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Comment les cadres de légitimation des pratiques

productrices d’humiliation servent de ressource à leur critique ?


Genèse d’acteurs sociaux critiques : l’exemple des élèves maghrébins en France

Jean-Pierre Zirotti

« Mais à la base, le problème c’est que la société


ne veut pas se rendre compte et voir réellement en
face qu’elle a un problème avec les jeunes dont les
parents sont immigrés… et un problème tout court
avec elle-même. » (Amrani et Beaud 2004 : 234)

Qualifiée de société d’immigration qui s’ignore par Schnapper (1991), la


société française est frappée de cécité devant les difficultés sociales des jeunes
issus de l’immigration. Cette cécité participe d’un aveuglement plus général,
qui n’est pas propre à la France quand bien même il y prend des formes spéci-
fiques. Observable en d’autres pays d’immigration, il s’inscrit dans les rapports
sociaux qui ont construit la position des travailleurs immigrés et celle de leurs
descendants. Le cas précis de l’institution scolaire est d’ailleurs éclairant si
l’on interroge le traitement, en son sein, de la diversité sociale, culturelle et
linguistique apportée par les enfants de l’immigration. Là aussi, la particularité
du cas français est une voie d’accès à une compréhension plus générale d’une
dialectique de l’infériorisation et de la révolte.

« Un autre regard porté sur l’étranger est la condition de possibi-


lité d’une intégration réussie, même au prix d’une révision de nos
habitudes : la tabula rasa n’est plus à l’ordre du jour, tout parti-
culièrement en ce qui concerne les élèves. Mais s’il est essentiel
de respecter les langues et les cultures d’origine, c’est l’apprentis-
sage du français qui permet l’intégration harmonieuse du nouvel
arrivant. Agir autrement ne ferait qu’ajouter de l’exclusion à
l’exclusion. » (MEN 2005 : 1)

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Le juste et l’injuste

Cette récente prise de position du Ministère sur les principes généraux de


l’accueil scolaire des élèves étrangers invite à un « changement de regard »
qui en dit long sur une forte tradition de censure de la diversité culturelle et
langagière, et qui maintient l’ouverture de principe à l’altérité culturelle sous
une conception monolingue et monoculturelle de l’intégration sociale.
Les événements de l’automne 2005, en France, la révolte d’adolescents et
de jeunes hommes issus des immigrations maghrébines et africaines pour la
plupart, habitants de banlieues ou quartiers d’habitat populaire, confirment
que la conjonction entre des conditions de scolarisation pénalisantes et l’ex-
périence de l’humiliation, liées aux diverses formes de discrimination1 subies,
peut conduire à des réactions sociales violentes. Participent-elles d’une lutte
pour la reconnaissance (Honneth 2000), en représentent-elles une des formes,
sont-elles de ses prémisses ?
Certains traits de cette révolte attestent d’une radicalisation sans exemple
dans la France contemporaine. Même si l’intensité de la répression n’est pas
un indicateur suffisant, on peut noter que, en lien direct avec ces événements,
plus de 3 000 jeunes, de 14 à 20 ans ont été déférés devant la justice ; la
plupart n’auraient pas d’antécédents judiciaires ; de 200 à 300 bâtiments sco-
laires auraient été détruits2. Jamais l’École n’avait été aussi systématiquement
prise pour cible. Un pas a-t-il été franchi dans la délégitimation de l’institu-
tion scolaire, et plus largement des institutions de la société française ? Ne
sommes-nous, au contraire, qu’en présence d’une exacerbation momentanée,
sous l’émotion suscitée par le décès de deux jeunes garçons poursuivis par
la police, de comportements en rupture ? Ils participeraient d’un processus
engagé de longue date, qui favorise l’émergence d’une posture d’affrontement
et d’acteur social critique chez les jeunes les plus exposés aux inégalités, à la
stigmatisation et à la discrimination, à une désespérance sociale en totale con-
tradiction avec les valeurs d’égalité et de fraternité de la devise républicaine,
largement enseignée dans l’espace scolaire. Depuis une vingtaine d’années les
gouvernements successifs se sont davantage préoccupés de renforcer l’éduca-
tion civique, dans le but explicite de s’assurer ainsi la loyauté de ces nouveaux

1
Le recours très systématique aujourd’hui à l’affirmation normative de la non-discrimination
reprend une longue tradition de l’institution scolaire qui, sous la revendication du refus de
la discrimination/différenciation entre les élèves a pu laisser jouer la brutalité des inégalités
socio-économiques ou territoriales (Zirotti 1979, 1981). La polarisation actuelle sur les
discriminations tend à ignorer ces inégalités et leurs conséquences sociales (Calvès 2004).
2
Données publiées par le quotidien Le Monde (25/11/2005).

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Partie I – Les émotions, leur statut moral et la reconnaissance

citoyens aux origines allogènes, plutôt que d’affronter ouvertement toutes les
formes d’inégalité, de stigmatisation et de discrimination qui contribuent à
leur marginalisation.
Nous nous proposons, sur la base empirique de nos recherches et dans le
cadre d’une sociologie des ressources de la critique sociale3 engagée par des
membres de groupes sociaux exposés à la marginalisation, forme extrême de
l’inégalité sociale, de contribuer à l’explicitation des capacités et des condi-
tions de réappropriation d’un discours normatif. Ce retournement de l’usage
de ressources symboliques instituées est susceptible de nourrir un processus
de mise en cause de la légitimité des institutions articulé à une poiesis qui
participerait de l’auto-altération de la société (Castoriadis 1975).

1. L’École

La prise en considération de la diversité culturelle que des élèves – issus


pour la plupart de milieux populaires, aux origines nationales et culturelles
variées – apportent à l’École est quelquefois affirmée comme une volonté
politique, mais elle est le plus souvent contrariée dans ses tentatives de mise
en œuvre. Le projet de réduire la potentialité de conflits inhérents à la cohabi-
tation interculturelle, dans les sociétés contemporaines et au plan international
connaît le même sort. On peut y déceler l’effet de deux caractéristiques
propres à la forme française de scolarisation républicaine : a) le respect
formel de l’égalité des chances de réussite scolaire et de promotion sociale
associé au refus institutionnel de toute différenciation entre les élèves (même
si le refus de la discrimination positive commence à être remis en question) ;
b) l’inscription du système scolaire dans un cadre national qui ne reconnaît
comme communauté légitime que la communauté nationale.
Le caractère national de l’éducation s’inscrit dans l’idéologie explicite, qui
trouve son origine au XVIIIe siècle, de la diffusion des « Lumières » et du ra-
tionalisme classique. Le modèle de l’État centralisé unilingue, associé à cette
orientation, est attesté dans le texte de l’abbé Grégoire, en date du 4 juin 1794,
« Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois et d’universaliser

3
Au contraire de la conception propre à l’école de Francfort, critiquée par Honneth (1987), selon
laquelle dans la société administrée tout contribue au maintien des structures de domination,
on a de bonnes raisons empiriques de s’inscrire, en suivant le commentaire de Marcuse
(1968) sur Hegel, dans le courant s’intéressant à la renaissance « d’une faculté mentale en
voie de disparition : le pouvoir de la pensée négative » (cité par Martucelli 1999 : 273).

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Le juste et l’injuste

l’usage de la langue française ». L’objectif fondamental attribué à l’institution


d’une instruction publique et obligatoire, dans une relation forte au développe-
ment d’un mode d’organisation socio-économique, fut la recherche de l’unifi-
cation culturelle de groupes sociaux indépendamment de leur origine régionale
ou de leur condition sociale.
Le renouvellement et l’intensification des immigrations étrangères après la
Seconde Guerre mondiale, la prolongation de l’obligation scolaire jusqu’à seize
ans, puis l’évolution de la réglementation autorisant le regroupement familial
ont imposé l’explicitation progressive d’une politique publique de scolarisation
des enfants de migrants. Elle est restée fortement marquée par cet arrière-plan
historique et la référence au modèle scolaire républicain, inattentive, sinon
aveugle, aux formes de stigmatisation et de discrimination propres à l’espace
scolaire.
Il fallut attendre le milieu des années 1980 et les premières formes de
révolte et de revendication politique (Sans Frontière 1985) pour que soit
abordé, dans les médias et dans le débat politique, le thème de l’insertion
sociale des jeunes issus de l’immigration. Les conditions de la scolarisation
de descendants des immigrés et leurs effets venaient d’être perçus, à des
degrés divers, par la société civile et par la classe politique comme un enjeu
d’importance. Les médias portaient à la connaissance publique, sur un mode
dramatique, l’existence d’une « seconde génération » issue de l’immigration.
La violence qui prenait ces jeunes pour cibles, la violence que le traitement
médiatique de la petite délinquance leur attribuait, leur émergence comme
groupe revendicatif et les réactions politiques qu’ils suscitaient, participèrent
de la constitution d’un problème social. L’insertion sociale de cette popula-
tion n’allait pas de soi (Minces 1986), au contraire de ce que laissait croire
une mémoire très imprécise des modalités de l’intégration sociale des grou-
pes immigrés en France, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Les
a priori fonctionnalistes, attribuant à l’appareil scolaire une réussite quasi-
systématique dans la francisation et dans l’intégration sociale de ces élèves,
furent mis en question.
L’École fut interpellée. Aussi la réponse fut de définir le projet politique qui
visait ces populations. Dans la lettre de mission adressée en 1984 à Jacques
Berque, islamologue éminent et professeur honoraire au Collège de France, le
ministre de l’Éducation nationale précise que la tâche de l’École est double :
favoriser, par la connaissance de la langue et de la société françaises, les
éventuels projets d’intégration définitive en France des enfants des migrants,
tout en préservant la possibilité du choix d’un retour au pays des parents. La

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Partie I – Les émotions, leur statut moral et la reconnaissance

contradiction inhérente à ces objectifs devrait se résoudre par l’intégration de


la diversité culturelle, présentée comme « une exigence de justice conforme
à la fois aux idéaux de la République, et à l’intérêt national » (Chevènement
1984 : 1).
Dans le respect des injonctions ministérielles, la commission présidée par
Berque proposa de poursuivre deux objectifs étroitement associés. L’un fut
d’améliorer la scolarité des enfants d’immigrés au plan des performances et
du cursus ; l’autre fut de promouvoir, dans l’espace scolaire, un rapport à la
différence linguistique et culturelle des immigrés qui contribuât à l’intégra-
tion harmonieuse de la diversité, dans une société qui s’enrichirait de leurs
apports culturels.
Si la suggestion fut de « faire entrer les cultures auxquelles se rattachent
ces enfants dans nos objectifs de formation », ce fut dans le respect des limites
imposées par le cadre national qui impliquaient « que l’on recherche non
l’accumulation des faits culturels susceptibles d’écarteler les esprits, mais un
enrichissement de la culture française qui doit rester un élément de référence
commun à tous » (Berque 1985 : 17).
Les propositions qui visaient à améliorer les conditions de scolarisation de
ces élèves, à corriger une sur-représentation infondée – sinon sur des critères
sociaux – dans les filières les plus dévalorisées par exemple, n’ont été que peu
entendues, et la proposition qui militait en faveur du développement d’un cur-
riculum interculturel l’a encore moins été. La réduction du nombre d’arrivées
d’élèves étrangers, au début des années 1990, a réorienté la politique scolaire
vers la « prévention de la violence », les « actions partenariales » et les réponses
à des « besoins éducatifs spécifiques » des élèves issus des familles immigrées
installées définitivement en France, programme attestant du développement de
tensions sociales. La question du maintien des liens avec la langue et la culture
du « pays d’origine » s’estompait devant celle de l’intégration dans le « pays
d’accueil », comme si la priorité était bien de contrarier l’émergence d’une
« nouvelle classe dangereuse »4.
À compter des années 2000, la politique de scolarisation a été progressive-
ment recentrée sur une conception traditionnelle de l’intégration uniforme à la
communauté nationale, très probablement en écho à certains débats qui, dans
l’espace public français, sans être encore fortement marqués par la seconde

4
Nous empruntons cette terminologie au titre du remarquable travail d’analyse sociologique de
Stéphane Beaud et Michel Pialoux (2003).

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Le juste et l’injuste

étape de « l’affaire du voile islamique »5, s’inquiétaient du risque de repli com-


munautaire et de l’atteinte aux valeurs de la laïcité républicaine.
Plus de vingt ans après la publication du rapport Berque, il n’est plus ques-
tion en France de la pertinence d’une pédagogie interculturelle. La question
a été absorbée, comme celle de l’accueil des élèves étrangers, par d’autres
questions sociales, de portée plus générale ; l’expression de nouvelles politi-
ques publiques, subsumées sous la dénomination de « politique de la ville »,
en témoignent.
Celles-ci se proposent de répondre aux problèmes contemporains de la
société française, plus particulièrement à celui des « banlieues » qui recouvre
partiellement celui de la dualisation de la société, dont une composante est
la marginalisation des jeunes des quartiers populaires fortement touchés par
le chômage, qu’ils soient ou non d’origine ou de nationalité étrangère. Les
formes aiguës de discrimination sociale qui touchent plus particulièrement cer-
taines minorités visibles (« blacks » et « beurs », par exemple) ont largement
contrarié l’effet positif – au sens d’une quasi-totale assimilation – attendu de
la stabilisation de familles qui ont fait souche, qui ont vu naître leurs enfants
en France et les y ont scolarisés.
Cette marginalisation, par les violations de l’ordre public qu’elle suscite, de
la petite délinquance aux diverses formes de « business » – modes alternatifs
et non légitimes de la survie économique – et, ponctuellement, jusqu’à des
formes de violence urbaine qualifiées d’émeutes (Beaud et Pialoux 2003),
a conduit les pouvoirs publics à arrêter une série de mesures constituant la
« politique de la ville ». L’objectif est de favoriser le « développement social
des quartiers », notamment l’insertion socioprofessionnelle des jeunes, qui
prend la forme institutionnelle de « contrats de ville » entre l’État et les
municipalités.
L’attention du gouvernement avait déjà été attirée, dès 1997 par le prési-
dent du Haut Conseil à l’Intégration (HCI)6, sur les effets de désocialisation
des discriminations dans l’accès à l’emploi et au logement pour certaines

5
La première affaire du voile islamique éclata en France en 1989 (Zirotti 1991), la seconde en
2003-2004 (Lorcerie 2005 et voir, infra, la contribution d’Olivier Tschannen).
6
Le Haut Conseil à l’Intégration (HCI) a été créé en 1990 par le gouvernement de M. Rocard.
Son premier président, Marceau Long, s’était inquiété, lors de la remise au gouvernement
du rapport « Affaiblissement du lien social, enfermement dans les particularismes et inté-
gration dans la cité » (1997), des nombreuses discriminations : « S’il n’est commode pour
personne d’obtenir un emploi ou un logement, c’est terriblement plus difficile quand on a la
peau mate. » (Le Monde, 18/3/1997)

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Partie I – Les émotions, leur statut moral et la reconnaissance

« minorités visibles ». Cette rupture avec le schéma interprétatif dominant,


dans les institutions officielles, est confirmée par le titre du rapport de 1998
du HCI : « Lutte contre les discriminations : faire respecter le principe d’éga-
lité ». La question de l’intégration est dorénavant articulée à la mise en cause
des discriminations, « ce ne sont plus les attributs des étrangers que l’on
considère comme responsables des difficultés auxquelles ils sont confrontés
(leur “capital humain”), mais [c’est] le fonctionnement de la société française
elle-même » (Fassin 2002 : 407) qui est incriminée.
On peut s’interroger à la lumière de la révolte des banlieues françaises, en
novembre 2005, sur l’efficacité de la « politique de la ville » et sur les effets
du changement de schéma interprétatif dans la haute administration de l’État.
Les réactions en chaîne à la mort accidentelle de deux adolescents poursuivis
par la police, qui engagèrent de nombreux jeunes des quartiers populaires,
à forte concentration de populations issues des immigrations récentes, dans
des actions violentes et destructrices, attestent de la gravité de la crise consti-
tuée autour de leur position sociale présente et future. Dans l’abondance des
témoignages, commentaires et analyses suscités par ces événements, beau-
coup rejoignent les premiers travaux (Bataille 1997, Zirotti 1981 et 1984) qui
décrivirent les discriminations et les humiliations, la perte de légitimité des
institutions, y compris celle de l’École.

2. Les données d’enquête : des acteurs sociaux critiques

Dans le cadre des recherches conduites depuis les années 1970 (Ehrlich
et Zirotti 1976 ; Zirotti 1979, 1980, 1984) sur les conditions et les effets
de la scolarisation des élèves appartenant à des minorités, puis plus
particulièrement issus des familles appartenant à l’immigration de force de
travail, notamment maghrébine, les données empiriques m’ont conduit à
réviser mes a priori théoriques. Alors que j’attendais une confirmation des
effets d’une double domination sociale et culturelle, dont je décrivais les
modalités propres au processus scolaire, dans des formes de soumission
aliénante à une logique de reproduction sociale des positions inscrites dans les
inégalités socio-économiques, je relevais, auprès des jeunes maghrébins, des
témoignages d’acteurs sociaux critiques, aussi bien auprès d’élèves scolarisés
que, quelques années plus tard, auprès de jeunes adultes en situation post-
scolaire (Zirotti 1993).
Les entretiens et les observations sociologiques, conduites de façon compa-
rative avec des groupes d’élèves et de jeunes « autochtones » de position sociale

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Le juste et l’injuste

proche, attestèrent d’une singularité particulièrement portée par les jeunes


maghrébins, même si ce n’était le fait que d’une minorité d’entre eux.
Se distinguant de leurs homologues des milieux populaires français « d’ori-
gine », les élèves ou jeunes maghrébins7 se révélèrent particulièrement capables
de développer des points de vue argumentés, des raisonnements sociologiques
pratiques, notamment sur divers thèmes relatifs à l’univers scolaire. Les caté-
gories organisatrices de leurs propos renvoient notamment à deux contextes.
Le premier, porteur d’une forte spécificité, est constitué du cadre social de
leur vie quotidienne dans l’espace familial, y compris ses réseaux (Katuszewski
et Ogien 1978, Tarrius 2000 et 2002), et dans l’espace du quartier, car la plupart
font l’expérience d’une communauté d’habitat, produit de la discrimination
socio-spatiale de nombre de familles immigrées. Sur la base d’expériences
partagées et de ressources interprétatives et argumentatives communes, ce
contexte contribue à constituer un sens commun aisément mobilisable pour
comprendre des situations sociales et des faits ordinaires et extraordinaires de
la vie quotidienne. L’effet de différenciation entre les groupes d’élèves, « fran-
çais » et « immigrés », est important, même quand ils partagent une origine
familiale populaire, car les communautés d’habitat et les clôtures dans des
espaces culturels et nationaux – par le jeu des assignations et des revendications
identitaires – sont à l’origine d’expériences sociales et de ressources cognitives
pour partie spécifiques.
Le second contexte, partagé par tous les élèves et anciens élèves, est com-
posé des organisations propres à l’institution scolaire : l’école dans la diversité
de ses cycles, filières et établissements. Dans ce cas, les expériences communes
sont moins fragmentées en origines nationales ou en quartiers d’habitat, et
davantage en classes et établissements fréquentés, qui ne sont pas tous des
« ghettos scolaires », même si la sectorisation du recrutement scolaire et l’ins-
cription de certains établissements au recrutement populaire dans des Zones
d’éducation prioritaire (ZEP) participent d’un tri social, qui tend à concentrer
les élèves des familles les plus touchées par les inégalités socio-économiques
dans les établissements les plus dévalorisés (Felouzis 2003). Il reste qu’une
certaine mixité sociale demeure et que les élèves de l’immigration partagent
avec d’autres, à des degrés divers, un univers scolaire aux formes d’organisa-

7
Je désignerai dorénavant par « élèves maghrébins » ou « jeunes maghrébins », indépendam-
ment de leur nationalité, les membres de la population enquêtée qui sont issus de familles
immigrées originaires de l’un des trois pays du Maghreb : Algérie, Maroc, Tunisie.

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Partie I – Les émotions, leur statut moral et la reconnaissance

tion et aux objectifs spécifiques. Ils y acquièrent d’autres ressources cognitives


qui ne se limitent pas aux connaissances scolaires, mais prennent appui sur les
principes organisateurs de l’univers scolaire, aussi bien sur ceux de justice qui
fondent son idéologie méritocratique, que sur ceux qui président aux divisions
en classes et filières, aux procédures d’orientation et d’évaluation, à l’enseigne-
ment de la citoyenneté, entre autres dans les cours d’éducation civique.
Critiquer l’École et son fonctionnement, mettre en question les procédures
d’évaluation, d’orientation, le style pédagogique et relationnel de certains
enseignants, dénoncer la violation de la valeur d’égalité, interroger la relation
entre les conditions de la scolarisation et les modalités futures de l’insertion
socioprofessionnelle, c’est s’inscrire dans une posture qui n’a été observée avec
une certaine régularité, au cours de nos enquêtes, et dans une forme argumen-
tée, que chez des filles et des garçons issus de l’immigration maghrébine.
Au contraire des présuppositions, développées par Bourdieu, d’ajustement
des chances objectives et des chances subjectives et de la naturalisation, par
l’habitus, des contraintes objectives qui auraient dû laisser ces acteurs sociaux
sans parole – en tout cas sans discours critique –, ils attestent de la capacité de
s’inscrire dans une réflexivité de crise8, qui les conduit à expliciter certaines
des propriétés du social pour construire leurs raisonnements pratiques.
Acteurs sociaux critiques, certains d’entre eux élaborent, par la mobilisation
des ressources sociales du langage naturel les expériences et les points de vue
dont ils témoignent. Au contraire des craintes de dissolution du social dans
une myriade inarticulée de situations, interactions, expériences personnelles
(Bourdieu 1987), l’origine sociale des dispositifs catégoriels mobilisés rend
compte à la fois de la singularité de ces expériences et de leur inscription dans
des cadres historiques et sociaux, en tant que « faits naturels de la vie ».

3. La posture revendicative des Maghrébins

La posture revendicative dont témoignent plus particulièrement des élèves


maghrébins est à la fois une donnée de l’enquête sociologique mais aussi,

8
Comme le rappelle Widmer (2001 : 212), la réflexivité désigne « le fait que les pratiques sociales
sont produites de manière à pourvoir à leur propre intelligibilité. […] Seule une crise, par
exemple du type de celles induites par Garfinkel dans ses fameux breaching experiments
(Garfinkel 1967) peut les rendre momentanément et partiellement conscientes ». Aussi est-
ce au risque d’une certaine distance avec l’orthodoxie ethnométhodologique que, dans une
reprise plus phénoménologique, nous utilisons l’expression de « réflexivité de crise ».

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Le juste et l’injuste

pour ce qui est de la focalisation sur ce groupe social, une conséquence de ses
limites. Si, dans une démarche comparative avec des élèves et jeunes gens non
issus de l’immigration, c’est bien là une singularité qui les distingue, ce n’est
pas pour autant qu’ils en auraient le monopole au sein des groupes sociaux
issus de l’immigration et confrontés à des processus de domination économi-
que, sociale et culturelle semblables. La participation remarquée, à la révolte
des banlieues d’octobre 2005, de jeunes gens appartenant aux immigrations
d’Afrique subsaharienne ou de jeunes français originaires des Antilles (les
« blacks ») en apporte la confirmation.
Quand une expérience scolaire négative est fortement partagée par les
pratiques de regroupement dans des établissement et/ou dans des classes et
filières dévaluées, et qu’elle entre en résonance avec d’autres expériences
propres à d’autres sphères de la vie sociale où s’expriment aussi, sous d’autres
formes, l’inégalité sociale souvent articulée à la stigmatisation d’une identité
sociale – comme c’est le cas pour ces jeunes maghrébins –, alors la possibilité
de points de vue et de comportements spécifiques est ouverte. C’est quand
ils sont engagés, par exemple, dans des étapes décisives de leur parcours
scolaire, préoccupés d’obtenir des affectations dans des filières conformes à
leurs projets et avertis, par le partage de cette connaissance quasi-objective
au sein du groupe d’appartenance, du fort risque de relégation vers des
voies sans issues valorisées, que s’exprime plus fréquemment cette posture
revendicative. La durée d’études plus longue des jeunes algériens, constatée
par Tribalat (1995), pourrait être la conséquence de cette attitude.
Les « raisons données » s’inscrivent dans des réactions conscientes aux
traitements sociaux et scolaires, qui leur apparaissent comme injustes car
inégaux et porteurs d’une discrimination sociale qu’ils combattent. Cette
résistance n’est pas délimitée par leurs réactions à des situations scolaires,
même si ce cadre social est favorable à son expression. Pour maintenir un
niveau d’aspiration sociale élevé, par exemple avoir l’ambition de l’accès
à une formation de bon niveau, ces élèves doivent combattre le poids des
catégorisations propres à l’univers scolaire qui tendent à produire des auto-
matismes, et des régularités, qui leur sont défavorables dans les appréciations
et les décisions d’orientation. Fréquemment porteurs de parcours scolaires et
de performances éloignés de l’excellence scolaire, assignés à une catégorie
d’élèves « faibles », « en difficultés », ils opposent à ce marquage l’affirma-
tion que certaines évaluations sont contestables, que les compétences ne sont
pas pertinemment traduites par les performances scolaires, que leurs capacités
n’ont pas encore trouvé le cadre propice à leur expression. En réclamant une

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Partie I – Les émotions, leur statut moral et la reconnaissance

orientation scolaire favorable, ils réclament le droit à une insertion sociopro-


fessionnelle digne, contestent que les performances passées puissent instruire
le procès d’orientation et interdire sans appel l’accès à certaines filières de
formation. Ils prennent à ses propres mots l’École de la promotion sociale, ne
demandent pas l’instauration d’une discrimination positive, mais la correction
des inégalités sociales qui les frappent9. Par là, ils se distinguent des autres
élèves des milieux populaires.
On observe la mise en œuvre d’une compétence constituée aussi hors de
l’école, dans d’autres contextes sociaux. « Arabes », ils y ont acquis l’expé-
rience de la lutte contre les catégorisations dévalorisantes. La revendication
comme l’insolence sont des réflexes de combattants rompus à la lutte pour
le maintien d’une définition acceptable d’eux-mêmes. Les ressources de ce
combat trouvent leur origine dans le groupe social, qui délimite un espace de
totalisation dans lequel se constitue, pour beaucoup, l’expérience collective
de l’inégalité, de la stigmatisation, de la relégation dans l’espace urbain, dans
les établissements scolaires, dans les classes et filières de formation.
On ne relève aucune attestation d’intégration dans une classe populaire au
destin partagé. Au contraire, la constante confrontation, qu’elle soit éprouvée
directement dans des situations sociales ou indirectement dans l’espace public
médiatique, à une différenciation dévalorisante articulée à l’ethnicisation
des rapports sociaux s’oppose à la constitution d’une identité de classe. La
positivité de « la multitude » annoncée par Hardt et Negri10 (2004 : 131),
pour qui « l’éclatement des identités modernes n’empêche pas pour autant
les singularités d’agir collectivement », ne peut pas être confirmée par nos
données d’enquête.

4. La double clôture du groupe comme condition de la délégitimation

Ces points de vue critiques sont articulés autour de ressources argumenta-


tives dégagées de diverses expériences sociales identifiables, dont l’unité est
associée à la constitution d’une altérité toujours menacée de dévalorisation.
Ces jeunes maghrébins relèvent d’un groupe social constitué par une double

9
Que peut ajouter ici la sociologie professionnelle au raisonnement sociologique pratique ?
10
« La multitude est faite des singularités agissant en commun. […] Le concept de multitude
vise aussi à réactiver le projet politique de la lutte des classes tel qu’il est formulé par Marx.
De ce point de vue, la multitude n’est pas tant fondée sur l’existence empirique de la classe
que sur ses conditions de possibilité. » (Hardt et Negri 2004 : 131)

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Le juste et l’injuste

clôture, conséquence de la combinaison de deux dispositifs de catégorisation


sociale, l’un est interne au groupe, l’autre lui est extérieur.
Les assignations identitaires auxquelles ils sont exposés aujourd’hui, dans
toutes les dimensions de la vie sociale et quel que soit le sentiment identitaire
individuel, les renvoient à une « arabité », et le plus souvent aussi à une « isla-
mité », essentialisée et souvent dévalorisée. Le développement des conflits inter-
nationaux actuels, le succès médiatique de l’interrogation de Huntington (1996)
sur le choc des civilisations qui opposerait l’Occident au reste du monde, n’ont
pu que renforcer et renouveler la stigmatisation héritée du passé colonial de la
France et des guerres d’indépendance (Amselle 1996), et donc accroître la force
des assignations.
Le groupe lui-même, par le dynamisme des mobilités et des réseaux sociaux
propres à l’immigration, qu’ils soient familiaux, nationaux, internationaux,
offre les ressources de la fermeture sur une identité civilisationnelle, culturelle,
nationale, religieuse, en la construisant positivement, et éventuellement en
opposition et en réaction, sans exclure le rappel à l’ordre des « transfuges iden-
titaires », quand une communauté d’habitat ou le maintien des liens sociaux
le permet. « Prendre la nationalité française c’est trahir ! » est une expression
fréquemment recueillie, qui illustre la prégnance de la question.
Ce processus de double clôture, qui ne peut être connu que par une minorité
nationale ou un groupe immigré, ouvre la possibilité de rapporter à un traite-
ment dévalorisant de l’altérité tout événement discutable de la vie sociale, c’est-
à-dire tout événement produit sous le mode du conflit ou de la contestation, dans
la vie scolaire notamment. Ainsi est socialement construit le rapport particulier
des élèves maghrébins aux conditions de leur scolarité en France. Le décalage
structural entre les titres scolaires et les postes du marché de l’emploi, dans
lequel Bourdieu (1978) identifiait les causes d’une délégitimation de l’institu-
tion scolaire, et par extension des autres institutions de la société, propre à la
« culture jeune » de la fin des années 1960, ne saurait suffire à rendre compte de
ce processus. On ne peut toutefois soutenir que les difficultés rencontrées, par
les aînés des familles dans l’accès à l’emploi, sont sans lien avec la posture cri-
tique des plus jeunes encore scolarisés, tant le taux de chômage des jeunes de
moins de 25 ans, les moins qualifiés, en conséquence appartenant aux milieux
populaires, est élevé en France : autour de 25 % pour la France métropolitaine,
avec des pics à 39,5 % dans certains quartiers d’habitat populaire classés en
Zones urbaines sensibles (Le Toqueux 2002). On a affaire dans ce cas à un
surinvestissement dans les effets sociaux de la scolarité. Cette institution est
identifiée comme devant réaliser un idéal de justice par un égal traitement de

88
Partie I – Les émotions, leur statut moral et la reconnaissance

tous les élèves – « ne pas manquer de respect » disent-ils –, par l’offre d’une
chance égale d’inscription dans la société – permettre d’« échapper à la rue »
disent-ils encore.
La critique de l’École relève de ce qu’Habermas (1978) décrit comme une
tension entre légalité et légitimité. Dès lors qu’une décision ou une proposition,
quelle qu’elle soit, relative au déroulement du cursus scolaire ou à un aspect
précis de la scolarité – au-delà de son rapport à un individu dans sa singularité,
selon les canons de la responsabilité individuelle et de l’idéal méritocratique
sur lequel prétend reposer l’ordre scolaire – peut être rapportée à son identité
sociale, et par là être identifiée comme une attestation de la désignation et du
traitement discriminatoire d’une altérité, alors sont libérées et confortées les
ressources d’une posture critique. Qu’importe qu’une décision d’orientation
ou qu’une évaluation soit construite de manière réglementaire, si elle a pour
conséquence de renforcer, par exemple, le confinement visible, connu de tous,
des élèves maghrébins dans la filière la moins valorisée, ou de constater une
lacune dans les compétences11 sans y apporter une réparation. Elle s’expose
alors à perdre toute légitimité.
La constitution en collectif12 est la condition nécessaire pour permettre le
recadrage, au sens où l’entend Goffman (1991), de l’expérience individuelle
– liée à une dimension idiosyncrasique ou à un événement atypique – en
expérience commune, associée à une identité sociale et à « un cas de la chose
connue ». Elle permet la mobilisation d’un réseau de significations et de
savoirs attaché à une autre catégorie descriptive (Conein 2001). Inscrits
dans un collectif, ces jeunes maghrébins partagent un champ d’expériences
traversé par le travail de la stigmatisation et un horizon d’attente (Koselleck
1990) qui, dans leur articulation, génèrent certaines formes d’action, marquées
par la critique et la revendication. Elles peuvent prendre pour cible n’importe
qu’elle contrainte systémique de l’organisation scolaire. À la légalité de celle-
ci, ils opposent la légitimité de leurs aspirations, de leurs projets scolaires
et professionnels, la légitimité d’une revendication d’égalité de traitement et

11
La maîtrise de la langue française, souvent jugée insuffisante par les enseignants, et le peu de
moyens engagés pour l’améliorer en sont des cas exemplaires.
12
La question est de savoir comment émergent des totalités sociales signifiantes. Le collectif ne
peut être le produit de sommation, compilation, connexion. « L’instanciation des collectifs
se fait aussi à travers l’implication d’un monde d’institutions dans l’attribution de désirs,
de croyances et de raisons d’agir à des agents qu’on peut identifier catégoriellement. »
(Kaufmann et Quéré 2001 : 371)

89
Le juste et l’injuste

d’égalité de statut social à venir, que l’École, ainsi instrumentalisée, se doit de


leur assurer13.

5. Humiliation, sentiment d’injustice, lutte pour la reconnaissance

Il n’y aurait aucune pertinence sociologique à soutenir que l’ensemble des


processus qui participent de la scolarisation des élèves issus de l’immigration
recherchent l’humiliation, ni même l’engendrent systématiquement. Pour être
révélé, le jeu discret des régulations scolaires, dans leurs articulations aux
inégalités sociales, demande habituellement la mobilisation des compétences
des professionnels de la sociologie de l’appareil scolaire. Mais, quand les
effets de regroupements dans des établissements, filières ou classes dévalués
– conséquences entre autres d’un processus d’orientation discriminatoire –
s’associent à une stigmatisation qui est renforcée par la mise en échec scolaire
d’élèves dont certaines caractéristiques sociales sont, par ailleurs, dévaluées,
alors est mise en évidence la capacité de l’institution à humilier, au sens défini
par Margalit (1999 : 22) : « […] il y a humiliation chaque fois qu’un com-
portement ou une situation donne à quelqu’un, homme ou femme, une raison
valable de penser qu’il a été atteint dans le respect qu’il a de lui-même. »
Le cadre particulier d’un établissement, d’une classe ou d’un groupe de
pairs, ou encore l’expérience ponctuelle d’une réaction, d’une action collective
ou de marques de solidarité, sinon même de dénonciations de la discrimination
dans le rappel des valeurs d’égalité et de fraternité, sont autant d’occasions
d’expériences positives de l’école. Et les élèves ne manquent pas d’en faire
état. Il reste que, même si nous avons pu observer de tels moments positifs ou
s’ils ont été rapportés, ce fut toujours sur un arrière-plan d’humiliation, directe
ou indirecte, de l’individu ou du groupe dont il partage la caractéristique
saillante qui est, le plus souvent, « d’être Arabe ». Le fonctionnement de
l’École, dans ses procédures et son organisation, dans ses routines profession-
nelles, est porteur d’une humiliation potentielle qui ne s’accomplit que quand

13
Rien ici ne permet de valider le point de vue du philosophe et essayiste Alain Finkielkraut
(Le Monde, 27-28/11/2005) qui, dans son analyse de la révolte des banlieues, soutient que
la recherche de l’utilité immédiate a aboli l’humanisme et que : « De plus en plus de gens
considèrent que l’école est là pour donner du boulot. L’idée que l’enseignement est à lui-
même sa propre finalité ne fait presque plus sens. Dès lors, saccager une école qui ne vous
garantit rien devient compréhensible. » On pourrait lui opposer, dans le même registre
polémique, que la violence des inégalités procède de la barbarie et l’humanisme de la lutte
pour s’en prémunir.

90
Partie I – Les émotions, leur statut moral et la reconnaissance

les diverses modalités d’atteinte à l’honneur social peuvent être indexées à un


maître, un professeur, un chef d’établissement, si ce n’est à des pairs, comme
le souligne Margalit (Ibid. : 22) : « […] non seulement des comportements et
des conditions de vie, mais des situations ne sont humiliants que s’ils sont le
résultat d’actes ou d’omissions imputables à des êtres humains. »
Les conséquences de cette humiliation sont d’autant plus fortes qu’elle
s’articule au processus de double clôture qui institue le groupe d’appartenance
au sein duquel peut être totalisée l’expérience collective de la relégation, et
engagée la délégitimation de cette domination. En prenant pour cible les
traits identitaires, imposés ou mobilisés, constitutifs de ces groupes d’apparte-
nance, l’humiliation atteint sa forme sociale la plus intense et la plus courante.
Bénéficiant de la citoyenneté civile14, donc des droits liés au statut de l’individu
et, pour les plus âgés, de la citoyenneté politique, ces jeunes n’ont pas toujours le
sentiment de bénéficier de la citoyenneté sociale qui devrait assurer, notamment,
l’accès à l’éducation et à l’emploi. La relégation scolaire et la discrimination
à l’embauche (Aubert et al. 1997) attestent ainsi qu’ils ne sont pas « respectés
dans leurs droits ». L’articulation des deux dimensions du phénomène – la
double épreuve de ces exclusions – et sa régularité leur ouvrent l’accès à la prise
de conscience d’une injustice (Renault 2004)15, d’autant plus aiguë qu’elle est
liée au caractère collectif16 de l’émotion suscitée par la confrontation au mépris
social. À la réserve près que la condition de totalisation des expériences au sein
d’un groupe d’inclusion soit satisfaite, nos observations sont compatibles avec la
proposition de Honneth (2000 : 171) selon laquelle : « l’expérience du mépris est

14
Margalit reprend ici une définition en trois strates du concept de citoyenneté donnée par
Marshall (1965).
15
Si je partage largement les analyses développées par Emmanuel Renault, il me semble tou-
tefois utile de préciser qu’il faut inscrire la possibilité d’une totalisation symbolique de
l’expérience de l’injustice au sein d’un groupe d’inclusion, dans les conditions du passage
de l’expérience au sentiment de l’injustice, seul susceptible d’engager à l’action. Si une
commune « origine maghrébine » est un élément fondamental, dans le cas analysé, de la
constitution du groupe d’inclusion, il n’y a rien là d’essentiel. Au contraire, c’est un pro-
cessus social relationnel qui place cette « origine partagée », et socialement efficace, dans
cette position. Rien n’empêche qu’elle puisse être dépassée dans ce rôle. Les acteurs de la
révolte des banlieues de 2005, issus des immigrations maghrébines et subsahariennes, nous
en ont apporté un exemple possible par la combinaison d’une communauté d’habitat à des
expériences et des ressentiments partagés.
16
Voir Livet (2002 : 121) : « La panique, le sentiment fusionnel d’une foule, les émotions natio-
nalistes, révolutionnaires, l’émotion d’une cérémonie sacrée, les sentiments d’appartenance
à un groupe (le racisme) sont des émotions collectives : des émotions ressenties par les
individus mais dont une collectivité est la condition nécessaire. »

91
Le juste et l’injuste

à l’origine d’une prise de conscience, affectivement marquée, d’où naissent les


mouvements de résistance sociale et les soulèvements collectifs ». Nos enquêtes
sociologiques confirment que « les émotions négatives qui accompagnent
l’expérience du mépris pourraient en effet constituer la motivation affective
dans laquelle s’enracine la lutte pour la reconnaissance » (Ibid. : 166).

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