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Institut d’Études politiques de Paris

Dossier présenté en vue de l’Habilitation à diriger des recherches


par
Isabelle SURUN

Sénégal et dépendances
Le territoire de la transition impériale
(1855-1895)

Tome II

MÉMOIRE DE RECHERCHE INÉDIT

Volume 1

Soutenu le 12 décembre 2012 devant un jury composé de :

Pierre BOILLEY, Professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne


Jean-François CHANET, Professeur à l’Institut d’Études politiques de Paris, garant
Alice CONKLIN, Associate Professor, Ohio State University
Odile GOERG, Professeur à l’Université de Paris 7 – Denis Diderot
Daniel NORDMAN, Directeur de Recherche émérite au CNRS
Ibrahima THIOUB, Professeur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar
2
Remerciements

Que soit en premier lieu remercié ici Jean-François Chanet, qui a accepté d’être
mon garant et s’est acquitté de cette tâche bien au-delà de ce que prescrivait la
fonction. J’ai bénéficié auprès de lui d’un accompagnement incomparable dans
l’écriture et d’un soutien de tous les instants dans l’épreuve qu’ont représenté les
derniers moments de la mise en forme du dossier.
Je remercie également tous les membres du jury, Pierre Boilley, Alice Conklin,
Odile Goerg, Daniel Nordman et Ibrahima Thioub, qui ont accepté de partager avec
moi les résultats de mes travaux. Daniel Nordman, qui a été mon directeur de thèse, a
accompagné de son attention bienveillante les nouveaux développements de ma
recherche pendant toutes ces années.
La complicité intellectuelle et l’amitié de Marie-Noëlle Bourguet ont également
constitué une aide et un soutien incomparables dans ce voyage au long cours.
L’élaboration de mes objets d’étude doit beaucoup au travail collectif engagé au
sein de deux groupes de recherche constitués dans le cadre de programmes financés
par l’ANR.
Le programme Géo&Co, dirigé par Hélène Blais et Florence Deprest, a été le lieu
convivial et stimulant de l’émergence de mon projet. Que tous ses membres en soient
remerciés, en particulier Hélène Blais, Florence Deprest, Pierre Singaravélou, Camille
Lefebvre et Marie-Albane de Suremain.
Le programme FrontAfrique, dirigé par Pierre Boilley, en a assuré l’ancrage
africaniste par une mise en commun des lectures et par le financement de misions
d’étude à Dakar et à Lomé. Que soient remerciés tous ses membres, en particulier
Camille Lefebvre et Séverine Awenengo-Dalberto pour leurs conseils et leur regard
attentif sur mon travail, Pierre Boilley pour son soutien à mon projet, ainsi que Simon
Imbert-Vier, Daouda Gary et Jean Schmitz.
L’équipe réunie autour de la préparation du manuel de concours consacré aux
sociétés coloniales, publié aux éditions Atlande en septembre 2012, a été le cadre
d’une élaboration intellectuelle collective dont mon travail a beaucoup bénéficié. Que
tous ses membres en soient remerciés. Mais elle a aussi été une ressource et un
soutien pour le travail personnel que j’accomplissais parallèlement. L’aide amicale
que m’ont apportée Armelle Enders, Claire Fredj, Hélène Blais et Marie-Albane de
Suremain a été décisive.
J’ai aussi rencontré auprès de mes collègues de l’Université de Lille une
bienveillance qui m’a permis de concilier mes obligations professionnelles avec
l’engagement dans la recherche. J’en remercie Catherine Denys, Sylvie Aprile, ainsi
que Martine Aubry, administratrice de l’IRHiS.
L’aide et le soutien moral et affectif de mes amies m’ont permis de faire face avec
sérénité aux difficultés qui se présentaient. Qu’en soient remerciées tout
particulièrement Brigitte Béjean et Sabine Dullin. Ma famille et mon entourage
proche ont été mis à rude épreuve pendant ces derniers mois, et je tiens à manifester
toute ma gratitude à ma mère, Bénédicte Surun, à Patrick Mulle, et à ma tante,
Antoinette Surun. Enfin, j’ai trouvé auprès de ma fille, Capucine, et de Thierry
Billette, une sollicitude de tous les jours et un grand réconfort.

3
4
Introduction

Le projet de recherche dont je présente ici les résultats s’inscrit à la croisée de deux
champs historiographiques connexes, mais distincts, l’histoire impériale et l’histoire
coloniale, qu’il articule en examinant la transformation d’un territoire colonial appelé
« Sénégal et dépendances », dans le contexte du passage d’un « ancien régime
colonial » à l’impérialisme « moderne » du XIXe siècle. Il analyse la « transition
impériale » au prisme des représentations spatiales, des formes de la territorialité et
des conceptions de la souveraineté mobilisées par les différents acteurs qui prennent
part à ce processus. Projet éminemment spatial, l’expansion impériale est en effet
confrontée dans sa mise en œuvre à l’existence de territoires autochtones qui
l’obligent à négocier la souveraineté et qui configurent la formation du territoire
colonial. Entre l’espace projeté, envisagé comme disponible à la conquête, et la
stabilisation d’un territoire à administrer, vient se glisser la pratique concrète des
appropriations territoriales qui oblige le colonisateur en puissance à s’immiscer dans
les géopolitiques locales, à adapter et à réinventer les formes de sa domination, à
ajuster son emprise aux limites des territoires existants, tout en les redessinant et en y
substituant sa souveraineté à celle des autorités autochtones. Le territoire colonial qui
en résulte est le produit d’une reconfiguration mutuelle du projet impérial et des
territoires autochtones par l’interaction des acteurs qui les portent.

Espace, territoire et souveraineté constituent ainsi les clés interprétatives à partir


desquelles je me propose de reprendre à nouveaux frais l’analyse de la transition
impériale en affinant le plus possible la description des appropriations territoriales.

5
Définitions

Les notions d’espace et de territoire n’ont pas le même sens pour toutes les
sciences sociales et ont été fortement débattues chez les géographes. Ces débats ont
produit un corpus de textes sur lequel il est possible de s’appuyer pour les distinguer.
La notion d’espace connaît une tension entre une définition minimaliste qui y voit un
simple support abstrait et isotrope des projets et des activités humaines et une
définition constructiviste qui en fait un produit social1. Comme catégorie d’analyse,
l’espace permet de décrire les « structures élémentaires » qui ordonnent une portion
de l’étendue terrestre : points, lignes, surfaces, discontinuités, polarisation,
dissymétries, maillage, échelles2. La notion de territoire se greffe sur celle d’espace :
le territoire est une portion d’espace appropriée. Cette appropriation peut être définie,
comme en géographie historique ou en géographie politique, par le contrôle exercé
par un pouvoir politique ou un groupe ; le territoire est alors circonscrit par ses
frontières. Les géographes l’entendent surtout comme une appropriation sociale,
identitaire et symbolique 3 . À l’échelle de l’individu, le territoire en vient à se
confondre avec la notion d’« espace vécu », définie par Armand Frémont pour la
région4. Pour Claude Raffestin, l’espace est « traduit » et progressivement transformé
en territoire par un processus de sémiotisation5.

Je retiens pour ma part deux approches de l’espace : l’espace abstrait, support des
projets expansionnistes qui ne tiennent pas compte des territoires existants, et la
spatialité comme catégorie d’analyse du territoire. Le territoire sera entendu ici à la
fois comme l’unité spatiale sur laquelle se déploie un contrôle politique, qu’il soit
autochtone ou colonial, et comme l’objet d’une appropriation sociale et identitaire.
L’idée de la « traduction » de l’espace en territoire éclaire le processus de la transition
impériale : projet sur l’espace, l’expansion impériale ne peut produire du territoire

1
Guy BAUDELLE et Philippe PINCHEMEL, « De l’analyse systémique de l’espace au système
spatial en géographie », in Franck AURIAC et Roger BRUNET (dir.), Espaces, jeux et enjeux, Paris,
Fayard, 1986, p. 85-94.
2
Roger BRUNET, « L’Espace, règles du jeu », in Franck AURIAC et Roger BRUNET (dir.), Espaces,
jeux et enjeux, Paris, Fayard, 1986, p. 297-315.
3
Bernard DEBARBIEUX, « Territoire », in Jacques LÉVY et Michel LUSSAULT, Dictionnaire de la
géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p. 910-912. Jean-Paul FERRIER, « Territoire », in
Jacques LÉVY et Michel LUSSAULT, op. cit., p. 912-917.
4
Armand FRÉMONT, La Région, espace vécu, Paris, Flammarion, 1976.
5
Claude RAFFESTIN, « Écogénèse territoriale et territorialité », in Franck AURIAC et Roger
BRUNET (dir.), op. cit.

6
colonial qu’en s’inscrivant dans la trame des territoires autochtones, par le biais d’une
interaction entre territorialités coloniales et autochtones.

Enfin, la notion de souveraineté, classiquement associée au pouvoir légitime de


l’État, est déclinée en un ensemble d’attributs (monopole de la violence, maintien de
l’ordre public, prélèvement fiscal, définition du statut juridique des personnes,
exercice de la justice, capacité à traiter avec une autre entité politique, contrôle des
frontières, et éventuellement propriété éminente) considérés comme propres aux
formations étatiques. Pensée en lien avec l’émergence de l’État-nation, elle a été
étroitement associée au territoire. Mais le grand récit qui la fait naître au moment des
traités de Westphalie en 1648, avec un champ d’application limité aux États
européens, puis lui attribue une diffusion au reste du monde au moment des
décolonisations6, place la période coloniale hors-champ. Ainsi, les appropriations
coloniales de territoires ne sont pas considérées comme des privations de souveraineté
au motif que la notion n’aurait pas existé hors d’Europe. Il semble pertinent de
remettre en question ce grand récit diffusionniste et européo-centré en examinant de
près ce qui se passe au moment des appropriations coloniales : les négociations font
surgir des frottements entre des conceptions de la souveraineté différentes, ou qui
s’expriment dans des registres différents. Les travaux qui font le détour par les
« périphéries » impériales dans l’analyse de la construction de la notion de
souveraineté adoptent une approche relevant plutôt d’une histoire intellectuelle des
doctrines du droit international7. Mon travail se propose de revisiter cette histoire de
la souveraineté en décrivant les pratiques et les interactions par lesquelles se
produisent les appropriations territoriales et les dévolutions de souveraineté. Il
interroge la solidité de la notion en mettant en évidence les « zones grises » de la
souveraineté qui caractérisent les situations impériales.

Modèles de la transition impériale

La notion de « transition impériale » n’est pas entendue ici dans son sens faible qui
désigne la substitution d’une domination à une autre sur un territoire donné, mais

6
Daniel PHILPOTT, Revolutions in Sovereignty. How Ideas Shaped Modern International Relations,
Princeton University Press, 2001.
7
Anthony ANGHIE, « Finding the Periperies : Sovereignty and Colonialism in Nineteenth-Century
International Law », Harvard International Law Journal, Vol. 40, 1999 ; Antony ANGHIE,
Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge University Press, 2004.

7
signifie plus radicalement le passage d’un mode de domination à un autre et ses
modalités. C’est plus particulièrement le passage de ce qu’il est convenu d’appeler
l’« ancien régime colonial », caractérisé par le rôle des compagnies à charte, la traite
négrière, un mode de production esclavagiste dans les colonies de plantation et une
emprise territoriale discontinue, limitée à des enclaves côtières en Afrique comme en
Asie, à un régime de colonisation « moderne », plus complexe à définir, dont nous
retiendrons surtout ici la territorialisation, c’est-à-dire l’acquisition de territoires
continus et extensifs, qui devait aboutir au « partage » d’immenses ensembles
continentaux entre les puissances impériales concurrentes. L’époque moderne avait
certes déjà connu des formes de territorialisation, sur le mode de la colonie de
peuplement, sur le continent américain à l’exclusion de tout autre. Mais les emprises
étaient loin d’y être exhaustives, puisque c’est au XIXe siècle seulement que les
nouveaux États issus des empires espagnol, portugais et britannique achevèrent, par
une colonisation intérieure ou un impérialisme secondaire, leur expansion
continentale. Pour la période antérieure, Lauren Benton décrit des souverainetés
impériales ordonnées en enclaves et en corridors8, à l’égard desquelles les possessions
américaines pourraient être définies comme des excroissances d’empires
essentiellement maritimes. La continentalisation des empires est globalement le fait
du XIXe siècle. En Afrique, en Asie et en Océanie, où se transfèrent les intérêts
impériaux après la perte des colonies américaines, elle l’est exclusivement.

De nombreux modèles interprétatifs ont été élaborés pour rendre compte de ce


processus, de sa chronologie heurtée et disparate d’un espace continental à l’autre, ou
encore de ses acteurs. Tous s’appliquent au partage de l’Afrique, qui a fait l’objet
d’une abondante production historiographique, et certains ont été conçus à partir de
son analyse.

La dimension chronologique de la transition a été appréhendée et fortement


débattue en termes de discontinuité ou de continuité. Si les contemporains du
« scramble for Africa » en ont souligné la rapidité stupéfiante 9 , suggérant une
discontinuité majeure entre la période des comptoirs et celle du partage, dont John
Keltie voit les prémisses dans la conjonction des ambitions léopoldiennes et des
explorations de Stanley au Congo, dans la seconde moitié des années 1870, la

8
Lauren BENTON, A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400-1900,
Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
9
John Scott KELTIE, The Partition of Africa, Londres, Edward Stanford, 1893.

8
catégorie d’ « empire informel » a fourni un cadre d’analyse qui visait plutôt à
restituer des continuités de part et d’autre de cette césure. L’article retentissant publié
par Robinson et Gallagher en 1953 déplaçait en effet l’attention de l’ « empire
formel », dont la partition de l’Afrique était une des manifestations les plus évidentes,
vers un « impérialisme du libre échange » explorant d’autres voies que celles des
appropriations territoriales 10 . La thèse selon laquelle un premier XIXe siècle
d’inspiration libérale, peu soucieux de prendre en charge de nouveaux territoires,
devrait être opposé à un second XIXe siècle limité aux trois ou quatre dernières
décennies, caractérisé par la conquête, est ainsi battue en brèche au profit de nouvelles
continuités : des formes plus insidieuses de la mise en dépendance sont ainsi mises en
évidence, qui ne se laissent pas cantonner à une période précise. La thèse de la
continuité est encore renforcée par le modèle du « Gentlemanly Capitalism » qui
permet de franchir la césure entre anciens empires coloniaux et nouvel impérialisme
en montrant comment impérialisme formel et informel sont conjointement mobilisés
au sein d’un processus qui articule plus étroitement intérêts économiques et décision
politique, dans le cas de l’empire britannique11.

Le second clivage qui traverse les modèles explicatifs proposés est celui qui
distingue modèles « métropolitains » et modèles « périphériques »12. Les premiers
attribuent l’expansion aux décisions politiques prises dans les hautes sphères du
pouvoir ou à l’influence de groupes de pression économiques. La guerre de conquête,
considérée comme un moyen de construction des empires, a longtemps été envisagée
par les historiens dans une perspective géopolitique et diplomatique qui faisait la part
belle aux rivalités inter-impériales et aux acteurs de la haute politique. Le partage de
l’Afrique en fut un objet privilégié13. La rapidité avec laquelle s’est déroulée la
conquête du continent africain, pour l’essentiel entre 1880 et 1900, est alors expliquée

10
John GALLAGHER et Ronald ROBINSON, « The Imperialism of Free Trade », Economic History
Review, 6, 1953, p. 1-15, reproduit et commenté dans William Roger LOUIS, Imperialism. The
Robinson and Gallagher Controversy, New York, New Viewpoints, 1976.
11
P. J. CAIRN et A. G. HOPKINS, « Gentlemanly Capitalism and British Expansion Overseas : I. The
Old Colonial System, 1688-1850, II. New Imperialism, 1850-1945 », Economic History Review, 39,
1986, p. 501-525, et 40, 1987, p. 1-26.
12
On trouvera une présentation synthétique de ces différents modèles dans John M. MACKENZIE,
The Partition of Africa and European Imperialism, 1880-1900, Londres ; New York, Methuen, 1983,
2e éd. Routledge, 2006, et dans Andrew PORTER, European Imperialism, 1860-1914, New York,
Palgrave Macmillan, 1994.
13
John M. MACKENZIE, The Partition of Africa, op. cit. ; J. HARGREAVES, West Africa
Partitioned, vol. 1, The Loaded Pause, 1885-1889, Londres, Macmillan, 1974 ; vol. 2, The Elephants
and the Grass, Londres, Macmillan, 1985 ; Hendrik, WESSELING, Le partage de l’Afrique, 1880-
1914, Paris, Denoël, 1996.

9
par la rivalité mimétique qui conduisit les empires en formation à accélérer le
processus d’appropriation territoriale. Les modèles « périphériques » accordent au
contraire un rôle décisif aux acteurs de terrain ou « men on the spot », officiers,
gouverneurs ou colons, qui repoussent par leurs initiatives souvent non contrôlées par
le centre, les limites des empires. La frontière des territoires en expansion se révèle
ainsi plutôt une « frontier », zone de front pionnier, que la limite stabilisée d’un
territoire. Le modèle de la « frontière turbulente », conceptualisée par John S.
Galbraith14 , permet de rendre compte des tensions entre centre et périphérie, et
d’éclairer le paradoxe d’empires qui se sont construits à certains moments en dépit de
la volonté politique de leurs dirigeants. Le modèle vaut aussi bien pour l’expansion
britannique en Inde dans le premier XIXe siècle, que pour la conquête du Soudan
français, dans les années 1880 et au début des années 1890, à l’initiative d’officiers
comme Borgnis-Desbordes ou Archinard15.
Un développement des modèles « périphériques » a consisté à mettre l’accent sur
la part des acteurs non-européens dans le processus d’appropriation territoriale. Il
s’est caractérisé par une attention portée à l’attitude des sociétés africaines et
asiatiques et a donc rompu avec l’européocentrisme des débats décrits plus haut. Une
abondante production historiographique s’est partagée, dans les années 1970 et 1980,
entre la mise en évidence de la « collaboration » des « Afro-asiatiques » à la conquête
comme à la mise en place de l’appareil colonial et celle des « résistances » à leur mise
sous tutelle. Du côté des « collaborations », Robinson fit des « fondements non-
européens de l’impérialisme » le socle d’une « théorie de la collaboration », tandis
qu’Henri Brunschwig montrait « comment le colonisé devient colonisateur »16. Au
pôle des résistances, on compte huit chapitres du volume VII de l’Histoire générale
de l’Afrique consacrés aux « initiatives et résistances africaines » à la conquête dans
les différentes régions du continent, et les études réunies par Michael Crowder sur les

14
John S. GALBRAITH, « The ‘Turbulent Frontier’ as a Factor in British Expansion », Comparative
Studies in Society and History, vol. 2, n° 2, janvier 1960, p. 150-168.
15
Alexander S. KANYA-FORSTNER, The Conquest of Western Sudan. A Study of French Military
Imperialism, Cambridge, Cambridge University Press, 1969.
16
Ronald ROBINSON, « Non-European Foundations of European Imperialism : Sketch for a Theory
of Collaboration », in Roger OWEN et Bob SUTCLIFF, Studies in the Theory of Imperialism, Londres,
Longman, 1972. L’auteur précise que « collaboration » n’est pas à prendre dans un sens péjoratif.
Henri BRUNSCHWIG, Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française ou comment le colonisé devient
colonisateur (1870-1914), Paris, Flammarion, 1983.

10
formes proprement militaires de la résistance à la conquête17. Poursuivant et affinant
le transfert de ces catégories d’analyse élaborées par l’historiographie de la Seconde
Guerre mondiale et de l’Europe occupée, certains auteurs ont cherché à dépasser ce
dualisme entre résistance et collaboration en reprenant à Philippe Burrin la notion
d’« accommodement ». Alexander Kanya-Forstner associe « accommodation » et
« confrontation »18. L’historiographie récente met l’accent sur le rôle et la position
assumés par les divers intermédiaires, qu’il s’agisse des soldats des troupes auxiliaires
indigènes, des interprètes ou des élites politiques autochtones. Ils relèvent de ce que
Jane Burbank et Frederick Cooper désignent comme la fonction « jouer avec les
intermédiaires » que tous les empires ont en commun19.

Continuistes ou discontinuistes, les modèles « métropolitains » envisagent la


transition impériale à une échelle « macro », qui ne permet pas de rendre compte de la
réalité des appropriations territoriales. Mon travail privilégie l’approche
« périphérique », sans négliger pour autant les réseaux métropolitains que sont
capables d’activer les acteurs de terrain. Il s’agit aussi de décentrer le regard : les
dynamiques engagées sur le terrain ne sont périphériques que du point de vue du
centre. Aussi, sans disqualifier l’échelle impériale, cadre englobant dans lequel
s’effectue la transition, c’est à l’échelle de la colonie, et souvent à l’échelle locale des
territoires qu’elle incorpore, que je me propose de saisir les processus en cours. De
plus, en associant les acteurs situés de part et d’autre de l’interface impérial, en
cherchant à contextualiser autant que possible des deux côtés les événements qui s’y
produisent, je situe mon travail dans l’horizon d’une histoire connectée20.
Enfin, le consensus qui s’est établi dans l’historiographie au bénéfice d’une lecture
plutôt continuiste de la transition repose sur un présupposé qui rend ses conclusions
difficilement utilisables pour mon objet : à vouloir requalifier les formes d’expansion

17
Albert Adu BOAHEN (dir.), Histoire générale de l’Afrique, vol. VII, L’Afrique sous domination
coloniale, 1880-1935, Paris ; Dakar, UNESCO/NÉA, 1987. Michael CROWDER (dir.), West African
Resistance. The military response to colonial occupation, New York, Africana Publishing Corporation,
1971.
18
Alexander S. KANYA-FORSTNER, « The French Marines and the Conquest of the Western Sudan,
1880-1899 », in J. A. DE MOOR et Hendrik WESSELING (dir.), Imperialism and war : Essays on
colonial wars in Asia and Africa, Leiden, Brill, 1989, p. 121-145.
19
Jane BURBANK et Frederick COOPER, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot,
2011.
20
Sanjay SUBRAHMANYAM, Explorations in Connected History: From the Tagus to the Ganges,
Delhi, Oxford University Press, 2004. Romain BERTRAND, « Rencontres impériales. L’histoire
connectée et les relations euro-asiatiques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4bis, 2007,
p. 69-89. Romain BERTRAND, L’histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2011.

11
« informelles », cette approche a délibérément laissé de côté les éléments de la mise
en place d’un empire « formel ». Elle s’interdit de ce fait toute analyse des
appropriations territoriales, qu’elle abandonne à une histoire diplomatique
traditionnelle ou à l’histoire militaire de la conquête. Or la territorialisation reste un
élément structurant de la construction des empires, et le territoire, loin de renvoyer
aux formes anciennes de la géographie historique, est devenu un objet d’histoire
renouvelé par les apports de la géographie et de l’anthropologie politique. Un
réexamen approfondi des appropriations territoriales et de leurs modalités pourrait
d’ailleurs permettre de dégager de nouveaux éléments de continuité : certains
territoires coloniaux, le Sénégal en particulier, sont en effet le siège d’une « partition
rampante » avant 1870. De plus, les formes souvent ambiguës que prend l’entrée de
nouveaux territoires dans l’empire « formel » oblige à reconsidérer, pour elles-
mêmes, les modalités de la formalisation et, par conséquent, à envisager des porosités
entre formel et informel.

Une histoire spatiale du territoire colonial


« La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », affirmait naguère Yves
Lacoste dans le titre d’un ouvrage-manifeste pour une reprise en considération par les
géographes des enjeux géopolitiques de leur discipline21. Le tournant postcolonial de
la géographie s’inspire des propos d’Edward Said, pour lequel l’impérialisme peut
être considéré comme « un acte de violence géographique, par lequel la quasi-totalité
de l’espace mondial est explorée, cartographiée et finalement annexée » 22 . Sans
souscrire à ces visions instrumentales de la géographie comme discipline ou plus
largement des savoirs sur l’espace, des historiens et des géographes engagés dans la
voie d’une histoire spatiale du fait colonial23 ont montré comment les empires avaient
produit de nouvelles spatialités en imposant une nouvelle toponymie, en découpant,
délimitant, cloisonnant les espaces sur lesquels s’exerçaient les dominations
impériales. Les cartes et les savoirs sur l’espace sont certes un outil de tous les

21
Yves LACOSTE, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, F. Maspero, 1976, 2e éd.
revue et augmentée 1982, rééd. La Découverte, 1985.
22
Edward SAID, Culture et impérialisme, Paris, Le Monde-La Découverte, 2000 [1993], p. 320.
23
Hélène BLAIS, « Coloniser l'espace : territoires, identités, spatialités », Genèses, n°79 (2009-1),
p. 145-159. Hélène BLAIS, Florence DEPREST, Pierre SINGARAVELOU (dir.), Territoires
impériaux. Une histoire spatiale du fait colonial, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011. Robin
A. BUTLIN, Geographies of Empire : European Empires and Colonies, c. 1800-1960, Cambridge,
Cambridge University Press, 2009.

12
pouvoirs, impériaux ou non, lorsqu’il s’agit d’aménager le territoire, de planifier les
flux ou la croissance urbaine, d’établir un cadastre, de recenser la population. Pour
autant, les savoirs et les cartes produits par l’exploration n’ont pas nécessairement
servi à la conquête24 et les cartes qui lui auraient été utiles l’ont plutôt suivie que
précédée.
Ces nouvelles approches ont cherché à mettre en évidence la dimension spatiale du
fait colonial, aussi bien à l’échelle impériale qu’à celle de territoires coloniaux précis.
Mon travail est largement tributaire des travaux collectifs réalisés dans le cadre d’un
projet ANR « Jeunes chercheurs » dirigé par Hélène Blais et Florence Deprest, sous le
titre « Géographie et colonisation ». Mais je souhaite poursuivre le travail engagé en
articulant espace et territoire et en plaçant le territoire au centre du questionnement.
La dimension spatiale de l’expansion sera abordée à la fois à travers les projets
souvent linéaires qui dictent un programme aux gouverneurs et aux officiers chargés
de la mettre en œuvre, et à travers les problèmes concrets qui se posent sur le terrain
lorsqu’il s’agit de déployer des moyens matériels et humains limités sur de longues
distances. Mais c’est la rencontre avec les territorialités autochtones qui décide
largement de la configuration du territoire colonial en formation comme des rythmes
de l’expansion. En obligeant gouverneurs et officiers à se faire des acteurs des jeux
politiques locaux, à entrer en politique, elle transforme les projets initiaux, purement
spatiaux, en programmes d’insertion dans les territoires locaux. L’espace projeté de
la conquête ne peut s’ancrer sur le terrain qu’en se traduisant en territoire, et le
territoire colonial qui en résulte est le fruit d’une co-construction qui résulte d’une
interaction entre acteurs locaux et coloniaux.

24
Isabelle SURUN, Géographies de l’exploration. La carte, le terrain et le texte (Afrique occidentale,
1780-1880), thèse de doctorat, EHESS, 2003.

13
Au confluent de l’histoire impériale et de l’histoire coloniale, étudier la
formation d’un territoire colonial

Complémentaires et souvent intriquées, l’histoire impériale et les études coloniales


se distinguent cependant par une différence de point de vue. L’histoire impériale
considère l’empire comme un ensemble solidaire et systémique, soit qu’elle envisage
la relation impériale depuis le centre, « de haut en bas », soit, à l’inverse, à travers les
« effets de réverbération » des colonies sur la métropole, ou encore, en dessinant un
espace polycentrique fait de circulations et de transferts. Les « études coloniales »
s’inscrivent délibérément, elles, au sein des territoires coloniaux et s’emploient à
scruter de très près les relations sociales et culturelles qui s’y déploient. Elles
produisent alors des travaux thématiques situés à l’échelle d’une colonie, d’une
région, d’une ville, d’un village. En portant le regard sur des situations spécifiques,
elles montrent comment se manifeste localement la relation entre « colonisateurs » et
« colonisés », ou « relation coloniale », et comment la domination impériale et ses
conséquences se déclinent d’un contexte à l’autre.
Articuler espace et territoire, c’est aussi articuler échelle impériale et échelle
coloniale. Le projet sur l’espace est pensé à l’échelle impériale tandis que la fabrique
du territoire prend place à l’échelle coloniale. Elle se situe au cœur de la relation
coloniale par les interactions qu’elle met en œuvre, qu’elles soient de l’ordre de la
confrontation armée, de l’alliance ou de la négociation.

Le Sénégal dans la transition impériale

La formation territoriale des empires étant une entreprise éminemment spatiale,


elle a fait l’objet d’analyses qui privilégiaient l’étude des projets stratégiques et
l’histoire de leur mise en œuvre. On a pu ainsi considérer rétrospectivement certains
territoires comme les « têtes de pont » d’une expansion ultérieure : le Bengale pour
l’Inde britannique 25 , le Sénégal pour l’Afrique occidentale française ou la
Cochinchine pour l’Indochine. Comme le Bengale, le Sénégal a connu l’ « ancien
régime colonial », caractérisé par le rôle des compagnies à charte et par une emprise
territoriale discontinue, limitée à des îles (Gorée) ou comptoirs (Saint-Louis) avant de
servir de tête de pont à la conquête de ce qui allait devenir l’Afrique occidentale

25
P. J. MARSHALL, Bengal, The British Bridgehead : Eastern India, 1740-1828, The New Cambridge
History of India, II. 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 (réed 1990).

14
française, instituée en 1895. Dans le système colonial français, il fait partie des
« vieilles colonies » au même titre que la Martinique ou la Guadeloupe, dont il garde
trace à l’âge de la colonisation « moderne » : les habitants des Quatre
communes (Gorée, Saint-Louis, Rufisque puis Dakar) sont citoyens français et non
« sujets français ».

Au Sénégal comme ailleurs en Afrique ou en Asie, le passage de l’ancien au


nouveau régime colonial se caractérise par l’acquisition de territoires sur le continent.
Mais pour le Sénégal, qui a connu un autre régime colonial, ce processus de
territorialisation constitue une profonde transformation dans la manière dont les
acteurs locaux, membres de la petite société coloniale saint-louisienne ou chefs
d’États voisins, se représentent la colonie. Le comptoir commercial avait pour champ
d’action les postes qui jalonnaient le fleuve Sénégal ou les estuaires des « Rivières du
Sud », de la Casamance aux côtes de la Guinée. À cet horizon discontinu se substitue
un hinterland indéfini et mal connu, aux limites sans cesse repoussées, qui modifie
profondément la relation au territoire et la nature même de la colonie. À plusieurs
reprises, des territoires secondaires sont séparés administrativement du Sénégal
proprement dit : Gorée et dépendances, entre 1854 et 1859, la Guinée en 1890, le
Soudan en 1893. Avant même la refonte administrative qui conduit à la création de la
fédération de l’Afrique occidentale française en 1895, le Sénégal perd ses
« dépendances » en même temps qu’il acquiert la fonction de « tête de pont » et
devient un acteur majeur de la conquête de l’intérieur. Cet essaimage administratif qui
prive le Sénégal d’une partie de ses territoires n’est pas sans provoquer des tensions,
aussi bien entre la communauté marchande des notables saint-louisiens et
l’administration qu’entre les administrations des nouvelles colonies et celle du
Sénégal. Ce sont en effet à la fois la configuration des réseaux marchands, le
périmètre des différentes juridictions administratives et les territoires autochtones qui
sont affectés par ces nouveaux découpages. La fabrique du territoire colonial est en
réalité une reterritorialisation qui appose de nouvelles limites sur le palimpseste des
recompositions territoriales.

15
Au-delà de l’histoire de la conquête

La conquête militaire française en Afrique occidentale a donné lieu à une


historiographie abondante. Envisagées du côté des conquérants, les conquêtes
réalisées par Faidherbe tiennent une bonne part dans l’Histoire du Sénégal sous le
Second Empire d’Yves Saint-Martin26, tandis qu’Alexander Kanya-Forstner a mis en
évidence l’affirmation d’un véritable « impérialisme militaire » au Soudan occidental
dans le dernier quart du XIXe siècle 27 . Des parcours individuels comme celui
d’Archinard28 ou des événements emblématiques comme la capture de Samory en
1898 ont été décrits29. Du côté africain, après l’ouvrage fondateur d’Yves Person sur
Samory30 , les études rassemblées par Michael Crowder mettent en évidence les
adaptations tactiques des armées africaines31, tandis que nombre de monographies
d’États africains du XIXe siècle abordent la confrontation finale avec le pouvoir
colonial32. La bibliographie permet donc de contextualiser de part et d’autre les
événements.

Par ailleurs, une nouvelle histoire militaire a pris pour objet les guerres de
conquête coloniale comme modalité de l’expansion impériale en général33 ou en
Afrique en particulier34. Les formes militaires de l’expansion sont donc désormais
bien étudiées. Elles ne sont pourtant pas les seules, et sont loin d’avoir été partout
premières : le premier contact entre impérialismes européens et États africains se
traduit rarement par une confrontation armée. Le temps de l’expansion est en effet
scandé par une dialectique de la guerre et de la négociation qui n’exclut pas l’alliance,
temporaire ou durable, avec les pouvoirs européens. Or les dynamiques de la

26
Yves SAINT-MARTIN, Le Sénégal sous le second Empire, Paris, Karthala, 1989.
27
Alexander S. KANYA-FORSTNER, The Conquest of Western Sudan…, op. cit.
28
Martine CUTTIER, Portrait du colonialisme triomphant. Louis Archinard, 1850-1932, Panazol,
Lavauzelle, 2006.
29
Julie D’ANDURAIN, La capture de Samory (1898). L’achèvement de la conquête de l’Afrique de
l’Ouest, Paris, SOTECA, 2012.
30
Yves PERSON, Samori. Une révolution dyula, Dakar, IFAN, 3 vol., 1968-1975.
31
Michael CROWDER (dir.), West African Resistance…, op. cit.
32
À titre d’exemple : Sékéné Mody CISSOKO, Le Khasso face à l’Empire toucouleur et à la France
dans le Haut-Sénégal, 1854-1890, Paris, L’Harmattan, 1988 ; Mamadou DIOUF, Le Kajoor au
XIXe siècle. Pouvoir ceddo et conquête coloniale, Paris, Karthala, 1990 ; Ismaël BARRY, Le Fuuta-
Jaloo face à la colonisation. Conquête et mise en place de l’administration en Guinée (1880-1920),
Paris, L’Harmattan, 1997, 2 vol.
33
J. A. DE MOOR et Hendrik WESSELING (dir.), Imperialism and war…, op. cit. ; Jacques
FRÉMEAUX, De quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle, Paris, CNRS Éditions,
2010.
34
Vincent JOLY, Guerres d’Afrique, 130 ans de guerres coloniales. L’expérience française, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2009 ; Bruce VANDERVORT, Wars of Imperial Conquest in Africa,
1830-1914, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1998.

16
négociation ont été très peu étudiées et sont largement sous-estimées dans le grand
récit de l’expansion européenne, où conquête et expansion apparaissent presque
comme synonymes. Un article pionnier de Saadia Touval a pourtant permis de
prendre la mesure des stratégies d’acteurs qui ont pu conduire les chefs d’États
africains à préférer la négociation à la guerre, à solliciter tour à tour la protection de
différentes forces européennes, jouant l’une contre l’autre, voire à faire le choix de
l’alliance avec une puissance exogène pour se prémunir de l’expansionnisme d’un
voisin redouté35. La prise en compte de ces stratégies d’acteurs enracinées dans les
géopolitiques complexes et mouvantes où se reconfigurent les relations entre États
africains contribue à relativiser le caractère frontal de la rencontre entre impérialismes
européens et États africains. Elle disqualifie aussi l’image trop facile de chefs
africains abandonnant par traité leur souveraineté à des puissances européennes sans
comprendre ce qu’ils faisaient. Les très nombreux traités qui ont fixé sur le papier les
résultats de ces négociations constituent un matériel archivistique abondant, dans
lequel les historiens n’ont puisé que pour étayer des monographies, mais qu’ils n’ont
pas étudié pour lui-même. Seul l’historien du droit international Charles
Alexandrowicz en propose une analyse systématique, réalisée à partir de traités
publiés dans les grands recueils diplomatiques36. En établissant une typologie de ces
traités à partir de leurs clauses, Alexandrowicz interroge le statut juridique de ces
objets nouveaux, qui font leur entrée dans les relations internationales au XIXe siècle.
Une autre approche de ces sources reste cependant à explorer. Avant d’être mobilisés
pour affirmer des droits sur des territoires dans le cadre de la diplomatie européenne
qui cherche à ordonner le scramble, ces traités sont le fruit d’une négociation entre
une puissance européenne et un État africain, le témoin de l’état d’un rapport de force
entre eux à un moment donné et l’instrument d’une mise en dépendance progressive
de l’un par l’autre. Au cœur de la relation contractuelle qu’ils cherchent à fixer entre
les deux parties, c’est la souveraineté qui est négociée.

Approcher ces traités non seulement comme une forme juridique inédite dont on
peut faire l’histoire, mais aussi comme une conversation autour de la notion de

35
Saadia TOUVAL, « Treaties, Borders and the Partition of Africa », The Journal of African History,
vol. 7, n° 2, 1966, p. 279-293.
36
Charles Henry ALEXANDROWICZ, « The Partition of Africa by Treaty », Proceedings of the
Symposium of the Colston Research Society, vol 25, 1973, p. 129-157 ; Charles Henry
ALEXANDROWICZ, The European-African Confrontation: A Study in Treaty Making, Leiden,
Sijthoff, 1973.

17
souveraineté, qui fait certes l’objet d’interprétation divergentes entre les deux parties,
mais dont la définition ne semble guère plus fixée chez les négociateurs européens,
me permettra d’aborder la dimension processuelle et interactive des appropriations
territoriales. Il s’agira aussi d’évaluer la pertinence, dans le contexte de la transition
impériale au Sénégal, de la notion de « souverainetés feuilletées » (layered
sovereignties) qu’ont proposée Jane Burbank et Frederick Cooper pour penser la
superposition et l’enchevêtrement de registres de droits différents, qui caractérisent
les formes de l’exercice de la souveraineté dans les empires37.

Objets, sources, méthodes

Pour mener à bien l’analyse des relations entre espace, territoire et souveraineté
dans la transition impériale sénégalaise, il ne saurait être question de produire un récit
continu des appropriations territoriales, ni d’embrasser dans son exhaustivité spatiale
l’aire sur laquelle elles s’exercent. J’ai donc choisi un certain nombre d’objets en
relation avec des corpus de sources qui me permettront d’envisager successivement
différents aspects du processus.

La carte, objet classique de l’analyse des représentations de l’espace et du territoire


sera mobilisée sous plusieurs formes. Les cartes très schématiques élaborées par
Faidherbe à l’appui de la présentation de son projet de jonction entre Sénégal et Niger
par la construction d’une voie ferrée dessinent les lignes directrices d’un projet spatial
qui servit de guide à l’expansion38. Elles seront mises en relation avec les récits
rétrospectifs des acteurs, qui attribuent tantôt à Faidherbe, gouverneur du Sénégal de
1854 à 1859 puis de 1861 à 1863, tantôt à Brière de L’Isle, gouverneur du Sénégal de
1876 à 1880, la paternité du projet, et au second l’initiative de sa mise en œuvre. Il
s’agira d’analyser les représentations de l’espace qui dictent un tel projet et les
difficultés pratiques surgies de l’expérience de l’espace, qui se manifestèrent en
particulier dans les premières années de la reprise du projet. La production

37
Jane BURBANK et Frederick COOPER, Empires…, op. cit.
38
La publication rétrospective du « Plan Faidherbe » eut lieu à l’occasion d’une série de conférences
qu’il donna à la Société de géographie de Lille, sa ville natale : Louis FAIDHERBE, Le Soudan
Français : chemin de fer de Médine au Niger, Lille, 1881 (19 p.) ; Le Soudan Français : chemin de fer
de Médine au Niger, Deuxième partie, Lille, 1883 (20 p.) ; Le Soudan Français : chemin de fer de
Médine au Niger, Troisième partie, Lille, 1885 (36 p.) ; Le Soudan Français : pénétration au Niger,
Quatrième partie, Lille, 1886 (19 p.) ; capitaine H. BROSSELARD, Le Soudan Français : pénétration
au Niger, Cinquième partie, Lille, 1887 (42 p.) ; capitaine J. ANCELLE, Le Soudan Français, Sixième
partie, Lille, 1888 (43 p.).

18
cartographique des officiers attachés aux missions topographiques destinées à fixer le
tracé du futur chemin de fer, au début des années 1880, sera mise en relation avec
celle que produisent dans le même temps les officiers de la colonne qui mène
parallèlement des opérations militaires. Les tensions entre les deux groupes,
clairement exprimées dans les rapports de campagne, posent la question de la
compatibilité entre les deux missions : décrire le territoire et le conquérir.

Les traités passés entre des représentants de la France ou du gouverneur du


Sénégal et des chefs africains permettront d’aborder les enjeux des appropriations
territoriales en termes de souveraineté. Leur étude en série oblige à les embrasser dans
le temps long, de la fin du XVIIIe siècle aux années 1890, perspective diachronique
qui permet d’analyser les processus de mise en dépendance dont ils sont le support.
Pour certains territoires, en effet, des séries constituées montrent bien l’évolution des
conditions faites aux territoires autochtones, d’un traité à l’autre. En revanche,
certains traités seront analysés isolément, lorsqu’ils portent la trace des négociations
qui ont précédé la signature, et permettent de reconstituer des séquences
d’interactions.

Les frontières établies entre empires ou entre territoires coloniaux d’un même
empire ont été des points de cristallisation de partages de souveraineté entre des
juridictions différentes. Elles posent en outre le problème de la superposition de
nouveaux partages à des limites autochtones. Elles seront abordées à travers deux
études de cas qui permettront, pour l’une, de voir à l’œuvre une mission de
délimitation sur le terrain, pour l’autre, les conflits entre juridictions nouvellement
créées et la « vieille colonie » du Sénégal. L’établissement de frontières inter-
impériales a donné lieu à des échanges diplomatiques dans la phase de préparation du
traité, puis à l’envoi de missions de délimitation. Les archives en sont essentiellement
conservées aux Archives du ministère des Affaires étrangères. Il est beaucoup plus
difficile de localiser dans les archives les dossiers relatifs aux frontières intra-
impériales et l’on est tributaire des trouvailles archivistiques qui dictent alors la
construction de l’objet autour de cas.

Objet sans doute atypique dans cet ensemble, une exposition organisée en 1889 à
Paris pour montrer le territoire pose la question des modalités de sa représentation. Le
choix de l’épisode a été dicté par la découverte d’un dossier d’une grande richesse
dans les papiers personnels de l’administrateur Noirot, qui organisa l’exposition. Il

19
permet d’aborder la construction du territoire par la mobilisation d’acteurs divers au
sein de la colonie autour d’un projet impérial, et d’évaluer comment jouent les
identités et l’identification à un territoire en formation et en transformation.

L’ampleur de l’espace concerné par la transformation de la « vieille colonie » du


Sénégal en un territoire continu à l’échelle de ce qui devient en 1895 l’Afrique
occidentale française oblige à la fois à articuler les échelles et à faire des choix dans
l’espace comme dans le matériau archivistique immense qui permet de faire cette
histoire. Elle interdisait de se contenter d’une vue de surplomb, à l’échelle impériale
et du point de vue de l’empire, qui n’aurait pas permis de voir concrètement le
territoire se transformer et de saisir les enjeux de ces transformations pour les acteurs.
Mais elle rendait aussi impossible une couverture d’ensemble, exhaustive et
homogène, des lieux et des espaces sur lesquels portent ces transformations.
L’enquête que je présente effectue par moments et par endroits une plongée au niveau
le plus local en suivant les acteurs sur le terrain – lorsqu’il s’agit d’acteurs impériaux
– ou sur leur territoire – pour les acteurs autochtones – en essayant de contextualiser
le plus finement possible les situations de part et d’autre. Néanmoins, il serait
présomptueux d’affirmer avoir mené une histoire « à parts égales », selon le canon
méthodologique de l’histoire connectée. Si j’ai évoqué plus haut l’histoire connectée
comme une des références dans lesquelles je me reconnais, c’est davantage comme
visée. Les sources écrites sont dissymétriques, et les lacunes de ma formation ne
m’autorisent pas à mener des enquêtes de terrain à partir de sources orales. J’ai donc
mobilisé, pour affiner la contextualisation du côté africain, les nombreuses
monographies publiées ainsi que des récits fondés sur la tradition, souvent mis en
ligne sur des sites historiques africains. Cet effort de contextualisation locale est
inégal d’un chapitre à l’autre, selon les objets. Il est absent du premier chapitre qui
retrace surtout une histoire des représentations impériales de l’espace et de leur mise
en œuvre par des acteurs coloniaux. Elle est présente, mais disséminée, dans le second
chapitre, qui envisage les traités comme le résultat d’une interaction, autant que les
sources écrites peuvent le permettre. Elle est plus intensive dans le troisième chapitre,
où la délimitation de frontières est analysée dans ses enjeux locaux. Enfin, elle est en
quelque sorte renversée dans le quatrième chapitre, où les acteurs locaux – en tout cas
autochtones – sont délocalisés, transportés dans la métropole impériale, ce qui permet
de contempler le territoire à distance.

20
En établissant ainsi un curseur mobile, selon les objets, entre l’échelle locale et
l’échelle impériale, j’ai cherché à maintenir la possibilité d’une vue d’ensemble,
nécessairement imparfaite, située à l’échelle « méso » de la colonie.

Ce sont finalement des moments de la construction du territoire ou des études de


cas – une mission, un traité, une exposition – qui fourniront à ce travail un étayage
empirique qui permettra de tester la validité des approches théoriques mobilisées et
d’articuler les catégories d’espace, de territoire et de souveraineté. Mais le travail
empirique à réaliser sur des espaces précis avant de pouvoir monter en généralité reste
un chantier immense, que le présent mémoire ne fait que baliser pour des recherches à
venir

21
Chapitre 1
Une cartographie de l’expansion

Faire l’histoire d’une expansion coloniale recèle de redoutables chausse-trappes


pour l’historien, parmi lesquelles la tentation de considérer a posteriori tout projet
d’expansion comme une préfiguration de l’expansion. L’histoire de la construction
du territoire colonial en Afrique a été très tôt constituée, par ses acteurs même, en
grand récit décliné sur le mode épique. Elle avait ses fondateurs, ses « plans », ses
héros. Ils furent légion à s’en faire les historiens. Dans ses souvenirs publiés en
1924, Parfait-Louis Monteil se défie d’un projet qui consisterait à « développer les
phases de la grande œuvre qui a nom : “Création de l’Empire Colonial de la
France” ; car déjà l’historique de cette période forme une véritable bibliothèque dans
laquelle ont pris place les travaux personnels des uns, les encyclopédies
documentées des autres. Dans cette compendieuse bibliographie on trouve les
relations des faits et gestes des grands coloniaux dont les noms légendaires sont
présents à la mémoire de tous » – suit une énumération de noms. Il prétend plus
modestement « relater certains souvenirs personnels », mais affirme être en mesure,
à partir de son expérience de « pionnier », de « rétablir la vérité historique » sur les
origines « obscures » de cette période et sur « les raisons qui ont déterminé notre
pénétration au Niger, puis au centre Afrique, en partant du Sénégal »1.
La question des « origines » est récurrente dans ces récits rétrospectifs produits
par les acteurs, qui tentent une mise en ordre de leur propre expérience en cherchant
à l’articuler avec ce qui est entre temps devenu un phénomène historique. Ainsi
Charles Mangin proclame-t-il, dans sa préface aux Souvenirs de Monteil, que
« l’avenir sort du passé »2. Ce qui pourrait paraître un poncif attire l’attention sur
une dynamique qui fait de l’expansion la mise en œuvre d’un projet initial. Certains

1
Colonel Parfait-Louis MONTEIL, Souvenirs vécus. Quelques feuillets de l’Histoire Coloniale.
Les rivalités internationales, Paris, Société d’éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales,
1924, p. 2. La première partie de cet ouvrage avait été publiée dans la Revue de Paris, du
1er septembre 1923, sous le titre significatif de « Contribution d’un vétéran à l’histoire coloniale ».
2
Général Charles MANGIN, « Préface », in Parfait-Louis MONTEIL, Souvenirs vécus, op. cit.,
p. VII.

23
auteurs considèrent cette mise en œuvre comme un simple développement de ce qui
était contenu dans le projet, tandis que d’autres y décèlent une dialectique du projet
et de l’action. On peut placer au rang des premiers Gabriel Hanotaux, historien et
diplomate, directeur des protectorats en 1889 puis chef de cabinet au ministère des
Affaires étrangères, et ministre des Affaires étrangères presque sans interruption de
1894 à 1898, qui considérait qu’ « il y avait un plan général d’action », un
« programme français du Partage de l’Afrique » dont il s’attribuait la paternité, et
que « rien n’était laissé au hasard »3. Mangin était ainsi, selon lui, « l’un des rares
exécutants qui aient connu ce plan » 4, sorte d’agenda caché. Au rang des seconds,
Monteil évoque une histoire du développement de l’empire colonial français
jalonnée des « menus faits » ou des « événements plus importants […], qui ont
échappé à la connaissance et au jugement des contemporains »5. Il se présente alors
comme un acteur « appelé par les circonstances à prendre une part active à la
politique coloniale de notre pays »6 et relate les moments où il est convoqué par un
ministre pour donner son avis sur la politique en cours ou pour élaborer le
programme d’une mission : à l’interface du terrain et du cabinet ministériel, il
participe à la conception ou à l’inflexion des projets.
Les acteurs évoquent des projets successifs aux attributions multiples : un « plan
Niger » attribué tantôt à Faidherbe, tantôt à Brière de L’Isle, un « plan Tchad »
attribué à Delcassé, puis un « plan Nil » que s’attribue Hanotaux. Il ne s’agit pas de
proposer ici un nouveau récit de la succession de ces projets, de leur genèse et de
leur développement, auxquels de nombreuses études ont été consacrées, mais de les
envisager dans leur dimension spatiale. En déployant des lignes à l’échelle du
subcontinent ouest-africain, voire du continent entier, ces projets révèlent des
représentations de l’espace, corollaires de la transition impériale entre « vieille » et
« nouvelle » colonie, et contribuent à configurer spatialement le territoire colonial en
formation. Quant à leur « mise en œuvre », elle ne sera pas envisagée à travers la
geste coloniale de la conquête, déjà largement étudiée 7 , mais à partir de la

3
Gabriel HANOTAUX, Le Général Mangin, Paris, Plon, 1925, p. 17 et Appendice II, p. 92.
4
Ibid., p. 17.
5
Parfait-Louis MONTEIL, Souvenirs, op. cit., p. 2.
6
Ibid., p. 3.
7
Pour la conquête de l’Afrique occidentale française, l’ouvrage incontournable est celui
d’Alexander S. KANYA-FORSTNER, The Conquest of W estern Sudan. A Study of French Military
Imperialism, Cambridge, Cambridge University Press, 1969. Des travaux plus généraux ont été
consacrés aux guerres de conquête en Afrique : Vincent JOLY, Guerres d’A frique, 130 ans de

24
production cartographique qui l’accompagne. Les cartes constituent à la fois une
expression graphique de ces projets et un support indispensable à leur conception :
médiation entre l’espace du projet et l’espace du terrain, elles construisent et
autorisent une appropriation intellectuelle des espaces parcourus et leur
transformation en surface à aménager8. Ainsi, on s’efforcera de se garder de la
tentation de considérer l’expansion comme le dépliement mécanique dans l’espace
de lignes de progression définies à l’avance et l’on examinera les problèmes que
pose la traduction en acte, sur le terrain, de lignes tracées sur la carte. L’analyse
s’inscrira, à différentes échelles, dans l’écart qui sépare le projet de sa réalisation et
accordera une égale importance aux plans suivis d’effet et à ceux qui furent
abandonnés.

1. Des projets sur l’espace

Jonctions
L’échelle du projet est la petite échelle cartographique – ce que le langage
courant désigne intuitivement comme la « grande échelle » – où s’exprime le mieux
sa vocation stratégique. Une des constantes en est la jonction que l’on cherche à
établir entre des territoires déjà investis, ou à définir en dehors de ces territoires un
point de convergence, selon la logique de la « course au clocher », de façon à obtenir
une continuité du territoire colonial. Le « plan Tchad », qui consiste à envoyer
simultanément vers ce lac des missions parties depuis divers points de la côte, en
constitue un exemple bien connu. Monteil en attribue la première expression à
Eugène Étienne, sous-secrétaire d’État aux Colonies en 1887, puis de 1889 à 1892,
qui conçut en 1890 « un plan d’ensemble » faisant du lac Tchad le « point de

guerres coloniales. L’expérience française, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 ; Bruce
VANDERVORT, W ars of Imperial Conquest in A frica, 1830-1914, Bloomington et Indianapolis,
Indiana University Press, 1998. La guerre de conquête constitue aussi un objet particulièrement
étudié de l’histoire impériale : J. A. DE MOOR et Hendrik WESSELING (dir.), Imperialism and
war : Essays on colonial wars in A sia and A frica, Leiden, Brill, 1989 ; Jacques FRÉMEAUX, De
quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au X IX e siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010.
8
Christian JACOB, L’Empire des Cartes. Approche théorique de la cartographie à travers
l’histoire, Paris, 1992, p. 41-54, “La carte comme médiation” ; J. Brian HARLEY, “Maps,
Knowledge and Power”, in D. COSGROVE, S. DANIELS (éds), The Iconography of Landscape:
Essays on the Symbolic Representation, Design and Use of Past Environments, New York,
Cambridge, 1988 ; J. Brian HARLEY, “Deconstructing the Map”, in T. BARNES, J. DUNCAN,
Writing Worlds: Discourse, Text and Metaphor in the Representation of Landscape, London, New
York, 1992, 231-247.

25
soudure futur » des territoires français et déportait ainsi leur centre de gravité de
l’Afrique occidentale vers l’Afrique centrale9. L’objectif était alors d’enserrer la
progression des Britanniques, représentés au Nigéria par la Royal Niger Company, et
celle qu’avaient engagée les Allemands depuis le Cameroun, par trois missions
françaises qui devaient partir du Congo, du Bas-Niger et du Dahomey, selon le
projet initial. Les deux premières, confiées respectivement à Crampel et à Mizon,
échouèrent, et seule la troisième, dirigée par Monteil, qui avait obtenu de partir
plutôt du Sénégal que du Dahomey, qu’il ne connaissait pas, atteignit le lac Tchad10.
Le principe de la convergence vers le lac Tchad fut repris à une autre échelle en
1899, à partir de l’Algérie (mission Foureau-Lamy), du Congo (mission Gentil) et du
Niger (mission Voulet-Chanoine, puis Joalland-Meynier après le désastre provoqué
par la précédente). Le lac Tchad devenait ainsi le point de jonction des trois grandes
entités territoriales créées par la France en Afrique : Afrique du Nord, Afrique
occidentale et Afrique équatoriale françaises.
La jonction par convergence en un point donné est aussi invoquée par Monteil à
propos du projet de pénétration au Niger, qu’il date de 1879 et associe étroitement au
projet de chemin de fer transsaharien, qui devait relier Alger à Tombouctou11.
Tombouctou devint alors un point de convergence idéal pour une expansion menée
conjointement depuis l’Algérie et depuis le Sénégal. La lecture que donne Monteil
de ce double projet est caractéristique d’une lecture rétrospective qui condamne les
projets avortés. Sans entrer dans le détail du travail de la commission du
Transsaharien, créée au ministère des Travaux Publics, et des missions d’étude et de
prospection envoyées sur le terrain (missions Flatters), ni évoquer les causes de leur
échec, Monteil qualifie le projet d’utopique :
« Les causes de la séduction, qu’exerça immédiatement ce projet, doivent être
recherchées dans l’imprécision même qui était la caractéristique des buts à atteindre
et des voies et des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Le but, c’était de
relier l’Algérie aux contrées inconnues du centre Afrique, à travers le Sahara lui-
même inconnu ; c’était d’attirer vers la Méditerranée les richesses inconnues, parce
que non prospectées, des vastes contrées du Soudan. Le moyen, c’était la
construction d’une voie ferrée de 3.000 kilomètres, se développant au travers de

9
Parfait-Louis MONTEIL, Souvenirs, op. cit., p. 54.
10
Parfait-Louis MONTEIL, De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad. V oyage accompli pendant
les années 1890-1891-1892, Paris, Félix Alcan, 1894.
11
Kanya-Forstner confirme ce lien avec le transsaharien dans l’origine du chemin de fer entre
Sénégal et Niger : Alexander S. KANYA-FORSTNER, The Conquest of the W estern Sudan, op. cit.,
p. 60-72.

26
régions désertiques, sans eau, destinée à relier Alger à Tombouctou, porte de
l’Afrique centrale ».12

Mais il attribue à cette « chimère » l’origine inattendue de « la grande œuvre


coloniale de la fin du XIXe siècle, qui devait doter la France de son merveilleux
empire africain »13. Une dépêche du ministre de la Marine, Jauréguiberry, envoyée
en juillet 1879 au gouverneur du Sénégal, lui demandant un plan de jonction par voie
ferrée entre les eaux navigables du Sénégal et celle du Niger, qui permettrait de
relier Saint-Louis à Tombouctou par transport fluvial et ferroviaire, fut en effet selon
lui le point de départ de la relance de projets de jonction entre Sénégal et Niger
ébauchés en 1864 par la mission Mage, envoyée par Faidherbe auprès de l’empire
toucouleur de Ségou, sur les rives du Niger.
Monteil entretient un rapport ambigu avec l’héritage de Faidherbe, à qui la
paternité de ce plan est habituellement attribuée. C’est Brière de l’Isle, gouverneur
du Sénégal de 1876 à 1880, qu’il considère pour sa part, non seulement comme « le
metteur en œuvre de l’épopée africaine », mais comme son concepteur14. Il relate
pourtant sa stupéfaction lorsque le directeur des affaires politiques, le capitaine
Boilève, lui confie en 1878 la tâche d’inventorier les archives de la colonie, à la
découverte de « l’activité débordante » qui avait marqué le Sénégal sous les
gouvernements de Faidherbe (1854-1861 et 1863-1865), de Jauréguiberry (1861-
1863) et de Pinet-Laprade (1863 et 1865-1869), que la « période de stagnation
imposée à la colonie depuis 1870 » avait fait oublier, en creusant « un véritable fossé
entre le passé et le présent », dans lequel « l’histoire était demeurée ensevelie »15. Il
découvre dans ces archives, outre les traces de l’action politique et militaire
entreprise à cette époque, des projets de grands travaux portant sur l’aménagement
de la barre et du fleuve Sénégal pour les rendre plus navigables, « à l’état d’études
complètes avec plans et cartes à l’appui »16. Or, c’est dans ces archives qu’il puise
les éléments du projet commandé à Brière de l’Isle par dépêche ministérielle en
1879, à l’élaboration duquel il est associé comme directeur par intérim des affaires
politiques. En effet, le plan ministériel dont il lui fallait étudier la mise en œuvre ne
paraissait simple qu’à la petite échelle de la carte. Il ne permettait en réalité la

12
Louis-Parfait MONTEIL, Souvenirs, op. cit., p. 17-18. C’est l’auteur qui souligne.
13
Ibid., p. 19.
14
Ibid., p. 4 et p. 8.
15
Ibid., p. 9-10.
16
Ibid., p. 11.

27
jonction que pendant les quatre mois de hautes eaux, où le Sénégal était navigable
jusqu’à Kayes, et ignorait le problème de la barre devant Saint-Louis. La
connaissance du terrain et des archives permit à Monteil d’adapter aux contraintes
locales le plan initial conçu à partir de la carte à petite échelle, en proposant des
dispositifs complémentaires : pour remédier au problème de l’insuffisante
navigabilité du Sénégal, il fallait soit créer des biefs navigables toute l’année sur le
fleuve par l’aménagement de barrages, soit doubler le fleuve d’un voie ferrée et,
pour contourner la barre, reporter à Dakar le point de départ de la voie, en créant à
cet effet une autre ligne de chemin de fer entre Dakar et Saint-Louis17. On voit à
l’œuvre le processus de traduction par lequel un projet à petite échelle peut se greffer
sur le terrain : ici, il a fallu concevoir des dispositifs additionnels qui l’inscrivaient à
l’échelle régionale.
Cet exemple permet aussi de poser la question de la continuité de l’État colonial
et de la transmission de l’expérience acquise par les générations antérieures. En
découvrant les archives que Boilève lui demande de classer, Monteil s’aperçoit
d’abord qu’elles sont parfaitement en ordre, depuis la reprise de la colonie par le
gouvernement français en 1817, et qu’elles contiennent des masses d’informations
que ses supérieurs – directeur des affaires politiques et gouverneur – ignorent. Elles
lui permettent de trouver dans les projets conçus autrefois des solutions à des
problèmes du jour. Pour autant, il ne dit presque rien du projet majeur de Faidherbe,
qui consistait à établir une jonction entre Sénégal et Niger par une ligne de forts
entre Médine et Bamako et, de là, à s’assurer la maîtrise du Niger sur toute sa partie
navigable jusqu’à Boussa (Nigéria actuel), en y lançant des canonnières. Évoquant
ses visites parisiennes régulières à Faidherbe, devenu Grand Chancelier de la Légion
d’honneur, il reconnaît la continuité entre les entreprises de celui-ci et la « politique
soudanaise » menée dans les années 1880, qui en étaient « le prolongement ». Il
rapporte ainsi l’émotion du vieux général, mis en présence d’un matelot qui avait
« vu le Niger » et navigué jusqu’à Mopti : « pour l’ancien gouverneur, […] avoir vu
le Niger, c’était la réalisation d’un long rêve […] ; c’était comme le couronnement
de son œuvre d’autrefois »18. Un « rêve », plus qu’un véritable projet, donc. Il est
vrai que ce qu’Alexander Kanya-Forstner appelle le « plan Niger » de Faidherbe, ne

17
Ibid., p. 20.
18
Ibid., p. 41.

28
comportait pas de ligne de chemin de fer, mais seulement une ligne de forts. Si
Monteil, sans nier la continuité des politiques, considère finalement Brière de l’Isle
comme le véritable concepteur de la jonction Sénégal-Niger, c’est qu’il ne prend pas
en considération un plan à petite échelle dépourvu du dossier d’études permettant de
l’inscrire concrètement sur le terrain. Au-delà de la propension partagée par toute
une génération d’acteurs à se présenter comme les pionniers de l’expansion française
en Afrique, sont en cause à la fois la non-transmission d’une partie de l’héritage par
l’archive et une conception du « projet » plus soucieuse des conditions concrètes de
sa mise en œuvre.
Le jugement de Kanya-Forstner, qui fait des propositions formulées en 1863-
1864 par Faidherbe le « programme »19 auquel devaient ensuite se conformer tous
ses successeurs, gouverneurs et commandants du Haut-Fleuve des années 1880,
considérés comme marchant « sur ses traces », y compris le ministre de la Marine
Jauréguiberry, me semble devoir être relativisé20. Pour autant, le projet lui-même,
que Kanya-Forstner résume sous le concept de « triangle sénégambien »21, mérite
d’être présenté.

Le « triangle sénégambien »
Le côté supérieur du triangle, entre Saint-Louis et Bamako, qui devait constituer
l’axe de pénétration majeur vers l’ouest, était assuré par la maîtrise du Sénégal et par
la jonction entre Haut-Sénégal et Niger. La possession de toute la côte, entre Saint-
Louis et la Sierra Leone, constituait la base du triangle. Enfin, le dernier côté, entre
Sierra Leone et Bamako, représentait un axe de pénétration secondaire vers le Niger,
à partir des Rivières du Sud. Au-delà de l’expression initiale du projet dans des
rapports au ministre, Faidherbe lui donna une diffusion plus large et, surtout,
l’actualisa. Il suivit de près les développements de l’expansion au Soudan, qu’il

19
Alexander S. KANYA-FORSTNER, The Conquest of the W estern Sudan, op. cit., p. 53. Le
terme employé en anglais est « blueprint ».
20
J’ai moi-même accordé un crédit que je juge aujourd’hui excessif à la thèse de la vivacité de
l’héritage faidherbien chez les acteurs de la conquête, dans un article publié en 2011 : Isabelle
SURUN, “French Military officers and the mapping of West Africa : the case of Captain Brosselard-
Faidherbe”, Journal of Historical Geography, Special Issue, 37-2011, p. 167-177. Voir document 29,
p. 307 dans le volume des publications. La formulation proposée par Kanya-Forstner semble en tout
cas excessive : « Faidherbe avait été le prophète du nouvel empire dans les années 1860, et ce sont
ses prophéties que Jauréguiberry a cherché réaliser à partir de 1879 ». Alexander S. KANYA-
FORSTNER, The Conquest of the W estern Sudan, op. cit., p. 105.
21
Alexander S. KANYA-FORSTNER, The Conquest of the Western Sudan, op. cit., p. 43-44, 52-
52, 101, 152, 155. Voir la figure 1-1 en annexe.

29
considérait comme la mise en œuvre de son projet, s’inquiétant des retards ou des
coups d’arrêt imposés par l’opposition parlementaire et le manque de crédits. Il
donna ainsi, entre 1881 et 1886, une série d’articles à la Société de Géographie de
Lille, sa ville natale, dans lesquels il rappelait les grandes lignes de son plan et
commentait surtout, sous forme de chroniques, les toutes dernières étapes de sa
réalisation22. Les cartes fournies en appui à ces articles intègrent le nouvel élément
que constituait la ligne de chemin de fer en cours de réalisation, et mettent bien en
évidence à cette échelle l’architecture du plan. Le projet est plus complexe qu’une
simple ligne de jonction : il modélise les lignes de forces et de tension d’une colonie
projetée bien au-delà du « Sénégal et dépendances » de 1864. Sa visée stratégique ne
s’arrête pas à la pointe du triangle qu’il dessine dans l’intérieur. D’une part, cette
pointe représentait le point à partir duquel s’ouvrait un nouveau champ d’action sur
le Niger, d’autre part, le plan ménageait un double accès à ce second fleuve de
l’expansion française sur lequel il s’agissait de reproduire ce que Faidherbe avait
réalisé sur le Sénégal. Le triangle faisait ainsi figure d’une sorte d’entonnoir drainant
toutes les forces vers Bamako pour leur permettre de s’écouler à partir de là dans le
fleuve Niger.
Le côté maritime du triangle posait le problème de la présence britannique en
Gambie et portugaise en Guinée, qui ne devait être réglé qu’à la fin des années 1880
par des accords bilatéraux sur les frontières, délimitant des enclaves23. C’est aussi à
cette période que, devant l’enlisement de la progression au Soudan et les nouvelles
perspectives de jonction offertes par les explorations de Binger (1887-1889), les
autorités coloniales, en particulier le sous-secrétaire d’État aux Colonies, Étienne,
envisagèrent un déplacement des intérêts vers le sud, ajoutant au troisième côté du
triangle un autre axe de pénétration possible, depuis la Côte d’Ivoire. Cet axe se
présentait plutôt comme une jonction et comme un débouché que comme un drain

22
Ces articles furent d’abord publiés dans le Bulletin de cette société, puis en fascicules séparés :
Louis FAIDHERBE, Le Soudan Français : chemin de fer de Médine au Niger, Lille, Danel, 1881
(19 p.) ; Le Soudan Français : chemin de fer de Médine au Niger, Deuxième partie, Lille, Danel,
1883 (20 p.) ; Le Soudan Français : chemin de fer de Médine au Niger, Troisième partie, Lille,
Danel, 1885 (36 p.) ; Le Soudan Français : pénétration au Niger, Quatrième partie, Lille, Danel,
1886 (19 p.) ; Faidherbe n’assura pas lui-même les dernières conférences, qu’il confia à des proches :
capitaine Henri BROSSELARD, Le Soudan Français : pénétration au Niger, Cinquième partie,
Lille, Danel, 1887 (42 p.) ; capitaine J. ANCELLE, Le Soudan Français, Sixième partie, Lille,
Danel, 1888 (43 p.).
23
Convention franco-portugaise de 1886 pour la Guinée portugaise et accord franco-britannique
de 1889 pour la Gambie.

30
supplémentaire des forces à concentrer sur le Niger. L’idée d’échanger avec les
Britanniques les comptoirs de Côte d’Ivoire contre la Gambie fut abandonnée, et la
base maritime du triangle ne fut jamais constituée en territoire continu. Dans les
années 1890, les intérêts stratégiques se reportèrent plus à l’est, en particulier au
Dahomey, dont la conquête avait ouvert à partir de 1892 un nouveau front dans
l’arrière-pays, étroit couloir entre Togo et Nigéria, où s’exacerbaient les rivalités
avec les Allemands et les Britanniques. Le Dahomey, trop lointain et périphérique
par rapport au Sénégal, n’entrait pas directement dans les vues de Faidherbe, pas
plus qu’il ne constituait une voie d’entrée possible pour Monteil qui, on l’a vu, lui
avait préféré Saint-Louis comme point de départ de sa mission vers le lac Tchad, en
1890, en dépit de la distance considérable qu’il ajoutait ainsi à son itinéraire. Le
triangle de Faidherbe comportait là une sorte d’angle mort, illustrant une
représentation du champ d’action de la France sur les côtes d’Afrique occidentale
limitée aux « dépendances » de la colonie du Sénégal, c’est-à-dire aux « Rivières du
Sud », qui comprenaient la Casamance et les estuaires des rivières de Guinée :
Cassini, Rio Nunez, Rio Pongo et Mellacorée. De ce côté, une expansion au-delà de
la Sierra Leone et du Libéria n’étaient pas envisagée. Les comptoirs mis en place
dans le Golfe de Guinée et au Gabon par Bouët-Willaumez dans les années 1840, en
particulier Assinie et Grand Bassam sur la Côte d’Ivoire, dans le cadre de la
politique des « points d’appui » de Guizot24, ne faisaient pas partie de son horizon.
Quant à Porto-Novo, sur le littoral dahoméen, elle n’était envisagée qu’en raison de
sa proximité avec le Bas-Niger, en soutien à l’activité des commerçants français sur
ce fleuve en aval de Boussa.
Il faut y voir, me semble-t-il, un effet, sur les représentations du territoire, de
l’histoire administrative du Sénégal à l’époque de son gouvernement. En effet,
Gorée, qui était déjà le siège de la station navale des côtes occidentales de l’Afrique
chargée en particulier de la répression de la traite illicite, devint en 1854 le chef-lieu
de la colonie de « Gorée et dépendances », qui comprenait les comptoirs des
Rivières du Sud, de la Côte d’Or et du Gabon. Elle fut dotée d’une administration
indépendante, sous la direction d’un commandant supérieur, puis commandant
particulier. Lorsque ce dédoublement administratif, jugé trop coûteux, fut abandonné

24
Voir Bernard SCHNAPPER, La politique et le commerce français dans le Golfe de Guinée de
1838 à 1870, Paris, Mouton, 1961.

31
en 1859, Gorée et les Rivières du Sud firent retour à l’administration de Saint-Louis,
mais les « Établissements français de la Côte d’Or et du Gabon » formèrent une
colonie distincte dont le chef-lieu était à Libreville25. Ainsi les Rivières du Sud ne
furent-elles placées sous l’autorité de Faidherbe qu’à partir de 1859, tandis que les
comptoirs de la Côte d’Or et du Gabon, créés par la Marine et restés sous sa tutelle,
ne firent jamais partie du périmètre de ses compétences. Et, s’il effectua en 1859 et
1860 des tournées dans les Rivières du Sud, il porta dans l’ensemble une attention
beaucoup plus soutenue au Sénégal et consacra l’essentiel de son énergie à assurer la
maîtrise française sur l’ensemble du cours de ce fleuve. Le côté nord du triangle
avait donc été beaucoup plus investi par Faidherbe que les deux autres, le côté
maritime se limitait à la zone dont il avait eu une expérience directe, quoique
limitée, tandis que le troisième côté faisait figure de maillon faible du dispositif, au
point de sembler dicté par l’exigence graphique de refermer le triangle pour obtenir
une figure géométrique destinée à frapper les imaginations.
Plus que le « triangle », ce fut le Niger comme visée stratégique que les acteurs
retinrent de l’activité et des projets de Faidherbe. Et ce dernier contribua à
l’identification entre le projet et sa « réalisation » en commentant régulièrement les
étapes de la progression effective vers le Niger. Mais il y eut de fait une
communauté de vues entre Faidherbe et ses continuateurs : pour tous, le Sénégal
constituait le véritable point de départ de la conquête, orientée vers l’est, que ce soit
vers le Niger ou, plus tard, vers le Tchad, et tous les axes prenant naissance sur les
côtes du Golfe de Guinée furent longtemps considérés comme secondaires. Ainsi,
lorsque Gallieni rappelait, dans un hommage liminaire à Brière de L’Isle, que celui-
ci avait adopté pour devise « le go ahead des Américains »26, c’était faire de la
progression française vers l’est, monodirectionnelle, l’exact symétrique de la
conquête de l’ouest américain.

La théorie de « l’assiette renv ersée »


Faidherbe ne fut pas le seul à tenter une modélisation spatiale de l’expansion.
Gabriel Hanotaux exposa à plusieurs reprises ce qu’il appelait son « plan », qui

25
Voir Yves SAINT-MARTIN, Le Sénégal sous le second Empire, Paris, Karthala, 1989, p. 387-
413, ainsi que la présentation de la série « Gorée et dépendances », sur le site des Archives
nationales d’outre-mer : http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ark:/61561/og472g1d
26
Joseph-Simon GALLIENI, « Hommage au général Brière de L’Isle », in V oyage au Soudan
français (Haut-Niger et pays de Ségou), 1879-1881, Paris, 1885, p. 1.

32
recouvrait à la fois le « programme français du Partage de l’Afrique, tel qu’il fut
poursuivi, de 1889 à 1898, par une action commune et concertée du ministère des
Affaires étrangères et du ministère des Colonies », et un programme plus général de
« l’expansion civilisatrice en Afrique »27, fondé sur une lecture interprétative de la
géographie à l’échelle du continent, qu’il appelait sa théorie de « l’assiette
renversée »28. Cette description d’ensemble du continent africain visait d’abord à
répondre à la question : « Pourquoi la colonisation de l’Afrique a-t-elle été si
tardive ? », posée en introduction de son article « Les résistances et la
pénétration » 29 . Il rappelait la longue période où les Européens n’abordaient
l’Afrique qu’en des points déterminés de la côte, où ils avaient leurs comptoirs, et ne
faisaient que l’effleurer de leurs navires et de leur commerce, sans chercher à
prendre pied plus fermement sur un continent tout proche, mais qui leur semblait
interdit. Pour illustrer cette situation, il cite la formule d’« un homme d’État » qu’il
ne nomme pas :
« L’Afrique est comme un tonneau auprès duquel il faut s’installer ; on fait un trou
avec une vrille et on recueille ce qui coule ; mais si on essaye d’entrer dedans, on
s’y noie. »30

Après avoir mentionné les raisons habituellement invoquées31 pour expliquer cet
état de fait, comme le climat, les maladies, mais aussi « les aspérités de son sol, les
dards de ses arbustes épineux, parfois vénéneux », « la morsure de ses serpents, des
myriapodes, des scorpions », et même « la flèche empoisonnée de ses nains, tapis
sous la ronce de ses forêts », par lesquels l’Afrique « se défend »32, il en vient à
l’examen de la « configuration du continent africain », caractérisée par « sa masse,
sa lourdeur », qui « la rendent manifestement impénétrable ». À la « petite et
élégante Europe, toute dentelée et festonnée », qui présente un développement de

27
Gabriel HANOTAUX, Le Général Mangin, Paris, Plon, 1925, appendice II, « Le programme
français de l’expansion civilisatrice en Afrique », p. 92-95.
28
Hanotaux situe à l’été 1892, au cours d’un entretien avec les capitaines Marchand et Mangin,
chez le docteur Ménard, beau-frère du second, la première expression d’une théorie et d’un plan qu’il
publia une première fois dans la Revue de Paris en 1896, puis dans un recueil d’articles, sous le titre
« Les résistances et la pénétration » : Gabriel HANOTAUX, Le partage de l’A frique. Fachoda, Paris,
Flammarion, 1909. C’est pour cette raison qu’il les évoque dans son hommage à Mangin.
29
Gabriel HANOTAUX, « Les résistances et la pénétration », in Le partage de l’A frique, op. cit.,
p. 4.
30
Ibid., p. 12.
31
Voir Philip CURTIN, The Image of A frica. British Ideas and A ction, 1780-1850, London,
MacMillan, 1965.
32
Gabriel HANOTAUX, « Les résistances et la pénétration », in Le partage de l’A frique, op. cit.,
p. 14-15. Hanotaux est un auteur disert, qui se laisse porter par sa plume et ne renonce à rien pour un
effet de style. Je ne m’attarderai donc pas sur le mauvais goût de la formule.

33
32 000 kilomètres de côtes, il oppose une Afrique trois fois plus vaste, ne comptant
que 28 000 kilomètres de pourtour maritime, pour conclure : « En Europe, la mer
s’insinue partout. En Afrique, elle bat uniformément les flancs du rocher abrupt et
sans grâce qui émerge brusquement de son sein »33. Mais ce n’est pas tout :
« Cette disposition rébarbative de la côte africaine n’est qu’une image affaiblie du
caractère plus hostile encore que présente le continent lui-même et des difficultés
qu’il élève sous les pas du voyageur. […]. Tandis que leurs petits bâtiments
fouillent, partout, les détroits et les encoignures, remontent les estuaires et les
rivières qui les portent souvent très loin dans les terres, ici, ils se heurtent à la
muraille des cataractes qui enserre la terre africaine comme un boulevard
infranchissable. »34

Ce qu’il décrit plus succinctement ailleurs comme « un bourrelet de hauteurs »


entourant, « à proximité des bords de la mer, un plateau intérieur isolé »35, lui
permet d’introduire l’image de l’assiette renversée :
« Malgré la trivialité de l’expression, on pourrait comparer l’Afrique à une assiette
renversée : en allant de la périphérie au centre, on trouve, tout d’abord, une région
de pentes très rapides : c’est la région des chutes et des cataractes ; puis une plate-
forme centrale dont le niveau, relativement bas, laisse s’attarder les eaux des fleuves
et dormir celles des grands lacs et des terres marécageuses. »36

De cette configuration générale du continent, il tire une interprétation qui relève


d’un déterminisme géographique à la fois physique et spatial, en la rendant
responsable d’un retard de la civilisation :
« Que l’on compare cette disposition à celle des cours d’eau européens, au point de
vue de la navigation, du commerce, de l’agriculture. En Afrique, les fleuves ne
viennent pas en aide à la civilisation ; ils l’entravent. »37

Le seul géographe cité à l’appui de cette démonstration est Élisée


Reclus, auquel Hanotaux emprunte le calcul de la dénivellation que représentent les
trente-deux cascades et les nombreux rapides qui se succèdent à proximité de
l’embouchure du Congo, entre Brazzaville et Matadi. Cependant, tout le fond de
l’argumentation provient du géographe allemand Carl Ritter, qui avait entrepris,
dans un texte publié en 1850, de comparer la configuration de tous les continents en
examinant comment « cette ordonnance extérieure des parties du monde […]
développe ou arrête le progrès ». On y trouvait exactement les mêmes descriptions
du caractère compact et massif du continent africain, du développement moindre de

33
Ibid., p. 16.
34
Ibid., p. 17.
35
Gabriel HANOTAUX, Le Général Mangin, op. cit., p. 18.
36
Gabriel HANOTAUX, « Les résistances et la pénétration », in Le partage de l’A frique, op. cit.,
p. 18.
37
Ibid., p. 19.

34
ses côtes, comparé aux autres continents, qui l’aurait empêché de bénéficier du
« contact vivifiant de l’Océan », ce à quoi Ritter ajoutait l’uniformité de sa surface
intérieure empêchant une diversité propice aux échanges : « L’Afrique […] est
malheureusement restée partout identique à elle-même, et n’a pu être vivifiée par
aucune variété ni par aucun contraste. Aussi le patriarcat s’y est conservé sans
contact avec les progrès de l’histoire »38. Ritter reprenait là de façon systématique
des analyses qu’il avait professées dès les années 1820 dans différents discours, où
la diversité des formes géographiques était considérée comme un facteur de
différenciation des sociétés et de leur progrès conjoint par le jeu des influences
réciproques. Les mêmes lois s’appliquant à tous les continents, l’Afrique y était
décrite dans ses spécificités, mais non comme un espace géographique anomique et
singulier. En la singularisant délibérément, Hanotaux rejoint plutôt les analyses de
géographes de la fin du XVIIIe siècle, comme celles de James Rennell qui, dans les
mémoires qu’il rédigea pour l’African Association en faisait véritablement un
monstre géographique39.
À partir du modèle spatial de l’assiette renversée, Hanotaux développait son
« plan », véritable entreprise d’orthogéographie, puisqu’il envisageait rien de moins
que de corriger la géographie défectueuse du continent africain pris dans son
ensemble.
« Le problème pouvait être résolu par l’application des découvertes modernes ; et la
solution consisterait : 1° à articuler le plateau intérieur avec la côte, par un système
de voies ferrées franchissant le bourrelet et les cascades pour assurer des débouchés
vers la mer ; 2° à relier entre eux les grands fleuves qui arrosent le plateau intérieur,
de façon à faire du Congo français et belge la “plaque tournante” de cette gare
“mondiale”. »40

Il s’agissait donc d’enserrer le continent dans un corset ferré greffé sur son
orographie et sur son hydrographie, qui devait rétablir les liaisons manquantes sur le
pourtour, en permettant d’escalader le plateau, et dans l’intérieur, en abolissant les
intervalles entre les fleuves. Hanotaux publiait à l’appui de cette démarche la « vue

38
Carl RITTER, « De la configuration des continents sur la surface du globe et de leurs fonctions
dans l'histoire », in Georges NICOLAS-OBADIA (éd.), Introduction à la géographie générale
comparée, Paris, Les Belles Lettres, 1974 [1850], p. 234.
39
J’ai développé l’analyse de ces représentations géographiques du continent africain dans le
premier chapitre de ma thèse. On en trouvera un résumé dans Isabelle SURUN, « Le blanc de la
carte, matrice de nouvelles représentations des espaces africains », in Isabelle LABOULAIS-
LESAGE (dir.), Combler les blancs de la carte, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg,
2004, p. 117-144. On trouvera cet article dans le volume des publications joint à ce dossier,
document 1, p. 5.
40
Gabriel HANOTAUX, Le Général Mangin, op. cit., p. 19.

35
d’ensemble » que constituait « la carte projetée des voies ferrées en Afrique »,
conçue selon la théorie de l’Afrique « assiette renversée »41.

Qu’il s’agisse de simple jonction, de jonction avec projection d’un point de


convergence, de modèle spatial régional ou continental, de tels projets ne pouvaient
pas trouver leur inscription au sol sans médiation. Il s’agissait en effet de transposer
une ligne de la carte à petite échelle, à l’échelle 1/1 du terrain. Ce processus suppose
à la fois un parcours de l’espace physique et une inscription des données du terrain
sur une nouvelle carte, à grande échelle (toujours au sens cartographique).

2. La carte et le projet

Le passage du projet sur le papier à sa réalisation nécessita quantité d’études


menées sur le terrain par des officiers topographes ou des ingénieurs militaires et
donna lieu à une abondante production cartographique. L’expérience du terrain et la
nouvelle carte qui en est la représentation permettent de prendre des décisions qui
conduisent à infléchir la ligne – d’un tracé de chemin de fer projeté – ou à en définir
les points d’ancrage – l’emplacement d’un fort –, et d’opérer ainsi une « traduction »
de la petite à la grande échelle et de l’espace du papier à celui du terrain, par la
médiation d’une production cartographique qui associe papier et terrain 42 . Je
développerai plus particulièrement dans cette partie la production cartographique
associée à la mise en œuvre de la jonction entre Sénégal et Niger. La première
mission de Gallieni au Soudan (1879-1881) et la mission topographique dirigée par
le major Derrien pour l’étude du chemin de fer du Sénégal au Niger (1880-1881), en
constituent de bons exemples que je présenterai, entre papier et terrain43. Dans le
même espace se déploie, à côté du projet proprement dit, une activité militaire qui

41
Ibid., fac simile de cette carte. La carte est reproduite en annexe de ce chapitre : 1-2.
42
J’emploie ici « traduction » dans un sens voisin de celui qu’ont défini Michel Callon et Bruno
Latour en histoire des sciences, dans le cadre de la théorie de l’acteur-réseau. Voir par exemple
Michel CALLON et Bruno LATOUR, La Science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits
scientifiques, Paris, La Découverte, 1989 ; Bruno LATOUR, L’espoir de Pandore. Pour une version
réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001, en particulier le chapitre 6, « Le dédale
de la médiation technique », p. 183-227.
43
Joseph-Simon GALLIENI, V oyage au Soudan français (Haut-Niger et pays de Ségou), 1879-
1881, Paris, 1885 ; « Haut-Sénégal (Campagne de 1880-1881) », carte levée sous la direction du
commandant Derrien, 6 feuilles au 1/100 000, 1882. Et, sur la mission Derrien, ANOM FM
SG/SENE/IV/73bis ; ANOM FM SG/SENE/IV/74a et SHD 5 H 154, dossier 3, sous-dossier 3a.

36
donne lieu à des pratiques d’enregistrement cartographique dont il faudra tenter de
déceler les spécificités. Les cartes produites par le capitaine Delanneau nous
serviront de fil directeur pour cette enquête. Enfin, la pratique cartographique de
certains officiers révèle une propension sui generis à élaborer des projets
d’aménagement qui ne leur étaient pas demandés. Les travaux du capitaine
Brosselard-Faidherbe permettront de mettre en évidence les caractéristiques d’une
cartographie de projet.

L’échelle de la décision
C’est à l’échelle régionale et à l’échelle locale qu’étaient étudiés les tracés
possibles pour une route ou une voie de chemin de fer, pour permettre l’arbitrage
entre différentes solutions.
Le matériel cartographique rapporté par ces missions comporte parfois un volet
topographique d’une grande précision, qui ouvre une fenêtre sur un lieu choisi, à la
manière d’un « carton » en marge d’une carte. C’est le cas du V oyage au Soudan
français de Gallieni, dont les cartes se déclinent à différentes échelles : carte
d’ensemble au 1/7 000 000, itinéraires de reconnaissance dressés par les capitaines
Piétri et Vallière au 1/800 000, et levés de terrain au 1/120 000 ou au 1/40 000.
L’échelle locale permet de décrire un confluent, un gué ou un fond de vallée par où
l’on envisage de faire passer une route carrossable, ou encore une éminence dont la
situation serait propice à la construction d’un fort. C’est à cette échelle, où se révèle
la confrontation avec les aspérités du terrain, que l’on saisit les choix qui s’opèrent.
Kita avait été signalé par Mage pour sa position à un carrefour de routes
commerciales et Gallieni avait été chargé d’y examiner les conditions de
l’installation d’un établissement commercial et militaire français. Gallieni avait
observé la plaine fertile dans laquelle s’étendait « Kita » nom d’un territoire ou
groupe de villages, au pied d’un massif très élevé, appuyé sur un plateau dont le
rebord surplombait la plaine de vingt-cinq mètres. Il était parvenu à signer un traité
de protectorat avec les chefs et les principaux notables du pays le 25 avril 1880,
auquel s’ajoutait une convention par laquelle ceux-ci consentaient à l’installation
d’un poste dès la saison sèche suivante44. Dans son rapport, Gallieni avait envisagé
la construction d’un fort sur le plateau. Borgnis-Desbordes, commandant supérieur

44
Joseph-Simon GALLIENI, V oyage au Soudan français, op. cit., p. 143-154.

37
du Haut-Fleuve, critiqua les propositions faites par Gallieni pour l’emplacement du
fort de Kita. Il remarquait que Gallieni obéissait à la doctrine militaire classique qui
préconisait la maîtrise de lieux élevés et l’installation de places fortes en position
dominante, tandis que lui-même privilégiait les facteurs logistiques, comme
l’accessibilité et la facilité de l’approvisionnement en eau, qui imposaient des
localisations dans les vallées45. L’année suivante, il fit lui-même construire le fort de
Kita dans la vallée46. Martine Cuttier analyse l’épisode comme révélateur d’une
opposition entre deux conceptions de l’espace qui renvoient à deux cultures
militaires, celle du « marsouin » (soldat de l’infanterie de marine) Gallieni et celle
du « bigor » (soldat de l’artillerie de marine) Borgnis-Desbordes, dans le
prolongement de formations différentes, le premier étant passé par l’école d’officiers
de Saint-Cyr, tandis que le second, issu de l’École Polytechnique, avait bénéficié
d’une formation d’ingénieur47.

Une mission topographique en situation de conquête : la mission


Derrien
La mission dirigée par le chef de bataillon Derrien fut la première et la plus
importante, par le nombre de ses membres, des missions topographiques chargées de
reconnaître le terrain entre Sénégal et Niger de façon à déterminer le tracé du chemin
de fer. Elle comportait, outre son chef, quatre capitaines et deux sous-lieutenants,
topographes ou géodésiens. Dans ses instructions générales à ses subordonnés,
Derrien rappelait les objectifs de la mission, tels qu’ils avaient été définis par les
instructions ministérielles :
« La mission a pour but de reconnaître et de lever le terrain entre Médine et le
Niger pour faciliter l’étude du tracé de la voie ferrée qui doit réunir ces deux points.
On devra surtout déterminer la position géographique et l’altitude des sommets,
cols, plateaux, ainsi que la configuration des vallées, leur largeur, leur profondeur,
etc., etc. … Le travail […] devra comporter des observations astronomiques, des
opérations géodésiques et un levé topographique à vue avec nivellement. »48

45
Lieutenant-colonel BORGNIS-DESBORDES, « Pénétration au Soudan », Revue maritime et
coloniale, 1882 (72), p. 156 ; Lettres de Borgnis-Desbordes à Brière de L’Isle, ANS 1/D/58, citées
par Martine CUTTIER, Portrait du colonialisme triomphant. Louis Archinard, 1850-1932, Panazol,
Lavauzelle, 2006, p. 194-195.
46
Voir en annexe la carte des environs de Kita, dressée au 1/20 000 par la mission topographique
qui avait accompagné Borgnis-Desbordes en 1880-1881. ANOM FM SG/SENE/IV/73bis, Rapport
du lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes sur l’expédition de 1880-1881 dans le Soudan. Annexe 1-3.
47
Martine CUTTIER, Portrait du colonialisme triomphant, op. cit., p. 193-196.
48
ANOM FM SG/SENE/IV/74a : Mission topographique du Haut-Sénégal. Instructions sur la
marche des opérations.

38
Il s’agissait donc de couvrir tout le terrain entre les deux points, mais les travaux
de la mission étaient conçus comme préliminaires :
« Il n’y a pas, pour la mission topographique, obligation de déterminer le meilleur
tracé possible ; ce qu’on lui demande, c’est de trouver un tracé qui permette de
démontrer clairement que l’établissement de la voie ferrée peut s’effectuer dans des
conditions normales ; on aura ensuite trois campagnes au moins pour compléter et
rectifier au besoin les premières études. »49

Le ministère avait donc prévu d’emblée quatre campagnes pour inscrire la ligne
sur le terrain et divisé le travail en étapes. La première étape consistait à effectuer un
relevé extensif. Elle supposait néanmoins qu’il soit possible d’atteindre le Niger dès
la première année. Or la mission n’était pas seule sur le terrain. Elle ne constituait en
fait que la brigade topographique d’une mission de plus grande ampleur dirigée par
le commandant supérieur du Haut-Fleuve, Borgnis-Desbordes. Celui-ci avait pour
instructions d’assurer « pacifiquement » la progression vers le Niger, en confirmant
les alliances nouées par Gallieni l’année précédente, en particulier à Kita, où un fort
devait être construit. Cependant, un conflit d’attributions ne tarda pas à s’élever
entre Derrien et Borgnis-Desbordes : le chef de la mission topographique, qui venait
de l’armée de terre, acceptait mal d’être placé sous les ordres du chef d’escadron de
l’artillerie de marine et, surtout, de voir les objectifs de sa mission subordonnés à
ceux de la campagne du Haut-Fleuve. Dès son arrivée à Saint-Louis, Derrien avait
réclamé une escorte permanente pour protéger ses mouvements, laissant entendre
qu’il envisageait de déterminer lui-même ses déplacements sur le terrain. Le
gouverneur, Brière de L’Isle, avait rejeté sa demande et, relevant le malentendu,
précisait dans les instructions rédigées à son intention les limites de son champ
d’action :
« Vous êtes placé avec tout votre personnel sous les ordres de Mr le Chef
d’escadron d’artillerie de la Marine Borgnis Desbordes, seul commandant supérieur
dans le haut-fleuve, et vous devrez vous tenir sans cesse en communication avec lui.
De son côté, il règle suivant les circonstances vos moyens d’action et le maximum
du rayon dans lequel il pourra assurer la sécurité de vos opérations, libre à vous de
restreindre ce rayon, mais non de le dépasser. »50

Relevant par ailleurs un passage d’une lettre de Derrien, dans laquelle celui-ci
considérait que « le but de [s]a mission [était] d’éclairer les chambres sur la
possibilité d’un tracé entre le Sénégal et le Niger », Brière de L’Isle lui répondait :

49
Ibid., Instructions ministérielles citées dans les instructions remises au commandant Derrien,
chef de la mission topographique, par le gouverneur du Sénégal, Brière de L’Isle, Saint-Louis, le
11 novembre 1880.
50
Ibid.

39
« Je dois vous faire remarquer que les Ministres, seuls, ont à se préoccuper des
Chambres, nous autres militaires, nous ne devons avoir qu’un but : obéir aux ordres
de nos chefs directs, qu’une pensée : nous conformer aux instructions du Ministre
sans avoir à envisager l’usage qu’il doit faire du résultat de nos travaux. »51

Il lui indiquait les régions où il pourrait agir en sécurité, lui recommandant de ne


pas opérer sur la rive droite du Sénégal et lui conseillant, entre Sénégal et Niger, de
rester à proximité de la colonne expéditionnaire. Tout en se montrant optimiste sur la
capacité de la colonne à atteindre le Niger, il lui donnait l’assurance que sa
responsabilité personnelle ne serait pas engagée si les circonstances ne permettaient
pas de réaliser tout le programme ministériel du point de vue des régions à couvrir,
ce qui constituait pour Derrien un sujet d’inquiétude. Ce rappel à l’ordre n’empêcha
pas les conflits de se manifester au cours de la campagne entre les deux chefs de
mission. Borgnis-Desbordes, trouvant la mission topographique mieux dotée que sa
colonne en proportion de son personnel, rejeta les demandes de Derrien qui voulait
obtenir le détachement d’un médecin auprès de ses hommes ou réclamait des ânes
supplémentaires pour transporter son équipement52. Surtout, lorsque la colonne fut
arrêtée à Kita en raison de problèmes de ravitaillement à l’arrière et de difficultés
politiques qui rendaient dangereuse la marche en avant, Borgnis-Desbordes eut du
mal à contenir l’impatience de Derrien, qui se proposait de poursuivre ses travaux
jusqu’au Niger en négociant son passage avec l’almamy de Mourgoula, représentant
du sultan de Ségou dans la région et exprimait ainsi son attachement aux objectifs de
sa mission :
« Vous comprendrez, mon Colonel, combien il me sera pénible de rentrer en France
sans avoir rempli le but spécial de notre mission, qui est de déterminer un point de
passage facile pour un chemin de fer de Médine au Niger. »53

Borgnis-Desbordes, qui ne faisait pas confiance à cet almamy, rejeta le


programme proposé par Derrien, qui dut se contenter de lever quelques itinéraires
nouveaux à proximité de Kita et sur la route du retour, dans les régions que le
commandant supérieur jugeait suffisamment sûres. Ainsi, contrairement à la mission
Gallieni, qui avait pu décider librement de ses itinéraires, la mission Derrien se

51
Ibid.
52
Borgnis-Desbordes consacre tout un chapitre de son rapport de campagne à la description des
relations difficiles qu’il a entretenues avec le chef de la mission topographique, qu’il conclut en
émettant le vœu qu’à l’avenir, les missions topographiques soient composées de personnel relevant
de la Marine et non de l’Armée de Terre : ANOM FM SG/SENE/IV/73 bis, chapitre XIV, p. 253-
269.
53
ANOM FM SG/SENE/IV/73 bis : Derrien à Borgnis-Desbordes, Kita, 28 février 1881, lettre
citée par Borgnis-Desbordes dans son rapport de campagne, p. 258-259.

40
trouvait assujettie à l’appréciation du commandant supérieur, seul habilité à juger
des questions logistiques et politiques dans lesquelles se trouvait prise l’ensemble de
la campagne.
La situation de la colonne dirigée par Borgnis-Desbordes était en effet
problématique en février 1881. La décision de marcher vers le Niger étendait
considérablement la ligne qui permettait le ravitaillement depuis Saint-Louis, à une
période de l’année où le Sénégal n’était plus navigable, difficulté qu’avait soulignée
Monteil dans le projet rédigé en 1879. Le ravitaillement se faisait donc en grande
partie par voie de terre et dépendait du bon vouloir des populations des territoires
traversés. Or le Fouta Toro, sur le moyen fleuve, avait montré son hostilité aux
entreprises expansionnistes des Français en interceptant les communications dans les
deux sens. Borgnis-Desbordes devait alors constater, en arrivant à Kita, que les
munitions et les vivres sur lesquels il comptait n’étaient pas arrivés, et qu’il était
coupé de Saint-Louis54. Au retour, la traversée du Fouta Toro fut d’ailleurs marquée
par des incidents, les chalands qui transportaient les membres de la mission étant la
cible des injures et des démonstrations d’hostilité des habitants depuis les rives du
Sénégal. Enfin, au Soudan même, la situation politique était incertaine. Les Français
avaient assuré leur avancée en traitant avec des chefs bambaras, comptant sur leur
volonté de s’affranchir de la domination qu’ils subissaient de la part de l’empire
toucouleur de Ségou et de ses représentants locaux, tel l’almamy de Mourgoula. Ce
faisant, les Français contestaient les prétentions de Ségou à l’ouest du Niger. Or la
mission Gallieni, envoyée en 1879, avait atteint le Niger à Bamako, mais elle était
retenue depuis plusieurs mois près de Ségou, sur l’ordre d’Ahmadou, souverain de
cet empire. Gallieni et ses hommes faisaient ainsi figure d’otages, interdisant à la
colonne de Borgnis-Desbordes de s’engager davantage en direction du Niger de peur
d’indisposer Ahmadou. Après quelques opérations militaires, le commandant
supérieur avait ainsi reçu l’ordre de n’avancer que « pacifiquement », ce que la
méfiance des Toucouleurs rendait impossible. Borgnis-Desbordes avait donc pris la
décision de retourner à Médine, en laissant à Kita un petit détachement sous les
ordres d’un commandant de poste. Dans ces conditions, il ne pouvait évidemment

54
ANOM FM SG/SENE/IV/73bis, Rapport du lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes sur
l’expédition de 1880-1881 dans le Soudan. Borgnis-Desbordes consacre un développement
particulier aux questions de ravitaillement et propose, pour y remédier, la construction d’une voie
ferrée entre Saint-Louis et Kayes, rejoignant là aussi les analyses de Monteil.

41
pas laisser la mission topographique poursuivre seule son chemin en direction du
Niger.
La mission Derrien n’était pas seulement prise par les contraintes politiques et
militaires qui s’imposaient à la colonne, elle constituait en elle-même une petite
société militaire particulière, composée d’officiers non-combattants et de personnel
auxiliaire, porteurs et interprètes, traversée par des conflits. Des tensions s’étaient
manifestées en son sein, comme le montre le dossier de notation des officiers, rédigé
par Derrien au retour. Le capitaine d’artillerie Rivals et le capitaine d’infanterie
Saillenfest de Sourdeval s’étaient vus infliger des punitions et des blâmes, le premier
pour sa brutalité envers ses subordonnés, et « pour avoir manqué de modération en
renversant la marmite des Peulhs, âniers de la mission, parce qu’ils ne chargeaient
pas assez vite ; ayant failli, par cet acte, amener la rébellion de tous [les] auxiliaires
non militaires », le second pour « sa conduite scandaleuse » pendant le voyage au
Fouta, où « il était révolté du rôle pacifique que [le chef de la mission s’]efforçai[t]
de garder envers des populations hostiles et malveillantes ».55 Ces appréciations
fournissent un éclairage précieux sur les conditions pratiques dans lesquelles
s’effectue le travail de terrain, mais aussi sur l’ambiguïté de la posture imposée à ces
hommes par la nature même de leur mission : contrairement aux officiers de la
colonne, ils n’étaient pas là pour combattre et devaient s’en tenir à une stricte
neutralité dans les relations avec les populations. Sans expérience préalable du
Sénégal, ces deux officiers se considéraient en pays de conquête et furent incapables
d’adapter leur comportement à une situation politique complexe ou, tout
simplement, de traiter correctement le personnel africain de la mission. Dans le cas
de Rivals, le rejet du pays et de la situation semble même avoir affecté sa capacité à
s’acquitter correctement de son travail technique, si l’on en croit les notes rédigées
par Derrien :
« A laissé en Algérie, où il a travaillé à la Carte, une réputation d’habile
topographe ; mais au Sénégal a montré peu de zèle et une extrême répugnance à
faire les Stations à la boussole-éclimètre, prescrites par les Instructions, préférant
opérer à cheval au déclinatoire. Ses levés sont à peu près nuls au point de vue du
nivellement. »56

Le conflit entre le chef de la mission et ces deux capitaines s’envenima lorsqu’ils


apprirent que celui-ci ne les avait pas proposés pour des récompenses, contrairement

55
SHD 5 H 154, dossier 3, sous-dossier 3a, Mission topographique du commandant Derrien,
1881, Notes sur les officiers de la Mission au Sénégal.
56
Ibid.

42
aux autres officiers57, ce qui peut constituer un indicateur de leurs attentes à l’égard
d’une telle mission : le Soudan, pays de conquête, avait la réputation de procurer un
avancement plus rapide à ceux qui y acceptaient des missions. Ceux-ci semblent en
tout cas n’avoir adhéré ni au projet qu’ils venaient servir, ni à la mission qui leur
était proposée.
Au retour en France, en juin 1881, Derrien obtint le maintien à sa disposition des
deux officiers qui avaient donné le plus de satisfaction au point de vue du travail
topographique, le capitaine Sever et le sous-lieutenant Delcroix, pour réaliser, dans
les locaux du ministère de la Marine, la mise au net des levés de terrain.
L’appréciation portée par Derrien sur le travail et le comportement du sous-
lieutenant Delcroix donnera une idée des différentes opérations menées sur le
terrain :
« Le Chef de la Mission, pendant toute la Campagne, n’a eu qu’à se louer du zèle de
cet officier et à modérer son ardeur qui le rendait oublieux de l’inclémence du soleil
en ces contrées.
Topographe accompli, consciencieux à l’excès, infatigable, ses travaux feront
honneur à la mission. A remplacé souvent les géodésiens malades dans leurs
opérations et a fait preuve de grandes aptitudes pour les observations de précision
au théodolite. Toutes ses minutes ont été consacrées à l’œuvre de la mission,
accumulant notes sur notes, croquis sur croquis ; il a fait en outre 5 fois par jour des
observations barométriques et thermométriques qui fourniront des éléments
précieux pour l’étude de la météorologie du Haut-Sénégal. A accompagné une
mission politique à Mourgoula à 60 kilomètres de Kita, et en a rapporté un itinéraire
remarquable. »58

Ce portrait du topographe zélé met en évidence les aptitudes attendues pour ce


travail à la fois extensif et intensif : une bonne santé, une capacité à se déplacer
abondamment sur le terrain, mais aussi la minutie dans l’usage des instruments et la
constance dans les pratiques d’enregistrement des résultats, d’inscription et de
transcription graphique, une propension, enfin, à s’adapter aux circonstances –
savoir changer de spécialité pour remplacer un collègue ou profiter d’une mission à
visée non topographique pour lever un nouvel itinéraire. Le topographe idéal est
celui qui se conforme parfaitement aux instructions selon le principe d’hétéronomie
défini par Justin Stagl à propos des voyageurs naturalistes59, et devient ainsi un

57
SHD 5 H 154, dossier 3, sous-dossier 3a, Mission topographique du commandant Derrien,
1881, Copie d’une lettre adressée le 18 juin 1880 par le Chef de la Mission à Monsieur le Ministre de
la Marine, en lui transmettant les réclamations de MM les Capitaines de Sourdeval et Rivals.
58
SHD 5 H 154, dossier 3, sous-dossier 3a, Mission topographique du commandant Derrien,
1881, Notes sur les officiers de la Mission au Sénégal.
59
Justin STAGL, A History of Curiosity. The theory of travel, 1550-1800, New York, Harwood
Academic Publishers, 1993 ; Claude BLANCKAERT, (dir), Le terrain des sciences humaines.
Instructions et enquêtes (X V IIIe-X IX e siècle), Paris, L'Harmattan, 1996 (introduction).

43
instrument mobile capable de tout enregistrer, y compris ses propres déplacements.
Ce déploiement d’une activité inlassable relevant d’une propension à l’omni-
enregistrement, qui transcrit tout ce qui l’entoure, du paysage à la température de
l’air, semble cependant valoir pour lui-même et perdre de vue l’objectif qui était le
sien, à savoir le tracé de la ligne de chemin de fer. La cartographie produite par cet
exécutant est sans doute aussi exhaustive que possible, mais elle n’est pas mue par le
projet et laisse à d’autres le soin de l’infléchir.
Entre les zélés topographes et les capitaines proscrits apparait un troisième profil,
qui rassemble le capitaine Delanneau et le sous-lieutenant Brosselard, que Derrien
appréciait respectivement en ces termes :
« N’a cessé pendant toute la campagne dans le Haut-Fleuve, de montrer le plus
grand zèle ; a rempli toutes les missions spéciales dont il a été chargé avec entrain et
succès.
Comme topographe, n’a pas encore la pratique suffisante pour rendre clairement le
relief du terrain ; ses levés n’en sont pas moins satisfaisants.
Officier énergique, toujours prêt à aller de l’avant ; très belle tenue. »60
« Plein d’ardeur pour les explorations, ne rêve que découvertes, aventures, voir un
site, en faire une vue pittoresque et aller plus loin, montrant peu d’aptitude et de
goût pour les levés topographiques.
A montré néanmoins la plus grande bonne volonté dans toutes les missions
spéciales dont il a été chargé.
Officier énergique, sur l’entrain duquel on peut compter dans les circonstances
difficiles.
Jugement peu net, qui s’affermira plus tard avec l’expérience. »61

Plus que les aptitudes au travail technique, jugées moyennes ou insuffisantes, ce


sont les dispositions particulières que montrent ces deux officiers sur le terrain qui
retiennent l’attention du chef de mission : « aller de l’avant », « aller plus loin », il y
a là un écho du « go ahead » dont Brière de L’Isle avait fait sa devise. Ils sont les
candidats idéaux pour les « missions spéciales », déplacements en terrain difficile où
il faut savoir négocier le passage, non seulement avec les éléments, mais aussi, et
surtout, avec les hommes, c’est-à-dire savoir apprécier des situations complexes et
adopter une posture adéquate. L’« entrain », l’énergie, voire l’« ardeur » déployés
sur le terrain, qui relèvent plus d’un savoir-être que d’un savoir-faire, caractérisent la
manière dont ces deux officiers, au-delà des instructions qui leur étaient données, ont
investi leur mission d’un imaginaire spatial particulier, associant une pulsion vers

60
SHD 5 H 154, dossier 3, sous-dossier 3a, Mission topographique du commandant Derrien, 1881,
Notes sur les officiers de la Mission au Sénégal : Delanneau.
61
Ibid. : Brosselard.

44
l’horizon et la prise en compte de territorialités autochtones, finalement congruent
avec une culture militaire de l’expansion.
Or, parmi les officiers ayant pris part à cette mission topographique, qui
représentait pour chacun d’entre eux, chef de mission compris, le premier contact
avec l’Afrique subsaharienne, Delanneau et Brosselard sont les seuls que l’on
retrouve sur le terrain ouest-africain dans les années suivantes. Pour Derrien, qui
s’était complètement approprié les objectifs de sa mission, la subordination aux
circonstances politiques et militaires qui retardaient l’inscription du projet avait
constitué une déception insurmontable. Rivals et Saillenfest de Sourdeval avaient
rejeté en bloc le pays et les hommes, les procédures de travail et la posture de
neutralité qui leur était imposée. Sever et Delcroix avaient parfaitement exécuté les
instructions et avaient enregistré le terrain selon les procédures techniques en
vigueur, comme ils l’auraient fait partout ailleurs. Pour Delanneau et Brosselard, les
seuls à se montrer parfaitement à l’aise sur ce terrain particulier, la mission avait
manifestement constitué une expérience inaugurale qui les conduisit à y revenir. Elle
avait été le laboratoire à partir duquel avait pu se révéler chez eux une appétence
particulière au terrain ouest-africain dans sa double dimension physique et politique,
que l’on peut considérer comme le marqueur d’une certaine catégorie d’officiers
plus enclins que d’autres à prendre en charge le projet d’expansion62. Voyons
comment elle se traduisit dans le travail cartographique qu’ils réalisèrent par la suite.

62
Il y aurait lieu, pour corroborer cette affirmation et étayer ce profil, d’étudier systématiquement
la cohorte des officiers qui participèrent à l’État-Major des campagnes du Haut fleuve dans les années
1880. Ces officiers étant mis hors cadre de leur arme, ou mis à la disposition du ministère pour ceux
d’entre eux qui dépendaient déjà de la Marine, pour participer à ces campagnes sur la base du
volontariat, nous disposons de documents permettant de reconstituer partiellement les choix qui
présidèrent à la composition des États-Majors pour les années 1882-1887 dans SHD MARINE
CC3 1123, Sénégal, Haut fleuve, campagnes (1882-1887). À partir de 1882, un « Appel fait aux
officiers » fut envoyé chaque année dans les ports de France servant de garnison aux troupes de
marine, comportant la liste des postes à pourvoir. Les officiers intéressés par un poste devaient faire
acte de candidature par la voie hiérarchique et rédiger une lettre de motivation. Certaines de ces
lettres ayant été conservées, leur étude permettrait de connaître plus précisément les profils des
candidats et l’investissement personnel qu’ils mettaient dans la perspective d’une campagne au Haut-
Sénégal. Il est remarquable que le poste le plus demandé ait été celui de lieutenant « chargé des
reconnaissances topographiques rapides, à la disposition du Commandant supérieur pour les missions
urgentes et imprévues », qui ne faisait pas partie de la mission topographique mais de la colonne, tout
en ménageant la possibilité d’effectuer des « missions spéciales ».

45
Une cartographie de conquête : Delanneau
À la fin de la mission Derrien, Delanneau, promu major, est maintenu à la
disposition du département de la Marine pour faire partie d’une nouvelle mission
d’études topographiques dans le Haut-Sénégal, pendant la Campagne de 1881-
188263.
Né en 1846, Pierre Léon Delanneau est entré dans la cavalerie comme dragon en
1865 et a poursuivi sa carrière dans un régiment de chasseurs puis de hussards. Il
était capitaine de cavalerie en 1880 au moment de son incorporation dans la mission
Derrien, après avoir suivi les cours de l’école des travaux de campagne l’année
précédente, mais j’ignore ce qui le conduisit au Sénégal. Toujours est-il qu’il y resta
six ans. Il participa successivement aux missions topographiques de 1880-1881
(Mission Derrien) et 1881-1882 (au cours de laquelle il semble avoir « travaillé
seul »)64. Le ministère ayant suspendu la mission topographique pour l’année 1882-
1883 par souci d’économie 65 , il fut incorporé à l’État-Major du commandant
supérieur. Il y assuma les fonctions d’officier chargé du ravitaillement en 1883 et
1884, puis fut nommé commandant du cercle et du fort de Bamako en avril 1884,
fonction qu’il assuma jusqu’en janvier 1886. Pendant cette période, il fut chargé de
missions politiques au Bélédougou, puis sur le fleuve Niger, qu’il descendit sur la
canonnière « le Niger », en 1884 et 1885, atteignant Sansanding, au-delà de Ségou.
En 1886, il quitta définitivement les rives du Niger et du Sénégal pour la Tunisie66.
C’est pour la campagne de 1882-1883, où il est le seul topographe au sein d’une
colonne dépourvue de mission topographique, que nous connaissons le mieux sa
production cartographique, à travers quatre cartes publiées en 1883 : « Lever par
itinéraire des villages du Birgo »67 et « Bélédougou. Pays de Daba occupé par la
Colonne expéditionnaire commandée par le Lt. Colonel Borgnis-Desbordes, Janvier
1883. Levés d’itinéraires »68, « Bammako »69, « État de Bammako »70. Toutes ces

63
SHD 5 H 154, dossier 3, sous-dossier 3a, Mission topographique du commandant Derrien, 1881,
Mise hors cadre des officiers de la mission au titre de leur arme.
64
SHD MARINE CC3 1121, Dossier Delanneau, bulletin de notes rédigé par Combes,
commandant supérieur du Haut-Sénégal en 1886.
65
SHD Marine CC3 1123, chemise Campagne de 1884-1885 Haut Sénégal, III. Mission
topographique.
66
SHD MARINE CC3 1121, Dossier Delanneau.
67
Voir annexes 1-4, 1-5, 1-6 et 1-7.
68
Voir annexes 1-8, 1-9 et 1-10.
69
Voir annexes 1-11, 1-12 et 1-13.
70
Voir annexes 1-14, 1-15 et 1-16.

46
cartes ont été dressées « par ordre de M. le colonel Borgnis-Desbordes, commandant
supérieur du Haut-Sénégal », ce qui indique que le travail topographique, réduit cette
année-là à sa plus simple expression, était sous la dépendance étroite du
commandant supérieur. De ce fait, la mission de Delanneau change de nature. Il n’a
plus pour objectif d’établir une cartographie complète du terrain entre Sénégal et
Niger pour permettre de déterminer le tracé de la ligne de chemin de fer, mais son
travail est étroitement subordonné aux objectifs militaires et constitue un relevé des
déplacements de la colonne. Il s’agit à maints égards d’une cartographie de
conquête, dont nous pouvons identifier quelques caractéristiques.
Il s’agit d’abord d’une cartographie d’itinéraire, peu différente à première vue de la
cartographie produite par l’exploration71 : le tracé linéaire se déploie dans un espace
presque vide, mis à part les reliefs voisins que le voyageur a pu saisir dans son champ
de vision. La nature du terrain traversé, les accidents topographiques ou
hydrographiques qui se sont trouvés sous les pas du voyageur, sont en revanche bien
présents, sous la forme de descriptions discursives agencées de part et d’autre de
l’itinéraire. La carte itinéraire de Caillié était ainsi émaillée de mentions telles que
« sol très fertile entrecoupé de ruisseaux », « pays plat », « marais », « dunes de sable
mouvant », etc. : le texte porté sur la carte énonce ce que les conventions graphiques
de la carte ne permettent pas de transcrire. La cartographie de Delanneau est à cet
égard à peine plus sophistiquée. La description discursive est simplifiée par l’usage de
signes conventionnels spécifiques qui donnent des indications aussi bien sur la nature
du sol que sur ses usages : ainsi B pour « Bois », Br. pour « Brousse », C pour
« Clairière », T. F. pour « Terrain ferrugineux », L pour « Lougans (terres cultivées) »
et H pour « Herbes », mentionnés dans la légende de la carte des villages du Birgo72 et
également utilisés dans la carte du pays de Daba73. La carte de l’« État de Bammako »
comporte aussi d’autres abréviations non explicitées, comme « e. c. » pour eau
courante, ou encore « p. f. », « p. d. », « p. t. d. » et « p. r. », désignant respectivement
les passages faciles, difficiles, très difficiles ou rocheux74.

71
Je renvoie sur ce point à ma thèse, et en particulier à l’analyse de la carte de l’itinéraire de René
Caillié, établie par le géographe Edme-François Jomard, membre de la Société de Géographie de Paris,
pour l’édition du voyage (1830) : Isabelle SURUN, Géographie de l’exploration. La carte, le terrain et
le texte (A frique occidentale, 1780-1880), thèse dactylographiée, EHESS, 2003, en particulier le
chapitre 10, « La réduction cartographique », p. 495-530.
72
Voir annexe 1-5.
73
Voir annexes 1-9 et 1-10.
74
Voir annexe 1-15.

47
Delanneau disposait certes des instruments du topographe dont Caillié était
dépourvu. Mais, sur la carte par itinéraires des villages du Birgo, les points cotés pris
au baromètre ne figurent qu’aux abords immédiats de l’itinéraire, l’équidistance entre
les courbes de niveau n’est appliquée que sur le chemin parcouru, et les reliefs
suggérés par des courbes de niveau de part et d’autre de l’itinéraire sont le produit de
levés à vue, qui ne prétendent pas à l’exactitude. Comme Caillié, qui suivait en son
temps des caravanes de marchands dioulas, Delanneau, soumis au rythme de marche
de la colonne, ne semble guère avoir eu l’opportunité de s’arrêter longuement pour
prendre des mesures.
Dans le détail, cependant, les informations données par Delanneau sur le terrain
parcouru diffèrent sensiblement de celles que donnait un voyageur comme Caillié.
Elles ne sont pas seulement plus riches et plus nombreuses, elles sont aussi
caractérisées par une orientation pratique particulière : la plupart des indications
portent sur la plus ou moins grande facilité du passage, qu’il s’agisse de franchir des
reliefs ou des cours d’eau : « Le versant N du col est facile, le versant S est très
rapide » lit-on au sud de Mourgoula, ou encore « Bon passage, peu d’eau, bon fond,
abords faciles » à l’est de Mourgoula75. Certaines donnent des indications sur les
contraintes particulières aux déplacements d’une colonne lourdement chargée,
comportant des animaux pour le portage (ânes et mulets) : « Passage en pirogue, les
animaux à la nage », « Rivière très importante, impossible à franchir sans pont.
Berges à pic » 76 , « Grand marécage. Passage impossible avec des charges » 77 ,
« passage impossible aux animaux chargés » 78 ou encore « abords faciles à
préparer »79. D’autres indications sont encore à mettre en relation avec les pratiques
du déplacement militaire. Il s’agit par exemple de signaler les lieux ombragés80 ou les
surfaces planes, propices à l’installation d’un campement. La carte a donc pour
fonction d’informer très précisément l’autorité militaire sur les possibilités qu’offre le
terrain et sur les obstacles qui se présentent. La carte tient donc un discours
spécifique, directement orienté vers des usages pratiques du terrain. C’est une
cartographie du passage.

75
Voir annexe 1-5.
76
Voir annexe 1-6.
77
Voir annexe 1-7.
78
Voir annexe 1-15.
79
Voir annexe 1-5.
80
La mention « Ombre » apparaît par exemple au point le plus au sud et au point le plus à l’est du
détail présenté en annexe 1-5.

48
Delanneau adopte par ailleurs des conventions graphiques particulières pour
représenter les villages. Il distingue les villages composés de cases isolées de ceux qui
forment une agglomération plus structurée, défendue par un « tata » (fortification en
terre sèche ou banco). La différence apparaît clairement sur la carte des villages du
Birgo, entre Simba (« 50 cases, palissade »), représenté par une série de petits cercles
inscrits dans un plus grand, et Sitacoto (« 200 cases, tata »), figuré par une surface
continue hachurée81, ou entre Banamasson (« 30 Cases pas de tata ») et Bintandian
(250 Cases. Tata »)82, tandis que Mourgoula, décrit comme un « Fort tata » de 150
cases, se distingue bien de Nianfa, uniquement composé de « cases de culture »83. Ce
dernier exemple est d’autant plus remarquable que les environs de Mourgoula avaient
déjà été représentés par la mission Gallieni, sans que le cartographe ait distingué les
deux localités, sauf la taille, par le mode de représentation 84 . L’invention par
Delanneau d’une convention cartographique permet de donner des indications sur les
capacités de résistance d’un village en cas d’attaque.
La carte du « pays de Daba » fournit un exemple probant de cette fonction de la
carte. Examinée de près, elle révèle son statut particulier. La localité de Daba fait
l’objet d’un plan en encart, où elle est représentée case par case, à l’abri de sa muraille
défendue par quatre portes fortifiées et par un cloisonnement intérieur extrêmement
dense qui évoque les alvéoles d’une ruche 85 . Le caractère esthétique de la
représentation pourrait faire oublier que la bourgade a été le lieu d’un combat très
meurtrier, que Faidherbe raconte ainsi :
« La résistance des Bambaras fut héroïque. Quoique, à dessein, le colonel n’eut pas
cerné le village pour leur permettre de s’échapper, ils n’en profitèrent pas au début de
l’action. Pendant que l’artillerie ouvrait, à coups de canons, une brèche praticable
dans le tata, ils continuèrent un feu violent contre nos tirailleurs. La brèche franchie
par nos troupes, ils ne reculèrent pas, luttant pied à pied, utilisant chaque case comme
autant de petites forteresses et se faisant tuer à leur poste de combat. Enfin, le feu
cessa et nous pûmes compter nos pertes, elles étaient considérables ; 5 officiers
blessés, dont un, M. Picquart, mourut le soir, 5 hommes tués et 43 blessés. »86

81
Voir annexe 1-4.
82
Voir annexe 1-7.
83
Voir annexe 1-5. Les cases de culture servent d’abri à ceux qui vont cultiver des champs
éloignés du village mais ne constituent pas un habitat permanent.
84
Carte de la vallée de Mourgoula, levé topographique au 1/120 000 réalisé par le capitaine
Vallière, in Joseph GALLIENI, V oyage… , op. cit., p. 272.
85
Voir annexe 1-8.
86
Louis FAIDHERBE, Le Soudan Français… , op. cit., deuxième partie, p. 17.

49
De fait, sur la carte, ce village du Bélédougou est décrit comme « très fort tata, 300
cartes casematées, pris d’assaut le 16 janvier »87. Le plan détaillé placé en encart
indique l’emplacement de la brèche avec la mention « entrée de la colonne d’assaut »,
tandis qu’une des portes est appelée « porte de sortie de la colonne d’assaut »88. Qui
plus est, la plupart des villages situés sur le trajet de la colonne aux environs
immédiats de Daba portent la mention « brulé » (sic)89. Quelques dates figurent sur la
carte, outre celle de l’assaut de Daba : « cantonnement de la colonne du 20 au 25,
brûlé au départ », « attaque du 13 janvier ». Ces mentions évoquent la pratique,
transposée par Faidherbe de l’Algérie au Sénégal, de brûler les villages suspectés
d’avoir soutenu ou accueilli des éléments résistants à l’avancée des Français. De plus,
la carte comporte pour toute légende les différents figurés des itinéraires de la colonne
principale, et des colonnes volantes dirigées par les capitaines Piétri, Combes et
Delanneau 90 . Cette carte de Delanneau constitue donc un objet topographique
particulier : elle a moins vocation à décrire une région qu’à produire un
enregistrement des déplacements des troupes et une inscription de leurs actions dans
l’espace. Elle raconte une histoire. Elle n’est pas utilisable dans le cadre d’un projet
sur l’espace, mais exprime sa réalisation en acte. Elle fait aussi apparaître comment le
projet de conquête s’est substitué au projet d’avancée « pacifique » pour la mise en
place d’une liaison ferroviaire.
Le compte rendu qu’en donne Faidherbe fait de la prise de Daba et de la
construction du fort de Bamako les deux événements majeurs de la campagne de
1882-1883. On ne s’étonnera donc pas, dès lors, que les deux autres cartes produites
cette année-là par Delanneau concernent Bamako. La première est une carte du site au
1/20 000, qui permet de situer à la fois le village et le fort, un peu à l’écart91. Deux
encarts placés sur la gauche de la carte, représentant le fort en plan détaillé au
1/1 00092 et en vue plongeante93, construisent un dispositif qui permet au lecteur de
rapporter le fort au site, de prendre connaissance des détails de son agencement
intérieur et de la physionomie extérieure de son architecture. La très forte présence
visuelle qu’impose la gravure, qui instaure une rupture par rapport à la carte, à la fois

87
Voir annexe 1-9.
88
Voir annexe 1-8.
89
Voir annexe 1-9.
90
Voir annexe 1-8.
91
Voir annexe 1-11.
92
Voir annexe 1-13.
93
Voir annexe 1-12.

50
par la technique utilisée, par l’échelle et par le changement de perspective, indique
que le fort est le véritable sujet de la carte. Cet objet cartographique hybride a moins
vocation à décrire l’espace topographique qu’à annoncer l’événement que représente
la construction effective du fort en un lieu symbolique, situé sur le Niger, dont
l’atteinte avait été différée depuis la campagne de 1880-1881. Les incertitudes et
l’échec des années précédentes étaient ainsi effacés. La cartographie de la conquête ne
décrit donc pas un espace ouvert à une possible appropriation, elle dit que
l’appropriation a déjà eu lieu. La carte de « Bammako » dessinée par Delanneau
présente donc un petit morceau de territoire colonial, déjà pensé comme tête de pont
pour une expansion à venir, grâce à la présence du fleuve. La carte affirme de façon
plus spectaculaire ce que dit Faidherbe dans son récit de la prise de possession des
lieux :
« Enfin le 1er février 1883, la colonne expéditionnaire débouchait dans la vallée du
Niger. Les fatigues endurées, les souffrances subies étaient oubliées ; l’on avait ainsi
atteint le but indiqué par le gouverneur Faidherbe dès 1863 et si péniblement
poursuivi. […] Cinq jours après son arrivée, M. Borgnis-Desbordes, entouré de ses
officiers et de ses troupes, posait avec solennité, la première pierre du fort dont
l’emplacement avait été choisi à 500 mètres au nord-ouest de Bamakou, de façon à
commander la plaine, le village et le débouché de la route du Bélédougou. Comme à
Kita, on avait renoncé à le placer sur les hauteurs, où les conditions sanitaires eussent
été meilleures, mais d’où sa petite garnison n’aurait eu qu’une bien faible action sur
les évènements qui se seraient passés dans la plaine. Les travaux furent
immédiatement entrepris ; les indigènes Bambaras, après quelques hésitations,
avaient fini par satisfaire aux demandes du colonel et se présentaient chaque jour sur
les chantiers, au nombre de 150 à 200. »94

Pour autant, envisagé à l’échelle 1/100 000 comme le fait la seconde carte, intitulée
« État de Bamako », le territoire colonial apparaît bien ténu. La présence française ne
s’y marque que sous la forme d’itinéraires, au réseau un peu plus dense dans la vallée,
beaucoup plus limité au-delà des premières hauteurs, et complètement inexistant sur la
rive droite du fleuve95. Au nord et à l’ouest de Bamako, la carte décrit quelques
itinéraires en boucle, qui ont permis de visiter des villages, identifiés par le toponyme,
le nombre de cases et les activités des habitants (« cultures », « tisserands »), mais les
espaces laissés à l’intérieur ou à l’extérieur de ces boucles sont inconnus, et le trajet
conjectural des cours d’eau se perd en pointillés96. On est bien loin d’un inventaire du
territoire ou d’une recension de la population : le pays est à peine exploré et n’est pas
pensé comme un territoire à administrer, mais comme un poste avancé. Le territoire

94
Louis FAIDHERBE, Le Soudan Français… , op. cit., deuxième partie, p. 17-18.
95
Voir annexe 1-14.
96
Voir annexe 1-15.

51
est d’ailleurs encore disputé aux Français, non par les habitants de Bamako, mais par
les troupes de Samory, qui viennent les défier jusqu’aux abords du fort. La carte en
porte la trace, qui figure sur la rive l’emplacement du « Campt des troupes de
Samory » et le lieu du « combat du 2 avril »97. La carte ne peut pas dire, comme le fait
le récit de Faidherbe, que Samory et ses guerriers se sont finalement retirés sur la rive
droite du Niger. Aussi, c’est finalement l’image impressionnante du fort sur la
première carte qui a fonction d’effacer toute menace et de lever l’hypothèque.
Pour autant, le rapport entre la carte et la conquête n’est pas linéaire. Si la carte
donne des indications pour le passage de troupes ou de colonnes, elle décrit moins un
espace à investir qu’elle ne raconte une conquête en acte. Elle révèle aussi la fragilité
de l’investissement des lieux, plus qu’une maîtrise du territoire. Bien loin de la carte
d’État-major réalisée sur le territoire français à cette époque, la cartographie de
conquête décrit, par ses minces itinéraires posés dans le vide de l’espace inconnu, les
itinérances des militaires français, tels un groupe de nomades cherchant à se
sédentariser au hasard des rencontres et des combats. Ce faisant, elle participe d’un
processus de familiarisation avec les lieux, qui rend possible à terme leur
transformation en territoire colonial.
En 1884-1885, la mission topographique reconstituée, dont la direction avait été
confiée à Monteil98, atteignait à son tour Bamako, dont Delanneau était devenu
commandant l’année précédente. Ainsi, les circonstances, les restrictions
budgétaires, mais aussi les choix effectués par le commandant supérieur Borgnis-
Desbordes, qui considérait l’établissement de la ligne de chemin de fer Sénégal-
Niger comme prématuré, tant que les liaisons avec Saint-Louis n’auraient pas été
améliorées, avaient conduit à une inflexion du projet initial : l’avancée pacifique
destinée à appuyer les études pour le tracé de la ligne s’était transformée en conquête
effective précédant de quelques années à Bamako la couverture topographique du
terrain, et laissant une place, dans l’intervalle entre deux missions topographiques,
pour une cartographie de conquête assumée par Delanneau.

97
Voir annexe 1-16. D’après Faidherbe, une escarmouche se produisit le 2 avril, mais le véritable
combat eut lieu le 12. Louis FAIDHERBE, Le Soudan Français… , op. cit., deuxième partie, p. 18-19.
98
Il y aurait lieu de mener une étude précise des travaux de cette mission, à partir d’un carnet
polygraphe malheureusement très difficile à lire, dans lequel Monteil conservait les copies de tous ses
courriers au commandant supérieur et à ses subordonnés, en particulier le capitaine Binger : Monteil
avançait en éclaireur, posait des signaux sur les hauteurs pour servir de repères géodésiques à la
triangulation, effectuait le calcul des angles qu’il transmettait à Binger resté en arrière pour réaliser la
cartographie de détail. Le carnet est conservé dans les papiers Monteil aux Archives nationales :
AN 66 AP 1.

52
Une cartographie de projet : Brosselard-Faidherbe 99
Né en 1855, fils d’un professeur d’université, Henri Brosselard est entré à l’École
d’officiers de Saint-Cyr en 1875. Sorti de cette école en 1877, il fut d’abord envoyé
en Algérie où il participa comme sous-lieutenant à la première mission Flatters
(février-juin 1880), chargée de reconnaitre un tracé pour le projet de chemin de fer
transsaharien, et collabora à la réalisation d’une carte au 1/200 000. Après avoir
participé à la mission Derrien, il fut détaché à l’état-major de la colonne
expéditionnaire chargée de réprimer l’insurrection qui avait éclaté en Algérie dans la
région d’Oran (1881-1883), et réalisa avec le capitaine de La Croix de Castries la
carte du Sud Oranais au 1/400 000 et au 1/200 000. Devenu lieutenant en 1882, il fut
appelé à rejoindre l’état-major du ministre de la Guerre (général Campenon), puis
celui du ministre de la Marine (amiral Aube), et passa quelques années dans les
bureaux parisiens avant de retrouver l’Afrique occidentale. En 1886, chargé d’une
mission d’enquête, il participa à l’expédition commandée par le colonel Frey contre
l’insurrection de Mahmadou Lamine au Boundou. Traversant au retour la région du
Fouta Toro ou « Fouta sénégalais » à la tête d’un petit détachement, il en dressa la
carte au 1/400 000. Promu capitaine, il fut alors chargé de deux missions, qui
donnèrent également lieu à d’importants travaux cartographiques. En 1887, il fut
nommé commissaire du gouvernement pour représenter la France dans la mission
bipartite de délimitation de la frontière entre territoires français et portugais en
Guinée et prit officiellement possession du comptoir de Ziguinchor, en Casamance,
en application de la convention franco-portugaise de 1886100. Enfin, en 1891, il
dirigea une mission pour la reconnaissance du tracé d’une voie de chemin de fer
joignant le haut Niger à l’Océan, à partir de l’embouchure de la rivière Mellacorée,
le long de la frontière entre la Guinée française et la Sierra-Leone, mission dont il
rapporta une carte au 1/50 000 101. La fin de sa carrière fut assombrie par des
accusations portées contre lui par le général Dodds à propos de certaines libertés
qu’il avait prises avec le règlement lors de sa dernière mission et il fut menacé d’un

99
Je reprends dans cette section des éléments d’un article publié en anglais : “French Military
officers and the mapping of West Africa : the case of Captain Brosselard-Faidherbe”, Journal of
Historical Geography, Special Issue, 37 2011, p. 167-177. Voir le volume des publications, document
29, p. 307.
100
Voir chapitre 3.
101
Extrait du rapport de Brosselard-Faidherbe au ministre, publié au Journal officiel, repris dans le
Bulletin de la Société de Géographie de Lille, 1891-2, p. 64.

53
blâme par le ministre de la Guerre102. Il était rentré d’Afrique en mauvaise santé et
mourut en 1893. Brosselard avait épousé en 1883 la fille de Faidherbe, Mathilde, et
avait adopté, à la mort du général en 1889, le nom de Brosselard-Faidherbe. Le
réseau familial a probablement joué un rôle dans sa carrière : l’amiral Aube qu’il a
servi au ministère de la Marine était aussi le beau-frère de Faidherbe et il est possible
que l’un ou l’autre soit intervenu pour qu’on lui confie des missions.
Cet exposé des états de service de Brosselard montre l’étendue des espaces
embrassés par ce capitaine durant sa courte carrière, mais permet aussi de saisir à
travers un parcours singulier la diversité et la convergence des missions confiées, par
les ministères investis dans l’expansion française en Afrique, aux officiers de
différents corps d’armée : l’armée d’Afrique, qui dépendait du ministre de la Guerre,
pour tout ce qui touchait à l’Algérie et à l’expansion saharienne à partir du nord, et
l’infanterie de marine, qui relevait du ministre de la Marine, comme l’artillerie de
marine, pour les opérations menées sur le théâtre ouest-africain. Ainsi, trois des
missions auxquelles Brosselard a été amené à prendre part ont eu pour objet l’étude
d’un tracé possible dans le cadre d’un projet de construction de chemin de fer (le
transsaharien, le Sénégal-Niger et le Guinée-Niger). Nonobstant les réserves émises
par Derrien en 1881 sur les aptitudes et le goût de Brosselard pour les travaux
topographiques, celui-ci produisit des cartes lors de toutes ses missions, et montra
une certaine propension à utiliser la carte comme support de projets d’aménagement.

Des propositions pour aménager le Fouta


Sa carte du Fouta Toro présente en « carton » des esquisses hydrographiques très
détaillées de tous les passages difficiles sur le fleuve, qui prolongent et précisent le
travail cartographique réalisé dans les années 1850 et 1860 sous les ordres de
Faidherbe. Cette attention soutenue portée à la navigation sur le fleuve Sénégal
illustre, au-delà d’un intérêt local pour le développement de la colonie, la fonction
stratégique de premier axe de pénétration dévolue par Faidherbe à cette voie d’eau,
mais aussi la nouvelle fonction qu’elle avait d’ores et déjà acquise à l’aube des
années 1880 : la nécessité d’en maîtriser l’usage était devenue d’autant plus

102
Cette controverse disciplinaire assez obscure révèle des tensions entre différents groupes
d’officiers ayant participé à la conquête. Brosselard affirme en effet que Dodds, lui-même métis saint-
louisien, est lié au milieu des traitants de Saint-Louis hostile à Brosselard en raison de sa participation à
la commission qui a émis un avis favorable à la constitution de la Guinée en colonie indépendante en
1889. Elle mériterait d’être étudiée à ce titre : SHD MARINE CC3 1135, Dossier Brosselard.

54
impérieuse que ce fleuve était effectivement le seul moyen d’acheminer le matériel
et les hommes nécessaires à la construction du chemin de fer et l’unique voie de
ravitaillement de l’armée stationnée sur le Haut-Fleuve. Aussi Brosselard, ne se
contentant pas de cette fonction descriptive de la carte, y plaça-t-il, le long de la
ligne de télégraphe existante, le tracé d’une route encore à construire, entre Matam et
Bakel103, ainsi qu’un tronçon de canal entre deux bras du fleuve, dont il justifiait
l’utilité par un projet d’irrigation pour la mise en valeur agricole d’une grande île. Il
est permis de se demander si cette proposition d’aménagement conçue en 1886 ne
constitue pas une réponse différée aux problèmes rencontrés au Soudan lors de la
mission Derrien, et l’écho des doutes de Borgnis-Desbordes sur la possibilité
d’entreprendre la construction du chemin de fer Kayes-Bamako avant d’avoir réglé
les problèmes posés par l’extension des lignes de ravitaillement. Borgnis-Desbordes
préconisait la construction préalable d’une ligne de chemin de fer doublant la partie
peu navigable du Sénégal. On se souvient que le problème avait déjà été soulevé en
1879 par Monteil, qui envisageait soit un chemin de fer, soit une route sur cet
itinéraire.

De ses missions d’étude en Casamance, Brosselard a rapporté le matériel


nécessaire à l’élaboration d’une carte dont nous connaissons plusieurs versions,
l’une au 1/400 000 et l’autre au 1/200 000104. Tandis que la carte au 1/400 000
inscrit la Casamance dans un espace plus large, entre Gambie et Guinée portugaise,
et semble vouée principalement à en présenter la situation et les frontières, la version
au 1/200 000 obéit à des objectifs bien différents, et assez éloignés de ceux de la
mission de délimitation de frontières réalisée par Brosselard en 1888, comme le
montrent un certain nombre d’indices. Le titre mentionne l’intervention du sous-
secrétaire d’État aux Colonies, Étienne, comme commanditaire de l’étude de terrain

103
Henri Brosselard, Le Fouta sénégalais, carte au 1/400 000, s. d. Carton : Carte du cours du
Sénégal à travers la région du Fouta Toro, avec l’indication du projet de route proposé par l’auteur.
Voir annexe 1-17.
104
Carte de la Casamance, de la Gambie anglaise et de la région Nord de la Guinée portugaise,
dressée par le capitaine Brosselard-Faidherbe, d’après ses travaux exécutés en 1888 et 1890, avec le
concours des lieutenants Clerc et De Crousnilhon, 1/400 000, publiée dans le Bulletin de la Société
de Géographie de Lille, 1892-3, p. 208 ; Carte de la Casamance et de la région Nord de la Guinée
portugaise, dressée par le Capitaine Brosselard-Faidherbe, d’après ses travaux exécutés en 1888 et
1890 et les cartes marines de cette région, par ordre de M. Étienne, Sous-Secrétaire d’État aux
colonies, 1/200 000, 2 feuilles. Carte disponible en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque
Nationale de France : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7759080s.r=Brosselard-Faidherbe.langFR

55
qui a permis la réalisation de la carte, mais la carte elle-même a été « éditée par la
Compagnie commerciale et agricole de la Casamance » (CCAC). Cette compagnie
éphémère, puisqu’elle ne fut réellement active qu’entre 1889 et 1894, fut la première
compagnie française à obtenir, en 1890, une concession forestière en territoire
colonial, sur le modèle des compagnies britanniques (Royal Niger Company, South
African Company), ou de celles de l’État indépendant du Congo105. La légende de la
carte, où figure une liste des espèces arboricoles et forestières répertoriées (orangers,
palmiers à huile, rôniers 106 et caoutchouc), se fait l’écho de l’intérêt de cette
compagnie pour les ressources qu’elle se propose d’exploiter. Sur la rive gauche du
fleuve, Brosselard a tracé les limites de la « zone de colonisation »107 accordée par
concession, bien que l’activité de la compagnie ne s’y fût pas encore développée.
Bien plus, la toponymie révèle la fonction prospective que Brosselard assignait une
fois de plus à son activité cartographique : on y rencontre une série de noms forgés
sur les patronymes d’individus liés à la compagnie, comme Roth-ville, Crépy-ville,
Cousin-ville, Warenhorst-ville et même une Brosselard-ville, aux portes de
Ziguinchor. Jules Roth était un Alsacien-Lorrain installé dans la région depuis plus
de quinze ans108. Warenhorst, diplômé d’une école de commerce, avait été chargé de
dresser l’inventaire des ressources agricoles de la région lors de la mission d’étude
menée par Brosselard en 1890. Il est aussi l’auteur des photographies dont ont été
tirées les gravures publiées dans l’ouvrage rédigé par Brosselard, Casamance et
Mellacorée. Albert Cousin, homme d’affaires lié aux industriels du textile du Nord
de la France et aux investisseurs belges intervenant dans l’État indépendant du
Congo, fut la cheville ouvrière de la CCAC, pour laquelle il avait obtenu la
concession forestière. Il en était, tout comme Brosselard lui-même, un des
actionnaires fondateurs. Quant à Paul Crépy, président de la Société de Géographie
de Lille et représentant de l’industrie textile du Nord, il était entré au conseil
d’administration de la compagnie en 1891109. À part Roth-Ville, qui est mentionnée

105
Roger PASQUIER, « La Compagnie commerciale et agricole de la Casamance : Prélude au
régime concessionnaire du Congo ? » in Études africaines offertes à Henri Brunschwig, Paris, 1982,
p. 189-207.
106
Les rôniers sont une espèce de palmiers courante en Afrique occidentale. Leur bois réputé
imputrescible est utilisé dans la construction de cases ou d’embarcadères.
107
Voir annexe 1-18.
108
Henri BROSSELARD-FAIDHERBE, Casamance et Mellacorée, Pénétration au Soudan,
Paris, Librairie Illustrée, 1891, p. 23.
109
Roger PASQUIER, « La Compagnie commerciale et agricole de la Casamance… », art. cité,
p. 193-196.

56
dans l’ouvrage comme « une petite colonie naissante »110, aucun de ces toponymes
ne désigne en réalité des établissements existants : ils visent plutôt à honorer les
administrateurs de la compagnie et à donner une expression graphique à une emprise
coloniale encore très virtuelle – et destinée à le rester. La carte de la Casamance et
l’ouvrage Casamance et Mellacorée ne peuvent se comprendre indépendamment de
l’engagement de Brosselard dans l’entreprise de colonisation que constitue la
CCAC. Publiés à un moment où la compagnie recherchait de nouveaux actionnaires
pour développer ses activités, ils constituent un volet d’une campagne de publicité
destinée à vanter le potentiel économique de la région, les réalisations de la
compagnie et ses perspectives de succès111.

Prospectifs encore, les deux plans de Ziguinchor au 1/5 000 (« Ziguinchor, état
actuel » et « Avant-projet pour la transformation de Zinguinchor ») tracés par
Brosselard dès 1889, attestent la précocité de ses visées aménagistes sur la région112.
Les transformations envisagées visaient avant tout la zone portuaire : les habitations
indigènes en sont exclues au profit d’entrepôts étendus pour faire face à l’afflux de
marchandises attendu, grâce au développement des infrastructures (embarcadères).
Brosselard entend tirer parti de friches désignées comme « propriété de l’État » pour
dessiner l’axe reliant la zone des activités portuaires à la ville proprement dite.
Autour de la fontaine de Silia se dressent, encadrant une grande place, une église et
les bâtiments de la mission catholique, tandis que la ville développe son plan
orthogonal et se poursuit hors du cadre dans l’espace gagné sur la forêt présentée
comme « propriété communale ». Le village indigène de Boucote subsiste dans le
nouveau plan, mais il est agencé au cordeau autour de sa fontaine. Seuls les espaces
cultivés en rizières sont respectés, mais avec un parcellaire rendu apparent. Au lacis
de chemins et de limites aux lignes courbes se substituent les tracés rectilignes d’une

110
Henri BROSSELARD-FAIDHERBE, Casamance et Mellacorée, op. cit., p. 23.
111
Roger Pasquier signale aussi le supplément illustré paru dans Le Temps en novembre 1891 et
l’ouvrage de Warenhorst, La Casamance, paru en 1891. Roger PASQUIER, « La Compagnie
commerciale et agricole de la Casamance… », art. cité, p. 198. Ajoutons la notice intitulée « Une
compagnie française dans les Rivières du Sud » que publie la Société de Géographie de Lille,
probablement à l’instigation de Paul Crépy, dans son Bulletin (1891-2, p. 288-289), qui ne fait pas
mystère de la participation de plusieurs membres de la société à l’entreprise. L’année suivante, le
bulletin publie plusieurs lettres d’E. Bonvalet, « correspondant de la société aux Rivières du Sud »
(1892-2, p. 5-9, 77-83, 131-134, 234-239).
112
Voir annexe 1-19. Les deux plans ont été publiés dans Henri BROSSELARD-FAIDHERBE,
Guinée portugaise et possessions françaises voisines, Lille, Danel, s. d. [ca 1890], p. 28 et 69.

57
organisation de l’espace qui se veut rationnelle et qui s’organise autour de signes que
la naïveté du dessin n’empêche pas d’identifier comme les vecteurs de la « mission
civilisatrice » : bateaux et embarcadères (commerce), petit bâtiment défensif ou
« redoute » (armée), poste surmonté d’un drapeau (administration), croix (église
catholique). Seuls l’axe du nord magnétique et la précision de l’échelle dans le
premier plan mobilisent le langage de l’expertise topographique. Pour le reste,
Brosselard ne s’embarrasse pas de marqueurs de scientificité : dans cette publication
destinée au grand public, la simplicité sémantique suffit à dire l’essentiel du projet
colonial.
L’intérêt que montre Brosselard pour la Casamance en général, et pour
Ziguinchor en particulier, trouve son origine dans la mission de délimitation de
frontières qu’il a menée en 1888 de part et d’autre de la Guinée portugaise113. Il fut
en particulier chargé, dans le cadre de cette mission, de prendre officiellement
possession de Ziguinchor, préside portugais qui constituait jusqu’alors une enclave
dans la Casamance « française », et que les Portugais abandonnaient en échange de
Rio Cassini, dans les Rivières du Sud, par la convention franco-portugaise de 1886.
Cette prise de possession constitua le clou de sa mission, d’autant que le
commissaire portugais avait tenté de la différer et s’était refusé à une passation de
pouvoir en bonne et due forme. Il semble bien que la fonction qu’il assuma dans ces
circonstances, où il se vit remettre la ville désertée par les autorités portugaises, l’ait
conduit symboliquement à une forme d’appropriation personnelle de Ziguinchor.
Dès lors, elle était disponible à ses projets d’aménagement.

Une nouvelle jonction ferroviaire vers le Niger


L’arrangement franco-britannique de 1889 qui fixait les frontières entre la Sierra
Leone et la Guinée française garantissait à la France un accès possible au Niger à
partir de la rivière Mellacorée, entre la zone montagneuse du Fouta Jallon et la
frontière septentrionale de la Sierra Leone114. C’est précisément dans cet interstice
que Brosselard fut chargé d’étudier le tracé possible d’une voie de chemin de fer en
1891115.

113
Voir chapitre 3.
114
A. S. KANYA-FORSTNER, The Conquest of Western Sudan, op. cit., p. 156.
115
Brosselard souligne lui-même l’importance de cet accord qui lève l’hypothèque des
revendications de la Grande-Bretagne sur « les régions du Fouta Jallon avec lesquelles elle

58
Il prit en charge le projet au point de le défendre, chiffres à l’appui, contre celui
du chemin de fer Sénégal-Niger auquel il avait pourtant participé dix ans plus tôt et
auquel on aurait pu imaginer qu’il reste attaché en mémoire de son beau-père. Il est
vrai cependant que la pénétration vers le Niger par la Mellacorée réactivait en
quelque sorte le troisième côté du « triangle sénégambien » imaginé par celui-ci.
Surtout, il correspondait à une réorientation vers le sud des intérêts français en
Afrique occidentale à la fin des années 1880.
Dans son rapport au ministre de la Marine publié au Journal officiel, mais aussi
dans Casamance et Mellacorée, l’ouvrage de vulgarisation tiré de ses travaux,
Brosselard évaluait le tonnage des différentes marchandises qui pourraient circuler
par le rail sur cette nouvelle voie en étudiant précisément les ressources en coton,
arachide, café, noix de cola, etc., que produisait déjà le bassin du Niger et qui
transitaient vers le sud par les voies de portage et les réseaux de courtiers indigènes,
faisant preuve d’une connaissance réelle des pratiques commerciales ouest-
africaines. Il calcula les bénéfices attendus pour la compagnie privée qui construirait
et exploiterait la ligne, en mettant en rapport les investissements nécessaires à la
mise en place des infrastructures durant les premières années, le rythme de
progression de la construction et les profits possibles selon les prix de transport
pratiqués116. Il traça sur sa carte la « démarcation de la zone commerciale » sur
laquelle l’influence du nouveau chemin de fer pourrait se faire sentir, à condition
que soient créés des établissements commerciaux et une flottille sur le Niger117.
À ces différentes formes d’expertise qui portaient la marque d’un travail
d’enquête et de collecte de données, Brosselard ajouta celle du topographe qui lui
permettait de revendiquer l’adéquation du projet au terrain et lui conférait une
légitimité qui eût fait défaut à une étude purement prospective :
« La mission rapporte une riche récolte géographique, les pays parcourus étant
inconnus ou faussement connus. Les études topographiques ont été exécutées avec
une rigoureuse méthode pendant toute la durée de l’expédition, et nous rapportons
une carte au 1/50 000 qui ne représente pas moins de 20 000 km2 et révèle de la

entretenait des relations commerciales très actives » et qui définit le cadre de l’action de la France :
« Dans ces dernières années, grâce à la prévoyance de nos hommes d’État, les base d’une convention
de frontières avantageuse ont été arrêtées entre la France et la Grande-Bretagne ; et, quoique la
délimitation n’ait pas encore été rendue effective, nous savons nettement dans quelles limites nous
pouvons actuellement nous mouvoir. » (Casamance et Mellacorée, op. cit., p. 81.)
116
Ibid., p. 91-99.
117
Ibid., p. 89 et 99-104.

59
façon la plus complète, la connaissance du sol et des pays qui s’étendent entre
l’Océan et le cours supérieur du Niger. »118

De la même façon, il publie dans Casamance et Mellacorée, une planche


reproduisant le profil du tracé, attestant ses compétences topographiques119. Ces
marqueurs de scientificité, ainsi que la validation que représente la publication de
son rapport au Journal officiel lui permettent de défendre son projet avec la plus
grande conviction :
« Nous rapportons la certitude que la France a le monopole de la construction
possible, dans des conditions économiques, d’un tracé de chemin de fer de 312 à 320
kilomètres de parcours, qui reliera le Niger et nos possessions du Soudan à la côte.
C’est la solution au grand problème économique concernant le Soudan. »120

Inscrivant son projet de tracé de chemin de fer à l’échelle du subcontinent ouest


africain, la carte de synthèse qu’il présenta dans son ouvrage proposait en effet des
arbitrages entre les différentes voies d’accès possible au Soudan. En traçant une
ligne de démarcation entre les zones d’influence commerciale de sa propre ligne et
du futur chemin de fer transsaharien, il excluait de fait la voie ferrée Sénégal-Niger
de son schéma d’organisation de l’espace. L’ouvrage présentait les arguments qui le
conduisirent à recommander l’abandon de ce dernier projet : lourdeur des
investissements nécessités par la construction de ponts sur le Bafing et le Bakhoy,
affluents du Sénégal sur la rive gauche ; longueur du parcours fluvial entre Saint-
Louis du Sénégal et Kayes, tête de la ligne ; inaccessibilité du Sénégal aux navires
de plus de 2 000 tonneaux et dangers présentés par le passage de rapides ; majoration
du fret par le surcoût imputable aux primes d’assurance ; concentration des
communications fluviales entre juillet et septembre, seule saison où le Sénégal est
navigable ; insuffisance de la main-d’œuvre locale qui devrait être employée au
transbordement pendant ces trois mois ; nécessité de stocker à Kayes pendant le reste
de l’année toutes les marchandises arrivées du Niger et de disposer d’entrepôts
considérables à cet effet ; risque de putréfaction des denrées périssables qui
devraient être stockées pendant l’hivernage ; temps de transport final excessif121. Au
regard de tous ces obstacles, il n’eut pas de mal à présenter sa ligne comme
beaucoup plus rapide et économique. Il montrait que, contrairement à ce qu’on

118
Extrait du rapport de Brosselard-Faidherbe publié au Journal officiel, reproduit dans le
Bulletin de la Société de Géographie de Lille, 1891-2, p. 64.
119
Henri BROSSELARD-FAIDHERBE, Casamance et Mellacorée, op. cit., p. 85.
120
Bulletin de la Société de Géographie de Lille, 1891-2, p. 64.
121
Henri BROSSELARD-FAIDHERBE, Casamance et Mellacorée, op. cit., p. 84-86.

60
croyait avant sa mission, le Niger se révélait navigable dans sa partie supérieure et
qu’il n’était pas nécessaire pour y accéder d’atteindre un point de jonction très
éloigné de la côte. La Mellacorée lui semblait donc constituer le débouché maritime
le plus facile pour les productions du bassin du Niger.
De fait, la réalisation du chemin de fer Sénégal-Niger connaissait des retards
considérables et soulevait une contestation continue à la Chambre des députés, où il
apparaissait de plus en clairement que le projet avait servi jusque-là de prétexte à
l’armée pour demander des augmentations budgétaires. Au moment où Brosselard
réalisait son étude et rédigeait son rapport, la construction de la ligne avait été
suspendue et on pouvait considérer le projet comme virtuellement enterré122. Certes,
la substitution par Brosselard de son propre projet à celui qu’avait soutenu Faidherbe
pourrait être regardée comme une trahison de l’héritage. Cependant, elle traduisait
bien la réorientation vers le sud de la construction de l’espace colonial français en
Afrique de l’ouest, que Brosselard était obligé de prendre en compte, puisqu’il était
chargé d’appliquer la stratégie du sous-secrétaire d’État aux colonies, mais dont
Faidherbe avait aussi pris acte à la fin de sa vie. Plus fondamentalement, Brosselard
semble avoir fait sien le projet qu’il avait été chargé d’étudier, tout comme
Ziguinchor était devenu son Ziguinchor.
Quoi qu’il en soit, le chemin de fer Guinée-Niger devait finalement être réalisé
selon un autre tracé, plus conforme à la nouvelle configuration du territoire colonial
après l’occupation du Fouta Jallon en 1896123. Mais en dépit de son inutilité, ou
peut-être pour cette raison, le projet de Brosselard reste révélateur de la façon dont
certains officiers ont pensé l’espace à organiser.

Les deux dernières expériences cartographiques menées par Brosselard, en


Casamance et en Mellacorée, signalent une évolution dans la manière dont certains
officiers appelés à participer à la réalisation de projets sur l’espace ont conçu leur

122
La construction de la ligne Kayes-Bamako (555 km), qui avait débuté en 1881, n’avait couvert
que 4 km la première année, avait été suspendue entre 1884 et 1886, atteignant le kilomètre 94 en
1887 et Bafoulabé en 1888. En 1889, une commission parlementaire avait émis un avis défavorable à
la poursuite de la construction et la décision de compléter la ligne jusqu’au Niger n’avait été prise
qu’en 1897. Bamako avait été finalement atteinte en 1904. Voir A. S. KANYA-FORSTNER, The
Conquest of Western Sudan, op. cit., p. 106-110, 115-117, 142, 144-146, 172-173, 177, 250.
123
Ismaël BARRY, Le Fuuta-Jaloo face à la colonisation. Conquête et mise en place de
l’administration en Guinée (1880-1920), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 255-260 ; J. MANGLOTTE,
« Le chemin de fer de Conakry au Niger (1890-1914) », Revue française d’Histoire d’Outre-Mer,
1968 (LV), p. 37-105.

61
rôle. En 1879, Monteil avait des propositions à faire pour améliorer le projet
ministériel. Il ne fut que partiellement entendu. Si le chemin de fer Dakar-Saint-
Louis fut bien construit pour contourner la barre qui empêchait l’entrée de navires de
gros tonnage dans l’embouchure du Sénégal et procurer ainsi à Saint-Louis un avant
port en eau plus profonde, les difficultés d’acheminement du matériel et des vivres,
sans parler des munitions, constituèrent longtemps un obstacle à l’avancement des
travaux de construction de la ligne Kayes-Bamako. Cela n’empêcha pas Monteil,
lorsqu’il fut placé à la tête de la mission topographique de 1884-1885, de réaliser les
travaux géodésiques et topographiques nécessaires à l’établissement du tracé dans sa
dernière partie, d’en proposer des inflexions locales, autrement dit, de contribuer à
son inscription sur le terrain. Mais il ne chercha pas à se l’approprier ou à produire
des calculs pour en justifier la rentabilité. Brosselard, lui, non seulement
s’appropriait les lieux et les espaces sur lesquels on lui confiait une mission, mais il
leur appliquait un imaginaire aménagiste qui les transformait en territoire colonial de
façon anticipée. Brosselard n’est certes pas représentatif de toute une génération
d’officiers de la conquête, dont beaucoup se satisfirent d’aller de l’avant pour aller
de l’avant, tandis qu’il abandonnait, pour sa part, son « enthousiasme de jeune
officier […] avide d’aventures » pour « l’examen des questions économiques »,
inséparables selon lui des questions coloniales124. Il constitue donc un exemple de
passage précoce à l’idée de « mise en valeur » qui caractérise l’idéologie des
gouverneurs de l’AOF après 1895125.

Conclusion
Il ne saurait être question, au terme de cet examen de projets sur l’espace définis à
petite échelle et de l’activité cartographique qui vise à les inscrire sur le terrain,
étudiée ici à partir de cas précis et limités, de tirer des conclusions définitives sur les
relations entre la carte et le terrain, entre le projet et l’action, dans la mise en œuvre
de l’expansion française en Afrique occidentale. Il s’agit là d’un chantier
considérable qui doit se nourrir de l’analyse circonstanciée d’un plus grand nombre
de missions. Il est possible néanmoins de soulever un certain nombre de questions

124
Henri BROSSELARD-FAIDHERBE, Casamance et Mellacorée, p. 83.
125
Alice CONKLIN, A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and W est
A frica, 1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1997.

62
qui pourraient constituer le cadre épistémologique et théorique dans lequel
pourraient s’inscrire les travaux à venir.
La question de l’articulation des échelles, ou plutôt de la traduction d’une échelle
à l’autre, qui caractérise le passage du projet à sa « mise en œuvre », ce que j’ai
appelé pour ma part l’inscription des projets dans le terrain, n’est pas la moins
redoutable. Y aurait-il ainsi une incommensurabilité entre les échelles, qui rendrait
difficile la traduction de l’une à l’autre ?
Certains projets ont été réalisés, d’autres non, mais tous ont connu des inflexions,
parfois de véritables bifurcations, qui ont conduit à leur prise en charge par des
acteurs divers qui ont pu en modifier le sens ou les objectifs. Telle fut la bifurcation
introduite par le commandant supérieur Borgnis-Desbordes, qui subordonna la
pratique topographique destinée à préparer le projet ferroviaire à des objectifs
militaires, transformant l’avancée « pacifique » en une véritable guerre de conquête,
et usa finalement des crédits dévolus au chemin de fer pour réaliser la progression
des troupes sur le terrain et fabriquer de petites enclaves de territoire colonial sous
administration militaire autour des forts nouvellement créés, et assurer les liaisons
entre ces enclaves. Cette traduction d’un projet de jonction commerciale en une
réalisation politique manifeste la conviction propre à Borgnis-Desbordes, mais
partagée par un grand nombre d’officiers, selon laquelle l’introduction d’une ligne
de chemin de fer entre Sénégal et Niger ne pouvait pas être réalisée par des solutions
négociées, mais devait être préparée par des acquisitions territoriales imposées. Nous
examinerons dans le chapitre 2 les implications de ce processus en termes de
souveraineté pour les autorités autochtones. On le voit, la réalisation d’un tel projet
ne relevait pas seulement d’un changement d’échelle, mais du passage de l’espace au
terrain, qui soulevait de multiples difficultés. Il ne s’agissait pas seulement, en effet,
de s’assurer par des levers topographiques de la faisabilité pratique du projet,
autrement dit d’inscrire la ligne dans le terrain, défini par ses caractéristiques
physiques, mais aussi de traverser des espaces territorialisés, où le jeu complexe des
pouvoirs autochtones suscitait des résistances qui ne pouvaient être levées que par
l’alliance et par la guerre. Dès lors, la réalisation du projet impliquait une
transformation des territoires existants par la construction d’une territorialité
coloniale.

63
Le passage de l’espace abstrait du projet à l’espace concret – qui est à la fois
terrain et territoire – pourrait être décrit en recourant au concept de « friction », forgé
par Clausewitz à propos de la guerre :
« La friction est le seul concept qui corresponde en gros à la différence entre la guerre
réelle et la guerre sur le papier. »126

Mettant en évidence la non-linéarité et le caractère interactif de la guerre, la


tentative théorique de Clausewitz s’avère suggestive et pourrait faire l’objet de
transpositions opératoires pour l’étude de la réalisation de projets sur l’espace, en
permettant de dépasser l’opposition dichotomique entre petite et grande échelle. La
« friction » permettrait en effet de rendre compte de l’imprévu, du surgissement du
grain du terrain ou de la résistance des territoires, dans la mécanique huilée de la
stratégie, autrement dit, de l’écart entre projet et action.
Certains projets, conçus d’emblée à grande échelle, naissent justement de la
pratique du terrain, tels les projets d’aménagement de Ziguinchor imaginés par
Brosselard. Ils relèvent par conséquent d’un imaginaire du projet qui peut prendre
forme à toutes les échelles, qui ne trouve pas nécessairement son origine dans un
espace abstrait, mais se traduit par la construction d’un modèle spatial qui devient le
support de projections aménagistes. Il y aurait lieu, alors, de distinguer parmi les
projets ceux qui relèvent d’une visée stratégique et ceux qui visent avant tout une
transformation de l’espace.
Par ailleurs, remplacer la dichotomie entre échelles ou entre espace et terrain par
une nouvelle, qui opposerait « papier » et « réalité » conduirait aussi à l’aporie. En
effet, on l’a vu, l’usage de la carte n’est pas réservé à la phase initiale de la
conception d’un projet : la production de nouvelles cartes, à différentes échelles,
alimente le processus de décision. La carte à grande échelle est donc le support et la
médiation d’une traduction de l’espace au terrain, de la même façon que l’action
militaire et politique constitue une médiation entre espace et territoire. Il y a
finalement une dialectique entre « papier » et « réalité », entre projet et action, qui
mériterait d’être plus précisément décrite.

126
Carl von CLAUSEWITZ, De la Guerre, Textes traduits par Denise Naville et présentés par
Pierre Naville, Paris, Éditions de Minuit, 1955 [1832], livre I, p. 104.

64
Chapitre 2
Un empire de papier ?
Traités en série et souverainetés négociées

À plusieurs reprises, en 1879 et en 1896, l’administration coloniale du Sénégal a


tenté de mettre de l’ordre dans les traités conclus depuis la fin du XVIIIe siècle par ses
représentants avec des chefs africains, et conservés dans ses archives. En attestent un
registre récapitulatif classé par État signataire, résumant les principales clauses des
traités établis jusqu’en 1879, et trois feuillets volants glissés dans ce registre, qui
inventorient uniquement les cessions de terrains consenties par certains traités,
jusqu’à la date de 18961. Par ailleurs, plus de la moitié des traités de l’ancienne Base
Choiseul du ministère des Affaires étrangères, reversés dans la Base des Traités et
Accords de la France2, sont accompagnés d’une « expédition conforme » qui en
atteste l’authenticité, réalisée en 1885 par le service des Archives des colonies. Ces
moments de retour sur archive qui permettent d’actualiser les traités accumulés
mettent en évidence deux types d’usage des traités par une puissance européenne
signataire : les inventaires réalisés au Sénégal visent à récapituler, à l’usage de
l’administration des affaires politiques de la colonie, les droits acquis auprès des chefs
tandis que le travail d’authentification effectué par le service des Archives des
Colonies a vocation à faire valoir ces droits auprès des autres puissances européennes,
l’Acte général de la conférence de Berlin faisant obligation à chacune des puissances
signataires de notifier aux autres les droits acquis par traités dont elle voudrait se
prévaloir (article 34).
Dans les dernières décennies du XIXe siècle, chaque traité signé avec un chef
d’État africain a donc pour double finalité de fixer les droits et les devoirs qui règlent
les relations entre les parties contractantes, et d’établir des droits provisionnels dans le
cadre de la course aux territoires qui met aux prises les Européens entre eux. De ce
fait, les historiens de la partition de l’Afrique ont tendu à considérer la première des

1
Registre récapitulatif conservé aux archives du Sénégal : ANS Série D Sénégal, Affaires politiques et
administratives, 10D1/59. Voir la table des matières de ce registre en annexe : 2-1. Les feuillets volants
font référence à d’autres registres, numérotés de 1 à 4, qu’il ne m’a pas encore été possible de retrouver
dans l’état actuel de mes investigations.
2
La Base des Traités et Accords de la France, disponible sur le site de France diplomatie, réunit, pour
l’Afrique, les traités de l’ancienne Base Choiseul, qui répertoriait 170 traités passés avec des
souverains africains entre 1832 et 1897, des traités plus anciens et les conventions interimpériales :
http://basedoc.diplomatie.gouv.fr/Traites/Accords_Traites.php

65
deux fonctions comme subordonnée à la seconde et à tenir pour négligeable l’aspect
contractuel de ces documents 3 . Pour la période antérieure, Yves Saint-Martin
distingue de la même façon les droits et prétentions que les puissances européennes,
présentes sur les côtes d’Afrique par l’intermédiaire de leurs compagnies de
commerce, s’étaient réciproquement reconnus sur des portions de côte par les grands
traités du XVIIIe siècle et le traité de Paris de 1814, et ceux que la France avait acquis
au Sénégal sur de petites enclaves, par acquisition, négociation avec les chefs locaux
ou par conquête, et qui pouvaient théoriquement être étendus dans l’intérieur du
continent sans que les autres puissances européennes y trouvent à redire, tant qu’ils
n’interféraient pas avec les leurs. Il attribue ainsi à la « souveraineté extérieure » de la
colonie les droits qui relèvent de négociations interimpériales et à sa « souveraineté
intérieure » ceux qu’elle négocie avec les chefs locaux 4 . Selon ce partage
dichotomique, l’activité diplomatique que déploie la colonie du Sénégal dans ses
relations avec les chefs qui l’entourent appartient à ses affaires « intérieures ». C’est
accorder peu de place à l’autre partie contractante de ces traités, les chefs d’États
africains, et faire peu de cas de leur souveraineté. Or, si ces traités existent, c’est bien
parce que les autorités de la colonie ont considéré ces États comme des puissances
souveraines avec lesquelles des relations pouvaient être établies selon les normes du
droit international. L’historien du droit international Charles-Henry Alexandrowicz
insiste particulièrement sur le fait que les espaces africains n’ont jamais été considérés
comme territorium nullius et qu’il y avait lieu, par conséquent, de soumettre le
transfert de souveraineté dont ils firent l’objet à la règle de l’établissement de titres
juridiques en bonne et due forme5.
Les traités entre puissances européennes et souverains africains se trouvent ainsi
pris dans une tension historiographique entre une lecture qui les aborde à partir de la
phase finale du « partage de l’Afrique » et en disqualifie la dimension contractuelle en
les considérant comme imposés par la force et plutôt destinés à des tiers qu’au
signataire africain, et une approche qui les situe dans une histoire du droit
international où leur statut juridique n’est pas révoqué en doute. Alexandrowicz
distingue plusieurs phases dans cette histoire, qu’il met en relation avec l’évolution
3
Henri BRUNSCHWIG, Le partage de l’A frique Noire, Paris, Flammarion, 1971 ; Henri
WESSELING, Le partage de l’A frique, 1880-1914, Paris, Denoël, 1996 [1991].
4
Yves SAINT-MARTIN, Le Sénégal sous le second Empire, Paris, Karthala, 1989, p. 93-94.
5
Charles-Henry ALEXANDROWICZ, « Le rôle des traités dans les relations entre les puissances
européennes et les souverains africains », Revue internationale de droit comparé, vol. 22, n° 4, octobre-
décembre 1970, p. 703-709.

66
des conceptions du droit international. Pendant la période « précoloniale » prévalaient
les principes d’un « droit des nations » classique, élaboré par des auteurs tels que
Grotius ou Vattel, qui attribuaient à toutes les nations une égale dignité et une
capacité juridique à régler leurs relations entre elles sur un pied d’égalité : la « famille
des nations » était conçue comme universelle et n’excluait a priori aucune entité
politique extra-européenne6. Après une « période de transition » qui vit disparaître
progressivement au cours du XIXe siècle le « principe d’égalité et de réciprocité »
dans les relations entre États européens et africains, en vertu d’une conception
« positiviste » du droit international qui excluait la plupart des pays africains et
asiatiques de la « famille des nations » au nom de critères raciaux et civilisationnels
établissant une supériorité des Européens, la « période coloniale » inventa à la fin du
XIXe siècle le « protectorat colonial », instrument plus politique que juridique d’une
appropriation territoriale généralisée7. Dans cette perspective, les traités signés entre
partenaires africains et européens constituent un objet privilégié pour étudier la
« période de transition », dans laquelle Alexandrowicz voit surtout se manifester le
passage de témoin entre deux régimes juridiques ordonnant le droit international, et
que j’ai définie pour ma part comme un processus de territorialisation des empires. Je
m’appuierai donc sur le travail pionnier de cet auteur, qui étudie en série les traités
publiés dans les grands recueils8, pour décrire les caractéristiques et l’évolution de ces
actes contractuels. En historien du droit international et en juriste, Alexandrowicz
s’intéresse plus particulièrement aux éléments qui permettent d’établir la validité
juridique de ces traités, comme le consentement et la légitimité des souverains
signataires ou la présence d’interprètes et de témoins, il dresse une typologie des
clauses contractuelles dont il évalue la portée juridique, mais compare ces traités entre
eux sans les contextualiser. Je les envisagerai, pour ma part, à la fois comme
symptômes des appropriations territoriales et des multiples voies qu’elles empruntent,
et comme le résultat de négociations où les deux partenaires se sont exprimés, même

6
Voir en particulier les travaux menés par Alexandrowicz sur les relations juridiques et diplomatiques
entre nations européennes et asiatiques à l’époque moderne : Charles-Henry ALEXANDROWICZ,
Traités et relations diplomatiques entre les pays d’Europe et de l’A sie du sud, Recueil des cours de
l’Académie de droit international, t. 100, La Hague, 1961 ; « Le droit des nations aux Indes orientales
(XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles) », A nnales, Économies, Sociétés, Civilisations, n°19/5, 1964, p. 869-
884.
7
Charles-Henry ALEXANDROWICZ, « Le rôle des traités… », art. cit.
8
Outre les ouvrages et articles déjà cités, voir l’ouvrage qu’il consacre entièrement aux traités entre
Européens et Africains : Charles-Henry ALEXANDROWICZ, The European-A frican Confrontation. A
Study in Treaty Making, Leiden, Sijthoff, 1973.

67
de façon inégale. Il s’agira donc de les contextualiser dans une histoire de l’expansion
qui fasse autant que possible la part des points de vue des deux signataires.
Du côté africain, des éléments de contextualisation sont disponibles dans les
monographies consacrées à différents États précoloniaux et à leur attitude face à
l’expansion française : même s’ils se sont peu intéressés aux traités en tant que tels,
les auteurs de ces monographies ont restitué le contexte politique et social qui les
avait rendus possibles. Autre travail précurseur sur lequel il est possible de s’appuyer,
un article de Saadia Touval publié en 1966 relève dans ces traités des indices des
stratégies menées par les chefs africains jouant des rivalités entre Européens pendant
le scramble9. Ainsi, les traités ne peuvent plus être considérés uniquement comme
imposés unilatéralement par une puissance européenne en expansion dans le cadre
d’une politique de la canonnière, mais il faut restituer la part des acteurs africains
dans les négociations. Alexandrowicz rappelle, en citant le récit que fit Lugard de son
expérience au Bouganda, combien les négociateurs africains ont pu se montrer
d’habiles diplomates, et prendre au sérieux l’établissement du texte, dont toutes les
clauses étaient pesées et examinées de près. L’expression « palabre de traité », que
l’on rencontre dans certaines sources archivistiques de la fin du XVIIIe siècle pour la
Sénégambie, atteste cet intérêt pour la chose diplomatique et ce goût pour la
circulation de la parole politique qui doit faire émerger un consensus. L’image
préconçue du chef africain abandonnant son territoire contre quelques cadeaux et ne
comprenant rien au texte au bas duquel il appose sa croix correspond rarement à la
réalité. Les documents contractuels soumis aux souverains africains avaient certes été
rédigés préalablement par les signataires européens et exprimaient avant tout leurs
attentes, mais l’existence dans les archives de brouillons de traités non signés et restés
lettre morte10, ou comportant des clauses peu conformes aux usages européens, voire
des ajouts explicitement proposés par un souverain, montre qu’il existait une marge
de manœuvre dans la négociation.
En Afrique occidentale, les États islamisés pratiquaient depuis longtemps entre eux
une diplomatie épistolaire en langue arabe ou en ajami11, qui a laissé de nombreuses
traces dans leurs archives. Des États qui ne l’étaient que superficiellement ou pas du
9
Saadia TOUVAL, “Treaties, Borders and the Partition of Africa”, The Journal of African History,
vol. 7, n°2, 1966, p. 279-293.
10
Les papiers Monteil, conservés aux Archives Nationales, comportent par exemple un traité non daté
et non signé prévu pour le Mogho Naba Bokary, roi du Mossi, resté à l’état de brouillon : AN 66 AP 4.
11
L’ajami est la transcription en graphie arabe de langues africaines telles que le peul, le haoussa, le
kanouri ou le wolof.

68
tout entretenaient aussi un personnel administratif composé de lettrés musulmans
capables de tenir leur correspondance. Dans ces territoires où l’écrit était un attribut
du pouvoir et une pratique courante, les traités passés étaient bilingues et déroulaient
sur deux colonnes, côte à côte, le texte français et le texte arabe12. Dans les territoires
moins familiers de la graphie arabe, où le traité unilingue avait été traduit oralement
par un interprète, il pouvait toujours se trouver quelques dignitaires capables
d’apposer leur signature en arabe plutôt qu’une croix au bas du texte13. Dans les
régions côtières du sud, depuis très longtemps en contact commercial avec les
Européens, certains chefs signaient les traités de leur nom en graphie latine, tels le roi
Denis au Gabon14 ou Thomas Stephen Caulker, chef des villages de Bendo, en Sierra
Leone15. La diplomatique, vieille science auxiliaire de l’histoire, peut trouver là des
développements inédits.
Les traités conclus par les autorités du Sénégal avec les souverains ou chefs
africains constituent un matériau archivistique d’une abondance que même le travail
d’Alexandrowicz, le plus complet sur ce sujet, ne laisse pas soupçonner. Les
instruments de recherche traditionnels eux-mêmes n’en recensent qu’une partie.
Ainsi, les A nnales Sénégalaises ne couvrent que la période 1854-1885, et le recueil
établi par Rouard de Card les années 1870 à 189516. La base Choiseul des Archives
du ministère des Affaires étrangères, aujourd’hui fondue dans la Base des Traités et
Actes de la France, répertoriait 170 traités conclus entre des représentants de l’État
français et des chefs africains pour la période de 1832 à 1897, dont 123 après 1879,
tandis que le registre récapitulatif manuscrit conservé aux Archives du Sénégal,
mentionné plus haut, en recense 300 entre la fin du XVIIIe siècle et 1879, pour
l’Afrique occidentale et le Gabon. Ce sont donc au moins 423 traités, et probablement
beaucoup plus, qui ont été produits par l’activité diplomatique de la colonie dans ses
relations avec les territoires autochtones et leurs représentants. Car les archives en

12
Voir par exemple, annexe 2-2 : Traité entre le gouverneur Clément-Thomas et Aly Boury NDiaye,
roi du Djolof, le 10 juillet 1889 : ANS Sénégal 10D1/62.
13
Voir par exemple annexe 2-3 : Convention entre Charmasson et les chefs des villages de Bissery,
Dingavare et Sandiniéri en haute Casamance, sur L’Érèbe, le 21 décembre 1835 : ANS Sénégal
10D1/65.
14
Engagement de Denis, roi du Gabon à renoncer à la traite des noirs à condition que la France exerce
le commerce dans son pays, Saint-Thomé, 28 février 1832. Base des traités : TRA1832007.
15
Convention commerciale avec le chef des villages de Bendo, Thomas Stephen Caulker, Bendo, le
30 juillet 1857. Base des traités : TRA18570019.
16
A nnales sénégalaises de 1854 à 1885, suivies des traités passés avec les indigènes, Paris,
Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc, 1885 ; E. ROUARD DE CARD, Les traités de protectorat conclus
par la France en Afrique (1870-1895), Paris, A. Pedone, 1897.

69
recèlent encore d’autres, qui ne figurent ni dans le registre, ni dans la base. Déposés
aux Papiers publics des colonies, les traités de la base Choiseul sont ceux qui ont
franchi toutes les étapes de la transmission du ministère des Colonies aux Affaires
étrangères, de la ratification, voire de la publication officielle. Il semble qu’une
majorité de traités dormants ou devenus caducs par des dispositions contractuelles
ultérieures aient ainsi terminé leurs jours dans les armoires de la colonie. Ils
constituent la trace d’une relation contractuelle avec un territoire particulier, fixée sur
le papier à un moment donné et, à cet égard, tous se valent, qu’ils aient ou non
effectué ensuite une carrière diplomatique en servant à faire valoir des droits.
L’importance numérique de ces documents dans les archives laisse penser que le
fait de signer un traité ou une convention était une forme routinière du contact entre
autorités européennes et africaines. Plutôt que d’en repérer les vagues successives
dans l’espace et dans le temps, ce qui n’aurait fait que redoubler la chronologie déjà
bien établie de l’expansion ou de la conquête, j’ai entrepris de les étudier en série,
sans viser une impossible exhaustivité ni chercher à établir des statistiques. Le corpus
lui-même, en effet, n’est pas exhaustif et n’était donc pas susceptible, de ce fait, de
relever d’une approche statistique. Le registre le plus complet comporte 300 traités,
mais il n’en fournit pas le texte intégral, interdisant un traitement quantitatif du
vocabulaire employé. De plus, il couvre seulement la période antérieure à 1879, la
moins prolifique en traités. Établir à partir de ce document une courbe montrant
l’évolution du nombre de traités signés annuellement n’aurait pas permis de mettre en
évidence l’accélération de la production après cette date. Quant aux traités pour
lesquels nous disposons du texte intégral, ils apparaissent comme des pièces isolées et
ne constituent pas un corpus clos.
Le temps long et la série permettent en effet d’inscrire l’étude au sein d’une autre
histoire que celle de la conquête : celle du passage du régime des concessions et des
comptoirs, qui a caractérisé la présence européenne en Afrique jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle, à un régime d’appropriations territoriales orchestrées par le partage
colonial. Objets paradigmatiques de la transition impériale, les traités permettent
d’interroger les modalités de ces appropriations en posant la question centrale de la
souveraineté. Support et instrument d’un transfert de souveraineté, ils orchestrent le
progressif démantèlement d’une souveraineté africaine, voire sa disparition du champ
des possibles. Pour autant, ils constituent d’abord une reconnaissance préalable de
souveraineté, puisqu’on ne donne que ce qu’on a. Ce jeu de la reconnaissance et de la

70
confiscation ne peut se comprendre qu’en interrogeant les conceptions autochtones et
européennes de la souveraineté, dont les traités constituent l’interface.
Cette enquête sur les formes de souveraineté mobilisées dans les traités suivra
successivement deux orientations.
Il s’agit d’abord de tenter de retracer sur le long XIXe siècle l’histoire d’un genre
diplomatique qui traduit une certaine inventivité en matière de droit international et
échappe à toute codification, avant de se cristalliser en « protectorat colonial ».
Rappelons que le protectorat constituait, bien avant sa forme coloniale, un objet
classique du droit international, qui reposait sur la dissociation entre deux niveaux de
souveraineté, la souveraineté « extérieure », qui autorise une entité étatique à établir et
à entretenir des relations avec d’autres, à conclure des traités ou à faire la guerre, et la
souveraineté « intérieure » par laquelle s’exerce l’autorité sur les habitants qui lui sont
assujettis. Établir un protectorat consiste donc pour une autorité souveraine à se
substituer à un autre pour tout ce qui concerne l’exercice de sa souveraineté extérieure
et à prendre en charge la défense de ses frontières et de son territoire, tout en la
laissant exercer en toute autonomie les prérogatives que lui confère sa souveraineté
intérieure. Il s’agira, dès lors, d’examiner comment ce modèle se met en place, quelles
voies alternatives les négociateurs ont pu explorer, et dans quelle mesure le contexte
colonial conduit à s’en écarter. C’est par une analyse précise des termes employés
pour désigner en droit les appropriations que je chercherai à mettre en évidence un
processus assez chaotique dans ses expressions.
Qu’il s’agisse d’un protectorat classique, d’un protectorat « colonial » ou de toute
autre forme de traité, l’objet de la négociation est la souveraineté. La seconde partie
de mon enquête consistera donc à examiner les conditions qui rendent la souveraineté
négociable, en interrogeant d’abord les cas de chefs d’États africains qui se sont
refusés à une telle négociation. Pour pouvoir faire l’objet d’une négociation, la
souveraineté doit être pensée comme divisible. Il s’agira alors d’identifier les
domaines et les champs d’application de la souveraineté qui font l’objet de ces
négociations et les points d’achoppement entre les exigences européennes et les
revendications africaines. Le concept de layered sovereignties (souverainetés
« étagées » ou « feuilletées »), proposé par Jane Burbank et Frederick Cooper dans
leur analyse des empires, constitue un bon outil pour analyser la décomposition de la
souveraineté en une multiplicité de juridictions et d’attributions.

71
I. Les mots pour le dire : un répertoire des formes d’appropriation

Envisagés en série, les traités signés dans le Sénégal et ses « dépendances », font
apparaître une grande hétérogénéité de formulation dans les clauses comme dans la
terminologie. Sans m’arrêter ici sur les clauses dictées par les circonstances ou par
des situations particulières, je concentrerai l’analyse sur les régimes d’appropriation
mobilisés. Si les traités constituent bien le support et l’instrument juridique des
appropriations territoriales et des transferts de souveraineté en faveur de la puissance
coloniale, il convient d’y regarder de plus près en analysant les formes juridiques de
la mainmise sur le territoire pour comprendre ce qui fait l’objet du transfert : s’agit-il
d’un terrain, d’un territoire, de droits politiques limités, ou de la souveraineté pleine et
entière ? L’indétermination du vocabulaire apparaît très vite dans ces textes rédigés
par des officiers peu au fait des subtilités juridiques des notions qu’ils utilisent et peu
conscients des contradictions qu’ils introduisent d’une clause à l’autre dans un même
traité. Un terme utilisé ne doit donc pas être pris à la lettre, mais mis en relation avec
l’univers sémantique qui se déploie dans l’ensemble des clauses d’un traité. Les
glissements de sens sont courants et nécessitent une lecture attentive. Chaque traité –
ou série limitée de traités similaires – constitue presque une création originale qui doit
beaucoup à l’imagination politico-juridique du négociateur européen, même si l’on
constate aussi des emprunts, des reprises et des circulations au sein d’une pratique qui
finit par se routiniser sans s’uniformiser. Les formulaires imprimés standardisés, dont
usaient certaines compagnies de commerce britanniques au temps du scramble, ou
Stanley pour le compte de Léopold II au Congo, n’ont pas eu cours dans la pratique
diplomatique française en Afrique occidentale, pour autant qu’il soit permis d’en
juger par le corpus auquel j’ai eu accès. L’ampleur chronologique du corpus étudié,
qui s’étend de 1817 à 1897, sans exclure quelques items plus anciens, permet de saisir
un mouvement d’ensemble qui procède par tâtonnements.

1. Le régime de la propriété foncière et ses usages

Dans la première moitié du XIXe siècle, on voit persister sur les côtes et dans les
rivières une forme d’appropriation inspirée du régime des comptoirs qui a prévalu
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle en Afrique. Portant sur des « terrains », non sur des
« territoires », elle relève du registre du droit foncier et non du politique. Il s’agit par

72
exemple de la « cession à la France d’un terrain nécessaire à l’établissement d’un
comptoir et ses appontements dans le village de M’Béring17 ou les environs », le 29
mars 1828, suivi deux jours plus tard d’une prise de possession donnant lieu à un
procès verbal18. Le modèle du comptoir et du registre foncier n’empêche pourtant pas
certains glissements de sens qui laissent penser que la distinction entre terrain et
territoire reste longtemps poreuse : ainsi, en 1828, on trouve la « cession d’un
territoire pour un établissement » en Casamance, et en 1860 la « cession d’un
territoire pour un comptoir à Cajinole »19.
La nouveauté par rapport à la période antérieure consiste en l’absence d’une
redevance payée au chef en reconnaissance de son droit de propriété éminente sur la
terre. La « cession en toute propriété de l’île de Carabane » (à l’embouchure de la
Casamance), le 22 janvier 1836 en constitue un autre exemple, qui montre que le
régime de la propriété pleine et entière tend à s’imposer aux dépens d’un régime
foncier plus complexe où prévalait une conception étagée des droits sur le sol,
distinguant l’usager du maître de la terre. Le traité s’apparente alors à un acte notarié
qui dépolitise la relation à la terre. Selon cette logique, un terrain peut en principe
faire l’objet d’une transaction, au même titre que n’importe quel autre bien.

La question des modalités de l’appropriation foncière se pose surtout pour les


colonies de peuplement, où elle trouve sa place au cœur des dispositifs législatifs
coloniaux qui permettent l’achat des terres indigènes, l’expropriation ou le
cantonnement des populations spoliées, comme en Algérie, en Afrique du Sud, en
Rhodésie du Sud ou sur les hauts plateaux du Kenya. L’Afrique occidentale ignore
largement ce modèle, puisqu’elle ne relevait pas de cette forme de colonisation.
Néanmoins, au début du XIXe siècle, dans un contexte où l’abandon de la traite des
esclaves incitait à développer la culture de produits d’exportation en utilisant sur
place la main-d’œuvre africaine, la tentation de la colonisation agricole apparut.
L’échec très rapide d’une tentative de colonisation privée menée par la Société
coloniale philanthropique au Cap-Vert, en face de l’île de Gorée, en 1817, conduisit le

17
Aujourd’hui Diembering.
18
Les traités mentionnés dans cette section, sauf indication contraire, figurent dans le registre
mentionné ci-dessus, 10D1/59, ici p. 44. Ces traités ne sont pas répertoriés dans la base Choiseul du
ministère des Affaires étrangères. Seule la sous-série sera mentionnée ci-après pour les traités
réunis dans la série D.
19
ANS 10D1/59, feuillets manuscrits insérés dans le registre.

73
gouverneur Schmaltz à envisager une colonisation agricole encadrée par les autorités
de la colonie20. Il lança un vaste projet qui devait commencer par la création d’un
centre d’essai au Oualo, dans la région de Dagana, choisie en raison de sa proximité
avec Saint-Louis.
Cet épisode produisit une série de traités portant sur la cession de terres destinées à
être mises en culture par des colons français, qui apportent un éclairage particulier sur
la question foncière à travers la confrontation de régimes de propriété différents, celui
que les Français tentaient d’imposer et celui qui était en vigueur au Oualo. Un premier
traité, signé à N’Diaw le 8 mai 1819, entre le commandant et les principaux chefs du
Oualo, fixait le cadre des cessions foncières à venir. Le brak (roi) du Oualo, Amar
Mboj, s’engageait à « céder [...] à Sa Majesté le roi de France en toute propriété et
pour toujours, les îles et toute autre portion de terre ferme du royaume du Oualo qui
paraîtront convenables au commandant du Sénégal, pour la formation de tous les
établissements de culture qu’il jugera à propos d’entreprendre dès à présent ou par la
suite, les dites cessions faites en retour de redevances ou coutumes annuelles »21. La
sécurité de l’entreprise était assurée par la création d’un fort : « Les Français
construisent un fort à Dagana, et partout où besoin sera, pour protéger les
établissements de culture que le présent traité les autorise à fonder dans tout le pays
du Oualo sur des terres choisies par eux et qui leur seront données en toute propriété
par les chefs » 22. Insistant sur l’expression de la notion de « protection », récurrente
dans le texte, Yves Saint-Martin l’interprète comme « un véritable traité de
protectorat »23 que Faidherbe n’aura plus qu’à mettre en application. C’est à mon avis
accorder trop de crédit à la réinterprétation par Faidherbe d’un texte qui ne comportait
en réalité aucune clause d’abandon de souveraineté et fut conçu dans un contexte où

20
Mamadou DIOUF, Le Kajoor au X IX e siècle. Pouvoir ceddo et conquête coloniale, Paris, Karthala,
1990, p. 123-124.
21
ANS Sénégal Série G 13G 2 pour l’original, ANS 10D1/59, p. 111 pour le résumé, sous le titre :
« Traité passé entre le commandant du Sénégal Schmaltz et Amar Boye, Brack du Oualo, assisté de ses
principaux chefs ». Le lieu de signature du traité connaît une orthographe fluctuante, à la fois dans
l’archive et dans les travaux des historiens : N’Diao, N’Diaw, Ngio, Njaw, N’guio.
22
ANS 10D1/59, p. 111.
23
Yves SAINT-MARTIN, Le Sénégal sous le Second Empire, Paris, Karthala, 1989, p. 97. Dans la
thèse dont cet ouvrage est tiré, il propose une analyse plus détaillée de ce texte, qu’il considère comme
« le premier véritable traité de protectorat imposé par la France à un souverain africain » : « Rien n’y
manque, ou presque, ajoute-t-il, de ce qui fera plus tard la base diplomatique et juridique des
protectorats maghrébins ou indochinois » : Yves SAINT-MARTIN, La formation territoriale de la
colonie du Sénégal sous le Second Empire, 1850-1871, thèse d’État, Office national de reproduction
des thèses, Université de Lille 3, 1982, p. 139-140.

74
l’objectif était l’appropriation foncière : le traité ne remplit pas les conditions qui
permettraient de le considérer en droit comme un traité de protectorat.
Cependant, ce traité général, pour lequel les autorités françaises avaient pris soin
de s’adresser au plus haut niveau de l’État du Oualo et de s’assurer de la présence des
« principaux chefs » qui en garantissaient la validité, fut loin de régler une fois pour
toutes la question des concessions agricoles dans ce pays. Il permit certes au brak et à
l’aristocratie de bénéficier d’une manne en triplant les revenus de la coutume, mais
ceux-ci ne considéraient pas les terres concédées comme définitivement aliénées, le
droit du Oualo ne leur permettant d’en céder que l’usage24. Les traités et conventions
ultérieurs laissent de ce fait entrevoir les problèmes qui ont pu surgir localement. Un
traité du 14 février 1821 accorde au chef de Dagana, Jombenack, et à l’un de ses
dignitaires une coutume annuelle de cinq pièces de guinée, « en échange de l’abandon
fait par eux des terres défrichées qui se trouvent dans le domaine royal »25. Les
Français semblent ainsi avoir préjugé d’un droit éminent du roi sur les terres, et
s’aperçurent après coup qu’il n’était pas exclusif d’un droit des chefs de village, y
compris sur le domaine royal. À l’échelon inférieur, c’est avec des particuliers qu’il
leur faut à nouveau négocier les droits. Ainsi, toujours à Dagana, une nouvelle
convention est nécessaire pour imposer à un habitant du village la cession « à Mr de
Rougemont des cotonniers situés sur la partie de la berge du fleuve comprise dans la
concession de ce dernier », le 14 novembre 1822. Ce n’est plus sur la terre
proprement dite que portent alors les droits, mais sur les plantations que cet habitant y
avait réalisées. Le même jour, une convention passée avec le chef de Dagana porte sur
la cession « de tous les terrains défrichés compris dans la concession de Mr de
Rougemont »26 : dans le cas d’un terrain nu, aucun particulier ne peut faire valoir des
droits, mais il faut s’adresser au chef du village.
C’est donc tout un feuilletage de droits que découvrent progressivement les
Français, bien loin du régime de la propriété privée à propriétaire unique. Des
dysfonctionnements apparaissent assez vite dans le système, comme en témoigne une
convention du 5 décembre 1827 entre le commandant du Sénégal et les chefs du
Oualo, par laquelle ceux-ci « s’engagent à ne jamais élever aucune prétention sur les

24
Boubacar BARRY, La Sénégambie du X V e au X IX e siècle. Traite négrière, Islam, conquête
coloniale, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 196-198. Georges HARDY, La mise en valeur du Sénégal de
1817 à 1854, Paris, Émile Larose, 1921.
25
Ibid.
26
Ibid.

75
terres qu’auront choisies les résidents français, dans quelque état qu’elles se trouvent,
et même abandonnées par ces derniers »27. Pour les Français, ce qui est cédé une fois
l’est pour toujours, tandis que les chefs du Oualo considèrent qu’une terre abandonnée
fait retour dans leur domaine. De fait, malgré les efforts réalisés de 1822 à 1827 par le
baron Roger, successeur de Schmaltz, pour développer le régime des concessions,
attirer des colons et multiplier les surfaces cultivées, l’expérience est un échec à tout
point de vue. Seuls quarante-deux colons ont tenté l’expérience en achetant une
concession, mais ils se sont heurtés à des problèmes insurmontables de main-d’œuvre,
les paysans libres étant peu enclins à se transformer en ouvriers agricoles salariés28.
De plus, l’attribution des meilleures terres à des colons produisit une pression foncière
qui exacerba l’irritation de la population. Les habitants brisèrent les digues pour
chasser les colons et ceux-ci abandonnèrent les terres acquises29. L’expérience fut
abandonnée en 1831. On voit d’ailleurs les transactions refluer et même s’inverser : le
9 mars 1828, c’est la Compagnie du Sénégal qui cède un terrain à un habitant de
N’Diao30. Selon Mamadou Diouf, le principal obstacle à la réussite de l’entreprise fut
la réaction des royaumes voisins du Oualo, le Cayor, les États maures Trarza et
Brakna et le Fouta Toro, qui se coalisèrent contre l’alliance entre la colonie et le
Oualo. Le Fouta Toro avait lui-même refusé un pareil accord proposé par Schmaltz, et
tous rejetaient le changement de nature de la colonie du Sénégal qui se profilait : les
Français, « gens de l’eau », devaient s’en tenir aux îles ou aux rivages où ils
pratiquaient le commerce, mais aucun royaume sénégambien ne devait favoriser leur
installation en terre ferme comme l’avait fait le Oualo31. La territorialisation de la
colonie du Sénégal par les appropriations foncières constituait donc une impasse.

En dehors des tentatives de colonisation agricole qui plaçaient la question foncière


– et celle du travail – en pleine lumière, des achats de terrains apparaissent

27
Ibid., p. 112.
28
La question du travail était donc étroitement liée à la question foncière. Ne pouvant pas l’aborder
directement ici, je me contenterai de signaler les renouvellements récents de l’historiographie dans ce
domaine devenu un champ de l’histoire globale (Global Labour History ou histoire mondiale du
travail) : Marcel VAN DER LINDEN, W orkers of the W orld. Essays toward a Global Labour History,
Leyde, Brill, 2008. Voir aussi Sven BECKERT « From Tuskegee to Togo: The Problem of Freedom in
the Empire of Cotton », Journal of A merican History, 92, septembre 2005, p. 498-526 ; F. COOPER,
T. C. HOLT, R. SCOTT, Beyond Slavery: Explorations of Race, Labor, and Citizenship in
Postemancipation Societies, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000.
29
Boubacar BARRY, op. cit.
30
ANS 10D1/59, p. 112.
31
Mamadou DIOUF, op. cit., p. 125-126.

76
sporadiquement dans les traités, mais il convient d’en analyser de plus près les clauses
avant d’en faire trop vite des indices d’une libéralisation du régime foncier. Certains
achats sont effectifs et portent sur des parcelles précises, comme celui « d’un terrain
situé à Bakel dans la plaine de Guidi M’Palé, occupé par la mission apostolique de
Bakel »32, dans le royaume du Guoye, en 1854. Il s’agit là de la régularisation a
posteriori d’une occupation de fait qui a pour corollaire de soustraire les
missionnaires à toute obligation envers le pouvoir politique local : l’autorité coloniale
se substitue en effet à la mission pour tout ce qui concerne ses relations avec l’autorité
autochtone, puisque l’achat réalisé par le commandant du poste de Bakel, « au prix de
cinq cents francs une fois payés », comporte aussi une coutume annuelle réglée au
Tounka (roi) du Guoye, fixée par la convention, que l’administration prend à sa
charge. D’autres traités se présentent comme un cadre juridique provisionnel
permettant de futures transactions, comme ceux qui prévoient l’installation de
Français pouvant se livrer à des activités commerciales ou minières : il s’agit sans
doute de rassurer les autorités autochtones sur le fait que ces installations seront
négociées et ne feront pas l’objet d’expropriations. Le traité signé le 30 septembre
1855 par Faidherbe, Dioukha Samballa et d’autres chefs du Khasso, prévoit ainsi que
les Français « pourront créer de nouveaux établissements partout où ils le voudront en
indemnisant les propriétaires du terrain, s’il est occupé »33. Les acquisitions effectuées
sous le régime de la transaction foncière ne sont pas complètement exemptes de tout
recours au registre politique, comme le montre l’ajout au prix d’achat du paiement
d’une coutume, dans le cas du terrain de Bakel cité plus haut.
Les terrains ainsi appropriés constituent des enclaves d’abord périphériques
(portions de rivage ou îles) puis enchâssées en territoire autochtone. Il s’agit le plus
souvent de terrains destinés à la construction d’un fort. L’achat de terrain qui permet
la construction du fort de Médine, en 1855, en fournit un autre exemple qui achèvera
de nous convaincre de la complexité des intrications entre le registre du droit privé et
celui du politique. Il constitue un épisode bien connu, qui mérite un commentaire
particulier et nécessite une contextualisation.
Médine se situe au point extrême où la navigation sur le fleuve Sénégal est
possible depuis Saint-Louis, immédiatement en aval des chutes de Félou,
infranchissables en toute saison. Hawa Demba, chef fondateur du royaume éponyme

32
ANS 10D1/59, p. 47.
33
Ibid., p. 27.

77
du Dembaya, y avait établi sa capitale en 1826 et cherché à y attirer le commerce des
Français, donnant en particulier sa fille Sadioba en mariage à l’explorateur Duranton,
qui y établit temporairement un comptoir. Le Dembaya était une province du Khasso,
ancien empire qui s’était disloqué à la fin du XVIIIe siècle et qui connaissait encore
des luttes intestines incessantes, malgré son organisation confédérale34. Les Français,
installés à Bakel, montraient un intérêt pour la position de Médine, située environ
150 km en amont et, en 1851, Pierre-Louis Rey, ancien commerçant devenu
commandant du poste de Bakel, entreprit une reconnaissance du Haut-Fleuve et se
rendit à Médine auprès du roi Kinti Sambala (1833-1854), beau-frère de Duranton.
Décrivant le pays jusqu’aux chutes de Gouïna et sous-estimant les difficultés de la
navigation, il en brosse un tableau aux allures de terre promise35. Sékéné Mody
Cissoko mentionne un nouveau contact entre les Français et le roi du Dembaya en
1853, qui aboutit à la signature d’un traité prévoyant la cession d’un terrain pour la
construction d’un fort à Médine36. Mais c’est finalement l’essor du djihad d’El-Hajj
Umar, en 1854, qui conduisit Faidherbe à une intervention dans le Haut-Fleuve. Le
marabout toucouleur avait entrepris une campagne de déstabilisation envers les
traitants musulmans saint-louisiens travaillant pour des maisons de commerce
françaises, pour les inciter à le rejoindre. Au début de 1855, il pilla les comptoirs de
Médine et de Makhana et s’en justifia en écrivant aux traitants que ces marchandises
appartenaient aux Blancs 37 . Le nouveau roi du Dembaya, Dioukha Samballa,
musulman, avait d’abord été sensible aux premières victoires d’El-Hajj Umar et aux
possibilités offertes par l’alliance avec les Toucouleurs, mais réagit vivement au
pillage de Médine effectué sans son consentement en violation de sa souveraineté38. Il
adopta dès lors une politique d’alliance avec les Français qu’il jugeait plus aptes à
garantir l’indépendance de son pays. Pour Faidherbe, il s’agissait non seulement de
34
Sékéné Mody CISSOKO, Le Khasso face à l’Empire toucouleur et à la France dans le Haut-Sénégal,
1854-1890, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 9-26. Le séjour au Khasso avait été une étape importante du
voyage de Mungo Park, en 1796. Sur Duranton, voir la notice établie par Anna Pondopoulo dans
François POUILLON (dir.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, Karthala, 2008, p.
335-337.
35
Yves SAINT-MARTIN, Le Sénégal sous le second Empire, Paris, Karthala, 1989, p. 197-200.
36
Traité conclu entre Kinti Sambala et l’officier français Brunet : Sékéné Mody CISSOKO,
Contribution à l’histoire politique du Khasso, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 384-385. Ce traité
n’apparaît dans aucun des registres ou bases de traités que j’ai consultés et n’est pas mentionné par
Yves Saint-Martin.
37
« Il est temps que vous deveniez riches et que ces Blancs ne s’enrichissent plus de vos sueurs et
descendent au rang réservés aux chrétiens par notre sainte loi. Venez donc à moi et bientôt je vous
ramènerai triomphants à Saint-Louis où je compte faire mon salam dans l’église » : lettre d’ El-Hajj
Umar aux Saint-Louisiens, citée par Sékéné Mody CISSOKO, Le Khasso, op. cit., p. 48.
38
Sékéné Mody CISSOKO, ibid. p. 49-51.

78
défendre la liberté du commerce sur le Haut-Fleuve en vengeant le pillage des
comptoirs – dont l’importance fut exagérée pour les besoins de la cause, les traitants
présents à Médine n’étant à cette époque qu’une poignée, au nombre de quatre à six
selon Sékéné Mody Cissoko39 – et de répondre à la provocation que constituait les
prétentions d’El-Hajj Umar à inféoder les Français à sa propre souveraineté dans la
région, ainsi formulées :
« Les Blancs ne sont que des marchands : qu’ils apportent des marchandises
dans leurs bateaux ; qu’ils me paient un fort tribut lorsque je serai maître des
Noirs, et je vivrai en paix avec eux. Mais je ne veux pas qu’ils forment des
établissements à terre, ni qu’ils envoient des bateaux de guerre dans le
fleuve »40.

La reprise de Podor par Faidherbe en 1854 contrariait le projet umarien de


contrôler le fleuve, tandis que les premières victoires du cheikh faisaient craindre un
coup d’arrêt porté à l’expansion commerciale des Français en direction du Haut-
Fleuve. Faidherbe profita du fait qu’El-Hajj Umar, occupé par la résistance inattendue
qu’il rencontrait au Kaarta, laissait la voie libre au Khasso, pour pousser jusqu’à
Médine, lors d’une campagne organisée en septembre 1855. L’expédition, lourdement
équipée, emportait les matériaux nécessaires à la construction immédiate du fort et les
ouvriers et ingénieurs qui devaient y participer. Faidherbe considérait donc
l’installation à Médine comme un droit acquis, probablement en vertu du traité
négocié deux ans plus tôt avec Kinti Samballa, prédécesseur de Dioukha Samballa.
Mais la menace nouvelle que faisait peser sur le Khasso le djihad d’El-Hajj Umar
permettait désormais de considérer la construction du fort comme une nécessité
urgente pour les deux parties : pour les Français, il représenterait un poste avancé
affirmant leur présence face aux ambitions du cheikh, pour Dioukha Samballa, c’était
un moyen sûr de se soustraire à l’influence toucouleure devenue indésirable. Le roi du
Dembaya avait rompu avec El-Hajj Umar, bien que de nombreux habitants du pays,
parmi lesquels des membres de sa propre famille, aient continué à prendre part au
djihad aux côtés du cheikh, et il n’avait plus d’autre choix que d’accepter que sa
capitale soit placée à l’ombre d’un fort français. Ces circonstances, ajoutées à
l’importance numérique de la colonne rassemblée par Faidherbe, expliquent
probablement la rapidité avec laquelle fut conclue la négociation, le jour même de

39
Ibid., p. 50.
40
Sans être absolument authentique puisqu’elle est rapportée par Faidherbe, la formule exprime assez
bien la position d’El-Hajj Umar sur le conflit qui l’oppose aux Français. Voir Yves SAINT-MARTIN,
op. cit., p. 345.

79
l’arrivée de l’expédition à Médine. La négociation se fit en deux temps : un premier
volet concernait l’acquisition de terrains à Médine par les Français, un second, plus
politique, rassemblait une coalition de chefs de la confédération du Khasso (le
Dembaya, le Natiaga et le Logo, entre autres), qui se rangeaient sous la bannière de
l’alliance française dans le conflit qui opposait désormais Français et Toucouleurs41.
Seul le premier nous intéresse ici.
Le traité signé le 29 septembre 1855 entre Faidherbe et Dioukha Samballa est
qualifié d’« acte de vente » et porte sur deux terrains. Le premier, destiné à la
construction du fort, est situé en position dominante sur une colline au nord-ouest du
village. Il est décrit comme « un losange presque rectangulaire et équilatéral, ayant
moyennement 225 mètres perpendiculaires au fleuve et 225 mètres parallèlement »,
pour une superficie de 5 hectares. Le second forme une bande de 200 mètres de large
s’étendant sur 4 kilomètres le long du fleuve, du village de Médine aux chutes de
Félou (article 1er). Le prix d’achat de cet ensemble de terrains est fixé à 300 pièces de
guinée (tissus de coton) payables en trois fois, 100 immédiatement, 100 après
l’évacuation des cases présentes sur le premier terrain, qui devait avoir lieu dans les
trois mois, et 100 au 1er septembre 1856 (article 4) 42 . Il était convenu que les
propriétaires des cases évacuées recevraient une indemnité d’une demi-pièce de
guinée par case, tandis que les cases bâties sur le terrain longeant le fleuve pourraient
rester en place (article 2). Par ailleurs, le roi et ses successeurs se voyaient garantir le
paiement annuel d’une rente de 100 pièces de guinées. Enfin, l’article 5 prévoyait le
paiement d’ « une ration journalière de vivres européens [...] en nature ou en argent,
soit à Médine, soit à Saint-Louis, à Méry Duranton, héritière du Français, feu
Monsieur Duranton, ancien propriétaire d’une partie du terrain sur lequel est construit
le fort »43. La fille de Duranton et de la princesse Sadioba, que les sources appellent
tantôt Marie, tantôt Mary, tantôt Méry, avait en effet accompagné Faidherbe depuis
Saint-Louis. C’est là un indice supplémentaire de ce que l’achat du site destiné au fort
avait été anticipé par le gouverneur. Avait-il emmené la jeune femme simplement
pour faire valoir ses droits ou pour en faire une ambassadrice de l’alliance entre la
France et le roi du Dembaya qui lui était apparenté ? Toujours est-il que ce geste

41
Le premier fut signé le 29 septembre, le second le 30 septembre : ils figurent dans le registre ANS
10D1/59, p. 27, à la rubrique « Khasso ». L’original de l’acte de vente est conservé aux ANS Série G
Sénégal, à la cote 15 G 108.
42
Le prix de 300 guinées est évalué à environ 5 000 F par Mody Sékéné Cissoko et Yves Saint-Martin.
43
ANS 10D1/59, p. 27.

80
inscrivait l’acte de vente, comme le traité politique qui devait le suivre, sous les
auspices d’une alliance ancienne, scellée par un mariage dont le fruit attestait
l’existence. L’héritière de Duranton devait s’installer à Médine, où elle mourut deux
ans plus tard pendant le siège du fort par les troupes d’El-Hajj Umar.
Les clauses qui règlent la transaction de Médine font de cet « acte de vente » un
objet juridique mixte qui pose la question des relations entre propriété et souveraineté.
Les Français achètent au roi deux terrains sur lesquels celui-ci n’est pas le seul à
détenir des droits. Une partie du terrain de la colline est réputée avoir appartenu à
Duranton et s’être transmis à sa fille, selon une conception juridique de l’héritage qui
semble relever d’un droit civil français légèrement aménagé pour la circonstance :
Mary Duranton avait en effet un frère dont l’acte ne fait aucune mention 44 .
L’indemnité qu’elle perçoit, relativement modique, apparente la transaction, pour ce
qui la concerne, à un viager non occupé. Les droits des propriétaires des cases bâties
sur le même terrain sont reconnus, puisque leur expropriation est assortie d’une
indemnisation. Pourtant, seul le roi perçoit le montant global de l’achat des terrains.
Le fait que les propriétaires des cases construites sur l’autre terrain ne reçoivent
aucune contrepartie lors du changement de propriétaire du terrain qu’ils occupent
montre que seule est prise en considération la propriété éminente du sol, attribuée à
l’autorité politique. Les occupants n’en ont que le droit d’usage et ne sont indemnisés
que s’ils en perdent la jouissance. Il y a là une adaptation pragmatique au droit
coutumier local, où l’autorité politique est détentrice d’un droit éminent sur la terre,
attribut de sa souveraineté. Pour autant, la cession de la propriété, si elle met fin de
fait à la souveraineté sur le premier terrain, où les Français construisent un fort, ne va
pas sans une reconnaissance parallèle de cette même souveraineté, puisqu’elle est
assortie du paiement d’une coutume. En effet, cette coutume n’est pas due à la
personne de Dioukha Samballa, mais à sa fonction, puisqu’elle constitue un droit
transmissible à ses successeurs. Quant au prix de vente des terrains, son versement
échelonné en trois échéances indique le caractère conditionnel de la transaction, qui
devait sanctionner le bon respect par le roi de ses obligations, en particulier
l’évacuation du premier terrain : c’était le rendre responsable de l’abandon des cases

44
Claude Almanzor Duranton avait obtenu une bourse d’études en France, où il avait été élève à Saint-
Cyr et était devenu capitaine. Il se vit refuser une affectation au Sénégal où l’administration craignait
qu’il ne contestât l’autorité de son oncle Dioukha Samballa : il avait en effet revendiqué en 1860 le titre
de « prince du Khasso » et le droit d’arborer des armoiries. Affecté à la garnison de Nice, il se suicida.
Sur ce personnage, voir Yves SAINT-MARTIN, op. cit., p. 267-268 et 601.

81
par leurs occupants et donc reconnaître son autorité sur ses sujets. On le voit, ce texte
présenté comme un simple « acte de vente » par les archives françaises constitue
finalement un objet juridique extrêmement complexe qui relève d’un bricolage
articulant différentes traditions juridiques et en invente au besoin de nouvelles.
La transaction de Médine a été jugée plutôt favorable au roi. Yves Saint-Martin
souligne le maintien de « coutumes », à un moment où les Français cherchaient à en
imposer l’abolition ailleurs, comme au Fouta, et considère la somme de 5 000 francs
comme suffisamment importante pour provoquer « l’étonnement » de Dioukha
Samballa45. Sékéné Mody Cissoko compare les conditions de 1855 avec celles que
prévoyaient le traité de 1853 et relève plutôt une dégradation de la position du roi, qui
pouvait encore exiger en 1853 un prix de 8 753,50 F et une rente annuelle de 2 254 F
et ce, pour le seul terrain du fort. En 1855, les Français purent ainsi exiger la cession
d’un terrain supplémentaire pour un prix global nettement inférieur. Néanmoins,
d’après cet auteur, l’accord fut considéré au Khasso comme un acte de générosité de
la part des Français46. En effet, les conditions avaient changé : Dioukha Samballa
avait à faire oublier ses sympathies antérieures pour El-Hajj Umar et il était désormais
demandeur d’une protection. Il devait d’ailleurs tirer un bénéfice politique encore plus
considérable des accords passés le lendemain avec l’ensemble des chefs du Khasso,
puisque le traité faisait de lui le chef de la confédération à nouveau réunie47.

Un autre exemple, que les sources nous permettent de suivre de façon


longitudinale, montre comment se recompose dans des contextes successifs le jeu du
foncier et du politique : il s’agit de Joal, localité de la « Petite Côte » représentée par
quatre traités entre 1785 et 1859. La convention passée le 25 mars 1785 entre
« Mr Blin, commandant de Gorée, agissant au nom du comte de Repentigny,
gouverneur général à la côte d’Afrique et Biram Paté, dit Barbessin, prince souverain
du royaume de Joal », qui prévoit la « cession à la France, sans rétribution, de
100 toises de terrain à Joal pour y établir un comptoir » constitue un exemple précoce
d’appropriation sans contrepartie financière. Cependant, la gratuité de la cession du
terrain n’exclut pas le paiement des redevances coutumières sur le commerce effectué
à la côte : « Les bâtiments de commerce continueront à payer les droits accoutumés.

45
Yves SAINT-MARTIN, op. cit., p. 344.
46
Sékéné Mody CISSOKO, Le Khasso . . ., op. cit., p. 58.
47
Ibid., p. 58-62.

82
Les bâtiments de guerre n’en paieront dans aucun cas »48. Propriété et souveraineté
sont bien distinguées, le prélèvement de taxes douanières étant un indicateur de la
seconde. La souveraineté du Bour est cependant entamée par la clause qui impose la
libre fréquentation de Joal par les navires de guerre français, signe d’un rapport de
force devenant défavorable au royaume côtier. Pour autant, le terrain cédé en 1785
n’avait fait l’objet d’aucune délimitation, pas même d’une localisation, encore moins
d’une prise de possession, comme l’attestent les traités ultérieurs, qui renouvellent la
« cession aux Français d’un terrain de 100 toises pour l’établissement d’un comptoir »
(traité passé entre le commandant de Gorée et Wagam Faye, roi de Sine, le 17 février
1837)49 . Il s’agit donc d’une propriété par provision dont le but est surtout de
préempter des droits pour l’avenir. Le traité qui renouvelle la fixation des coutumes
avec le roi du Sine le 19 mars 1849 est plus explicite encore sur ce point, puisqu’il
prévoit la « cession à la France d’un terrain de 100 toises carrées et plus si nécessaire,
dont elle prendra possession quand elle le voudra ». Le report sine die de la prise de
possession, l’indétermination de la localisation, de l’extension, et même de la
destination du terrain, puisque le projet d’installation d’un comptoir n’est plus
formulé, fait de ce droit de propriété virtuel un objet juridique mal répertorié, qui,
sous couvert du droit foncier, laisse planer la menace d’une domination politique. Le
roi du Sine, May-Diouf Nilane Faye, ne s’y trompe pas, puisqu’il introduit une clause
restrictive sur l’usage à venir du terrain, dont la France pourra prendre possession,
« sans cependant pouvoir y établir de fort sans passer avec le roi de nouvelles
conventions ». Le registre récapitulatif précise que cette restriction, acceptée par le
négociateur signataire, le lieutenant de vaisseau Jaffrézic, fut refusée par le
gouverneur50. Ce refus atteste l’ambigüité de la notion de « terrain » et les usages
équivoques qui en sont faits par les autorités françaises au Sénégal, en une période où
le rapport de force se tend sur la Petite Côte, pourvoyeuse d’arachide. De fait, c’est
bien un fort qui devait être construit à Joal, mais seulement après l’expédition
militaire menée par Faidherbe au sud du Cayor, au Baol, au Sine et au Saloum en mai
1859, au terme de laquelle furent imposés à chacun de ces royaumes des traités
auxquels ils ne furent pas en mesure de s’opposer. Les dispositions énoncées dans
cette série de traités réservaient le commerce aux commerçants français, leur
48
ANS 10D1/59, p. 135. Le surnom « Barbessin » pourrait être une transcription fautive du titre de
Bour (roi) du Sine ou Bourba Sine.
49
Ibid., p. 131.
50
Ibid.

83
donnaient le droit de bâtir « des établissements en maçonnerie s’ils le jug[ai]ent
convenable » sur des terrains achetés « aux particuliers qui en [étaie]nt
propriétaires », et plaçaient les zones côtières et les estuaires sous contrôle militaire
avec la clause suivante : « Le gouvernement français choisira tel point qui lui
conviendra pour bâtir un fort » 51 . Sans perdre formellement leur souveraineté
territoriale, ces royaumes entraient ainsi brutalement, pour leurs parties côtières, dans
la zone d’influence de la France. Envisagés comme une série, les quatre traités
concernant Joal (1785, 1837, 1849 et 1859) forment une séquence qui illustre
parfaitement la phase initiale de la transition impériale où l’on voit s’esquisser le
processus de mise en dépendance. Le registre de l’appropriation foncière est mobilisé
à chacune des étapes, mais il est le support d’un glissement de sens qui altère la
souveraineté des rois du Sine. Dans un premier temps, il permet de dissocier
possession du sol et exercice d’une souveraineté autochtone, et donc de vider le
foncier de sa charge politique. Dans un second temps, il est progressivement réinvesti
d’une signification politique qui fait du terrain acquis une réserve de droits
indéterminés au bénéfice des Français, jusqu’à permettre un contrôle effectif du
territoire du Sine à son débouché côtier. Le terrain acquis, sous couvert d’enclave
foncière, est ainsi le cheval de Troie de la domination politique. À cette étape du
processus, cependant, on ne peut pas parler d’un transfert de souveraineté : les
conditions d’un contrôle stratégique ont été mises en place, mais le royaume du Sine
reste souverain.

2. Cession de territoire et souv eraineté


Le registre de l’appropriation politique et territoriale tend parfois à se superposer et
à se substituer explicitement à celui de la propriété foncière, comme c’est le cas dans
une série de traités signés avec divers chefs des rives de la Casamance en 1838-
183952, où l’on parle de cession « en toute propriété et Souveraineté à Sa Majesté le
Roi des Français ». L’association des deux termes mérite analyse.

51
A nnales sénégalaises de 1854 à 1885, suivies des traités passés avec les indigènes, Paris,
Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc, 1885, p. 406-407. Seul le traité avec le Cayor est reproduit, mais
les autres sont de même facture. Sur l’expédition miliaire, voir Yves SAINT-MARTIN, Le Sénégal
sous le second Empire, Paris, Karthala, 1989, p. 416-423.
52
A NS 10D1/65 : 21 décembre 1839 – Convention entre Charmasson (sur L’Erèbe) et les chefs des
villages de Bissery [Bissary] (Y abou), Dingamare (Sébéti) et Sandiniéri (Dhiénou) en haute
Casamance ; A NS 10D1/62, Chemise 12, Casamance 1838-1897, Dossier 1, 1838-39 : Traités et

84
Une convention signée avec les chefs de trois villages de Haute Casamance,
Bisséri, Dingavare et Sandignéry, prévoit la cession de tout le littoral de la rivière
« dépendant de leur territoire dans une profondeur de deux cents mètres »
(article 1) 53 : cette « concession » territoriale s’accompagne de l’exclusivité du
commerce pour les Français (article 2) ; la souveraineté s’y marque par un
engagement des chefs « à garder et à arborer le pavillon français sur les points qui
leur seront indiqués », « en attendant la formation des établissements projetés »
(article 3) ; la propriété se traduit par le droit pour les Français de « couper dans le
pays les bois qui leur seront nécessaires et d’y faire paître le bétail » (article 4), mais
elle s’assortit d’un droit d’usage conservé par les chefs qui « se réservent […] la
faculté de cultiver les Lougans [champs] et exploiter les palmiers qui se trouvent sur
le terrain concédé » (article 1). Enfin, elle a pour contrepartie symbolique l’« amitié et
protection » que le roi des Français « accorde aux habitants » et pour contrepartie
matérielle le versement de « coutumes » annuelles au chef de chacun des villages et à
ses principaux dignitaires, comme le précise l’article 5 :
« En retour de la cession du territoire indiqué en l’article premier et des
obligations que s’imposent les dits chefs, Sa Majesté le Roi des Français
accorde aux habitants amitié et protection, et s’engage à donner chaque année
et à chacun des trois villages, la valeur de cinquante barres payables en
marchandises à leur convenance et réparties comme suit :

Au chef, trente barres 30

À l’alcaty, quinze barres 15

À l’envoyé du chef, deux barres et demie 2½

À l’envoyé de l’alcaty, deux barres et demie 2½

La dite coutume étant l’unique redevance qui leur soit accordée. »54

La coutume remplit ici plusieurs fonctions. Elle est à la fois une sorte de loyer du
terrain concédé, selon le régime des comptoirs, et une contrepartie de la souveraineté
abandonnée sur le littoral : le « terrain » de l’article 1 devient ainsi « territoire » à

conventions divers passés avec les chefs de la Casamance et du Rio Nunez. Copies littérales non
signées.
53
A NS 10D1/65. La concession ne s’étend que sur 100 m de profondeur pour deux autres villages,
Somboudou et Pacao.
54
Ibidem. La « barre » ou barre de fer sert d’unité monétaire. Elle est ensuite convertie en un
assortiment de marchandises qui peut comprendre des pagnes de coton de différentes qualités, de la
poudre, des « fusils de traite », de l’eau de vie, du tabac …

85
l’article 5. Elle se rapporte aussi aux « obligations » acceptées par les chefs, c’est-à-
dire à la renonciation à commercer avec d’autres nations et à l’engagement d’arborer
le pavillon français. Cette dernière obligation est limitée dans le temps, puisqu’elle
doit prendre fin avec l’installation des établissements. La présence du drapeau a donc
une fonction dissuasive à l’égard des marchands des autres puissances européennes
qui pourraient former le projet de s’installer au même endroit, plutôt que le sens d’un
marqueur de souveraineté sur le territoire. Autrement dit, il est un signe adressé à
l’extérieur plutôt qu’une marque d’allégeance imposée aux chefs. Enfin, la dernière
clause de l’article 5 indique le caractère global et libératoire de la coutume, qui exclut
tout prélèvement de taxe sur le volume ou la valeur des marchandises devant faire
l’objet des transactions à venir : il s’agit ainsi d’une sorte d’abonnement à la coutume
par versement annuel. Cette convention place le littoral des trois villages sous un
régime de comptoir renforcé par la souveraineté que s’arrogent les Français sur la
portion de territoire qui les intéresse, mais elle ne met pas fin à la souveraineté interne
ou externe des chefs sur le reste de leur territoire. La coutume constitue d’ailleurs en
soi une reconnaissance de leur souveraineté.
Fait extrêmement rare, les exemplaires originaux de cette série de traités portent,
dans la marge au recto, et au verso, le décompte de ces versements en nature, avec le
détail des marchandises fournies, attestés par la signature d’un dignitaire, d’un
interprète et du capitaine du navire français venu remettre la coutume, jusqu’en 1848.
Ces comptes annuels portent la trace d’incidents qui ont affecté les relations entre les
traitants et la population à différentes dates. Ainsi, l’exemplaire de Sandignéry porte-
t-il la mention suivante :
« Payé le 25 Décembre 1843 à l’alcaty de Sandigniery les coutumes dues
pour l’année courante, lesquelles coutumes seront données à M. Dumont,
Traitant pour acompte des marchandises pillées le 15 février dernier à
Sandigniery par les habitants. »55

En 1848, les coutumes d’un autre village sont directement payées à un commerçant
dont les marchandises avaient été pillées « dans la rivière ». La coutume peut ainsi
être amputée de retenues décidées unilatéralement par les autorités du Sénégal au
profit de commerçants spoliés. Mais, tandis qu’en 1843, la responsabilité du
dédommagement est laissée à l’alcaty, représentant du chef, qui reste le garant des
actes de ses sujets, en 1848 les autorités françaises se passent de cet intermédiaire, ce

55
Ibid., exemplaire de Sandignéry.

86
qui constitue un déni de la souveraineté du chef sur ses sujets. Inversement, en 1841,
c’est par l’ajout à la coutume de 12 kg 500 de poudre et de deux barres de fer que les
Français mettent fin à « l’affaire des rôniers », bois pris indument « à des mandingues
qui les avaient déposés dans le poste » de Sandignéry, permettant ainsi leur
indemnisation56. Susceptible d’ajustements pour régler des contentieux, la coutume
est donc à la fois la reconnaissance par les Français de l’autorité locale et la
matérialisation des relations entre les deux parties et de leurs fluctuations.
Si la souveraineté française ne s’appliquait, dans la série de traités passés en
Casamance en 1838 et 1839, qu’au terrain concédé, au début des années 1840 elle
tend à se distinguer de la cession foncière et s’étend à l’ensemble d’un territoire.
L’initiative en revient au commandant Édouard Bouët (plus tard connu sous le nom de
Bouët-Willaumez), qui avait été chargé d’une mission d’exploration commerciale sur
les côtes du golfe de Guinée (1838-1839), avait signé de premiers traités portant sur
des cessions de terrains avec les chefs de Garroway (Libéria actuel) et avec le roi
Denis au Gabon 57 . Il avait rédigé au retour de sa mission un rapport prônant
l’établissement de trois comptoirs fortifiés à Garroway, à Grand Bassam (Côte
d’Ivoire actuelle) et au Gabon. Devenu commandant de la station navale de la côte
occidentale d’Afrique basée à Gorée et chargée de réprimer la traite clandestine, puis
gouverneur du Sénégal (1842-1844), il poursuivit sa politique de traités sans attendre
les résultats de la commission chargée d’étudier son projet. En 1842, les frères
Blackwill de Garroway concédaient ainsi au roi des Français, par un nouveau traité,
« tous leurs droits de souveraineté sur les pays dont la légitime possession leur vient
de leurs pères »58. Bouët obtint de la même façon la concession de la souveraineté sur
les pays et la rivière du Grand-Bassam, à laquelle s’ajoutait la cession d’un terrain de
deux milles carrés59, et un nouveau traité au Gabon, où le roi Louis, fils du roi Denis,
cédait l’ancien village de son père et concédait « toute souveraineté » sur son pays60.
Lorsque le ministère de la Marine décida de mettre en œuvre le projet de construction

56
Ibid.
57
Convention avec les frères Blackwill, chefs du pays de Garroway, le 14 décembre 1838 : version
imprimée dans la base des traités du ministère des Affaires étrangères, pièce n° TRA18380013/001 ;
convention passée avec le roi Denis, le 9 février 1839 : ANS 10D1/59, p. 157.
58
Traité relatif à la souveraineté sur le territoire de Garroway, 7 février 1842 : version imprimée dans
la base des traités du ministère des Affaires étrangères, pièce n° TRA18420007.
59
Traité passé entre les délégués du commandant Ed. Bouët et Peter, roi du Grand Bassam, et les chefs
du pays, le 19 février 1842 : ANS 10D1/59, p. 157.
60
Traité passé entre le commandant Bouët et le roi Louis, chef de la rive droite du Gabon, le 18 mars
1842 : ibid.

87
des établissements fortifiés et fit voter le budget nécessaire, en 1843, Bouët avait déjà
mis en place les conditions juridiques qui le rendaient possible en outrepassant ses
instructions61. Il lui restait à obtenir la souveraineté sur Assinie, qui avait remplacé
Garroway dans le projet, ce qui fut fait en 184462.
L’emploi systématique de la notion de « concession de souveraineté », bien
distinguée des « cessions de terrains », est la marque de fabrique des campagnes de
Bouët et de ses lieutenants. Les prises de possession solennelles se font en musique et
le drapeau hissé est salué par des coups de canon. L’obligation d’arborer le pavillon
français est plus étroitement contrôlée après l’établissement des forts, et y contrevenir
peut valoir aux chefs des représailles parfois brutales de la part de commandants de
postes inexpérimentés63. Le drapeau semble pourtant, là aussi, avoir été l’instrument
d’un marquage du territoire dans le cadre des rivalités inter-impériales, en particulier
de la concurrence avec les Britanniques, qui connut un moment d’exacerbation dans
les années 1840.
L’établissement de ces postes fortifiés répondait à l’émergence d’une nouvelle
doctrine ordonnant la relation à établir avec les chefs indigènes. Le capitaine
Broquant, qui avait accompagné Bouët dans sa mission d’exploration commerciale de
la côte en 1838, avait lui aussi rédigé un rapport dans lequel il exprimait une certaine
défiance à l’égard des relations contractuelles en usage dans le régime des comptoirs :
« Quand je dis qu’il faudrait en Afrique des comptoirs, j’entends des
établissements armés et capables de se défendre, je n’admets pas du tout de
simples résidences placées sur la foi des traités et sous la protection des chefs
du pays. Il suffit de jeter un coup d’œil sur ces contrées pour reconnaître qu’il
n’y a pour ainsi dire d’autre système politique que celui de soumettre le plus
faible au plus fort. »64

La capacité à protéger, attribut de la souveraineté, fait ainsi l’objet d’un transfert


d’un partenaire à l’autre. Elle est désormais revendiquée par les Français dans leurs
relations avec les chefs africains. Le fait n’est pas entièrement nouveau. Sous
l’Ancien Régime, déjà, une telle revendication pouvait s’exprimer ponctuellement,

61
Sur la prise de décision et la campagne d’établissement des forts, voir Bernard SCHNAPPER, La
politique et le commerce français dans le Golfe de Guinée de 1838 à 1870, Paris, Mouton, 1961, qui
montre que la décision, politique, fut essentiellement motivée par la concurrence anglaise dans la
région, que Bouët avait bien mise en évidence, alors que les maisons de commerce bordelaises et les
traitants de Gorée ne montraient pas un grand enthousiasme à l’égard du projet, les nouveaux
établissements étant trop éloignés de leurs circuits commerciaux.
62
Traité avec le roi et les chefs d’Assinie, le 16 mars 1844 : ANS 10D1/59, p. 157.
63
Bernard SCHNAPPER, op. cit., p. 69-70.
64
ANOM FM SG SEN/III/5B, Rapport Broquant, p. 96, cité par Bernard SCHNAPPER, op. cit., p. 21,
note 1.

88
comme on le voit dans le compte-rendu d’un « palabre de traité fait entre le Roi de
France & celui de Bar, le 31 Mars 1785 », pour le rétablissement du comptoir
d’Albréda, sur la Gambie :
« On avait établi des coutumes pour le protecteur, soi-disant, de la nation et
commerçants qui venaient faire la traite à Albréda.

Le titre de protecteur de la nation Française est un titre ridicule pour elle,


c’est le Roi de France qui protège et défend ses alliés et amis, s’il se passe
quelque chose contre l’ordre, c’est à l’officier qui commande que l’on doit
s’adresser. »65

Le « ridicule » qui s’attache désormais à l’idée d’une protection exercée par un


chef africain sur des ressortissants d’une nation européenne est le symptôme de la
transition d’une conception des relations internationales relevant du « droit des
nations », qui place celles-ci sur un pied d’égalité, à une conception « positiviste »,
qui établit une supériorité des nations européennes sur les autres66. La nouvelle
doctrine ne s’impose cependant pas du jour au lendemain, mais connaît des moments
d’affirmation qui correspondent à des périodes d’exacerbation des rivalités inter-
impériales propices à l’établissement d’un rapport de force plus affirmé avec les chefs
africains, comme c’est le cas dans les années 1840.

3. Suz eraineté et souv eraineté


À côté du terme de souveraineté employé dans les traités de Casamance en 1838-
1839, puis dans les traités de Bouët au début des années 1840, on voit surgir dans
notre corpus le terme plus surprenant de « suzeraineté », que l’on rencontre d’abord
dans quelques traités en 1852 et 1860, puis dans plusieurs séries de traités contractés
en Casamance (une dizaine en 1861, un en 1863 et une vingtaine en 1865-1866),
auxquels s’ajoutent deux traités conclus en 1865 et 1866 dans la Mellacorée. Le terme
apparaît soit seul, soit associé à ceux de « souveraineté » ou de « protectorat ». Les
Portugais avaient fait grand usage de la relation vassal-suzerain dans leurs traités en
Asie au XVIe siècle aussi bien qu’en Afrique au XVIIe siècle, comme au Monomotapa
en 162967. Mais au XIXe siècle et dans le cadre des traités franco-africains, l’usage du
terme de « suzeraineté » semble être une réinvention du Second Empire, plus

65
ANS 10D1/0060 : Traités et conventions avec différents chefs des rivières du Sud, du 8 février 1785
au 16 août 1849, p. 12.
66
Charles ALEXANDROVICZ, The European-A frican Confrontation … , op. cit.
67
Ibid., p. 14-17.

89
particulièrement appliquée au contexte casamançais. Il subsiste pourtant sous la
Troisième République, dans des conditions qu’il faudra analyser.
Pour autant que l’on puisse en juger à l’examen du corpus étudié, et sous réserve
d’investigations ultérieures plus exhaustives, l’introduction du terme de
« suzeraineté » dans les traités semble imputable à Emmanuel Bertrand-Bocandé,
commerçant nantais devenu résident à Carabane en 1849. Le poste installé sur l’île de
Carabane, à l’embouchure de la Casamance, sur un terrain acquis en 1836 « en toute
propriété » pour une somme modique, fut pourvu d’un « résident », commerçant qui
arborait le pavillon français devant sa maison et représentait l’autorité française dans
les litiges commerciaux et les relations avec les chefs. Le premier résident, Jean
Baudin, ayant été destitué en 1849 pour s’être livré à la traite et avoir attaqué un
bateau anglais, Bertrand-Bocandé le remplaça dans ces fonctions jusqu’en 186468. Les
commandants de Gorée et gouverneurs du Sénégal voyaient en lui un bon connaisseur
des sociétés de la Basse Casamance69, un fin négociateur déployant une activité
diplomatique inlassable auprès des chefs et le consolidateur de la présence française
dans l’estuaire casamançais. Le projet, soutenu par la maison Maurel et Prom, de le
faire nommer résident supérieur en Casamance échoua, mais Bocandé resta une figure
locale que les gouverneurs consultaient volontiers sur la politique et le commerce
dans la région70. Il est à l’origine de séries de traités conclus dans les années 1851-
1852 et 1860.
Le traité conclu en 1852 avec les chefs du cap Roxo, situé entre l’embouchure de
la Casamance et le Rio Cachéo au sud, est assez curieux dans sa formulation. Il
mobilise conjointement les notions de souveraineté et de suzeraineté tout en les
distinguant et en les appliquant à des portions de territoire différentes. L’article 1
stipule en effet que les chefs signataires « cèdent en toute propriété et souveraineté,
pour toujours et sans redevance, toutes les îles cultivables ou non cultivables
dépendant de leur territoire et qui sont formées par les marigots qui joignent la
Casamance au Rio Grande San Domingo, autrement dit, Rio de Cachéo entre
Carabane et le Cap Roxo ». Dans l’article 2, « ils reconnaissent à la France le même
droit de souveraineté sur tout le littoral du territoire du Cap-Roxo, conformément à
68
Yves SAINT-MARTIN, Le Sénégal … , op. cit., p. 126-127.
69
Emmanuel BERTRAND-BOCANDE, « Carabane et Sédhiou. Des ressources que présentent dans
leur état actuel les comptoirs français établis sur les bords de la Casamance », Revue Coloniale, t. XVI,
juillet-décembre 1856 ; id, « Notes sur la Guinée portugaise ou Sénégambie méridionale », Bulletin de
la société de géographie, Paris, 1849.
70
Ibid., p. 265-266, 402-405, 454, 458-459.

90
ses limites qui seront déterminées par des agents français » et enfin, par l’article 3,
« ils soumettent tout le reste de leur territoire sous la suzeraineté de la France »71. Le
traité met donc en place une gradation des droits sur le territoire. La concession de
souveraineté sur les terrains cédés en propriété, appliquée aux îles, est une formule
conforme à celles que l’on a rencontrées dans les traités antérieurs. La souveraineté
simple, sans cession de terrain, est appliquée au littoral, sans précision de la
profondeur du territoire concerné. Sa fonction semble être de garantir un droit d’accès
au littoral qui, sans être exclusif, se présente comme privilégié. Enfin, la suzeraineté,
appliquée au « reste » du territoire, c’est-à-dire à l’arrière-pays, apparaît comme une
forme affaiblie de souveraineté.
Il est bien difficile, à la lecture de ce traité, de définir les contours juridiques, le
champ d’application et même l’extension du territoire concerné par le « droit de
souveraineté » sur le littoral : s’agit-il d’une annexion formelle ou de droits réservés ?
La future délimitation doit-elle porter, en extension, sur le nombre de kilomètres de
côtes concernés, ou sur la profondeur du territoire côtier ? Et que signifie la
souveraineté sur un littoral si celui-ci est conçu comme une ligne ? En revanche, la
suzeraineté, guère mieux définie, renvoie clairement à un acte de soumission
politique. Portant sur « le reste » du territoire, autrement dit, sur le territoire demeuré
sous la souveraineté des chefs, elle recouvre en réalité un acte d’allégeance et établit
une domination personnelle sur ces chefs plutôt que sur leur territoire. Cette
dimension du traité s’explique assez bien par le contexte. L’année précédente, une
expédition de représailles, menée contre les diolas des environs de Carabane, à
Cagnut, s’était terminée par la soumission des chefs et par la signature d’un traité dont
Bertrand-Bocandé avait été le négociateur. Les chefs avaient été contraints
d’abandonner en pleine propriété la totalité de l’île de Carabane et d’accepter la
suzeraineté de la France. Cette dernière clause apparaît ainsi comme l’instrument
juridique de la mise au pas de chefs qui pouvaient menacer les activités commerciales
des Français dans la région. Selon Yves Saint-Martin, la formalisation juridique de la
domination française était cependant plutôt tournée contre les Portugais, concurrents
des Français dans la rivière, où ils possédaient un préside à Ziguinchor, que contre les
Diolas proprement dits72. Au Cap Roxo, le traité de 1852 ne semble pas avoir conclu
une séquence d’attaques et de représailles, mais la même situation de rivalité franco-

71
ANS Sénégal 10D1/62, chemise 12. Le traité est reproduit dans son intégralité en annexe : 2-4.
72
Yves SAINT-MARTIN, op. cit., p. 186.

91
portugaise prévalait. L’expédition de Cagnut constitue en tout cas selon Yves Saint-
Martin un tournant dans la politique menée par les gouverneurs du Sénégal envers les
chefs africains, au-delà même de la Casamance73. Elle est un jalon dans la transition
impériale, dont les traités se font l’écho par l’invention de la suzeraineté coloniale.
Dans un traité plus tardif également négocié par Bertrand-Bocandé, l’imposition de la
suzeraineté constitue explicitement une mesure de représailles et une forme de paix
inégale. En 1859, une première expédition punitive menée contre les Djougoutes, qui
avaient capturé des travailleurs agricoles sur les plantations-mêmes de Bertrand-
Bocandé à Carabane, s’était échouée dans les marigots et n’avait pu atteindre leurs
villages cachés dans la mangrove. La tentative suivante n’en fut que plus offensive et
une forte colonne de cinq avisos à vapeur munis d’artillerie fut diligentée en 1860. Le
traité qui conclut l’opération, réduit à deux articles, porte clairement les traces de ce
contexte guerrier74 :
« Article 1er

Les habitants de Thiong, ayant reconnu leurs torts, demandent la paix à


Monsieur le Gouverneur du Sénégal ; ils offrent un tribut que, considérant
leur pauvreté et les pertes qu’ils ont éprouvées pendant l’expédition,
Monsieur le Gouverneur réduit à seize bœufs déjà payés. Ils s’engagent à
l’avenir à recevoir chez eux les traitants français en toute liberté et toute
sécurité et à ne commettre aucun pillage dans les factoreries, ni dans les
villages dépendant de l’autorité française.

Article 2

Sur leurs instances réitérées, Monsieur le Gouverneur leur accorde l’oubli du


passé, leur permet de rétablir leurs villages détruits par la guerre, de reprendre
leurs travaux de culture, et consent à les protéger à l’avenir en exerçant sur
leur territoire les droits de suzeraineté qu’ils le prient d’accepter. »75

La reconnaissance de suzeraineté, associée à la notion de protection, affirme une


domination politique mais non territoriale. Elle constitue ainsi une des expressions de
l’invention juridique du protectorat colonial.
Le terme de suzeraineté introduit par Bertrand-Bocandé est ensuite repris dans une
série de traités conclus en Casamance, pour la plupart à l’initiative des commandants

73
Ibid.
74
La Basse-Casamance était particulièrement difficile à appréhender pour les Français en raison de son
morcellement politique, chaque village constituant une unité politique autonome. Voir Peter MARK, A
cultural, economic and religious history of the Basse Casamance since 1500, Wiesbaden, Stuttgart,
Franz Steiner Verlag, 1985 ; Christian ROCHE, Histoire de la Casamance. Conquêtes et
résistances :1850-1920, Paris, Karthala, 1985 ; Séverine AWENENGO DALBERTO, Les Joola, la
Casamance et l’Etat au Sénégal (1890-2005), thèse d’histoire, Université Paris 7-Denis Diderot, 2005.
75
Traité conclu avec le village de Thiong le 5 mai 1860 : ANS Sénégal 10D1/65.

92
des postes de Carabane (Basse Casamance) et de Sédhiou (Haute Casamance), et plus
rarement à l’occasion d’un déplacement dans la région du commandant de Gorée
(Pinet-Laprade, en 1861) ou du gouverneur du Sénégal (Jauréguiberry, en 1861 et
1863)76. Pour le reste, les clauses sont similaires à celles des traités casamançais de
1838-1839 : exclusivité du commerce attribuée aux Français et droit de couper du
bois. S’y ajoutent parfois l’interdiction faite aux chefs de vendre des terrains sans
l’autorisation d’un représentant de la France et l’obligation de céder sans contrepartie
ceux qui seraient nécessaires aux établissements des commerçants français.
Terme hérité de la féodalité, « suzeraineté » renvoie à l’hommage d’un vassal à
son suzerain et personnalise la relation politique : la souveraineté porte sur un
territoire tandis que la suzeraineté engage un homme. Par conséquent, celle-ci n’est
pas héréditaire et doit être renouvelée à chaque fois qu’intervient un changement de
règne. C’est ce qui se produit en Mellacorée en 1866. En 1865, Malagui Belli, roi de
Malaguia, almamy du Forécariah, « roi de tout le pays Moréah, comprenant la
Mellacorée, la Tannah, le Béreiré et le Forécariah », avait placé « son pays et ses
sujets » sous la suzeraineté et le protectorat de la France77. L’année suivante, le traité
fut reconduit avec son successeur, l’almamy Bokary « chef du Moréah, comprenant la
Mellacorée, la Tannah, le Béreiré et le Forécariah », avec une clause qui conditionnait
la reconnaissance du nouvel almamy par la France à l’acceptation de l’héritage de la
vassalité :
« L’almamy, reconnu par nous comme successeur de Malagui, accepte toutes
les conditions du traité passé le 22 Novbre 1865 et s’engage à n’exercer
aucunes [sic] représailles vis à vis de ses partisans. »78

Comme le laisse entendre l’allusion à des querelles partisanes au sein de ce


royaume, une guerre de succession avait éclaté, faisant de l’alliance avec les Français
ou avec les Anglais un enjeu dans cette région disputée. Malagui avait été le candidat
soutenu par la France. À sa mort, les Français furent contraints de reconnaître le
vainqueur de la lutte, plutôt considéré comme partisan des Anglais. Mais l’almamy

76
ANS 10D1/59, p. 149-152.
77
Traité du 22 novembre 1865, ibid., p. 163. Le registre récapitulatif ne porte pas mention du terme de
« protectorat », qui figure dans une autre liste : ANS 7G18, liste de traités conclus avec la Mellacorée,
citée par Odile GOERG, Commerce et colonisation en Guinée (1850-1913), Paris, L’Harmattan, 1986,
p. 67. La copie imprimée figurant dans la Base des Traités et Accords de la France à la cote
TRA18650038 confirme la double mention de la suzeraineté et du protectorat. Dans ce document,
l’almamy est appelé Maléguy-Touré et non Malagui Belli.
78
Traité du 30 décembre 1866, ibid. Voir le texte complet dans la Bases des Traités, TRA18660029.

93
Bokary ne mit jamais en application ce traité qui lui avait été imposé79, ce qui
constitue un indicateur de pratiques non conformes à la lettre, qui nous oblige à
considérer avec prudence les clauses des traités.
On peut s’étonner de voir subsister dans les traités l’usage de la notion féodale de
suzeraineté sous la Troisième République. Les traités conclus dans les Rivières du
Sud en 1877-1879, souvent à l’initiative de Boilève, directeur des affaires politiques
du Sénégal, associent suzeraineté et protectorat. Mais la plupart se réfèrent à des
traités antérieurs, datant des années 1865-1866, dont ils ne font que reprendre la
terminologie en ajoutant des clauses plus contraignantes80. Ils s’appuient donc sur le
socle existant sans en remettre en question la formulation, l’essentiel étant d’obtenir
des nouveaux chefs la confirmation de la soumission formelle à la France effectuée
par leurs prédécesseurs. Tous rappellent donc dans le texte le traité du 22 novembre
1865 passé avec l’almamy Malagui Belli ou celui du 30 décembre 1866 signé par
l’almamy Bokari. La série de 1877-1879 vient en réalité prendre acte de
l’inconsistance du grand « Moréah », fiction politique constituée par le traité de 1865
qui avait placé à la tête de la Mellacorée et des rivières voisines l’almamy Malagui,
allié de la France, sans tenir compte du caractère fédéral de l’organisation de la
région, entretenant ainsi le conflit qui la traversait81. En traitant désormais séparément
avec Bokari pour le seul Moréah et avec les chefs de chacun des territoires concernés
(Forécariah et dépendances, Béreiré et île de Matacong, Contah, Pharmoréah et
dépendances, Maurécariah, Taïbé, Kalémodiah et dépendances, Maléquiah et
dépendances)82, Boilève reconnaît ces derniers comme indépendants du premier. Il les
oblige cependant à reprendre à leur compte les clauses des traités signés
antérieurement par les deux almamys.

Il est difficile de tirer des conclusions claires d’une telle labilité dans les termes
employés et leur usage. Pour Alexandrowicz, elle est surtout un symptôme de

79
Odile GOERG, op. cit., p. 67 et 70.
80
ANS 10D1/59, p. 163-166.
81
Odile GOERG, op. cit., p. 67 et 70.
82
ANS 10D1/59, p. 163-167. Les traités mentionnés dans ce répertoire sont les mêmes que ceux que
donne Odile Goerg, op. cit. p. 74, à partir d’une autre liste, in ANS 7G18, sauf pour Béreiré et
Matacong (traité du 22 janvier 1878) qui ne figure pas dans la liste étudiée par Odile Goerg. J’exclus
pour ma part les traités passés avec le pays de Samo, qui ne comportent aucune référence aux traités de
1865 et 1866 car ce pays n’était pas concerné par l’inclusion dans un grand Moréah. Dans ce dernier
cas, c’est, semble-t-il, par mimétisme avec le reste de la série que le traité conclu le 3 avril 1879
comporte aussi le terme de « suzeraineté ».

94
l’ignorance des négociateurs européens, administrateurs coloniaux ou militaires, qui
distinguaient assez mal le sens des notions juridiques qu’ils mobilisaient83. Il ne faut
pas oublier, néanmoins, qu’il n’existait pas de modèle préétabli et unifié permettant
d’énoncer clairement la forme juridique des appropriations. L’expérience antérieure
des appropriations européennes en Asie ou des traités portugais en Afrique, à laquelle
Alexandrowicz compare l’activité diplomatique européenne en Afrique au
XIXe siècle, ne semble pas avoir constitué un univers de référence mobilisable par les
auteurs des traités que nous avons étudiés. Tout au plus connaissent-ils les traités
signés par leurs prédécesseurs avec les représentants d’un territoire donné. Il s’en
inspirent alors en introduisant des variantes qui vont généralement dans le sens d’une
accentuation de la contrainte juridique imposée aux chefs. Mais la pression qu’ils se
sentent autorisés à exercer dépend étroitement des circonstances : elle reflète à la fois
le contexte de rivalité inter-impériale dans lequel se trouve pris un territoire et
l’évolution locale du rapport de force entre Européens et Africains. Finalement, la
production diplomatique analysée ici manifeste une certaine liberté des acteurs-
auteurs de ces textes, qui inventent constamment de nouvelles manières de dire.

4. Protection, protectorat, annexion


En 1870, à un moment où il était question d’abandonner les comptoirs fortifiés
fondés par Bouët sur les côtes du golfe de Guinée et au Gabon, l’amiral Bourgois,
commandant supérieur des Établissements de la Côte d’Or et du Gabon, exprimait des
doutes quant à la nature des traités signés :
« Il est à regretter que dans la plupart des traités passés sur la côte d’Afrique,
les mots de souveraineté aient été écrits lorsqu’il s’agissait en réalité que d’un
protectorat très restreint. »84

Si la notion de souveraineté utilisée par Bouët semblait alors excessive par rapport
à l’engagement réel de la France sur ces points de la côte, celle de suzeraineté remise
à l’honneur par Bertrand-Bocandé, aussi anachronique fût-elle en apparence,
correspondait finalement mieux à la nature des relations entretenues par la France

83
Charles Henry ALEXANDROWICZ, op. cit., p. 62 (« Legal terminology was obviously not a
significant weapon in the colonial officer’s professional armory ») et p. 80 (« It has been often
maintained that the Africans did not understand international law in detail but we may wonder whether
European colonial negociators had grasped the meaning of the law »).
84
ANOM, Gabon I/9h, Lettre de l’amiral Bourgois au ministre de la Marine, 29 juin 1870, citée par
Bernard SCHNAPPER, La politique et le commerce… , op. cit., p. 60.

95
avec les chefs des États côtiers. Mais il reste à éclairer la notion de « protectorat », qui
recouvre aussi des réalités différentes, puisqu’il peut se révéler « très restreint ».
On rencontre en effet la même indétermination dans l’usage de la notion de
« protection », dont dérive le « protectorat ». L’apparition précoce des deux termes ne
permet pas de conclure à l’existence de véritables « protectorats coloniaux », tels que
les définissent après coup les juristes de la fin du XIXe siècle, comme le fait François
Gairal, dans une thèse de droit international publiée en 189685. Ainsi, en 1838 à
Garroway, une simple cession de terrain s’accompagne d’une « alliance offensive et
défensive avec la France qui, d’un autre côté, lui garantit son protectorat »
(article 3)86. Contrepartie de l’alliance, « protectorat » semble ici signifier simplement
protection – au sens propre – contre les attaques d’ennemis de toute sorte, puisqu’il
n’est aucunement question d’une cession de souveraineté. Ce n’est que quatre ans
plus tard que le nouveau chef de Garroway, « vu l’attaque violente dont son peuple a
été l’objet de la part des habitants de l’intérieur », désire « se ranger plus directement
encore sous le patronage d’un roi puissant » (préambule) : les frères Blackwill
consentent à abandonner au roi des Français « tous leurs droits de souveraineté sur les
pays dont la légitime possession leur vient de leurs pères » (article 1). C’est dans un
contexte troublé, pour chasser un occupant venu de l’intérieur – qui avait en réalité
surtout mis la main sur les terrains cédés à la France en 1838 –, que les habitants de
Garroway trouvent le motif de « se ranger sous le protectorat du Roi des Français,
dont ils se considèrent comme les sujets dorénavant » (article 3)87. On passe ainsi
d’un faux protectorat à un assujettissement pur et simple de tous les habitants par un
traité qui n’engage plus seulement la responsabilité du chef mais toute la population,
et dont on peut supposer qu’il resta d’autant plus fictif que le projet d’établir un poste
fortifié à Garroway fut finalement abandonné.
Dans la série de traités casamançais de 1838-1839 présentée plus haut, il y a bien
abandon de souveraineté sur la portion de territoire cédée aux Français, mais l’amitié
et la protection en retour sont acquises à tous les habitants du village : il y a

85
François GAIRAL, Le Protectorat international : la protection de sauvegarde, le protectorat de droit
des gens, le protectorat colonial, Paris, A. Pédone, 1896.
86
ANS 10D1/59, p. 157. Traité signe le 14 décembre 1838 à bord du brick La Malouine, entre Edouard
Bouët et les frères Black-Will, répertorié comme « protectorat » dans la Base des Traités et Accords de
la France, où il est disponible à la cote TRA18380013.
87
Traité signé à bord du Nisus, au mouillage de Garroway le 7 février 1842, par Bouët et par le roi
Guillaume, dit Will, aîné des Black-Will et son jeune frère : ibid., TRA18420007. Le contexte dans
lequel ont été établis les traités de Bouët entre 1842 et 1844 a été présenté plus haut, et la part de la
pression militaire dans leur acceptation n’est pas douteuse.

96
déconnexion entre le territoire limité de la concession et le territoire de la protection :
ce n’est pas un « protectorat ». Dans la Mellacorée, le traité signé avec l’almamy
Maléguy-Touré en 1865 accordait, en échange de la suzeraineté et du protectorat, la
reconnaissance de l’autorité du chef du Forrécariah sur tout le « Moréah » étendu en
réalité aux rivières voisines, avantage politique plus considérable que la protection
proprement dite. Le « protectorat » valait ainsi extension du territoire.
La notion de protection reste vivante, ne serait-ce que de façon rhétorique, dans
l’usage du terme de « protectorat » lors des annexions auxquelles procèdent Faidherbe
et ses successeurs dans les années 1860 et 1870 dans le Moyen Sénégal en
démantelant progressivement la confédération du Fouta Toro. Le Fouta était à la fois
une aire d’activité pour les traitants de Saint-Louis qui voulaient y abolir les
« coutumes » et y obtenir une protection de leur commerce, une zone de passage
obligée entre le bas et le haut fleuve, et le pays d’origine d’El-Hajj Umar, qui y
jouissait d’une influence considérable. Il constituait donc une poche de résistance
dans la progression des Français vers le Haut-Fleuve engagée depuis le début des
années 1850. En 1854, une expédition au Dimar, la province la plus occidentale du
Fouta Toro et donc la plus proche de Saint-Louis, avait eu pour objet d’y renforcer le
fort de Dagana et d’y reconstruire celui de Podor, ruiné et abandonné88. Faidherbe
gouverneur, la politique de mise sous tutelle du Fouta fut mise en œuvre par une série
de campagnes closes par des traités visant à séparer progressivement toutes les
provinces de cette confédération, pour isoler le Fouta central déjà affaibli par la
migration d’une partie de ses habitants partis rejoindre El-Hajj Umar. Dans un
premier temps, les provinces périphériques sont réputées se déclarer elles-mêmes
« indépendantes » de cet État et bénéficier de la protection de la France. C’est le cas
du Dimar en 1858, puis, en 1859, du Toro et du Damga, situés de part et d’autre du
« Fouta central »89. Le traité passé avec le chef du Toro est celui où l’argument est le
mieux développé.
« Article 1er. – Le Toro, reconnaissant que sa réunion politique avec le Fouta
lui a toujours été plus nuisible qu’utile, et voulant s’assurer, pour l’avenir, la
protection des Français, et une paix durable avec eux, déclare former à
l’avenir un État indépendant […].

88
A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 1-5. Cette expédition avait été menée sous les ordres du gouverneur
Protet, et Faidherbe, capitaine du génie, s’y était fait remarquer en bâtissant le fort.
89
Traité de paix avec le chef du Dimar, 18 juin 1858 ; Traité de paix avec le chef du Toro, 10 avril
1859 ; Traité de paix avec le Damga, 10 septembre 1850. Tous ces traités, signés par Faidherbe, sont
reproduits dans A nnales sénégalaises, op. cit., p. 425-426 et 428.

97
Article 3. – Le gouverneur reconnaît l’indépendance de ce nouvel État et de
son chef électif. Il lui promet aide et protection contre les ennemis que
pourrait lui susciter le présent traité et, en particulier, dans le cas où les
villages qui forment la limite du Toro, du côté du Fouta, auraient à souffrir
des dommages de la part des habitants de ce dernier pays, le gouverneur
promet de faire construire une tour à l’endroit le plus convenable pour assurer
une protection efficace au Toro. »

En formant ainsi des États indépendants, le gouverneur était conduit à garantir


leurs frontières avec ce qui subsistait de la confédération. La nécessité de les protéger
découlait des termes-mêmes du traité, qui créait des entités politiques fragiles. Dans
ce cas, la protection n’était pas seulement la contrepartie de l’entrée de ces territoires
dans la zone d’influence de la France par leur sécession vis-à-vis d’une tutelle
antérieure, elle était le but véritablement poursuivi : la promesse de faire construire
une tour sur la nouvelle frontière, présentée come une manifestation de sollicitude et
de bienveillance, entrait en fait dans les vues de Faidherbe comme un moyen de
contrôler le Fouta au plus près du cœur du territoire, en ponctuant le fleuve
d’établissements fortifiés. Pour autant, aucun de ces traités n’est présenté comme un
traité de « protectorat » : la nomenclature retenue dans les A nnales Sénégalaises est
celle de « traités de paix ». Dans le traité signé avec le Dimar, d’ailleurs, la protection
est réciproque, puisque le chef de cette province, Eliman Abdoul Boly, « s’engage à
protéger les sujets français et leurs biens dans son pays, comme ses sujets et leurs
biens sont protégés dans les pays français » (article 4). La série comprenait aussi un
traité avec le Fouta, qui reconnaissait les nouvelles frontières qui lui étaient imposées
par la création des nouveaux États, et sa réduction de facto au « Fouta proprement dit,
ou Fouta central »90. Après la signature du traité par son représentant, l’almamy
Moustapha en reconnut officiellement les clauses par une brève lettre qui ne laisse pas
de doute sur la signification qu’il lui accordait :
« Cette lettre a pour but de vous informer que j’accepte moi-même ce qu’ont
accepté le Fouta, le Toro et le Damga, qu’il m’en advienne du bien ou du mal,
que j’en sois amoindri ou agrandi. »91

Présenté par les Français comme un simple traité bilatéral, ce traité engage en
réalité la reconnaissance par l’almamy des nouvelles entités politiques créées aux
dépens de la confédération qu’il dirige. La notion de protection est mobilisée dans ce
traité sous une forme inédite. Il ne s’agit pas d’une protection accordée au Fouta, qui
reste indépendant dans ses nouvelles frontières, ni d’une protection des sujets français
90
Traité de paix avec le Fouta, 15 août 1859, publié dans les A nnales Sénégalaises, p. 426-427.
91
Ibid., p. 427-428.

98
et de leurs biens qui serait exigée de l’almamy, puisque celui-ci s’engage seulement à
les « faire respecter dans son pays » (article 4). Une « protection » est accordée par
les Français, « sous leurs forts à leurs alliés du Fouta » : ce sont les nouvelles enclaves
créées autour des forts établis sur les nouvelles frontières du Fouta à la faveur des
accords avec les provinces devenues « indépendantes » qui doivent constituer des
pôles de « protection », essentiellement dirigés contre les « pillages des Maures »
(article 5). La protection s’étend donc aux sujets du Fouta indépendant, mais elle est
restreinte à des enclaves périphériques à leur territoire.
La seconde étape du démantèlement du Fouta Toro passe par l’« annexion » des
trois provinces déjà séparées de la confédération : le Dimar et le Damga dès 1860, le
Toro en 186392. Ce dénouement intervient, pour ce qui est du Toro, au terme d’une
campagne très destructrice menée par terre et par voie fluviale sous le commandement
de Jauréguiberry, gouverneur du Sénégal de 1861 à 1863, contre le nouveau lam Toro
(almamy du Toro), Samba Oumané, réputé hostile aux Français. Devant la violence
de la campagne, les chefs du Toro viennent demander la paix. Le traité qui en résulte
constitue avant tout un acte de soumission93. Pourtant, une analyse précise du texte
permet de s’interroger sur le sens du mot « annexion ». Le préambule et le premier
article sont ceux d’une paix léonine, par lequel le gouverneur profite de la terreur
provoquée par les bombardements et les destructions pour imposer une complète mise
sous tutelle :
« Le gouverneur du Sénégal et dépendances accepte la soumission des
habitants du Toro et consent à leur accorder la paix aux conditions suivantes :

Article 1er. – Les habitants du Toro reconnaissent que leur pays est annexé à
la colonie française du Sénégal, qu’ils sont par conséquent sous la
dépendance et la protection de Sa Majesté l’Empereur des Français,
représenté en Sénégambie par le gouverneur. »94

L’annexion y est donc définie par l’ajout de la dépendance à la protection.


Pourtant, les articles suivants donnent un contenu bien léger à cette dépendance,
puisqu’ils précisent que « le Toro continuera à s’administrer d’après ses lois, usages
et coutumes » (article 2), que « la religion des habitants sera sérieusement respectée »

92
A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 428 pour le Dimar, p. 431-432 pour le Toro et p. 432 pour le
Damga. L’annexion du Dimar est mentionnée en note, sans que le texte soit reproduit ; pour le Damga,
le texte proposé n’est pas celui de l’annexion de 1860, mais une déclaration du 9 août 1863 qui la
réitère. Seul le texte de l’annexion originelle du Toro est reproduit dans cette publication. Voir aussi
ANS 13G5.
93
Yves SAINT-MARTIN, op. cit., p. 489-490.
94
Ibid. Le texte est entièrement reproduit en annexe, 2-5.

99
(article 3). Et si le gouverneur se réserve un droit de regard sur la désignation des
chefs, par une validation a posteriori du lam Toro désigné par l’assemblée générale
des chefs selon les institutions du Toro, il décide aux termes du traité de confirmer
Samba Oumané, celui-là même qu’il était venu combattre. Outre les clauses d’usage
sur la liberté du commerce et contre le brigandage, les seules mesures contraignantes
sont celle qui institue l’administration française comme seule juridiction compétente
pour régler les litiges entre sujets français et habitants du Toro (article 7), et
l’article 6, selon lequel « les chefs sont chargés de faire exécuter, dans tous les
villages soumis à leur autorité, les lois du pays et les ordres du gouverneur » : le
pouvoir législatif est ainsi réparti entre les institutions locales et l’autorité coloniale,
tandis que le pouvoir exécutif est entièrement entre les mains des autorités locales. La
souveraineté est donc pour le moins partagée. Bien loin de l’annexion, qui eût imposé
l’application de la législation de la colonie, la formule est plutôt celle d’un protectorat
sans résident : le commandant de Podor est une instance judiciaire que l’on saisit de
certains cas, mais aucune compétence particulière ne lui est attribuée en matière
d’administration interne, pas même à titre consultatif. Jauréguiberry devait être
conscient d’avoir employé mal à propos le terme d’annexion, puisqu’il expliquait
dans une dépêche au ministre, deux jours après la signature de ce traité, qu’il n’avait
inséré cette clause que pour éviter que le nouveau traité ne puisse se révéler en retrait
par rapport au précédent. Or il ignorait les termes employés dans le traité de 1859,
qu’il n’avait pas pu retrouver dans les archives95 ! L’exemple est symptomatique de
pratiques diplomatiques non encadrées et dénuées de suivi, qui laissent le champ libre
au négociateur européen pour inventer de nouvelles formules.
La pratique de l’annexion n’était pas cependant une invention de Jauréguiberry.
Elle avait été inaugurée par Faidherbe à l’égard du Oualo en décembre 1855 et devait
être rééditée pour le Cayor par le même Faidherbe à la fin de son second mandat, en
1865 : le gouverneur avait alors adopté successivement les titres de brak du Oualo et
de damel (roi) du Cayor. Ces annexions n’ont laissé aucune trace dans les registres de
traités, car il s’agit de décisions unilatérales96. Les annexions par traité du Dimar, du
Damga et du Toro constituaient donc une anomalie qui n’allait pas tarder à être
relevée. Dans un contexte bien différent de ceux du Oualo et du Cayor, et par un effet

95
Christian SCHEFFER (éd.), Instructions générales données de 1763 à 1870 aux gouverneurs et
ordonnateurs des établissements français en A frique occidentale, Paris, Société de l’Histoire des
Colonies françaises, 1927, t. II, 1831-1870, p. 364.
96
Yves SAINT-MARTIN, op. cit., p. 330 et 524.

100
de mimétisme irréfléchi, Jauréguiberry avait cru pouvoir user pour le Toro du même
terme d’annexion, que le contenu du traité démentait formellement. Laissant en place
Samba Oumané, légitimement élu, Jauréguiberry n’avait nullement en vue de
transférer au gouverneur le titre de lam Toro.
De plus, la notion même d’annexion fut remise en cause par l’administration de la
colonie comme au ministère, dans les dernières années du Second Empire et au début
de la Troisième République. L’inflexion majeure de la politique sénégalaise de la
France autour de 1870 conduisit ainsi à désannexer le Cayor central en en remettant la
souveraineté à Lat Dior 97 , à restituer une certaine autonomie au Oualo en lui
attribuant une constitution sous l’autorité d’un « chef supérieur » qui ne portait pas le
titre de brak mais était choisi dans la famille royale et pouvait être considéré comme
tel par ses administrés98, et enfin à « renoncer à [la] domination directe sur le Toro et
sur le Dimar en laissant les populations nommer leurs chefs elles-mêmes et
s’administrer comme elles l’entendront »99, ce qui était déjà le cas.
Finalement, dans les traités imposés à l’Irlabé et au Lao, dernières provinces à être
détachées du Fouta Toro, en 1877, le processus fut plus rapide mais il n’était plus
question d’annexion : un seul acte suffit à déclarer ces provinces indépendantes du
Fouta et à les placer simultanément sous le protectorat de la France100.

La pratique diplomatique qui s’imposa dans les années 1870 et 1880 consista en un
usage de plus en plus raisonné de la notion de protectorat. Les traités étaient loin
d’être identiques dans le détail de leurs clauses, mais la définition du protectorat
comme partage de souveraineté entre les deux parties reposant sur une dissociation de
la souveraineté extérieure et de la souveraineté intérieure, sans être jamais exprimée
en ces termes, était devenue une évidence tacite. Les négociateurs mettaient
désormais un soin particulier à assurer aux chefs d’État africains que les règles de
succession ne seraient pas remises en cause, qu’ils conserveraient leur autorité sur
leurs sujets et pourraient les administrer selon la coutume et les usages en vigueur.
Ainsi, le traité passé avec le teigne du Baol énonce-t-il que « le Baol est placé sous le
protectorat de la France » (article premier), protectorat qui se traduit par la promesse

97
Traité du 12 janvier 1871, publié dans A nnales Sénégalaises, p. 411.
98
Yves SAINT-MARTIN, op. cit., p. 592-595.
99
Le Ministre à M. le Gouverneur du Sénégal et dépendances, Paris, le 26 mai 1870, in Christian
SCHEFFER (éd.), Instructions générales, op. cit., t. II, p. 401.
100
Traités du 24 octobre 1877 avec l’Irlabé et le Lao : ANS 10D1/59, p. 67 et 69.

101
d’une « aide et protection au Baol dans le cas où les habitants de ce pays seraient
menacés dans leurs personnes ou leurs biens pour avoir exécuté le pacte d’amitié qu’il
conclut librement avec la France » (article 8), mais aussi que « la République
française ne s’immiscera ni dans le gouvernement, ni dans les affaires intérieures du
Baol » (article 9). La permanence à la tête de l’État est assurée par l’article 9 qui
précise que « les droits de Teigne et de ses successeurs restent absolument les mêmes
que par le passé », même si elle n’est pas inconditionnelle, comme le montre
l’article 10 : « La République française reconnaît d’avance la succession au trône du
Baol dans la famille Tiéacine et d’après les usages anciens du pays, à la condition que
le successeur reconnaitra les clauses du présent traité »101.
Le partage entre souveraineté externe et souveraineté interne donne lieu à des
formulations encore plus lapidaires, comme dans une série de traités négociés par
Monteil lors de sa mission de 1890-1891, rédigés selon deux modèles distincts, l’un
de protectorat et de commerce, l’autre d’alliance et de commerce, dont Monteil usait
selon les circonstances. Les traités relevant du modèle « protectorat » reprenaient tous
les mêmes clauses, à quelques variantes près. Ainsi, les deux premiers articles du
traité passé avec l’almamy de San étaient-ils rédigés comme suit :
« Art. I - L'almamy de San en son nom et au nom de ses successeurs place
son pays sous le protectorat de la France.

Art. II - La France reconnait l'indépendance de la ville de San sous l'Almamy


actuel et ses successeurs membres de sa famille dans l'ordre normal de
succession. Elle s'engage à assurer cette indépendance contre les entreprises
des pays voisins. »102

La juxtaposition des termes de « protectorat » et d’« indépendance » n’est


paradoxale qu’en apparence : elle constitue l’expression la plus claire de la
dissociation entre les deux régimes de souveraineté, interne et externe. La répétition
du terme d’« indépendance » dans l’article 2 traduit bien cette dichotomie :
l’indépendance interne est garantie par le maintien de toutes les prérogatives des
almamys de San, tandis que l’indépendance à l’égard des voisins, externe, relève de la
protection de la France. La marque de la perte de souveraineté extérieure est signifiée
à l’almamy de San par les clauses instituées par les articles 8 et 9 :

101
Traité avec le Teigne du Baol, 8 mars 1883, reproduit dans A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 419-
420, et disponible dans la Base des Traités et Accords de la France, à la cote TRA18830015.
102
Traité de protectorat et de commerce avec le chef de la ville de San, 14 janvier 1891, disponible
dans la Base des Traités et Accords de la France à la cote TRA18910025. Une copie ronéotypée de ce
traité se trouve dans les papiers Monteil, aux Archives nationales de France : AN 66 AP 4.

102
« Art. VIII - L'Almamy de San s'engage à ne passer de traités avec aucune
puissance européenne étrangère sans la sanction préalable du Gouvernement
français.

Art. IX - Comme signe efficace de notre protection dont il pourra user contre
toute entreprise européenne étrangère, l'Almamy de San a reçu de nous un
pavillon français qu'il s'engage à conserver. »103

On retrouve là la marque d’un contexte de rivalités inter-impériales qui avait aussi


conduit, dans les Rivières du Sud ou sur la côte de l’Or, à la même insistance sur le
drapeau, marque d’une souveraineté extérieure dirigée contre les rivaux européens.
C’est aussi l’indice de ce que Charles-Henry Alexandrowicz considère comme un
dévoiement de la pratique juridique du protectorat classique en « protectorat
colonial », instrument purement politique d’une course aux titres engagée après la
conférence de Berlin par les puissances européennes : dans ce cadre, les traités passés
avec des chefs africains n’étaient plus considérés comme des actes bilatéraux réglant
une relation particulière entre un État africain et un État européen, mais comme des
droits provisionnels au territoire, à faire valoir auprès du « concert des nations »
européen. C’est aussi le sens que donne François Gairal au « protectorat colonial »,
défini comme une forme transitoire et provisionnelle d’appropriation qui viserait
essentiellement à signifier une influence politique sans se donner immédiatement les
moyens et la peine d’une occupation effective104. Cette lecture met en évidence la
dimension rhétorique du traité de protectorat qui fonde un droit en l’énonçant et en le
notifiant : dans cette perspective, les traités constituent autant d’énoncés performatifs
dont l’accumulation instaure une sorte d’empire de papier.

II. Négocier la souveraineté

1. La souv eraineté est-elle négociable ?


Consentement et traduction
La question du consentement des souverains africains signataires a été soulevée
lors de la conférence de Berlin par le représentant du gouvernement américain, John
Kasson. Ce délégué a tenu à faire insérer dans le Protocole de l’Acte final une
déclaration affirmant les principes d’un « droit international moderne » qui tendrait à
reconnaître « le droit des races indigènes (communautés africaines) à disposer

103
Ibid.
104
François GAIRAL, Le Protectorat international, op. cit.

103
librement d’elles-mêmes et de leur sol héréditaire », et imposant que les prises de
possession à venir reposent sur ce principe105. Pour Alexandrowicz, les puissances
signataires de l’Acte de la conférence de Berlin ont au moins tacitement reconnu ce
principe106. Dès lors, nombre de traités comportent des formules qui visent à attester
le consentement des chefs signataires, et surtout leur pleine et entière compréhension
des termes du traité et de ce à quoi il les engageait. Néanmoins, des exemples célèbres
montrent que la compréhension de certaines clauses, voire du sens général du traité,
ne fut pas toujours identique de part et d’autre. Ainsi, le fameux traité d’Uccialli, que
les Italiens signèrent avec Ménélik en 1889, comportait un article controversé
(article XVII), qui, dans sa version italienne, stipulait que l’empereur d’Éthiopie
« devrait » s’en remettre au gouvernement italien pour toute négociation avec d’autres
puissances, tandis que la version amharique du même article précisait qu’il le
« pourrait »107. Forts de cette clause, les Italiens considérèrent cet accord comme un
traité de protectorat, ce que Ménélik récusa. Le désaccord se conclut par la bataille
d’Adoua, en 1896, où les Italiens furent défaits par l’immense armée rassemblée par
Ménélik108. De même, le traité signé par Bayol avec les almamys du Fouta Djalon en
juillet 1881 se présentait dans sa version française comme un traité de protectorat, qui
conférait aux Français le monopole du commerce, tandis que la version arabe se
présentait comme un traité d’alliance et de commerce sans droits exclusifs 109 .
Curieusement, malgré cette première expérience de divergence dans la traduction, qui
permit au Fouta Djalon de gagner quinze ans d’indépendance effective, le traité de
protectorat signé après la brève campagne de « conquête » militaire de 1896, qui
devait régler les relations des autorités du Fouta Djalon avec la colonie de Guinée
française à laquelle il était désormais rattaché, comportait encore des disparités
considérables entre sa version française et sa version arabe110. Ces divergences entre
deux versions soulèvent le problème de la traduction, non dans sa dimension
technique qui consisterait à trouver dans une langue le terme adéquat pour signifier un

105
Déclaration citée par ALEXANDROWICZ, The European-A frican Confrontation, op. cit., p. 47.
106
Ibid.
107
Ibid., p. 53.
108
Angelo DEL BOCA (a cura di), A dua. Le ragioni di una sconffita, Rome-Bari, Laterza, 1998.
109
Thierno DIALLO, “La mission du Docteur Bayol au Fouta Djalon (1881) ou la signature du premier
traité de protectorat de la France sur le Fouta Djalon”, Bulletin de l’IFA N, t. XXIV, série B, n°1, 1972,
p. 135-136, cité par Ismaël BARRY, Le Fuuta-Jaloo face à la colonisation. Conquête et mise en place
de l’administration en Guinée (1880-1920), Paris, L’Harmattan, 1997, vol. 1, p. 116.
110
Les divergences entre les deux versions de ce traité signé le 6 février 1897 sont analysées en détail
par Ismaël BARRY, Le Fuuta-Jaloo face à la colonisation … , op. cit., vol. 1, p. 202-210.

104
terme équivalent dans l’autre langue, mais dans sa dimension culturelle au sens large,
qui met en jeu la traductibilité même de certaines notions dans des univers de
référence hétérogènes. Elles attirent aussi l’attention sur le rôle des interprètes,
interface entre les négociateurs, mais souvent subordonnés à l’une des parties, ce qui
rend leur position inconfortable : connaissant les codes énonciatifs en usage dans les
documents diplomatiques, conscients des horizons d’attente des deux parties, ils
savent aussi ce qui est acceptable pour elles et ce qui ne l’est pas. Leur fonction
consistant à favoriser la signature du traité, ils avaient tout intérêt à aménager les
clauses qui pouvaient s’avérer conflictuelles et devenaient ainsi auteurs à part entière
d’une des versions du traité. Le traité du 6 février 1897, entre les almamys du Fouta
Djalon et la France, en fournit un exemple flagrant, dès le premier article, ainsi
libellé :
Version française : « Les almamys placent le Fouta Djalon sous l’autorité et
la dépendance de la France. »
Version arabe : « Le premier point de cet accord (le traité), est que l’almami
Oumarou, fils de Bâdembâ, fils de l’almami Boûbakar (Dieu le consolide et
l’élargisse), a délibéré avec tous les chefs de son pays et a décidé avec eux
d’être amis de la France et de coopérer avec elle en toute chose, grande et
petite. »111

Les deux versions présentent la signature du traité comme le fruit d’un


consentement des autorités du Fouta Djalon, mais la version arabe insiste sur le
processus délibératif qui l’a accompagné. La version française n’ignore pas la
généalogie de l’almamy Oumarou, mais elle la mentionne en préambule, avec la liste
de toutes les personnes présentes et signataires112, et seule la version arabe utilise la
formule d’invocation en usage dans la correspondance et les actes diplomatiques des
souverains musulmans. Surtout, tandis que les Français ont eu recours à une définition
technique et stéréotypée du protectorat, déjà rencontrée dans d’autres traités, la
formulation adoptée par l’interprète constitue une véritable adaptation qui euphémise
la relation de dépendance pour en faire une simple coopération, étendue à « toute
chose », il est vrai, mais placée sous les auspices de l’amitié.
Ainsi, c’est moins le consentement au traité qui pose problème que ce à quoi l’on
croit consentir. La pierre d’achoppement se révèle bien souvent être la question de la

111
ANS 7 G 75. Malgré son importance, ce traité ne figure pas dans la base des Traités et Accords de la
France. Ismaël BARRY, op. cit., p. 203, cite la traduction française de la version arabe, publiée par
Alfa Ibrahim SOW, Chroniques et récits du Foûta Djalon, Paris, Klincksieck, 1968, p. 227-229.
112
« Oumarou Bademba, Almamy Alfaya, actuellement en fonctions, fils de Bademba et petit-fils de
Boubakar ».

105
souveraineté, et plus précisément celle du transfert de souveraineté. On perçoit parfois
dans certaines sources narratives qui racontent la négociation d’un traité l’inquiétude
sourde qu’expriment certains chefs d’État africains face aux menaces inédites que
représente l’arrivée des Blancs, nouveaux acteurs du jeu politique ouest-africain, dont
il faut élucider les intentions. Bayol rapporte par exemple les propos ambigus que lui
tint l’almamy Ibrahima Sori lors de la négociation du traité de 1881, qui nécessita
« cinq jours de palabres » :
« Le Fouta doit être aux Peuls et la France aux Français. Seulement, ces deux
nations qui ont le même père et la même mère, n’en formeront qu’une et la
plus forte prêtera son appui à la plus faible. »113

À la fois protestation d’indépendance et acceptation de relations très étroites dans


un futur indéterminé, ce propos rapporté recèle sans doute un écho des discours que
tint Bayol à l’almamy pour expliquer ce qu’il venait faire au Fouta Djalon et présenter
son traité. De la notion de protection, probablement développée par Bayol, en des
termes que nous ignorons, subsiste celle d’une aide du plus faible par le plus fort.
Mais l’idée de dépendance est complètement évacuée au profit de celle d’une union
complète de deux nations. La contradiction apparente entre la fusion et l’autonomie
des deux nations n’est pas sans analogie avec celle que nous avons déjà rencontrée au
cœur de la notion de protectorat qui, dans sa forme classique, combine
assujettissement et indépendance. Les propos de l’almamy pourraient alors être
interprétés comme une appropriation et une réinterprétation de cette notion juridique
complexe. Cependant, on l’a vu, le texte arabe du traité signé en 1881 ne comportait
aucune clause affirmant une quelconque dépendance du Fouta Djallon à l’égard de la
France. Il faut donc sans doute voir dans cette fusion des nations une métaphore
situant la relation entre les deux peuples à un niveau symbolique, tandis que les
territoires, eux, sont bien conçus comme séparés, et qu’aucune appropriation par un
des deux peuples du territoire de l’autre n’est envisagée.

« Protecteurs d’une nation plus forte que la nôtre … » : la


souv eraineté du roi Gléglé et l’abandon du protectorat portugais sur la
côte du Dahomey
Un autre exemple nous permettra d’accéder de manière plus évidente aux
représentations du territoire et de la souveraineté propres à un chef d’État africain. Il

113
Jean Bayol, cité par Ismaël BARRY, op. cit., p. 116.

106
s’agit de l’épisode de la dénonciation par le roi du Dahomey, Gléglé, du traité de
protectorat signé avec le Portugal le 5 août 1885 à Aguanum. Cette affaire, qui aboutit
à la levée de ce protectorat par le Portugal en 1887, a laissé des traces dans les
archives coloniales et diplomatiques françaises, car la France, qui avait des intérêts
commerciaux sur la côte, à Ouidah et à Cotonou, vit sa responsabilité mise en cause
par les Portugais. De plus, la question de l’attitude que devait adopter la France après
la renonciation officielle par le Portugal à son protectorat suscita une correspondance
intense entre le ministère de la Marine et des Colonies, qui voyait là l’opportunité de
se substituer au Portugal, et le ministère des Affaires étrangères, plutôt enclin à
l’abstention. Outre la correspondance entre les deux ministères, le dossier conservé
aux Archives nationales d’Outre-mer114 comporte de nombreux documents portugais,
envoyés et analysés par l’ambassadeur de France à Lisbonne, Billot, et traduits en
français. En effet, l’annonce à la Chambre portugaise de la levée du protectorat avait
suscité une protestation parlementaire devant laquelle le gouvernement portugais avait
été contraint de se justifier en faisant publier au journal officiel (Diario do Governo)
les documents d’archive qui permettaient de retracer le contexte local et de décrire les
enjeux qui avaient motivé la prise de décision. Ce sont ces documents d’archive
rendus publics – correspondance entre le gouverneur d’Ajuda (Ouidah pour les
Français) et le gouverneur de la province de San Thomé et Principe dont il dépendait,
entre ce dernier et le ministre de la Marine et des Colonies à Lisbonne, mais aussi des
lettres du roi Gléglé – que communique l’ambassadeur de France à son ministre. Le
dossier comporte une lacune de taille, puisque le texte même du traité n’y figure pas
et que les allusions à ses différentes clauses ou à son contenu général y restent très
imprécises. Il permet cependant de reconstituer partiellement le contexte de la
négociation du traité et des difficultés rencontrées par les Portugais pour le mettre en
application. Surtout, il éclaire d’une manière exceptionnelle les deux questions
connexes du consentement du souverain africain et de sa compréhension des termes
du traité. En effet, sans en avoir été le seul motif, l’expression claire et répétée par le
roi Gléglé de son rejet du protectorat a joué un rôle déterminant dans l’abandon du
traité.

114
ANOM FM/SG/AFR/VI/67b.

107
Le traité du 5 août 1885 n’a pas été signé par le roi lui-même, qui était alors « à la
guerre », mais par son fils Kondo115, prince héritier dépêché à cet effet116. L’envoyé
portugais, le docteur Meyrelles, était accompagné par le chacha 117 Juliao Felix de
Souza qui servit d’intermédiaire et d’interprète tout en représentant le Dahomey. Le
traité ne portait pas sur tout le territoire du Dahomey, mais seulement sur « la côte
maritime », sans que les sources disponibles dans le dossier permettent de savoir
comment cette zone fut définie et délimitée. Il apparaît que le port de Cotonou,
considéré comme « le seul véritable port maritime et commercial de la côte du
Dahomey » en a été exclu « sur les exigences de la France »118, qui se prévalait d’un
traité conclu avec le roi Gléglé en 1878, lui conférant des droits sur ce comptoir.
L’occupation de la côte dahoméenne, en septembre 1885, « n’a pas soulevé de
contestations de la part des autorités du pays », selon le major Curado, nommé
gouverneur d’Ajuda, puisque celui-ci a reçu des témoignages « affectueux » du roi et
s’est vu offrir un terrain « pour y construire un palais » 119 . Les difficultés ont
commencé lorsque les Portugais ont cherché à exercer leur juridiction sur ce territoire.
Ils se sont alors heurtés au chacha, agissant au nom du roi du Dahomey, qui se
réservait le droit de trancher tout différend, y compris entre Blancs, en s’appuyant sur
une lettre du roi du Portugal, que lui aurait remise le gouverneur de la province de San
Thomé, assurant que rien ne serait changé dans l’application des coutumes. Devant
ces obstacles inattendus, Curado réunit des représentants du roi du Dahomey, qui
115
Orthographié « Coumdou » dans la lettre de Gléglé. Ce prince devint ensuite sous le nom de
Béhanzin le dernier roi du Dahomey indépendant et opposa une résistance acharnée à la conquête
française, jusqu’à sa reddition en 1894.
116
Lettre du roi du Dahomey Gléglé au roi du Portugal Dom Luiz Ier, 16 juillet 1887 : ANOM
FM/SG/AFR/VI/67b. Gléglé avait écrit une autre lettre au gouverneur de San Thomé, mais elle ne
figure pas dans le dossier.
117
« Chacha » fut d’abord le surnom donné à Francisco Felix de Souza, marchand d’esclaves originaire
de Bahia au Brésil, installé sur la côte des Esclaves à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle, qui
fit alliance avec le roi du Dahomey Ghézo. Celui-ci en fit un dignitaire important de son royaume, sous
le titre de chacha, transmis ensuite à ses descendants qui constituèrent l’une des puissantes familles
luso-africaines actives dans le commerce sur la côte des Togo et Bénin actuels : voir Pierre VERGER,
Flux et reflux de la traite des Nègres entre le golfe de Bénin et Bahia de Todos os Santos du X V IIe au
X V IIIe siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1968, cité par Elikia M’BOKOLO, A frique Noire, Histoire et
Civilisations, t. II, X IX e-X X e siècles, Paris, Hatier-AUPELF, 1992, p. 112. Juliao Felix de Souza était
donc l’héritier du titre et jouissait en principe de la confiance du roi, mais ses liens étroits avec les
Portugais le faisaient parfois considérer par les autorités portugaises « comme un fonctionnaire
portugais » (Télégramme du secrétaire général du Gouvernement de San Tomé au ministre de la
Marine à Lisbonne, 21 novembre 1887, pièce LXXXIX des documents publiés au Diario do Governo
les 8 et 9 mai 1888 : ANOM FM/SG/AFR/VI/67b). Les documents portugais orthographient ce titre
« xaxa ».
118
Rapport du ministre de la Marine et des Colonies, Henrique de Macedo, au roi du Portugal, le
19 décembre 1887, publié au Diario do Governo le 28 décembre 1887.
119
Lettre du major Curado, gouverneur d’Ajuda, au gouverneur de San Thomé, le 13 octobre 1886,
pièce XLVI des documents publiés au Diario do Governo, résumée par Billot.

108
exprimèrent pour la première fois une conception du « protectorat » sensiblement
différente de celle que les Portugais pensaient pouvoir mettre en œuvre : il ne
s’agissait pour eux que de « l’établissement du drapeau portugais sur la côte au même
titre que celui des maisons de commerce déjà existantes »120. Le « protectorat » aurait
alors été une nouvelle dénomination inventée par les Européens pour désigner un
accord leur permettant de s’installer en arborant le symbole de leur nation et
poursuivre le cours habituel de leurs relations avec les souverains africains. Curado
perçoit cette déclaration comme un signe de la « duplicité de la politique
dahoméenne », tout en reconnaissant que « le traité de protectorat a été conclu, du
côté du Dahomey, par des gens qui n’avaient ou ne paraissaient pas avoir une pleine
conscience de leurs actes »121. Interrogé sur ce point, le chacha Juliao Felix de Souza
reconnut « qu’il ignorait ce qu’était la souveraineté quand il avait signé le traité
d’Aguanum, et que même il n’était pas dans la pensée de son co-traitant de céder à la
couronne portugaise aucun territoire en souveraineté »122. Il est difficile de dire à quel
moment le roi Gléglé fut informé du sens précis que les Portugais conféraient au traité
signé. Curado fit un voyage à Abomey, capitale du Dahomey, en juillet 1886, mais ne
mentionne dans son rapport qu’une entrevue avec le prince Kondo. Celui-ci affirma la
volonté du roi de protéger les commerçants de toutes nations et de veiller à ce qu’ils
ne soient pas maltraités par ses sujets, mais le gouverneur d’Ajuda semble s’être
exprimé avec prudence sur le protectorat, assurant en particulier le prince de ce que le
Portugal n’avait pas l’intention de prendre possession d’une partie du territoire
dahoméen. Cette position très en retrait par rapport aux attentes de son gouvernement
s’explique sans doute par l’autre face du protectorat qui instituait pour les Portugais, à
partir du moment où ils l’avaient notifié aux puissances signataires de l’Acte de
Berlin, comme l’exigeait l’article 34, l’obligation d’assumer « une autorité
suffisante » pour assurer la protection des ressortissants de toutes nations qui
viendraient y commercer (article 35). Or, déjà, le chargé d’affaires austro-hongrois
avait protesté auprès des autorités portugaises, se plaignant du pillage d’un schooner
autrichien naufragé sur la côte du Dahomey, et avait menacé de saisir la responsabilité
du gouvernement portugais si de tels actes venaient à se répéter123. De plus, au cours
de l’année 1886, la tension était montée entre le Dahomey et la France, qui avait

120
Ibid.
121
Ibid.
122
Pièce XXIX des documents publiés au Diario do Governo.
123
Pièce XXXIII, 13 juillet 1886.

109
réalisé, sur le terrain qui lui avait été concédé à Cotonou, des « actes de possession »
en creusant un canal entre la mer et la lagune, par exemple, ce à quoi le roi Gléglé
avait répondu en infligeant aux Français une amende qu’ils refusaient de payer. Du
point de vue portugais, les hostilités qui pouvaient s’engager à tout moment entre les
deux parties eussent été une mauvaise affaire en fragilisant leurs relations avec le
Dahomey tandis que les Français leur imputaient l’obligation de les protéger.
L’autorité détentrice du « protectorat » dépendait en fait de la bonne volonté de son
« protégé » pour assurer la protection des autres européens. Aussi Curado pouvait-il
se satisfaire dans l’immédiat d’une déclaration de bienveillance du roi envers les
étrangers, sans chercher à indisposer les autorités dahoméennes par des questions sur
leur compréhension de la notion de souveraineté dans le traité.
Par ailleurs, au cours de cette entrevue, le prince prit au nom de son père
l’engagement de renoncer aux sacrifices humains organisés lors des fêtes
coutumières, ce qui faisait l’objet d’une des clauses du traité124 : les Portugais avaient
imaginé inciter le roi à mettre fin à cette coutume en proposant de racheter les
prisonniers de guerre destinés à être sacrifiés, pour les envoyer à San Thomé qui
connaissait alors un grand développement de ses plantations de canne à sucre, où ils
pourraient être mis à la disposition des colons. La pratique était proche de celle des
« engagés à temps », esclaves « rachetés » en Afrique pour être dirigés vers les
Antilles où ils devaient remplacer les esclaves libérés en 1848 sur les plantations, qui
avait soulevé l’indignation des anti-esclavagistes français dans les années 1854-1855,
tant elle restait proche de la traite125. Trente ans plus tard, les Portugais se prévalaient
donc de la même stratégie pour faire valoir aux yeux des opinions européennes les
126
« heureux résultats » produits par leur protectorat . Finalement, devant
l’impossibilité de mettre les autres clauses en application, les dispositions concernant
le rachat de prisonniers leur apparurent comme l’unique reliquat de leur traité.
Pourtant, l’année suivante, lors du voyage effectué à Abomey par le capitaine Nolim,
successeur de Curado à Ajuda, il devint clair que le rachat annuel par le Portugal
n’aurait pas d’incidence sur les sacrifices humains, le prince Kondo ayant déclaré au
capitaine que « depuis que le soleil est né, on tue les prisonniers au Dahomey »127. Là

124
Rapport du major Curado sur son voyage à Abomey, 20 juillet 1886, pièce XXXV.
125
F. COOPER, T. C. HOLT, R. SCOTT, Beyond Slavery, op. cit.
126
Gouverneur de San Thomé au ministre, 20 mai 1886, pièce XXXII.
127
Télégrammes du secrétaire général du Gouvernement de San Thomé au ministre de la Marine et des
Colonies à Lisbonne, les 15 et 16 octobre 1887, pièces LXXXI et LXXXII.

110
encore, Kondo s’était avancé en engageant la parole de son père au-delà de ce que
celui-ci était prêt à concéder.
C’est lors de ce voyage entrepris au printemps 1887 pour mettre fin au malentendu
sur le protectorat, que le point de vue du chef de l’État dahoméen fut enfin clairement
exprimé, d’abord par la bouche du prince, puis lors d’une audience que Gléglé lui-
même accorda au capitaine portugais128. Ce point de vue fut ensuite confirmé par écrit
dans une lettre adressée par Gléglé au roi du Portugal129. Le prince déclare « que le
traité a été fait sans l’autorisation du roi, que celui-ci ne peut céder un pouce de terre à
aucune nation », ce que confirme Gléglé en disant que « les lois du pays ne lui
permettent de céder une cuiller de terre à aucune nation ni à personne »130, puis en
écrivant au roi du Portugal :
« Je ne donne mes terres à aucune nation, pas même la valeur d’une cuillère,
mais je désire que les amis y fassent le commerce. »131

La récurrence de la métaphore de la cuillérée de terre constitue un indicateur


éloquent de la manière dont ce souverain conçoit son rapport au territoire.
Superposant le registre de la propriété foncière à celui de la souveraineté territoriale,
le territoire est aussi une « terre » sur laquelle le roi dispose d’un droit de propriété
éminente inaliénable. Il peut inviter des étrangers à y commercer, mais ceux-ci
doivent se soumettre aux règles de l’hospitalité et ne peuvent se considérer comme
chez eux sur les terrains concédés. Dans sa lettre au roi du Portugal, Gléglé dénonce
l’impudence de certains Européens, en particulier les Français, qui ne se conforment
plus à ces règles :
« Il y a quelques jours, les Français ont fait mettre un drapeau sur une petite
terre à moi, et je l’ai fait défendre et s’ils continuent je les ferai arrêter et ce
sera pour la première fois ; jamais des européens ne sont arrivés à ce point ;
les anglais ont voulu faire de même, mais comme je n’ai pas accepté ce qu’ils
voulaient, ils n’ont rien fait de plus, les Français ont aussi, il y a quelque

128
Le voyage de Nolim (orthographié aussi Rolin dans d’autres sources) donna lieu à un rapport
envoyé le 9 juin 1887, qui ne parvint à San Thomé qu’en octobre. Une longue lettre de Billot au
ministre des Affaires étrangères, datée du 18 mai 1888, en cite de larges extraits et résume les
conclusions auxquelles cet officier était parvenu à l’issue de cette mission, mais ne donne pas la
traduction des documents publiés au Diario do Governo et des pièces afférentes, à l’exception de la
lettre de Gléglé.
129
Lettre de Gléglé, roi du Dahomey, à Dom Luiz Ier, roi du Portugal, datée du 16 juillet 1887,
reproduite en annexe : 2-6.
130
Rapport de Nolim, gouverneur d’Ajuda, sur son voyage à Abomey, le 9 juin 1887, cité dans une
lettre de Billot, ministre de France à Lisbonne à R. Goblet, ministre des Affaires étrangères, le 18 mai
1888.
131
Gléglé, lettre citée.

111
temps, tiré un coup de canon, et le boulet est tombé à une demie lieue
d’Ajuda ; je garde ce boulet pour me servir un jour de pièce à conviction. »132

Ce souverain, qui souligne les appétits croissants des partenaires européens mais
ne se laisse pas intimider par la politique de la canonnière, exprime de la manière la
plus claire le principe d’une souveraineté africaine sur les terres d’Afrique et demande
au roi du Portugal de faire publier ses propos « dans l’Europe toute entière »133 :
« Il vaut mieux que chaque nation gouverne ses terres, les blancs dans les
leurs avec leurs Rois, et moi, Roi du Dahomey avec les miennes. »134

Cette déclaration de principe est aussi la condamnation d’une évolution en cours :


« les blancs ont pris les terres des nègres, mais ceux-ci ne peuvent pas faire de
même », déplore-t-il. Ces convictions interdisent tout consentement à un quelconque
transfert de souveraineté, ne serait-ce que sur une portion du territoire. Le traité du
5 août 1885, signé sans son autorisation, lui apparaît par conséquent comme un
attentat à sa souveraineté, dont il impute toute la responsabilité à Juliao Felix de
Sousa. Gléglé en tire les conséquences en faisant appréhender le chacha, qui avait
accompagné le capitaine Nolim à Abomey, avant de l’inculper de haute trahison, puis
d’inviter le gouverneur d’Ajuda à assister à son procès ! La lettre au roi du Portugal,
qui attribue au chacha toutes sortes de mensonges, tromperies et un grand nombre
d’empoisonnements sur des membres de sa famille, laisse entrevoir les motifs d’un
règlement de compte dont fut victime ce bouc émissaire, mais son procès public
constituait aussi pour Gléglé le moyen de manifester de manière éclatante la
dénonciation du traité et d’instruire en quelque sorte, à travers le procès du chacha, le
procès du traité.
Le capitaine Nolim en tira aussi les conséquences, et le Portugal après lui. Après
avoir en vain essayé d’expliquer à Gléglé « la notion du protectorat », le gouverneur
d’Ajuda se retira en disant que le Portugal ne sollicitait aucune cession de territoire.
Son rapport forgea la conviction du gouverneur de San Thomé, qui le transmit au
ministre avec ses propres commentaires. Le gouverneur justifiait ainsi sa suggestion
d’abandonner un protectorat qui ne pouvait plus être maintenu selon lui que par un
déploiement de force disproportionné aux bénéfices qu’il pouvait rapporter et qui était
devenu un obstacle dans les relations commerciales avec le Dahomey :

132
Ibid.
133
Ibid.
134
Ibid.

112
« Le roi de Dahomey se refuse formellement à accepter notre dominium et
notre ingérence sur le territoire qui lui appartient. (…) Du traité d’Aguanzim
ne subsiste que l’obligation pour nous de racheter annuellement 100
personnes sans qu’il y ait de la part du Dahomey le devoir correspondant de
mettre fin aux sacrifices humains. De plus reste à notre charge, vis à vis des
nations étrangères, la responsabilité des actes de violence qui peuvent être
exercés contre leurs sujets par les indigènes. Protecteurs d’une nation plus
forte que la nôtre, au moins dans son territoire naturellement défendu, nous
nous voyons forcés de subir ses exigences et ses vexations. »135

Le ministre de la Marine et des Colonies prit aussitôt la décision de lever le


protectorat.
Enfin, on ignore en quels termes Nolim chercha à faire comprendre à Gléglé « la
notion de protectorat », mais la tâche était insurmontable, tant ce « protectorat »
portugais sur « la côte maritime du Dahomey » était peu conforme à la définition
classique du protectorat, pour autant que l’on puisse en juger à partir des sources
réunies dans le dossier étudié, sans disposer du texte même du traité. Ni les
documents portugais publiés au Diario do Governo ni les commentaires de
l’ambassadeur de France à Lisbonne, ni ceux des ministres des Affaires étrangères ou
de la Marine et des Colonies en France ne distinguent souveraineté extérieure et
souveraineté intérieure et l’on voit mal comment le protectorat classique ainsi défini
pouvait s’appliquer à une portion de territoire. Comment la souveraineté extérieure
pouvait-elle en être transférée, alors que le littoral n’était pas en soi le siège d’une
autorité souveraine ? Et quelle autorité intérieure dahoméenne aurait pu subsister dans
un territoire ainsi séparé du reste du royaume ? Un protectorat transforme un État
existant en État protégé, mais le littoral dahoméen n’était pas un État en soi. Si l’on
comprend bien ce que le premier gouverneur d’Ajuda avait pour instruction de mettre
en œuvre – une juridiction proprement portugaise, appliquant les lois portugaises,
mais aussi des travaux de construction et d’aménagement –, il n’était nullement
question, du point de vue portugais, que subsiste une souveraineté intérieure, et ce fut
là l’objet du conflit avec le chacha, qui entendait continuer à appliquer sur le territoire
d’Ajuda les coutumes et la juridiction dahoméennes. Le prétendu « protectorat »
portugais ressemble en tout point à une annexion pure et simple et l’on comprend
bien, dans ces conditions, qu’il n’ait pu recevoir l’assentiment de Gléglé. Ainsi, les
contractants dahoméens qui avaient engagé un peu légèrement la signature du

135
Rapport du gouverneur de San Thomé au Ministre de la Marine et des Colonies à Lisbonne, cité par
Billot, sans date (octobre 1887). Billot donne « Aguanzim » là où d’autres sources évoquent le traité
d’Aguanum.

113
souverain du Dahomey n’avaient peut-être pas compris le sens du mot
« souveraineté », mais le signataire portugais, pour sa part, s’était trompé d’objet en
appelant « protectorat » un acte d’annexion.

Une souv eraineté indiv isible ?


Finalement, dans le cas qui nous venons d’étudier, la souveraineté était conçue par
les deux parties comme une et entière, et comme assise sur le territoire. Dès lors, elle
n’était pas négociable. Le protectorat conçu par les Portugais supposait la division du
territoire, non le partage de la souveraineté. À la lumière de cette étude de cas, il
devient possible de reprendre autrement la question initiale du consentement aux
traités en général, et au protectorat en particulier. Il reste en effet à expliquer pourquoi
certains chefs ne trouvèrent pas indigne de s’associer par traité aux Européens tandis
que d’autres s’y opposèrent farouchement. La formule employée par Gléglé pour
décrire sa conception des prérogatives de chaque peuple, africain ou européen, et de
ses droits sur le territoire (« Il vaut mieux que chaque nation gouverne ses terres, les
blancs dans les leurs avec leurs Rois, et moi, Roi du Dahomey avec les miennes ») est
assez proche de celle que Bayol prêtait à l’almamy Ibrahima Sori (« Le Fouta doit être
aux Peuls et la France aux Français »). Ce sont là des expressions d’une conception
toute « westphalienne », étatique et territoriale, de la souveraineté. Elles permettent de
contester l’idée d’une exception européenne dans la naissance de la notion de
souveraineté sur le territoire et celle, qui lui est connexe, d’un processus
diffusionniste par lequel ce concept aurait franchi les Océans avec les Européens pour
se répandre dans le reste du monde qui en aurait ignoré l’usage auparavant. Elles
obligent aussi à réviser l’idée selon laquelle, en Afrique, la souveraineté aurait porté
sur les hommes et non sur le territoire. Mais on peut émettre l’hypothèse selon
laquelle de telles revendications de souveraineté émaneraient plutôt de chefs d’État
ayant connu un processus de formation étatique continu depuis le XVIIIe siècle, et
parfois renforcé au XIXe siècle, ce qui est le cas du Dahomey et du Fouta Djalon,
auxquels on pourrait ajouter bien d’autres exemples, comme l’Ashanti ou le califat de
Sokoto, auxquels furent confrontés les Britanniques. Ces États, forts d’une dynamique
étatique et territoriale comparable à celle qui caractérisait les États européens, étaient
aussi porteurs d’une conception de la souveraineté proche de celle que les puissances
européennes revendiquaient pour elles-mêmes, sur leurs territoires métropolitains.
Dès lors, le choc des souverainetés était inévitable.

114
Si l’on compare la situation africaine à celle que décrit Alexandrowicz pour l’Asie
du sud-est à l’époque moderne, où les nouveaux venus européens parvinrent à se
glisser dans le réseau complexe mais hiérarchisé des entités étatiques liées entre elles
par des relations de vassalité, en leur proposant non des transferts de souveraineté
mais de suzeraineté, tout à fait conformes aux usages locaux136, le paysage politique
ouest-africain apparaît plus différencié. On n’y rencontre pas de grande formation
étatique englobante, comme l’empire Moghol, qui exerçait une suzeraineté
pyramidale sur des territoires nombreux mais de plus en plus autonomes à mesure que
l’on s’éloignait du centre. En revanche, de nombreux États interstitiels connaissaient
des situations de double allégeance envers des voisins plus puissants, et certaines
formations étatiques étaient organisées en confédérations à géométrie variable,
comme le Khasso. Ceux-là pouvaient voir dans les nouveaux-venus européens des
partenaires capables d’offrir de nouvelles opportunités au sein d’un jeu d’alliances à
plusieurs bandes, et se montrèrent souvent plus réceptifs à des formules de protectorat
où ils avaient quelque chose à gagner en échange de l’abandon partiel de leur
souveraineté. Dans ces espaces, le traité pouvait représenter une nouvelle allégeance,
considérée comme préférable, à un moment donné, à celles auxquelles elle venait se
substituer, et l’abandon partiel ou complet de la souveraineté extérieure y constituait
un régime familier. Inversement, un traité pouvait confirmer la suzeraineté d’un chef
africain sur des territoires tiers, et ce, y compris lorsque ces territoires avaient aussi
fait l’objet d’un protectorat. Ainsi, par le traité de paix signé en 1858 par Faidherbe
avec l’émir des Trarzas, Mohammed El-Habib, ce dernier renonçait à tout droit de
suzeraineté sur la Oualo, annexé par la France en 1855, reconnaissait le protectorat
établi par le Sénégal sur le Dimar, le Djolof, le Ndiambour et le Cayor, mais voyait
confirmer ses droits sur certains de ces États, pour lesquels le gouverneur s’engageait
à lui verser directement le tribut correspondant137. Ces États étaient ainsi soumis à une
double souveraineté externe, l’une sous forme de protectorat, la seconde exprimée en
termes de suzeraineté, formule qui battait en brèche le principe d’une souveraineté
française intégrale sur le fleuve et dont Yves Saint-Martin souligne le caractère

136
Charles-Henry ALEXANDROWICZ, Traités et relations diplomatiques entre les pays d’Europe et
de l’A sie du sud, Recueil des cours de l’Académie de droit international, t. 100, La Hague, 1961 ; « Le
droit des nations aux Indes orientales (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles) », A nnales, Économies, Sociétés,
Civilisations, n°19/5, 1964, p. 869-884.
137
Traité du 20 mai 1858, reproduit dans A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 397-399.

115
insolite en parlant de « condominium franco-trarza »138. Mais c’était là le résultat
d’une véritable négociation de la souveraineté sur des territoires tiers : l’abandon des
droits des Trarzas sur le Oualo – pourtant plus solidement constitués puisque
Mohammed El-Habib avait épousé une princesse du Oualo dont il avait eu un fils,
Ély, qui pouvait être considéré comme un candidat légitime à la succession des braks
de ce pays – importait plus pour le gouverneur du Sénégal que les droits plus formels
qu’il leur reconnaissait en contrepartie sur des territoires plus éloignés de la colonie,
droits qu’il encadrait d’ailleurs strictement en empêchant les Maures de venir
percevoir eux-mêmes leurs tributs sur la rive gauche du fleuve. L’arrangement
satisfaisait les deux parties, comme l’atteste l’ajout au bas du traité d’une formule
d’assentiment de la main de l’émir des Trarzas :
« Celui qui, ces présentes lira, saura que Mohammed-El-Habib donne son
assentiment à ce traité de paix entre lui et les Français, traité qui lui a été
apporté par Khiaroum, de la part de son père Mokhtar-Sidi, le dimanche 10e
jour du mois de Choual de l’année 1274 de l’hégire,

Mohammed-El-Habib, roi des Trarzas, à ses successeurs et à ses peuples. »139

Plus que l’attitude individuelle de tel ou tel chef enclin à « collaborer » ou à


« résister », ce sont ainsi les situations politiques locales et les régimes de
souveraineté en vigueur qui peuvent expliquer les disparités dans le consentement au
traité. Mais la souveraineté ne pouvait se négocier que si elle était conçue de part et
d’autre comme divisible. Ainsi, plutôt que sur une souveraineté pleine et entière, les
traités portèrent sur des champs particuliers de la souveraineté.

2. Souveraineté partagée, souverainetés feuilletées


En dehors des rares cas d’annexion pure et simple d’un territoire entier, comme le
Oualo en 1855, les puissances impérialistes européennes proposèrent des formes de
partage de la souveraineté. Le partage pouvait s’opérer horizontalement, par la
division du territoire ou la création d’enclaves d’extraterritorialité, ou verticalement,
par la distinction de champs d’application de la souveraineté, qui établissait un
feuilletage de droits relevant de juridictions distinctes. Ces deux formes de partage
n’étaient pas exclusives l’une de l’autre, puisque les enclaves pouvaient être l’objet de
juridictions multiples.

138
Yves SAINT-MARTIN, Le Sénégal sous le second Empire, op. cit., p. 336.
139
A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 399. Le consentement à ce traité fut dénoncé par des neveux de
Mohammed El-Habib qui l ‘assassinèrent en 1860.

116
Les attributs de la souveraineté sont nombreux, et les multiples clauses des traités
les déclinent et les combinent en des arrangements toujours singuliers. Je ne retiendrai
ici que quelques champs de la souveraineté qui permettent de rendre compte de la
diversité des situations juridiques et des pratiques du territoire : les droits de douane,
la protection des biens et des personnes, la maîtrise des routes et des voies de
communication.
La souv eraineté par les douanes
Sous le régime des comptoirs, une coutume globale était payée aux chefs africains
en échange d’un droit d’accès à une portion du littoral et d’une installation fixe.
Valant reconnaissance de souveraineté, cette coutume fit l’objet de contestations de la
part des commerçants européens, parfois dès la fin du XVIIIe, et façon de plus en plus
aiguë dans la première moitié du XIXe siècle, comme nous l’avons vu au début de ce
chapitre. Des tentatives furent donc faites pour spécifier la coutume en précisant quels
en étaient l’objet et le montant. Sur le fleuve Sénégal, l’essor du commerce de la
gomme entre traitants saint-louisiens et marchands maures multiplia les incidents et
les occasions de conflit dans la première moitié du XIXe siècle. À défaut
d’installations fixes, le commerce se faisait sur les bateaux ou aux débarcadères, où
des hommes en armes venaient percevoir des droits au nom d’un émir ou d’un chef
local, selon des modalités mal définies que les commerçants ne tardèrent pas à
dénoncer comme des exactions arbitraires et confiscatoires. Sous la pression du
« commerce », Faidherbe engagea avec les émirs maures une « guerre des coutumes »
(1855-1858) qui avait aussi pour objectif de mettre fin aux pillages des Maures sur la
rive gauche du Sénégal mais dévasta le Oualo et aboutit à son annexion140. Devant la
résistance de Mohammed El-Habib, émir des Trarzas, l’objectif initial de mettre un
terme aux coutumes ne put s’imposer, et un compromis fut trouvé. Les traités passés
avec les Maures Douaïchs, Trarzas et Braknas, reconnaissent la légitimité d’un droit
de perception sur ce commerce. La première formulation de ce principe, dans le traité
conclu avec le cheikh des Douaïchs en 1855, justifie ce droit par l’extraction d’une
ressource propre au pays, autant que par le commerce :
« Considérant qu’il est très juste que les cheikhs des nations maures Douaïch,
Brackna, Trarza, tirent un revenu du commerce de la gomme, produit des

140
Récit détaillé des campagnes dans A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 5-100, et dans Yves SAINT-
MARTIN, op. cit., p. 319-338.

117
forêts de leur pays, récolté et apporté à nos comptoirs par leurs
sujets ; … »141

Les traités signés avec les Trarzas et les Braknas à la fin de la guerre ne
mentionnent plus que le commerce et sont plus explicites sur la nature et l’assise de
cette perception qui devait constituer pour chacun de ces rois, « un impôt sur le
commerce de ses sujets »142, autrement dit, un droit de douane à l’exportation, dont le
montant était fixé à 3% de la valeur des marchandises. Mais entre le début et la fin de
la guerre, le mode de perception envisagé avait changé. Le traité de 1855 envisageait
un mécanisme de perception conjointe associant les administrations des deux parties :
les cheikhs maures seraient autorisés à entretenir des agents dans les comptoirs
« situés à hauteur de leurs territoires respectifs » (Bakel pour les Douaïchs, Podor
pour les Brakna, Dagana et Saint-Louis pour les Trarza), et le commandant de chaque
comptoir, « d’accord avec les agents des chefs maures, s’assurerait des quantités de
gommes traitées et percevrait le droit proportionnel qui serait livré aux chefs maures,
par l’entremise de leurs agents, aux époques et suivant le mode convenu avec chacun
d’eux »143. Il appartiendrait ensuite aux chefs maures de rémunérer leurs agents à leur
convenance sur le montant de l’impôt. L’impôt devait être acquitté par les
commerçants français, « pour plus de commodité », mais ceux-ci pourraient l’imputer
sur le prix d’achat des gommes aux marchands maures. Ainsi la coutume jusque-là
exigée des commerçants français devenait un impôt indirect acquitté par les
marchands maures sans qu’ils s’en aperçoivent, le dispositif de perception pouvant
donner l’impression qu’il était payé par les Français. Il était bien précisé par ailleurs
que ce droit de 3% rem était exclusif de tout autre. Enfin, les modalités de perception
nécessitaient une concentration des transactions dans les postes où seraient établis les
agents douaniers, ce qui rendrait illégal le commerce effectué en d’autres points du
fleuve. Dès lors, les chefs maures se voyaient reconnaître le droit de réprimer le
commerce de contrebande en confisquant les ballots de gommes, même si les traitants
français les avaient déjà payés, mais leur juridiction s’arrêtait à la terre ferme et ils ne

141
Préambule de la convention avec le roi des Douaïchs, signée à Bakel le 1er novembre 1855, in
A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 395. Ce traité avait été conçu pour être signé par les « trois nations
maures », mais ne fut signé que par le roi des Douaïchs, en raison de la guerre.
142
« Comme le commerce d’un pays doit rapporter des revenus au gouvernement de ce pays, il est juste
que le roi des Trarza/Brackna tire un profit du commerce des gommes » : Traité de paix avec le roi des
Trarza, 20 mai 1858, article 5, et traité de paix avec les Brakna, 10 juin 1858, article 3, in A nnales
Sénégalaises, op. cit., p. 398 et 403.
143
Convention avec le roi des Douaïchs, signée à Bakel le 1er novembre 1855, in A nnales Sénégalaises,
op. cit., p. 396.

118
pourraient effectuer de saisies à bord des navires. On ignore si ce traité, signé
uniquement par le chef des Douaïchs, fut réellement appliqué à la perception des
droits au poste de Bakel. Il est remarquable qu’il reconnaissait à l’État maure un
appareil administratif spécialisé (les agents douaniers) et des prérogatives régaliennes
en matière de police douanière, qui lui conféraient une véritable souveraineté à ses
frontières. Mais, en remplaçant la coutume par un droit de douane, il en transférait la
charge sur les sujets maures. Ce que gagnait le chef des Douaïchs par la
reconnaissance de sa modernité étatique et de sa souveraineté intérieure jusqu’aux
limites de sn territoire, il le perdait ainsi en souveraineté extérieure, puisque les
commerçants français ne reconnaissaient plus cette souveraineté par le paiement d’un
droit.
Dans les traités signés en 1858 avec les Trarza et les Brackna, il n’est plus question
de perception conjointe, d’agents maures dans les postes français, encore moins de
police douanière maure. Sous prétexte de faciliter les opérations, « le gouvernement
français, comme preuve de bienveillance envers son allié », offre de se charger de
cette perception. C’est désormais au commandant de poste qu’il revient de recevoir le
montant de l’impôt des mains des commerçants, et de le remettre au roi, « quand
celui-ci le désirera »144. Les gouvernements maures ne sont plus reconnus comme des
autorités avec lesquelles il est possible d’administrer conjointement les douanes, et le
gouvernement de la colonie se substitue à eux dans l’exercice d’une de leurs
prérogatives régaliennes. Par ailleurs, le texte reste discret, voire ambigu, sur la
désignation du contribuable. Il ne dit plus explicitement que les commerçants français
pourront imputer la valeur de la taxe sur le prix auquel ils achètent la marchandise,
mais il précise que les acheteurs de gomme seront informés « que ce produit est
grevé, à sa sortie du pays », d’un droit de 3% qu’ils auront à verser au commandant
du poste ou à ses représentants, et répète à deux reprises qu’il s’agit d’un « droit de
sortie ». En bonne logique, la transaction se déroulant aux postes français, celui qui
fait sortir la marchandise du pays est le vendeur maure, non l’acheteur français, et
c’est donc sur lui que doit reposer la charge de l’impôt, ne serait-ce que par une baisse
proportionnelle du prix de vente. La discrétion du texte à ce sujet était peut-être une
ruse pour éviter d’alerter les émirs maures sur un aspect insoupçonné du dispositif,
mais on ignore quelle fut la pratique.

144
Traité de paix avec le roi des Trarza, 20 mai 1858, article 5, et traité de paix avec les Brakna, 10 juin
1858, article 3, in A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 398 et 403.

119
En 1879, une modification de ces traités est présentée comme un simple « acte
additionnel »145. Elle répond à une revendication de longue date des commerçants
saint-louisiens qui souhaitaient pouvoir exercer leur activité librement en tout point du
fleuve. Devant l’impossibilité d’organiser une perception partout, les postes douaniers
sont supprimés et l’impôt de 3%, rétrospectivement rétrogradé dans ces textes en
« coutume », est remplacé par une indemnité forfaitaire fixe payée en quatre
versement trimestriels par le commandant du poste français, définie l’année suivante
pour cinq ans et révisable au-delà, « sur la demande de l’une ou de l’autre des parties
contractantes pour remanier la quotité de l’indemnité, d’après les lois de l’équité et les
résultats de l’expérience des cinq années écoulées » 146 . Le nouveau dispositif
dégageait les commerçants de toutes les démarches administratives qui leur
incombaient depuis 1858, tandis que le gouvernement de la colonie se substituait à
eux pour le paiement, en se faisant rembourser par la suite dans des conditions non
définies. Le commerce y gagne en fluidité, mais les chefs maures n’ont plus la
garantie de voir les droits perçus refléter fidèlement le volume des transactions. Cet
abonnement opère une sorte de retour à la coutume, mais il banalise le paiement en le
déconnectant de son objet et reconstruit une distance entre les royaumes maures et
l’État moderne, que la référence à des « droits de sortie » conçus sur le modèle des
droits de douane avait un temps réduite. La coutume régulée par traité perd quelque
chose de l’acte de reconnaissance de souveraineté qu’elle était avant 1858, d’autant
qu’elle n’est plus perçue par l’autorité maure, mais lui est transmise par les
représentants de la colonie. On pourrait parler d’une coutume domestiquée.
La suppression totale des coutumes fut constamment un horizon pour les
commerçants comme pour les autorités coloniales, mais elle était subordonnée aux
relations politiques entretenues avec les différents royaumes. Dans les traités conclus
dans les années 1890 avec des entités étatiques nouvellement entrées dans la zone
d’expansion de la France et n’ayant pas comme les États maures la mémoire
historique de cette marque de souveraineté, il devenait possible de s’en passer. Ainsi,
dans le traité de protectorat conclu à San par Monteil, dont il a déjà été question, le
commerce est présenté comme entièrement libre. Mais cette liberté, marquée par
145
Acte additionnel au traité de paix conclu le 31 mai 1858 [date de signature par Mohammed El-
Habib] entre le Gouverneur du Sénégal et le roi des Maures Trarza, 2 avril 1879, et Acte additionnel au
traité conclu le 10 juin 1858 entre le Gouverneur et le roi des Maures Brackna, 5 juin 1879, A nnales
Sénégalaises, op. cit., respectivement p. 400-401 et p. 404-405.
146
Convention passée pour le règlement de l’indemnité fixe, 22 mai 1880, A nnales Sénégalaises, op.
cit.,p. 402.

120
l’absence de droits de péage, est présentée comme réciproque. C’est alors
l’opportunité d’accéder à une vaste zone de libre échange déjà construite sous autorité
française qui est offerte aux nouveaux signataires :
« Dans tous les pays de domination ou de protectorat français, les caravanes
venant de San seront efficacement protégées ; et aucun droit ne sera prélevé
sur elles. À cet effet, pour que leur provenance soit incontestée, elles devront
au départ de San faire viser leur laisser passer par l'Almamy. »147

L’absence de coutume est ainsi présentée comme la contrepartie d’un avantage


bien plus considérable pour le commerce de San. Elle n’annule pas l’autorité de
l’almamy, qui se voit conférer le pouvoir d’authentifier l’origine des caravanes pour
leur permettre de se prévaloir de l’exemption de droits. Étant données les dimensions
modestes de San, il n’est pas certain, cependant, que cet avantage ait pu s’étendre à un
grand nombre de bénéficiaires. Néanmoins, ce traité fait apparaître la mise en œuvre
de ce vers quoi tendait la politique commerciale de la colonie : la construction d’un
marché commun étendu aux territoires annexés, protégés ou alliés, et donc d’un
nouveau territoire ouest-africain où toutes les barrières douanières érigées par les
souverainetés autochtones auraient été abolies. Espace non dénué de souverainetés
autochtones, mais où les droits de passage et les péages de toute sorte auraient cessé
de constituer un attribut de la souveraineté.

La protection des biens et des personnes


La protection des biens et des personnes, et plus généralement le statut juridique à
l’étranger des ressortissants d’une nation, constituent une préoccupation constante des
relations internationales dès lors que circulent au-delà des frontières nationales des
commerçants et des marchandises. En attestent les clauses régissant le droit d’aubaine
et le droit d’épave, ou établissant un régime de capitulations, dans les traités de
l’époque moderne étudiés par Alexandrowicz pour l’Asie du sud-est ou l’Afrique du
nord. Les traités signés en Afrique de l’ouest au XIXe siècle sont émaillés de
dispositions similaires, qui laissent entrevoir, au-delà du texte normatif, des pratiques
très concrètes.
Du droit d’aubaine, qui permet à un souverain de se saisir des biens d’un étranger
décédé sur son territoire, je n’ai trouvé qu’un exemple dans le corpus étudié, dans le

147
Traité entre la France et la ville de San, 14 janvier 1891, original en français et en arabe dans la
Base des Traités et des accords de la France : TRA18910025. Une copie ronéotypée comportant un
texte un peu différent et ayant probablement servi de brouillon se trouve dans les papiers Monteil, avec
une date incomplète (le janvier 1891) : AN 66 AP 4.

121
« palabre de traité fait entre le Roi de France & celui de Bar, le 31 Mars 1785 ». Il y
est question de la succession d’un nommé Mercier mort à Albréda, « dont les effets
ou esclaves ont été volés ou enlevés sous nos yeux & ceux de notre Alquier », alors
que les conventions en vigueur limitaient le droit d’aubaine à un petit nombre de
biens du défunt, tels « son couvert, son gobelet d’argent, s’il en a un, (…) son lit
garni et rien de plus » 148. Il n’est plus question par la suite de ce droit qui semble être
tombé en désuétude.
Du droit d’épave et du pillage des bâtiments naufragés, il est plus souvent
question. Ancienne prérogative seigneuriale, puis régalienne en France à partir du
XVIIe siècle, le droit d’épave ou droit de bris, qui attribue à l’autorité souveraine les
cargaisons des navires échoués ou naufragés, est partout concurrencé par les pratiques
des populations littorales qui s’approprient tout ce qui leur arrive par la mer, dans une
tension entre pillage et sauvetage149. La question se pose aussi sur les côtes d’Afrique,
mais les traités insistent plus souvent sur l’obligation faite aux chefs de contribuer au
sauvetage et d’empêcher le pillage qu’ils ne leur accordent un droit sur les épaves. La
situation est évoquée en Sierra Leone, où le chef des villages de Bendo, Caulker,
s’engage à donner « aide et secours aux bâtiments naufragés »150. Le dispositif à
mettre en œuvre pour le sauvetage est décrit plus précisément dans un traité avec le
roi de Malaguia, en Mellacorée :
« Dans le cas de naufrage, le roi fournira au capitaine pour le sauvetage de
son bâtiment et de sa cargaison, un chef et un nombre suffisant d’hommes,
qui seront payés au compte du navire, préservé de tout pillage. »151

Comme l’a montré Alain Cabantous pour la France, les représentants locaux de
l’autorité sont chargés d’organiser le sauvetage des personnes et des biens, en
réquisitionnant la population locale indemnisée pour ce travail sur le produit de la
vente publique des biens. En transposant cette pratique sur les côtes d’Afrique, la
colonie du Sénégal considère les chefs locaux comme ses agents et leur dénie la
prérogative souveraine du droit d’épave à leur profit. Seul un traité avec Ely, roi des
Trarza, entièrement consacré aux cas de naufrage, accorde au souverain un droit
d’épave très limité, « lorsque les propriétaires de ces bâtiments ont renoncé à en faire
148
ANS Sénégal 10D1/60, p. 9.
149
Pour la France, voir Alain CABANTOUS, Les côtes barbares. Pilleurs d’épaves et sociétés littorales
en France (1680-1830), Paris, Fayard, 1993.
150
Convention entre P. Pointel, lieutenant de vaisseau, chef d’état-major de la division navale, et
Caulker, chef des villages de Bendo, le 30 juillet 1857 : ANS Sénégal, 10D1/59.
151
Convention entre M. Laporterie, lieutenant de vaisseau, commandant de l’ « Euphrate » et
Ansoumana Sangré, roi de Malaguia dans le rio Mellacorée. 14 avril 1856 : ANS Sénégal, 10D1/59.

122
le sauvetage » (article 5)152. Mais sa position d’autorité souveraine comporte plus
d’obligations que de droits :
« Article 1er. – Le Roi des Trarza s’engage à conduire ou à faire conduire à
Saint-Louis, le plus tôt possible, les marins de toutes nations qui feront
naufrage sur les côtes de ses États.

Art. 2. – Il fera rendre au gouverneur, pour être remis aux propriétaires, tous
les objets qui pourraient être pillés dans les premiers moments du sinistre et
avant l’arrivée des chefs sur les lieux.

En cas de mauvais traitement, dépouillement des vêtements, coups, blessures,


garrottage, travail forcé, etc., le roi des Trarza fera poursuivre et punir les
coupables. »153

Les côtes sableuses de Mauritanie représentaient en effet un risque d’échouage


bien connu des marins, et les épisodes de séjour en captivité chez les Maures
constituaient un classique des récits de voyageurs naufragés à la fin du XVIIIe ou au
début du XIXe siècle154. Mais les détails donnés par ce traité de 1877 sur les mauvais
traitements, notamment le travail forcé, dont pouvaient être victimes les marins sur
cette côte, suggère que ces pratiques ont pu persister longtemps. Le traité prévoit
même que des lettres du gouverneur soient présentées aux personnes sauvées pour
vaincre leurs appréhensions et « leur faire reconnaître les chefs maures qui devront les
conduire sains et saufs avec leurs effets à Saint-Louis » (article 4).
En matière de naufrages, les autorités coloniales ont plus volontiers transposé sur
les côtes d’Afrique la prohibition du pillage des épaves, qui avait fait l’objet d’une
législation de plus en plus répressive en France au XVIIIe siècle et avait presque
éradiqué la pratique, que le principe du droit d’épave comme prérogative de la
souveraineté. Autrement dit, les populations côtières africaines sont traitées comme
elles le sont en France, et volontiers suspectées – à juste titre, d’ailleurs – de se croire
autorisées à s’approprier les biens venus de la mer, à cette nuance près que les pilleurs
africains ne peuvent pas être poursuivis par les autorités coloniales mais seulement
par leurs chefs. Les traités instituent donc les chefs locaux en garants des bonnes
pratiques de leurs sujets. Mais les biens restent la propriété privée de l’armateur ou du
commerçant et doivent leur être restitués sous l’autorité de la colonie du Sénégal. Le
droit d’épave disparaît quasiment comme prérogative de la souveraineté, mais

152
Traité avec Ely, roi des Trarza, le 24 août 1877, in A nnales Sénégalaises, op. cit., p. 399-400.
153
Ibid.
154
Par exemple Robert ADAMS, Nouveau voyage fait dans l'intérieur de l'A frique en 1810, 1811,
1812, 1813 et 1814..., Paris, Michaud, 1817.

123
l’organisation du sauvetage et de la restitution apparaît désormais comme une
obligation de l’autorité souveraine, et comme une responsabilité que la colonie
partage avec les chefs locaux.
La question du statut juridique des ressortissants européens dans les pays
d’Afrique ou d’Asie, bien connue des historiens du droit international, a donné lieu à
la mise en place à l’époque moderne de dispositions contractuelles généralement
appelées « capitulations », sur le modèle institué aux « échelles du Levant » dans
l’Empire ottoman. Alexandrowicz restitue l’historicité de ce cadre contractuel, qu’on
aurait tort de considérer comme la preuve de relations inégales, du moins avant
l’évolution qu’elles connaissent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il rappelle en
effet que la plupart des États asiatiques considéraient comme relevant de leur devoir
d’hospitalité le fait d’accorder à des communautés de marchands forains le droit de
s’organiser selon leurs lois et de régler leurs conflits dans le cadre de leurs juridictions
consulaires. Dans le cadre du « droit des nations » en vigueur à l’époque moderne, ces
dispositions n’étaient pas considérées comme le signe d’une infériorité des États non-
européens, aux juridictions desquels les Européens auraient jugé indigne de se
soumettre. Elles s’inscrivaient dans une relation réciproque puisque les traités signés
entre la France et différents États d’Afrique du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles, par
exemple, prévoyaient que les conflits survenant en France entre des marchands
tunisiens, algériens, marocains ou tripolitains puissent être jugés par des
ambassadeurs délégués par ces pays à Marseille155.
Dans les conflits commerciaux ou les affaires criminelles mixtes, plusieurs
solutions étaient possibles : l’affaire pouvait être jugée par les cours du pays où les
faits s’étaient produits, elles pouvaient être soumises à la juridiction de la nationalité
de l’accusé, selon le principe « actor sequitur forum rei », ou relever de juridictions
mixtes mises en place à cet effet. Toutes ces solutions furent expérimentées dans les
conflits survenus dans le cadre du commerce européen aux Indes orientales156.
Les traités signés en Afrique au XIXe siècle portent la trace de cette histoire, mais
évoluent progressivement vers une inégalité entre les juridictions, à mesure que
s’impose ce qu’Alexandrowicz appelle la conception « positiviste » du droit
international. Cependant, les situations étaient diverses et les solutions retenues ne
furent pas identiques partout. De plus, les traités n’ont pris en compte les problèmes

155
Charles-Henry ALEXANDROWICZ, The European-A frican Confrontation, op. cit., p. 18-28.
156
Ibid., p. 23-24.

124
qu’à mesure qu’ils se posaient dans la pratique. Ainsi, les traités de la première vague,
comme ceux qui ont été signés en Casamance dans les années 1838-1839, ne
comportent aucune clause relative à la protection des Européens. Ce sont alors les
circonstances qui suscitent des adaptations. En février 1843, un incident survenu dans
un village de Haute-Casamance, près de Sédhiou157, dicte les termes d’un nouveau
traité dont le préambule énonce ainsi les circonstances :
« Traité provisoire fait avec le Roi de Boudhiée, l’Alcaty de Sed’hiou, les
Alcatys de Sandignéry et Diengabar. Qui a pour but de ramener l’ordre et la
paix troublés à Patiabord le quinze février dernier par l’arrestation illégale
d’un soldat du poste français, des mauvais traitements qu’il a reçus des
indigènes, et des hostilités commencées par ces derniers en blessant trois
hommes du poste, non armés. »158

Le traité comporte un volet normatif, puisqu’il édicte l’obligation faite aux chefs
de protéger les ressortissants de la colonie, mais il constitue aussi une décision de
justice visant à réparer les torts subis par les deux parties :
« Article 2. – (…) Le Roi et les Alcatys dont est parlé à l’entête du présent,
s’engagent solidairement à protéger les Traitants blancs établis dans le fleuve,
et garantissent en outre, la rentrée de toutes les marchandises qui ont été
pillées par l’effervecense [sic] du moment et cela dans l’espace de quarante
jours au plus.

Article 3. – Six individus du village de Patiabord ayant été tués dans la rixe
inattendue qui donne lieu au présent traité ; le Commandant du poste, prenant
en considération les usages du pays et désirant éviter que des haines
personnelles subsistent à l’avenir par suite de cette rixe et voulant en effacer
toutes les traces ; sollicitera de Monsieur le Gouverneur du Sénégal, un
secours pour les familles des morts, quoique tous les torts aient été du côté
des indigènes. Si Monsieur le Gouverneur veut bien accorder ce secours, il
serait porté à la somme de cent gourdes valeur en marchandises. »159

Rien n’ayant été prévu pour régler les conflits mixtes, c’est une juridiction
improvisée qui se met en place. Elle est mixte par sa composition, puisqu’elle réunit
les chefs et dignitaires locaux et le commandant de poste de Sédhiou, comme par les
registres de droit mobilisés, puisqu’elle fait référence aux « usages du pays » en
prévoyant une indemnisation des familles des victimes, mais non la poursuite des
responsables des violences. Cependant la négociation se déroule dans les locaux de la
colonie, puisque le « traité » est signé au poste de Sédhiou, à l’initiative du

157
Voir Christian ROCHE, Histoire de la Casamance. Conquêtes et résistances :1850-1920, Paris,
Karthala, 1985.
158
ANS Sénégal 10D1/62.
159
Ibid.

125
commandant, et la décision est suspendue à l’approbation du gouverneur. L’épisode
traduit bien l’improvisation qui régit le règlement des conflits et l’adaptation dont
doivent faire preuve les représentants de la colonie dépourvus de textes normatifs ou
contractuels adéquats.
En Mellacorée, des dispositions juridictionnelles apparaissent dans quelques traités
isolés au milieu du siècle puis deviennent systématiques dans la vague de traités
signés en 1878-1879. En 1856, un traité attribue à Ansouman Sangré, roi de
Malaguia, une obligation de protection qui fait de lui le siège de la juridiction pour les
conflits mixtes, mais limite ses attributions en matière d’exécution des peines ;
« Tout Français résidant dans la Mellacorée se trouve par ce seul fait placé
sous la garantie et la protection du roi qui lui fera rendre ou payer les objets
qui pourraient lui être volés.
À moins de flagrant délit de crime contre ses sujets, le roi ne pourra
suspendre la liberté des sujets français, il pourra porter plainte contre eux, au
conseil des habitants, ou au capitaine du plus proche bâtiment de guerre, qui
soumettront les faits au commandant de la station navale. »160

Seuls les crimes les plus graves relèvent des attributions de sa justice pénale, mais
la juridiction éminente dont relèvent les sujets français est située hors de son
territoire, à Gorée. Le texte reste ambigu sur la désignation de l’autorité qui instruit la
plainte en première instance, puisqu’elle peut être alternativement locale et
coutumière (le conseil des habitants) ou coloniale (un officier de marine français).
L’hybridité juridictionnelle de ce traité est sans doute le résultat des négociations qui
ont entouré sa rédaction, mais on se demande comment les cas concrets pouvaient être
tranchés avec des instruments juridiques aussi confus. Ces zones grises de la
juridiction sont caractéristiques des situations de « frontière » où les ressortissants
européens agissent loin de toute institution coloniale établie. La situation est
différente dans les rivières de Sierra Leone, où le modèle de la juridiction consulaire
peut être mobilisé, comme on le voit dans un traité signé l’année suivante avec le chef
Caulker, qui établit que les conflits qui pourraient survenir entre ses sujets et des
sujets français seraient portés devant le consul de France161.
Dans le périmètre de l’influence plus directe de la colonie, c’est le commandant de
poste ou le gouverneur qui sont systématiquement institués en juridiction unique pour
les conflits mixtes. Le traité de 1859 avec le Toro en fournit un bon exemple :

160
14 avril 1856, ANS Sénégal 10D1/59, p. 161-162.
161
Traité du 30 juillet 1857, déjà mentionné à propos des naufrages.

126
« Art. 7. – Amady-Boukar s’engage à respecter et à faire respecter dans son
pays les sujets français et leurs biens, de même qu’eux et leurs propriétés sont
respectés chez les Français. En cas de contestation entre un sujet de la France
et un habitant du Toro, il en sera référé au gouverneur. »162

Ainsi, l’obligation faite au roi de faire respecter l’intégrité des personnes et des
biens des Français, qui relève de l’exercice de ses compétences juridictionnelles
envers ses propres sujets, n’est plus compensée, comme elle l’était pour le roi de
Malaguia, par la reconnaissance d’une compétence juridictionnelle, même partielle,
sur ces étrangers. Le modèle se rapproche des formes d’extraterritorialité
juridictionnelle que l’on observe dans les concessions européennes en Chine ou au
Japon comme dans les ports de l’Empire ottoman dans la seconde moitié du
XIXe siècle, à ceci près que l’instance juridictionnelle dont relèvent ces sujets
étrangers n’est pas située sur les lieux, comme dans le cas des juridictions consulaires,
mais au siège de la colonie.
En Mellacorée, ce n’est qu’après la mise en place à Boké, en 1866, d’un poste doté
d’un commandant, que ce modèle est appliqué : tous les traités passés dans les années
1878-1879 précisent que les différends entre Français et « indigènes » seront jugées
par le « représentant du gouverneur », autrement dit, le commandant du poste de
Boké. Aux frontières de l’expansion au Soudan, au début des années 1890, ce modèle
n’est pas intégralement applicable, si l’on en croit le traité signé par Monteil à San en
janvier 1891 :
« Art. VII – Les contestations entre indigènes seront soumises à l'Almamy et
jugées par lui. Les contestations entre indigènes et sujets français, si elles ne
peuvent être arrangées à l'amiable par l'Almamy seront portées devant le
Résident de Ségou. Les contestations entre sujets français seront réglées entre
eux ou portées devant le Résident de Ségou. »163

On a affaire ici à un partage des juridictions qui distingue clairement les affaires
non mixtes, pour lesquels sujets français et sujets de San relèvent chacun de leur
propre juridiction, et les affaires mixtes, pour lesquels les deux juridictions
interviennent, non sous la forme d’une cour mixte, mais en attribuant à l’almamy la
compétence juridictionnelle en première instance, selon des modalités relevant plus de
la conciliation que de la justice proprement dite (« à l’amiable »), et à l’autorité
coloniale la plus proche, le Résident de Ségou, la compétence juridictionnelle en
appel. Il s’agit là de dispositions probablement transitoires, puisque la conquête de
162
Traité de paix avec le chef du Toro, 10 avril 1859 dans A nnales sénégalaises, op. cit., p. 426.
163
Traité de protectorat et de commerce avec le chef de la ville de San, 14 janvier 1891, disponible
dans la Base des Traités et Accords de la France à la cote TRA18910025.

127
Ségou, capitale de l’empire d’Ahmadou, était alors très récente (1890). Monteil les
concevait d’ailleurs comme telles, puisque le brouillon de ce traité conservé dans ses
papiers comporte un ajout à l’article VII :
« jusqu'au jour où l'importance de la Colonie Française permettra la
nomination d'un commerçant agent consulaire qui connaitra toutes les affaires
entre sujets français et réglera de concert avec l'Almamy celles entre sujets
français et indigènes. »164

L’absence de cette phase dans le traité effectivement signé pose un problème


d’interprétation : a-t-elle été refusée par l’almamy au cours de la négociation, ou
Monteil lui-même a-t-il jugé au dernier moment qu’elle pouvait effrayer celui-ci en
indiquant trop explicitement la manière dont les Français entendaient accroître leur
emprise sur la région ? Il est remarquable que la solution envisagée à terme par
Monteil aurait remplacé le partage juridictionnel entre première instance et appel par
une cour mixte, où l’agent consulaire et l’almamy auraient travaillé « de concert ».
L’almamy n’aurait donc pas perdu toute compétence juridictionnelle sur les affaires
mixtes, mais il aurait probablement perdu en autonomie en abritant dans sa propre
ville un agent qui aurait eu à connaître « toutes les affaires » en première instance, et
que sa qualité de commerçant pouvait inciter à des jugements partiaux.

La maîtrise des routes et des voies


Dire que la maîtrise de l’espace et du territoire passe par l’établissement ou le
contrôle de voies de communications est un poncif, et l’expansion impériale a souvent
été étudiée à travers les outils qu’elle se donnait pour assurer cette maîtrise165. Ce
n’est pas de ce point de vue que j’envisage ici la maîtrise des voies de communication
sur laquelle les Français, comme d’autres puissances impériales, comptaient
effectivement, à la fois comme voies de pénétration pour la conquête, comme
supports logistiques, comme drains des flux commerciaux et comme outils
d’aménagement du territoire. Il s’agit plutôt de chercher à comprendre comment
l’usage des routes, tel que les Français se proposaient de le mettre en œuvre, pouvait
constituer une menace et un défi pour les souverainetés autochtones et comment
celles-ci essayèrent d’en limiter l’impact. Les pratiques viaires représentent un
véritable point d’achoppement dans les négociations entre représentants de la colonie

164
Papiers Monteil, AN 66 AP 4.
165
Voir par exemple Daniel HEADRICK, The Tools of Empire: Technology and European
Imperialism in the Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 1981.

128
et souverains africains et les routes constituent donc un objet révélateur, à partir
duquel nous pouvons saisir des représentations antagonistes. Au-delà des
représentations, les traités qui visent à mettre en œuvre de nouvelles voies, en
particulier les voies ferrées, manifestent très concrètement les effets de ces nouvelles
emprises sur les souverainetés.
Au début du XIXe siècle, le voyageur français Gaspard Théodore Mollien faisait
déjà l’expérience, après Mungo Park et d’autres explorateurs, de ce qu’il appelait la
« police des routes » dans l’espace ouest-africain : aucun voyageur ne pouvait
traverser librement les territoires sans se signaler aux autorités, sous peine d’être
intercepté en chemin par des gardes armés agissant au nom du prince. Mollien,
emprisonné par un chef de village du Fouta-Toro pour avoir été incapable de produire
un sauf-conduit de l’almamy qu’il affirmait pourtant avoir vu, trouva tout à fait
normal d’être arrêté par défaut de passeport, comme il l’aurait été en Europe166. La
récurrence de ce type d’anecdotes dans les récits d’explorateurs nous montre combien
que, si l’espace ouest-africain était sillonné de routes empruntées par des caravanes de
marchands, maures, dioulas, bambaras, haoussas ou autres, ces routes étaient sous
contrôle. La maîtrise des routes était conçue comme un attribut majeur de la
souveraineté, puisque les individus et les marchandises qui y circulaient étaient
astreints au paiement d’un droit de passage, qui valait plutôt reconnaissance de la
souveraineté que droit de douane 167 . Cette conception du territoire était peu
compatible avec les prétentions des Européens à une circulation universelle des
hommes et des marchandises dans des espaces ouverts, dont témoigne la devise
« aperire terram gentibus » (« ouvrir la terre aux nations »), que Léopold II faisait
apposer sur certains monuments publics, mais qu’avaient également adoptée
Ferdinand de Lesseps ou l’explorateur d’Escayrac de Lauture. Dès lors, les moyens
qui rendaient possible cette circulation accélérée et en renforçait l’emprise sur les
territoires étaient perçus comme une menace. Les propos tenus par l’almamy
Ibrahima Sori au moment de la négociation du traité de 1881 avec le Fouta-Djallon,
tels que les rapporte Bayol, associent explicitement les usages que les Européens font
des routes et le pouvoir des chefs africains :

166
Le voyage de Mollien a été réédité par Hubert DESCHAMPS sous le titre L’A frique occidentale en
1818, vue par un explorateur français, Gaspard Théodore Mollien, Paris, Calmann-Lévy, 1967, ici
p. 138.
167
Je reprends ici des analyses plus longuement développées dans ma thèse.

129
« Il ne veut pas, actuellement, me disait-il, qu’on améliore les routes, que l’on
vienne avec des bateaux, que l’on fasse des chemins de fer ; cette idée le
trouble. Il y voit la fin de son prestige. »168

Plutôt que le « prestige », c’est la souveraineté qui est en jeu. Or certains traités
visaient précisément à obtenir des facilités de circulation, non pas selon les modalités
habituelles au pays, mais avec des moyens techniques importés d’Europe. Sur ce
point, les Français rencontrèrent une résistance dont le récit que fait Gallieni de la
négociation du traité de Nango avec le représentant d’Ahmadou, sultan de Ségou, en
1880, donnera une idée. Lors de sa seconde entrevue avec Gallieni, le ministre Seïdou
Diéylia, énumère les points sur lesquels il serait possible de donner satisfaction aux
Français et ceux qui soulèvent une réticence du sultan :
« – Les commerçants français pourront s’établir où ils voudront, mais ils se
serviront autant que possible des constructions du pays. – Le sultan protégera
les marchands comme il l’a toujours fait, mais il ne veut pas que l’on touche
aux routes qui, telles qu’elles sont, ont suffi jusqu’ici aux dioulas. – Le sultan
donnera le Niger aux Français jusqu’à Tombouctou, car ce fleuve lui
appartient jusque là. (…) Mais le sultan n’a pas confiance dans vos grands
bateaux, qui marchent avec du feu, et il aimerait mieux vous voir utiliser les
pirogues du pays, qui peuvent transporter jusqu’à vingt chevaux à la fois. »169

« Donner le Niger aux Français » représente ici un droit de jouissance plus qu’un
droit souverain, mais, plus que l’accès aux voies de communication, c’est la manière
de s’y déplacer qui pose problème. Dans la suite de la négociation, Gallieni ayant
réitéré avec force la demande des Français de naviguer comme bon leur semblera et
ayant usé de menace et de chantage, il parvint finalement à arracher au ministre
l’accord suivant :
« – Eh bien ! fais comme tu voudras. Ne parlons sur le traité ni de pirogues,
ni de sakkars (bateaux à vapeur). Mets seulement que vous pourrez naviguer
et commercer sur le Niger. (…) si, outre les canons, tu veux nous donner des
fusils à pierre, les Français pourront arranger les routes comme ils le
voudront. Ils feront des ponts sur les rivières et les marigots, arrangeront les
mauvais endroits, combleront même les cours d’eau, s’ils veulent. » 170

Le traité signé ne devait finalement être ratifié par aucune des deux parties, mais
les Français avaient déjà commencé, à la périphérie de l’empire d’Ahmadou, à
aménager les routes, en particulier au passage des rivières, pour les rendre guéables
par des colonnes lourdement équipées, comme celle qui avait mené Gallieni au Niger.

168
Jean Bayol, cité par Ismaël BARRY, op. cit., p. 116.
169
Joseph GALLIENI, V oyage au Soudan français (haut Niger et pays de Ségou), 1879-1881, Paris,
Hachette, 1885, p. 402.
170
Ibid., p. 404.

130
Le projet de construction de lignes de chemin de fer (Dakar-Saint-Louis, puis
Kayes-Bamako) devait poser aux autorités autochtones des problèmes redoutables du
fait de la configuration de ces emprises, non plus limitées à des enclaves, mais
disposées en corridors traversant de part en part le territoire. La cession de terrains
pour la construction du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, qui devait traverser le
royaume du Cayor, donnera une idée de la complexité des problèmes qui pouvaient se
poser dans ce cadre, et de la manière dont les négociateurs des deux parties ont essayé
de les surmonter. La convention établie en 1879 entre Lat Dior, damel (roi) du Cayor
et le gouverneur Brière de l’Isle171, pour régler la question des emprises sur le
territoire du Cayor qu’impliquait une telle entreprise, peut être analysée au prisme des
relations qui s’y jouent entre souveraineté et territoire.
Il s’agissait, pour les négociateurs français, d’obtenir un couloir continu traversant
le territoire du Cayor du sud au nord, jalonné d’enclaves pour la construction des
gares. Le damel du Cayor, pour sa part, pouvait légitimement redouter qu’en raison de
sa configuration même, le terrain concédé ne constitue pour les Français une voie
d’accès commode au cœur de son territoire et ne leur permette de s’arroger des droits
le long de cette voie. Ce dispositif inédit ne pouvait par conséquent être considéré
comme une simple cession de terrains, la question foncière y étant étroitement
subordonnée à la question politique.
La convention garantissait d’emblée le territoire du Cayor, dans ses frontières de
1871, comme « étant la propriété du damel », que les Français s’engageaient à
défendre par les armes s’il était attaqué (article 1). Le terme de « propriété »
superpose ici possession de la terre et souveraineté, toutes deux appliquées à la
totalité du territoire. En échange de cette reconnaissance et de cette garantie, le damel
s’engageait « à accorder aux Français la jouissance d’une route commerciale »
(article 2) et « donn[ait] gratuitement le terrain nécessaire pour la route et pour tous
les établissements qui en dépend[ai]ent » (article 4). Le « don » du terrain ne pouvait
être entendu comme une dévolution pleine et entière de la propriété du sol, mais
seulement comme un droit d’usage (« jouissance »), sous peine d’entrer en
contradiction avec l’article 1. Les Français s’engageaient à supporter tous les frais de
inhérents à la construction de cette « route » un peu particulière (article 4) et à

171
Convention du 10 septembre 1879 avec le Cayor : ANS SEN 10D1/62, chemise 4 ; Acte additionnel
à la convention du 10 septembre 1879 avec le Cayor, signé le 12 septembre 1879 : ANS SEN 10D1/62,
chemise 5. Les deux textes sont reproduits dans A nnales Sénégalaises, op. cit, p. 413-417. Voir
annexes, 2-7.

131
l’aménager dans les trois ans (article 5). Une carte annexée à la convention donnait
« le tracé général de la route », mais il était précisé que ce tracé pourrait être modifié
au besoin, « lors des études définitives pour l’exécution des travaux » (article 9). Le
damel avait pris soin de limiter la concession aux terrains strictement nécessaires à la
voie et aux gares. Le tout formait un corridor jalonné d’enclaves, qui lui posait un
problème de contrôle des frontières. Il s’agissait pour lui d’éviter à la fois que les
Français ne débordent à partir de ces enclaves et que ses propres sujets puissent y
trouver une situation confortable d’extraterritorialité :
« Art. 10 – La concession du terrain soit pour le passage de la route, soit pour
les gares, soit pour les points d’arrêts ne peut en aucun cas constituer des
droits sur les alentours en faveur des Français, ni servir de lieu de refuge aux
sujets du damel qui voudraient se soustraire à son autorité.

En conséquence, aucun sujet du Cayor ne pourra résider à l’intérieur des


limites des concessions sans l’autorisation expresse du damel, la présente
convention ne pouvant toucher en rien aux droits du damel dans l’exercice de
sa souveraineté. »

La souveraineté du damel se traduisait par le contrôle qu’il exerçait sur les limites
en interdisant leur franchissement par ses sujets. Cependant, le statut du corridor et
des enclaves restait indéterminé en termes de souveraineté. Lat Dior concédait aux
Français le droit d’exercer la police des gares et des points d’arrêts (article 11), mais
la convention leur interdisait d’y installer une garnison ou d’y déployer des troupes, à
moins que ce ne soit pour lui venir en aide, au cas où son territoire aurait été violé par
une tierce puissance. Les employés du chemin de fer obligés de résider dans l’espace
concédé devraient obligatoirement être des civils. La dévolution du droit de police
conférait aux Français un des attributs de la souveraineté, ce qui entrait en
contradiction avec l’affirmation du principe selon lequel la souveraineté du damel
n’était en rien entamée par la convention. En revanche, l’interdiction faite aux
Français de déployer leur armée dans la concession faisait de Lat Dior le détenteur de
la souveraineté externe. Le corridor ferroviaire et ses jalons relèvent ainsi de
souverainetés partielles et emboitées. Ils constituent un exemple de ces zones grises
de la souveraineté qui se multiplient aux frontières de l’expansion impériale et
caractérisent l’empire informel. On en trouve de nombreux exemples dans les empires
ottoman et chinois, où le régime des capitulations ou des concessions portuaires crée
des formes d’extraterritorialité au bénéfice des ressortissants européens, états-uniens
ou japonais. Cependant, nonobstant l’hypothèque stratégique que pouvait représenter
cette concession ferroviaire pour le Cayor, déjà frontalier des établissements français

132
au nord comme au sud, le régime concessionnaire défini par la convention de 1879
apparaît comme relativement favorable à Lat Dior, si on le compare à ceux
qu’obtinrent les Allemands dans l’empire ottoman en construisant le Bagdadbahn, ou
les Japonais en Chine à la faveur du chemin de fer de Mandchourie du Sud.

Conclusion
Les analyses présentées dans ce chapitre ne sont que des éléments d’une enquête
en cours que je me propose de poursuivre à la fois en intensifiant l’étude du corpus
défini et en lui donnant une dimension comparative dans un cadre de recherche
collectif172. Il reste en effet beaucoup à faire pour exploiter tous les apports possibles
de l’étude de ces traités à la connaissance historique des modalités de la transition
impériale. Les modes d’appropriation territoriale mis en œuvre par les empires en
construction peuvent y être analysés dans leur dimension contractuelle et au moins en
partie négociée. Produits à l’interface des souverainetés impériales et autochtones, ces
textes donnent accès aux conceptions du territoire et de la souveraineté propres à
chacune des parties contractantes.
Il conviendrait de prolonger l’enquête en tentant de reconstituer, beaucoup plus
systématiquement que je ne l’ai fait dans ce chapitre, les interactions qui ont
accompagné les négociations, en contextualisant plus finement les situations et en
restituant les horizons d’attente de chacun des signataires. L’analyse de la genèse de
ces traités, en amont, permettrait de saisir dans quelle mesure ils relèvent d’une co-
construction dialectique. L’écart entre les objectifs initiaux des négociateurs et le
contenu des traités qu’ils produisirent permet d’évaluer la part de la négociation dans
l’élaboration des textes.
Il faudrait aussi envisager, en aval, leurs effets, leurs usages, leur durée de vie. Le
processus souvent contrarié qui mène à la ratification, à la notification, à la
publication, révèle la distance entre les objectifs impériaux envisagés depuis les
cabinets ministériels et ceux que poursuivaient les acteurs à la périphérie. Nombre de
traités ne furent pas ratifiés, furent volontairement oubliés, ou furent dénoncés. Du

172
J’ai déposé à cet effet deux versions successives d’un projet de recherche collective dans le cadre
d’appels à projet de l’ANR (Programme Blanc en 2010 et appel Corpus en 2011). Ces projets
reposaient sur une équipe interdisciplinaire rassemblant des chercheurs spécialistes de l’Afrique, de
l’Asie et de l’Océanie qui se proposaient de mettre en commun leurs compétences pour étudier les
modalités contractuelles des appropriations territoriales mises en œuvre par les différentes puissances
impériales (la dernière version du projet est présentée en annexe du mémoire de synthèse). Ces projets
n’ont pas été retenus pour un financement, mais une dynamique collaborative s’est engagée.

133
côté africain aussi, la pratique pouvait être bien éloignée de ce que prévoyait le traité,
et il ne faudrait pas prêter trop de crédit aux textes en imaginant que leur puissance
normative s’imposa à tous les acteurs. La réitération de certaines clauses dans des
traités successifs nous donne parfois des indications sur la difficulté à les rendre
effectives.
Souvent renouvelés, réaménagés, précisés au gré des circonstances, ces traités
représentent aussi des jalons dans une relation de longue durée, et il apparaît que
certaines clauses n’y figurent pas pour ce qu’elles disent, mais pour maintenir la
relation, pour la renforcer ou pour l’infléchir, quitte à accepter un compromis
provisoire et insatisfaisant. Si certains traités ont pour fonction explicite de résoudre
un problème particulier, comme les naufrages, par exemple – traités spécialisés –, ou
répondent à un incident ponctuel dont ils portent la trace – traités de circonstance –,
d’autres sont tellement généraux, voire stéréotypés, qu’ils paraissent n’avoir été
rédigés que pour sceller la relation : c’est la fonction purement contractuelle des
traités, par analogie à la fonction phatique du langage. Il y a sans doute là un ressort
du consentement au traité de beaucoup de chefs africains, qui semblent avoir été peu
regardants sur les clauses parce que l’alliance en elle-même importait plus pour eux
que son objet. Du côté européen aussi, il arrive que l’administration ait la mémoire de
l’existence d’un traité passé mais en ait oublié le détail : les traités s’accumulent alors
et se contredisent sans qu’on y prenne garde, car les circonstances imposaient, pour
mettre fin à une guerre, par exemple, que l’on fît à nouveau acte de la relation
contractuelle.
Inversement, certains acteurs se sont montrés attentifs à la lettre d’un traité pour
faire valoir des droits, qu’il s’agisse de l’administration de la colonie, aux rares
moments où elle met en ordre ses archives et récapitule leur contenu dans de
nouveaux registres, ou d’un chef africain qui exhibe un traité signé par ses pères pour
dénoncer un manquement des Français à leurs obligations contractuelles, comme nous
en verrons un exemple dans le prochain chapitre.
Les éléments du dossier présentés dans celui-ci constituent donc les prolégomènes
à des investigations ultérieures pour lesquelles je viens d’esquisser quelques pistes.
En tant que tels, cependant, ils permettent déjà d’affirmer quelques résultats.
Les investigations que j’ai effectuées dans la terminologie des traités en passant au
crible les usages des mots pourraient sembler bien vaines si l’on devait retenir que la
pratique se souciait finalement peu des termes du traité. Aussi, loin de considérer ces

134
textes normatifs comme des descriptions de la réalité, je les ai envisagés comme le
résultat d’une pratique qui consistait à mettre en mots des formes diverses
d’appropriations en se référant plus ou moins confusément à des notions juridiques
disponibles. Même lorsqu’elle est très peu négociée, l’écriture des traités est une
pratique et méritait analyse à ce titre. L’analyse a révélé un foisonnement des
formules, un bricolage juridique, une indétermination des termes, et des
contradictions internes dont je ne soupçonnais pas l’ampleur avant de mener
l’enquête. On rencontre ainsi des « terrains » qui deviennent des « territoires », des
concessions de terrains qui se heurtent à la multiplicité de leurs ayants droit, des
cessions de souveraineté qui sont en même temps des reconnaissances de
souveraineté, des « annexions » qui sont en réalité des « protectorats » et vice-versa,
et l’on voit resurgir une archaïque « suzeraineté » au succès éphémère, sans doute
plus adéquate à la relation qu’elle énonce que la « souveraineté » qui la supplante. En
mettant en évidence les distorsions entre ce que disent ces textes et les catégories
juridiques qu’ils mobilisent, il ne s’agissait pas de disqualifier la pratique au nom de
l’incompétence de ses acteurs, même s’il pouvait être rafraîchissant de constater que
l’incompétence souvent prêtée aux signataires africains était finalement bien partagée.
Il s’agissait plutôt d’observer à l’œuvre l’incroyable laboratoire juridique que
constitue la pratique contractuelle qui cherche à régler les appropriations territoriales.
Supports et instruments de la territorialisation de la colonie, les traités sont le lieu
d’une réinvention erratique de la souveraineté territoriale où s’expriment pleinement
la liberté et l’autonomie des acteurs avant que ne s’impose une pratique normée, le
« protectorat colonial ». L’analyse permet finalement de réduire la tension entre
norme et pratique en montrant comment la norme surgit d’une pratique en même
temps qu’elle l’engendre. Révéler l’indécision et les contradictions, ingrédients de la
cuisine des traités, permet aussi de relativiser leur caractère d’énoncés performatifs :
ils ne créent des « droits » sur le territoire que pour autant qu’on accorde créance à ce
qu’ils prétendent dire mais, pris à la lettre, ils ne fondent pas des droits si solides.
Empire de papier ? Oui, si l’on tient compte de l’ambivalence de l’expression.
Dès lors, armée de cette masse de papier, il me devenait possible de reprendre la
question lancinante du consentement des chefs africains à cette pratique contractuelle
dont les catégories leur étaient imposées et à laquelle ils ne furent associés qu’à la
marge. Au-delà de l’intérêt que pouvait trouver tel ou tel chef à l’alliance, donc à la
fonction purement contractuelle des traités, c’est bien parce qu’ils les prirent à la

135
lettre qu’ils purent y consentir. En effet, qu’affirmaient les traités de « protectorat »
sinon le maintien du titre dans la famille régnante, la continuation de l’autorité du
chef sur ses sujets et la perpétuation des juridictions coutumières ? Certes, il y avait
toujours cet article 1er qui parlait de céder la « souveraineté », terme d’autant plus
difficile à traduire que l’on ne voyait pas bien, à la lecture des clauses suivantes, quel
en était le contenu. L’interdiction de s’allier avec d’autres ? C’était bien une
définition possible de l’alliance. L’obligation d’arborer le pavillon français ?
L’almamy Ibrahima Sori, qui venait de signer avec Bayol un traité d’alliance et de
commerce en arabe et ne pouvait soupçonner qu’en français il s’agissait d’un traité de
« protectorat », accueillit avec plaisir le drapeau offert par le médecin de marine
français, comme un cadeau symbolique, non comme une marque d’assujettissement,
et l’on peut soupçonner que bien d’autres en firent autant, du moins jusqu’à ce qu’un
commandant de poste trop scrupuleux ne vienne bombarder leur village pour
sanctionner le défaut de pavillon. Il ne s’agit pas de minimiser la portée de la perte de
la souveraineté externe, mais les dispositions contractuelles en rendaient
l’identification difficile et pouvaient la faire apparaître comme une formule vide.
C’est bien parce qu’elle n’était pas « pleine et entière », contrairement à ce
qu’affirmait le traité, que la « souveraineté » des Français pouvait être acceptable.
Pour ceux qui lurent à la lettre l’article 1er, en revanche, le traité n’était pas
acceptable. La ligne de partage entre ces deux lectures des traités tient à une
différence dans les conceptions de la souveraineté. Souveraineté territoriale, pleine et
entière, indivisible, dans un cas, souveraineté divisible, recelant tout un feuilletage de
droits qu’il était loisible de discuter pied à pied pour en préserver l’essentiel, dans
l’autre. Les deux attitudes s’expliquent ainsi par l’ambivalence constitutive des
traités. Un empire de papier feuilleté ou pas d’empire du tout.

136
Chapitre 3
Frontières en construction :
deux cas de limites

« Dans ces dernières années, grâce à la prévoyance de nos hommes d’État, les bases
d’une convention de frontières avantageuse ont été arrêtées entre la France et la
Grande-Bretagne ; et, quoique la délimitation n’ait pas encore été rendue effective, nous
savons nettement dans quelles limites nous pouvons actuellement nous mouvoir. »
Capitaine Brosselard-Faidherbe, Casamance et Mellacorée. Pénétration au Soudan,
Paris, 1891, p. 81.

L’établissement des frontières apparaît comme un élément décisif du processus de


construction territoriale : établir la frontière, c’est clore le territoire et permettre son
aménagement au terme de la conquête. C’est définir un champ d’action, comme le
suggère Brosselard dans la phrase placée en épigraphe. L’émergence de la frontière
accompagne ainsi, selon Daniel Nordman, « la lente et difficile transition de l’espace
vers le territoire »1, qui caractérise l’histoire des États ou des nations :

« La frontière – qui n’est à proprement parler (…) ni un espace ni un territoire – est un


des traits du territoire ou, plus précisément, ce par quoi, à travers des choix politiques
ou des situations historiques, l’espace se modèle en territoire. »2

Ce processus a été bien étudié pour la France, dans la longue durée3. En ce qui
concerne le continent africain, l’analyse précise des processus d’horogenèse a
longtemps été retardée par la dénonciation des frontières actuelles comme un héritage
de la colonisation, caractérisé par son artificialité et son exogénéité. Dans son « tour du

1
Daniel NORDMAN, « De quelques catégories de la science géographique. Frontière, région et
hinterland en Afrique du Nord (19e et 20e siècles) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, n° 5, 1997,
p. 969-986, ici p. 970.
2
Ibidem, p. 985.
3
Daniel NORDMAN, Frontières de France. De l’espace au territoire, XVIe-XIXe siècle, Paris,
Gallimard, 1998 ; « Des limites d’État aux frontières nationales », in Pierre Nora, dir., Les Lieux de
mémoire, vol. I, p. 1125-1146, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1997 [1986] ; « La frontera : teories i
lògiques territorials a França (segles XVI-XVIII) », Manuscrits, 26, Barcelone, Universitat Autònoma de
Barcelona, 2008, p. 21-33, texte disponible en français sur le site de FrontAfrique. Peter SAHLINS,
Frontières et identités nationales. La France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIe siècle, Paris,
Belin, 1996. Voir aussi, pour le Moyen-Âge, Bernard GUENÉE, « Des limites féodales aux frontières
politiques », in Pierre Nora, dir., Les Lieux de mémoire, vol. I, p. 1103-1124, Paris, Gallimard, coll.
Quarto, 1997 [1986].

137
monde géopolitique », Michel Foucher a montré que toutes les frontières étaient
artificielles, puisqu’elles résultent de conventions et de rapports de force. En cela,
l’Afrique ne fait pas exception. Et si les « traceurs de frontières » y étaient plus souvent
qu’ailleurs, exogènes, et très largement européens, ils n’ont pas toujours négligé de
prendre en compte, dans une certaine mesure, les limites antérieures à leur arrivée, que
Michel Foucher appelle curieusement des « proto-frontières »4. En revanche, la rapidité
du processus constitue une spécificité : réalisé en plusieurs siècles d’ajustements
successifs en Europe, il ne prit que quelques décennies en Afrique. Il convient
cependant de relativiser la fulgurance du phénomène, qu’une idée reçue encore très
répandue attribue à la conférence de Berlin (1884-1885), associée à l’image de
diplomates européens traçant les frontières à la règle sur une carte de l’Afrique. La
conférence de Berlin n’a pas partagé l’Afrique, ni même défini des zones d’influence,
mais seulement établi des règles communes pour de futures acquisitions territoriales5. Il
est vrai qu’elle accélère le mouvement qui conduit, par un phénomène de rivalité
mimétique dénommé scramble (mêlée) ou steeplechase (course au clocher), à
l’affirmation de « droits », établis par voie de conquête ou par traité, que les puissances
européennes se reconnaissent mutuellement par des conventions, sur la presque totalité
du continent, entre la seconde moitié des années 1880 et le tout début du XXe siècle.
Mais il y a loin, souvent, de la convention inter-impériale à la frontière. Décidés de loin
à partir de cartes imprécises ou inexactes, les tracés ne commencent à acquérir une
existence qu’avec le travail des missions de délimitation, qui s’efforcent de concilier la
ligne convenue avec les réalités du terrain. Les limites ainsi provisoirement définies, et
souvent incomplètement visitées, sont remises sur le métier jusque dans l’Entre-deux-
guerres par de nouvelles missions chargées de les rectifier dans le détail et de procéder à
des aménagements souvent dictés par la pratique de l’administration des populations
frontalières. Les mêmes exigences s’appliquent aux frontières intra-impériales, avec les
mêmes effets. Mais le processus atteint rarement la phase finale de la démarcation

4
Michel FOUCHER, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991 (2e
édition), p. 188-190. Cet auteur évalue à un sixième des frontières africaines les segments qui reposent sur
des limites précoloniales, mais il n’expose pas sa méthode de calcul, indiquant simplement avoir pris en
compte les références aux ethnies dans les traités de délimitation. Cette proportion pourrait être révisée à
la hausse si l’on tient compte de la reprise des frontières d’États précoloniaux, sans référence à la notion
d’ethnie.
5
Pour une synthèse sur ce point, je me permets de renvoyer à ma contribution à un manuel de
géographie : Isabelle SURUN, “La conférence de Berlin et le partage de l’Afrique” in Anne VOLVEY
(dir.), Yveline DÉVÉRIN, Myriam HOUSSAY-HOLZSCHUH, Estienne RODARY, Isabelle SURUN et
Karine BENNAFLA, L'Afrique, Paris, Atlande, Clefs concours, coll. Géographie des territoires, 2005,
p. 56-64. Voir le volume des publications dans ce dossier, document 28, p. 301.

138
précise de la frontière, par l’établissement de bornes ou de marques visibles dans le
paysage.
Outre la rapidité du processus, les frontières africaines ont ainsi la particularité de
résulter à la fois des rapports de force entre puissances impériales et de négociations
avec les représentants des territoires autochtones. Étudier les horogenèses africaines,
c’est donc analyser la manière dont le découpage inter-impérial se surimpose au
maillage des territoires précoloniaux. Il s’agit de se demander dans quelle mesure et à
quelle échelle leurs tracés coïncident, ou non, et de quelle manière les représentations de
l’espace et les conceptions du territoire qui sous-tendent, pour chacun des acteurs, la
définition du juste tracé, s’expriment à l’occasion des délimitations, se négocient et
s’ajustent, ou conduisent à l’aporie.
Des travaux récents ont inséré le découpage initial dans une histoire plus longue des
réaménagements et des usages de la frontière, de la période coloniale aux États héritiers,
fournissant de nombreuses études de cas6. Je m’attacherai pour ma part exclusivement à
la phase initiale du processus d’horogenèse, en étudiant le travail de terrain mené par les
toutes premières délimitations et les dossiers d’archive constitués autour d’elles. En
faisant abstraction du devenir ultérieur de la frontière, je voudrais restituer, au plus près
des acteurs, le moment de sa première émergence et les enjeux territoriaux et spatiaux
qu’elle soulève alors à différentes échelles. J’ai retenu à cet effet deux études de cas,
l’une portant sur une frontière inter-impériale, entre Guinée portugaise et « possessions
françaises voisines », l’autre sur une frontière intra-impériale, entre Sénégal et Soudan
français7.

6
Parmi de nombreuses études de cas, citons Pierre BOILLEY, ”Du royaume au territoire, des terroirs
à la patrie ou la lente construction formelle et mentale de l’espace malien”, in Colette DUBOIS (dir.),
Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique Subsaharienne, L’Harmattan, IHCC, Paris, 2000,
p. 27-48 ; Pierre BOILLEY, “La question des frontières africaines”, in Chantal CHANSON-JABEUR et
Odile GOERG (éds.), ”Mama Africa” Hommage à Catherine Coquery-Vidrovitch, Paris, L’Harmattan,
2005, p. 410-417 ; Pierre-Claver HIEN, Le jeu des frontières en Afrique occidentale: cent ans de
situations conflictuelles au Burkina Faso actuel (1886-1986), Thèse de doctorat, Université de Paris 1,
1997 ; Simon IMBERT-VIER, Tracer des frontières à Djibouti. Des territoires et des hommes aux XIXe
et XXe siècles, Paris, Karthala, 2011 ; Christelle JUS, Soudan français, Mauritanie, une géopolitique
coloniale 1880-1963. Tracer une ligne dans le désert¸ L’Harmattan, Paris, 2002 ; Camille LEFEBVRE,
Territoires et frontières : du Soudan central à la République du Niger, 1880-1964, Thèse de doctorat,
Université de Paris 1, 2008 ; Paul NUGENT, Smugglers, Secessionists & Loyal Citizens on the Ghana-
Togo Frontier : the Life of the Borderlands since 1914, Athens, Ohio University Press; Oxford, James
Currey ; Legon, Sub-Saharian Publishers, 2002.
7
Les recherches menées pour ce chapitre ont bénéficié du soutien de l’ANR Géo&Co et de l’ANR
FrontAfrique.

139
I. Négocier sur le terrain : la commission franco-portugaise de
délimitation de la Guinée portugaise et des « possessions françaises
voisines » (1888)

La frontière entre la Guinée portugaise et les possessions françaises voisines


(« Sénégal et dépendances », puis Sénégal et Guinée française à partir de 1889) a fait
l’objet d’un processus de construction long et complexe, alternant les moments de
négociation diplomatique entre Paris et Lisbonne, les missions bipartites envoyées sur le
terrain (mission de délimitation Brosselard – de Oliveira en 1888 ; mission
d’abornement Payn – Muzanty en 1901 puis Maclaud – Muzanty en 1902-1903, 1904 et
19058 ; mission d’ajustement aux objectifs limités 1926 ?9). Le processus ne sera pas
décrit ici de façon longitudinale dans sa totalité : j’ai pris le parti d’opérer une coupe à
un moment précis en analysant dans son contexte et dans sa pratique la mission de 1888,
confiée au capitaine Brosselard du côté français et au lieutenant de Costa de Oliveira,
côté portugais, et chargée de mettre en œuvre la convention de 1886.

1. Enjeux : échelles et horizon d’attente

Les négociations qui aboutissent à la convention de 1886 ne portent pas


exclusivement sur les frontières de la Guinée portugaise. Elles visent à régler les
différends territoriaux là où les intérêts français et portugais se trouvent en concurrence
ou en contact sur le continent africain, en établissant un partage qui transforme
l’interpénétration des zones d’influence en une frontière linéaire. La convention signée
le 12 mai 1886 comporte deux parties distinctes qui définissent les limites des
possessions portugaises de Guinée et celles de l’Ouest Africain, comme on appelait
alors les régions situées près de l’embouchure du fleuve Congo10. Divers documents
concernant les prises de possession portugaises au Congo, ainsi qu’une longue note de
Brazza conservée dans le dossier relatif aux négociations, indiquent que les enjeux
congolais l’emportaient alors largement sur la question de la Guinée, qui faisait figure

8
Voir Christian ROCHE, Histoire de la Casamance. Conquête et résistance : 1850-1920, Paris,
Karthala, 1985, p. 205-213 pour la frontière Nord ; René Pélissier, Naissance de la Guiné, Orgeval,
Pélissier, 1989, p. 185-189, 253-254 et 257-260.
9
ANONYME, « La délimitation de la Guinée Portugaise », in Renseignements coloniaux, Supplément
à L’Afrique coloniale, n°9, XXXVI, 1926, p. 446-447.
10
Pierre SAVORGNAN DE BRAZZA, « Voyages dans l’Ouest Africain », Le Tour du Monde, 1887-2,
p. 289-336 et 1888-2 p. 1-64.

140
de périphérie du Sénégal, vue de Paris11. Pour Brazza, il s’agit surtout d’éviter que la
France ne fasse des concessions dans l’Ouest Africain pour obtenir Ziguinchor en
Casamance sous la pression des maisons de commerce françaises, qui ont des intérêts en
Sénégambie et dans les Rivières du Sud. Il considère ainsi que les problèmes posés par
la délimitation en Sénégambie ne portent que sur des « questions de détails » et n’ont
qu’une « importance locale », contrairement à la question de l’Ouest Africain,
« question générale » en ce qu’elle commande l’accès au Congo, et où des concessions
de faible portée pourraient avoir de lourdes conséquences 12 . Il recommande par
conséquent un traitement séparé de ces deux questions. La position de Brazza est certes
déterminée par l’intérêt personnel qu’il porte à l’acquisition par la France d’un territoire
sur les rives du Congo, tâche à laquelle il a consacré trois voyages. Mais la présence
d’une note de sa main dans le dossier ministériel consacré à la double négociation
montre qu’il était considéré comme un expert dont on prenait conseil, ne serait-ce qu’à
titre consultatif, et relativise le poids de la Sénégambie dans les discussions, un an après
la conférence de Berlin qui a attiré l’attention de toutes les puissances européennes sur
le bassin du Congo.
Les remarques de Brazza sur le caractère « local » ou « général » des questions
territoriales en discussion permettent d’analyser les catégories mobilisées par les acteurs
et l’usage qu’ils en font selon leur horizon d’attente. Peuvent être considérés comme
« locaux », selon Brazza, les intérêts particuliers de telle maison de commerce installée
en un point de la côte ou le souhait de tel gouverneur d’établir son autorité sur une
portion continue de la côte en supprimant des enclaves par échange de comptoirs. Sont
considérées comme « générales » les stratégies développées à l’échelle régionale ou
continentale visant à assurer à moyen terme la possession de territoires situés dans
l’intérieur, ou d’embouchures donnant accès à un bassin fluvial important. Plus que la
taille des territoires considérés, ce sont les perspectives qu’ils ouvrent qui doivent être
prises en compte. Ainsi, pour Brazza, la possession de l’enclave de Ziguinchor pouvait
être abandonnée sans dommage aux Portugais car elle n’assurait en rien l’accès aux
sources du Sénégal ou du Niger, tandis que celle de Chiloango et Cacongo que les
Portugais s’étaient ménagée sur la rive droite du Congo, si petite fût-elle, faisait barrière

11
Archives du Ministère des Affaires étrangères, Mémoires et Documents n° 102 [ci-après MAE M&D
Afrique, t. 102], p. 1-30 ; Brazza, « Note au Directeur de la Politique sur les délimitations franco-
portugaises en Sénégambie et dans l’Ouest-Africain », 12 janvier 1885, ibidem, p. 31-39.
12
Brazza, note citée, p. 32.

141
à un accès français à l’embouchure de ce fleuve et pourrait constituer un obstacle
sérieux à une reprise française de l’État indépendant du Congo au moment de la
« liquidation » de « l’AIA », « fort probable » selon lui13.
Dans la convention franco-portugaise de 188614, c’est pourtant la question « locale »
de Ziguinchor qui prévalut, au point de faire de la cession de cette place un enjeu
diplomatique important, et de sa remise officielle au commissaire français le clou de la
mission de délimitation. La question n’était d’ailleurs pas si locale, puisque la solution
adoptée visait à homogénéiser la présence européenne dans les « Rivières du Sud », de
la Casamance au Rio Nunez, en évitant les souverainetés partagées sur une même
rivière, de façon à simplifier les questions douanières. L’enclave portugaise de
Ziguinchor contrevenait à ce principe, le reste de la Casamance étant sous la domination
de la France. La convention prévoyait donc de faire de la Casamance, au nord, une
rivière entièrement française, tandis que le Cassini, au sud, devenait entièrement
portugais.
Au-delà de la Casamance et de la Guinée portugaise, se posait aussi la question des
droits sur le Fouta Djallon, que la convention reconnaissait à la France en vertu du traité
de « protectorat « conclu avec cet État par le docteur Bayol en 1881 et resté depuis lettre
morte. La convention plaçait ainsi la frontière orientale de la Guinée portugaise au 16e
méridien à l’ouest de Paris. Pourtant, le gouvernement français ne semble pas avoir
accordé une place très importante à cette partie de la frontière dans la définition des
attributions de la mission de délimitation de 1888, comme en témoigne la
correspondance interministérielle de l’automne 1887. Lorsque le sous-secrétaire d’État

13
Idem, p. 35-36. Léopold II avait fondé en 1876 l’Association internationale africaine (AIA), association
à but « philanthropique », qui se proposait de créer des « stations » entre Zanzibar et l’embouchure du
Congo, pour y accueillir explorateurs et missionnaires et favoriser la suppression de la traite interne
dénoncée par Livingstone en Afrique orientale. En 1882, il l’avait transformée en une Association
internationale du Congo (AIC), sous sa présidence, et avait chargé Stanley d’établir des titres au Congo
en négociant des protectorats avec les chefs du bassin du Congo. L’AIC était donc le support juridique
qui lui avait permis de faire reconnaître par les représentants des puissances européennes réunies à Berlin
l’existence d’un État « indépendant » du Congo (EIC) à condition qu’il y assure la liberté du commerce.
Cette construction juridique inédite était considérée comme fragile par bien des puissances européennes
qui pronostiquaient sa faillite et espéraient voir tomber dans l’escarcelle de leurs appétits territoriaux
l’immense bassin conventionnel du Congo qu’elle recouvrait. Ce pronostic fut déjoué par Léopold, qui
parvint à conserver l’EIC en le partageant en concessions accordées à des compagnies privées, jusqu’à ce
que le scandale international provoqué par les abus de ces sociétés concessionnaires ne l’oblige en 1908 à
en remettre l’administration à l’État belge qui, dans un premier temps, n’avait pas voulu s’engager dans
l’aventure coloniale léopoldienne. Écrivant sa note en 1885, Brazza appelle encore l’AIC par son ancien
nom d’AIA.
14
Le texte de la Convention relative à la délimitation des possessions françaises et portugaises dans
l’Afrique occidentale est accessible dans la Base des Traités et des Accords de la France, à la cote
TRA18860012.

142
aux colonies demande au ministre des Affaires étrangères « si les travaux de la
Commission devront avoir pour objet de jalonner les frontières dans tout leur
développement »15, le second ne semble pas avoir d’avis personnel sur la question mais
s’enquiert de la position du Ministre portugais des Affaires étrangères par
l’intermédiaire de l’ambassadeur de France à Lisbonne, Billot, dont il transmet la
réponse : « dans la pensée de M. de Macedo, les travaux de la commission doivent avoir
pour objet de jalonner toute la frontière » 16 . Cependant, les instructions données
oralement à Brosselard par M. Girard de Vialle, chef de la division des Archives au
Ministère des Affaires étrangères, qui a présidé la commission chargée de préparer
négociations, revoient cet objectif à la baisse : « L’attention de notre délégué a été plus
particulièrement appelée sur les opérations qui doivent avoir pour objet de séparer au
Nord et au Sud, nos possessions [des possessions] portugaises et sur la nécessité de
déterminer exactement la limite des bassins qui forment cette frontière. »17
La fluctuation de la portée des objectifs assignés à la mission traduit pour le moins
une incertitude des cabinets ministériels sur les enjeux liés à cette frontière : s’il n’est
question de la délimiter qu’au nord et au sud (ou même « jusqu’à une faible distance du
rivage » seulement, comme n’osait le suggérer l’auteur de la lettre du 5 octobre dans le
passage biffé cité en note ci-dessus), la présence européenne n’est envisagée que dans
son développement côtier, tout au plus en termes d’activités commerciales dans les
rivières, selon une logique spatiale qui reste un prolongement du régime des comptoirs ;
si au contraire il s’agit de délimiter dans tout son développement la frontière de la
Guinée portugaise, celle-ci devient définitivement une enclave enserrée par les
« possessions françaises environnantes », selon une logique de territorialisation des
appropriations coloniales qui vise à constituer de grands ensembles contigus. On le voit,
au lendemain de la conférence de Berlin, la question n’est pas clairement tranchée. La
frontière tracée sur le papier (par la convention de 1886 et sur la carte) ne s’impose pas
comme une évidence pour l’ensemble des acteurs.

15
Minute d’une lettre du 5 octobre 1887, Colonies, 5e bureau, au ministre des Affaires étrangères,
Archives Nationales d’Outre-Mer, FM/SG/AFR/VI/60, chemise 60a. L’auteur de la lettre était plus
explicite dans un passage biffé où il posait la question en ces termes : « Suffira-t-il, par exemple, de
déterminer sur le terrain la ligne de séparation jusqu’à une faible distance du rivage ou bien sera-t-il
nécessaire de la jalonner sur tout son développement ? Ce dernier système paraît, si l’on considère la
nature des régions qu’il obligerait à parcourir, devoir présenter des difficultés et entrainer des dépenses
peut-être hors de proportion avec l’importance du but poursuivi. »
16
Lettre du Ministre des Affaires étrangères (Flourens) au Ministre de la Marine (Barbey), le 19
novembre 1887, ibidem. L’ajout entre crochets est du copiste.
17
Lettre du Ministre des Affaires étrangères (Flourens) au Ministre de la Marine (de Mahy), le 31
décembre 1887, ibidem.

143
2. Parcours et méthodes : une reconnaissance partielle du terrain

La pratique de la commission reflète largement ces incertitudes. Elle nous est connue
de manière assez précise par les rapports, cartes et croquis envoyés par Brosselard au
ministre de la Marine au cours de sa mission, de janvier à mai 188818. Les rapports
rédigés par Brosselard ne constituent pas un journal de route qui permettrait de
reconstituer un itinéraire au jour le jour – leur précision décroît même de mois en mois –
mais ils permettent de suivre les grandes étapes du travail de la mission et les
réaménagements du programme qui font l’objet de négociations entre les deux
commissaires, à mesure que de nouveaux obstacles se présentent. Le récit publié par
Brosselard dans Le Tour du Monde, tout en privilégiant l’anecdote par rapport aux
questions politiques, est beaucoup plus précis sur les itinéraires parcourus par les
différents membres de la mission, qu’il permet de reconstituer dans le détail19. La carte
publiée en 1891 par Brosselard à partir des levers topographiques de la commission,
complétés par de nouveaux travaux en 1890 et 1891, porte la trace des itinéraires
relevés sur le terrain et nous permet de suivre les déplacements de la mission décrits
dans le récit20. Le lecteur trouvera en annexe une reproduction d’ensemble de cette carte
et différents détails des tronçons sud et nord de la frontière21.
Il apparaît ainsi assez vite que le commissaire portugais n’a pas du tout l’intention de
reconnaître le tronçon oriental de la frontière, qui traverse le territoire de Modi Yaya,
« roi » de Kadé : anticipant l’hostilité de ce chef puissant, Oliveira considère « qu’il ne

18
Toutes les copies reçues par le ministère des Affaires étrangères sont conservées dans MAE, M&D
Afrique, t. 102, p. 200-302. Du côté portugais, on peut s’appuyer sur Maria Luísa Esteves, A Questão do
Casamansa e a delimitação das fronteiras da Guiné, Lisboa, Centro de Estudos de História e Cartografia
antigua, 1988, qui repose sur des archives moins précises.
19
Les deux commissaires ont publié des relations de ce « voyage » dans la presse géographique : Henri
BROSSELARD, “Voyage dans la Sénégambie et la Guinée portugaise”, Le Tour du Monde, LVII, 1889-
1, p. 97-144 ; Idem, La Guinée portugaise et les possessions françaises voisines, Lille, 1889 ; E. J. DA
COSTA OLIVEIRA, “Viagem á Guiné portugueza”, Boletim da Sociedade de Geografia de Lisboa, VIII,
n° 11-12, 1888-1889, p. 549-648 (non consulté).
20
Guinée portugaise et possessions françaises voisines, d'après la carte dressée par la commission
française de délimitation, 1887-1888, à l’échelle 1/1 000 000. Tirage corrigé et complété d'après les
nouveaux travaux exécutés en 1890 et 1891, par le capitaine Brosselard-Faidherbe.
21
Annexes du chapitre 3 :
1. Carte complète
2. Tracé de la frontière sud
3. Détail de la frontière sud : chemins et villages dans la région de Kandiafara
4. Détail de la frontière sud : le territoire des Nalous partagé par la nouvelle frontière
5. La frontière nord
6. Détail de la frontière nord : les zones contestées entre Casamance et Rio Cacheo

144
faut songer en aucune façon à poursuivre les opérations de la commission sur cette
région », mais Brosselard garde l’espoir d’engager des pourparlers avec Modi Yaya et
de convaincre son collègue portugais à le suivre sur ce terrain22.
Les réticences du commissaire portugais s’expliquent par la fragilité de l’emprise
portugaise, qu’il faut contextualiser aussi du côté africain. L’ensemble des Rivières du
Sud est soumis depuis le milieu du XIXe siècle à la pression du Fouta Djalon, puissant
État théocratique qui domine le massif central de la Guinée et qui cherche à s’implanter
dans les régions côtières, à la fois pour assurer un débouché maritime à son commerce
et pour prendre part aux activités économiques nouvelles dans le contexte de la
transition de la traite au commerce légitime : les régions côtières des Rivières du Sud se
sont déjà engagées dans cette transition en développant la culture de l’arachide, et leur
commerce supplante désormais en quantité et en valeur celui des marchandises de
l’intérieur (peaux, ivoire et or) apportées par les caravanes du Fouta Djalon23. Le
mouvement d’expansion territoriale du Fouta Djalon vers l’ouest a conduit à la
disparition du royaume du Gabou en 1867, et à l’émergence de trois entités nouvelles, le
Firdou (entre la Haute Gambie et le Rio Cachéo), le Foria (le Foréah des sources
françaises) et le Gabou, placées sous la suzeraineté du Fouta Djalon et administrées par
le chef de la province de Labé, Alfa Ibrahima. Mais ces nouveaux États satellites sont
traversés par des tensions sociales entre Fulbé Rimbe (Peuls libres) et Fulbé Djiabé
(Peuls esclaves), et leurs chefs instrumentalisent ces luttes intestines pour affirmer leur
autonomie vis-à-vis du Fouta Djallon. Le chef du Firdou, Alfa Molo, puis son fils
Moussa Molo, parviennent ainsi à consolider leur autorité sur un vaste territoire, le
Fouladou, en faisant alternativement appel à l’appui des Portugais, des Britanniques et
surtout des Français. L’expansion territoriale se double d’un mouvement migratoire qui
voit descendre des contreforts du Fouta Djalon, mais aussi de la Haute Gambie ou du
Fouladou, des groupes de Peuls qui délogent les populations côtières (Biaffades et
Nalous)24. Les établissements portugais du Rio Geba (comptoirs et fermes arachidières)
sont pris dans les conflits entre Fulbe Rimbé et Fulbé Djiabé, ou entre Fulbé et
Biaffades, et régulièrement attaqués par les uns lorsqu’ils parviennent à traiter avec les
autres. L’autonomie administrative accordée en 1879 à la colonie de Guinée par rapport

22
Brosselard, Rapport n°1, daté de Boulam, 4 février 1888 : MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 206 r°-v° et
208 r°.
23
Boubacar BARRY, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle. Traite négrière, Islam, conquête
coloniale, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 232-237.
24
Ibid., p. 239, 243-244.

145
à la colonie du Cap Vert à laquelle elle était rattachée et les moyens supplémentaires
dont disposent les nouveaux gouverneurs, pour mener des expéditions punitives, ne
suffisent pas à assurer aux portugais une maîtrise du territoire au début des années
188025. Entre 1883 et 1885, Moussa Molo est devenu « protecteur et prédateur » du
comptoir portugais de Géba, qui représente selon René Pélissier un « cas curieux de
reconquête africaine d’un avant-poste européen où les autorités sont désarmées, malgré
leurs quelques dizaines de soldats »26, et Pedro Ignacio de Gouveia, gouverneur de 1881
à 1884 pouvait se demander :

« Qu’était la Guiné à cette époque ? Une province purement nominale qui n’avait pas
de limites définies, formée de petits noyaux de populations isolés et qui ne
reconnaissaient pas la souveraineté nationale. »27

Ces conflits obligeaient les autorités portugaises à composer aussi avec les chefs du
Fouta Djalon qui se considéraient comme suzerains de ces régions et y avaient des
partisans. La tutelle du Fouta Djalon s’exerçait alors depuis Kadé, dont le chef, Modi
Yaya, appartenait à la puissante famille des Soriya, l’une des deux familles au sein
desquelles les almamys étaient élus28. Contre les visées de Modi Yaya sur le Foria, les
Portugais soutenaient Mamadou Pâté Bolola, chef des Fulbé Rimbe entre 1887 et 189029.
On comprend dès lors le peu d’empressement du commissaire portugais à aller
reconnaître le tronçon oriental de la frontière, sur les terres de Modi Yaya, de même que
la partie orientale de la frontière nord, où Moussa Molo ne veut pas entendre parler
d’abandonner aux Portugais une partie de son territoire. D’une manière générale,
Brosselard souligne dans ses rapports le peu d’autorité dont jouissent les Portugais dans
les régions qui leur ont été reconnues par les autres puissances européennes :

« L’anarchie, le désordre, voire même la guerre règnent à peu près partout et lorsque les
Portugais tentent d’user de répression, ils échouent misérablement sans possibilité ni
espoir de revanche. La garnison qui compte 300 à 400 hommes et un état-major hors de
proportion, assure tout au plus la sécurité dans Boulam, Bissao et Cachéo. Partout
ailleurs, l’indigène est le maître et l’indigène en Guinée est à peu près partout l’ennemi
déclaré des Portugais. »30

25
Ibid., p. 334-335, et Joshua B. FORREST, Lineages of State Fragility. Rural Civil Society in
Guinea-Bissau, Oxford, James Currey, 2003, p. 72-76.
26
René PÉLISSIER, Naissance de la Guiné. Portugais et Africains en Sénégambie (1841-1936),
Éditions René Pélissier, 1989, p. 169.
27
Ibid., p. 134.
28
Ismaël BARRY, Le Fuuta-Jaloo face à la colonisation. Conquête et mise en place de
l’administration en Guinée (1880-1920), Paris, L’Harmattan, 1997, vol. 1, p. 108-109.
29
Boubacar BARRY, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle op. cit., p. 335.
30
Brosselard, Rapport n° 1, Boulani, le 4 février 1888 : MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 207 r°.

146
Brosselard signale que pendant son séjour à Boulam, chef-lieu de la colonie, la
canonnière La Guadiana, pourtant mise à la disposition de la mission, fut réquisitionnée
pour dégager l’établissement de Cachéo d’un blocus que lui imposaient les populations
environnantes. Forçant le trait, il en tire les conclusions suivantes sur la situation
politique qu’il aura à affronter lors de sa mission :

« Je puis prévoir maintenant combien il me sera difficile de reconnaître largement de


prétendus droits au Portugal dans des régions où les chefs s’autorisent de leur parfaite
indépendance et des traités passés avec nous, pour donner à la France de nouveaux
témoignages de leur amitié en affirmant en ma présence aux Portugais la ferme et libre
volonté de se refuser à toutes relations avec un gouvernement. »31

Une telle assertion est tout à fait représentative du mépris général dans lequel les
différentes puissances européennes tenaient la colonisation portugaise, et René Pélissier
rappelle que l’affirmation d’une incapacité politique des Portugais à établir leur autorité
sur leurs possessions allait généralement de pair avec l’expression de convoitises sur des
territoires auxquels on supposait que le Portugal allait devoir renoncer un jour ou
l’autre32. Cette idée est explicitement exprimée par Brosselard :

« Lors de mon passage à Lisbonne, M. le Ministre de France m’a laissé entrevoir qu’un
certain courant d’opinion considérait comme une nécessité pour le Portugal l’abandon
ou plutôt la vente de certaines colonies afin de combler le déficit annuel du budget.

À Boulam, je rencontre à chaque instant ce même courant d’opinion dont parlait M.


Billot et l’on parle principalement de l’intérêt qu’il y aurait pour la métropole à se
débarrasser de la Guinée portugaise. »33

L’abandon par les Portugais de leur « protectorat » sur le Dahomey, à la fin de 1887,
pouvait donner quelque crédit à ce type de supposition, qui ne fut pas sans incidence sur
la manière dont Brosselard concevait les aspects politiques de sa mission.
Après les premiers retards subis par la mission portugaise qui s’était embourbée dans
les marais entre Rio Cassini et Rio Compony en se dirigeant vers Kandiafara, point de
rendez-vous convenu avec les Français, Oliveira semblait tenir pour impossible
l’achèvement des travaux de la commission sur les tronçons Sud et Nord la même
année. Brosselard parvint alors à imposer un programme allégé, sans le tronçon Est,
comportant une reconnaissance rapide de la frontière Sud jusqu’au 16e méridien, puis un
trajet par voie maritime jusqu’à la Casamance et enfin « la délimitation de la région

31
Brosselard, Rapport n° 2, Bel-Air, Rio Nunez, 7 février 1888 : MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 214
v°-215 r°.
32
René PÉLISSIER, “De la colonisation portugaise moderne en Afrique”, in L’Afrique Noire depuis
la Conférence de Berlin, CHEAM, Paris, 1985, p. 101-109.
33
Brosselard, Rapport n° 1, Boulani, le 4 février 1888 : MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 206 v°.

147
nord, entre les méridiens de Sédhiou et de Zighinchor, ce qui suffirait, à la rigueur, pour
qu’il ne soit plus nécessaire de revenir sur le terrain »34.
Au-delà de l’étendue du programme, les méthodes proposées diffèrent, Brosselard se
montrant plus consciencieux que son homologue portugais. La convention ayant établi
« une ligne qui se tiendra autant que possible, d’après les indications du terrain, à égale
distance des rivières » Cassini et Compony (puis Rio Grande et Compony – « Cogon »
sur la carte) pour la frontière Sud35, Brosselard considère comme un préalable la
« détermination géographique » de ces rivières, « ou tout au moins de quelques points
de leur parcours », et propose que la mission française s’attelle à la reconnaissance des
rivières françaises et la mission portugaise aux rivières portugaises. Mais Oliveira
décline la proposition, considérant comme « impossibles les opérations de
reconnaissance dans le voisinage du Rio Cassini et du Rio Grande », régions hostiles
aux Portugais où la mission s’exposerait à être attaquée, et propose une autre méthode :

« M. de Oliveira pensait qu’il serait peut-être possible de suivre d’inspiration sur le


terrain une zone correspondant à celle marquée par M. Desbuissons sur la carte de la
Guinée portugaise établie par cet éminent géographe »36.

Or cette carte, élaborée sur renseignements, en particulier pour cette région, ne peut
conduire qu’à procéder « au hasard », selon Brosselard. Celui-ci propose donc « de
rapprocher le tracé [de la frontière] de la rivière Compony que nous utiliserions pour le
transport de nos bagages. La reconnaissance de la rivière et la délimitation de la
frontière ne constitueraient plus qu’une seule opération » 37 . En compensation des
territoires perdus par la France sur la rive droite du Compony en suivant cette méthode,
Brosselard propose que le même système soit appliqué pour la frontière Nord, où la
frontière serait rapprochée du Rio Cacheo au lieu de passer à égale distance du Cacheo
et de la Casamance.
La proposition est ingénieuse et surprenante. Elle simplifie de beaucoup la
détermination de la frontière en l’identifiant à une rivière qu’il suffit de remonter, au
lieu d’avoir à opérer conjointement sur deux rivières et à reconnaître les espaces
marécageux qui les séparent. Elle met en évidence l’écart entre une frontière tracée à

34
Brosselard, Rapport n° 3, Koumotaly, 4 mars 1888, ibid., p. 222 r°-v°.
35
Convention franco-portugaise de 1886, article I.
36
Brosselard, Rapport n° 1, MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 203 v° et 204 r°. Édouard Desbuissons
(1827-1908), géographe au ministère des Affaires étrangères depuis 1865, avait réalisé des cartes à
l’usage des diplomates français pour la conférence de Berlin ainsi que la carte annexée à la convention du
12 mai 1886.
37
Ibid., 204 v°. L’ajout est de moi.

148
distance sur le papier et les réalités du terrain, au sens le plus matériel du terme, qui
s’imposent aux équipes chargées de donner un ancrage concret à ce tracé. Mais elle
manifeste l’esprit d’initiative et la liberté dont Brosselard fait preuve en se montrant
« tout disposé pour [sa] part, à [s]’écarter, dans l’application, de la lettre du traité »38.
Liberté excessive, sans doute, et Oliveira ne s’y trompe pas, qui demande à se reporter à
l’avis de M. de Cabral, bon connaisseur de la Guinée où il a séjourné plusieurs années
comme secrétaire général39. Les rapports de Brosselard n’évoquent plus par la suite
cette proposition, qui semble avoir été abandonnée au profit d’un repérage plus
systématique du cours des rivières et des espaces qui les séparent, du moins pour la
frontière Sud.
Ainsi, en attendant l’arrivée du commissaire portugais à Kandiafara, Brosselard
avait-il envoyé le lieutenant Clerc explorer le Cassini et Galibert étudier le Compony et
les marigots qui le relient au Rio Nunez. Il put ainsi dresser un état de la frontière
jusqu’aux environs de Kandiafara, qu’Oliveira entérina à son arrivée40. Oliveira, laissant
en arrière sa lourde colonne difficile à manœuvrer, se joignit alors à la petite troupe
menée par Brosselard, et les deux commissaires étudièrent ensemble la région située
entre le Compony et le Rio Grande jusqu’au 16e méridien, à raison de marches de 25 km
par jour41. Leurs travaux consistèrent à identifier les villages et le réseau de chemins qui
devaient servir de repères au tracé de la frontière, établie comme suit à l’issue de cette
campagne :

« Tracé de la frontière sud de la Guinée portugaise

Au Sud, la frontière suivra une ligne qui partira de l’embouchure de la rivière Cajet
située entre l’île Catack (qui sera au Portugal) et l’île Tristao (qui sera à la France) ; ira
au point 14° lat. nord 17°20’ long. ; puis au chemin de Silia à Nalouel, à 2 K. du village
de Silia ; puis au chemin de Tierno à Simbéli, et à égale distance de ces deux villages ;
puis au chemin de Saala à Kevel et à 4 Kil. de Saala ; puis au chemin de Mahmadou
Guinée à Dandoum (vallée de la rivière Tucoman) au point d’intersection de ce chemin
et du parallèle 11°40’ ; puis au chemin de Dandoum au gué du Cogon (Riv. de Boké) à
l’intersection de ce chemin et du parallèle 11°45’ ; puis suivra le parallèle 11°45’
jusqu’au 16ème méridien.42

38
Ibid.
39
Ibid., p. 205.
40
Brosselard, Rapport n° 3, ibid., p. 220. Brosselard joint à son rapport un croquis du Rio Cassini
dressé par le lieutenant Clerc, ramené à l’échelle 1/40 000e.
41
Précisions données par Brosselard dans Le Tour du Monde : BROSSELARD, « Voyage… », op.
cit., p. 123-130 et carte p. 116. Voir en annexe la carte de la frontière Sud et le détail des routes et des
chemins, où l’on voit la frontière passer entre Silia et Malouel puis entre Tchierno et Simbéli
(l’orthographe des toponymes diffère de l’archive à la carte) : 3-2 et 3-3.
42
Brosselard, Annexe au rapport n°4 daté de Carabane, 2 avril 1888, MAE, M&D Afrique, t. 102,
p. 258 v°.

149
Tracée entre deux rivières, la frontière est finalement entièrement terrestre et ne
s’appuie que de façon secondaire sur le réseau hydrographique (embouchure de la
rivière Cajet au point de départ et indications entre parenthèses). Les deux délégués ont
pris pour principaux repères sur le terrain les villages et les chemins, éléments visibles
dans le paysage et supposés fixes. À défaut de marques d’occupation humaine, ou
lorsque les données de l’arpentage ne pouvaient fournir des indications utilisables, ils
ont eu recours à des points astronomiques (parallèles et méridiens). Comme la plupart
des frontières, celle-ci est donc composite dans sa construction. Si l’on en croit le récit
publié par Brosselard dans Le Tour du Monde, tous les chemins reportés sur la carte ont
réellement été parcourus lors des différentes reconnaissances menées par la mission, et
les villages placés sur ces chemins ont été traversés. Quelques tronçons d’itinéraire ne
sont pas représentés sur la carte, comme le chemin emprunté par le lieutenant Clerc
pour rejoindre le village de Castagniès, entre le Cassini et le Combidian. On comprend
alors comment la mission a travaillé : après avoir reporté sur la carte les itinéraires
parcourus par les membres de la mission, les deux commissaires ont déterminé, sur ces
lignes, des points entre lesquels ils ont tracé des segments de droites, afin d’obtenir une
ligne brisée partageant en deux portions à peu près égales l’intervalle entre les deux
rivières, sans tenir compte de tous les méandres. La ligne frontière elle-même n’a pas
été parcourue sur le terrain, la densité de la végétation empêchant que l’on s’éloigne des
chemins existants. Autrement dit, la frontière est une construction cartographique
greffée sur des levers de terrain, mais non le produit direct de l’itinéraire. Le résultat de
cette méthode pragmatique est une ligne brisée idéale constituée de sept segments, dont
les extrémités viennent s’accrocher à des points sur les chemins, déterminés par une
distance par rapport aux villages. Le récit et les rapports ne portent pas la trace d’une
enquête menée dans les villages sur les pratiques locales du déplacement et les usages
des chemins. On peut alors s’interroger sur la viabilité d’une frontière qui coupe
systématiquement les chemins et sur la possibilité d’y établir des points de contrôle. On
constate cependant, dans les zones les plus densément habitées, qu’il existait plusieurs
chemins parallèles suivant grossièrement la direction des rivières, et entre lesquels la
frontière vient s’insérer. La communication reste donc possible en dehors des chemins
coupés par la frontière. Ce n’est pas le cas, cependant, à l’endroit où l’isthme entre le
Rio Grande et le Rio Compony est le plus étroit et où les deux routes parallèles se
rapprochent au point de presque se toucher. Là, la frontière vient deux fois couper la
route de Kevel à Dandoum, une première fois entre Kevel et Saala, la seconde fois au

150
Nord-Est de Saala, créant ainsi une boucle de chemin enclavée du côté français. Telle
qu’elle était conçue, la frontière devait nécessairement ménager des possibilités de
franchissement par les riverains.
La région traversée par la frontière apparaît à travers le récit de Brosselard comme un
front de peuplement des populations Foulah (peules) ayant pris la place des Biaffades
dans certains villages, comme à Koumataly, ou installées dans une « région déserte et
giboyeuse », comme à Mahmadou-Guimi, village fondé par le chef peul éponyme,
chasseur d’éléphants43 . La frontière enjambe le ruisseau de Daballéré, « considéré
comme frontière du Foréah et du Fouta Djalon »44, mais déjà largement franchi par des
groupes de Peuls installés dans le Foréah. Plus au nord, le pays semble cloisonné par les
conflits, puisqu’à Dandoum, « grand village de captifs du roi de Kadé », « de création
récente »45, Brosselard ne parvient à trouver personne pour se charger d’un message
destiné à un membre de la mission qui devait se trouver à Geba : la région entre le Rio
Grande (Kokoli dans cette région) et Geba est tenue par un chef du Foréah qui « fait
couper la tête à tous les Foulahs qu’il peut saisir, et aucun homme de Kadé ou de
Dandoum ne consentira jamais à s’aventurer au-delà du Kokoli » 46 . La nouvelle
frontière laisse pourtant Dandoum du côté portugais, malgré les liens organiques de ce
village avec Kadé, non visité mais considéré comme faisant partie de la zone
d’influence de la France en vertu du traité signé avec le Fouta Djalon en 1881.
Brosselard considère d’ailleurs la progression des populations peules venues du Fouta
Djalon comme irrépressible et n’imagine pas qu’une frontière puisse l’arrêter. Dans
cette zone de front au peuplement instable, il semble inutile de tenir compte des
appartenances ethniques ou politiques pour déterminer la frontière, et la question n’est
jamais évoquée pour cette région, ni dans les rapports au ministre, ni dans le récit.
L’objet de la frontière est en effet de séparer des rivières, zones d’activité des
commerçants français ou portugais. La détermination de son tracé terrestre apparaît
ainsi comme une abstraction.
Sur le tronçon Nord de la frontière, les reconnaissances topographiques furent loin
d’avoir la même ampleur, faute de temps et de moyens, mais aussi en raison de
différends liés à la remise de Ziguinchor à la France. Là aussi, la méthode à employer fit

43
BROSSELARD, « Voyage… », op. cit., p. 124.
44
Ibid.
45
Ibid., p. 128.
46
Ibid., p. 126.

151
l’objet d’une discussion entre les deux commissaires, avant d’être réduite à sa plus
simple expression. Après avoir voulu repousser à l’année suivante la détermination de la
frontière Nord, Oliveira avait proposé « d’utiliser les cartes marines de la Casamance et
du Cachéo, pour établir à l’avance, sur le papier, une frontière conforme à l’esprit du
traité », ajoutant « qu’il suffirait de se transporter sur quelques points » qu’il fixa lui-
même47. Là encore, le commissaire portugais proposait une méthode qui subordonnait la
pratique du terrain aux cartes existantes, et qui supposait une identité entre la carte et le
terrain. Puis, lorsqu’il vint rejoindre Brosselard à Carabane, il ne fut plus question de
terrain, et Oliveira « se déclara tout disposé à accepter la frontière que [Brosselard]
proposerai[t] sur le papier »48. En l’absence de reconnaissance du terrain, sauf dans la
région côtière, les deux commissaires se mirent d’accord sur une formule exclusivement
cartographique, comme il apparaît dans le procès verbal qu’ils signèrent tous deux le
4 mai 1888 : au Nord, la frontière « suivra une série de lignes droites dont les points
d’intersection entre elles se trouveront de 10’ en 10’ à égale distance des rivières
Cachéo-Casamance (rive sud de la Casamance – rive nord du Cachéo) jusqu’au
méridien 18° 40’ de longit. Ouest de Paris »49.
Et c’est précisément là où le terrain a été visité, entre le dernier point cité et la mer,
que surgit un désaccord sur l’interprétation des termes du traité, conduisant les deux
commissaires à en référer à leurs gouvernements. Le tracé resta interrompu faute
d’entente entre les deux parties.
Finalement, la part de la frontière réellement visitée par la mission de 1888 peut
sembler bien faible, et les litiges ultérieurs, en particulier sur le tronçon Est
complètement délaissé par la commission, ont régulièrement été imputés au caractère
incomplet de ce premier travail de délimitation. Pour autant, on voit mal comment cette
mission aurait pu couvrir davantage de terrain dans les quelques mois dévolus à son
activité, de février à avril 1888, avant le retour des pluies. La difficulté à recruter des
porteurs, les limites du budget, déjà dépassées par le parcours effectué au sud, les
retards dus au terrain marécageux et à la difficulté d’acheminer des vivres expliquent
largement les réaménagements successifs du programme. Les opérations de délimitation
se sont en fait confondues avec une mission d’exploration, tant le réseau de rivières était

47
Brosselard, Rapport n° 6, daté de Carabane, 29 avril 1888, MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 289 v°.
48
Ibid. p. 289 v°-290 r°.
49
Procès verbal au sujet de l’application du traité du 12 mai 1886, fait en double à Carabane le 4 mai
1888, ibid., p. 241. Voir le tracé général de la frontière Nord en annexe : 3-5.

152
méconnu et les interfluves inconnus. La situation politique locale s’est aussi révélée trop
incertaine pour permettre un travail de cette nature.

3. Les points litigieux

Parmi les points litigieux soulevés par les travaux de la commission bi-partite,
certains tiennent à la situation politique, d’autres aux intérêts commerciaux. Dans les
deux cas, Brosselard propose avec insistance des révisions de la frontière, et certains de
ses arguments sont retenus par ses supérieurs.

« Il nous serait difficile de tailler dans ces états sans compter avec ceux qui les
habitent et les gouvernent » : le cas Dinah Salifou
Les considérations politiques tiennent une place importante dans les rapports que
Brosselard envoie à son ministre – bien plus, en tout cas, que dans le récit publié dans
Le Tour du Monde, qui privilégie la reconnaissance géographique et les anecdotes du
voyage50. Brosselard pointe dans ses rapports, comme nous l’avons vu, la difficulté pour
les Portugais à asseoir leur autorité sur l’ensemble du territoire qui leur est reconnu par
la convention de 1886, et se présente même comme le protecteur de la mission :

« M. de Oliveira semblait désirer beaucoup que nous débarquions ensemble et restions


réunis pour parer plus facilement aux éventualités d’une attaque ; d’ailleurs il n’ignore
pas que le pavillon français est une sauvegarde dans ces régions où l’apparition du
pavillon portugais provoque des actes d’hostilité. »51

Au cours de la mission, Brosselard ne relève cependant pas d’actes d’hostilité


caractérisés, mais les commissaires ont évité les zones où des chefs puissants auraient
pu opposer une résistance armée à leurs opérations. Le territoire du Firdou (ou
Fouladou), qui s’étendait de la Haute Gambie et de la Haute Casamance au Rio Cachéo,
au nord-est de la Guinée portugaise, sous l’autorité de Moussa Molo, était de ceux qui
pouvaient poser problème. Brosselard exposait ainsi la situation à laquelle la mission
aurait à faire face dans cette région :

« J’ai appelé l’attention de M. de Oliveira sur ce fait que dans le voisinage du Cachéo
nous aurions à compter avec des états puissants et relativement bien organisés tels ceux
du Ferdou où règne l’allié de la France Moussa-Molo. Il nous serait difficile de tailler
dans ces états sans compter avec ceux qui les habitent et les gouvernent. […] Les
Portugais savent qu’ils ne pourraient impunément se présenter sur le territoire de ce

50
Les serpents, les hippopotames et les chasses parfois tragiques à l’éléphant, complètement absents des
rapports au ministre, y tiennent une place considérable.
51
Brosselard, Rapport n° 1, ibid., p. 204 r°.

153
petit potentat, lequel a déclaré tout dernièrement que la présence du Commissaire
français ne saurait être une sauvegarde pour le Commissaire portugais et ceux qui
l’accompagnaient. »52

La région n’ayant pas été visitée, la difficulté fut contournée et reportée à plus tard. Il
était clair pour le commissaire français, en tout cas, que le tracé de la frontière, tel qu’il
avait été déterminé par la convention de 1886, obligeait à « tailler » dans certains
territoires autochtones. Lorsqu’il s’agissait d’États ayant signé des traités avec la France,
il fut enclin à se faire leur porte-parole auprès du commissaire portugais, comme auprès
de son ministère de tutelle, sans hésiter à proposer des rectifications de la convention.
N’ayant pas pu jouer ce rôle auprès de Moussa Molo, il s’empara de la première
occasion venue de se faire le champion d’un chef africain lié à la France, dont le
territoire était amputé par la nouvelle frontière. Une telle occasion lui fut offerte dès le
début de la mission, d’une manière qu’il ne semble pas avoir anticipée, par Dinah
Salifou, roi des Nalous, qui vint spontanément lui rendre visite alors qu’il séjournait à
Bel-Air (ou Sammiah), dans le Rio Nunez, rivière reconnue à la France par la
convention, pour y recruter des porteurs :

« Dinah avait été mis au courant des opérations que devait faire la Commission pour
appliquer la convention de 1886. Il amena de lui-même la conversation sur ce sujet et
laissa percer une grande émotion quand, sur sa demande, je lui confirmai que le traité
laisserait en partage aux Portugais le Rio-Cassini et réservait seulement à la France le
Rio-Compony. »53

À l’invitation de Dinah Salifou, Brosselard se rendit le lendemain à Kassacoubouly54,


résidence du roi des Nalous, où celui-ci lui fit l’honneur d’une réception en grande
pompe qui lui fit forte impression. Dans son récit publié dans Le Tour du Monde, il
insiste particulièrement sur le caractère « européen » de ce palais, dans sa construction
comme dans son ameublement, et sur le comportement-même de Dinah, dont la tenue
vestimentaire et les manières de table attestent une appropriation des usages européens,
fruit de relations anciennes55. Lors d’une troisième entrevue, à laquelle Brosselard a
aussi convié le cousin et rival de Dinah Salifou, Tocba, le roi des Nalous apparaît dans
toute sa majesté :

52
Ibid., p. 205.
53
Brosselard, Rapport n° 2, ibid., p. 210 v°.
54
Ou Sokoboly, selon Thierno DIALLO, Dinah Salifou, roi des Nalous, Paris-Dakar-Abidjan,
Éditions ABC, disponible en ligne sur www.webguinee.net.
55
BROSSELARD, « Voyage… », op. cit., p. 102-104.

154
« [Il] a revêtu son costume d’apparat, sorte d’étole en velours rouge recouverte de
broderies d’or. Il s’avance ; son pas est mesuré ; il a la gravité qui convient à un grand
roi dont l’importance est confirmée par cette réception solennelle »56.

Certes, il s’agit là d’un récit publié dans une revue de vulgarisation géographique
dont le lectorat attend des descriptions pittoresques et des récits sensationnels, mais
Brosselard décrit une vraie rencontre et se montre séduit par ce roi des Nalous capable
de converser en anglais avec le lieutenant Clerc et de laisser entendre avec tact qu’il
n’ignore rien des liens familiaux de son interlocuteur :

« Pour plaire au chef de mission, il rapporte avec une certaine habileté empreinte de
courtoisie quelques faits flatteurs accomplis par le général Faidherbe lorsqu’il était
gouverneur du Sénégal ; il demande de ses nouvelles ; enfin il témoigne du plaisir qu’il
aura de le voir, si, comme il en a le désir, il peut venir en 1889 visiter l’Exposition. »57

En décrivant Dinah comme le représentant d’une élite autochtone acculturée,


circulant à son aise dans le réseau d’opportunités que lui offre la colonie et aspirant à se
projeter à l’échelle impériale par une visite de la métropole, Brosselard fait de lui un
exemple paradigmatique d’intermédiaire impérial, qui légitime à lui seul le projet
colonial de la France. Dès lors, ce que la convention franco-portugaise fait au territoire
des Nalous devient sous la plume de Brosselard un cas d’école.
Nous disposons de trois sources différentes et complémentaires pour apprécier la
manière dont Brosselard considère le problème et porte la voix de Dinah : les rapports
au ministre, rédigés sur le moment, le récit publié dans Le Tour du Monde, à l’intention
d’un large lectorat, et une conférence faite à la Société de Géographie de Lille, devant
un public de spécialistes ou d’amateurs éclairés des questions coloniales 58 . Le
croisement de ces trois sources nous permet d’approcher au plus près la manière dont
Dinah Salifou concevait son territoire et sa relation à la France.
Le rapport au ministre, d’abord, présente un cas assez surprenant d’enchâssement
dans l’archive coloniale de la parole du « colonisé ». Le texte mérite par conséquent
d’être cité dans la longueur et commenté précisément :

« Je me rendis le lendemain à Kassacoubouly, remarquable résidence du roi des Nalous.


Ce fidèle allié de la France me reçut avec les plus grands égards, fit tirer cinq coups de
canon et renouvela dans les termes les plus chauds l’assurance du traditionnel
dévouement de sa race au Gouvernement Français.
Dinah m’exposa de nouveau, dans un long plaidoyer, l’ébranlement qu’il éprouvait de
voir faire un partage de ses états : le roi des Nalous serait-il donc obligé d’obéir à deux

56
Ibid., p. 104.
57
Ibid.
58
Capitaine H. BROSSELARD, La Guinée portugaise et les possessions françaises voisines,
Conférence faite le 2 avril 1889, à la Société de Géographie de Lille, Lille, Imprimerie Danel, 1889.

155
protecteurs et lui Dinah de renoncer à la politique séculaire de ses aïeux, qui avaient
toujours lutté, ainsi que lui même, pour maintenir l’intégrité d’un territoire placé sous le
protectorat de la France.
La France est liée par des traités à Dinah. Nous lui devons aide et protection. Ainsi ce
chef, qui connaît ses droits et ses obligations s’étonne-t-il qu’au lieu de songer à
appuyer ses efforts légitimes, nous songions à le dépouiller de ses états en faveur d’une
puissance avec laquelle il ne veut avoir à aucun prix des relations.
Dinah se refuse à comprendre la portée d’une politique qui, sans prendre conseil de ses
intérêts ou de lui-même, décrète que ses états seront partagés de moitié entre la France
et le Portugal. Il a d’ailleurs la plus triste opinion de la puissance Portugaise et ne peut
s’expliquer que la France, qu’il sait forte et puissante, soit obligée de faire des
concessions aussi peu explicables. »59

Il est difficile de discriminer ce qui, dans ce texte, relève de la plume de Brosselard


et ce qui transcrit la parole de Dinah Salifou. Il semble que, pour l’essentiel, le « long
plaidoyer » de Dinah nous soit donné à lire en style indirect libre. L’argumentaire en est,
certes, résumé, et les mots ne sont pas ceux de Dinah. C’est néanmoins son point de vue
qui s’exprime, après les deux points par lesquels Brosselard introduit son discours. J’en
veux pour preuve la formulation suivante : « la France est liée par des traités à Dinah ».
Selon le point de vue des Français, au contraire, c’est Dinah qui est lié par des traités à
la France. Les obligations rappelées sont ici celles de la France, et c’est le roi des
Nalous qui les lui rappelle. La phrase suivante où le « nous » désigne les Français peut
bien alors être considérée comme la conclusion qu’en tire Brosselard à l’usage du
ministre, mais une conclusion qui lui est soufflée par la demande exprimée en ces
termes par Dinah. Quant à se fonder sur ce texte pour en dégager la manière dont Dinah
se représente l’incidence de la nouvelle frontière, la chose est délicate. Est-il possible de
lui attribuer une conception de la souveraineté territoriale comparable à celle que
manifestait Gléglé, roi du Dahomey, dans une lettre où il s’exprimait en son nom propre,
par l’intermédiaire d’un interprète, en usant d’expressions qu’on lui connaissait aussi à
l’oral, comme la « cuiller » de terre60 ? En d’autres termes, est-ce comme un « partage »
de son territoire que la nouvelle frontière semble inacceptable à Dinah ? Le terme de
« partage » apparaît deux fois sous la plume de Brosselard, toujours associée à « ses
états », et non au territoire. La première occurrence, avant les deux points qui valent
ouverture de guillemets pour marquer le début du plaidoyer, est une sorte de résumé que
propose Brosselard de l’ensemble du propos. Il n’est donc pas exclu qu’il s’agisse d’une
réinterprétation, dans les catégories de Brosselard, de ce qui motivait « l’ébranlement »
du chef nalou. En effet, le premier argument n’est pas d’ordre territorial : l’obligation

59
Brosselard, Rapport n° 2, Bel-Air, Rio-Nunez, le 7 février 1888 : MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 211.
60
Voir le chapitre 2.

156
qui serait faite au roi des Nalous « d’obéir à deux protecteurs » semble bien constituer
pour lui le principal point d’achoppement. Or elle suppose une conception du
protectorat en termes de vassalité plutôt que de territorialité. La notion d’intégrité
territoriale est bien présente, mais elle est rapportée, d’une part, à une continuité
temporelle et à une politique dynastique à laquelle Dinah ne peut pas renoncer sans
démériter, et, d’autre part, au protectorat : c’est ainsi au nom de ses aïeux et du lien avec
un protecteur que ce territoire mérite d’être défendu, et non parce que ce serait le
territoire des Nalous, complètement absents du texte. Le territoire n’est donc pas le
cadre dans lequel s’exerce l’autorité sur un peuple ou sur des sujets, comme c’était le
cas pour Gléglé. Dinah Salifou revendique moins un droit souverain à l’intégrité
territoriale qu’un devoir de conserver ce territoire intact, tel qu’il lui a été transmis et tel
qu’il a été « placé » sous le protectorat de la France. Il se voit donc comme le
dépositaire transitoire d’un bien qui n’a de valeur qu’au sein d’une chaîne de
transmission et d’une relation de vassalité.
L’inscription politique de Dinah est relationnelle, elle est faite de droits et
d’obligations. Par conséquent, c’est la relation de vassalité qu’on veut lui imposer à
l’égard du Portugal qui lui est insupportable. Le texte recèle d’ailleurs une contradiction
interne sur la nature de son nouveau statut dans cette relation. L’idée qu’il puisse être
« dépouillé de ses états » en faveur du Portugal, ou encore celle d’un « partage de ses
états » entre France et Portugal, est contradictoire avec celle de protectorat partagé
impliquant une double suzeraineté telle qu’elle est énoncée au début du texte. S’il ne
s’agit pas d’une réinterprétation par Brosselard, on peut voir dans cette contradiction un
indicateur précieux de ce que Dinah a cherché à exprimer. En effet, si celui-ci a bien
compris que dans la nouvelle situation, il resterait le roi des Nalous sur l’ensemble de
son territoire, à l’égard des autorités portugaises d’un côté et des autorités françaises de
l’autre, mais qu’il redoute malgré cela un affaiblissement de son statut de part et d’autre
de la frontière, et même une dissociation entre lui-même et « ses états », n’est-ce pas, là
encore, en raison d’une conception purement relationnelle de son statut politique ? Il se
pourrait que, n’étant plus à l’avenir pour chacun de ses protecteurs que le roi d’un tout
petit territoire, il ne compte guère à leurs yeux. Et, fondamentalement, c’est de son lien
avec la France qu’il s’inquiète. D’abord, en faisant remarquer qu’en oubliant ses
obligations à son endroit, la France n’honore pas ce lien ; ensuite en s’insurgeant de ce
que la France ait unilatéralement modifié les conditions de la relation en transférant,

157
sans lui demander son avis, le protégé à un nouveau protecteur. Au fond, c’est d’un
abandon qu’il se plaint.
Dinah Salifou, écrit Brosselard au ministre de la Marine, « connaît ses droits et ses
obligations ». Cette affirmation s’appuie sur un épisode de la rencontre que Brosselard
ne relate ni dans son rapport au ministre, ni dans Le Tour du Monde, mais qui figure
dans le texte de sa conférence à la Société de Géographie de Lille. Les « droits et les
obligations », ce sont d’abord les traités :

« Il m’exhiba les vieux parchemins qui relataient des traités passés avec ses
prédécesseurs ; et signala tout spécialement celui qui, daté de 1857, consacrait la prise
de possession par la France de la rivière Kitafine et du Rio Cassini. Il fit remarquer
l’article qui lui assurait de la part du gouvernement français aide et protection ; il fit
observer que ce traité n’avait pas été abrogé ; qu’il en était le respectueux observateur ;
et déclara qu’il croirait de son devoir de chasser les Portugais par la force, et de
réclamer même notre appui, si ceux-ci faisaient quelque tentative d’établissement sur le
territoire de ses pères. »61

Dinah Salifou use de ces traités comme d’une preuve de la relation contractuelle dont
la France s’est affranchie sans préavis, et par laquelle elle s’était instituée en garant de
l’intégrité territoriale du roi des Nalous. Très habilement, il présente en particulier celui
qui porte sur le Rio Cassini, rivière que la convention franco-portugaise abandonne au
Portugal. Insistant sur la persistance de la valeur d’obligation que revêt un traité
librement consenti, il se saisit du principe « Pacta sunt servanda » (« Les traités doivent
être respectés ») qui présidait à la relation contractuelle que tentèrent d’imposer les
Européens en passant des traités avec les chefs africains62. Il retourne donc contre son
protecteur ses propres principes juridiques. Si les traités franco-nalous sont toujours en
vigueur, ils entrent en contradiction avec la convention franco-portugaise plus récente,
ce dont Dinah Salifou tire les conséquences en affirmant que la France se doit de l’aider
à empêcher toute prise de possession portugaise sur le Rio Cassini. Cette position n’est
nullement absurde au regard du principe invoqué, auquel la France avait elle-même
souscrit en signant les traités franco-nalous. Autrement dit, Dinah Salifou dénonce la
convention franco-portugaise avec des arguments de droit international, au nom de
l’antériorité du traité de 1857, et place la France devant ses contradictions. Le roi des
Nalous se heurte en fait à l’évolution des conceptions européennes du droit international,
qui abandonne l’ancien « droit des nations » pour une conception « positiviste » qui
établit une hiérarchie entre les nations européennes et non-européennes. C’est ce

61
Henri BROSSELARD, La Guinée portugaise et les possessions françaises voisines, op. cit., p. 106.
62
Voir chapitre 2.

158
nouveau principe qui a permis à la France de traiter avec le Portugal sans se préoccuper
des obligations préalablement contractées envers des États qu’elle protégeait. La
convention franco-portugaise représente à ce titre un exemple du dévoiement du
« protectorat » en « protectorat colonial »63, dont le protecteur croit désormais pouvoir
librement disposer, y compris en le transférant à un autre « protecteur » sans en aviser le
« protégé ».
Cependant, si la nouvelle conception positiviste du droit international semble bien
avoir prévalu dans les chancelleries, en l’occurrence dans les réunions de diplomates qui
ont élaboré la convention franco-portugaise de 1886, elle restait délicate à mettre en
œuvre sur le terrain. Ainsi, ce n’est pas en toute bonne conscience à l’égard de leurs
dirigeants que Brosselard « taille » dans les territoires pour tracer sa frontière, comme le
montre la remarque par laquelle il clôt l’exposé du « plaidoyer » de Dinah :

« Je ne pouvais répondre à Dinah que nous sacrifiions le Cassini et ses intérêts pour
obtenir une compensation ailleurs, celle de Zéguinchor sur la Casamance. »64

Le principe qui a guidé les négociations repose bien sur un usage pragmatique et
« colonial » des traités de protectorat, considérés désormais comme des droits acquis sur
un territoire, que l’on peu échanger contre d’autres : l’interchangeabilité des territoires
autochtones suppose la dénonciation implicite des obligations de protection que
recelaient aussi les traités. Brosselard ne met pas en cause ce principe, d’autant qu’il
tient particulièrement à Ziguinchor65, mais il en propose une adaptation qui irait dans le
sens d’un plus grand respect des obligations contractées par la France envers certains
chefs africains, ce qui revient à transiger entre « droit des nations » et droit international
« positiviste ».
En effet il prend l’initiative, qui ne relevait pas de ses attributions, d’entamer avec
son homologue portugais une discussion sur le cas de Dinah et de ses droits, allant
jusqu’à envisager une révision de la convention de 1886 sur ce point de la frontière :

« J’ai promis à Dinah de ne prendre avec le commissaire portugais aucun engagement


de nature à compromettre ses intérêts. J’ai donc reconnu implicitement le bien fondé
des revendications de notre allié et me propose de les soumettre dans quelques jours à
M. Oliveira. J’ai tout lieu de croire que mon collègue Portugais reconnaîtra avec moi la
nécessité de procéder, pour cette région, à une révision du traité. »66

63
Idem.
64
Brosselard, Rapport n° 2, Bel-Air, Rio-Nunez, le 7 février 1888 : MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 212.
65
Voir chapitre 1.
66
Brosselard, Rapport n° 2, Bel-Air, Rio-Nunez, le 7 février 1888 : MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 213.

159
On voit que si Dinah fut ébranlé par la nouvelle du partage de son territoire,
Brosselard fut pour le moins troublé par la contradiction entre les traités et entre les
univers juridiques dans lesquels ils s’inscrivaient, telle qu’elle lui apparaissait après
l’exposé du roi des Nalous. On peut s’interroger sur les raisons qui ont pu conduire
Brosselard à admettre le « bien fondé » des revendications de son hôte. Outre l’aspect
proprement subjectif lié à la qualité de l’interaction entre les deux hommes, largement
facilitée par les manières « européennes » du roi des Nalous, qui contribuent à forger le
jugement positif que porte Brosselard sur lui, deux éléments se dégagent des différentes
sources.
Brosselard met d’abord en évidence la loyauté indéfectible de cet allié et son respect
scrupuleux de ses obligations contractuelles envers la France. Il mentionne ainsi, dans
son rapport au ministre, un épisode qui indique la constance avec laquelle Dinah a
empêché les Portugais d’arborer leur drapeau dans le Cassini :

« En 1881, une tentative d’occupation ayant été faite, un lieutenant portugais envoyé
dans le Cassini fut saisi par ordre de Dinah, interné à Kassacoubouly et gardé jusqu’à
l’arrivée d’un vapeur portugais, auquel cet officier fut remis sur la promesse faite par le
Commandant du vapeur portugais que cet officier ne serait plus renvoyé dans le
Cassini. »67

Autrement dit, Dinah n’était pas seulement un protégé passif, mais un allié actif de la
présence française dans les rivières qu’il contrôlait.
Ensuite, Brosselard semble avoir été impressionné par l’exhibition des traités que
conservait Dinah. Il a été sensible à l’usage que Dinah faisait des traités pour affirmer
ses droits, et à une argumentation fondée sur des textes dont lui-même ne pouvait pas
nier la valeur juridique : en attirant l’attention sur certains traités et sur certains articles,
le roi des Nalous faisait preuve d’une maîtrise du langage du droit, qu’il pouvait
partager avec le capitaine français. Mais au-delà de l’analyse juridique des textes, le
fait-même d’avoir conservé ces « vieux parchemins » manifestait une propension à
l’archivage qui pouvait caractériser un appareil étatique élaboré. Dans Le Tour du
Monde, Brosselard ne dit rien de la leçon d’analyse des traités que lui avait administré
Dinah, mais il les présente comme le clou de la visite de la résidence royale. Il décrit
ainsi, dans la chambre-même de Dinah, tout près du lit tendu d’une moustiquaire, « un
coffre-fort contenant le trésor et les archives du royaume ; c’est là qu’est conservé

67
Ibid., p. 212. Brosselard ignore en écrivant ce rapport que Dinah n’était pas chef des Nalous en
1881, son oncle Youra étant toujours vivant. Dans sa conférence à la Société de Géographie de Lille, il
donne la date de 1884 comme date d’accession de Dinah au trône, ce qui est également inexact (voir ci-
dessous). En 1881, si l’épisode est avéré, Dinah a pu agir au nom de son oncle.

160
précieusement le traité passé au nom de la France avec l’oncle et le prédécesseur de
Dinah »68. Pour les besoins du récit, il n’y a plus qu’un traité, mais le royaume a ses
archives.
Le lieu et les conditions de conservation de ces documents, dans la chambre du roi,
attirent l’attention sur la valeur que Dinah accordait à ces traités. Il n’est peut-être pas
abusif, pour reprendre la question posée plus haut sur sa conception du territoire,
d’affirmer que, pour lui, le territoire se traduisait par des droits, et que ces droits étaient
contenus dans les traités. Le roi des Nalous conservait donc son territoire dans un coffre
près de son lit.
Quant à Brosselard, on peut s’étonner de ce qu’il n’ait rien dit, dans son rapport au
ministre rédigé peu après les faits, de l’épisode de l’exhibition des traités, qui l’a
pourtant impressionné. J’émettrai l’hypothèse selon laquelle Brosselard, pris au
dépourvu, préféra sur le moment passer sous silence une situation embarrassante, plutôt
que de reconnaître que son expédition n’avait pas été suffisamment préparée, puisqu’il
ignorait visiblement le contenu des archives diplomatiques de la France relatives aux
régions qu’il devait traverser. De fait, Dinah Salifou se montrait un bien meilleur
archiviste de l’histoire des relations franco-naloues que ne l’était Brosselard à cette date,
ce qui oblige à relativiser à nouveau le pouvoir d’accumulation du savoir que l’on prête
à l’archive coloniale.
Brosselard ignorait d’ailleurs presque tout du parcours de Dinah, en particulier des
conditions de son accès au pouvoir. Neveu du roi Youra Towel, Dinah n’était pas
destiné à accéder au trône selon les règles de succession en vigueur. En 1877, son oncle
avait abdiqué en sa faveur, mais les Français, présents à Boké, avaient pris parti pour un
gendre du roi, Bokari, chef de Catinou, qu’ils avaient institué successeur en titre par le
traité de paix du 31 décembre 1877, qui annulait l’abdication de Youra. En lutte ouverte
contre Bokari, Dinah et son cousin Tocba firent appel à Modi Yaya, chef de Kadé. Les
Français n’acceptèrent pas cette intervention des Foulahs du Fouta Djalon dans les
rivalités internes des chefs des Rivières du Sud, et en 1879, le commandant du poste de
Boké fit arrêter et déporter à Saint-Louis Dinah et Tocba. Après sa libération, Dinah fut
soutenu par les Français contre son rival Bokari, suspecté d’être favorable aux Anglais.
Le 30 janvier 1884, une convention de paix imposée par les Français au vieux roi et aux
chefs rivaux instituait Dinah Salifou comme « ministre responsable du roi Youra »

68
Henri BROSSELARD, « Voyage … », op. cit., p. 103.

161
(article 7) et faisait de lui le candidat des Français à la succession de son oncle. Dès lors,
il est assuré du soutien militaire du lieutenant-gouverneur des Rivières du Sud, Bayol,
qui lui permet de se débarrasser de Bokari, et il contribue à étendre la protection
française aux chefs du bas Nunez auxquels des traités sont imposés. À la mort de Youra,
Dinah Salifou obtient la reconnaissance par le conseil des anciens de son statut de chef
suprême des Nalous, que vient confirmer une cérémonie d’intronisation organisée par
les Français69. On le voit, la relation contractuelle entre Dinah et les Français fut
beaucoup plus qu’un traité de protectorat : il leur devait l’élimination de son principal
rival ainsi que l’accès au trône, tandis qu’il avait été pour eux l’agent de
l’affermissement de leur emprise territoriale sur le Rio Nunez et les rivières voisines.
Par conséquent, il ne considère pas seulement « l’aide et la protection » que lui
garantissent les traités passés avec les Français comme dirigés contre d’éventuelles
agressions extérieures, mais aussi comme un instrument de la consolidation de son
pouvoir à l’intérieur. Perdre cet appui signifiait en effet voir sa position fragilisée et
contestée par d’autres chefs nalous, comme son cousin Tocba, qui se montrait de plus en
plus indépendant.
On comprend alors la vigueur de la réaction de Dinah Salifou à l’annonce de
l’abandon partiel de ce protectorat par la France, qui signifiait pour lui, bien plus que le
partage de son territoire entre deux autorités coloniales, le risque de voir son pouvoir
contesté de l’intérieur. Sans percevoir cet aspect des choses, Brosselard, qui considère
Dinah comme un souverain légitime et incontesté, se fait l’écho de la ténacité du roi
dans son refus de la convention franco-portugaise :

« Dinah m’a déclaré qu’il était décidé, au cas échéant, à porter ses justes revendications
à St Louis, à Lisbonne, à Paris même ! Partout. »70

Devant une telle détermination, Brosselard décrit précisément l’extension du


territoire revendiqué par Dinah et entreprend d’examiner objectivement les conditions
d’un compromis qui pourrait satisfaire le roi des Nalous :

« Dinah étend ses droits jusqu’à la rivière Tombaly au nord du Cassini. Toutefois, on
obtiendrait de ce chef la renonciation de ses prétentions au delà du Cassini : la frontière
pourrait donc être reportée au Nord du Cassini, à quelque distance de cette rivière. »71

69
Voir Odile GOERG, Commerce et colonisation en Guinée (1850-1913), Paris, L’Harmattan, 1986, p. 73,
104, 125-127 et Thierno DIALLO, Dinah Salifou, roi des Nalous, op. cit., passim.
70
Brosselard, Rapport n° 2, Bel-Air, Rio-Nunez, le 7 février 1888 : MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 212.
71
Ibid., p. 213 v°.

162
Dans le rapport au ministre, Brosselard n’explique pas les raisons qui pourraient
justifier cette renonciation. Il est plus précis dans sa conférence lilloise, où il décrit le
Rio Tombaly comme la « frontière naturelle » du territoire des Nalous au nord72, mais
considère que cette frontière a cessé de correspondre aux limites du peuplement nalou,
largement entamé dans cette région par l’avancée conflictuelle du front de peuplement
Foulah :

« Les Nalous qui se maintiennent encore sur le Cassini sont en lutte perpétuelle avec les
Foulahs-Coundas. »73

Il décrit alors une nouvelle frontière émergente sur laquelle se replient les Nalous
chassés du Rio Coumbidian : le Rio Cassini apparaît désormais comme « leur rempart
contre les musulmans qui les envahissent en ce moment par la région comprise entre le
Cassini et le Rio-Compony »74. Cependant, tandis qu’il proposait encore dans son
rapport au ministre un report de la frontière au nord du Cassini, proposition congruente
avec cette image du « rempart », il semble avoir fait le deuil d’une renégociation de la
convention, diplomatiquement et politiquement trop coûteuse, puisqu’il envisage dans
la conférence une autre solution, qui entérine le rapport de force défavorable aux
populations naloues sur le Cassini même :

« Il y aurait donc lieu d’inviter Dinah à renoncer aux territoires situés au Nord du Rio
Compony ; de lui faire remarquer que ses sujets n’ont déjà plus pied sur les territoires
du Coumbidiah, ni même sur ceux du Cassini ; et qu’ils ne renonceront donc ainsi, qu’à
la région inhabitable comprise entre le Compony et le Cassini. Ce sacrifice n’est donc
pas grand. Toutefois, il y aurait lieu d’indemniser Dinah, et de faciliter l’émigration des
quelques rares Nalous qui sont sur les bords du Cassini, en leur assurant des terres sur le
territoire français. »75

Or le Rio Compony est précisément celui qu’a exploré Brosselard pour établir la
frontière à travers le Foréah, entre cette rivière et le Rio Grande. C’est donc la frontière
initialement prévue par la convention qu’il défend maintenant comme la plus
raisonnable. Par renoncements successifs, il aura finalement incité les Nalous à
abandonner les embouchures des rivières situées au nord du Cassini, puis au nord du
Compony. Toutefois, sa proposition introduit une modification décisive dans le
dispositif initial : la migration encadrée des « rares » Nalous du Cassini vers le territoire

72
Henri BROSSELARD, « Voyage … », op. cit., p. 106-107.
73
Ibid., p. 54.
74
Ibid., p.107. Pour suivre cette argumentation, le lecteur pourra se reporter au détail de la carte qui
montre le territoire des Nalous : annexe 3-4.
75
Ibid., p. 100-101.

163
sous domination française. Toute l’argumentation développée par Brosselard dans sa
conférence porte sur les embarras d’une double souveraineté coloniale.

« Dans l’état actuel, Dinah deviendrait sujet du Portugal, pour la portion d’état Nalou
qui se trouve située au Nord de la nouvelle frontière. Or ce roi est lié à l’influence
exclusive de notre politique par un traité déjà ancien renouvelé et sanctionné depuis.
[…] Une telle situation ne saurait subsister sans inconvénients pour les deux puissances
coloniales. Il faut donc songer aux modifications et aux mesures qui peuvent y
remédier. En ce qui concerne les Nalous, la France seule doit intervenir. »76

Le problème soulevé ici par Brosselard est moins d’ordre territorial que politique : la
juxtaposition de deux portions d’État nalou de part et d’autre de la frontière, relevant de
juridictions coloniales différentes mais s’appuyant sur l’intermédiaire d’un même chef
lui semble devoir créer une situation inextricable. Les empires ont souvent créé des
situations de souverainetés entremêlées ou superposées et ont parfois inventé des
solutions originales pour les régler, parmi lesquelles le condominium, qui mettait en
œuvre l’exercice conjoint de la souveraineté, comme aux Nouvelles-Hébrides,
condominium franco-britannique, ou au Soudan anglo-égyptien. Brosselard répugne à
ce genre hybride et illustre une conception de la souveraineté qui serait
« westphalienne » au niveau des puissances coloniales et relèverait de l’État-nation au
niveau des États protégés. Il s’agit en effet de bien séparer les juridictions française et
portugaise sans risque d’interférence, et de constituer sous la domination de chacune des
entités homogènes du point de vue du peuplement. Pour y parvenir, on n’envisage plus
de déplacer la frontière, mais les populations. Cette solution ne pouvait évidemment pas
donner satisfaction aux revendications territoriales de Dinah Salifou, mais elle réglait au
moins le problème, majeur à ses yeux, de la double vassalité.
Le problème se pose aussi au niveau du Foréah, que partage le tronçon de frontière
dont nous avons décrit plus haut la construction, entre villages et chemins. Brosselard
présente le cas du Foréah comme symétrique à celui des Nalous, puisque le pays, est
placé sous l’autorité de Mamadou Pâté, « roi par la volonté des Portugais », qui
« deviendrait sujet français pour une portion considérable de ses États »77. Mais, au
Foréah, la situation se complique du fait de l’existence d’une suzeraineté exercée par
Mody Yaya depuis la province de Kadé, au nom du Fouta Djalon – et à vrai dire surtout
pour son propre compte. Comme partie du Fouta Djalon, la province de Kadé est
considérée par les Français comme étant dans leur zone d’influence, en vertu du traité

76
Ibid. p. 100.
77
Ibid.

164
de « protectorat » signé en 1881. Mais ils sont conscients du caractère très formel de ce
protectorat et de l’impossibilité pour eux de prétendre contrôler Mody Yaya. Ils
cherchent donc plutôt à limiter son influence qu’à l’instrumentaliser pour revendiquer
les provinces sur lesquelles il prétend à la suzeraineté. Dans ce contexte, la solution
proposée par Brosselard pour le Foréah vise à favoriser l’émancipation de ce territoire
vis-à-vis de Kadé et de Mody Yaya qui, dit-il, considère les Foulah-Coundas comme
« des tenanciers taillables à merci »78. En échange de cette indépendance acquise grâce
au soutien conjoint des Français et des Portugais, Mamadou Pâté pourrait consentir à
abandonner la partie du Foréah située du côté français à un chef local, Bakari Lombi,
qui « se ferait alors proclamer roi par les chefs des villages de ce territoire »79. Il y aurait
donc deux États du Foréah, placés sous des souverainetés coloniales différentes, mais
confiées aussi à des chefs différents. Là, Français et Portugais agiraient de concert, mais
pour obtenir, comme dans le cas des Nalous, une séparation claire de leurs juridictions.
Ainsi ce sont moins des territoires définis par leur ancrage spatial que la frontière vise à
séparer, que des espaces juridictionnels, conclusion que nous retrouverons à propos
d’autres frontières coloniales.

Un marigot intempestif : la lettre et l’esprit du traité


Le second point conflictuel que firent apparaître les travaux de la commission mixte
confiée à Brosselard et à de Oliveira était situé à l’extrémité occidentale du tronçon
Nord de la frontière, entre l’embouchure de la Casamance et celle du Rio Cachéo80.
Brosselard et le lieutenant Clerc, arrivés sur les lieux avant les Portugais, entreprirent
une reconnaissance précise des marigots situés en arrière de la côte, et s’aperçurent que
la rivière (ou marigot) de Soukoudiac, partant de Carabane sur la Casamance et
atteignant la mer entre le cap Roxo et le cap Barela, constituait le principal débouché de
la Casamance pour les embarcations locales (côtres), qui l’empruntaient pour éviter la
passe dangereuse de l’embouchure principale de la Casamance et les abords maritimes
du cap Roxo. Or la frontière déterminée par la convention de 1886 était fixée au cap
Roxo, ce qui plaçait l’embouchure de la rivière de Soukoudiac du côté portugais. Il
s’avérait ainsi qu’une partie non négligeable du commerce de la Casamance devrait

78
Ibid., p. 98.
79
Ibid., p.101.
80
Voir le détail de la carte en annexe : 3-6.

165
nécessairement transiter par le territoire portugais, où les Portugais auraient beau jeu de
placer un poste de douane fort lucratif.
« Émus » par cette découverte, comme Brosselard le rappelle dans une lettre au
lieutenant Clerc 81 , les membres de la mission française produisirent alors une
cartographie précise de la région et s’ingénièrent à développer un répertoire
d’arguments qu’ils communiquèrent aussi bien à la mission portugaise qu’à leurs
autorités de tutelle, dans le but d’obtenir une définition de la frontière plus favorable
aux intérêts commerciaux français. L’argumentaire emprunte deux voies pour contester
la lettre du traité au nom des principes qui avaient présidé à son élaboration : la voie
juridique et la voie géographique.
La première consiste à rappeler que l’objectif même de la convention avait été de
répartir les rivières entre territoire français et territoire portugais, de façon à ce que
chacune ne relève plus désormais que d’une seule autorité coloniale. C’est pour cette
raison que les Portugais s’étaient engagés à remettre aux autorités françaises,
représentées sur place par Brosselard, leur préside de Ziguinchor, de façon à laisser la
totalité de la Casamance à la France. Sur ce point, Brosselard obtenait dans un premier
temps l’assentiment de son homologue portugais :

« M. d’Oliveira qui, comme vous le savez, n’ignore pas quel est l’ordre d’idées qui a
prévalu lors de la rédaction du traité, sait donc fort bien que pour éviter tout conflit, les
signataires du traité n’admettaient plus de rivières neutres et reconnaissaient la nécessité
de faire passer la frontière par la ligne de partage des bassins. »82

Il pouvait alors établir une contradiction entre la lettre et l’esprit du traité, provoquée
par une connaissance insuffisante du terrain au moment de la signature de la
convention :

« Mon collègue reconnut avec moi que la perspicacité des signataires du traité avait été
mise en défaut. »83

Si la rivière de Soukoudiac constituait un débouché de la Casamance, elle devait être


considérée comme étant une partie de son « delta » et relever de la même autorité que la
Casamance proprement dite. Le commissaire portugais avait donc accepté de tenir
compte de cette découverte hydrographique et de reporter le point d’aboutissement de la

81
Lettre de Brosselard au lieutenant Clerc, Gorée, le 11 mai 1888, in MAE, M&D Afrique, t. 102,
p. 238 v°.
82
Ibid., p. 239.
83
Ibid.

166
frontière sur la côte du cap Roxo au cap Barella, au sud du débouché de la rivière de
Soukoudiac, en échange d’une compensation minime dans l’intérieur.
Cependant, de Oliveira changea d’avis après s’être entretenu avec l’ancien chef de la
douane portugaise à Ziguinchor qui aurait attiré son attention sur l’intérêt du marigot de
Soukoudiac si les Portugais décidaient d’y établir un poste douanier84. Le commissaire
portugais retourna alors à Boulam, chef lieu de la Guinée portugaise, pour pouvoir
établir une correspondance télégraphique avec Lisbonne et revint en Casamance en
affirmant que « son ministre n’admettait aucune modification à la lettre du traité »85.
Dès lors, Brosselard s’attacha à développer des arguments d’ordre géographique qui
permettaient de dégager des contradictions internes à la lettre du traité : la frontière ne
pouvait pas à la fois être placée à égale distance du Rio Cachéo et de la Casamance et
aboutir au cap Roxo, puisque la rivière de Soukoudiac faisait partie du « delta » de la
Casamance86. Une partie de la lettre du traité en invalidait donc une autre.
Finalement, les commissaires ne purent se mettre d’accord sur cette partie de la
frontière et signèrent une déclaration commune qui laissait en suspens la partie de la
frontière restée litigieuse :

« Au Nord – La frontière se confondra avec le parallèle 12°40’ de latitude Nord, entre


le 16e méridien de longt. Ouest de Paris et le 17° 30’ de longit. Ouest de Paris, puis
suivra une série de lignes droites dont les points d’intersection entre elles se trouveront
de 10’ en 10’ à égale distance des rivières Cachéo-Casamance (rive sud de la
Casamance – rive nord du Cacheo) jusqu’au méridien 18° 40’ de longit. Ouest de Paris.

À partir de cet endroit jusqu’à la mer, les commissaires étant en désaccord sur
l’interprétation du traité et l’application qui ne peut en être faite (sic), en réfèrent aux
gouvernements des hautes parties contractantes. Toutefois, les Commissaires étant
d’accord sur la configuration du terrain, considèrent que leur présence sur la côte
occidentale d’Afrique n’est plus nécessaire »87.

Ici, le travail de la commission se termina par une aporie, car la reconnaissance du


terrain avait mis en évidence un fait inconnu des signataires du traité et que les
commissaires n’étaient pas parvenus à s’accorder sur un aménagement de la lettre du
traité. Les Portugais furent d’autant plus intransigeants dans le respect de la lettre, et les
Français dans la revendication de l’esprit du traité, que le fait hydrographique se
doublait d’un fait économique qui mettait en jeu les intérêts des deux parties.

84
Ibid., p. 239 v°. Brosselard affirme avoir compris les raisons de ce revirement à la faveur de
« certaines indiscrétions de M. de Oliveira et de ses collaborateurs », ibid.
85
Ibid., p. 239-240.
86
Brosselard, Rapport n° 7, à bord de la Mésange, le 6 mai 1888, , in MAE, M&D Afrique, t. 102,
p. 238.
87
Procès verbal au sujet de l’application du traité du 12 mai 1886, fait à Carabane le 4 mai 1888, signée par
les deux commissaires, in MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 241-242.

167
Conclusion : regards croisés sur un traité
L’analyse des travaux de la commission bipartite a fait apparaître le caractère décisif
des investigations sur le terrain dans l’établissement de la frontière, tracée de loin à
partir de cartes incomplètes par la convention de 1886. Elle a montré l’ampleur de la
marge de manœuvre dont pouvaient disposer les acteurs, en l’occurrence Brosselard,
dont les sources nous permettent de retracer assez précisément les décisions et les
hésitations. Cette liberté des acteurs concerne à la fois le choix des méthodes de
délimitation, le choix du parcours suivi par la mission, et donc la détermination des
priorités, en tenant compte des aléas du terrain. Ainsi, l’abandon des opérations prévues
à l’Est et au Nord-Est fut le résultat d’une situation politique difficile pour les Portugais
dans la région, des retards subis par la mission portugaise, mais aussi de la force
d’inertie opposée par le commissaire portugais et de l’importance qu’attachait
Brosselard à la remise de Ziguinchor, qu’il voulait absolument obtenir au cours de la
mission, sans reporter à l’année suivante la détermination de la frontière Nord.
Les travaux de la commission ont aussi fait émerger des problèmes d’ordre politique
ou économique que n’avait pas anticipé la convention. Là aussi, on peut être surpris par
l’autonomie manifestée par le commissaire français, qui rapporte tous les problèmes
rencontrés au ministre de la Marine, mais entreprend des négociations avec son
homologue portugais et cherche à imposer des modifications substantielles de la
convention, sans attendre d’y être explicitement autorisé. Ses déclarations de principe
montrent que, dès le début de la mission, il ne se considérait pas comme lié par la lettre
du traité. À cet égard, la position du commissaire portugais apparaît bien plus timide,
puisqu’on le voit à plusieurs reprises en référer au gouverneur de la Guinée portugaise,
ou rechercher une liaison télégraphique pour solliciter l’avis de son ministre.
La question politique et juridique surgie de la rencontre avec Dinah Salifou, à
laquelle j’ai consacré un certain développement, a permis de montrer que les acteurs
locaux ne restaient pas inertes devant les opérations de délimitation qui avaient des
incidences sur leurs territoires, qu’ils savaient faire valoir leur point de vue, parfois avec
véhémence, en mobilisant des arguments politiques et juridiques précis, recevables par
leurs interlocuteurs, et que l’expression de leurs revendications ne rencontraient pas un
mur d’indifférence. Brosselard, en effet, fut convaincu du bien-fondé des revendications
de Dinah, les relaya auprès du ministère comme de son homologue portugais, et
entreprit d’imaginer des solutions pour leur donner partiellement satisfaction.

168
Il convient alors d’élargir la focale pour examiner la réaction des autorités françaises
et portugaises à ces demandes venues du terrain.
Les rapports de Brosselard sont adressés à l’amiral Krantz, ministre de la Marine et
des Colonies, qui les transmet au ministre des Affaires étrangères (Émile Flourens,
jusqu’au 3 avril 1888, puis René Goblet après cette date) lui-même en communication
avec l’ambassadeur de France à Lisbonne, Billot. C’est par ce dernier, et par les
communications télégraphiques obtenues à Boulam par de Oliveira, que l’on connaît la
position du ministre portugais. Cependant, en raison de la lenteur des communications
entre le terrain et Paris, et de l’usage que fait Oliveira du télégraphe, le ministre français
des Affaires étrangères est parfois informé plus rapidement des développements pris par
les travaux de la commission, par son ambassadeur à Lisbonne que par la voie française.
Il est permis d’y voir un indice de la stratégie d’acteur de Brosselard, qui semble avoir
compté sur la lenteur des communications pour se ménager une certaine autonomie. De
fait, lorsque les ministres français reçoivent les premiers rapports de Brosselard, rédigés
en février et mars 1888, les opérations de délimitation sont déjà achevées pour la partie
Sud de la frontière. Ce n’est donc que le 17 avril que le ministre des Affaires étrangères,
ayant reçu les trois premiers rapports de Brosselard et un courrier de Billot, insiste pour
que le commissaire français se conforme strictement à la lettre de la convention, ordre
qui lui est transmis par le sous-secrétaire d’État aux Colonies, de La Porte, le 3 mai88,
mais qu’il ne reçoit qu’après avoir signé avec son homologue portugais le procès verbal
final des travaux de la commission, le 4 mai. Lorsque, de retour à Dakar le 9 mai, il prit
connaissance des ordres reçus de Paris, il ne les considéra pas un démenti de son action,
comme il le confie au lieutenant Clerc :

« D’ailleurs, cette réponse fut-elle arrivée en temps voulu, n’aurait pas été de nature à
modifier ma manière de voir, sachant que mon Gouvernement n’avait pu être renseigné
sur la question que par la partie adverse et je ne me serais cru nullement autorisé à
souscrire à un acte qui porterait un si grand préjudice aux intérêts français. »89

Ainsi, tandis que de Oliveira en référait régulièrement à ses supérieurs et appliquait


leurs consignes, qui allaient généralement dans le sens d’un refus des aménagements
proposés par le commissaire français, Brosselard agit d’un bout à l’autre de sa mission
en parfaite autonomie.

88
Correspondance échangée entre le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Marine et des
Colonies et le sous-secrétaire d’État aux Colonies, in MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 223-229.
89
Lettre de Brosselard au lieutenant Clerc, Gorée, le 11 mai 1888, in MAE, M&D Afrique, t. 102,
p. 240.

169
En revanche, il sollicita l’assistance du gouverneur du Sénégal, l’avertissant depuis
Carabane des réticences à obtenir du commissaire portugais la remise officielle de
Ziguinchor. Le gouverneur lui dépêcha des avisos qui lui permirent d’assurer la prise de
possession de l’ancien préside portugais90.
La réaction du ministre français des Affaires étrangères incitant Brosselard au respect
de la lettre du traité doit cependant être relativisée. D’abord, elle ne portait que sur la
première partie des travaux de la commission : lorsqu’il eut connaissance des difficultés
rencontrées par Brosselard dans la délimitation de la frontière Nord, il approuva au
contraire la décision prise par le commissaire français de surseoir à la délimitation de la
partie de la frontière proche de la mer, pour laisser à la France une possibilité de
négocier une rectification de la convention en ce qui concernait le marigot de
Soukoudiac91. Ensuite, les réticences exprimées par le ministre s’appuyaient sur un
courrier de son ambassadeur à Lisbonne, qui permet de les contextualiser en en
précisant le sens. Billot souscrivait en effet aux considérations générales énoncées par
Brosselard lorsqu’il relayait le mécontentement exprimé par certains chefs, comme
Dinah Salifou :

« Les difficultés qu’éprouve Monsieur Brosselard dans l’accomplissement de sa


mission proviennent particulièrement de ce fait que nous avons disposé d’une partie des
territoires de certains chefs, placés sous notre protectorat, pour donner satisfaction aux
prétentions des Portugais, comme le montrent […] les rapports de Mr le Commissaire
français.

L’effet produit par cette politique d’abandon peut se résumer ainsi : tous ceux déjà
intéressés par la question, c’est à dire ceux dont les États doivent être traversés par la
limite, paraissent vouloir se refuser à exécuter les stipulations de la convention de 1886
relatives à ce partage. Ils trouvent qu’un protecteur dans lequel ils ont mis leur
confiance leur suffit, aussi peuvent-ils difficilement s’expliquer le mobile qui a pu
pousser la France, qu’ils savent forte et puissante, à oublier ainsi ses engagements en
créant à leur encontre une situation équivoque au bénéfice d’une nation qu’ils exècrent
et dont ils ne reconnaissent nulle part le pavillon. »92

Pour autant, il recommandait la plus grande prudence dans l’expression des


revendications qui pouvaient résulter de ce constat, car il considérait qu’un courant de
plus en plus puissant semblait prendre forme à Lisbonne qui prenait acte de la précarité
de la situation portugaise en Guinée au point « qu’on parai[ssait] devoir s’habituer dans
la métropole à l’idée de s’en défaire ». Dans ces conditions, il fallait surtout se prémunir

90
MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 259-263.
91
Lettre du ministre des Affaires étrangères au ministre de la Marine, Paris, le 7 juin 1888 : MAE,
M&D Afrique, t. 102, p. 250-251. Le passage dans lequel René Goblet exprime son approbation totale de
la conduite de Brosselard est biffé dans la minute de la lettre, et le ministre invite l’amiral Krantz à
prendre connaissance du rapport de l’ambassadeur de France à Lisbonne qui va dans le même sens.
92
MAE, M&D Afrique, t. 102, p. 227.

170
de voir une autre puissance succéder au Portugal dans cette colonie, et il importait de
faire entrer en vigueur au plus vite la convention signée en 1886, car elle contenait une
clause portant reconnaissance par le Portugal d’un protectorat français sur le Fouta
Djalon, qui pouvait décourager de futurs acquéreurs motivés par l’idée de faire de
l’ancienne Guinée portugaise une tête de pont pour une progression dans l’intérieur. En
consacrant le caractère d’enclave de ce territoire à l’intérieur de possessions françaises,
la convention franco-portugaise en dépréciait considérablement la valeur pour toute
autre puissance que la France.
Il fallait donc éviter d’indisposer les Portugais en attirant par exemple leur attention
« sur la situation qui lie les intérêts des Nalous à ceux de la France »93, pour ne pas
risquer des difficultés supplémentaires dans la mise en œuvre du traité :

« Quelque pénible que soit la situation faite à certains chefs par la convention de 1886,
le commissaire français ne peut que recueillir leurs réclamations au fur et à mesure
qu’elles se présenteront, avec la promesse de les transmettre à son Gouvernement au
retour de la mission, car nous devons attendre de l’impuissance où se trouve le Portugal
de se faire accepter des populations voisines de la frontière, que l’initiative d’une
demande de rectification vienne de cette nation. »94

Autrement dit, l’ambassadeur de France à Lisbonne considérait que, dans la


perspective d’un abandon de la Guinée par le Portugal, les difficultés qui s’étaient
présentées avec les territoires de certains chefs se résorberaient d’elles-mêmes, par un
rétablissement de leur continuité territoriale sous l’égide de la France, seule puissance
qui aurait intérêt à se porter acquéreur. Ce scénario ingénieux ne se réalisa pas, et le
Portugal garda la Guinée. Mais il semble que Brosselard, qui avait rencontré Billot en
faisant escale à Lisbonne avant sa mission, se soit approprié cette idée. Dans les
conclusions qu’il tire d’une longue description des plaies et des faiblesses de la Guinée
portugaise, Brosselard évoque en effet la possibilité d’une cession de cette colonie, que
seule la France, « grâce à la puissance bien établie qu’elle possède tant au Sénégal que
dans les territoires voisins de la colonie portugaise, et aux puissants moyens d’action
qu’elle peut mettre en œuvre […] serait en situation de reprendre »95.
Ainsi, le jeu inter-impérial qui consistait à tenir les territoires sous protectorat pour
des titres échangeables pouvait entrainer une reconfiguration des territoires autochtones,
mais il contenait aussi le principe selon lequel une puissance incapable d’y assurer son
autorité devrait les céder. Ce dernier principe, qui avait permis au royaume du Dahomey

93
Ibid. p. 228.
94
Ibid.
95
Henri BROSSELARD, La Guinée portugaise et les possessions françaises voisines, op. cit, p. 57.

171
de gagner quelques années d’indépendance, ne bénéficia pas à Dinah Salifou, malgré les
prévisions de Billot et les rêves de Brosselard. Il nous montre néanmoins l’intérêt
d’examiner à différentes échelles les enjeux qui président à la fabrication d’une
frontière : les intérêts stratégiques les plus larges et les intérêts les plus locaux pouvaient
en effet se rejoindre.

II. Une frontière intra-impériale : Sénégal-Soudan (1889-1895)

Les frontières intra-impériales excluent par leur nature même les échanges de
territoires sur une large échelle et les grands enjeux géostratégiques, tels que nous en
avons vu des exemples à propos de la frontière entre Guinée portugaise et « possessions
françaises voisines ». Concernant des territoires contigus appartenant au même empire,
elles font intervenir un nombre plus restreint d’acteurs et excluent les ministères des
Affaires étrangères et les diplomates. Elles ne sont pas pour autant moins délicates à
mettre en œuvre et peuvent se révéler tout aussi conflictuelles que les frontières inter-
impériales.
Leur émergence est concomitante de l’essaimage administratif qui accompagne
l’expansion coloniale et la formation de vastes territoires continus, comme ceux que la
France a cherché à constituer en reliant ses possessions d’Afrique occidentale,
d’Afrique du Nord et d’Afrique centrale96. Dans le cadre de l’expansion française vers
l’Est à partir du Sénégal, la question de la division du territoire commença à se poser
lorsque l’allongement des lignes et la poursuite de la conquête en direction du Niger
conduisit à détacher le Haut-Fleuve de l’autorité du gouverneur du Sénégal pour le
placer sous administration militaire, puis à en faire une colonie distincte. Contrairement
au territoire des Rivières du Sud (puis colonie de la Guinée française), au Dahomey ou à
la Côte d’Ivoire qui, au moment de leur création, n’étaient pas contiguës au Sénégal, ni
à aucun territoire sous domination française, mais en étaient séparées par des territoires
relevant d’autres puissances impériales (enclaves ou portions de côte), le Haut-Fleuve,
puis Soudan Français s’inscrivait d’emblée dans la continuité du territoire du Sénégal, et
sa création comme entité territoriale distincte posa rapidement le problème de la

96
Voir Chapitre 1.

172
frontière. La frontière entre Sénégal et Soudan fut ainsi la première frontière intra-
impériale française en Afrique subsaharienne.
Ayant déjà eu l’occasion d’étudier cette frontière dans le cadre des travaux menés au
sein du groupe de recherche de l’ANR Géo&Co, je me permets de renvoyer le lecteur à
l’article publié dans l’ouvrage collectif qui résulte de ces travaux, sur lequel je m’appuie
en partie dans ce chapitre97. L’article publié avait été conçu comme une analyse micro-
historique d’événements suscités par l’émergence de la frontière – et ayant contribué à
sa cristallisation – précisément situés dans les années 1893-1895. J’avais donc envisagé
le processus de création de la frontière à rebours, en posant la question de ses effets sur
un groupe de trois villages situés à la périphérie du territoire, aux limites de la limite. Je
ne développerai pas ici l’analyse du dossier étudié dans cet article, mais je serai amenée
à en reprendre certains éléments. Il s’agira plutôt de revenir plus classiquement, dans
l’ordre chronologique, sur l’histoire de la construction de cette frontière, en présentant
le travail des premières missions de délimitation. Ce processus de construction de la
frontière présente des similitudes avec celui des frontières inter-impériales, mais
j’essaierai autant que possible de mettre en évidence les spécificités d’une frontière
intra-impériale.

1. Délimitation, restitution

L’accès du Soudan à l’autonomie fut progressif : dans un premier temps, en 1890, le


commandant supérieur qui administrait ce territoire se voyait reconnaître une autonomie
administrative et militaire, mais il restait sous l’autorité du gouverneur du Sénégal pour
ce qui était des questions politiques98 ; le décret du 27 août 1892 réglant l’organisation
politique et administrative du Soudan lui accordait une complète autonomie politique ;
enfin, un décret du 21 novembre 1893 instituait le Soudan en colonie autonome, placée
sous l’autorité d’un gouverneur civil99. Or, le décret du 27 août 1892 comportait aussi
une redéfinition des limites de ce territoire, puisqu’il décidait que la majeure partie du

97
Isabelle SURUN, “Une déchirure dans la toile impériale. L’Affaire de Laminia (1893-1895)”, in
Hélène BLAIS, Florence DEPREST, Pierre SINGARAVELOU (dir.), Territoires impériaux. Une histoire
spatiale du fait colonial, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 213-236. Voir le volume des
publications joint à ce dossier, document 30, p. 321.
98
Rapport au Président de la République en vue de l’adoption du décret, et décret du 18 août 1890 :
ANOM FM/SG/SOUDAN VII 1b.
99
Rapport au Président de la République en vue de l’adoption du décret, et décret du 21 novembre
1893 : ANOM FM/SG/SOUDAN VII 1d.

173
cercle de Bakel devait faire retour au Sénégal100. La décision avait été prise à Paris, où
étaient alors réunis en présence du sous-secrétaire d’État aux Colonies, Émile Jamais, le
gouverneur du Sénégal, Henri de Lamothe, et le commandant supérieur du Soudan,
Louis Archinard. Il s’agissait donc d’une décision concertée, qui avait associé les
responsables des deux territoires appelés à la mettre en œuvre. De retour en Afrique,
ceux-ci entrèrent en « pourparlers », selon le mot de Lamothe 101, pour définir les
conditions pratiques de la délimitation. Ils instituèrent une commission à cet effet et
déléguèrent chacun un représentant : le capitaine Compagnon pour le Sénégal et le
capitaine Roux, qui était aussi commandant du cercle de Bakel, pour le Soudan. Par leur
correspondance entre eux, par leurs instructions à leurs chargés de mission et par un
contact télégraphique avec ceux-ci pendant la mission, Lamothe et Archinard furent les
véritables concepteurs de la frontière qui devait séparer leurs territoires. Or, sous
couvert d’un accord général, ils ne partageaient pas la même conception du territoire
colonial et des limites de leur champ d’action. J’analyserai rapidement leurs points de
vue avant d’entrer dans le détail des travaux réalisés sur le terrain par la commission
Roux-Compagnon.

Une frontière politique : deux conceptions du territoire colonial


Pour Lamothe, la séparation rompait le lien entre « la vieille colonie qui avait servi
de base d’opérations et de point d’appui aux premiers conquérants » et « les pays de
conquête du Haut-Sénégal et du Haut-Niger », ce que le Soudan était toujours. Il
considérait que c’était avant tout sa fonction militaire qui avait valu au Soudans un
surcroît d’autonomie, et affectait de considérer que cette disposition n’était que
temporaire, les deux territoires devant naturellement retrouver leur « unité de direction
politique » lorsque, la conquête achevée, le Soudan pourrait redevenir un prolongement
de la « vieille colonie »102. Archinard, au contraire, doutait que ce temps vienne avant
longtemps103.
Lamothe saluait « l’unité territoriale » du Sénégal enfin assurée grâce aux territoires
du cercle de Bakel, qui permettaient d’établir des communications directes entre « sa

100
Gouverneur du Sénégal, Henri de Lamothe, au capitaine Compagnon, Saint-Louis, le 14 janvier
1893, ANOM FM/SG/SOUDAN VII 3a.
101
Gouverneur du Sénégal à sous-secrétaire d’État aux colonies, Saint-Louis, le 6 juin 1893.
102
Gouverneur du Sénégal, Henri de Lamothe, au capitaine Compagnon, Saint-Louis, le 14 janvier
1893, ANOM FM/SG/SOUDAN VII 3a.
103
Commandant supérieur à Sous-Secrétaire d’État aux Colonies, Diongadjé, le 23 février 1893, ibid.

174
partie septentrionale » et le « district de la Casamance » préalablement isolé par
l’enclave de Gambie104. Il regrettait en revanche que le commandant supérieur ait tenu à
conserver Bakel et les villages du Guoy, pays sarakolé des environs, ce qui devait
constituer une enclave soudanaise en pays sénégalais, divisant le cercle de Matam « en
deux tronçons mal reliés entre eux du côté de la terre par un pays désert et de traversée
difficile » 105 . D’une manière générale, il plaidait pour l’adoption de frontières
« naturelles », telles qu’un fleuve ou une rivière de l’importance du Sénégal, de la
Falémé ou de la Gambie.
La cession au Sénégal de la presque totalité du cercle de Bakel – moins Bakel – était
surtout motivée par la décision de rattacher le Boundou au Sénégal. Ce territoire encore
indépendant, gouverné par un almamy, était un allié de la France depuis Faidherbe.
Selon Lamothe, ce retour du Boundou au Sénégal allait permettre de respecter « certains
groupements de races, de religion et d’intérêt » qui liaient le Boundou avec le Fouta
Toro, dont les almamys qui avaient fondé cet État au XVIIIe siècle étaient originaires.
Foutankés et Boundoukés appartenaient ainsi à la même « race conquérante » des
Toucouleurs fondateurs d’empires musulmans. Au Soudan, on se faisait une autre idée
de l’histoire de ce pays et de ses relations avec le Fouta voisin. Le capitaine Roux, dans
un long rapport où il établissait un état des lieux de tous les territoires relevant de son
cercle, estimait que le fondateur de cet État et ses compagnons, d’origine servile, étaient
venus au Boundou dans le cadre d’une migration issue du Fouta Toro, mais que le Fouta
continuait à les tenir pour inférieurs. Il y aurait ainsi un risque à imposer aux
Boundoukés une incorporation au cercle de Matam, où ils deviendraient une minorité
déconsidérée au sein de l’élément foutanké majoritaire 106 . Lamothe avait bien
l’intention de fondre dans le même cercle les quelque 10 000 à 12 000 Boundoukés et
les 48 000 à 50 000 Foutankés du Damga. Mais il estimait qu’ils seraient bien mieux
traités par l’administration du Sénégal que par celle du Soudan naturellement méfiante
envers les populations musulmanes pour avoir eu à combattre l’empire toucouleur d’El
Hajj Oumar, représenté à Ségou par son fils Ahmadou :

104
Gouverneur du Sénégal, Henri de Lamothe, au capitaine Compagnon, Saint-Louis, le 14 janvier
1893, ibid.
105
Gouverneur du Sénégal à gouverneur du Soudan (Albert Grodet), le 13 février 1894, ibid. Dans ce
courrier, Lamothe rappelle les arguments qu’il a régulièrement exposés contre la création de cette enclave
depuis 1892.
106
Copie d’un rapport du Commandant de Bakel à M. le Commandant Supérieur du Soudan français,
Bakel, le 18 janvier 1893, ibid.

175
« Les Commandants supérieurs du Soudan ont eu surtout à lutter dans les débuts de la
conquête avec un empire toucouleur et musulman de création relativement récente, qui
avait soumis à sa domination les populations Bambaras de race et fétichistes de religion.
Cet empire a été en grande partie détruit, mais les souvenirs de la lutte ont laissé, dans
l’esprit des vainqueurs, un sentiment de défiance – trop naturel pour que je m’attarde à
l’expliquer – contre les éléments religieux et nationaux qui ont prolongé la résistance.
Au Soudan, on a donc une tendance manifeste à s’appuyer sur les fétichistes contre les
musulmans, sur les Bambaras contre les Toucouleurs. […] Mr le Sous-Secrétaire d’État
Jamais a pensé, comme moi, qu’il y aurait intérêt à ce que cet état anciennement formé,
dont les Amamys ont été nos alliés depuis Faidherbe, n’eut pas à souffrir de
l’orientation d’une politique qui ne pouvait guère être franchement sympathique à la
religion et à la race de ses habitants. »107

Lamothe superpose donc à la frontière politique une frontière religieuse et se flatte


d’avoir su, au Sénégal, composer avec des populations en majorité musulmanes et en
« tirer un assez bon parti, soit comme clients de notre commerce, soit comme auxiliaires
de nos armes »108. Archinard se méfiait certes des Toucouleurs en qui il voyait des
populations toujours promptes à entretenir une hostilité fondamentale à l’égard de la
présence française, et s’apprêtait d’ailleurs à renvoyer chez eux, au Fouta, un groupe de
4 000 personnes qui avaient suivi El Hajj Oumar à l’époque du djihad et s’étaient
installées dans la région de Nioro, et qu’il décrivait comme « animées toujours du plus
mauvais esprit et suscitant difficultés interminables »109. Mais il distinguait bien le
Boundou, dont les almamys avaient été des alliés de poids dans la lutte contre El Hajj
Oumar à l’époque de Faidherbe, puis dans les différentes campagnes menées depuis au
Sénégal et au Soudan, du Fouta récemment soumis. Il mettait ainsi en garde le
gouverneur sur la situation du Boundou :

« Elle présente un certain nombre de points qui pourraient rendre votre autorité difficile
à accepter si vous n’en teniez pas compte. Dans mon récent voyage à Bakel, j’ai
constaté que les gens du Boundou craignaient surtout de se voir sacrifiés aux
Toucouleurs du Fouta. […] Il me serait pénible de voir de vieux fidèles alliés sacrifiés à
des ennemis qui n’ont désarmé que depuis peu, quand ils n’ont plus pu absolument faire
autrement. »110

Sa grille de lecture du territoire n’était donc pas religieuse, mais politique : elle était
étroitement subordonnée au réseau des alliances qui avaient fourni un appui à la
conquête. Il considérait encore les Toucouleurs du Fouta, récemment intégrés au
territoire colonial, comme des « ennemis », alors que Lamothe voyait en eux une force
assimilable qui pouvait contribuer à la prospérité de la colonie. Archinard voyait surtout

107
Gouverneur du Sénégal, Henri de Lamothe, au capitaine Compagnon, Saint-Louis, le 14 janvier
1893, ibid.
108
Ibid.
109
Commandant supérieur du Soudan à gouverneur du Sénégal, Nioro, 13 février 1893, ibid.
110
Commandant supérieur à gouverneur du Sénégal, Diangounté Kamara, le 4 février 1893, ibid.

176
dans la nouvelle frontière la perte d’un allié inestimable, dont l’avenir lui paraissait mal
assuré entre les mains d’un gouverneur civil. Et alors que la délimitation était déjà
engagée, il exprimait encore ses réticences au sous-secrétaire d’État :

« La cession du Boundou me semble de plus en plus préjudiciable au Soudan autant


qu’au Sénégal ; de plus elle indisposera inutilement les populations […]. Cette question
a été réglée en France, et je n’ai pas à insister sur l’inexécution des décisions prises, si
l’on considère toute cette affaire comme une satisfaction personnelle donnée à M. le
Gouverneur du Sénégal, mais j’ai cru devoir cependant attirer l’attention dans l’intérêt
de tous avant que ce ne soit tout à fait chose faite. »111

Le Sénégal et le Soudan étaient régis par des cultures coloniales différentes qui se
manifestaient dans leurs relations avec les populations et les chefs autochtones. Pour le
gouverneur du Sénégal, il s’agissait de s’appuyer sur les éléments les plus organisés de
la colonie, c’est-à-dire les populations définitivement islamisées, pour transformer
progressivement les sociétés par l’agriculture et le commerce. Au Soudan, populations
et territoires étaient envisagés comme des pièces d’un jeu géopolitique régional mis au
service de l’expansion française. Ceux qui acceptaient l’alliance étaient laissés assez
libres de leur organisation. Ainsi, le Boundou, comme le Guoy, étaient considérés
comme « indépendants », terme qui revient constamment dans les sources, en particulier
pour le Guoy, laissé au Soudan par la nouvelle frontière. Le rapport détaillé que rédige
le capitaine Roux sur l’état de son cercle avant la cession au Sénégal, contient de
nombreux détails qui attestent l’exercice d’une administration très indirecte, voire
lointaine, en particulier sur les régions de Haute-Gambie. Les populations y sont
décrites comme très indépendantes, traversées par des rivalités entre chefs, des tensions
sociales, des migrations récentes. Le village de Gamon, par exemple, est décrit comme
essentiellement peuplé d’esclaves fugitifs du Boundou et du Fouta, auxquels la liberté
est garantie au bout d’un certain temps : c’est surtout pour se prémunir des « attaques
incessantes dont il était l’objet de la part du Boundou et du Fouladou, dont il gardait les
captifs évadés », que son chef a passé en 1888 un traité de protectorat, bien plus que par
désir d’entrer en relation avec les Français112. Dans les régions frontalières de la Gambie
depuis le protocole franco-britannique de 1889, chaque territoire n’a plus que quelques
villages du côté français, et les Français tentent d’attirer populations et chefs dans leur
zone d’influence, mais reconnaissent la difficulté à les soustraire à un commerce orienté
vers la zone britannique et Roux préconise une empreinte coloniale très légère :

111
Commandant supérieur au sous-secrétaire d’État, Diongadjé, le 23 février 1893, ibid.
112
Copie d’un rapport du Commandant de Bakel à M. le Commandant Supérieur du Soudan français,
Bakel, le 18 janvier 1893, ibid.

177
« Le rôle de l’administrateur en ce pays consistera à se déclarer incompétent dans la
plupart des affaires qui lui seront présentées, les sujets anglais étant presque toujours en
cause. Vouloir imposer les rares villages restés à la France, c’est les jeter dans les bras
des Anglais, qui tout en leur donnant un terrain meilleur ne leur demandent rien. »113

La question de l’impôt, comme marqueur de l’emprise coloniale, est envisagée


presque partout avec précaution, même au Boundou :

« Le Boundou n’a jusqu’à présent payé aucun impôt. Le numéraire y est rare et on y
trouve très peu de guinée. L’an dernier l’almamy s’était engagé à payer à compter du 1er
janvier 1893 une annuité de 100 bœufs d’une valeur marchande de 50 francs l’un.
L’épizootie a détruit presque tous les troupeaux du Boundou, et cette charge serait
aujourd’hui trop lourde. Il avait été vers 1889, question d’un impôt en cire, ce produit
étant abondant dans le pays. Ce projet n’a pu avoir de suite, aucun commerçant de
Bakel n’ayant voulu se charger de transformer le miel apporté, en cire, ainsi que cela se
pratique dans les principaux comptoirs de la Gambie. »114

Passer de l’autre côté de la frontière devait avoir à cet égard des conséquences
immédiates pour le Boundou, comme nous le verrons.
Entre la « vieille colonie » et les « pays de conquête », la domination coloniale ne se
faisait pas sentir de la même façon et les ressorts de la « politique indigène » étaient
bien différents. La nouvelle frontière allait rendre sensible ces différences de nature
entre les deux territoires coloniaux.

Marigots et baobabs, villages et lougans : la frontière sur le terrain


La mission bipartite confiée aux capitaines Roux pour le Soudan et Compagnon pour le
Sénégal, était chargée d’établir le tracé qui permettrait d’incorporer le Boundou et la
plupart des territoires du cercle de Bakel à la colonie du Sénégal. Elle s’appuyait sur les
grandes lignes que constituaient le Sénégal au Nord, la Falémé à l’Est et la Gambie au
Sud, mais devait s’en éloigner au Nord pour laisser Bakel et le Guoy, sur la rive gauche
du Sénégal, au Soudan, et pouvait franchir la Falémé pour incorporer au Sénégal
quelques territoires de la rive droite, réputés inféodés au Boundou. Malgré leurs
réticences, Archinard et Lamothe entretinrent un échange de correspondance
relativement cordial pendant la phase de préparation de la misssion. Le premier
demandait à ce que tous les territoires cédés restent provisoirement sous l’autorité du
Soudan, « jusqu’au moment où le travail de la commission sera terminé et approuvé par
vous et par moi, et qu’il y aura remise réglementaire »115. Le second « accept[ait] très

113
Ibid.
114
Ibid.
115
ANOM FM/SG/SEN/IV/72a : Commandant Supérieur (Archinard) à Gouverneur Saint-Louis,
Badoumbé, le 27 janvier 1893, télégramme n° 745.

178
volontiers » cette condition, mais priait Archinard de bien vouloir, « afin pas
mécontenter Boundoukés, laisser sous autorité Malik Touré, et par conséquent rattacher
Sénégal, les villages du Maïo placés sur rive droite rivière »116. Il confiait d’ailleurs au
capitaine Compagnon, dans les instructions rédigées à son intention au départ de la
mission, que les enclaves de Bakel et du Guoy représentaient les concessions maximales
qu’il avait été disposé à consentir, mais qu’il n’était pas question d’en faire davantage
« sur le terrain ». Tout au plus pouvait-il accepter de renoncer au Maïo, territoire
revendiqué par le Boundou sur la rive droite de la Falémé, en échange de compensations
plus au sud, de manière à retrouver une frontière plus « naturelle », se conformant au
cours de la Falémé. Il se faisait fort d’obtenir le consentement de Malik Touré,
l’almamy du Boundou, à l’abandon de ses prétentions au-delà de la Falémé, car il
envisager de l’intéresser à des territoires placés au sud de son royaume, comme le
Tenda117.
Lamothe et Archinard étaient conscients des difficultés que rencontrerait la mission, en
particulier au sud du cercle de Bakel, « aucune délimitation n’ayant été faite entre les
cercles de Kayes, Bakel et des territoires qui n’ont été, jusqu’à présent, réclamés par
personne, ni Sénégal, ni Soudan »118. Lamothe proposa donc de diviser le travail de la
commission en deux parties : « première pour Guoy et Boundou dont délimitation serait
réglée d’abord, et seconde pour pays situés plus au Sud entre Gambie et Fouta-Djallon,
dont détermination durera sans doute plus longtemps et ne pourra être faite cette fois
que très approximativement »119.
Les limites qu’avaient jusqu’alors partagées le Sénégal et le Soudan étaient situées
dans des zones presque désertiques, comme le Ferlo, au nord, qui avaient pu constituer
des zones tampons rendant moins nécessaire la détermination précise de la frontière. Au
sud aussi, la mission confiée au capitaine Briquelot en 1889 avait identifié la frontière à
« un désert de trois journées de marche de largeur moyenne », situé « entre le
Kaloukadougou, le Djoloff et le Fouta »120. Entre la Gambie et ce désert, le « procès
verbal de délimitation de territoires relevant de l’administration du Soudan Français »,

116
ANS SENEGAL 10D1/6, Dossier Saint-Louis, Gouverneur (Lamothe) à Commandant supérieur du
Soudan, Saint-Louis, 2 février 1893, télégramme n°7, réponse au 745. Malik Touré était l’almamy du
Boundou.
117
Gouverneur du Sénégal, Henri de Lamothe, au capitaine Compagnon, Saint-Louis, le 14 janvier
1893, ibid.
118
Archinard à Lamothe, télégramme n° 745 cité.
119
Lamothe à Archinard, télégramme n° 7 cité.
120
Procès verbal de délimitation des territoires relevant de l’administration du Soudan, établi par le capitaine
Briquelot, le 29 juin 1889 : ANS SÉNÉGAL, 10D6/2/1889.

179
se contentait de prendre pour repères les routes coupées par la frontière, de manière
assez imprécise121. Les régions traversées au nord et à l’est par la nouvelle frontière ne
permettaient plus des délimitations aussi imprécises. Il s’agissait en effet de faire droit à
deux entités politiques bien définies, le Guoy et le Boundou, qu’aucune partie n’avait
intérêt à mécontenter. De plus, dans cette zone agricole assez densément exploitée aux
abords du Sénégal et de la Falémé, les limites des finages se jouxtaient et
s’entrecroisaient, car des droits d’usage permettaient à des habitants du Boundou
d’exploiter des terres dans le Guoy et réciproquement. Limite politique et limites
foncières ne se superposaient pas exactement.
Pour démêler cet écheveau de droits, les deux commissaires pouvaient s’appuyer sur
des conventions antérieures, en particulier celle du 29 avril 1888, qui avait établi « le
tracé des frontières entre le Boundou et le Guoye [au nord], d’une part, entre le
Boundou et le Kaméra [à l’est], d’autre part », et qui avait rattaché trois villages du
Boundou au cercle de Bakel, ce qui obligeait à définir leurs limites122. La frontière entre
Boundou et Guoy était définie comme une « ligne passant tangentiellement au nord des
villages de Gounian, Gabou, Marsa et Tata-Guimbé », et la nouvelle limite entre le
Boundou et les villages (Allahléni et les deux Holouldou) était ainsi fixée :

« Elle suit le marigot de Holouldou, orienté nord-sud, commence au baobab A à environ


600 mètres à l’ouest d’Allahléni, sur la rive droite du marigot, passe à l’ouest des deux
Holouldou, se termine au tamarinier situé entre Holouldou sud et le marigot, à 25 m de
la rive gauche. Cette limite laisse au Boundou les terrains au nord du baobab A, et à
l’ouest du marigot de Holouldou, et au cercle de Bakel les terrains situés à l’Est du
marigot et au sud du baobab. » (Article 1er)123

La frontière ainsi déterminée entre l’État indépendant du Boundou et le territoire


sous administration directe du cercle de Bakel ne se contente pas de désigner les
villages entrant sous la juridiction française, mais désigne très précisément des
« terrains » désormais séparés par la limite politique. Elle prend pour repères dans le
paysage, outre le réseau hydrographique, des arbres remarquables que l’on prend la
peine de marquer d’un signe conventionnel sur la carte (« baobab A »). Il y a là une
pratique de la délimitation bien différente par sa précision de celle que nous avons pu
mettre en évidence à partir des travaux de la commission Brosselard-Oliveira en Guinée.
Les distances ne se comptent plus en kilomètres mais en mètres. La délimitation n’est

121
Ibid.
122
Le « procès verbal de rectification de frontières » du 29 avril 1888 est joint au rapport de la mission
Roux-Compagnon, pièce n° 4, ANOM FM/SG/SOUDAN VII 3a.
123
Ibid.

180
pas une exploration dans un pays mal connu, qui doit commencer, comme dans le
Foréah, par reporter tous les villages et les chemins sur la carte. Elle porte au contraire
sur une région très familière aux administrateurs français qui en connaissent les usages
fonciers. Le recours aux arbres remarquables pour l’établissement des repères n’est pas
seulement une facilité technique pour les délimitateurs : ces arbres représentent aussi
des repères pour les habitants. Il y a donc de la part des administrateurs français une
adaptation pragmatique aux usages et aux représentations locales du territoire. La
pratique se retrouve dans les travaux de la mission Roux-Compagnon qui s’appuie à
nouveau sur le baobab A, mais aussi sur « un petit arbre isolé appelé Bandé, planté dans
un ruisseau », ou encore sur « un baobab qui a été ébranché pour servir de jalon », près
du « confluent d’un petit marigot », à l’endroit où la frontière atteint la Falémé « à 700
mètres environ au nord du village » de Marsa124. Le préambule à la description de la
frontière précise par ailleurs comment les arbres ont été utilisés dans le processus de
délimitation :

« Le tracé, lorsqu’il ne suit pas de limites naturelles faciles à reconnaître a été déterminé
sur le terrain par des encoches faites sur les principaux arbres distants de 100 à 200
mètres. »125

Les arbres ne donc pas seulement des repères pour la délimitation, mais deviennent
les supports d’une pratique de démarcation qui matérialise la frontière. Sous réserve
d’investigations ultérieures qui pourraient infirmer cette affirmation, la frontière
Sénégal-Soudan me semble présenter un exemple très précoce, peut-être le plus précoce,
du passage du stade de la délimitation à celui de la démarcation, habituellement
beaucoup plus tardif, voire inexistant, dans le contexte des appropriations territoriales
en Afrique subsaharienne. Il y a là un indice de l’importance qu’attachaient les deux
parties à instituer sans ambiguïté les limites de leurs juridictions respectives. Cette
précocité est aussi le résultat de formes d’appropriation bien plus avancées qu’ailleurs,
dans un territoire déjà inclus dans les dépendances du Sénégal au début du Second
Empire.
La frontière présente aussi des caractéristiques dans son tracé126, qui la distinguent de
la plupart des frontières inter-impériales. Ainsi, les déterminations astronomiques en

124
Convention de délimitation passée le 4 avril 1893 entre M. H. de Lamothe, Gouverneur du
Sénégal, chevalier de la Légion d’Honneur, et M. le Colonel Archinard, Commandant Supérieur du
Soudan français, Officier de la Légion d’Honneur, pour servir de base à la délimitation des frontières
entre le Sénégal et le Soudan français, pièce n° 1 du dossier de délimitation : ANOM FM/SG/SOUDAN
VII 3a.
125
Ibid.

181
longitude ou en latitude en sont complètement absentes. Elle suit bien comme ailleurs
des « lignes conventionnelles », c’est-à-dire des segments de lignes droites suivant une
orientation générale déterminée par les points cardinaux, mais cet usage semble limité
aux espaces non cultivés entre les villages, comme cette « ligne orientée nord-sud » qui
passe « à travers la brousse et les montagnes », entre Gounian et le marigot de Gabou.
Les points remarquables sur lesquels s’appuie le tracé appartiennent tous au paysage.
Outre les marigots et les arbres, déjà mentionnés, on signalera deux « monticules
ronds » situés au nord et au nord-est du village de Gounian, la « chaîne des hauteurs qui
séparent le territoire de Allahina de ceux de Diabal », ou encore « la montagne du
Balou ». Mais les repères humains sont les plus nombreux, qu’il s’agisse des
nombreuses routes et chemins, d’un « camp peulh » sur la route d’Allana à
Houmboudaba, des « puits de Sabouciré », ou encore des « greniers à mil des lougans
appelés Coundi », là où la frontière rejoint la Falémé sur la rive droite, en amont de
Bontou. Les nombreux villages mentionnés ne constituent jamais un repère suffisant : il
ne s’agit pas d’indiquer la nouvelle appartenance territoriale d’un village, mais de
décrire l’extension de son terroir. Le terme qui revient le plus souvent dans la longue
description du tracé (9 pages, sur les 12 que compte la convention), en particulier dans
la zone nord, est celui de « lougan » (champ cultivé)127. L’ancienneté et la proximité du
poste de Bakel et, partant, l’ancienneté de la relation avec les autorités politiques et la
société locales explique aussi la prise en compte assez fine, dans le tracé de la frontière
des usages fonciers des habitants. Ainsi, la frontière décrit des sinuosités qui permettent
de contourner les terres cultivées par les villageois, comme le montrent les deux
passages suivants :

« Elle suit ensuite la route de Kaol à Sabouciré jusqu’à son croisement avec celle de
Allana à Houdoubala, puis, remontant cette route vers le nord, pendant 500 mètres
jusqu’au camp peulh, elle se dirige vers l’Est, passant par les puits de Sabouciré, mais
en contournant les lougans de Silman Biné qui restent au Guoye et sont cultivés par les
gens de Diawara. »128

« Cette ligne laisse au Guoye la montagne du Balou et les lougans qui se trouvent au
pied, à l’exclusion des lougans de Koba ; par contre abandonne au nouveau village de
Dégui les lougans qu’il cultive au nord dans un rayon de 1 kilomètre. »129

126
Pour suivre le tracé de la frontière, voir le « Croquis indicatif des frontières entre le Sénégal et le
Soudan déterminées par la convention du 4 avril 1893 », à l’échelle 1/ 2 000 000, pièce n’° 8 du dossier
de délimitation : ANOM FM/SG/SOUDAN VII 3a. Annexe 3-7 et 3-8.
127
Ibid.
128
Ibid.
129
Ibid.

182
En deux occurrences seulement, la frontière traverse des terres cultivées : d’un point
situé au sud d’Allahina, elle « traverse les rizières », puis, suivant « le chemin très
fréquenté de Bakel à Gounian », elle longe cette route « à travers les lougans ». Pour
autant, la frontière ne mettait pas fin aux droits d’usage reconnus sur les terres cultivées
de part et d’autre. La convention de 1888 avec l’almamy du Boundou avait inauguré
l’usage d’instituer en droit une continuité dans les pratiques foncières :

« Article III. L’almamy du Boundou voulant témoigner de sa vive amitié pour les
Français laisse aux habitants d’Allahléni et des deux Holouldou la faculté de continuer
à cultiver les lougans qu’ils pourraient avoir dans le Boundou, par suite de la nouvelle
délimitation, et s’engage à ne leur réclamer aucune indemnité ni dîme. »130

En passant sous juridiction française, les habitants des trois villages étaient exemptés
de droits sur les terrains qui leur restaient au Boundou, l’impôt étant acquitté au lieu
d’habitation et donc détaché de son assiette foncière. Le principe de la continuité dans
les usages est maintenu dans la délimitation entre Sénégal et Soudan, mais la question
des droits s’y présente sous un jour différent : évoquant la question dans un courrier au
gouverneur du Sénégal, Archinard envisage au contraire le maintien d’un impôt foncier
au bénéfice de l’une ou de l’autre colonie sur ces terrains transfrontaliers :

« Qu’il reste entendu que les terrains cultivés par les gens du Boundou hors du
Boundou à la suite d’entente entre eux et leurs voisins restent au Soudan et peuvent
donner lieu ou continuer à donner lieu à des droits prélevés au bénéfice du Soudan, de
même que les terrains cultivés du Guoye dans le Boundou par la suite d’entente entre
les intéressés ne pourront donner de recette qu’au compte du Sénégal. La commission
pourrait sans doute faire des propositions utiles au sujet de ces droits réciproques. Les
propositions serviraient de base à une convention entre le Sénégal et le Soudan. »131

La convention établie à l’issue de la mission de délimitation ne statua pas sur cette


question et j’ignore, dans l’état actuel de mes investigations, si elle fit l’objet d’un
accord ultérieur.
Quoi qu’il en soit, la convention de délimitation prenait en charge, à un degré de
précision rarement observé par ailleurs, des formes de territorialité autochtones, à la fois
dans le choix des repères et dans le respect des usages du sol. Les chefs et notables des
pays traversés par la nouvelle frontière ont été systématiquement interrogés pour
permettre la prise en compte de l’étendue des droits politiques des États, comme des
droits fonciers des villageois. La convention dresse en effet la liste des « chefs indigènes
et notables […] présents aux opérations faites sur le terrain » qui ont donné les

130
Procès verbal de rectification de frontières du 29 avril 1888, pièce n° 4, ANOM FM/SG/SOUDAN/
VII 3a.
131
Commandant supérieur à gouverneur du Sénégal, Diangounté Kamara, le 4 février 1893, ibid.

183
« renseignements et indications contradictoires », « en foi de quoi » la déclaration a été
établie. Il s’agit, pour le Guoy, du fils et du neveu du Tounka, et pour le Boundou, de
l’almamy Malik Touré et de plusieurs notables. Pour la frontière nord, de nombreux
chefs de villages figurent aussi dans la liste. Les autorités autochtones ont ainsi été
associées à différentes échelles à la prise de décision. La convention et les rapports des
commissaires ne donnent malheureusement pas accès au détail de leurs déclarations.
Pour la frontière orientale, seuls l’almamy du Boundou et ses représentants ont été
présents. Aucun de ces chefs n’est invité à signer la convention. Les travaux de la
mission se sont arrêtés à Bountou, sur la Falémé, en raison de la maladie du capitaine
Roux, et la partie de la frontière située au sud de la Falémé n’a pas été reconnue sur le
terrain.

2. L’inscription de la frontière

Immédiatement après la signature de la convention résultant du travail de la mission


Roux-Compagnon et dans les années suivantes, la correspondance qu’entretient
Lamothe avec Archinard, puis avec Bonnier, commandant supérieur par intérim, puis
avec Albert Grodet, nommé gouverneur civil du Soudan, institué en colonie autonome
en novembre 1893132, fait apparaître des litiges et suscite quelques aménagements de la
frontière. Je n’examinerai pas ici les arguments développés pour justifier les
rectifications de frontière portant sur tel ou tel village attribué, « par erreur », au Soudan
ou au Sénégal par la commission de délimitation. En revanche, les différents éléments
portés au dossier et la correspondance entretenue entre les autorités supérieures des
deux territoires font apparaître des situations nouvelles créées par la frontière, ou plus
exactement une nouvelle interprétation de situations pour partie anciennes ou la
stigmatisation d’événements nouveaux, qui n’eussent pas été évalués comme
problématiques dans le cadre de la situation territoriale antérieure. C’est par la pratique
que la frontière devient une réalité en acte et s’inscrit dans le territoire. Je m’intéresserai
au processus par lequel la frontière acquiert une effectivité – d’ailleurs relative – pour

132
Décret du 21 novembre 1893 instituant le Soudan en colonie autonome, placée sous l’autorité d’un
gouverneur n’exerçant pas le commandement direct des troupes. Le rapport adressé par le ministre du
Commerce, de l’Industrie et des Colonies au Président de la République, en vue de la promulgation de ce
décret, affirmait en effet, à l’appui de la décision de faire du Soudan « une véritable colonie » et de le
doter d’un gouverneur civil : « Les expéditions sont maintenant terminées ». ANOM FM/SG/SOUDAN
VII 1d.

184
les populations frontalières comme pour les autorités coloniales qui prétendent les
administrer. Deux exemples seront mobilisés à cet effet : celui du Boundou, dont
l’incorporation au Sénégal fait jouer les limites, et celui d’un petit territoire en tout point
marginal, le Niocolo, qui émerge brusquement en 1894 dans les préoccupations des
administrations à la faveur des circonstances.

Le Boundou à la frontière
L’incorporation du Boundou au Sénégal a des effets immédiats sur son statut. Allié
considéré comme quasi indépendant sous l’administration du Soudan, non assujetti à
l’impôt dans la pratique, il devient un protectorat par une convention signée entre son
almamy et le représentant du gouverneur du Sénégal le 5 avril 1893, soit le lendemain
de la signature de la convention de délimitation des frontières. La proximité
chronologique entre les deux conventions montre à quel point le Boundou constituait un
enjeu territorial majeur, corollaire à l’établissement de la nouvelle frontière, pour le
gouverneur du Sénégal. Pendant les opérations de délimitation, l’exercice de la
juridiction sur le Boundou avait donné lieu à des tensions conflictuelles entre les deux
commissaires. Roux avait reçu d’Archinard l’ordre de continuer à exercer cette
juridiction jusqu’à la signature de la convention, conformément au vœu émis par le
commandant supérieur du Soudan, et accepté par Lamothe, que les territoires cédés
restent provisoirement sous l’autorité du Soudan, jusqu’à leur « remise réglementaire »,
qui ne devait intervenir qu’après l’approbation par les deux hommes des travaux de la
commission133. Compagnon avait au contraire reçu pour instruction de mettre en place
dès que possible, au cours même de la mission, la structure administrative qui devait
placer le Boundou dans un nouveau cercle ayant son siège à Matam, dans le Damga,
sous l’autorité de l’administrateur Hostains :

« La délimitation du Guoy terminée, vous renverrez à Matam Mr l’administrateur


Hostains avec trois des gendarmes de votre escorte, après l’avoir fait reconnaître
comme chargé de l’administration du cercle par l’almamy du Boundou. »134

Pour Lamothe, il n’était donc pas question d’attendre la fin des travaux de la
commission pour commencer à exercer une autorité sur le Boundou, et la formation du

133
ANOM FM/SG/SEN/IV/72a : Commandant Supérieur (Archinard) à Gouverneur Saint-Louis,
Badoumbé, le 27 janvier 1893, télégramme n° 745.
134
Lamothe, Instructions remises à M. le capitaine Compagnon chargé d’une mission dans le Boundou,
Saint-Louis le 14 janvier 1893 : ANOM FM/SG/SOUDAN VII 3a.

185
« premier des cercles à créer dans les nouveaux territoires »135 apparaissait comme une
urgence. Ces instructions contradictoires adressées aux deux capitaines responsables de
la mission devaient nécessairement être l’occasion de conflits. Ainsi, dans un rapport
envoyé au gouverneur du Sénégal, Compagnon se plaint-il d’une manière de procéder
qu’il juge « peu digne » et qui « semblait vouloir laisser percer une remise toute
conditionnelle du Boundou » :

« Pendant mon séjour à Balou, j’ai senti trop nettement la suzeraineté que le Soudan
avait la prétention de conserver sur le Boundou et la désinvolture avec laquelle le
Commandant de Bakel continuait d’y traiter les affaires et d’y donner des ordres sans
même me consulter. »136

Parmi les incidents qu’il relève, l’un concerne directement l’almamy du Boundou et
permet de donner un contenu, au-delà de l’anecdote, au type de dépendance à laquelle
ce personnage était soumis lorsqu’il était rattaché au Soudan :

« Telle fut l’autorisation donnée le 1er Mars à Malik Touré de se marier avec une 5e
femme, laquelle était fille d’une de ses femmes actuelles. Le Capitaine Roux s’étant
opposé longtemps à ce mariage qui était mal vu dans un pays musulman, j’ai trouvé
étrange qu’une quinzaine de jours avant de quitter ce commandement, il puisse prendre
une semblable détermination sans consulter le Gouverneur. »137

Si le territoire du Boundou n’était pas formellement assujetti à une domination


directe, son almamy, Malik Touré, ne pouvait pourtant obtenir une autorisation
dérogatoire aux usages en vigueur dans son propre État qu’auprès de l’administration
française du Soudan. Le fait renvoie à une relation personnelle, que Compagnon nomme
à bon droit « suzeraineté ». Malik Touré, comme Dinah Salifou au pays des Nalous,
devait sa position de chef d’État aux Français, qui avaient soutenu sa candidature en
dépit des règles de succession en vigueur. C’était déjà le cas de son prédécesseur, son
cousin Ousmane Gassi, dont il sera question dans le chapitre suivant, qui n’avait eu à
demander aucune autorisation aux Français, lui, pour entretenir de nombreuses épouses
dans son palais de Sénoudébou. Mais Ousmane Gassi avait été étroitement associé à de
nombreuses campagnes menées par les Français, en particulier lors de l’insurrection
dirigée par le marabout Mamadou Lamine, en 1886-1887, et encore contre le chef de
l’État de Ségou, Ahmadou, campagne au cours de laquelle il avait trouvé la mort en
1891. La fin des campagnes dans les environs immédiats du Boundou rendait la
dimension militaire de l’alliance avec cet État moins cruciale, et le Soudan avait

135
Ibid.
136
Rapport du Capitaine Compagnon, Chef de la Mission à Monsieur le Gouverneur du Sénégal,
Toumboura, 23 Mars 1893, in ibid.
137
Ibid.

186
commencé à renforcer son emprise sur le Boundou, en cherchant, quoique de manière
peu pressante, à le soumettre à l’impôt. Dans cette perspective, Malik Touré devenait un
intermédiaire colonial, un chef sur l’autorité duquel l’administration comptait pour
assurer son influence dans la région, mais aussi une personnalité qu’il fallait ménager.
Le refus de lui accorder une convention matrimoniale qui pouvait choquer ses propres
sujets était motivé par le souci de lui assurer une respectabilité suffisante pour que son
autorité ne soit pas contestée. La décision de la lui accorder finalement montre que les
autorités coloniales étaient sans cesse obligées de faire des concessions à ces chefs, si
elles voulaient conserver leur appui. Ici, Malik Touré profite du contexte d’un transfert
de souveraineté difficile entre Soudan et Sénégal, pour obtenir un avantage tout
personnel.
Les autorités du Sénégal étaient prêtes à poursuivre avec cet almamy la politique des
égards mise en œuvre par le Soudan, comme le montrent les instructions rédigées par
Lamothe :

« Mr Hostains devra traiter avec les plus grands égards ce chef allié, décoré de la
Légion d’honneur, dont le concours et la bonne volonté nous sont absolument
nécessaires pour entreprendre l’œuvre de la reconstitution morale et matérielle d’un
pays déjà bien dépeuplé par les guerres d’El Hadj Oumar et qui, plus récemment, a failli
définitivement périr sous les dévastations systématiques de Mamadou Lamine. »138

Néanmoins, les termes du traité de protectorat établi le 5 avril 1893 par les autorités
du Sénégal pour régler leurs nouvelles relations avec ce chef paraissent devoir inaugurer
une ère de moindre conciliation que ne le laissait entendre cette déclaration de principe,
et que ce à quoi Malik Touré avait été accoutumé dans ses relations avec le Soudan.
L’article 1er, encore, pouvait se lire comme une déclaration de vassalité :

« Malik Touré, nommé almamy du Boundou par le Gouvernement français reconnaît


qu’il doit son autorité et son commandement à l’appui des Français. Il renouvelle
l’assurance de son dévouement complet à la cause française et son obéissance absolue
aux ordres du Gouverneur et de ses agents. Il place ses États sous le protectorat exclusif
de la France […]. » 139

Le rappel des conditions de l’accès au pouvoir de l’almamy pouvait cependant


paraître quelque peu humiliant pour l’intéressé, et il faisait du Boundou une sorte de fief
qui lui aurait été confié par les Français, comme si ceux-ci avaient pu en disposer

138
Lamothe, Instructions remises à M. le capitaine Compagnon chargé d’une mission dans le
Boundou, Saint-Louis le 14 janvier 1893 : ANOM FM/SG/SOUDAN VII 3a.
139
Convention passée le 5 avril 1893, entre le Gouverneur du Sénégal et l’Almamy du Boundou, pièce
n° 2 du dossier de délimitation : ANOM FM/SG/SOUDAN VII 3a.

187
librement. Ce fief, toutefois, ne lui était reconnu que de manière conditionnelle, comme
l’indiquait l’article 3 :

« Le Gouvernement de la République reconnaît que le pays formant les États du


Boundou, tels qu’ils ont été délimités par la Convention du 4 avril 1893 entre Sénégal
et Soudan, sont placés sous l’autorité directe de l’Almamy, mais à condition :

1° Que celui-ci n’usera de son autorité que pour le développement de l’agriculture et du


commerce ;

2° Qu’il ne percevra sur ses sujets aucun autre droit que la dîme prévue par les usages
locaux, et les frais de justice stipulés à l’article VI.

3° Qu’il se conformera exactement aux ordres de l’Administrateur, représentant du


Gouverneur dans le Boundou. »140

Les dispositions destinées à limiter les exactions et les prélèvements arbitraires


auxquels l’almamy aurait pu soumettre ses sujets comme le faisaient ses prédécesseurs –
et sur lesquelles les autorités du Soudan avaient jusque-là fermé les yeux – étaient la
marque d’une administration du Sénégal qui s’attribuait la mission d’assurer la
prospérité des territoires placés sous sa dépendance en transformant au besoin les
relations sociales et politiques par lesquelles les chefs assuraient leur domination.
L’insistance sur l’obéissance aux ordres, non seulement du gouverneur, mais aussi des
administrateurs qui le représentaient localement, dissolvait la relation de « suzeraineté »
en la situant à un niveau plus subalterne et accentuait ainsi la dépendance.
De ce long traité qui comporte quinze articles, on retiendra le droit de regard sur
l’exercice de la justice qu’accorde à l’administrateur l’article 6, en faisant par exemple
obligations aux cadis (juges) de tenir « un cahier sur lequel ils devront inscrire tous les
jugements qu’ils auront rendus, ainsi que les punitions qui en seront résultées ». La
justice est rendue selon les lois en vigueur dans le pays, mais les sujets ont désormais un
droit d’appel auprès du gouverneur, par l’intermédiaire du commandant de cercle
(article 7). Il s’agit, certes, d’une forme d’administration indirecte, mais le régime est
celui d’un protectorat encadré de près, ou administré, assez éloigné des pratiques
habituelles au Soudan. Par ailleurs, l’impôt fait son entrée dans le traité, sous la forme
d’un « impôt personnel fixé à 0f50 (cinquante centimes) par habitant, sans distinction
d’âge ni de condition » (article 12). La population étant estimée à 10 000 habitants, le
montant attendu du produit de l’impôt s’élève à 5 000 francs pour l’année 1893, ce qui
est exactement la somme que l’almamy s’était engagé à payer au Soudan, mais l’assiette

140
Ibid.

188
et le mode de versement en sont complètement nouveaux : au Soudan, l’impôt devait
être payé en bœufs, et il était admis que les effets de l’épizootie en compromettaient le
versement. Il constituait une sorte de tribut valant reconnaissance de suzeraineté. « Pour
donner plus de facilité aux indigènes du Boundou », le Sénégal acceptait, « pendant un
certain nombre d’années », un versement en nature (en guinées ou en mil), mais il
s’agissait d’une disposition transitoire, l’impôt devant ensuite être versé en « espèces
monnayées » (article 13). Surtout, il s’agissait désormais d’un impôt de capitation assis
sur la population, qui augmenterait proportionnellement à la croissance démographique
et dont le montant pourrait même être revu à la hausse, « quand le pays sera[it] plus
prospère ». La détermination des modalités précises de la nouvelle imposition en
changeait le sens et la rapprochait des pratiques en vigueur dans les territoires sous
administration directe. L’usage de l’impôt comme instrument d’une transformation des
sociétés, par la monétarisation et l’introduction de cultures d’exportation permettant de
dégager un surplus, fut une constante des pratiques coloniales dans tous les empires
« modernes », en lien avec une idéologie qui voyait dans la « mise au travail » des
populations un moyen de développement, voire de « civilisation ». C’est dans cette
direction nouvelle que le Sénégal cherchait à engager le Boundou par les différentes
dispositions établies par ce traité. Sous l’égide du gouverneur Lamothe, la « vieille
colonie » était en passe de se muer en une colonie « moderne ».
La question se pose alors des motifs du consentement à un tel traité, de la part de
Malik Touré. Celui-ci s’était déplacé en personne pour suivre une partie des travaux de
la commission, qui concernait au premier chef la délimitation de ses États, en même
temps que celle des nouvelles frontières du Sénégal et du Soudan. Or, il avait obtenu
satisfaction à cet égard sur un point majeur : l’incorporation au Sénégal, à son usage et à
son profit, de territoires situés au Mayo, sur la rive droite de la Falémé, qu’il
revendiquait. Si Lamothe avait accepté de renoncer à la solution des frontières
« naturelles » du Sénégal et de la Falémé, à laquelle allait sa préférence, c’était pour
permettre au Boundou de dépasser la Falémé. Par conséquent, n’ayant pas été admis à
apposer sa signature au bas de la convention entre Sénégal et Soudan, il est possible que
Malik Touré ait vu avant tout, dans la convention qui lui était proposée le lendemain, la
déclinaison particulière au Boundou des décisions que venaient de prendre les
représentants des deux territoires coloniaux. De fait, la seconde était appuyée sur la
première pour ce qui était de la définition des limites du territoire du Boundou. Ainsi, la
convention du 5 avril constituait aussi une reconnaissance écrite de son territoire.

189
Par ailleurs, dans les mois qui suivirent la signature de cette convention, il manœuvra
assez bien pour en atténuer les effets et retirer des avantages de ses liens avec le
Sénégal. Ainsi, suite à ses plaintes, relayées par Hostains au gouverneur du Sénégal
entre septembre 1893 et mars 1894, à propos d’incursions dans les pays de la Haute
Gambie (Tenda et Niocolo) de bandes armées conduites par des chefs venus du Fouta
Djalon, rançonnant les caravanes de commerçants, se saisissant de troupeaux ou prenant
des captifs141, les autorités du Sénégal décidèrent de « laisser l’Almamy du Boundou
user de représailles vis à vis des sujets du Fouta Djallon qui circulent dans son pays,
pour se faire rendre ses gens »142. Que des caravanes de Boundoukés aient pu subir des
pillages en Haute Gambie, ou que des populations originaires du Boundou installées
dans la région aient pu y être victimes d’exactions, c’était une chose. Mais ce n’était que
par abus de langage que l’on pouvait considérer le Tenda et le Niocolo comme faisant
partie du Boundou. Le télégramme de Merlin, qui les désigne comme « son pays »,
montre que Malik Touré a su habilement présenter les faits à Hostains, qui a relayé sa
version, sans prendre garde qu’il se faisait ainsi l’instrument des visées expansionnistes
de l’almamy. En avril 1894, le gouverneur saisissait l’occasion offerte par l’ouverture
d’hostilités entre le Fouta Djalon et la Guinée pour « donner carte blanche à Malik
Touré » pour mener une expédition punitive et poursuivre les chefs pillards y compris
sur leur territoire143. La procédure respectait les termes de la convention de protectorat
signée par Malik Touré, dont l’article 10 stipulait que « l’almamy ne peut lever aucune
troupe armée dans ses États, ni engager aucune action de guerre sans l’ordre du
Gouverneur ». Mais, précisément, Malik Touré avait su faire en sorte d’obtenir l’ordre
du gouverneur. Il rassembla alors, en juin 1894, 2 500 hommes et 250 chevaux,
auxquels vinrent s’adjoindre 450 hommes envoyés par le Fouta Toro, et emmena cette
forte colonne, piller, non le Fouta Djalon, trop éloigné, mais trois villages du Niocolo,
dont il rapporta un butin considérable composé de bœufs, de captifs et des biens des
habitants. Ainsi, mise à part l’autorisation formelle qu’il fallait obtenir du gouverneur,
Malik Touré pouvait considérer que la nouvelle convention n’était pas de nature à
introduire une modification considérable dans ses pratiques.

141
ANS, SENEGAL 10D1/6/ dossier Matam : télégrammes des 11 et 15 septembre, lettre du 15
septembre, télégrammes des 17 novembre 1893, 10 et 21 janvier, 8, 9 et 15 février 1894, rapport du
1er mars et télégramme du 11 mars 1894.
142
ANS, SENEGAL 10D1/6/ dossier Saint-Louis : télégramme du directeur des affaires politiques du
Sénégal, Merlin, à l’administrateur de Matam, le 22 septembre 1893.
143
ANOM, FM/SG/SEN/IV/72a, pièces 29 et 34 : télégrammes des 19 et 23 avril 1894, du gouverneur
à l’administrateur du cercle de Matam.

190
Qui plus est, au cours de l’expédition, la colonne fut conduite à franchir la nouvelle
frontière entre Sénégal et Soudan144 pour éviter une zone devenue marécageuse à la
suite des pluies. Les faits nous sont connus par Hostains, que le gouverneur avait
autorisé à accompagner Malik Touré sans prendre part aux combats145. Or, en traversant
le Bélédougou, pays administré par le Soudan français, Malik Touré n’hésita pas à
recueillir, voire à susciter, les témoignages de mécontentement de chefs récemment
visités par une mission venue de Kayes les informer qu’ils auraient désormais à payer
l’impôt au Soudan, et qui protestaient de leur liens historiques avec le Boundou pour
demander à être rattachés au Sénégal plutôt qu’au Soudan. Le déploiement de forces à
la tête desquelles il marchait lui permettait d’impressionner les petits États placés du
côté soudanais en leur suggérant fortement de se déclarer ses vassaux pour ne pas payer
l’impôt à Kayes. Au besoin, il usait d’arguments traditionnels pour leur réclamer
allégeance et tribut : « Vous fréquentez les routes du Boundou, vous commercez avec le
Boundou ; c’est de ce côté que vous devez payer l’impôt »146, rappelant la position de
carrefour des routes entre Soudan et Sénégambie qui avait longtemps fait la prospérité
du Boundou grâce au prélèvement de taxes147.
Ainsi Malik Touré, qui connaissait parfaitement le tracé de la nouvelle frontière,
puisqu’il avait été associé aux travaux de la commission, et qui avait pleinement
conscience de ce qu’elle signifiait en termes d’appartenance juridictionnelle à la colonie
du Sénégal ou à celle du Soudan, ne la considérait ni comme un cadre définitif, ni
comme une limite à son champ d’action, puisqu’il pouvait envisager que des territoires
anciennement tributaires du Boundou lui fassent retour. Il utilisait même les effets
différentiels de la frontière en matière de fiscalité pour convaincre les chefs de l’intérêt
qu’ils auraient à se rapprocher de lui. L’entreprise était vouée à l’échec, mais elle
montre comment un chef d’État sous protectorat pouvait continuer à jouer ses cartes
politiques traditionnelles tout en instrumentalisant le dispositif frontalier et statutaire
auquel il était – en apparence et en droit – soumis.

144
Cette violation de la frontière suscita un incident diplomatique entre Sénégal et Soudan et conduisit
le nouveau gouverneur du Soudan, Grodet, à diligenter une enquête sur les lieux pour évaluer les faits.
145
Rapport Mission Hostains adressé au Directeur des Affaires politiques, le 1er juillet 1894. Original
dans ANS, SENEGAL 10D1/6/ dossier Matam, 26 pages, ainsi que les télégrammes envoyés pendant la
marche. Une copie de ce rapport se trouve dans ANOM, FM/SG/SEN/IV/72a, pièce 48.
146
D’après la commission d’enquête envoyée par Grodet, ces propos auraient été tenus par Malik
Touré aux émissaires de Sambou, roi du Bélédougou. ANOM FM/SG/SEN/IV/72a, pièce 52 : Rapport du
lieutenant Lambert et de l’aide-commissaire Malan, le 15 juillet 1894, reproduit dans une lettre du
gouverneur du Soudan Français au gouverneur du Sénégal, le 19 septembre 1894.
147
Djibril Tamsir NIANE, Histoire des Mandingues de l’Ouest, Karthala, Arsan, 1989, p. 168.

191
Sénégal-Guinée-Soudan : enclore les espaces interstitiels. L’exemple du Niocolo
Le Niocolo, petit pays de Haute Gambie pillé par la colonne dirigée par Malik Touré
en juin 1894, a un statut territorial ambigu à cette date148. Mal connu des administrations
coloniales du Soudan comme du Sénégal, il est à bien des titres, plus encore que le
Boundou, « à la frontière ». Le terme de frontière offre en effet dans son cas une
polysémie remarquable. Il est situé à la marge méridionale des cercles de Kayes et de
Bakel, le premier appartenant au Soudan, le second ayant été transféré de la juridiction
du Soudan à celle du Sénégal par la convention du 4 avril 1893. Dans le cadre de
l’expansion continue du territoire colonial, caractérisée par des déplacements successifs
des limites, il constitue une zone de « frontière », dans le sens de la frontier définie en
1893 par Frederick Jackson Turner149, à cette réserve près qu’il ne s’agit pas d’une zone
de peuplement pionnier pour les Français. Dans le maillage des territoires autochtones,
il s’agit d’une zone de marches, entre Boundou et Fouta Djalon. Les autorités coloniales
rencontrent d’ailleurs les plus grandes difficultés à définir son statut. Les rares
reconnaissances réalisées et les renseignements obtenus par les commandants de cercle
évoquent la rencontre de fronts migratoires venus du Bondou et du Fouta Djalon dans
cette région et posent la question de son appartenance politique : il est revendiqué par le
Boundou, mais les représentants des villages de Sillacounda, Laminia et Samékouta
interrogés dans le cadre de l’enquête sur les exactions dont ils ont été victimes lors de
l’attaque par les troupes de Malik Touré, se disent tributaires du Fouta Djalon. Le Fouta
Djalon envoie d’ailleurs dans ce contexte un courrier au gouverneur du Sénégal pour
appuyer leur demande de restitution des habitants emmenés en captivité par les
Boundoukés. Le récit de voyage du docteur Bayol, qui traversa la région après avoir
signé le traité de « protectorat » avec les almamys du Fouta Djalon150, fait du village de
Sillacounda, sur la rive gauche de la Gambie, « la limite naturelle du Fouta-Djallon »,
non avec le Boundou, mais avec le Bambouk 151 . Hostains valide l’appartenance

148
Je résume ici certaines des conclusions de mon article déjà mentionné, et je me permets d’y
renvoyer le lecteur pour plus de précisions : Isabelle SURUN, “Une déchirure dans la toile impériale.
L’Affaire de Laminia (1893-1895)”, in Hélène BLAIS, Florence DEPREST, Pierre SINGARAVELOU
(dir.), Territoires impériaux. Une histoire spatiale du fait colonial, Paris, Publications de la Sorbonne,
2011, p. 213-236. Voir le volume des publications joint à ce dossier, document 30, p. 321.
149
Frederick Jackson TURNER, “The Significance of the Frontier in American History”, The Annual
Report of the American Historical Association, 1893, p. 199-207.
150
Voir chapitre 2.
151
Jean BAYOL, Voyage en Sénégambie. Haut-Niger, Bambouck, Fouta-Djallon et Grand-
Bélédougou, 1880-1885, Paris, L. Baudoin, 1888, p. 89.

192
politique de ces villages du Niocolo au Fouta Djalon et conteste les prétentions du
Soudan à administrer la région :

« Je ne sais jusqu’à quel point sont valables les droits du Soudan sur un village établi
sur un territoire habité par des sujets du Fouta-Djallon qui, en fait, ont continué jusqu’à
présent à vivre de la même vie politique et à obéir aux mêmes chefs que par le
passé. »152

Or, la question de l’appartenance politique du Niocolo se posait de façon de plus en


plus aigue dans le cadre de l’organisation territoriale que tentaient de mettre en place les
autorités coloniales, car elle déterminait son attribution à la juridiction de telle ou telle
colonie : s’il dépendait du Bambouk, il devait être rattaché au Soudan, s’il pouvait être
considéré comme une marche du Boundou, il revenait au Sénégal, mais s’il était
tributaire du Fouta-Djalon, il relevait de la Guinée, qui s’était vu attribuer la
responsabilité du protectorat sur ce pays. Cette logique, qui fait droit aux souverainetés
autochtones, entre en conflit avec celle qui consiste à affirmer des « droits » établis par
une relation directe entre une autorité coloniale et les représentants d’un territoire, sans
considération pour les liens de dépendance ou de vassalité qu’ils pouvaient entretenir
avec d’autres territoires autochtones. La seconde prévalait au Soudan, où le lieutenant
Mazillier, commandant du cercle de Kayes, avait déclaré aux chefs des villages du
Niocolo :

« Tous les pays qui sont sur la rive droite de la Gambie jusqu’au Badon appartiennent
au cercle de Kayes. Vous aurez tous les ans un impôt fixe à payer, mais en revanche on
vous protégera contre les gens du Fouta-Djallon et si vous avez à vous plaindre de
quelqu’un venez rapidement à Kayes demander du secours au Commandant de
cercle. »153

Ainsi, l’indétermination du statut politique du Niocolo en termes de souverainetés


autochtones, doublée d’une rivalité entre juridictions coloniales, rendait difficile
l’apposition de limites juridictionnelles précises sur cette zone de marches et de marges.
La mission de délimitation des frontières entre Sénégal et Soudan de 1893 n’ayant pu se
rendre dans la région, le gouverneur du Sénégal et le commandant supérieur du Soudan
avaient décidé de surseoir à la décision concernant l’attribution du Niocolo, et de s’en
remettre à un arbitrage ministériel. Mais les plaintes concernant des pillages attribués à
des « incursions » de chefs venus du Fouta Djalon en 1893-1894 avait mis en évidence

152
ANOM FM/SG/SEN/IV/72a pièce 53, rapport de l’administrateur du cercle de Matam au directeur
des affaires politiques du Sénégal, 30 septembre 1894.
153
ANS, SENEGAL 10D1/6/ dossier Kayes et ANOM FM/SG/SEN/IV/72a, Capitaine Mazillier,
commandant le cercle de Kayes à Monsieur le Gouverneur du Soudan Français, Kayes, le 26 juin 1894.

193
une insécurité persistante dans la région, que le commandant par intérim du Soudan,
Bonnier, imputait précisément à l’incertitude des attributions :

« Les territoires sur lesquels agissent les bandes limitent les trois colonies de la Guinée,
du Sénégal et du Soudan. Une entente me paraît donc nécessaire entre les chefs de ces
trois colonies pour ramener la tranquillité dans cette région, les bandes pouvant passer
indifféremment du territoire d’une colonie sur le territoire des autres. »154

Ainsi, la situation était définie comme la persistance d’une zone interstitielle entre les
trois colonies, qui mettait en évidence les limites du processus de territorialisation en
cours. Situé à la croisée des poussées expansionnistes qui se manifestaient de différentes
façons et à des rythmes différents depuis le Sénégal, le Soudan et la Guinée, le Niocolo
échappait encore de fait à toute autorité coloniale à la veille de la création de l’AOF. La
situation de ce petit territoire marginal dans les années 1893-1895 est donc
emblématique à la fois du processus de territorialisation en cours, qui visait à établir une
continuité territoriale par la jonction des territoires coloniaux sous domination française,
donc à clore le territoire par l’absorption de poches interstitielles, et de l’inachèvement
du processus à cette date. Ici, l’inscription de la frontière peinait à s’actualiser.
Néanmoins, dans ce vide juridictionnel, l’expédition de Malik Touré et le pillage des
trois villages du Niocolo avait incidemment contribué à faire émerger très localement
une frontière jusque là invisible : le village de Laminia étant situé sur la rive droite de la
Gambie, tandis que les deux autres étaient sur la rive gauche, seul le premier put
bénéficier de l’appui des autorités du Soudan, qui le considéraient comme étant dans sa
juridiction et sous sa protection, pour obtenir une indemnisation de ses pertes
matérielles et se voir restituer une partie des villageois emmenés en captivité. Au coup
de force militaire de Malik Touré, couvert par le gouverneur du Sénégal et accompagné
par l’administrateur Hostains, répondit le coup de force juridique du gouverneur du
Soudan, Grodet, qui imposa au moins provisoirement la reconnaissance de la juridiction
du Soudan sur la rive droite de la Gambie. En termes de cultures politiques coloniales,
Sénégal et Soudan jouaient ici à fronts renversés, le Sénégal se comportant comme un
« pays de conquêtes » et le Soudan, sous la direction de son nouveau gouverneur civil,
imposant le respect légaliste de principes civilisationnels qui considéraient le pillage et
la prise de captifs comme des archaïsmes intolérables. Pour les deux villages de la rive
gauche, Sillacounda et Samékouta, réputés sous juridiction sénégalaise, le pillage par les

154
ANS, SENEGAL 10D1/6/ dossier Bakel, Commandant supérieur du Soudan Français (pi) à
Gouverneur du Sénégal, 28 novembre 1893.

194
Boundoukés restait une affaire interne au Sénégal et ne donna lieu à aucune
compensation.

L’absence de frontière consensuelle entre les trois colonies manifeste les tensions qui
accompagnaient la mise en œuvre sur le terrain du processus de clôture territoriale.
Comme dans le cas des frontières inter-impériales, ces tensions étaient exacerbées par
les rivalités entre juridictions coloniales, que l’appel à l’entente entre responsables de
colonies voisines masquait mal. L’expression des revendications territoriales mobilisait
des argumentaires contradictoires, qui pouvaient en appeler à ce qu’Hostains appelait
« la véritable situation politique »155 des territoires africains, reconnaissant les liens de
vassalité établis antérieurement à l’arrivée des Français, privilégier au contraire les
« droits » acquis par une autorité coloniale au titre d’une convention contractuelle avec
les représentants locaux d’un territoire autochtone, ou encore les calculs géopolitiques
qui envisageaient les territoires africains comme les pièces d’un puzzle à compléter.

Conclusion

Les deux études de cas présentées sous forme de micro-analyses des travaux réalisés
dans le cadre de missions de délimitation, en 1888 et en 1893, ont permis de mettre en
évidence les difficultés liées à la traduction d’une ligne idéale en un tracé sur le terrain,
ainsi que les limites de l’inscription de la frontière dans sa phase initiale. La distinction
entre un « partage sur le papier », situé dans les années 1880, et un « partage sur le
terrain » dans les années suivantes156, paraît difficile à maintenir, tant le travail effectué
par les commissions combine « papier » et « terrain ». Dans les deux cas, il se
caractérise par l’inachèvement et par de grandes disparités entre les segments, au regard
de l’adéquation entre la ligne tracée sur la carte et son inscription sur le terrain : de
longs segments non visités demeurent à leur état initial de frontière conjecturale. Ces
disparités révèlent les limites des emprises coloniales sur les territoires qu’elles
prétendent s’attribuer. Dès lors, les cartes produites par ces commissions, qui dessinent

155
Expression employée par le gouverneur du Sénégal pour résumer la position d’Hostains : ANOM
FM/SG/SEN/IV/72a, pièce 54.
156
Ronald ROBINSON et John GALAGHER, “The Partition of Africa” in The New Cambridge
Modern History, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, 1962, p. 596-640, ici p. 601. Cette
hypothèse est reprise par Henri WESSELING, Le Partage de l’Afrique, 1880-1914, Paris, Denoël, 1996
[1991] , p. 486.

195
d’un trait homogène la totalité d’un tracé, relèvent de l’énoncé performatif et jouent de
l’illusion cartographique, illustrant le « pouvoir des cartes » mis en évidence par Brian
Harley157. Elles représentent la limite idéale d’une juridiction qui ne s’exerce pas encore
sur la totalité du territoire qu’elles désignent, à la manière des frontières « naturelles »
de la France, dont Daniel Nordman a montré qu’elles relevaient d’un discours savant ou
d’une géographie scolaire non congruents avec les limites juridictionnelles du royaume
à l’époque moderne158. Les frontières qui enclosent la Guinée portugaise en 1888,
comme celles qui partagent Sénégal et Soudan en 1893, sont ainsi des objets hybrides,
qui relèvent pour partie seulement du registre du territoire, et pour partie de celui de
l’espace.
On peut alors se demander si elles n’ont pas fait l’objet d’un investissement
prématuré, au regard de la réalité de l’expansion et de la mise en place effective des
emprises territoriales. Elles illustrent la dimension volontariste, qui, sans être exclusive
à la politique coloniale, la caractérise fortement. Projet sur l’espace, celle-ci est aussi un
projet de territoire, dont les cartes de frontières représentent la limite idéale : en quelque
sorte, le territoire avant le territoire. La citation de Brosselard placée en épigraphe de ce
chapitre en constitue un bon exemple, qui se félicite de ce que telle convention franco-
britannique ait établi les limites dans lesquelles « nous pouvons actuellement nous
mouvoir ». Les frontières dessinent ainsi l’espace d’un possible plus que la réalité d’un
territoire. Tant qu’elle n’envisage pas d’administrer directement, c’est-à-dire de
s’instituer en juridiction, l’autorité coloniale n’a que faire des frontières : la « vieille
colonie » se taille des enclaves foncières, à l’intérieur desquelles elle cherche de plus en
plus à être souveraine, mais n’accorde pas grand intérêt aux limites des territoires
autochtones. Le « pays de conquêtes », lui, a besoin d’alliés, et s’appuie sur eux comme
sur des fiefs capables de lui offrir des ressources en hommes. Leurs frontières sont un
point de départ pour pousser l’expansion plus loin, sans qu’il soit nécessaire de les
connaître très précisément. Délimiter sert à administrer, et le souci de la frontière est la
marque des « nouvelles » colonies. Ainsi, l’établissement des frontières en Afrique n’est
pas seulement un effet du scramble : frontières inter-impériales et intra-impériales
répondaient à la même fonction.

157
J. Brian HARLEY, “Cartes, savoir et pouvoir”, in Peter GOULD et Antoine BAILLY, Le pouvoir
des cartes, Paris, 1995, Économica, p. 19-51.
158
Daniel NORDMAN, « Des limites d’État aux frontières nationales », article cité.

196
Au-delà de ces points communs entre les deux dispositifs frontaliers étudiés, les
procédures mises en œuvre diffèrent sensiblement entre délimitation inter-impériale et
intra-impériale. Le jeu des compensations, s’il existe dans les deux cas, ne s’inscrit pas
à la même échelle et n’a pas les mêmes effets. Dans le cas des frontières de la Guinée
portugaise, comme le reconnaît Brosselard, c’est l’échange du préside de Ziguinchor, au
nord, contre le Rio Cassini, au sud, qui est responsable du partage du territoire des
Nalous. Au Sénégal, si le gouverneur Lamothe pouvait envisager de concéder au
Soudan les territoires du Maïo revendiqués par l’almamy du Boundou sur la rive droite
de la Falémé, c’était qu’il avait le projet d’offrir, non au Soudan, mais au Boundou, des
compensations au Tenda. D’une manière générale, on l’a vu, la prise en compte des
territoires autochtones s’avérait plus facile dans le cadre d’une négociation entre
colonies d’un même empire, dont les acteurs pouvaient communiquer directement entre
eux, que dans celui d’une convention inter-impériale – et donc internationale – qui
dépendait de considérations politiques à large échelle et faisait intervenir ministères et
diplomates. Dans le cas guinéen, il est à noter que les revendications de Dinah Salifou,
si elles n’aboutirent pas, furent relayées par Brosselard et prises au sérieux par
l’ambassadeur de France à Lisbonne. Dans le cas sénégalo-soudanais, la prise en
compte des territorialités autochtones est intégrée dans la procédure-même, puisque les
chefs des États comme les chefs de village, au moins dans la partie septentrionale, sont
systématiquement consultés. Elle est de ce fait beaucoup plus précise, portant non
seulement sur les territoires politiques, mais aussi sur les usages fonciers, et produit un
tracé beaucoup plus sinueux. On peut parler, dans ce cas, d’une co-construction de la
frontière par les autorités coloniales et les acteurs locaux, qui rappelle les procédures
décrites par Daniel Nordman à propos des commissions de délimitations frontalières
françaises au XVIIIe siècle159. La consultation des acteurs locaux et la prise en compte
de leurs usages du territoire tient évidemment à la meilleure connaissance qu’en ont les
autorités du Sénégal et du Soudan, au moins pour la partie nord de leur frontière
commune, en raison d’une présence déjà ancienne de plusieurs décennies, que ce n’est
le cas au Foréah, où Brosselard et Oliveira avancent en territoire pratiquement inconnu.
Mais elle constitue un trait général, que l’on relève dans l’attitude de toutes les
administrations coloniales, qui ne cessent de remanier les limites administratives
internes (entre colonies ou entre cercles), en particulier dans l’Entre-deux-guerres, pour

159
Ibid., et, du même auteur, Frontières de France, op. cit.

197
les conformer aux usages de leurs administrés et rendre leurs circonscriptions plus
faciles à administrer. Michel Foucher donne l’exemple du « remaniement » de la
frontière entre Dahomey et Haute-Volta, dès 1909, destiné à réunir des populations
baribas160. Pierre Boilley a montré pour le nord du Soudan français la mobilité concertée
des limites de cercle, que les commandants cherchaient à adapter aux fluctuations des
trajets de transhumance des populations touarègues161. Mais une telle démarche suppose
une connaissance relativement précise des usages des populations, qui ne se rencontre
que rarement lors d’une première délimitation. Les travaux de la mission Tilho, entre
Niger et Nigéria, étudiée par Camille Lefebvre, en constituent un exemple.
La superposition d’un nouveau maillage aux territoires préexistants fait apparaître
des frictions entre des logiques et des conceptions du territoire différentes. Il n’y a pas
lieu, cependant, d’accentuer outre mesure ces différences, au risque d’admettre une
exceptionnalité africaine. À cet égard, les analyses conduites par Daniel Nordman sur
l’évolution des conventions frontalières qui accompagnent la formation du territoire de
la France à l’époque moderne peuvent être éclairantes. Il montre en effet que la logique
ancienne qui consistait, pour les rois de France, à produire des titres et à revendiquer des
droits originels est progressivement remplacée, au XVIIIIe siècle, par une logique de la
contiguïté, qui justifie les échanges de terres, c’est-à-dire de villages, pour faire
disparaître les enclaves162.
Dans les négociations sur le territoire qui entourent la définition des frontières
africaines, la logique des droits et celle de la contiguïté sont conjointement mobilisées.
La logique des titres et des droits fait l’objet d’un usage partagé par les puissances
impériales et par les souverains autochtones, mais elles ne reposent pas sur les mêmes
fondements et ne font pas l’objet des mêmes usages pour les uns et pour les autres. Une
puissance impériale peut utiliser un titre – un traité de protectorat – pour revendiquer
une antériorité de ses droits par rapport à une puissance rivale, mais elle ne peut pas
prétendre aux origines, argument que peuvent seuls mobiliser les souverains
autochtones. De ce fait, les puissances européennes n’hésitent pas à convertir les titres
et les droits en les échangeant contre d’autres, pour réaliser la contiguïté de leur
territoire colonial. Pour elles, droits et contiguïté ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et

160
Michel FOUCHER, op. cit., p. 191.
161
Pierre BOILLEY, Edmond BERNUS, Jean CLAUZEL et Jean-Louis TRIAUD, Nomades et
commandants. Administration coloniale et sociétés nomades dans l’ancienne AOF, Paris, Karthala, 1993.
162
Daniel NORDMAN, « La frontera : teories i lògiques territorials a França (segles XVI-XVIII) »,
article cité.

198
peuvent s’épauler mutuellement, justement parce que les « droits » sur le territoire sont
déconnectés de la question de l’origine. Pour les souverains autochtones, en revanche,
les traités anciens passés avec des puissances européennes constituent des droits
indissociables du lien originel au territoire : en plaçant « ses États » sous le protectorat
d’une puissance tutélaire, il confie à celle-ci le territoire qui lui vient de « ses pères ».
Ainsi, lorsqu’une puissance européenne prétend céder à une autre l’exercice du
protectorat sur un territoire africain en échange de compensations obtenues ailleurs,
faisant prévaloir la logique de la contiguïté à l’échelle du territoire colonial, voire de la
construction impériale, elle oublie la logique de l’origine que recelait le traité de
protectorat, où l’avait déposée le souverain africain. Ainsi, en situation coloniale,
l’établissement des frontières ne peut jamais être envisagé comme un acte bipartite. Il se
complexifie toujours de la relation de l’une et de l’autre partie aux représentants des
territoires que la frontière traverse. La spécificité que l’on peut observer dans les
logiques territoriales qui président à la construction des frontières n’est donc pas tant
africaine que coloniale.

199
200
Chapitre 4
Représenter le territoire :
Ernest Noirot, ou le Sénégal sous la tour Eiffel1

Représenter : 1. Rendre perceptible, sensible, par une figure, un symbole, un signe.


2. Figurer, reproduire par un moyen artistique ou un autre procédé.
4. Jouer ou faire jouer un spectacle devant un public.
6. A voir reçu mandat pour agir au nom de qqn, d’un groupe ; défendre ses intérêts.
7. Être le représentant d’une entreprise commerciale.
8. Être le symbole, l’incarnation, le type de qqch.
Le Petit Larousse illustré, édition 1998.

Jean-Baptiste Ernest Noirot (1851-1913), explorateur par goût et administrateur


colonial par défaut, fit néanmoins une belle carrière en Afrique occidentale2. D’abord
acteur comique aux Folies Bergère3, il avait accompagné, en qualité de dessinateur-
photographe, le docteur Bayol dans sa mission diplomatique au Fouta-Djallon en
1881, puis au Haut-Sénégal en 1882-1883. Après avoir participé à l’exposition
coloniale d’Anvers de 1885 en tant que secrétaire du commissariat de la délégation
française, il espérait obtenir une mission d’exploration, qui lui fut refusée. C’est ainsi,
selon lui, « comme compensation », qu’il fut nommé commandant de cercle de
troisième classe en 1886. Il se mit alors en route pour ce qu’il appelle son « troisième
voyage au Sénégal », avec moins d’enthousiasme que pour les précédents4. Il prit
pourtant goût à ses nouvelles fonctions, qu’il exerça à Saldé puis à Dagana, dans le
Fouta sénégalais, et enfin au Sine-Saloum. En 1897, il fut le premier résident français
au Fouta-Djalon, puis devint directeur des Affaires indigènes de la Guinée (1900-
1905). Écarté à l’initiative du nouveau gouverneur de la Guinée, Frezouls, il fit l’objet
d’une procédure administrative et judiciaire portant sur divers faits qui lui étaient

1
Une version très embryonnaire de ce chapitre a été présentée le 28 juin 2012 à la journée d’études
« Montrer, démontrer le territoire », que j’ai organisée dans le cadre du programme transversal de
l’IRHiS intitulé « La maîtrise du territoire ».
2
Au moment où je termine ce chapitre, l’éditeur Karthala annonce la parution imminente d’un ouvrage
consacré à ce personnage : Philippe DAVID, Ernest Noirot. Un administrateur colonial hors normes
(1851-1913), Paris, Karthala, 2012.
3
Gabriel DEBIEN, « Papiers Ernest Noirot », Bulletin de l’IFA N, série B, 3-4, 1964, p. 676-693.
4
Archives nationales, Papiers Noirot, 148 AP 2, pièce 4, carnet « Fouta, 1886 (1) ».

201
reprochés5. Réhabilité en 1908, il se retira en 1911 dans son bourg natal en Haute-
Marne, Bourbonne-les-Bains, dont il devint maire.
Il a accumulé, au cours de ses voyages, missions et fonctions diverses un abondant
matériel archivistique qui fait de ses papiers personnels déposés aux Archives
nationales6 un fonds d’une grande richesse : carnets de notes et de croquis, relevés
d’itinéraires, cartes et photographies, minutes de ses lettres, copies du courrier reçu et
parfois documents originaux soustraits à l’archivage colonial. Au sein de ce matériel
foisonnant, la découverte d’un dossier consacré à la participation de Noirot comme
délégué du Sénégal à l’Exposition universelle de 1889, épisode qui s’est révélé décisif
dans sa carrière, a particulièrement retenu mon attention. Le caractère argumentatif de
la correspondance et des rapports contenus dans le dossier laissait en effet entrevoir de
manière inattendue des tensions traversant la colonie à propos de sa participation à
cette entreprise métropolitaine. Par ailleurs, la place accordée, dans le récit du séjour
parisien, aux indigènes présents à l’exposition, se révélait de nature à bousculer
quelques idées reçues.
Suivre Ernest Noirot dans ses fonctions de délégué du Sénégal à l’exposition de
1889, c’est se ménager un accès, à travers des problèmes très concrets, à un ensemble
de questions majeures : qu’est ce que le Sénégal et comment le représenter ? Qui est
habilité à en assumer la représentation ? Quels sont les processus d’identification à
l’œuvre dans la participation du Sénégal à la section coloniale d’une exposition
universelle organisée à Paris et comment ces processus participent-ils à la fabrique du
territoire colonial ? Quelles sont les interactions qui rendent possible cette
participation, et que révèlent-elles de la société coloniale ? Comment, en bref, les
différentes définitions du verbe « représenter » reproduites en épigraphe s’appliquent-
elles à l’exposition sénégalaise de 1889 ?
La conception et la mise en œuvre d’une exposition telle que l’Exposition
universelle organisée à Paris en 1889 relève d’abord et avant tout de processus
décisionnels parisiens, et l’on sait de quelles significations politiques a été investie
cette « Exposition du Centenaire » par le personnel politique d’une Troisième

5
Emily Lynn OSBORN, « Interpreting Colonial Power in French Guinea. The Boubou Penda – Ernest
Noirot Affair of 1905 », in Benjamin N. LAWRENCE, Emily Lynn OSBORN et Richard
L. ROBERTS, Intermediaries, Interpreters an Clerks: A frican Employees in the Making of Colonial
A frica, Madison, The University of Wisconsin Press, 2006, p. 56-76.
6
Archives nationales, Papiers Noirot, 148 AP 1 à 5, ci-après, AN 148 AP. Gabriel DEBIEN, reproduit
dans « Papiers Ernest Noirot », op. cit., l’inventaire réalisé par Mlle Pathie. Disponible sur
http://www.webguinee.net/histoire/coloniale/index.html

202
République acquise aux républicains depuis une décennie à peine7. De même, la
création d’une section coloniale au sein de cette exposition participe d’une volonté
très centralisée, métropolitaine et impériale, de placer sous les yeux du public
(parisien, national mais aussi international) des représentations des différents
territoires coloniaux anciennement ou nouvellement acquis, formant un empire alors
en expansion. On aurait tort, pour autant, de tenir pour acquises dans la France de
1889 une « culture coloniale », qui se présentent plutôt par bribes, à travers des
éléments d’un imaginaire social encore en gestation.
Les expositions coloniales ont souvent été étudiées comme des symptômes d’un
impérialisme triomphant et comme des vecteurs d’une propagande coloniale concertée
visant à inculquer au public métropolitain la conscience de son appartenance à
« l’Empire » 8. C’est alors un « discours colonial » tout fait qui est proposé à l’analyse
à travers les dispositifs de monstration que constituent ces expositions, sans que soient
abordés les processus qui président à sa formation, ni réellement posée la question de
sa réception par le public. La question de la formation d’une culture coloniale ou
impériale et de la profondeur de sa diffusion au sein du public métropolitain a suscité,
à propos de l’empire britannique, de vifs débats outre-Manche9, et a fait l’objet, dans
le cas français, d’analyses similaires outre-Atlantique10. L’historiographie française
récente s’est surtout emparée de la question de l’appropriation du fait colonial à partir
d’études qui envisagent son ancrage à l’échelle régionale11 ou urbaine12. L’enquête
mérite d’être poursuivie, et le débat est loin d’être clos. Mais c’est à un renversement

7
Pascal ORY, 1889, L’Expo universelle, Bruxelles, Complexe, 1989.
8
Pascal BLANCHARD et Sandrine LEMAIRE, Culture coloniale. La France conquise par son Empire,
1871-1931, Paris, Autrement, 2003 ; Tony CHAFER et Amanda SACKUR (éd.), Promoting the
Colonial Idea: Propaganda and V isions of Empire in France, New York, Palgrave, 2002.
9
Le débat opposa principalement John MacKenzie et Bernard Porter : John MacDonald MACKENZIE,
Propaganda and Empire: The Manipulation of British Public Opinion, 1880-1960, Manchester, The
Manchester University Press, 1984 ; John MacDonald MACKENZIE (dir.), Imperialism and Popular
Culture, Manchester, Manchester University Press, 1986 ; Bernard PORTER, The A bsent-Minded
Imperialists. Empire, Society and Culture in Britain, Oxford, Oxford Univesity Press, 2004 ; Bernard
PORTER, « L’Empire dans l’histoire britannique », Revue d’histoire du X IX e siècle, 2008/2, n° 37,
p. 127-143.
10
Edward BERENSON, « Making a colonial culture? Empire and the French Public, 1880-1940 »,
French Politics, Culture and Society, Volume 22/2, 2004. Mis en ligne par Questia Media American,
Inc. www.questia.com
11
Reine-Claude GRONDIN, L’Empire en Province. Culture et expérience coloniale en Limousin
(1830-1939), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2010 ; Anthony DARTHOIT, Sociabilités et
imaginaire colonial dans le Nord de la France (1880-1914), thèse en cours à l’université de Lille 3.
12
John F. LAFFEY, « Municipal Imperialism in France: The Lyon Chamber of Commerce, 1900-
1914 », The Proceedings of the A merican Philosophical Society, CXIX, 1975, p. 8-23 ; Claude
MALON, Le Havre colonial de 1880 à 1960, Caen, Presses universitaires de Caen, 2006 ; Christelle
LOZÈRE, Bordeaux colonial, 1850-1940, Bordeaux, Éditions Sud Ouest, coll. « Références », 2007.

203
de perspective que je souhaiterais procéder ici : loin d’être une affaire purement
métropolitaine, une exposition coloniale mobilise aussi, au sein d’une colonie, de
nombreux acteurs, auxquels les enjeux métropolitains ne parviennent que de manière
assourdie et pour lesquels l’éventuelle participation de leur territoire à l’entreprise
prend un sens différent. Bien plus, la multiplicité des acteurs en jeu fait apparaître des
conceptions différentes, voire concurrentes, du territoire. Le projet de participation à
une exposition, s’il vient de la métropole par le biais de directives ministérielles,
devient localement une « affaire » en constituant un champ où viennent s’affronter ou
collaborer ces acteurs multiples. L’événement constitue alors une fenêtre qui permet
d’entrevoir les tensions qui traversent la société coloniale. Il est aussi un catalyseur
des transformations en cours dans la relation au territoire. Ce chapitre pose donc la
question de ce que l’exposition coloniale fait à la colonie, et non pas au public
métropolitain. Il constitue une tentative de jeter un pont entre histoire des cultures
coloniales et histoire coloniales.

L’Exposition en contexte
C’est néanmoins dans l’histoire des expositions qu’il convient d’abord de situer le
projet de 1889 pour en comprendre les implications locales. Il s’inscrit en effet dans
une série de grandes expositions dont une bibliographie abondante permet de retracer
les grandes lignes13. Héritières des expositions nationales des produits de l’industrie
ou des expositions des produits du commerce et de l’industrie organisées par les
bourses du commerce de grandes villes, les expositions « universelles » acquièrent
une dimension internationale, par les exposants qui y participent comme par le public
qu’elles attirent, ce qui a des incidences sur les dispositifs de monstration qu’elles
mettent en place. Réunissant au départ tous les exposants dans un même bâtiment (le
Crystal Palace à Londres en 1851), elles essaiment ensuite en une multiplicité de
constructions indépendantes : palais thématiques orientant la curiosité du public,
comme à l’exposition parisienne de 1867, sur le Champ de Mars et pavillons
répondant à la demande des différentes nations d’exposer séparément, avec la « Rue
des Nations » de l’exposition de 1878, mais surtout à partir de 1889. Chaque pays est
néanmoins représenté par ailleurs au sein du palais principal de l’exposition et dans
13
MUSÉE DES ARTS DÉCORATIFS, Le Livre des expositions universelles, 1851-1989, Paris,
Éditions des Arts décoratifs / Herscher, 1983 ; Pascal ORY, Les expositions universelles parisiennes,
Paris, Ramsay, 1982 ; Christiane DEMEULENAERE-DOUYÈRE (dir.), Exotiques expositions… Les
expositions universelles et les cultures extra-européennes, France, 1855-1937, Paris, Somogy /
Archives nationales, 2010.

204
les différents palais thématiques (Palais des Beaux-Arts, Palais des Machines, Palais
de l’Agriculture, etc.)14. La naissance de ces bâtiments distincts a contribué à faire de
ces expositions des événements majeurs dans le domaine de l’architecture, les
architectes donnant libre cours à leur imagination pour produire des constructions
aussi spectaculaires qu’éphémères. L’émulation entre les nations exposantes a encore
accentué ce processus de monumentalisation des expositions en faisant de chaque
pavillon le représentant – et la représentation – d’un pays.
La présence du monde colonial dans les expositions a suivi une évolution similaire.
Pour s’en tenir au cas français, on constate une présence des Antilles dans les
expositions nationales des produits de l’industrie à partir de 1839 et de l’Algérie dès
1849. En 1867, le Palais de l’exposition réserve une section aux colonies françaises, et
l’exposition de 1878 présente l’Algérie en deux bâtiments séparés : un café et un
palais algériens 15 . L’exposition de 1889 va plus loin en consacrant une section
particulière aux colonies françaises, sur l’esplanade des Invalides : cette « exposition
des colonies » comporte elle aussi son palais central et des pavillons ou espaces
réservés à chaque colonie ou territoire sous protectorat16. Elle reproduit donc à petite
échelle, mais dans un espace séparé, la logique d’essaimage propre à l’exposition
principale logée, elle, sur le Champ de Mars.
Les premières expositions plus particulièrement consacrées aux colonies en Europe
ont lieu à Amsterdam en 1883, à Londres en 1886 (Colonial and Indian Exhibition), à
Lyon en 1894, à Rouen en 1896, à Tervuren, près de Bruxelles, en 1897. Mais la
première exposition intitulée « coloniale » n’apparaît en France qu’en 1906 à
Marseille. Lors de l’Exposition universelle de 1900, les colonies disposent, comme en
1889, de leur section séparée.
L’exposition de 1889 se situe ainsi à la croisée de deux grandes évolutions : une
tendance à l’éclatement du palais unique en des bâtiments individuels qui rivalisent
entre eux et l’introduction d’une présence des colonies par le biais d’un espace
spécifique de plus en plus important, voire exclusif. En se nouant en 1889, ces deux
tendances produisent un effet sur la représentation des territoires coloniaux, appelés à

14
Marie-Noëlle PRADEL-DE GANDRY, « Comment fait-on une exposition universelle ? », in
MUSÉE DES ARTS DÉCORATIFS, Le livre des expositions universelles, op. cit., p. 211-216 ; Pascal
ORY, 1889, L’Expo universelle, op. cit.
15
Christiane DEMEULENAERE-DOUYÈRE (dir.), Exotiques expositions, op.cit.
16
Voir le plan général « Exposition Universelle de 1889 », Regnard Frères, BNF Cartes et Plans,
Collections de la Société de Géographie, SGY D 469 ou le plan publié par L’Illustration et Le Temps
(Supplément, mai 1889), BNF C&Pl, SGY D 470.

205
rivaliser entre eux pour attirer les faveurs du public comme le faisaient les nations au
sein de l’exposition principale. Il s’agit alors de se demander dans quelle mesure
l’acte de se donner à voir au public par une construction monumentale a pu relever
pour les territoires coloniaux d’une stratégie identitaire ou de pratiques créatrices
d’identification comparables à celles qui animaient les nations en pareille occasion.
Pour autant, ces territoires subordonnés à une entité politique impériale,
commanditaire de l’événement et prescriptrice du cahier des charges, n’étaient pas
entièrement libres de choisir les modalités de leur apparition sur la scène de
l’exposition. Le caractère fortement patriotique de « l’Exposition du Centenaire »
combiné à la dimension impériale que la France cherchait alors à affirmer aux yeux
des autres nations européennes imposait une autre logique, selon laquelle chacun des
territoires coloniaux devait contribuer à l’œuvre commune que constituait la section
coloniale de l’exposition, pour forger une nouvelle conception de la patrie élargie à
l’échelle de l’Empire. De fait, une fois le dispositif d’ensemble conçu, les autorités
coloniales (le Sous-secrétaire d’État aux colonies ou le gouverneur) ont joué à la fois
de l’émulation et du ressort patriotique, dans leurs campagnes destinées à convaincre
les colonies de participer. Or c’est une contribution financière importante qui était
demandée au budget de chacun de ces territoires, le comité de l’exposition ne pouvant
pas prendre en charge la totalité des dépenses. Les tensions et controverses qui se
manifestent au sein de la colonie du Sénégal à cette occasion tiennent en grande partie
au poids financier d’un projet dont les instances décisionnaires locales n’ont pas la
maîtrise quant à la forme et au contenu.
Enfin, l’exposition de 1889 traduisait une autre évolution déterminante : la prise en
compte des goûts prêtés à un public de plus en plus nombreux et plus populaire, que
l’on disait lassé des expositions d’objets sous vitrine, devant lesquels il passait sans
s’arrêter, et plus attiré par les attractions variées que pouvaient proposer ce genre de
manifestation. Le mode de présentation habituel aux expositions de produits du
commerce et de l’industrie se trouvait donc concurrencé par de nouveaux dispositifs
de monstration, exacerbant les tensions entre ce que l’on pourrait appeler deux
« cultures de l’exposition ». C’est ainsi à l’exposition de 1889 que fut présenté le
premier « village sénégalais » en France, formule appelée à un grand succès lors des
expositions ultérieures. Précisons d’emblée que ce mode de présentation ne fut pas
réservé au Sénégal, puisque le Gabon et le Congo étaient respectivement représentés
par un village pahouin et un village apfourou – ni même celui du continent africain,

206
puisqu’un village néo-calédonien et un village cochinchinois étaient également
proposés au public. Ce type de dispositif, abondamment étudié par une historiographie
sensationnaliste à la recherche de formules frappantes, a été labellisé « zoo humain »17,
appellation sur laquelle il est très difficile de revenir aujourd’hui tant elle a fait son
chemin auprès du grand public. Elle ne fait pas pour autant consensus18, et l’étude
minutieuse de ce tout premier « village sénégalais » à travers les papiers Noirot
pourrait permettre de dénouer quelques-unes des confusions et généralisations
abusives en usage.

1. Un conflit institutionnel

« 28 février [1887]. À la veille de partir pour St. Louis, je reçois une dépêche m’avisant que le
ministre m’a désigné pour faire les plans et croquis de la Tour de Saldé qui doit figurer à
l’Exposition de 89. »19

« 15/7 [1888] – Gouverneur à Administrateur Noirot à Dagana – […] Ne puis penser


observations Conseillers généraux vous visent personnellement mais aurais besoin vous voir
plus tôt possible pour entente au sujet dispositions à prendre à la suite refus crédit par
conseil »20.

Après une année passée à Saldé comme commandant de cercle, Noirot est nommé
à Dagana. Alors qu’il s’apprête à quitter son premier poste, où son successeur vient de
le rejoindre, il apprend qu’il est investi d’une mission, d’abord modeste, en relation
avec la participation du Sénégal à l’exposition de 1889. Dix-sept mois plus tard, un
télégramme du gouverneur requiert sa présence à Saint-Louis pour y faire face aux
conséquences d’un refus par le Conseil général de la colonie de voter le budget
nécessaire à la réalisation du projet de participation du Sénégal à l’exposition, lors de
sa séance du 22 juin 1888. Entre ces deux dépêches, Noirot a été officiellement
nommé délégué du Sénégal à l’exposition de 1889, s’est rendu à Paris pour y travailler

17
Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD, Gilles BOETSCH, Éric DEROO, Sandrine LEMAIRE
(éd.), Zoos humains, De la V énus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2002 ; Pascal
BLANCHARD, Nicolas BANCEL, Gilles BOETSCH, Éric DEROO, Sandrine LEMAIRE (dir.), Zoos
humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions de l’A utre, Paris, La Découverte, 2011 (version
refondue et augmentée de l’ouvrage paru en 2002).
18
Claude BLANCKAERT, « Spectacles ethniques et culture de masse au temps des colonies », Revue
d’histoire des sciences humaines, 2002/2, n°7, p. 23-232 ; Benoît de L’ESTOILE, Le Goût des A utres.
De l’Exposition coloniale aux A rts premiers, Paris, Flammarion, 2007.
19
AN 148 AP 2, pièce 5, carnet « Cercle du FOUTA (1886) (2) ». Ce carnet couvre la fin de l’année
1886 et le début de 1887.
20
Télégramme pour Dagana, de Saint-Louis, n° 3976, le 15 juillet 1888. AN 148 AP 2, pièce 20.
L’original est conservé dans les papiers de Noirot.

207
avec le commissaire de la section coloniale, Louis Henrique, sur un plan
d’aménagement de l’espace dévolu au Sénégal, puis est entré en conflit, à son retour à
Saint-Louis, avec le Comité local d’exposition qui a mal accueilli le projet. La
défiance de ce comité et les liens organiques qu’il entretenait avec le Conseil général
de la colonie ont entrainé le vote négatif qui devait considérablement compliquer la
tâche de Noirot et compromettre un temps la représentation du Sénégal à l’exposition.
Pour comprendre comment s’est noué ce conflit et quels en sont les enjeux, on décrira
le paysage institutionnel dans lequel s’inscrit cette affaire avant d’analyser les
arguments mobilisés par les différents acteurs en présence. Du côté de Noirot, on suit
les développements de l’affaire à travers les minutes des lettres et rapports qu’il
envoie à ses différents interlocuteurs : le commissaire de l’exposition à Paris, le
gouverneur du Sénégal (Jules Genouille puis Léon Émile Clément-Thomas), le
président de la commission d’exposition, les conseillers généraux, et enfin un
« colonel », commandant-supérieur du Haut-Fleuve qui pourrait être Gallieni ou
Archinard21, avec lequel il entretient une relation de confiance qui lui permet de
s’exprimer beaucoup plus librement. La position de la commission d’exposition et des
conseillers généraux apparaît dans les compte rendus des séances du Conseil général,
publiés par le gouvernement du Sénégal22.

Une nomination contestée


Les sources consultées ne permettent pas de déterminer les conditions exactes de la
nomination de Noirot à la fonction de délégué du Sénégal à l’exposition. C’est
d’abord à la demande du ministre de la Marine et des Colonies, l’amiral Aube23, qu’il
reçoit l’ordre de dresser les plans de la tour de Saldé, qui devait servir de pavillon à
l’exposition du Sénégal, mais c’est ensuite sur la proposition du sous-secrétaire d’État
aux Colonies, Eugène Étienne24, qu’il est « désign[é] au Gouverneur de la colonie

21
L’absence de date sur les minutes de lettres ne permet pas de trancher avec certitude. L’adresse au
destinataire porte simplement « mon colonel ». Il est plus probable que ce colonel auquel Noirot
s’adresse assez familièrement soit Gallieni, qu’il a eu l’occasion de rencontrer lors de ses précédents
voyages. Gallieni fut Commandant supérieur du Haut-Fleuve en 1886-88 et Archinard entre 1889 et
1893.
22
Sénégal, Conseil Général, Délibérations et rapports, sessions de 1886, 1887, 1888 et 1889.
Disponible sur Gallica.
23
Ministre de la Marine et des Colonies du 7 janvier 1886 au 30 mars 1887.
24
Sous-secrétaire d’État aux colonies du 7 juin au 12 décembre 1887, puis du 14 mars 1889 au 27
février 1892.

208
comme pouvant servir utilement les intérêts du Sénégal à l’Exposition »25, fin juin
1887. Mais comment expliquer le choix de Noirot par les instances ministérielles ? La
question n’est pas anodine, car la légitimité du délégué fut régulièrement contestée
dans le conflit qui l’opposa au Comité d’exposition de Saint-Louis et au Conseil
général, et il eut à la justifier. Dans divers rapports adressés aux conseillers généraux
et au commissaire de l’exposition, il dit avoir été lui-même surpris de ces annonces et
de l’honneur qui lui était fait26. Désigner le commandant de cercle en poste à Saldé
depuis un an pour réaliser les plans de la tour dans laquelle était située sa résidence
pourrait paraître une décision rationnelle et une explication suffisante, mais il s’agit
probablement d’une fausse piste, sinon d’une coïncidence : Noirot était en effet sur le
départ au moment où la nouvelle lui parvint et son successeur, Allys, était déjà sur les
lieux. Il dut donc réaliser cette mission à Saldé tout en commandant le poste de
Dagana.
Il est plus probable, comme il le reconnaît lui-même dans sa lettre aux conseillers
généraux, qu’on s’est souvenu en haut lieu de sa participation à l’exposition d’Anvers
en 1885, comme secrétaire du commissariat de la délégation française27. Il rapporte en
effet avoir tenu à cette occasion, alors qu’il était question de l’exposition prévue en
France en 1889, les propos suivants :

« Étant donné que chaque colonie devait avoir un pavillon spécial, j’avais dit que nos villes du
littoral n’offrant aucune originalité, c’était dans l’intérieur qu’il fallait aller la chercher. J’avais
dit qu’en édifiant comme pavillon du Sénégal un poste de l’intérieur, comme Podor en en
réduisant les proportions, ou bien une de ces tours crénelées, construites au temps du Général
Faidherbe, comme Saldé ou Matam, en en conservant les proportions exactes, qu’en entourant
ce pavillon des différents modèles de cases propres aux nombreuses races de notre colonie, en
peuplant ces cases d’individus exerçant un métier manuel et appartenant à ces diverses races,
en présentant quelques griots, de ceux qui jouent sur des instruments particuliers au pays, des
airs non dépourvus de goût, il y aurait certainement une grande attraction pour le public. »28

Il a beau jeu de minimiser la portée de ces propos en s’abstenant de nommer ses


interlocuteurs et en affirmant qu’il s’agissait là d’une « causerie toute platonique […]

25
AN 148 AP 2, dossier « Exposition coloniale », pièce 46 : Rapport sur la participation du Sénégal et
dépendances, adressé par Noirot au Commissaire spécial de l’exposition coloniale, s. d. Ce rapport,
rédigé après la clôture de l’exposition, fait un bilan complet des opérations, depuis la phase
d’organisation jusqu’à la remise de prix aux exposants. Il sera désigné ci-après comme Rapport final.
26
AN 148 AP 2, dossier « Exposition coloniale », pièce 44, Lettre aux conseillers généraux, s. d., et
pièce 46, Rapport final.
27
Le commissaire de la section coloniale française à Anvers était Albert Grodet, futur gouverneur du
Soudan, qui était alors sous-directeur du service central des colonies depuis 1883. Celui-ci semble avoir
joué un rôle dans la nomination de son ancien secrétaire d’Anvers à un poste d’administrateur colonial
en 1886. Il le propose en effet au sous-secrétaire d’État pour un poste devenu vacant au Sénégal après
la mort du titulaire : ANOM FM/EE/II/1160.
28
Ibid., Lettre aux conseillers généraux, ainsi que la citation suivante.

209
qu’emporta le vent humide qui soufflait sur les bords de l’Escaut à cette époque de
l’année », et il exagère probablement sa surprise à l’annonce de sa nomination. Tout le
projet que Noirot devait ensuite défendre pendant plus de deux ans, préparer et
installer à Paris, tient en effet dans ces propos liminaires, pour peu qu’on puisse se fier
au rapport qu’il en fait. Il est même possible qu’il ait été en mesure d’étayer ses dires
en plaçant sous les yeux de ses interlocuteurs quelques croquis au crayon réalisés en
1883 lors de son second voyage au Sénégal et conservés dans l’un de ses carnets : y
figurent en effet les forts de Bakel et de Podor ainsi que les tours de Matam et de
Saldé29. Noirot avait déjà eu l’occasion de voir ces lieux à deux reprises, en 1881, à
son retour du Fouta-Dalon avec le docteur Bayol, puis au début de 1883. Leur
représentation dans son carnet de croquis indique en tout cas qu’ils lui ont fait une
certaine impression, et il est fort possible qu’il ait pu concevoir, à la faveur d’une
discussion sur l’exposition parisienne de 1889 dans le contexte de celle d’Anvers,
l’idée d’en proposer la reproduction pour en faire le futur pavillon du Sénégal. La
probabilité qu’il ait été à l’origine de l’idée qui lui valut sa nomination de délégué
pour la mettre en œuvre n’est donc pas négligeable.
Pour autant, si l’on tient compte de son contexte d’énonciation, par ce petit récit de
l’invention anversoise du pavillon du Sénégal à Paris, Noirot vise surtout à se donner
une légitimité en rappelant sa participation à Anvers, gage d’une expérience antérieure
et d’une compétence acquise dans le domaine des expositions universelles et
coloniales. Il rappelle aussi l’antériorité de son projet, tout en faisant le naïf à l’égard
des processus décisionnels qui ont conduit les autorités ministérielles à lui faire
confiance. En ne nommant personne, il masque subtilement l’ampleur de ses réseaux
parisiens30, de façon à se présenter comme un authentique représentant de la colonie,
et non comme un envoyé du ministère. Il a en effet à répondre de l’accusation d’avoir
usé de son entregent pour imposer son projet au ministère avant même que les

29
AN 148 AP 2, pièce 83, carnet personnel de croquis. Les croquis de Bakel et de Matam sont datés,
respectivement, des 12 et 25 janvier 1883. Quant à l’esquisse de Saldé, beaucoup plus grossière, sans
lieu ni date, sa place dans le carnet permet de l’attribuer au voyage de 1883, et une reprise ultérieure du
même croquis mentionnant le lieu atteste qu’il s’agit bien de Saldé.
Voir planches en annexe : 4-1 à 4-8.
30
Noirot avait noué des relations informelles avec de nombreux officiers présents dans le Haut-Fleuve
en 1881 et en 1883 et semble bien inséré dans le réseau de ceux qu’il nomme les « Sénégalais ». Il
semble aussi avoir entretenu des relations personnelles avec Eugène Étienne, bien qu’il ne soit pas
possible d’en retracer l’origine. Ainsi, au début de 1890, il rédige un premier brouillon de lettre adressé
à « Monsieur le Sous-Secrétaire d’État », qu’il barre pour adresser à « Monsieur Étienne » une seconde
version dans laquelle il en appelle à l’amitié que celui-ci lui a témoignée dans une circonstance
récente : AN 148 AP 2, pièce 60.

210
instances représentatives locales ne soient consultées. Le conflit est d’ordre
institutionnel et politique : « M. Noirot n’a jamais été désigné par le Conseil général
ni par le Comité d’exposition de Saint-Louis pour préparer le projet de l’Exposition
sénégalaise. […] le choix de ce fonctionnaire a été fait uniquement par le
Département », affirme le conseiller général Delor lors de la séance du 22 juin 188831.
Il revêt aussi une dimension identitaire : Noirot est un fonctionnaire venu de
métropole et non un « enfant du pays », comme l’est par exemple le chef du service
des Ponts et chaussées, M. Salnave, chargé d’établir les plans en relief des principales
villes du Sénégal pour l’exposition, auquel le conseiller général Crespin estime qu’« il
eût été bien préférable pour nous de confier la mission de nous représenter à
l’Exposition universelle ». « M. Noirot peut être un vaillant explorateur, il peut avoir
de grandes qualités d’administrateur », mais rien de cela n’en fait un représentant de la
colonie : « il faut que la personne qui la représente soit choisie ici par vous ou tout au
moins par le comité d’Exposition », poursuit Crespin32.
Informé de la nomination de Noirot aux fonctions de délégué par une dépêche
ministérielle lue en séance le 19 juillet 1887, le comité d’exposition avait marqué sa
surprise, mais donné son agrément à l’homme comme au projet. Cependant, lorsque
Noirot, rentré de Paris avec un projet élaboré avec la commission parisienne et
accepté par celle-ci, fut à nouveau présenté au comité le 15 mars 1888, ce furent à la
fois le projet et le délégué qui furent récusés : le comité d’exposition de Saint-Louis
ne se considérait engagé ni par cette nomination ni par ce projet à propos desquels il
estimait ne pas avoir été consulté. Il se mobilisa de son côté et décida, lors de ses
réunions du 25 août et du 3 septembre 1888, de nommer en son sein un autre délégué,
en la personne du pharmacien Castaing, pour élaborer son propre projet de
représentation du Sénégal à l’Exposition. Pour affirmer sa légitimité, il se rebaptisa
alors « comité central d’exposition ». Face à ce déni de sa qualité de délégué, et
devant l’impossibilité de travailler en accord avec le comité dont le président refusait
de le recevoir, Noirot demanda à deux reprises au gouverneur d’accepter sa démission
et de le rendre à ses fonctions ordinaires33. Mais le gouverneur, refusant de céder au
comité, se déclara incompétent à annuler une nomination décidée par le ministère, et
ordonna à Noirot de poursuivre sa mission. Celui-ci s’inclina, se considérant comme

31
Sénégal, Conseil général, Délibérations et rapports, session de 1888 : séance du 22 juin 1888, p. 60.
32
Ibid., p. 62.
33
AN 148 AP 2, pièces 52 et 57. Les demandes de démission sont directement liées aux séances du
comité d’exposition, puisqu’elles datent du 27 août et du 5 septembre 1888.

211
placé « entre l’enclume et le marteau » 34 . Ce n’est qu’en février 1889 qu’un
compromis fut trouvé, le comité agréant Noirot à condition d’être « représenté à
l’Exposition par un délégué de son choix chargé de la partie scientifique et
commerciale ». Castaing étant empêché, ce fut finalement l’amiral Valon qui assuma
la fonction de co-délégué, à la grande satisfaction de Noirot35. Le Sénégal eut donc
deux délégués à l’exposition.
Il s’agit dès lors de comprendre ce que « représentent » les deux institutions qui se
considèrent comme seules habilitées à désigner le délégué appelé à « représenter » la
colonie à l’exposition, le comité d’exposition et le Conseil général du Sénégal.

Naissance du Comité d’exposition de Saint-Louis


Par un arrêté du 14 mai 1887, le sous-secrétaire d’État de la Marine et des
Colonies, Eugène Étienne, instituait dans chaque colonie un comité d’exposition ayant
pour fonction de contribuer à l’exposition permanente des colonies qui existait depuis
1861 et était installée au Palais de l’Industrie hérité de l’exposition parisienne de
185536. En demandant en outre une contribution financière de chacune des colonies à
cette institution, Eugène Étienne en rappelle les objectifs :

« L’exposition permanente des colonies a pour but de faire connaître à la Métropole les
produits de chaque colonie, dont l’emploi peut être utile à l’industrie nationale. Elle comprend,
en outre, un musée commercial où sont disposés les articles de fabrication européenne et
américaine, tels les tissus, la quincaillerie, etc., de manière à indiquer à nos fabricants quels
sont les articles dont la vente a cours plus fréquemment dans nos possessions d’outre-
mer. Ainsi, l’exposition est destinée à faciliter, par les renseignements qu’elle fournit, les
rapports de commerce entre la France et ses colonies. »37

Ce type de présentation se situe dans la lignée des expositions des produits du


commerce et de l’industrie, mais il se déploie en deux volets pour s’adapter à la
structure particulière des échanges entre métropole et colonies : il présente, d’une part,
les ressources des colonies en matières premières (produits coloniaux) et, d’autre part,
les produits manufacturés qu’on peut y écouler. En instituant un comité dans chaque
colonie, en lien avec l’exposition métropolitaine, Eugène Étienne cherche à créer à

34
AN 148 AP 2, pièce 52. Note manuscrite rédigée au bas d’un brouillon de lettre de au gouverneur,
destinataire inconnu (probablement le commissaire Henrique), s. d. (probablement fin août 1888,
lorsque Noirot apprend le rejet de sa première demande de démission).
35
AN 148 AP 2, Rapport final.
36
Le Palais de l’Industrie devait disparaître pour laisser place aux Grand et Petit Palais érigés pour
l’exposition de 1900.
37
Dépêche ministérielle du 8 septembre 1887, n° 272, du sous-secrétaire d’État au gouverneur, publiée
dans le compte rendu de la session de 1887 : Sénégal, Conseil Général, Délibérations et rapports,
session de 1887, p. 83.

212
l’échelle impériale un dispositif permanent dont il attend un accroissement des
échanges commerciaux entre la métropole et les colonies. Or, la proposition ne fait
pas débat et les conseillers généraux présents votent à l’unanimité la subvention de
1 000 francs demandée. Ils semblent partager avec le sous-secrétaire d’État une même
conviction dans les vertus commerciales de l’exposition.
De fait, le Sénégal n’avait pas attendu l’arrêté ministériel pour se doter de son
comité d’exposition. En effet, dès 1885, un tel comité demande à l’administration une
subvention de 3 000 francs et « un local modeste où on puisse réunir un noyau de
musée, y accumuler divers objets nécessaires aux expositions et pouvant permettre un
jour de faire des échanges avec les divers musées qui se mettront en correspondance
avec nous »38. Le « noyau de musée » envisagé a moins vocation à constituer une
exposition permanente locale visant le public saint-louisien qu’une sorte de banque de
produits destinés à circuler. Les membres du comité pensent ici aux expositions
ponctuelles, nationales ou internationales auxquelles ils pourraient être amenés à
participer, comme l’exposition d’Anvers pour laquelle ils avaient été sollicités, ou
permanentes, comme l’exposition des colonies à Paris. Quant à l’évocation d’un
éventuel réseau de correspondance entre institutions similaires, elle s’appuie sur une
réalité – encore très embryonnaire : une demande de produits sénégalais pour le musée
d’Abkou, en Kabylie, vient en effet d’être adressée au comité de Saint-Louis39. Les
membres du comité situent donc leur action à la fois dans le cadre de la relation
bilatérale entre métropole et colonie et dans celui de relations intercoloniales en
devenir, qui dessinent un espace réticulaire non polarisé par la métropole. Leur
initiative, comme la demande du conservateur du musée d’Abkou, indique qu’on
assiste aux prémisses de la diffusion dans les colonies d’une culture spécifique de
l’exposition, qui adapte aux produits coloniaux le modèle de l’exposition industrielle
et commerciale, déjà très répandu en métropole, y compris au niveau local, à
l’initiative des chambres de commerce.
La manière dont les membres du comité d’exposition de Saint-Louis nouvellement
créé entendent répondre à la demande d’Abkou est éclairante à cet égard : ils se
proposent d’envoyer « quelques produits agricoles de peu de valeur, tels que :
arachides, mil, gomme, photographies, beurre de karité, coton égrené, pain de singe,

38
Procès-verbal de la réunion du comité d’exposition du 16 décembre 1885, porté à la connaissance du
Conseil général le 8 juin 1886 : Sénégal, Conseil Général, Délibérations et rapports, session de 1886,
p. 91.
39
Ibid., p. 90.

213
caoutchouc, café, sésame »40. Ainsi, c’est à première vue par ses produits agricoles
qu’une colonie telle que le Sénégal se considère le mieux représentée. Que dire,
cependant, de l’intrus qui s’est glissé au milieu de cette liste de produits, les
photographies ? Dans ce contexte d’énonciation, on ne peut guère supposer qu’il
puisse s’agir d’autre chose que de montrer des plantations en plein champ ou les
arbres sur lesquels on récolte ces produits, trop encombrants pour être envoyés. La
question de la représentation est néanmoins posée : les produits suffiraient à parler
pour eux-mêmes si, dans une perspective purement utilitaire, il s’agissait simplement
de donner à voir des échantillons de la production qu’on se propose de
commercialiser. Leur ajouter des photographies, c’est chercher à transmettre un
message, vouloir montrer une production en situation, l’ébauche d’un paysage peut-
être, dire quelque chose, enfin, du territoire. Avec l’intrus dans cette petite liste, dès la
naissance du comité d’exposition de Saint-Louis, le ver est déjà dans le fruit de
l’utilitarisme des expositions de produits commerciaux. Nous retrouverons cette
tension entre deux logiques de l’exposition.
Si l’on peut parler de l’émergence aux colonies d’une culture de l’exposition, c’est
qu’à Saint-Louis comme à Abkou, des individus se montrent prêts à consacrer une
partie de leur temps à collecter et à réunir des objets, à les envoyer dans d’autres
colonies ou en métropole pour y être présentés. La pratique de la collection et l’envoi
de spécimens en métropole ne sont pas une nouveauté en soi. Des voyageurs
naturalistes, tel le botaniste Adanson, qui séjourne au Sénégal au milieu du
XVIIIe siècle, envoient des spécimens au Jardin du Roi, tandis que dans la première
moitié du XIXe siècle, des employés de compagnies de commerce comme Prosper
Gérardin ou Duranton, le baron Roger, gouverneur de la colonie de 1822 à 1826,
correspondent avec la Société de Géographie de Paris et que l’abbé Boilat fait
parvenir à cette même institution de nombreux documents manuscrits. Mais ces
initiatives restaient individuelles et se proposaient avant tout de faire avancer les
connaissances scientifiques : le modèle était celui du réseau d’informateurs attachés à
une institution scientifique ou à une société savante métropolitaine, caractéristique
d’un âge du voyage naturaliste et de l’exploration scientifique41. En 1885, aucun

40
Ibid., p. 91.
41
Marie-Noëlle BOURGUET, « Voyage et histoire naturelle (fin 17e s.-début 19e s.) », in Claude
BLANCKAERT et al. (éd.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Éd. Muséum National
d’Histoire Naturelle, 1997, p. 163-196 ; Lorelai KURY, Histoire naturelle et voyages scientifiques
(1780-1830), Paris, l'Harmattan, 2001 ; Justin STAGL, A History of Curiosity. The Theory of Travel,

214
objectif scientifique n’est affirmé et il s’agit surtout d’institutionnaliser localement la
collecte et l’envoi de matériaux devant être montrés à un public dont les contours
restent à définir.
Le comité qui se donne cette tâche tient à la fois de la société d’émulation et de la
société d’agriculture, comme celles qui fleurissent sur le territoire français sous la
Monarchie de Juillet : c’est une assemblée de notables locaux, attachée à la défense et
à l’illustration d’un territoire local. Il ne s’agit pas cependant d’une société
d’antiquaires et d’amateurs tournée vers la mise en valeur d’un patrimoine
historique42. En prise sur la société civile, elle souhaite contribuer à la prospérité
commune et soutenir l’activité locale et tient davantage du comice agricole43. Mais les
caractéristiques de la petite société coloniale saint-louisienne lui confèrent une
configuration particulière. Comme les sociétés d’émulation, le comité fait bonne place
aux plus instruits de ses membres, représentés ici par les professions médicales : on
compte deux médecins et un pharmacien parmi les onze membres qui le composent,
mais il s’agit de fonctionnaires du service colonial. Comme pour assurer une caution
scientifique au comité, ils y occupent des positions éminentes : la présidence en est
confiée au médecin en chef de la colonie, Martialis, tandis que le chef du service
pharmaceutique, Castaing, est nommé conservateur du futur musée. Mais c’est le
commerce qui domine cette petite assemblée : cinq membres font profession de
négociants, dont deux au moins appartiennent à des familles de traitants anciennement
implantées au Sénégal44. Le vice-président de la chambre de commerce, Delor, et le

1550-1800, New York, Harwoood Academic Publishers, 1993 ; Dorinda OUTRAM, « New Spaces in
Natural History », in N. JARDINE, J. SECORD et E. SPARY (dir.), Cultures of Natural History,
Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 249-265 ; Isabelle SURUN, « Les sociétés
géographiques, fin XVIIIe – milieu XIXe siècle : quelle institutionnalisation pour quelle géographie ? »,
in Hélène BLAIS et Isabelle LESAGE, Géographies plurielles. Les sciences géographiques au moment
de l’émergence des sciences humaines (1750-1850), Paris, L'Harmattan, 2006, p. 113-130 ; Isabelle
SURUN, « De l'explorateur au géographe. La Société de Géographie et l'Afrique (1821-1854) », in
D. LECOQ et A. CHAMBARD (dir.), Terre à découvrir, terres à parcourir, Publications de l'Université
Paris 7 - Denis Diderot, 1996 (réed. Karthala 2000), p. 258-281.
42
Odile PARSIS-BARUBÉ, La province antiquaire. L’invention de l’histoire locale en France (1800-
1870), Paris, CTHS, 2011 ; Jean-Pierre CHALINE, Sociabilité et érudition : les sociétés savantes en
France, Paris, CTHS, 1998.
43
Selon la définition qu’en donne Pierre Larousse : « Réunion dans laquelle des individus exerçant une
même industrie délibèrent ensemble sur des questions relatives à cette industrie, ou délivrent des
récompenses » (Grand Dictionnaire… , t. IV, 1869, p. 699).
44
C’est le cas de Descemet et de Léon d’Erneville, dont les noms sont mentionnés comme traitants par
Yves SAINT-MARTIN, dans Le Sénégal sous le Second Empire, Paris, Karthala, 1989. La famille
D’Erneville était déjà active dans les années 1830. Boubacar Barry mentionne un René d’Erneville
parmi les traitants de Gorée qui investissent dans les rivières du Sud en s’installant à Boké, sur le Rio
Nunez, en 1836 : Boubacar BARRY, La Sénégambie du X V e au X IX e siècle. Traite négrière, Islam,
conquête coloniale, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 203.

215
président de la Société d’agriculture, Crespin peuvent aussi être comptés parmi les
membres du comité exerçant une activité économique dans la colonie. Le seul
représentant de l’administration centrale de la colonie est le chef du service des
douanes, que sa fonction met en prise directe avec les questions commerciales. Outre
les liens qu’entretient le comité avec la chambre de commerce de Saint-Louis, avec
laquelle il partage d’ailleurs un local mis à disposition par l’administration, le Conseil
général y est bien représenté, puisque cinq membres sont également conseillers
généraux : il s’agit de Delor et de Crespin, déjà mentionnés pour les fonctions
éminentes qu’ils occupent dans la colonie, et de Léon d’Erneville, Aumont et
Descemet, tous trois négociants. La composition du comité devait légèrement évoluer
par la suite, mais les conseillers généraux y tenaient toujours une place importante. À
la séance du 19 juillet 1887, lors de laquelle Noirot présenta pour la première fois son
projet, étaient présents, sous la présidence du médecin en chef Martialis, le président
du Conseil général, Descemet, trois autres conseillers généraux, Delor, Crespin et
Léon d’Erneville, ainsi que deux négociants déjà membres en 1885, Maroleau et
Béziat, et deux nouveaux membres, dont le pharmacien Gandaubert, devenu secrétaire
du comité45. En 1888, Noirot impute l’évolution négative de ses relations avec le
comité à une modification de sa composition, mais il ne donne pas la liste des
membres qui assistent à la réunion du 15 mars46, où son projet fut mal accueilli, et les
sources ne permettent pas de confirmer ses dires. Les seuls changements notables
furent le remplacement du président, Martialis, par son successeur au poste de
médecin chef de la colonie, puis par le conseiller général Crespin, à l’automne 1888.

Le Conseil général et le comité d’exposition


Les liens organiques entre le Conseil général et le comité d’exposition furent
renforcés par l’arrêté ministériel de 1887 instituant les comités d’exposition dans
chaque colonie, qui stipulait que chaque comité comprendrait au moins un membre du
conseil général de la colonie. Crespin, qui en était déjà membre, y fut officiellement
désigné comme délégué du conseil.
Pour autant, l’adhésion du Conseil général du Sénégal aux vues du comité
d’exposition ne fut pas acquise d’emblée. Lorsque le Conseil général fut saisi, lors de

45
AN 148 AP 2, pièce 44, Lettre aux conseillers généraux.
46
AN 148 AP 2, pièce 48, Lettre de Noirot au Commissaire de l’Exposition des colonies françaises,
datée de Saint-Louis, 22 mars 1888. Dans une lettre au gouverneur, non datée (probablement début
1889), il mentionne les noms de Descemet, Aumont, Germain d’Erneville : AN 148 AP 2, pièce 59.

216
sa session de 1886, de la demande de subvention de 3 000 francs émanant du comité
d’exposition, il n’en accorda que la moitié, au terme d’un débat animé, le reste étant
reporté au budget de l’année suivante. Le compte rendu des délibérations47 fait état,
chez une majorité des conseillers généraux, d’une réticence de principe à inscrire au
budget ce type de dépense, qui ne semble pas prioritaire à un moment où la colonie
traverse une crise commerciale qui affecte ses ressources. Mais certains expriment une
défiance plus profonde à l’égard de l’objet même du comité. C’est le cas de Monfort,
qui conteste d’emblée l’intérêt d’un musée, qui relève selon lui de « l’agréable » et
non de « l’utile »48. Au représentant de l’administration, Quintrie, qui affirme que « la
colonie du Sénégal doit être soucieuse d’être représentée, comme toutes les autres
colonies, au palais de l’industrie et aux diverses expositions [pour] faire connaître ses
richesses et attirer à elle des capitaux et des travailleurs », il répond que ce type
d’exposition n’a pas d’autre effet que « la satisfaction à donner aux parisiens oisifs qui
visitent le palais de l’industrie et qui sont heureux d’y trouver les produits de telle ou
telle colonie », mais que « les industriels et les négociants, désireux de faire des
affaires, s’enquièrent des ressources d’un pays, sans attendre l’exposition de ses
produits »49. C’est, pour le moins, ne pas partager la conviction du ministère, de
l’administration locale et des membres du comité, dans l’efficacité économique de
l’exposition, et c’est poser la question de son public.
La dérision dont fait l’objet l’exposition permanente des colonies pousse dans leurs
retranchements les conseillers généraux membres du comité, et les conduit à évoquer
l’exposition qui se prépare pour 1889 et l’importance considérable qu’elle promet
d’avoir. Ils révèlent ainsi l’arrière-pensée qui sous-tendait leur demande de subvention
en concédant qu’elle était liée à cette échéance, et qu’ils considèrent les 3 000 francs
demandés comme un moyen d’en commencer les préparatifs. Aumont, Crespin et
d’Erneville entonnent alors, pour convaincre leurs collègues, un discours tellement
convergent que l’enceinte du comité en a vraisemblablement été la première chambre
d’écho : « notre colonie », disent-ils, doit « à tout prix » être « dignement
représentée » (trois occurrences) à l’Exposition de 1889, elle « ne peut pas être
annihilée dans une manifestation aussi grande » où elle doit au contraire « appeler
encore plus sur elle l’attention générale », et on doit lui donner les moyens d’y « tenir

47
Sénégal, Conseil général, Délibérations et rapports, session de 1886, p. 92-100.
48
Ibid., p. 93.
49
Ibid., p. 94.

217
sa place »50. Ils ne disent pas ce que serait, selon eux, cette digne représentation, mais
tout leur propos affirme que, pour le Sénégal, être présent à l’exposition, ce sera être
visible, sous peine de disparition. L’enjeu de la bonne représentation engage
l’existence même de la colonie. Dès lors, l’argument de la crise commerciale qui
frappait le Sénégal et en menaçait les ressources pouvait être mobilisé en faveur d’une
forte participation à l’exposition qui, par son succès, pourrait sauver la colonie. Les
conseillers généraux, certes, ne votèrent pas en 1886 la totalité de la subvention
demandée, mais ils accordèrent leur adhésion au projet. Et malgré la rigueur affirmée
en matière budgétaire par la plupart des conseillers, Monfort resta isolé en
s’exclamant :

« Ah ! il est question de l’Exposition de 1889. Le Conseil peut être persuadé qu’il n’en est pas
à statuer sur la dernière demande de ce genre de la part du comité ; aujourd’hui c’est 3 000
francs, plus tard, il s’agira de 8 000 et 10 000 francs. J’ai une opinion exacte sur ces sortes de
demandes. »

Son opinion devait pourtant être corroborée par les faits et ses prévisions largement
dépassées, puisque ce furent 25 000, puis 55 000 francs, que l’administration demanda
de porter au budget au titre de la participation du Sénégal à l’Exposition.
Or le Conseil général du Sénégal, institué par décret du 4 février 1879, et composé
de conseillers d’arrondissement élus, était un acteur incontournable en matière
budgétaire et pouvait tenir tête à l’administration51. Le gouverneur ouvrait les sessions
par un discours, puis se retirait, laissant son directeur de l’Intérieur occuper le « banc
de l’administration » où il ne jouait qu’un rôle consultatif. Le président du Conseil,
Descemet, déroulait un ordre du jour préparé en commission, comportant une série de
demandes budgétaires émanant de l’administration et de demandes de subventions
adressées par des particuliers. Le conseil pouvait rejeter les demandes qui lui
semblaient injustifiées et demander à l’administration des comptes sur sa gestion des
fonds qui lui étaient alloués. La parole était libéralement accordée aux conseillers qui
la demandaient et ceux-ci en usaient librement, voire vivement, aussi bien entre eux
qu’à l’égard de l’administration. Dans l’affaire qui les opposa à Noirot à propos du
projet de participation du Sénégal à l’exposition de 1889, ils ne se privèrent pas de
faire connaître leur point de vue et d’user de leurs prérogatives en matière budgétaire
pour marquer leur désaccord : « il est rationnel que lorsqu’on paye on soit au moins

50
Ibid., p. 95, 96 et 99.
51
Pour la France métropolitaine, voir Yann LAGADEC, Jean LE BIHAN, Jean-François TANGUY
(dir.), Le canton, un territoire du quotidien ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

218
consulté » remarquait l’un des conseillers généraux, Germain d’Erneville, à ce
propos52. Le Conseil général se montra d’une solidarité sans faille avec le comité
d’exposition, votant les subventions que celui-ci jugeait utiles, les refusant lorsque le
comité avait émis un avis négatif. Ainsi, après avoir alloué un crédit de 25 000 à la
participation du Sénégal à l’Exposition en 1887, ils rejetèrent, lors de la session
extraordinaire du 22 juin 1888, la demande d’un budget complémentaire de 30 000
francs nécessaire à la réalisation du projet défini par Noirot. Celui-ci, qui s’était dans
un premier temps désintéressé des questions budgétaires53, se trouva dans l’obligation
de proposer une version plus économe de son projet, réduisant à 15 000 le
complément nécessaire. Le gouverneur ayant accepté de prendre en charge 10 000
francs sur ses fonds réservés aux « dépenses imprévues », il ne restait plus que 5 000
francs à imputer au budget de la colonie, somme que le Conseil général accepta
finalement de voter, le 27 décembre 1888. Le projet présenté par Noirot avait donc
coûté 40 000 francs à la colonie, sans compter les frais de mission et les sommes
engagées par le comité d’exposition.
Peu conscient des rapports de force institutionnels internes à la colonie, Noirot,
fonctionnaire colonial qui devait au ministère sa nomination à la fonction de délégué,
pensait n’avoir à rendre de comptes qu’à l’administration. En rencontrant l’opposition
d’un comité d’exposition dont il avait sous-estimé le poids, il s’était aussi aliéné le
conseil général, détenteur des clés du coffre. Après le vote négatif du Conseil général,
le gouverneur suggéra à Noirot d’ajouter à la partie pratique de sa mission un volet
institutionnel en lui demandant de se rapprocher des deux institutions qui lui faisaient
barrage et de défendre son projet auprès de leurs membres. Pour Noirot, cet
élargissement de la mission, n’était « pas dans le programme » et se trouver dans
« l’obligation de défendre devant l’assemblée locale un projet qui est accepté depuis
6 mois, de soutenir le budget de l’Exposition du Sénégal, en un mot, de défendre les
intérêts de la colonie » représentait avant tout un retard préjudiciable à sa mission54. Il
fut néanmoins obligé de s’y soumettre, et c’est à la faveur du mémoire qu’il adresse
aux conseillers généraux et aux membres du comité d’exposition qu’apparaissent les
argumentaires des deux projets concurrents nés en 1885 : celui que Noirot avait conçu

52
Sénégal, Conseil général, Délibérations et rapports, session de 1888, p. 59.
53
« Chargé d’une installation, je n’avais pas à m’occuper qui solderait la dépense », affirme-t-il dans sa
lettre aux conseillers généraux ; « Personnellement, je n’avais pas mission de savoir qui de la
Métropole ou du gouvernement local devrait payer les frais », confirme-t-il dans son rapport final.
54
AN 148 AP 2, pièce 54 : Noirot, lettre non datée, adressée à « mon colonel » (Gallieni ?).

219
à Anvers pour la représentation du Sénégal à l’Exposition de 1889, et celui du comité
qui s’était constitué à Saint-Louis pour y représenter le Sénégal « dignement ».

2. Un Sénégal, deux projets


Quel Sénégal ?
Le projet conçu par Noirot et validé par la commission parisienne de l’Exposition
comprenait plusieurs éléments : une reproduction grandeur nature de la tour de Saldé
qui devait servir de pavillon, un ensemble de cases, tentes et paillotes devant
représenter l’habitat traditionnel de la population indigène, et « un fragment de
tata qui [devait] clôturer [la] section sur un côté »55. S’il ne fut pas question du tata
dans les débats, la tour de Saldé et les habitations indigènes attirèrent les critiques.
Pour le conseiller Devès, ces reproductions présenteraient une image très infidèle du
Sénégal et ne pourraient « renseigner complètement le public européen ». Elles ne
sauraient par conséquent « offrir aucun intérêt sérieux à l’Exposition de 1889 »56. La
visée pédagogique du dispositif est reconnue, mais le choix erroné des objets
reproduits rendrait la représentation mensongère. Devès se fait en effet une autre idée
du Haut-Fleuve :

« Sur tout le parcours du fleuve Sénégal, depuis Richard-Toll jusqu’à Kayes et Médine, vous
avez des escales de commerce situées sur la berge ; en dehors de ces escales vous n’avez ni
routes, ni édifices quelconques, çà et là quelques blockhaus en ruine. Ce n’est qu’à Kayes et
Médine que l’on voit un fort bien construit avec des dépendances servant de demeure à
l’autorité militaire. »57

Ainsi, si l’on avait voulu représenter cette région du Sénégal, il eût fallu choisir
l’un de ces forts, sièges de l’autorité coloniale encore militaire dans le Haut-Fleuve58,
au lieu d’ériger proprement pour les besoins de l’exposition une des tours en ruine. Il
y aurait donc quelque tricherie à faire passer la tour de Saldé pour un bâtiment en bon
état. La bonne représentation est définie ici comme reproduction exacte du réel, et
Devès emploie un vocabulaire pictural en évoquant « la physionomie vraie du
Sénégal » que ne « rendrait pas », selon lui, le bâtiment choisi. Noirot répond à cette

55
AN 148 AP 2, pièce 44, Lettre aux conseillers généraux. Un tata est une enceinte fortifiée qui
permettait de défendre les villes soudanaises dans les guerres de siège.
56
Intervention de M. Devès à la séance du 22 juin 1888 : Sénégal, Conseil général, Délibérations et
rapports, session de 1888, p. 63-64.
57
Ibid., p. 63. Notons que l’usage du terme blockhaus n’a pas alors la connotation péjorative que lui ont
donnée en France la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande. Noirot l’emploie pour
désigner les tours fortifiées de Matam et de Saldé, de dimensions modestes par rapport aux forts de
Kayes et de Médine.
58
Kayes est le siège du Commandement supérieur du Haut-Fleuve, qui dépend administrativement du
gouverneur du Sénégal.

220
critique sur le registre de la vérité en affirmant que ni Matam, ni Saldé ne sont des
ruines, et que ceux qui les disent telles ne les connaissent pas. Il reconnaît cependant
avoir lui-même été surpris par la décision du ministère concernant Saldé :

« Mon premier mouvement fut de regretter ce choix, pensant que Podor était plus avantageux.
Je venais d’habiter Saldé pendant neuf mois, j’y avais été très étroitement logé, j’avais eu à
supporter l’odeur nauséabonde des légions de chauves-souris logées sous le toit et le côté
original de ce blockhaus ne me séduisait plus. » 59

Il relativise ensuite la notion de vérité, s’agissant de la physionomie d’un pays,


rappelant qu’elle est avant tout question de regard : « Habitant ce pays depuis plus ou
moins longtemps, nous en sommes saturés et nous n’en voyons plus que le côté
défectueux », écrit-il, tandis que l’intérêt des édifices proposés apparaitra sous un
autre jour au public qui ne connaît pas le pays60. C’est enfin l’aspect pratique du
bâtiment qui achève de le convaincre de la pertinence du choix. Non seulement les
dimensions modestes de l’édifice permettent de le reproduire en grandeur réelle, ce
qui aurait été impossible avec le fort de Podor, mais il constitue un pavillon idéal par
les salles d’exposition qu’il peut offrir à la déambulation du public :

« En exécutant le travail qui m’était demandé, je revins sur ma première impression et je


reconnus que par sa disposition intérieure, ce bâtiment se prêtait mieux que tout autre à l’usage
pour lequel il était destiné. »61

Si le choix de la tour de Saldé a pu paraître peu pertinent et inattendu, sa


contestation n’a pas mis en jeu des valeurs fondamentales. Le second élément du
projet soulève des critiques d’une tout autre portée, parfois exprimées avec virulence.
Le village composé de cases, tentes maures et paillottes que Noirot se propose
d’édifier à Paris au pied de la tour de Saldé est combattu par les conseillers généraux
comme « nuisible » à l’image du Sénégal et à ses intérêts : pour Aumont, il ferait
apparaître la colonie « sous un jour défavorable », risquerait de la « faire considérer
comme un pays de sauvages »62, tandis que Descemet exprime la crainte « que la
reproduction de cases de noirs fasse supposer que tous les habitants sont logés
ainsi »63. « Maintenant que les cases en paille disparaissent dans la colonie, on veut

59
AN 148 AP 2, pièce 44, Lettre aux conseillers généraux.
60
Ibid.
61
Ibid.
62
Sénégal, Conseil général, Délibérations et rapports, session de 1888, p. 58.
63
AN 148 AP 2, pièce 56, version préliminaire de la lettre aux conseillers généraux. Ce passage non
repris dans la dernière version évoque les réactions des membres du comité d’exposition au projet que
leur présentait Noirot lors de la réunion du 15 mars 1888.

221
qu’elles représentent le Sénégal », s’exclame ainsi Aumont64. Noirot a beau jeu de
répondre que :

« Oui, à St Louis, les cases disparaissent, lentement, mais elles disparaissent. Il n’en est
malheureusement pas de même ailleurs. Au contraire à Dagana, à Podor, à Bakel, les maisons
édifiées jadis tombent en ruines et les cases indigènes prennent quelquefois leur place. » 65

C’est moins le régime de véridicité de la représentation qui est en jeu ici que le
choix des réalités à représenter. Le Sénégal du conseiller général Aumont, devenu
président de la chambre de commerce, est un « pays entré depuis quelque temps déjà
dans une voie de progrès »66. C’est le Sénégal des ports du littoral, espace urbanisé et
mis en valeur, qui représente à ses yeux l’avenir de la colonie. C’est le Sénégal
colonial qui s’oppose au Sénégal indigène relégué dans l’intérieur du pays. Dès lors,
montrer le monde en voie de disparition de l’habitat et des mœurs indigènes serait
hors de propos dans une exposition qu’il conçoit essentiellement comme destinée à
attirer investisseurs et capitaux. Il convient à cet effet de s’efforcer de « montrer que
notre colonie n’est pas aussi inhospitalière qu’on a pu le croire jusqu’ici »67. Il ne
s’agit pas de montrer le Sénégal tel qu’il est, mais de changer son image de marque,
d’agir sur la croyance du public métropolitain.
Aumont associe finalement la tour de Saldé et le village dans un même rejet du
passé dont la scène se situe sur le Haut-Fleuve :

« Ce blockhaus, autrefois construit pour défendre contre les populations du Fouta l’influence
française pénétrant dans le Haut-Sénégal, le petit village enfin, composé d’indigènes cherchant
à l’abri de ce fortin une protection contre les brigandages des Toucouleurs, toutes ces
constructions représenteront, à mon avis, le Sénégal d’autrefois. »68

En renvoyant à une histoire ancienne l’époque de Faidherbe où une ligne de forts


défensifs fut mise en place pour assurer la pacification, Aumont congédie le souvenir
de la guerre et de la conquête pour effacer tout soupçon d’insécurité dans l’image du
Sénégal. Pour Noirot, au contraire, la tour de Saldé constitue un lieu de mémoire par
métonymie. Bien que ce petit fortin n’ait pas été le lieu d’événements mémorables, il
constitue « un des plus beaux modèles de ces nombreux blockhaus construits jadis
pour pacifier le Pays »69, un spécimen d’un type de construction que l’on reconnaît à
son allure particulière, avec ses créneaux, ses mâchicoulis, ses meurtrières et son toit

64
Sénégal, Conseil général, Délibérations et rapports, session de 1888, p. 63.
65
AN 148 AP 2, pièce 44, Lettre aux conseillers généraux.
66
Sénégal, Conseil général, Délibérations et rapports, session de 1888, p. 58.
67
Ibid.
68
Ibid.
69
AN 148 AP 2, pièce 44, Lettre aux conseillers généraux.

222
pointu. Et s’il représente le passé, c’est le passé héroïque des combats contre El Hadj
Omar, et tout particulièrement le siège de Médine par les troupes toucouleur en 1857,
que Noirot rappelle au souvenir des conseillers généraux :

« Enfin, Messieurs, ce fortin, n’évoque-t-il pas des souvenirs glorieux ? N’est-ce pas dans un
blockhaus à peu près semblable, aujourd’hui englobé dans des constructions plus modernes,
qu’un enfant du pays avec une poignée de héros comme lui, à Médine, a résisté pendant de
longs mois à la plus forte armée que jamais chef noir ait soulevée ? Au surplus, l’héroïsme de
Paul Holl70 a porté ses fruits et, tout récemment, le Marabout qui osa s’attaquer à Bakel se
garda bien d’aller assiéger Matam ou Saldé cependant défendues par de faibles garnisons ;
l’échec infligé à Hiladji Omar était encore présent à sa mémoire. »71

Par cette interpellation, Noirot contribue à écrire la geste d’un Sénégal colonial qui
s’est construit à la « frontière ». En faisant du siège de Médine un tournant majeur
dans la confrontation avec les troupes toucouleur, un souvenir partagé par les acteurs
africains de la région, voire une leçon pour le présent, il le constitue en événement
fondateur d’une nouvelle ère. Présenter Saldé à Paris, c’est donc représenter les
fondations militaires de la colonie, dont Noirot sait à quel point elles sont restées
actives. Pour avoir fréquenté les officiers du Haut-Fleuve en faisant étape à tous les
postes lors de ses deux premiers voyages, il a une connaissance intime de ce qui
anime ce territoire militaire – « chasse gardée de l’artillerie de marine » selon Paul
Bonnetain72 – que les négociants de Saint-Louis ne fréquentent pas ou plus, et où
l’expansion est toujours en marche.
Pour représenter plus complètement ce Sénégal de la « frontière », Noirot a
imaginé ajouter au dispositif initial un troisième élément, le tata, qui ferme
symboliquement le périmètre de l’exposition sénégalaise. Celui-ci n’ayant fait l’objet
d’aucun commentaire de la part des conseillers généraux, on peut supposer qu’il ne
figurait pas dans le premier rapport présenté par Noirot au comité d’exposition. Il est
peu probable, en effet, qu’il eût échappé à leurs critiques. Comme représentation du
génie défensif des peuples soudanais, le tata constitue le pendant africain de la tour de
Saldé. Son statut est de ce fait ambigu : il est investi d’une valeur documentaire et
ethnographique, comme les habitations réunies dans le village, mais il vise aussi à la
reconnaissance de la valeur militaire de l’ancien ennemi, vaincu et désormais associé

70
Sic pour Paul Holle. Cette erreur constamment répétée dans les manuscrits de Noirot, introduit une
légère dissonance dans le processus d’héroïsation auquel il soumet ce personnage.
71
Ibid. Le marabout auquel Noirot fait allusion est Mamadou Lamine, qui souleva en 1886 le Boundou
contre son almamy et contre l’autorité française encore mal établie.
72
Expression devenue célèbre de ce journaliste et écrivain voyageur, qui fut chargé d’une mission au
Soudan à l’époque d’Archinard. Sa femme, Raymonde Bonnetain, qui l’accompagna dans cette mission,
la rapporte dans Une Française au Soudan. Sur la route de Tombouctou, du Sénégal au Niger, Paris,
L’Harmattan, 2007 [1894].

223
à la puissance impériale. Le dispositif s’apparente à l’exhibition de regalia saisis lors
de campagnes militaires en Afrique par les puissances conquérantes, dont le public
européen s’est parfois montré friand73. Une véritable prise de guerre vint d’ailleurs
s’ajouter au dernier moment à l’exposition sénégalaise, attestant l’actualité de la
conquête :

« On y voyait encore la porte de la forteresse toucouleur de Koudian enlevée de vive force


dans le courant de février par M. le Commandant Archin Supérieur du Soudan Français. Cette
porte encadrée entre deux pilliers (sic) montrait bien que les fortifications des noirs ne sont pas
des joujoux et que le fragment de tata édifié non loin de là n’en donnait qu’une faible idée. »74

Par son authenticité et par ses dimensions impressionnantes, le trophée valide le


message contenu dans la reproduction du tata, dont Noirot regrettait que l’effet fût
manqué : les restrictions budgétaires l’avaient en effet obligé à en diminuer la taille de
moitié et à n’en présenter que trois tours au lieu des sept prévues, réduisant l’ensemble
à l’état de « fragment »75. La relation qu’établit Noirot entre ces deux exemples de
l’architecture défensive africaine valide en tout cas l’interprétation que l’on peut faire
de la fonction dévolue au tata au sein de l’exposition. Montrer que les fortifications
africaines « ne sont pas des joujoux », c’est affirmer que la guerre qui se poursuit dans
les lointaines dépendances du Sénégal n’est pas un enfantillage. La valeur de l’ennemi
vaincu rejaillit sur son conquérant, et son exhibition contribue à la fabrique des héros.
Le Sénégal de Noirot ne se réduit cependant pas au Haut-Fleuve. En composant
son « village sénégalais », il a cherché à rendre compte de la diversité des populations
habitant la « vaste étendue » d’une colonie « où quinze races diverses se
coudoyent »76 :

« Le pavillon sera entouré des différents modèles de cases de la Sénégambie, qui seront
habitées par des indigènes exerçant différents métiers, et des griots, musiciens et chanteurs.
On y verra des cases Ouolof en roseaux, l’une avec son mobilier quasi-européen, qui donnera
une idée de la recherche du confortable chez les indigènes, l’autre avec son mobilier tel qu’il
existe chez les pauvres diables.

73
Ainsi, les objets les plus spectaculaires du trésor royal de Béhanzin, saisis lors de la conquête du
Dahomey en 1892, furent remis au musée d’Ethnographie du Trocadéro entre 1893 et 1895 par le
général Dodds qui avait dirigé la colonne expéditionnaire et plusieurs autres officiers. Identifiés, pour
certains de façon erronée, comme statues des rois Ghézo, Glélé et Béhanzin, et trône royal, ils furent
exposés comme des trophées : Gaëlle BEAUJEAN-BALTZER, « Du trophée à l’œuvre : parcours de
cinq artefacts du royaume d’Abomey », Gradhiva, n°6-2007, p. 70-85.
74
Rapport final. Le repentir présent dans le manuscrit permet de préciser l’allusion : c’est en février
1889 qu’eut lieu la prise de Koundian par la colonne commandée par Archinard. En mars, Archinard
envoyait au gouverneur Clément-Thomas « la porte de Koundian, […] un paquet avec le boubou de
guerre de Boukari, chef de Koundian et quelques ferrures » : cité dans Martine CUTTIER, Portrait du
colonialisme triomphant. Louis A rchinard (1850-1932), Panazol, Lavauzelle, 2006, p. 371.
75
Ibid.
76
AN 148 AP 2, pièce 44, Lettre aux conseillers généraux.

224
Les autres cases seront des reproductions exactes des différentes cases habitées par les
Toucouleurs, les Bambaras, les Sérères, les Soussous, les Peulhs du Fouta-Diallon et les
Peulhs pasteurs. »77

C’est le Sénégal des peuples, représentés dans leur diversité par leur habitat et par
des individus capables d’en présenter les activités : nous reviendrons sur ce mode de
représentation. Notons pour l’instant que la liste des peuples concernés dessine un
Sénégal aux dépendances très étendues, incluant le littoral sénégambien (Ouolofs et
Sérères) et les Rivières du Sud (Soussous), selon l’acception classique, un Haut-
Sénégal qui pousse presque jusqu’aux rives du Niger (Toucouleurs du Fouta-Toro et
Bambaras du Kaarta), mais aussi le Fouta Djalon, dont l’appartenance aux
dépendances du Sénégal est tout à fait contestable à cette époque : Noirot la considère
comme acquise car il a participé à la mission Bayol au cours de laquelle a été signé le
traité de « protectorat » de 1881, mais il ne peut pas ignorer que les termes de ce traité
ont été dénoncés par le Fouta Djalon qui ne reconnaît pas la souveraineté française.
L’espace représenté dans ce village est finalement un condensé de l’espace
parcouru par Noirot en Afrique occidentale au cours de ses différents voyages et
missions. En effet, les courts textes qu’il rédige pour informer le public sur les
habitations présentées situent précisément le bâtiment qui a servi de modèle78. Ils
fournissent ainsi une liste de lieux qui peut être directement mise en relation avec
l’expérience africaine de leur concepteur : la grande case ou « Coumpan » est « en
usage chez les Oulofs de Saint-Louis », tandis que la case ordinaire prend modèle sur
celles qui forment le village de pêcheurs de Guet N’Dar, aux portes de Saint-Louis ;
les tentes maures sont celles qu’il a pu voir chez le chef des Trarzas, Amar Saloun, en
préparant l’exposition ; l’une des cases toucouleures reproduit une case de Dagana, où
il a été en poste ; la case bambara est la « reproduction d’une case formant le village
habité par Damas, ancien roi du Kaarta, habitant actuellement aux environs de
Kayes », qu’il a visitée lors de son premier voyage79 ; la case du Fouta Djallon est
« semblable à celles que l’on trouve dans cette contrée », qu’il a traversée en 1881 ;
celle du Cayor, enfin, « est identique à celles que le voyageur se rendant de Dakar à
Saint-Louis en chemin de fer peut voir en traversant ce pays », expérience commune à

77
AN 148 AP 2, pièce 56. Brouillon de projet destiné aux commissaires de l’Exposition, non daté.
78
AN 148 AP 2, pièce 67. À titre d’exemple, voir les reproductions de quelques uns de ces textes en
annexe, planches 4-11 et 4-12.
79
Ernest NOIROT, À Travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental), Paris, Librairie
Marpon et Flammarion, 1882, (disponible en ligne sur www.webfuuta.net), chapitre XIX, « Le roi
Damas ».

225
tous ceux qui ont résidé un tant soit peu au Sénégal. C’est l’espace d’un explorateur,
qui déborde largement les limites de la colonie proprement dite, mais c’est aussi le
Sénégal d’un administrateur qui a fréquenté les lieux où se concentre le pouvoir de la
colonie, comme l’intérieur du pays, où il a eu des contacts personnels avec les chefs et
les populations.
Ainsi s’opposent, dans le débat entre Noirot et les conseillers généraux à propos de
l’exposition sénégalaise à Paris, deux visions du Sénégal, propres à des groupes
d’acteurs différents.
La première, portée par la chambre de commerce, le conseil général, et le comité
d’exposition qui en est devenu l’annexe, se révèle très saint-louisienne : la colonie y
fait figure d’interface entre un pays intérieur d’où l’on draine des produits exportables
et l’espace maritime des échanges commerciaux avec la métropole. Attachés à la
prospérité de la colonie, ils cherchent à en contrôler les finances, par leurs mandats
électifs au Conseil général, et l’image de marque, par leur activité au sein du comité
d’exposition. Reléguant le temps des conquêtes aux oubliettes de l’histoire, ils ont
pour le Sénégal une vision d’avenir qui se confond avec la modernité. Ils se heurtent à
l’administration de la colonie qui leur impose, au nom de projets décidés dans les
cabinets ministériels, des dépenses qu’ils jugent inconsidérées, et à ses représentants
(gouverneur, directeur de l’intérieur, commandants de cercle), dans lesquels ils voient
de nouveaux venus dans la colonie, peu conscients des efforts consentis par plusieurs
générations de traitants pour préserver son fragile équilibre économique. Grands
négociants représentant souvent des compagnies bordelaises ou marseillaises, ils sont
devenus plus sédentaires que leurs aînés qui arpentaient en pionniers le Haut-Fleuve
ou les Rivières du Sud.
La seconde, incarnée dans un explorateur-administrateur inséré dans les réseaux
coloniaux métropolitains et soutenu par l’administration locale, place l’authenticité du
Sénégal dans les peuples progressivement incorporés au territoire de la colonie et
appelés à collaborer à la formation d’une identité commune. Le projet d’avenir pour la
colonie trouve ses racines dans un passé récent, héroïque et fondateur d’une expansion
continue. Il est tourné vers l’intérieur du pays, projette très loin les « dépendances »

226
du Sénégal, et se construit à la « frontière » d’un territoire en continuelle dilatation,
qui « s’étend du Niger au golfe du Bénin »80.
Tous s’accordent cependant pour affirmer que « le Sénégal est un vaste comptoir
d’échange, un pays de commerce et d’influence »81. Mais tandis que, pour les uns, le
commerce est un but en soi, l’influence commerciale légitime pour les autres la
recherche d’une influence politique. Et si, pour le conseiller général Devès, cette
particularité distingue le Sénégal des colonies de peuplement avec lesquelles
l’administration le met indûment en balance, c’est au contraire, pour Noirot, dans la
rivalité avec les autres colonies qu’il pourra définir son identité.

Une colonie parmi les autres


Projet impérial, l’Exposition rassemble sur l’esplanade des Invalides toutes les
colonies françaises. Pour mobiliser la participation de chacune, les gouverneurs
relaient dans la colonie les demandes du ministère. Ils usent, pour ce faire, du ressort
de l’émulation en rappelant les efforts consentis par d’autres colonies, comme le fait
devant les conseillers généraux du Sénégal le directeur de l’Intérieur, à l’appui d’une
nouvelle demande de crédit :

« La Guadeloupe, dont les produits sont connus depuis longtemps déjà dans la Métropole, a
voté pour l’Exposition universelle un crédit de 40 000 francs. Le Sénégal qui s’étend du Niger
au golfe du Bénin et qui comprend par suite des terrains peu connus et d’un intérêt
incontestable, ne doit-il pas s’imposer des dépenses plus élevées pour faire connaître toutes
ces contrées ? »82

Le terme de la comparaison est judicieusement choisi, tant les Antilles françaises


constituent une référence naturelle pour la colonie du Sénégal. L’histoire commerciale
du Sénégal, tournée vers l’Atlantique, a longtemps été marquée par la traite négrière à
destination des colonies d’Amérique, et des relations anciennes se sont établies entre
les comptoirs sénégalais et les Antilles françaises. L’abolition de la traite en 1815 a
marqué une rupture et obligé les traitants de la colonie à une profonde reconversion en
direction des produits du commerce « légitime », gomme arabique achetée sur les
escales du fleuve, arachide d’abord produite dans les Rivières du Sud puis dans la

80
Rapport du directeur de l’Intérieur par intérim, G. de Laurens, présentant au Conseil général la
demande de nouveau crédit pour l’Exposition, lu à la séance du 22 juin 1888 : Sénégal, Conseil général,
Délibérations et rapports, session de 1888, p. 56.
81
Ernest NOIROT, Lettre aux conseillers généraux, reprenant les propos de Devès : Sénégal, Conseil
général, Délibérations et rapports, session de 1888, p. 64.
82
G. de Laurens, directeur de l’Intérieur par intérim, rapport cité.

227
Sénégambie septentrionale (Oualo et Cayor)83. Pour autant, la colonie du Sénégal a
continué à partager avec les « vieilles colonies » antillaises un itinéraire colonial
commun à maints égards. L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, en
1848, a concerné aussi bien le Sénégal que la Guadeloupe et la Martinique, dont tous
les habitants ont été promus citoyens français, comme ceux des comptoirs sénégalais.
Ainsi, les « originaires » des « quatre communes » du Sénégal (Saint-Louis, Gorée,
Rufisque puis Dakar), quelle que soit leur religion, étaient devenus citoyens tout en
préservant leur « statut personnel », qui leur permettait d’être soumis à une juridiction
coutumière ou musulmane pour tout ce qui touchait au droit de la famille. Cette
situation finit par constituer une anomalie dans le cadre de la colonisation moderne
qui se mettait en place en Algérie, puis en Indochine et en Afrique subsaharienne, où
le statut personnel allait de pair avec celui de « sujet français » dépourvu de droits
politiques et soumis au régime de l’indigénat, qui s’imposa progressivement aux
nouvelles colonies dans les années 1880. Par ailleurs, au Sénégal comme aux Antilles,
une bourgeoisie créole en partie métissée s’était mise en place, dont les Devès de
Saint-Louis, branche métisse et localement implantée d’une famille de négociants
bordelais, constituent un bon exemple. Des solidarités politiques se nouent entre
Antilles françaises et colonie du Sénégal en lien avec la question de l’esclavage : le
sénateur de la Guadeloupe Alexandre Isaac est ainsi l’avocat de la maison Devès dans
les années 1890.
Tenant par certains aspects, et pour une partie de son territoire, de la « vieille
colonie », et inscrite par d’autres au sein du mouvement d’expansion du second
impérialisme, la colonie du Sénégal était ainsi le territoire par excellence de la
transition impériale. En récusant le parallélisme avec la Guadeloupe suggéré par le
directeur de l’Intérieur, et en définissant le Sénégal comme « un vaste comptoir »,
comme une colonie de commerce et non de peuplement agricole, Devès exprimait en
fait la crainte de voir une administration toute puissante « lui imposer des charges
telles que sa situation financière soit obérée » au point d’ « arrêter son développement
économique » et son « élan commercial »84. Il se montrait ainsi attaché à un modèle
colonial dans lequel l’administration restait discrète dans ses interventions, laissant
toute latitude au commerce, modèle qui avait commencé à disparaître au Sénégal à

83
Boubacar BARRY, La Sénégambie … , op. cit.
84
Devès, intervention à la séance du 22 juin 1888, Sénégal, Conseil général, Délibérations et rapports,
session de 1888, p. 64.

228
partir de l’époque où Faidherbe, en territorialisant la colonie, en avait accru les
charges. Devès, comme beaucoup de ses collègues au Conseil général, refusait donc
l’inscription de la colonie dans une logique impériale susceptible de mettre en cause
l’autonomie budgétaire dont elle disposait.
Tout au contraire, Noirot adopte volontiers les vues impériales du ministère et de
l’administration locale, considérant aussi la participation du Sénégal à l’Exposition
comme la contribution d’une des pièces de l’empire à une œuvre commune. Son
problème n’est pas de préserver localement l’autonomie du Sénégal, mais d’assurer sa
visibilité au sein de l’ensemble. Lors de son séjour à Paris (novembre 1887-février
1888), il participe à des réunions où il est amené à défendre la place du Sénégal au
sein de l’espace dévolu à la section coloniale. Il prend connaissance des projets
soumis par les autres colonies et du budget que chacune consacre à sa représentation.
Et c’est vers l’Indochine et non vers la Guadeloupe ou la Martinique que ses regards
se tournent. Le pavillon du Cambodge, en particulier, « une merveille d’architecture
locale, une pagode surmontée d’une tour qui n’a pas moins de 30 mètres de
hauteur »85, promet de faire beaucoup d’effet. Devant la profusion et la munificence
déployées par les territoires indochinois, Noirot développe une sorte de complexe
sénégalais : le Sénégal, « pays d’apparence ingrate, vaut beaucoup mieux que sa
réputation » ; c’est une « colonie encore peu connue dont le nom seul est une cause
d’effroi pour bien des gens ». Il s’agit donc de « plaider sa cause devant l’opinion
publique »86, c’est à dire « mettre le Sénégal à même de soutenir la lutte avec des
colonies plus riches, plus puissantes mais pas plus intéressantes »87. Les 25 000 francs
votés par la colonie n’auraient pu y suffire et Noirot élabore un projet qui dépasse de
30 000 francs le budget initial. Il s’en explique ainsi auprès des conseillers généraux :

« Ai-je vu trop grand ? C’est bien possible. […] J’ai pu, comparant les préparatifs faits par nos
autres possessions, par l’Indochine, me laisser troubler et craindre que les magnificences de
l’Extrême Orient accaparent les visiteurs au détriment de notre Sénégal. Les 500 000 francs
dépensés par la Cochinchine, les 150 000 fr dépensés par le Cambodge ont pu me donner le
vertige. Je le confesse, j’ai craint que notre colonie si intéressante qui a si besoin d’être
défendue souffre de son brillant voisinage et à défaut de luxe j’ai essayé d’accumuler l’intérêt
dans sa section pensant qu’elle me saurait gré d’avoir contribué à son succès. »88

85
AN 148 AP 2, pièce 44, Lettre aux conseillers généraux. Il s’agit déjà du temple d’Angkor, qui devait
avoir une récurrence et une longévité particulière dans les expositions coloniales, puisqu’il fut à
nouveau érigé à Paris en 1900 et à Vincennes en 1931.
86
Rapport final.
87
Lettre aux conseillers généraux.
88
Ibid.

229
On voit ainsi jouer à plein le principe de l’émulation par contiguïté qui conduisait
les nations européennes à rivaliser d’audace pour présenter un pavillon qui ne passât
pas inaperçu parmi les autres. Le Cambodge et la Cochinchine ayant les premiers pris
part à ce jeu, les autres colonies devaient lui emboiter le pas. Il n’est pas indifférent
que ces deux territoires se soient portés d’eux-mêmes à la pointe de la course
impériale : d’acquisition récente (1863 pour le Cambodge et 1867 pour la
Cochinchine), ils sont la tête de pont d’une expansion en cours dans la péninsule
indochinoise, qui a conduit la France à engager les hostilités contre la Chine en une
campagne restée célèbre pour avoir provoqué la chute du gouvernement Ferry (retraite
de Lang Son, 1885). Contrairement au Sénégal, ces colonies relèvent, dès leur
formation, du second impérialisme, et la question de savoir si elles étaient des
comptoirs commerciaux ou des territoires coloniaux ne s’est par conséquent jamais
posée. Constituer le Sénégal en rival de l’Indochine, comme le fait Noirot, c’est donc
choisir, parmi les différentes définitions possibles du Sénégal, celle qui tend vers le
second pôle de la transition impériale. Il s’agit alors d’accélérer le processus pour
permettre au Sénégal de rattraper ces colonies moins anciennes mais mieux
parties dans la compétition : « sous l’impulsion d’efforts constants sa prospérité n’est
pas douteuse et […] il peut doit devenir un des plus beaux fleurons joyaux de notre
empire colonial »89. Les repentirs sous la plume de Noirot traduisent à la fois le
volontarisme (« doit ») par lequel il sera possible de sortir du complexe sénégalais
(« peut »), et une référence implicite à une colonie prestigieuse appartenant à un autre
empire, qui a connu un processus de transition similaire : biffer le mot « fleurons » qui
fleure l’Ancien Régime, c’est congédier la « vieille colonie » du Sénégal ; le
remplacer par « joyaux », n’est-ce pas faire une allusion à peine voilée à l’Inde
britannique, « joyau de la Couronne » depuis 1858 après être passée, sous l’égide de
l’East India Company, du régime du comptoir à celui du territoire colonial ?
Le choix d’un référent parmi les autres colonies traduit ainsi les conceptions que se
forgent les différents acteurs de la colonie du Sénégal et contribue à définir son
identité. Il est significatif que l’Algérie ne soit jamais désignée dans ces débats
comme un point de comparaison possible. Tous semblent s’accorder sur le fait que le
Sénégal n’est pas et ne sera jamais une colonie de peuplement.

89
Rapport final.

230
Dispositifs de monstration et cultures de l’exposition
Le projet de représentation du Sénégal imaginé par Noirot à Anvers s’intègre
parfaitement dans un dispositif commun à toutes les colonies, élaboré par le comité de
la section coloniale de l’exposition, où l’habitat représente le territoire. On y distingue
cependant les « vieilles colonies », représentées par une maison de colon, et les
nouvelles, où prévaut le modèle du « village » indigène. Ainsi, pour les Antilles le
choix s’est porté sur « une maison créole avec toutes ses dépendances », pour la
Guyane sur « l’humble habitation d’un concessionnaire » et pour Saint-Pierre et
Miquelon sur « une cabane, figurant une sécherie de morues ». Du côté des villages on
trouve le Tonkin, la Nouvelle-Calédonie (« quelques cases canaques entourant la case
plus élevée d’un chef »), le Congo (village Pahouin) et le Gabon (village Apfourou)90.
Le Sénégal est la seule colonie à bénéficier d’un mode de représentation dual, où
coexistent l’élément européen et l’élément indigène, ce qui traduit son statut original
de colonie ancienne et nouvelle à la fois.
Noirot ne relève pas cette particularité et ne souligne pas la distinction entre
anciennes et nouvelles colonies dans le mode de présentation. Il tend au contraire à
relativiser l’originalité de son projet en affirmant que le Sénégal ne fait pas exception
aux autres colonies. C’est à l’Indochine qu’il se réfère à nouveau pour répondre à la
critique du conseiller Aumont, qui eût préféré voir représenter le Sénégal par une
maison de notable saint-louisien plutôt que par des « paillottes » :

« Ce n’est pas le Sénégal tel qu’il est à St Louis et dans les autres villes que les auteurs du
projet ont voulu le présenter (sic), pas plus qu’ils n’ont voulu présenter les résultats obtenus
par l’influence Française en Cochinchine, au Tonkin, au Cambodge, à Tahiti, en Nouvelle-
Calédonie, à la Guyane, etc.
Nous savons tous que Saïgon, par exemple, est une ville magnifique, que l’occupation
française y a créé de véritables palais. Est-ce une de ces merveilles qui a été choisie pour servir
de pavillon à l’Exposition cochinchinoise ? Non, c’est une maison indigène qui offre il est vrai
un caractère artistique indiscutable. »91

Il s’abrite ainsi derrière le programme général élaboré par les commissaires de


l’exposition et cherche à rassurer en montrant que le projet sénégalais y trouve
parfaitement sa place. Cependant, en comparant Saint-Louis à Saigon, il escamote la
question de l’identité composite du Sénégal et le situe explicitement du côté des
nouvelles colonies. Au-delà du choix de l’objet représenté, qui inscrit le Sénégal dans
une famille de colonies, le dispositif mérite d’être analysé plus précisément dans ses

90
Lettre aux conseillers généraux.
91
Ibid.

231
procédures de représentation. Il combine en effet plusieurs codes, qui relèvent de
cultures de l’exposition distinctes, dont certaines sont d’apparition récente. En raison
de leur nouveauté, elles font l’objet de débats. Le rapport entretenu entre la chose
représentée et l’objet qui le représente est ainsi interrogé en termes d’authenticité de la
représentation, tandis que l’introduction d’une part de spectacle vivant à travers la
présence d’indigènes à l’exposition soulève une question éthique. L’exposition
sénégalaise conçue par Noirot relève-t-elle de l’attraction ? Est-elle une reproduction
ou un décor ? Tombe-t-elle dans le travers de l’exhibition ?

Une attraction
Le dispositif de monstration retenu se proposait de mettre en avant ce qui faisait
« l’intérêt » 92 et la personnalité 93 de chaque colonie, sa « physionomie vraie et
pittoresque » 94 . Les notions de vérité et de pittoresque sont la clé du mode de
représentation mis en œuvre et leur association permet de définir une nouvelle culture
de l’exposition.
La notion de « pittoresque » a une longue histoire qu’il ne saurait être question de
retracer ici et qui relève à la fois d’une histoire de l’art et des cultures visuelles, de
l’histoire des sensibilités, du voyage et de la littérature. Plongeant ses racines dans le
XVIIIe siècle des Lumières et puisant ensuite dans le rapport romantique au monde et
à la nature, il constitue un système de représentations qui domine l’histoire culturelle
du XIXe siècle95. L’usage qu’en font les concepteurs et les visiteurs de l’exposition de
1889 est à la fois galvaudé et spécifique. Ainsi, selon le Guide définitif, technique et
pittoresque de l’Exposition 96 , l’esplanade des Invalides, qui accueille la section
coloniale, constitue « un des coins les plus les plus curieux et les plus pittoresques de
l’Exposition » : elle « réunit en un groupement à la fois étrange et séduisant quelques
types des habitations de toutes nos possessions coloniales. Ces hameaux, ces villages,

92
Terme récurrent sous la plume de Noirot dans tous les documents où il évoque son projet.
93
Noirot emploie à plusieurs reprises dans sa lettre aux conseillers généraux le verbe « personnifier »
pour indiquer la manière dont la reproduction d’un monument représente un territoire : « le Cambodge
est personnifié par une merveille d’architecture locale (…) » ; « une cabane (…) personnifiera Saint-
Pierre et Miquelon ».
94
ANONYME, Les merveilles de l’exposition universelle de 1889 : histoire, construction,
inauguration, description détaillée des palais, ouvrage édité par des écrivains spéciaux et des
ingénieurs, Paris, Librairie illustrée, s. d. (1889), p. 628.
95
Voir Odile PARSIS-BARUBÉ et Jean-Pierre LETHUILLIER, Le Pittoresque. Métamorphose d’une
quête dans l’Europe moderne et contemporaine, Paris, Garnier, 2012.
96
ANONYME, 1889. Exposition Universelle internationale. Guide définitif, technique et pittoresque,
Paris, Librairie de la Nouvelle Revue, 1889.

232
ces monuments, ces palais sont dispersés avec un rare sentiment du pittoresque »97.
Notion floue et polysémique, le pittoresque s’oppose, pour les auteurs de ce guide, à la
dimension « technique » de leurs descriptions, comme il s’oppose pour Noirot à la
partie « pratique » et « utile » de l’exposition. Contrairement à l’exposition
traditionnelle abritée dans le Palais des colonies, la partie « pittoresque » ne s’adresse
pas à la volonté de connaître et de s’instruire mais à la sensibilité du public. Elle
cherche à le séduire et à l’attirer en masse98 : Noirot évalue rétrospectivement la
justesse de ses vues à l’aune de la fréquentation du village, 30 000 visiteurs par jour
selon lui, d’après des comptages effectués à différents moments99. Le « pittoresque »
obéit ainsi à la « logique de l’attraction », dont Pascal Ory a montré qu’elle s’était
précisément imposée à l’Exposition de 1889, où le projet pédagogique cher aux
initiateurs des expositions universelles fut submergé par une culture du
divertissement100.
Cependant, pour convaincre les conseillers généraux qu’il n’a pas tout sacrifié à la
fantaisie, Noirot doit faire une place à leur conception plus austère des dispositifs
d’exposition et montrer que le pittoresque et l’utile ne s’excluent pas mutuellement. Il
affirme avoir conçu son projet comme un dispositif « où l’utile et le pittoresque
étaient combinés de telle façon que le public fût forcé de tout voir » 101 , où la
disposition des collections, présentées aussi dans le village et dans la tour, devait
« mettre ce public dans l’obligation (…) de ne pas passer indifférent à côté des choses
utiles »102. Il assigne ainsi au pittoresque la fonction d’un appât au service d’une
pédagogie par l’objet. Une observation énoncée par le conseiller général Crespin, lors
de la présentation du projet de Noirot au comité d’exposition, montre cependant
combien un tel mélange des genres était inhabituel et pouvait rester incompris : « il
demanda qu’une sentinelle fut placée à la porte du poste pour en défendre l’entrée aux
visiteurs »103, alors que, pour Noirot, l’aspect curieux de la tour de Saldé devait au
contraire attirer le public à l’intérieur du bâtiment, où devaient se trouver des salles

97
Ibid., p. 77.
98
« Le pittoresque a tenu une place énorme dans notre exposition coloniale. C’était une des parties du
programme sur laquelle on comptait le plus pour attirer le public. À ce point de vue le résultat fut
complet : certains jours la circulation devenait très difficile dans l’enclos des colonies françaises »,
Rapport final.
99
Ibid.
100
Pascal ORY, 1889, L’Expo universelle, op. cit., p. 111.
101
Lettre aux conseillers généraux.
102
Ibid.
103
Ibid.

233
d’exposition plus traditionnelles. Le débat met bien en évidence deux cultures de
l’exposition : l’une, adaptant aux produits du commerce le modèle de la collection
naturaliste, présente une accumulation ordonnée de « produits renfermés dans des
bocaux » 104 munis de leurs étiquettes classificatoires, l’autre rassemble en une
composition quasi picturale des éléments architecturaux propres à faire sensation par
leur « couleur locale ». La profession de dessinateur-photographe dont Noirot faisait
état ne fut certainement pas étrangère à sa propension à saisir les traits caractéristiques
du pays pour concevoir une représentation qui devait d’abord frapper le public par la
vue. C’est d’ailleurs en plaçant sous leurs yeux une esquisse de son projet, une
« vue », donc, qu’il espère finalement convaincre les conseillers généraux :

« Et si, Messieurs, vous voulez vous donner la peine de jeter un coup d’œil sur cette aquarelle
sans prétention qui représente un coin de notre exposition telle qu’elle doit être, vous verrez
que cette tour de Saldé avec ses créneaux, flanquée de ses mâchicoulis, percée de meurtrières
et coiffée de son toit pointu, ne fait pas si mauvais effet. De plus, elle donne à l’ensemble du
village un aspect sévère qui ne lui mésied pas. »105

La combinaison de l’utile et de l’agréable fut finalement réalisée dans l’exposition


lorsqu’un compromis fut trouvé entre Noirot et le comité d’exposition représenté par
son propre délégué, chargé de mettre en place l’exposition des collections, au Palais
des colonies comme dans le pavillon du Sénégal. Noirot contribua d’ailleurs lui-même
à la partie « scientifique » de l’exposition en rassemblant des objets ethnographiques
et des photographies, et en supervisant la fabrication de cartes. Il eût souhaité
présenter des plans en relief des principales villes du Sénégal, « sachant que le public
lit bien mieux des plans de cette sorte que des cartes ordinaires »106. Les restrictions
budgétaires, le manque de temps et de personnel, et probablement la mauvaise volonté
du chef du service des Ponts et chaussées du Sénégal, Salnave, à qui cette tâche avait
été confiée 107 , obligea finalement le public à se contenter de plans en deux
dimensions. L’intérêt marqué par Noirot pour le plan en relief est significatif. À
l’interface des fonctions cognitive et récréative de la représentation, le plan en relief
s’inscrit en effet dans une lignée de dispositifs de représentation géographique qui,
tels le jardin géographique ou le géorama étudiés par Jean-Marc Besse, s’adressent à

104
Selon l’expression un peu péjorative de Noirot : Rapport final.
105
Lettre aux conseillers généraux. L’aquarelle en question figure dans les papiers de Noirot, ainsi
qu’une esquisse au crayon. Voir en annexe, planches 4-9 et 4-10.
106
Lettre aux conseillers généraux.
107
Deux lettres au gouverneur relatent l’évolution de ce projet d’établissement de plans en relief, en
particulier la rencontre avec Salnave (AN 148 AP 2, pièces 50 et 71), et la lettre aux conseillers
généraux nous apprend que le projet est abandonné. Salnave, « enfant du pays », semble avoir été
proche des conseillers généraux, très tôt informés qu’il n’y aurait pas de plans en relief.

234
l’imagination géographique en se proposant de rendre sensibles les dimensions et
l’expérience du monde. Il ne s’agit pas seulement de « convoquer le monde », de
« faire venir le lointain dans le proche », comme le fait la carte ordinaire, mais aussi
de rendre possible « un mouvement inverse, exactement symétrique, faisant passer le
lecteur de la carte du monde terrestre à la conscience de sa réalité concrète, à la
reconnaissance de son ampleur et de sa diversité effectives »108. Or le dispositif
hybride conçu par Noirot organise ce double mouvement. Tour et village se veulent à
la fois des représentations fidèles d’objets architecturaux lointains transportés sous les
yeux du public, et des espaces dans lesquels on peut déambuler, comme dans un jardin
géographique. Tenant de la collection par son assemblage de constructions renvoyant
à des peuples et à des territoires différents, le village constitue finalement aussi une
sorte de plan en relief géant109.

Reproduction ou décor ?
Le mode de représentation choisi pose alors la question de la « vérité », de la
fidélité au réel, en d’autres termes, de l’authenticité. C’est là le second aspect, après le
pittoresque, de la culture de l’exploration défendue par Noirot et par les concepteurs
de l’Exposition. Or l’authenticité de la reproduction avait été mise en doute, par
exemple, par le président du comité d’exposition de Saint-Louis. Noirot rapporte
l’objection avec dérision sans y répondre directement :

« Il a critiqué la construction d’un village sénégalais à Paris, prétextant que les cases que nous
construirions ne donneront pas une idée des cases du Pays, et ceci, et cela. Tout cela pour me
dire qu’il connaissait le Sénégal et qu’il avait accompagné son ami Faidherbe jusqu’à Médine.
Alors il était bien jeune. »110

L’usage de la reproduction de bâtiments existants ou ayant existé s’est


considérablement répandu dans le cadre de l’Exposition de 1889, participant au
tournant des expositions vers l’attraction, et Noirot ne fait guère que s’y conformer.
En dehors même de la section coloniale, rappelle-t-il à ses détracteurs, une importante
exposition, présentée selon le même principe, devait retracer l’histoire de

108
Jean-Marc BESSE, Face au monde. A tlas, jardins, géoramas, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 9.
109
La définition que donne Littré du mot « relief » définit ainsi le plan en relief : « Plan en relief, ou,
simplement, relief, plan sur lequel on place la représentation en bois ou en plâtre de chaque objet. Le
premier de ces plans en relief, qu’on voit dans la galerie du Louvre, fut celui des fortifications de Lille,
VOLT., Louis XIV, 8. Il [le général Pfyffer] conçut l’idée d’exécuter un relief qui représentât l’immense
étendue des montagnes qui se présentent à l’œil depuis la ville de Lucerne, SAUSSURE, Voy. A lpes,
t. VII, p. 191 » (t. IV, 1875, p. 1583).
110
AN 148 AP 2, pièce 48, Noirot, lettre à Monsieur le Commissaire de l’Exposition des Colonies
Françaises, Saint-Louis, 22 mars 1888.

235
« l’habitation humaine », « depuis le terrier et la hutte jusqu’aux monuments de la
Renaissance ». On devait y voir par exemple « une ancienne ville bretonne avec ses
murailles, ses portes et ses clochers à jour »111. Par ailleurs, Centenaire oblige, une
reconstitution de la Bastille et de la rue du Faubourg Saint-Antoine, présentée en
marge de l’Exposition, avait ouvert au public dès 1888. Noirot ne mentionne pas la
« Rue du Caire » ou « Exposition égyptienne », dont il ne connaissait peut-être pas
encore l’existence à ce moment. Ce projet dû à un concessionnaire privé remporta la
palme du public à l’Exposition et fut considéré comme le parangon de la
reconstitution exotique, associant reproduction de façades réelles, apport d’éléments
authentiques (moucharabiehs), et aménagements intérieurs à l’authenticité plus
douteuse112. La manière dont Noirot procéda à la reconstitution des cases nous donne
des indications précises sur la manière dont pouvaient se mêler éléments authentiques
et décor. Si les cases en roseaux étaient arrivées démontées du Sénégal – et Noirot
souhaitait que le comité de Saint-Louis invite un « ouvrier indigène » à en construire
la charpente –, les cases « en terre séchée » étaient construites en plâtras : seuls
venaient du Sénégal les bois de charpentes, les portes, le chaume des toits, ainsi que
de l’argile destinée à « crépir ces cases pour leur donner la patine locale ». Quant à la
construction, elle devait être assurée par Noirot lui-même, aidé de Boubou Penda, le
domestique et interprète qui lui resta attaché durant toute sa carrière. Celui-ci, qui
avait été, selon le mot de Noirot, « dressé » à ce travail, devait réaliser seul les
arabesques qui composaient le décor des cases bambara, de façon à éviter que celles-
ci « ne soient bâties trop régulièrement et n’offrent plus le pittoresque voulu »113. La
collaboration d’un indigène, bambara ou non, suffisait à africaniser le processus de
construction. On aurait beau jeu de moquer ce jeu de la vérité et de la couleur locale.
Le soin attaché à reproduire les formes et la manière montre en tout cas qu’on est loin
de l’exposition d’Anvers, où les « huttes congolaises » construites par des soldats
belges comportaient des fenêtres munies de carreaux114.

111
Lettre aux conseillers généraux.
112
Pascal ORY, 1889, op. cit.
113
AN 148 AP 2, pièce 74, E. NOIROT, « Notes sur l’Exposition du Sénégal », brouillon d’une lettre
au commissaire de l’exposition des colonies françaises, Louis Henrique, s. d. [1888].
114
Zana Aziza ETAMBALA, « Carnet de route d’un voyageur congolais : Masala à l’exposition
universelle d’Anvers, en 1885 », A frika Focus, vol. 9, n° 3, 1993, p. 215-237, et vol. 10, n° 1-2, 1994,
p. 3-28.

236
Noirot tient en tout cas à faire œuvre de vérité en précisant bien que son « village
sénégalais » ne reproduit nullement un village réel, mais rassemble des habitations
typiques de différentes régions du pays :

« Afin de ne pas égarer le public et de bien lui faire comprendre que toutes ces cases de formes
différentes ne constituaient pas un village ordinaire, nous avons placé sur chacune d’elles des
indications assez détaillées faisant connaître à quelle partie du Sénégal elles appartenaient et
par quelle race elles étaient habitées. »115

Il laisse alors entendre que, si l’assemblage est artificiel, les « cases », elles, sont
bien une reproduction du réel, avec les nuances déjà observées quant aux matériaux de
construction. Les procédures de représentation sont en fait moins homogènes.
L’analyse des textes rédigés par Noirot pour les panneaux apposés dans le village
permet en effet d’en distinguer au moins deux. Tantôt il s’agit de cases type, comme
celles du Cayor ou du Fouta Djalon, « semblable[s] à celles que l’on trouve dans cette
contrée », tantôt il s’agit d’une « reproduction exacte » d’un bâtiment précis, comme
la case toucouleur dont l’original se trouve à Dagana. Dans ce dernier cas, Noirot
parle de « spécimen ». Le propriétaire de la case qui a servi de modèle est même
nommé lorsqu’il s’agit d’un personnage important, comme le Lam Toro. Deux
exemplaires sont parfois proposés pour suggérer une différenciation interne au sein de
certaines populations. Ainsi les deux cases ouolof représentent-elles chacune un état
social plutôt qu’une ethnie : la population aisée de Saint-Louis pour la « grande
case », équipée de meubles à l’européenne, et les pêcheurs de Guet N’Dar pour la
« case ordinaire »116. La description que fait Noirot de la case type des ouolofs aisés,
censée donner « une idée de la recherche du confortable chez les Ouolofs qui n’ont
pas les moyens d’avoir des maisons en maçonnerie », mérite d’être reproduite :

« La muraille est en bois ouvré, les murailles sont en roseaux percés de petites fenêtres
fermées par des volets, le toit est en chaume. Intérieurement, toutes les boiseries, lits, ciels de
lits, coffres, étagères, cadre de la glace, charpente, etc. sont peintes en tons criards. Une toile
posée directement sur la charpente masque la vue du chaume. L’ameublement se compose,
pour l’un des compartiments, de deux lits en bois avec moustiquaire, de coffres à effets servant
de banquettes. Pour l’autre, de deux bancs de bois dits Canapés Ouolofs, d’une armoire en
pichepin (sic), une table, deux chaises, un fauteuil à bascule, de petites étagères en bois
découpé, une glace cadre en bois. On y voit même un photophore. »117

115
Rapport final.
116
AN 148 AP 2, pièce 67. Voir en annexe, planches 4-11 et 4-12. De la même façon, les Maures
Trarzas sont représentés par deux tentes, l’une habitée par les « gens de qualité », l’autre, faite de vieux
vêtements en cotonnade, par leurs captifs. Notons que les panneaux qui présentent ces deux tentes
comportent une transcription en arabe de leur désignation.
117
AN 148 AP 2, pièce 74, « Notes sur l’Exposition du Sénégal ».

237
Il n’y a donc pas de rejet a priori, dans cette exposition, des formes hybrides et
des réappropriations nées du contact entre deux cultures, au nom de la pureté
anthropologique de formes culturelles supposées intactes et immuables.
Aux habitations s’ajoutent d’autres éléments qui permettent de reconstituer plus
largement les activités des populations représentées : un haut fourneau, un grenier à
mil, un lougan (champ cultivé) et l’édicule où se tient son gardien, un épouvantail, un
poulailler, une petite mosquée, et enfin une « maison commune », dont la
reproduction vaut à la fois pour les peuls et pour les ouolofs, puisque le panneau
indique son nom dans les deux langues. Le discours tenu par ces panneaux indicateurs
s’avère donc un peu plus complexe que le dispositif ne le laisserait attendre. Il fait
apparaître des populations essentiellement rurales, mais pas exclusivement. Certains
peuples sont socialement différenciés, tandis que certains bâtiments peuvent être
identiques d’un peuple à un autre. On échappe ainsi à la typification simpliste qui
ferait correspondre une forme architecturale donnée à un seul groupe homogène défini
en termes ethniques. Les activités représentées couvrent tout le spectre des fonctions
économiques, sociales et culturelles. La religion y est représentée par un petit édifice
dévolu à la prière que le panneau décrit comme un « oratoire privé que l’on rencontre
dans les cours de tous les musulmans aisés », et non par des cultes animistes qui
pourraient paraître étranges et incompréhensibles au public parisien 118. Enfin, la
« maison commune » est investie de fonctions proprement politiques et non seulement
sociales, puisqu’elle est décrite comme le « lieu où se réunissent les notables du
village pour traiter les affaires publiques »119. En bref, le texte vise plutôt à présenter
les sociétés africaines du Sénégal sous un jour familier qu’à exacerber une altérité
spectaculaire.
Pourtant, Noirot caressait bien l’ambition de faire de l’exposition sénégalaise un
espace spectaculaire, où le Sénégal devait en quelque sorte se montrer de lui-même. À
cet égard, il considère que « l’effet a été manqué ». Il regrette en effet que la réduction
de la tour l’ait obligé à réduire d’un tiers les plus grandes cases, comme celle du Lam
Toro, et le tata de moitié. La modification des proportions contrevenait en effet au

118
Dans le brouillon d’une communication au Congrès colonial national organisé par la Société des
Études coloniales et maritimes, Noirot présente l’islam comme un puissant facteur de civilisation en
Afrique, que les Français devraient chercher à s’associer plutôt que de le combattre : AN 148 AP 2,
pièce 43.
119
AN 148 AP 2, pièce 67.

238
principe de reproduction et compromettait l’effet de réel, menaçant de réduire la
représentation à un simple décor. Mais la déception de Noirot va plus loin :

« Autrement, si toutes ces constructions avaient eu leurs dimensions exactes, si au lieu d’être
enfermé sous des arbres serrés nous avions pu édifier notre tour et en partie notre village en
plein soleil comme il convient à un paysage sénégalais, cela aurait produit sur le public un
effet tout autre. [… Le Sénégal] est un pays d’aspect sévère où le labeur paysage est enveloppé
dans une lumière éclatante : c’est ainsi que nous désirions le montrer au public qui ne le
connaît pas. »120

On touche ici aux limites du dispositif de représentation adopté, et de la


représentation en général. En transportant sous d’autres cieux des morceaux de
Sénégal, aussi « vrais » fussent-ils, on ne pouvait emporter avec eux la lumière du
Sénégal qui eût tant fait pour en assurer le pittoresque et en garantir l’authenticité ! Et
pour un dessinateur-photographe comme Noirot, pas de paysage vrai sans sa
lumière…

Une exhibition ?
Enfin, trait dont les concepteurs attendaient un fort pouvoir d’attraction sur le
public, et dont les observateurs relevèrent pour leur part le pittoresque et
l’authenticité, le village sénégalais, comme tous les villages de la section des colonies
françaises, était habité. En d’autres termes, une délégation de Sénégalais devait vivre
dans les reproductions de cases édifiées pour être visitées, et s’y livrer à ses activités
habituelles sous les yeux du public. Nous étudierons plus loin les conditions de séjour
de ces individus qui, de fait, faisaient partie de l’Exposition, réservant ici l’analyse au
dispositif prévu et au débat qu’il souleva lors de sa conception, au regard des cultures
de l’exposition.
La principale objection exprimée, on l’a vu, par le conseiller général Aumont, à
l’encontre du « village sénégalais », tenait dans la crainte de voir représenter le
Sénégal comme un « pays de sauvages ». Rien ne dit qu’il ait été opposé par principe
aux exhibitions de « sauvages », phénomène récurrent depuis la fin du XVIIIe siècle121

120
Rapport final. Le mot biffé est dans l’original. La substitution mériterait un long commentaire qu’on
ne peut entreprendre ici.
121
Phénomène mis en lumière par l’histoire de Sarah Baartman, connue sous le nom de « Vénus
hottentote », exhibée à Londres puis à Paris au début du XIXe siècle : voir Gérard BADOU, L’énigme
de la V énus Hottentote, Paris, Payot, 2002 [2000] ; François-Xavier FAUVELLE-AYMAR,
L’Invention du Hottentot. Histoire du regard occidental sur les Khoisan (X V e-X IX e siècles), Paris,
Publications de la Sorbonne, 2002. Le film réalisé par Abdellatif KECHICHE, V énus noire, a fait
connaître cette histoire au grand public en 2009.

239
et devenu de plus en plus courant dans le dernier quart du XIXe siècle122. Rien ne dit
non plus s’il tenait les habitants de l’intérieur du pays, que Noirot se proposait
d’emmener à Paris, pour des « sauvages ». Il était au moins opposé au dispositif dans
le cadre d’une représentation du Sénégal à Paris, le considérant comme nuisible à
l’image de la colonie. La réponse de Noirot visait à désamorcer les deux objections
non exprimées.
Sur le principe, il porte la discussion sur le plan éthique, en qualifiant de
« malsaines » ces manifestations auxquelles il réserve le terme d’ « exhibitions » :

« Du reste, je le dis hautement, si la présence d’un groupe d’indigènes à l’Exposition devait


avoir le caractère d’une exhibition semblable à celles présentées par certains Barnum, j’aurais
décliné toute collaboration. (…) Nous aurions été coupables si nous n’avions vu dans
l’Exposition du Sénégal qu’une exhibition malsaine. »123

La référence à l’américain Barnum (1810-1891), entrepreneur de spectacles dans


lesquels voisinaient ménagerie, numéros de cirque, « phénomènes humains » aux
caractéristiques anatomiques monstrueuses ou inhabituelles, vise ici ce dernier aspect
des spectacles orchestrés par Barnum, comme l’exhibition du nain Tom Pouce, de
frères siamois chinois ou de Vitiligo, Afro-Américain albinos et microcéphale.
Employé comme un semi-nom propre, « barnum » pouvait aussi englober les shows
ethniques, spectacles présentant une troupe de figurants venus d’une contrée exotique
dans des scènes de danse, de chasse ou de combat, parfois associés à des défilés
d’animaux sauvages. La formule avait été inaugurée en Europe en 1875 par le
hambourgeois Hagenbeck, qui avait organisé des tournées de ses shows en
Allemagne, à Londres et à Paris124. Le groupe de Nubiens du Soudan égyptien qu’il
présenta en 1877 au Jardin zoologique d’acclimatation, en compagnie de chameaux,
de girafes, d’éléphants et de rhinocéros, en furent les premiers hôtes humains125. Les
individus recrutés pour les shows de Hagenbeck pouvaient aussi bien être des
professionnels du spectacle (charmeurs de serpents, montreurs d’ours, danseurs) que

122
On pense en particulier aux expositions organisées au Jardin d’acclimatation, à Paris, à partir de
1877. Voir William H. SCHNEIDER, « Les expositions ethnographiques du Jardin zoologique
d’acclimatation », in Pascal BLANCHARD et alii (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales,
op. cit., p. 132-141 et, du même auteur, A n Empire for the Masses : the French popular image of
A frica, 1870-1900, Westport et Londres, Greenwood Press, 1982.
123
Lettre aux conseillers généraux.
124
Hilke THODE-ARORA, « Hagenbeck et les tournées européennes : l’élaboration du zoo humain »,
in Pascal BLANCHARD et alii, (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales, op. cit., p. 150-159.
125
J. GIRARD DE RIALLE, « Les Nubiens du Jardin d’acclimatation », La Nature. Revue des
Sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie, deuxième semestre, 1877, p. 198 ; Benoît
COUTANCIER et Christine BARTHE, « “Exhibition” et médiatisation de l’Autre : le Jardin
zoologique d’acclimatation (1877-1890) », in Pascal BLANCHARD et alii, (dir.), Zoos humains et
exhibitions coloniales, op. cit., p. 426-434.

240
des hommes et des femmes représentant simplement un groupe ethnique qu’ils
devaient illustrer par leurs activités domestiques ou artisanales. Des imprésarios et des
organisateurs de spectacles plus ou moins scrupuleux faisaient tourner dans toute
l’Europe de telles troupes, présentées comme attractions au public des grandes villes.
Il y avait donc là une culture de l’exposition en formation, qui familiarisa le public
avec les exhibitions ethnographiques dès la fin des années 1870, mais ne prit vraiment
son essor que dans les années 1890126. Ces manifestations attiraient aussi des savants,
comme les membres de la Société d’anthropologie de Paris (Roland Bonaparte, Arthur
Bordier, Gustave Le Bon, Charles Letourneau ou Paul Broca), qui venaient y effectuer
des mesures et prendre des photographies, puis rendaient compte de leurs observations
dans le bulletin de la société. La plupart se montraient peu regardants sur les
conditions d’accueil et d’exhibition de ces individus et n’y faisaient aucune allusion,
mais certains ne masquaient pas la gêne éprouvée à cet égard. Charles Letourneau
évoque ainsi les « individus dits Nubiens internés au Jardin d’acclimatation », ou,
insiste-t-il, « parqués au Jardin d’acclimatation un peu comme des animaux
sauvages »127 et reconnaît son incapacité à faire des observations dans ces conditions.
D’autres, comme Arthur Bordier, établissaient une distinction entre exhibitions à
vocation pédagogique et scientifique et spectacles de divertissement :

« La supériorité de ces exhibitions scientifiques sur celles qui n’appartiennent qu’aux barnums
[est] qu’on cherche ici, non la mise en scène de convention, non la fausse couleur locale des
voyageurs en chambre, mais la vérité pure et nue »128.

La distinction peut paraître spécieuse et de nature à légitimer par la science une


pratique culturelle jugée, au fond, moralement condamnable. Quoi qu’il en soit, le
« barnum » représente un mode d’exhibition ethnographique dont on prend soin de se
démarquer, Bordier disqualifiant la « mise en scène » au nom de l’authenticité, Noirot
réprouvant moralement l’attraction « malsaine » du public pour un spectacle qui
apparenterait le sauvage au monstrueux. L’un et l’autre ne placent pas au même
endroit la ligne de partage entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, le premier
sauvant de l’opprobre les exhibitions organisées par le Jardin d’acclimatation au nom
de leur usage – sinon de leur fonction – scientifique, le second récusant la notion
126
Hilke Thode-Arora mentionne ainsi une lettre dans laquelle Hagenbeck annonce son intention de
mettre fin à cette activité, la concurrence étant devenue trop importante : Hilke THODE-ARORA,
art. cité, p. 151.
127
Charles LETOURNEAU, « Rapport. Sur les Nubiens du Jardin d’acclimatation », Bulletins de la
Société d’anthropologie de Paris, IIIe série, t. 3, 1880, p. 655-660.
128
Arthur Bordier, 1877, cité par Benoît COUTANCIER et Christine BARTHE, « “Exhibition” et
médiatisation de l’Autre… », art. cité, p. 428.

241
même d’exhibition. Mais on ne peut pas dire que ces nouveaux spectacles aient été
unanimement acceptés et n’aient pas fait débat.
Comment, dès lors, Noirot envisageait-il « la présence d’un groupe d’indigènes à
l’Exposition », qui ne fût pas une « exhibition malsaine »129 ?
D’abord, pour lui, il ne s’agit en aucun cas de montrer des sauvages, que les
Sénégalais ne sont pas. Et si leurs « mœurs curieuses » peuvent attirer l’attention du
public, elles ne doivent faire l’objet d’aucune mise en scène particulière. Son projet ne
vise pas, on l’a vu à propos de l’architecture du village, à construire une altérité, mais
à familiariser le public ignorant des choses du Sénégal avec un pays et ses habitants
qui, pour être particuliers, ne sont pas fondamentalement différents.
Ensuite, le village sénégalais n’est pas envisagé comme une exposition
anthropologique. Les individus composant la délégation n’ont pas été choisis pour
leurs caractéristiques physiques, comme représentants d’un type humain pensé en
termes de « race », mais pour leurs compétences particulières, c’est-à-dire pour leur
métier. Certes, Noirot emploie couramment le terme de « race » comme synonyme de
ce que nous appellerions aujourd’hui « ethnie », mais cet usage ne relève pas d’une
lecture racialiste de l’humanité, qui associerait des traits culturels à des
caractéristiques morphologiques et permettrait de les situer sur une échelle
hiérarchisée des races humaines. Le terme n’était d’ailleurs pas réservé aux
populations non-européennes mais était couramment employé pour désigner les
Bretons ou les Auvergnats, par exemple. Lorsque Noirot indique avoir voulu
rassembler dans son village « différents modèles de cases propres aux nombreuses
races de notre colonie, en peuplant ces cases d’individus exerçant un métier manuel et
appartenant à ces diverses races »130, il s’agit de représenter – plus que de montrer – la
diversité des populations du Sénégal, mais aussi la diversité de leurs activités. Noirot
avait d’abord envisagé d’emmener à Paris un groupe d’artisans et quelques griots.
Tandis que les premiers devaient faire la preuve de leurs compétences techniques, les
seconds devaient montrer, en jouant « sur des instruments particuliers au pays, des airs
non dépourvus de goût »131, des qualités musicales dont il était personnellement
amateur : ses carnets de voyages comportent de nombreuses pages où il décrit et
dessine les instruments et transcrit sur des portées les airs qu’il a entendus et

129
Lettre aux conseillers généraux.
130
Ibid.
131
Ibid.

242
appréciés. Son intention était donc de faire partager aux Parisiens le Sénégal auquel il
avait été sensible. Les griots ont finalement été remplacés par un groupe de piroguiers,
pêcheurs de Guet N’Dar, qui pouvaient constituer une attraction par leur habileté à
manier « leurs curieuses embarcations », mais dont Noirot mettait surtout en avant les
qualités humaines en les présentant comme des « hommes dont le dévouement n’a
jamais fait défaut quand le devoir commandait et qui en maintes occasions n’ont pas
marchandé leur vie pour sauver leurs semblables ou un navire en détresse »132. Une
équipe de sauveteurs en mer ne pouvait manquer d’attirer la sympathie…
Enfin, on notera que Noirot ne parle pas de la « présentation », mais de la
« présence d’un groupe d’indigènes à l’Exposition ». La nuance est de taille. Cette
présence les constitue en sujets d’une expérience originale et non en objets de la
curiosité publique. Ils peuvent entretenir avec leurs visiteurs des interactions
envisagées sur le mode de la réciprocité, et la manière dont ils verront Paris compte
autant sinon plus que la manière dont ils seront regardés et considérés par les
Parisiens. En adoptant leur point de vue, Noirot opère un renversement de perspective
par rapport aux représentations européennes de ce type d’exposition – qu’il s’agisse
des représentations de l’époque, telles qu’elles apparaissent dans les nombreux guides
et comptes rendus de l’Exposition et dans les témoignages de visiteurs, ou de celles
des promoteurs actuels du concept de « zoo humain » qui analysent les dispositifs par
lesquels des individus ou des groupes sont donnés à voir au public européen, jamais ce
qu’ils voient. Un tel renversement peut surprendre de la part du concepteur du premier
village sénégalais en France. Il s’explique si l’on considère que le point de vue
constamment affirmé par cet administrateur est le point de vue de la colonie. C’est
depuis le Sénégal, pour représenter le Sénégal et pour défendre les intérêts du Sénégal
qu’il a conçu son dispositif d’exposition. Dans cette perspective, les individus qu’il
emmène à Paris sont avant tout des indigènes de la colonie, destinés à y retourner
après leur séjour à l’Exposition. Leur voyage est envisagé en fonction des effets qu’il
pourra produire à leur retour, par leur intermédiaire. Noirot, essentiellement préoccupé
par l’accroissement de « l’influence » de la colonie, que ce soit auprès du public
métropolitain ou des populations colonisées, fait de l’exposition sénégalaise un
instrument de la politique coloniale locale autant qu’une vitrine du Sénégal à Paris :

« Comme influence, on peut admettre que le séjour à Paris, au milieu des merveilles de
l’Exposition, d’un certain nombre d’indigènes, ne peut que lui être profitable, tant par

132
Rapport final.

243
l’impression qu’ils rapporteront chez eux que par les sympathies qu’ils ne manqueront pas de
provoquer en France. »

C’est ainsi à une réception diplomatique coloniale qu’est conviée la délégation


sénégalaise à l’Exposition parisienne.

3. Les « Sénégalais » à Paris


Une fois le dispositif d’exposition conçu et accepté, il restait à le réaliser et à
l’installer, mais aussi à accompagner la délégation sénégalaise pendant toute la durée
de son séjour parisien. Pour réaliser la première partie du programme, Noirot fit appel
à ses compétences d’explorateur et d’administrateur colonial : il voyagea dans le pays,
observa, mesura, recueillit des matériaux pour les cases et des objets pour les
collections, rencontra des chefs, mobilisa les commandants de cercle, recruta des
artisans. Il ne s’agissait pas seulement de drainer objets et participants vers
l’exposition, mais de susciter partout l’adhésion au projet. Pour organiser le séjour
parisien de la délégation sénégalaise, il pouvait aussi s’appuyer sur son expérience
antérieure : à la fin de son premier voyage avec le docteur Bayol, il avait accompagné
en France une ambassade du Fouta Djallon venue donner un caractère officiel au traité
conclu sous les signatures conjointes de Bayol et de l’almamy, et qui avait séjourné un
mois à Paris, en janvier 1882. L’exposition anversoise de 1885, où la présence de
douze Congolais avait défrayé la chronique, constituait aussi un précédent dont il
pouvait s’inspirer. On peut se demander jusqu’à quel point ces deux modèles ont pu
apposer leur marque sur l’expérience sénégalaise à Paris que Noirot était en train
d’inventer, et dans quelle mesure celle-ci fut inédite. Enfin, les termes d’« exposition
sénégalaise » ou de « représentation du Sénégal » n’ayant de sens que selon la
définition coloniale d’un territoire appelé « Sénégal et Dépendances », cette
expérience parisienne du Sénégal contribua-t-elle à la construction d’une telle identité
territoriale, et donc à faire advenir ce territoire colonial ? Le biais de l’archive,
essentiellement constituée ici par le concepteur même du projet, tend à la valorisation
des indices, mêmes ténus, d’une réussite en la matière, mais elle contient aussi des
signes des failles et des tensions qui en traversèrent la mise en œuvre à cet égard.

Recruter des exposants, susciter l’adhésion


En raison des difficultés à travailler avec le comité d’exposition de Saint-Louis, qui
réunissait ses collections de son côté, il restait deux options possibles à Noirot :

244
s’appuyer sur l’appareil administratif de la colonie en demandant aux commandants
de cercle d’envoyer des échantillons et des objets, ou voyager dans le pays pour y
sélectionner lui-même ce qu’il voulait exposer. Il ne négligea pas la première, mais
marqua une nette préférence pour la seconde. Le comité d’exposition lui ayant refusé
des subsides pour financer ses excursions, au motif que les envois des administrateurs
suffiraient, il se tourna vers le gouverneur qui lui accorda un budget à cet effet, sur ses
fonds réservés. Il avait prévu de visiter systématiquement tous les postes des Rivières
du Sud et du Soudan jusqu’à Bamako et avait alerté le Commandant supérieur du
Haut-Fleuve de sa venue prochaine en lui demandant de favoriser son travail. Les
espaces périphériques de la colonie étaient donc particulièrement ciblés. Le manque
de temps et les difficultés financières l’ont obligé à restreindre considérablement ce
programme. Les sources rendent difficile la reconstitution exhaustive de ses trajets.
Un bordereau récapitulatif des dépenses effectuées en 1888 pour la préparation de
l’exposition porte les sommes payées à des artisans pour la confection de charpentes
ou de meubles, à des Peuls pour la fabrication de tentes, à des maisons de commerce
(Maurel et Prom, Aumont) pour « objets de cadeaux », mais aussi des dépenses
justifiées par des cadeaux offerts à un certain nombre de chefs importants de la
colonie auprès desquels il a séjourné133 : le Lam Toro (chef du Fouta Toro), le Bour
N’Diambour (chef du N’Diambour), Demba War (président de la Confédération du
Cayor), Madjior-Thioro (chef du N’Guik Mérina), et Yamar Mbodj (chef du Oualo). Il
s’agit là des chefs de territoires sous protectorat ou sous administration directe. Situés
sur l’axe du fleuve, ou entre Saint-Louis et Dakar, ces territoires représentent le cœur
de la colonie ou de son espace d’expansion. Le Sine, le Saloum et le Baol, au sud de
Dakar, ne figurent pas dans la liste, pas plus que le Boundou, où l’important
soulèvement dirigé par Mamadou Lamine venait à peine d’être réprimé. Sont
mentionnés par ailleurs les deux principaux chefs maures de la rive droite du fleuve,
Amar Saloum, émir des Trarzas, et Sidy Ely, émir des Braknas, qui représentent des
territoires encore indépendants.
Dans le rapport final, Noirot présente comme un tournant dans son activité, et
comme une trouvaille dont il n’eut qu’à se féliciter, l’idée de s’adresser directement
aux chefs faute d’avoir obtenu l’assentiment et l’aide des traitants de Saint-Louis
représentés par le comité d’exposition et le conseil général. Le récit qu’il en fait

133
AN 148 AP 2, pièce 87.

245
permet de préciser ses attentes à l’égard de ces chefs et la nature de la relation qu’il
établit avec eux :

« Je n’hésitai pas à m’adresser aux Noirs, à recruter chez eux des exposants, cherchant à les
initier à une chose inconnue d’eux jusqu’alors.
Mon appel n’est pas resté sans écho. Amar Saloum, Sidy Ely, le Lam Toro, le Bour
N’Diambour, Dimba War, Yamar, Madjioi-Thioro, {Dinah Salifou}134, autant de chefs Maures
et Noirs qui sans comprendre exactement le motif de mes demandes, riant parfois de me voir
recueillir un objet d’une valeur infime et se demandant pourquoi j’emportais des échantillons
de leur sol, se sont efforcés de me donner satisfaction, sachant qu’à défaut d’autre résultat, ils
étaient agréables au Gouvernement français. »135

Faire d’eux des « exposants », au même titre que les membres du comité
d’exposition qui, tel Aumont, rassemblaient des collections, c’était les inviter à fournir
des objets qui seraient présentés en leur nom à l’exposition. Les exposants n’étaient
pas physiquement présents à l’exposition, mais leurs objets portaient mention du
propriétaire, sur les étiquettes comme dans le catalogue136, et pouvaient leur valoir des
médailles et récompenses. En les sollicitant, Noirot ne cherche pas seulement à étoffer
sa collection, mais à susciter une participation large, à associer des notables
« indigènes » à un projet à la fois colonial et impérial. Il leur propose de représenter,
par leurs objets et en leur nom propre, leur territoire, au sein de la représentation du
Sénégal insérée dans l’Exposition des colonies françaises. S’agissant de chefs de
territoires sous protectorat ou de chefs relevant de la chefferie administrative, la
démarche s’inscrit pleinement dans le cadre de la relation coloniale, où le chef est
considéré à la fois comme un interlocuteur privilégié de l’administration, comme le
représentant d’un territoire et d’une population sur laquelle il a conservé un pouvoir
réel, et comme un obligé dont on attend une collaboration. Les efforts déployés par
Noirot pour les convaincre consistent donc à leur faire comprendre ce qu’est une
exposition et, à défaut, à leur présenter cette participation comme un gage de bonne
volonté envers la puissance colonisatrice. La situation est caractéristique d’une
politique d’association qui place les chefs en position d’intermédiaires. En donnant
leur consentement à une demande de l’administration, ils ont aussi l’occasion de
manifester et de faire reconnaître leur pouvoir sur la population, comme l’indique une
situation décrite par Noirot :

134
Oublié dans l’énumération, le nom de ce chef a été ajouté entre les lignes. On peut y voir l’indice du
fait que Noirot ne lui a pas rendu visite dans le cadre de la préparation de l’exposition. L’ayant
rencontré lors de son voyage de 1881, il a pu le solliciter par courrier.
135
Rapport final.
136
République française, Exposition universelle de 1889, Colonies françaises et pays de protectorat,
Catalogue officiel, Paris, J. Bell, 1889, p. 51-68.

246
« Je ne saurais trop remercier ici les chefs indigènes cités plus haut de l’aide qu’ils m’ont
donné. Il est arrivé que des matériaux devant servir à la construction des cases ont été
transportés par ordre des chefs, sur la tête de leurs sujets pendant des étapes de 30 ou 40
Km. »137

Les chefs décrits ici ne sont pas de simples maillons au sein d’une chaîne de
commandement. Leur participation, présentée comme spontanée, est en tout cas
volontaire. Elle engage leurs sujets, sur lesquels ils ont conservé toute autorité. Elle
est enfin l’indice de formes d’accommodement par lesquelles les chefs ont pu
négocier leurs relations avec le pouvoir colonial.
S’agissant des pays voisins de la colonie, sous influence, mais encore
indépendants, les efforts pour convaincre, enrôler et recruter prennent une forme plus
diplomatique. Ainsi Noirot cherche-t-il à préparer le voyage qu’il entreprend auprès
d’Amar Saloum, émir des Maures trarzas, par un document qui ferait de lui une sorte
d’ambassadeur accrédité. On trouve en effet dans ses papiers un texte curieux, dont
l’objectif est aussi clair que le statut en est sujet à caution :

« Le Ministre de la Marine et des Colonies à son Ami Malic Oumar Amar Saloum, roi des
Trarzas, Salut

Cette lettre a pour but de te faire savoir que nous préparons pour l’année prochaine à Paris, la
grande première ville de France, des fêtes magnifiques où tous les peuples de la terre sont
invités à envoyer les produits de leurs travaux pour être examinés et être récompensés selon
leur mérite.
Depuis longtemps les Maures Trarzas sont des amis fidèles de la France. Depuis longtemps,
Français et Trarzas sont unis comme {sont unis} les enfants du même père et de la même
mère. Aussi Nous savons, Amar Saloum, que nous pouvons toujours compter sur ta fidélité.
Aussi, nous serons heureux si tu veux envoyer à Paris les plus beaux produits de ton sol et les
plus beaux échantillons de ton industrie l’industrie de ton pays afin d’être examinés et d’être
récompensés comme les produits de tous les autres peuples de la terre.
Notre homme de confiance M. Noirot, qui commandait Dagana {et que tu connais bien}, nous
a dit que t’ayant expliqué ce qu’est une exposition, tu voulais faire tout ton possible pour
qu’on connaisse faire connaître en France les travaux des Trarzas. C’est M. Noirot que nous
avons chargé désigné pour s’occuper de l’Exposition au Sénégal. Considère le comme ton ami,
remets lui tous les objets qu’il te désignera. Confie lui un de tes meilleurs forgerons avec sa
famille. Nous aurons soin d’eux. Il aura soin d’eux comme on a soin de ses amis qui viendra
montrer en France aux Français la façon dont travaille (sic) les forgerons trarzas, Il aura soin
de tes sujets comme comme on a soin de son frère.
Je souhaite que Dieu le Maître de toute chose te conserve longtemps à la tête de ton peuple et
que cette lettre te trouve en bonne santé ainsi que [biffure illisible] toute ta famille et ceux qui
te sont fidèles. »138

Ce document non signé, non daté, mais où l’on reconnaît l’écriture de Noirot,
reproduit-il le texte d’une lettre réellement envoyée par le ministre à Amar Saloum ?

137
Rapport final.
138
AP 148 2, pièce 88. Texte intégral, sans date ni signature. Tous les mots biffés figurent tels quels
dans l’original. Le signe { } indique des ajouts entre les lignes.

247
Si Noirot avait recopié un courrier existant, le texte ne comporterait pas autant de
repentirs (biffures et ajouts), qui ne sauraient être imputables à des erreurs de copie. Il
est fort probable que Noirot soit lui-même l’auteur de cette lettre d’accréditation, dont
l’adresse, les formules de politesse, les déclarations d’amitié, la rhétorique imagée et
pédagogique sont caractéristiques de la littérature diplomatique française à l’endroit
des chefs d’États musulmans africains, qui s’inspirait de leurs propres codes
épistolaires pour leur délivrer un message politique qui était supposé leur être
étranger, en des termes tout prosaïques. Noirot a-t-il rédigé ce brouillon de lettre à la
demande du ministre, pour lui suggérer les expressions qu’il convenait d’employer
avec un chef qu’il se flattait de bien connaître ? A-t-il conçu ce texte de son propre
chef, et l’a-t-il fait transmettre au ministre dans l’espoir de le voir devenir officiel ? A-
t-il eu l’audace de commettre un faux ? Ou a-t-il simplement voulu se faire plaisir par
cet exercice d’écriture ? L’état actuel de mes dépouillements ne m’ayant pas permis
de découvrir un éventuel original signé de la main du ministre, la question reste pour
l’instant sans réponse. Cependant, tel quel, sans être un grand morceau de littérature,
ce texte constitue une belle pièce d’archive. Il nous renseigne en effet admirablement
sur ce que Noirot attendait de ces chefs, sur les représentations qu’il leur prêtait à
propos de la France, sur le registre dans lequel il situe sa demande, sur l’argumentaire
qu’il met en œuvre pour convaincre, et enfin sur le rôle qu’il s’attribue. Le recours au
champ lexical de l’amitié et de la confiance, voire de la fraternité, traduit une
conception très personnalisée des relations diplomatiques avec les souverains
africains. En singeant de façon quelque peu maladroite leurs écrits, il témoigne d’un
effort d’adaptation et d’accommodation de la part de l’administration française, mais
contribue à désétatiser chacun des partenaires. En se présentant comme l’« homme de
confiance » du ministre et comme son envoyé direct, Noirot s’attribue une stature qui
n’est pas la sienne, et il réduit artificiellement la chaîne de commandement en usage
au sein de l’État colonial français dans l’espoir de donner à son interlocuteur une
image plus familière, et peut être moins inquiétante, de cet État. Plaçant les relations
entre les deux États et entre les deux nations sur un pied d’égalité, il gomme la
dimension impérialiste de la France. Pour autant, il prête à celle-ci une vocation
universelle qui lui permettrait d’en appeler à « tous les peuples de la terre » et joue sur
le ressort de l’émulation entre nations pour inciter les Trarzas à participer, au risque de
susciter ou de renforcer une identité nationale trarza. Autrement dit, il confère
rhétoriquement aux Trarzas la dignité d’une nation égale à toutes les autres, comme à

248
la France, mais il omet de dire à leur chef que les produits de son sol et de l’industrie
de son pays qu’il lui plairait d’envoyer ne doivent nullement figurer dans un
quelconque pavillon trarza au sein de l’espace de l’exposition dévolu aux nations,
mais dans la partie sénégalaise d’une exposition des colonies françaises. Cette
annexion symbolique du pays trarza à la colonie du Sénégal constituait aussi un
renversement puisque Trarzas et Français s’étaient affrontés au temps de Faidherbe
pour le contrôle du Oualo. Enfin, s’ils avaient fini par accepter la frontière entre
domination française et domination maure établie par Faidherbe sur le fleuve Sénégal,
les émirs trarzas avaient contesté la mainmise française sur l’escale de Dagana, qu’ils
considéraient comme dépendante de leur autorité, bien qu’elle soit située sur la rive
gauche du fleuve139. Il y a donc quelque ironie à voir Noirot se réclamer de son statut
de commandant de Dagana pour obtenir de l’émir des Trarzas une participation à
l’exposition sénégalaise.
La participation des chefs fait figure d’acte politique a priori : elle est le signe de
leur reconnaissance de l’hégémonie que la France exerce de fait sur la région. Mais
Noirot lui assigne une autre fonction, qui exige une véritable adhésion aux valeurs de
progrès et à la dynamique de l’émulation internationale, et non un consentement de
complaisance aux demandes de l’administrateur. Il y voit en effet un levier de
transformation économique et sociale de la colonie, un vecteur de mission
civilisatrice. Cette vision à long terme des effets attendus de l’Exposition le conduit à
dépenser beaucoup d’énergie pour convaincre et expliquer, énergie que saluent
d’ailleurs ses supérieurs hiérarchiques140. Il en précise les enjeux dans sa lettre aux
conseillers généraux qu’il aimerait voir le seconder dans cet effort :

« Certainement, ça n’est pas là chose facile à obtenir, les indigènes ne comprennent pas très
bien ce qu’on leur demande, mais en y mettant de l’obstination on arrive à en persuader
quelques-uns. En tout cas, s’ils ne comprennent pas immédiatement, ils comprendront lorsque,
l’exposition terminée, certains seront récompensés. Il y a là, je crois, un moyen de stimuler
l’indigène, de le faire sortir de la routine qu’il subit depuis si longtemps et de l’engager à
perfectionner son travail ou à cultiver davantage. »141

En somme, le même échantillon d’arachide, de gomme ou d’indigo n’a pas le


même effet selon qu’il est présenté par le comité d’exposition ou par des exposants

139
Muhammed AL MUHTAR W. AS-SA’D, « Émirats et espace émiral maure. Le cas du Trârza aux
XVIIIe-XIXe siècles », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n° 54, 1989, p. 53-82.
140
Les évaluations qui figurent au dossier de Noirot pour les années 1888 et 1889 soulignent le « zèle »
et « l’activité » « dignes d’éloges » qu’il a déployés à cette occasion : notes du gouverneur par intérim
Quintrie en 1888 et du gouverneur Clément-Thomas en 1889, ANOM FM/EE/II/1160.
141
Lettre aux conseillers généraux.

249
indigènes : des effets sur les acheteurs et les investisseurs potentiels dans le premier
cas, sur le producteur dans le second. En recherchant le second type d’effet, Noirot
agit en administrateur colonial convaincu de la nécessité et de la possibilité de
transformer les sociétés par la diffusion de nouvelles normes de travail et de
productivité, et non en commerçant saint-louisien soucieux de l’accroissement des
bénéfices commerciaux de la colonie. Il s’inscrit pleinement dans le discours et les
pratiques de la colonisation moderne tels qu’Alice Conklin les a décrits à propos des
gouverneurs généraux de l’AOF 142 : son objet n’est pas le commerce, mais
« l’indigène ». Il cherche alors à instrumentaliser le dispositif de l’exposition au
service de cet objectif et voit dans les récompenses décernées aux exposants le
meilleur ressort d’une adhésion bien comprise aux nouvelles normes. Mais la
pédagogie par la récompense, telle que la prévoit le commissariat de l’exposition
parisienne, ne lui semble pas assez efficace. En effet, les « médailles » de bronze, d’or
et d’argent que pouvaient obtenir les exposants ne leur étaient décernées que sous la
forme d’un diplôme. À l’issue de l’Exposition, Noirot plaide auprès du commissaire
Henrique pour que les lauréats africains, à titre exceptionnel, ne reçoivent pas
seulement le diplôme, « simple feuille de papier », mais se voient remettre aussi le
« bijou ». Il rappelle qu’à Anvers, le roi Toffa, seul exposant africain, avait reçu une
vraie médaille d’or. Il s’agirait là d’une « dépense politique » que le ministère pourrait
prendre en charge dans l’intérêt de la colonie. De la même façon, il insiste pour qu’ils
obtiennent des décorations coloniales :

« Puisqu’il est question de nos exposants noirs, il serait à désirer que les propositions relatives
aux ordres du Cambodge et du Nichan faites en leur faveur et dont je vous ai remis la liste,
aboutissent. Ces chefs en seront très honorés. Vous avez pu vous rendre compte durant cet été,
M. Le Commissaire, que le noir n’est pas insensible à une distinction honorifique et qu’il y
attache un grand prix. »143

Ainsi, ce n’est pas seulement par son objet apparent (présenter les produits d’un
territoire), ni même par ses objectifs et ses valeurs (favoriser le progrès par
l’émulation), que la participation sénégalaise à l’Exposition prend tout son sens, sous
la plume de Noirot, mais par ses visées politiques. Cette manifestation est l’occasion
de coopter des élites autochtones au sein de la colonie en les associant à une entreprise
clairement située, elle, à l’échelle impériale. Dans un premier temps, ils ne voient dans
leur adhésion au projet qu’un moyen d’entretenir leurs bonnes relations avec l’autorité

142
Alice CONKLIN, A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and W est A frica,
1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1997.
143
Rapport final.

250
coloniale en faisant plaisir à ses représentants locaux, l’administrateur Noirot et,
derrière lui, le gouverneur qui siège à Saint-Louis en voisin (« l’émir de N’Dar » pour
les Maures). Mais le consentement donné localement, acquiert une dimension
impériale du fait de la nature même du projet, qui consiste à transporter des objets à
Paris, pour y être « examinés et récompensés » parmi tous ceux qu’ont envoyés
d’autres peuples ayant le même intérêt à entretenir de bonnes relations avec les
Français. L’Exposition opère en effet un saut scalaire en projetant les exposants au
cœur d’un empire.
Pour les exposants qui ne sont pas physiquement présents à l’exposition, ce
changement de dimension ne devient sensible que par la reconnaissance que leur
manifeste en retour une puissance capable de rassembler pour ses fêtes des peuples du
monde entier. Les « ordres coloniaux », plus encore que les médailles décernées par le
jury de l’exposition, jouent à cet égard pleinement leur rôle. Rappelons qu’il s’agit de
reprises, par l’État impérial français, de décorations créées par des souverains
africains ou asiatiques, adaptées ensuite pour se rapprocher du modèle de la Légion
d’honneur. Pour s’en tenir aux deux ordres mentionnés par Noirot, l’ordre royal du
Cambodge avait été créé en 1864 par Norodom Ier, et le Nichan-Iftikhar institué sous
différentes formes par les beys de Tunis entre 1837 et 1855. Jusqu’en 1896, seuls ces
souverains étaient habilités à les décerner. Noirot avait lui-même reçu en 1885 l’ordre
royal du Cambodge pour les services rendus à Anvers et devait se voir décerner en
1890 le Nichan-Iftikhar, dont le diplôme en français et en arabe, contresigné par le
grand vizir, figure dans ses papiers personnels144. Ces ordres créent une sorte de
citoyenneté impériale honorifique qui rassemble dans une même distinction
colonisateurs et colonisés, nationaux et étrangers, et fait circuler dans l’espace
impérial des décorations symbolisant tout à la fois l’existence politique des autorités
qui les décernent et leur sujétion à la puissance impériale. De la même façon, la
participation à l’exposition fait circuler des objets et distribue la reconnaissance ; elle
permet aux entités politiques incorporées à la colonie du Sénégal comme protectorats
ou gravitant à sa périphérie d’être représentées distinctement tout en mettant en scène
leur incorporation.
Cependant, le catalogue officiel qui répertorie les objets présentés au Palais des
colonies, ne fait aucune distinction entre les différents exposants, chefs et artisans

144
AN 148 AP 1.

251
indigènes, notables de Saint-Louis, membres de l’administration, dont les objets sont
présentés par classe, selon une nomenclature encyclopédique qui se veut universelle :

« Classe VI
384. Amady-Natago Lam-Toro (Chef du Toro) Protectorat du Toro. – Aloal (tablette).
385. Dimba-War, Président du Conseil des chefs du Cayor (Protectorat du Cayor). – Aloal
(tablette). – Planches à écrire.
Classe VIII
386. Aumont (André), à Saint-Louis. – Collection d’articles d’importation au Sénégal.
387. Comité Central. – Collection botanique.
388. Noirot (Ernest), administrateur colonial, délégué du Sénégal. – Collection d’échantillons
représentant les principales marchandises, composant le magasin d’un traitant à Podor.
[…]
Classe XIII
399. Amady-Natago. – Guitare.
400. Amar-Saleum. – Harpe maure.
401. Amady-Natago. – Tambours. – Tambours de guerre.
402. Comité Central d’Exposition. – Flûtes de pâtre. – Petite flûte de berger. – Harpes
mandingues. Grand tamtam de Khayes. –[…]
403. Commandant supérieur du Soudan français. – Guitare. – Musique.
404. Cros (Félix), à Gorée. – Téleith (instrument de musique Ouolof).
405. Dimba-War. – Guitare. – Tambour de danse. – Tambours de guerre. – Tamtam.
406. Ibrahima N’Diaye, Chef du N’Diambour. – Guitares. – Tambour de guerre.
407. Lam-Toro. – Violon. » 145

Les exposants « recrutés » par Noirot parmi les chefs figurent en bonne place dans
le catalogue, où la numérotation continue et l’ordre alphabétique ont un effet égalitaire
remarquable. Le Sénégal est donc représenté au Palais des colonies à la fois par des
objets soigneusement sélectionnés pour leur représentativité dans les différents
domaines de la vie quotidienne, de l’agriculture, de l’artisanat et du commerce, et par
ses exposants divers, nommés comme acteurs de la circulation des objets plus que
comme représentants d’une composante territoriale de la colonie. L’assemblage
ordonné ainsi réalisé déjoue les partages coloniaux et compose, sur le papier et dans
les vitrines, un Sénégal kaléidoscopique.

145
République française, Exposition universelle de 1889, Colonies françaises et pays de protectorat, op.
cit., p. 51-52. Les artisans sont représentés dans les classes concernant les bijoux ou les pièces de
harnachement en cuir et fer forgé.

252
V enir à l’Exposition, v oir la France
Les chefs sollicités par Noirot comme exposants avaient tous émis le vœu d’être
invités à l’Exposition. Le gouverneur en décida autrement et leur permit d’envoyer
leurs fils à Paris. Deux autres chefs furent autorisés à faire le voyage avec leur suite :
il s’agit d’Ousmane Gassi, almamy du Boundou, et de Dinah Salifou, roi des Nalous,
que nous avons déjà rencontrés dans les chapitres précédents. La délégation
sénégalaise se composa ainsi de plusieurs groupes hétérogènes, dont les séjours se
déroulèrent dans des conditions différentes.
Le groupe des artisans, réduit à dix personnes, arriva le 1er mai et habita seul le
village pendant le premier mois. Il était composé du bijoutier Samba Laobé Thiam,
venu avec son ouvrier et son fils, d’un forgeron et de son jeune frère, d’un tisserand,
d’un cordonnier, de deux femmes préposées à la cuisine du groupe et d’un enfant146.
Tous étaient des ouolofs de Saint-Louis, sauf le forgeron et son frère, venus de Bakel,
et les cuisinières, dont Noirot nous dit qu’elles étaient sœurs de même mère, l’une
peule, l’autre toucouleure. Un second groupe envoyé par le gouverneur arriva un mois
plus tard. Il était composé de dix-sept piroguiers de Guet N’Dar, de deux cuisinières
sérères et de deux bergers, l’un ouolof du Cayor, l’autre peul du Baol, avec du bétail
fourni par la maison Devès 147 . Un troisième groupe de trente-deux personnes,
comprenant les fils de chefs et leurs suivants148 ainsi que Dinah Salifou et sa suite,
arriva le 21 juin à Marseille, où Noirot alla les accueillir, et resta sept semaines à
Paris. Enfin Ousmane Gassi, accompagné de son frère, d’un notable et d’un interprète
arriva de son côté et ne resta qu’un mois en France149. Noirot n’ayant pas été en
charge de son séjour, il en dit peu de choses. Seuls les artisans, piroguiers et bergers
habitaient le village, à l’exposition, tandis que les chefs, fils de chefs et leur suite, que
Noirot appelle les « visiteurs de distinction », étaient logés dans des appartements

146
Tous sont nommés dans le rapport de Noirot au commissaire, sauf le fils du bijoutier, le frère du
forgeron et l’enfant. On les retrouve dans un album photographique de Roland Bonaparte, qui a réalisé
des clichés de sept d’entre eux. Il donne leur âge, indique des noms un peu différents, et précise que la
cuisinière Koudia est la mère d’un enfant de 14 mois présent à l’exposition : BNF CPl SG We 343,
consultable sur Gallica.
147
Seuls le chef des piroguiers, les femmes et les bergers sont nommés par Noirot. Cinq piroguiers
figurent dans l’album de Roland Bonaparte. Quant au bétail, une lettre de Gaspard Devès à Noirot,
datée de Bordeaux le 3 novembre 1889, évoque la revente des bœufs à la fin de l’exposition et la
rétribution des gardiens : AN 148 AP 2, pièce 72.
148
Un album de Roland Bonaparte comporte les photographies de dix d’entre eux : BNF CPl SG We
334, à voir sur Gallica.
149
Voir leurs photographies dans un autre album de Roland Bonaparte : BNF CPl SG We 344.

253
meublés. Les premiers mangeaient la nourriture préparée sur place par les femmes
tandis que les seconds prenaient leurs repas au restaurant.
Précisons la composition de cette délégation de trente-deux personnes, telle qu’on
peut la reconstituer à partir des éléments donnés par Noirot, des renseignements
figurant sur les légendes des photographies prises par Roland Bonaparte et d’une liste
de gratifications remises à ces différents personnages par le commissaire général
Louis Henrique150. Outre Dinah Salifou, sa femme Philis, son fils Ibrahim, son frère
Baba Sample, son neveu Mahamadou Cheikou, son ministre Sita et ses trois
musiciens, deux princes venaient de Mellacorée : Kandé, fils de l’almamy Daouda, et
Naby, fils de l’alcaty Yolam Fodé. Ce groupe constituait donc la délégation des
Rivières du Sud. L’émir du Kadé, province périphérique du Fouta Djalon, était
représenté par deux envoyés, Mahamadou Diam et Modi Cissé. Aucun prince n’avait
été envoyé de Casamance ou du Haut-Fleuve. La partie méridionale du Sénégal
historique était représentée par trois princes : le roi du Saloum, Guédel M’Bodj, avait
envoyé son fils « le jeune Macoumba151 » accompagné de son suivant, Nali (13 ans),
et de son griot, Goumallo (19 ans) ; « le petit Latgaran » (10 ans), fils de M’Baké
N’Diaye, roi du Sine, dispose d’un suivant encore plus jeune que lui, Mundiagou
N’Diaye (6 ans) ; Insa-Ba, enfin, est le fils du roi du Rip, Mamoundari. Les princes
ouolofs étaient les plus nombreux : Maïssa-Cillé N’Diaye (10 ans), fils du Bour
N’Diambour, Ibrahim (ou Birahim) et Samba Souma Fall (12 ans), tous deux fils de
Madjior Thioro, prince royal du Cayor et chef du N’Guick Merina, et Samba Youmbe
M’Bodj (11 ans), « fils de feu Sidia, prince du Oualo ». Ces princes étaient
accompagnés de musiciens et de suivants, dont certains peuvent être identifiés grâce à
l’album de Roland Bonaparte : Uli (20 ans), suivant de Birahim Fall et Machi (15
ans), suivant de Samba Youmbe M’Bodj. S’ajoutent encore les interprètes Boubacar
Abdoul, toucouleur, Boubou Penda, qui est en fait l’homme de confiance de Noirot,
un certain Hedde qui apparaît dans certains documents, et Solon, « interprète devenu
leur secrétaire particulier »152. Le grand nombre de très jeunes gens, voire d’enfants,
parmi ces princes envoyés en France sans adultes de leur famille peut être interprété

150
AN 148 AP 2, pièce 85. L’orthographe des noms est sujette à quelques variations d’un document à
l’autre. La famille et la suite de Dinah Salifou n’ont pas été photographiées par R. Bonaparte, mais des
photographies de Dinah, avec ou sans sa femme et son fils sont parues dans la presse. Les âges et les
prénoms des suivants sont donnés par R. Bonaparte.
151
Roland Bonaparte donne le nom d’Amadou N’Diaye à un prince « né à Sangomar », donc au
Saloum, et âgé de 13 ans.
152
Rapport final.

254
comme une marque de confiance de leurs pères envers Noirot, mais faisait peser une
lourde responsabilité sur lui et devait lui donner du fil à retordre au début de leur
séjour. La jeunesse de la délégation lui donnait aussi une configuration particulière.
Un budget important (17 500 francs) avait été mis à la disposition de Noirot pour
assurer le logement, l’entretien, les déplacements et les distractions de ces hôtes de
marque, budget qu’il dépassa largement puisque la dépense atteignit 29 000 francs153.
Quelle que fût la qualité de sa gestion, l’historien ne peut que se féliciter qu’elle lui ait
été confiée, car il trouve dans les comptes que Noirot tenait au jour le jour quantité de
renseignements sur les activités de ses hôtes pendant leur séjour en France, depuis le
moment où ils ont posé le pied sur un quai marseillais le 21 juin 1889, jusqu’à leur
embarquement à Toulon le 14 août154. Chaque jour figurent au budget des « voitures »
et des pourboires aux cochers pour les sorties et très souvent des rafraîchissements et
limonades. Les premières visites sont pour l’exposition (26 et 28 juin, 1er juillet) et la
Tour Eiffel (27 juin puis 3 août) ; elles se reproduisent plusieurs fois par semaine et, le
19 juillet encore, le groupe emprunte le chemin de fer Decauville, qui permet de
circuler entre les différents sites de l’exposition, et le pont roulant de la Galerie des
Machines. Les festivités organisées dans le cadre de l’Exposition sont aussi l’occasion
de sorties nocturnes (« soirée commerce et industrie » le 10 juillet et « soirée du
président » le 11). Hors de l’exposition, les invités font une sortie à l’hippodrome (4
juillet), se rendent à une fête à Montmartre (16 juillet), font des achats au Bon Marché
(17 juillet), visitent Versailles (21 juillet). Ils vont au spectacle le soir (deux fois à
l’Opéra et au théâtre de la Porte Saint-Martin, soirée espagnole au Cirque d’hiver).
Les enfants ne sont pas oubliés puisqu’on les emmène au guignol et au W ild W est
Show de Buffalo Bill. La délégation multiplie aussi les visites officielles : elle est
reçue le 30 juillet par Bayol, que Dinah Salifou avait déjà rencontré en 1881, par le
Shah de Perse les 1er et 4 août, par le Président de la République le 2 août, et par le
sous-secrétaire d’État au Commerce et aux Colonies, Étienne, le 10 août. Noirot
achète à plusieurs reprises des cigares pour Dinah, des babouches et des vêtements
pour les enfants ; il distribue de l’argent de poche aux enfants et aux « griots » le
dimanche et gratifie les uns et les autres de diverses sommes à l’occasion. En bref,

153
Idem. Il s’en justifie en disant que le budget avait été initialement prévu pour 25 personnes devant
rester un mois à cinq semaines en France, alors que ce furent 32 personnes qui lui furent confiées
pendant sept semaines. De plus, le local que le gouvernement devait mettre à leur disposition n’a pas
été disponible et les dispositions prises trop tardivement pour le logement ont obligé à louer des
appartements malcommodes, où il n’était pas possible de cuisiner.
154
AN 148 AP 2, pièces 79 à 83 et 86.

255
Noirot se fait guide et animateur de voyage organisé et manifeste une nette propension
à gâter les enfants : la mention « frais pour les enfants à l’Exposition » revient très
souvent dans ses comptes. Il s’agit pour lui, il le dit explicitement aussi bien à propos
de l’ambassade du Fouta Djalon que du séjour des Sénégalais, d’impressionner les
Africains de façon à ce qu’ils disent chez eux, à leur retour, les « merveilles » qu’ils
ont vues en France et s’en fassent ainsi les meilleurs avocats.
Ce faisant, il reproduit en plus grand son expérience de janvier 1882 avec la
délégation du Fouta-Djalon. Là aussi, il avait accompagné à travers Paris des visiteurs
qui revêtaient une certaine importance politique et diplomatique pour la colonie du
Sénégal. Visite des monuments parisiens, nombreuses sorties au spectacle (Théâtre de
la Porte Saint-Martin, Châtelet, Folies Dramatiques, cirque) et réceptions officielles
(par le Président de la République, le Président du Conseil, le « ministre des
colonies », la Société de Géographie et le général Faidherbe)155, les ingrédients de ce
programme furent assez proches de ceux qui composèrent l’ordinaire de la délégation
des princes en 1889. Ancien homme de théâtre, il semble avoir pris plaisir à faire
partager à ses hôtes son goût pour le spectacle et à noter leur intérêt pour la musique,
le ballet ou le cirque. En 1889 viennent s’ajouter à ce dispositif la présence de
nombreux enfants auxquels il faut offrir d’autres spectacles et d’autres distractions, et
le cadre qu’offre l’Exposition. Pour autant que l’on puisse en juger par les documents
disponibles, l’Exposition semble avoir constitué, pour cette partie de la délégation du
Sénégal, un espace de promenade et de divertissement idéal, comme pour tous les
visiteurs, plutôt qu’un lieu où ces individus auraient eux-mêmes constitué une
attraction. Il est difficile de dire dans quelle mesure ils fréquentèrent le village, qui
semble leur avoir servi de point de ralliement pour une exploration de l’ensemble de
l’Exposition.
Le modèle de l’exposition d’Anvers peut aussi être mobilisé pour comprendre ce
que Noirot a cherché à faire156. Les douze Congolais présents à l’exposition d’Anvers,
composant la « cour » du roi Masala, étaient logés dans un local aménagé pour eux
hors de l’exposition et pris en charge par une association de dames patronnesses qui se
chargèrent de veiller à ce qu’ils ne manquent de rien, entreprirent de les protéger de la

155
Ernest NOIROT, À Travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental), op. cit.,
introduction.
156
Zana Aziza ETAMBALA, « Carnet de route d’un voyageur congolais : Masala à l’exposition
universelle d’Anvers, en 1885 », A frika Focus, vol. 9, n° 3, 1993, p. 215-237, et vol. 10, n° 1-2, 1994,
p. 3-28.

256
curiosité excessive du public et les accompagnèrent dans leurs sorties et visites. Ils
furent reçus à l’Hôtel de ville, puis par Léopold II, et assistèrent à des représentations
théâtrales. Une particularité retient cependant l’attention : parmi les visites qui leur
furent proposées, plusieurs concernaient des usines et manufactures locales fabriquant
des produits susceptibles d’être exportés dans les colonies. Ils visitèrent ainsi une
fabrique d’outils où on leur remit des spécimens de différents modèles157. On voyait
en eux des représentants d’une population de consommateurs potentiels et on caressait
l’espoir d’activer à travers eux le commerce colonial, du côté des débouchés. En
France, la délégation de Dinah et des princes sénégalais ne se vit proposer qu’une
seule visite à caractère économique, mais elle avait été soigneusement choisie : à
peine débarqué à Marseille, le groupe fut emmené visiter les huileries de la maison
Verminck à Marseille (21 juin) puis le château de Calissane, domaine acquis par
Charles-Auguste Verminck près de Lançon-Provence (22 juin)158. Celui-ci, après
avoir travaillé pour les maisons Régis et Maurel et Prom, avait installé ses propres
comptoirs sur la côte ouest-africaine. Bénéficiant de la « révolution de l’arachide »,
bien implanté dans les Rivières du sud d’où il avait progressivement évincé les
maisons de commerce bordelaises, il avait acquis des huileries à Marseille en 1878 en
reprenant les établissements Pastré et créé en 1881 la Compagnie du Sénégal et de la
Côte occidentale d’Afrique, qui devint en 1887 la Compagnie française de l’Afrique
occidentale 159 . Cette puissante compagnie était bien représentée à l’Exposition,
puisqu’elle avait déployé ses collections au Palais des colonies où elle disposait de son
propre espace. Noirot avait donc directement eu à faire à ses représentants dans le
cadre de la préparation de l’exposition sénégalaise et se montrait quelque peu envieux
des moyens financiers dont elle avait pu disposer160. Mais la « maison Verminck »,
comme on l’appelait encore, présente dans le Rio Nunez depuis plusieurs décennies,
n’était pas inconnue non plus de Dinah Salifou. Il avait même signé peu de temps
auparavant avec l’un de ses représentants une convention par laquelle il lui
reconnaissait la liberté de commerce dans la Rivière de Kataco en l’échange d’une
prestation annuelle en marchandises161. Parmi les membres de la délégation, c’est

157
Ibid., vol. 10, n° 1-2, 1994, p. 19-20.
158
AN 148 AP 2, pièce 86.
159
Odile GOERG, Commerce et colonisation en Guinée (1850-1913), Paris, L’Harmattan, 1986, p. 109.
160
Noirot indique que l’exposition mise en place par cette compagnie avait à elle seule coûté 23 000
francs. Notons que Noirot, perturbé par le changement de nom récent de la compagnie l’appelle
« Compagnie française de la Côte occidentale d’Afrique » : Rapport final.
161
Convention signée à Bintimodia le 24 janvier 1887, citée par Odile GOERG, op. cit., p. 116.

257
donc essentiellement à Dinah Salifou que s’adressait la réception organisée par cette
maison de commerce. Il s’agissait de mettre en relation le chef d’un pays producteur
d’arachide, traversé par les rivières où étaient situées les principaux postes de
commerce, et la maison-mère de la compagnie française la mieux implantée dans la
région. Mieux qu’une convention signée localement avec un intermédiaire, une telle
réception pouvait impressionner favorablement le roi des Nalous par l’honneur qui lui
était fait, et le conduire à la fois, comme intermédiaire, à favoriser les activités de la
compagnie et, comme producteur, à accroître la production de son pays.
Contrairement à ce qui s’était produit à Anvers, l’intérêt économique escompté de la
visite ciblait le producteur et non le consommateur. Cet objectif est tout à fait
conforme aux vues de Noirot, qui considère moins le Sénégal comme une colonie où
doivent se déverser les productions de la métropole que comme un agrégat de sociétés
qui peuvent se transformer en produisant plus.
Un dernier trait du modèle anversois mérite analyse. Le groupe de Congolais
présent à Anvers, on l’a vu, ne logeait pas à l’exposition. Un « village congolais »
avait pourtant été prévu, mais il avait été édifié tardivement et ne fut achevé qu’un
mois et demi après l’arrivée du groupe. Dès son ouverture, le roi Masala et sa suite
allèrent passer une partie de leurs journées dans les « huttes » censées représenter leur
habitat, qui devinrent le lieu où le public pouvait accéder à eux librement. Auparavant,
les déplacements des Congolais avaient fait sensation, attirant des foules de curieux,
au point que les autorités, pour éviter l’affluence, avaient décidé de ne pas
communiquer à la presse le programme de leurs activités162. Cependant, avant comme
après l’édification des huttes, le groupe bénéficiait d’un espace privé défendu des
regards importuns. Le modèle anversois hésitait ainsi entre attraction et respect de la
vie privée, entre exhibition et visite diplomatique. Dans le cas du Sénégal à Paris, il
semble que cette tension, sans disparaître, ait été résolue par la scission de la
délégation en deux groupes, l’un vivant à l’exposition, l’autre non, l’un faisant
profession d’exposer son labeur quotidien, l’autre recevant les honneurs de la
République. D’un côté le peuple, de l’autre les princes : il y a, dans cette délégation à
deux vitesses, un paradoxe pour l’exposition du Centenaire de la Révolution française.
Pour comprendre le statut assigné aux artisans, piroguiers, bergers et cuisinières, il
faut y regarder de plus près. Les pièces comptables conservées dans les papiers

162
Zana Aziza ETAMBALA, « Carnet de route d’un voyageur congolais : Masala à l’exposition
universelle d’Anvers, en 1885 », art. cité.

258
personnels de Noirot sont beaucoup moins disertes sur leurs conditions de séjour
qu’elles ne le sont sur les activités des « personnages » pour lesquels Noirot estime
avoir à dépenser « sans liarder »163. Elles ne sont pas muettes pour autant. Les sommes
à dépenser pour le voyage et le séjour des ouvriers, que Noirot appelle le
« personnel » de l’exposition, relevaient d’une ligne budgétaire spécifique pour
laquelle il avait établi un état prévisionnel avant son départ pour Paris164. Il y prévoit
une dépense d’1 franc par jour et par personne pour la nourriture (0,50 F pour les
enfants), soit 150 francs par personne pour un séjour d’une durée de trois mois165. Il se
fonde pour ses prévisions sur les rations journalières servies par l’administration du
Sénégal à ses « employés indigènes » (600 grammes de riz et 300 gr de viande, 40 gr
de café et autant de sucre et, pour certains, 75 cl de vin), considère qu’« en France, il
sera peut-être nécessaire d’augmenter ces quantités », et décrit un régime alimentaire
composé de riz, de couscous de mil (qui pourra être apporté du Sénégal), de lait caillé,
poisson sec et viande, auquel peut s’ajouter, pour les ouolofs, du pain et du biscuit166.
Fait remarquable, dans le dernier état prévisionnel des dépenses, le chef du Oualo,
Yamar M’Bodj, figurait parmi le personnel, avec femme, enfant et griot. Or Noirot ne
prévoyait pas pour cette famille princière des frais de nourriture plus élevés que pour
les ouvriers167 . Yamar M’Bodj avait été invité par le gouverneur à se rendre à
l’exposition, mais le projet de ce voyage semble avoir été abandonné pour des raisons
inconnues.
Noirot prévoit en outre une indemnité proportionnelle à la durée du séjour, devant
compléter les gains que les artisans pourront retirer de la vente de leurs produits : « En
principe on ne doit pas vendre à l’Exposition. On vendra quand même »168. Il insiste
auprès du comité d’exposition, dont le président était opposé au principe de cette
indemnité, pour que celle-ci soit maintenue :

« Elle ne pourra être évitée. Quant à moi, je l’ai déjà promise à Samba Laobé, lorsque je l’ai
décidé à venir en France et j’ai pour principe avec les indigènes surtout qu’une promesse doit
toujours être tenue sous peine de déconsidération. D’autre part, il ne faut pas compter

163
AN 148 AP 2, pièces 83 et 86 (brouillon) : note au commissaire Louis Henrique, au bas du compte.
164
AN 148 AP 2, pièce 76. Le document est un brouillon non daté, mais Noirot y évoque son départ
prochain pour l’exposition, annoncé pour le mois de mars 1889. Il est adressé au président du Comité
d’exposition qui doit approuver le budget prévisionnel imputé sur la contribution de la colonie.
165
Dans une première version de ce budget prévisionnel, il avait prévu un séjour de cinq mois. AN 148
AP 2, pièce 75. Le groupe arrivé le 1er mai, s’il est resté jusqu’à la fin de l’exposition, a dû
effectivement séjourner cinq mois à Paris.
166
AN 148 AP 2, pièce 74. Brouillon d’un rapport adressé au Commissaire de l’Exposition des
colonies.
167
Ibid., pièce 76.
168
Ibid., pièce 74.

259
exclusivement sur les gains des ouvriers. Ils gagneront de l’argent, c’est vrai, mais gagneront-
ils suffisamment ? […] Et puis tant mieux si nos ouvriers indigènes gagnent beaucoup. »169

Revue à la baisse par rapport au budget initial, l’indemnité varie suivant la


composition de la « famille » concernée – Noirot prévoyait à ce moment que certains
ouvriers seraient accompagnés de leur épouse – et selon l’activité exercée : elle est de
500 francs, par exemple, pour le bijoutier Samba Laobé, qui devait séjourner avec
« femme, aide et enfant », de 250 francs pour le cordonnier seul, mais elle ne s’élève
qu’à 200 francs pour chacun des piroguiers, dont on ne voit pas quels revenus ils
pouvaient tirer par ailleurs de leur travail. Ce sont là les prévisions de Noirot, mais les
sources ne permettent pas de savoir si elles furent suivies d’effet. La seule certitude en
la matière concerne les bergers, qui furent rétribués par une somme prélevée sur la
revente des bœufs envoyés à l’exposition par Gaspard Devès, le reste du produit de la
vente devant être restitué aux Devès170.
Le statut de ces personnes est donc mixte. Membres du « personnel » de
l’exposition, ils sont employés sous contrat par l’administration de la colonie qui
assure leur entretien mais ne leur accorde pas de salaire. « Ouvriers », on s’attend à ce
qu’ils tirent des revenus de leur travail. « Indigènes », ils font l’objet d’une
gratification qui leur est promise pour les inciter à partir, et qui leur est attribuée
comme un « cadeau », en récompense de leur adhésion à un projet colonial. Quant aux
bergers, leur « rétribution », mi-salaire, mi-indemnité, prélevée sur fonds privés mais
laissée à la discrétion de l’administrateur Noirot, est l’objet d’une sorte de mécénat
colonial.
Les deux groupes relevaient de lignes budgétaires différentes pour leur entretien
pendant leur séjour. Cependant, Noirot fut conduit à effectuer pour les ouvriers et les
piroguiers des dépenses imprévues, qu’il imputa sur les sommes qui lui étaient
confiées pour Dinah et les princes.

« À ces dépenses, je dois ajouter celles occasionnées par l’arrivée de Samba Laobé et ses
compagnons, le 1er mai […] :
Achats divers (comestibles, café, etc.) 25 f.
Achat de Chaussures le 3 mai pour les pluies qui compromettent la santé des indigènes
37 f.
Frais de nourriture le 2 mai 28 f.
Menues dépenses pour tout ce monde et dont le détail peut suivre 60. »171

169
Ibid., pièce 76.
170
Ibid., pièce 72 : lettre de Gaspard Devès à Noirot, datée de Bordeaux le 3 novembre 1889.
171
Ibid., pièce 83.

260
Dans ce compte arrêté le 4 juillet, Noirot reporte des dépenses effectuées deux
mois plus tôt, qu’il a dû régler dans l’urgence sur ses propres deniers, probablement
parce que les dispositions n’avaient pas encore été prises par le commissariat de
l’exposition pour débloquer les fonds nécessaires à l’entretien des nouveaux arrivants.
C’est de son propre chef qu’il se rembourse des avances consenties. Mais le principe
de la séparation des comptes apparaît très clairement lorsque, par exception, Noirot
puise dans les sommes réservées aux princes pour régler d’autres dépenses :

« 7 juillet. Payé pour la confection de 24 avirons destinés aux piroguiers la somme de 196 f.
Cette somme […] ne peut figurer dans la dépense de princes Sénégalais mais elle n’en est pas
moins déboursée. » 172

Il s’agissait là d’une dépense nécessitée par les besoins du service, et directement


liée aux activités professionnelles des piroguiers. Cependant, de façon très
exceptionnelle, la porosité entre les deux comptes, due à la gestion approximative de
Noirot, laisse parfois entrevoir la prise en charge de besoins plus personnels, comme
cette somme de 30 francs, « donné[e] pour blanchissage des piroguiers » le 16
juillet173. Figurant parmi d’autres notes de blanchissage réglées pour Dinah ou les
princes, elle montre que les deux groupes, s’ils n’étaient pas logés à la même enseigne
et n’occupaient pas leurs journées aux mêmes activités, étaient traités avec un même
respect de leur dignité. Le souci de l’attraction n’allait pas jusqu’à faire de la lessive
des effets personnels un spectacle public.
Ces documents comptables établissent clairement le partage entre le « personnel »
et les « personnages », mais ils tissent ensemble, dans une certaine mesure, les vies
des personnes co-présentes à l’Exposition. Ils situent aussi Noirot à l’interface des
deux groupes avec lesquels il fut en permanence en contact. Or les relations qui
s’établirent entre les membres des différentes parties de la délégation produisirent des
effets inattendus, dont Noirot se fit l’observateur et le rapporteur.

Tensions dans la délégation


Noirot use complaisamment à plusieurs reprises, dans ses rapports aux
commissaires de l’Exposition, de l’expression « ce petit monde exotique », qui
désigne tantôt les habitants du village, tantôt l’ensemble de la délégation. Pour autant,

172
Ibid, pièce 79 : « Compte d’emploi d’une somme de 1 000 f. et d’une somme de 500 f. mises à la
disposition de M. Noirot, délégué du Sénégal, pour les besoins de la Mission Sénégalaise. » Compte
courant du 5 au 20 juillet.
173
Ibid.

261
ce « petit monde », ce Sénégal en miniature, cristallisait à ses yeux tous les clivages
traversant la population de la colonie, et il ne s’en cache pas : « On ne saurait croire,
dit-il en effet, combien la promiscuité de tous ces gens nous a causé d’ennuis »174.
Le clivage qui pourrait nous sembler le plus évident, compte tenu de ce que nous
savons de la différence entre leurs conditions de séjour, est celui qui oppose les
habitants du village à la délégation princière. Pourtant, ce n’est pas en termes
d’inégalités sociales – de « classes » ou d’« ordres » – que les premiers, d’après
Noirot, exprimaient leurs « sentiments jaloux » à l’égard des « attentions spéciales »
dont les seconds faisaient l’objet, comme en témoigne cette exclamation qu’il attribue
aux piroguiers :

« - Oh ! Dinah ! disaient-ils, un roi ! un roi de captifs ; des fils de chefs, des fils des sauvages
qui saoulent toujours : c’est nous qui devons passer premiers, nous sommes comme Français,
nous votons. »175

L’expression concentre remarquablement plusieurs lignes de fracture qui


traversent l’espace social ouest-africain. La référence à la captivité, l’imputation de
sauvagerie et l’allusion à la consommation de boissons alcoolisées dessinent d’abord
un partage entre le monde de l’islam (Dar al-islam) et ce qui lui est extérieur. Dinah et
sa suite viennent en effet du monde des Rivières du Sud, peu touché par l’islam, et si
Dinah lui-même avait étudié au Fouta Djalon et savait faire preuve de modération,
certains de ses compagnons appartenaient selon Noirot à des « contrées (…) où boire
l’eau de vie de traite est le premier des devoirs ». Une telle pratique cristallisait le
mépris des musulmans et permettait d’activer la dichotomie Islam/sauvagerie,
alimentée par le souvenir d’une époque encore proche où les musulmans pouvaient
s’autoriser de cette qualité pour réduire à la captivité les non-musulmans. À ce clivage
religieux qui structurait les sociétés ouest-africaines s’ajoutait la ligne de partage de la
citoyenneté introduite par la colonisation. Étaient citoyens et non sujets, en effet, les
« originaires » des quatre communes du Sénégal, dont faisaient partie ces piroguiers
de Guet N’Dar, faubourg de Saint-Louis. Et le fait que le royaume des Nalous soit
placé sous protectorat et non sous administration directe, et que ses ressortissants
soient par conséquent considérés par l’administration coloniale comme « sujets
protégés » et non comme « sujets français » n’y changeait rien aux yeux de ces
citoyens. À cette citoyenneté définie par le droit de vote s’ajoutait une forme

174
Rapport final
175
Ibid.

262
d’assimilation revendiquée par les acteurs affirmant être comme Français. Et lorsque
Samba Laobé, le bijoutier de Saint-Louis renchérissait, pour le groupe des artisans de
Saint-Louis, « – Nous aussi nous votons, nous sommes autant que vous, d’abord moi
je suis déclaré à la mairie, mes enfants aussi »176, il ajoutait à la citoyenneté la dignité
conférée par l’état civil républicain, invoquant un degré supplémentaire dans
l’assimilation pour affirmer une supériorité de statut. Deux grilles de lectures, l’une
ancienne, l’autre nouvelle, se superposaient ainsi, concourant à disqualifier le monde
des Rivières du Sud comme « sauvage », au nom de l’islam et de la francité réunis. Il
y a là une appropriation remarquable par ces acteurs du concept colonial de « citoyen
français musulman », statut privilégié qui constituait une exception à l’échelle de
l’empire.
Mais la description haute en couleur que fait Noirot de « ce petit monde » insiste
davantage encore sur les clivages qui donnèrent lieu à des conflits perpétuels au sein
même de chacun des deux groupes. Au village, d’abord, les catégories
professionnelles à fonction identificatoire, que Noirot appelle « castes », reprenant en
cela une terminologie ethnographique en usage dans l’administration coloniale,
apparaissent comme un modèle explicatif du mépris universel que se vouent les
différentes communautés :

« Pendant que les piroguiers avaient pour les artisans un mépris profond, les noirs originaires
de l’intérieur, pour qui le pêcheur est un homme méprisable au dernier point, regardaient ces
braves gens de Guet N’Dar comme le rebut de l’espèce humaine. Journellement le village était
animé de disputes où la langue jouait un rôle prépondérant : quand les femmes se mettaient de
la partie, ce qui arrivait fréquemment, la position n’était pas tenable. »177

Dans le cadre de l’Exposition, cependant, ce partage structurant se déploie de façon


inédite sur le plan de la tenue vestimentaire, qui devient le lieu d’une concurrence
acharnée entre les groupes, à la conquête de la considération du public :

« Samba Laobé, toujours richement habillé et ses compagnons, artisans comme lui qui s’étant
aperçus que le public se laisserait prendre aux galons, s’étaient empressés d’acheter des
calottes brodées d’or […]. De là, jalousie des piroguiers plus modestement vêtus. Ady Sarr,
leur chef, homme sérieux cependant, qui chez lui ne consentirait jamais à se coiffer d’une
calotte ornée de broderies, en était arrivé, croyant ainsi avoir droit à plus de considération, à
orner sa tête d’un fez rutilant et garni d’un volumineux gland d’or. »178

176
Ibid.
177
Ibid. Souligné dans le texte. Notons que c’est là le seul passage du rapport où il est question des
femmes, en dehors de l’énumération des noms et des provenances de tous les individus rassemblés dans
le village. Dans l’album de Roland Bonaparte sur lequel figurent la plupart des artisans, Samba Laobé
ne pose pas en calotte brodée d’or, mais il porte avec prestance quelques attributs de l’élégance
parisienne estivale : canotier et badine.
178
Ibid.

263
Effet pervers de l’Exposition, les habitants du village consentent à se déguiser en
Africains d’opérette pour s’adapter au goût du public, faisant ainsi entorse à leur
éthique de la modestie. Cependant, la rivalité mimétique qui s’établit entre eux en est
un ressort au moins aussi puissant que l’interaction avec les visiteurs. Il est possible de
lire cet épisode comme révélateur de l’aliénation des « colonisés » au canon teinté
d’orientalisme au prisme duquel une « culture coloniale » métropolitaine se
représenterait les Africains. Mais il me semble tout aussi légitime d’y voir une
instrumentalisation ironique du public par ces acteurs d’abord préoccupés de se
positionner les uns par rapport aux autres. L’expression « petit monde exotique » tire
tout son sens de cette double lecture : il n’est « exotique » qu’au yeux des visiteurs
mais c’est tout un monde qui puise en lui-même de quoi donner sens aux actions de
ses membres en choisissant de s’exoticiser volontairement.
Au sein du groupe constitué par Dinah et les princes, enfin, d’après Noirot, « les
sentiments de jalousie que l’on observait chez les habitants du village existaient à un
point beaucoup plus aigu »179. Ils mettaient aux prises « ces hommes et ces enfants »,
au point qu’on ne pouvait déplacer un membre de la délégation sans en déplacer
trente-deux. La jalousie exacerbée par le régime d’attentions dont ils étaient l’objet
constitue ainsi une nouvelle manifestation de rivalité mimétique, mais elle relève aussi
d’un désir de distinction qui en est le corollaire :

« Les petits ne parvenaient pas à admettre qu’on les confonde avec la suite de Dinah : c’étaient
tous les jours des révoltes d’amour propre froissé. »180

L’explication que donne Noirot de cette rivalité ne convoque pas le registre de la


religion comme on aurait pu s’y attendre, la plupart des jeunes princes provenant de
sociétés musulmanes, mais l’orgueil national :

« Dans leur pays, Princes et suivants vivent volontiers ensemble, mangent dans la même
calebasse, mais à la condition d’appartenir à la même nation. Le respect très marqué dont les
noirs font preuve vis-à-vis de leur chef direct, s’étend rarement au chef d’un autre peuple à
moins que celui-ci ait acquis une réputation de guerrier indiscutable et inspirant la crainte. Il
était donc difficile de maintenir la concorde entre tous ces noirs plus orgueilleux les uns que
les autres, s’attribuant une importance d’autant plus grande que l’on avait pour eux plus
d’égards. »181

L’analyse se place ainsi sur le terrain politique : elle reconnaît aux sociétés ouest-
africaines, représentées ici par leur aristocratie, la dignité de nations, définie par
l’existence d’une conscience nationale cristallisée par le chef. Cependant, Noirot
179
Ibid.
180
Ibid.
181
Ibid.

264
superpose à ce registre une lecture ethnographique et raciale, qui essentialise les
Africains par les sentiments qu’il leur prête : respect, crainte, orgueil. L’identité
nationale est ainsi fondée sur le sentiment plus que sur la raison politique. N’oublions
pas cependant que cette aristocratie de princes et de suivants présente à Paris était très
largement composée d’enfants ou de jeunes adolescents, âgés de 10 à 15 ans. De
manière significative, Noirot déclare que les enfants ont finalement causé moins de
soucis que les hommes et qu’il « n’hésiterai[t] pas le cas échéant à [se] charger d’un
nombre d’enfants trois fois plus grand à la condition de n’avoir pas d’adultes »182.
Plus impressionnables et plus malléables, de jeunes esprits pouvaient plus facilement
être enrôlés au service du projet politique colonial, dans la tradition faidherbienne de
l’École des Otages, devenue École des fils de chefs. D’une manière générale,
d’ailleurs, Noirot comptait plus sur l’impression produite que sur l’intelligence des
membres de la délégation, pour agir à travers eux sur les relations entre la France et
les États protégés de la colonie du Sénégal.
Les tensions entre musulmans et non musulmans, entre citoyens des quatre
communes et ressortissants de l’intérieur, entre toutes les « nations » du Sénégal,
enfin, faisaient de la délégation du Sénégal une sorte de Babel sociale et politique, à
l’image du village composé de cases hétérogènes. Tel qu’il apparaissait à travers ses
représentants, le Sénégal et Dépendances demeurait un agrégat de territoires et de
populations qui ne pouvait être pensé comme un tout. Il s’agissait dès lors de les
réunir dans une admiration commune pour la France, vecteur d’une adhésion à un
projet impérial. Le Sénégal pouvait à lui seul être considéré comme un empire en
miniature, dans le sens où Jane Burbank et Frederick Cooper définissent ce terme :
assemblage de territoires hétérogènes et diversement administrés, incorporant des
peuples tout en maintenant des distinctions entre eux et s’appuyant sur des
intermédiaires capables de relayer une politique commune183. Les délégués du Sénégal
étaient ces intermédiaires, ambassadeurs moins du Sénégal en France que de la France
au Sénégal. Il fallait donc façonner chez eux un sentiment d’appartenance à l’empire,
qui passait par la connaissance de la France et par la participation à ses célébrations.
L’invitation à l’Exposition du Centenaire était l’occasion par excellence d’établir les

182
Ibid.
183
Jane BURBANK et Frederick COOPER, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot,
2011 [2010].

265
linéaments d’une conscience impériale à partir d’une célébration nationale, et les fêtes
du 14 juillet 1889 devaient en constituer le clou.
La délégation toute entière assista ainsi au défilé militaire, sur l’hippodrome de
Longchamp. L’événement fut l’occasion pour Noirot de relativiser l’efficacité
escomptée de ce genre de manifestation en en constatant les effets différentiels sur les
divers groupes de « Sénégalais ». La description circonstanciée qu’il donne de leur
attitude pendant le défilé, enrichie des informations obtenues auprès de l’interprète qui
rédigea sous leur dictée des lettres à leurs familles restées au Sénégal, constitue une
source rare en ce qu’elle nous permet d’accéder au point de vue de ces Africains, à
peine altéré par le cadre d’énonciation colonial dans lequel il est inséré. Elle mérite
d’être citée dans son intégralité :

« La dissemblance d’impression produite par la revue du 14 juillet sur toutes ces intelligences
primitives nous a particulièrement frappé. Nous avions lieu de croire qu’un déploiement de
forces aussi considérables, une telle affluence de peuple produiraient sur eux tous un même
sentiment de puissance et de grandeur. Pas du tout.
Il pleuvait. Tandis que Dinah et ses compagnons, guerriers ou fils de guerriers, exercés dès
leur enfance au métier des armes, seule profession convenable à des hommes de leur caste, ne
perdaient pas un des mouvements de la revue, étaient atterrés de voir autant d’hommes et de
chevaux, ne se souciaient pas de la pluie, les piroguiers, les artisans, indifférents au défilé des
troupes, regardaient avec tristesse leurs vêtements ruisselants.
Dans leur lettre adressées au Sénégal, les piroguiers disaient avoir assisté à une revue, qu’il
avait plu tout le temps, que leurs beaux effets étaient gâtés parce qu’ils n’étaient pas abrités,
qu’on peut voir des revues à St Louis dans se mouiller. Ils disaient aussi avec force détails que
les Gabonais étaient de mauvais piroguiers, qu’ils avaient gagné toutes les courses faites avec
eux. En revanche, si la revue les avait laissé (sic) presque indifférents, la foule énorme, la
grande quantité de voitures et de chevaux circulant dans les rues, les spectacles, les
illuminations, la tour Eiffel étaient longuement décrites.
Au contraire, les lettres des enfants étaient pleines de détails sur la revue où il y avait tant de
soldats et tant de chevaux qu’on ne pouvait les compter, où le premier général, un vieux,
recevait la pluie comme un simple soldat, et où chaque corps de troupe était énuméré. »184

On rêverait de retrouver ces lettres pour s’assurer que Noirot n’en dénature pas trop
le contenu en en restituant le ton bravache ou enfantin. Le partage qu’il établit entre la
délégation princière intéressée à la chose militaire et littéralement fascinée par le
déploiement d’hommes et de chevaux qui manœuvrent sous ses yeux, et les habitants
du village absorbés par des préoccupations plus prosaïques mais plus réceptifs à
d’autres spectacles, paraît cependant convaincant. La surprise vient pour Noirot du
dédain que manifestent les seconds. Si l’objectif était de tisser un lien impérial à
travers le spectacle de l’armée française en mouvement, la dichotomie entre les deux
groupes joue en effet à fronts renversés. Ce sont les Saint-Louisiens, citoyens français

184
Rapport final.

266
prompts à rappeler les signes institutionnels de leur assimilation, qui boudent le
spectacle, tandis que les princes d’États protégés s’en repaissent. Force est de
constater que la citoyenneté des premiers n’impliquait aucunement les manifestations
de patriotisme auxquelles un Français pouvait s’attendre. Leur identité de citoyens
français était donc à géométrie variable. Elle revêtait la forme d’un statut privilégié à
usage local, dont il était bon de se réclamer pour se distinguer du tout venant de la
colonie, plutôt que celle d’une participation à une communauté nationale,
métropolitaine, ou même impériale. Il est à cet égard significatif que l’autre
communauté à laquelle se mesuraient les piroguiers sénégalais ait été celle des
piroguiers gabonais : la Seine semble avoir été le théâtre de jeux intercoloniaux
opposant les deux équipes. Les Saint-Louisiens se définissaient donc comme citoyens
français par rapport aux Sénégalais de l’intérieur et comme Sénégalais par rapport aux
Gabonais, mais non comme Français face aux célébrations nationales. De fait,
l’administration ne leur reconnaissait qu’une citoyenneté limitée, puisqu’ils ne
pouvaient être électeurs qu’à l’intérieur des quatre communes. Tout cela montre à la
fois la nature composite de l’Empire, les identifications multiples des acteurs et la
difficulté à construire une identité impériale.
Le clivage entre les chefs ou princes et les artisans ou piroguiers ne fut cependant
pas absolu. Un document rencontré par hasard dans le dossier constitué pour la
demande d’attribution de la Légion d’honneur à Ousmane Gassi établit une passerelle
étonnante entre l’almamy du Boundou invité à Paris et l’un des artisans du village,
Ely, l’ouvrier du bijoutier saint-louisien Samba Laobé Thiam. Dans une lettre datée de
Paris, le 3 octobre 1889, adressée au sous-secrétaire d’État aux colonies, Étienne,
Ousmane Gassi demande une récompense pour le jeune bijoutier, en invoquant des
faits qui se sont déroulés au Soudan trois ans et demi plus tôt. Il rappelle les
circonstances du siège du poste de Bakel par Mamadou Lamine, le 3 avril 1886,
moment critique de la guerre qui a opposé cette année-là les Français et leurs alliés du
Boundou au marabout qui avait soulevé contre eux une partie du pays :

« La garnison du poste se trouvait en trop petit nombre pour pouvoir tenir tête à l’ennemi, les
traitants de l’escale vinrent tous se porter au secours du poste, et joindre leurs efforts à ceux de
la garnison. Parmi ces braves volontaires se trouvait le nommé Elli Banna N’Diaye, bijoutier
de St Louis, et faisant actuellement partie de la troupe des artisans du village sénégalais à
l’Exposition Universelle. Dans cette mémorable journée, il a reçu cinq blessures très graves ;
deux à la jambe gauche, une à l’épaule, une au ventre, et la cinquième à l’aine. Pendant deux
mois et demi, il est resté à Bakel chez le traitant Mamady Moctar soignant ses blessures.
Tous ceux des volontaires survivants de cette mémorable journée, ont reçu de la part du
Gouvernement la récompense de leur bravoure et de leur dévouement. Se trouvant alité, il a dû

267
très probablement être oublié dans le nombre, et je viens aujourd’hui, Monsieur le Sous-
Secrétaire d’État, solliciter de votre bienveillance pour Elli Banna N’Diaye la récompense
qu’il mérite à tous égards.
Je me trouvai mêlé à cette affaire ; je l’ai vu combattre à mes côtés, et je déclare hautement
que sa conduite dans cette circonstance est digne de tous éloges.
Je ne doute pas, Monsieur le Sous-Secrétaire d’État, que vous daignerez prendre en
considération ma supplique, et que vous tiendrez à récompenser les services signalés de ce
brave volontaire qui a si dignement défendu l’honneur du drapeau français en exposant sa vie.
Daignez agréer, Monsieur le Sous-Secrétaire d’État, avec tous mes remerciements anticipés,
l’assurance de mes sentiments de bien respectueuse considération,

Ousmane Gassy, Almamy du Boundou »185

Le style et les expressions employées, la manière de relater les faits, la description


des blessures enfin, sont caractéristiques des rapports rédigés par des officiers lors des
campagnes au Soudan, et tout à fait similaires à ceux qu’avaient employés en 1888 le
capitaine Fortin ou le lieutenant-colonel Gallieni, alors commandant supérieur du
Soudan, à l’appui de leur proposition pour la croix de la Légion d’honneur en faveur
d’Ousmane Gassi. Il ne contient aucune trace du code épistolaire pratiqué par les
chefs africains musulmans, dont il a été question plus haut. Il est fort probable, par
conséquent, que la lettre citée ait été rédigée au nom de l’almamy du Boundou par
l’un des officiers de sa connaissance présent à Paris avec lui186. Le courrier n’insiste
pas sur la coïncidence stupéfiante qui fait se retrouver à l’Exposition, l’un au titre de
la délégation princière, l’autre comme artisan, deux hommes qui avaient été mêlés
pour des raisons différentes à la défense de Bakel en 1886. Ousmane Gassi a-t-il
reconnu le bijoutier en se rendant au village ? Celui-ci est-il venu se rappeler à son
souvenir, profitant de l’occasion pour lui relater ses déboires à la suite du siège ? On
entrevoit à travers cette lettre une interaction entre les deux hommes, événement bien
plus microscopique que le siège de Bakel, mais très révélateur de l’espace social que
pouvait constituer le « petit monde » des Sénégalais à l’Exposition. Le document
donne aussi quelque épaisseur à la vie de cet artisan qui n’est mentionné dans le
rapport de Noirot que sous le nom d’Ely et disparaît sous la qualification d’ouvrier de
Samba Laobé : nous apprenons ainsi qu’il a été traitant à Bakel et qu’il fut gravement

185
ANOM FM SG/SENE/IV/70a (dossier « Légion d’honneur à titre étranger, Ousman Gassi, Roi du
Boundou »).
186
Un voyage en France avait été envisagé pour Ousmane Gassi et pour le lieutenant Yoro Coumba dès
1888, en récompense des services rendus lors des campagnes de 1886-87 contre Mamadou Lamine. Le
capitaine Fortin, qui avait également participé à la campagne, avait alors été pressenti pour les y
accompagner. Ce voyage s’étant finalement réalisé l’année suivante, au moment de l’Exposition, et
Noirot n’ayant pas eu à s’occuper d’Ousmane Gassi et de sa suite restreinte, il est probable que la
charge échut à Fortin, qui pourrait bien être l’auteur de la lettre.

268
blessé lors du siège. L’album de Roland Bonaparte et les cartes postales éditées à
l’occasion de l’exposition lui donnent aussi un visage, un âge et un entourage187.
Par ailleurs, la démarche effectuée par Ousmane Gassi en faveur d’Ely Banna
N’Diaye relève d’une forme de cooptation dans le cadre impérial : l’almamy du
Boundou, qui vient d’obtenir la croix de la Légion d’honneur pour services rendus à la
France au nom d’une alliance ancienne, est en position de demander une faveur pour
autrui ; sa présence à Paris en qualité d’hôte du gouvernement l’autorise à adresser
directement sa demande au sous-secrétaire d’État aux Colonies, sans passer par la
chaîne hiérarchique d’intermédiaires qu’il eût été obligé de mobiliser s’il avait agi
depuis la colonie (commandant de cercle, commandant supérieur, gouverneur) ; la
présence à ses côtés d’un officier ayant servi dans son pays lui donne accès à une
plume capable de la transcrire selon les codes de l’administration militaire
métropolitaine ; l’objet de la demande, enfin, lui donne l’occasion de rappeler des
actes héroïques auxquels il a participé et lui permet d’adopter la posture du témoin,
garant de la véracité des faits, à la manière des officiers supérieurs qui rédigaient des
propositions d’avancement ou de décoration pour les hommes qui avaient servi sous
leurs ordres, en fin de campagne. Ainsi, contrairement à ce qui s’était produit lors de
la proposition de décoration dont il avait lui-même été l’objet, Ousmane Gassi,
almamy du Boundou, s’exprime en son nom propre – à cette réserve près qu’il
emprunte les codes épistolaires adéquats à un intermédiaire anonyme – et s’introduit
comme acteur dans les rouages de l’administration impériale et comme auteur dans
l’archive coloniale.

Épilogue : l’effet « retour de France »


« Nous avons la conviction que petits et grands ont emporté dans leur pays une
vive impression de la grandeur de la France », affirme Noirot dans son rapport au
commissaire Henrique, à la fin de l’Exposition. Il réitère là le vœu exprimé à l’issue
de l’ambassade du Fouta Djalon à Paris en 1882 :

187
Roland Bonaparte l’appelle Eli Bahna, lui attribue 25 ans au moment de l’Exposition, précise qu’il
est né à Saint-Louis et en fait le frère de Samba Laobé, ce qui semble être une erreur : BNF CPl SG
We 343-5. Sur une carte postale, on le voit aussi poser devant la porte de Koundian (ou la maison
bambara ?) en compagnie de Bakari Sissoko, le tisserand, né à Bakel et âgé de 25 ans selon Roland
Bonaparte : voir planches 4-13 et 4-14 en annexe. Bakari fut-il aussi un des acteurs du siège de Bakel ?
Les deux hommes, du même âge, se connaissaient-ils avant l’Exposition ? La pose qu’ils adoptent
indique en tout cas une complicité entre eux.

269
« Ces envoyés sont restés un mois dans la capitale. Pendant un mois, ils ont admiré ses beautés
et, de retour dans leur pays, ils font certainement bien souvent à leurs amis le récit de leur
voyage et leur décrivent les merveilles qu’ils ont vues, tant à Bordeaux et à Paris qu’à
Marseille. »188

Au-delà de la déclaration rhétorique qui faisait par principe du voyage d’Africains


en France un voyage au pays des merveilles, Noirot se montrait curieux de leur point
de vue et ne cachait pas ses déconvenues à cet égard, comme on l’a vu à propos de la
revue du 14 juillet. Il admettait aussi qu’ils emportent avec eux le secret de leurs
impressions et leur reconnaissait une autonomie dans la formulation de leurs
jugements, en particulier lorsqu’ils étaient capables de les coucher sur le papier,
comme le faisait l’un des envoyés du Fouta Djalon :

« Alfa Médina, qui écrivait l'arabe, consignait tous les jours, dans son journal en langue peulh,
les impressions de chacun de ses compagnons pour “garder le souvenir des Français”. Il sera
peut-être curieux de retrouver un jour au Fouta un manuscrit portant ce titre : “Journal d'un
explorateur peulh au pays des Français”.»189

Plus encore, il appliquait le principe de réciprocité à ce type de récit de voyage,


puisqu’il introduisait son propre ouvrage par ces mots :

« Ce que les ambassadeurs peulhs ont fait à leur retour chez eux, je veux le faire ici : c’est
pourquoi j’ai écrit ce livre. »190

À défaut de lettres ou de récit consultable, cependant, c’est encore à Noirot que


nous devons nous fier pour approcher ces impressions. Or il ne masque pas les ombres
dans le merveilleux du tableau. Le principal motif de désenchantement dont il fait état
tient à l’ignorance du public, qui pouvait aller jusqu’à confondre Annamites et
Sénégalais191, et à la bêtise de certains individus qui posaient des questions saugrenues
aux habitants du village. « Nous avons eu parfois des visiteurs d’une intelligence bien
au-dessous de celle des gens qu’ils venaient voir », reconnaît-il en rapportant les
réactions des visités à l’égard de ce type de visiteurs :

« – Tous les blancs connaissent pas lire alors ?


– Toubab bilé aka dof (que ce blanc est bête) »192

Réflexions qu’il lui était « pénible d’entendre » tant elles allaient à l’encontre du
dispositif imaginé et de ses effets attendus. Au-delà des impressions du moment, il y
aurait une véritable enquête à mener sur les suites de ces voyages, à la fois quant aux
188
Ernest NOIROT, À travers le Fouta-Djallon … , op. cit., introduction.
189
Ibid.
190
Ibid.
191
La remarque est formulée dans une première version du rapport final mais a fait l’objet d’une
autocensure dans la seconde : AN 148 AP 2, pièce 69.
192
Rapport final (seconde version : pièce 46).

270
effets diplomatiques produits et quant aux conséquences subjectives, plus difficiles à
mesurer mais probablement importantes, qu’elles eurent sur les représentations que
purent se faire les voyageurs africains, non seulement de la France, mais de leurs
relations avec elle et des transformations en cours pour leur pays dans un contexte de
transition impériale. On devra se contenter ici de formuler quelques hypothèses à
partir d’indices ténus mais convergents.
Les conséquences diplomatiques semblent avoir été nulles, voire négatives, dans la
plupart des cas. Dinah Salifou comme Ousmane Gassi étaient acquis à la France avant
de venir à Paris et leur voyage ne changea rien à leur attitude politique générale, à
quelques nuances près, que nous examinerons. En ce qui concerne les jeunes princes,
il faudrait mener une recherche biographique sur chacun d’entre eux pour savoir ce
qu’ils sont devenus et, s’ils se sont trouvés en position d’exercer le pouvoir, quelle a
été leur attitude à l’égard de la puissance coloniale. Quant aux envoyés du Fouta
Djallon, ils repartirent très satisfaits, l’un d’eux caressant même le projet de
développer le commerce entre son pays et la France et de venir y résider six mois par
an. Cela ne leva pas pour autant l’ambiguïté qui entourait le traité signé entre les deux
États, le Fouta Djalon le considérant comme un simple traité d’amitié et de commerce
tandis que la France y voyait un traité de protectorat tout en s’abstenant de le
ratifier193.
Pour enrichir le tableau, on évoquera le cas, aussi tragique qu’emblématique, du
prince Karamoko, fils de l’almamy Samory Touré, invité en France en 1886194. Il
avait assisté à la revue du 14 juillet 1886 – celle qui avait mis en avant le général
Boulanger – et s’était rendu au camp de Châlons195. Gouraud s’appuie sur les propos
rapportés dans les journaux de l’époque pour décrire l’effet produit sur ce prince par
son séjour :

« Les impressions de ce jeune prince noir sont assez curieuses en ce sens qu'il trouva la France
un pays beaucoup plus petit que le royaume de son père, car débarqué à Marseille il était allé,

193
Voir chapitre 2.
194
Gouraud évoque brièvement Karamoko dans ses souvenirs. Il raconte en effet qu’après la prise de
Samory, la mère de ce prince est venue se placer sous sa protection en invoquant la mémoire de son
fils : Henri GOURAUD, Souvenirs d’un A fricain. A u Soudan, Paris, Pierre Tsiné, 1939 (disponible en
ligne sur www.webmande.net), chapitre XV. Pour un récit plus précis appuyé sur les sources orales,
voir Ibrahima Khalil FOFANA, L’A lmami Samory Touré, Empereur. Récit historique, Paris ; Dakar,
Présence Africaine, 1998 (disponible en ligne sur www.webmande.net), chapitre XI, « La mort de
Djaoulen-Karamo ». Les sources françaises donnent à ce prince le nom de Diaoulé Karamoko et les
sources orales celui de Djaoulen-Karamo. Selon Gouraud, Diaoulé aurait aussi été le nom de la mère de
Karamoko.
195
L’épisode du camp de Châlons est mentionné par Charles MANGIN, Lettres du Soudan, Paris,
Éditions des Portiques, 1930, p. 116.

271
en chemin de fer, en quelques heures de la mer à Paris, tandis que dans son pays, il fallait huit
jours pour aller de la frontière à la capitale. En revanche, il avait été fortement impressionné
par la revue : on voyait alors à Longchamp beaucoup plus de troupes qu'aujourd'hui : la revue
se terminait par une charge de toute la cavalerie, face aux tribunes. Karamoko crut avoir vu
toute l'armée française. L'impression fut assez forte pour que le jour où Samory voulut
recommencer la guerre avec les Français, il critiquât sa décision et tînt des propos défaitistes,
parlant de la force des Français du danger de les combattre à nouveau, etc… »196

On retrouve l’intérêt des princes du Soudan pour les revues militaires. Dans le cas
de princes alliés à la France, comme ceux qui assistèrent à la revue de 1889,
l’impression provoquée par le déploiement de l’armée française était sans
conséquences politiques directes. Mais pour Karamoko, il en alla autrement. Dans un
premier temps, il put faire entendre sa voix et se faire « le chantre de la négociation
avec [la France] en soutenant la vanité de la lutte contre le capitaine Péroz, en mission
de négociation à Bissandougou en mars 1887 »197. Mais dès lors que les hostilités
furent engagées entre les deux puissances, Karamoko se trouva en porte à faux. À
deux reprises, en juin 1891 et en février 1892, le sous-lieutenant (puis lieutenant)
Charles Mangin, en campagne dans les environs de Kankan contre les sofas de
Samory dirigés par Karamoko, décrit des objets singuliers saisis dans un campement
abandonné par l’ennemi :

« Dans une malle en fer-blanc du prince Karamoko, nous trouvons des cartouches de
Winchester, des numéros du Graphic, et son portrait dans la Revue Illustrée avec quelques
scènes de son passage à Paris ; un belle glace. Nous avons ramené […] des grands chapeaux
dont s’affublent les sofas. J’en ai un pour ma part qui a 50 centimètres de haut. On le dit à
Karamoko. » 198

La seconde prise comportait « de la limonade, des sirops, des bougies, du papier –


sur lequel je vous écris, – des glaces, des accordéons, une boîte à musique, un buste de
M. Grévy en biscuit de Sèvres – quel revenant ! – cadeau présidentiel au prince
Karamoko » 199 . Ainsi, Karamoko, menant des opérations militaires contre les
Français, transportait partout avec lui des objets personnels qui n’étaient guère
indispensables à la vie militaire, mais lui rappelaient son séjour en France. Pour
Mangin, le récit de ces épisodes est à la fois l’occasion de se prévaloir d’une prise de
guerre originale – dont il s’approprie à chaque fois personnellement un objet – et de
tourner en ridicule la naïveté des politiques qui ont reçu ce prince infidèle à la France.
Le capitaine Péroz rapporte aussi la première prise, mais lui donne un sens différent. Il
196
Henri GOURAUD, op. cit.
197
Ibrahima Khalil FOFANA, op. cit. La négociation aboutit au traité de Bissandougou, par lequel
l’almamy laissait la France agir à sa guise sur la rive gauche du Haut-Niger tandis qu’il s’attribuait la
rive droite.
198
Charles MANGIN, op. cit., p. 117. Lettre datée de Kankan, le 2 juin 1891.
199
Ibid. p. 187. Lettre datée de Kérouané, le 26 février 1892.

272
voit dans les images publiées dans les journaux illustrés retrouvés dans la mallette de
Karamoko le souvenir d’une vie confortable et l’aspiration à la retrouver. Elles
représentaient en effet « Karamoko se délectant dans les douceurs de son séjour au
Grand-Hôtel en 1886 : le prince à table, le prince dans sa chambre à coucher, le prince
roulant en huit ressorts sur les boulevards. Que ces temps heureux de splendeur et de
luxe sont loin ! Maintenant il faut, courbé par la volonté absolue d’un père inflexible,
coucher sur la dure au hasard des événements, exposé à de fâcheuses surprises comme
celle de ce matin, et se contenter d’une maigre pitance qui ternit le vernis brillant des
joues potelées d’antan »200. Il brosse le tableau d’un prince faible de caractère, gâté en
quelque sorte par « l’agréable vie de prince dont on lui avait donné un si alléchant
avant-goût » et qui ne se serait fait « l’apôtre de la paix » avec les Français que dans
« l’espoir de refaire quelque jour un aimable séjour dans la capitale ». Cruel portrait,
qui témoigne plus d’estime au père, gratifié d’« idées élevées », qu’au fils, réputé
manquer de courage lorsqu’il entend, « trop souvent hélas ! à son gré, siffler à ses
oreilles les balles de ses amis les Français ». Péroz va jusqu’à supposer que la facilité
avec laquelle ses troupes avaient enlevé la position défendue par Karamoko le matin
même n’était que le résultat de la promptitude du prince à la leur abandonner201. Ce
sont là les réflexions d’un militaire peu enclin à prendre en considération les
exigences de la politique et les voies de la diplomatie et prompt à considérer toute
tentative de négociation comme un signe de lâcheté. Il ne se trompait pas, cependant,
sur l’intransigeance du père à l’égard du fils en rapportant les faits suivants :

« Des prisonniers nous ont conté par la suite qu’après le sanglant combat du Diamanko,
l’Almamy jugeant que la valeur de son fils n’avait pas été suffisamment à hauteur de la
position élevée que lui conférait sa naissance l’avait fait fouetter durement devant ses troupes
afin que ce châtiment, de tous points douloureux, lui rappelât par la suite ses devoirs de prince
et de chef. »202

En 1894, la position de Karamoko devint intenable. Réputé francophile, devenu


suspect aux yeux de son père après plusieurs défaites militaires, il se vit préférer son
frère Saranken-Mori comme successeur désigné. Il semble alors avoir entrepris de se
rappeler au souvenir des autorités françaises en entrant en contact avec le capitaine
Loyer. L’interception d’une lettre le fit accuser de trahison et enfermer dans une case

200
Etienne PÉROZ, A u Niger, Paris, Calmann-Lévy, 1895, p. 18-19.
201
Ibid., p. 19-20.
202
Ibid., p. 19.

273
murée, tant qu’il ne révèlerait pas la nature des négociations engagées avec le
capitaine. Il choisit de garder le silence et son père le laissa mourir d’inanition203.
Le conflit entre le père et le fils doublé d’une querelle de succession entre deux
frères, la pression croissante de l’armée française en 1893 et l’exacerbation d’un
clivage, au sein de l’entourage de l’almamy, entre partisans de la négociation et
tenants de la lutte à outrance, le tout dans un contexte obsidional, suffisent sans doute
à expliquer ce dénouement tragique. Mais il est permis de penser que, sans ce voyage
en France en 1886, le destin de ce prince eût été différent.
Qu’advint-il alors des deux principaux invités politiques de 1889, Dinah Salifou et
Ousmane Gassi ? Le sort de Dinah Salifou204, sans être aussi terrible que celui de
Karamoko, n’eut rien d’enviable. Alors qu’il était encore à Paris, Dinah Salifou apprit
que son cousin Tocba, dont il redoutait depuis longtemps la jalousie et les menées et
qu’il n’avait pas réussi à écarter complètement du pouvoir avant son départ205, était en
train de soumettre tout le pays au pillage. Celui-ci avait aussi mené des raids au-delà
des frontières septentrionales du pays des Nalous, exposant ses habitants à des
représailles. Après son retour, Dinah Salifou semble s’être enfermé dans l’obsession
de la menace que représentait pour lui cet encombrant cousin et envoya sans relâche
des courriers à tous les échelons de l’administration, demandant que le fauteur de
troubles soit écarté et envoyé à Saint-Louis. Il s’adressa en particulier au lieutenant-
gouverneur des Rivières du Sud, le docteur Bayol, une vieille connaissance qui avait
largement œuvré à le placer sur le trône du pays des Nalous et qu’il avait récemment
rencontré à Paris et à Saint-Louis206. Celui-ci se montra soucieux de voir Dinah mettre
bonne fin aux incursions venues du nord, mais nullement empressé de répondre à ses
demandes concernant Tocba. Les suppliques de plus en plus pressantes de Dinah étant
restées sans réponse, le ton de ses lettres à l’administration s’en ressent :

« Combien de fois j'ai écrit au gouverneur du Sénégal, M. Largeau aussi, pour demander à ce
qu'on fasse disparaître cet homme de la Rivière pour quelques années, pour le punir, à Saint-
Louis ou ailleurs. Pas de réponse …

203
Ibrahima Khalil FOFANA, op. cit
204
Noirot a continué à s’intéresser au sort de Dinah après l’exposition, puisqu’il a constitué tout un
dossier de copies de lettres officielles adressées par Dinah à l’administration coloniale (commandant du
cercle de Boké, lieutenant-gouverneur des Rivières du Sud, gouverneur du Sénégal) : AN 148 AP 2,
dossier « Dinah Salifou ». Un récit biographique quelque peu romancé a été consacré à ce personnage à
partir de sources publiées : Thierno DIALLO, Dinah Salifou, roi des Nalous, Paris ; Dakar ; Abidjan,
Éditions ABC, disponible en ligne sur www.webguinee.net.
205
Il avait dû, sur recommandation de l’administration coloniale, lui confier la direction d’une
province.
206
Sur la carrière de Bayol, voir Germaine GANIER, « Notes sur Jean Bayol, 1849-1905 », Cahiers
d’études africaines, 1975, vol. 15, n°58, p. 287-301.

274
Après le départ de M. Largeau, j'ai aussi parlé à M. Guillou, commandant, de le faire
disparaître, par la demande de M. le Gouverneur. Mais de tout cela, pas de réponse.
Moi-même j'ai écrit deux fois au gouverneur du Sénégal, afin qu'il puisse savoir ce qui se
passe dans la Rivière et ce que fait Tocba. Pas de réponse … »207

Dinah rappelle les traités qu’il a signés et la protection qui lui est due à ce titre
contre toute menace intérieure ou extérieure. Quelque chose semble s’être rompu dans
les relations privilégiées qu’il croyait pouvoir entretenir avec l’administration
coloniale, sentiment qu’avait probablement accentué le voyage en France. Revenu
dans son pays, il n’était plus qu’un chef parmi d’autres et se résolut difficilement à
accepter que ses priorités ne soient pas celles de l’administration. Il vit, impuissant,
les commandants de cercle se succéder à Boké sans qu’aucun ne prenne en charge son
problème majeur, jusqu’à ce qu’arrive à ce poste le commandant Opigez qui
considérait Tocba comme un « mauvais sujet » et demanda sa « tête » à Dinah, avec
celle d’un autre « fauteur de troubles »208. Dinah Salifou exécuta cet ordre à la lettre,
avant qu’Opigez ne s’aperçoive de sa bévue et ne se rétracte, imputant toute la
responsabilité à Dinah. L’affaire menaçant de devenir embarrassante pour le
commandant de cercle, celui-ci fit enlever Dinah et l’envoya à Saint-Louis où il finit
ses jours en exil en 1897. Pour le gouverneur Lamothe, qui œuvra pour lui éviter un
exil plus lointain et tenta de le faire réhabiliter, Dinah Salifou était une figure de la
« fidélité malheureuse », puisqu’il n’avait fait qu’exécuter la demande du
commandant de cercle dans cette affaire. L’expression est emblématique de toute une
génération de chefs fabriqués et courtisés par les autorités coloniales, qui avaient su se
gagner l’estime d’un certain nombre d’administrateurs à une époque où des relations
interpersonnelles reposant sur la confiance et la connaissance mutuelles étaient
possibles et qui apprirent à leurs dépens que celles-ci n’étaient plus d’aucun secours
lorsque l’administration devint une machine dont les rouages pouvaient les broyer.
Quant à Ousmane Gassi, il représente un cas plus difficile à interpréter. Dans un
long essai sur la géographie et l’histoire du Boundou, le docteur Rançon, médecin de
marine, consacre une page au règne de cet almamy (1888-1891), après avoir
longuement vanté ses mérites comme homme de guerre allié de la France dans les
campagnes antérieures à son règne, en particulier dans la lutte contre Mamadou
Lamine en 1886-1887. Nommé almamy par la France en raison de ses qualités

207
Lettre au lieutenant-gouverneur des Rivières du Sud, Noël Ballay (qui a remplacé Bayol), le
18 octobre 1890, citée par Thierno DIALLO, op. cit.
208
Lettre d’Opigez à Dinah Salifou, 3 août 1890, citée par Thierno DIALLO, op. cit.

275
guerrières mais « en dépit de toutes les lois d’hérédité en vigueur », rappelle-t-il, il
représenta comme homme d’État une grosse déception :

« Dès qu’il fut investi du pouvoir suprême, il s’endormit littéralement à Sénoudébou dans un
paresseux farniente. Entouré de ses femmes et de ses griots, il devint apathique et absolument
incapable d’énergie. Il ne fit jamais rien pour donner à ses sujets une bonne administration, et
son autorité ne se fit plus sentir que pour exiger des villages des redevances exorbitantes,
destinées à subvenir aux dépenses de sa maison et à calmer la rapacité de ses parents. Aussi le
Bondou continua-t-il, comme par le passé, à se dépeupler. »209

Il est difficile de se fier à un jugement aussi sévère, d’autant que l’auteur n’indique
pas ses sources. Le contraste entre la description du chef de guerre et celle du chef
d’État pose néanmoins question. Elle traduit une transformation des attentes françaises
à l’égard des chefs, qui ne peuvent plus se contenter de guerroyer aux côtés des
colonnes françaises mais sont tenus d’administrer leur territoire pour le bien-être de
leurs sujets. Il ne s’agit pas encore pour l’administration française d’exiger un droit de
regard sur les affaires internes d’un chef allié, mais la sensibilité naissante au bon
gouvernement qui s’exprime ici est le signe avant-coureur d’un changement d’ère :
après la conquête se dessine le temps de la « mise en valeur », dont la nomination de
Grodet comme gouverneur du Soudan, fin 1893, devait représenter une première
expression officielle210. On conçoit la difficulté pour des chefs alliés, qui n’avaient eu
affaire qu’à une autorité militaire qu’ils pouvaient satisfaire par des faits d’armes, à
emprunter ce tournant. Ousmane Gassi ne semble pas avoir perçu la nécessité de
répondre à de nouvelles attentes, qui ne se faisaient d’ailleurs pas si pressantes en
1888. Sa collaboration avec les Français était d’ordre purement militaire, elle
s’inscrivait parfaitement dans la continuité des pratiques guerrières antérieures et
répondait à un code de l’honneur partagé avec ses interlocuteurs. Elle n’entraînait
aucune adhésion aux valeurs de progrès et aux vertus civiles qui constituaient l’autre
face de la politique coloniale de la France, revers de la médaille qui semble lui être
resté inaccessible. Les officiers avec lesquels il avait été en relation durant les
dernières campagnes ne lui tenaient d’ailleurs pas ce langage. Ils lui avaient promis la
croix de la Légion d’honneur, que son père avait lui-même reçue pour ses campagnes
contre El Hajj Omar au temps de Faidherbe, et qui devait constituer l’apothéose de ses
relations avec les Français. Or celle-ci tardait à venir. Pendant la première moitié de
l’année 1888, Gallieni multiplia les courriers pour qu’elle lui soit attribuée d’urgence.
209
Docteur RANÇON, « Le Bondou. Étude de géographie et d’histoire soudaniennes », Bulletin de la
Société de géographie commerciale de Bordeaux, 1894, p. 618.
210
Rançon publiant son texte en 1894, dans une revue de géographie commerciale, a pu appliquer
rétrospectivement à des événements de 1888 ou 1889 une lecture relevant de ce nouvel état d’esprit.

276
Le dernier télégramme qu’il rédigea à cet effet laisse entrevoir la probable mauvaise
humeur d’Ousmane Gassi devant les lenteurs de la réponse de la France :

« Prière insister auprès département pour Croix Légion d’Honneur demandée en faveur
Ousmane Gassi chef Boundou. Ousmane Gassi a été principale cause succès campagne
Lamine. Il a joué sa tête en cette occasion. Croix portée par son père Boubakar Saada lui a été
solennellement promise devant toutes les populations voisines. Si promesse pas tenue
dévouement de ce chef pourrait se changer en hostilité qui nous créerait encore grands
embarras dans le Boundou. »211

La croix lui fut finalement attribuée par le président de la République en juillet de


la même année. Les méandres de l’État colonial français, qui interdisaient à l’officier
le plus haut placé du Soudan de tenir dans un délai raisonnable une promesse
effectuée sur le champ de bataille, mettaient en cause le code de l’honneur qui
constituait le fondement de l’adhésion d’Ousmane Gassi à l’alliance française. Y
avait-il là matière à une déception susceptible d’expliquer l’ « apathie » du chef du
Boundou ? Était-il tout simplement incapable de mobiliser son énergie en temps de
paix ? Si l’on en croit le docteur Rançon, cet homme était entré dans une phase de
repli que ne vint pas vraiment interrompre le séjour en France :

« En 1889, il fit aux frais du budget de la colonie du Soudan un voyage en France resté
célèbre. Mais il n’en tira aucun profit ni aucun enseignement. Les merveilles de la capitale ne
lui causèrent pas la moindre émotion et les principales villes de France ne furent jamais pour
lui que des villages à peine plus grands que Bakel ou que Kayes. Non seulement il ne
ressentit aucune émotion, mais encore il éprouva, au contraire, de profonds regrets d'avoir
laissé à Sénoudébou son sérail et les chantres de sa gloire militaire. Les grosses flatteries des
griots lui manquaient, et il en souffrit visiblement. »212

La charge trahit le dépit chauvin du Français que froisse le manque de


considération d’un hôte africain pour les « merveilles » de Paris. L’absence de
manifestation des émotions ne signifie cependant pas leur inexistence, chez ce
guerrier austère dont Noirot nous dit qu’il était « très modestement vêtu et porta
toujours sous le boube national les effets plus luxueux qu’on lui donna ». L’almamy
du Boundou arborait néanmoins ostensiblement la croix de la Légion d’honneur sur
son vêtement, comme le montrent les portraits conservés dans l’un des albums de
Roland Bonaparte. La pose est altière, la tête haute et, fait remarquable, Ousmane
Gassi est le seul personnage dont Roland Bonaparte ait conservé dans ses albums,
outre les portraits de face et de profil, un portrait en pied qui le montre portant une

211
Commandant supérieur (du Soudan) à Gouverneur Saint-Louis, télégramme daté de Siguiri, 21 mars
1888 : ANOM FM SG/ SENE/IV 70a.
212
Docteur RANÇON, « Le Bondou… », art. cité, p. 618.

277
arme au côté et des bottes de cavalier, hors du studio du photographe, dans la cour
d’un hôtel particulier parisien et non au village sénégalais213.
Noirot pointe en revanche un trait qui pourrait, sinon corroborer le jugement de
Rançon, du moins l’expliquer. Il considère en effet qu’Ousmane Gassi, connaissait les
Européens « depuis trop peu de temps pour avoir pu modifier sa façon de vivre », et
qu’« étant déjà à l’âge où on ne se transforme plus guère, vraisemblablement, il ne la
modifiera[it] jamais »214. Ainsi, contrairement à Dinah Salifou qui maniait le couteau
et la fourchette et s’efforçait de s’exprimer en français, qu’il maîtrisait moins bien que
l’anglais, Ousmane Gassi ne donnait aucun signe d’acculturation au mode de vie
européen. De fait, s’il avait connu des Européens depuis plus longtemps que ne le
croyait Noirot, son expérience s’était limitée aux officiers français en campagne, ce
qui n’était guère représentatif. Noirot rapporte enfin incidemment le fait qu’Ousmane
Gassi et ses trois compagnons étaient restés confinés dans leur appartement durant la
première semaine de leur séjour215. Doit-on y voir la timidité d’un homme peu enclin
à affronter la foule parisienne et ses codes inconnus ? Un refus fier de se
compromettre avec des formes de conduite qu’il désapprouvait ? L’indice d’un
traumatisme provoqué par la conscience d’un décalage d’échelle qui faisait
subitement apparaître son royaume comme très provincial ? Le sentiment d’être moins
important aux yeux des Français en métropole que dans le contexte soudanais où le
Boundou constituait une pièce maîtresse au sein d’un dispositif d’alliances
stratégiques ? Ou tout simplement l’effet du mal du pays ? Toujours est-il que le
séjour parisien d’Ousmane Gassi semble avoir revêtu une coloration sensiblement
différente de celui de Dinah Salifou et des jeunes princes entraînés par Noirot dans un
tourbillon de sorties effréné. D’après Rançon, il ne fut qu’une parenthèse vite
refermée dans la vie de l’almamy :

« Quoi qu'il en soit, il demeura toujours notre fidèle allié, et en 1890, quand le colonel
Archinard fit appel à tous nos alliés du Soudan pour marcher contre Nioro, il vint un des
premiers se ranger, avec ses cavaliers, sous notre drapeau. Mais il était, bien changé, mou,
sans entrain et sans autorité sur ses hommes ; il n'avait plus rien du vaillant guerrier qui
combattit si brillamment le marabout Mahmadou-Lamine et qui plusieurs fois lui fit éprouver
de sérieux échecs. Ce fut au cours de cette campagne qu'il mourut dans le Nioro, à Touridda,
d'une fièvre pernicieuse, dans la nuit du 13 janvier 1891. »

213
Album du prince Roland Bonaparte, BNF CPl SG We 344-1 à 3. Voir planche 4-15 en annexe.
214
E. NOIROT, Rapport final. D’après l’album de Roland Bonaparte, Ousmane Gassi aurait été âgé de
42 ans au moment de l’Exposition.
215
E. NOIROT, Rapport final, première version ; information raturée dans la seconde version.

278
S’il ne mourut pas au combat, du moins fut-ce en campagne et comme allié de la
France. Cette fin relativement ordinaire n’eut ni le tragique de celle de Karamoko, ni
le caractère de « fidélité malheureuse » de celle de Dinah Salifou et ne peut guère être
imputée au voyage à Paris. Néanmoins, il est permis de s’interroger sur ce qui put
produire un tel changement dans la personnalité d’Ousmane Gassi. Et, s’il paraît
difficile de suivre complètement Rançon, tant il est de parti pris dans son
interprétation qui impute le phénomène à l’accession au pouvoir en 1888, alors sa
chronologie qui fait remonter à ce moment la perte d’entrain de l’almamy n’est pas
plus fondée. Et l’on peut légitimement se demander si cette sorte de spleen qui aurait
ravagé le grand guerrier ne serait pas survenue un peu plus tardivement, comme un
effet en sourdine du séjour parisien. Mais ce n’est là qu’une hypothèse et on peut aussi
bien admettre l’idée qu’il ne se soit pas senti concerné par ce temps fort des
réjouissances nationales métropolitaines216 et que son séjour parisien ait glissé sur lui,
le laissant parfaitement intact.
Ces trois parcours montrent que le séjour en France d’un chef a pu avoir des effets
divers, plutôt néfastes quoique parfois indécidables, sur l’individu qui y fut confronté.
Mais rien n’atteste l’effet de dissémination attendu de ces opérations de séduction
auprès des populations dont ces chefs étaient les représentants éminents. Les voyages
en France de ces chefs auront ainsi contribué à créer ou à maintenir de la loyauté à
l’égard de la France, loyauté dont l’intensité s’épuisait au retour ou finissait par
tourner à vide au contact du terrain colonial, de ses tracasseries administratives ou de
ses guerres territoriales. Les voyages effectués à Paris en 1882 par les ambassadeurs
du Fouta Djalon, vieil État enclavé, et en 1886 par le prince Karamoko, héritier
présomptif d’un empire neuf, se situent au début d’une brève série de contacts
officiels entre leurs territoires et la France, séquence qui devait s’achever par la
conquête en 1896 et 1898 respectivement. Pour Dinah Salifou et Ousmane Gassi, au
contraire, l’invitation à l’Exposition de 1889 était l’aboutissement de contacts anciens
et le résultat d’un parcours d’accommodement : membres des familles régnantes de
deux royaumes alliés à la France depuis plusieurs décennies, ils devaient leur place
sur le trône aux Français qui les avaient soutenus aux dépens des héritiers directs.
Tous appartiennent néanmoins à la génération perdue de la transition impériale.

216
Si la date du 3 octobre portée sur la lettre au sous-secrétaire d’État, citée plus haut, est authentique,
Ousmane Gassi ne peut pas avoir assisté à la revue du 14 juillet, son séjour ayant duré un mois ou cinq
semaines selon les sources.

279
Témoins et acteurs de l’achèvement du processus d’appropriation territoriale, ils ne
purent trouver leur place dans le nouveau système impérial imposé par la France.
À la génération suivante, le fils de Dinah, Ibrahima Salifou, qui avait dix ans en
1889 lorsqu’il accompagna son père à Paris, parvint à s’insérer dans le monde
nouveau qui se construisait, tout en assumant difficilement l’héritage de la génération
précédente. L’exil saint-louisien comporta pour lui une contrepartie, puisqu’il obtint
du Conseil général du Sénégal, grâce à l’intervention du gouverneur Lamothe, une
bourse d’études pour le lycée d’Alger. En 1910, il se rendit en France pour plaider la
cause de sa famille réduite au dénuement après la mort de Dinah. Sa plainte fut
entendue et relayée par le Comité de protection et de défense des indigènes qui
constitua un dossier établissant ses droits à une indemnisation pour la perte du
territoire, les spoliations foncières et l’exil dont la famille avait été victime, et
recommanda la réhabilitation posthume de Dinah217. En cherchant à solder l’héritage
par l’obtention d’une compensation financière, Ibrahima Salifou reconnaissait
l’impossibilité à recouvrer le statut de chef d’un territoire désormais incorporé dans
une colonie française, mais il rendait l’administration coloniale justiciable de ses
pratiques abusives. Le gouvernement opposa une fin de non-recevoir à cette demande.
Néanmoins, malgré cet échec, la démarche effectuée par le fils de Dinah Salifou
montre qu’il avait acquis, au sein des institutions coloniales et à travers elles, les outils
qui lui permirent d’en contester les fondements et de s’insérer dans des réseaux
coloniaux et anticoloniaux à l’échelle impériale. Il était devenu membre à part entière
d’une société coloniale en formation.

Conclusion : le Sénégal et dépendances entre territoire colonial et


territoire impérial
Les différents sens du verbe « représenter », définis en épigraphe de ce chapitre218,
constituent un univers polysémique qui nous a conduit à multiplier les approches de

217
Alcide DELMONT, L’A ffaire Dinah Salifou. Rapport au Comité de protection et de défense des
indigènes, Paris, V. Giard et Brière, 1910, cité par Thierno DIALLO, Dinah Salifou, roi des Nalous, op.
cit.
218
Je les reproduis ici pour mémoire :
1. Rendre perceptible, sensible, par une figure, un symbole, un signe.
2. Figurer, reproduire par un moyen artistique ou un autre procédé.
4. Jouer ou faire jouer un spectacle devant un public.
6. Avoir reçu mandat pour agir au nom de qqn, d’un groupe ; défendre ses intérêts.
7. Être le représentant d’une entreprise commerciale.
8. Être le symbole, l’incarnation, le type de qqch.

280
l’événement singulier que fut la représentation du Sénégal à l’Exposition universelle
de 1889. Il s’agit maintenant de renouer les fils pour tenter d’évaluer à la fois ce que
l’événement révèle de la colonie et ce qu’il produisit sur elle à travers les acteurs qui
participèrent à l’entreprise. À tous les niveaux se retrouve une tension entre l’échelle
impériale et l’échelle coloniale.
Pendant la phase de préparation, le conflit majeur qui vint à éclore entre Noirot et
le comité saint-louisien d’exposition, et dont se firent écho les débats au Conseil
général du Sénégal comme la correspondance de Noirot, porta conjointement sur la
légitimité du représentant (sens 6), sur ce qu’il convenait de montrer du Sénégal (sens
8) et sur la forme que devait adopter la représentation (sens 1 et 2). Il s’agissait
d’abord d’un conflit d’acteurs portés par des institutions différentes, mais il était sous-
tendu par des conceptions différentes de ce qu’était la colonie du Sénégal.
L’affrontement opposa ainsi des notables issus d’anciennes familles de la colonie qui
pouvaient se prévaloir d’un mandat électif et un délégué nommé par le ministère et
pris au sein de l’administration. Ces notables étant par ailleurs les représentants des
principales sociétés commerciales actives dans la colonie (sens 7), ils souhaitaient
faire de l’exposition parisienne une vitrine de leurs activités. Ils représentaient en cela
(sens 8) la « vieille colonie » du Sénégal définie comme un comptoir commercial.
Cette conception s’opposait à celle de l’administration qui, sans se désintéresser du
commerce, cherchait surtout à assurer l’emprise territoriale du Sénégal sur ses
dépendances et à consolider son influence politique sur l’intérieur du pays, et mettait
ainsi une en œuvre une forme de « colonisation moderne » relevant d’une logique
impériale. Pour ce faire, Noirot avait pour consigne de mettre en place un dispositif
capable de représenter (aux sens 1, 2 et 8) les différentes pièces du puzzle territorial
sénégalais. Deux dispositifs de monstration furent ainsi opposés. L’un s’inscrivait
dans la tradition des expositions du commerce et de l’industrie montrant des
échantillons de produits dans des vitrines, tandis que l’autre devait inventer de
nouveaux moyens de figurer ou de reproduire (sens 2) la diversité des populations, des
paysages et des territoires. La question institutionnelle fut finalement résolue par
l’adjonction d’un second délégué désigné par le comité d’exposition, en échange de la
reconnaissance de Noirot par ce comité, et le dispositif final juxtaposa les deux projets
dans des espaces disjoints (le palais des colonies et le village sénégalais), tout en les
articulant au sein du pavillon du Sénégal. Ce bricolage pragmatique permit ainsi la
prise en charge de dynamiques d’identification situées à des échelles différentes : pour

281
les conseillers généraux, représenter « dignement » le Sénégal, c’était lui garantir une
représentation autonome, émanant d’eux, et susceptible de renforcer leurs échanges
bilatéraux avec la métropole (logique coloniale), pour Noirot, c’était lui permettre de
soutenir la comparaison avec les autres colonies (logique impériale).
Le second dispositif eut pour corolaire l’introduction de nouveaux acteurs dans
l’entreprise en mobilisant les autorités autochtones pour qu’elles fournissent objets et
matériaux, et en transportant en France des délégués « indigènes » choisis pour
représenter (au sens 8) l’ensemble des populations du Sénégal, qu’elles soient sous
administration directe ou sujettes d’un prince allié et protégé par la France. En ce
sens, il élargissait l’assise de la représentation d’un territoire complexe en permettant
aux sociétés « indigènes » d’être aussi représentées, soit par des objets, soit par des
personnes. C’était reconnaître la nature coloniale de la société sénégalaise, faite non
seulement de colons et de coloniaux, mais aussi de groupes autochtones divers qu’il
paraît un peu réducteur de subsumer tous sous l’étiquette commune de « colonisés » :
citoyens français musulmans originaires des quatre communes, sujets protégés, chefs
d’États alliés et protégés. Les modalités de l’entrée de ces nouveaux acteurs dans le
processus traduisent cependant la spécificité de leur statut : ils ne s’emparent pas
spontanément du projet mais sont désignés par l’administration ou convaincus par
Noirot de prendre part à l’opération ; ils n’ont aucun poids dans le choix du dispositif
et ne sont pas maîtres de la façon dont ils seront représentés. Ils sont l’objet d’une
présélection en fonction de critères dont les objectifs leur sont extérieurs, comme
l’activité professionnelle exercée ou le statut de chef d’un royaume qui compte dans le
dispositif géopolitique colonial. Ceux qui étaient appelés à résider dans le village
étaient en outre étroitement associés à un dispositif qui représentait le Sénégal par ses
différents types d’habitat, dont on a souligné les ambigüités en termes de
représentation (sens 1 et 2), entre reproduction et décor, et qui devait constituer leur
lieu de vie pendant plusieurs mois. Le caractère public et emblématique de leurs
activités pendant ce séjour faisait de leur présence au village un spectacle (sens 4) et
de leur recrutement ce qu’on appellerait aujourd’hui un « casting ».
S’agissait-il pour autant d’une exhibition ethnographique que l’on pourrait
caractériser comme « zoo humain » ? Pour les propagateurs de l’expression, le modèle
du « zoo humain » furent les exhibitions « anthropo-zoologiques » d’Hagenbeck, qui
réunissaient dans un même spectacle des bêtes sauvages et des « indigènes » jouant le
rôle de sauvages, exposés à la curiosité publique comme représentants objectivés

282
d’une altérité « exotique » dont l’objectif – ou la conséquence – fut de créer chez le
spectateur la conscience d’une supériorité européenne. Les auteurs se prévalent de
l’existence du terme « anthropo-zoologique » comme catégorie des acteurs pour
justifier l’usage de l’expression « zoo humain » 219 qui n’en est pas tout à fait
l’équivalent. Ils l’étendent de ce fait à des dispositifs de monstration assez éloignés du
modèle en considérant que la mise en évidence de la différence, visant à démontrer
« l’arriération » (culturelle et matérielle) des populations représentées par les
individus exhibés, faisait de celles-ci des populations « inférieures à l’Européen, donc
colonisables » 220 . Le raccourci repose sur une synthèse de ce qu’ils considèrent
comme le noyau de l’idéologie coloniale, mais il témoigne d’une méconnaissance du
fait colonial. Or le dispositif imaginé et mis en œuvre par Noirot pour l’Exposition de
1889 présente des caractéristiques qui le distinguent fondamentalement de ces
définitions du « zoo humain », qu’il s’agisse du modèle ou de ses élargissements.
D’abord, il ne s’agit pas d’une exhibition ethnographique en ce sens qu’elle ne
présente pas une catégorie ethnique unique – la catégorie de « Sénégalais » ne
pouvant nullement être considérée comme telle et ne l’étant absolument pas dans
l’esprit des concepteurs de l’exposition – mais insiste au contraire sur la diversité
sociale interne à certaines populations et sur les points communs entre plusieurs
catégories ethniques, comme on l’a vu à propos de l’habitat. À notre connaissance, si
des étiquettes distinguaient les cases selon leur origine géographique et ethnologique,
rien de tel ne fut prévu pour désigner ethniquement les différentes populations
« sénégalaises » représentées par des individus présents à l’Exposition.
La collusion entre « science et spectacle » qui caractériserait les « zoos humains »,
la science anthropologique venant prêter main forte à l’« apprivoisement » de la
diversité humaine221 par son objectivation taxinomique ne joue ici que de façon très
assourdie. Certes, le prince Roland Bonaparte, membre de la société d’anthropologie,
a constitué des collections de clichés représentant les « Sénégalais à Paris » ou le
« village sénégalais ». Mais il faudrait mener une enquête plus approfondie pour
reconstituer précisément les conditions de production de ces images. Les membres de
la délégation sénégalaise ont posé, loin de l’exposition, dans le studio d’un
photographe, comme l’atteste la mention dans les comptes de Noirot de voitures

219
Pascal BLANCHARD et alii, op. cit., 2011, p. 38.
220
Ibid., p. 17-18.
221
Ibid., p. 28.

283
louées pour se rendre « chez le photographe ». Les trois albums diffèrent nettement
d’autres collections conservées par Roland Bonaparte, comme celle des femmes
hottentotes photographiées en pied dans le contexte de l’exposition, nues, de face et de
profil, un bras levé, de façon à faire apparaître leurs caractéristiques morphologiques,
en particulier la stéatopygie. Les clichés des « Sénégalais », pris de face et de profil,
peuvent certes faire l’objet d’un usage anthropologique, mais il s’agit avant tout de
portraits réalisés par un professionnel. Certains se sont d’ailleurs appropriés la
photographie de profil comme un nouveau portrait en adoptant une pose particulière et
avantageuse : Samba Laobé porte son canotier sur la photographie de profil et non sur
le portrait de face, tandis que le lieutenant indigène Youro Coumba, qui accompagne
Ousmane Gassi, place son buste de trois-quarts, de façon à montrer la décoration
militaire qu’il arbore sur la poitrine. Ces clichés montrent avant tout des personnes et
non des types humains. Il est d’ailleurs significatif que, dans les trois albums que leur
consacre Roland Bonaparte, ces individus aient été caractérisés par leur nom, leur âge,
leur profession ou qualité et leur lieu de naissance, jamais par un ethnonyme.
Quant au spectacle de l’activité des piroguiers et des artisans, qui devait constituer
l’une des attractions de l’exposition sénégalaise, il ne relève pas d’une mise en scène
narrative comme celle des ethnic shows, où les figurants mimaient des scènes de
chasse, par exemple, de manière à justifier la présence d’animaux sauvages sur la
scène. Au village sénégalais, on ne rencontrait que des animaux domestiques, en
particulier des ânes, parfois montés par des enfants ou des femmes, d’après les images
transmises par les cartes postales. Il serait abusif de voir dans cette représentation d’un
monde rural avec ses bergers et son bétail, une exhibition « anthropo-zoologique » en
arguant de la présence d’animaux, ces derniers n’étant évidemment pas mis sur le
même plan que les humains. Et si certains membres de la délégation se prirent au jeu
de l’émulation vestimentaire ou piroguière, ils ne jouèrent jamais d’autre rôle que le
leur ou que celui qu’ils s’étaient choisi : la compétition intra- ou intercoloniale fut
précisément leur manière de se l’approprier.
Benoît de L’Estoile considère la présence d’un grand nombre d’artisans et
d’artistes, parmi les individus venus d’Afrique pour l’Exposition coloniale de 1931,
comme un critère permettant de distinguer cette exposition des exhibitions
ethnographiques présentant des indigènes de façon statique « tels des poissons dans un

284
aquarium » 222 . La présentation d’artisans caractérisa cependant aussi certains
« villages sénégalais » conçus par des entrepreneurs de spectacles privés. À Roubaix,
en 1911, par exemple, le travail des artisans et des artistes faisait partie des attractions
proposées au public. Quant aux jeux nautiques, à défaut de piroguiers, ils étaient
représentés par un groupe de plongeurs officiant dans un bassin. La taxinomie n’était
pas d’ordre ethnographique mais distinguait les individus selon leur métier, des
panneaux apposés sur les cases permettant au public d’identifier les ateliers du
« brodeur », du « tailleur » ou des joueurs de « cora »223. Le statut de ces personnes
était bien différent, néanmoins, de celui des délégués envoyés pour les expositions
coloniales : employés sous contrat privé, ils dépendaient d’un entrepreneur de
spectacle qui les présentait successivement dans différentes villes d’Europe et ils ne
sortirent de leur village qu’à l’occasion d’une parade inaugurale dans les rues de
Roubaix 224 . De plus, le dispositif roubaisien ne manifestait aucune ambition de
représenter un territoire colonial en particulier et son appellation de « village
sénégalais » relevait d’une métonymie classificatoire qui étendait à tous les Africains
une désignation à caractère géographique bien connue du public, comme ce fut le cas
pour les tirailleurs « sénégalais ». Aussi me semble-t-il pertinent de distinguer de
manière générale, même s’il a pu exister une certaine porosité dans les formes, les
expositions coloniales conçues dans le cadre des manifestations officielles de toutes
les exhibitions « ethnographiques » organisées dans un cadre privé, qui faisaient appel
à des troupes recrutées pour jouer un rôle et tournant de ville en ville.
Le dispositif de 1889, enfin, ne cherchait nullement à insister sur l’altérité et sur
l’exotisme des individus présents à l’Exposition. Noirot était bien d’accord sur ce
point avec les conseillers généraux : il ne s’agissait pas de présenter les Sénégalais
comme des « sauvages », bien au contraire. Comme Noirot se plaisait à le rappeler, la
plupart des habitants du « village sénégalais », natifs de Saint-Louis, étaient des
citoyens français et revendiquaient certaines formes juridiques et culturelles
d’assimilation, tandis que la délégation princière était composée de chefs d’États alliés
ou protégés, ou de leurs fils. Ils étaient bien loin, par conséquent, de l’archétype des
populations « arriérées » qui définiraient les « zoos humains » selon les inventeurs de

222
Benoît de L’ESTOILE, Le Goût des A utres… , op. cit., p. 60-68, en particulier p. 65.
223
Voir les images présentés sur le site commémoratif de l’exposition :
http://roubaix1911.blogspot.fr/p/le-village-senegalais.html
224
Anthony DARTHOIT, Sociabilités et imaginaire colonial dans le Nord de la France (1880-1914),
thèse en cours, op. cit.

285
l’expression. Ni tout à fait « colonisables », puisqu’ils étaient déjà incorporés à un
titre ou à un autre à la colonie du Sénégal ou à ses « frontières », ni tout à fait des
« colonisés » au sens classique car ils n’étaient pas « sujets français », ils
représentaient une figure inclassable d’acteurs autochtones de la colonisation ou
d’intermédiaires coloniaux 225 . On pourrait objecter que le regard du public
métropolitain ne s’embarrassait pas de ces différences de statut et voyait avant tout
dans les individus présents au « village sénégalais » les représentants de populations
exotiques indifférenciées, certains confondant même Sénégalais et Annamites, qu’ils
voyaient probablement pour la première fois. Mais l’insistance sur la construction
d’un regard européen sur ces populations fait peu de cas de ce que pensaient et
vivaient les individus présents aux expositions. Dans la préface à la seconde édition de
leur ouvrage, les auteurs des Zoos humains reconnaissent que l’absence de prise en
considération de cet autre versant constitue « une limite majeure » de leurs travaux226,
mais ils récusent la légitimité de certaines tentatives faites pour y remédier comme
celle de Jean-Michel Bergougniou, Rémi Clignet et Philippe David, qui utilisent des
interviews publiées dans les journaux d’époque et reconstituent les parcours de
certains « visiteurs » africains227. Le biais des sources constitue, certes, une difficulté
bien connue de l’historiographie coloniale, mais elle est moins redoutable que le biais
épistémologique qui consiste à élire pour objet d’étude le seul regard européen, en
oubliant qu’une interaction n’est pas réductible à une relation unilatérale. Par ce
choix, les auteurs des Zoos humains redoublent l’ethnocentrisme qu’ils dénoncent et
répètent ad libitum l’assujettissement à un regard, dont ces individus ont été victimes,
en les enfermant dans la catégorie d’« exhibés ». Le terme de « visiteurs » employé
par Bergougniou, Clignet et David est peut-être lénifiant au regard de certaines des
situations qu’ils décrivent, mais il traduit bien l’adoption d’un autre point de vue. Or
l’archive coloniale donne parfois accès à cet autre point de vue, par fragments
enchâssés dans un discours, comme le fait Noirot en rapportant les propos des artisans
jugeant sévèrement leurs visiteurs. Il y a par ailleurs un autre biais épistémologique à
considérer que l’interaction entre le public européen et les Africains présents dans un
« village » serait seule digne d’intérêt, parce qu’elle faisait l’objet d’une mise en scène

225
Voir sur ces figures Benjamin N. LAWRENCE, Emily Lynn OSBORN et Richard L. ROBERTS,
Intermediaries, Interpreters an Clerks : A frican Employees in the Making of Colonial A frica, Madison,
The University of Wisconsin Press, 2006.
226
Pascal BLANCHARD et alii (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales, op. cit., p. 24, note 1.
227
Jean-Michel BERGOUGNIOU, Rémi CLIGNET et Philippe DAVID, V illages noirs et visiteurs
africains et malgaches en France et en Europe, Paris, Karthala, 2001.

286
en situation d’exposition. En effet, si l’on en croit le témoignage de Noirot, les
interactions entre membres de la délégation sénégalaise semblent avoir occupé
beaucoup plus de place dans leur sociabilité quotidienne que leurs éventuelles
relations avec des Français stupides. Prendre en compte leur point de vue, c’est donc
relativiser l’impact de la relation frontale visiteurs-visités pour restituer la richesse de
leur expérience au sein d’une petite société sénégalaise transportée à Paris. C’est
aussi, en ce qui concerne les membres de la délégation sénégalaise de 1889, prendre la
mesure de l’extension spatiale de cette expérience, qui ne fut pas enfermée dans les
limites du « village sénégalais », contrairement à celle des « Sénégalais » de Roubaix.
La comptabilité tenue par Noirot m’a permis de le montrer avec précision pour la
partie princière de la délégation, mais le groupe des artisans et piroguiers a connu lui
aussi une certaine mobilité, arpentant toute l’exposition, faisant des emplettes, visitant
Paris, se rendant à Longchamp pour la revue. En ce sens, le terme de « visiteurs »
serait approprié à ce cas particulier, qui ne relève en rien de la catégorie du « zoo
humain ».
Les recherches publiées dans les deux volumes des Zoos humains s’inscrivent
dans le champ de l’histoire culturelle de « l’Occident » et, de manière connexe, dans
une histoire des cultures impériales au sens large, même si les auteurs remarquent que
ce ne sont pas toujours des populations issues de l’empire français qui sont présentées
dans les exhibitions ethnographiques proposées en France, le fait étant valable pour
les autres métropoles impériales. Dans le cas de la section des colonies françaises à
l’Exposition de 1889, le projet était évidemment impérial. Néanmoins, s’en tenir à
cette dimension du phénomène, c’est ignorer les ressorts de l’appropriation du projet
par la colonie. Or celle-ci a eu une incidence notable sur le statut accordé aux
membres de la délégation. Pour l’administration coloniale représentée par Noirot, le
projet comportait deux versants, l’un impérial, l’autre colonial : les Sénégalais conviés
à participer à l’expérience devaient constituer successivement une vitrine du Sénégal à
Paris, puis une vitrine de la France au Sénégal. L’effet retour attendu pour la colonie
n’était pas le moindre. Il justifie la rhétorique que Noirot déploya dans la phase de
préparation pour convaincre les artisans ou les chefs, en affirmant qu’il aurait soin des
envoyés de la colonie « comme on a soin de son frère ». Au-delà de la rhétorique de
circonstance, le versant colonial du projet impliquait que les membres de la délégation
repartent tous satisfaits de leur séjour pour qu’ils chantent à leur retour les louanges de
la France, au sens figuré comme au sens propre : Noirot se plaît à imaginer une scène

287
où l’un des visiteurs revenu au Sénégal conte le soir à la veillée les merveilles de son
voyage à un nombreux auditoire peinant à le croire… Il s’agit donc de faire de chacun
d’eux des ambassadeurs prêts à semer les germes du projet colonial et à participer à la
transformation de leurs sociétés. Un tel projet était incompatible avec l’objectivation
de ces individus par le regard disqualifiant du public. On touche là les limites de
l’exercice : la contradiction entre projet impérial et projet colonial ne pouvait pas être
résolue, et Noirot fut condamné à tenir en tension les deux versants de l’entreprise.
Cependant, une fois conçue et construite la vitrine du Sénégal à Paris, l’expérience
qu’il fit au quotidien comme guide et comme accompagnateur des membres de la
délégation le conduisit à privilégier l’interaction avec eux, à se faire l’arbitre de leurs
conflits et le garant de leur bien-être, non comme l’eût fait l’impresario d’une troupe
de spectacles ethnographiques intéressé financièrement à la poursuite de la tournée,
mais comme administrateur colonial investi d’un projet à long terme pour la colonie.
La relation s’inscrit certes dans un cadre colonial, elle est inégale et largement teintée
de paternalisme, mais Noirot semble s’être montré capable de véritables interactions :
ses notes administratives portent mention de sa bienveillance envers les indigènes en
1887, il est considéré comme « négrophile » par le directeur des Affaires politiques
Beeckman en 1888, terme que le gouverneur par intérim Quintrie corrige en écrivant
qu’il « aime, en effet, les Noirs et en est très aimé »228. À l’Exposition, il semble s’être
désintéressé du public dont il ne relate ni les faits et gestes, ni les questions
« saugrenues » qui lui font honte. Le public apparaît dans les rapports de Noirot
comme une masse indifférenciée et anonyme, objectivée même, puisqu’il met en
œuvre des opérations de comptage des visiteurs qui lui permettent d’annoncer un
chiffre de 30 000 personnes par jour au village229 ! Dans la relation frontale visiteurs-
visités, Noirot se situe clairement du côté de la délégation.
Loin d’être une simple vitrine, le « village sénégalais », parce qu’il était habité, fit
l’objet d’une appropriation par ses habitants. La représentation du territoire devint
ainsi le territoire de la délégation : un espace de rencontres, une interface dans laquelle
interagirent les « Sénégalais » et le public, mais aussi et surtout, les représentants de
différentes catégories de la population du Sénégal entre eux. On peut dès lors se
demander dans quelle mesure le dispositif et la sociabilité qu’il induisit ont contribué
à façonner des dynamiques d’identification intégratrices, à transformer les

228
ANOM FM/EE/II/1160 : Ernest Noirot, dossier personnel.
229
Rapport final.

288
« Sénégalais » invités en Sénégalais tout court et à faire exister le territoire colonial.
Noirot, on l’a vu, insiste surtout sur les conflits qui traversaient en tous sens la
délégation, opposant musulmans et non-musulmans, vieille colonie et intérieur du
pays, « nations » constituées autour de leur chef, et même piroguiers de Guet N’Dar et
artisans de Saint-Louis, qui ne vivaient pourtant au Sénégal qu’à quelques encablures
les uns des autres. À s’en tenir à ce tableau, la délégation opposait à elle seule un
cinglant démenti à l’existence même d’un territoire appelé « Sénégal et
dépendances ». Cependant, l’exacerbation de ces conflits qui surprit tant Noirot,
apprenti sorcier des sociabilités sénégalaises, venait sans doute pour une bonne part de
ce qu’il appelait la « promiscuité de tous ces gens » : la juxtaposition brutale de
segments de la société « sénégalaise » qui s’ignoraient jusque-là, extraits de leur
contexte, coupés de leurs réseaux sociaux habituels, a pu provoquer un mélange
explosif. Le dispositif lui-même, savamment conçu pour représenter par l’habitat les
différents territoires du Sénégal en un résumé de tous les villages du pays, n’avait pas
été pensé en termes d’habitabilité. L’environnement rural qu’il imitait devait sembler
bien étranger aux artisans saint-louisiens, et l’absence de plage devait dérouter les
piroguiers, probablement assez désœuvrés en dehors des courses sur la Seine. Mis à
part les bergers, les habitants du « village » n’étaient en effet pas des ruraux au
Sénégal, et il n’y avait personne pour cultiver le lougan. Des indices laissent
cependant supposer que certains artisans avaient l’expérience d’une mobilité entre
différentes régions du territoire colonial, comme l’apprenti bijoutier saint-louisien Ely,
qui avait été traitant à Bakel, sur le Haut-Fleuve, au moment du siège de la ville et qui
semble avoir développé des liens amicaux avec le forgeron Bakari Sissoko, natif de
Bakel. La transposition de certains conflits en rivalité mimétique vestimentaire peut
avoir contribué à les atténuer. La rivalité entre piroguiers de Guet N’Dar et piroguiers
gabonais peut avoir provoqué chez les premiers l’émergence d’une conscience
identitaire sénégalaise. Enfin, un cliché représentant un groupe d’habitants du village
posant devant une carte du « Sénégal et dépendances » installée sur le mur intérieur du
tata230 suggère, malgré l’artifice probable de la pose, la possibilité que la pédagogie
par la carte, destinée en principe aux visiteurs, ait pu avoir un effet sur les identités
des membres de la délégation. Les indices sont ténus d’une réussite du dispositif à

230
Voir planche 4-16.

289
« faire colonie », mais il n’est pas impossible que le groupe soit reparti un peu plus
chargé de « sénégalité » qu’il ne l’était à son arrivée.
Quant à la capacité de l’Exposition à « faire empire », si elle est attestée pour les
visiteurs par de nombreux guides et témoignages publiés, elle reste très difficile à
saisir en ce qui concerne les membres de la délégation. Le témoignage de Noirot ne
dit pas si les « Sénégalais » se sont rendus dans les autres pavillons coloniaux et les
jeux nautiques inter-coloniaux sont le seul élément probant d’une relation entre des
représentants du Sénégal et ceux d’une autre colonie. La dimension impériale aurait
pu se révéler plus accessible aux notables de la colonie, acteurs de la représentation du
Sénégal à l’Exposition, mais leurs discours montrent plutôt une volonté de se
distinguer des autres colonies en refusant les comparaisons qu’on leur imposait. Ainsi,
le projet impérial porté par le ministère et relayé dans la colonie par le gouverneur ne
suscita l’adhésion dans les hautes sphères de la colonie qu’à condition de se
transformer en un projet colonial. Il fut l’objet d’appropriations diverses par les
différents acteurs qui y contribuèrent, certains cherchant à obtenir le monopole de la
représentation du Sénégal pour imposer leur propre conception de la colonie, d’aucuns
s’échinant à obtenir une adhésion la plus large possible pour donner une réalité au
territoire colonial en formation, les uns voyant dans l’entreprise une occasion de faire
la preuve de leur loyauté, les autres ne cherchant qu’à s’y représenter eux-mêmes.
Quant à la forme que prit la représentation, si elle combina des projets hétérogènes,
elle fut surtout l’expression des conceptions de l’administration coloniale qui parvint à
imposer l’image d’un territoire intégré et l’idée d’un Sénégal qui serait en quelque
sorte une nation de nations. Noirot s’illusionna certainement sur le caractère
performatif de cette représentation, mais il en assuma complètement la dimension
théâtrale. Pour cet ancien comédien de boulevard, la mise en scène était
consubstantielle à l’action et la représentation un vecteur de transformation sociale. Il
semble en effet avoir transposé l’expérience acquise en 1889 dans sa pratique
d’administrateur colonial, à son retour au Sénégal. À partir de 1890, en effet, les notes
annuelles de ses supérieurs, qui figurent dans son dossier personnel, fourmillent de
remarques relatives à son ancien métier de comédien et à son goût pour le théâtre.
Outre les mentions d’une « manière de servir bizarre »231, du « côté artistique » de son

231
ANOM FM/EE/II/1160 : Ernest Noirot, dossier personnel, note du chef de service, 1891.

290
caractère232 ou d’un « esprit ultrafantaisiste »233, on y rencontre des appréciations
quelque peu surprenantes pour un administrateur colonial :

« M. Noirot a été cabotin, il reste profondément cabotin. Son instruction générale est nulle. Il
n’étudie rien, mais imagine – étant toujours en scène – les monologues écrits ou parlés
destinés à étonner son public : chefs, égaux ou subordonnés. » 234

« Ses jugements sur les choses se ressentent trop de son goût pour le pittoresque et la mise en
scène. »235

« M. Noirot est un fonctionnaire plein de dévouement et de bonnes intentions.


Malheureusement, quelques années passées au théâtre l’ont privé pour jamais du sens de la
réalité de la vie. Celle-ci ne lui apparaît que comme un drame à grand spectacle. Avec les
indigènes, il en est encore à Bernardin de St Pierre, avec les Européens à Jean-Jacques
Rousseau. Aussi arrive-t-il que ses meilleures intentions à l’égard d’indigènes souvent très
intelligents, presque toujours très roués, à l’égard d’Européens qui le sont tout autant, tournent
à mal, à son grand étonnement. Un goût très prononcé des palabres, des professions de foi
devrais-je dire, lui ont encore plus nui que ses actes. »236

Commandant du cercle de Sine-Saloum de 1890 à 1895, il y déploie une activité


inlassable que lui reconnaissent ses supérieurs et multiplie les projets avec un zèle
« un peu exubérant »237. Il obtient des résultats jugés surprenants dans le domaine de
la construction de routes, de ponts, la mise en place de fermes modèles et d’écoles,
mais il se croit dans un « royaume d’opérette »238 : bilan contrasté qui lui vaut à la fois
un avancement dans son corps et une recommandation pour une mutation dans les
Rivières du Sud où « ses aptitudes spéciales trouveraient mieux leur emploi […] que
parmi des collectivités indigènes, parvenues, comme nos pays ouolofs, à un degré
d’organisation politique […] dont la stabilité relative fait obstacle à son besoin
d’initiative et à son ardeur de transformations »239. Noirot semble ainsi avoir érigé le
théâtre en méthode d’administration et cru possible de réaliser en grandeur nature le
Sénégal utopique qu’il avait esquissé à l’Exposition. Ce faisant, il incarnait à un degré
jugé excessif par l’administration, et avec un succès jalonné de déconvenues, la
dimension théâtrale de l’administration coloniale. Représenter le Sénégal à Paris, puis
en faire la scène de sa volonté de transformation, telles furent les clés du théâtre
colonial de Noirot.

232
Ibid., Note du gouverneur par intérim, 1892
233
Ibid., Note du gouverneur Lamothe, 1894.
234
Ibid., Observation du directeur des Affaires politiques, Tautain, 1890.
235
Ibid., Observation du directeur des Affaires politiques, Merlin, 1893.
236
Ibid., Observation du directeur des Affaires politiques, Merlin, 1894.
237
Ibid., Note du gouverneur Lamothe, 1893.
238
Ibid., Observation du directeur des Affaires politiques, Merlin, 1893.
239
Ibid., Observations du gouverneur Lamothe, 1894.

291
292
Conclusion : un territoire de papier ?

En 1885, de retour de la mission topographique qu’il vient de mener, Monteil


rapporte à Paris un levé au 1/10 000 et des plans avec « profil en long » du tracé de la
ligne de chemin de fer Kayes-Bamako. Il est alors chargé de « construire une grande
carte nouvelle des Établissements français du Sénégal »1. Or le ministre de la Marine,
l’amiral Galibert, était cette année-là en butte à l’hostilité de la Chambre des députés,
qui refusait de voter les crédits nécessaires à la poursuite de la construction du chemin
de fer, ce qui compromettait le maintien d’une présence française sur le Haut-Fleuve.
Il convoqua Archinard et Monteil pour leur demander leur avis sur cet abandon
prévisible. Monteil rapporte en ces termes les arguments qu’il présenta au ministre, et
qu’Archinard approuva, pour souligner les dangers d’un tel abandon :

« Le repliement de nos postes sur l’ancienne colonie laisserait à la merci, de


leurs tyrans de la veille et de Samory, les populations qui prospéraient
désormais grâce à l’action bienfaisante de notre occupation. Nous avions vis-
à-vis d’elles pris des engagements écrits, nous ne pouvions les déchirer ;
notre abandon serait, à juste raison, exploité comme une manifestation
d’impuissance et nous verrions se lever contre nous les populations
toucouleurs du Moyen-Sénégal, qui de tout temps avaient impatiemment
supporté notre joug. Nous aurions de ce fait aggravé notre situation au lieu de
l’amender et je conclus, sur ce point, en affirmant qu’autrement meurtrières et
onéreuses seraient les opérations militaires à entreprendre pour conserver le
domaine de l’ancienne colonie, que pour parachever l’œuvre entreprise au
Soudan. »2

« Hanté » par cette menace, Monteil effectua alors un geste cartographique lourd
de conséquences en rebaptisant sur la carte la région « que l’on appelait encore
improprement le “Haut-Fleuve” » :

« Cette dénomination de Haut-Fleuve avait été adoptée à l’origine, parce que


le siège de la première activité de la pénétration était le Haut-Sénégal. Mais
dès lors que nous avions atteint le Niger, l’expression était peu appropriée.
Aussi sur la carte que je construisais à ce moment, avais-je adopté la
dénomination de “Soudan Français” plus rationnelle et qui de plus avait un
sens géographique. Gallieni devenu commandant supérieur au moment de
l’apparition de la carte, s’y rallia et la fit accepter. »3

1
Parfait-Louis MONTEIL, Souvenirs, op. cit., p. 37.
2
Ibid., p. 38.
3
Ibid., p. 39.

293
Quelques jours plus tard, Monteil reçut la visite de Jean-Louis de Lanessan4,
député de Paris, auquel il montra la carte. Convaincu par les arguments de Monteil,
celui-ci promit de s’employer à faire voter les crédits nécessaires avant la fin de la
session parlementaire, ce qui fut fait5. Dans sa préface aux Souvenirs de Monteil,
Mangin évoque cet épisode. Il n’en retient que le pouvoir de la carte et transforme
l’argumentaire discursif de Monteil en lui donnant un prolongement de son cru :

« Monteil baptise l’impopulaire Haut-Fleuve du nom de Soudan ; alors les


colonnes et les missions peuvent continuer la prise de possession du pays où
la France obéit sans le savoir à la loi inéluctable […] qui peut se formuler
ainsi : Un peuple civilisé qui a pris pied sur un continent barbare s’avance en
conquérant jusqu’à ce qu’il rencontre un obstacle pratiquement
infranchissable, la mer, le désert, ou les possessions d’un autre peuple
civilisé ; car il est impossible de garder une frontière commune avec des
peuplades inorganisées ; il est plus facile de prendre et de garder le tout que la
partie. »6

Toute cette séquence, telle qu’elle est rapportée rétrospectivement par deux acteurs
importants de l’expansion française en Afrique, récapitule assez bien les modalités de
la « transition impériale » et permet d’en dégager les enjeux.
Tous les acteurs insistent d’abord sur l’irréversibilité du processus qui a fait sortir
de ses limites « l’ancienne colonie » en lui donnant des prolongements dans l’est :
renoncer aux dépendances nouvellement acquises serait menacer tout l’édifice.
Sénégal et Soudan sont devenus indissociables, et le second a transformé la nature de
la matrice territoriale d’où il est né en construisant un nouveau territoire continu très
étendu. Une fois le Niger atteint, la réalisation du « plan » de jonction entre les deux
fleuves valide en quelque sorte rétrospectivement le projet. Dès lors, le maillon faible
de cette chaîne de territoires, le « Moyen-Sénégal », c’est-à-dire le Fouta Toro, n’est
plus considéré comme un obstacle au ravitaillement et comme une menace à la
poursuite de l’entreprise au Soudan, mais comme une raison de conserver le « tout »
plutôt que la « partie ». Mangin va encore plus loin dans le raisonnement en
considérant que la course en avant ne peut pas s’arrêter avant d’atteindre les limites
que lui fixent les limites des possessions d’une autre puissance européenne, c’est-à-
4
Ancien élève de l’École de médecine navale de Rochefort, Jean-Louis de Lanessan (1843-1919)
avait navigué comme médecin de marine au large des côtes d’Afrique et de Cochinchine avant 1870.
Docteur en médecine, agrégé d’histoire naturelle, il devint professeur à la faculté des sciences de Paris.
Il s’engagea dans une carrière politique, d’abord au conseil municipal de Paris, où il siégeait à
l’extrême gauche, puis comme député radical de Paris. Il fut gouverneur de l’Indochine en 1890, et
ministre de la Marine dans le gouvernement de Waldeck-Rousseau (1899-1902). À l’époque de sa
visite à Monteil, il apparaissait surtout comme un homme politique acquis à l’expansion coloniale.
5
Ibid., p. 39-40.
6
Charles MANGIN, Introduction, in Parfait-Louis MONTEIL, Souvenirs, op. cit., p. IX.

294
dire, dans cette direction, le Soudan anglo-égyptien, au-delà du lac Tchad. Cette
représentation de l’expansion traduit bien la structure de « frontière », au sens de
Turner, qui la caractérise, depuis le « go ahead » de Brière de L’Isle, jusqu’à la course
au Tchad qui permet la jonction finale.
Les scènes décrites se déroulent dans des bureaux parisiens, où s’élabore la version
définitive de la carte à partir des matériaux rapportés du terrain, où se discute la
politique coloniale et où l’on peut peser sur la décision parlementaire en convainquant
un député influent, mais ce sont deux acteurs de la « frontière », Monteil et Archinard,
qui sont convoqués par le ministre pour avis et parviennent finalement à faire valoir
leur point de vue. L’épisode plaide donc en faveur du modèle « périphérique » de la
transition impériale, présenté en introduction.
Les arguments développés au cours de cette séquence mobilisent la carte, qui
permet d’étayer et même de valider le projet, les traités, qui constituent un
engagement contractuel « écrit » auprès des populations et que l’on ne peut pas
« déchirer », et enfin, au-delà de la « frontière » mouvante de l’expansion ou de
l’« impossible » frontière commune entre territoire colonial et autochtone, la frontière
ultime, inter-impériale, qui permet de clore le territoire colonial et de « parachever
l’œuvre ». La carte, les traités et la frontière, qui ont constitué l’objet de mes trois
premiers chapitres, sont désignés comme les ingrédients majeurs de la transition de
l’ancienne à la nouvelle colonie, en passant par le pays de conquête, transition
impériale qui se caractérise par l’acquisition de territoires contigus et la fabrication
d’un nouveau territoire continu.
Certes, l’épisode rapporté se situe à la fin de l’année 1885, à un moment où le
processus n’est pas achevé, ce que montre l’incertitude de la terminologie employée,
où le Soudan, qui est encore un pays de conquête, est implicitement désigné comme la
nouvelle colonie, par opposition à l’ancienne que constituerait le Sénégal, et où la
« mission civilisatrice », non désignée comme telle, n’apparaît que sous la forme
embryonnaire, politique, de l’« action bienfaisante » envers des populations
auxquelles elle permettrait d’échapper au joug de leurs « tyrans de la veille » ou de
Samory, nouveau tyran.
Cependant, l’invention cartographique du « Soudan » par Monteil en constitue un
moment significatif. En estampillant sur la carte un territoire jusque-là mal connu et
mal défini, elle contribue à lui conférer une existence propre et participe à une
différenciation des territoires englobés sous l’appellation vague de « Sénégal et

295
dépendances », qui commence à montrer ses limites. Les arguments développés par
Monteil pour justifier son geste sont très proches de ceux qui sont soumis au président
de la République, à l’appui d’un projet de décret préparé en 1890 par la « commission
du Haut-Fleuve », visant à donner au Soudan une autonomie administrative à l’égard
du Sénégal :

« La région qui s’étend entre nos possessions de la Sénégambie et le Niger et


qui a pris successivement la dénomination de Haut-Sénégal et de Soudan
français n’était occupée en 1881, époque de la première occupation, que par
une ligne de postes reliant les deux fleuves, de Kayes à Bammako.
Depuis lors, notre domination s’est successivement étendue sur les contrées
environnantes, et nous possédons aujourd’hui, entre le Sénégal et le Niger,
ainsi que sur la rive droite de ce dernier fleuve, un vaste domaine qu’il
importe d’organiser et de développer.
Or il n’est pas douteux qu’étant placé à une distance considérable de Saint-
Louis, et sans communications régulières avec le chef-lieu de la Colonie
pendant la saison sèche, le commandant supérieur ne soit obligé le plus
souvent d’agir sous sa propre responsabilité et en dehors de l’action directe
du gouverneur. »7

Par « analogie » avec la situation qui avait conduit à accorder le même statut au
territoire des Rivières du Sud sous la direction d’un lieutenant-gouverneur en 18898,
la commission décide donc de prendre acte de l’autonomie de décision dont le
commandant supérieur jouissait de fait en saison sèche. L’inspecteur Picanon, chargé
d’un rapport préparatoire au décret, imputait par ailleurs au gouverneur du Sénégal
une méconnaissance des réalités soudanaises, se faisant probablement là l’écho des
propos d’Archinard, qu’il avait consulté dans son fief de Kayes :

« Le gouverneur du Sénégal est trop loin du théâtre des faits pour les bien
apprécier. On ne doit pas perdre de vue que les affaires du Sénégal et celles
des territoires dont se compose le Soudan ne peuvent être dirigées d’après une
règle uniforme, choses et gens étant, malgré certaines apparences,
entièrement dissemblables dans l’une et l’autre région. »9

Ce n’était plus le Soudan, mais le Sénégal qui était « trop loin ». Le Soudan
gagnait donc, outre l’autonomie administrative, une reconnaissance de sa singularité
territoriale. Curieusement, lorsqu’il obtint, trois ans plus tard, le statut de colonie à
part entière, c’était au nom de l’argument inverse, qui le ramenait à un territoire

7
Jules Roche, ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies, Rapport au Président de la
République française, suivi d’un décret réglant l’organisation politique et administrative du Soudan
français, Paris, le 18 août 1890 : ANOM FM/SG/SOU/VII 1b. Le ministre semble mal informé sur la
chronologie de l’expansion et prête trop à la campagne de 1880-1881.
8
Inspecteur de 1ère classe Picanon, en mission dans le Haut-Sénégal, à Monsieur le sous-secrétaire
d’État des Colonies, Kayes, le 20 juin 1890 : ANOM FM/SG/SOU/VII 1b.
9
Ibid.

296
colonial comme les autres et décrétait la fin de son statut de « pays de conquêtes », de
façon prématurée, on le sait :

« Le moment me paraît venu de réaliser un nouveau progrès en confiant


l’administration du Soudan français à un gouverneur civil. Les expéditions
sont maintenant terminées de l’opinion même des chefs militaires qui ont
assuré la domination de la France sur ces vastes territoires. Aujourd’hui, il
convient de se préoccuper plus particulièrement de l’administration et de
l’organisation de ces territoires comme de leur mise en valeur par nos
industriels et nos commerçants. Le Soudan Français deviendrait ainsi une
véritable colonie, dont la direction appartiendrait à un fonctionnaire du cadre
des gouverneurs. »10

La même année, le territoire des Rivières du Sud était aussi devenu une colonie
indépendante, sous le nom de Guinée française. Ce processus d’autonomisation des
« dépendances » du Sénégal par essaimage administratif constitue un aboutissement
de la transition, par lequel le territoire est découpé en entités closes, prêtes à être
administrées. D’une certaine façon, la « représentation » du « Sénégal et
dépendances » à l’Exposition de 1889, étudiée au chapitre 4, constitue à la fois l’acmé
et le chant du cygne d’un territoire qui commençait à être divisé en parties distinctes.
Pour autant, comme nous l’avons vu à propos du processus de construction de la
frontière intra-impériale entre Sénégal et Soudan, en 1893, les trois colonies n’étaient
pas jointives. Non seulement elles laissaient entre elles des territoires interstitiels au
statut mal défini, mais elles comportaient, à l’intérieur des limites de leur juridiction,
des régions à peine visitées par leurs administrateurs, ou qu’elles ne cherchaient pas à
contrôler effectivement. La clôture et la continuité du territoire ne pouvaient pas
s’établir par décret.
**

Le geste inaugural de Monteil recèle d’autres implications. L’acte de nommer


l’espace a été analysé par bien des historiens de la cartographie comme un acte de
pouvoir, selon une lecture foucaldienne de la production cartographique qui la
considère comme une forme de « savoir-pouvoir » 11 . La nouvelle histoire de la
cartographie attire ainsi l’attention sur le caractère performatif de la carte qui, telle
10
Perrier, ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies, Rapport au Président de la
République, Paris, le 20 novembre 1893, ANOM FM/SG/SOU/VII 1d.
11
John Brian HARLEY, “The New History of Cartography”, UNESCO Courrier, juin 1991, p. 16,
cité par Norman ETHERINGTON (ed.), Mapping Colonial Conquest. A ustralia and Southern A frica,
Crawley, University of Western Australia Press, 2007, p. 1 ; Roland POURTIER, « Les géographes et
le partage de l’Afrique », Hérodote, avril-juin 1996, p. 91-108 ; id., « Nommer l’espace : l’émergence
de l’État territorial en Afrique Noire », L’Espace géographique, 4-1983, p. 293-304.

297
une prophétie auto-réalisatrice, transforme un énoncé en fait. La décision de
renommer « Soudan Français » un espace dont l’identité territoriale était mal définie
et sur lequel l’emprise coloniale était à la fois contestée, comme projet, par la
Chambre des députés, et disputée, comme réalité sur le terrain, par les représentants
de l’empire de Ségou ou les populations locales, paraît emblématique d’un tel pouvoir
des cartes : pouvoir de conviction sur l’opinion métropolitaine et sur les députés qui
votèrent les crédits, pouvoir politique sur le terrain dès lors que les crédits
permettaient de continuer la guerre. Au-delà ou en-deçà de cette dimension
performative qui se révèle, dans ce cas, effective – pour autant que le récit présenté
dans la séquence inaugurale de cette introduction ne soit pas une pure reconstruction
discursive –, le geste de Monteil attire aussi l’attention, justement, sur le caractère
discursif, ou sémiotique, ici, des procédures qui accompagnent le processus de
construction d’un territoire colonial. Il y a lieu d’analyser plus avant cette dimension
du processus, à la croisée d’importants débats historiographiques sur la construction
et la signification des empires.
En étudiant les cartes, les traités et les frontières, reportées elles aussi sur des
cartes, j’ai évoqué à plusieurs reprises la possibilité de considérer le « Sénégal et
dépendances » comme un territoire « de papier ». La dimension performative de la
carte qui énonce un projet sur l’espace, annonce la prise d’une place forte ou la
construction d’un fort, ou qui fixe la limite largement conjecturale d’un territoire est
ainsi apparue incidemment dans les chapitres 1 et 3. La dimension normative des
traités a été interrogée à l’aune des représentations qui ont présidé à leur construction,
mais aussi de leurs usages, dans le chapitre 2, où j’ai montré que leur valeur
contractuelle n’avait cours que pour autant qu’elle fondait une croyance. De la même
façon, les dispositifs élaborés pour mettre en scène le territoire à l’exposition
parisienne de 1889, tout comme l’usage du jeu théâtral mis en œuvre par
l’administrateur Noirot dans ses relations avec ses administrés, analysés au chapitre 4,
attirent l’attention sur la manière dont l’empire se constitue comme représentation.
« Territoire de papier » ou « théâtre colonial », peuvent faire l’objet d’une lecture
qui mettrait en évidence le pouvoir des représentations à engendrer la croyance en
leur effectivité, mais ils peuvent tout aussi bien, au contraire, permettre de dévoiler la
fragilité d’un pouvoir qui s’affirme par des signes qui lui prêtent plus de réalité qu’il
n’en a. Ainsi, interroger le caractère performatif d’une carte peut conduire à la fois à
analyser la manière dont elle transmet un message pris dans des enjeux de pouvoir et

298
à rappeler que la carte n’est pas le territoire. La carte peut être envisagée comme
métonymie de l’empire : ce que fait la carte avec le territoire serait comparable à ce
que fait l’empire en représentant sa puissance. La question dépasse de beaucoup le
champ des études coloniales et pourrait se poser pour tout pouvoir, mais elle traverse
suffisamment l’historiographie du colonial pour qu’on s’y arrête.

Il y a plusieurs manières d’envisager cette dimension discursive ou sémiotique de


l’empire – ou du territoire colonial – à partir de la métaphore du territoire du papier.
Les travaux menés dans le courant des Postcolonial Studies ont, les premiers, attiré
l’attention sur le caractère discursif de l’impérialisme. Dans la lignée de l’ouvrage
pionnier d’Edward Said, L’Orientalisme, l’impérialisme a été analysé comme un
ensemble de constructions discursives. Cette approche culturelle a surtout été féconde
pour déconstruire les catégories élaborées par les colonisateurs pour classer les
populations. Des travaux portant sur la cartographie impériale ont pu s’en inspirer et
fournir un cadre d’analyse utile pour déceler des constantes dans les représentations à
l’œuvre dans l’exploration ou les surveys, comme l’approche de surplomb qui
envisage l’espace en le naturalisant et le représente comme vide d’hommes12. La carte
constitue alors une forme d’appropriation symbolique qui anticiperait sur une
appropriation effective. Tout en prenant certaines distances avec le courant
postcolonial proprement dit13, mes analyses de la grille de lecture appliquée à la carte
de l’Afrique par Gabriel Hanotaux dans son modèle de « l’assiette renversée », ou de
la cartographie de projet de Brosselard, s’en inspirent. Mais tandis que les approches
postcoloniales soulignent l’ancrage discursif des empires en considérant ces
représentations comme directement agissantes, puisqu’en leur nom les territoires et
les hommes ont été administrés et transformés selon leurs principes, je suis plus
circonspecte sur leur effectivité. Il semble en effet problématique de penser une
relation linéaire entre le discours ou le projet et la pratique sans analyser les voies par
lesquelles ils peuvent être mis en œuvre dans des contextes précis. Les projets sur

12
Norman ETHERINGTON (ed.), Mapping Colonial Conquest, op. cit.
13
J’ai développé ailleurs les raisons de cette prise de distance, largement inspirée des travaux de
Frederick COOPER, en particulier Colonialism in Question: Theory, Knowledge, History, Berkeley,
Los Angeles, Londres, University of California Press, 2005, p. 12-22 ; “Postcolonial Studies and the
Study of History”, dans Ania LOOMBA, Suvir KAUL, Matti BUNZL, Antoinette BURTON et Jed
ESTY, Postcolonial Studies and Beyond, Durham, Londres, Duke University Press, 2005, p. 401-422 ;
Isabelle SURUN, « L’exploration de l’Afrique au XIXe siècle : une histoire pré-coloniale au regard des
post-colonial studies », Revue d’Histoire du X IX e siècle, 2006-32 : voir dans le volume des
publications, le document 16, p. 169.

299
l’espace qui viennent d’être évoqués n’ont d’ailleurs pas été réalisés comme tels. Leur
intérêt est de faire apparaître une idéologie coloniale ou un imaginaire spatial, mais ils
disent peu de choses de la pratique.
L’effectivité d’un empire « de papier » a été explorée par d’autres voies, qui
prenaient au sérieux les dispositifs constitués par l’État impérial pour assurer sa
domination. Ceux-ci n’étaient pas analysés dans leur contenu discursif, mais comme
les outils par lesquels un pouvoir se dotait d’un savoir sur les territoires à administrer.
La carte, mais aussi l’archive coloniale en général, pouvaient faire l’objet d’une
analyse en termes de savoir-pouvoir, ou être envisagées comme une accumulation
centralisée de données mobilisables pour la prise de décisions, ce que Bruno Latour,
dans le champ de la sociologie des sciences, a appelé un « centre de calcul »14. Le
modèle latourien n’envisage pas le lieu de capitalisation des savoirs comme une
citadelle fermée, mais comme un nœud dans un réseau où circulent les
« inscriptions », enregistrements matériels de l’information sous forme de signes
stabilisés et transportables, aussi appelés par Latour « mobiles immuables ». Il permet
ainsi de rendre compte de la circulation des données entre le terrain et l’archive, et des
procédures d’enregistrement de l’espace, du paysage, du territoire, menées sur le
terrain par les missions topographiques, par exemple. La réunion de toutes ces
inscriptions du « monde » en un lieu les rend commensurables entre elles et permet
d’en prendre une vue synoptique, génératrice de nouveaux savoirs. Le modèle, qui
convient si bien à la carte, peut être appliqué aux traités rassemblés dans l’archive
coloniale, dès lors que sont produits des registres ou des tableaux récapitulatifs des
traités existants, classés par territoire, comme ceux que j’ai évoqués au début du
chapitre 2. Le modèle latourien convient à la description de l’élaboration de projets
sur l’espace et de leur mise en œuvre par ajustements successifs que permet
l’incorporation de nouvelles données issues du terrain. Ainsi les bureaux du ministère
de la Marine, où les officiers topographes venaient mettre au net les cartes réalisées
sur le terrain, ont pu jouer le rôle d’un « centre de calcul » pour la réalisation de
projets ferroviaires.
Le modèle suppose néanmoins l’existence d’un centre unique de la décision, qui ne
me semble pas compatible avec la pratique de l’expansion, telle que l’archive et les

14
Bruno LATOUR, La Science en action, Paris, La Découverte, 1989 ; id., « Ces réseaux que la
raison ignore : laboratoires, bibliothèques, collections », in Christian JACOB et Marc BARATIN, Le
pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres dans la culture occidentale, Paris, Albin Michel,
1996, p. 23-46.

300
témoignages des acteurs permettent de la retracer. Il faudrait lui substituer un modèle
polycentrique. Saint-Louis fait en effet figure de centre de décision majeur, tandis que
les acteurs placés à la « frontière » constituent à leur tour des centres autonomes,
comme le montrent les décisions administratives qui leur ont finalement reconnu cette
autonomie de décision. Il faudrait aussi, pour que le dispositif soit réellement effectif,
que le réseau à l’intérieur duquel circule l’information soit fluide. Or, ce n’est pas le
cas. L’information ne se trouve pas toujours là où les acteurs en auraient besoin,
comme l’attestent les nombreuses réclamations venues de Kayes ou de Saint-Louis,
demandant à Paris l’envoi de cartes produites par les campagnes antérieures, qui
n’arrivent pas toujours à destination, ou que les bureaux parisiens eux-mêmes ne
parviennent pas à localiser. Des officiers sont ainsi conduits à partir sur le terrain sans
bénéficier de l’avantage cumulatif qu’aurait pu leur procurer la connaissance de cartes
dressées par leurs prédécesseurs. Enfin, même lorsque l’information est disponible,
comme les traités, en principe archivés à Saint-Louis, elle n’est pas toujours
accessible, qu’elle soit mal classée ou qu’une pièce soit manquante, tel ce traité de
1859 avec le Toro que Jauréguiberry fut incapable de retrouver en 1863. La
redécouverte par Monteil, en 1879, de la richesse insoupçonnée des archives réunies à
Saint-Louis, strate par strate, depuis 1817, montre aussi que l’accumulation de savoir
sur le territoire ne pouvait jouer un rôle que si les acteurs pensaient à y avoir recours.
Ces nombreux indices conduisent ainsi à relativiser fortement l’effectivité de l’outil
de pouvoir constitué par le dépôt sédimentaire des inscriptions, cartes ou traités,
archive en général, qui recueillaient le savoir sur le territoire. Cet « empire de papier »
n’était pas tout puissant.
Plus radicalement peut-être, quoique dans un contexte de validité plus limité,
certains auteurs, comme Richard Price, désignent l’empire comme un « projet
utopique », un « artifice », une « fiction »15. Les expressions proposées par cet auteur,
dans un ouvrage consacré à la Caffrerie britannique entre 1820 et 1860, recouvrent en
réalité plusieurs points de vue et rejoignent différents débats historiographiques. Price
prend soin de distinguer deux « empires » : l’empire tel qu’il est représenté en
métropole et l’expérience qu’on en fait à la « frontière ». C’est l’écart entre le
discours de justification impérial destiné au public métropolitain et les pratiques

15
Richard PRICE, Making Empire. Colonial Encounters and the Creation of Imperial Rule in
Nineteenth-Century A frica, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, respectivement p. 6 et
p. 356.

301
d’officiers ou d’administrateurs britanniques en pays Xhosa, entre le récit lénifiant
d’appropriations territoriales à peine décrites comme de « petites guerres » et
l’expérience qu’en firent les Xhosa qui justifie la qualification de l’empire comme
« artifice ». La « fiction » est donc la version de l’empire que l’on présente en
métropole pour les besoins d’une « culture impériale à usage domestique »16. La
notion de « projet utopique », elle, s’applique à ce que l’empire tente de mettre en
œuvre sur le terrain, qui repose sur des « croyances », sur « l’espoir », partagé par les
missionnaires et par certains administrateurs, de parvenir à transformer les sociétés et
à leur en faire accepter l’idée. En raison d’une confiance exagérée en ce que l’empire
pouvait accomplir, mais aussi de sa propension à oublier que les peuples qu’il
prétendait amener sous sa domination avaient leur propre histoire, l’empire était
fondamentalement fragile17. L’illusion est ici du côté des acteurs impériaux placés au
contact des populations et repose sur une méconnaissance des univers de référence
dans lesquels celles-ci inscrivent et conçoivent leurs actes. Là où missionnaires et
administrateurs se croient bien accueillis parce que les chefs acceptent leurs cadeaux
ou leur alliance, se révèle une détermination à conserver une identité, des terres, une
souveraineté, qu’avait masquée une interaction biaisée. Par conséquent, l’hégémonie
n’est jamais acquise et l’empire se révèle constamment problématique pour ceux qui
sont chargés de le mettre en œuvre18.
La « croyance » en l’empire se déploie ainsi dans des univers distincts qu’il faut
examiner.
Du côté métropolitain, elle relève du champ des études sur les cultures coloniales
ou impériales qui a fourni une historiographie particulièrement abondante au
Royaume-Uni, où elle a donné lieu à des débats sur la prégnance d’une conscience
impériale partagée dans la société britannique de l’époque victorienne19. Mais les
notions de « fiction » et d’« artifice » proposées par Richard Price permettent, me
semble-t-il, de dépasser le cadre purement métropolitain dans lequel se situe ce débat
sur les cultures impériales, en introduisant des circulations et une articulation des
points de vue entre métropole et colonie, entre échelle coloniale et échelle impériale.
L’analyse que j’ai proposée de l’invention de dispositifs de représentation destinés à

16
Ibid., p. 356 et p. 10.
17
Ibid., p. 6.
18
Ibid. p. 7.
19
J’ai présenté ces travaux, ainsi que la bibliographie moins abondante en France sur ce sujet dans
le chapitre 4, notes 8 à 12.

302
montrer le Sénégal à l’Exposition universelle de 1889 s’inscrit dans cette perspective.
Représenté par un ensemble complexe de dispositifs, vitrines, village, habitants, le
« Sénégal et dépendances » de l’exposition y apparaissait comme une fiction, sinon
dans chacun de ses objets ou individus pris isolément, du moins dans sa prétention à
représenter un territoire. Non pas un territoire de papier, mais un territoire de coton et
d’arachides sous verre, de stuc et de banco, de paille et de chaume, peuplé de
« villageois » dont la sénégalité faisait collectivement problème, à l’ombre d’un fort
sans histoire particulière.
Du côté des acteurs à la « frontière », la croyance en l’empire se décline en une
série de dispositifs qui peuvent aussi sembler largement fictionnels : des tracés de
frontières pour partie non visités, pour partie contestés par les populations locales,
pour partie sans effectivité, dans des territoires non administrés ; de minces itinéraires
lancés au milieu d’espaces non reconnus, traversant des cours d’eau en pointillés ; une
toponymie désignant comme « français » un territoire soudanais en chantier ; et enfin
des contrats plus ou moins négociés, reposant sur des notions juridiques plus ou
moins partagées mais souvent labiles, recelant des contradictions internes qui en
permettaient des appropriations diverses et en rendaient l’usage incertain. On pourra
objecter que ces dispositifs n’étaient que temporairement fictionnels, qu’ils
n’anticipaient que de quelques années sur des appropriations territoriales à venir, dont
ils traçaient le cadre. Les remarques que fait Price sur la fragilité de l’empire, sur son
incapacité à s’assurer une pleine hégémonie, doivent pourtant nous alerter sur les
limites de l’effectivité du pouvoir colonial. Nous pourrions bien être victimes nous
aussi, du caractère performatif de ces dispositifs de papier, dont l’accumulation
produit un effet de continuité territoriale qui pourrait être illusoire et receler quelques
failles.
Dès lors, la question de la croyance en l’effectivité de l’empire doit se poser en un
troisième lieu, non exploré par Price. Les habitants des différents territoires englobés
par les Français sous l’appellation de « Sénégal et dépendances », puis « Sénégal »,
« Guinée française », « Soudan français », etc., avant de devenir « Afrique
occidentale française » se considéraient-ils comme assujettis à un empire ?
Connaissaient-ils même les noms que les Français donnaient aux colonies dans
lesquelles ils pensaient les administrer ? On sait que le gouverneur du Sénégal fut
longtemps appelé « Bour N’Dar » (le chef de N’Dar, ou Saint-Louis en wolof) dans la
correspondance des chefs qui s’adressaient à lui, mais probablement beaucoup plus

303
largement par les populations et ce, bien au-delà des territoires directement placés
sous son administration ou ayant eu affaire à ses représentants. La présence et les
mouvements des Français étaient connus de loin, bien avant leur arrivée. Ceux-ci
constituaient donc une puissance avec laquelle il fallait compter, avec laquelle on
pouvait chercher à entretenir de bonnes relations, à laquelle on pouvait s’allier pour
bénéficier d’un surcroît de puissance ou de reconnaissance, ou au contraire s’opposer,
soit frontalement, par les armes, soit par la diplomatie et les tergiversations. Au-delà
de la controverse stérile reposant sur la dichotomie collaboration/résistance qui a
caractérisé les travaux des années 1970 et 1980, l’historiographie des empires pose
aujourd’hui plus finement la question des zones grises de l’assentiment, du
consentement, des « transactions hégémoniques »20, par lesquels les acteurs locaux
peuvent accepter certaines formes de l’interaction, sans faire acte de soumission, et
requalifier dans leur propre univers de référence les termes de la relation qui leur sont
imposés.
La question s’est posée à propos des traités. Il est certes malaisé d’y répondre de
façon générale à partir des sources exploitées. Il apparaît néanmoins que le
« protectorat » pouvait être reformulé par les autorités autochtones – lorsque ce n’était
pas par les interprètes – en traité d’alliance, voire en relation de vassalité, sans
entamer l’essentiel d’une souveraineté, dès lors qu’il ne se présentait pas comme une
annexion pure et simple. Cependant, la plupart des protectorats, conçus comme des
modes d’administration indirecte, furent requalifiés unilatéralement par le
colonisateur en « protectorat colonial », qui n’offrait plus les mêmes garanties en
matière de respect de la souveraineté intérieure. Lorsque le maillage des « cercles »
s’imposa partout, la dépendance envers l’administration, localement représentée par le
commandant de cercle, se marqua très concrètement par la demande faite au chef de
payer l’impôt au chef-lieu. Les habitants pouvaient continuer à ignorer où allait
l’impôt, mais les chefs savaient désormais de quel territoire colonial ils dépendaient.
Le cas du Boundou, brusquement assujetti à l’impôt au moment de son passage sous
la juridiction du Sénégal en 1893, en constitue un exemple. L’immixtion dans les
compétences juridictionnelles des autorités autochtones, sans faire disparaitre le droit
coutumier, pouvait se traduire par la possibilité nouvelle de faire appel d’une décision

20
Jean-François BAYART et Romain BERTRAND, « De quel “legs colonial” parle-t-on ? »,
Esprit, décembre 2006 [Revue des revues, juillet 2007].

304
locale auprès de la juridiction française, soustrayant ainsi des individus aux
juridictions coutumières.
Au moment où s’impose une administration coloniale territorialisée par cercles,
dont le maillage absorbe les territoires existants, le plus souvent sans les faire
disparaître, il semble que se soit produit une déconnection entre autorité et
souveraineté. Même lorsque le territoire précolonial n’était pas modifié dans ses
limites, il ne constituait plus le territoire de référence. La souveraineté autochtone se
trouva ainsi entamée à la fois par le grignotage de ses compétences juridictionnelles et
par l’effacement de son lien au territoire. En revanche, l’autorité, au sens weberien,
des chefs, fut préservée. En effet, l’État colonial ne pouvait gouverner sans leur
déléguer une partie de ses prérogatives souveraines, en particulier la levée des
impôts : Jane Burbank et Frederick Cooper ont montré la nécessité, pour tout empire,
de savoir « travailler avec les intermédiaires »21. Les chefs appartiennent ainsi à la
catégorie particulière d’intermédiaires que constituent les élites cooptées par le
pouvoir colonial. Si celui-ci se réservait un droit de regard sur les successions, pour
s’assurer un intermédiaire sûr, quitte à faire et à défaire les chefs en dehors des règles
admises, prendre trop de libertés avec les règles de succession pouvait nuire à
l’efficacité de l’intermédiaire en le rendant illégitime aux yeux de ses « sujets »,
désormais devenus « sujets français ». État colonial et autorités autochtones avaient
donc conjointement intérêt au maintien des chefs comme autorité de référence pour
les administrés.
Quelque bouleversée qu’elle ait été par ces pratiques, la chefferie semble être
restée une institution vivante tout au long de la période coloniale, comme en témoigne
sa résurgence à la sortie du tunnel colonial et sa persistance dans les États
indépendants22. On sait peu de choses, néanmoins des formes de résilience qui ont
permis aux sociétés africaines de maintenir des continuités, en particulier les
allégeances des sujets aux souverains autochtones, par-delà les perturbations
introduites par les Français dans le mode de désignation des chefs et la transmission
du pouvoir. De même, on connaît mal les modalités de l’accommodement par lesquels
les chefs ont fait l’expérience de la transition. Quant à l’effacement ou au maintien de
territorialités autochtones sous le voile uniformisateur du maillage administratif des

21
Jane BURBANK et Frederick COOPER, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris,
Payot, 2011.
22
Jean-François BAYART, L’État en A frique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006
(nouvelle édition).

305
cercles, la question est encore peu abordée. L’étude du découpage en cercles, lui aussi
sujet à de nombreux réaménagements pendant la période coloniale, constituerait un
immense chantier à ouvrir.

Il faudrait donc poursuivre l’enquête après 1895, pour aborder les relations entre
territoire et souveraineté en situation coloniale. Certaines des monographies utilisées
pour la période antérieure à 1895 franchissent la césure et prennent en charge
l’analyse des réorganisations administratives imposées par la domination coloniale.
C’est le cas d’Ismaël Barry pour le Fouta Djalon23 ou d’Ibrahima Abou Sall pour la
Mauritanie24. Des travaux portant exclusivement sur la période coloniale pourraient
aussi être mobilisés à cet effet, comme ceux de Pierre Boilley sur les Touaregs25.
Enfin, d’autres formes de découpages et leurs effets sur les territorialités ont fait
l’objet d’études, comme l’analyse de l’invention des « régions naturelles » en Guinée,
proposée par Odile Goerg26.
Il y aurait alors à reprendre sur la longue durée, de part et d’autre de la
« parenthèse coloniale », la question des territorialités africaines dans leur diversité et
de leur rapport à la souveraineté27.

23
BARRY Ismaël, Le Fuuta-Jaloo face à la colonisation. Conquête et mise en place de
l’administration en Guinée (1880-1920), Paris, L’Harmattan, 1997.
24
Ibrahima ABOU SALL, Mauritanie du Sud. Conquête et administration coloniales françaises,
1890-1945, Paris, Karthala, 2007.
25
BOILLEY Pierre, BERNUS Edmond, CLAUZEL Jean et TRIAUD Jean-Louis, Nomades et
commandants. A dministration coloniale et sociétés nomades dans l’ancienne A OF, Paris, Karthala,
1993.
26
Odile GOERG, « La Guinée coupée en quatre ou comment la colonisation a imaginé l’Afrique »,
V ingtième Siècle. Revue d’histoire, 2011-3, n° 111, p. 79-88.
27
Voir par exemple la réflexion prospective stimulante que propose Achille MBEMBÉ, « À la
lisière du monde. Frontières, territorialités et souveraineté en Afrique », in Benoît ANTHEAUME et
Frédéric GIRAUT, Le territoire est mort. V ive les territoires !, Paris, IRD Éditions, 2005, p. 47-77.

306
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES

SOURCES MA NUSCRITES

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ANS 10D1/60 : Traités et conventions avec différents chefs des rivières du Sud, du
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A NS SÉNÉGA L Série G : Traités
13G 2, 13G5, 15 G 108

Serv ice historique de la Défense, V incennes


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SHD MARINE CC3 1123, Sénégal, Haut fleuve, campagnes (1882-1887).
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307
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AN 66 AP 4 : Mission de 1890, traités
Papiers Noirot :
AN AP 148, cartons 1 à 5
AN 148 AP 1 : livret militaire, livret d’administrateur colonial, décorations,
correspondance ; Pièce 83 : carnet personnel de croquis
AN 148 AP 2 :
Pièce 4, carnet FOUTA (1886) (1)
Pièce 5, carnet Cercle du FOUTA (1886) (2)
Pièce 20, télégramme, Gouverneur à administrateur Noirot à Dagana, 15/07/1888
Pièces 22 à 42, Dossier « Dinah Salifou »
Pièce 43, Congrès colonial
Pièces 44 à 102, Dossier « Exposition de 1889 »

A rchiv es nationales d’Outre-mer, A ix-en-Prov ence


ANOM FM/EE/II/1160 : dossier personnel d’Ernest Noirot
ANOM FM/SG/AFR/VI/60 : délimitation Guinée, 1887-1888
ANOM FM/SG/AFR/VI/67b : Portugal-Dahomey, 1888
ANOM FM/SG/SENE/IV/70a : dossier « Légion d’honneur à titre étranger, Ousman
Gassi, Roi du Boundou ».
ANOM FM/SG/SENE/IV/72 : Affaire du Niocolo
ANOM FM SG/SENE/IV/73bis : campagne de 1880-1881
Correspondances et instructions, Rapport du lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes
ANOM FM SG/SENE/IV/74a : Mission topographique du Haut-Sénégal. Instructions
sur la marche des opérations.
ANOM FM/SG/SOUDAN/VII/1b : décret du 18 août 1890 accordant l’autonomie
administrative au Soudan
ANOM FM/SG/SOUDAN/VII/1d : décret du 21 novembre 1893 plaçant le Soudan
sous l’autorité d’un gouverneur civil.
ANOM FM/SG/SOUDAN/VII/3a : délimitation des frontières entre le Sénégal et le
Soudan.

308
A rchiv es du ministère des A ffaires étrangères, La Courneuv e
Base des traités : http://basedoc.diplomatie.gouv.fr/Traites/Accords_Traites.php
TRA1832007, TRA18570019, TRA18420007, TRA18660029
TRA18380013, TRA18420007, TRA18830015, TRA18910025, TRA18860012.
Mémoires et Documents A frique, t. 102 : Délimitation franco-portugaise dans
l’Afrique occidentale

Photographies
Bibliothèque nationale, département des Cartes et Plans, Fonds de la Société de
Géographie, Paris
Trois albums de photographies anthropologiques de Roland Bonaparte :
BNF CPl SG We 334 (« Sénégalais »), 343 (« Village sénégalais ») et 344
(« Sénégalais »), consultables sur Gallica.

Collection de cartes postales anciennes du Sénégal


Exposition universelle – Paris – 1889 :
http://www.senegal-online.com/francais/galeries/cartes-
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A nnales sénégalaises de 1854 à 1885, suivies des traités passés avec les indigènes,
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321
TABLE DES MATIÈRES

Introduction p. 5
Définitions p. 6
Modèles de la transition impériale p. 7
Une histoire spatiale du territoire colonial p. 12
Au confluent de l’histoire impériale et de l’histoire coloniale, étudier la formation d’un
territoire colonial p. 14
Le Sénégal dans la transition impériale p. 14
Au-delà de l’histoire de la conquête p. 16
Objets, sources, méthodes p. 18

Chapitre 1 – Une cartographie de l’expansion p. 23


1. Des projets sur l’espace p. 25
Jonctions p. 25
Le « triangle sénégambien » p. 29
La théorie de « l’assiette renversée » p. 32
2. La carte et le projet p. 36
L’échelle de la décision p. 37
Une mission topographique en situation de conquête : la mission Derrien p. 38
Une cartographie de conquête : Delanneau p. 46
Une cartographie de projet : Brosselard-Faidherbe p. 53
- Des propositions pour aménager le Fouta p. 54
- Inventer une Casamance coloniale p. 55
- Une nouvelle jonction ferroviaire vers le Niger p. 58
Conclusion p. 62

Chapitre 2 – Un empire de papier ? Traités en série et souverainetés


négociées p. 65
I. Les mots pour le dire : un répertoire des formes d’appropriation p. 72
1. Le régime de la propriété foncière et ses usages p. 72
2. Cession de territoire et souveraineté p. 84
3. Suzeraineté et souveraineté p. 89
4. Protection, protectorat, annexion p. 95
II. Négocier la souveraineté p. 103
1. La souveraineté est-elle négociable ? p. 103
- Consentement et traduction p. 103
- « Protecteurs d’une nation plus forte que la nôtre … » : la souveraineté du roi Gléglé et
l’abandon du protectorat portugais sur la côte du Dahomey p. 106
- Une souveraineté indivisible ? p. 114
2. Souveraineté partagée, souverainetés feuilletées p. 116
- La souveraineté par les douanes p. 117
- La protection des biens et des personnes p. 121
- La maîtrise des routes et des voies p. 128
Conclusion p. 133

323
Chapitre 3 - Frontières en construction : deux cas de limites p. 137

I. Négocier sur le terrain : la commission franco-portugaise de délimitation de la


Guinée portugaise et des « possessions françaises voisines » (1888) p. 140
1. Enjeux : échelles et horizon d’attente p. 140
2. Parcours et méthodes : une reconnaissance partielle du terrain p. 144
3. Les points litigieux p. 153
- « Il nous serait difficile de tailler dans ces états sans compter avec ceux qui les
habitent et les gouvernent » : le cas Dinah Salifou p. 153
- Un marigot intempestif : la lettre et l’esprit du traité p. 165
Conclusion : regards croisés sur un traité p. 168
II. Une frontière intra-impériale : Sénégal-Soudan (1889-1895) p. 172
1. Délimitation, restitution p. 173
Une frontière politique : deux conceptions du territoire colonial p. 174
Marigots et baobabs, villages et lougans : la frontière sur le terrain p. 178
2. L’inscription de la frontière p. 184
Le Boundou à la frontière p. 185
Sénégal-Guinée-Soudan : enclore les espaces interstitiels. L’exemple
du Niocolo p. 192
Conclusion p. 195

Chapitre 4 - Représenter le territoire :


Ernest Noirot, ou le Sénégal sous la tour Eiffel p. 201

L’Exposition en contexte p. 204


1. Un conflit institutionnel p. 207
Une nomination contestée p. 208
Naissance du Comité d’exposition de Saint-Louis p. 212
Le Conseil général et le comité d’exposition p. 216
2. Un Sénégal, deux projets p. 220
Quel Sénégal ? p. 220
Une colonie parmi les autres p. 227
Dispositifs de monstration et cultures de l’exposition p. 231
- Une attraction p. 232
- Reproduction ou décor ? p. 235
- Une exhibition ? p. 239
3. Les « Sénégalais » à Paris p. 244
Recruter des exposants, susciter l’adhésion p. 244
Venir à l’Exposition, voir la France p. 253
Tensions dans la délégation p. 261
Épilogue : l’effet « retour de France » p. 269
Conclusion : le Sénégal et dépendances entre territoire colonial et territoire impérial
p. 280

Conclusion : un territoire de papier ? p. 293

Bibliographie et sources p. 307


Sources manuscrites p. 307
Sources imprimées p. 309
Bibliographie p. 312

324

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