Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Introduction
Glossaire
Bibliographie
DA de la couverture : 6sens.pro/complexe.net
ISBN : 978-2-200-60042-6
BAUDELLE Guy, Géographie du peuplement, 2004.
BÉGUIN Michèle et PUMAIN Denise, La représentation des données
géographiques. Statistique et cartographie, 2010, 3e édition.
CIATTONI Annette et VEYRET Yvette (dir.), Les fondamentaux de la
géographie, 2013, 3e édition.
DAVID Olivier, La population mondiale. Répartition, dynamique et
mobilité, 2012, 2e édition.
FRÉMONT-VANACORE Anne, La France en Europe, 2009, 2e édition.
GODARD Alain et TABEAUD Martine, Les climats. Mécanismes,
variabilité, répartition, 2009, 4e édition.
LOUCHET André, Les océans. Bilan et perspectives, 2013.
LOUISET Odette, Introduction à la ville, 2011.
NOIN Daniel, Le nouvel espace français, 2009, 5e édition.
PITTE Jean-Robert, La France, 2009, 3e édition.
PUMAIN Denise et SAINT-JULIEN Thérèse, Analyse spatiale. Les
interactions, 2010, 2e édition.
PUMAIN Denise et SAINT-JULIEN Thérèse, Analyse spatiale. Les
localisations, 2010, 2e édition.
VEYRET Yvette et CIATTONI Annette, Géo-environnement, 2011,
2e édition.
VEYRET Yvette, La France. Milieux physiques et environnement, 2000.
INTRODUCTION
Le milieu géographique désigne initialement l’espace occupant une position entre plusieurs autres.
Plus tardivement (Descartes, XVIIe siècle), il définit l’élément physique dans lequel un corps est
placé. Au XIXe siècle (Balzac), il devient l’ensemble des conditions extérieures (y compris morales)
dans lesquelles vit et se développe un individu.
D’abord physique (milieu naturel), puis socialisé, le milieu, dans son acception actuelle, inclut
l’ensemble des éléments (naturels et humains) qui composent l’espace géographique. Dans ces
conditions, le milieu traduit bien une figure d’interaction équilibrée entre la société et l’espace qui
pourrait parfaitement s’inscrire dans le propos de la géographie sociale. Cependant, jusqu’à la fin du
e
XIX siècle, la notion de milieu fut largement associée à l’idée d’une nature (climat, sols, eaux,
pentes, etc.) soumettant les sociétés. Sous l’influence de la pensée de Lamarck et de Darwin, Vidal
de la Blache et l’école française de géographie ont montré que les êtres humains, loin d’être
prisonniers de leurs milieux, sont capables d’initiatives et susceptibles de le transformer selon des
voies inédites, échappant à un pur déterminisme. Pour Vidal, l’homme invente des solutions
originales parmi une palette de possibilités offertes par son milieu (possibilisme). Cependant, déjà
trop réductrice par rapport aux capacités modernes de l’action humaine, cette conception a été
appauvrie par nombre d’émules de Vidal qui sont revenus à des postures quasi-déterministes.
En conséquence, au terme de milieu, nous préférerons ici celui (voisin) d’environnement. Ce
dernier s’attache plus clairement aux réalités, tant physiques et biophysique que sociales, perçues,
respirées, ingérées, représentées et transformées par l’être humain, pour le meilleur (éthique de
l’habitant dans son rapport à la terre, développement durable) et pour le pire (saccage des
ressources, développement insoutenable). Pierre George (L’environnement, 1971) le définissait
comme un « système de relations entre des dynamiques sociales, économiques, spatiales et un
champ de forces physico-chimique et biologique. »
Disons, en résumé, que si le milieu met plus l’accent sur les forces biophysiques qui s’exercent sur
les humains, l’environnement place plutôt ceux-ci au centre (acteurs) de la relation homme-nature.
La nature est étymologiquement l’origine, la substance de toute chose, mais aussi un ordre des
choses souvent trompeur (ce qui est naturel ou soi-disant naturel et échapperait donc au social). Si
aux XVIIe et XVIIIe siècles le mot nature s’attachait au monde physique excluant les humains et leurs
œuvres, la notion a évolué, dans le langage commun comme dans celui des aménageurs et des
urbanistes, pour rapprocher ces deux domaines (idées répandues de la campagne-nature, du parc
naturel ou de la nature dans la ville)… Toutes créations humaines. Dès lors, des auteurs comme
R. Raymond (La nature à la campagne, 2003) n’hésitent pas à envisager quatre types de nature :
une « nature fonctionnelle composée d’agro-écosystèmes », une « nature originelle qui s’incarne
dans des espaces marginaux perçus comme sauvages », une « nature esthétique incarnée par des
symboles qui illustrent un passé paysan idéalisé », « une nature-cadre-de-vie de populations
heureuses d’habiter la campagne » ou, plus exactement, des espaces périurbains.
Dès le XVIe siècle, en effet, l’économiste Jean Bodin avait remis en question la
posture déterministe qui faisait en son temps autorité. En bon chrétien, il
concevait mal un monde uniquement soumis aux caprices de ses milieux
physiques et distinguait deux ordres supérieurs à la nature : la volonté divine et
le libre arbitre des humains. Ce fut aussi l’un des premiers à relever un paradoxe
qui met à mal le déterminisme physique : les mêmes peuples passent
successivement par des périodes de grandeur et de décadence, alors qu’ils
évoluent dans des espaces physiques inchangés, ou simplement modifiées à la
marge. Comment expliquer ce phénomène sans recourir à la responsabilité des
hommes et de leurs mécaniques sociales, à celle de leurs choix économiques,
politiques et idéologiques ?
En fait, plus que Lamarck ou même que Darwin, c’est Buffon, savant
naturaliste du XVIIIe siècle, qui nuança sérieusement la posture déterministe.
Avec lui, l’homme devient acteur des transformations de l’espace terrestre :
n’écrit-il pas que « la face entière de la terre porte aujourd’hui l’empreinte de
l’homme qui, bien que subordonné à la nature, a fait souvent plus qu’elle » ?
Après Kant, Alexander Von Humboldt (Kosmos, 1843) s’inscrivit en faux, à son
tour, contre le déterminisme, au même titre que George Perkins, aux États-Unis,
dans ses textes de 1864 (Marsh, Man and Nature, or Physical Geography as
Modified by Human Action) et de 1874 (The Earth as Modified by Human
Action).
Mais l’on doit sans doute à Élisée Reclus d’avoir reconnu le premier, à la fin
du XIXe siècle, dans un cadre théorique clairement formulé, la capacité
progressive des sociétés à contrôler l’espace physique et à se dégager de son
emprise. D’esprit très indépendant, éloigné de l’institution universitaire
française, il avait su se nourrir des grands courants de la pensée progressiste de
son siècle : positivisme, darwinisme, marxisme, anarchisme. Il s’inspirait aussi
des travaux du sociologue Frédéric Le Play. Ce dernier ne fondait-il pas son
étude des maisons pyrénéennes (famille souche) sur l’articulation intime des
contextes géographiques et familiaux ?
Imprégnée d’histoire, la géographie sociale d’Élisée Reclus (L’homme et la
terre, publié de 1905 à 1908) reposait sur l’analyse des interactions intervenant
entre deux « milieux » : le « milieu statique » formé des « milieux naturels »,
sources de potentialités et de contraintes ; le « milieu dynamique »,
nécessairement changeant, constitué par l’entrelacs des rapports sociaux de tous
ordres. Pour Reclus, au gré de son développement, l’humanité se libère des
contraintes de la nature. Elle tend ainsi à renforcer sa maîtrise des milieux
naturels et, conjointement, à consolider ses cohésions sociales. Si le progrès
technique constitue l’un des moteurs de cette évolution, la lutte des classes
(influence du marxisme), les changements politiques, économiques et sociaux
qu’elle suscite, contribuent aussi à cette dynamique. La vision sociale de Reclus
ne disqualifiait nullement l’individu en tant qu’acteur central de ce mouvement
historique. Pour lui, c’est par la somme des initiatives et des efforts personnels
que la société avance et que son rapport à l’espace s’améliore, devient plus
performant et plus juste. Précisons que c’est dans La Réforme sociale, journal
créé en 1881 par Le Play, que l’expression de « géographie sociale » fut
employée pour la première fois par Paul de Rousiers, commentant La Nouvelle
Géographie universelle de Reclus, publiée entre 1875 et 1894.
À la suite de Reclus et de Vidal, d’autres géographes participèrent à ce
courant d’humanisation et de socialisation d’un propos géographique installé
dans le paradigme vertical des rapports homme-nature. Parmi ceux-ci, on peut
citer Camille Vallaux, Jean Brunhes, Raoul Blanchard, Jules Sion… Ces auteurs
afficheront tous le souci d’étudier les faits sociaux tout autant que les espaces
des hommes-habitants. Ils s’efforceront d’établir une réciprocité causale
équilibrée entre le social et le spatial (cas d’Albert Demangeon, 1872-1940),
voire d’imbriquer intimement, sinon de fusionner ces deux facettes d’une même
réalité terrestre. Ce point de vue, sans doute plus humaniste que sociologique
(dans tous ces textes, l’homme est plus évoqué que la société), était alors partagé
par nombre de géographes de tous les pays : Mackinder et Herbertson en
Angleterre, Cvijic en Yougoslavie, Marinelli en Italie, Woeikof en Russie, etc.
Élève de Vidal, Jules Sion fut celui qui poussa le plus loin la socialisation du
paradigme vertical. Présentant la Toscane dans un volume de La Géographie
universelle (1934), il observe que la beauté qui se dégage des paysages traduit
« un style local assez libre à l’égard de la nature ». D’après lui, ce « style »
révèle « l’âme d’un peuple ». L’indépendance causale de la société à l’égard de
la nature qu’elle façonne ressort de ce constat.
Dans cette filiation, Pierre Deffontaines écrivait, dès 1933, que « l’homme,
son histoire, sa psychologie, sa sociologie sont des causes aussi efficientes que
les phénomènes naturels ». De son côté, Pierre Gourou donna, dans sa thèse sur
Les paysans du delta du Tonkin (1936), une interprétation humaine et sociale des
réalités géographiques. Pour lui, « l’homme est dans le delta le fait géographique
le plus important ». Il ajoute que « le géographe, pour étudier ce pays, doit
concentrer son attention sur les faits humains ». Ainsi, un nouveau courant de la
géographie (tropicale en l’occurrence) prenait forme. Maximilien Sorre le relaya
au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale en argumentant pour un recours
à l’explication sociale en géographie.
Certes, M. Sorre concevait d’abord la géographie comme une écologie
humaine, « science des interactions entre les êtres vivants et le milieu ».
Cependant, il n’hésitait pas à affirmer que la « géographie humaine est
impuissante à comprendre le paysage sans la connaissance de l’agent et de la vie
de celui-ci ». Or, cet « agent », Sorre en identifie la nature humaine et sociale.
Pour le saisir, il invite le géographe à se « tourner vers la sociologie »
(Rencontres de la géographie et de la sociologie, 1957) et trace les grandes
lignes d’une fructueuse coopération interdisciplinaire. La géographie est fondée
sur « une disposition à considérer les choses en fonction de la terre » observe-t-
il. Mais il ajoute aussitôt que « les groupes humains y jouent un grand rôle, un
rôle créateur ».
À cette époque, deux visions de l’homme s’affrontent et, d’une certaine façon,
se complètent dans la géographie française. L’une, plus humaine et plus
phénoménologique que sociale, s’attache à « l’homme habitant » (Maurice
Le Lannou, Pâtres et paysans de Sardaigne, 1941 ; La Géographie humaine,
1949). Elle recherche l’empreinte qu’il laisse à la surface de la terre. L’autre,
défendue par Pierre George (1909-2006), envisage un être humain « actif », un
« producteur et consommateur », socialement et géographiquement organisé
dans ce but. Inspirée par le marxisme, cette thèse étend à toute la sphère
géographique les principes présidant à l’organisation sociale des modes de
production.
Des esprits curieux se sont, de tout temps, intéressés aux localisations, aux
répartitions des éléments physiques et biotiques (climats, reliefs, étendues
fluviales et maritimes, formations végétales, espèces animales…), des êtres
humains et de leurs œuvres, des toponymes aussi, à la surface de la terre. Ils ont
fait, dans ce but, usage du discours et du récit. Cependant, plus commode et plus
explicite s’avéra la représentation zénithale, projection graphique sur un plan
horizontal ou pariétal de ces phénomènes ; d’abord sur la pierre (pétroglyphes
gravés de la protohistoire), puis sur d’autres supports : le parchemin, le papier…
Il s’agissait, dans un souci très pratique, de forger des outils propices au
déplacement des hommes, à l’exploration et à l’exploitation des espaces, à leur
conquête. La représentation traduisait et exprimait une appropriation, ou était
simplement destinée à favoriser la diffusion des connaissances afférentes à
l’espace.
Peut-être convenait-il aussi, par un geste cartographique, d’identifier les
groupes humains en se référant aux lieux de leur existence. Cette démarche
obéissait à des visées tant politiques (contrôler un espace vital pour s’approprier
ses ressources) que sacrées (se concilier les forces et les esprits des lieux).
Plus tard, notamment à partir du XVIIe siècle, avec la constitution des États
territoriaux modernes, la cartographie s’enrichit de la représentation des
découpages politiques de l’espace, internationalement reconnus. Une telle
figuration horizontale et cartographiée de réalités à la fois matérielles et idéelles,
commandée par les pouvoirs monarchiques, fit beaucoup pour la construction
politique et sociale des identités nationales.
L’ancienneté de certains de ces documents étant attestée (Christian Jacob,
L’empire des cartes, 1992), le paradigme* horizontal de la représentation* de
l’espace qui a présidé à leur création s’inscrit donc, lui aussi, dans la très longue
durée. Nous retiendrons néanmoins son caractère surtout contemporain, dans la
mesure où le propos de la géographie scientifique qui s’en est emparé, si l’on
exclut les premières mappemondes, les cartes, portulans et outils de navigation
de la Renaissance, n’est guère antérieur à la modernité des Lumières.
La notion de région occupa longtemps une place centrale dans le contexte du
paradigme horizontal et de ses expressions cartographiques. Ce fut en tout cas
celle qui connut le plus d’écho, en géographie, jusqu’à susciter, à partir des
années 1960, un courant pluridisciplinaire autonome, orienté vers
l’aménagement du territoire : la science régionale. Le thème de la région eut
alors une grande portée politique, administrative et économique. Elle servit de
modèle* opératoire pour nombre de politiques publiques ou d’organisations
privées, notamment dans le domaine de l’économie et des entreprises. Depuis
quelques décennies, d’autres concepts (grand espace, lieu, territoire,
agglomération, aire urbaine ou métropolitaine, etc.) complètent, quand ils ne se
substituent pas à lui, celui de région. Les paragraphes qui suivent montreront que
l’on assiste, au cours du temps, à une humanisation et à une socialisation
progressives de ces diverses déclinaisons, initialement naturalistes, du paradigme
horizontal. Ce dernier oriente le discours géographique en direction de la
description et de l’analyse de l’étendue terrestre organisée et configurée par les
sociétés humaines.
Commentant le livre de Lucien Gallois (Régions naturelles et noms de pays, 1908), Vidal (Le
journal des savants, 1909) observe que les vieux noms de pays de la région parisienne (Beauce,
Brie, Hurepoix, etc.) traduisent « une rencontre entre la géologie et la conception populaire » qui les
a attribués et qui sait les reconnaître. Tout cela parce que de telles unités géographiques, à base
physique, engendrent des « genres de vie spécifiques » se développant dans le cadre de paysages
particuliers. Ainsi, chez Vidal et nombre de ses successeurs (André Meynier, par exemple, dans sa
thèse régionale de 1931, intitulée Ségalas, Lévezou, Châtaigneraie), ce fondement physique des
régions demeure en filigrane des facteurs humains de tous ordres qui influent sur leurs paysages ou
leurs genres de vie. Concernant la Brie, « le témoignage populaire – écrit Vidal – ramène le pays au
large plateau situé entre la Seine et la Marne. La Brie est la région des grandes fermes disséminées,
entremêlées çà et là de bouquets d’arbres, des champs de blé ou de betteraves. » Pour Vidal, cette
identification populaire ne tient pas compte des diverses circonscriptions politiques et
ecclésiastiques qui ont élargi ce pays repéré avant tout par son relief, son paysage, son genre de vie
agricole spécifique. S’il reste sensible à cette dimension naturelle des pays et des régions, Vidal ne
tombe pourtant jamais dans la caricature. À propos de La France de l’Est (1917), il reconnaît que si
le relief prédispose à sa fragmentation, l’esprit de la Révolution française, fille du siècle des
Lumières, la crise rurale, l’industrialisation, l’urbanisation et la position géographique en ont réalisé
la fusion. Dans ce cas, les faits humains, politiques, économiques et sociaux ont eu raison du
déterminisme naturel.
Dès le milieu du XXe siècle, nombre de géographes firent part de leur défiance
vis-à-vis de la notion de région naturelle. Certains la jugeaient insaisissable, dans
la mesure où il s’avère impossible de cerner une nature, d’une part homogène sur
de grandes distances et surfaces, d’autre part exempte des traces historiques de
l’action humaine. De plus, le dogme ancien, déjà partiellement battu en brèche
par certains vidaliens, de l’existence d’une relation privilégiée entre nature et
architecture régionale, éveillait un scepticisme croissant chez les jeunes
géographes. Dans ces conditions, Étienne Juillard observait en 1968 que le
principe générateur d’une unité régionale ne saurait être le milieu naturel et son
paysage. Pour lui, « la coordination des activités, le centre organisateur, le pôle
unificateur de l’ensemble », c’est « un réseau de centres hiérarchisés, reliés par
des courants de migrations humaines, d’échanges de marchandises, de capitaux,
de pensées ». Ainsi, la dimension sociale, au sens très général du terme
(politique, administratif et économique), progressait dans l’analyse du processus
régional.
Martine Berger, dans Les périurbains de Paris (2004), défend la position d’une « géographie
sociale fondée sur la mesure ». Elle écrit : « traiter d’une région de plus de 10 millions d’habitants
(la région parisienne) supposait de recourir aux données statistiques pour situer l’importance
relative des différents groupes sociaux ou des différents types de trajectoires de mobilité […] Mon
objectif a été de m’appuyer sur les apports de la méthode pluri-variée […] comme préalable aux
enquêtes de terrain, pour asseoir leur représentativité et comme moyen de les valider […] Je
n’adhère pas au faux débat qui consisterait à opposer une géographie sociale et une géographie
quantitative. »
Forte de cette méthode, elle parvient aux résultats suivants : « au cours du dernier quart du
e
XX siècle, le filtrage migratoire a largement contribué à modeler le paysage social de la région
parisienne. La mobilité a participé à l’accentuation de la spécialisation sociale des espaces de
résidence. Des processus d’agrégation – voire de ségrégation – de plus en plus puissants se sont
exercés, à différentes échelles, dans l’ensemble de la métropole parisienne. Dans un contexte de
forte croissance de leurs effectifs et de hausse des valeurs foncières, les cadres ont renforcé et
étendu leurs territoires. Par contre, les catégories plus modestes sont à la fois plus captives et plus
souvent contraintes à l’éloignement. Ceci témoigne de l’inégale capacité des groupes sociaux à
maîtriser l’évolution de leurs espaces de résidence et à en assurer, d’une génération à l’autre, la
reproduction. »
Restent à prendre en compte l’espace vécu de ces hommes et de ces femmes, les représentations
(bien-être, mal-être) qu’ils se font de leurs propres situations, les identités qui les rattachent ou non
à ces espaces résidentiels, les problèmes sociaux, économiques et culturels qui résultent de ces
nouvelles agrégations ségrégatives, leurs conséquences politiques et idéologiques… Bref tout ce qui
fait la territorialité de ces Franciliens. L’analyse quantitative n’a fait que défricher, et ce n’est pas
négligeable, un terrain d’étude.
En 1968, Étienne Juillard (L’Europe rhénane) avait déjà décrit un tel modèle
de grand espace de type fonctionnel, excédant la taille ordinaire d’une région :
l’Europe rhénane qui traverse quatre territoires nationaux entre Bâle et
Rotterdam. É. Juillard insistait sur les fondements historiques et sociaux de cet
axe majeur de l’économie européenne. Il rappelait que les bourgeoisies des
grandes cités marchandes préindustrielles, puis les magnats de l’industrie ont
préparé l’avènement de cet espace précocement inscrit dans un système de
relations internationales. Ce qui fait sa réussite, pensait-il, ce sont les densités
humaines, de capitaux et d’infrastructures, le niveau de formation des hommes et
des femmes, leur esprit d’innovation. Ce sont aussi les interrelations qui lient ses
établissements et ses entreprises, la cohésion sociale d’ensemble sauvegardée
par-delà les mouvements migratoires et l’ouverture internationale… Bref, pour
l’essentiel, la réussite rhénane s’expliquerait par des facteurs économiques et
sociaux liés à la fluidité et à la mobilité, à l’ancrage de ses forces comme à leur
renouvellement ; soit autant d’atouts qui préparaient cet espace à la
mondialisation.
Armand Frémont (La région espace vécu, 1976, 1999) note qu’un tel espace
fonctionnel « n’est pas la région des hommes ». Où est-elle d’ailleurs, quand on
sait leur étonnante mobilité ? Pour A. Frémont, « c’est probablement la grande
ville et sa périphérie rurale, ou bien la conurbation métropolitaine qui
correspondent le mieux à la notion de région. » On glisse ainsi de l’espace
fonctionnel, plus étendu, à la région polarisée par une grosse agglomération
urbaine ou par une armature hiérarchisée de centres.
Pour approfondir ces aspects, le lecteur est renvoyé aux modèles de
Christaller, de Lösch, aux travaux sur les lieux centraux (B. Berry, La
géographie des marchés et du commerce de détail, 1971), aux grandes thèses sur
les réseaux urbains régionaux, rédigées, en France, dans les années 1960, par
R. Dugrand, M. Rochefort ou Y. Babonaux. Concernant l’Europe rhénane,
A. Frémont cite les régions fortement polarisées de Zurich, de Bâle, de
Strasbourg, de Mannheim, de Francfort ; les régions métropolitaines de la
Rhénanie-Ruhr et de la Randstad Holland. Ce sont, dit-il, de « grandes villes qui
polarisent les relations par l’intermédiaire de leur puissant secteur tertiaire, qui
enveloppent une société de masse dans les frontières relatives de l’habitude », en
dépit des mobilités de tous ordres. « Par nature – ajoute Frémont – l’espace
fonctionnel est très ouvert. Mais être de Cologne (ambiance et tradition
culturelle) a bien un sens. Alors que la ville dévore la région, la région s’identifie
à la ville. » Ainsi se profilait une approche sociale et vécue de ces espaces
devenus les objets centraux de la spéculation géographique (triomphe du
paradigme horizontal).
L’œuvre originale de Pierre George, comme nous allons le constater, avait
quelque peu anticipé cette évolution sociale des approches régionales, tout en
restant plus timide sur le thème des représentations. Elle influença néanmoins
des auteurs qui, à l’image d’Armand Frémont et de son école, s’efforcèrent
d’enrichir la compréhension des textures sociales de l’espace géographique en
faisant appel, pour leur part, aux vécus des femmes et des hommes qui
l’habitent.
On retrouve dans cette interprétation quelques-uns des accents de l’école de sociologie urbaine de
Chicago, fondée, dans les années 1920-1940, autour de Robert Park (Y. Grafmeyer et I. Joseph,
L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, 1979). Elle s’inspirait des théories du
philosophe allemand Georg Simmel qui envisageait la culture des grandes métropoles comme le
produit des tensions sociales entre migrants et citadins plus enracinés. Il s’agissait d’une approche
qui fut qualifiée d’écologique (comme plus tard le courant nord-américain de l’écologie factorielle
– Shevky et Bell, 1955 ; Herbert, 1972 ; Racine, 1973) parce qu’elle considérait l’espace urbain
comme un milieu de ressources et d’interactions vitales pour les groupes qui l’occupent. Les
chercheurs de cette école étaient attentifs à l’observation empirique de l’agencement des
communautés, y compris de leurs formes de ségrégation (ghettos), dans le tissu urbain. Inscrits dans
les auréoles (modèle d’E. W. Burgess) ou dans les secteurs de croissance des métropoles (modèle
de H. Hoyt), formant parfois une mosaïque de noyaux multiples (modèle de R. D. Mackenzie, de
C. D. Harris et de E. L. Ulman), ces groupes humains plus ou moins homogènes témoignent d’une
forte compétition pour l’espace. Celle-ci est scandée par des conflits (problèmes de cohabitation de
communautés différentes). Elle génère une intense mobilité, tant humaine que sociale. Les groupes
et les classes les mieux dotés produisent de nouveaux espaces qu’ils valorisent, alors que les plus
démunis se glissent dans les interstices dévalorisés de la ville où se forment, par exemple, les gangs
de délinquants.
Dans la Géographie des inégalités (1981), Pierre George souligne que cette
dimension géographique du social constitue un révélateur essentiel des injustices
faites aux hommes sur la terre. Pour lui, « concrètement, les clivages les plus
perceptibles des inégalités économiques et sociales se projettent sur l’utilisation
de l’espace. »
Pierre George part du principe que « toute collectivité humaine se projette sur
une portion de l’espace géographique » qui « sert de support à ses activités »
(P. George, Sociologie et géographie, 1966). C’est la notion « d’assiette
spatiale » de chaque société. Il conçoit l’espace comme une « donnée relative »
qui se définit par rapport à une société globale et aux groupes qui la composent.
Au point même que le déchiffrement de cet espace à différentes échelles varie en
fonction de la perception* qu’en ont les hommes, imprégnés de leur propre
culture, de leur propre vécu.
Cet espace géographique n’est donc pas, pour P. George, un simple écran. Il
fonctionne comme une matrice, un « moule » des sociétés forgé par l’histoire et
les conditions physiques (facteurs « physiographiques ») du milieu, capable de
rétroagir sur le social, de l’influencer. Ce moule est « moins plastique » que son
contenu, d’où les « discordances », de nature historique (importance à ses yeux
du « temps géographique », à la fois « géologique, historique et contingent »),
existant entre l’un et l’autre. Pour P. George, « les hommes naissent inégaux en
fait », mais « inégaux suivant le lieu et la société où ils naissent ». Le lieu revêt
donc un sens fondamental pour qui veut comprendre les sociétés humaines.
Selon son point de vue, l’espace géographique reflète les différenciations
sociales, lesquelles permettent de définir des catégories géographiques.
P. George distingue des « sociétés rurales » et des « sociétés industrielles à
économie différenciée et spécialisée ». Il estime que les premières ont en
commun d’être tributaires des conditions naturelles et de tirer l’essentiel de leur
cohérence de groupements consanguins ou familiaux. Dans Sociologie et
géographie, il opère un autre distinguo. Il différencie sociétés d’économie
capitaliste ou libérale et sociétés socialistes. Il affirme que « chacun des grands
groupes a son espace propre ». Pour P. George, ce sont les caractères sociaux des
peuples qui dictent le découpage des grandes (macro) catégories géographiques
(petite échelle).
Cependant, à partir des années 1970, après avoir combattu le déterminisme,
nombre de géographes ont remis en question l’étude strictement objective des
espaces géographiques. À leurs yeux, il convenait de considérer les hommes et
les femmes, individus biologiques, sociaux et psychologiques, comme les
créateurs majeurs des formes géographiques et de leur sens. Cette nouvelle
géographie sociale adopte une orientation (paradigme) holiste et globale. Elle
prend l’espace, la société et les individus en bloc. Si elle accorde une place de
choix à l’expérience humaine et sociale, elle mobilise aussi l’ensemble des
registres d’analyse de l’espace géographique : celui de sa structuration sociale,
celui de ses représentations et de ses vécus, parfois celui de sa lecture
environnementale.
1 Les termes suivis d’un astérisque sont définis dans le Glossaire en fin d’ouvrage.
CHAPITRE 2
DE L’ESPACE VÉCU
À L’HYPERESPACE
1. LA RÉGION ET L’ESPACE VÉCU
2. AUTRES REGARDS SUR L’ANALYSE SPATIALE
3. AVÈNEMENT DES SPATIALITÉS, DE L’HYPERESPACE, DE
L’ESPACE MOBILE…
Les nouvelles idées exposées plus haut (fin du chapitre 1) ont invité les
géographes à articuler, dans une même perspective d’analyse sociale de
l’espace, ses vécus singuliers, largement subjectifs, et les formes structurelles
plus objectives (ou collectivement identifiées) qui le façonnent.
Depuis les années 2000, diverses approches enrichissent cette vision holiste et
globale de la géographie sociale. Celle de Michel Lussault, qui après avoir posé
de solides jalons pour saisir les nouvelles donnes de « la construction sociale de
l’espace humain » (L’homme spatial, 2007) s’intéresse désormais à
« l’habitation humaine de la terre » (L’avènement du monde, 2013), figure parmi
les plus originales. Ces textes conduisent, tout comme ceux de Jacques Lévy
(L’espace légitime, 1994 ; Le tournant géographique, 1999 ; L’invention du
monde, 2008), à définir ce nouveau paradigme* de la géographie comme celui
des mobilités, de la mondialisation et de la globalisation, celui d’un capitalisme
spéculateur et globalisé, de l’urbanisation généralisée et de l’hyperspatialité
(voir, plus loin, la définition de ce terme). Le sociologue Alain Touraine estime
que ce nouvel horizon est celui de l’éthique, des droits universels de l’être
humain. Jean-Paul Ferrier y ajoute le règne de La beauté géographique (2013),
c’est-à-dire de la dimension esthétique des lieux et des paysages. Le
développement durable, un nouveau gouvernement du monde pour Michel
Lussault, devrait asseoir la promotion de ces valeurs.
Du coup, la géographie s’ouvre à de nouveaux objets* de recherche. Elle
s’enrichit en s’extrayant de ses domaines (jadis) réservés. Elle devient une
discipline susceptible d’éclairer d’un jour nouveau n’importe quel thème
répertorié dans le champ des sciences humaines et sociales. En traitant du vaste
registre des spatialités du social et des territorialités de nombre d’individus, de
faits, de lieux, de phénomènes et d’événements sociaux, les géographes
deviennent les interlocuteurs compétents de toutes les autres sciences de
l’humain et du social… Et pas seulement en raison de leur indéniable savoir-
faire cartographique.
Cette géographie sociale, à la fois structurale et vécue, s’imprime dans les pratiques, dans l’affect et
dans l’imaginaire de chaque individu. Dans sa dimension d’espace vécu, elle s’inspire du courant
anglophone de la humanistic geography (Y. Tuan, Space and Place, 1977 ; A. Buttimer, « Le
temps, l’espace et le monde vécu », L’Espace géographique, 1979 ; A. Bailly et R. Scariati,
L’humanisme en géographie, 1990). Ce courant, très hostile à la new geography quantitative (une
géographie sans l’homme dénoncée par David Ley), s’efforce de dépasser le dualisme
cognition/forme spatiale pour fusionner sujet et objet dans une même expérience humaine.
Malgré les efforts déployés par Frémont, on voit encore assez mal comment
s’articulent, dans les trois modèles régionaux qu’il décrit (région fluide, région
enracinée, région fonctionnelle), les éléments structuraux qui les charpentent et
les espaces vécus qui s’en dégagent. C’est à des propositions susceptibles de
raccorder structures et vécus que nous allons maintenant œuvrer, dans le cadre
de ce nouveau paradigme holiste et global de la géographie.
2. AUTRES REGARDS SUR L’ANALYSE SPATIALE
Parmi les nouvelles méthodes d’analyse spatiale qui ont fait leur apparition à
partir des années 1970-1980, la chorématique proposée et conceptualisée par
Roger Brunet est l’une des plus célèbres. On retrouverait, avec les chorèmes, cet
effort de conceptualisation et de représentation des objets régionaux complexes,
inscrits dans le paradigme horizontal de la géographie. On regrettera que cette
louable synthèse des facteurs géographiques, tant physiques qu’humains,
dessinant des entités spatiales raisonnées, affiche un déficit (irréductible du fait
de la figuration forcément graphique de tels modèles) d’expression des rapports
sociaux comme des représentations et des phénomènes culturels qui les
accompagnent.
D’autres méthodes, plus haut citées, font appel aux ressorts de l’analyse
systémique*. Elles témoignent d’une conception structuraliste* que l’on retrouve
aussi chez Roger Brunet. Cependant, à la différence des chorèmes, les systèmes
spatialisés fournissent des figures plus fluides et plus mouvantes de l’espace
social. Préfigurant les recherches contemporaines sur les systèmes spatialisés,
André Cholley (La Géographie, 1950) avait avancé le terme de « combinaison
géographique » pour définir une entité spatiale en tant qu’association cohérente
de plusieurs facteurs autonomes. Il donnait comme exemples : le village lorrain,
la Prairie canadienne ou la région sous toutes ses qualifications…
Parmi ces courants qui font une large place à la notion de structure et de
structuration, la version que propose Guy Di Méo (L’homme la société l’espace,
1991 ; Géographie sociale et territoire, 1998 ; L’espace social, avec Pascal
Buléon, 2005) inscrit l’espace dans une dynamique sociale créatrice. Il tient
compte aussi des pratiques et des représentations des agents et acteurs sociaux,
vivant les lieux ou discourant sur eux. Issue de cette réflexion, la formation
sociospatiale (FSS) modélise des espaces d’échelles et de formes variées. Elle
décrit des agrégations de lieux inscrites dans des temporalités et des spatialités
(matrices) très diverses : héritages de la longue durée ou créations quasi
contemporaines ; organisées en mailles ou en réseaux. En fait, ce qui compte le
plus pour entamer une analyse spatiale avec l’outil FSS, c’est l’expression d’un
nom localisé, une dénomination particulière définissant une centralité plus que
des bornes.
Les métastructures spatiales individuelles (MSI) sont, pour leur part, des
ensembles de schèmes mentaux propres à chaque individu. Par le jeu de
construction des pratiques et des représentations qui les charpentent, les MSI
unissent les individus aux espaces sociaux auxquels ils s’incorporent. Ces
espaces sociaux, dans la méthode proposée, sont identifiés à l’aide de l’outil
méthodologique de la FSS.
L’intensité des relations qui s’enchaînent entre les différentes instances traduit
le degré plus ou moins affirmé de consistance territoriale (homogénéité et
cohérence) de l’espace considéré à la lumière de l’outil de la formation
sociospatiale. C’est le résultat de l’appariement plus ou moins harmonieux de ses
constituantes géographique, économique, idéologique et politique. Si
l’articulation des quatre instances définit le caractère de totalité sociospatiale que
revêt la FSS, il faut aussi tenir compte, pour la singulariser, des entrées et des
sorties qui affectent le système qu’elle forme. Qu’il s’agisse des migrations de
tous ordres ou d’autres mobilités : capitaux, informations, idées, innovations,
marchandises, énergie, déchets, etc. On sait que ces mobilités ont de nos jours
une importance capitale et fluidifient toutes les formes objectivement structurées
d’entités spatiales. Du coup, l’outil FSS ne peut être que modeste. Les frontières
d’un système spatial sont extrêmement poreuses ; sa matérialisation et sa
lisibilité en souffrent. Il enregistre d’innombrables effets d’échelles qui
déforment l’espace de validité de ses instances constitutives : du local quasi
ponctuel jusqu’à la mondialisation.
Dans ce modèle, les deux instances d’infrastructure très liées forment la
matérialité du tissu géographique. L’une, économique, regroupe l’ensemble des
rapports spatiaux concrets générés par la production et la reproduction sociales.
L’autre, géographique, cristallise la substance (sociale) de l’espace, soit la nature
revisitée, transformée par l’œuvre des sociétés. Cette matérialité incorpore dans
ses fibres les héritages des modes de production passés (traces superficielles et
marques profondes) comme les concrétisations toutes fraîches de ceux du
présent. Comme l’expliquent Philippe et Geneviève Pinchemel dans La face de
la terre (1992), ce niveau d’instance géographique articule l’humanisation
(anthropisation) des milieux naturels et la spatialisation des activités humaines.
Cela donne autant de facettes physico-humaines (géographiques) différentes que
de formes articulaires (innombrables) existant entre sociétés et nature. L’unité de
ces deux instances, géographique et économique, tient au fait qu’elles traduisent
ensemble, dans les paysages, c’est-à-dire dans ce qui est visible et sensible, les
résultats tangibles d’une action humaine permanente et concrète de
transformation de la nature.
A contrario, l’idée de superstructure participe d’une abstraction, d’un monde
idéel néanmoins transcrit, de manière très visuelle, dans la matérialité des
espaces. Disons que la superstructure regroupe de manière tout à fait fictive et
virtuelle les idées, les valeurs, les images et les mythes, les formes de pouvoir
qui régissent la société dans ses espaces. Elle convoque la mémoire, les
représentations sociales, d’essence culturelle, qui animent les êtres humains dans
leur rencontre inévitable et créatrice avec les lieux.
Dans ces conditions, il n’est pas aisé de se représenter les instances
idéologique et politique. Elles ne nichent pas dans une improbable conscience
collective. Il faut les imaginer dans l’esprit (conscience et inconscient) de
chacun-e, sous la forme de conventions sociales, de valeurs culturelles, de
croyances, de rationalités, de normes, d’habitus* et de sens pratique… Soit
autant de dispositions à penser, à agir, à se comporter, qu’inculquent à chacun-e,
en permanence, en fonction de sa position (place) sociospatiale, les appareils
bien concrets de l’idéologie et du pouvoir. Parmi ceux-ci, citons les écoles, les
lieux de soins, les médias, les églises, les entreprises, les administrations, les
organisations politiques et les associations, la police et la justice, l’armée, etc.
Ce statut de la superstructure exige que la géographie sociale revienne à
l’individu, à l’humain, dépositaire, en tant qu’atome du social, de l’idéologie
(appelons-la, si l’on veut, la culture) et de ses fonctions opératoires. Les
instances idéologique et politique s’impriment dans l’espace social. Pour les
cerner, il convient donc de procéder à une triple analyse des formes de l’espace,
de ses pratiques et de ses représentations.
Bien que développés selon des temporalités qui leur sont propres, les trois
paradigmes que nous venons d’évoquer n’en coexistent pas moins de nos jours.
Le paradigme homme-nature ou homme-espace, le plus ancien, connaît même un
renouveau certain avec le développement de la prise de conscience de
l’importance cruciale des représentations individuelles et sociales de l’espace en
géographie. Les représentations* sont en effet des composantes essentielles de
l’espace vécu. Mais s’agit-il encore du paradigme vertical, fondateur des
premières géographies s’attachant aux rapports de l’homme et du sol ? Non ! La
prise en compte des combinaisons personnalisées de pratiques et de
représentations, l’articulation de ces vécus aux territoires, en tant que structures,
relèvent de ce que nous avons appelé, plus haut, le paradigme holiste ou global
de la géographie. Toutes les formes de territorialités (voir la définition de ce
terme au chapitre 4) se rangent dans son sillage.
Le paradigme horizontal des organisations spatiales reste, quant à lui, le
domaine privilégié des objets géographiques se percevant dans
l’étendue terrestre ; celui des réseaux* spatialisés et des maillages* de l’espace.
Cependant, associés à l’émergence récente (moins d’un demi-siècle) du
paradigme holiste, de nouveaux objets* géographiques voient le jour.
Les uns concernent ce que l’on appellera ici les spatialités du social. Il s’agit
de la dimension spatiale, à la fois représentée et concrète, des rapports sociaux,
soit des jeux de distance (topographique ou topologique) qui s’établissent entre
des individus en interaction : proximité, éloignement, coprésence effective,
coprésence virtuelle, mobilité, etc. Généralisés, de tels jeux sociospatiaux
produisent des phénomènes aussi essentiels pour les sociétés que ceux de la
limite et de l’interface, de la séparation et de la discontinuité, de la ségrégation,
de l’exclusion et de l’enfermement, de l’affrontement et du conflit…
Inversement, ils donnent des situations d’agrégation, de polarisation, de mixité et
d’intégration, voire de promiscuité, etc. Nous y reviendrons dans le dernier
chapitre de ce livre.
Les spatialités du corps humain, ou corpospatialités, forment une catégorie
particulière de ces spatialités du social. Elles tirent leur spécificité du fait que le
corps est, à la fois, espace/matière et outil d’expression d’individus interactifs
dont les postures se chargent de significations sociales. Signalons que le corps,
en tant qu’organisme biologique, participe aussi d’une écologie faite d’échanges
avec les milieux géographiques dans lesquels vivent les humains. Ajoutons que
nombre d’espaces sociaux reflètent et reproduisent sa mesure.
Les autres (objets) ont trait à la dimension spatiale de faits sociaux a priori
moins spatialisés que les précédents ; de tous les faits sociaux, en somme :
représentations et ressentis collectifs, événements, manifestations et actions,
activités diverses… L’identité et l’identification des individus sont de ceux-ci.
La santé, les loisirs, les sports (J.-P. Augustin, Géographie du sport, 2007), les
fêtes, les manifestations culturelles et ludiques, le travail, la vie économique et,
sans doute, les rapports de pouvoir, ceux qui tiennent au gouvernement des
sociétés comme aux rapports de genre ou aux liens intergénérationnels, entrent
aussi dans cette rubrique.
Les fêtes estivales de Bayonne, celles de Dax ou de Vic-Fezensac rassemblent chaque année
plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers de personnes. Elles sont vécues comme des
moments de joie libre, de sociabilité intense, d’authenticité au dire des festayres. On tend d’ailleurs
un peu trop facilement à confondre ces fêtes avec la tradition, alors que c’est le tourisme, en plein
essor, qui leur fournit leurs plus solides contingents de participants et les convertit en marchandises.
Ces fêtes dessinent de nouveaux territoires. Elles participent à la production des idéologies
territoriales contemporaines. Elles récupèrent, dans ce but, les héritages historiques les plus variés :
celui d’un vieux syndicat pastoral, par exemple, pour le Carnaval du Josbaig en Béarn. Il n’est pas
rare que ces territoires de la fête se transforment, au fil des ans, en territoires politiques : syndicat,
puis communauté de communes pour le Josbaig. Alors, la responsabilité associative glisse vers
l’engagement politique et la conquête du pouvoir local.
La fête accompagne ces recompositions territoriales au moment où, paradoxalement, l’espace social
menace de se désagréger sous le coup des mutations (fin des campagnes, diffusion urbaine
généralisée) qui l’affectent. Elle continue à cristalliser les territoires à l’heure où les individus sont
de plus en plus mobiles. Ainsi la fête contribue à fabriquer des idéologies territoriales alors que la
pratique et le vécu des humains échappent à la tyrannie de la distance et des lieux fixes.
Source : DI MÉO G., 2001, La géographie en fêtes, Paris, Géophrys.
Tout autant que les sujets humains, les individus et les personnes, ce sont les
acteurs qu’il convient aussi de convoquer et d’introduire en géographie sociale.
En effet, ni l’analyse objective des formes spatiales, ni celle de leurs processus
génétiques n’épuise son propos. En matière d’explication, formes et procès
restent indissociables des systèmes d’action et des acteurs qui les produisent.
Cependant, qui sont ces acteurs producteurs de l’espace géographique ? Existe-t-
il des « acteurs territorialisés », c’est-à-dire étroitement et affectivement attachés
aux espaces où ils opèrent ? Comment les définir et les cerner ?
L’acteur n’est plus une personne en général, c’est une personne qui agit. C’est
parfois une réalité plus large, un « actant » au sens générique du terme. Le mot
« actant » désigne une instance, une entité identifiable : individu, mais aussi
collectivité, institution, organisation, etc. ; un « opérateur » générique doté d’une
capacité d’agir.
L’action d’un acteur strictement individuel n’aura pas la même portée que
celle, généralement plus marquante, d’un actant. Pourtant, les acteurs collectifs
ou institutionnels ressemblent beaucoup à des individus. Ils sont dotés comme
eux de compétences intentionnelles et stratégiques. À ceci près que les acteurs
individuels disposent d’une intériorité subjective, d’une conscience spécifique,
autonome et réflexive. Cette dernière est moins identifiable chez les actants.
C’est qu’ils expriment des volontés émanant d’arbitrages qui tendent à
dépersonnaliser leur action pour en faire une sorte de « main invisible ».
On entend par « compétence » de l’acteur le fait qu’il dispose toujours de marges de manœuvre au
sein des systèmes d’action où il s’inscrit ; ou encore le fait qu’il soit apte à négocier cette liberté
avec les opérateurs de ces systèmes. À ce titre, on considérera que l’acteur est bel et bien doté d’une
capacité décisionnelle autonome. Celle-ci lui est propre, même s’il ne faut jamais faire abstraction
des effets de contexte qui l’influencent et le façonnent. En effet, l’acteur « ne saurait évoluer en
dehors des contraintes sociétales » qu’il rencontre, même s’il dispose d’une indéniable autonomie
d’action note Hervé Gumuchian. Pour Marion Segaud, « la compétence désigne la reconnaissance
de l’aptitude de l’individu, à la fois à énoncer verbalement l’espace, à le représenter graphiquement,
à y exercer des actions, bref à le produire ».
La notion de « compétence » des acteurs découle de leur « réflexivité ». Cette dernière est la
capacité, pour tout individu (acteur ou non), d’effectuer un retour sur soi, de s’interroger sur son
« moi » et sur ce qu’il fait. Leibniz appelait réflexifs des actes « qui nous font penser à ce qui
s’appelle moi ». Michel Lussault parle à ce propos du « retour compréhensif d’un sujet vers lui-
même ». C’est la réflexivité qui confère à chacun la « conscience de soi, le sentiment de son
intimité, son autonomie intellectuelle, la possibilité d’agir et de penser librement », ajoute le
coauteur du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (2013) citant Norbert Élias.
Les acteurs se distinguent des agents. En effet, si les uns et les autres agissent
peu ou prou, l’acteur est par définition plus actif et plus autonome que l’agent. Il
dispose d’un agir, mais aussi d’un pouvoir. C’est par exemple le maire, le préfet,
le chef d’entreprise, le directeur d’un établissement privé ou public, etc. Il s’agit
également, dans l’approche plus spécifique de l’actant, de tel organisme
d’aménagement, de telle association, de telle entreprise, de tel syndicat, de
l’État, etc. L’acteur agit car sa fonction consiste à agir : il gère, il développe les
infrastructures et l’économie d’un territoire, il l’aménage. L’acteur accomplit ces
tâches de manière consciente et délibérée. Le terme d’agent, en revanche,
« qualifie souvent des acteurs (plus) faibles, […] quelque peu subalternes »
(R. Brunet, Les mots de la géographie, 1992). L’agent, c’est l’homme et la
femme ordinaires, sans qualité particulière ni pouvoir notable débordant de sa
sphère privée.
Ce qui rend l’acteur précieux, dans toute démarche de géographie sociale,
c’est qu’il est toujours l’élément d’un système auquel nombre d’autres acteurs et
d’agents participent aussi. On ne peut concevoir l’acteur qu’en interaction avec
d’autres acteurs et agents. Or, cette interaction mobilise de l’espace. Elle fait
avec l’espace. L’acteur s’inscrit dès lors dans une dynamique sociale et spatiale
que l’on ne retrouve pas avec autant d’intensité lorsqu’on privilégie l’entrée
méthodologique de l’individu ou celle du sujet plus introverti.
Cette dynamique nous renvoie à la configuration de systèmes d’action très
concrets. Acteurs et agents décrivent donc des organisations ayant pour
attracteur principal, pour centre ou pôle si l’on veut, l’enjeu même de l’action
collective et de ses composantes privées. Nous ferons l’hypothèse que nombre
de systèmes d’action ainsi formés par des acteurs se spatialisent, voire se
territorialisent, à l’image des grands vignobles d’AOC ou de bassins thématiques
d’activités (la Silicon Valley, divers clusters, etc.). On peut même affirmer que
cet effet de spatialisation - territorialisation confère une véritable consistance,
une plus grande solidité et une meilleure lisibilité géographique au système
économique et social en question. En fait, tout système d’acteurs sélectionne et
découpe l’espace autour des objectifs centraux de son action : un terroir porteur
d’une appellation d’origine prestigieuse, un quartier dont on interdit l’accès aux
autres, un paysage à sauvegarder, etc.
Ainsi spatialisé, tout système d’action, économique et/ou social, s’érige en
champ de pouvoir que l’intervention collective s’efforce de réguler. Il ne peut
trouver de légitimité sans sécréter de l’idéologie. Nous retrouvons là les
composantes ou instances élémentaires de la formation sociospatiale (voir plus
haut, chapitre 2) dont nous avons fait l’un des outils privilégiés de la géographie
sociale.
Cette lecture systémique des formations sociospatiales et de l’action sociale
qui les sous-tend présente l’intérêt supplémentaire de placer les acteurs dans une
dialectique de l’autonomie (stratégies divergentes) et de la dépendance (mimèsis,
respect de conventions et de contrats, de normes innombrables). Cette
dialectique crée de l’incertitude et nous renvoie en permanence aux réalités
concrètes du terrain.
3.2. L’ACTEUR SPATIALISÉ, L’ACTEUR TERRITORIALISÉ
L’identité est une construction permanente, réalisée par chaque individu, dans
le cadre de collectifs. Sa production demeure largement inconsciente, bien que
de nature politique, sociale et idéologique (à ce titre sujette à des manipulations
multiples), bien qu’empreinte aussi de la réflexivité du sujet qui s’identifie. Cette
disposition à repérer le même et le différent (c’est cela l’identité), dans l’espace
et dans le temps, est indispensable à la reconnaissance de soi et des autres. C’est
elle qui autorise le sentiment, éprouvé par chaque individu, d’appartenir à un ou
à plusieurs ensembles sociaux et territoriaux cohérents. Elle se caractérise, au
niveau des groupes sociaux, par une communauté plus ou moins solide de
valeurs et de traits culturels, d’objectifs et d’enjeux, par l’usage (en général,
mais pas forcément) d’une même langue et par la mémoire d’une même histoire.
De manière moins obligatoire, mais néanmoins fréquente, elle se manifeste aussi
par l’appropriation (au moins affective) d’un territoire commun : quartier, ville,
agglomération, pays… L’idée est répandue qu’une identité sociale engendre une
gamme de comportements assez voisins, bien que nullement automatiques ni
stéréotypés, chez les personnes qui la partagent.
L’intérêt scientifique nouveau, suscité depuis deux ou trois décennies par
l’identité ou, plutôt, par l’identification en tant que processus, tient sans doute à
son profond renouvellement conceptuel. Ce dernier est imputable au passage
d’une identité conçue de manière essentialiste et dans une continuité
inébranlable, à une acception désormais plus mouvante et plus construite, plus
évolutive de ce ressenti de soi, comme des groupes et des lieux de son
appartenance. Cette nouvelle conception fait de l’identité l’œuvre permanente et
transformable d’acteurs sociaux capables de produire du sens dans un
environnement aux références changeantes.
Le succès contemporain de l’identité marquerait donc le primat théorique du
sujet en sciences sociales, ceci au détriment des structures sociales qui, pourtant,
contribuent toujours à le façonner. Il est vrai qu’un fait majeur pousse, de nos
jours, à l’effacement apparent du rôle des structures pérennes dans la production
de la vie sociale comme en matière d’identification. Il s’agit de la multiplication,
pour chaque individu, des appartenances objectives (à des groupes, institutions,
lieux, territoires, etc.) et, par conséquent, des identités qui les accompagnent.
Désormais, l’identification globale de soi, la reconnaissance et peut-être la
production même de sa propre personnalité, s’accomplit par une sorte de
hiérarchisation et d’imbrication subtile de ses propres appartenances. Cette
complexité, source d’imprévision et d’incertitude identitaire, confère au sujet un
sentiment de liberté, d’autonomie.
D’un point de vue géographique, on notera que quelle que soit leur mobilité,
les êtres humains restent étroitement soumis à leur condition géographique
d’êtres terrestres, en rapport permanent avec l’espace de la terre, ses lieux et ses
territoires. Leurs organisations sociales s’inscrivent dans des espaces
géographiques d’échelles différentes : localité, ville, territoire régional ou
national, etc. Loin de déraciner l’individu ou le groupe en quête de sens, les
mobilités qui l’affectent l’invitent au contraire à rechercher une cohérence
sociale et spatiale autour de son histoire et de sa territorialité. La confrontation
inévitable aux sociétés de masse et aux contextes urbains de sa vie, souvent
anxiogènes, pousse aussi l’individu dans cette direction d’une affirmation plus
forte de soi et de son groupe de référence ou d’appartenance.
Ajoutons que les identités individuelles et collectives, fruits d’élaborations
sociales et culturelles, s’avèrent d’autant plus solides qu’elles transitent par le
langage matériel de l’espace, de ses lieux et de ses territoires. C’est cette
dimension spatiale et territoriale des identités qui nous intéresse le plus en
géographie sociale. Si l’identification des groupes sociaux de toutes sortes à des
lieux et à des territoires est un phénomène avéré, il ne revêt pourtant aucun
caractère automatique. En revanche, le rôle des référents spatiaux dans toute
identité engageant l’individu et son corps, y compris dans sa composante de sexe
et de genre, est une réalité moins connue. De manière générale, les spatialités de
l’identité contribuent à la renforcer en lui conférant une assise qui associe
assiette matérielle et construction idéelle. Cette dernière rattache le sentiment
identitaire aux univers symboliques des individus et des groupes qui le formulent
et l’expriment.
Le corps est le vecteur de l’identité individuelle. Or, ce qui est frappant, c’est
que cette base corporelle de l’être humain ne se conçoit pas en dehors d’un
double contexte d’interactions sociales et spatiales.
D’ailleurs, le corps est espace. Il se définit toujours en situations et en
positions spatialisées : debout, couché, assis, arrêté, marchant… De plus, le
corps n’échappe jamais à un contexte spatial qui incite l’individu à telle ou telle
posture : se dévêtir pour prendre le soleil sur une plage ; se détendre, assis, à la
terrasse d’un café… Ces spatialités du corps traduisent des sensations de bien-
être ou de mal-être. Elles témoignent de sa stimulation ou de son inhibition par
des éléments extérieurs, eux-mêmes spatialisés.
Corporalités et spatialités se conjuguent toujours en référence à des règles
sociales et à des lieux normés : on ne se dévêt pas partout ; on ne se détend pas
en tout lieu… L’individu incorpore les contextes spatiaux de son existence
(espaces de vie, des pratiques, du quotidien), qu’ils lui soient imposés ou qu’il
les ait choisis. Ils deviennent des extensions de son propre corps et s’inscrivent
dès lors dans son système identitaire. Or, ces espaces incorporés ne sont jamais
neutres. Ils sont toujours socialement signifiés, symboliquement qualifiés par les
rapports de genres, les positions et les enjeux sociaux, de pouvoir. À l’occasion
de ces expériences spatiales du corps, le « je », le « soi » se matérialise et se
socialise. Le corps délivre une expression spatiale des codes sociaux au travers
des comportements corporels qu’ils induisent. Il le fait de manière tellement
évidente que l’individu concerné tend à naturaliser ces codes, à les considérer
comme allant de soi.
Les autres identifient en partie l’individu à ses postures corporelles, lesquelles
traduisent son rapport spatial comme sa condition sociale. Henri Prat, faisait, en
1949 (L’Homme et le sol), ce portrait type du paysan d’alors : « endurci dès
l’enfance, il supporte sans broncher le soleil, le vent, la pluie, la neige qui
inscrivent leur marque sur son visage tanné. Bien qu’il soit capable d’efforts
considérables et prolongés, son corps n’évoque pas l’idée d’un athlète. Dès
quarante ans, il peut devenir courbé, noueux, sec comme un vieil arbre. Mais
qu’on ne s’y trompe pas : il gardera la même robustesse jusqu’à l’extrême
vieillesse […] Un autre caractère qui le vieillit avant l’âge, c’est la lenteur de ses
mouvements. Le paysan ne court jamais, ne précipite jamais son geste. C’est que
le sol est une matière lourde, compacte qui ne se laisse pas manipuler à gestes
vifs. Un de ses traits physiques les plus remarquables, ce sont ses mains : larges,
épaisses, recourbées comme des pattes de taupe, avec la pomme cornée et les
ongles puissants, des extrémités d’animal fouisseur. » N’est-ce pas là un bel
exemple, quoiqu’exagéré, d’identification d’une condition sociospatiale (celle du
paysan) à partir d’un ensemble d’expressions corporelles ?
Pour nombre de personnes, les attaches identitaires se font et se défont au gré
de leurs parcours de vie. Pour l’individu, l’identité est moins un « d’où je
viens ? » qu’un « ce que je suis ». En conséquence, les lieux ne revêtent pas de
sens en eux-mêmes, ils sont avant tout dépositaires de vécus et de souvenirs,
d’imaginaires personnels. Au total, les lieux et les territoires de l’identité
comptent sans doute moins pour leur cohérence géographique (leur continuité
spatiale n’est pas de mise) que pour la contribution qu’ils apportent à la
constitution du fil continu qui tisse le canevas de l’histoire personnelle. Ce qui
compte pour l’individu, ce sont les relations tissées entre ces lieux, le sens qu’ils
prennent à ses yeux, les uns par rapport aux autres.
De fait, l’identité a pour objet de fabriquer une continuité temporelle du sujet.
Or, celle-ci ne saurait ignorer les contraintes spatiales. L’individu, en
s’identifiant, doit s’inscrire également dans une cohérence de sa territorialité :
donner du sens à ce qui l’entoure, à la continuité comme aux discontinuités
géographiques ; celles qui le séparent, par exemple, des êtres chers. Dans ce
dernier cas, les ancrages soutiennent la cohérence identitaire de l’individu en lui
fournissant une continuité. Leur réseau gomme les séparations qui l’affectent.
Par conséquent, lorsqu’il parvient à créer une liaison sémantique solide entre des
espaces fonctionnant pour lui comme des référents symboliques, il conforte sa
propre identité. Si ce jeu d’ancrages consolide la cohérence identitaire, n’est-ce
pas parce qu’il introduit un principe de stabilisation dans les changements
(mobilités en particulier) qui accompagnent désormais le cours de toute vie ?
Ainsi, nombre d’individus par ailleurs très mobiles, vivant dans les petits pays
gascons des Landes ou du Gers, s’approprient ces noms de territoires en les
tirant vers leurs lieux de vie et en les recentrant autour de leur domicile.
Tel habitant de Chalosse ou du pays de Dax, dans le sud des Landes, s’identifie à
ces pays qu’il ramène en fait à son aire familière, s’étendant sur un rayon de dix
à quinze kilomètres autour de chez lui : espace de « l’ici » où se rassemble une
grande partie de sa famille, de ses amis, de ses activités, de ses fréquentations.
Cet ancrage identitaire dans l’espace géographique n’est peut-être pas aussi
universel qu’il y paraît. D’une culture à l’autre, le rapport identitaire à l’espace
varie. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien d’un double mouvement, à la fois
individuel et social. Par ailleurs, si l’on admet que l’identité personnelle ne
s’arrête pas aux frontières de l’individu, mais s’inscrit dans le dialogue qu’il
instaure avec les êtres et les objets de son environnement, on franchit le pas qui
sépare identités individuelles et collectives.
Les opinions sur leur ville de 57 femmes représentatives des Bordelaises, se traduisent par des
expressions valorisant conjointement le beau, le propre, l’ouvert et le clair, le calme, le paisible et le
rassurant, mais aussi la verdure, le végétal, l’arboré, l’accessible, le proche, l’efficace… Au
détriment du laid et du sale, du fermé et du sombre, de l’oppressant et de l’étouffant, de l’agité, de
l’agressif et du violent, du minéral… Ainsi se constituent des binômes langagiers de représentations
antagoniques qui s’érigent en systèmes de distinction des espaces, tantôt appréciés et attractifs,
tantôt refusés et répulsifs. C’est entre ces deux catégories spatiales que se dressent des murs
invisibles, c’est-à-dire des frontières mal identifiées mais néanmoins hermétiques, pourtant mal
repérées par les femmes elles-mêmes.
Dictées par cette idéologie, les représentations et les pratiques des femmes interrogées obéissent
aussi à la combinaison d’effets de distance (versus proximité) et de centralité (polarités et attraction
exercées par certains lieux dans l’espace urbain). Ces logiques justifient des interdits spatiaux. C’est
sur la base de ce jeu de valeurs que les femmes rencontrées sélectionnent les espaces de leur ville
pratiquée et vécue. Ce sont des aires (centralité et agrégation des services) où elles effectuent leurs
tâches (souvent gratuites) avec une efficacité maximale.
Les espaces que les femmes rejettent sont ceux où, derrière l’alibi évoqué du sale, du laid et du
sombre, pointent en fait des lieux et des territoires à forte connotation sexuelle. Qu’il s’agisse de
l’affichage vulgaire du sexe, autour de la Gare. Qu’il soit question de sa présence plus sournoise,
mais redoutée comme une sourde menace, dans les zones isolées, d’accès malaisé et confus où
l’inconnu, le marginal, l’étranger peut toujours se tapir (Mériadeck par exemple, à Bordeaux). Ou
bien que leurs craintes s’éveillent dans certains endroits où le sexe est simplement suggéré, de façon
plus discrète, à travers le prisme du corps et du « regard qui déshabille » de ces hommes jeunes,
provocateurs et réputés dangereux des cités du nord de la ville ou du vieux quartier Saint-Michel.
La sexuation masculine de l’espace, le fait qu’elle risque d’échapper au contrôle social devient
facteur d’angoisse pour les femmes.
Cette situation des femmes reflète leur contrôle, dans la ville, par un ordre politique, économique et
géographique implicite qui, d’une certaine façon, les contraint, mais aussi qu’elles cautionnent et
consolident. Ordre qui les canalise dans les espaces et les réseaux, sur les circuits urbains les plus
efficaces et les plus sûrs, ramenés bien entendu à leur rang social. Notons que ces espaces urbains
territorialisés qu’elles recherchent et qu’elles fréquentent sont aussi ceux où elles peuvent exposer
sans risque, paisiblement, leur corps érotisé par ses parures et par ses postures. Ce sont les lieux où
les plus jeunes d’entre elles exercent librement et sans être harcelées leur pouvoir de séduction, où
elles jouissent d’un sentiment de bien-être.
Source : DI MÉO G., 2011, Les murs invisibles, Paris, Armand Colin.
De telles spatialités sont, pour chaque être humain, des manières de faire avec
l’espace et, en premier lieu, d’exprimer sa propre corporalité au travers de tenues
vestimentaires, de gestes et d’attitudes, de postures et de positions, de
placements territoriaux. Les spatialités réfèrent à des pratiques de l’espace,
pratiques circulatoires ou de station, de pause. Celles-ci font appel à différents
dispositifs de transport sur de courts trajets, ainsi qu’à des aménagements
autorisant l’arrêt et le séjour en un lieu. Cela signifie que les spatialités ne
brassent pas uniquement de l’air ou du vide, elles bénéficient la plupart du temps
de médiations et de médiateurs : le tram ou la terrasse du café dans les exemples
qui précèdent. Ces médiations, choses, dispositifs spatiaux, contexte de lieu ou
de territoire, occupent deux positions possibles par rapport aux individus et à
leurs interactions. Tantôt, elles s’interposent entre eux, conférant un sens précis à
l’échange en cours : repas familial autour de la table ; bureau ou pupitre placé
entre le professeur et l’étudiant, campant le rituel d’un cours. Tantôt, objets,
dispositifs et contextes brossent un cadre, une scène à la Goffman. C’est la salle
à manger, matériellement et symboliquement conçue pour le moment des repas
familiaux. C’est la salle de classe dont l’ordonnancement indique l’intention
pédagogique : monologue professoral si les bancs sont alignés devant la chaire,
dialogue enseignant/enseignés si les chaises forment cercle.
Les spatialités composent cette matérialité abstraite (il n’y a pas meilleure
expression que cet oxymore) des rapports sociaux. Dans l’espace public, les
individus qui circulent peuvent se suivre ou se croiser en s’ignorant. Dans ce cas,
ils éviteront tout contact physique et maintiendront, entre eux, un espacement
minimum (matérialité abstraite). Si l’un d’eux enfreint par mégarde (ou non)
cette règle de distance, un mot ou un signe d’excuse est attendu de la personne
dont la sphère corporelle a été investie et qui peut marquer sa surprise par un
arrêt, un recul du corps, une protestation du geste et de la voix. En revanche, des
personnes qui se rencontrent et se reconnaissent se rapprocheront et se serreront
la main, se prendront éventuellement dans les bras, marquant ainsi les signes
évidents d’une proximité sociale, banale ou affective.
Dans l’espace privé, la relation aux êtres et aux objets sera plus familière. Ces
objets de l’espace privé sont d’ailleurs fréquemment disposés, et les distances de
cet espace conçues, en fonction des besoins et des usages les plus intimes du
corps. Les cadres de vie, pièces, logement et dépendances, se plient aux
métriques corporelles. À l’extérieur, les petits centres commerciaux et de service
du quartier se distribuent en fonction des possibilités de déplacements pédestres,
etc. Bref, on mesure combien l’espace, urbain notamment, se construit en
fonction des spatialités du corps et des formes interpersonnelles d’échanges.
1.2. DE L’USAGE SOCIAL DES DISTANCES SPATIALES
Au total, le même espace qui donne forme aux êtres et aux choses établit des
distances séparatives qui évitent leur (con)fusion. Ce sont ces distances spatiales
qui garantissent l’identité de chaque chose et de chaque être. Ainsi l’espace
relationnel est-il, d’abord, une indispensable séparation identitaire. Ce principe
existentiel de séparation une fois acquis, il s’agit tout de même, pour les
humains, de faire société, d’interagir les uns avec les autres, de se rencontrer, de
coopérer. Dans ce but, tout leur jeu va consister, d’une part à atténuer les effets
sociaux déstructurants du principe séparatif, d’autre part d’en tirer profit en
procédant à des mises à distance volontaires et calculées.
Les utilisations de l’espace en tant que distance produisent un espace social
qui a peu à voir avec l’espace biophysique. C’est un espace stratégique,
manipulé par les humains au sein des sociétés spatialisées qu’ils forment.
Réduire les distances, voire les faire disparaître, crée de la coprésence et
augmente la capacité d’interaction sociale, institutionnelle ou plus hasardeuse
(sérendipité). On sait que la ville, que le phénomène urbain est né, initialement,
de cette potentialité d’interaction maximisée dans la diversité, humaine et
sociale. Mais séparer, distancier, c’est aussi s’autoriser trois avantages
personnels ou collectifs : nommer et classer pour créer, délimiter pour
s’approprier, distinguer pour valoriser.
– Primo, désigner et nommer les choses, les lieux, les êtres, c’est les identifier
et, par conséquent, autoriser leur classification et leur classement, leur tri, leur
hiérarchisation… Ainsi, nommer des quartiers dans la ville revient à évoquer,
par exemple, ceux qui attirent les classes aisées ou moyennes et intellectuelles
(profil dit du « bobo ») : beau quartier central, espace ancien gentrifié*,
lotissement pavillonnaire calme, bien fréquenté, bien situé et bien desservi.
Inversement, nommer, c’est aussi désigner des quartiers qui rebutent, jugés peu
attrayants ou carrément répulsifs : cités d’habitat social, zones urbaines mal
agencées, plus ou moins délaissées, mal famées.
– Secundo, en délimitant physiquement, matériellement les choses désignées,
distanciées les unes des autres, on ouvre le chemin de leur appropriation
possible, de leur contrôle et de leur exploitation. Des rapports d’usage, de
propriété ou d’exploitation en résultent. Qu’il s’agisse de ceux développés par le
petit propriétaire-exploitant, le fermier ou le métayer, le grand propriétaire
foncier absentéiste d’Europe ou d’Amérique du Sud, le propriétaire-occupant de
son appartement urbain ou de son pavillon périurbain, le locataire d’un logement
HLM… Sans parler des usages et appropriations de locaux de service et
d’entreprise. Ainsi défilent quelques-unes des figures classiques propres aux
rapports spatiaux d’appropriation et d’exploitation. Par-delà ces espaces privés,
on pourrait étendre ce processus à l’espace public approprié de manière très
précaire par les SDF, les Indignés, divers protestataires, ou ceux qui le
privatisent au nom de valeurs et de prétendus droits communautaires, religieux,
politiques, etc.
– Tertio, ces lieux, ces choses ou ces êtres distingués ne tardent pas à revêtir
une valeur différentielle. Leur acquisition, la possibilité de les occuper permet au
propriétaire qui en est devenu le maître de se placer en bonne position sur
l’échiquier sociospatial. C’est donc un acte de placement. C’est l’occasion et le
moyen d’occuper une place plus ou moins enviée et distinctive, dans sa double
dimension concrète (valeur économique, parfois esthétique) et idéelle (valeur
symbolique). Or, depuis que Michel Lussault nous a prédit le passage De la lutte
des classes à la lutte des places (2009), nous avons appris à mesurer la portée
sociale de tels effets de placement dans l’espace. Placement qu’il faut prendre
comme un type particulier de spatialité. Comme l’écrit Michel Lussault : « les
places que j’évoque ne sont pas de simples localisations topographiques, pas
plus que de simples placements dans un espace social – le mot espace étant ici
métaphorique. Une place, telle que je la conçois, met en relation, pour chaque
individu, sa position sociale dans la société, les normes en matière d’affectation
et d’usage de l’espace en cours dans un groupe humain quelconque et les
emplacements, que je nomme les endroits, que cet individu est susceptible
d’occuper dans l’espace matériel, en raison même de sa position sociale et des
normes spatiales. »
Une fois qu’il a été, de la sorte, tiré parti de la distance pour la valoriser, il
convient de la réduire, surtout de la gérer, de la maîtriser en produisant de la
coprésence : la vie sociale ne peut se dérouler qu’à ce prix.
À vrai dire, depuis longtemps, les géographes distinguent proximité spatiale et proximité sociale. Ils
ont montré les innombrables décalages qui séparent ces deux notions. Quelques exemples très
actuels permettent de rappeler ces constats.
– Dans le cas des communications intervenant dans l’hyperespace, la distance métrique entre deux
interlocuteurs peut être immense, alors que leur distance affective, communicationnelle, sociale et
opérationnelle tend à s’annuler.
– Inversement, dans les quartiers gentrifiés* des villes, des voisins topographiques peuvent être
séparés par une grande distance sociale : « bobos » favorisés, attirés par le charme d’immeubles
anciens réhabilités d’un côté ; immigrés vivant dans des taudis, de l’autre.
– Autre exemple : pour le cadre d’entreprise d’une multinationale américaine installé à Dubaï, ses
bureaux de New York ou de Londres sont à portée quasi-immédiate de jet, de visioconférence, de
téléphone et d’Internet. En revanche, les Pakistanais ou les Philippins qui s’épuisent tout près de lui,
sur les chantiers des gigantesques tours, des îles artificielles ou des centres commerciaux de
l’Émirat arabe, vivent à des années lumières de son univers social.
– Dernier cas, celui de ces frontières, parfois matérialisées par des no man’s lands ou par des murs,
qui se dressent entre terres et pays voisins : Israël et Palestine, États-Unis et Mexique… Ne créent-
ils pas des distances sociales infinies entre ces espaces métriquement si proches ?
Émergeant de notre espace social, les lieux où l’on vit remplissent des
fonctions sociales à la fois pratiques et symboliques. Ils les assument en rapport
avec leur situation relative dans l’espace, leur valeur marchande, leur coût
d’accès et les commodités qu’ils offrent, leur agencement, leur esthétique et les
effets de distinction qui en découlent. L’espace social produit ainsi des lieux ou
des territoires centrés, adaptés aux spatialités individuelles de l’habiter. Des
discontinuités, tant réelles que représentées, les séparent. Il arrive aussi que les
luttes et les conflits sociaux instaurent une différenciation et des discontinuités
spatiales ; qu’ils dessinent des formes particulières dans l’espace social. Le
conflit religieux, politique et social, en Irlande du Nord, crée une discontinuité
au cœur de Belfast. Elle induit, pour chaque communauté (catholique et
protestante), des spatialités restrictives délimitant des territoires d’exclusion.
La culture de chaque société, les tensions qui règnent en son sein, les
ressources dont disposent ses membres, sans oublier leur mode de répartition,
produisent des différenciations spatiales. C’est sur ces bases que se forment, se
consolident et s’opposent les espaces sociaux de la richesse et de la pauvreté, de
la distinction et de la misère sociale, du bien-être et du mal-être : d’un côté,
l’Ouest parisien (XVIe arrondissement, Neuilly, etc.), la presqu’île de Saint-Jean
Cap-Ferrat (Côte d’Azur) ; de l’autre les quartiers nord de Marseille, le nord et le
nord-est de la banlieue parisienne…
En fait, les discontinuités de l’espace social et les spatialités qui les
accompagnent ne se dessinent pas seulement sous l’effet des rapports de classes
ou des antagonismes culturels, elles naissent parfois d’autres formes de clivages
sociaux plus ou moins occultés : les rapports de sexe ou de genre, par exemple.
Ainsi en est-il des quartiers gays dans nombre de villes. L’espace géographique
incorpore l’ensemble des représentations et des valeurs d’une société ou d’un
groupe. Dans certains cas, il peut même concrétiser la symbolique d’une
partition sexuée de la société entre le masculin et le féminin. L’intérieur de la
maison kabyle (Algérie) visitée par Pierre Bourdieu, comme la périphérie du
village bororo (Mato Grosso brésilien), décrite par Claude Lévi-Strauss,
abondent en signifiants féminins. En revanche, l’extérieur de la demeure kabyle
ou le cœur des territoires des Bororo, comme celui de l’espace des Amas de
Nouvelle-Guinée, accumulent les signes de la domination masculine. Tout y
exprime, dans les représentations sociales et dans leur traduction géographique,
la virilité et la force, la pureté et le sacré ; soit des valeurs masculines pour ces
sociétés.
De plus en plus, l’espace social se fragmente en fonction des catégories d’âge
qui l’occupent et s’y concentrent, comme ces banlieues cossues du sud et du sud-
est de Phoenix (Arizona), devenues des lieux de résidence exclusive des seniors
aisés originaires de tous les États-Unis.
Le profane et le sacré, le distingué et l’ordinaire, le dominant et le dominé
engendrent des discontinuités de l’espace social et des spatialités spécifiques.
Ces discontinuités dépendent aussi de leur échelle d’observation et d’analyse.
Les spatialités des pratiques et des vécus sont modelées par l’interaction
sociale*. Leur jeu, apparié à celui des discontinuités partagées que l’action
sociale et le temps produisent, définit une structuration des espaces
géographiques que nous allons maintenant explorer. Cela nous amènera à traiter
successivement du territoire et des lieux, mais aussi de la territorialité, des
réseaux, du paysage. Se référer à la territorialité, comme aux spatialités des
pratiques et du vécu, installe bel et bien la présente démarche de géographie
sociale dans un paradigme holiste et global à trois registres dimensionnels : le
long et le large, le vertical, le représenté et/ou le virtuel.
Dans un article consacré aux paysages de la forêt d’Écouves, en Normandie, Armand Frémont a
montré de quelle façon la perception comme l’imaginaire des paysages reposent sur une
combinaison corrélée de pratiques et de représentations, de rapports matériels et idéels, sociaux et
sensibles.
Ainsi, dans la forêt d’Écouves, une géographie sociale des paysages de la chasse amène à en
distinguer au moins trois, en fonction de la condition sociale des individus et de leurs pratiques
cynégétiques.
– Les membres de la grande bourgeoisie régionale et parisienne décrivent un paysage de la chasse à
courre. C’est celui du rendez-vous royal des croix forestières, des itinéraires de la chevauchée dans
la haute futaie.
– Pour l’agriculteur qui tire au fusil sarcelles et canards autour de son étang, le paysage de la chasse
se confond avec celui des petits matins embrumés, de l’espace indécis, végétal et liquide de ces
zones humides.
– Pour l’ouvrier agricole, pour le braconnier qui parcourt les lisières et les layons écartés où il pose
ses collets, le paysage de la chasse est celui des sous-bois denses, des halliers et des territoires du
petit gibier.
Au total, l’outil paysager se révèle d’une grande fécondité pour une approche
de géographie sociale. Outre qu’il permet d’affiner la connaissance des procès et
des effets identitaires découlant des spatialités, il conduit à mieux cerner les
enjeux sociaux pesant sur les territoires, à repérer une dimension territoriale du
bien-être et de la qualité de la vie. Il amène à mieux comprendre les rapports
dialectiques qui unissent les faits de société et de culture. Le paysage renvoie
d’ailleurs aux notions de territoire, de lieu, de pays. Il se réfère, comme ces
autres termes, à des espaces normés et signifiés par des collectivités humaines.
Toutes les définitions du paysage ne le présentent-elles pas comme une
« étendue de pays », un ensemble, une unité d’objets rassemblés par un même et
unique coup d’œil, celui d’un observateur campé sur une hauteur et découvrant
du regard un panorama ? Dès lors, le paysage décrirait (voire créerait)
l’existence visible d’un pays, d’un territoire par ailleurs invisible,
insoupçonnable pour les sens. Il tire profit de l’évidence de la chose vue. Il entre,
comme réalité à la fois matérielle et idéelle, dans la mécanique constitutive des
médiations sociales faisant usage de l’espace et de ses dispositifs.
« “Originaire d’un village de Toscane où tout le monde se fréquente, je me suis retrouvé à Bologne,
dans un quartier où je ne connaissais personne […] Je rentre tard le soir et avec ma femme sud-
africaine, nous regrettions que notre fils de deux ans n’ait personne avec qui jouer. J’ai donc décidé
de créer un groupe sur Facebook et j’ai collé des petites affiches sur les murs du quartier pour en
faire l’annonce.” En quinze jours, la social street de la rue Fondazza enregistre une centaine
d’adhérents. Les résidants qui se croisaient sans se saluer commencent par dialoguer en ligne, puis
se retrouvent au café du coin avant de s’inviter les uns chez les autres. On se passe des vêtements
d’enfants ou des poussettes. “On a recréé un tissu social urbain” […] Les promoteurs du site ont
posé quelques règles : ne sont admis que les résidants de via Fondazza et des rues adjacentes, car
“l’espace territorial doit être restreint pour que les gens puissent réellement se connaître”. Depuis
quelques mois une quarantaine de social streets ont été lancées à Bologne. »
Source : JOZSEF Éric, Libération du 31 mars 2014.
On admettra que quelles que soient les mobilités contemporaines, le (ou les)
lieu(x) de résidence défini(ssen)t la position sociale la plus significative et la
plus parlante de l’individu ou du groupe familial dans l’espace géographique.
Pour qualifier socialement une personne, le lieu de son « habiter » fournit en
effet un indicateur commode et globalement significatif, bien que non exclusif.
La location ou l’acquisition d’une résidence ne nécessite-t-elle pas une
mobilisation de capitaux divers (financier, social, culturel, géographique)
témoignant d’une position, traduisant une représentation de soi, de sa famille et
de son groupe d’identité dans l’espace social ? Certes, les lieux du travail et des
loisirs, des vacances et autres villégiatures, ceux de la consommation (du
shopping en particulier) et plus largement les cheminements, les itinéraires
réguliers de chacun-e contribuent aussi à ce positionnement. Cependant, aucun
ne tient un rôle aussi complet, en matière de distinction et de qualification
sociale, qu’un espace de la résidence (logement, maison) et de ses alentours où
s’expriment des moyens d’existence, mais aussi les aspirations ou les
frustrations de la vie ; espace de la maison où se joue également, en grande part,
la reproduction sociale. Affirmer ce premier postulat revient à en inférer un
second, celui de l’existence de liens étroits entre la division sociale de l’espace et
la distribution géographique des différentes formes d’habitat.
Ainsi, en vertu du Group Areas Act de 1948, les centres des villes sud-
africaines ont été déclarés « zones blanches ». En conséquence, les autorités ont
déplacé plusieurs milliers de familles noires, logeant jusqu’alors dans la partie
centrale (quartiers blancs) de Johannesburg, les obligeant par la force à
déménager vers les townships du sud de l’agglomération.
Aux États-Unis, la situation est plus nuancée. Les lois s’opposant à la
discrimination raciale ne manquent pas ; sauf que, dans les faits, et c’est bien une
forme indirecte de ségrégation, des quartiers entiers, peuplés par des minorités
pauvres, sont abandonnés par les pouvoirs publics. Dans ce vaste pays, la
persistance de la ségrégation, comme ses différences régionales (plus forte au
Nord et au Nord-Est), s’explique par des facteurs à la fois traditionnels
(mentalités) et contextuels, notamment la vague d’immigration massive
enregistrée depuis les années 1970.
De fait, la ségrégation ethno-raciale est, aux États-Unis, en partie seulement
liée à des choix volontaires (figure du ghetto librement recherché). En réalité, ce
sont les contraintes socio-économiques et immobilières qui l’engendrent. De
plus, les trois facteurs qui la produisent, à savoir l’hostilité des dominants
(population blanche et anglophone pour l’essentiel), les obstacles économiques
du coût d’accès au logement et les choix personnels liés à des affinités
communautaires ou personnelles, n’interviennent pas isolément, mais, la plupart
du temps, de façon conjointe. La ségrégation ethno-raciale s’accompagne donc
d’une ségrégation socio-économique qui l’aggrave.
En fait, dès qu’ils en ont les moyens financiers, les habitants des ghettos
cherchent à gagner des quartiers plus mixtes et de meilleure qualité de vie. Si les
Asiatiques ou les Hispaniques y parviennent, les Noirs des villes américaines
éprouvent plus de difficultés à y réussir. Ils se heurtent à des refus de prêts
bancaires, ainsi qu’à l’attitude discriminatoire de certains agents immobiliers.
Malgré tout, lorsque certains d’entre eux, de bon niveau social, réussissent à
s’installer dans un quartier peuplé de Blancs, il y a de fortes chances pour que
ces derniers déménagent et, qu’à terme, le ghetto se reconstitue. La persistance,
même adoucie, des préjugés raciaux, associée à la crainte, pour les Blancs, de
voir leur bien immobilier dévalorisé du fait de l’installation de minorités, motive
ces comportements. Quelle que soit l’interdiction légale de toute discrimination
raciale, en matière de logement, par la loi américaine (Fair Housing Act de
1968).
Les États-Unis, bien entendu, ne sont pas les seuls à enregistrer de tels
phénomènes d’évitement des minorités. Dans certaines communes françaises
(Bouliac dans la proche banlieue bordelaise), comme un peu partout en Europe
(Europe du Nord exclue), l’obligation de construire des pavillons sur des terrains
de grande superficie (autre effet géographique de dissuasion pour les plus
modestes) écrème les résidants.
1.1.3. L’ENCHAÎNEMENT DE LA SÉGRÉGATION ET DE SES EFFETS
Dans les banlieues françaises, « la conscience des innombrables injustices subies dans tous les
domaines de leur vie quotidienne finit par développer chez les jeunes des cités un “syndrome du
quartier” qui se manifeste comme le sentiment de toujours ’se faire avoir’ et d’être constamment
victimes de discrimination. À la longue, ces jeunes développent “une forte susceptibilité et une
mentalité d’écorché vif qui leur fait toujours examiner avec méfiance et suspicion tous ceux qui ont
un pouvoir sur eux”. Dans certains contextes, leur ressentiment se transforme en “haine”, en “rage”,
et se manifeste par une “culture de la provocation” qui s’exprime dans le quartier par des attitudes
et des comportements violents (contrôle des espaces publics, insultes aux habitants, conduite
déviante, etc.), et qui renvoie à une volonté pathétique de s’approprier un monde impossible. Il peut
ouvrir la voie à la “carrière délinquante”, seule alternative qui ne semble pas hors d’atteinte pour
accéder à une certaine forme de reconnaissance sociale et à la société de consommation.
Cette violence, les jeunes la tournent parfois contre eux-mêmes quand le sentiment d’injustice
atteint les abîmes de la désespérance sociale : un nombre non négligeable d’entre eux sombre dans
la drogue, l’alcool, la délinquance, la prison, mais aussi la folie, le suicide, l’accident de la route,
alors que cette “hécatombe sociale” reste largement méconnue du public. »
Source : LEHMAN-FRISCH S., 2009, « La ségrégation : une injustice spatiale ?
Questions de recherche », Annales de géographie, n° 665-666, citant BEAUD S.
et PIALOUX M., 2003, Violences urbaines, violences sociales, Paris, Fayard.
– Si l’on suit le travail effectué par Christophe Guilluy à propos des Fractures françaises (2013), ce
modèle centre-périphérie fonctionnerait toujours, y compris dans son agencement géographique
initial, théorisé par Samir Amin : les riches et les visibles au centre ; les pauvres et les invisibles à la
périphérie.
Pour C. Guilluy, l’une des causes d’un certain mal français résiderait dans l’invisibilité,
l’effacement culturel et la relégation (forme de ségrégation) des classes populaires françaises,
repoussées loin des centres métropolitains de Paris et des régions, dans les franges périurbaines
lointaines (celles de l’Île-de-France en particulier), voire dans les villes petites et moyennes, ainsi
que dans l’espace rural… Ces classes populaires (France périphérique) regrouperaient des couches
sociales perdantes de la lutte des places, au sens de Lussault : les ouvriers, les employés, les
enseignants et nombre de fonctionnaires, les petits paysans, des retraités et beaucoup de jeunes en
difficulté, chômeurs ou non… Au total, 60 % des Français, souvent délogés des aires
métropolitaines centrales (surenchérissement du foncier et de l’immobilier, gentrification*,
désindustrialisation, etc.).
Selon C. Guilluy, cette France n’existe pas pour les élites politiques (invisibilité). Ces dernières ne
voient que les occupants des centres (au sens large incluant les cités de banlieues) métropolitains.
Là se rencontrent les classes dominantes : riches et nouvelles bourgeoisies urbaines de cadres ou de
créatifs, acteurs de la gentrification* des quartiers anciens, centraux et péricentraux, résidants
pavillonnaires des banlieues et du périurbain proche des métropoles, public des écoquartiers…
Si Guilluy associe paradoxalement cette population qui réussit aux habitants marginalisés des cités
de banlieues, c’est qu’il estime « qu’il vaut mieux vivre dans la banlieue d’une métropole (effet de
proximité des centres) qu’au fin fond du Limousin ou de la Picardie. Au moins, les champs du
possible sont à vos pieds, en termes de création d’emplois, d’offre de formations, etc. Cela ne
signifie pas qu’une personne qui vit en banlieue réussira sa vie, mais elle en aura les moyens, à
proximité. En revanche, dans les territoires de la France périphérique, les choses sont plus
compliquées » (entretien avec la rédaction de Sud-Ouest Dimanche du 1/12/2013).
– Observant le périurbain français et européen, Jacques Lévy remarque également que les habitants
les plus riches se localisent au plus près des limites des agglomérations, formant ce qu’il appelle
« l’anneau des seigneurs », tandis que les moins aisés s’écartent toujours davantage. Manquant
d’accès à la culture, à l’éducation, à la santé, dotés de faibles à très faibles revenus, privés d’espace
public à la campagne, ils donnent volontiers leurs voix à l’extrême droite du Front national.
1.2. LA SÉGRÉGATION : ÉCHELLES ET DYNAMIQUES
Il ne faudrait pas croire que la distance sociale exprimée par la ségrégation s’accompagne toujours
d’une distance spatiale aussi grande. L’exemple de Londres est, de ce point de vue, très parlant.
– D’un côté, les inégalités sociales y battent tous les records européens. Les écarts de revenus sont
considérables entre les différents quartiers. Le patrimoine des 10 % de Londoniens les plus riches
est 270 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres ! 38 % des enfants y vivent sous le seuil de
pauvreté. Les disparités en matière d’accès aux soins sont considérables…
– Ces fractures socio-économiques se doublent de fractures ethniques innombrables dans une ville
où près de 38 % des résidants sont nés à l’étranger.
– D’un autre côté, les plus pauvres et les plus riches ne sont souvent séparés que par de courtes
distances correspondant à quelques rues. Les limites entre les uns et les autres sont malgré tout très
marquées, accusées par le jeu d’une distinction sociale affirmée, ostentatoire. Le long de ces
frontières sociales, lors des émeutes d’août 2011, des affrontements avec la police ont éclaté et des
pillages de magasins ont eu lieu.
De la même façon, à Barcelone, îlots urbains aisés, populaires et marginalisés se touchent, de part et
d’autre de l’axe des Ramblas, la grande avenue qui traverse le centre ancien et débouche sur le port
(figure 5.1).
Dans l’ordre de la gestion des rapports sociaux par l’espace, les formes
extrêmes, échappant à l’enfermement absolu, celui de la prison, du camp ou du
mur (Jérusalem et territoires palestiniens), relèvent de la logique du ghetto.
Rappelons qu’il s’agit d’un lieu séparé du reste de l’espace social où vit une
minorité. Si le bidonville correspond assez bien à cette définition, sauf qu’il
n’abrite pas forcément une minorité numérique, le quartier fermé, ou gated-
community, s’en écarte dans la mesure où les populations qu’il accueille sont en
général (très) favorisées et dominantes (sur le plan social et politique). Il
n’empêche que la relégation, l’exclusion (au moins de l’habitat conventionnel,
en dur, pour le bidonville) dans un cas, la fermeture du lotissement par une
clôture surveillée et le choix de cet isolement de caste dans l’autre, évoquent la
figure ambiguë du ghetto. Ghetto imposé par les circonstances pour le
bidonville, ghetto choisi pour un vivre-ensemble exclusif dans le cas de
l’enclosure d’habitation.
– Aujourd’hui, dans le monde, près de 900 millions de personnes vivraient
dans un bidonville ; elles seront sans doute de 1 à 2 milliards à s’y regrouper à
l’horizon 2020-2030. Un tiers des urbains de la planète (pourcentage stable ou
en léger recul) résident donc dans ces zones d’habitation, informelles et sous-
équipées.
À Lagos (Nigeria), ce sont les deux tiers des 13 millions d’habitants de
l’agglomération qui se regroupent dans les bidonvilles. Ajegunle, le plus grand
des 42 recensés dans la métropole la plus peuplée d’Afrique, dépasse
500 000 habitants. Il s’agit en général de localisations insalubres et dangereuses,
dont les habitations, faites de matériaux de récupération, échappent aux normes
techniques de la construction et des réseaux de desserte (voirie, eau, énergie) ou
d’évacuation des déchets et eaux usées.
De tels bidonvilles occupent des interstices de la ville, centraux ou
périphériques. Ils obéissent à un double principe de positionnement. D’une part,
ils se situent à proximité d’aires urbaines offrant un potentiel de ressources
économiques à leurs populations : quartiers de classes moyennes ou aisées,
zones d’activités ou de transports diverses… D’autre part, ils occupent
illégalement des terrains impropres à l’urbanisation. On les rencontre donc en
bordure d’autoroute, de rivière ou de voie de chemin de fer, au cœur d’espaces
portuaires, de marécages et de zones inondables, à proximité d’aéroports, sur des
versants instables ou à l’emplacement de cimetières et de décharges, etc. Leur
peuplement, en Inde et dans l’Asie du Sud, en Amérique latine ou en Afrique,
peut atteindre plusieurs centaines de milliers d’habitants pour chacun.
Expression d’une incapacité des villes des pays pauvres à faire face aux
énormes besoins de logements résultant de leur peuplement accéléré, les
bidonvilles motivent des jugements, des opinions et des politiques contrastés.
Tantôt, ils font l’objet de rejet, de dénonciation, de programmes d’éradication.
Tantôt, ils suscitent au contraire des lectures plus positives les désignant comme
des espaces sociaux de vie, d’habitat et d’activités à part entière. Ils reçoivent
alors des aides publiques. Il est vrai qu’entre les trafics illicites et des
productions artisanales ou quasi industrielles qui en font des sortes de clusters,
les bidonvilles sont pourvoyeurs de ressources extrêmement variées pour leurs
populations. Ils fonctionnent aussi, parfois, comme de véritables systèmes
politiques localisés et autogestionnaires, capables de gagner leur statut de
municipalité (exemple de Villa El Salvador, au sud de Lima) ou d’acquérir la
maîtrise foncière de leur sol. Plus encore, ce sont des « lieux du monde »,
désormais connectés à toute la terre, où s’activent d’innombrables ONG.
À Johannesburg, l’ancien slum de Soweto (South West Township), où a débuté
la lutte antiapartheid, est devenu un quartier prisé par la nouvelle classe
moyenne noire.
Dans nombre de villes du Sud, des bidonvilles aux zones classiques
d’habitation, les formes de transition ou d’adaptation pullulent. Il s’agit, comme
à Mexico, de vieux noyaux urbains plus ou moins dégradés, avant gentrification,
de condominiums (grands ensembles) modernes déjà vétustes, de quartiers ou
d’immenses banlieues pavillonnaires (parfois ex-bidonvilles) mal équipées (type
Netzahuatcoyotl)…
Si les bidonvilles affichent souvent, sur toutes ces autres formes d’habitat, un
avantage de proximité par rapport aux quartiers aisés ou centraux des villes,
riches de ressources diverses, cette localisation peut, parfois, leur être fatale.
Ainsi, à Bombay (Inde) où les bidonvilles (slums) entassent près de 45 % de la
population du Greater Mumbai (438 km2, 13 millions d’habitants), le slum de
Dharavi (530 000 habitants) jouxte le centre d’affaires de Bandra Kurla. La
municipalité ne rêve que d’une chose : effacer Dharavi pour faire place nette à la
ville-monde (world-class city). Le même phénomène s’observe à Johannesburg
(Afrique du Sud) où le bidonville d’Alexandra s’étend au pied du grand centre
d’affaires de Sandton. Cette tendance à rejeter le plus loin possible des centres-
villes et des quartiers désormais « globalisés » les enclaves de pauvreté que sont
les favelas (Brésil) et autres bidonvilles ou cités d’habitat social, se vérifie un
peu partout. En revanche, les relier aux aires centrales aisées par des moyens de
transport modernes et bon marché (télécabines du « Métrocâble » de Medellín ou
du téléphérique de La Paz ; bientôt installées à Rio et à Caracas), améliore la
situation économique de leurs habitants. Rapprochés de la sorte des espaces
occupés par les riches, ils y trouvent des emplois de services et des ressources
diverses. Il s’agit d’un moyen efficace de lutte contre l’exclusion, la violence,
l’extrême pauvreté ; surtout quand un programme d’investissements scolaires et
culturels le complète.
« L’insécurité est devenue l’une des préoccupations majeures des Argentins, même si la violence à
Buenos Aires reste bien inférieure à celle de Rio de Janeiro, de Caracas ou de Mexico. Les vols et
cambriolages à main armée, les enlèvements express, orchestrés le plus souvent par la police (dite
« maudite ») de la province de Buenos Aires, se sont multipliés ces dernières années, poussant les
plus riches à chercher refuge en dehors de la capitale, dans des résidences privées, protégées par des
enceintes parsemées de caméras de surveillance et flanquées de vigiles armés.
Les riches Argentins qui, par le passé, regardaient vers l’Europe sont désormais adeptes de
l’American way of life. L’architecture des luxueuses demeures, la végétation et le vert
resplendissant des pelouses rappellent les gated-communities (résidences fermées) américaines.
Avec une grande différence : l’écart de plus en plus grand entre une Argentine de l’opulence et une
Argentine du tiers-monde. Les ghettos de riches sont cernés par d’immenses bidonvilles. »
Source : LEGRAND Christine, Le Monde du 11/02/2013.
Dans la filiation d’I. M. Young, mais pas totalement étranger aux idées de John Rawls (voir ci-
dessous), David Harvey (Social Justice, Postmodernism and the City, 1992), raisonnant sur les
groupes sociaux et non sur les individus (influence du marxisme), distingue six formes différentes
d’injustices majeures, se manifestant par la domination et l’oppression. Si certaines empêchent les
groupes dominés de faire librement des choix ; les autres leur interdisent même l’accès aux moyens
de faire ces choix.
1. L’exploitation : liée au système capitaliste, elle correspond à l’oppression des classes sociales
défavorisées, ne bénéficiant pas d’une redistribution équitable des revenus de leur travail, mais
exclues aussi des processus de prise de décision, des choix individuels de vie et de la
reconnaissance de leur identité collective.
2. La marginalisation concerne ceux qui ne sont pas inclus dans le fonctionnement de la société,
notamment dans le monde du travail. Ces exclus de la vie sociale perdent l’estime de soi, même
s’ils bénéficient d’une redistribution économique qui leur permet de survivre.
3. L’absence de pouvoir (powerlessness) ou exclusion de la prise de décision.
4. L’impérialisme culturel : un processus par lequel un groupe devient invisible, masqué par un
groupe dominant.
5. La violence visant tout un groupe et considérée comme acceptable, banalisée et quotidienne.
6. Le destin auquel les générations actuelles condamnent les générations futures par la dégradation
irréversible de l’environnement (refus d’un développement durable).
Pour D. Harvey, le capitalisme s’étendant sans limite à toute la planète est, aujourd’hui, le
responsable universel de ces injustices.
Source : d’après GERVAIS-LAMBONY Ph. et DUFAUX F., 2009, « Justice spatiale »,
Annales de géographie, n° 665-666.
John Rawls (A Theory of Justice, 1971) définit la justice comme équité et non
comme principe d’égalité. Pour lui, une fois posée la valeur intrinsèque des
personnes, il convient de rechercher l’optimisation des inégalités en vue de
promouvoir, au maximum de ce qui est possible, les plus modestes (équité selon
Rawls). Il milite dans ce but pour une justice dite procédurale (procédures
justes), plus respectueuse des droits (universels à la santé, à la liberté, à
l’éducation, à l’accès aux biens communs, etc.) que des dotations matérielles et
monétaires de chacun.
L’avantage de cette posture théorique est qu’elle prête une grande attention
aux individus et à la manière de les traiter, à leur liberté, à leur culture, à leur
identité et à leurs représentations, à leur personnalité (principe de différence)
aussi. Elle prend en compte les besoins les plus fondamentaux de la personne
humaine. Or, ces besoins sont universels ; c’est échapper à la faim et disposer
d’une alimentation correcte, être éduqué, se loger dans de bonnes conditions,
pouvoir se soigner et faire face aux imprévus de la vie, être traité avec équité
dans son contexte social et territorial… Bref, c’est bénéficier d’un accès légitime
au « développement humain ». Pour Rawls et les auteurs qui adhèrent à ses
thèses, les inégalités sont acceptables à la condition qu’elles garantissent aux
plus démunis les meilleures chances d’améliorer leur sort. C’est chez Rawls le
principe du Maximin : assurer le maximum possible à ceux qui ont le moins.
Dans sa Géographie du bien-être (1981), Antoine Bailly adoptait un point de
vue très individualiste et nullement égalitariste, proche de celui de Rawls. Pour
lui, « la notion de bien-être est ancrée dans la propension de chaque individu à se
réaliser » et « la vision néopositiviste des indicateurs sociaux n’est pas tenable ».
A. Bailly préconisait une « société idéale » qui favoriserait « l’épanouissement
des valeurs culturelles, territoriales » et celui des individus.
Ces idées se retrouvent chez Amartya Sen, créateur du concept de
« capabilité ». La capabilité, c’est la vertu d’agir de chaque individu. A. Sen
appelle capabilité (capability) l’ensemble des « libertés d’être » et « de faire »
dont chaque individu se voit normalement doté dans une société qui le protège et
vise à son épanouissement. D’après cet auteur, la pauvreté se définit alors
comme « un manque fondamental de capabilités minimales adéquates. » Ainsi,
cette théorie assimile le statut de pauvre à une privation de liberté de faire et
d’agir qui reflète une situation d’injustice n’autorisant pas l’individu concerné à
mener le type de vie qu’il souhaite. De la sorte et de manière paradoxale, la
pauvreté (en termes de capabilités) peut cohabiter avec des revenus décents.
A. Sen (Resources, Values and Development, 1983 ; Development as
Freedom, 1999), mais aussi d’autres auteurs comme M. Nussbaum ont établi des
listes de capabilités humaines « centrales » (pour Nussbaum) ou « basiques »
(pour Sen). Dans le premier cas, ces facteurs du bien-être, et donc de lutte contre
la pauvreté, forment un ensemble relativement figé. Ils comprennent, pour
chaque personne, l’assurance du respect de sa propre vie comme la
reconnaissance du droit d’exercer un contrôle sur l’usage de son environnement,
ainsi que de manifester son attachement aux autres vivants (humains et diverses
espèces). Ils lui garantissent qu’elle pourra prendre soin de sa santé physique. Ils
l’assurent que les manifestations de ses émotions, de son imagination et de ses
intuitions, de sa réflexion, mais aussi de sa raison pratique lui seront pleinement
autorisées. A. Sen préconise pour sa part une liste de capabilités basiques plus
ouverte (pour tenir compte de la situation concrète du sujet considéré) qui retient
toutefois quelques principes universels. Au rang de ceux-ci, il cite pour toutes et
tous la satisfaction des minima nutritionnels, la possibilité d’échapper aux
maladies évitables, celle d’être éduqué et protégé (disposer en particulier d’un
logement), d’être habillé convenablement, d’être capable de se déplacer, de vivre
sans honte (dignité), de participer aux activités de sa communauté et d’afficher
le respect de soi. Pour Sen, ne pas bénéficier de ce « cœur de capabilités », c’est
entrer dans le cercle des privations intolérables, soit dans celui de la pauvreté. Il
faut donc absolument aider l’individu à libérer ce potentiel d’action qu’il détient,
en lui donnant les moyens d’y parvenir, y compris par des mesures de
discrimination positive.
Ce qui heurte dans cette théorie, par ailleurs séduisante, c’est qu’elle
cautionne de fait l’inégalité matérielle existant entre les individus et entre les
territoires, ceci à toutes les échelles. Au total, ne fait-elle pas passer pour des
valeurs intemporelles et universelles ce qui ne reflète, à travers l’éthique
protestante, que l’esprit du capitalisme libéral ? De là à penser que capabilité et
Maximin n’aboutissent qu’à augmenter les inégalités sociales en diminuant les
redistributions de ressources, et ceci sous couvert d’autonomie/éducation accrue
(mais comment ?) des moins dotés… Il n’y a pas loin. De fait, il a été démontré
(J. Stiglitz, Le prix des inégalités, 2012) que ce sont les sociétés les plus
égalitaires qui font le plus pour préserver l’équité.
Pour ces thèses de la justice procédurale, le territoire revêt beaucoup moins
d’intérêt que pour celles de la justice structurelle. Il devient même parfois
obstacle à la liberté individuelle (contrôle social accru et exacerbation des enjeux
communautaires dans son cadre) d’agir et d’entreprendre à sa guise.
AURIAC F., BRUNET R. (coord.), 1986, Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard.
CATAN N., LEROY S., 2013, Atlas des sexualités, Paris, Autrement.
CHARVET J.-P., SIVIGNON M. (dir.), 2011, Géographie humaine, Paris, Armand
Colin, coll. « U », 2e éd.
CLAVAL P., 1973, Principes de géographie sociale, Paris, M.-T. Génin.
DI MÉO G., 1998, Géographie sociale et territoire, Paris, Nathan,
coll. « Fac ».
DI MÉO G., BULÉON P., 2005, L’espace social, Paris, Armand Colin,
coll. « U ».
FRÉMONT A., 1999, La région espace vécu, Paris, Flammarion.
FRÉMONT A., CHEVALIER J., HÉRIN R., RENARD J., 1984, La géographie sociale,
Paris, Masson.
GALLAIS J., 1984, Hommes du Sahel, Paris, Flammarion.
GEORGE P., 1966, Sociologie et géographie, Paris, PUF.
GERVAIS-LAMBONY Ph., DUFAUX F. (dir.), 2009, « Justice spatiale », Annales de
géographie, n° 665-666.
GUILLY C., 2013, Fractures françaises, Paris, Flammarion.
LEFEBVRE H., 1974, La production de l’espace, Paris, Anthropos.
LÉVY J., 1994, L’espace légitime, Paris, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques.
LÉVY J., LUSSAULT M. (dir.), 2013, Dictionnaire de la géographie et de
l’espace des sociétés, Paris, Belin.
LUSSAULT M., 2007, L’homme spatial, Paris, Le Seuil.
LUSSAULT M., 2013, L’avènement du monde, Paris, Le Seuil.
PINCHEMEL P. et G., 1988 et 1992, La face de la terre, Paris, Armand Colin.
RAFFESTIN C., 1980, Pour une géographie du pouvoir, Paris, Litec.
RETAILLÉ D., 2013, Les lieux du monde, Paris, Le Cavalier bleu.
REYNAUD A., 1981, Espace, société et justice, Paris, PUF.
SEGAUD M., 2007, Anthropologie de l’espace, Paris, Armand Colin.
SIMON G., 2008, La planète migratoire dans la mondialisation, Paris, Armand
Colin, coll. « U ».
SORRE M., 1957, Rencontres de la géographie et de la sociologie, Paris,
Marcel Rivière et Cie.