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LA FORMATION DU CITOYEN AUX PRISES

AVEC LES ECHELLES DE TEMPS ET D’ESPACE

François Audigier
Université de Genève1

“Il y a d’ordinaire une différence profonde et systématique entre la


manière dont les individus effectuent des généralisations sur les
caractéristiques macroscopiques de leur monde et de leur société,
et celle dont ils conceptualisent leur environnement social et
physique en tant qu’ensemble d’occasions pour l’action”.
Frederik Barth, Process and Form in Social Life, Londres,
Routledge & Kegan Paul, 1981: (introduction, p.5)2.

Mars 2004, Ouagadougou, Burkina-Fasso (Pays des hommes intègres), 16h. En cette fin
d’après-midi, la température dépasse 35°, l’air est sec. Depuis quelques jours, j’anime un
groupe de formateurs en didactiques des sciences sociales. Ces formateurs, titulaires au moins
d’une licence universitaire (3 années) et originaires de différents Etats d’Afrique occidentale
et centrale, repartiront chez eux pour former, à leur tour, des animateurs qui, dans les villages,
vont alphabétiser ceux, surtout celles, qui ne sont pas allés à l’école. La formation de ces
animateurs et les contenus sur lesquels ils vont s’appuyer pour leur travail de terrain comporte
des sciences sociales. Les organisateurs de cette formation jugent donc utile une initiation à
ces sciences pour les populations concernées. Des sciences sociales3 ? de l’histoire4 et de la
géographie, parce que cela correspond aux présences les plus répandues dans l’éducation
scolaire ; mais aussi un peu de citoyenneté et de démocratie5 ; plus encore des questions
sociales plus ou moins précises et souvent urgentes, à propos desquelles apporter aux
populations concernées quelques outils de pensée et d’action : la lutte contre le SIDA ou
contre le paludisme, les effets d’une décentralisation administrative et politique, la place des
femmes, une histoire qui ne soit pas productrice de conflits, la participation active à des
opérations de développement, etc. Que ce soit pour plus de démocratie ou pour résoudre ces

1
Professeur en didactiques des sciences sociales –histoire, géographie, citoyenneté-. Section des sciences de
l’éducation, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.
Francois.Audigier@pse.unige.ch, bibliographie sur le site : www.unige.ch/fapse/didactsciensoc…
2
Traduction dans Jacques Revel dir. Jeu d’échelles, 1996, Gallimard, p.144, note 9.
3
Sciences sociales ? Dans le système scolaire français qui fut pendant plus de vingt ans le cadre de mes travaux,
les disciplines liées aux sciences sociales, autrement dit les disciplines qui ont les sociétés présentes et passées
comme objet d’études et qui sont enseignées tout au long de la scolarité primaire et secondaire, sont l’histoire, la
géographie et l’éducation civique. Dans certains enseignements techniques et professionnels, d’autres disciplines
plus spécialisées traitent aussi des réalités sociales. Depuis 1967, selon des modalités variables, il existe, dans
certaines sections des lycées, une discipline « sciences économiques et sociales ». Il n’en sera pas question dans
ce texte où le terme de ‘sciences sociales’ réunit les trois disciplines citées plus haut.
4
Les mots ne sont pas les choses. Le terme d’histoire désigne en français au moins deux objets que d’autres
langues distinguent : l’histoire comme expérience vécue par chacun d’entre nous, expérience individuelle
toujours à dimension collective, et l’histoire comme construction, en particulier scientifique, s’exprimant dans
des travaux, des textes reconnus comme tels. Il nous faudrait aussi faire place à l’histoire comme récits circulant
dans une société donnée. Dans ce texte Histoire avec majuscule signifie le mouvement collectif, l’expérience
vécue en commun, l’Histoire des humains ; la minuscule, histoire, indique l’histoire scientifique et l’histoire
scolaire, ceci sans préjuger de leurs relations.
5
Démocratie, système politique où les pouvoirs sont sous le contrôle des citoyens. Je n’oppose évidemment pas
démocratie à monarchie. Il y a actuellement presque autant de ‘monarchies démocratiques’ en Europe que de
démocratie de type république, toutes aussi ‘démocratiques’ les unes que les autres.

1
questions sociales l’attente est forte. Toutefois, les relations, les équilibres, les
complémentarités, mais aussi les conflits, les refus, sont délicats à analyser, à mettre en
contexte, à comprendre, à résoudre. Il y a d’un côté les traditions, les coutumes, de l’autre les
institutions et les formes de régulation sociale qualifiées de plus modernes. Certes, une grande
partie de ces traditions sont inventées (Hobsbawn et Ranger 1983, pour l’Afrique, par
exemple Amselle et M’Bokolo 1999), mais elles remplissent un rôle essentiel pour organiser
la vie sociale. Dès lors, de quelle histoire, de quelle géographie, de quelle éducation
citoyenne, ces populations, ces personnes ont-elles besoin ? Pour résoudre quels problèmes ?
Comment y insérer les éléments d’économie, de sociologie, d’anthropologie qui sont aussi
nécessaires ? A quels découpages du monde introduire les personnes ? Rester dans le local ?
Rendre conscient le paysan qui cultive le coton qu’il est, par cette activité, inséré dans le
marché mondial ? Que les décisions prises à Washington ont des effets sur lui ? Mais aussi lui
ouvrir des perspectives d’action ? Développer des réseaux et des pratiques de solidarité qui lui
permettent de construire un rapport de force plus favorable à différents niveaux d’échelle ? de
telles questions précisent la différence entre les deux modes de pensée telles que les énonce
Barth dans la citation placée en exergue de ce texte. D’ailleurs, nos enseignements n’ont-ils
pas la prétention affichée de contribuer à l’un et à l’autre. De telles questions, urgentes et
souvent douloureuses en Afrique, sont donc aussi les nôtres, même si elles le sont dans un
autre contexte, avec d’autres données et d’autres références.
Ainsi, dans nos Etats européens, la situation de l’histoire et la géographie scolaires fut
longtemps relativement simple. La finalité première annoncée et proclamée fut la construction
d’une identité collective, appuyée sur une mémoire collective et sur une conscience du
territoire habitée, soutenue par une éducation politique destinée à susciter l’adhésion aux
institutions publiques. Hormis des périodes où des régimes autoritaires ont instrumentalisé
voire dévoyé cette finalité, d’autres finalités l’ont accompagnée, des finalités plus générales
de formation intellectuelle et éthique : formation de l’esprit critique, contribution à la
formation d’une personne libre et responsable, transmission des valeurs partagées par la
communauté politique. Bien sûr, il y eut et il y a toujours des tensions et des conflits dans
l’espace public, plus précisément par rapport à notre thème, pour définir les objets
d’enseignement. Nos disciplines sont tout sauf neutres. L’histoire et la mémoire sont des
enjeux sociaux et politiques, le territoire et l’espace aussi ; quant à la citoyenneté et à la
démocratie, nul besoin d’insister. Nos constructions politiques, nos espaces et communautés
politiques6 ont longtemps été et sont encore très souvent le cadre spatial et temporel privilégié
par nos disciplines. Le regard porté aux autres l’a aussi été dans ce cadre. Ce sont ainsi par
des grands ensembles, par des ‘quasi-personnages’7, que les générations successives d’élèves
ont été introduites dans la connaissance des sociétés présentes et passées. Il y a des termes qui
désignent ces entités politiques : L’Égypte, Rome, l’Espagne, la France… ; il y a aussi ceux
qui nomment des institutions, des groupes sociaux, des modes d’action, etc. : le
gouvernement, les nobles, la bourgeoisie, les ouvriers, les paysans, le pouvoir, la guerre, le
développement, …, autant de concepts indispensables à la construction d’une compréhension
des sociétés présentes et passées. Ces groupes et ces catégories découpent ainsi le social de
diverses manières. Les espaces aussi sont soumis au même travail : espaces de nos Etats, de
nos nations, de nos provinces, espace des voisins, espaces des autres, espaces lointains à

6
Par communauté politique, j’entends ici un ensemble de personnes vivant sous un même régime politique et
ayant une conscience de commune appartenance. Cette signification n’est pas identique à celle donnée en
Espagne où coexistent des communautés correspondant aux différentes nations, basques, catalanes, andalouses,
etc., et l’Etat central espagnol qui siège à Madrid. Elle n’est pas identique non plus au sens donné par le
communautarisme, dans sa version anglo-saxonne, qui privilégie les identités culturelles, religieuses et
linguistiques. Sauf précision, c’est avec le premier sens que ce terme est utilisé dans ce texte.
7
Terme utilisé par le philosophe Paul Ricœur, par exemple 1985-1987.

2
découvrir, mais aussi lieux singuliers, lieux des batailles, lieux sacrés, lieux privilégiés des
transformations économiques et sociales, etc. Le temps participe à ce concert : temps des
historiens scandé par les quatre ‘Vieilles’, histoires ancienne, médiévale, moderne et
contemporaine, temps linéaire qui suggère la continuité de l’expérience humaine et de nos
communautés, temps découpé de multiples manières par les historiens, temps longs et temps
courts, temps des structures et temps des conjonctures, etc. Tout cela et bien d’autres choses
opèrent de constants changements d’échelle, du plus petit au plus grand, du plus local au plus
global, du plus singulier au plus universel, du plus court au plus long ; nous découpons,
rangeons, classons, distinguons, rassemblons, construisons des entités, excluons, intégrons...
Cela n’a jamais été simple. Toutefois, j’insiste sur un trait bien connu de nos disciplines :
pendant de nombreuses décennies, nos constructions politiques, et donc les découpages et les
échelles privilégiés qu’elles appelaient, ont imposé leur domination. Depuis quelque temps,
cela ne marche plus aussi bien qu’avant. D’un côté la globalisation et la mondialisation, pour
employer des termes bien généraux et bien vagues, d’un autre le retour au singulier, au local,
bouleversent cette relative stabilité. Nous avons tous le sentiment plus ou moins clair qu’il
nous faut faire place à cette multiplicité des échelles d’analyse. Le reconnaître ne conduit pas
à des solutions aisées à décider et à mettre en œuvre. Aussi ce texte est-il plus problématique
que directement pratique, un appel à développer recherches théoriques et recherches
empiriques, enquêtes et dialogues. Il se développe en deux temps. Dans un premier temps, je
reviens sur la déstabilisation de nos disciplines scolaires de sciences sociales. L’identification
de quelques-unes des raisons importantes de cette déstabilisation se poursuit par l’exploration
de l’importance des échelles pour comprendre notre monde et construire l’avenir. L’échelle
est souvent associée à la géographie, souvent aussi réduite à une relation de proportionnalité
exprimée par une fraction de numérateur 1 et de dénominateur variable. Nous lui donnons une
signification plus large comme en témoignent déjà certains des propos qui précèdent. Tout au
long de ce parcours, je m’efforce de lier les questions sociales et politiques à celles qui
concernent plus directement l’enseignement de nos disciplines de sciences sociales, questions
que cet enseignement doit affronter. Ce travail nous attend ; il a déjà été entrepris par certains.

Cependant, avant d’entrer dans ces différents thèmes, il me faut préciser brièvement d’où je
parle, le point de vue qui est le mien, mon insertion culturelle et ses hésitations, les intentions
de mes propos. Citoyenneté, histoire et géographie, éducation scolaire, formation des
enseignants, etc., tout cela est placé dans un contexte qui pèse d’un grand poids sur nos
conceptions, sur nos imaginaires. Citoyen de nationalité française, je viens donc d’une
tradition politique et administrative où, sur fond de luttes politiques et sociales, de cassures
entre deux France selon une expression souvent utilisée, le pouvoir officiel est centralisé.
Depuis près de six années, je suis plongé dans l’univers helvétique, univers démocratique
construit et fonctionnant sur une conception fort différente des règles et des dispositifs. Pour
ceux qui ne sont pas nés suisses, la citoyenneté suisse s’acquiert d’abord par un droit de
bourgeoisie. La communauté politique helvétique est construite par le bas, par
l’agglomération et l’adhésion de bourgs, de villages et de villes, de cantons. Tout ce qui peut
être local est et reste local. Le peuple est régulièrement consulté sur les sujets les plus divers ;
si ce n’est pas l’autorité politique qui en prend l’initiative, un large droit de pétition le permet
aux citoyens. Cela ne produit pas un univers politique plus simple et plus efficace que le
précédent. Simplement, la manière de construire, de comprendre et de combiner les échelles
est fort différente. Cette différence dessine aussi des solidarités spécifiques. Elle donne
l’impression que les solidarités locales sont essentielles et souvent puissantes, mais elle trace
aussi des exclusions. Par exemple, il n’existe pas d’assurance maternité au niveau fédéral.
Une votation récente a refusé qu’une telle assurance soit mise en place à cette échelle. Pour
diverses raisons, qu’il n’est pas possible d’examiner ici, le peuple suisse n’exprime pas une

3
solidarité correspondante. Il est du ressort des cantons de décider si le peuple cantonal est
d’accord ou non pour la mettre en place. Ainsi, les niveaux de pouvoir sont aussi des échelles
spatiales et sociales de solidarité. Les valeurs rejoignent ici directement le politique, non plus
seulement au niveau des principes, mais au niveau des choix exprimés par les citoyens.
Enfin, ce texte place la réflexion sur les échelles sous le projet de la formation du citoyen. Il
ne s’agit pas de manier et de diversifier les échelles parce que cela se ferait de plus en plus
dans les sciences de références – histoire, géographie, sciences politiques, etc. - ou dans la vie
sociale. Certes, ces raisons sont importantes et ces univers sont d’utiles inspirateurs des
savoirs scolaires, mais nos choix théoriques et pratiques sont commandés par ce projet de
formation. Ici surgit à nouveau une difficulté déjà rencontrée avec la mondialisation ou la
globalisation, celle du sens des mots, de ces mots qui semblent faire consensus à condition
que l’on n’en examine pas trop attentivement les significations et les usages. Citoyen ? Les
définitions et approches sont nombreuses8. Devant le risque de confusion totale - tout ce qui
intéresse la vie sociale, le vivre ensemble intéresse le citoyen, donc la citoyenneté est partout,
dans la conduite automobile aussi bien que dans le tri des déchets -, je plaide pour une
approche qui reste solidement ancrée sur le noyau dur de la citoyenneté démocratique. Trois
éléments composent ce noyau dur dans un régime démocratique et sont liés au fait que la
citoyenneté est d’abord un statut lié à l’appartenance à une communauté politique. Ce statut
accorde à son titulaire, le citoyen, des droits et des obligations, ainsi qu’une part de la
souveraineté politique. À ces deux traits s’ajoute le sentiment d’appartenance, sentiment qui
exprime la conscience de faire partie d’une communauté politique, conscience d’une relation
privilégiée à ses membres. C’est à partir et en fonction de ce noyau dur que l’on peut décliner
d’autres dimensions ou d’autres aspects de la citoyenneté.
Sur le plan éducatif, cela signifie que la formation du citoyen est une formation aux droits et
aux pouvoirs et qu’elle comporte également cette dimension de l’appartenance. Droits et
obligations, pouvoirs et appartenance appellent aussi des principes et des valeurs telles que
l’égalité, la liberté, la justice. Cela dessine un point de vue à partir duquel analyser nos
sociétés, nos discours, nos pratiques, nos réalités sociales, et un horizon pour construire le
présent et l’avenir. Ces caractères propres à la citoyenneté, les principes et valeurs qui fondent
celle-ci, se heurtent constamment à deux difficultés, d’une part l’inégalité des conditions,
d’autre part la diversité des croyances et des cultures. Loin de rester théorique ou éloigné du
réel, tout ceci s’inscrit donc dans la dynamique même de nos histoires, dans l’invention
constante du monde à laquelle nous participons et à laquelle nous formons nos élèves à
participer.
Une telle approche est parfois reçue comme restrictive voire trop éloignée de réalités qui
appelleraient des approches principalement ‘concrètes’. Outre que l’appel au concret cache
souvent les idéologies qui sont à l’œuvre, je pense cette centration nécessaire pour éviter les
dérives vers une formation citoyenne à orientation uniquement comportementale et le méli-
mélo conceptuel. Ce texte, comme nos débats, fait usage de nombreux concepts dont il
conviendrait de préciser constamment le sens. C’est bien sûr impossible, mais cette absence
ne doit pas transformer ces mots en concepts-obstacles, ces concepts si généraux qu’ils font
ou semblent faire l’unanimité parce qu’ils désignent tout et n’importe quoi.

1. – La déstabilisation croissante des enseignements de sciences sociales

Dans mon introduction, j’ai marqué l’importance des finalités politiques et de l’appartenance
comme dimension de la citoyenneté. Ce marquage a pour intention de rappeler une famille de
finalités que l’on a d’autant plus tendance à ne pas examiner attentivement qu’elle est
8
Je renvoie ici au texte ‘concepts et compétences clés’ écrits dans le cadre du projet éducation à la citoyenneté
démocratique du Conseil de l’Europe et disponible sur le site du Conseil, document DGIV/EDU/CIT (2000) 23.

4
conflictuelle et que l’on ne sait plus comment en assurer la présence. C’est pourquoi elle
retient le plus mon attention dans ce texte. Cela implique que d’autres aspects, eux aussi
importants, ne sont pas retenus ici, en particulier ce qui a trait à la dimension juridique de la
formation du citoyen et à ses conséquences sur les contenus d’enseignement et les pratiques
scolaires (voir par exemple Audigier 1999).

1.1. – Appartenances et disciplines scolaires de sciences sociales

Il y a plus d’une dizaine d’années, une analyse approfondie des textes officiels qui régissaient
l’enseignement des trois disciplines scolaires en France depuis la fin du XIXe siècle, m’a
conduit à identifier un tournant autour des années septante, tournant que j’ai appelé ‘boîte à
outils’ (Audigier, 1995). Avant ces années, les textes officiels énonçaient clairement les
finalités politiques de ces disciplines et leur lien avec la construction d’un sentiment
d’appartenance. Autrement dit, ils disaient le ‘sens’ de ces savoirs scolaires, terme qui
recouvre à la fois la signification et la direction. La signification consiste à enseigner aux
jeunes, ici des jeunes français ou des jeunes appelés dans leur grande majorité à le devenir,
que leur histoire personnelle était directement liée à une histoire collective, celle de leur
communauté d’appartenance, la Nation française. La direction indique que l’avenir, leur
avenir était profondément solidaire de l’avenir de cette communauté politique. Le passé et
l’avenir étaient ici complémentaires et donnaient tout leur poids au présent dans la continuité
et l’ouverture de l’expérience humaine. La république se présentait comme un horizon
indépassable. Cet horizon n’était pas achevé dans ses formes institutionnelles qui changent
avec le temps, mais les principes et les valeurs de cette république étaient et devaient rester les
inspirateurs fondamentaux de ces formes, des décisions politiques que la communauté prenait
et avait à prendre9. Certes, ces finalités n’ont jamais été uniques. J’ai dit la présence de l’esprit
critique et des finalités intellectuelles ; j’ajoute aussi, surtout concernant l’éducation civique,
les finalités pratiques, puisque l’on attend de cette éducation qu’elle forme à des
comportements sociaux, à des attitudes personnelles. Mentionnons ici, qu’il est bien difficile
d’observer et plus encore d’évaluer les travaux et les situations scolaires qui correspondent à
ces deux dernières familles de finalités, intellectuelles et pratiques. Les observations de cours
d’histoire et de cours de géographie réalisées au cours de divers travaux de recherches
montrent que l’esprit critique et le raisonnement sont très rarement des objets d’un travail
explicite. L’étude des effets des situations d’enseignement qui sont censées construire des
compétences sociales pour la vie commune soulève les difficiles questions des relations entre
l’école et la vie sociale, du transfert des savoirs construits dans la première vers la seconde,
sans oublier les interrogations éthiques qu’elles appellent.
Quelles que soient les difficultés rencontrées pour construire des orientations de travail qui
correspondent à ces deux dernières familles de finalités, ce sont elles qui sont mises en avant
depuis les années septante. Les textes officiels insistent alors sur l’apprentissage de notions et
de concepts censés être caractéristiques des disciplines, sur celui de quelques repères dans le
temps et dans l’espace, enfin, celui de méthodes de réflexion, elles aussi spécifiques à ces
disciplines. Le sens est renvoyé à l’espace privé. C’est à chacun de construire son propre
destin. Version négative : il n’y a plus de destin commun et la solidarité qui l’accompagne est
menacée de s’effriter. Version positive : l’école forme des individus libres et autonomes. Si
les critiques adressées à des visions fermées de l’appartenance, à des manières de construire
ou de renforcer des identités closes et exclusives, des identités qui rejettent les autres et
constituent des barrières pour les accueillir, sont totalement justifiées, elles n’ont certainement
pas été le facteur déterminant pour expliquer ce retrait vers une conception instrumentale de
9
Nous sommes dans un modèle théorique et son imaginaire, non dans la réalité sociale et historique. Toujours
deux mondes ?

5
nos disciplines. Il ne s’agit pas là d’une orientation exclusive. La référence à l’Etat nation et à
la République demeure, plus ou moins fortement exprimée selon les moments. Mais le
mouvement général est là. Il n’est pas non plus seulement français.
Penser son appartenance c’est penser son histoire comme solidaire avec celle d’autres
personnes, comme partie prenante d’une histoire collective. La citoyenneté complète ce
sentiment par l’exigence de la présence et de l’action avec les autres. J’ai développé ailleurs
(Audigier 1999, 2000) le passage d’une citoyenneté d’appartenance et d’obéissance telle
qu’elle a été mise en avant à partir de la fin du XIXe siècle à une citoyenneté délibérative,
participative et instrumentale. Je m’inquiète surtout d’une certaine naïveté et exprime une
crainte. On ne peut qu’adhérer à l’idée de construire une personne libre et autonome, de
refuser de faire de nos enseignements des instruments de propagande. Mais, la liberté et
l’autonomie sont-elles des états que l’on atteindrait après une durée plus ou moins longue
d’éducation ? Je préfère les penser comme un mouvement, un mouvement jamais achevé, un
mouvement dans lequel entrent aussi des dimensions affectives, émotionnelles, un
mouvement fortement contextualisé par les conditions aussi bien matérielles que culturelles
dans lesquels il se développe ; ces conditions constituent un ensemble de contraintes autant
qu’un ensemble de ressources dans lesquelles l’individu est situé ou dans lesquelles il puise
selon les moments et les circonstances, selon ses projets, ses désirs, ses aspirations. Ce
mouvement de liberté et d’autonomie se produit toujours dans un monde où nous sommes en
relation avec les autres. Nous avons besoin de nous penser en relations avec les autres. Ces
relations se construisent et se développent dans le cadre de représentations du social que
l’historien Baczko nomme des imaginaires sociaux : « Tout au long de l’histoire, les sociétés
se livrent à un travail permanent d’invention de leurs propres représentations globales,
autant d’idées-images au travers desquelles elles se donnent une identité, perçoivent leurs
divisions, légitiment leur pouvoir, élaborent des modèles formateurs pour leurs membres, tels
par exemple ‘le vaillant guerrier’, le ‘bon citoyen’, le militant dévoué’, etc. » (1984, p.8).
Il y a donc une part obligatoire d’imaginaire, d’affectif, d’émotionnel dans la construction et
l’affirmation de nos identités. Il est évident que nous ne pouvons pas penser ces dernières de
la même manière qu’il y a 50 ou 100 ans. Elles sont dites et souvent vécues aujourd’hui
mobiles, indécises, multiples, soulignant ainsi qu’elles sont prises dans l’histoire de chacun et
qu’elles se réfèrent à des échelles d’appartenances elles aussi multiples. Cette situation met en
difficulté l’appartenance à la communauté politique qui était censée dessiner un cadre
commun pour tous les citoyens. En laissant hors de ce champ politique d’autres
appartenances, les systèmes démocratiques permettent cette multiplicité. Aujourd’hui devant
les difficultés que rencontre ce niveau politique, le choix de la ‘boîte à outils’ s’est imposé
quasiment de lui-même et est apparu comme une affirmation supplémentaire de la liberté de
chacun. Je souhaite nuancer ici cette vision quelque peu angélique10. D’une part nous ne
pensons pas tout seul ; nous pensons grâce aux autres, avec les autres, les autres des
générations antérieures, leurs œuvres, leurs productions, les autres nos contemporains ;
d’autre part nous appartenons à des entités différentes, nous sommes habités par des
imaginaires sociaux qui nous modèlent et nous informent autant que nous contribuons à les
reproduire et à les modifier.
Si nous laissons cette dimension de nos disciplines à la porte de nos classes, ce sont d’autres
forces, d’autres influences qui viendront prendre la place. Elles y sont déjà ; les médias, les
pairs jouent un rôle croissant, les communautés aussi, communautés non pas politiques et
démocratiques, mais communautés dites culturelles et qui dessinent des appartenances
présentées et vécues comme des essences, comme des natures, et non comme des

10
L’écrivain Anatole France écrivait à la fin du XIXe siécle : « la liberté est l’ignorance des contraintes qui nous
forcent à agir ». Sans interpréter cette phrase comme un déni de liberté, disons simplement qu’elle nous invite à
une certaine modestie !

6
constructions historiques et donc mobiles, modifiables, ouvertes. Les appartenances sont en
prise directe avec les échelles, échelles sociales, échelles de temps et d’espace. Elles
définissent nos espaces de solidarité. Nos programmes scolaires sont des réponses à un projet
politique, à une conception du vivre ensemble.

1.2. Pluralité du monde et diversification croissante des savoirs de référence

Je serai beaucoup plus rapide sur ce thème car il est largement connu, même si il est
nécessaire d’en rappeler l’importance dans une réflexion sur les échelles pour comprendre
notre monde. C’est une banalité de dire qu’aujourd’hui les interrogations sur l’avenir de nos
sociétés et de notre monde commun se multiplient, que sans doute jamais dans l’histoire, ces
sociétés n’ont été globalement aussi incertaines, voire angoissées sur cet avenir. Nous
sommes plongés dans une période où nos pouvoirs politiques étatiques sont mis en cause par
le marché, les marchés, selon une logique de distribution des droits et des libertés qui heurtent
directement nombre de principes sur lesquels repose la démocratie. Pour énoncer la différence
fondamentale entre le marché et la démocratie, Jean-Paul Fitoussi (2004, p.46) utilise la
comparaison suivante : « D’un côté, le marché régi par le principe du suffrage censitaire, où
l’appropriation des biens est proportionnelle aux ressources de chacun – un euro, une voix.
Et, de l’autre, la démocratie régie par le suffrage universel – une femme, un homme, une
voix ». Cette comparaison traduit mieux que tout l’enjeu d’une démocratie citoyenneté quant à
l’exercice du pouvoir. L’échelle des fortunes et sa hiérarchie remplace l’égalité politique et
juridique.
Cette remise en cause se fait aussi par le haut et par le bas. L’Europe que nous retrouvons
ultérieurement est ainsi emblématique de ces remises en cause. La question des pouvoirs
politiques n’est pas seulement, voire pas essentiellement, celle d’une ‘classe politique’ qui
serait en train de perdre ses privilèges, elle est celle de nous tous, citoyens libres et égaux, de
notre souveraineté, de notre pouvoir face à d’autres forces. La mondialisation est loin de
concerner de manière identique toute l’humanité. Elle est d’abord « une expansion planétaire
des entreprises multinationales » (de Senarclens, 2001, p.92), elle-même relayée et présentée
comme nécessaire, obligatoire et… bénéfique par de puissants réseaux d’informations et de
diffusions dont j’ai dit la puissance dans la construction des imaginaires. Face à cela nous
pouvons certes nous proclamer ‘citoyen du monde’ ; mais la générosité de cette proclamation
n’efface pas la réalité de notre monde divisé ni le fait que les droits et les obligations dont
chacun de nous est titulaire dépendent entièrement de notre statut de citoyen de tel ou tel Etat.
Notre existence corporelle, intellectuelle, affective, est toujours quelque part, dans un lieu,
que nous ne sommes jamais partout à la fois, que nos relations et nos solidarités sont limitées.

Si les évolutions du monde et les manières dont nous en rendons compte dans nos sociétés se
diversifient, c’est aussi le cas des savoirs dits scientifiques, savoirs qui sont censés inspirés les
savoirs scolaires. Les travaux et publications se multiplient. Les uns et les autres sont divers ;
aucune science sociale ne présente des analyses convergentes. Aucun point de vue, aucun
paradigme ne s’impose. À l’image de Joseph Stiglitz (2002), telle personne qui occupait des
fonctions officielles et travaillait en faveur d’une mondialisation de l’économie de marché, se
trouve quelques années plus tard en dénoncer les dangers et les méfaits. De telles analyses
manient constamment des échelles différentes, passant du local au global, convoquant des
acteurs individuels, collectifs, institutionnels, jonglant entre le passé, les passés, les présents et
les avenirs. Toutes montrent un monde commun, la nécessité de raisonner à plusieurs
échelles. Certains auteurs utilisent le terme de ‘glocalisation’ pour insister sur l’articulation
entre les échelles, sur le fait qu’il y a du global dans le local, du local dans le global. Cela rend

7
encore moins aisé le choix des savoirs scolaires et la construction des curriculums dans nos
disciplines.

1.3 – Sommes nous capables d’un projet ?

La question de l’avenir a souvent été évoquée dans ce qui précède. Comme leitmotiv, je
rappelle que tout programme scolaire, tout projet d’éducation est une anticipation : « Un
principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font les
plans d’éducation, c’est qu’on ne doit pas élever les enfants d’après l’état présent de l’espèce
humaine, mais d’après un état meilleur, possible dans l’avenir, c’est à dire d’après l’idée de
l’humanité et de son entière destination » (Kant, Traité de pédagogie, traduction Hachette
Classiques, 1981, p.40). Ce propos de Kant nous rappelle sans ambiguïté combien l’idée de
neutralité est illusoire, combien tout projet est anticipation de l’avenir, combien tout projet est
choix. Dans leurs généralités, de telles affirmations susciteront sans doute l’adhésion. Mais
leurs conséquences sur la définition des savoirs enseigner et des dispositifs d’enseignement
est une autre affaire.
Je prends ici l’exemple de l’Europe, souvent présentée comme notre grand projet politique
pour l’avenir. Depuis de nombreuses années les curriculums s’ouvrent à plus d’Europe, les
spécialistes publient de multiples ouvrages sur l’Europe, parmi ces derniers certains
s’interrogent sur un enseignement de l’Histoire de l’Europe. Je laisse de côté les questions
méthodologiques et épistémologiques que ce dernier travail soulève pour me centrer sur
l’Europe comme projet politique. Dès lors qu’il y a formation du citoyen, quinze Etats en
mars 2004, vingt-cinq d’ici peu, sont concernés par la dimension européenne de cette
citoyenneté si on l’associe à l’Union européenne, plus de quarante Etats si on définit cette
citoyenneté par rapport au Conseil de l’Europe et à la reconnaissance juridique de la
Convention européenne des droits de l’homme. En nous en tenant à la première Europe, nous
pouvons toujours dénoncer la médiocrité d’un personnel politique qui assume rarement les
décisions qu’il prend ou qui sont prises en son nom lors des Conseils européens et qui préfère
nous faire croire que c’est ‘la faute à Bruxelles’ ; toujours est-il que nous ne pouvons plus
penser de très nombreux problèmes qui nous concernent quotidiennement sans nous référer à
cette échelle de pouvoir et de décision.
Or, l’Europe est un projet politique, un projet qui divise nos sociétés dans ses formes et dans
ses contenus. Nous savons tous qu’entre les euro-acteurs et les euro-exclus, nous avons toute
une gamme de situations et d’opinions. Devons-nous enseigner l’Europe comme une
évidence, une nécessité, une contrainte, un choix, etc. ? Sans doute, un peu tout à la fois.
Toutefois, nous ne pouvons pas nous contenter d’une réponse aussi générale et en rester au
niveau des intentions. Les rares recherches disponibles (par exemple, Tutiaux-Guillon 2000,
Audigier 2004) montrent que si les finalités critiques et intellectuelles sont affirmées comme
les plus importantes par les enseignants, l’étude de situations scolaires et des traces de
l’enseignement consignés dans des cahiers d’élèves, les résultats d’enquêtes précises auprès
de ces derniers, mettent en évidence que l’on est loin d’observer une présence forte de ces
finalités. L’enseignement scolaire de l’Europe est massivement dominé par une vulgate qui en
fait un produit historique aussi nécessaire que débarrassé de toute dimension conflictuelle, une
nécessité téléologique que souligne la présentation des différents moments de la construction
européenne comme autant d’étapes qui s’enchaînent logiquement les unes aux autres. L’étude
des institutions européennes est elle aussi aseptisée. Quant à l’échelle, elle est présente de
manière explicite en géographie, mais elle correspond plus souvent à des niveaux
d’organisation administrative et politique qu’à une dimension de l’analyse qu’il convient de
faire varier selon les objets étudiés et leurs enjeux. De leurs côtés les élèves témoignent de
leurs grandes difficultés à établir des relations entre les savoirs scolaires et les informations et

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opinions qu’ils reçoivent et émettent à propos de l’Europe. De tels constats peuvent paraître
quelque peu pessimistes, l’accusation vite portée envers des enseignants qui semblent ne
transmettre que des savoirs tout faits. Un tel jugement est aussi trop rapide que peu fondé. Les
logiques et les contraintes qui président à la sélection et à la construction des savoirs scolaires,
à la construction et à la mise en œuvre des situations d’enseignement, poussent toutes vers ces
contenus et ces pratiques aseptisés. Nous avons besoin et nécessité de faire évoluer ces
logiques. Ceci est un autre souci (à ce propos, Audigier 2001).
Cela renvoie aussi à la citation de Frederik Barth. Sans en avoir délibérément l’intention, cet
anthropologue pointe un défi, ou une limite ?, considérable à nos enseignements, à savoir leur
fonction dans la vie sociale. Nous les pensons habituellement comme mettant les élèves en
situation de construire des connaissances, des capacités pour penser le monde social, se penser
dans ce monde et par là même être capable d’agir, de prendre des décisions, de coopérer avec
d’autres, etc. Barth nous invite à travailler cette relation entre deux échelles de connaissance,
des connaissances générales sur le monde social - les allemands parleraient d’une
Weltanschauung - et des connaissances situées, des connaissances pour l’action.

1.4. – Retour sur les finalités

Pour achever ce rapide tour d’horizon, je reviens au point de départ et reprend la question des
finalités. La référence à la citoyenneté démocratique est plus que jamais nécessaire. Nos
démocraties sont fragiles ; elles sont fragiles car ce qui les sous-tend, du moins en principe, à
savoir la proclamation de l’égale dignité des personnes et par voie de conséquence de leur
égalité juridique, n’est pas partagée par tous. Elles sont aussi fragiles parce que nos actuels
modes de développement produisent plus d’exclusion que d’intégration. Elles sont fragiles
car, comme nous l’avons vu, les pouvoirs anciennement attribués à la sphère politique sont
mis en cause par d’autres pouvoirs, parce que la définition des premiers dans le cadre de nos
Etats est totalement insuffisante et parce que cette définition peine à se construire à d’autres
échelles, notamment avec l’Europe. Et pourtant, avons-nous d’autre horizon pour construire
un monde commun viable et humain que celui dessiné par la construction démocratique et la
citoyenneté ?
Parmi bien des objets de travail nécessaires j’en choisis deux. Le premier est la poursuite de
l’approfondissement de la citoyenneté, notamment de la souveraineté et de son exercice, le
second celui de l’appartenance. La souveraineté et ses modes d’exercice se développent déjà à
plusieurs échelles. Mais, quels que soient les dispositifs institutionnels et quelles que soient
nos convictions personnelles, nous connaissons aussi toutes les difficultés rencontrées pour
déterminer le niveau d’échelle le plus pertinent selon les objets sur lesquels débattre
démocratiquement et prendre des décisions citoyennes.
Quant à l’appartenance, aux appartenances, nous avons à en faire une question nouvelle dans
nos études savantes comme dans nos contenus et pratiques d’enseignement. À ce titre, nous
avons dans le même mouvement, à assumer et à transmettre ce qui relève des appartenances
héritées, à les soumettre à l’analyse et à la critique, à nous placer, nous et nos étudiants, nos
élèves, nos contemporains, en situation de les penser de manière dynamique et ouvertes au
changement. Nous retrouvons cette double dimension de l’enseignement de l’histoire, plus
largement des sciences sociales, entre l’adhésion et la distanciation. Nous avons aussi à
prendre en compte les différences profondes qui existent, dans nos classes et dans nos
établissements scolaires, entre ceux des élèves qui sont déjà dans l’idée que la planète est leur
espace légitime d’action et ceux pour qui cet espace d’action est et reste réduit au local, voire
un peu plus. J’ai suggéré la force de ces différences à propos de l’Europe. De manière plus
systématique, Zygmunt Bauman (1999, p.136) oppose deux mondes : « Les habitants du

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premier monde vivent dans le temps ; l’espace ne compte pas pour eux, puisqu’ils peuvent
franchir instantanément toutes les distances… Les habitants du deuxième monde vivent dans
l’espace : un espace pesant, résistant, intouchable, qui enserre le temps et le soustrait au
contrôle des habitants ». Il existe bien sûr un infinité de situations intermédiaires, mais cette
opposition nous alerte avec force sur le fait que les univers temporels et spatiaux de nos
élèves sont déjà différenciés, qu’ils ont déjà par leurs insertions sociales et culturelles des
horizons et des pensées scalaires différents.
Les finalités citoyennes incluent alors une autre dimension, celle de donner aux habitants du
second monde et à leurs proches, des outils pour penser aussi le premier monde. Le local, dont
nous sommes parfois si friands, en particulier à l’école élémentaire, risque de se muer dans un
enfermement. Cela ouvre directement le titre de la seconde partie de ce texte.

2. - Penser le monde, se penser dans le monde : la pluralité des échelles

La nécessité de penser le monde à plusieurs échelles ne nécessite pas de longues


argumentations. Les références qui précèdent indiquent quelques unes des directions vers
lesquelles recueillir ces arguments. Si certains acteurs manient constamment ces échelles et
les utilisent à leur profit, en jouent, d’autres acteurs n’en ont qu’une vague, très vague idée.
Le faible pouvoir dont disposent certaines populations dans le monde, comme les Africains
évoqués au début de ce texte, est aussi lié à leur capacité à penser, à se penser à plusieurs
échelles. Cette pluralité ne concerne pas seulement les activités économiques et la distribution
administrative et politique des pouvoirs, elle concerne aussi la construction de nos identités,
identités personnelles et identités collectives, toujours ce sentiment d’appartenance en relation
avec les réseaux de relations et de solidarités auxquels chaque être humain appartient. Cet
accord supposé, il nous faut aller plus avant dans les contenus et les pratiques scolaires, et
pour cela interroger la contribution de nos diverses disciplines. Cet examen met en tension un
classique de nos débats : organiser nos enseignements autour de contenus factuels ou autour
de compétences plus générales ? Le premier point de vue est souvent défendu par ceux qui
mettent en avant le fait que les sciences sociales étudient toujours des situations singulières ;
l’histoire ne se répète pas, les lieux et les espaces sont tous différents, l’expérience humaine
est unique. Des compétences intellectuelles plus générales peuvent certes être construites,
mais l’important réside d’abord dans l’étude et l’apprentissage de faits singuliers. Le second
point de vue insiste sur ces compétences générales et cherche à les définir par rapport à ce qui
fait la spécificité des sciences de référence. Les curriculums de chaque discipline sont alors à
organiser en fonction de ses ‘modes de pensée’ spécifiques (pour l’histoire, voir par exemple
Heimberg 2002).
Tout en partageant le second point de vue, je soulève deux questions :
- la première porte sur les relations entre les diverses sciences sociales et par là entre leurs
diverses constructions scolaires. Ces relations nourrissent une abondante littérature, les uns
insistant sur la spécificité, d’autres mettant l’accent sur les relations, voire sur l’unité profonde
des sciences qui étudient les sociétés qu’elles soient présentes ou passées. Certes, les
méthodes ne sont pas identiques. En particulier les historiens ne peuvent produire des traces
du passé qui n’existent pas. Mais, in fine, toutes ces sciences convergent vers une unité et le
sociologue Jean-Claude Passeron (1991) utilise pour les désigner le terme de ‘sciences socio-
historiques’. La question de ces relations a des effets directs sur les relations entre les
disciplines scolaires et est en écho profond avec Barth ;
- la seconde rejoint celle des appartenances. Privilégier de façon trop exclusive les modes de
pensée disciplinaire comporte le risque de ‘privatiser’ le choix de contenus enseignés,
autrement dit des mondes, des expériences et situations humaines présentes et passées dans
lesquelles introduire les élèves. De toute manière, en suivant Passeron pour placer nos

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disciplines sous le terme de ‘disciplines socio-historiques’, je rejoins nombre d’auteurs qui
insistent sur l’importance des histoires (par exemple, Bruner 2002), sur le fait que nos
identités sont pour une grande part des identités narratives. Mais alors une nouvelle question
s’impose, non plus de quelle histoire avons-nous besoin ? - le singulier marque ici plutôt un
choix méthodologique ou épistémologique -, mais de quelles histoires avons-nous besoin ? -
le pluriel affirme le nécessaire choix entre un nombre infini d’histoires possibles et
disponibles. Nous ne pouvons les transmettre toutes ; les choix scolaires sont draconiens,
terriblement réduits. Seul le projet politique en faveur d’une citoyenneté démocratique, tel que
rappelé précédemment, offre un cadre pour raisonner ces choix. Il est donc bien encore et
toujours question d’échelles, échelles des groupes, des territoires, des passés, qui contribuent
à définir nos appartenances, nos identités et nos solidarités.
Si d’un côté, la réponse à de telles questions implique un minimum d’accord sur le projet
politique, elle implique aussi un approfondissement des contributions disciplinaires. Dans les
paragraphes qui suivent, je présente brièvement quelques axes en ce sens. Reprenant le titre
donné à l’ensemble de ce texte, je ne parcours pas les disciplines telles qu’elles sont
identifiées dans l’enseignement, mais je m’intéresse plus directement à l’espace et au temps.
Même si l’espace est associé à la géographie et le temps à l’histoire, je plaide pour une vision
plus unie selon laquelle il y a du temps en géographie et de l’espace en histoire. Plus encore,
l’objet commun de ces deux disciplines est l’étude des sociétés. On oublie cela trop souvent,
notamment à l’école élémentaire. C’est pour cette raison que je m’arrête d’abord sur le social
et ses échelles.

2.1. – Echelles du social


Toute science qui étudie une société la découpe en objets plus ou moins homogènes, plus ou
moins étendus, et désigne ces groupes par des concepts, des mots qui leur donnent sens, qui
leur attribuent des rôles, des fonctions, des identités. Ce sont aussi ces mots qui servent à
construire ces découpages, personnages individuels et collectifs, quasi personnages dont nous
avons déjà rencontré quelques exemples. Nos ouvrages scolaires et nos contenus enseignés
sont remplis des uns et des autres. Selon les moments de l’histoire, selon les thèmes d’étude,
l’accent est mis sur des individus qui ont existé ou existent réellement, –Charles-Quint,
Christophe Colomb, Roosevelt, Picasso… mais aussi les personnages d’actualité-, sur des
personnages qui jouent un rôle d’idéal-type -l’enfant travaillant dans les mines européennes
au XIXe siècle ou aujourd’hui en Bolivie, le paysan au moyen âge ou de nos jours avec la
politique agricole commune, etc.-, l’échelle individu se combine alors avec l’échelle groupe.
Ces choix sont aussi commandés par des raisons pédagogiques. On fera, par exemple,
l’hypothèse qu’il est plus facile pour les élèves, notamment les plus jeunes, d’imaginer des
mondes différents du leur à l’aide d’individus plus facilement identifiables, voire avec
lesquels ils peuvent entrer en empathie.
L’analyse du social est ainsi constamment aux prises avec ce que j’appelle ici des échelles du
social. L’extension de nos contenus d’enseignement à l’ensemble du monde hier et
aujourd’hui, complexifie cette situation d’au moins deux manières : l’une est bien connue des
chercheurs, de ceux qui se déplacent dans l’espace, anthropologues, ethnologues ou
géographes, autant que de ceux qui se déplacent dans le temps ; comment construire ces
découpages, ces catégories ? Quelles places attribuer aux découpages utilisés par les locaux ?
à ceux utilisés par les chercheurs ? Il est aussi ici question de construire d’une vision globale
du monde. Cette vision est-elle une extension de nos visions particulières ? Existe-t-il des
visions universelles ou seulement des visions singulières ? des outils d’analyse du social
valides quelles que soient les sociétés ? Etc. La seconde s’appuie sur la première pour
interroger la construction d’un monde commun. Il ne suffit pas de proclamer que nous
habitons un village global pour que les imaginaires et les solidarités soient partagés. À

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quelle(s) échelle(s) ce monde commun se construit-il ? sur quels contenus ? Le mouvement
actuel, encore une fois présenté comme quelque chose d’inéluctable, aussi naturel qu’un
cyclone tropical, voudrait nous faire adhérer à l’idée que ce monde commun serait d’abord le
produit d’échanges marchands mondialisés et de rapports contractuels.

L’espace et le temps sont placés sous l’emprise du social. Autrement dit, nos compréhensions
du temps, de l’espace et du social sont totalement solidaires, le dernier jouant un rôle
dominant. Cela interroge à nouveau nos manières de découper le monde et de le catégoriser.
Les travaux rassemblés notamment par Carretero et Voss dans un premier volume pour les
sciences sociales (1994) puis dans un second volume pour l’histoire seule (1998) témoignent
de la diversité des approches et des résultats pour étudier et comprendre les manières dont les
élèves procèdent sur ces objets. Au-delà de cette diversité, demeure la question didactique des
catégorisations, scripts d’action et autres concepts et outils de pensée que nous construisons
avec nos élèves. Que signifie le fait de découper le monde en groupes sociaux ou en ordres ou
en classes sociales, en castes, etc. ? Que signifient les découpages empruntés aux autres
sciences sociales et qui ont servi et servent encore à qualifier différentes problématiques en
histoire et en géographie ? Comment interpréter le fait que nous sommes passés d’une identité
collective fondée sur le politique à une importance première accordée à l’économie et
maintenant à la culture, mouvement dont nous observons les effets dans les curriculums
scolaires ? N’avons pas à nouveau à faire avec ces concepts-masques que j’évoquais en
introduction ? Sans oublier cette naturalisation que nous opérons avec une telle catégorie
‘culture’, comme si, attribuée aux individus, elle leur assurait une sorte d’essence immuable.
La culture tient lieu d’explication. Les découpages que nous opérons, les hiérarchies que nous
construisons entre les différents niveaux de lecture, les concepts que nous utilisons
témoignent de nos points de vue, de nos convictions, de nos idéologies en donnant à ce mot
toute la force qu’il a et en lui ôtant ses connotations négatives. Comme si l’idéologie c’était
toujours la pensée de l’autre.
À cet égard, un historien polonais Jerzy Topolski (in Moniot et Serwanski, dir. 1994 p.71-81)
propose de distinguer trois ‘couches’ différentes qui constituent le texte d’histoire. Ces
couches renvoient à ce que l’on pourrait appeler des échelles de compréhension. La première
concerne les faits, la seconde les procédés rhétoriques utilisés dans l’écriture pour emporter
l’adhésion du lecteur, la troisième les mythes et autres visions générales du monde, qui sont
d’ordre idéologique. La première est ouverte à la falsification, la deuxième à une analyse du
langage, la troisième appelle directement l’interprétation et le sens. Cette classification est
aisément extensible aux autres sciences sociales et à la géographie. Une accumulation de
‘faits’ n’est pas plus de l’histoire qu’une accumulation d’observations et donc aussi de ‘faits’
n’est la géographie. Chaque fois, à chaque étape, les trois couches sont présentes.

2.2. - Echelles d’espace


Le sens commun attribue généralement l’espace et les échelles à la géographie. L’étude de
l’espace social et de la production de l’espace par les sociétés est devenue un des axes
privilégiés par la géographie scientifique. À propos des échelles, les géographes ont coutume
de distinguer l’échelle cartographique, qui correspond à un rapport de proportionnalité entre
les distances présentes sur l’espace de référence et celles qui sont portées sur la carte, et
l’échelle géographique, qui désigne un niveau spatial pertinent pour étudier un phénomène.
Les géographes insistent également aussi beaucoup aujourd’hui sur la nécessaire variation des
échelles, elle-même associée à une variation du point de vue. Traditionnellement, l’échelle
appelle la délimitation d’un territoire, souvent, dans l’enseignement, une délimitation a priori,
qui va définir un dedans et un dehors. Celle-ci correspond aussi à un découpage administratif
et politique, lui-même lié aux finalités déjà présentées. Il est clair que le territoire est le mode

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de compréhension de l’espace auquel il est le plus aisé de s’identifier. Historiquement, nous
savons tous l’importance que les sociétés, les communautés politiques, les Etats, ont mis et
mettent encore pour le contrôle des territoires, de leurs territoires. La citoyenneté a très
évidemment une forte dimension territoriale. Nous sommes encore attachés à cette idée de
territoire qui confère une dimension spatiale à nos appartenances. D’ailleurs les programmes
scolaires de géographie de l’école secondaire au Québec mettent l’accent sur ce concept de
territoire en le présentant à diverses échelles.
Les géographes mais aussi de très nombreux auteurs (par exemple Castells 1996) font usage
d’une autre présentation de l’espace avec le concept de réseaux. Parfois d’ailleurs, territoires
et réseaux sont mis en opposition. Il s’agit effectivement de deux manières de comprendre le
monde, deux manières plus complémentaires qu’opposées. Pourtant la tradition scolaire a eu
et a toujours tendance à privilégier la première, avec toujours l’importance donnée aux
découpages par continents et par Etats. Certes ces derniers restent des acteurs essentiels du
monde. Mais, penser en réseaux devient un outil indispensable de compréhension de ce
monde. Internet nous place d’emblée dans un réseau planétaire. Cette globalisation n’implique
nullement que chaque utilisateur de réseau l’utilise à cette échelle. De toute manière le terme
même de planétaire demande bien des nuances, d’une part parce qu’un réseau fonctionne avec
des pôles, des nœuds, construit des hiérarchies et des flux d’intensité différente, définit des
centralités et des périphéries, qu’il lie des lieux, ici des personnes, et délaisse des espaces plus
ou moins vastes donc aussi les personnes qui y demeurent. De plus, chacun d’entre nous
participe aussi à beaucoup d’autres réseaux, eux-mêmes situés et agissant à des échelles très
variées. C’est à une pensée combinant territoires et réseaux que nous avons à former nos
élèves.

2.3. – Echelles de temps


La pluralité des temps et leur nécessaire apprentissage font aujourd’hui partie de la culture
commune des enseignants d’histoire. Je ne développerai donc pas cet aspect. En revanche, je
m’arrête sur un courant historien qui modifie cette culture commune et qui prend directement
comme objet de travail la question des échelles : la micro-histoire. Nombre d’entre nous qui
enseignent ou ont enseigné l’histoire ont déjà fait appel à cette micro-histoire par exemple en
étudiant des ‘personnages’ et leur biographie. Je prolonge les remarques faites sur l’échelle du
personnage à propos des échelles sociales avec l’exemple du peintre Louis David. Ce dernier
a ‘accompagné’ la période révolutionnaire et l’Empire, mêlant sa peinture et le contexte
historique. L’étude de ce personnage et de ses œuvres s’appuie aussi sur l’intention d’aider les
élèves à construire la notion de durée. David est un personnage qui traverse plusieurs régimes
politiques, montrant par là la faible durée de certains d’entre eux et le fait qu’un être humain
peut vivre suffisamment longtemps pour être témoin et acteurs d’expériences historiques
personnelles et collectives, complexes et variées. Mais de telles pratiques ont toujours été
placées sous l’autorité d’une histoire générale, ici principalement l’histoire politique de la
France. Ce changement d’échelle n’est pas un changement de point de vue, mais un quasi-
artifice pour rendre plus compréhensible par les élèves, à la fois l’époque et la durée.
La micro-histoire propose un changement beaucoup plus complet de perspective : « A la mise
en œuvre de systèmes classificatoires fondés sur les critères explicites (généraux ou locaux),
la micro-analyse substitue une prise en compte des comportements à travers lesquels les
identités collectives se constituent et se déforment » (Revel in Revel dir., 1996, p.26). La
manière dont les historiens considéraient traditionnellement leurs échelles d’analyse est ici
bouleversée et avec elle, ou par elle, la façon dont est étudiée et dont se comprend la
construction d’une société. Avec la micro-histoire nous ne sommes plus dans des découpages
spatiaux plus ou moins prédéterminés, découpages dont les histoires nationales ont été (et sont
encore ?) l’archétype le plus fréquent et le plus influent sur l’histoire scolaire. Il y a échelle

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micro du point de vue social d’abord. Sans doute y aurait-il des liens à tisser avec le
paradigme du ‘retour de l’acteur’ (Touraine, 1984) qui vient de la sociologie et touche toutes
les sciences sociales. L’acteur de la micro-histoire est d’un lieu et d’un temps, mais il n’est
pas enfermé à un seul niveau d’échelle ; nous avons à faire ici ni à un acteur, sorte d’idéal-
type, d’une catégorie générale posée a priori, ni à un acteur réduit au local : « … chaque
acteur historique participe, de façon proche ou lointaine, à des processus – et donc s’inscrit
dans des contextes – de dimensions et de niveaux variables, du plus local ou plus global »
(Revel, p.26). Nous sommes bien là au cœur de nos questions d’échelle mais avec un point de
vue radicalement différent d’une conception concentrique et plus proche d’une conception
réticulaire. L’acteur est inséré dans des réseaux de contenus, de tailles et de fonctions divers.
Par là même, l’acteur crée du social ; il contribue à construire la société. L’histoire rejoint
aussi la question des catégories d’analyse précédemment mentionnée.
D’une toute autre manière, des historiens italiens, travaillent depuis plusieurs années sur la
reconstruction d’un enseignement de l’histoire autour d’une approche mondiale (Brusa et al.
2000 ; Mattozzi, 2003). Pour les défenseurs de ce point de vue, ce choix est déterminé par la
finalité constamment affirmée de la compréhension du monde contemporain : « Nous savons
aujourd’hui que l’histoire du XX° siècle et celle que nous vivons ne sont pas compréhensibles
si on ne les inscrit pas dans une perspective mondiale ». (Mattozzi, 2003, p.135). Cette
perspective mondiale ne se réduit pas au seul XXe siècle. D’autres événements dans l’Histoire
demandent à être analysés à cette échelle pour être intelligible. Il en est ainsi, par exemple,
des deux Révolutions fondamentales qu’a connu l’humanité : la Révolution néolithique et la
Révolution industrielle. Si la première est achevée depuis longtemps, la seconde se prolonge
encore selon des modalités renouvelées.
Ces deux références prises aux deux niveaux extrêmes de l’échelle, des échelles, l’individu et
le monde, ont chacune leur pertinence. Elles modifient profondément nos manières
traditionnelles de construire nos curriculums. La pertinence de ces approches soulignée, leur
possible opposition me semble rejoindre à nouveau la citation de Barth et dépasser très
largement le cadre de l’histoire. Comprendre le monde d’aujourd’hui, énoncé très général,
requiert des études de certains phénomènes à l’échelle mondiale. Une telle évidence ne
demande guère d’arguments. Mais cette compréhension est aussi censée produire de la
citoyenneté, de la citoyenneté ‘active’ comme on aime à le dire aujourd’hui à Bruxelles et
ailleurs. Or cette citoyenneté, si elle se comprend à différentes échelles du global au local,
s’exerce dans des situations et des contextes singuliers.

3. Pause

Les thèmes et les thèses présentés dans ce texte et leur mise en perspective n’appellent pas de
conclusion formelle. Ils et elles forment un faisceau d’interrogations pour les débats et les
recherches sur l’avenir de nos disciplines, sur le choix des contenus qu’il est juste, bon, utile,
nécessaire, souhaitable d’enseigner aux générations futures. Le lecteur est évidemment
totalement libre de réfuter les unes et les autres en tout ou partie. J’espère toutefois avoir
convaincu, si ce n’était déjà, fait de leur pertinence et de la nécessité de leur examen. Ils
appellent tout aussi évidemment bien d’autres développements et une mise en correspondance
plus systématique avec des préoccupations didactiques. Celles-ci sont constamment présentes
bien que pas toujours énoncées de manière explicite. Le thème retenu pour ce texte appelait
une vision large. Mais, comme je tente de le construire actuellement avec d’autres chercheurs
au sein de notre équipe de recherche, la contribution de l’enseignement de nos disciplines à la
construction des identités personnelles et collectives, à une citoyenneté informée et active
dans le monde, reste en grande partie un objet de recherche à construire en s’appuyant sur les

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résultats des enquêtes déjà disponibles. Dans cette perspective, des collaborations et des
comparaisons internationales sont aussi souhaitables qu’utiles et nécessaires.
12 mars 2004, au moment où je termine l’écriture de ce texte, la barbarie vient à nouveau de
frapper. Les informations qui me parviennent depuis hier me mettent directement au contact
avec les attentats perpétrés en Espagne, images et témoignages de la douleur, de l’absurdité,
propos qui cherchent à comprendre, interrogations sur les motifs, hypothèses et conjectures,
sympathie, participation à la souffrance des autres, à celle de ceux qui sont pensés un peu plus
fortement comme des frères. Le temps et l’espace sont quasiment abolis. Et pourtant, cela ne
supprime ni les kilomètres, ni les différences. La sympathie manifestée directement ou
indirectement, l’émotion exprimée et acceptée comme une dimension inévitable et
heureusement nécessaire de notre rapport au monde et aux autres et de nos savoirs sur ce
monde et sur ces autres, nos contemporains, que faire d’une telle ‘actualité’ avec nos élèves
dans le cadre de nos enseignements ? Comment donner du sens à ce qui, a priori, n’en a pas et
ne peut pas en avoir ? Les événements et les expériences extrêmes sont ceux et celles sur
lesquels nos pensées, nos intelligences, nos langages, nos émotions, nos affectivités restent
muettes. Le silence est ici le contraire de l’indifférence.

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