
un objet d’étude, autonome de sa première fonction comme le montre Bernard Lahire.
L’échec scolaire en milieux populaires ne se limite pas uniquement aux problématiques
de la lecture et de l’écriture. L’étude de situations concrètes d’enseignement en classe de
CM2 et 6e permet ainsi à Stéphane Bonnéry de constater les différents registres du
brouillage de la confrontation à l’école. Il remarque que l’affaiblissement du contrôle
explicite du travail et des apprentissages dans les dispositifs pédagogiques favorise des
attitudes de conformité aux consignes de la part des élèves les moins proches de la culture
scolaire. Cependant, c’est précisément l’attitude inverse, celle d’appropriation du savoir,
qui est désormais au cœur du dispositif d’enseignement. Ces attitudes de conformité
s’avèrent donc en décalage avec les exigences scolaires. Mais elles donnent d’autant plus
lieu à des lacunes dans les apprentissages scolaires que celles-ci sont moins visibles pour
l’enseignant puisque le travail est effectué. Et, à mesure que les élèves prennent
conscience de leurs difficultés, ils se démobilisent et peuvent développer des attitudes de
résistance : « Ces résistances sont décuplées par la révélation de verdicts négatifs et les
malentendus sur les apprentissages, ces derniers étant à leur tour amplifiés par les
résistances, par la cessation de l’investissement dans les tâches scolaires de l’élève
découragé.38 »
La question des difficultés d’apprentissage est donc au cœur des parcours de ruptures
scolaires des jeunes de milieux populaires, même s’ils ne s’y limitent pas. Mathias Millet
et Daniel Thin39 rappellent que c’est en effet dans l’interdépendance de plusieurs facteurs
que se construisent les « carrières négatives » de jeunes collégiens scolarisés dans les
« dispositifs relais », mis en place à la fin des années 1990 pour les élèves en conflit avec
l’institution scolaire. Ces parcours de déscolarisation « encadrés par l’école » se fondent
pour l’essentiel dans des conditions d’existences figurant parmi les plus précaires ; les
familles de ces collégiens étant marquées par des parcours de fortes disqualifications
économiques et symboliques. Les logiques socialisatrices de ces familles tendent alors à
entrer en contradiction avec celle de l’école aussi bien dans le rapport à la culture que dans
les manières de fonder l’autorité. À ces conditions sociales difficiles s’ajoutent les
difficultés d’apprentissages scolaires, parfois précoces, qui favorisent l’émergence d’un
rapport négatif aux apprentissages scolaires et au travail scolaire. Le « casier scolaire »,
enregistrant peu à peu les conflits de ces élèves avec l’institution, devient alors un
« capital institutionnel négatif » qui « désigne les collégiens comme perturbateurs ou
“déviants” à tout nouvel agent de l’institution scolaire en contact avec les collégiens
avant même que ceux-ci aient le temps de mettre en œuvre des pratiques perturbatrices de
l’ordre scolaire » et tend ainsi à les désigner comme « inenseignables » et, ce faisant,
comme des « inemployables ». Dans ce contexte, le groupe de pairs s’apparente bien plus
à un refuge symbolique protégeant des effets de la disqualification scolaire qu’à un contre
pouvoir favorisant les troubles à l’ordre scolaire. Le paradoxe de ces processus de
« déscolarisation encadrée » est pourtant que cette même école « ne parvenant pas à
conformer les collégiens concernés à ses exigences, […] ne leur en inculque pas moins la
légitimité de ses classements et le sentiment de leur propre indignité culturelle ».
Ce constat n’est d’ailleurs pas sans rejoindre celui fait à propos des lycéens scolarisés
dans les sections CAP et BEP des lycées professionnels des années 1990. Stéphane Beaud
remarque, au cours de son enquête dans un lycée professionnel, que ces élèves peinent
désormais à neutraliser les verdicts scolaires qui les ont « orientés » dans ces sections, à
l’heure où le lycée général s’ouvre aux classes populaires : « Les élèves de lycée
professionnel semblent vivre de ce fait avec le sentiment d’être continuellement à côté du
système “normal” jamais sûrs de la légitimité de leurs pratiques. L’effet d’imposition
qu’exerce le modèle “lycéen” sur les élèves de LEP est particulièrement visible dans le
domaine de l’apparence extérieure (physique et vestimentaire). » Et d’ajouter : « Le
groupe des élèves de CAP-BEP du lycée professionnel apparaît, à des degrés divers selon
les sections, très éloigné de celui que décrivait Claude Grignon il y a plus de vingt ans.
Où est l’espèce de fierté, de respectabilité tirée de la morale technique et de la culture
technique du groupe ?40 »
3.2. Ce que « prolonger » veut dire
Les incitations aux études longues, minoritaires il y a encore trente ans dans les familles
populaires, sont devenues aujourd’hui majoritaires au point que plus des trois quarts des
enfants d’ouvriers nés entre 1970 et 1984 déclarent avoir été poussés à continuer leurs
études là où ils n’étaient que 30 % pour les cohortes nées entre 1925-193941. Ces
aspirations à « aller le plus loin possible » réduisent donc significativement les différences
d’ambition scolaire constatées entre les différentes classes sociales dans les années 1960.
Pourtant, loin de faire consensus, les arguments mobilisés pour expliquer la prolongation
des scolarités des enfants d’origine populaire et la hausse des aspirations scolaires des
familles populaires rappellent la diversité des approches en sociologie de l’éducation.
En étudiant le fonctionnement institutionnel d’un « lycée ordinaire », Philippe Masson42
montre que les carrières scolaires des élèves ne tiennent pas seulement aux aspirations
familiales, à l’origine sociale ou au sexe, mais résultent aussi du traitement des flux
d’élèves par les différents agents de l’établissement (enseignants, proviseur,
administration). La politique dite des « 80 % d’une classe d’âge au bac » tend ainsi à
produire un « nouvel ordre scolaire » caractérisé par le maintien d’un maximum d’élève
en son sein et l’abaissement des barrières d’entrée au lycée. L’orientation des élèves et la
politique d’offre de formation des établissements figurent désormais au premier rang des
préoccupations des institutions scolaires et agissent directement sur les parcours des
élèves.
Mais, la quête par les familles populaires d’un « salut par l’école »43 n’est bien sûr pas
réductible aux seuls effets des politiques scolaires. Elle s’enracine également dans la
déstructuration que connaissent les milieux populaires à partir des années 1980. Stéphane
Beaud et Michel Pialoux montrent combien la dégradation symbolique et économique de
la condition ouvrière participe de cette nouvelle mobilisation scolaire, en faisant de
l’ouvrier et de l’usine des figures « repoussoirs ». On doit alors souligner que l’essor de la
préoccupation scolaire pour les dernières cohortes des milieux populaires est également
fortement lié au report des aspirations parentales « contrariées » sur leurs enfants : ainsi,
chez les ouvriers, le sentiment d’avoir interrompu prématuré ment ses études renforce la
volonté de voir ses enfants les poursuivre44. Enfin, ces poursuites d’études et certaines
« réussites paradoxales » s’expliquent également par des tactiques d’éducation marquées
par la mobilisation forte de ressources faibles. Le travail de Bernard Lahire45 a ainsi mis en
évidence les effets des pratiques ordinaires d’écriture au sein de l’espace domestique
(correspondance, listes des courses, etc.), et de l’organisation de l’espace et de l’emploi du
temps domestique sur les déterminismes classiques de l’échec.
On mesure ainsi mieux les significations plurielles et les implications de la poursuite
d’étude pour les familles populaires. Reste maintenant à cerner ce qu’elle induit pour leurs
enfants. À la découverte du collège dans les années 1960-1970, succède donc, pour les
enfants des classes populaires, celle du lycée à la fin des années 1980. Mais la conquête du
statut lycéen se fait par les filières et des titres scolaires les moins valorisés. Les bacs
« F », « G » et « H » (ancêtres des séries technologiques) deviennent en effet les titres
nouveaux et moins reconnus typiques des « nouveaux lycéens »46. François Dubet
remarque que l’expérience de ces nouveaux lycéens s’éloigne très nettement du modèle
des « vrais » lycéens, héritiers contemporains de l’école des notables d’hier.
« L’expérience scolaire des nouveaux lycéens peut être définie comme une forme accrue
de décomposition de l’expérience des élèves des “bons” lycées. […] Le rapport aux
études a du mal à se construire et les lycéens vivent une opposition inconciliable entre le
travail scolaire et la “personnalité”. »
Pour beaucoup des lycéens d’origine populaire de cette époque, les études universitaires
générales et longues se présentent comme lointaines du fait de bacs qui les préparent peu
aux exigences universitaires. Dix ans plus tard, la seconde explosion universitaire des
années 1990 a placé le curseur de la poursuite d’étude au-delà du bac. Mais, pour la partie
la moins armée scolairement des enfants d’ouvriers accédant à l’Université, Stéphane
Beaud47 remarque que l’orientation semble s’être faite par défaut. Et elle se conclut
souvent pour eux par des abandons précoces dans les premières années de l’université.
Cependant, pour douloureuse que soit leur expérience étudiante, elle est aussi synonyme
de profits symboliques. Ainsi, loin d’un désenchantement total, l’auteur note que « le
passage par l’université produit chez eux des effets contrastés et ambivalents. Pour
certains, davantage les filles que les garçons, il subsiste la satisfaction d’être “allé à la
fac” et d’avoir participé à cette expérience (au nom quasi “magique”). […] D’autres, au
contraire, ont dû assez vite déchanter et admettre qu’ils n’étaient pas prêts à affronter
l’anomie du monde universitaire, l’abstraction des cours et le flou des perspectives
d’avenir. »
Le risque est pourtant grand de limiter l’ensemble des expériences de poursuite d’études
post-secondaires des milieux populaires à celle de la « génération sociale des enfants de la
démocratisation », « échouée » à l’université. Au moment de la première explosion
universitaire, Jean-Pierre Terrail notait déjà l’existence d’autres parcours, plus
« atypiques », de réussite universitaire48. Lorsqu’on étudie aujourd’hui « l’autre pendant »
de la politique de démocratisation des années 1990, la rareté des réussites d’hier n’est plus
comparable à celle d’aujourd’hui tant les proportions diffèrent. Bien qu’encore sous-
représentés au plus haut niveau scolaire, les enfants des classes populaires salariées
(ouvriers et employés) nés entre 1974 et 1980 représentent malgré tout le tiers des
titulaires de « Bac +2 et plus » des mêmes cohortes. Les poursuites d’études longues des
dernières cohortes issues des milieux populaires s’opèrent d’abord vers les Sections de
Techniciens Supérieurs et l’université. Et, sans affirmer que les diplômes supérieurs ou
égaux à la licence sont devenus le destin majoritaire de ces catégories sociales, on
distingue malgré tout aujourd’hui « l’existence d’une fraction diplômée au sein de la
génération sociale des enfants de la démocratisation »49, titulaire de licences et plus et
majoritairement féminine.
La poursuite d’étude se diffuse donc peu à peu dans les catégories populaires, mais non
sans contradictions : à la fois produit d’une adaptation des familles populaires au nouveau
jeu scolaire, elle tend aussi à s’opérer dans un contexte de crise de la condition ouvrière
vers les filières les plus dominées de l’espace scolaire. Entre la thèse d’une appropriation
de l’enjeu scolaire et celle d’une translation des inégalités vers le haut du système scolaire
se trouve ainsi soulignée l’ambivalence50 du sens de la poursuite d’études longues en
milieux populaires.
Mais, l’illusion serait aussi de croire que les effets de la scolarité prolongée ne
s’exercent que sur les étudiants et lycéens engagés dans ces carrières scolaires. À cet
égard, les nouveaux apprentis enquêtés par Gilles Moreau témoignent de la diffusion du
modèle étudiant au-delà de la jeunesse scolarisée : « Alors qu’ils affirment haut et fort le
refus d’une scolarisation prolongée au profit d’une formation par le travail en entreprise,
les apprentis rechignent à rejoindre le “vrai” marché du travail, en développant des
poursuites d’apprentissage […]. C’est donc bien qu’en se dépouillant volontiers du statut
de collégien ou de lycéen, les apprentis n’épousent que partiellement celui du travailleur.51
»
Conclusion : Culture scolaire, culture populaire : les nouvelles générations en
question
Les traits paradoxaux de l’évolution des rapports à l’école des classes populaires
soulignés par Christian Baudelot au début des années 1990 restent donc d’actualité. D’un
côté, leurs attentes scolaires plus grandes placent désormais l’école au cœur de leurs
nouvelles stratégies de reproduction mais aussi de mobilité sociale. De l’autre, l’ouverture
progressive de nouveaux paliers de l’enseignement s’est toujours faite par le biais des
filières moins valorisées.
Si la thématique des inégalités dans le système scolaire demeure importante dans les
recherches de sociologie de l’éducation, c’est à travers la question des effets de
l’éducation qu’elle est aujourd’hui prolongée. Plusieurs recherches menées à la fin des
années 1990 ont ainsi mis l’accent sur la distance croissante entre les générations
populaires et le progressif clivage générationnel s’instaurant par exemple entre les pères
ouvriers et leurs fils. La massification scolaire et la diffusion progressive de la culture
scolaire dans les classes populaires sont alors vues comme responsables de ce clivage52
tant on sait, par Richard Hoggart notamment, que l’acculturation scolaire, fut-elle
partielle, alimente le sentiment de distance sociale vis-à-vis des modes de vie populaires.
Mais, sans nier ces résultats, d’autres recherches vont préférer mettre l’accent sur la
continuité générationnelle entre parents et enfants nécessaire à la hausse des
investissements éducatifs53.
Les nouvelles générations populaires, plus diplômées que les précédentes, sont
également celles qui connaissent des conditions d’entrée sur le marché du travail les plus
difficiles. Mais l’interprétation des causes de ces « déclassements » est au cœur de vifs
débats54. Car dans une compétition scolaire intensifiée, les diplômes, de moins en moins
suffisants s’avèrent en même temps de plus en plus nécessaires pour accéder aux emplois
stables et qualifiés.
1 Christian Baudelot, « Des progrès, mais peut mieux faire » in Guy-Patrick Azémar (dir.), op. cit., p. 104-113.
2 Jean-Manuel De Queiroz, « Comprendre les familles populaires » in L’école et ses sociologies, Paris, Armand
Colin, 2006, p. 71-84.
3 Emile Durkeim, L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1999.
4 Maurice Halbwachs, La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les
sociétés industrielles contemporaines, Paris, Gordon & Breach, 1970.
5 Maurice Halbwachs, Les classes sociales, Paris, PUF, 2008.
6 Tristan Poullaouec, Le diplôme, l’arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute, 2010
7 Antoine Prost, « Ecole et stratification sociale. Les paradoxes de la réforme des collèges en France au
è
XX siècle », in Antoine Prost (dir.), Education société et politique. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos
jours, Paris, Editions du Seuil, 1997, p. 84-113.
8 Pierre Périer, École et familles populaires. Sociologie d’un différend, Rennes, PUR, 2005.
9 Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement et de l’éducation (1789-1930), Tome III, Paris, Editions Perrin,
2004, p. 397.
10 Antoine Prost, « Jeunesse et société dans la France de l’entre-deux-guerres » in Antoine Prost (dir.), Education,
société et politiques. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos jours, Paris, Editions du Seuil, 1997, p. 29-46.
11 Jean-Pierre Terrail, « Familles ouvrières, école, destin social (1880-1980) », Revue française de sociologie, n°
XXV, 1984, p. 422.
12 Jean-Pierre Briand, Chapoulie, Jean-Michel, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le
développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Paris, INRP, Editions du CNRS et Ecole
Normale Supérieure Fontenay-Saint-Cloud, 1992.
13 Jean-Pierre Terrail, op. cit., 1984, p. 421.
14 Antoine Prost, « Ecole et stratification sociale. Les paradoxes de la réforme des collèges en France au
è
XX siècle. », op. cit., 1997, p. 89-92.

15 Christiane Peyre, « L’origine sociale des élèves de l’enseignement secondaire en France. Les élèves d’origine
ouvrière » in Pierre Naville (dir.), Ecole et société, Paris, Marcel Rivière, 1959, p. 6-33.
16 Alain Girard, Bastide, André, « La stratification sociale et la démocratisation de l’enseignement » in Ined (dir.),
“Population” et enseignement, Paris, PUF, 1970, p. 123.
17 Paul Clerc, « La famille et l’orientation scolaire au niveau de la 6e. Enquête de juin 1963 dans l’agglomération
parisienne » in Ined (dir.), “Population” et enseignement, Paris, PUF, 1970, p. 155-156.
18 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.
19 Pierre Bourdieu, « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Revue française de
sociologie, n° VII, 1966, p. 331.
20 Claude Grignon, « L’orientation des élèves d’une école rurale », Revue française de sociologie, n° IX, 1968.
21 Jean-Pierre Terrail, op. cit., 1984.
22 Christian Baudelot, Establet, Roger, Avoir 30 ans en 1968 et 1998, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 105.
23 Marc Suteau, Une ville et ses écoles : 1850-1940, Rennes, PUR, 1999.
24 Guy Brucy, Vincent Troger, « Un siècle de formation professionnelle en France : la parenthèse scolaire ? »,
Revue française de pédagogie, no 131, 2000, p. 9-22.
25 Claude Grignon, L’ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, Paris, Editions de
Minuit, 1971.
26 Paul Willis, « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, no 24, 1978, p. 50-61.
27 Dans le système éducatif britannique d’avant les années 1970, les « comprehensive school » étaient des
établissements secondaires d’État pour les élèves âgés de 11 à 16 ans qui ne sélectionnaient pas leurs élèves sur la
base de leurs aptitudes scolaires.
28 Christian Baudelot, Establet, Roger, op. cit., 2000, p. 148-149.
29 Alain Chenu, Sociologie des employés, Paris, La Découverte, 2005 [1994], p. 85.
30 Pierre Merle, « Démocratisation ou accroissement des inégalités scolaires ? L’exemple de l’évolution de la durée
des études en France (1988-1998) », Population, no 4-5, 2002, p. 633-659.
31 Agnès Van Zanten, L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, PUF, 2001, p. 97.
32 Daniel Thin, Quartiers populaires. L’école et les familles, 1998, Lyon, PUL, 1998.
33 Stéphane Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris, La
Dispute, 2007.
34 Pierre Périer, op. cit., 2005.
35 Jean-Paul Caille, « Qui sort sans qualification du système éducatif ? », Education et formations, no 57, 2000,
p. 19-37.
36 Lev Vygotski était un psychologue russe ayant notamment travaillé sur le développement intellectuel.
37 Bernard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 2000, p. 101.
38 Stéphane Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris, La
Dispute, 2007, p. 152.
39 Mathias Millet, Thin, Daniel, Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, PUF, 2005.
40 Stéphane Beaud, « Les “Bacs Pro”. La “désouvriérisation” du lycée professionnel », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 114, 1996, p. 23-25.
41 Tristan Poullaouec, « Les familles ouvrières face au devenir de leurs enfants », Economie et Statistique, no 371,
2004, p. 11.
42 Philippe Masson, Les coulisses d’un lycée ordinaire. Enquête sur les établissements secondaires des
années 1990, Paris, PUF, 1999.
43 Stéphane Beaud, Pialoux, Michel, op. cit., 1999.
44 Tristan Poullaouec, op. cit., 2004, p. 13-14.
45 Bernard Lahire, Tableaux de familles. Heurts et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris,
Seuil/Gallimard, 1995, p. 239-269.
46 François Dubet, Les Lycéens, Paris, Editions du Seuil, 1991.
47 Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte,
2002.
48 Jean-Pierre Terrail, « De quelques histoires de transfuges », Les cahiers du LASA, Université de Caen, no 2,
1984, p. 32-43.
49 Cédric Hugrée, « Les classes populaires et l’université : la licence… et après ? », Revue Française de
Pédagogie, no 167, 2009, p. 47-58.
50 Jean-Manuel de Queiroz, op. cit., 2006 [1995], p. 11.
51 Gilles Moreau, « Jeunesse et travail : le paradoxe des apprentis », Formation Emploi, no 89, 2005, p. 43.
52 Gérard Mauger, op. cit., 2006, p. 36.
53 Tristan Poullaouec, op cit., 2004, p. 15.
54 François Dubet, Duru-Bellat, Poullaouec, Tristan, « Polémiques sur l’utilité des diplômes », La Revue du
M.A.U.S.S., no 28 “Penser la crise de l’école”, 2006, p. 85-95.
Conclusion
La notion de « classes populaires » constitue une catégorie heuristique pour penser la
position dominée qu’occupent des individus et des groupes dans nos sociétés
contemporaines. Toutefois, son emploi reste, comme a tenté de le montrer cet ouvrage,
d’un maniement délicat. Ainsi que le souligne Olivier Schwartz1, le recours à de grandes
catégories pour définir et positionner des groupes à l’intérieur de l’espace social contient
le risque d’une part de faire comme si ces catégories existaient en soi et d’autre part, de
croire que ces ensembles pourraient être des blocs homogènes sans tenir compte des
multiples distinctions et oppositions qui les traversent. Ainsi, le fait que la majorité des
employées ne se sent pas appartenir aux classes populaires est une illustration de la
complexité posée par l’utilisation de telles catégories classificatoires.
Pourtant, à observer la manière dont se répartissent les richesses, au sens large du terme,
entre les individus et les groupes à l’intérieur d’une société, comme le font Alain Bihr et
Roland Pfefferkon2, il apparaît que les catégories du salariat d’exécution accumulent les
désavantages résultant d’inégalités qui tendent à se renforcer réciproquement, tandis que
les autres accumulent, selon le même principe, des privilèges. Selon ces auteurs, le
système des inégalités, comme processus cumulatif, tend à polariser la population ; les
classes populaires occupant presque toujours les positions les plus basses sur les échelles
de l’avoir, du pouvoir et du savoir. Les ouvriers et les employés (à l’exception de la
fraction la plus qualifiée des employés de bureau) représentent aujourd’hui les catégories
socioprofessionnelles les plus soumises « à la pauvreté économique et à la dépendance
vis-à-vis des transferts sociaux ». Ces deux groupes sont également ceux qui possèdent
« le plus faible capital patrimonial et qui rencontrent le plus de difficultés pour accéder au
logement et s’y maintenir ». Les indicateurs démographiques montrent que les employés et
les ouvriers souffrent « d’une morbidité et d’une mortalité élevées du fait notamment de la
durée et de la pénibilité du travail ». Enfin, Alain Bihr et Roland Pfefferkon soulignent
que les classes populaires se distinguent des autres groupes sociaux par « un faible niveau
de formation générale et professionnelle, une ouverture limitée à la culture savante, des
loisirs peu nombreux, des relations sociales peu diversifiées et un éloignement de la vie
politique ».
Si ce faisceau de désavantages convergents caractérise la position sociale dominée des
classes populaires, il rend compte de l’autre trait caractéristique des milieux populaires,
développé par Olivier Schwartz, à savoir que ces derniers se distinguent par des formes de
« séparation culturelle », plus ou moins accentuées selon les ressources possédées par les
individus et les ménages, avec les classes et normes dominantes. Ce sociologue précise par
ailleurs que c’est en s’appuyant sur cette ambiguïté que Richard Hoggart a fondé sa thèse
de « l’univers ségrégé » des classes populaires caractérisé par un repli sur soi et par une
exclusion des formes symboliques dominantes, cette dernière étant à la fois le fruit d’une
impossibilité d’y accéder par dépossession et d’un refus volontariste d’y accéder.
L’ouverture des classes populaires sur le monde extérieur, à travers la scolarisation, les
configurations familiales, les pratiques de consommation, vient perturber l’approche
hoggartienne des milieux populaires sans toutefois lui faire perdre sa pertinence. En effet,
la massification scolaire a, selon Gérard Mauger3, ouvert des perspectives d’émancipation
par rapport à la condition d’origine : « la pénétration du capital scolaire dans les familles
populaires via les réussites scolaires, suscite elle-même déculturation, acculturation et
émulation ou résistances et, dans tous les cas, déstabilisation ». Olivier Schwartz note,
pour sa part, que l’école a permis « de stimuler les ambitions individuelles4 », prolongeant
ainsi le constat établi par Jean-Pierre Terrail5 que l’école privatise les biographies et
participe du processus d’individualisation dans les classes populaires. Les conjonctions
matrimoniales qui unissent ouvriers et employées contribuent, du fait de ces dernières, à
l’ouverture de la culture ouvrière sur la culture scolaire et sur les modes de vie des autres
classes sociales. Le désenclavement des classes populaires s’est également opéré par leur
accès au confort et au modernisme grâce aux produits disponibles sur le marché de la
consommation de masse. Enfin, les formes actuelles d’organisation du travail tendent à
survaloriser l’initiative individuelle. Par la mise en place de critères portant sur les
objectifs, l’évaluation, la rémunération, etc., les pratiques de management tendent à
remplacer l’ancienne logique collective des qualifications par celle individuelle des
compétences. Ces pratiques, associées à la multiplication des contrats de travail et à
l’augmentation des emplois précaires, produisent une profonde déstabilisation des
institutions collectives, syndicales et politiques, du mouvement ouvrier. À ce sujet, Alain
Bihr et Roland Pfefferkon6 rapportent qu’en 2005, « 11 millions de salariés, représentant
41 % de la population active, se trouvent en situation d’emplois inadéquate au sens du
Bureau International du Travail (BIT), c’est-à-dire titulaires d’emplois ne permettant pas
de vivre décemment, de prévoir l’avenir, de préserver ses compétences et sa santé ». Ces
deux sociologues observent par ailleurs que « la classe ouvrière est devenue un objet
collectif improbable au moment même où les seuls ouvriers et employés représentent près
de 60 % des actifs ». Les transformations du monde du travail produisent ainsi un
renforcement des clivages internes aux classes populaires sur lesquels viennent s’articuler
d’autres types de divisions, notamment entre hommes et femmes, non immigrés et
immigrés, stables et précaires, jeunes et vieux. De plus en plus de jeunes diplômés,
confrontés à la dégradation du marché de l’emploi, se retrouvent dans des situations
frontières entre classes moyennes et classes populaires : en position moyenne par le niveau
de diplôme et en position basse par la précarité des conditions d’emploi et de vie. Pour
Gérard Mauger, « les classes populaires étaient autrefois soumises à des forces centripètes
comme elles sont soumises aujourd’hui à des forces centrifuges7 ». Selon lui, la
déstabilisation produite par ce changement de forces s’accompagne d’une disqualification
symbolique des classes populaires, repérable y compris en leur sein, par le regard déprécié
que portent les nouvelles générations sur les anciennes.
Il est intéressant d’observer que la déstabilisation des classes populaires a coïncidé avec
un relatif abandon des analyses en termes de classes sociales au profit d’approches
segmentées, comme celles qui par exemple ciblent les bénéficiaires des minima sociaux,
et au profit d’autres approches qui défendent la thèse de la moyennisation de la société
française et dont les corollaires sont l’homogénéisation et « la dissolution de la culture
populaire dans la culture de masse, sous l’effet de la domination culturelle qu’exercent les
groupes dominants8 ». Toutefois, comme le fait remarquer Olivier Schwartz au sujet des
attitudes politiques des membres des classes populaires, ouverture n’est pas synonyme
d’assimilation, de disparition des différences et ce processus n’implique pas la fin des
oppositions culturelles des classes populaires avec les autres groupes sociaux. Il est rare en
effet que les processus d’acculturation conduisent au remplacement d’un système culturel
par un autre. Dans la majorité des cas, de nouveaux éléments sont introduits dans des
systèmes qui restent identiques. Ainsi, comme l’attestent les recherches de Jean-Claude
Passeron, la diffusion de la culture légitime montre qu’il ne suffit pas de mettre en contact
l’œuvre culturelle avec des publics qui jusqu’à présent n’y ont pas eu accès pour que
l’alchimie se produise. Les groupes dominés produisent souvent des manières de vivre
leur permettant de mettre à distance les discours qui discréditent leurs pratiques culturelles
et les renvoient au pire à une non-culture et au mieux à une sous-culture. Le Rap en est
sans doute aujourd’hui un bon exemple, tout comme le fut le rock en son temps.
Les employés et les ouvriers qui se côtoient dans les quartiers périphériques des grands
centres urbains, et ceux qui logent aujourd’hui dans les zones pavillonnaires des
communes périurbaines, ne ressemblent pas aux classes populaires de Leeds décrites par
Richard Hoggart, tant du point de vue des ressources que du point de vue des héritages
culturels. Faut-il pour autant trouver d’autres mots pour caractériser les groupes dominés
d’aujourd’hui ? Olivier Schwartz suggère que l’accession des jeunes de milieux populaires
à la culture scolaire risque à terme de vider la catégorie de sa substance empirique dans la
mesure où elle produit de plus en plus d’individus déracinés, sortes de « ni…, ni… » : ni
assimilables aux classes moyennes du fait de la préca rité de leurs conditions d’existence,
ni rattachables à leur milieu populaire d’origine dont ils se sont par trop éloignés. Cette
hypothèse invite à s’en remettre aux effets sociaux du temps et à interroger les devenirs
sociaux et professionnels de ces jeunes de « l’entre-deux ».
Interrogé sur la transformation des milieux populaires, Jean-Claude Passeron se
questionne sur le terme le plus adéquat pour caractériser aujourd’hui ces derniers. Le
problème, souligne-t-il, vient du fait que les formes politiquement organisées de
sociabilité qui ont fait les cultures populaires d’hier et dont les résistances à la domination
sociale ont permis aux groupes dominés de cumuler des acquis sociaux, n’existent plus
telles quelles. Pour autant, poursuit-il, les choses ont-elles fondamentalement changé ? Et
Jean-Claude Passeron de conclure que « si l’on s’en tient à une définition large de la
culture telle que la propose Max Weber et qu’on peut résumer comme le moyen, pour tout
groupe ou classe, de penser comme vivable la condition objective dans laquelle il vit9 », la
réponse est loin d’être évidente.
1 Olivier Schwartz, op. cit., 1998.
2 Alain Bihr, Roland Pfefferkon, Le système des inégalités, Paris, La Découverte, 2008.
3 Gérard Mauger, op. cit., p. 37.
4 Olivier Schwartz, op. cit., 1998, p. 131.
5 Jean-Pierre Terrail, op. cit., 1990.
6 Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, op. cit., 2008.
7 Gérard Mauger, op. cit., p. 42.
8 Jean-Claude Passeron, « Quel regard sur le populaire ? », Esprit, Mars-avril 2002, p. 145-161.
9 Ibidem, p. 156.
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