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SOMMAIRE

Introduction

1 Le facteur social en géographie

1. Les rapports homme-nature

1.1. Le déterminisme : une conception ancienne et persistante

1.2. Une lente socialisation du rapport homme-nature

1.3. Des rapports homme-nature plus équilibrés

1.4. L’inversion de l’ordre des facteurs : le social d’abord

1.5. L’explication sociale : classe, culture, communication

2. Analyser l’espace et son organisation

2.1. Des approches encore teintées de naturalisme

2.2. Repérages d’espaces politiques et économiques

2.3. L’espace fonctionnel : une dynamique socio-économique

2.4. L’espace des sociétés selon Pierre George

2 De l’espace vécu à l’hyperespace

1. La région et l’espace vécu


2. Autres regards sur l’analyse spatiale

2.1. Étape 1 : la FSS, un modèle articulant quatre instances

2.2. Étape 2 : les MSI ou l’espace vécu et ses structures

3. Avènement des spatialités, de l’hyperespace, de l’espace mobile…

4. De nouveaux objets pour la géographie

3 Espaces, temps, acteurs…

1. Les temps de la géographie sociale

1.1. L’imbrication de l’espace et du temps

1.2. La matrice historique et spatiale

2. Les espaces de la géographie sociale

2.1. L’espace du monde vécu

2.2. L’espace géographique cartésien

2.3. L’espace produit social

2.4. L’hyperespace : virtualité, simulation, simulacres

3. Individu, acteur et autres figures sociales du sujet

3.1. Pas de géographie sans acteur ni système d’action

3.2. L’acteur spatialisé, l’acteur territorialisé

3.3. Trois types d’acteurs territoriaux

3.4. Corps, sexe, genre, identité

4 Spatialités des rapports sociaux et production des formes de l’espace


1. Les spatialités du social

1.1. Spatialités des comportements et des rapports sociaux

1.2. De l’usage social des distances spatiales

1.3. L’obligation sociale de coprésence

1.3. À propos des rites et des normes de coprésence

2. Spatialités sociales et discontinuités spatiales

2.1. Les discontinuités de l’espace social

2.2. Espace de vie, espace vécu : des discontinuités subjectives

3. Spatialités combinées et formes génériques de l’espace

3.1. Territoire et territorialité

3.2. Du territoire au paysage

3.3. Du territoire au lieu

3.4. Du lieu au réseau

5 Les ajustements sociaux avec l’espace

1. Séparation, ségrégation, exclusion

1.1. À propos de la ségrégation sociospatiale

1.2. La ségrégation : échelles et dynamiques

1.3. Espace et pauvreté

1.4. Ghettos extrêmes : des bidonvilles aux quartiers clos

2. Mixité, vivre-ensemble et justice sociospatiale


2.1. La mixité est-elle souhaitable ?

2.2. Comment vivre ensemble aujourd’hui ?

2.3. Quelle justice sociospatiale ?

Glossaire

Table des figures

Bibliographie
DA de la couverture : 6sens.pro/complexe.net

© Armand Colin, 2014


Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris

ISBN : 978-2-200-60042-6
BAUDELLE Guy, Géographie du peuplement, 2004.
BÉGUIN Michèle et PUMAIN Denise, La représentation des données
géographiques. Statistique et cartographie, 2010, 3e édition.
CIATTONI Annette et VEYRET Yvette (dir.), Les fondamentaux de la
géographie, 2013, 3e édition.
DAVID Olivier, La population mondiale. Répartition, dynamique et
mobilité, 2012, 2e édition.
FRÉMONT-VANACORE Anne, La France en Europe, 2009, 2e édition.
GODARD Alain et TABEAUD Martine, Les climats. Mécanismes,
variabilité, répartition, 2009, 4e édition.
LOUCHET André, Les océans. Bilan et perspectives, 2013.
LOUISET Odette, Introduction à la ville, 2011.
NOIN Daniel, Le nouvel espace français, 2009, 5e édition.
PITTE Jean-Robert, La France, 2009, 3e édition.
PUMAIN Denise et SAINT-JULIEN Thérèse, Analyse spatiale. Les
interactions, 2010, 2e édition.
PUMAIN Denise et SAINT-JULIEN Thérèse, Analyse spatiale. Les
localisations, 2010, 2e édition.
VEYRET Yvette et CIATTONI Annette, Géo-environnement, 2011,
2e édition.
VEYRET Yvette, La France. Milieux physiques et environnement, 2000.
INTRODUCTION

La géographie sociale ne se confond pas avec la description des espaces dans


lesquels évoluent les sociétés. Elle ne se borne pas à l’étude des répartitions
humaines et à la classification des paysages, ce qui est plutôt le propos de la
géographie humaine. Elle ne s’arrête pas à « l’étude de la distribution dans
l’espace des phénomènes sociaux » (G. W. Hoke, The Study of Social
Geography, 1907). Elle ne se contente pas, non plus, de repérer les inégalités
sociospatiales et les formes d’injustice qu’elles produisent. Comme l’ont écrit
Armand Frémont (La géographie sociale, 1984), puis Jean-Bernard Racine
(Geographica Helvetica, 1986), « l’objet de la géographie sociale est – avant
tout – l’étude des rapports existant entre rapports sociaux et rapports
spatiaux ». Elle fournit une explication des faits géographiques de caractère
social.
Rappelons que les rapports sociaux naissent et se développent dans le cadre de
la production, du travail, de la parenté, de l’amitié, des loisirs et de toute forme
d’échange ou de rencontre caractérisant et accompagnant la vie sociale. Ce sont
des rapports consensuels, neutres ou conflictuels, spontanés ou codifiés. Ils
concernent l’ensemble des relations que tout individu entretient, de manière
formelle (sociabilité déclinant rôles et statuts normalisés : père, fils, étudiante,
professeur…) ou informelle (socialité plus aléatoire des croisements et des
rencontres fortuites : le voisin, la boulangère, la passante…), au cours de son
existence. Ils forment la charpente et le contenu de la vie sociale.
Quant aux rapports spatiaux, ils correspondent aux liens que les individus et
les groupes tissent avec les espaces géographiques, les paysages, les lieux et les
territoires où ils vivent, qu’ils parcourent ou qu’ils se représentent. Certains
relèvent de l’affect et de la culture, convoquent l’imaginaire, parfois l’idéologie :
se sentir d’ici ou de là, de ce lieu particulier, Breton, Français, Européen ; mais
aussi considérer Lourdes ou La Mecque comme des lieux saints et sacrés…
D’autres rapports spatiaux sont fonctionnels et économiques (être client de tel
centre de services, travailler dans cette usine), politiques et juridiques (être
électeur ou élu de cette commune, propriétaire de cette terre ou de cette maison).
Au travers de ces deux types de rapports et de leurs imbrications, la
géographie sociale traite donc, conjointement, de l’espace et de la société. Elle
n’établit pas de préséance de l’un ou de l’une sur l’autre, puisque les objets
qu’elle prend en compte se confondent avec les phénomènes résultant de
l’interaction constante et fusionnelle de rapports sociaux et spatiaux, tous de
nature sociale. Par-delà les agrégats sociaux, la géographie sociale aborde aussi
les relations de l’être humain aux lieux. Ceux-ci façonnent celui-là, au même
titre que le tissu des rapports sociaux et spatiaux. En retour, chaque regard
humain contribue à sécréter la substance des lieux, soit leur contenu et leur
forme.
Ce souci de traitement unifié de l’humain, du social et du spatial se conçoit
d’autant mieux que, désormais, les frontières entre nature et culture s’avèrent
extrêmement poreuses. Elles sont devenues de moins en moins évidentes pour
une humanité moderne et contemporaine qui a profondément marqué la planète
de son emprise. À ce titre, la géographie sociale peut être aussi regardée comme
une écologie humaine et sociale. Elle tient l’espace pour l’un des ensembles
d’éléments actifs participant au système d’interactions complexes qui produit en
permanence les sociétés dans leurs particularités géographiques.
On notera qu’en épousant cette orientation sociale essentielle, le propos
géographique s’inscrit pleinement dans le giron des sciences de l’humain et de la
société. On peut même affirmer qu’il participe à leur avancement, qu’il leur
fournit de nouveaux concepts, de nouvelles méthodes et de nouveaux champs de
compréhension.
Inversement, la familiarité des géographes avec les autres sciences humaines
et sociales (sociologie, anthropologie, psychologie, économie, histoire), avec
leurs théories (philosophie) et leurs méthodes, nourrit la démarche géographique.
Sous leur influence, celle-ci se dénaturalise et se socialise. Elle cesse de regarder
les réalités géographiques comme les résultats d’un déterminisme, ou même
d’un choix des sociétés dans une palette de possibilités offertes par les milieux.
Elle introduit dès lors une pleine responsabilité humaine des inégalités spatiales
comme des gestions environnementales, montrant que les unes et les autres
découlent, avant tout, des options économiques et politiques retenues par les
sociétés. Ces considérations invitent à replacer le propos géographique dans une
épistémologie*, soit une étude historique et critique de la discipline en tant que
science, qui fera l’objet des chapitres 1 (Le facteur social en géographie) et 2
(De l’espace vécu à l’hyperespace) de ce livre.
Les entrecroisements des rapports sociaux et spatiaux définissent donc une
grande variété de combinaisons géographiques orchestrées par la vie sociale, son
présent et son histoire. Le campus universitaire, la rue, le quartier urbain et
l’agglomération, le village ou la station balnéaire, le monde auquel nous
appartenons forment autant de combinaisons géographiques inscrites dans un
environnement (terme qui sera précisé plus loin). Ces combinaisons qui
façonnent l’espace social sont des productions matérielles et paysagères
imprégnées de significations idéelles. Il s’agit de dispositifs d’objets, naturels et
fabriqués, organisés et dotés de sens par les êtres et les groupes qui les créent, les
identifient et les délimitent dans l’étendue de l’espace géographique. En retour
(rétroaction) de ce processus collectif qui les engendre, ces combinaisons
s’inscrivent dans les imaginaires (images mentales), dans la sensibilité
(émotions, sensations), dans l’affect (inclinations, sentiments) et la raison
(jugement) des humains qui les produisent et les pratiquent, se les représentent.
Elles s’installent dans leur esprit (conscient et inconscient) qui les organise et les
mémorise comme autant de formes floues, de références, de schèmes dessinant,
pour chacun-e, une géographie intérieure. Les chapitres 4 et 5 de cet ouvrage
traiteront de ces combinaisons.
La géographie sociale s’efforce de proposer des méthodes de
conceptualisation, d’analyse et de compréhension de tels espaces/territoires dont
les lieux et les paysages fournissent les éléments forts de l’identification. Elle
tente de déceler leurs logiques constitutives, les forces ou instances
économiques, idéologiques et politiques qui agrègent leurs composantes
spatiales. Elle cherche à découvrir les seuils, les discontinuités ou les aires plus
ou moins distinctes qui en marquent les contours. Elle est attentive à tous les
bruissements et frémissements qui annoncent leur émergence, comme à tous les
symptômes de leur déclin et de leur obsolescence. Le chapitre 3 abordera ces
questions.
Saisir ainsi l’espace géographique en tant que production sociale, mais aussi
en tant que forme à la fois scénique et active, concrète et représentée,
constitutive des pratiques et des interactions sociales, des luttes et des enjeux
sociaux, substance même du quotidien, conduit à réfuter tout culturalisme…
Sans nier pour autant l’importance des cultures. Sous le vocable de géographie
sociale, cette géographie s’attache à ne jamais isoler de ses racines sociales la
manifestation spatiale d’un phénomène culturel. Derrière la variété des cultures,
mettre l’accent sur les structures sociospatiales qui les engendrent et qui portent
leur masque permet de relever, partout, la présence de valeurs humaines
universelles (universaux). À ce titre, la géographie sociale est bien un
humanisme.
CHAPITRE 1
LE FACTEUR SOCIAL EN
GÉOGRAPHIE
1. LES RAPPORTS HOMME-NATURE
2. ANALYSER L’ESPACE ET SON ORGANISATION

Les géographes, de tout temps, ont développé leur discours scientifique, ou


préscientifique pour les plus anciens, dès l’Antiquité, dans le cadre de deux
paradigmes*1 successifs. L’un « vertical », le plus ancien, focalise le propos
géographique sur le rapport des sociétés humaines aux milieux géographiques
(phénomènes d’interaction homme-nature). L’autre, « horizontal », plus
récent, a été marqué par le succès des études régionales et de l’analyse spatiale
(science des répartitions de toutes choses sur la terre et des interactions entre
les lieux). Oblitérée par le déterminisme physique dans le premier cas, puis
par un certain spatialisme dans le second, l’explication sociale resta longtemps
le parent pauvre d’une science géographique empreinte de naturalisme. Nous
allons voir, dans ce chapitre, de quelle façon, au-delà de ce constat, la
géographie est tout de même progressivement parvenue à acquérir un statut
affirmé de science sociale.

1. LES RAPPORTS HOMME-NATURE

Bien qu’historien, Lucien Febvre, auteur en 1922 d’un ouvrage intitulé La


Terre et l’évolution humaine, fut sans doute le premier théoricien francophone
de la géographie. Au début de ce livre, il affirme qu’il existe « deux ensembles,
vastes et confus, de questions mal délimitées » qui convoquent les efforts
conjugués des historiens et des géographes. L’un, qu’il confie plus volontiers à
la sagacité des premiers, a trait au « problème de la race » ; soit aux origines, à la
dynamique, à l’organisation historique et aux réalisations tant matérielles que
culturelles des groupes humains solidairement constitués par les liens du sang.
L’autre, plutôt du ressort des géographes selon Febvre, touche au « problème du
milieu », soit à « l’énorme question des rapports du sol et des sociétés
humaines ». Voici donc, brièvement exposé, le paradigme vertical. C’est celui
qui centre le propos géographique sur le rapport des hommes à leurs milieux, à
l’espace et à la nature.

La nature entre milieu et environnement (des notions évolutives)

Le milieu géographique désigne initialement l’espace occupant une position entre plusieurs autres.
Plus tardivement (Descartes, XVIIe siècle), il définit l’élément physique dans lequel un corps est
placé. Au XIXe siècle (Balzac), il devient l’ensemble des conditions extérieures (y compris morales)
dans lesquelles vit et se développe un individu.
D’abord physique (milieu naturel), puis socialisé, le milieu, dans son acception actuelle, inclut
l’ensemble des éléments (naturels et humains) qui composent l’espace géographique. Dans ces
conditions, le milieu traduit bien une figure d’interaction équilibrée entre la société et l’espace qui
pourrait parfaitement s’inscrire dans le propos de la géographie sociale. Cependant, jusqu’à la fin du
e
XIX siècle, la notion de milieu fut largement associée à l’idée d’une nature (climat, sols, eaux,
pentes, etc.) soumettant les sociétés. Sous l’influence de la pensée de Lamarck et de Darwin, Vidal
de la Blache et l’école française de géographie ont montré que les êtres humains, loin d’être
prisonniers de leurs milieux, sont capables d’initiatives et susceptibles de le transformer selon des
voies inédites, échappant à un pur déterminisme. Pour Vidal, l’homme invente des solutions
originales parmi une palette de possibilités offertes par son milieu (possibilisme). Cependant, déjà
trop réductrice par rapport aux capacités modernes de l’action humaine, cette conception a été
appauvrie par nombre d’émules de Vidal qui sont revenus à des postures quasi-déterministes.
En conséquence, au terme de milieu, nous préférerons ici celui (voisin) d’environnement. Ce
dernier s’attache plus clairement aux réalités, tant physiques et biophysique que sociales, perçues,
respirées, ingérées, représentées et transformées par l’être humain, pour le meilleur (éthique de
l’habitant dans son rapport à la terre, développement durable) et pour le pire (saccage des
ressources, développement insoutenable). Pierre George (L’environnement, 1971) le définissait
comme un « système de relations entre des dynamiques sociales, économiques, spatiales et un
champ de forces physico-chimique et biologique. »
Disons, en résumé, que si le milieu met plus l’accent sur les forces biophysiques qui s’exercent sur
les humains, l’environnement place plutôt ceux-ci au centre (acteurs) de la relation homme-nature.
La nature est étymologiquement l’origine, la substance de toute chose, mais aussi un ordre des
choses souvent trompeur (ce qui est naturel ou soi-disant naturel et échapperait donc au social). Si
aux XVIIe et XVIIIe siècles le mot nature s’attachait au monde physique excluant les humains et leurs
œuvres, la notion a évolué, dans le langage commun comme dans celui des aménageurs et des
urbanistes, pour rapprocher ces deux domaines (idées répandues de la campagne-nature, du parc
naturel ou de la nature dans la ville)… Toutes créations humaines. Dès lors, des auteurs comme
R. Raymond (La nature à la campagne, 2003) n’hésitent pas à envisager quatre types de nature :
une « nature fonctionnelle composée d’agro-écosystèmes », une « nature originelle qui s’incarne
dans des espaces marginaux perçus comme sauvages », une « nature esthétique incarnée par des
symboles qui illustrent un passé paysan idéalisé », « une nature-cadre-de-vie de populations
heureuses d’habiter la campagne » ou, plus exactement, des espaces périurbains.

1.1. LE DÉTERMINISME : UNE CONCEPTION ANCIENNE ET


PERSISTANTE

À propos de ces prédéterminations que l’espace terrestre imposerait à


l’Histoire, le ton semble donné dès l’Antiquité. Au tournant des Ve et IVe siècles
av. J.-C., dans son Traité des airs, des eaux et des lieux, Hippocrate distingue
les habitants des hauts pays et des terres basses de la Grèce en se fondant sur un
simple déterminisme du sol et du climat. Cette explication apparaît avec
constance dans les écrits de Platon, d’Aristote, de Galien, de Polybe et de
Ptolémée. On la retrouve chez tous les Latins, en particulier chez Lucrèce. Passé
le Moyen Âge, durant toute la période moderne, cette ardeur déterministe ne
faiblit pas. On sait qu’au siècle des Lumières, dans l’Esprit des lois,
Montesquieu établit un rapport toujours aussi étroit entre le régime politique et le
climat. L. Febvre perçoit dans ces conceptions une confusion idéologique entre
des considérations géographiques associées à la notion de milieu et de vieilles
croyances astrologiques soumettant les destinées humaines à des influences
cosmiques et climatiques.
Contrairement à Emmanuel Kant leur aîné, les deux grandes figures de la
géographie allemandes du XIXe siècle que furent Karl Ritter et Friedrich Ratzel
ne remirent pas fondamentalement en question ce dogme déterministe. Le
premier admettait pourtant « qu’en géographie humaine la nature n’est pas la
seule puissance causale et que l’homme lui-même est à la surface de la terre un
agent de transformation et de vie ». Le second estimait en revanche, sans détour,
que le sol, substrat terrestre des sociétés, « toujours le même et toujours situé au
même point de l’espace […], support rigide aux humeurs, aux aspirations
changeantes des hommes […], règle les destinées des peuples avec une aveugle
brutalité ». Cependant, quel que soit le crédit qu’il conférait aux faits de nature
pour expliquer le destin des sociétés, Ratzel retenait aussi les leçons de la pensée
évolutionniste de Darwin. En conséquence, il voyait dans le succès ou dans
l’échec des groupes humains à se tailler des territoires à leur mesure et à y
inscrire leur hégémonie, les manifestations d’un dynamisme, d’une force vitale
ou, a contrario, celles d’une sorte de faiblesse, d’une incapacité à imposer leurs
intérêts légitimes.
Pour Paul Vidal de la Blache, au début de sa carrière (1886), la conviction que
le climat exerce une influence sur le caractère des hommes n’avait pas encore
faibli. Ce n’est en fait qu’en 1911, dans le Tableau de la géographie de la
France, qu’il fera part de son doute quant à la valeur scientifique du
déterminisme physique. Il observe alors qu’il est « difficile d’apprécier ce que la
clarté du ciel, la sécheresse de l’air ont pu mettre dans le tempérament et dans
l’âme des habitants », constatant que « la science de ces relations n’est pas
faite ». Malgré cet aveu, après sa mort survenue en 1918, certains de ses élèves,
comme Lucien Gallois, développeront encore, au moins jusqu’aux années 1920,
des thèses déterministes déjà mises en doute par quelques auteurs à l’aube de la
modernité.

1.2. UNE LENTE SOCIALISATION DU RAPPORT HOMME-NATURE

Dès le XVIe siècle, en effet, l’économiste Jean Bodin avait remis en question la
posture déterministe qui faisait en son temps autorité. En bon chrétien, il
concevait mal un monde uniquement soumis aux caprices de ses milieux
physiques et distinguait deux ordres supérieurs à la nature : la volonté divine et
le libre arbitre des humains. Ce fut aussi l’un des premiers à relever un paradoxe
qui met à mal le déterminisme physique : les mêmes peuples passent
successivement par des périodes de grandeur et de décadence, alors qu’ils
évoluent dans des espaces physiques inchangés, ou simplement modifiées à la
marge. Comment expliquer ce phénomène sans recourir à la responsabilité des
hommes et de leurs mécaniques sociales, à celle de leurs choix économiques,
politiques et idéologiques ?
En fait, plus que Lamarck ou même que Darwin, c’est Buffon, savant
naturaliste du XVIIIe siècle, qui nuança sérieusement la posture déterministe.
Avec lui, l’homme devient acteur des transformations de l’espace terrestre :
n’écrit-il pas que « la face entière de la terre porte aujourd’hui l’empreinte de
l’homme qui, bien que subordonné à la nature, a fait souvent plus qu’elle » ?
Après Kant, Alexander Von Humboldt (Kosmos, 1843) s’inscrivit en faux, à son
tour, contre le déterminisme, au même titre que George Perkins, aux États-Unis,
dans ses textes de 1864 (Marsh, Man and Nature, or Physical Geography as
Modified by Human Action) et de 1874 (The Earth as Modified by Human
Action).
Mais l’on doit sans doute à Élisée Reclus d’avoir reconnu le premier, à la fin
du XIXe siècle, dans un cadre théorique clairement formulé, la capacité
progressive des sociétés à contrôler l’espace physique et à se dégager de son
emprise. D’esprit très indépendant, éloigné de l’institution universitaire
française, il avait su se nourrir des grands courants de la pensée progressiste de
son siècle : positivisme, darwinisme, marxisme, anarchisme. Il s’inspirait aussi
des travaux du sociologue Frédéric Le Play. Ce dernier ne fondait-il pas son
étude des maisons pyrénéennes (famille souche) sur l’articulation intime des
contextes géographiques et familiaux ?
Imprégnée d’histoire, la géographie sociale d’Élisée Reclus (L’homme et la
terre, publié de 1905 à 1908) reposait sur l’analyse des interactions intervenant
entre deux « milieux » : le « milieu statique » formé des « milieux naturels »,
sources de potentialités et de contraintes ; le « milieu dynamique »,
nécessairement changeant, constitué par l’entrelacs des rapports sociaux de tous
ordres. Pour Reclus, au gré de son développement, l’humanité se libère des
contraintes de la nature. Elle tend ainsi à renforcer sa maîtrise des milieux
naturels et, conjointement, à consolider ses cohésions sociales. Si le progrès
technique constitue l’un des moteurs de cette évolution, la lutte des classes
(influence du marxisme), les changements politiques, économiques et sociaux
qu’elle suscite, contribuent aussi à cette dynamique. La vision sociale de Reclus
ne disqualifiait nullement l’individu en tant qu’acteur central de ce mouvement
historique. Pour lui, c’est par la somme des initiatives et des efforts personnels
que la société avance et que son rapport à l’espace s’améliore, devient plus
performant et plus juste. Précisons que c’est dans La Réforme sociale, journal
créé en 1881 par Le Play, que l’expression de « géographie sociale » fut
employée pour la première fois par Paul de Rousiers, commentant La Nouvelle
Géographie universelle de Reclus, publiée entre 1875 et 1894.
À la suite de Reclus et de Vidal, d’autres géographes participèrent à ce
courant d’humanisation et de socialisation d’un propos géographique installé
dans le paradigme vertical des rapports homme-nature. Parmi ceux-ci, on peut
citer Camille Vallaux, Jean Brunhes, Raoul Blanchard, Jules Sion… Ces auteurs
afficheront tous le souci d’étudier les faits sociaux tout autant que les espaces
des hommes-habitants. Ils s’efforceront d’établir une réciprocité causale
équilibrée entre le social et le spatial (cas d’Albert Demangeon, 1872-1940),
voire d’imbriquer intimement, sinon de fusionner ces deux facettes d’une même
réalité terrestre. Ce point de vue, sans doute plus humaniste que sociologique
(dans tous ces textes, l’homme est plus évoqué que la société), était alors partagé
par nombre de géographes de tous les pays : Mackinder et Herbertson en
Angleterre, Cvijic en Yougoslavie, Marinelli en Italie, Woeikof en Russie, etc.
Élève de Vidal, Jules Sion fut celui qui poussa le plus loin la socialisation du
paradigme vertical. Présentant la Toscane dans un volume de La Géographie
universelle (1934), il observe que la beauté qui se dégage des paysages traduit
« un style local assez libre à l’égard de la nature ». D’après lui, ce « style »
révèle « l’âme d’un peuple ». L’indépendance causale de la société à l’égard de
la nature qu’elle façonne ressort de ce constat.

1.3. DES RAPPORTS HOMME-NATURE PLUS ÉQUILIBRÉS

Dans cette filiation, Pierre Deffontaines écrivait, dès 1933, que « l’homme,
son histoire, sa psychologie, sa sociologie sont des causes aussi efficientes que
les phénomènes naturels ». De son côté, Pierre Gourou donna, dans sa thèse sur
Les paysans du delta du Tonkin (1936), une interprétation humaine et sociale des
réalités géographiques. Pour lui, « l’homme est dans le delta le fait géographique
le plus important ». Il ajoute que « le géographe, pour étudier ce pays, doit
concentrer son attention sur les faits humains ». Ainsi, un nouveau courant de la
géographie (tropicale en l’occurrence) prenait forme. Maximilien Sorre le relaya
au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale en argumentant pour un recours
à l’explication sociale en géographie.
Certes, M. Sorre concevait d’abord la géographie comme une écologie
humaine, « science des interactions entre les êtres vivants et le milieu ».
Cependant, il n’hésitait pas à affirmer que la « géographie humaine est
impuissante à comprendre le paysage sans la connaissance de l’agent et de la vie
de celui-ci ». Or, cet « agent », Sorre en identifie la nature humaine et sociale.
Pour le saisir, il invite le géographe à se « tourner vers la sociologie »
(Rencontres de la géographie et de la sociologie, 1957) et trace les grandes
lignes d’une fructueuse coopération interdisciplinaire. La géographie est fondée
sur « une disposition à considérer les choses en fonction de la terre » observe-t-
il. Mais il ajoute aussitôt que « les groupes humains y jouent un grand rôle, un
rôle créateur ».

La géographie sociale de Max Sorre


Max Sorre s’appuie sur l’ouvrage de Pierre Monbeig, Pionniers et planteurs de São Paulo (1952),
pour expliciter sa géographie sociale. Il y relève que « toute variation de la présence des hommes
derrière le front pionnier pauliste (de la culture des caféiers) exprime la fragilité ou la consolidation
d’une structure sociale ». Ainsi, il oppose le paysage des franges pionnières des plateaux, produit
d’une société complexe et très hiérarchisée, à celui des vieilles régions pauliste et fluminense, reflet
de la confrontation sociale des fazenderos et de leurs colons. Après la grande crise du café et
l’arrivée d’une immigration européenne beaucoup plus diversifiée, de nouveaux types sociaux se
dessinent, notamment celui des sitiantes indépendants (petits ou moyens propriétaires). En raison de
la présence d’une société plus complexe, l’élément de fixation des hommes n’est plus la
communauté rurale ; c’est désormais la petite ville. Ainsi, le fait social explique une nouvelle
structure géographique.
M. Sorre ne remet pas en cause l’action du milieu sur l’homme et sur ses sociétés. Il estime même
que le milieu exerce une influence notable sur le fonctionnement de l’organisme humain. Mais le
milieu dont il parle n’a rien de commun avec un pur espace physique. Pour Sorre : « Chacun des
éléments du milieu doit être défini par rapport à une fonction physique ou mentale, par rapport aux
besoins d’un groupe, à sa capacité actuelle de les utiliser, c’est-à-dire à la fois à l’état de sa
technique et à ses représentations individuelles et collectives. »

À cette époque, deux visions de l’homme s’affrontent et, d’une certaine façon,
se complètent dans la géographie française. L’une, plus humaine et plus
phénoménologique que sociale, s’attache à « l’homme habitant » (Maurice
Le Lannou, Pâtres et paysans de Sardaigne, 1941 ; La Géographie humaine,
1949). Elle recherche l’empreinte qu’il laisse à la surface de la terre. L’autre,
défendue par Pierre George (1909-2006), envisage un être humain « actif », un
« producteur et consommateur », socialement et géographiquement organisé
dans ce but. Inspirée par le marxisme, cette thèse étend à toute la sphère
géographique les principes présidant à l’organisation sociale des modes de
production.

1.4. L’INVERSION DE L’ORDRE DES FACTEURS : LE SOCIAL


D’ABORD

Dans sa thèse Le travail en Sicile, étude de géographie sociale (1961), Renée


Rochefort proposa un « renversement de l’ordre des facteurs explicatifs de la
géographie : le groupe humain d’abord, l’espace ensuite ». Si R. Rochefort
s’intéresse au travail, c’est parce qu’il s’agit de « la plus importante forme de
l’activité humaine, la source des richesses, la force qui, sans fin, transforme et
aménage la surface de la terre ». Fait social par excellence, le travail constitue
également le facteur essentiel de la production de l’espace. Principalement
soumis à des conditionnements sociaux, le travail subit aussi les influences
déterminantes du temps et de l’espace. Il reflète une histoire et un milieu
(géographique) de vie. Étudiant les « pathologies du travail » en Sicile,
R. Rochefort en vient à décrire le gaspillage du temps et du travail. D’après
l’auteure, cette situation résulte d’une combinaison de facteurs géographiques et
sociaux : « à la léthargie forcée de l’hiver s’ajoutent l’usure administrative,
l’usure aussi d’une rhétorique pompeuse et le gaspillage de la parole » écrit-elle.
Une telle priorité du social dans l’explication géographique avait été déjà
proposée par J. Wreford Watson (1951) dans la sphère anglophone et par Abel
Chatelain (1947) en France. Ce dernier souhaitait en effet que la géographie
retienne, en matière d’explication, « l’importance des classes ou des catégories
sociales », celle « des caractères mêmes de la vie sociale ». Cependant, les
applications concrètes de ses idées étaient restées modestes. Elles furent reprises,
une trentaine d’années plus tard, dans plusieurs ouvrages traduisant l’émergence
d’un véritable courant scientifique. Citons, en 1984, Géographie sociale
(Armand Frémont, Robert Hérin, Jean Renard et Jacques Chevalier) et Hommes
du Sahel de Jean Gallais.
Appartenant à la même génération que ces derniers auteurs, Guy Burgel a
développé la conception d’une géographie sociale aux accents radicaux qui ne se
réduirait pas à « l’introduction de mécanismes sociaux » dans l’explication des
faits géographiques. Pour lui, il s’agit plutôt de procéder à « une véritable
révolution, impliquant un renversement des rapports explicatifs entre espace et
société ». Il estime que la géographie doit devenir « la science des organisations
spatiales des sociétés humaines », lesquelles « ne procèdent en première
détermination que de mécanismes sociaux ». G. Burgel donne lui-même
l’exemple en réalisant, dès 1970-1972, une interprétation de l’espace d’Athènes
à partir de l’étude de la classe ouvrière (La condition industrielle à Athènes.
Étude sociogéographique). Dans cette thèse, « les organisations spatiales, en tant
qu’objets scientifiques, sont une dimension de la société, une construction
produite par la société ». Celle-ci « incorpore des caractéristiques de l’espace
physique », mais elle « les transforme radicalement ». Selon G. Burgel,
« l’espace géographique n’est pas l’addition de la nature et de la société », c’est
une dimension historique des sociétés, « une construction fossilisée et
constamment remaniée de la succession des sociétés ».

André Vant : « À propos de l’impact du social sur le spatial »


Dans cette lignée, André Vant précisait que l’espace qui influe sur les sociétés est, lui-même, un
produit social.
– A. Vant se déclarait soucieux de « réduire le paradoxe (d’une analyse sociologique) qui tend
(parfois) à abstraire les individus de la diversité des situations concrètes dans lesquelles ils vivent ».
Dans ce but, il louait les études urbaines qui « s’attachent à considérer les êtres sociaux comme des
entités construites à partir des rôles qu’ils assument dans les temps et espaces de leur expérience ».
– « Certes – ajoutait-il –, il ne s’agit pas d’ériger l’espace en variable explicative des rapports
sociaux, mais simplement de considérer que le corps social ne préexiste pas à sa spatialisation, que
l’interaction sociale est médiatisée par l’environnement, voire de s’interroger […] sur la
productivité sociale de la spatialisation et sur la puissance sociale des dispositifs spatiaux. »
– A. Vant rappelait qu’il « est communément admis que l’organisation spatiale désigne à chacun
son champ d’insertion sociale », voire que « l’identification spatiale se substitue à l’identification
sociale ». Exemple : à Vénissieux, dans la banlieue de Lyon, « être des Minguettes » représente,
pour les jeunes à la recherche d’un emploi, un handicap quasi insurmontable.
– Dans d’autres cas, observait Vant, « l’espace modifie les comportements sociaux […] Dans les
villes de l’Orient arabe, les lieux imposent des présentations de soi diversifiées, particulièrement
sensibles au niveau de la tenue vestimentaire ».
– Il concluait en indiquant que « c’est l’ensemble des relations sociales, voire des structures
sociales, qui peut être affecté par l’organisation spatiale ».
Source : AURIAC F. et BRUNET R. (coord.), 1986, Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard.

1.5. L’EXPLICATION SOCIALE : CLASSE, CULTURE,


COMMUNICATION

Dans leur ouvrage consacré à la Géographie sociale (1984), A. Frémont,


J. Chevalier, R. Hérin et J. Renard la définissaient comme : « la science de
l’organisation spatiale des sociétés humaines ». Ils partaient du constat que « les
faits sociaux ont, de par leurs localisations et leurs manifestations, des
dimensions spatiales. » Inversement, ils observaient que « les faits
géographiques comportent des aspects sociaux qui concourent à leur
compréhension et à leur évolution ».
Le livre décline quatre facteurs de nature sociale ou sociospatiale explicatifs
des faits et des combinaisons géographiques. Ils parlent à ce propos « d’effet »,
au sens physique du terme (comme l’effet Joule, par exemple), soit un
phénomène dont la valeur causale n’est ni claire, ni très explicite. Il s’agit des
effets de classe sociale, de culture, de mobilité et de lieu. Dans ce dernier cas,
l’espace intervient moins par la matérialité des éléments qui le composent qu’en
tant que tissu dense de relations sociales spatialisées, comme cristallisées dans
l’étoffe des lieux. Du coup, les auteurs admettent qu’il « n’est pas exagéré
d’avancer que l’effet de lieu, lui-même, est plus un produit social qu’un produit
spatial ».
Notons qu’à partir des années 1970, de nombreux géographes anglophones
ont développé des argumentaires démonstratifs voisins. Citons R. J. Johnston,
R. Rose et P. Dunleavy pour la géographie électorale. On pourrait également
évoquer R. Peet, R. Morrill, R. Colenutt et R. Elgie (groupe de la revue
Antipode) pour la géographie de la pauvreté, ou encore D. M. Smith et
D. Harvey pour celle des inégalités sociales… Certaines études dites
postmodernes*, notamment dans les gender studies, ont suivi la même voie.
En insistant sur les représentations sociales* qui influencent notre perception*
et notre lecture des phénomènes géographiques, A. Frémont, mais aussi
A. Bailly et bien d’autres (M. Chadefaud, X. Piolle, R. Ferras, J.-P. Guérin,
H. Gumuchian, M. J. Bertrand, A. Metton, etc.) ont rappelé aux géographes
français une réalité de la connaissance que les anglophones avaient déjà
découverte (P. Gould et R. R. White, Mental Maps, 1974 ; K. Lynch, L’image de
la cité, 1976). Derrière les représentations*, « l’espace vécu » (notion sur
laquelle nous reviendrons) varie en fonction des individus et de leurs conditions
objectives d’existence. A. Frémont étudiant les espaces vécus des paysans de
Normandie remarque que celui du valet de ferme n’est ni celui du riche
laboureur, ni celui du grand propriétaire terrien. Dans le delta intérieur du fleuve
Niger, au Mali, Jean Gallais (Hommes du Sahel, 1984) a remarquablement
identifié les interactions de rapports sociaux et spatiaux qui donnent naissance à
trois types de combinaisons géographiques imbriquées, structurées par autant de
modes de représentations et de pratiques spécifiques. Les riziculteurs nono
occupent les cuvettes d’inondation qui s’égrainent le long du fleuve. C’est leur
territoire représenté, pratiqué et vécu. Les pêcheurs sorogo vivent le long du
Niger. Ils installent leurs villages sur ses digues naturelles. Les pasteurs peul
perçoivent et utilisent l’espace selon la trilogie du bourgou (pâturage inondable
de fin de crue), du hodordé (frange du bourgou occupée en saison sèche) et du
sérapé (vastes terrains de parcours de saison humide). Les rapports à l’espace,
propres à chacune de ces ethnies, résultent d’une interaction étroite entre
rapports sociaux (riziculteurs, pêcheurs, éleveurs) et représentations
(socioculturelles) du monde géographique bien concret dans lequel elles
évoluent.
Cette géographie privilégiant dans ses méthodes une entrée sociale a eu pas
mal d’écho dans les universités de l’ouest, du sud-ouest et du sud de la France,
ou encore dans celles de Paris (travaux de Jacques Brun, par exemple, sur la
ségrégation urbaine), de Lyon, de Grenoble, de Besançon… Elle a cependant
rencontré la concurrence d’une autre vision de la causalité sociale, proposée par
Paul Claval (Principes de géographie sociale, 1973). Ce dernier s’appuyait alors
sur l’étude de la perception* individuelle et de la communication pour
comprendre de quelle manière se construisent et opèrent les décisions humaines
modelant des espaces d’inégale transparence ; c’est-à-dire plus ou moins
propices à la circulation et aux échanges de tous ordres. P. Claval mettait ainsi
l’accent sur les facteurs psychologiques et culturels (engendrés par les systèmes
de valeurs collectives que réinterprètent les individus) intervenant dans les
processus d’organisation de l’espace géographique. À la différence des auteurs
du courant de la Géographie sociale (1984), il se méfiait d’une « mécanique des
classes » qui lui paraissait caricaturale et réductrice. D’après lui, « pour qui veut
saisir l’ensemble des déterminants des répartitions et des configurations
(géographiques), il faut faire l’effort de comprendre les hommes […] Il faut se
familiariser avec le sens (qu’ils) donnent aux lieux et aux choses. Il faut pénétrer
de l’intérieur les systèmes de valeurs. » Cette option le conduira par la suite à
substituer La géographie culturelle (1995) à cette géographie sociale.
Alors que Paul Claval distingue et oppose « géographie sociale » et
« géographie écologique », les partisans de celle-ci déclarent, à l’instar de
George Bertrand, que « la nature doit être saisie au cœur du social. » Dès la
préparation de sa thèse sur les Pics de l’Europe, en Espagne cantabrique, dans
les années 1960-1970, ce chercheur a en effet mesuré l’importance des
modifications apportées aux paysages et aux milieux réputés naturels (y compris
dans leur composition floristique) par les agriculteurs et par les pasteurs de ces
montagnes.
Il convient donc de retenir trois points :
– Les faits de société (au sens large, incluant les systèmes économiques et
politiques), les valeurs culturelles qui les imprègnent, produites dans le
mouvement de la vie sociale, les espaces ou dispositifs spatiaux créés, normés et
signifiés par le jeu des représentations et des pratiques sociales d’expression tant
individuelle que groupale ne font qu’un. Tout découpage de ce complexe n’est
qu’artifice, ou que commodité méthodologique pour qui veut analyser la
mécanique de production de l’espace géographique, ou identifier les
composantes spatiales essentielles des rapports sociaux.
– Le modèle vertical des rapports homme/société-nature, ou
homme/société-espace, dépend étroitement des rapports sociaux qui le
produisent. L’espace social (qui est aussi, quasiment, l’espace géographique,
mais compris de façon plus restrictive, en regard du jeu des rapports sociaux)
exerce à son tour une influence capitale sur les interactions entre individus.
Cependant, cet espace social/socialisé n’a rien (ou peu) à voir avec une nature
qui serait indépendante de l’homme. L’espace social, qui agit sur les destinées
des humains et de leurs sociétés, est lui-même un produit social.
– La nature, au sens classique et ancien (voir plus haut l’évolution actuelle de
l’idée de nature) d’un ensemble de phénomènes distanciés de l’impact direct de
la société (climats zonaux, géologie et composition chimique des roches,
différences altitudinales et topographie, cours des fleuves, répartition des mers et
des continents, etc.) n’est pas rien. Ainsi, à propos de l’onchocercose et de la
plupart des autres endémies tropicales, Gérard Salem (La santé dans la ville,
1998) constate que « l’approche géographique montre que les traits physiques de
l’espace tropical constituent une condition nécessaire […] pour le
développement de ces maladies ». Cependant, il ajoute aussitôt que ce n’est pas
une « condition suffisante » et de préciser : les « disparités spatiales (des
maladies) sont à rechercher dans les modes de gestion de l’espace et de sa
construction territoriale ». Bref, dans l’espace social, dans l’interaction des
rapports sociaux et spatiaux.

2. ANALYSER L’ESPACE ET SON ORGANISATION

Des esprits curieux se sont, de tout temps, intéressés aux localisations, aux
répartitions des éléments physiques et biotiques (climats, reliefs, étendues
fluviales et maritimes, formations végétales, espèces animales…), des êtres
humains et de leurs œuvres, des toponymes aussi, à la surface de la terre. Ils ont
fait, dans ce but, usage du discours et du récit. Cependant, plus commode et plus
explicite s’avéra la représentation zénithale, projection graphique sur un plan
horizontal ou pariétal de ces phénomènes ; d’abord sur la pierre (pétroglyphes
gravés de la protohistoire), puis sur d’autres supports : le parchemin, le papier…
Il s’agissait, dans un souci très pratique, de forger des outils propices au
déplacement des hommes, à l’exploration et à l’exploitation des espaces, à leur
conquête. La représentation traduisait et exprimait une appropriation, ou était
simplement destinée à favoriser la diffusion des connaissances afférentes à
l’espace.
Peut-être convenait-il aussi, par un geste cartographique, d’identifier les
groupes humains en se référant aux lieux de leur existence. Cette démarche
obéissait à des visées tant politiques (contrôler un espace vital pour s’approprier
ses ressources) que sacrées (se concilier les forces et les esprits des lieux).
Plus tard, notamment à partir du XVIIe siècle, avec la constitution des États
territoriaux modernes, la cartographie s’enrichit de la représentation des
découpages politiques de l’espace, internationalement reconnus. Une telle
figuration horizontale et cartographiée de réalités à la fois matérielles et idéelles,
commandée par les pouvoirs monarchiques, fit beaucoup pour la construction
politique et sociale des identités nationales.
L’ancienneté de certains de ces documents étant attestée (Christian Jacob,
L’empire des cartes, 1992), le paradigme* horizontal de la représentation* de
l’espace qui a présidé à leur création s’inscrit donc, lui aussi, dans la très longue
durée. Nous retiendrons néanmoins son caractère surtout contemporain, dans la
mesure où le propos de la géographie scientifique qui s’en est emparé, si l’on
exclut les premières mappemondes, les cartes, portulans et outils de navigation
de la Renaissance, n’est guère antérieur à la modernité des Lumières.
La notion de région occupa longtemps une place centrale dans le contexte du
paradigme horizontal et de ses expressions cartographiques. Ce fut en tout cas
celle qui connut le plus d’écho, en géographie, jusqu’à susciter, à partir des
années 1960, un courant pluridisciplinaire autonome, orienté vers
l’aménagement du territoire : la science régionale. Le thème de la région eut
alors une grande portée politique, administrative et économique. Elle servit de
modèle* opératoire pour nombre de politiques publiques ou d’organisations
privées, notamment dans le domaine de l’économie et des entreprises. Depuis
quelques décennies, d’autres concepts (grand espace, lieu, territoire,
agglomération, aire urbaine ou métropolitaine, etc.) complètent, quand ils ne se
substituent pas à lui, celui de région. Les paragraphes qui suivent montreront que
l’on assiste, au cours du temps, à une humanisation et à une socialisation
progressives de ces diverses déclinaisons, initialement naturalistes, du paradigme
horizontal. Ce dernier oriente le discours géographique en direction de la
description et de l’analyse de l’étendue terrestre organisée et configurée par les
sociétés humaines.

2.1. DES APPROCHES ENCORE TEINTÉES DE NATURALISME


Bien qu’apparu en français au XIIe siècle, devenu plus commun à partir du
XVIIe, le mot région dénomma majoritairement, jusqu’au XIXe siècle, une étendue
d’espace caractérisée par son unité physique. Sans rejeter cette composante
naturelle, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’école française de
géographie enrichit l’idée régionale de contenus historiques, humains,
économiques, culturels et sociaux. Il n’empêche que pour Vidal, « un certain
rapport unit la nature des terrains, les formes du relief, la physionomie de la
végétation et, dans une certaine mesure, les œuvres des hommes. » Il retient
« l’idée d’un enchaînement naturel des faits géographiques » (s’entend dans
l’ordre qui précède) reliant entre eux ces éléments pour donner naissance aux
régions et aux pays.

Les pays (ou régions naturelles) de Lucien Gallois revisités


par Paul Vidal de la Blache

Commentant le livre de Lucien Gallois (Régions naturelles et noms de pays, 1908), Vidal (Le
journal des savants, 1909) observe que les vieux noms de pays de la région parisienne (Beauce,
Brie, Hurepoix, etc.) traduisent « une rencontre entre la géologie et la conception populaire » qui les
a attribués et qui sait les reconnaître. Tout cela parce que de telles unités géographiques, à base
physique, engendrent des « genres de vie spécifiques » se développant dans le cadre de paysages
particuliers. Ainsi, chez Vidal et nombre de ses successeurs (André Meynier, par exemple, dans sa
thèse régionale de 1931, intitulée Ségalas, Lévezou, Châtaigneraie), ce fondement physique des
régions demeure en filigrane des facteurs humains de tous ordres qui influent sur leurs paysages ou
leurs genres de vie. Concernant la Brie, « le témoignage populaire – écrit Vidal – ramène le pays au
large plateau situé entre la Seine et la Marne. La Brie est la région des grandes fermes disséminées,
entremêlées çà et là de bouquets d’arbres, des champs de blé ou de betteraves. » Pour Vidal, cette
identification populaire ne tient pas compte des diverses circonscriptions politiques et
ecclésiastiques qui ont élargi ce pays repéré avant tout par son relief, son paysage, son genre de vie
agricole spécifique. S’il reste sensible à cette dimension naturelle des pays et des régions, Vidal ne
tombe pourtant jamais dans la caricature. À propos de La France de l’Est (1917), il reconnaît que si
le relief prédispose à sa fragmentation, l’esprit de la Révolution française, fille du siècle des
Lumières, la crise rurale, l’industrialisation, l’urbanisation et la position géographique en ont réalisé
la fusion. Dans ce cas, les faits humains, politiques, économiques et sociaux ont eu raison du
déterminisme naturel.

Dès le milieu du XXe siècle, nombre de géographes firent part de leur défiance
vis-à-vis de la notion de région naturelle. Certains la jugeaient insaisissable, dans
la mesure où il s’avère impossible de cerner une nature, d’une part homogène sur
de grandes distances et surfaces, d’autre part exempte des traces historiques de
l’action humaine. De plus, le dogme ancien, déjà partiellement battu en brèche
par certains vidaliens, de l’existence d’une relation privilégiée entre nature et
architecture régionale, éveillait un scepticisme croissant chez les jeunes
géographes. Dans ces conditions, Étienne Juillard observait en 1968 que le
principe générateur d’une unité régionale ne saurait être le milieu naturel et son
paysage. Pour lui, « la coordination des activités, le centre organisateur, le pôle
unificateur de l’ensemble », c’est « un réseau de centres hiérarchisés, reliés par
des courants de migrations humaines, d’échanges de marchandises, de capitaux,
de pensées ». Ainsi, la dimension sociale, au sens très général du terme
(politique, administratif et économique), progressait dans l’analyse du processus
régional.

2.2. REPÉRAGES D’ESPACES POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, nombre de géographes ont pu observer


que pour s’exercer pleinement, tout pouvoir central (État) a besoin de relais
géographiques aux échelons moyens et inférieurs de l’espace. Les villes et leurs
réseaux jouent pour l’essentiel ce rôle, mais le pouvoir doit aussi couvrir de ses
appareils et de son maillage tout l’espace pour le contrôler (Paul Claval, Espace
et pouvoir, 1979 ; Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, 1980).
C’est à ce prix que son empreinte institutionnelle a des chances de pénétrer dans
l’épaisseur du tissu social.
Un fait majeur complique cette question de l’organisation de la région
politique et administrative. Sa dimension verticale de relais de la souveraineté
nationale (processus de régionalisation) entre en concurrence avec une
dimension horizontale émanant de la base géographique. C’est celle des combats
pour leur autonomie, ou tout au moins pour la décentralisation et la
régionalisation, que mènent des acteurs et des groupes sociaux qui revendiquent
une identité constituée de particularismes historiques et culturels (régionalisme
et, dans certains cas – Corse, Pays basque, Bretagne pour la France –,
nationalisme).
Concernant ce plan horizontal de la construction régionale ou territoriale,
nombreux sont ceux qui récusent un statu quo fondé sur l’histoire, ou sur des
marqueurs culturels prétendus immuables pour arrêter la liste définitive des
régions. Cette position reviendrait en effet à nier toute possibilité de
modification des limites et contenus régionaux, alors même que les spatialités, la
composition sociale et les rapports sociaux y connaissent des remaniements
incessants du fait, en particulier, des mobilités. Pour ces raisons, le sociologue
Bernard Poche (L’espace fragmenté, 1996) estime « qu’on ne peut parler de
façon absolue des identités régionales et qu’il faut s’en remettre à la manière
dont elles sont produites, décrites et utilisées par les acteurs sociaux » pour saisir
les intentions qu’elles cachent.
Dans le cas des mouvements occitan et breton (étudiés par le sociologue Alain
Touraine [1981]), la revendication régionaliste épouse le modèle de la lutte des
classes. Ces mouvements accusaient (certains accusent encore) l’État d’avoir
détruit l’identité des régions en ruinant leur économie (développement inégal au
profit de Paris et de sa région) et en déplaçant leurs habitants vers le centre de
gravité parisien (exode rural et modèle centre/périphérie). Dès lors, les militants
de ces mouvements prônent une autonomie culturelle et économique, bâtie sur la
base d’une reconnaissance politique et d’une identité restaurée. Dans une
deuxième catégorie de régions, celles qui jouissent déjà d’un statut politique
reconnu et dont l’idéologie identitaire est mieux installée (Catalogne,
Pays basque en Espagne, Corse en France), celle-ci est posée comme un a priori
immuable. Les mouvements autonomistes ou indépendantistes qui s’y sont
développés se réfèrent dans leur action au modèle des luttes de libération
nationale. En conséquence, la construction régionaliste y revêt tous les traits
d’une « machine idéologique » (B. Poche).
La notion de région économique est née au lendemain de la Deuxième Guerre
mondiale, suite à la prise de conscience des disparités de revenus existant d’un
pays à l’autre, mais aussi entre les différentes régions d’un même territoire
national. Plus que des sujets politiques, les régions s’affirment alors comme les
ayants droit d’un partage équitable des activités, des ressources et des revenus
nationaux. C’est dans le souci de trouver des méthodes permettant d’appliquer
ces principes de justice sociospatiale que se forgèrent, en tant que démarche
interdisciplinaire impliquant largement des géographes, la science régionale et
l’aménagement du territoire (A. Bailly, B. Guesnier, J.H.P. Paelinck, A. Sallez,
Comprendre et maîtriser l’espace, 1988). Fondée par Walter Isard dès 1961,
(Méthodes d’analyse régionale, 1972), la science régionale associe des
économistes et des géographes, des politologues et des sociologues. Elle fait
appel aux méthodes de L’analyse spatiale (D. Pumain, Th. Saint-Julien, Les
interactions et Les localisations, 2010, 2e édition) que la new geography
quantitative (P. Haggett, L’analyse spatiale en géographie humaine, 1968, 1973)
a diffusées à partir des années 1960.
D’abord attentives à la circulation des flux économiques, la science régionale
et l’analyse spatiale ont progressivement étendu le registre des variables qu’elles
prennent en compte aux données démographiques, sociales et culturelles. Si elles
ont été taxées de spatialistes, c’est parce qu’elles attribuent à l’espace une
capacité d’auto-organisation parfois déconnectée des subtilités du
fonctionnement social et des subjectivités humaines. Ce reproche, sans doute
exagéré, mérite d’être nuancé (voir encadré page 32). Cependant, sa portée est
suffisante pour que la géographie sociale prenne ses distances avec ces
méthodes, sauf à les mobiliser en vue d’un premier défrichement, rigoureux et
efficace, de ses terrains d’étude.

Martine Berger : l’analyse spatiale, une méthode au service de la géographie


sociale

Martine Berger, dans Les périurbains de Paris (2004), défend la position d’une « géographie
sociale fondée sur la mesure ». Elle écrit : « traiter d’une région de plus de 10 millions d’habitants
(la région parisienne) supposait de recourir aux données statistiques pour situer l’importance
relative des différents groupes sociaux ou des différents types de trajectoires de mobilité […] Mon
objectif a été de m’appuyer sur les apports de la méthode pluri-variée […] comme préalable aux
enquêtes de terrain, pour asseoir leur représentativité et comme moyen de les valider […] Je
n’adhère pas au faux débat qui consisterait à opposer une géographie sociale et une géographie
quantitative. »
Forte de cette méthode, elle parvient aux résultats suivants : « au cours du dernier quart du
e
XX siècle, le filtrage migratoire a largement contribué à modeler le paysage social de la région
parisienne. La mobilité a participé à l’accentuation de la spécialisation sociale des espaces de
résidence. Des processus d’agrégation – voire de ségrégation – de plus en plus puissants se sont
exercés, à différentes échelles, dans l’ensemble de la métropole parisienne. Dans un contexte de
forte croissance de leurs effectifs et de hausse des valeurs foncières, les cadres ont renforcé et
étendu leurs territoires. Par contre, les catégories plus modestes sont à la fois plus captives et plus
souvent contraintes à l’éloignement. Ceci témoigne de l’inégale capacité des groupes sociaux à
maîtriser l’évolution de leurs espaces de résidence et à en assurer, d’une génération à l’autre, la
reproduction. »
Restent à prendre en compte l’espace vécu de ces hommes et de ces femmes, les représentations
(bien-être, mal-être) qu’ils se font de leurs propres situations, les identités qui les rattachent ou non
à ces espaces résidentiels, les problèmes sociaux, économiques et culturels qui résultent de ces
nouvelles agrégations ségrégatives, leurs conséquences politiques et idéologiques… Bref tout ce qui
fait la territorialité de ces Franciliens. L’analyse quantitative n’a fait que défricher, et ce n’est pas
négligeable, un terrain d’étude.

Également très utile pour la compréhension sociale des objets participant du


paradigme horizontal de la géographie, la modélisation des systèmes
économiques spatialisés apporte un outil fécond en vue de la définition et de la
singularisation d’espaces sociaux complexes (F. Auriac, Système économique et
espace, 1983 ; A. Moine, Le territoire : comment observer un système complexe,
2007).
Quoi qu’il en soit, modes d’intervention sur l’espace autant que disciplines
scientifiques, la science régionale et l’aménagement du territoire ont mis en
évidence l’émergence de régions fonctionnelles. Il s’agit, on va le voir,
d’espaces vastes et ouverts, aptes à produire ou à capter, à faire circuler avec
efficacité des flux intenses de main-d’œuvre, de capitaux, de biens matériels,
d’informations et de techniques.

2.3. L’ESPACE FONCTIONNEL : UNE DYNAMIQUE SOCIO-


ÉCONOMIQUE

En 1968, Étienne Juillard (L’Europe rhénane) avait déjà décrit un tel modèle
de grand espace de type fonctionnel, excédant la taille ordinaire d’une région :
l’Europe rhénane qui traverse quatre territoires nationaux entre Bâle et
Rotterdam. É. Juillard insistait sur les fondements historiques et sociaux de cet
axe majeur de l’économie européenne. Il rappelait que les bourgeoisies des
grandes cités marchandes préindustrielles, puis les magnats de l’industrie ont
préparé l’avènement de cet espace précocement inscrit dans un système de
relations internationales. Ce qui fait sa réussite, pensait-il, ce sont les densités
humaines, de capitaux et d’infrastructures, le niveau de formation des hommes et
des femmes, leur esprit d’innovation. Ce sont aussi les interrelations qui lient ses
établissements et ses entreprises, la cohésion sociale d’ensemble sauvegardée
par-delà les mouvements migratoires et l’ouverture internationale… Bref, pour
l’essentiel, la réussite rhénane s’expliquerait par des facteurs économiques et
sociaux liés à la fluidité et à la mobilité, à l’ancrage de ses forces comme à leur
renouvellement ; soit autant d’atouts qui préparaient cet espace à la
mondialisation.
Armand Frémont (La région espace vécu, 1976, 1999) note qu’un tel espace
fonctionnel « n’est pas la région des hommes ». Où est-elle d’ailleurs, quand on
sait leur étonnante mobilité ? Pour A. Frémont, « c’est probablement la grande
ville et sa périphérie rurale, ou bien la conurbation métropolitaine qui
correspondent le mieux à la notion de région. » On glisse ainsi de l’espace
fonctionnel, plus étendu, à la région polarisée par une grosse agglomération
urbaine ou par une armature hiérarchisée de centres.
Pour approfondir ces aspects, le lecteur est renvoyé aux modèles de
Christaller, de Lösch, aux travaux sur les lieux centraux (B. Berry, La
géographie des marchés et du commerce de détail, 1971), aux grandes thèses sur
les réseaux urbains régionaux, rédigées, en France, dans les années 1960, par
R. Dugrand, M. Rochefort ou Y. Babonaux. Concernant l’Europe rhénane,
A. Frémont cite les régions fortement polarisées de Zurich, de Bâle, de
Strasbourg, de Mannheim, de Francfort ; les régions métropolitaines de la
Rhénanie-Ruhr et de la Randstad Holland. Ce sont, dit-il, de « grandes villes qui
polarisent les relations par l’intermédiaire de leur puissant secteur tertiaire, qui
enveloppent une société de masse dans les frontières relatives de l’habitude », en
dépit des mobilités de tous ordres. « Par nature – ajoute Frémont – l’espace
fonctionnel est très ouvert. Mais être de Cologne (ambiance et tradition
culturelle) a bien un sens. Alors que la ville dévore la région, la région s’identifie
à la ville. » Ainsi se profilait une approche sociale et vécue de ces espaces
devenus les objets centraux de la spéculation géographique (triomphe du
paradigme horizontal).
L’œuvre originale de Pierre George, comme nous allons le constater, avait
quelque peu anticipé cette évolution sociale des approches régionales, tout en
restant plus timide sur le thème des représentations. Elle influença néanmoins
des auteurs qui, à l’image d’Armand Frémont et de son école, s’efforcèrent
d’enrichir la compréhension des textures sociales de l’espace géographique en
faisant appel, pour leur part, aux vécus des femmes et des hommes qui
l’habitent.

2.4. L’ESPACE DES SOCIÉTÉS SELON PIERRE GEORGE

Pierre George (1909-2006) s’est attaché, tout au long de sa longue carrière, à


l’analyse de la dimension spatiale des phénomènes économiques et sociaux.
Ainsi, pour lui, en dehors de leurs caractères strictement sociaux et culturels, les
minorités ethniques et politiques (pour prendre cet exemple) se caractérisent par
la diversité des liens qu’elles tissent avec l’espace qu’elles occupent
(Géopolitique des minorités, 1984). Ces liens peuvent engendrer un véritable
« territoire » identitaire quand les groupes en cause occupent l’aire de « leur
implantation originelle ». En revanche, lorsqu’elles ont connu des déplacements
géographiques, forcés ou volontaires, les minorités se retrouvent fréquemment
dans des ghettos : « isolats d’étrangers » et « rassemblements de populations
privées de l’accès à la totalité des formes et des avantages de la vie urbaine ».
Quittant le ghetto du fait de son ascension sociale éventuelle, sans pour autant
forcément s’assimiler, l’individu « conserve dans le tissu urbain des lieux
symboliques » une sorte « d’espace de communication » sociale. Ainsi,
« territoire » (surtout régional), ghetto et « espace de communication » avec son
« réseau de relations, d’affinités et de signes » forment la dimension spatiale
spécifique du fait social minoritaire.

L’école de sociologie de Chicago : l’une des inspirations théoriques de Pierre


George

On retrouve dans cette interprétation quelques-uns des accents de l’école de sociologie urbaine de
Chicago, fondée, dans les années 1920-1940, autour de Robert Park (Y. Grafmeyer et I. Joseph,
L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, 1979). Elle s’inspirait des théories du
philosophe allemand Georg Simmel qui envisageait la culture des grandes métropoles comme le
produit des tensions sociales entre migrants et citadins plus enracinés. Il s’agissait d’une approche
qui fut qualifiée d’écologique (comme plus tard le courant nord-américain de l’écologie factorielle
– Shevky et Bell, 1955 ; Herbert, 1972 ; Racine, 1973) parce qu’elle considérait l’espace urbain
comme un milieu de ressources et d’interactions vitales pour les groupes qui l’occupent. Les
chercheurs de cette école étaient attentifs à l’observation empirique de l’agencement des
communautés, y compris de leurs formes de ségrégation (ghettos), dans le tissu urbain. Inscrits dans
les auréoles (modèle d’E. W. Burgess) ou dans les secteurs de croissance des métropoles (modèle
de H. Hoyt), formant parfois une mosaïque de noyaux multiples (modèle de R. D. Mackenzie, de
C. D. Harris et de E. L. Ulman), ces groupes humains plus ou moins homogènes témoignent d’une
forte compétition pour l’espace. Celle-ci est scandée par des conflits (problèmes de cohabitation de
communautés différentes). Elle génère une intense mobilité, tant humaine que sociale. Les groupes
et les classes les mieux dotés produisent de nouveaux espaces qu’ils valorisent, alors que les plus
démunis se glissent dans les interstices dévalorisés de la ville où se forment, par exemple, les gangs
de délinquants.

Dans la Géographie des inégalités (1981), Pierre George souligne que cette
dimension géographique du social constitue un révélateur essentiel des injustices
faites aux hommes sur la terre. Pour lui, « concrètement, les clivages les plus
perceptibles des inégalités économiques et sociales se projettent sur l’utilisation
de l’espace. »
Pierre George part du principe que « toute collectivité humaine se projette sur
une portion de l’espace géographique » qui « sert de support à ses activités »
(P. George, Sociologie et géographie, 1966). C’est la notion « d’assiette
spatiale » de chaque société. Il conçoit l’espace comme une « donnée relative »
qui se définit par rapport à une société globale et aux groupes qui la composent.
Au point même que le déchiffrement de cet espace à différentes échelles varie en
fonction de la perception* qu’en ont les hommes, imprégnés de leur propre
culture, de leur propre vécu.
Cet espace géographique n’est donc pas, pour P. George, un simple écran. Il
fonctionne comme une matrice, un « moule » des sociétés forgé par l’histoire et
les conditions physiques (facteurs « physiographiques ») du milieu, capable de
rétroagir sur le social, de l’influencer. Ce moule est « moins plastique » que son
contenu, d’où les « discordances », de nature historique (importance à ses yeux
du « temps géographique », à la fois « géologique, historique et contingent »),
existant entre l’un et l’autre. Pour P. George, « les hommes naissent inégaux en
fait », mais « inégaux suivant le lieu et la société où ils naissent ». Le lieu revêt
donc un sens fondamental pour qui veut comprendre les sociétés humaines.
Selon son point de vue, l’espace géographique reflète les différenciations
sociales, lesquelles permettent de définir des catégories géographiques.
P. George distingue des « sociétés rurales » et des « sociétés industrielles à
économie différenciée et spécialisée ». Il estime que les premières ont en
commun d’être tributaires des conditions naturelles et de tirer l’essentiel de leur
cohérence de groupements consanguins ou familiaux. Dans Sociologie et
géographie, il opère un autre distinguo. Il différencie sociétés d’économie
capitaliste ou libérale et sociétés socialistes. Il affirme que « chacun des grands
groupes a son espace propre ». Pour P. George, ce sont les caractères sociaux des
peuples qui dictent le découpage des grandes (macro) catégories géographiques
(petite échelle).
Cependant, à partir des années 1970, après avoir combattu le déterminisme,
nombre de géographes ont remis en question l’étude strictement objective des
espaces géographiques. À leurs yeux, il convenait de considérer les hommes et
les femmes, individus biologiques, sociaux et psychologiques, comme les
créateurs majeurs des formes géographiques et de leur sens. Cette nouvelle
géographie sociale adopte une orientation (paradigme) holiste et globale. Elle
prend l’espace, la société et les individus en bloc. Si elle accorde une place de
choix à l’expérience humaine et sociale, elle mobilise aussi l’ensemble des
registres d’analyse de l’espace géographique : celui de sa structuration sociale,
celui de ses représentations et de ses vécus, parfois celui de sa lecture
environnementale.
1 Les termes suivis d’un astérisque sont définis dans le Glossaire en fin d’ouvrage.
CHAPITRE 2
DE L’ESPACE VÉCU
À L’HYPERESPACE
1. LA RÉGION ET L’ESPACE VÉCU
2. AUTRES REGARDS SUR L’ANALYSE SPATIALE
3. AVÈNEMENT DES SPATIALITÉS, DE L’HYPERESPACE, DE
L’ESPACE MOBILE…

Les nouvelles idées exposées plus haut (fin du chapitre 1) ont invité les
géographes à articuler, dans une même perspective d’analyse sociale de
l’espace, ses vécus singuliers, largement subjectifs, et les formes structurelles
plus objectives (ou collectivement identifiées) qui le façonnent.
Depuis les années 2000, diverses approches enrichissent cette vision holiste et
globale de la géographie sociale. Celle de Michel Lussault, qui après avoir posé
de solides jalons pour saisir les nouvelles donnes de « la construction sociale de
l’espace humain » (L’homme spatial, 2007) s’intéresse désormais à
« l’habitation humaine de la terre » (L’avènement du monde, 2013), figure parmi
les plus originales. Ces textes conduisent, tout comme ceux de Jacques Lévy
(L’espace légitime, 1994 ; Le tournant géographique, 1999 ; L’invention du
monde, 2008), à définir ce nouveau paradigme* de la géographie comme celui
des mobilités, de la mondialisation et de la globalisation, celui d’un capitalisme
spéculateur et globalisé, de l’urbanisation généralisée et de l’hyperspatialité
(voir, plus loin, la définition de ce terme). Le sociologue Alain Touraine estime
que ce nouvel horizon est celui de l’éthique, des droits universels de l’être
humain. Jean-Paul Ferrier y ajoute le règne de La beauté géographique (2013),
c’est-à-dire de la dimension esthétique des lieux et des paysages. Le
développement durable, un nouveau gouvernement du monde pour Michel
Lussault, devrait asseoir la promotion de ces valeurs.
Du coup, la géographie s’ouvre à de nouveaux objets* de recherche. Elle
s’enrichit en s’extrayant de ses domaines (jadis) réservés. Elle devient une
discipline susceptible d’éclairer d’un jour nouveau n’importe quel thème
répertorié dans le champ des sciences humaines et sociales. En traitant du vaste
registre des spatialités du social et des territorialités de nombre d’individus, de
faits, de lieux, de phénomènes et d’événements sociaux, les géographes
deviennent les interlocuteurs compétents de toutes les autres sciences de
l’humain et du social… Et pas seulement en raison de leur indéniable savoir-
faire cartographique.

1. LA RÉGION ET L’ESPACE VÉCU

Initiée par le sociologue marxiste Henri Lefebvre (La production de l’espace,


1974), l’idée d’espace vécu a fait son chemin en géographie sociale. En effet,
pour H. Lefebvre, l’espace n’est pas le « réceptacle passif » des phénomènes
sociaux. D’après lui, il convient « de se tourner vers la production de l’espace et
vers les rapports sociaux inhérents à cette production, qui introduisent en elle des
contradictions spécifiques, reprenant la contradiction entre la propriété privée
des moyens de production et le caractère social des forces productives ». Si l’on
néglige ce soin, « on tombe dans le piège de l’espace en soi – tendance de la
new geography quantitative ? – et comme tel du fétichisme de l’espace ».
H. Lefebvre distingue, façonnées par le même processus de production sociale,
trois formes entrelacées et conjointement opératoires de l’espace.
Le quotidien des individus ordinaires, leurs pratiques spatiales fournissent le
matériau, tant concret que mental, de l’espace perçu*. Dans le monde
néocapitaliste, note Lefebvre, « la pratique spatiale associe étroitement, dans
l’espace perçu, la réalité quotidienne (l’emploi du temps) et la réalité urbaine (les
parcours et réseaux reliant les lieux de travail, de la vie privée, des loisirs) ».
C’est le champ d’accomplissement des rapports sociaux de production
(économiques) et de reproduction (socioculturels). En géographie sociale, on
parlera d’espace de vie, celui des cheminements ordinaires et répétitifs de
chacun-e, pour qualifier un tel espace.
L’espace conçu est, selon H. Lefebvre, celui des représentations* de l’espace
propres aux savants, planificateurs, urbanistes, technocrates, élus… C’est
l’espace architectural et urbanistique, l’espace dominant dans une société
caractérisée par son mode de production. Il s’agit d’un espace imposé aux
usagers. Un tel espace programmé est un espace aliéné, puisque, estime Marion
Segaud (Anthropologie de l’espace, 2007) : « La programmatique inscrit sur le
terrain l’impossibilité pour l’usager de fabriquer et de maîtriser son propre
espace ; l’espace apparaît comme propriété de l’autre (du technocrate) et non pas
comme le lieu possible du développement de l’individu. Espace de l’aliénation
encore car il n’est pas seulement privation spatiale, espace saturé par les autres,
mais espace d’un en-soi social qui n’existe pas pour soi. Il est aussi inscription
de pratiques aliénantes, de la consommation ostentatoire, de la pseudo-
culture… »
En revanche, l’espace vécu* est formé par les « espaces de représentation,
présentant des symboliques complexes, liées au côté clandestin et souterrain de
la vie sociale, mais aussi à l’art ». Pour Lefebvre, « c’est l’espace dominé, donc
subi, que tente de modifier et d’approprier l’imagination ». Les espaces de
représentation* renvoient donc aux individus socialisés et à leurs imaginaires.
Dès lors, l’espace vécu de la géographie sociale se construit à partir de
l’individu, considéré dans sa globalité psychosociale et imaginative, tenant
compte des effets de groupe, d’ethnie, de lieu, de genre, d’âge ou de classe qui
l’affectent. Il intègre aussi sa représentation existentielle, celle d’être au monde
et de se vivre par son expérience du monde, sa géographicité au sens d’Éric
Dardel (L’homme et la terre, 1952) et de la phénoménologie.
Comment cet espace vécu s’articule-t-il avec les formes plus objectives de
l’espace ? Pour y voir clair, il faut revenir à la formation de celles-ci.
A. Frémont, comme bien d’autres géographes (E. de Martonne, A. Cholley,
E. Juillard, P. George, R. Brunet, etc.), assimile les formes d’organisation
spatiale, qu’il appelle des combinaisons régionales, à des structures dynamiques
qui évoluent et se transforment. Elles résultent, pour lui, d’interrelations
intervenant entre leurs composantes : éléments du milieu physique, activités
économiques, composition démographique de la population, groupes sociaux,
organisation politique, dimensions culturelles, etc. Bien que ces combinaisons
résistent au changement, des forces s’enchaînent pour le produire. S’il n’est pas
aisé de déterminer les plus opérantes, Armand Frémont reconnaît (position
empreinte de marxisme ?) que « les rapports des hommes entre eux et des
hommes à l’espace sont fondés sur des rapports de production qui se combinent
en modes de production ». L’une des sources majeures de la modification des
combinaisons spatiales pourrait bien résider dans le bouleversement de ces
modes de production.
Sur cette base structuraliste*, A. Frémont n’oublie pas qu’en « dernier ressort,
l’espace régional est aussi une image ». Ainsi s’esquisse le lien entre le subjectif
et l’objectif. En effet, remarque-t-il, « entre les hommes et l’espace où ils vivent,
une des relations parmi les plus fondamentales est celle de la perception, du
comportement psychologique par rapport à un espace vécu ».
Notons que, centré sur chaque personne, l’espace vécu, voisin de l’espace de
représentation de Lefebvre, n’échappe pas au conditionnement social. Il varie
selon les âges, les sexes, les situations sociales et les caractères, la culture des
individus, leur imaginaire. Image personnelle des lieux où ils évoluent, l’espace
vécu des êtres humains (voir le « référentiel habitant » de J.-P. Ferrier, Antée 1,
1984) traduit leur degré d’acculturation ou d’aliénation par rapport aux contextes
géographiques de leur existence et de leurs pratiques. Il s’agit d’une pièce
nouvelle, sorte de dimension verticale et plus subjective, à verser au dossier de
l’identification et de la connaissance des formes (objectives ?) de l’espace
géographique. L’introduction d’un tel vécu et de ses représentations dans
l’analyse sociale de l’espace dessine, comme définis plus haut, les contours d’un
nouveau paradigme* holiste ou global de la géographie.

Espace vécu et « humanistic geography » : d’évidentes parentés

Cette géographie sociale, à la fois structurale et vécue, s’imprime dans les pratiques, dans l’affect et
dans l’imaginaire de chaque individu. Dans sa dimension d’espace vécu, elle s’inspire du courant
anglophone de la humanistic geography (Y. Tuan, Space and Place, 1977 ; A. Buttimer, « Le
temps, l’espace et le monde vécu », L’Espace géographique, 1979 ; A. Bailly et R. Scariati,
L’humanisme en géographie, 1990). Ce courant, très hostile à la new geography quantitative (une
géographie sans l’homme dénoncée par David Ley), s’efforce de dépasser le dualisme
cognition/forme spatiale pour fusionner sujet et objet dans une même expérience humaine.

Malgré les efforts déployés par Frémont, on voit encore assez mal comment
s’articulent, dans les trois modèles régionaux qu’il décrit (région fluide, région
enracinée, région fonctionnelle), les éléments structuraux qui les charpentent et
les espaces vécus qui s’en dégagent. C’est à des propositions susceptibles de
raccorder structures et vécus que nous allons maintenant œuvrer, dans le cadre
de ce nouveau paradigme holiste et global de la géographie.
2. AUTRES REGARDS SUR L’ANALYSE SPATIALE

Parmi les nouvelles méthodes d’analyse spatiale qui ont fait leur apparition à
partir des années 1970-1980, la chorématique proposée et conceptualisée par
Roger Brunet est l’une des plus célèbres. On retrouverait, avec les chorèmes, cet
effort de conceptualisation et de représentation des objets régionaux complexes,
inscrits dans le paradigme horizontal de la géographie. On regrettera que cette
louable synthèse des facteurs géographiques, tant physiques qu’humains,
dessinant des entités spatiales raisonnées, affiche un déficit (irréductible du fait
de la figuration forcément graphique de tels modèles) d’expression des rapports
sociaux comme des représentations et des phénomènes culturels qui les
accompagnent.
D’autres méthodes, plus haut citées, font appel aux ressorts de l’analyse
systémique*. Elles témoignent d’une conception structuraliste* que l’on retrouve
aussi chez Roger Brunet. Cependant, à la différence des chorèmes, les systèmes
spatialisés fournissent des figures plus fluides et plus mouvantes de l’espace
social. Préfigurant les recherches contemporaines sur les systèmes spatialisés,
André Cholley (La Géographie, 1950) avait avancé le terme de « combinaison
géographique » pour définir une entité spatiale en tant qu’association cohérente
de plusieurs facteurs autonomes. Il donnait comme exemples : le village lorrain,
la Prairie canadienne ou la région sous toutes ses qualifications…
Parmi ces courants qui font une large place à la notion de structure et de
structuration, la version que propose Guy Di Méo (L’homme la société l’espace,
1991 ; Géographie sociale et territoire, 1998 ; L’espace social, avec Pascal
Buléon, 2005) inscrit l’espace dans une dynamique sociale créatrice. Il tient
compte aussi des pratiques et des représentations des agents et acteurs sociaux,
vivant les lieux ou discourant sur eux. Issue de cette réflexion, la formation
sociospatiale (FSS) modélise des espaces d’échelles et de formes variées. Elle
décrit des agrégations de lieux inscrites dans des temporalités et des spatialités
(matrices) très diverses : héritages de la longue durée ou créations quasi
contemporaines ; organisées en mailles ou en réseaux. En fait, ce qui compte le
plus pour entamer une analyse spatiale avec l’outil FSS, c’est l’expression d’un
nom localisé, une dénomination particulière définissant une centralité plus que
des bornes.
Les métastructures spatiales individuelles (MSI) sont, pour leur part, des
ensembles de schèmes mentaux propres à chaque individu. Par le jeu de
construction des pratiques et des représentations qui les charpentent, les MSI
unissent les individus aux espaces sociaux auxquels ils s’incorporent. Ces
espaces sociaux, dans la méthode proposée, sont identifiés à l’aide de l’outil
méthodologique de la FSS.

2.1. ÉTAPE 1 : LA FSS, UN MODÈLE ARTICULANT QUATRE


INSTANCES

Le modèle de la FSS repose sur l’articulation sociale de quatre instances


(géographique, économique, politique, idéologique), même s’il s’agit d’un tout.
En effet, la notion d’instance ne se confond nullement avec celle d’un niveau de
réalité. Ce n’est qu’une représentation virtuelle de l’une des facettes de la totalité
sociospatiale. Dans la fiction de leur séparation méthodologique, les instances
entretiennent entre elles de puissantes relations d’interdépendance qui tendent à
les fusionner. Ces quatre instances se soudent en deux couples : autre
déclinaison de la même fiction heuristique. Chacun d’eux campe une
infrastructure (géoéconomique) et une superstructure (politique et idéologique)
couvrant une aire donnée, aux limites approximatives, souvent incertaines.

2.1.1. RADIOSCOPIE DES INSTANCES

L’intensité des relations qui s’enchaînent entre les différentes instances traduit
le degré plus ou moins affirmé de consistance territoriale (homogénéité et
cohérence) de l’espace considéré à la lumière de l’outil de la formation
sociospatiale. C’est le résultat de l’appariement plus ou moins harmonieux de ses
constituantes géographique, économique, idéologique et politique. Si
l’articulation des quatre instances définit le caractère de totalité sociospatiale que
revêt la FSS, il faut aussi tenir compte, pour la singulariser, des entrées et des
sorties qui affectent le système qu’elle forme. Qu’il s’agisse des migrations de
tous ordres ou d’autres mobilités : capitaux, informations, idées, innovations,
marchandises, énergie, déchets, etc. On sait que ces mobilités ont de nos jours
une importance capitale et fluidifient toutes les formes objectivement structurées
d’entités spatiales. Du coup, l’outil FSS ne peut être que modeste. Les frontières
d’un système spatial sont extrêmement poreuses ; sa matérialisation et sa
lisibilité en souffrent. Il enregistre d’innombrables effets d’échelles qui
déforment l’espace de validité de ses instances constitutives : du local quasi
ponctuel jusqu’à la mondialisation.
Dans ce modèle, les deux instances d’infrastructure très liées forment la
matérialité du tissu géographique. L’une, économique, regroupe l’ensemble des
rapports spatiaux concrets générés par la production et la reproduction sociales.
L’autre, géographique, cristallise la substance (sociale) de l’espace, soit la nature
revisitée, transformée par l’œuvre des sociétés. Cette matérialité incorpore dans
ses fibres les héritages des modes de production passés (traces superficielles et
marques profondes) comme les concrétisations toutes fraîches de ceux du
présent. Comme l’expliquent Philippe et Geneviève Pinchemel dans La face de
la terre (1992), ce niveau d’instance géographique articule l’humanisation
(anthropisation) des milieux naturels et la spatialisation des activités humaines.
Cela donne autant de facettes physico-humaines (géographiques) différentes que
de formes articulaires (innombrables) existant entre sociétés et nature. L’unité de
ces deux instances, géographique et économique, tient au fait qu’elles traduisent
ensemble, dans les paysages, c’est-à-dire dans ce qui est visible et sensible, les
résultats tangibles d’une action humaine permanente et concrète de
transformation de la nature.
A contrario, l’idée de superstructure participe d’une abstraction, d’un monde
idéel néanmoins transcrit, de manière très visuelle, dans la matérialité des
espaces. Disons que la superstructure regroupe de manière tout à fait fictive et
virtuelle les idées, les valeurs, les images et les mythes, les formes de pouvoir
qui régissent la société dans ses espaces. Elle convoque la mémoire, les
représentations sociales, d’essence culturelle, qui animent les êtres humains dans
leur rencontre inévitable et créatrice avec les lieux.
Dans ces conditions, il n’est pas aisé de se représenter les instances
idéologique et politique. Elles ne nichent pas dans une improbable conscience
collective. Il faut les imaginer dans l’esprit (conscience et inconscient) de
chacun-e, sous la forme de conventions sociales, de valeurs culturelles, de
croyances, de rationalités, de normes, d’habitus* et de sens pratique… Soit
autant de dispositions à penser, à agir, à se comporter, qu’inculquent à chacun-e,
en permanence, en fonction de sa position (place) sociospatiale, les appareils
bien concrets de l’idéologie et du pouvoir. Parmi ceux-ci, citons les écoles, les
lieux de soins, les médias, les églises, les entreprises, les administrations, les
organisations politiques et les associations, la police et la justice, l’armée, etc.
Ce statut de la superstructure exige que la géographie sociale revienne à
l’individu, à l’humain, dépositaire, en tant qu’atome du social, de l’idéologie
(appelons-la, si l’on veut, la culture) et de ses fonctions opératoires. Les
instances idéologique et politique s’impriment dans l’espace social. Pour les
cerner, il convient donc de procéder à une triple analyse des formes de l’espace,
de ses pratiques et de ses représentations.

2.1.2. MODES DE FONCTIONNEMENT DE LA FSS

Dans la FSS, les deux instances de superstructure entretiennent des liens


étroits avec les instances concrètes de l’infrastructure. Elles en sont le pilote ou,
du moins, l’un des pilotes. En effet, d’autres idéologies et pouvoirs, provenant
d’autres échelles de l’espace social, perturbent le jeu local ou régional. Ainsi,
l’État favorisera une région déprimée ou politiquement affiliée. Les logiques
financières internationales, en tant qu’idéologie et que pouvoir, tout autant qu’à
leur titre de réalités économiques, mettront à mal les conceptions locales de
l’entreprise, de la production, de l’épargne, de la solidarité. Exemple pris dans le
domaine culturel : les influences ibériques (fêtes populaires, tauromachie et jeux
taurins, pratiques musicales, alimentation et modes de vie, langage) imprègnent
l’ambiance des petites villes et des villages du Midi de la France, des Landes à la
Camargue.
De plus, la superstructure subit aussi, en retour, les influences permanentes de
l’infrastructure. Ces dernières s’exercent selon un régime de réciprocité
dialectique* des causes et de leurs effets. Or, ces effets infrastructurels
interviennent à des échelles d’autant plus variables et improbables que les
individus circulent sans cesse et pratiquent parfois des « styles d’habiter
polytopiques fondés sur un grand nombre de lieux de travail, de recréation, de
résidence » (M. Stock, « Faire avec de l’espace », in O. Lazzarotti et B. Frelat-
Kahn (dir.), Habiter, vers un nouveau concept ?, 2012).
Il nous faut donc trouver des indicateurs précis du fonctionnement autonome
et interactif des quatre instances, quitte à le mettre en rapport avec d’éventuelles
influences exogènes. En matière économique, dans les catégories
d’infrastructure, il s’agira d’identifier d’éventuels systèmes d’organisation ou
d’action, épousant peu ou prou l’aire géographique repérée. De tels systèmes se
comportent comme des attracteurs, soit un ensemble de forces centripètes
produites par la préférence d’échanges formels et informels entre individus,
institutions, entreprises… Ce nœud de forces convergentes confère une
consistance territoriale à l’espace considéré. Les districts marshalliens ou dérivés
de ce modèle, les systèmes productifs localisés, certaines métropoles et aires
technopolitaines, de plus vastes régions industrielles ou agricoles, plus largement
des bassins d’activités ou simplement de consommation et de vie (économies
résidentielle et présentielle), desservis par des systèmes de transport et de
communication, dessinent de telles instances économiques spatialisées. Ces
concentrations d’activités et d’échanges façonnent la géographie des lieux et
campent ainsi, en transformant la nature, les grandes lignes d’une infrastructure
sociospatiale. Il n’empêche que ces espaces économiques, localisés et cohérents,
ne correspondent pas toujours exactement aux aires administratives ou
culturelles (souvent malaisées à cerner) qu’ils recoupent. De plus, ils dépendent
de fournisseurs et de marchés, de donneurs d’ordres et de conditions
économiques ou politiques générales qui se situent ou s’élaborent à d’autres
échelles de l’espace-monde.
Ce qui vaut pour les organisations économiques se vérifie aussi pour les
associations les plus diverses, les groupements à caractère politique, sportif ou
culturel. Pas plus que pour les territoires de l’économie, ces agrégats sociaux,
politiques ou idéologiques ne se mesurent à l’aune d’une seule échelle de
l’espace. Les mobilités aidant, la vie de réseau prenant souvent le pas sur les
tyrannies de la proximité topographique, systèmes de pouvoir et idéologies
s’infiltrent partout, bien loin de leurs foyers d’origine.
Restent les représentations, les images, les symboliques propres aux lieux.
Elles forment une nouvelle famille d’indicateurs du fonctionnement d’une
instance idéologique. La prise en compte des écrits et du langage, de la parole
des habitants, des monuments et des mémoires, des manifestations, des
cérémonies et des fêtes, des récits et des œuvres d’art, des signes et des
emblèmes, des symboles que recèlent les paysages comme l’espace
géographique (etc.), tous ces éléments fournissent les jalons d’une instance
idéologique étroitement associée à l’instance géographique.
Pour un espace donné, il y a de fortes chances que chacune des instances
observées épouse une spatialité différente. Cependant, dans certains cas, la FSS
agrège ces spatialités, de manière spécifique, comme animée par une logique
sociospatiale qui lui est propre. Cette logique, d’intensité et d’efficacité variable,
peut être portée par l’une ou l’autre des instances. Elle peut parfois résulter de la
conjugaison active de plusieurs d’entre elles.

2.1.3. EXEMPLES D’IDENTIFICATION DES LOGIQUES


SOCIOSPATIALES

L’exemple des départements aquitains, observés avec l’outil de la FSS,


conduit à l’identification de plusieurs types de logiques et de dynamiques
territoriales à l’œuvre. Des diagnostics de validité de l’institution
départementale, aujourd’hui remise en cause, peuvent en être déduits.
– Pour l’espace de faible densité humaine des Landes, dans un contexte
d’économie modeste, de plus en plus résidentielle et touristique, c’est l’instance
politique (pouvoir départemental très solide aux mains du Parti Socialiste et de
son leader local) qui mène le jeu fédérateur. Elle y parvient malgré les forts
contrastes géographiques existant entre le Nord forestier et le Sud agricole ou
agroindustriel, l’Ouest maritime et touristique et l’Est agroviticole. Ce moteur
politique consolide une idéologie locale très identitaire, construite autour des
valeurs solidaires de la famille et du groupe amical, du bien vivre et de la fête,
du rugby, de la musique populaire des bandas, des sports taurins et du basket.
– Dans les Pyrénées-Atlantiques, la cristallisation d’un territoire homogène et
cohérent ne se fait pas. Elle échoue en raison du divorce idéologique et politique
suscité par l’antagonisme des identités (langue et culture, structures
démographiques et sociales) basque (à l’ouest) et béarnaise (à l’est), pourtant
constamment renouvelées au cours du dernier demi-siècle. Les disparités
économiques aggravent cette scission culturelle. L’ancienne cohérence
géographique des rapports entre la montagne et son piémont, perturbée par la
position océanique, mais aussi par l’ouverture internationale croissante du Pays
basque littoral (Espagne), s’est effritée. L’enclavement géographique du Béarn,
longtemps coupé de Bordeaux faute de moyens de transport efficaces, sa crise
économique concomitante à l’épuisement du gaz de Lacq ont aggravé le
décalage avec le Pays basque. Du coup, le département a perdu sa consistance
territoriale déjà fragile. Cas unique : nombre de services départementaux,
territoriaux et nationaux, ont dû être doublés, à Pau (Béarn) et à Bayonne (Pays
basque).
– A contrario, en Gironde, c’est l’association de la géographie (ouverture
maritime et axe de passage historique, situation portuaire de l’estuaire,
urbanisation diffuse et métropolisation) et d’une vieille idéologie libérale
(bourgeoisie cultivée, terrienne et libre-échangiste) qui fait l’unité autour de
Bordeaux, du vignoble et de ses annexes littorales (Bassin d’Arcachon, littoral
du Médoc). Le système politique n’accompagne pas vraiment cette fusion
annoncée du département et d’une métropole régionale qui cherche toujours sa
gouvernance. Ce n’est souvent que par leur rôle national (niveau supérieur de
l’instance politique) que les grands élus parviennent à soutenir le développement
économique (aéronautique et espace, armement, électronique et numérique, etc.).
– Dans le cas de la Dordogne et du Lot-et-Garonne, l’idéologie ruraliste
teintée de culture ouvrière résiste, plus ou moins relayée par le pouvoir politique.
Dans un contexte commun d’économie déprimée et de fréquente pauvreté, les
deux départements réagissent de manière différente.
En Dordogne, l’idéologie (images et récits) nourrie des mythes du « pays de
l’homme » (préhistoire), de la personnalité historique d’une vieille province
homogène et identitaire, mais aussi des représentations du bien vivre, entretient
un fonctionnement territorial relativement efficace. Le pouvoir politique actif,
imprégné de radicalisme et de laïcité anticléricale, vient au secours du dispositif.
L’économie touristique, la présence étrangère qu’elle suscite et les images
valorisantes qu’elle produit agissent dans le même sens.
Pour le Lot-et-Garonne, rien de tel. Devant la fragmentation de l’instance
politique, l’effritement de l’économie et une géographie incertaine qui distingue
mal le département de ses voisins, le ressort idéologique n’est pas suffisant.
D’étroits pays structurés et vécus autour de leurs petites villes prennent le pas
sur une lecture du département (ultime recours, tout de même) en tant qu’espace
politique et social de référence.
Structurée en champ de forces, plus ou moins homogénéisé autour d’un nom
géographique, la FSS établit des correspondances, étroites ou ténues, entre ses
composantes politique, économique, idéologique et géographique. Parler d’une
instance temporelle ou historique dans le cadre de la FSS n’aurait pas plus de
sens que d’isoler une stricte instance sociale ou démographique. Le temps
comme la société sont consubstantiels de toutes les instances, de tous les
espaces, de tous les territoires analysés ou non avec cet outil. Il convient donc de
les considérer comme des éclairages latéraux essentiels. Ainsi, partout les
apports de populations nouvelles (permanentes ou estivales pour le tourisme)
transforment la donne locale. L’esprit (idéologie) landais et basque, ses fêtes et
sa sociabilité intense, se nourrissent du retour estival des « expatriés » de
Bordeaux, de Paris ou d’ailleurs, comme du flux touristique croissant. Les
installations d’Anglais, de Hollandais et autres étrangers, mais aussi de retraités
nationaux réaniment les campagnes comme les petites villes du Périgord et du
Lot-et-Garonne. À Bordeaux, l’arrivée de jeunes, souvent parisiens, rompus aux
TIC et à la nouvelle économie numérique, s’ajoute à l’ouverture internationale
accrue de la métropole et de son vignoble pour transformer en profondeur les
instances de la FSS ; ceci à l’échelle girondine. Dans les Pyrénées-Atlantiques,
la démographie plus paresseuse du Béarn aggrave la fracture avec un Pays
basque atlantique plus dynamique… Partout le temps accomplit son œuvre,
modifiant de façon incessante les cellules (FSS) du kaléidoscope territorial.
Aujourd’hui, la cellule départementale craque : métropolisation dans un cas
(Gironde) ; dédoublement territorial et urbanisation transfrontalière dans l’autre
(Pyrénées-Atlantiques) ; fragmentation autour des villes petites et moyennes en
Dordogne et Lot-et-Garonne, associée à l’aspiration croissante par les
métropoles régionales (Bordeaux et Toulouse)… Seul le renforcement du tissu
départemental semble à l’œuvre dans les Landes, malgré les influences
centrifuges de Bordeaux et de l’aire urbaine basque, sous l’effet structurant des
instances politique et idéologique landaises.
Les instances constitutives de la FSS pèsent d’un poids inégal sur les destinées
du complexe territorial. On ne retiendra donc pas l’idée d’un principe
quelconque de surdétermination, assumé par l’une ou l’autre des instances. Ce
n’est qu’en fonction des cas d’espèce et des circonstances que telle ou telle
instance prend éventuellement en charge la maîtrise centrale, la direction en
quelque sorte d’un système spatial. Les rapports entre les instances contribuent
aussi à modeler les genres de vie et les mœurs, les sensibilités, les modes
d’appropriation de l’espace et des biens, les manières d’habiter, les définitions
d’espaces patrimoniaux et de lieux de mémoire, les formes paysagères et
territoriales, etc.
Comment les individus et les groupes sociaux se retrouvent-ils et s’insèrent-ils
dans cette pluralité de structures spatiales ? L’approche des pratiques, espaces de
vie et espaces vécus, reformulée autour de la notion de métastructure
sociospatiale individuelle (MSI) permet de l’apprécier.

2.2. ÉTAPE 2 : LES MSI OU L’ESPACE VÉCU ET SES STRUCTURES

Pour comprendre la notion d’espace vécu, comme celle de métastructure


spatiale individuelle (MSI), il convient de partir des pratiques de l’espace dont
l’addition forme, pour chaque être humain, son espace de vie. Ces pratiques sont
à la fois sociales et individuelles, parce qu’elles épousent les déplacements
concrets et singuliers d’êtres humains occupant des positions et poursuivant des
objectifs personnels qui sont aussi de nature sociale.
On entend par pratiques individuelles et sociales tous les cheminements,
toutes les mobilités, toutes les fréquentations concrètes de lieux, tous les actes
spatialisés (rapports spatiaux) accomplis au gré des pérégrinations diverses de
chacun-e. Ces pratiques créent de la communication et de la médiation
interindividuelle. Elles tissent un entrelacs de rapports sociaux (faibles ou forts)
et spatiaux (superficiels ou profonds) qui produit, dans les faits, un espace social
de base au sein duquel chacun-e évolue. Les pratiques contribuent aussi à
éveiller et à développer, chez les sujets sociaux qui les accomplissent, un
processus d’identification. C’est en effet dans le cadre de ces déplacements que
se construisent des identités et des territorialités personnelles. Ce processus est
évolutif, car c’est au gré des pratiques, liées à des conditions objectives
d’existence, susceptibles à tout moment de changer, que se modifient identités et
territorialités personnelles. Pour un même sujet, les pratiques se répètent, d’un
quotidien à l’autre. Elles provoquent, elles matérialisent l’interaction* sociale et
spatiale. Elles reformulent, reconstruisent en permanence les héritages
(habitudes). Elles créent aussi de la nouveauté.
Si l’on assimile chaque pratique de l’espace à une forme de structure sociale
individuellement vécue, au-delà de chacune de ces structures, la MSI traduit
l’unité personnelle de l’espace vécu. Il faut en effet parler ici d’espace vécu, plus
que d’espace de vie, dans la mesure où ces structures objectives sont vite
débordées par les représentations et l’imaginaire, les rêveries du promeneur,
solitaire ou non, libre ou contraint, qui se déplace.
Il y a véritablement coproduction des individus et des lieux par le truchement
des pratiques. C’est en ce sens que se noue une tension fondatrice entre les
espaces objectivés que dévoile la FSS et les expériences vécues d’innombrables
agents et acteurs de la vie sociale. Cette tension donne naissance à une cognition
mentale (acquisition structurelle de connaissances, de schèmes de perception, de
pensée, d’action), soit à un passage des réalités concrètes et sensibles de l’espace
(repérées par les sens) aux représentations que s’en font les individus : habitants,
promeneurs, etc. En retour, les représentations participent, au travers de l’action
et des pratiques, à la re-production de l’espace social. L’exemple du Pays-de-
Serres, approché avec l’outil de la FSS et développé au chapitre 4, permettra de
mesurer le poids des MSI en matière de construction (ou de non-construction
dans ce cas) d’un territoire.
L’articulation des paradigmes verticaux (rapports sujet social/espace, incluant
représentations et pratiques) et horizontaux (formes objectivées de l’espace
social) engendre bien un nouveau paradigme* holiste de la géographie qui les
combine. Ce paradigme porte la possibilité d’une approche nouvelle et globale
de l’espace géographique des sociétés. Il éveille la curiosité et ouvre les yeux du
géographe sur de nouveaux objets* de recherche.

3. AVÈNEMENT DES SPATIALITÉS, DE L’HYPERESPACE, DE


L’ESPACE MOBILE…

Depuis quelques années, Michel Lussault propose de regarder les sociétés à


partir de leurs spatialités, soit l’ensemble des usages que font les opérateurs
sociaux (de l’individu ordinaire aux organisations de tous ordres) de l’espace ;
ou, plutôt, la manière dont ils agissent « avec » l’espace. Ces spatialités
concernent aussi bien les rapports entre individus (interactions* horizontales)
que ceux qu’ils entretiennent avec l’espace et ses objets (liens verticaux).
L’ensemble des spatialités serait, selon M. Lussault, « la force instituante
première du monde », le creuset de son auto-organisation. Pour lui et nombre
d’auteurs contemporains, le « monde » est une nouvelle dimension de l’étendue
terrestre, découverte, visuellement, à l’occasion des expéditions spatiales de la
NASA. Elle se caractérise par une mobilité matérielle et immatérielle sans
précédent des humains, des informations et des biens (véritable « mobilisation
générale », créatrice d’une « culture de mobilité »), ainsi que par le phénomène
de « l’hyperspatialité ». « Par hyperspatialité – écrit Lussault –, je désigne le rôle
inédit et crucial de la connectivité, de la systématisation de la possibilité de
connexion (instantanéité communicationnelle) : comme on passe d’un site
Internet à un autre, puis à un autre encore, ad libitum par des hyperliens, on peut
lier tout espace à un autre par le truchement d’instruments d’hyperliaison
communicationnelle – un smartphone, un ordinateur personnel, un GPS, un
terminal quelconque, etc. Voici un nouveau mode organisateur de la
spatialisation des sociétés qui s’immisce peu à peu dans le moindre
compartiment de la vie des individus et des groupes » (M. Lussault, L’avènement
du monde, 2013). Variante plus abstraite encore (celle de toutes les mémoires de
tous les ordinateurs) de ce nouvel espace virtuel, le cyberespace, totalement
lisse, insaisissable, efface toutes les formes de territoires et de frontières : est-ce
l’espace de demain, indéfiniment connectable à partir de gigantesques
conurbations qui couvriraient la terre ?
Selon M. Lussault, ce nouveau monde, né de l’urbanisation contemporaine et
trouvant ses ressorts dans l’urbanité, ne fournit que l’une des trois réalités
géographiques de la vie humaine. Les deux autres concernent « la planète », en
tant que système biophysique, et « la terre », comprise comme « la demeure
spécifique de l’humain », avec ses milieux de vie sociale. La géographie que
développe cet auteur vise à l’articulation de ces trois strates. D’après lui, le
projet politique le plus urgent devrait consister à trouver un accord entre
l’humain (l’individu très local : « le relatif absolu »), le monde en question
(« universel relatif » fort de ses valeurs) et le « local sans mur », « le commun
localisé » des innombrables « républiques de la co-habitation ». C’est à ce prix
que l’on parviendra à établir « une nouvelle gouvernementalité du Monde »,
capable de promouvoir un « catastrophisme de rupture » (ou « éclairé »),
autorisant l’humanité à affronter, avec des armes réalistes et efficaces (cette
fois ?), sa vulnérabilité terrestre.
Pour d’autres auteurs, comme Denis Retaillé (Malaise dans la géographie :
l’espace est mobile, 2009), la « mutation paradigmatique » à laquelle nous
assistons « place le mouvement au fondement de l’espace des représentations ».
Ce qui, à ses yeux, implique « la proposition méthodologique d’un espace
mobile ». Ce dernier se concrétiserait dans l’émergence de lieux circonstanciels
et éphémères qui ne résulteraient pas systématiquement de rapports spatiaux
(verticaux) permanents, mais « du croisement de trajets et de flux »
(horizontaux) plus ou moins fugaces. Dans ce cas de figure, « le mouvement est
premier et aboutit au lieu », ce qui prend « le contre-pied de l’analyse
géographique (classique) qui part du lieu toujours déjà là pour arriver au
mouvement comme rachat des différences de potentiel ».
Le paradigme holiste ou global n’inclut-il pas, justement, l’appariement du
poids toujours considérable des ancrages territoriaux, celui d’une certaine
permanence de nombre de lieux, avec cette idée d’un espace mobile témoignant
d’un nouvel ordre du monde ?

4. DE NOUVEAUX OBJETS* POUR LA GÉOGRAPHIE

Bien que développés selon des temporalités qui leur sont propres, les trois
paradigmes que nous venons d’évoquer n’en coexistent pas moins de nos jours.
Le paradigme homme-nature ou homme-espace, le plus ancien, connaît même un
renouveau certain avec le développement de la prise de conscience de
l’importance cruciale des représentations individuelles et sociales de l’espace en
géographie. Les représentations* sont en effet des composantes essentielles de
l’espace vécu. Mais s’agit-il encore du paradigme vertical, fondateur des
premières géographies s’attachant aux rapports de l’homme et du sol ? Non ! La
prise en compte des combinaisons personnalisées de pratiques et de
représentations, l’articulation de ces vécus aux territoires, en tant que structures,
relèvent de ce que nous avons appelé, plus haut, le paradigme holiste ou global
de la géographie. Toutes les formes de territorialités (voir la définition de ce
terme au chapitre 4) se rangent dans son sillage.
Le paradigme horizontal des organisations spatiales reste, quant à lui, le
domaine privilégié des objets géographiques se percevant dans
l’étendue terrestre ; celui des réseaux* spatialisés et des maillages* de l’espace.
Cependant, associés à l’émergence récente (moins d’un demi-siècle) du
paradigme holiste, de nouveaux objets* géographiques voient le jour.
Les uns concernent ce que l’on appellera ici les spatialités du social. Il s’agit
de la dimension spatiale, à la fois représentée et concrète, des rapports sociaux,
soit des jeux de distance (topographique ou topologique) qui s’établissent entre
des individus en interaction : proximité, éloignement, coprésence effective,
coprésence virtuelle, mobilité, etc. Généralisés, de tels jeux sociospatiaux
produisent des phénomènes aussi essentiels pour les sociétés que ceux de la
limite et de l’interface, de la séparation et de la discontinuité, de la ségrégation,
de l’exclusion et de l’enfermement, de l’affrontement et du conflit…
Inversement, ils donnent des situations d’agrégation, de polarisation, de mixité et
d’intégration, voire de promiscuité, etc. Nous y reviendrons dans le dernier
chapitre de ce livre.
Les spatialités du corps humain, ou corpospatialités, forment une catégorie
particulière de ces spatialités du social. Elles tirent leur spécificité du fait que le
corps est, à la fois, espace/matière et outil d’expression d’individus interactifs
dont les postures se chargent de significations sociales. Signalons que le corps,
en tant qu’organisme biologique, participe aussi d’une écologie faite d’échanges
avec les milieux géographiques dans lesquels vivent les humains. Ajoutons que
nombre d’espaces sociaux reflètent et reproduisent sa mesure.
Les autres (objets) ont trait à la dimension spatiale de faits sociaux a priori
moins spatialisés que les précédents ; de tous les faits sociaux, en somme :
représentations et ressentis collectifs, événements, manifestations et actions,
activités diverses… L’identité et l’identification des individus sont de ceux-ci.
La santé, les loisirs, les sports (J.-P. Augustin, Géographie du sport, 2007), les
fêtes, les manifestations culturelles et ludiques, le travail, la vie économique et,
sans doute, les rapports de pouvoir, ceux qui tiennent au gouvernement des
sociétés comme aux rapports de genre ou aux liens intergénérationnels, entrent
aussi dans cette rubrique.

Un nouvel objet de la géographie sociale et culturelle : les fêtes populaires

Les fêtes estivales de Bayonne, celles de Dax ou de Vic-Fezensac rassemblent chaque année
plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers de personnes. Elles sont vécues comme des
moments de joie libre, de sociabilité intense, d’authenticité au dire des festayres. On tend d’ailleurs
un peu trop facilement à confondre ces fêtes avec la tradition, alors que c’est le tourisme, en plein
essor, qui leur fournit leurs plus solides contingents de participants et les convertit en marchandises.
Ces fêtes dessinent de nouveaux territoires. Elles participent à la production des idéologies
territoriales contemporaines. Elles récupèrent, dans ce but, les héritages historiques les plus variés :
celui d’un vieux syndicat pastoral, par exemple, pour le Carnaval du Josbaig en Béarn. Il n’est pas
rare que ces territoires de la fête se transforment, au fil des ans, en territoires politiques : syndicat,
puis communauté de communes pour le Josbaig. Alors, la responsabilité associative glisse vers
l’engagement politique et la conquête du pouvoir local.
La fête accompagne ces recompositions territoriales au moment où, paradoxalement, l’espace social
menace de se désagréger sous le coup des mutations (fin des campagnes, diffusion urbaine
généralisée) qui l’affectent. Elle continue à cristalliser les territoires à l’heure où les individus sont
de plus en plus mobiles. Ainsi la fête contribue à fabriquer des idéologies territoriales alors que la
pratique et le vécu des humains échappent à la tyrannie de la distance et des lieux fixes.
Source : DI MÉO G., 2001, La géographie en fêtes, Paris, Géophrys.

Le tournant postmoderne* des deux dernières décennies du XXe siècle a


contribué à l’élargissement de la gamme sociale des objets* de la géographie.
C’est qu’il a eu pour effet de fragmenter les identités sociospatiales et
d’augmenter le nombre de leurs catégories référentielles : les femmes, les
handicapés, les minorités raciales et ethniques, x catégories de subalternes, dix
types au moins, tous minoritaires, d’orientations sexuelles différentes…
L’option postmoderniste* vise en effet à donner la parole aux minorités,
notamment dans leurs rapports à l’espace géographique. Ces minorités ne sont
pas forcément numériques ; ce sont d’abord des catégories sociales, culturelles et
ethniques dominées, tant par le jeu des rapports de classe que par celui des
rapports de genre, de race et, plus généralement, de pouvoir.
Les enjeux de cet élargissement de l’éventail des objets géographiques*, celui
de leur déconstruction* nécessaire pour qui veut comprendre leur genèse et leur
sens, ne sont pas minces. Au total, par-delà leur multiplication, il s’agit de
répondre à la question suivante : en quoi, à travers eux, l’espace aggrave ou
atténue, voire médiatise en les régulant, les jeux de la domination ? Cette
interrogation en suscite une autre : ne convient-il pas d’imaginer un objet
supplémentaire, une sorte de régime spatial de vie commune (un mode de vivre-
ensemble) interethnique, interclassiste et intergénérationnel, régime de co-
habitation mixte, équitable et citoyenne ? Ce régime effacerait ou atténuerait les
effets de la domination (discrimination, ségrégation, exclusion, etc.) pour leur
substituer la justice. Nous traiterons cette question au dernier chapitre de ce
livre.
CHAPITRE 3
ESPACES, TEMPS, ACTEURS…
1. LES TEMPS DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE
2. LES ESPACES DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE
3. INDIVIDU, ACTEUR ET AUTRES FIGURES SOCIALES DU SUJET

Temps, espace, acteurs ; la relation entre ces trois termes constitue le


fondement même de toute géographie sociale et, plus largement, de la
connaissance des faits sociaux dans leur articulation essentielle aux espaces
géographiques.

1. LES TEMPS DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE1

Spatialités et temporalités sont insécables. En restituant les principales étapes


historiques de la production d’un espace donné, les matrices historiques et
spatiales dévoilent les traces du passé présentes dans toute constitution
contemporaine d’un phénomène régional ou métropolitain localisé.

1.1. L’IMBRICATION DE L’ESPACE ET DU TEMPS

Concernant le domaine qui nous occupe, celui de la société et de ses espaces,


la phénoménologie* avait repris cette vieille et toujours actuelle question qui
préoccupe les humains : existe-t-il un temps des choses, de la réalité extérieure
aux consciences humaines, se déroulant indépendamment de notre regard ? Ou
bien n’existe-t-il que le temps de ceux qui le vivent ? Martin Heidegger a
particulièrement développé cette dernière conception d’un temps vécu comme
expérience de l’être. Or, tout l’apport des cinquante dernières années, dans les
sciences de la matière et du vivant, conforte non seulement l’existence d’un
temps des choses, indépendant de notre perception, mais d’un temps fléché et
irréversible. Ce temps de la matière et du vivant se conjugue avec un temps
social, celui des sociétés et des hommes qui pose le problème de sa perception et
de sa mesure.
Un effort considérable de l’humanité, accompli depuis des siècles, a consisté à
se donner des étalons communément acceptés du temps. Au-delà de ces normes
qui fonctionnent comme une grille d’interprétation du temps cosmique, les
sociétés et les individus inventent des temporalités particulières.
Sur ce thème des rapports complexes de l’espace et du temps, si nous
regardons avec intérêt les thèses de la phénoménologie, c’est qu’à notre avis, le
fait de « faire avec l’espace et le temps » fonde pour tout humain, en tant qu’être
psychologique et social, son existence. À chaque placement dans l’espace
correspond une position dans le temps, dans un présent particulier, dans un
instant singulier de la durée. Dès lors, notre espace devient celui de nos
déplacements, de nos mouvements, de nos projets, de nos représentations et de
nos pratiques, de notre action, mais aussi de notre imaginaire. Dans sa réalité
concrète, il se définit par des distances qui se traduisent toutes par des
temporalités. Ajoutons qu’à chaque moment, chaque espace que nous percevons
est donc unique, c’est une production instantanée et éphémère.
Notre relation à la temporalité se fonde sur deux constats de notre vécu. Le
premier est celui de notre perception du changement. Notre relation aux êtres et
aux lieux, notre perception de leurs mouvements, de leurs rythmes, celle de notre
propre corps, nous dévoilent en permanence ces dynamiques de la matière et du
temps. Le second constat est celui de l’omniprésence de notre mémoire et des
souvenirs qui l’habitent. L’une et les autres génèrent ce rapport à la fois obsédant
et vital qui nous lie au temps.
Au plus près de l’individu, il y a donc le temps vécu, perçu, celui de
l’expérience sensible. Il est tentant d’en faire le pendant de l’espace vécu.
Comme lui, il ne saurait faire abstraction des mémoires, des représentations, des
imaginaires. Il en est très proche en tant que catégorie de pensée. C’est
pleinement celui exploré par la phénoménologie*. Chacun en sait d’expérience
la plasticité, la subjectivité, la capacité à se déformer, à paraître très long ou, au
contraire, d’une brièveté incroyable selon nos dispositions affectives,
psychologiques, en fonction de notre investissement dans nos activités. L’aune
indépassable de ce temps individuel est la durée de vie des mortels que nous
sommes. Or, les représentations que nous nous en faisons n’échappent pas à une
certaine contradiction. D’une part, comme notre longévité a considérablement
augmenté, les représentations de notre temps vécu s’étirent. D’autre part, à
l’échelle du quotidien et des courtes durées, la surinformation et les
innombrables sollicitations qui nous stimulent nous donnent au contraire le
sentiment d’une accélération de ce temps vécu. Quant aux distances toujours
plus grandes que nous parcourons, mesurées en temps de déplacement, ne sont-
elles pas plus courtes que jadis ? Même si, autre paradoxe, les longues heures
infligées aux usagers des transports dans certaines aires urbaines rendent ces
distances insupportables.
Deux autres dimensions ont contribué à cette plasticité du temps vécu au cours
du dernier siècle : la mémoire et l’image. La Galaxie Gutenberg (l’imprimerie et
le livre), pour reprendre le titre de l’ouvrage (1962) de M. MacLuhan, avait en
son temps révolutionné la transmission et donc la perception du temps des autres
et de soi. Elle y était parvenue en autorisant la passation intergénérationnelle
d’une abondante mémoire écrite. Pour leur part, les dernières générations ont
acquis la capacité de donner à des milliards d’humains une mémoire visuelle et
auditive de ceux qui les ont précédés. À l’échelle de l’individu, la possibilité de
conserver des images de soi, de ses proches, de ses lieux de vie, modifie la
perception du temps. Parallèlement, et à leur échelle, les sociétés construisent
des temporalités qui leur sont propres en recourant aux images, mais aussi aux
vestiges matériels et immatériels du passé, en mobilisant de la sorte une
mémoire collective. Ainsi s’impriment, incorporées et vivantes dans le présent
des lieux, des marques (empreintes profondes et symboliques) et des traces (plus
superficielles, parfois ésotériques) des sociétés d’antan et de leurs espaces. La
notion de patrimoine résulte d’un repérage, d’une sélection et d’une distinction
de ces marques et de ces traces d’un passé plus ou moins ancien, à des fins
symboliques, culturelles et politiques, dans l’actualité géographique des sociétés
contemporaines. Les mémoires individuelles interfèrent avec ces formes
patrimoniales et mémorielles collectives pour construire notre rapport au temps,
sous l’égide de la mémoire sociale.

Le patrimoine : une cristallisation projective du temps


entre mémoire et construction sociopolitique
Étymologiquement, le patrimoine désigne des « biens de famille » appartenant au pater familias. Le
même mot s’applique à des biens privés dont on hérite et à des biens communs dont les membres
d’une même entité (communauté, nation, etc.) sont collectivement dépositaires. Ces biens communs
concernent à la fois le grand patrimoine des œuvres, des monuments, des sites, etc. (patrimoine
matériel), mais aussi, de plus en plus, des valeurs et des coutumes, des savoirs et des savoir-faire,
des sons et des images (patrimoine immatériel), etc. Ce patrimoine souvent spatialisé fonctionne à
diverses échelles (locale, régionale, nationale…) comme un système symbolique générateur
d’identité collective.
La référence élémentaire aux biens et aux droits du père, dont on hérite un jour ou l’autre par effet
de filiation, introduit d’emblée l’idée fondamentale d’une transmission intergénérationnelle. Cette
notion est fondamentale dans la perspective du développement durable. On sait que celle-ci
s’appuie justement sur la qualification patrimoniale de l’environnement, au sens d’une transmission
aux générations futures de ressources et de biens communs ménagés.
Dans ce principe de cession par filiation, individuelle ou collective, il apparaît que le patrimoine
établit une relation verticale, une sorte de cheminement dans le temps qui peut se perdre jusqu’aux
origines des groupes sociaux. Il relève, de ce fait, des mythes fondateurs. Dès lors, il cristallise
l’affect collectif, le religieux et le sacré. Échappant souvent aux rigueurs de l’histoire, ce rapport à
d’obscures origines s’inscrit dans une certaine intemporalité. Il s’avère le repère intangible et le
référent emblématique des identités collectives spatialisées, capable de transcender le groupe dans
son actualité.
Le patrimoine recèle donc la perspective d’une projection dans le futur. Il contient la possibilité
d’un avenir qui accroît son caractère d’enjeu stratégique : social, culturel, politique, économique,
symbolique et territorial.
En théorie, tout objet, tout phénomène détient une potentialité patrimoniale. Cependant, en réalité,
le passage générationnel implique tout de même un minimum de sélection. La formulation des
règles de ce choix obéit à une procédure assez classique de construction sociopolitique. La
patrimonialisation et ses processus ne sont donc nullement neutres. Ils reposent sur une conception
occidentale, linéaire et ouverte du temps, qui est celle de la modernité européenne. Or, la crise
actuelle de cette modernité, la mondialisation qui met en péril les cultures localisées, l’accélération
du temps vécu qui accroît de fait la réserve patrimoniale, pourraient peut-être expliquer
l’engouement exceptionnel que connaît de nos jours le patrimoine. La mémoire sociale réactivée par
la patrimonialisation peut-elle répondre à la quête d’un sens collectif partiellement perdu ?

Les différentes sphères de la société, les organisations et les instances qui la


constituent, affichent des temporalités spécifiques, sans pour autant qu’elles
soient indépendantes les unes des autres. Le temps politique du mandat des élus
n’est pas, par exemple, celui des cycles de l’économie ou celui de l’histoire
urbaine d’un pays. Or, ces temporalités interfèrent les unes avec les autres. Leur
évolution n’est pas linéaire ; elle est au contraire rythmée par des phases
d’accélération, des ruptures ou des ralentissements : les crises, les réformes, les
révolutions, les périodes de forte innovation technologique, etc. Ces rythmes
souvent décalés génèrent des interactions, des conflits, des contradictions. En
termes d’interaction positive, la réalisation d’un réseau de tramway provoquera
une relecture gratifiante et dynamisante, esthétique, éthique et fonctionnelle de
l’urbanisme multiséculaire d’une agglomération ou d’une métropole. En termes
de conflit et de contradiction, des quartiers numériques et des écoquartiers
jouxteront des friches industrielles et des cités d’habitat social, aggravant
parfois, par leur proximité choquante, la fracture sociospatiale qui sépare ces
formes radicalement différentes d’espaces-temps, d’un cycle long de l’économie
à l’autre.

1.2. LA MATRICE HISTORIQUE ET SPATIALE

Les temporalités de la vie individuelle et sociale sont donc indissolublement


liées à leurs spatialités. En réalité, les humains font avec le temps comme ils
« font avec l’espace ». Le caractère scénique de l’interaction sociale*
(E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : les relations en public,
1973) s’inscrit dans l’espace comme dans la durée, lesquels se configurent, se
rétrécissent ou se distendent en fonction des occurrences que nous relevions plus
haut.
Dans ce contexte, l’idée de matrice historique et spatiale nous renvoie aux
tendances lourdes d’une époque et d’un espace (territoire). Elle résulte d’un
mélange d’événements, de circonstances et d’actions concrètes dont certains
traits (marques et traces) affectent durablement l’espace et les représentations,
l’imaginaire des sociétés locales. Une telle matrice forme le creuset daté et situé
dans lequel se configure, pour l’époque en question, le rapport des sociétés à
l’espace.
Une matrice historique et spatiale est donc un entremêlement, un croisement
de temps et d’espace qui donne naissance à des réalités sociales relativement
homogènes, marquées d’une même tonalité. Une matrice génère des sociétés,
des pratiques, des modes de pensées et de faire. L’espace matriciel se nourrit
aussi de dynamiques importées : migrations, réception de capitaux et de courants
d’idées extérieurs, inscription dans des systèmes économiques exogènes, etc.
Une matrice (on devrait parler d’image matricielle, réservant le terme de
matrice au déroulement des différentes images du film territorial) figure une
époque d’une durée très variable : de quelques décennies à quelques siècles.
Mais l’époque seule se réfère trop à la seule temporalité. La matrice, au
contraire, parle des espaces, pays et continents dans lesquels elle s’inscrit.
Chaque matrice, ramenée à un espace et à une époque, constitue une sorte
d’image fixe et datée. Pour restituer la géohistoire sociale, à la fois passée et
actuelle d’un territoire, il convient d’enchaîner et de dérouler ces images afin de
libérer leur mouvement (métaphore cinématographique) ; comme en témoigne la
succession des images matricielles historiques et spatiales de la région de
Concepción, au Chili (figure 3.1). Ce qui frappe, c’est qu’une image matricielle
n’efface jamais totalement celle qui la précède. Elle en conserve des traces, des
marques qui persistent dans sa propre image, et que l’on retrouvera, peut-être,
dans celles du futur.

FIGURE 3.1 UN EXEMPLE D’ENCHAÎNEMENT D’IMAGES


MATRICIELLES : LA RÉGION DE CONCEPCIÓN AU CHILI
Source : d’après E. Aliste, G. Di Méo, R. Guerrero, 2013, Annales de géographie.

2. LES ESPACES DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE

L’espace campe une réalité complexe, indissociable du temps, que l’on


cernera ici de différentes manières (quatre au total). Chacune de ces conceptions
désigne en fait le même espace. Il habite notre imaginaire et nos représentations.
Il donne place et forme aux choses. Il établit des distances séparatives entre elles
et les relie. Il confère leur visibilité, leur matérialité aux rapports sociaux et
spatiaux que gèrent conjointement les règles sociales et notre corps que celles-ci
régissent aussi. Les quatre espaces théoriques que nous allons explorer
réunissent les dimensions matérielles et idéelles de l’espace géographique, dans
et avec lequel nous existons et menons notre vie, personnelle et sociale.
Trois champs spatiaux majeurs se dessinent, nous les envisagerons
successivement et brièvement, en mettant l’accent sur l’intérêt qu’ils offrent,
chacun à leur manière, pour notre projet de géographie sociale (figure 3.2). Une
quatrième catégorie d’espace mérite également d’être prise en compte, même si
elle ne revêt peut-être pas, pour l’heure, la même valeur générique que les trois
autres. Il s’agit de la notion d’hyperespace qui doit beaucoup aux travaux du
philosophe Jean Baudrillard.

2.1. L’ESPACE DU MONDE VÉCU

La conception la plus élémentaire, la plus immédiate, la plus abstraite et la


plus subjective de l’espace impliquant la géographie fut exposée par Emmanuel
Kant (1724-1804). Pour ce dernier, l’espace constitue la « forme pure », a priori,
« de l’intuition sensible ». On pourrait aussi se référer à George Berkeley (1685-
1753) qui fait de l’appareil sensoriel humain le principe même de la
représentation de l’espace en tant que substrat de toute chose.
Dans ces conditions, l’espace est un produit de la sensibilité et de la
conscience, une capacité structurelle de nos sens et de notre esprit à concevoir le
haut, le long et le large, la disposition des choses les unes par rapport aux autres.
C’est une aptitude sensorielle et cérébrale à percevoir les formes, les distances et
les volumes. Cet espace subjectif ne peut être perçu et représenté qu’en fonction
de l’expérience individuelle, mais aussi sociale que nous en acquérons par
l’intersubjectivité. Il ne se dissocie pas de notre vécu, de notre sentiment
d’existence en tant que « je », que conscience et que corps sensible. C’est par
excellence l’espace de notre expérience phénoménologique*, celui du retour à la
signification vécue des choses se manifestant à nos sens et à notre conscience
(les phénomènes selon Kant). Indissociable du sujet humain, son espace vécu lui
permet d’éprouver sa « géographicité » existentielle, son être sur la terre comme
composante essentielle de sa condition ontologique. C’est Martin Heidegger
(1889-1976) qui, dans le droit fil de ces idées, et après Edmund Husserl (1859-
1938), a défini notre condition spatiale comme la manifestation existentielle de
notre être. Cette approche recentre l’espace sur l’individu, mais suppose en
parallèle son existence indépendante, extérieure aux humains. C’est
l’incontournable pari de la « mondanité » des phénoménologues. À ce compte,
l’espace, ni subjectif, ni objectif, relève en fait de ces deux natures conjointes. Il
faut faire ici l’hypothèse théorique d’un espace produit par l’enchaînement de la
conscience et du sens investi dans les choses. Cette option conceptuelle s’avère
précieuse lorsque nous nous efforçons de comprendre les pratiques et les
identités, les représentations des individus dans leur rapport vécu à la réalité
géographique.
L’interprétation kantienne et phénoménologique met donc l’accent sur le rôle
majeur que joue le sujet intentionnel en matière de construction idéelle des
formes et des rapports comme des dispositifs spatiaux. Avec des nuances selon
les auteurs (Olivier Lazzarotti, André Frédéric Hoyaux, Jacques Lévy, Mathis
Stock), le concept « d’habiter », inspiré par la phénoménologie*, fait depuis
quelques années une entrée remarquée dans la littérature géographique
francophone. À la différence de la pure phénoménologie, il ne sépare pas le
registre des représentations, des sens et de la conscience, de celui des pratiques
et de l’action. Selon M. Stock, « habiter ce n’est pas être sur la Terre ou être
dans un espace, c’est faire avec l’espace ». Pour cet auteur, les humains ne sont
nullement passifs et l’espace est, avant tout, relationnel (espace leibnizien). C’est
une ressource pour l’action humaine, laquelle se manifeste par des pratiques. De
plus, on peut habiter de différentes manières : « en touriste, en travailleur, en
amant, en sportif, en résidant, etc. » Ces divers « modes d’habiter » donnent de
nos jours naissance à des « styles d’habiter polytopiques » qui définissent un
« régime contemporain » d’habitation très mobile, imprégné par l’imaginaire du
cyberespace et de l’hyperespace, combinant des lieux accessibles et normés,
caractérisés par leur urbanité.
Marion Segaud (Anthropologie de l’espace. Habiter, fonder, distribuer,
transformer, 2007) revendique le recours conjoint à la phénoménologie* et au
structuralisme*. À ce titre, elle recherche les schèmes* propres à l’esprit humain
qui se retrouvent dans la structuration du monde, de ses espaces et de ses
sociétés. De son point de vue, « habiter », « fonder », « distribuer »,
« transformer » s’apparentent ainsi à des schèmes universaux. Fidèle à la pensée
de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), elle les place au fondement même de toute
anthropologie.

2.2. L’ESPACE GÉOGRAPHIQUE CARTÉSIEN

La géographie (autre qu’humaniste, culturelle et sociale) ne tient guère


compte de l’espace vécu. En tant que discipline positive, elle retient une
représentation plus objective et plus rationnelle de la réalité terrestre et
cosmique. L’idée d’un espace absolu, celle d’un substrat intangible sur lequel
s’effectueraient toutes les distributions géographiques, physiques et humaines, se
retrouve chez nombre d’auteurs, de Platon et d’Aristote à Newton, sans parler de
l’écrasante majorité des géographes contemporains. Cet espace de la géographie
classique correspond bien à la vision newtonienne ; soit un espace déployé sans
borne, socle sur lequel toutes les répartitions s’impriment, tous les objets
trouvent place (espace positionnel). Dans cette optique, les localisations n’ont
rien d’aléatoire. Elles obéissent à des lois faisant intervenir la masse et la forme,
la distance séparant les éléments distribués.
La conception cartésienne distingue le logos (la pensée, la conscience
humaine) du couple formé par la matière et l’étendue. Pour René Descartes
(1596-1650), ce sont les caractéristiques géométriques de la « substance
étendue » qui constituent la réalité de toute spatialité. Cette objectivation de
l’espace se prête bien à sa naturalisation, à l’idée qu’il est réglé par des lois
physiques indépendantes de l’esprit humain qui les a pourtant découvertes.
L’espace cartésien obéit donc à des lois autonomes : celles de la gravité et de la
polarisation, de l’auto-organisation systémique, des cycles de l’eau et du
carbone, etc. La conception cartésienne insiste sur la nécessaire prise en compte
de la nature, du monde minéral et biologique, de ses formes et de ses complexes
vitaux pour comprendre l’espace géographique modelé par l’intervention des
sociétés.
Une telle objectivation autorise aussi une représentation de l’espace en
fonction d’échelles différentes : des plus grandes aux plus petites.
2.3. L’ESPACE PRODUIT SOCIAL

L’espace produit social, c’est la construction, tant matérielle qu’idéelle


(symbolique, idéologique), de dispositifs spatiaux résultant du jeu des systèmes
d’action qui fonctionnent au sein de toute société. Cette interprétation que l’on
qualifiera de leibnizienne ou de durkheimienne (en référence à G. W. Leibniz et
au sociologue Émile Durkheim) est tout à fait capitale pour le propos de la
géographie sociale.
Pour Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), à la différence de Descartes,
l’espace n’est plus un attribut des choses, mais une propriété des relations
qu’elles tissent entre elles. Ce sont les rapports entre les objets spatialisés qui
produisent l’espace. Cette idée mérite de figurer parmi les bases théoriques
d’une géographie sociale attentive à toutes les formes de spatialités et de
territorialités, nous y reviendrons au chapitre suivant.
Cette conception conduit à mettre l’accent sur les enjeux interpersonnels et les
positions ou placements changeants qui caractérisent l’espace social, présidant à
sa transformation permanente ; sa production en fait, au sens d’Henri Lefebvre.
Elle le décrit en tant qu’articulation des systèmes (culturels, politiques, religieux,
économiques, etc.) qui régissent l’existence des groupes humains. Elle en fait
l’échiquier des positions sociales. Celles-ci s’incorporent dans ses formes,
fournissent sa substance, s’insinuent dans le sens et dans les mots qui le
signifient et le désignent.
La conception de l’espace social relativise les thèses cartésiennes. Elle
souligne combien la lecture de l’espace géographique, comme sa production,
dépendent des représentations, de l’action et des enjeux sociaux. La géographie
classique et vidalienne nous avait déjà enseigné que le niveau technique et
d’encadrement des sociétés, leurs cultures expliquent les paysages et les formes
de l’occupation du sol des contrées qu’elles occupent. La notion d’espace social
nous mène plus loin. Elle nous apprend que nos représentations de la nature,
celles de son utilité pour nous, de ses avantages et de ses ressources, de ses
contraintes sont également d’essence sociale. Elle nous persuade que l’espace et
les spatialités forment l’étoffe des positions et des rapports sociaux, celle de la
stratification sociale que nous produisons.
L’association des trois conceptions de l’espace évoquées ci-dessus fournit une
vision globale des sociétés dans leurs rapports spatiaux ou géographiques.
Chacune de ces formes de conceptualisation de l’espace livre en effet une grille
de lecture adaptée à un objectif particulier.
– Primo, la démarche phénoménologique donne accès à l’espace vécu des
individus. Elle autorise l’identification de leurs formes d’attachement et
d’appropriation territoriale. Or cette connaissance est indispensable pour
l’élaboration de politiques publiques apportant une meilleure cohésion
sociospatiale et un bien-être accru aux populations.
– Secundo, la conception de l’espace cartésien considéré comme « déjà là »,
antérieur à l’action qui l’affecte, s’apparie aisément à l’analyse statistique et
biophysique. La première permet d’identifier les formes de l’organisation
spatiale et les lois de leur genèse. La seconde est propice à la réalisation de
diagnostics environnementaux débouchant sur des thérapies de développement
durable.
– Tertio, considérer l’espace comme un produit social permanent et étudier les
processus dynamiques qui le façonnent constitue un bon moyen pour dévoiler les
enjeux sociopolitiques qu’il engendre et concevoir des modes d’intervention ou
d’aménagement efficaces, participatifs et concertés. On notera d’ailleurs que
cette approche tire parti des deux précédentes. Dans ces conditions, l’espace est
bien une composante multidimensionnelle de l’être humain et de ses sociétés.

2.4. L’HYPERESPACE : VIRTUALITÉ, SIMULATION, SIMULACRES

Jean Baudrillard (Simulacres et simulations, 1981, 1995) estimait que trois


ordres « d’apparences » ou, si l’on veut, trois ordres de significations du monde
et de ses espaces se sont succédé depuis l’époque de la Renaissance. Celui du
« faux », ou plutôt du « contrefait », de la copie imparfaite d’une création divine
déformée par la sensibilité humaine, par l’art et par les techniques nouvelles,
régna au début de la période moderne. L’ordre de la « production », fondé sur
une confiance accrue en l’objectivité des sens et de la science, s’imposa aux
temps de la révolution industrielle du XIXe siècle. Avec les dernières décennies
du XXe siècle émergea une troisième catégorie de rapports au monde, aux choses
et aux espaces, celle de la simulation et du simulacre.
Cette dernière conception de l’espace s’explique par le fait que l’expérience
quotidienne, comme les informations qui l’alimentent, font désormais l’objet
d’une médiatisation toujours plus poussée. Celle-ci s’effectue par le truchement
de moyens techniques (téléphone, télévision, ordinateur, etc.) qui en
transforment le contenu et la portée. Ces médias confèrent à l’expérience tous les
caractères d’une simulation du réel. Ils créent un hyperréel plus réel que le réel.
Reproduits par l’image, le film, la vidéo et l’Internet, les espaces comme les
événements sélectionnés (parfois fabriqués) et transmis par ces nouveaux outils
de communication sont des artefacts qui supplantent la réalité. Ils livrent en fait
une simulation médiatique (donc très accessible) du réel qui donne à chacun
l’impression de connaître le monde et de posséder ses clés. Cependant, ces
espaces n’en demeurent pas moins largement inventés, simulés.
De plus, chaque être humain a l’impression de pouvoir se trouver à tout
instant en tout lieu. La composition d’un numéro sur un téléphone cellulaire, un
clic sur l’ordinateur, une manipulation sur une tablette ou sur un smartphone
nous transportent dans un espace d’interactions sans bornes… C’est cela
l’hyperspatialité, le monde virtuel. On mesure toutefois combien elle se prête,
par-delà d’incontestables vertus communicationnelles, à toutes les falsifications,
à tous les simulacres.

3. INDIVIDU, ACTEUR ET AUTRES FIGURES SOCIALES DU SUJET

Cependant, en quoi consiste cette société que nous prenons en compte en


géographie sociale ? On peut la représenter très sommairement à partir d’un
triangle qui résume le système d’interactions sujet-société-espace (figure 3.2) se
situant au cœur de notre propos. La position du sujet humain figure à l’une des
extrémités de la base du triangle. Le sujet, c’est l’être pensant, l’individualité
considérée sous l’angle de son intériorité. Il s’agit de la conscience pure et libre
de soi, de l’être humain qui se pose en tant que « moi » et se différencie de
l’autre comme du collectif. Prétendu universel, un tel sujet peut être également
conçu comme un produit tout à fait typique de la modernité européenne.

FIGURE 3.2 QUELQUES NOTIONS MAJEURES DE LA


GÉOGRAPHIE SOCIALE DANS LE SYSTÈME D’INTERACTIONS
SUJET – SOCIÉTÉ – ESPACE
Sur la même base du triangle, mais à son autre extrémité, sont placées les
constructions sociales structurées et structurantes, celles des groupes, des
classes, des castes, etc. Entre ces deux bornes, plusieurs figures de l’être humain
en voie de socialisation s’élaborent, sur la base de rapports dialectiques tendus
entre le sujet et la structure sociale (objective). Du sujet au groupe se succèdent
ainsi le « moi », le « soi », l’individu, la personne, l’agent, l’acteur porteur d’une
intentionnalité, de logiques d’action, de capacités stratégiques, etc.
Si le « je » exprime pleinement l’être existant que vérifie le cogito cartésien,
le « moi » traduit déjà sa propre représentation, ou plutôt son autoreprésentation,
sa réflexivité patente. L’individu, annoncé par le « soi » en tant qu’auto-
distanciation d’un « moi » se dotant d’une objectivité quasi extérieure à lui-
même, forme d’abord une réalité biologique autonome, collectivement,
statistiquement distinguée, identifiée. Cette genèse témoigne du processus
d’individuation.
Pour Marcel Gauchet, les individus deviennent des personnes dans la mesure
où ils acquièrent le sens de leur identité singulière dans le cadre d’identités
collectives. Ainsi la personne endosse ses attributs sociaux qui l’identifient.
Ceux-ci la confortent dans sa représentation de « soi ». Elle les intègre, les
incorpore pour définir, pour asseoir sa propre personnalité. Ce sont les sociétés
modernes qui ont transformé le statut des individus biologiques pour en faire des
individus de droit, des personnes auxquelles fut reconnue une égale liberté.
Ce qu’il convient absolument de relever, c’est que, bien entendu, les notions
de sujet, d’individu, de personne sont indissociables. Toute personne est, à la
fois, un individu et un sujet. La notion de sujet offre une entrée commode pour la
géographie phénoménologique et humaniste de la perception et des
représentations. Celle d’individu correspond mieux aux analyses géographiques
cartésiennes en termes de dénombrement, d’étude des répartitions, etc. Quant au
concept de personne, son recours se justifie dans le cadre d’une géographie
sociale et culturelle attentive à l’identification collective et singulière de chacun-
e. Soit une géographie attachée à décrypter la façon dont les humains
construisent leur habitus*, leur propre position et leur désignation dans les
contextes sociaux et spatiaux de leur existence. C’est néanmoins l’entrée
méthodologique par l’acteur (voir plus loin) qui se révèle la plus féconde pour
analyser les contenus sociaux dynamiques configurant les espaces géographiques
et témoignant de leur production sociale.
On constate que, du sujet à l’acteur, ces atomes du social retrouvent de nos
jours une incontestable vigueur.
– D’un côté, le sociologue Alain Touraine affirme que l’on assiste à La fin des
sociétés (2013) : « Aujourd’hui, le social n’est plus porteur de sens […]
Autrefois, la société se saisissait elle-même comme source de sa propre liberté.
[De nos jours…] je pense qu’il faut faire confiance aux hommes eux-mêmes, à
leur puissance de créativité et de liberté. L’expérience des totalitarismes le
prouve : elle a montré la force des résistants, des dissidents, de tous les gens qui
font l’expérience de l’action volontaire » (A. Touraine, entretien au journal
Le Monde du 8/11/2013).
– De l’autre, le géographe Michel Lussault n’imagine rien moins, dans le
cadre d’un nouveau gouvernement du monde, qu’une souveraineté du « relatif
absolu » de l’individu : « Nous descendons à l’échelle de la plus petite unité
humaine […] et, pour autant, nous découvrons une entité “totipotente” :
l’individu, le véritable roitelet du monde, l’acteur spatial en majesté dont les
spatialités élémentaires, en nombre infini, trament la mondialité, au quotidien »
(M. Lussault, L’avènement du monde, 2013).
Malgré cette montée en puissance du sujet, de l’individu, de la personne et de
l’acteur, même si les classes sociales d’antan se délitent, même si la classe
ouvrière telle que la concevait le marxisme fond et se délocalise vers les pays du
Sud ou émergents, de multiples agrégats sociaux se forment encore. Des groupes
se dissolvent et se recomposent à un rythme accéléré : groupes d’habitants,
groupes professionnels, groupes associatifs à visées culturelles, festives, groupes
d’affinités diverses, groupes protestataires (Indignés, Indignados, Les Enfants de
Don Quichotte, mouvement Occupy Wall Street…).
Le libéralisme et les crises économiques, les conflits sociaux et politiques, les
nécessités de tous ordres de la vie quotidienne, mais aussi l’espace, ses lieux et
ses territoires (valeur pratique ou symbolique) jouent un rôle essentiel dans la
formation de ces nouvelles constructions sociospatiales. Souvent (cas des
groupes protestataires plus haut cités), elles se localisent étroitement (Les
enfants de Don Quichotte sur les bords du canal Saint-Martin, à Paris) en même
temps qu’elles se mondialisent par leurs inspirations, leurs réseaux, leurs
échanges, leur résonance.

3.1. PAS DE GÉOGRAPHIE SANS ACTEUR NI SYSTÈME D’ACTION

Tout autant que les sujets humains, les individus et les personnes, ce sont les
acteurs qu’il convient aussi de convoquer et d’introduire en géographie sociale.
En effet, ni l’analyse objective des formes spatiales, ni celle de leurs processus
génétiques n’épuise son propos. En matière d’explication, formes et procès
restent indissociables des systèmes d’action et des acteurs qui les produisent.
Cependant, qui sont ces acteurs producteurs de l’espace géographique ? Existe-t-
il des « acteurs territorialisés », c’est-à-dire étroitement et affectivement attachés
aux espaces où ils opèrent ? Comment les définir et les cerner ?
L’acteur n’est plus une personne en général, c’est une personne qui agit. C’est
parfois une réalité plus large, un « actant » au sens générique du terme. Le mot
« actant » désigne une instance, une entité identifiable : individu, mais aussi
collectivité, institution, organisation, etc. ; un « opérateur » générique doté d’une
capacité d’agir.
L’action d’un acteur strictement individuel n’aura pas la même portée que
celle, généralement plus marquante, d’un actant. Pourtant, les acteurs collectifs
ou institutionnels ressemblent beaucoup à des individus. Ils sont dotés comme
eux de compétences intentionnelles et stratégiques. À ceci près que les acteurs
individuels disposent d’une intériorité subjective, d’une conscience spécifique,
autonome et réflexive. Cette dernière est moins identifiable chez les actants.
C’est qu’ils expriment des volontés émanant d’arbitrages qui tendent à
dépersonnaliser leur action pour en faire une sorte de « main invisible ».

Les principaux caractères de l’acteur

On entend par « compétence » de l’acteur le fait qu’il dispose toujours de marges de manœuvre au
sein des systèmes d’action où il s’inscrit ; ou encore le fait qu’il soit apte à négocier cette liberté
avec les opérateurs de ces systèmes. À ce titre, on considérera que l’acteur est bel et bien doté d’une
capacité décisionnelle autonome. Celle-ci lui est propre, même s’il ne faut jamais faire abstraction
des effets de contexte qui l’influencent et le façonnent. En effet, l’acteur « ne saurait évoluer en
dehors des contraintes sociétales » qu’il rencontre, même s’il dispose d’une indéniable autonomie
d’action note Hervé Gumuchian. Pour Marion Segaud, « la compétence désigne la reconnaissance
de l’aptitude de l’individu, à la fois à énoncer verbalement l’espace, à le représenter graphiquement,
à y exercer des actions, bref à le produire ».
La notion de « compétence » des acteurs découle de leur « réflexivité ». Cette dernière est la
capacité, pour tout individu (acteur ou non), d’effectuer un retour sur soi, de s’interroger sur son
« moi » et sur ce qu’il fait. Leibniz appelait réflexifs des actes « qui nous font penser à ce qui
s’appelle moi ». Michel Lussault parle à ce propos du « retour compréhensif d’un sujet vers lui-
même ». C’est la réflexivité qui confère à chacun la « conscience de soi, le sentiment de son
intimité, son autonomie intellectuelle, la possibilité d’agir et de penser librement », ajoute le
coauteur du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (2013) citant Norbert Élias.

Les acteurs se distinguent des agents. En effet, si les uns et les autres agissent
peu ou prou, l’acteur est par définition plus actif et plus autonome que l’agent. Il
dispose d’un agir, mais aussi d’un pouvoir. C’est par exemple le maire, le préfet,
le chef d’entreprise, le directeur d’un établissement privé ou public, etc. Il s’agit
également, dans l’approche plus spécifique de l’actant, de tel organisme
d’aménagement, de telle association, de telle entreprise, de tel syndicat, de
l’État, etc. L’acteur agit car sa fonction consiste à agir : il gère, il développe les
infrastructures et l’économie d’un territoire, il l’aménage. L’acteur accomplit ces
tâches de manière consciente et délibérée. Le terme d’agent, en revanche,
« qualifie souvent des acteurs (plus) faibles, […] quelque peu subalternes »
(R. Brunet, Les mots de la géographie, 1992). L’agent, c’est l’homme et la
femme ordinaires, sans qualité particulière ni pouvoir notable débordant de sa
sphère privée.
Ce qui rend l’acteur précieux, dans toute démarche de géographie sociale,
c’est qu’il est toujours l’élément d’un système auquel nombre d’autres acteurs et
d’agents participent aussi. On ne peut concevoir l’acteur qu’en interaction avec
d’autres acteurs et agents. Or, cette interaction mobilise de l’espace. Elle fait
avec l’espace. L’acteur s’inscrit dès lors dans une dynamique sociale et spatiale
que l’on ne retrouve pas avec autant d’intensité lorsqu’on privilégie l’entrée
méthodologique de l’individu ou celle du sujet plus introverti.
Cette dynamique nous renvoie à la configuration de systèmes d’action très
concrets. Acteurs et agents décrivent donc des organisations ayant pour
attracteur principal, pour centre ou pôle si l’on veut, l’enjeu même de l’action
collective et de ses composantes privées. Nous ferons l’hypothèse que nombre
de systèmes d’action ainsi formés par des acteurs se spatialisent, voire se
territorialisent, à l’image des grands vignobles d’AOC ou de bassins thématiques
d’activités (la Silicon Valley, divers clusters, etc.). On peut même affirmer que
cet effet de spatialisation - territorialisation confère une véritable consistance,
une plus grande solidité et une meilleure lisibilité géographique au système
économique et social en question. En fait, tout système d’acteurs sélectionne et
découpe l’espace autour des objectifs centraux de son action : un terroir porteur
d’une appellation d’origine prestigieuse, un quartier dont on interdit l’accès aux
autres, un paysage à sauvegarder, etc.
Ainsi spatialisé, tout système d’action, économique et/ou social, s’érige en
champ de pouvoir que l’intervention collective s’efforce de réguler. Il ne peut
trouver de légitimité sans sécréter de l’idéologie. Nous retrouvons là les
composantes ou instances élémentaires de la formation sociospatiale (voir plus
haut, chapitre 2) dont nous avons fait l’un des outils privilégiés de la géographie
sociale.
Cette lecture systémique des formations sociospatiales et de l’action sociale
qui les sous-tend présente l’intérêt supplémentaire de placer les acteurs dans une
dialectique de l’autonomie (stratégies divergentes) et de la dépendance (mimèsis,
respect de conventions et de contrats, de normes innombrables). Cette
dialectique crée de l’incertitude et nous renvoie en permanence aux réalités
concrètes du terrain.
3.2. L’ACTEUR SPATIALISÉ, L’ACTEUR TERRITORIALISÉ

Nombre d’acteurs et d’agents se spatialisent, ou plutôt se territorialisent, dans


la mesure où le rapport privilégié (de désignation, d’appropriation, de
qualification) qu’ils entretiennent avec leur espace d’action transforme celui-ci
en territoire. Plus globalement, on appelle acteur ou agent territorialisé « tout
homme ou toute femme qui participe de façon intentionnelle à un processus
ayant des implications territoriales », selon l’expression de Gumuchian, Lajarge
et alii (Les acteurs, ces oubliés du territoire, 2003). Prise dans un sens très large,
cette « implication » peut revêtir plusieurs formes, des plus anodines
(délimitation d’une parcelle de terre, édification d’une maison, etc., dans le cas
de l’agent plus que de l’acteur) aux plus fondamentales : création d’une cité,
d’un barrage ou d’un réseau de transports, préparation et réalisation d’une charte
de développement, etc., par des organismes publics ou par des entreprises. C’est
dire que rares sont les individus et les personnes qui ne remplissent pas, un jour
ou l’autre, une fonction d’acteur ou, a fortiori, d’agent territorialisé. Ces acteurs
et ces agents contribuent bien entendu à la production des territoires
(cf. chapitre 4). Ils les construisent par leurs actions : sans acteur, pas de
géographie, pas de territoire non plus.
Ainsi, par définition, les acteurs agissent ; ils disposent d’une aptitude à agir,
ou agency. Sans eux, on ne pourrait imaginer la moindre dynamique
sociospatiale. Parce qu’elle crée forcément des enjeux à la fois concrets et
symboliques, toute action territorialisée mobilise du pouvoir et en produit
(empowerment). De plus, tout acteur se caractérise en général par la diversité de
ses rôles, de ses statuts, de ses logiques et de ses stratégies. Sur un thème
identique, le même acteur s’exprimera en tant qu’habitant, qu’usager et que
contribuable, que citoyen d’un même lieu ou territoire. Dans ces conditions, il ne
faut pas s’étonner que ses prises de position comme ses actes soient parfois
discordants. Pour mesurer la portée de l’engagement d’un acteur, il convient
donc d’intégrer les temporalités et les contextes diversifiés de son action, les
ancrages territoriaux qui le caractérisent.

3.3. TROIS TYPES D’ACTEURS TERRITORIAUX

Par rapport à un territoire donné, on distinguera trois types d’acteurs en


fonction de leur position géographique : l’acteur endogène, l’acteur allogène ou
exogène, et l’acteur transitionnel. Le terme d’acteur endogène pourrait laisser
entendre qu’un tel protagoniste de la vie locale, régionale ou nationale, étranger
à toute mobilité et résolument sédentaire, demeure étroitement et uniquement
attaché aux lieux de son action. Bien entendu, ce n’est pas forcément le cas. Son
caractère endogène tient au constat que, pour l’action qui est en cause, il exerce
une fonction d’acteur dans un contexte territorial auquel il s’identifie du fait de
son origine, de ses racines, de sa résidence ; plus largement en raison de son
sentiment d’habiter (voir plus haut cette notion) le lieu ou le territoire en
question.
À la différence de l’acteur endogène, l’acteur allogène considère le territoire
de son action d’un œil plus froid, plus utilitariste, plus spéculatif, sans que son
affect n’interfère plus que de raison avec les motifs (tenant à l’intérêt public,
voire strictement économiques ou professionnels, personnels) de son
intervention. Ne s’identifiant pas corporellement et affectivement à son espace
d’action, il le regarde avec plus de distance. En conséquence, il manifeste une
plus forte tendance à le considérer et à le traiter comme un pur objet de gain,
comme l’opportunité d’une affaire lucrative. C’est que les décisions qu’il prend,
les actions qu’il entreprend n’ont pas d’impact direct sur son propre cadre de vie.
Il agit sur l’espace de vie des autres, sans prendre le risque de perturber son
environnement quotidien.
L’acteur transitionnel évoque, quant à lui, une situation intermédiaire. Celle
de l’acteur allogène ou exogène qui tend à s’intégrer par son identification et/ou
par sa résidence, par son habiter, dans l’un des territoires de son action. Il peut
s’agir aussi d’un habitant des lieux qui a pris ses distances, s’installant et
travaillant ailleurs, mais gère toujours des propriétés ou des enjeux localisés dans
son territoire d’origine…
Un exemple illustre bien ces différentes positions géographiques d’acteurs.
Dans les années 1970 et 1980, les paysans du Larzac (sud du Massif central) ont
lutté contre l’agrandissement d’un camp militaire qui menaçait de les priver de
leurs terres. Ils furent à cette occasion les acteurs endogènes d’un mouvement
protestataire visant à la conservation de leur outil de travail : l’espace
agropastoral du causse. L’État et les pouvoirs militaires, persuadés d’agir dans
l’intérêt public, constituaient pour leur part le prototype de l’actant allogène ou
exogène. Les militants de tous bords venus à la rescousse du Larzac affichaient
une extériorité aussi grande que les représentants de l’État et de l’armée, engagés
dans ce « bras de fer » avec les paysans locaux. La seule différence tenait au fait
qu’ils adhéraient à la cause paysanne et défendaient des valeurs écologistes,
libertaires, antimilitaristes, anticapitalistes, etc., à leurs yeux universelles.
Certains (acteurs transitionnels) se sont même fixés sur place, reprenant des
terres abandonnées, tant par conviction paysanne que pour faire bloc, contre
l’armée, avec les agriculteurs et les éleveurs locaux.
Selon ces cas de figures, la nature de l’implication des acteurs et des actants,
aussi bien que les objectifs qui les animent, changent radicalement. Une
intervention non concertée et non acceptée d’acteurs exogènes porte le risque de
nombreux effets pervers tenant au décalage entre l’échelle de la conception de
l’action et celle de sa réception. Parmi ces effets pervers potentiels, citons la
perte d’autonomie d’une société locale, l’instrumentalisation de ses lieux de vie
par des forces recherchant soit l’intérêt public supérieur de manière trop
« désincarnée », soit l’aubaine d’une rente, d’un profit, ou la ressource d’un
pouvoir. Ces circonstances peuvent provoquer un phénomène d’aliénation
territoriale et le recul de la démocratie locale, voire de la démocratie tout court.
Il en est autrement de la prise en charge de l’action territorialisée « par le bas »,
par des groupes, par des institutions et des individus localisés, impliqués au
quotidien dans les lieux en cause. Cette occurrence offre, a priori, des garanties
supérieures de démocratie, d’autonomie et d’indépendance, de légitimité, de
gestion plus précautionneuse et durable du patrimoine collectif.
Toutefois, il ne faut pas ignorer que le recours à une action exogène se justifie
au moins dans deux circonstances. D’une part, quand il s’agit de redistribuer, de
répartir des ressources dans l’optique d’une recherche d’égalité interterritoriale,
de justice sociospatiale. D’autre part, lorsque l’intérêt public ou le besoin d’un
arbitrage entre acteurs endogènes l’exige.
Quant aux acteurs transitionnels, ils esquissent peut-être le profil idéal de
l’actant territorial. D’une part parce que leur appartenance partielle aux lieux
accroît leur sensibilité et leur solidarité vis-à-vis des intérêts locaux. D’autre part
parce que leur distanciation de fait, leur participation active à la vie d’autres
échelles ou d’autres îles de l’archipel territorial global, leur évite parfois de
s’enliser dans les représentations et les problèmes locaux. Ajoutons que
l’expérience acquise ailleurs et la diversification des sources d’information et
des savoirs qui en résulte confèrent en théorie une meilleure qualité aux actions
entreprises localement.
Quelles que soient la situation dans l’espace géographique et la temporalité
d’un acteur, son discours joue toujours un rôle central en matière de production,
d’aménagement ou de développement des territoires. Dans le cadre des
procédures qui accompagnent toute politique volontariste, sa parole forme le
« vecteur du sens conféré au territoire en projet ». Le discours est bien « l’outil
privilégié de l’acteur territorialisé, que celui-ci en soit le producteur, l’initiateur
ou le pirate » observe Hervé Gumuchian.
Œuvre permanente des acteurs comme des agents, l’interaction sociale*
mobilise de l’espace et engendre des spatialités qui configurent à leur tour
d’innombrables formes et phénomènes géographiques. Le chapitre 4 explore ces
productions d’espaces sociaux ; rappelons auparavant que l’interaction est, avant
tout, affaire de corps qui se rencontrent dans l’espace géographique.

3.4. CORPS, SEXE, GENRE, IDENTITÉ

L’identité est une construction permanente, réalisée par chaque individu, dans
le cadre de collectifs. Sa production demeure largement inconsciente, bien que
de nature politique, sociale et idéologique (à ce titre sujette à des manipulations
multiples), bien qu’empreinte aussi de la réflexivité du sujet qui s’identifie. Cette
disposition à repérer le même et le différent (c’est cela l’identité), dans l’espace
et dans le temps, est indispensable à la reconnaissance de soi et des autres. C’est
elle qui autorise le sentiment, éprouvé par chaque individu, d’appartenir à un ou
à plusieurs ensembles sociaux et territoriaux cohérents. Elle se caractérise, au
niveau des groupes sociaux, par une communauté plus ou moins solide de
valeurs et de traits culturels, d’objectifs et d’enjeux, par l’usage (en général,
mais pas forcément) d’une même langue et par la mémoire d’une même histoire.
De manière moins obligatoire, mais néanmoins fréquente, elle se manifeste aussi
par l’appropriation (au moins affective) d’un territoire commun : quartier, ville,
agglomération, pays… L’idée est répandue qu’une identité sociale engendre une
gamme de comportements assez voisins, bien que nullement automatiques ni
stéréotypés, chez les personnes qui la partagent.
L’intérêt scientifique nouveau, suscité depuis deux ou trois décennies par
l’identité ou, plutôt, par l’identification en tant que processus, tient sans doute à
son profond renouvellement conceptuel. Ce dernier est imputable au passage
d’une identité conçue de manière essentialiste et dans une continuité
inébranlable, à une acception désormais plus mouvante et plus construite, plus
évolutive de ce ressenti de soi, comme des groupes et des lieux de son
appartenance. Cette nouvelle conception fait de l’identité l’œuvre permanente et
transformable d’acteurs sociaux capables de produire du sens dans un
environnement aux références changeantes.
Le succès contemporain de l’identité marquerait donc le primat théorique du
sujet en sciences sociales, ceci au détriment des structures sociales qui, pourtant,
contribuent toujours à le façonner. Il est vrai qu’un fait majeur pousse, de nos
jours, à l’effacement apparent du rôle des structures pérennes dans la production
de la vie sociale comme en matière d’identification. Il s’agit de la multiplication,
pour chaque individu, des appartenances objectives (à des groupes, institutions,
lieux, territoires, etc.) et, par conséquent, des identités qui les accompagnent.
Désormais, l’identification globale de soi, la reconnaissance et peut-être la
production même de sa propre personnalité, s’accomplit par une sorte de
hiérarchisation et d’imbrication subtile de ses propres appartenances. Cette
complexité, source d’imprévision et d’incertitude identitaire, confère au sujet un
sentiment de liberté, d’autonomie.
D’un point de vue géographique, on notera que quelle que soit leur mobilité,
les êtres humains restent étroitement soumis à leur condition géographique
d’êtres terrestres, en rapport permanent avec l’espace de la terre, ses lieux et ses
territoires. Leurs organisations sociales s’inscrivent dans des espaces
géographiques d’échelles différentes : localité, ville, territoire régional ou
national, etc. Loin de déraciner l’individu ou le groupe en quête de sens, les
mobilités qui l’affectent l’invitent au contraire à rechercher une cohérence
sociale et spatiale autour de son histoire et de sa territorialité. La confrontation
inévitable aux sociétés de masse et aux contextes urbains de sa vie, souvent
anxiogènes, pousse aussi l’individu dans cette direction d’une affirmation plus
forte de soi et de son groupe de référence ou d’appartenance.
Ajoutons que les identités individuelles et collectives, fruits d’élaborations
sociales et culturelles, s’avèrent d’autant plus solides qu’elles transitent par le
langage matériel de l’espace, de ses lieux et de ses territoires. C’est cette
dimension spatiale et territoriale des identités qui nous intéresse le plus en
géographie sociale. Si l’identification des groupes sociaux de toutes sortes à des
lieux et à des territoires est un phénomène avéré, il ne revêt pourtant aucun
caractère automatique. En revanche, le rôle des référents spatiaux dans toute
identité engageant l’individu et son corps, y compris dans sa composante de sexe
et de genre, est une réalité moins connue. De manière générale, les spatialités de
l’identité contribuent à la renforcer en lui conférant une assise qui associe
assiette matérielle et construction idéelle. Cette dernière rattache le sentiment
identitaire aux univers symboliques des individus et des groupes qui le formulent
et l’expriment.

3.4.1. SPATIALITÉS ET CORPORALITÉS DES IDENTITÉS


INDIVIDUELLES

Le corps est le vecteur de l’identité individuelle. Or, ce qui est frappant, c’est
que cette base corporelle de l’être humain ne se conçoit pas en dehors d’un
double contexte d’interactions sociales et spatiales.
D’ailleurs, le corps est espace. Il se définit toujours en situations et en
positions spatialisées : debout, couché, assis, arrêté, marchant… De plus, le
corps n’échappe jamais à un contexte spatial qui incite l’individu à telle ou telle
posture : se dévêtir pour prendre le soleil sur une plage ; se détendre, assis, à la
terrasse d’un café… Ces spatialités du corps traduisent des sensations de bien-
être ou de mal-être. Elles témoignent de sa stimulation ou de son inhibition par
des éléments extérieurs, eux-mêmes spatialisés.
Corporalités et spatialités se conjuguent toujours en référence à des règles
sociales et à des lieux normés : on ne se dévêt pas partout ; on ne se détend pas
en tout lieu… L’individu incorpore les contextes spatiaux de son existence
(espaces de vie, des pratiques, du quotidien), qu’ils lui soient imposés ou qu’il
les ait choisis. Ils deviennent des extensions de son propre corps et s’inscrivent
dès lors dans son système identitaire. Or, ces espaces incorporés ne sont jamais
neutres. Ils sont toujours socialement signifiés, symboliquement qualifiés par les
rapports de genres, les positions et les enjeux sociaux, de pouvoir. À l’occasion
de ces expériences spatiales du corps, le « je », le « soi » se matérialise et se
socialise. Le corps délivre une expression spatiale des codes sociaux au travers
des comportements corporels qu’ils induisent. Il le fait de manière tellement
évidente que l’individu concerné tend à naturaliser ces codes, à les considérer
comme allant de soi.
Les autres identifient en partie l’individu à ses postures corporelles, lesquelles
traduisent son rapport spatial comme sa condition sociale. Henri Prat, faisait, en
1949 (L’Homme et le sol), ce portrait type du paysan d’alors : « endurci dès
l’enfance, il supporte sans broncher le soleil, le vent, la pluie, la neige qui
inscrivent leur marque sur son visage tanné. Bien qu’il soit capable d’efforts
considérables et prolongés, son corps n’évoque pas l’idée d’un athlète. Dès
quarante ans, il peut devenir courbé, noueux, sec comme un vieil arbre. Mais
qu’on ne s’y trompe pas : il gardera la même robustesse jusqu’à l’extrême
vieillesse […] Un autre caractère qui le vieillit avant l’âge, c’est la lenteur de ses
mouvements. Le paysan ne court jamais, ne précipite jamais son geste. C’est que
le sol est une matière lourde, compacte qui ne se laisse pas manipuler à gestes
vifs. Un de ses traits physiques les plus remarquables, ce sont ses mains : larges,
épaisses, recourbées comme des pattes de taupe, avec la pomme cornée et les
ongles puissants, des extrémités d’animal fouisseur. » N’est-ce pas là un bel
exemple, quoiqu’exagéré, d’identification d’une condition sociospatiale (celle du
paysan) à partir d’un ensemble d’expressions corporelles ?
Pour nombre de personnes, les attaches identitaires se font et se défont au gré
de leurs parcours de vie. Pour l’individu, l’identité est moins un « d’où je
viens ? » qu’un « ce que je suis ». En conséquence, les lieux ne revêtent pas de
sens en eux-mêmes, ils sont avant tout dépositaires de vécus et de souvenirs,
d’imaginaires personnels. Au total, les lieux et les territoires de l’identité
comptent sans doute moins pour leur cohérence géographique (leur continuité
spatiale n’est pas de mise) que pour la contribution qu’ils apportent à la
constitution du fil continu qui tisse le canevas de l’histoire personnelle. Ce qui
compte pour l’individu, ce sont les relations tissées entre ces lieux, le sens qu’ils
prennent à ses yeux, les uns par rapport aux autres.
De fait, l’identité a pour objet de fabriquer une continuité temporelle du sujet.
Or, celle-ci ne saurait ignorer les contraintes spatiales. L’individu, en
s’identifiant, doit s’inscrire également dans une cohérence de sa territorialité :
donner du sens à ce qui l’entoure, à la continuité comme aux discontinuités
géographiques ; celles qui le séparent, par exemple, des êtres chers. Dans ce
dernier cas, les ancrages soutiennent la cohérence identitaire de l’individu en lui
fournissant une continuité. Leur réseau gomme les séparations qui l’affectent.
Par conséquent, lorsqu’il parvient à créer une liaison sémantique solide entre des
espaces fonctionnant pour lui comme des référents symboliques, il conforte sa
propre identité. Si ce jeu d’ancrages consolide la cohérence identitaire, n’est-ce
pas parce qu’il introduit un principe de stabilisation dans les changements
(mobilités en particulier) qui accompagnent désormais le cours de toute vie ?
Ainsi, nombre d’individus par ailleurs très mobiles, vivant dans les petits pays
gascons des Landes ou du Gers, s’approprient ces noms de territoires en les
tirant vers leurs lieux de vie et en les recentrant autour de leur domicile.
Tel habitant de Chalosse ou du pays de Dax, dans le sud des Landes, s’identifie à
ces pays qu’il ramène en fait à son aire familière, s’étendant sur un rayon de dix
à quinze kilomètres autour de chez lui : espace de « l’ici » où se rassemble une
grande partie de sa famille, de ses amis, de ses activités, de ses fréquentations.
Cet ancrage identitaire dans l’espace géographique n’est peut-être pas aussi
universel qu’il y paraît. D’une culture à l’autre, le rapport identitaire à l’espace
varie. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien d’un double mouvement, à la fois
individuel et social. Par ailleurs, si l’on admet que l’identité personnelle ne
s’arrête pas aux frontières de l’individu, mais s’inscrit dans le dialogue qu’il
instaure avec les êtres et les objets de son environnement, on franchit le pas qui
sépare identités individuelles et collectives.

3.4.2. SPATIALITÉS DES IDENTITÉS COLLECTIVES

L’identité, en tant que processus social, concerne l’individu comme le groupe.


Elle qualifie aussi l’espace géographique et ses territoires du fait des interactions
très puissantes que les humains entretiennent avec les cadres matériels et
symboliques de leur propre vie. Parfois, comme pour les Eskimos étudiés par
Marcel Mauss au début du XXe siècle, ou pour les Mapuche de l’Araucanie
chilienne, les noms des groupes se confondent avec les noms des lieux qu’ils
désignent et qui les accueillent. Cette identification scrupuleuse des groupes à
leurs territoires se retrouve dans nombre de sociétés vernaculaires. À l’opposé de
ces cas de quasi-fusion identitaire entre société et espace géographique
territorialisé, il existe des identités ethniques et sociales dépourvues de territoire.
Il en est ainsi des Tziganes. Mais s’agit-il, véritablement, d’identités
déterritorialisées ?
Loin de ces situations extrêmes, les nations modernes figurent parmi les
formes sociopolitiques dont l’identité fait le plus appel à une argumentation
territoriale maîtrisée par le discours idéologique et politique. Nicos Poulantzas
ne notait-il pas que la construction d’un État-nation et d’une identité nationale
requiert « l’historicité d’un territoire et la territorialisation d’une histoire » ? De
fait, y compris de nos jours, partout ou à peu près dans le monde, l’attachement
identitaire national associé au territoire reste fort.
Ces formes territoriales des identités collectives s’inscrivent conjointement
dans une lente construction historique et participent d’une actualité
incontournable. Cette actualité, c’est celle des interactions sociales du présent et
de leurs enjeux politiques, celle des quêtes de sens qui les accompagnent : cette
« réalité quotidienne » qui s’organise « autour du ici de mon corps et du
maintenant de mon présent » (P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale
de la réalité, 1986). En ce sens, les identités territoriales ne diffèrent guère des
identités sociales en général.
Finalement, l’espace géographique, les spatialités qu’il induit, s’inscrivent,
plus qu’on ne l’imagine a priori, dans le contenu sémantique (marqueurs) des
représentations identitaires. Le paysage, conçu comme une forme, à la fois
subjective, phénoménale et sociale de la sensibilité humaine et de son rapport
environnemental, joue un rôle de lien, de relais symbolique entre l’espace
géographique et les identités sociales. Pour Anne-Marie Thiesse (La création des
identités nationales, 1999), si nous associons sans hésitation, aujourd’hui, un
paysage et un pays dans une visée identitaire, c’est parce qu’un intense travail de
codification de la nature, en termes nationaux, a été accompli au XIXe siècle.
Cette qualification d’un paysage national s’est le plus souvent opérée sur le
mode de la différenciation à visées politiques. Ainsi, se démarquant de
l’Autriche et de ses vallées de montagne, la Hongrie a trouvé son identité
picturale dans la Puszta, la grande plaine du Danube et de la Tisza, représentée
par les peintres et par les poètes comme une vaste mer continentale balayée par
le vent… Soit un symbole de liberté.
La construction identitaire, surtout d’essence politique, investit l’espace
géographique d’un sens collectif très puissant qui lui confère une grande
intensité sociale. Elle en fait une collection de lieux (symboliques, patrimoniaux,
de mémoire, vécus), agencés en réseaux, qui génèrent des territoires. Une telle
construction concrétise souvent des rapports de force. Elle entre dans des
processus de domination et d’hégémonie. Devant la montée en puissance
d’identités territoriales belliqueuses et conflictuelles, les sciences humaines et
sociales doivent s’employer à les relativiser, à montrer leur caractère
opportuniste, artificiel et situationniste. Dans les villes en particulier, le travail
scientifique doit mettre l’accent sur les métissages, sur les hybridations
permanentes qui président à la plupart des productions identitaires : n’est-ce pas
le cas de la société française ou américaine, depuis le XIXe siècle ? La recherche
doit prendre en considération l’idée selon laquelle les identités fonctionnant en
isolat géographique et politique (cas de l’Albanie communiste d’Enver Hoxha –
1946-1985 – ou du Kampuchea démocratique des Khmers rouges – 1975-
1978 –, par exemple) n’aboutissent qu’à l’appauvrissement et qu’à
l’asservissement, qu’à l’exploitation des êtres humains, parfois jusqu’à la
tragédie.
3.4.3. SPATIALITÉS DE SEXE ET DE GENRE

Le terme genre qualifie de manière générique un groupement catégoriel


donnant lieu à une manière particulière de se comporter. En fait, dans sa relation
aux catégories de sexe, on lui attribuera trois significations entrecroisées.
– Primo (A), parler de genres au pluriel, c’est faire référence à la construction
sociale et culturelle de catégories de sexe (notion de sexe social) beaucoup plus
diverses que ne l’indique l’hégémonie hétérosexuelle duale du masculin et du
féminin.
En revanche, utiliser le mot genre au singulier renvoie à deux autres processus
sociaux complétant le premier.
– D’une part (secundo) (B), cela revient à évoquer la double dissymétrie des
rapports sociaux de sexe : celle qui installe la domination politique et
l’exploitation économique des femmes par les hommes ; celle qui exclut et rend
invisibles les individus ne se pliant pas aux normes de l’hétérosexualité. Certes,
dans les sociétés occidentales, la situation s’améliore : la condition des femmes
progresse, gays et lesbiennes peuvent, dans certains pays dont la France, se
marier avec une personne de leur sexe. Il n’empêche que le retard de salaire des
femmes, que le plafond de verre qui les éloigne de certaines hautes fonctions,
que la charge des tâches familiales qui pèse toujours majoritairement sur leurs
épaules restent des réalités. On sait aussi quelles oppositions, parfois violentes, a
rencontré en France la loi autorisant le « mariage pour tous ».
– D’autre part (tertio) (C), théoriser le genre consiste à tenir compte du
décalage séparant l’idée d’un sexe biologique relevant de la nature et le constat
que la sexualité ne se réduit pas au dualisme hétérosexuel. Dès lors, le genre se
manifeste par des comportements sexuels qui tendent à s’écarter des stéréotypes
liés aux représentations que la société se fait de l’un ou de l’autre sexe. C’est
dans ces cas que des formes de liberté peuvent éclater au grand jour si la société
est suffisamment compréhensive et permissive, démocratique en fait, si elle ne
confond pas le naturel et le normal avec l’hétérosexualité exclusive. Si ces
dernières conditions sont remplies, une fille pourra adopter des attitudes
masculines, voire « aimer les filles », et un garçon pourra être « efféminé »,
voire « aimer les garçons », certains pourront aussi éprouver le désir de changer
de sexe, sans que dans tous ces cas l’opprobre social s’abatte sur eux. Le genre,
c’est aussi cette vision socialement pacifiée et tolérante des orientations et des
choix de sexualité.
Le genre, interprétation (A), imprègne l’espace social de ses valeurs et de sa
mythologie structurante. Les espaces industriels du Désert rouge, accueillants et
familiers pour les hommes, éveillent l’angoisse de l’héroïne de ce film de
Michelangelo Antonioni. Inversement, dans La Nuit du même réalisateur,
l’intérieur d’une somptueuse villa se fond avec l’extrême féminité de sa jeune et
jolie propriétaire, jusqu’à devenir une sorte de piège cruel pour le séducteur
masculin éconduit.
Concernant les femmes et l’interprétation (B) du genre, l’asymétrie de pouvoir
plus haut relevée, les plaçant de fait sous la domination des hommes (situation à
nuancer selon les femmes), relègue le travail domestique dont elles assument la
plus grande part au rang affectif du don, de la sollicitude (care), de la gratuité.
Se trouve alors légitimée, du fait de ce caractère réputé naturel de leur fonction
dans la société bipartite, leur exploitation économique comme le discrédit jeté
sur les tâches qu’elles accomplissent ou les espaces (surtout d’intérieur) qu’elles
investissent.
Naturalisé (indûment) de la sorte, (A) et (B), le couple d’opposition
masculin/féminin n’est nullement anodin pour la géographie. Il fournit le schème
structurel d’innombrables grilles d’interprétation du monde social et
géographique. On le retrouve dans plusieurs binômes classiques auxquels le
raisonnement géographique a recours. Ce sont le mou et le dur (les roches),
l’humide et le sec (les milieux), le passif et l’actif (les acteurs), le bas et le haut
(le relief et la topographie), l’intérieur et l’extérieur (la maison, le lieu, le
territoire), le privé et le public (les espaces, les ressources et les biens)… C’est
d’ailleurs avec ces deux dernières oppositions que la taxinomie sexiste binaire
du féminin (l’intérieur, le privé) et du masculin (l’extérieur, le public) parasite le
plus fréquemment la lecture de l’espace social.
De plus, il convient de dépasser, dans une approche de géographie sociale, ce
partage classique du masculin et du féminin dans sa représentation
hétérosexuelle figée (C.). La bipartition sexuelle apparente des humains masque
plusieurs variantes que la géographie, aujourd’hui, enregistre. Bref, la sexualité
et, par extension, le genre comportent plus de plasticité et de souplesse que ne
l’indique la doxa. Les différenciations de l’espace géographique qui leur sont
associées connaissent la même diversité. L’espace social s’enrichit de ces
différences, au gré de l’émergence de tel quartier gay (Castro à San Francisco ou
le Marais à Paris), ou de telle plage nudiste des îles Canaries, repérés comme
autant de territoires d’identification positive et revendiquée (avec fierté, gay
pride) de l’homosexualité masculine.
Dans le même ordre d’idée, peut-on prétendre ou non qu’il existe aujourd’hui
des espaces des hommes et des espaces des femmes, distincts les uns des autres ?
L’étude de l’espace des femmes à Bordeaux, résumée ci-dessous, permet de
répondre de manière nuancée à cette question. En réalité, de tels partages ne se
vérifient pas de manière évidente dans les pays occidentaux et du Nord. Ce qui
ressort ce sont des non-dits, des craintes et des restrictions concernant la libre
circulation des femmes, la nuit ou dans certains lieux bien spécifiques de la ville.

Les espaces des femmes à Bordeaux

Les opinions sur leur ville de 57 femmes représentatives des Bordelaises, se traduisent par des
expressions valorisant conjointement le beau, le propre, l’ouvert et le clair, le calme, le paisible et le
rassurant, mais aussi la verdure, le végétal, l’arboré, l’accessible, le proche, l’efficace… Au
détriment du laid et du sale, du fermé et du sombre, de l’oppressant et de l’étouffant, de l’agité, de
l’agressif et du violent, du minéral… Ainsi se constituent des binômes langagiers de représentations
antagoniques qui s’érigent en systèmes de distinction des espaces, tantôt appréciés et attractifs,
tantôt refusés et répulsifs. C’est entre ces deux catégories spatiales que se dressent des murs
invisibles, c’est-à-dire des frontières mal identifiées mais néanmoins hermétiques, pourtant mal
repérées par les femmes elles-mêmes.
Dictées par cette idéologie, les représentations et les pratiques des femmes interrogées obéissent
aussi à la combinaison d’effets de distance (versus proximité) et de centralité (polarités et attraction
exercées par certains lieux dans l’espace urbain). Ces logiques justifient des interdits spatiaux. C’est
sur la base de ce jeu de valeurs que les femmes rencontrées sélectionnent les espaces de leur ville
pratiquée et vécue. Ce sont des aires (centralité et agrégation des services) où elles effectuent leurs
tâches (souvent gratuites) avec une efficacité maximale.
Les espaces que les femmes rejettent sont ceux où, derrière l’alibi évoqué du sale, du laid et du
sombre, pointent en fait des lieux et des territoires à forte connotation sexuelle. Qu’il s’agisse de
l’affichage vulgaire du sexe, autour de la Gare. Qu’il soit question de sa présence plus sournoise,
mais redoutée comme une sourde menace, dans les zones isolées, d’accès malaisé et confus où
l’inconnu, le marginal, l’étranger peut toujours se tapir (Mériadeck par exemple, à Bordeaux). Ou
bien que leurs craintes s’éveillent dans certains endroits où le sexe est simplement suggéré, de façon
plus discrète, à travers le prisme du corps et du « regard qui déshabille » de ces hommes jeunes,
provocateurs et réputés dangereux des cités du nord de la ville ou du vieux quartier Saint-Michel.
La sexuation masculine de l’espace, le fait qu’elle risque d’échapper au contrôle social devient
facteur d’angoisse pour les femmes.
Cette situation des femmes reflète leur contrôle, dans la ville, par un ordre politique, économique et
géographique implicite qui, d’une certaine façon, les contraint, mais aussi qu’elles cautionnent et
consolident. Ordre qui les canalise dans les espaces et les réseaux, sur les circuits urbains les plus
efficaces et les plus sûrs, ramenés bien entendu à leur rang social. Notons que ces espaces urbains
territorialisés qu’elles recherchent et qu’elles fréquentent sont aussi ceux où elles peuvent exposer
sans risque, paisiblement, leur corps érotisé par ses parures et par ses postures. Ce sont les lieux où
les plus jeunes d’entre elles exercent librement et sans être harcelées leur pouvoir de séduction, où
elles jouissent d’un sentiment de bien-être.
Source : DI MÉO G., 2011, Les murs invisibles, Paris, Armand Colin.

Le genre, dans ses différentes acceptions, s’avère un facteur explicatif


important du rapport de ses habitants à la ville. Mais le genre n’explique pas
tout. D’autres déterminants pèsent sur les représentations, les comportements et
les pratiques, sur la capacité à produire des territoires et des territorialités plus ou
moins valorisés. Ces déterminants multiples jouent aussi sur l’aptitude à capter,
avec plus ou moins d’efficacité, les ressources urbaines. Ces dernières, en retour,
tendent d’ailleurs à atténuer les différenciations sociales. Les femmes, à l’image
des hommes, en fonction de leur capacité personnelle d’autonomie, vivent des
territorialités très diversifiées, néanmoins caractérisées par certaines constantes
structurelles, on l’a vu. Femmes et hommes témoignant d’orientations sexuelles
diverses (LGTB) construisent aussi des rapports à la ville et, plus largement à
l’espace, qui comportent leurs singularités : quartiers et plages nudistes gays
identitaires, espaces clandestins de rapports homosexuels pour les hommes,
diffusion plus discrète des lesbiennes dans le tissu urbain, clubs et lieux de
drague où se retrouvent les travestis et les transsexuels, etc. Les différences de
ressources économiques et de statut social des hommes et des femmes, le
patrimoine culturel des unes et des autres, le caractère plus ou moins accusé de
la domination hétérosexuelle et masculine, jouent beaucoup dans la formation et
la visibilité de ces géographies.
Pour toutes les catégories sociales, de sexe et d’orientation sexuelle, la
pratique intense de la ville, en fonction des formes différenciées de territorialité,
de territorialisation et de vécu qui les caractérisent, compense parfois bien des
inégalités, sans pour autant les effacer. La pratique de la ville donne accès à la
ressource d’un bien commun urbain assez indéfinissable, mais néanmoins
précieux pour nombre d’individus par ailleurs plutôt démunis, ou auparavant
écartés de ces avantages et de la liberté qu’ils confèrent, dans les zones de faible
urbanisation où ils vivaient. Il n’empêche que les citadins de tout genre qui
cumulent handicaps sociaux, physiques, économiques, culturels et affectifs, sont
aussi ceux qui restreignent le plus l’extension et la variété de leurs rapports
spatiaux. Pourtant, même ceux-là parviennent fréquemment à trouver, dans un
environnement urbain proche de leur domicile, des ressources humaines
appréciables (associations, groupements plus ou moins spontanés de voisinage,
activités informelles ou coopératives…) qui les aident à vivre, ou à survivre.
1 Ce développement reprend en partie un passage de l’ouvrage : DI MÉO G. et BULÉON P., 2005,
L’espace social, Paris, Armand Colin.
CHAPITRE 4
SPATIALITÉS DES RAPPORTS
SOCIAUX ET PRODUCTION DES
FORMES DE L’ESPACE
1. LES SPATIALITÉS DU SOCIAL
2. SPATIALITÉS SOCIALES ET DISCONTINUITÉS SPATIALES
3. SPATIALITÉS COMBINÉES ET FORMES GÉNÉRIQUES DE
L’ESPACE

Les différentes catégories théoriques de l’espace, distinguées et mobilisées au


chapitre précédent, s’avèrent fort utiles pour appréhender les rapports
spatiaux, les spatialités des rapports sociaux et leur fonction géographique. Si
ces spatialités « font » prioritairement « avec » l’espace cartésien, ou
leibnizien et relationnel, elles participent aussi, au travers des pratiques
qu’elles décrivent, à la production de l’espace social. Elles interviennent donc
dans un espace toujours déjà là, mais toujours transformé : organisation
scénique, physique et humaine qui préside à toute vie sociale faite
d’interactions* entre agents et acteurs. Cependant, les individus en cause,
ceux qui produisent ces spatialités, sont aussi des corps et des consciences
doués de sensibilité et d’intelligence, d’une capacité créative à la fois libre et
socialisée. Ils naviguent donc entre les bornes de l’espace phénoménologique
dans lequel leurs consciences sont tissées et celles de l’espace structuré par
l’action sociale dans son rapport à la nature.
Ces spatialités accompagnent, matérialisent et rendent expressifs les rapports
sociaux interindividuels. Dans une certaine mesure, elles influent aussi sur leur
sens et sur leur portée. Elles dessinent, avec tout autant de netteté, les rapports
(spatiaux cette fois) que les individus et leurs groupes entretiennent avec les
espaces de leur vie ou de leur imaginaire. Elles se placent donc au cœur d’une
géographie sociale attentive, comme on l’a vu, à saisir les croisements de ces
deux familles de rapports : sociaux et spatiaux.
Les spatialités que nous aborderons dans un premier titre de ce chapitre créent
de la distance, avec et dans l’espace, entre les individus et entre leurs agrégats.
À vrai dire, distances spatiale et sociale ne coïncident pas toujours, loin de là. La
distance, surtout spatiale pour le coup, est fondatrice de discontinuités, elles-
mêmes génératrices de formes, de réalités, de phénomènes géographiques (titre 2
de ce chapitre). Parmi les fruits de ces discontinuités figurent les lieux et les
territoires, les réseaux et les paysages. Nous traiterons des uns et des autres dans
le troisième point de ce chapitre.

1. LES SPATIALITÉS DU SOCIAL

Par le terme spatialités de la vie sociale, il convient d’envisager toute une


gamme d’usages de l’espace, c’est-à-dire de modes de gestion des distances qui
séparent les individus et les choses dans l’interaction*. Outre qu’elles donnent
vie et réalité à la vie sociale, les spatialités sont importantes car elles recèlent
l’essentiel de la charge politique qui anime les relations humaines. Comme
l’écrivait Hannah Arendt : « L’homme est apolitique. La politique prend
naissance dans l’espace qui est entre les hommes […]. Elle se constitue comme
relation » (Qu’est-ce que le politique ?, « Fragment 1 », 1995, cité par
M. Lussault). Ainsi l’ordre politique naviguerait entre deux extrêmes, également
périlleux, des rapports interindividuels : l’abolition de toute distance, la
confusion des individus qui produirait le totalitarisme ; versus l’inégalité
absolue, soit une distance sociale et économique tendant vers l’infini entre les
individus, dans laquelle s’enliserait aussi toute démocratie.

1.1. SPATIALITÉS DES COMPORTEMENTS ET DES RAPPORTS


SOCIAUX

De telles spatialités sont, pour chaque être humain, des manières de faire avec
l’espace et, en premier lieu, d’exprimer sa propre corporalité au travers de tenues
vestimentaires, de gestes et d’attitudes, de postures et de positions, de
placements territoriaux. Les spatialités réfèrent à des pratiques de l’espace,
pratiques circulatoires ou de station, de pause. Celles-ci font appel à différents
dispositifs de transport sur de courts trajets, ainsi qu’à des aménagements
autorisant l’arrêt et le séjour en un lieu. Cela signifie que les spatialités ne
brassent pas uniquement de l’air ou du vide, elles bénéficient la plupart du temps
de médiations et de médiateurs : le tram ou la terrasse du café dans les exemples
qui précèdent. Ces médiations, choses, dispositifs spatiaux, contexte de lieu ou
de territoire, occupent deux positions possibles par rapport aux individus et à
leurs interactions. Tantôt, elles s’interposent entre eux, conférant un sens précis à
l’échange en cours : repas familial autour de la table ; bureau ou pupitre placé
entre le professeur et l’étudiant, campant le rituel d’un cours. Tantôt, objets,
dispositifs et contextes brossent un cadre, une scène à la Goffman. C’est la salle
à manger, matériellement et symboliquement conçue pour le moment des repas
familiaux. C’est la salle de classe dont l’ordonnancement indique l’intention
pédagogique : monologue professoral si les bancs sont alignés devant la chaire,
dialogue enseignant/enseignés si les chaises forment cercle.
Les spatialités composent cette matérialité abstraite (il n’y a pas meilleure
expression que cet oxymore) des rapports sociaux. Dans l’espace public, les
individus qui circulent peuvent se suivre ou se croiser en s’ignorant. Dans ce cas,
ils éviteront tout contact physique et maintiendront, entre eux, un espacement
minimum (matérialité abstraite). Si l’un d’eux enfreint par mégarde (ou non)
cette règle de distance, un mot ou un signe d’excuse est attendu de la personne
dont la sphère corporelle a été investie et qui peut marquer sa surprise par un
arrêt, un recul du corps, une protestation du geste et de la voix. En revanche, des
personnes qui se rencontrent et se reconnaissent se rapprocheront et se serreront
la main, se prendront éventuellement dans les bras, marquant ainsi les signes
évidents d’une proximité sociale, banale ou affective.
Dans l’espace privé, la relation aux êtres et aux objets sera plus familière. Ces
objets de l’espace privé sont d’ailleurs fréquemment disposés, et les distances de
cet espace conçues, en fonction des besoins et des usages les plus intimes du
corps. Les cadres de vie, pièces, logement et dépendances, se plient aux
métriques corporelles. À l’extérieur, les petits centres commerciaux et de service
du quartier se distribuent en fonction des possibilités de déplacements pédestres,
etc. Bref, on mesure combien l’espace, urbain notamment, se construit en
fonction des spatialités du corps et des formes interpersonnelles d’échanges.
1.2. DE L’USAGE SOCIAL DES DISTANCES SPATIALES

Au total, le même espace qui donne forme aux êtres et aux choses établit des
distances séparatives qui évitent leur (con)fusion. Ce sont ces distances spatiales
qui garantissent l’identité de chaque chose et de chaque être. Ainsi l’espace
relationnel est-il, d’abord, une indispensable séparation identitaire. Ce principe
existentiel de séparation une fois acquis, il s’agit tout de même, pour les
humains, de faire société, d’interagir les uns avec les autres, de se rencontrer, de
coopérer. Dans ce but, tout leur jeu va consister, d’une part à atténuer les effets
sociaux déstructurants du principe séparatif, d’autre part d’en tirer profit en
procédant à des mises à distance volontaires et calculées.
Les utilisations de l’espace en tant que distance produisent un espace social
qui a peu à voir avec l’espace biophysique. C’est un espace stratégique,
manipulé par les humains au sein des sociétés spatialisées qu’ils forment.
Réduire les distances, voire les faire disparaître, crée de la coprésence et
augmente la capacité d’interaction sociale, institutionnelle ou plus hasardeuse
(sérendipité). On sait que la ville, que le phénomène urbain est né, initialement,
de cette potentialité d’interaction maximisée dans la diversité, humaine et
sociale. Mais séparer, distancier, c’est aussi s’autoriser trois avantages
personnels ou collectifs : nommer et classer pour créer, délimiter pour
s’approprier, distinguer pour valoriser.
– Primo, désigner et nommer les choses, les lieux, les êtres, c’est les identifier
et, par conséquent, autoriser leur classification et leur classement, leur tri, leur
hiérarchisation… Ainsi, nommer des quartiers dans la ville revient à évoquer,
par exemple, ceux qui attirent les classes aisées ou moyennes et intellectuelles
(profil dit du « bobo ») : beau quartier central, espace ancien gentrifié*,
lotissement pavillonnaire calme, bien fréquenté, bien situé et bien desservi.
Inversement, nommer, c’est aussi désigner des quartiers qui rebutent, jugés peu
attrayants ou carrément répulsifs : cités d’habitat social, zones urbaines mal
agencées, plus ou moins délaissées, mal famées.
– Secundo, en délimitant physiquement, matériellement les choses désignées,
distanciées les unes des autres, on ouvre le chemin de leur appropriation
possible, de leur contrôle et de leur exploitation. Des rapports d’usage, de
propriété ou d’exploitation en résultent. Qu’il s’agisse de ceux développés par le
petit propriétaire-exploitant, le fermier ou le métayer, le grand propriétaire
foncier absentéiste d’Europe ou d’Amérique du Sud, le propriétaire-occupant de
son appartement urbain ou de son pavillon périurbain, le locataire d’un logement
HLM… Sans parler des usages et appropriations de locaux de service et
d’entreprise. Ainsi défilent quelques-unes des figures classiques propres aux
rapports spatiaux d’appropriation et d’exploitation. Par-delà ces espaces privés,
on pourrait étendre ce processus à l’espace public approprié de manière très
précaire par les SDF, les Indignés, divers protestataires, ou ceux qui le
privatisent au nom de valeurs et de prétendus droits communautaires, religieux,
politiques, etc.
– Tertio, ces lieux, ces choses ou ces êtres distingués ne tardent pas à revêtir
une valeur différentielle. Leur acquisition, la possibilité de les occuper permet au
propriétaire qui en est devenu le maître de se placer en bonne position sur
l’échiquier sociospatial. C’est donc un acte de placement. C’est l’occasion et le
moyen d’occuper une place plus ou moins enviée et distinctive, dans sa double
dimension concrète (valeur économique, parfois esthétique) et idéelle (valeur
symbolique). Or, depuis que Michel Lussault nous a prédit le passage De la lutte
des classes à la lutte des places (2009), nous avons appris à mesurer la portée
sociale de tels effets de placement dans l’espace. Placement qu’il faut prendre
comme un type particulier de spatialité. Comme l’écrit Michel Lussault : « les
places que j’évoque ne sont pas de simples localisations topographiques, pas
plus que de simples placements dans un espace social – le mot espace étant ici
métaphorique. Une place, telle que je la conçois, met en relation, pour chaque
individu, sa position sociale dans la société, les normes en matière d’affectation
et d’usage de l’espace en cours dans un groupe humain quelconque et les
emplacements, que je nomme les endroits, que cet individu est susceptible
d’occuper dans l’espace matériel, en raison même de sa position sociale et des
normes spatiales. »
Une fois qu’il a été, de la sorte, tiré parti de la distance pour la valoriser, il
convient de la réduire, surtout de la gérer, de la maîtriser en produisant de la
coprésence : la vie sociale ne peut se dérouler qu’à ce prix.

1.3. L’OBLIGATION SOCIALE DE COPRÉSENCE

La coprésence revêt deux formes qui engagent des technologies bien


différentes.
– La coprésence physique et effective des humains et des choses, des idées et
des capitaux, tous nécessaires à la production de travail et de valeur, peut
s’obtenir par simple agrégation de ces facteurs de production et d’échange dans
l’espace. Telles furent les méthodes employées au temps de la révolution
industrielle des XIXe et XXe siècles, jusqu’à la remise en question du fordisme, il y
a moins d’un demi-siècle. Comme ces agrégats ne sont pas forcément
préexistants à l’élan productif qui les suscite, la mobilisation/mobilité des
hommes et des biens, leur déplacement sur de plus ou moins longues distances,
s’avère le moyen privilégié pour les obtenir.
De nos jours un tel mouvement persiste, l’urbanisation se poursuit partout
dans le monde, sous de nouvelles formes : périurbanisation et diffusion urbaine,
formation de villes ou de centres émergents (edge-city, ville émergente) qui
s’extraient des nappes urbaines dont l’espace métropolisé se connecte à des
réseaux de flux mondialisés.
– La coprésence virtuelle tend pourtant à relayer, de nos jours, cette
coprésence physique. Désormais, les techniques d’information, de
communication numérique et satellitaire, permettent à tous les habitants de la
planète (ou presque) de créer entre eux une proximité virtuelle à peine moins
efficace que son équivalent réel. C’est l’avènement de l’hyperespace mondialisé.
Il génère partout de l’instantanéité décisionnelle et opérationnelle. Au
demeurant, quand la coprésence physique des individus et des choses s’impose,
des moyens de transport très efficaces (jets, TGV, autoroutes interurbaines,
transports maritimes rapides par conteneurs pour les biens) l’autorisent sans gros
problème, si ce n’est celui de financements vite trouvés si le jeu productif ou
commercial en vaut la chandelle.
Il existe donc deux types de proximités sociales et de coprésence. L’une
relève du contact tangible entre les individus, c’est la proximité qui met aussi
chaque point de l’espace en relation directe avec son voisin, dans une figure de
continuité et de contiguïté topographiques. L’autre proximité, plus sociale que
spatiale, peut être qualifiée de topologique. Elle remplace le contact direct et
physique par la connexité, le branchement/basculement à distance sur des
réseaux dont les points (individu, entreprise, lieu, territoire, etc.) sont reliés de
manière immatérielle.

Distances (versus proximités) sociale et spatiale : exemples d’un fréquent


divorce

À vrai dire, depuis longtemps, les géographes distinguent proximité spatiale et proximité sociale. Ils
ont montré les innombrables décalages qui séparent ces deux notions. Quelques exemples très
actuels permettent de rappeler ces constats.
– Dans le cas des communications intervenant dans l’hyperespace, la distance métrique entre deux
interlocuteurs peut être immense, alors que leur distance affective, communicationnelle, sociale et
opérationnelle tend à s’annuler.
– Inversement, dans les quartiers gentrifiés* des villes, des voisins topographiques peuvent être
séparés par une grande distance sociale : « bobos » favorisés, attirés par le charme d’immeubles
anciens réhabilités d’un côté ; immigrés vivant dans des taudis, de l’autre.
– Autre exemple : pour le cadre d’entreprise d’une multinationale américaine installé à Dubaï, ses
bureaux de New York ou de Londres sont à portée quasi-immédiate de jet, de visioconférence, de
téléphone et d’Internet. En revanche, les Pakistanais ou les Philippins qui s’épuisent tout près de lui,
sur les chantiers des gigantesques tours, des îles artificielles ou des centres commerciaux de
l’Émirat arabe, vivent à des années lumières de son univers social.
– Dernier cas, celui de ces frontières, parfois matérialisées par des no man’s lands ou par des murs,
qui se dressent entre terres et pays voisins : Israël et Palestine, États-Unis et Mexique… Ne créent-
ils pas des distances sociales infinies entre ces espaces métriquement si proches ?

1.3. À PROPOS DES RITES ET DES NORMES DE COPRÉSENCE

Qu’il concerne une forme virtuelle ou réelle de la coprésence, son impératif


social demeure une nécessité vitale pour les sociétés humaines. Il exige
l’élaboration de rites et de normes, de règlements et de prescriptions définissant
des proximités acceptables. Ces règles, ce sont la politesse, les bons usages, les
civilités (code civil). Les lois de l’aménagement, celles de l’urbanisme ne sont-
elles pas, également, l’illustration légale et spatiale de ces obligations ? La
séparation des espaces privés et publics, les normes qui les régissent, ne
découlent-elles pas de cette nécessité d’encourager et de gérer au plus près la
mitoyenneté des sphères potentiellement conflictuelles de la coprésence ?
Pourtant, si la coprésence favorise les interactions sociales, elle ne suffit pas,
dans l’absolu, à les susciter et encore moins à les imposer. Pour cela, il faut aussi
des opérateurs animés d’une volonté, d’un désir de coopérer. La coprésence ne
crée en définitive qu’une capacité relationnelle potentielle.
Le jeu complexe des spatialités du social nous installe bien dans un nouveau
paradigme holiste et global de la géographie. À la fois matérielles et idéelles,
concrètes et abstraites, réalités et représentations, les spatialités participent de
rapports sociaux horizontaux comme de la verticalité des liens humain/nature,
société/espace. Elles convoquent toutes les formes théoriques de l’espace que
nous avons répertoriées au chapitre précédent. Elles relèvent à la fois des
espaces déjà là, produit et vécu. Elles contribuent à expliquer les principes
contradictoires de la continuité et de la discontinuité spatiale dont il convient
maintenant de décliner les conséquences en matière de production de l’espace
social.

2. SPATIALITÉS SOCIALES ET DISCONTINUITÉS SPATIALES

Nous venons de constater que le principe de séparation ou de discontinuité


spatiale entre deux choses ou deux individus est au cœur des spatialités du
social. Il se situe aussi au fondement de la production sociale de l’espace
géographique, au point que la question de la limite*, soit la matérialisation
brutale d’une discontinuité, fournit l’une des clés de sa connaissance. Pas plus
que la distance séparative des spatialités n’interdit, on l’a vu, l’interaction
sociale (coprésence), les discontinuités et les limites ou frontières qu’elles
dressent n’étouffent pas l’interspatialité : cette communication interactive entre
les espaces sociaux et socialisés.
Une discontinuité spatiale peut revêtir trois formes.
– L’une est celle du gradient, expression d’un taux de variation progressif et
régulier d’un phénomène, d’un indice, ou d’un ensemble quantifiable de valeurs
dans un champ géographique donné. En France, par exemple, un tel gradient
d’augmentation du vieillissement de la population s’observe du nord au sud du
pays.
– L’autre est celle de la rupture nette, ou fracture brutale, affectant l’espace
et permettant de mettre en évidence des formes géographiques plus ou moins
stables : localité, lieu, région, pays, territoire, agglomération, quartier, chaîne de
montagne, plaine agricole, etc.
– La troisième forme, l’idée de seuil, à la différence des notions précédentes,
insiste sur celle d’une transition ménagée entre deux unités géographiques. Cette
dernière peut être brutale (engendrer une rupture nette, y compris physique) ou
progressive (s’effectuer selon un double gradient). Elle distingue finalement
deux systèmes spatiaux dissemblables, mais complémentaires ou coopératifs ; le
terme d’interface lui est très proche. Il s’agit en effet d’une ligne ou d’une aire
de contact entre deux espaces, locaux ou régionaux, stipulant aussi, entre eux, la
communication et l’échange, le passage. Le littoral, le piémont, le passage entre
deux bassins sédimentaires, les frontières intérieures de l’Union Européenne
forment des seuils.
Les discontinuités influent sur les répartitions de toutes sortes, celles des
humains et de leurs établissements, celles des biens, des activités, des climats,
des reliefs et des formations végétales, des bassins versants… Elles jouent aussi
sur les dynamiques de l’espace géographique : mouvements migratoires,
urbanisation, déprise agricole, etc. Elles concernent donc aussi bien le domaine
de la géographie physique que celui de la géographie humaine. La notion de
limite* est différente de celle de gradient ou de seuil. Elle rappelle plutôt celle de
rupture dans la mesure où elle instaure la fin d’une entité spatiale homogène
(aire ou réseau) et sa séparation radicale de l’entité voisine.
À l’instar de Pierre George (Les méthodes de la géographie, 1970) ou de
Pierre Birot (Le Portugal, 1949), on peut concevoir que l’espace social se
caractérise avant tout par sa continuité et qu’il n’est majoritairement affecté que
par des changements progressifs de formes, de distributions et de dynamiques.
Constat qui n’exclut pas, ça et là, quelques situations très vigoureuses de césure :
frontières hermétiques, ségrégation sociospatiale, formation de ghettos, etc.
À l’opposé de ce type de lecture, R. Brunet et nombre de spécialistes de
l’analyse spatiale comme D. Pumain et Th. Saint-Julien, ainsi que les géographes
structuralistes québécois (G. Desmarais, G. Ritchot, J.-P. Hubert) estiment que
l’espace géographique est « fondamentalement discontinu ».
Les phénomènes tant sociaux (y compris économiques et culturels) que
politiques et leurs spatialités sont producteurs de discontinuités spatiales,
créatrices à leur tour de formes géographiques particulières.

2.1. LES DISCONTINUITÉS DE L’ESPACE SOCIAL

Émergeant de notre espace social, les lieux où l’on vit remplissent des
fonctions sociales à la fois pratiques et symboliques. Ils les assument en rapport
avec leur situation relative dans l’espace, leur valeur marchande, leur coût
d’accès et les commodités qu’ils offrent, leur agencement, leur esthétique et les
effets de distinction qui en découlent. L’espace social produit ainsi des lieux ou
des territoires centrés, adaptés aux spatialités individuelles de l’habiter. Des
discontinuités, tant réelles que représentées, les séparent. Il arrive aussi que les
luttes et les conflits sociaux instaurent une différenciation et des discontinuités
spatiales ; qu’ils dessinent des formes particulières dans l’espace social. Le
conflit religieux, politique et social, en Irlande du Nord, crée une discontinuité
au cœur de Belfast. Elle induit, pour chaque communauté (catholique et
protestante), des spatialités restrictives délimitant des territoires d’exclusion.
La culture de chaque société, les tensions qui règnent en son sein, les
ressources dont disposent ses membres, sans oublier leur mode de répartition,
produisent des différenciations spatiales. C’est sur ces bases que se forment, se
consolident et s’opposent les espaces sociaux de la richesse et de la pauvreté, de
la distinction et de la misère sociale, du bien-être et du mal-être : d’un côté,
l’Ouest parisien (XVIe arrondissement, Neuilly, etc.), la presqu’île de Saint-Jean
Cap-Ferrat (Côte d’Azur) ; de l’autre les quartiers nord de Marseille, le nord et le
nord-est de la banlieue parisienne…
En fait, les discontinuités de l’espace social et les spatialités qui les
accompagnent ne se dessinent pas seulement sous l’effet des rapports de classes
ou des antagonismes culturels, elles naissent parfois d’autres formes de clivages
sociaux plus ou moins occultés : les rapports de sexe ou de genre, par exemple.
Ainsi en est-il des quartiers gays dans nombre de villes. L’espace géographique
incorpore l’ensemble des représentations et des valeurs d’une société ou d’un
groupe. Dans certains cas, il peut même concrétiser la symbolique d’une
partition sexuée de la société entre le masculin et le féminin. L’intérieur de la
maison kabyle (Algérie) visitée par Pierre Bourdieu, comme la périphérie du
village bororo (Mato Grosso brésilien), décrite par Claude Lévi-Strauss,
abondent en signifiants féminins. En revanche, l’extérieur de la demeure kabyle
ou le cœur des territoires des Bororo, comme celui de l’espace des Amas de
Nouvelle-Guinée, accumulent les signes de la domination masculine. Tout y
exprime, dans les représentations sociales et dans leur traduction géographique,
la virilité et la force, la pureté et le sacré ; soit des valeurs masculines pour ces
sociétés.
De plus en plus, l’espace social se fragmente en fonction des catégories d’âge
qui l’occupent et s’y concentrent, comme ces banlieues cossues du sud et du sud-
est de Phoenix (Arizona), devenues des lieux de résidence exclusive des seniors
aisés originaires de tous les États-Unis.
Le profane et le sacré, le distingué et l’ordinaire, le dominant et le dominé
engendrent des discontinuités de l’espace social et des spatialités spécifiques.
Ces discontinuités dépendent aussi de leur échelle d’observation et d’analyse.

Échelles géographiques et discontinuités sociospatiales


Dans un même contexte géographique, les changements d’échelle bouleversent parfois les données
de la division sociale de l’espace. En somme, une discontinuité se repère et revêt tout son sens
géographique à une échelle donnée. Un même lieu peut se trouver impliqué dans plusieurs logiques
de continuité/discontinuité, selon l’échelle de son observation. Un exemple, tiré d’une étude de J.-
C. François, en fournit l’éloquente démonstration. Il porte sur les communes (limitrophes) de
Versailles et de Viroflay, à l’ouest de l’agglomération parisienne (Cybergéo, 2002). Là, des
différenciations aussi bien sociales qu’urbanistiques se détectent ou s’estompent dans l’espace,
voire changent de sens en fonction de l’échelle d’observation retenue.
– À l’échelle régionale de l’Île-de-France, les deux communes se confondent dans le même secteur
sud-ouest, fort cossu, de la banlieue parisienne.
– À l’échelle (locale) des communes de l’Ouest-Sud-Ouest parisien, la surreprésentation sur le
territoire versaillais des catégories sociales favorisées crée une discontinuité sensible entre
Versailles et Viroflay.
– Si l’on retient une plus grande échelle encore (micro locale), celle des zones de contact des deux
communes, la discontinuité les séparant est beaucoup plus nette, mais ses polarités sociales
s’inversent. Du côté de Viroflay, la proximité de Versailles constitue un facteur valorisant qui a
entraîné à la hausse les prix fonciers et a suscité une sélection tant des groupes sociaux installés que
des formes urbanistiques (lotissements soigneusement agencés) de leur implantation. Du côté de
Versailles, la situation de périphérie (relative) par rapport au centre-ville, associée à la présence de
terrains vastes et compacts longtemps restés libres, a permis la construction de logements sociaux.
Ainsi, la limite entre Versailles et Viroflay, à l’échelle infracommunale, dessine une discontinuité
marquant cette fois une distinction bourgeoise du côté de Viroflay.

2.2. ESPACE DE VIE, ESPACE VÉCU : DES DISCONTINUITÉS


SUBJECTIVES

Les discontinuités qui structurent l’espace social ne relèvent pas uniquement


de la répartition géographique inégale de phénomènes et de dispositifs objectifs.
Au gré de leurs pratiques quotidiennes et de leurs rapports sociospatiaux, par le
jeu de leurs espaces de vie et vécu, les individus ordinaires décrivent aussi des
discontinuités qui leur sont propres et qui se calquent peu ou prou sur les formes
plus stables de l’organisation spatiale.

2.1.1. L’ESPACE DE VIE

La notion « d’espace de vie » (déjà évoqué à propos d’Henri Lefebvre, au


deuxième chapitre) s’avère précieuse pour mesurer la portée générale de la face
privée des discontinuités spatiales. L’espace de vie se confond pour chacun-e
avec ses déplacements les plus fréquents et les plus réguliers. Espace d’usages,
géographiquement éclaté, il se compose de lieux attractifs, de nœuds autour
desquels se cristallisent l’existence et les spatialités individuelles : le logis, le
bureau ou l’usine, le magasin, les lieux de loisirs, de consommation…
Désormais, l’hyperespace virtuel en fait aussi partie. Des couloirs de circulation
(effet tunnel) relient ces espaces : routes et autoroutes, terrestres et de
l’information ; espace aérien ; lignes de métro et de chemin de fer… Plus que
jamais, dans ces conditions, l’espace de vie et ses spatialités s’édifient en
fonction d’une dialectique de la continuité et de la discontinuité. Espace des
pratiques individuelles, l’espace de vie reflète l’intersection de rapports sociaux
et spatiaux. À cet égard, il s’inscrit au cœur du propos de la géographie sociale.

2.2.2. L’ESPACE VÉCU

Dans la mesure où une pratique spatiale ne saurait échapper aux


représentations de l’individu qui l’accomplit, l’espace de vie, transformé et
déformé par l’imaginaire, se nimbe, pour chacun-e, de son « espace vécu ». Ce
dernier est un espace du corps et de la conscience bien réel. Pourtant, c’est en
même temps un espace imaginé, rêvé, représenté, qui rencontre des limites
floues, dynamiques et mouvantes. C’est un espace plus topologique (effets de
l’hyperespace, des jeux de réseaux d’affiliation de chaque individu) que
strictement topographique. Cet espace réunit, pour chacun, ses imaginaires
spatiaux les plus divers : ceux des lieux qu’il a connus et dont il conserve la
mémoire ; ceux qu’il a simplement rêvés et dont les représentations se
construisent à partir d’images et de paroles, de lectures et de cartes ; ceux que
l’actualité médiatisée lui impose, parfois avec violence.
L’espace vécu s’identifie, pour certains individus, au modèle de fragmentation
en aires ou lieux séparés, reliés par des rhizomes, filaments innombrables, peu
ou non hiérarchisés, que traduisent les Mille plateaux imaginés par G. Deleuze et
F. Guattari (1980). Il correspond aussi, pour d’autres individus moins connectés
aux réseaux des TIC, à l’emboîtement de formes géographiques gigognes
(A. Moles et E. Rohmer, Psychologie de l’espace, 1978 ; Labyrinthes du vécu,
1982) plus classiques : de la maison au vaste monde.
L’espace vécu n’échappe pas à son ancrage dans l’espace de vie du sujet
mobile. À ce titre, il connaît ses centralités et ses marges. Les premières
épousent les polarités des lieux attractifs de la vie quotidienne. Les secondes
correspondent aux zones d’ombre, espaces évités ou négligés, voire ignorés dans
la proximité obscure des espaces de vie.
2.2.3. UNE STRUCTURATION MENTALE ET SOCIALE DE L’ESPACE

Si l’espace vécu décrit un archipel improbable où se mêlent les raisons (des


logiques sociales donc) et les fantasmes de chacun, l’espace de vie obéit à des
règles sociospatiales plus rigoureuses, bien que non dénuées de fantaisie. Ainsi,
l’espace de vie est plutôt relié aux pratiques et à leurs spatialités, tandis que
l’espace vécu s’associe plutôt aux représentations* ; mais toujours de manière
croisée, car les représentations ne sont jamais absentes des pratiques que le vécu
n’ignore pas.
En somme, espaces ou spatialités de vie et vécus sont le produit d’une sorte de
cocktail de facteurs mêlant des effets intemporels et universels de nature
humaine structurale, des déterminations sociales liées aux habitus*, sans omettre
les expressions plus libres de chaque sujet. Le dosage varie selon les individus,
les circonstances et les lieux. Grossièrement, si l’espace de vie penche plus
volontiers du côté des contraintes sociales, l’espace vécu reflète plutôt
l’autonomie du sujet. Pour chacun-e, les interférences entre ses espaces de vie et
vécu reproduisent la dialectique du hasard et de la nécessité. Nous
n’épiloguerons pas, ici, sur la part de libre arbitre que conserve chacun-e d’entre
nous dans l’autoproduction de ses spatialités de vie et vécues, puisqu’elle relève
de l’idiosyncrasie (singularité) de chaque histoire personnelle.

3. SPATIALITÉS COMBINÉES ET FORMES GÉNÉRIQUES DE


L’ESPACE

Les spatialités des pratiques et des vécus sont modelées par l’interaction
sociale*. Leur jeu, apparié à celui des discontinuités partagées que l’action
sociale et le temps produisent, définit une structuration des espaces
géographiques que nous allons maintenant explorer. Cela nous amènera à traiter
successivement du territoire et des lieux, mais aussi de la territorialité, des
réseaux, du paysage. Se référer à la territorialité, comme aux spatialités des
pratiques et du vécu, installe bel et bien la présente démarche de géographie
sociale dans un paradigme holiste et global à trois registres dimensionnels : le
long et le large, le vertical, le représenté et/ou le virtuel.

3.1. TERRITOIRE ET TERRITORIALITÉ


Dans la matière des matrices historiques et spatiales qui engendrent l’espace
social dans la longue durée (voir l’exemple de Concepción, au Chili, chapitre 3),
les systèmes d’action concrets mis en œuvre par les acteurs dessinent des
combinaisons sociospatiales plus ou moins complexes. On ne comprendrait pas
le territoire si l’on ne tenait pas compte de cette dynamique essentielle de
fragmentation des espaces sociaux. Dans sa déclinaison géographique la plus
complète, le territoire n’est après tout qu’un espace puissamment approprié et
vécu par les acteurs qui le produisent, se le représentent, le convoitent, etc.
L’outil méthodologique de la FSS s’avère utile pour le repérer et mesurer
l’intensité comme les limites de son fonctionnement régional et identitaire.
Cependant, comme il a été déjà souligné, les acteurs sociaux sont aussi des
sujets, des individus, des personnes. À ces divers titres, ils pratiquent et vivent
l’espace de façon subjective et personnelle. Ils décrivent des spatialités de vie et
expriment des spatialités vécues (s’inscrivant dans le modèle des MSI, voir plus
haut, chapitre 2) qui compliquent sérieusement l’approche territoriale en la
soumettant aux innombrables représentations des protagonistes (acteurs et
agents) territoriaux.
C’est ce chemin d’une production territoriale complexe que nous allons
maintenant suivre. En le parcourant, nous prêterons une attention particulière à
la dimension politique dont le territoire tire son origine.

3.1.1. LE TERRITOIRE, ESPACE DU POUVOIR ET DU POLITIQUE

Sur le socle et avec le matériau de l’espace géographique et social, le territoire


témoigne de son découpage et de son appropriation collective, selon des
modalités politiques, économiques, idéologiques, combinées ou non, à la fois
matérielles et symboliques. Ce découpage et cette appropriation sont l’œuvre de
groupes sociaux généralement organisés, engagés dans un processus
d’identification, c’est-à-dire se donnant une représentation (identitaire) d’eux-
mêmes, de leur histoire (mémoire), de leur singularité réelle ou supposée
(mythes). Dans ces conditions, le territoire devient de l’espace socialement
informé, qualifié et signifié. C’est ce que Claude Raffestin a appelé une
« sémiotisation de l’espace », la production d’une « sémiosphère ». Ce
phénomène, souvent inscrit dans la durée, fait du territoire un remarquable
champ symbolique, un creuset efficace d’identité collective.
Retenons d’abord que le territoire inscrit l’organisation concrète des pouvoirs
qui régissent la société dans l’espace géographique qu’il découpe. Il exprime, au
niveau national par exemple, la marque essentielle de l’État sur son étendue
territoriale légitime. Il traduit, dans le cas de la France, aux niveaux inférieurs
des communes, des départements et des régions, les déclinaisons locales de cette
architecture étatique. Les appareils idéologiques d’État (l’école, l’administration,
l’armée, etc.), mais aussi d’innombrables institutions privées tendent ou
contribuent à imposer la représentation sociale uniforme de ces territoires
objectivés.
Le territoire relève aussi d’une interprétation plus naturaliste, voire
éthologique de la fragmentation de l’espace géographique. On sait que
l’éthologie est la science des comportements spatiaux des animaux. Dans cette
optique, le territoire serait un espace vital, défendu comme étant sa propriété
exclusive par un animal ou par un groupe d’animaux. Cette définition permet de
remonter aux origines d’un territoire compris comme un espace de régulation
des rapports de force au sein de toute société vivante. Elle le désigne comme le
résultat d’un acte de violence ; espace approprié et balisé sur lequel s’exerce un
contrôle social, en l’occurrence politique et économique, des ressources de tous
ordres qu’il recèle. De caractère fonctionnaliste, la justification de cette
territorialisation coercitive est celle de la survie et de la reproduction du groupe
dominant. Il n’empêche que derrière l’expression de cette force vitale se dévoile
parfois le projet d’exclure les autres : ceux qui ne font pas partie du groupe de
référence.
Le territoire politique peut donc devenir un instrument d’exclusion, un outil de
domination et de ségrégation. Dès lors, c’est un moyen de mise à distance
sociale. On peut bien sûr contester cette acception prédatrice du territoire. Après
tout, la loi n’est pas forcément un outil de domination, d’hégémonie et
d’exclusion. Elle n’exprime pas uniquement une volonté de puissance. Conçue et
décidée par une démocratie, elle peut aussi viser des objectifs altruistes et
généreux : favoriser l’intégration ou la mixité sociale, la citoyenneté, la justice,
la solidarité, le partage et la coopération, etc. Le territoire politique devient alors
le creuset d’un contrat social.
Expression d’une tyrannie ou d’une volonté démocratique, cette dimension
politique oriente le territoire dans la voie de l’action.

3.1.2. TERRITOIRE ET SYSTÈMES D’ACTION


Acteurs et agents tracent dans l’espace les linéaments d’organisations sociales
à buts économiques, culturels, politiques, productrices d’une action collective
sur laquelle se greffent des enjeux publics et privés.
Nous observons que nombre de systèmes d’action formés de la sorte par des
agrégats d’acteurs et d’agents se spatialisent et se territorialisent. Nous ferons
même l’hypothèse que c’est à ce prix qu’ils trouvent une réelle consistance et
une efficacité, qu’ils acquièrent une meilleure lisibilité et que des effets de
solidarité s’y développent. C’est par leur territorialisation que nombre de
systèmes d’action trouvent leur régime de gouvernance et remplissent leur
fonction systémique, agençant et confrontant les interventions d’acteurs
endogènes, exogènes et transitionnels.
Ces jeux d’acteurs, constitués en systèmes d’action concrets, produisent des
spatialités : discontinuités, bifurcations, ruptures sociales et spatiales qui
génèrent à leur tour des fragmentations territoriales. Celles-ci s’opèrent, par
exemple, au rythme de la division des groupes d’acteurs qui, à l’intérieur des
systèmes qu’ils constituent, entrent parfois en concurrence, en conflit, en
dissidence et se scindent. En effet, tout système d’acteurs territorialisés
sélectionne et sectionne l’espace de son action autour d’attracteurs définissant
ses objectifs centraux. Ces attracteurs sont à la fois concrets et symboliques,
matériels et idéels. Ils peuvent revêtir la forme d’une organisation territoriale de
proximité, gérée par des conventions plus ou moins implicites, voire des contrats
plus formels. Citons comme exemples : une aire d’agriculture spécialisée, un
quartier ou un secteur urbain identitaire, la zone forestière d’un groupe tribal
amazonien, un système productif localisé ou un cluster à développer, un bassin
d’activités où s’opèrent des échanges entre les entreprises, etc. (cf. chapitre 3,
p. 84).
Il existe aussi des attracteurs et des territoires qui leur sont liés disposés en
réseaux. Ils fonctionnent alors fréquemment sur la base d’un contrat, selon une
logique d’affinités culturelles ou proxémiques ne tenant pas vraiment compte de
la proximité spatiale. C’est le cas des réseaux de villes créés ces dernières années
dans de nombreux pays ; c’est aussi, par exemple, celui des régions
d’aménagement de la République fédérale d’Allemagne.
Le territoire n’est donc, en aucun cas, une réalité strictement politique, au sens
public et institutionnel du terme. Pour qu’il soit collectivement perçu, plus
encore approprié et partagé, pour qu’il soit incorporé par les agents et les acteurs
qui le définissent en tant qu’enjeu identitaire, il faut absolument qu’il intègre
d’autres dimensions. Autant que politique, le territoire est sans doute social et
culturel ; soit partage, vécu, représentation et identité collective.

3.1.3. LA TERRITORIALITÉ OU LA TENSION SUJET-TERRITOIRE

Les paragraphes qui précèdent définissent deux dimensions du territoire.


Résumons-les :
– (A) La première revient à l’assimiler à l’espace politique et administratif.
Dans cette optique, le territoire se révèle une médiation précieuse, un contexte
essentiel pour l’exercice du gouvernement et du pouvoir.
– (B) La deuxième dimension, sans recouvrement absolu ni automatique avec
les formes qu’engendre la précédente, en fait une combinaison singulière de
systèmes d’action.
– Il n’en reste pas moins vrai que le territoire s’identifie également à un
rapport vécu pour chaque agent et pour chaque acteur, pour chaque habitant (C).
Il se cristallise, pour chaque être humain, au gré de sa vie de réseau et des
mobilités qui la rendent possible, mais aussi en fonction des représentations et
des imaginaires, des spatialités de tous ordres qui accompagnent ses pratiques
(lecture à l’aide de la MSI, cf. chapitre 2, p. 54). Du point de vue du sujet, de
l’individu, de l’acteur, les territoires, y compris politiques, sont d’abord des
représentations sociales modifiées par le jeu des MSI.
Entre (A), (B) et (C), il existe forcément des tensions. Leur intensité diffère
selon les individus et les espaces. Elles révèlent deux niveaux de la réalité
sociospatiale. D’une part, le contexte, celui des enjeux et des déterminations
collectives, (A) et (B), soit le pôle des contingences que rencontre l’action
individuelle et collective située. D’autre part, le tissu des motivations,
représentations et stratégies individuelles (C). Ces dernières, même si elles
résultent aussi d’une genèse sociale, d’un effet de lieu ou de territoire, accordent
une large place à l’autonomie, à la compétence de l’individu. Finalement, le
comportement de chacun-e, dans la société et dans l’espace, obéit à ces deux
ensembles d’influences, à ces deux énergies.
C’est ce faisceau de tensions, dans le triangle (A)-(B)-(C), que nous
appellerons territorialité. Il agence et articule les échelles des territoires et des
réseaux que fréquente chaque individu. Il dévoile la manière dont chacun-e tisse
sa relation aux espaces qu’il pratique, qu’il se représente et auxquels il
s’identifie. Le couple territoire/territorialité est un fait géographique structurant
pour la société comme pour l’espace.
Dans l’encadré qui suit, l’exemple du Pays-de-Serres de l’Agenais (Aquitaine,
France) retrace le cheminement d’une méthode d’évaluation du degré de
construction d’un territoire présumé. En partant de l’analyse de l’espace par
l’outil de la FSS, à partir d’un nom de lieu ou de pays, nous repérons, dans cette
petite région rurale et périurbaine du Sud-Ouest français, les territoires (FSS) et
les territorialités (MSI) qui s’esquissent. Les unes et les autres mesurent les
sérieuses limites de la consistance sociale et des imaginaires de ce petit espace
géographique qui n’a de territoire que son nom récemment fabriqué.

FIGURE 4.1 LE PAYS-DE-SERRES : UN TERRITOIRE RURAL


AVORTÉ
Le nom de Pays-de-Serres vient des lanières que découpent les affluents du
Lot et de la Garonne dans le plateau que ces deux cours d’eau isolent avant leur
confluent. Ce haut pays agricole (de 150 à 170 mètres au-dessus des vallées) qui
s’étend d’est en ouest sur une soixantaine de kilomètres, est grignoté, au nord
comme au sud, par les aires périurbaines de Villeneuve-sur-Lot et d’Agen,
distantes d’une trentaine de kilomètres. Sa population, renouvelée depuis trois ou
quatre décennies, adopte désormais des modes de vie urbains et les vrais
agriculteurs s’y font rares.
Si on l’étudie à l’aide du modèle de la FSS (cf. chapitre 2), on remarque les
points suivants :
– Activement promu, en tant que pays rural, par une association de
développement très militante (petits agriculteurs progressistes, nouveaux
résidants, animateurs ruraux, enseignants…), le Pays-de-Serres n’affiche
pourtant aucune consistance politique. Il éveille même l’hostilité des conseillers
généraux qui le perçoivent comme un concurrent du pouvoir départemental. Sa
dimension (A) n’existe pas.
– Tiraillé entre une agriculture en recul et une urbanisation rampante
(économie présentielle), il ne revêt pas de cohérence économique. Sa
composante (B) est faible.
– En revanche, son identité géographique, soulignée par le panneautage
routier à visées touristiques (« route des bastides du Pays-de-Serres »), est réelle.
Sur 160 habitants interrogés, rares sont ceux qui ignorent ce nom de pays.
– La reconnaissance commune d’un paysage rustique apprécié par
les habitants, les images ruralistes partagées par la population, bien qu’en
décalage avec les réalités d’un mode de vie qui s’urbanise, confèrent au Pays-de-
Serres une indéniable texture idéologique.
Ainsi se profile un territoire aussi inachevé que fragile, reposant sur une
alliance bien aléatoire entre la géographie des paysages et l’idéologie.
Quant aux représentations habitantes (C), elles ne livrent guère de spatialités
vécues intégrant le Pays-de-Serres. Dans le meilleur des cas, nos interlocuteurs
résidants ne sont qu’une trentaine sur 160 à utiliser son nom pour désigner leur
cadre de vie. Quand on leur demande de préciser ses limites, la plupart le
ramènent à deux ou trois cantons, soit un cercle d’une quinzaine de kilomètres
centré sur leur domicile. Dans leur imaginaire d’un espace vécu localisé, ces
aires étroites s’associent aux deux villes moyennes locales : Villeneuve-sur-Lot
et Agen.
Ainsi, l’hypothèse d’un territoire et de territorialités du Pays-de-Serres ne se
vérifie pas. Cet échec résulte, d’une part, de la faiblesse de son architecture
structurelle (une ou deux instances de la FSS sur quatre, seulement, semblent
« fonctionner » ici) ; déficit en (A) et (B). Il provient, d’autre part, de
l’inadéquation de cette idée de pays aux espaces vécus et aux pratiques (MSI),
comme aux territoires politiques connus de tous et de toutes ; faiblesse de (C).
Les territoires identitaires et les territorialités (résultats des tensions entre (A)-
(B)-(C)), au dire des habitants interrogés, se déclinent dans l’ordre suivant
(décroissant) des ressentis d’appartenance dominante : le Sud-Ouest, la France,
le Lot-et-Garonne (département), la commune de résidence, l’Europe, l’Agenais,
l’Aquitaine (Région), puis seulement le Pays-de-Serres, supplantant tout juste le
canton.

3.2. DU TERRITOIRE AU PAYSAGE

Le paysage porte l’empreinte, la signature des sociétés, des civilisations qui


l’ont produit ou le produisent. Rien que cela suffit pour que nous le retenions
dans notre perspective de géographie sociale, d’autant que sa fonction sociale ne
s’arrête pas là. En effet, le paysage rassemble souvent les géosymboles, les
signes emblématiques visibles, collectivement partagés, d’une appartenance,
d’une identité territoriale. Ce constat nous conduit ici à nous interroger sur la
définition et sur le statut du paysage, conçu comme une articulation de rapports
sociaux et spatiaux, donc comme une clé de la géographie sociale. À ce titre, les
paysages dévoilés par l’expérience sensible, interprétés et qualifiés à la lumière
des idéologies territoriales, des habitus de groupe et de classe, s’inscrivent au
registre des représentations mentales et sociales qui fondent le vécu territorial.
Comme l’a fort bien indiqué Augustin Berque, le paysage est
fondamentalement une « trajection », soit un phénomène relationnel, social et
intime, une intentionnalité signifiante dirigée par tout individu, par tout sujet
vers son environnement. Le paysage ne peut pas uniquement s’appréhender au
travers du dualisme classique : celui de l’objet et du sujet, de la nature et de
l’œil. Ce n’est pas seulement, comme le décrivent Thierry Brossard et Jean-
Claude Wieber, une interface, le « système du paysage visible », placé entre
deux systèmes : le « système producteur » formé par les objets et le « système
utilisateur » des êtres humains qui le déchiffrent. Le paysage, en tant que
représentation, résulte d’une sorte de mouvement de l’être humain vers le
monde. C’est, à ce titre, une tension en fonction de laquelle objet et sujet se
construisent réciproquement. C’est cette relation fondamentale qui fait paysage.
Elle permet de comprendre la double implication de celui-ci en tant qu’objet
quelque peu étrange, mystérieux, partiellement imaginaire, mais aussi en tant
que représentation mentale, que sensibilité socialement (ou non) partagée.
Les travaux d’Augustin Berque nous mettent sur la voie de cette
phénoménologie paysagère. Pour lui, c’est la géographie culturelle qui peut
définir une vraie relation du sujet humain au paysage. En effet, pour comprendre
le sens de celui-ci, il ne suffit pas de savoir ce qui l’a produit en tant qu’objet,
mais il convient de le saisir au travers d’un regard, d’une conscience, d’une
expérience, d’une esthétique, géré par une politique, observé dans une attente
particulière, etc. Il importe aussi de le considérer comme une « matrice », car il
détermine le regard qui le crée. Ainsi le paysage devient « médiance », soit « un
complexe orienté (effet de l’intentionnalité perceptive) à la fois subjectif et
objectif, physique et phénoménal, écologique et symbolique » (Médiance : de
milieux en paysages, 2000).
Cette approche sensible et phénoménale du paysage renseigne de manière
directe sur la nature profonde du rapport de l’homme à son espace vécu, sa
spatialité et sa territorialité. Une enquête sur la sensibilité paysagère
des habitants fournit, par exemple, de précieuses indications sur les sentiments
de bien-être ou de mal-être éprouvés par tout individu dans ses lieux de vie. Ces
informations s’avèrent d’un grand intérêt lorsqu’il s’agit de concevoir des
politiques d’aménagement de l’espace. Mais le rapport des individus et des
groupes sociaux aux paysages n’est pas une stricte affaire de géographie
culturelle, c’est aussi, fondamentalement, une question de géographie sociale,
comme le prouve l’exemple qui suit.

Déterminants sociaux, pratiques spatiales et représentations paysagères

Dans un article consacré aux paysages de la forêt d’Écouves, en Normandie, Armand Frémont a
montré de quelle façon la perception comme l’imaginaire des paysages reposent sur une
combinaison corrélée de pratiques et de représentations, de rapports matériels et idéels, sociaux et
sensibles.
Ainsi, dans la forêt d’Écouves, une géographie sociale des paysages de la chasse amène à en
distinguer au moins trois, en fonction de la condition sociale des individus et de leurs pratiques
cynégétiques.
– Les membres de la grande bourgeoisie régionale et parisienne décrivent un paysage de la chasse à
courre. C’est celui du rendez-vous royal des croix forestières, des itinéraires de la chevauchée dans
la haute futaie.
– Pour l’agriculteur qui tire au fusil sarcelles et canards autour de son étang, le paysage de la chasse
se confond avec celui des petits matins embrumés, de l’espace indécis, végétal et liquide de ces
zones humides.
– Pour l’ouvrier agricole, pour le braconnier qui parcourt les lisières et les layons écartés où il pose
ses collets, le paysage de la chasse est celui des sous-bois denses, des halliers et des territoires du
petit gibier.
Au total, l’outil paysager se révèle d’une grande fécondité pour une approche
de géographie sociale. Outre qu’il permet d’affiner la connaissance des procès et
des effets identitaires découlant des spatialités, il conduit à mieux cerner les
enjeux sociaux pesant sur les territoires, à repérer une dimension territoriale du
bien-être et de la qualité de la vie. Il amène à mieux comprendre les rapports
dialectiques qui unissent les faits de société et de culture. Le paysage renvoie
d’ailleurs aux notions de territoire, de lieu, de pays. Il se réfère, comme ces
autres termes, à des espaces normés et signifiés par des collectivités humaines.
Toutes les définitions du paysage ne le présentent-elles pas comme une
« étendue de pays », un ensemble, une unité d’objets rassemblés par un même et
unique coup d’œil, celui d’un observateur campé sur une hauteur et découvrant
du regard un panorama ? Dès lors, le paysage décrirait (voire créerait)
l’existence visible d’un pays, d’un territoire par ailleurs invisible,
insoupçonnable pour les sens. Il tire profit de l’évidence de la chose vue. Il entre,
comme réalité à la fois matérielle et idéelle, dans la mécanique constitutive des
médiations sociales faisant usage de l’espace et de ses dispositifs.

3.3. DU TERRITOIRE AU LIEU

Une autre manière d’aborder le territoire, c’est de le comparer à un terme


voisin, celui de lieu, the place des auteurs anglo-saxons (Y. F. Tuan, Topophilia,
1974 ; R. D. Sack, Conceptions of Space in Social Thought, 1980 ; N. Entrikin,
The Betweenness of Place, 1991). Dans l’espace géographique, les lieux se
distinguent beaucoup plus aisément que les territoires. En général, leurs limites
se perçoivent sans ambiguïté. On entre et l’on sort, réellement ou virtuellement,
d’un lieu, pour une raison bien précise. Les lieux sont des espaces ou des
édifices bien circonscrits qui accueillent des spatialités relativement
stéréotypées. Ils abolissent la distance pour remplir une fonction de proximité
(ou de communauté), topographique ou topologique. Leur réalité surgit de leur
clôture. Alors que le territoire se laisse difficilement borner dans nos
représentations, le lieu tire de sa fermeture le plus clair de son identité. Le lieu se
définit donc par la contiguïté des points qui le composent, par le principe de
coprésence d’êtres et de choses porteurs d’un sens social particulier. Le lieu
produit une sorte de contraction de l’espace. Il le polarise.
Localisation dans l’espace obtenue par l’intersection ponctuelle de deux ou de
plusieurs droites, le lieu ne tient pas fondamentalement à une question d’échelle,
même si les plus nombreux s’installent dans la proximité et dans l’extrême
« localité ». Le lieu, derrière l’idée d’un espace circonscrit, s’affirme avant tout
comme une position relative, dépendant des contextes de son observation ou de
sa pratique. Ainsi, pour le citadin qui se déplace dans la ville, la poste où il va
expédier son courrier, la gare où il prend le train, la place de la ville où il
s’assied à la terrasse d’un café, l’endroit précis où il travaille, la maison où il
habite, son quartier dont il repère les limites… Tous sont des lieux. Certains de
ces lieux sont aussi des territoires : appropriés, affectivement et pratiquement
investis, vécus comme des prolongements de soi, de son propre corps,
défendus… Cependant, pour l’astronaute à bord d’une navette ou d’une station
spatiale, la terre (planète bleue) qu’il observe depuis le ciel est aussi un lieu,
distinct et fini, bien cerné, où il espère bientôt rentrer.
Certains auteurs, comme Denis Retaillé, voient également dans le lieu une
réalité spatiale circonstancielle et mobile, susceptible de se produire et de se
reproduire sur des sites différents. Les jeux Olympiques seraient, de la sorte, un
lieu, toujours à peu près identique autour de ses emblèmes (les anneaux
entrelacés, la flamme, le village olympique, les installations sportives, etc.), mais
ayant néanmoins « lieu », tous les quatre ans, en des sites différents. Pour Denis
Retaillé (Les lieux de la mondialisation, 2013), le lieu relèverait ainsi d’une
dialectique de l’espace mobile et de l’ancrage dans les territoires.
Bernard Debarbieux (« Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique »,
L’Espace géographique, 1995) interprète le lieu comme un symbole, mais aussi
comme une figure de rhétorique. D’après lui, l’évocation implicite du territoire
par l’un des lieux symboliques qui le composent s’apparente à une synecdoque,
soit à l’expression d’une totalité à partir de l’une de ses composantes. La Tour
Eiffel, symbolisant Paris, en constitue le « lieu attribut ». Les moulins
emblématiques des Pays-Bas, ou le village représentant la France sont, à ces
titres, des « lieux génériques ». Lorsqu’il accueille les cendres ou la dépouille
d’un grand personnage, le Panthéon joue le rôle de « lieu de condensation », de
cristallisation de l’identité française autour de l’État, de la nation et du territoire.
Aux États-Unis, le cimetière d’Arlington tient à peu près le même rôle.
Le territoire regroupe et associe les lieux. Inversement, territorialiser un
espace ne revient-il pas à y multiplier les lieux ? Si le territoire réussit, si la pâte
territoriale lève, ces lieux formeront un réseau, concret et symbolique. Entre lieu
et territoire, la différence tient fréquemment à une question de lisibilité
géographique. Le territoire souvent abstrait, idéel, vécu et ressenti plus que
visuellement repéré et circonscrit (lorsqu’il n’est pas, répétons-le, d’essence
strictement politique), englobe des lieux qui se singularisent par leur valeur
d’usage, par leur saisissante réalité.
À la différence du lieu, le territoire affiche en effet une virtualité croissante. Il
s’inscrit surtout dans l’ordre des représentations. Il se délite et fait place à des
organisations en réseau qui le parcourent et le charpentent, lui imposant une
métrique topologique et une dynamique nouvelle. Le principe de connexité des
lieux principaux ou centraux qui le composent rend sa représentation
cartographique traditionnelle (espace fermé et continu) malaisée. En somme, si
le lieu se définit avant tout par des fonctions et des pratiques, à la fois
individuelles et collectives, le territoire exprime plutôt un système de
représentations, une idéologie et une autorité. Le territoire a besoin du canevas
concret et symbolique des lieux pour devenir réalité. Les lieux entrent ainsi dans
le double processus d’élaboration fonctionnelle et symbolique des territoires.

3.4. DU LIEU AU RÉSEAU

Le réseau géographique est un assemblage de lieux émergeant d’un espace


dont ils se désolidarisent partiellement pour installer entre eux, par acteurs
interposés, des connexions qui leur sont spécifiques. Le réseau fonctionne donc
sur la base d’un principe topologique de discontinuité spatiale et de commutation
à distance entre éléments, niveaux ou échelles géographiques. Les liens
techniques et sociaux entre les lieux formant réseau empruntent des canaux
tantôt matériels (infrastructures diverses et moyens de transport, câble), tantôt
immatériels (TIC par voie hertzienne). En fait, les lieux mis de la sorte en réseau
participent aussi, parfois, à des territoires dans lesquels ils établissent, avec
d’autres lieux voisins et contigus, des relations solidaires de proximité. Il n’est
donc pas faux d’affirmer que territoires et réseaux communiquent, voire
s’imbriquent et se complètent pour structurer ensemble les espaces
géographiques (voir l’exemple ci-dessous). À vrai dire, les réseaux ne sont pas
qu’affaires de lieux, ils concernent aussi des individus et des organisations :
réseaux sociaux et d’entreprise.

Bologne (Italie) : quand le réseau social produit du territoire

« “Originaire d’un village de Toscane où tout le monde se fréquente, je me suis retrouvé à Bologne,
dans un quartier où je ne connaissais personne […] Je rentre tard le soir et avec ma femme sud-
africaine, nous regrettions que notre fils de deux ans n’ait personne avec qui jouer. J’ai donc décidé
de créer un groupe sur Facebook et j’ai collé des petites affiches sur les murs du quartier pour en
faire l’annonce.” En quinze jours, la social street de la rue Fondazza enregistre une centaine
d’adhérents. Les résidants qui se croisaient sans se saluer commencent par dialoguer en ligne, puis
se retrouvent au café du coin avant de s’inviter les uns chez les autres. On se passe des vêtements
d’enfants ou des poussettes. “On a recréé un tissu social urbain” […] Les promoteurs du site ont
posé quelques règles : ne sont admis que les résidants de via Fondazza et des rues adjacentes, car
“l’espace territorial doit être restreint pour que les gens puissent réellement se connaître”. Depuis
quelques mois une quarantaine de social streets ont été lancées à Bologne. »
Source : JOZSEF Éric, Libération du 31 mars 2014.

Les réseaux techniques et matériels s’inscrivent fréquemment, quant à eux,


dans des territoires qui leur confèrent de strictes limites*. On pourrait même
affirmer que de tels réseaux contribuent à consolider ces territoires en favorisant
les échanges en leur sein. Ainsi, les voies de Réseau ferré de France restent dans
les limites du territoire français dont elles desservent d’innombrables lieux (de
moins en moins il est vrai). Cette restriction n’interdit pas les commutations de
réseau à réseau, avec ceux des pays voisins. Certains réseaux interfèrent même à
l’échelle européenne, c’est le cas de Thalys qui relie Paris à Bruxelles,
Amsterdam et Essen, ou d’Eurostar de Paris à Londres. Ces réseaux matériels
vivent au rythme des spatialités, celles des rames qui circulent, des voyageurs
qui les utilisent et des personnels qui en assurent le fonctionnement. On pourrait
écrire (on a écrit) des romans et des nouvelles sans nombre à propos de telles
spatialités ferroviaires. La géographie de ce réseau s’identifie autant par les
spatialités de tous ordres des individus qui l’animent que par les infrastructures
matérielles qui en dessinent la carte et le paysage.

FIGURE 4.2 LES RÉSEAUX ISLAMISTES AU MALI EN 2013


Les réseaux qui ne relient que des lieux éphémères (de fêtes et de festivals
comme le réseau des fêtes basques, ceux des systèmes et champs migratoires et
des déplacements nomades, etc.), ou a fortiori des personnes, ne jouissent pas de
la même stabilité, ni du même ancrage spatial que les précédents.
Manifesteraient-ils l’existence d’un espace devenu mobile, ou traduisent-ils la
mobilité croissante des humains et le développement d’événements qui, bien que
répétitifs, ne marquent que sporadiquement l’espace ? L’analyse des réseaux
sociaux formés par les acteurs du conflit malien (D. Retaillé et O. Walther,
Annales de géographie, 2013) illustre bien ce dilemme.
Au nord du Mali, les indépendantistes touaregs et les terroristes islamistes
sont connectés par un petit nombre de brokers (intermédiaires), dont le plus
important est Yad ag Ghaly. La figure représente les liens existant entre rebelles
et islamistes avant l’intervention militaire conduite par la France en 2013.
Commutateur principal de ces réseaux, Yad ag Ghaly n’occupe de position
centrale dans aucun. Cependant, sa prise de la ville de Kidal provoqua
l’offensive d’avril des forces françaises, comme si cet ancrage spatial du
commutateur des réseaux mobiles et terroristes devenait insupportable pour les
tenants du pouvoir territorial, l’État malien et ses alliés français.
Notons que dans un réseau d’individus, la centralité d’un acteur social peut
être évaluée de deux manières : centralité de degré qui mesure le nombre de ses
liens (forts et faibles) avec le reste du réseau ; centralité d’intermédiarité qui
indique dans quelle mesure un acteur (dénommé broker) occupe une position de
médiation entre les autres acteurs du réseau.
À l’image des territoires et des lieux, les réseaux constituent des types
génériques d’articulation des spatialités les plus diverses. Loin d’être
homogènes, ces structures géographiques connaissent des segmentations
internes, des jeux de distances socio-économiques, ethniques, générationnelles
ou de genre. Tous se traduisent par d’innombrables ajustements sociaux qui
instrumentalisent l’espace.
CHAPITRE 5
LES AJUSTEMENTS SOCIAUX AVEC
L’ESPACE
1. SÉPARATION, SÉGRÉGATION, EXCLUSION
2. MIXITÉ, VIVRE-ENSEMBLE ET JUSTICE SOCIOSPATIALE

Parmi ces ajustements sociaux avec l’espace, ceux qui relèvent de la


distinction (dans son sens apparu au XVIIe siècle, celui de « supériorité »
plaçant la chose ou l’individu distingué « au-dessus du commun ») évoquent
une situation gratifiante impliquant, de la part des individus qui la recherchent
et en bénéficient, une position sociale et spatiale dominante. La ségrégation,
en tant que séparation spatiale de populations jugées différentes, procède
quant à elle de la discrimination, soit du traitement inégal, voire infériorisant
de groupes dominés. Elle consiste à les mettre à l’écart du noyau dominant et
des espaces qu’il occupe, par l’effet de mécanismes économiques, politiques
ou juridiques.
Selon cette logique, les nantis, surtout s’ils appartiennent à des groupes
ethniques et sociaux hégémoniques, cherchent à se distinguer de la masse. Ils le
font pour des raisons diverses. Certaines tiennent à de stricts préjugés, raciaux en
particulier, ou à un sentiment de peur sociale (crainte sécuritaire) plus ou moins
fondée. D’autres se confondent avec le souci de s’installer dans des lieux
privilégiés leur apportant bien-être, commodités diverses, cadre de vie agréable
et, de fait, par rétroaction d’effet de lieu, une sorte de supplément de notoriété.
Ainsi les classes dominantes s’efforcent de se distancier spatialement de la
masse en occupant des places, des positions avantageuses dans l’espace social :
beaux quartiers urbains, zones d’habitation fermées et protégées, lotissements
périurbains luxueux, belles demeures rurales ou balnéaires, etc.
À l’opposé de cette formule de division sociale radicale des espaces sociaux,
on peut en imaginer d’autres, privilégiant la mixité, la cohabitation ou le vivre-
ensemble de catégories sociales, ethniques et culturelles très différentes, mais
toutes considérées comme égales et citoyennes. L’idée de justice sociospatiale
participe de cet objectif auquel parviennent surtout les collectivités qui réduisent
les distances socio-économiques et ethniques, y compris dans leur dimension
spatiale, au sein de leurs populations.

1. SÉPARATION, SÉGRÉGATION, EXCLUSION

On admettra que quelles que soient les mobilités contemporaines, le (ou les)
lieu(x) de résidence défini(ssen)t la position sociale la plus significative et la
plus parlante de l’individu ou du groupe familial dans l’espace géographique.
Pour qualifier socialement une personne, le lieu de son « habiter » fournit en
effet un indicateur commode et globalement significatif, bien que non exclusif.
La location ou l’acquisition d’une résidence ne nécessite-t-elle pas une
mobilisation de capitaux divers (financier, social, culturel, géographique)
témoignant d’une position, traduisant une représentation de soi, de sa famille et
de son groupe d’identité dans l’espace social ? Certes, les lieux du travail et des
loisirs, des vacances et autres villégiatures, ceux de la consommation (du
shopping en particulier) et plus largement les cheminements, les itinéraires
réguliers de chacun-e contribuent aussi à ce positionnement. Cependant, aucun
ne tient un rôle aussi complet, en matière de distinction et de qualification
sociale, qu’un espace de la résidence (logement, maison) et de ses alentours où
s’expriment des moyens d’existence, mais aussi les aspirations ou les
frustrations de la vie ; espace de la maison où se joue également, en grande part,
la reproduction sociale. Affirmer ce premier postulat revient à en inférer un
second, celui de l’existence de liens étroits entre la division sociale de l’espace et
la distribution géographique des différentes formes d’habitat.

1.1. À PROPOS DE LA SÉGRÉGATION SOCIOSPATIALE

Qu’est-ce que la ségrégation sociospatiale ? Qu’est-ce que la discrimination ?


En partant de quelques exemples flagrants, nous nous interrogerons sur les
causes et sur les effets de ces phénomènes, avant de montrer que loin d’être en
voie d’endiguement, la ségrégation perdure et se renouvelle sans cesse.

1.1.1. SÉGRÉGATION ET DISCRIMINATION, ENFERMENENT

La ségrégation, à la fois état et processus, est l’action de mettre à part, de


séparer une partie d’un tout. Le mot vient du latin segregare qui signifie « mettre
un animal à l’écart du troupeau ». L’École de Chicago, avec sa thèse du « cycle
de l’intégration urbaine », en avait donné une interprétation d’écologie humaine
plutôt rassurante (voir chapitre 1). Les représentants des minorités raciales,
religieuses et nationales arrivant dans les villes américaines ne se réfugiaient-ils
pas dans leurs ghettos (juif, chinois, irlandais, italien, noir, etc.) pour y trouver
secours et solidarité en attendant mieux ?
En fait, depuis les années 1960-1970, le phénomène d’exclusion (littéralement
expulsion) et la ségrégation tant sociale qu’économique et ethnique qu’il
provoque, sont perçus « comme un trait de pathologie urbaine qui aggrave les
disparités d’accès au travail, aux équipements, à la culture » (J. Brun et
C. Bonvalet, Logement et habitat, l’état des savoirs, 1998). Dans le contexte de
la montée de la précarité qui affecte les pays riches, la notion de ségrégation est
associée aux phénomènes de relégation, de fracture sociale, d’assignation, soit
d’obligation de fait (non juridique), imposée à certaines catégories sociales, de
résider et de vivre dans un lieu donné. Pour Yves Grafmeyer, la ségrégation
« doit être considérée comme un fait social de mise à distance et comme une
séparation physique. » Elle caractérise « les populations qui non seulement
connaissent une forte concentration spatiale, mais qui de surcroît se trouvent plus
ou moins assignées à cette concentration, sous l’effet de pratiques et de logiques
d’exclusion ou de relégation » (Y. Grafmeyer, in La ségrégation dans la ville,
1994).
La discrimination est aussi une manière de distinguer et d’isoler, surtout de
traiter différemment certains individus, généralement représentatifs d’une
catégorie de race, de sexe, d’âge, de classe, jugée inférieure, subalterne, et/ou
moins légitime que les autres (préférence nationale). Parfois, la discrimination
dite positive avantage à la marge les discriminés, de manière à leur ouvrir les
portes de l’ascension sociale et de l’intégration. D’un point de vue spatial, elle se
traduit de différentes façons : aides spécifiques à l’accès au logement dans des
quartiers d’habitat mixte, inscription d’élèves discriminés dans certaines classes
de prestige des établissements d’enseignement des quartiers favorisés,
renforcement des services et équipements dans les zones d’habitation les plus
pauvres (bibliothèques et écoles dans les barrios de Medellín, Colombie, par
exemple), etc.
Le terme de ségrégation désigne donc une pratique délibérée de mise à
distance. Il devrait être réservé aux cas où des groupes dominants imposent, par
la loi et par la force, une discrimination, sociale et/ou spatiale négative, à ceux
qui dépendent de son pouvoir. J. Brun note à ce propos que le terme se prête un
peu trop à des glissements de sens. D’après lui, il vaudrait mieux lui préférer,
dans sa dimension géographique courante (celle du jeu des forces économiques
structurelles ou des décisions individuelles qui aboutissent à des regroupements
spécifiques de population), des formulations telles que : division, différenciation,
spécialisation sociale de l’espace… Soit des mots qui ne suggèrent pas
forcément une entreprise délibérée de concentration (ou polarisation), imposée à
certains groupes sociaux dans des zones spécifiques, vite dévalorisées, d’habitat
et de vie. Quant à la ségrégation, il faudrait réserver le terme à ces dernières
situations, justement ; à certaines séquences très coercitives vis-à-vis des Noirs
de l’histoire des sociétés nord-américaines, à l’apartheid (Afrique du Sud), aux
anciens ghettos juifs d’Europe, etc.
Si l’enfermement est parfois recherché dans sa dimension spatiale et
résidentielle par les personnes qui le vivent (cas des gated-communities de riches
que nous aborderons plus loin), il est le plus souvent subi par les détenus des
prisons ou les relégués des camps de tous ordres : de concentration, de rétention,
de réfugiés… Il constitue la forme la plus extrême de la ségrégation et de la
discrimination : voulue, acceptée et positive dans les quartiers clos et protégés ;
imposée et négative, ressentie comme une blessure (on parle de peine) dans les
prisons et dans les camps.

1.1.2. DES CAS AFFIRMÉS DE SÉGRÉGATION

Ainsi, en vertu du Group Areas Act de 1948, les centres des villes sud-
africaines ont été déclarés « zones blanches ». En conséquence, les autorités ont
déplacé plusieurs milliers de familles noires, logeant jusqu’alors dans la partie
centrale (quartiers blancs) de Johannesburg, les obligeant par la force à
déménager vers les townships du sud de l’agglomération.
Aux États-Unis, la situation est plus nuancée. Les lois s’opposant à la
discrimination raciale ne manquent pas ; sauf que, dans les faits, et c’est bien une
forme indirecte de ségrégation, des quartiers entiers, peuplés par des minorités
pauvres, sont abandonnés par les pouvoirs publics. Dans ce vaste pays, la
persistance de la ségrégation, comme ses différences régionales (plus forte au
Nord et au Nord-Est), s’explique par des facteurs à la fois traditionnels
(mentalités) et contextuels, notamment la vague d’immigration massive
enregistrée depuis les années 1970.
De fait, la ségrégation ethno-raciale est, aux États-Unis, en partie seulement
liée à des choix volontaires (figure du ghetto librement recherché). En réalité, ce
sont les contraintes socio-économiques et immobilières qui l’engendrent. De
plus, les trois facteurs qui la produisent, à savoir l’hostilité des dominants
(population blanche et anglophone pour l’essentiel), les obstacles économiques
du coût d’accès au logement et les choix personnels liés à des affinités
communautaires ou personnelles, n’interviennent pas isolément, mais, la plupart
du temps, de façon conjointe. La ségrégation ethno-raciale s’accompagne donc
d’une ségrégation socio-économique qui l’aggrave.
En fait, dès qu’ils en ont les moyens financiers, les habitants des ghettos
cherchent à gagner des quartiers plus mixtes et de meilleure qualité de vie. Si les
Asiatiques ou les Hispaniques y parviennent, les Noirs des villes américaines
éprouvent plus de difficultés à y réussir. Ils se heurtent à des refus de prêts
bancaires, ainsi qu’à l’attitude discriminatoire de certains agents immobiliers.
Malgré tout, lorsque certains d’entre eux, de bon niveau social, réussissent à
s’installer dans un quartier peuplé de Blancs, il y a de fortes chances pour que
ces derniers déménagent et, qu’à terme, le ghetto se reconstitue. La persistance,
même adoucie, des préjugés raciaux, associée à la crainte, pour les Blancs, de
voir leur bien immobilier dévalorisé du fait de l’installation de minorités, motive
ces comportements. Quelle que soit l’interdiction légale de toute discrimination
raciale, en matière de logement, par la loi américaine (Fair Housing Act de
1968).
Les États-Unis, bien entendu, ne sont pas les seuls à enregistrer de tels
phénomènes d’évitement des minorités. Dans certaines communes françaises
(Bouliac dans la proche banlieue bordelaise), comme un peu partout en Europe
(Europe du Nord exclue), l’obligation de construire des pavillons sur des terrains
de grande superficie (autre effet géographique de dissuasion pour les plus
modestes) écrème les résidants.
1.1.3. L’ENCHAÎNEMENT DE LA SÉGRÉGATION ET DE SES EFFETS

Ce qui caractérise la ségrégation, c’est qu’elle s’entretient d’elle-même.


Frédérick Douzet observe que « la ségrégation résidentielle encourage la
persistance de préjugés qui encourage à son tour le maintien de la ségrégation ».
En revanche, aux États-Unis, l’arrivée de minorités dans un territoire, si elle
n’entraîne pas, ce qui est souvent le cas, le départ immédiat des habitants plus
anciens, abaisse assez vite le seuil d’intolérance raciale et restreint la
ségrégation. Une sorte d’effet de proximité, d’écrasement inévitable des
distances sociales, lié à la réduction des distances spatiales entre communautés
ou entre individus, s’exerce alors et tend à augmenter la mixité ethno-raciale. La
présence d’une université, comme celle de Columbia aux portes de Harlem
(New York), celle d’établissements administratifs ou militaires, vont dans le
même sens. C’est au contraire lorsque la mobilité des minorités appauvries n’est
plus permise (déménagements et déplacements impossibles, faute de moyens)
que leur concentration dans les espaces urbains en crise (effet de souricière),
abandonnés par les services publics, alimente les ghettos les plus sordides (Noirs
afro-américains à Détroit, à Philadelphie, à Denver, à New Orleans, à Los
Angeles par exemple).
Lié à la ségrégation, un cycle infernal s’enclenche alors : pas d’accès aux
services de santé ou à l’éducation, pas de perspectives d’emploi ; d’où le
développement de la criminalité (activités illégales) qui renforce à son tour la
ségrégation par la peur que ces minorités suscitent. À ce compte, l’espace social
expliquerait en partie la ségrégation. W. J. Wilson estime que l’écologie
économique et sociale du quartier-ghetto de l’inner city américaine (quartiers
centraux et péricentraux) agit à la manière d’un prisme qui intensifie la précarité
et accélère la production des pathologies sociales. D. Massey et N. Denton ont
démontré que « la ségrégation sociospatiale des ménages noirs dans un petit
nombre de quartiers des métropoles américaines a produit des effets sociaux en
chaîne : concentration de l’extrême pauvreté, difficultés des ménages à résider
ailleurs, d’où l’intériorisation d’une culture de pauvreté et la naissance d’une
underclass » (cité par C. Rhein, « Intégration sociale, intégration spatiale »,
L’Espace géographique, 2002). Sans parler de la stigmatisation de ces quartiers
et de leurs habitants qui génère des représentations sociales négatives,
défavorables à leur intégration socio-économique. Ceci au même titre que leur
éviction des réseaux sociaux et d’information/formation efficaces, devenus
indispensables pour trouver de l’emploi ; situation qui leur interdit, faute de
qualification et d’entregent suffisant, l’espoir de toute ascension sociale.

Effet de la discrimination vécue :


le malaise des jeunes dans les cités françaises d’habitat social

Dans les banlieues françaises, « la conscience des innombrables injustices subies dans tous les
domaines de leur vie quotidienne finit par développer chez les jeunes des cités un “syndrome du
quartier” qui se manifeste comme le sentiment de toujours ’se faire avoir’ et d’être constamment
victimes de discrimination. À la longue, ces jeunes développent “une forte susceptibilité et une
mentalité d’écorché vif qui leur fait toujours examiner avec méfiance et suspicion tous ceux qui ont
un pouvoir sur eux”. Dans certains contextes, leur ressentiment se transforme en “haine”, en “rage”,
et se manifeste par une “culture de la provocation” qui s’exprime dans le quartier par des attitudes
et des comportements violents (contrôle des espaces publics, insultes aux habitants, conduite
déviante, etc.), et qui renvoie à une volonté pathétique de s’approprier un monde impossible. Il peut
ouvrir la voie à la “carrière délinquante”, seule alternative qui ne semble pas hors d’atteinte pour
accéder à une certaine forme de reconnaissance sociale et à la société de consommation.
Cette violence, les jeunes la tournent parfois contre eux-mêmes quand le sentiment d’injustice
atteint les abîmes de la désespérance sociale : un nombre non négligeable d’entre eux sombre dans
la drogue, l’alcool, la délinquance, la prison, mais aussi la folie, le suicide, l’accident de la route,
alors que cette “hécatombe sociale” reste largement méconnue du public. »
Source : LEHMAN-FRISCH S., 2009, « La ségrégation : une injustice spatiale ?
Questions de recherche », Annales de géographie, n° 665-666, citant BEAUD S.
et PIALOUX M., 2003, Violences urbaines, violences sociales, Paris, Fayard.

1.1.4. RECUL OU RENOUVELLEMENT DE LA SÉGRÉGATION ?

À la différence des Noirs afro-américains, plus concentrés dans l’inner city,


les Hispaniques et les Asiatiques s’installent à la périphérie des villes nord-
américaines sur de très vastes espaces. Les nappes urbaines qu’ils occupent
(comté d’Orange à Los Angeles pour les Asiatiques, par exemple) frappent par
leur intense ségrégation (faut-il plutôt parler de spécialisation sociale, ethnique
ou nationale de l’espace considéré, si l’on suit Jacques Brun ?). Néanmoins,
l’intégration des minorités Asiatiques et Hispaniques va plus vite que dans le cas
des Noirs. Elle entraîne pourtant ces derniers, par effet de capillarité ou
d’imitation, voire de banalisation de la différence, dans un mouvement de mixité
encore timide, mais qui progresse.
Ainsi émerge une règle géographique : plus la métropolisation pluriethnique
avance, plus la distance spatiale entre les ethnies diminue, plus la ségrégation
des Afro-américains (les plus mal lotis) recule. La coprésence des groupes
ethniques, même tamisée par un effet d’espace mosaïque ou, mieux, d’espace
kaléidoscopique aux cellules mouvantes et déformables, produit de l’intégration,
de la mixité : une amorce de vivre-ensemble (?). Il n’empêche que dans la
plupart des périphéries urbaines américaines, observe Frédérick Douzet,
l’homogénéité des zones d’habitations blanches est plus forte que jamais, à
distance toujours plus lointaine (distinction oblige) des centres urbains et de leur
relative mixité. Le même phénomène s’observe, depuis les années 1980, au nord
de Johannesburg. Le modèle centre-périphérie, bien qu’inversé dans ces cas de
figures, s’y vérifie.

Les espaces périurbains : de nouvelles fractures sociales

– Si l’on suit le travail effectué par Christophe Guilluy à propos des Fractures françaises (2013), ce
modèle centre-périphérie fonctionnerait toujours, y compris dans son agencement géographique
initial, théorisé par Samir Amin : les riches et les visibles au centre ; les pauvres et les invisibles à la
périphérie.
Pour C. Guilluy, l’une des causes d’un certain mal français résiderait dans l’invisibilité,
l’effacement culturel et la relégation (forme de ségrégation) des classes populaires françaises,
repoussées loin des centres métropolitains de Paris et des régions, dans les franges périurbaines
lointaines (celles de l’Île-de-France en particulier), voire dans les villes petites et moyennes, ainsi
que dans l’espace rural… Ces classes populaires (France périphérique) regrouperaient des couches
sociales perdantes de la lutte des places, au sens de Lussault : les ouvriers, les employés, les
enseignants et nombre de fonctionnaires, les petits paysans, des retraités et beaucoup de jeunes en
difficulté, chômeurs ou non… Au total, 60 % des Français, souvent délogés des aires
métropolitaines centrales (surenchérissement du foncier et de l’immobilier, gentrification*,
désindustrialisation, etc.).
Selon C. Guilluy, cette France n’existe pas pour les élites politiques (invisibilité). Ces dernières ne
voient que les occupants des centres (au sens large incluant les cités de banlieues) métropolitains.
Là se rencontrent les classes dominantes : riches et nouvelles bourgeoisies urbaines de cadres ou de
créatifs, acteurs de la gentrification* des quartiers anciens, centraux et péricentraux, résidants
pavillonnaires des banlieues et du périurbain proche des métropoles, public des écoquartiers…
Si Guilluy associe paradoxalement cette population qui réussit aux habitants marginalisés des cités
de banlieues, c’est qu’il estime « qu’il vaut mieux vivre dans la banlieue d’une métropole (effet de
proximité des centres) qu’au fin fond du Limousin ou de la Picardie. Au moins, les champs du
possible sont à vos pieds, en termes de création d’emplois, d’offre de formations, etc. Cela ne
signifie pas qu’une personne qui vit en banlieue réussira sa vie, mais elle en aura les moyens, à
proximité. En revanche, dans les territoires de la France périphérique, les choses sont plus
compliquées » (entretien avec la rédaction de Sud-Ouest Dimanche du 1/12/2013).
– Observant le périurbain français et européen, Jacques Lévy remarque également que les habitants
les plus riches se localisent au plus près des limites des agglomérations, formant ce qu’il appelle
« l’anneau des seigneurs », tandis que les moins aisés s’écartent toujours davantage. Manquant
d’accès à la culture, à l’éducation, à la santé, dotés de faibles à très faibles revenus, privés d’espace
public à la campagne, ils donnent volontiers leurs voix à l’extrême droite du Front national.
1.2. LA SÉGRÉGATION : ÉCHELLES ET DYNAMIQUES

En somme, dans l’espace géographique contemporain, l’installation


des habitants en retrait croissant des centres urbains et les spatialités induites
manifestent la prospérité accrue des plus riches (Blancs aisés d’Amérique par
exemple) et soulignent la pauvreté augmentée des pauvres (classes populaires
françaises ou, pire encore, habitants des grandes périphéries urbaines d’Afrique,
d’Amérique latine, d’Asie). Dans ces conditions, la mobilité imposée par les
distances spatiales, loin d’être libératrice et source d’équité, s’avère un facteur de
renforcement des inégalités sociales : les plus favorisés en tirent de la
distinction, tandis qu’elle aggrave la situation des plus démunis et prononce
parfois leur exclusion. En revanche, l’ancrage dans des milieux géographiques
diversifiés et denses, riches de potentialités sociales (ou à proximité), se révèle
bénéfique pour les moins nantis.
Quoi qu’il en soit, les effets cumulés d’une exclusion à la fois économique,
socio-ethnique et géographique, délibérée ou non (indirecte), inscrivent
aujourd’hui nombre d’espaces métropolitains dans une logique ségrégative,
perceptible à différentes échelles. De manière générale, Michel Pinçon et
Monique Pinçon-Charlot ont remarqué, en France comme ailleurs, que « les
groupes socioprofessionnels tendent à se distribuer dans l’espace urbain à
l’image des distances et des oppositions qui les définissent socialement. » Bien
sûr, ces deux sociologues indiquent aussi que cette distribution ne sépare pas
forcément les groupes de manière rigoureuse et catégorique. Cette répartition est
cependant suffisamment tranchée pour que des communes, des quartiers entiers
présentent des configurations sociales différenciées. Ce sont de telles
compositions qui autorisent la distinction des « beaux quartiers » et des
« quartiers populaires ».
Dans la mesure où la séparation résidentielle des groupes sociaux n’est
pourtant jamais radicale, sauf dans quelques cas extrêmes (villes américaines et
africaines par exemple), la ségrégation spatiale se révèle beaucoup plus fine
qu’on ne l’imagine d’ordinaire. Elle n’en reste pas moins fort discriminante et
s’organise à toutes les échelles, des plus petites (l’Île-de-France : ségrégation
spatiale entre l’Est défavorisé et l’Ouest aux populations plus riches) aux plus
grandes (l’immeuble, l’étage des immeubles parisiens du XIXe siècle, la rue à
Londres, etc.).
FIGURE 5.1 LE VIEUX CENTRE DE BARCELONE : DE FORTS
CONTRASTES SOCIAUX DE PROXIMITÉ
Londres et Barcelone : un cloisonnement social de proximité

Il ne faudrait pas croire que la distance sociale exprimée par la ségrégation s’accompagne toujours
d’une distance spatiale aussi grande. L’exemple de Londres est, de ce point de vue, très parlant.
– D’un côté, les inégalités sociales y battent tous les records européens. Les écarts de revenus sont
considérables entre les différents quartiers. Le patrimoine des 10 % de Londoniens les plus riches
est 270 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres ! 38 % des enfants y vivent sous le seuil de
pauvreté. Les disparités en matière d’accès aux soins sont considérables…
– Ces fractures socio-économiques se doublent de fractures ethniques innombrables dans une ville
où près de 38 % des résidants sont nés à l’étranger.
– D’un autre côté, les plus pauvres et les plus riches ne sont souvent séparés que par de courtes
distances correspondant à quelques rues. Les limites entre les uns et les autres sont malgré tout très
marquées, accusées par le jeu d’une distinction sociale affirmée, ostentatoire. Le long de ces
frontières sociales, lors des émeutes d’août 2011, des affrontements avec la police ont éclaté et des
pillages de magasins ont eu lieu.
De la même façon, à Barcelone, îlots urbains aisés, populaires et marginalisés se touchent, de part et
d’autre de l’axe des Ramblas, la grande avenue qui traverse le centre ancien et débouche sur le port
(figure 5.1).

En somme les effets ségrégatifs (ou séparatifs ?) se concrétisent par « une


gamme de situations résidentielles dont la complexité est celle de l’espace social,
des structures sociales elles-mêmes » (Pinçon et Pinçon-Charlot, « Histoires de
vie, espaces de vie », L’Espace géographique, 1988). On retrouve là le moteur
de la distinction sociale et spatiale qui s’efforce sans cesse de discriminer pour
mieux mettre en scène (Neuilly ne veut pas de logements HLM), pour mieux
donner à voir, pour faire éclater la différence sociale et en tirer une rente de
situation. Cette dernière s’exprime par des plus-values immobilières, comme par
les agréments de la vie entre soi qu’apprécient tant les classes dominantes, à
l’abri de l’autre, réputé vulgaire ou dangereux. De la sorte, la ségrégation ou,
tout au moins, la séparation spatiale intervient en renfort des luttes de
classement, matérielles et symboliques, qui s’opèrent au sein du corps social.
Elle en constitue même l’une des clés, celle de la place et du placement.
Dans la ville comme dans l’espace social en général, c’est la présence,
l’investissement des personnes les plus favorisées qui donne majoritairement le
ton, qui trace le filigrane de l’organisation sociospatiale. Les territoires de la
richesse, de la distinction et du pouvoir sont donc, la plupart du temps, des
territoires choisis qui composent avec la distance et la géographie. Si les raisons
de ces choix varient d’un lieu à l’autre, les conditions physiques (climatiques en
particulier) et environnementales jouent fréquemment un rôle dans ce processus.
À La Paz, en Bolivie, le cœur de la capitale, occupé par les privilégiés et par les
fonctions centrales de la nation, se situe dans une vallée, à plus de 3 500 mètres
d’altitude. Les quartiers plus récents d’El Alto s’élèvent nettement plus haut, à
4 000 mètres. Leur climat froid est dur à supporter. Les classes indigènes
défavorisées, rejetées du centre par des prix inaccessibles du sol et du logement,
y ont élu domicile. À Santiago du Chili, au contraire, les classes aisées cherchent
la fraîcheur estivale sur les contreforts aérés de la cordillère ; la logique de
localisation des riches et des pauvres s’inverse. À Bogotá (2 600 mètres
d’altitude), les quartiers socialement très favorisés colonisent les premières
pentes de la chaîne de Monserrate (cordillère orientale des Andes), au nord de
l’agglomération. Ils occupent d’anciens domaines agricoles (quintas) qui
appartenaient aux grandes familles historiques du pays, celles qui dirigent
toujours l’économie colombienne. L’empreinte de ces familles a marqué du
sceau de la distinction des espaces qui ressemblent beaucoup,
géographiquement, à ceux du sud-est de la ville. Or ces derniers, perchés sur des
collines longtemps inaffectées, à moindre enjeu foncier que celles du nord,
voient désormais s’entasser l’habitat populaire.
Le plus souvent, comme à Bogotá, le milieu dit « naturel » n’a donc pas grand
effet sur les divisions sociales de la ville. Les sociologues de l’École de Chicago
avaient fort bien étudié et expliqué ce phénomène. Ils avaient montré que c’est
souvent à partir des quartiers qu’elles occupent dans le centre et dans le
péricentre, beaux ensembles d’habitation agrémentés de monuments, de parcs et
de places, d’édifices publics remarquables, que les classes aisées développent
vers la périphérie leurs nouveaux territoires résidentiels. Ces derniers épousent
alors la forme de secteurs de cercle gagnant vers l’extérieur des villes, par
métamorphisme de contact. Selon les âges de la vie, les ménages se déplacent
sur le rayon de ces cercles urbains. Burgess l’avait bien noté pour Chicago : si
les populations jeunes et âgées sont attirées par le centre, les couples avec
enfants préfèrent les maisons individuelles des lotissements périphériques.
Tout autant que Chicago, Paris et Londres sont, à ce titre, exemplaires.
À Paris, c’est dans le prolongement des quartiers prestigieux et monumentaux de
la fin du XVIIIe siècle que s’est édifié l’Ouest très distingué de la capitale. Au-delà
de Versailles et de Saint-Germain, les banlieues et les espaces périurbains les
plus huppés de toute l’Île-de-France s’inscrivent dans cette même continuité.
Depuis trente ou quarante ans, à la faveur de l’installation d’activités innovantes
à haute valeur ajoutée et de services supérieurs, la périurbanisation poursuit la
concentration, dans ce quadrant sud sud-ouest de l’Île-de-France, des
populations aisées.
Quant à savoir si la ségrégation (et termes voisins plus nuancés) est juste ou
injuste, positive ou négative, la réponse à cette interrogation est claire. D’une
part, la domination et l’exclusion sociale procèdent à peu près toujours par les
moyens géographiques de la ségrégation/séparation, à quelque échelle que ce
soit. D’autre part, la ségrégation (subie) dérive toujours vers l’infériorisation ou
tout au moins la stigmatisation des ségrégués, qu’ils semblent d’accord ou non
avec ce principe de division. Il paraît donc difficile de la considérer comme juste
(quelles que soient les conceptions retenues de la justice, voir plus loin) ou
positive. En Inde, la lutte pour l’égalité sociale et de genre, montre que la soi-
disant adhésion culturelle des populations à la structure ségrégative et sexiste des
castes, à ses valeurs, ne se vérifie guère en dehors de la représentation des
brahmanes. Il n’y a plus de situation dite subalterne, jadis encore acceptée, qui
ne résiste désormais à la montée en puissance, partout perceptible dans le
monde, d’un idéal de liberté et de traitement égal des individus. Même si cette
aspiration universelle est battue en brèche par toutes les formes d’intégrisme
religieux ou culturel qui, elles non plus, ne désarment pas.
La ségrégation ne peut que reproduire les rapports de classe et de domination
qui la créent : ne leur confère-t-elle pas une évidence visuelle et matérielle
contribuant à naturaliser l’infériorité des ségrégués ? Au demeurant, la
dégradation du système éducatif et des conditions de scolarisation (offre
scolaire), observée dans la quasi-totalité des zones de ségrégation subie,
contribue à cette reproduction.

1.3. ESPACE ET PAUVRETÉ

Si la richesse est l’accès aux ressources planétaires de tous ordres, la pauvreté


en constitue, au contraire, la privation. D’une société à l’autre, les formes de la
richesse changent ; en revanche, son principe reste immuable. La richesse est
d’abord l’accès à des choses rares et collectivement convoitées. Elle fournit à
ceux qui la possèdent le moyen d’assouvir leurs désirs, d’acquérir du prestige et
du pouvoir, de creuser de la distance sociale et de forger de la distinction.
Déterminant social fondamental, la richesse comme la pauvreté façonne
l’individu dans sa personne, dans son corps, dans ses rapports sociaux, dans ses
représentations et dans son espace. Richesse et pauvreté qualifient aussi les
espaces géographiques convoités et produits par les riches, comme ceux où se
rassemblent, sont relégués, voire se réfugient les plus démunis.
Bien entendu, entre les cas extrêmes d’accès sans réserve aux ressources et de
privation absolue, toutes les situations intermédiaires s’observent. Ces situations
contrastées relèvent d’une question de distance socio-économique, partiellement
culturelle, plus que de distance spatiale séparant les individus des biens et des
services consommables. Encore convient-il de remarquer que, pour les pauvres,
l’inaccessibilité des biens matériels et des services élémentaires passe parfois par
d’incontestables spatialités et par des effets de distance métrique.
Dans certains milieux ruraux des pays pauvres, l’absence de biens accessibles
et même de nourriture (famine) tient à la déstructuration de l’espace social, par
les effets combinés des conflits et de la violence, des ingérences extérieures, de
la désorganisation sociale et des aléas climatiques. La mobilité (exode) y devient
indispensable pour tenter d’obtenir de la nourriture, des soins, ou par simple
souci de sécurité. Ces migrations forcées visent à rapprocher physiquement les
populations de réfugiés des ressources distribuées par les organisations
internationales humanitaires ou par des ONG. Ces circonstances dramatiques
interviennent, sporadiquement, au Sahel, au Soudan, dans la Corne de l’Afrique,
etc.
Dans d’autres cas, l’interdit d’accès signifié aux pauvres prend plutôt la forme
de discontinuités brutales qui s’ajoutent à leur privation de moyens monétaires :
fermetures matérialisées de tous types, contrôles de l’accès des lieux de
consommation et de manifestation de la richesse… Ainsi en est-il des centres
commerciaux gardés par des vigiles qui en filtrent la clientèle (cas des villes
brésiliennes, par exemple). Autre matérialisation, plus sournoise, de l’interdit
d’accès ou de séjour des pauvres : le mobilier urbain des espaces publics des
cités européennes, souvent conçu pour éviter le stationnement des sans-abri. On
remarque alors que la séparation entre riches et pauvres retrouve les chemins,
plus haut explorés, de la ségrégation sociospatiale et de l’enfermement parfois
inversé (riches enfermés et protégés, pauvres écartés des lieux de vie des nantis).
D’autres facteurs, sociaux et géographiques, interviennent aussi sur le ressenti
de la pauvreté. Si la perte d’emploi, notamment en Europe et dans les pays
riches, est susceptible de provoquer pauvreté économique et détérioration des
liens sociaux (ce qui va souvent ensemble), ce risque et sa représentation varient
d’un pays à l’autre. Serge Paugham (Les formes élémentaires de la pauvreté,
2005) identifie à ce titre plusieurs situations géographiques. Il observe qu’à
revenu égal, « être pauvre dans le Mezzogiorno (Italie du Sud) n’a pas le même
sens qu’être pauvre dans la région parisienne. » Il distingue, dans le cadre
européen, trois formes sociales élémentaires de la pauvreté qui complètent une
lecture purement économique et monétaire de cette question. La « pauvreté
intégrée » caractérise surtout les pays du Sud de l’Europe. Les pauvres
statistiquement reconnus s’y distinguent assez peu des autres couches de la
population et, par conséquent, y sont peu stigmatisés. C’est que les solidarités
familiales et l’économie informelle viennent au secours de ces plus démunis,
alors que disposer d’un emploi ou d’un travail stable ne revêt pas la même valeur
sociale que dans nombre d’autres pays. Pour la Scandinavie, S. Paugham parle
de « pauvreté marginale » dans la mesure où les pauvres officiellement recensés
n’y forment qu’une part très résiduelle de la population. Pris en charge par la
collectivité, ils sont en revanche fortement stigmatisés, quasiment considérés
comme des cas sociaux. En France et en Grande-Bretagne, où une part
grandissante des actifs, confrontée à la perte d’emploi, connaît la précarité, il
s’agirait plutôt, selon Paugham, de « pauvreté disqualifiante ». Elle
s’accompagne d’un sentiment profond d’insécurité sociale et de perte de dignité,
voire de déchéance et même d’exclusion. De la même façon, vivre dans la rue
(SDF), en Inde et en Europe n’a pas la même signification.
(L’évaluation de la richesse et de la pauvreté pose des problèmes
méthodologiques délicats qui seront évoqués à la fin de ce chapitre.)

1.4. GHETTOS EXTRÊMES : DES BIDONVILLES AUX QUARTIERS


CLOS

Dans l’ordre de la gestion des rapports sociaux par l’espace, les formes
extrêmes, échappant à l’enfermement absolu, celui de la prison, du camp ou du
mur (Jérusalem et territoires palestiniens), relèvent de la logique du ghetto.
Rappelons qu’il s’agit d’un lieu séparé du reste de l’espace social où vit une
minorité. Si le bidonville correspond assez bien à cette définition, sauf qu’il
n’abrite pas forcément une minorité numérique, le quartier fermé, ou gated-
community, s’en écarte dans la mesure où les populations qu’il accueille sont en
général (très) favorisées et dominantes (sur le plan social et politique). Il
n’empêche que la relégation, l’exclusion (au moins de l’habitat conventionnel,
en dur, pour le bidonville) dans un cas, la fermeture du lotissement par une
clôture surveillée et le choix de cet isolement de caste dans l’autre, évoquent la
figure ambiguë du ghetto. Ghetto imposé par les circonstances pour le
bidonville, ghetto choisi pour un vivre-ensemble exclusif dans le cas de
l’enclosure d’habitation.
– Aujourd’hui, dans le monde, près de 900 millions de personnes vivraient
dans un bidonville ; elles seront sans doute de 1 à 2 milliards à s’y regrouper à
l’horizon 2020-2030. Un tiers des urbains de la planète (pourcentage stable ou
en léger recul) résident donc dans ces zones d’habitation, informelles et sous-
équipées.
À Lagos (Nigeria), ce sont les deux tiers des 13 millions d’habitants de
l’agglomération qui se regroupent dans les bidonvilles. Ajegunle, le plus grand
des 42 recensés dans la métropole la plus peuplée d’Afrique, dépasse
500 000 habitants. Il s’agit en général de localisations insalubres et dangereuses,
dont les habitations, faites de matériaux de récupération, échappent aux normes
techniques de la construction et des réseaux de desserte (voirie, eau, énergie) ou
d’évacuation des déchets et eaux usées.
De tels bidonvilles occupent des interstices de la ville, centraux ou
périphériques. Ils obéissent à un double principe de positionnement. D’une part,
ils se situent à proximité d’aires urbaines offrant un potentiel de ressources
économiques à leurs populations : quartiers de classes moyennes ou aisées,
zones d’activités ou de transports diverses… D’autre part, ils occupent
illégalement des terrains impropres à l’urbanisation. On les rencontre donc en
bordure d’autoroute, de rivière ou de voie de chemin de fer, au cœur d’espaces
portuaires, de marécages et de zones inondables, à proximité d’aéroports, sur des
versants instables ou à l’emplacement de cimetières et de décharges, etc. Leur
peuplement, en Inde et dans l’Asie du Sud, en Amérique latine ou en Afrique,
peut atteindre plusieurs centaines de milliers d’habitants pour chacun.
Expression d’une incapacité des villes des pays pauvres à faire face aux
énormes besoins de logements résultant de leur peuplement accéléré, les
bidonvilles motivent des jugements, des opinions et des politiques contrastés.
Tantôt, ils font l’objet de rejet, de dénonciation, de programmes d’éradication.
Tantôt, ils suscitent au contraire des lectures plus positives les désignant comme
des espaces sociaux de vie, d’habitat et d’activités à part entière. Ils reçoivent
alors des aides publiques. Il est vrai qu’entre les trafics illicites et des
productions artisanales ou quasi industrielles qui en font des sortes de clusters,
les bidonvilles sont pourvoyeurs de ressources extrêmement variées pour leurs
populations. Ils fonctionnent aussi, parfois, comme de véritables systèmes
politiques localisés et autogestionnaires, capables de gagner leur statut de
municipalité (exemple de Villa El Salvador, au sud de Lima) ou d’acquérir la
maîtrise foncière de leur sol. Plus encore, ce sont des « lieux du monde »,
désormais connectés à toute la terre, où s’activent d’innombrables ONG.
À Johannesburg, l’ancien slum de Soweto (South West Township), où a débuté
la lutte antiapartheid, est devenu un quartier prisé par la nouvelle classe
moyenne noire.
Dans nombre de villes du Sud, des bidonvilles aux zones classiques
d’habitation, les formes de transition ou d’adaptation pullulent. Il s’agit, comme
à Mexico, de vieux noyaux urbains plus ou moins dégradés, avant gentrification,
de condominiums (grands ensembles) modernes déjà vétustes, de quartiers ou
d’immenses banlieues pavillonnaires (parfois ex-bidonvilles) mal équipées (type
Netzahuatcoyotl)…
Si les bidonvilles affichent souvent, sur toutes ces autres formes d’habitat, un
avantage de proximité par rapport aux quartiers aisés ou centraux des villes,
riches de ressources diverses, cette localisation peut, parfois, leur être fatale.
Ainsi, à Bombay (Inde) où les bidonvilles (slums) entassent près de 45 % de la
population du Greater Mumbai (438 km2, 13 millions d’habitants), le slum de
Dharavi (530 000 habitants) jouxte le centre d’affaires de Bandra Kurla. La
municipalité ne rêve que d’une chose : effacer Dharavi pour faire place nette à la
ville-monde (world-class city). Le même phénomène s’observe à Johannesburg
(Afrique du Sud) où le bidonville d’Alexandra s’étend au pied du grand centre
d’affaires de Sandton. Cette tendance à rejeter le plus loin possible des centres-
villes et des quartiers désormais « globalisés » les enclaves de pauvreté que sont
les favelas (Brésil) et autres bidonvilles ou cités d’habitat social, se vérifie un
peu partout. En revanche, les relier aux aires centrales aisées par des moyens de
transport modernes et bon marché (télécabines du « Métrocâble » de Medellín ou
du téléphérique de La Paz ; bientôt installées à Rio et à Caracas), améliore la
situation économique de leurs habitants. Rapprochés de la sorte des espaces
occupés par les riches, ils y trouvent des emplois de services et des ressources
diverses. Il s’agit d’un moyen efficace de lutte contre l’exclusion, la violence,
l’extrême pauvreté ; surtout quand un programme d’investissements scolaires et
culturels le complète.

FIGURE 5.2 LE CAIRE : CONTRASTES SOCIAUX ACCUSÉS ET


SÉGRÉGATION, DES BIDONVILLES AUX GATED-COMMUNITIES
– Le terme gated-community s’applique désormais, dans le monde entier, à
des quartiers d’habitation et parfois de services fermés par divers types
d’enceintes. Il s’agit d’aires d’accès contrôlé, réservées à des catégories sociales
homogènes, en général aisées (sans exclusive). Dans ces lotissements, l’espace
public et ses services sont privatisés. Née aux États-Unis, héritée des anciens
« ghettos dorés » de l’Europe et de l’Amérique du Nord de la fin du XIXe siècle,
cette forme d’habitat se développe massivement depuis les années 1970. Aux
États-Unis, certaines règles d’accession à la propriété dans une gated-community
(adhésion à une association ou à un club sportif fermé, avec accord obligatoire
des membres, achat de parts d’un capital social dans les mêmes conditions)
fonctionnent comme autant de dispositifs d’exclusion raciale, sociale ou
générationnelle (résidence et services réservés aux personnes âgées). Cette
idéologie ségrégationniste se retrouve très clairement exprimée dans nombre de
règlements de copropriété. En effet, ceux-ci ne stipulent souvent rien moins que
la substitution d’une gestion privative, entre personnes choisies, aux principes
démocratiques présidant habituellement au gouvernement des territoires de la
localité.
Renaud Le Goix note par ailleurs que « les effets directs de la fermeture et de
l’exclusivité s’opèrent au détriment des voisins […] La fermeture contribuant à
reporter les actes délictueux sur les quartiers ouverts du voisinage », qui
éprouvent alors le besoin de se fermer à leur tour. Ainsi se dessine une sorte
d’extension spatiale de proximité, en tache d’huile, des gated-communities, avec
« leur paysage anxiogène fait de murs et de grilles ».

Inégalités sociales, insécurité et résidences fermées à Buenos Aires

« L’insécurité est devenue l’une des préoccupations majeures des Argentins, même si la violence à
Buenos Aires reste bien inférieure à celle de Rio de Janeiro, de Caracas ou de Mexico. Les vols et
cambriolages à main armée, les enlèvements express, orchestrés le plus souvent par la police (dite
« maudite ») de la province de Buenos Aires, se sont multipliés ces dernières années, poussant les
plus riches à chercher refuge en dehors de la capitale, dans des résidences privées, protégées par des
enceintes parsemées de caméras de surveillance et flanquées de vigiles armés.
Les riches Argentins qui, par le passé, regardaient vers l’Europe sont désormais adeptes de
l’American way of life. L’architecture des luxueuses demeures, la végétation et le vert
resplendissant des pelouses rappellent les gated-communities (résidences fermées) américaines.
Avec une grande différence : l’écart de plus en plus grand entre une Argentine de l’opulence et une
Argentine du tiers-monde. Les ghettos de riches sont cernés par d’immenses bidonvilles. »
Source : LEGRAND Christine, Le Monde du 11/02/2013.

Si dans les pays du Sud ou assimilés, à contrastes sociaux très accentués, le


contact entre les résidences fermées (cf. exemple ci-dessus) et le reste de
l’espace social s’effectue par confrontation brutale des plus riches et des plus
pauvres, de part et d’autre de grilles et de clôtures, il n’en est pas de même dans
nombre de pays plus développés.
En Afrique du Sud, ces villages résidentiels s’entourent, par-delà leurs
fermetures, d’espaces tampons les protégeant de côtoiements ethniques et
sociaux trop tranchés. Ces espaces, tampons ou édredons, placés autour d’une
résidence fermée, peuvent s’étendre à tout un territoire municipal.
À Johannesburg, les enclosures d’habitat blanc se concentrent ainsi dans le nord
de l’agglomération où elles bénéficient d’une double protection : celle de leur
clôture proprement dite ; celle d’un glacis formé par les anciens quartiers blancs,
réoccupés de nos jours par une partie de la nouvelle bourgeoisie noire.
En Amérique du Nord, ces enclosures se logent au cœur de territoires reflétant
un espace social à peu près similaire à celui qu’elles enferment. Elles semblent
avoir vocation à conquérir, sous le label sécuritaire et catégoriel (couples de
cadres avec enfants, personnes âgées, etc.), à peu près tous les segments (socio-
économiques, ethniques, d’âge, etc.) du marché immobilier. Les seuls quartiers
leur échappant sont pour l’heure ceux qu’occupent les Noirs afro-américains. De
là à penser que ces gated-communities préfigurent l’espace urbain
hypersegmenté et cloisonné de demain, il n’y a pas loin.

2. MIXITÉ, VIVRE-ENSEMBLE ET JUSTICE SOCIOSPATIALE

Les fractures ci-dessus repérées, particulièrement profondes dans les espaces


urbanisés, mais présentes aussi entre villes et campagnes, entre les régions d’un
même ensemble géographique, sont-elles réductibles ? Peut-on imaginer une
cohabitation mixte, harmonieuse et équitable de populations culturellement
distinctes, socialement différentes, économiquement décalées, mais engagées
dans un même processus intégratif de recherche du bien-être et attachées à des
valeurs universelles communes ? L’idée d’un tel rétrécissement de distance
métrique entre des groupes humains à la fois différents et unis par un même
contrat est-elle utopique ?
A priori non : le principe même de la ville ne consiste-t-il pas à faire
converger vers elle des flux de populations toujours plus variés et plus denses ?
Ce qui devrait forcément conduire au cosmopolitisme et à la diversité humaine.
Si l’on admet, par ailleurs, que « l’air de la ville (en tant que forte concentration
humaine) rend libre » (vieux proverbe allemand) et que la proximité engendre la
rencontre et l’échange, dynamise la culture et l’économie, il ne demeure plus
qu’un point à régler. C’est la question politique de la gestion de la coprésence de
groupes, à la fois voisins et dissemblables, mais mobilisés par un même souci
pacifique de réussite et dotés de chances équivalentes pour y parvenir. Outre que
cette dernière condition reste difficile à remplir, régler cette cohabitation n’est
pas une mince affaire ! Dans la réalité, les choses échappent à cette simplicité
apparente et l’humanité qui s’urbanise ne paraît pas forcément sur la (bonne)
voie ci-dessus décrite.
D’une part, le modèle urbain planétaire qui s’impose n’exprime-t-il pas
l’universalité d’un mode de domination capitaliste-financier, accompagné d’une
fragmentation sociale et ethnique de l’espace, plus que l’idéal de la sérendipité,
de cette opportunité de rencontres aléatoires, surprenantes et créatrices ?
D’autre part, quand on regarde le quotidien des espaces sociaux, les motifs de
satisfaction ne sont pas légion. Quelques exemples en témoignent… Amsterdam
qui fut longtemps un modèle de tolérance voit sa mixité sociale et ethnique
reculer. À Montréal, la gentrification* gagne du terrain dans tout le centre de la
ville, autour des lignes de métro. Elle repousse les classes modestes, souvent
étrangères, vers la périphérie du centre et à l’extérieur de la ville. Dubaï, Doha et
les autres villes des pays du Golfe, expressions de la démesure de l’architecture
et de l’urbanisme contemporains, sont aussi les championnes de l’injustice
sociospatiale. Des grèves, des révoltes de minorités asiatiques pauvres, écrasées
et exploitées, y éclatent depuis une dizaine d’années. Après Los Angeles et la
banlieue parisienne, Londres a connu en 2011 plusieurs jours d’émeutes. Les
Indignés ou Les Enfants de Don Quichotte, les OWS (Occupy Wall Street) ont
occupé des rues et des places pendant des mois à Paris, Madrid, Athènes, Buenos
Aires, New York, Seattle, Chicago, Los Angeles… Sans parler des cohabitations
ethniques et/ou religieuses devenues conflictuelles et sanglantes en Syrie, en
Irak, en Libye, au Sri Lanka, en Afghanistan, au Pakistan, en Chine, en
Centrafrique, en Côte d’Ivoire, au Mali, au Soudan, dans la Corne de l’Afrique,
en Ukraine après l’ex-Yougoslavie, et ailleurs…
Bien entendu, on pourra toujours arguer que, malgré ces situations graves, la
planète n’est pas, dans sa totalité, à feu et à sang. Un vivre-ensemble satisfaisant
s’observe même dans nombre d’agglomérations. Ainsi, New York, métropole
monde et cosmopolite par excellence (un tiers de ses habitants, soit 3 millions de
personnes, sont nés à l’étranger ; la diversité ethnique, religieuse et culturelle y
bat tous les records) a su, mieux qu’aucune autre cité contemporaine, sortir de la
crise des industries fordistes pour s’engager avec brio dans le cycle du tout
tertiaire et du numérique. Depuis les années 1980, les immigrés sont venus
compenser l’exode des classes moyennes blanches et réinvestir nombre de
quartiers qu’elles avaient abandonnés. Tombée à 7,1 millions d’habitants en
1980, la population a repassé la barre des 8 millions en l’an 2000.

FIGURE 5.3 LATINOS, ASIATIQUES ET RUSSES À NEW YORK : UN


KALÉIDOSCOPE ASSOCIANT MIXITÉ ETHNIQUE RELATIVE ET
FORTES DOMINANTES NATIONALES LOCALISÉES
Cependant, même à New York, l’espace se partage et se fractionne à l’infini.
Les Chinois s’installent à la pointe de Manhattan et de Brooklyn, ou au nord du
Queens. Les ressortissants des Caraïbes s’agglutinent au nord de Harlem et dans
le Queens. Ceux de la Jamaïque se retrouvent surtout à Brooklyn et dans le
Bronx. Les Mexicains se concentrent plutôt sur les rives de l’East River et les
Russes au sud de Brooklyn… En revanche, des interférences ethniques se
repèrent un peu partout, se forment et se déforment (principe du kaléidoscope),
tandis que des groupes sociaux disparates s’installent à courte distance les uns
des autres. De plus en plus mélangés, près de la moitié des quartiers new yorkais
n’auraient plus de groupe dominant.
Dans ce contexte, nous ferons le point sur trois thématiques qui hantent
aujourd’hui les discours sur la ville et sur l’espace social, ceux de la mixité, de la
justice sociospatiale et du vivre-ensemble (ou cohabitation pacifique et
fructueuse de groupes sociaux et ethniques différents).

2.1. LA MIXITÉ EST-ELLE SOUHAITABLE ?

La mixité sociale, soit le rassemblement d’individus d’origines et de statuts


divers dans un même espace social, caractérisait, plus que les campagnes, les
villes antérieures à la révolution industrielle du XIXe siècle. Or, elle est à peu près
partout en régression rapide dans le monde. Les fortes disparités de revenus,
l’ampleur des migrations internationales, le sexisme et les discriminations de
genre (contre la mixité/parité de sexe), les inégalités en matière d’accès aux
ressources qui tendent à augmenter, d’un bout à l’autre de la planète, contribuent
à la remise en question généralisée du principe de mixité. Cette situation
préoccupe, car la mixité, du fait des rapprochements physiques et pratiques
qu’elle induit, peut contribuer à l’intégration sociale, c’est-à-dire à la
coopération accrue et plus fraternelle de populations différentes. Malgré sa
difficile évaluation, ne constitue-t-elle pas, à ce titre, une condition nécessaire à
la bonne marche de la démocratie et, dans la tradition française, à la réalisation
du projet républicain égalitaire ?
De fait, on fera l’hypothèse que la mixité, dans sa concrétisation spatiale,
décrit la meilleure position géographique, mais pas forcément sociale,
économique ou culturelle, autorisant une accessibilité équitable de tous et de
toutes aux biens publics et communs. Il s’agit, sur ce plan, d’une condition
nécessaire, mais non suffisante. De plus, pour des sociétés qui affrontent des
inégalités croissantes en leur sein, la mixité ménagée et acceptée, peut, à
condition qu’elle s’accompagne d’une égalité des chances, stimuler les
retardataires, les inciter au rattrapage. En même temps, elle contribue à renforcer
le contrôle social sur les opportunistes, sur ceux qui profitent des systèmes sans
en payer le prix (passagers clandestins). Elle fonctionne dès lors comme une
arme de dissuasion de la déviance et de la délinquance. Ces vertus théoriques
doivent être complétées par l’assurance d’une garantie à inclure absolument dans
tout contrat social : celle de la laïcité, celle du droit à la différence culturelle et
religieuse pour tout citoyen, celle du droit à l’intimité et à la vie privée, à la
liberté. Le respect de cette règle dresse un garde-fou indispensable contre les
risques de dérive totalitaire d’un régime politique trop égalitaire, tendant à abolir
toute distance entre les individus, comme l’a bien vu Hannah Arendt. Ce que
résume bien Iris Marion Young (Justice and the Politics of Difference, 1990),
pour qui « l’idéal d’une société juste comme élimination des différences entre les
groupes n’est ni réaliste, ni désirable. À l’inverse, la justice dans une société
différenciée en groupes exige leur reconnaissance mutuelle et l’affirmation de
leurs différences. »
Pour un autre géographe américain, Edward W. Soja (Postmetropolis, 2000),
la question centrale ne réside même plus dans la réduction des inégalités socio-
économiques, mais dans l’affirmation des différences d’identités et de
représentations, jusqu’alors trop considérées comme des facteurs de division
sociospatiale. Certes ! Mais attention tout de même, la mixité suppose un
minimum de rapprochement, y compris sur le plan culturel, ne serait-ce que pour
pouvoir discuter, échanger, contractualiser et arbitrer ensemble. Pour cela,
l’identification de valeurs universelles ou, tout au moins, communes, s’impose.
Soja encourage d’ailleurs, dans ce but, des « coalitions » entre groupes
affinitaires (mixité ménagée au travers de la figure du kaléidoscope de spatialités
ethniques et culturelles), mouvements trans-classes, trans-races, trans-genre,
fondés sur la conscience partagée d’appartenir à un même espace.
Notons qu’avant d’entrer dans ces jeux de compromis, une extension du
principe de mixité sociale et ethnique au domaine du genre rétablirait une équité
trop souvent bafouée dans les rapports de sexe. Équité que sapent les pratiques
sexistes ou homophobes, assumées ou déguisées, qui limitent la fréquentation
des espaces et équipements publics par les femmes et autres représentants de
minorités sexuelles. Prenons l’exemple du renoncement des jeunes filles à la
pratique de certains sports, loisirs ou activités associatives, celui de leur
invisibilité flagrante dans nombre de lieux publics à partir de l’âge de la puberté.
Loin d’être naturel ou découlant d’un libre choix, ce phénomène résulte du
sexisme, des innombrables et silencieuses entorses à l’équité, à la parité, à la
démocratie par conséquent, que les restrictions non corrigées de la mixité
provoquent.
De plus, l’objectif de la mixité, sociale et spatiale, revêt une vertu
démonstrative, celle de la démocratie en acte ; même si l’un et l’autre s’avèrent
difficiles (impossibles ?) à atteindre. À ce propos, Jacques Brun n’hésite pas à
déclarer que l’idée d’équilibrage, de brassage social et de mixité « est à la fois
utopique et indispensable ». Même si elle ne résout pas tous les problèmes de la
société et de ses espaces, gageons que la quête de la mixité figure parmi les
principes fondateurs d’une cohabitation humaine harmonieuse des lieux de la
terre et d’un progrès de l’humanité. Oui, comme le montre Sonia Lehman-Frisch
(Expériences citadines de la ségrégation et de la gentrification, 2013), la mixité
sociale et ethnique se révèle une bonne école du vivre-ensemble et de
l’apprentissage de la tolérance, de l’altérité. À Londres, remarque-t-elle, « dans
le quartier de Stoke Newington, qui se caractérise par une grande diversité
sociale, les familles de classes moyennes, travaillant souvent dans les services
publics, dans les médias ou dans des associations, adoptent des modes de garde
ouverts à la mixité sociale pour leurs enfants. Au contraire, dans le quartier plus
gentrifié de Battersea, où la mixité sociale est plus réduite et où la population des
gentrifieurs se compose principalement de professionnels de la City, les choix
opérés par les familles de classes moyennes dans la prise en charge de leurs
enfants conduisent à, et révèlent “une insularité ethnique de classe”. »
Pour le sociologue Henri Lefebvre, Le droit à la ville (1968) repose, au
minimum, sur la mixité des espaces publics. Même s’il n’ignorait pas qu’elle
cache fréquemment des rapports de domination et d’oppression, par imposition
de valeurs majoritaires aux minorités qui les fréquentent. Ce qu’il y a de sûr,
c’est que les régimes ségrégationnistes ne veulent entendre parler, à aucun prix,
de la mixité. Les harcèlements policiers et les évictions qui frappaient Métis,
Indiens et Noirs tentant de résider dans le centre, déclaré « zone blanche », du
Johannesburg des années 1970-1980, le prouvent éloquemment. Bien sûr, depuis
les années 1990, l’évolution vers la mixité du centre de cette ville se fait dans un
climat de notable violence. Il est vrai aussi que le centre en question met en
contact (effet de proximité) des populations aux ressources très inégales,
opposées par un lourd et vieux contentieux racial… Au point que, ces dernières
années, les Blancs ont en grande partie abandonné ce centre. Restent surtout sur
place les « petits Blancs » qui ne disposent pas de moyens suffisants pour quitter
les lieux. Plus que d’intégration, à propos de ces quartiers centraux de la
métropole sud-africaine, Philippe Guillaume parlait, en 1997 (L’Espace
géographique), de « collision » spatiale des groupes sociaux. Finalement, le
refus de la mixité condamne sûrement à l’échec du vivre-ensemble.

2.2. COMMENT VIVRE ENSEMBLE AUJOURD’HUI ?

Qu’est-ce, au juste, que vivre ensemble ? S’agit-il, dans un contexte de mixité


sociale et ethnique généralisée, de partager, tous en tant que citoyens, les mêmes
lieux résidentiels et de vie, de profiter des mêmes moyens de déplacement ?
S’agit-il de bâtir ensemble un même espace public : un vrai, fait d’équipements
ouverts à tous, de places, de jardins et de rues où l’on peut flâner et rencontrer
quiconque à sa guise ? S’agit-il de construire des systèmes de gouvernance
communs, assurant une équitable répartition des pouvoirs et des moyens entre
les communautés ; ou de faire jouer des solidarités intercommunautaires, voire
interterritoriales ? S’agit-il de coopérer pour répondre collectivement aux trois
exigences – sociale, environnementale, économique – d’un développement
durable ? C’est sans doute tout cela vivre ensemble, une expression aux
acceptions multiples, s’appliquant un peu à la carte et à plusieurs échelles, du
local au mondial, selon les contextes.
On pourrait penser a priori que la paix sociale et le bon fonctionnement de la
société comme de ses espaces (mais qu’est-ce, au juste que ce bon
fonctionnement : une gestion équitable et dynamique ? démocratique ?)
constituent ses objectifs principaux. De façon plus exigeante, Anne Gilbert
définit le vivre-ensemble comme le « lien politique qui lie les citoyens par-delà
leurs différences ». Ce serait donc une forme de citoyenneté, de partage avec les
autres d’un même territoire politique. Mais en même temps, loin des idéologies,
le développement et la diversification des mobilités posent, pour nombre
d’individus très mobiles, la question d’une citoyenneté de passage et de présence
éphémère, plus que de résidence et de coprésence durable.
Pour David Giband qui a écrit sur la question (Les villes de la diversité,
territoires du vivre-ensemble, 2011), le vivre-ensemble s’inscrit forcément,
mondialisation, mobilités et migrations obligent, dans les espaces « de la
diversité ». Un tel vivre-ensemble, c’est d’abord, dans les territoires qui les
rendent visibles, reconnaître les minorités et dépasser le modèle assimilationniste
(cas de l’Amérique du Nord) ou intégrateur républicain (cas de la France), pour
accepter la diversité dans tous ses registres : religieux, scolaire, politique,
culturel…
Le territoire local (quartier, commune) occupe une place de choix dans ce
rapport de chacun-e à la diversité. Il devient, dans certains pays surtout
anglophones, une maille à concéder aux communautés, avec obligation pour
elles d’entrer dans un jeu positif de gestion et d’interterritorialité. C’est à mon
sens aller loin. La figure de la mixité et de sa gouvernance négociée, décrite plus
haut, paraît préférable à celle du communautarisme. Ce dernier, sans doute
pragmatique, s’avère un mauvais garant des valeurs universelles, donc
intercommunautaires, qu’il n’y a aucune raison de brader au moment où toutes
les populations mondiales aspirent à leur partage.
Dans les passages qu’il consacre à la question scolaire et à l’éducation,
D. Giband montre que des procédures antagoniques peuvent, chacune à leur
manière, révéler une certains efficacité, voire la même inefficacité en fonction
des circonstances et des lieux. À certains moments, il semble bien, comme dans
les districts scolaires afro-américains de Philadelphie, que l’école
communautaire, tant pour des raisons politiques (pouvoir des démocrates noirs)
que sociales (refus de la mixité), soit incontournable. En revanche, la même
tentative opérée dans le quartier gitan de Perpignan affiche, derrière quelques
progrès sensibles (fréquentation plus assidue des écoles), un certain
essoufflement devant l’absence de résultats scolaires probants. De la même
manière, l’effet d’enfermement des Zones d’Éducation Prioritaires (ZEP) et,
parfois, celui de la carte scolaire, confère à la mobilité des élèves des apparences
de vertu. Mais mobilité pour qui et dans quelles conditions, avec quels
protagonistes ? S’interroge, à juste titre, David Giband.
À propos de l’organisation scolaire, mais aussi du pouvoir local et de
l’exercice de la citoyenneté, actes quotidiens pris dans les routines de la
proximité, tous thèmes majeurs du « vivre-ensemble » dans la « diversité »,
D. Giband insiste sur le rôle décisif des médiations territoriales. Celles-ci, en
articulant et en mixant des systèmes sociaux différents, s’avèrent précieuses pour
qui veut promouvoir la démocratie, décrisper les rapports interethniques (y a-t-il
d’autres moyens d’y parvenir que le partage territorial ?) et sauvegarder une
justice sociale dont il convient, maintenant, d’interroger les spatialités.
2.3. QUELLE JUSTICE SOCIOSPATIALE ?

On appellera ici justice sociospatiale l’approche spatiale de la justice sociale


que d’autres géographes (Philippe Gervais-Lambony, Frédéric Dufaux, « Justice
spatiale », Annales de géographie, 2009) dénomment « justice spatiale ». Ces
auteurs admettent avec raison que « l’injustice sociale se traduit dans l’espace,
mais (que) réciproquement l’organisation sociale de l’espace est productrice
d’injustice. » Or, quand ils parlent de « l’organisation sociale de l’espace », c’est
bien d’un phénomène sociospatial dont ils traitent : d’où notre choix
terminologique de justice sociospatiale.
Toujours à propos de définitions, Iris Marion Young, plus haut citée, assimile
la justice sociale à la reconnaissance et à l’acceptation de l’altérité. Elle établit
ainsi un lien étroit entre justice et vivre-ensemble, réclamant une politique
territoriale attentive aux droits des groupes affinitaires, qu’elle distingue des
groupes communautaires. La relation entre justice, vivre-ensemble et espace
social étant de la sorte cernée, il convient de visiter le riche univers théorique qui
s’est construit, sur ces thèmes, au cours des dernières décennies.
Les théories de la justice, dont nous distinguerons ici deux familles, ont
plusieurs implications en géographie sociale.

2.3.1. UNE JUSTICE ÉGALITAIRE, COMMUNAUTAIRE,


REDISTRIBUTRICE

La position d’I. M. Young met l’accent sur une justice structurelle de


redistribution, plutôt égalitariste. Les mesures qu’elle préconise visent à doter
d’équipements et de services performants (installations sportives et culturelles,
commerces, établissements scolaires et universitaires, de santé, etc.) les quartiers
défavorisés, plus (discrimination positive) que les autres. Elle s’appuie pour ce
faire sur les communautés dont elle estime que les droits priment sur ceux des
individus.
En 1981, Alain Reynaud, avec son livre Espace, société et justice, avait déjà
proposé un traité de justice spatiale interterritoriale. Les différences entre
territoires y étaient présentées comme des inégalités systémiques, bâties sur le
modèle centre-périphérie et les rapports de domination, sans référence aux
individus. À l’époque, les pays de la Triade (Japon, Europe de l’Ouest,
Amérique du Nord) et quelques autres (Australie, Nouvelle-Zélande)
s’affirmaient sans partage en tant que centres dominateurs s’imposant au reste du
monde d’économie capitaliste (périphéries).
Du point de vue des formes de l’espace social, cette conception de la justice
confère aux territoires une indéniable valeur opératoire. C’est en effet en se
calquant sur leurs mailles que se font les diagnostics d’homogénéité ou
d’hétérogénéité socio-économique, de centralité ou de périphérie, de
différenciation des revenus, bruts ou moyens, per capita, etc. C’est à partir des
disparités ainsi constatées que la redistribution des ressources et que
l’aménagement, conçu comme un ensemble de politiques publiques correctrices
des déséquilibres, sont mobilisés avec le plus d’efficacité et de rigueur. Ajoutons
que les territoires dessinent des unités sociales à l’intérieur desquelles le jeu
démocratique est susceptible d’articuler les effets dialectiques du bas vers le haut
(bottom up) et du haut vers le bas (top down), en vue de la conduite d’actions
collectives de développement, dit local ou territorial.
La limite de cette approche structurelle tient à ce qu’elle prête plus d’attention
aux interactions entre groupes sociaux et entre territoires (interterritorialité),
centres et périphéries, etc., qu’aux individus négligés en tant qu’acteurs
potentiellement créatifs. En conséquence, elle tend à stigmatiser des entités
sociospatiales, quartiers ou « régions qui perdent », qualifiés de pauvres ou de
défavorisés, de sensibles, de déprimés, etc. : la Rust Belt des anciennes villes
industrielles de l’Ohio et des Grands Lacs, aux États-Unis ; les vieilles régions
minières d’Europe Occidentale ; les anciens combinats de la Russie, de
l’Ukraine, du Kazakhstan, de Sibérie… Elle les oppose aux « régions qui
gagnent » : la Californie et les États américains de la Sun Belt ; le croissant des
métropoles régionales de l’Ouest et du Sud de la France ; la « Troisième Italie » ;
la Rhénanie-du-Nord-Westphalie aux activités industrielles modernisées et
diversifiées, la Bavière, les régions de Londres et de Paris, de Moscou, etc. Cette
approche qui ne tient pas suffisamment compte des acteurs, débouche, dans le
pire des cas, sur une sorte d’assistanat de masse généralisé (ou régionalisé, sous
formes d’aides et de subventions) dont se sortent mal des groupes sociospatiaux
et des porteurs de projets que ces mesures contribuent à pérenniser dans leur
image d’éternels « perdants ». Dans certains cas, les gouvernances participatives
(développement communautaire, local, territorial) émergeant au cœur de
territoires déprimés ne font que masquer l’invisibilité économique de leurs
populations, alors que la territorialisation néolibérale contribue à accélérer le
développement inégal entre « gagnants » et « perdants ».
Domination, exploitation et marginalisation des groupes sociaux selon David
Harvey

Dans la filiation d’I. M. Young, mais pas totalement étranger aux idées de John Rawls (voir ci-
dessous), David Harvey (Social Justice, Postmodernism and the City, 1992), raisonnant sur les
groupes sociaux et non sur les individus (influence du marxisme), distingue six formes différentes
d’injustices majeures, se manifestant par la domination et l’oppression. Si certaines empêchent les
groupes dominés de faire librement des choix ; les autres leur interdisent même l’accès aux moyens
de faire ces choix.
1. L’exploitation : liée au système capitaliste, elle correspond à l’oppression des classes sociales
défavorisées, ne bénéficiant pas d’une redistribution équitable des revenus de leur travail, mais
exclues aussi des processus de prise de décision, des choix individuels de vie et de la
reconnaissance de leur identité collective.
2. La marginalisation concerne ceux qui ne sont pas inclus dans le fonctionnement de la société,
notamment dans le monde du travail. Ces exclus de la vie sociale perdent l’estime de soi, même
s’ils bénéficient d’une redistribution économique qui leur permet de survivre.
3. L’absence de pouvoir (powerlessness) ou exclusion de la prise de décision.
4. L’impérialisme culturel : un processus par lequel un groupe devient invisible, masqué par un
groupe dominant.
5. La violence visant tout un groupe et considérée comme acceptable, banalisée et quotidienne.
6. Le destin auquel les générations actuelles condamnent les générations futures par la dégradation
irréversible de l’environnement (refus d’un développement durable).
Pour D. Harvey, le capitalisme s’étendant sans limite à toute la planète est, aujourd’hui, le
responsable universel de ces injustices.
Source : d’après GERVAIS-LAMBONY Ph. et DUFAUX F., 2009, « Justice spatiale »,
Annales de géographie, n° 665-666.

2.3.2. UNE JUSTICE ÉQUITABLE, INDIVIDUELLE, PROCÉDURALE

John Rawls (A Theory of Justice, 1971) définit la justice comme équité et non
comme principe d’égalité. Pour lui, une fois posée la valeur intrinsèque des
personnes, il convient de rechercher l’optimisation des inégalités en vue de
promouvoir, au maximum de ce qui est possible, les plus modestes (équité selon
Rawls). Il milite dans ce but pour une justice dite procédurale (procédures
justes), plus respectueuse des droits (universels à la santé, à la liberté, à
l’éducation, à l’accès aux biens communs, etc.) que des dotations matérielles et
monétaires de chacun.
L’avantage de cette posture théorique est qu’elle prête une grande attention
aux individus et à la manière de les traiter, à leur liberté, à leur culture, à leur
identité et à leurs représentations, à leur personnalité (principe de différence)
aussi. Elle prend en compte les besoins les plus fondamentaux de la personne
humaine. Or, ces besoins sont universels ; c’est échapper à la faim et disposer
d’une alimentation correcte, être éduqué, se loger dans de bonnes conditions,
pouvoir se soigner et faire face aux imprévus de la vie, être traité avec équité
dans son contexte social et territorial… Bref, c’est bénéficier d’un accès légitime
au « développement humain ». Pour Rawls et les auteurs qui adhèrent à ses
thèses, les inégalités sont acceptables à la condition qu’elles garantissent aux
plus démunis les meilleures chances d’améliorer leur sort. C’est chez Rawls le
principe du Maximin : assurer le maximum possible à ceux qui ont le moins.
Dans sa Géographie du bien-être (1981), Antoine Bailly adoptait un point de
vue très individualiste et nullement égalitariste, proche de celui de Rawls. Pour
lui, « la notion de bien-être est ancrée dans la propension de chaque individu à se
réaliser » et « la vision néopositiviste des indicateurs sociaux n’est pas tenable ».
A. Bailly préconisait une « société idéale » qui favoriserait « l’épanouissement
des valeurs culturelles, territoriales » et celui des individus.
Ces idées se retrouvent chez Amartya Sen, créateur du concept de
« capabilité ». La capabilité, c’est la vertu d’agir de chaque individu. A. Sen
appelle capabilité (capability) l’ensemble des « libertés d’être » et « de faire »
dont chaque individu se voit normalement doté dans une société qui le protège et
vise à son épanouissement. D’après cet auteur, la pauvreté se définit alors
comme « un manque fondamental de capabilités minimales adéquates. » Ainsi,
cette théorie assimile le statut de pauvre à une privation de liberté de faire et
d’agir qui reflète une situation d’injustice n’autorisant pas l’individu concerné à
mener le type de vie qu’il souhaite. De la sorte et de manière paradoxale, la
pauvreté (en termes de capabilités) peut cohabiter avec des revenus décents.
A. Sen (Resources, Values and Development, 1983 ; Development as
Freedom, 1999), mais aussi d’autres auteurs comme M. Nussbaum ont établi des
listes de capabilités humaines « centrales » (pour Nussbaum) ou « basiques »
(pour Sen). Dans le premier cas, ces facteurs du bien-être, et donc de lutte contre
la pauvreté, forment un ensemble relativement figé. Ils comprennent, pour
chaque personne, l’assurance du respect de sa propre vie comme la
reconnaissance du droit d’exercer un contrôle sur l’usage de son environnement,
ainsi que de manifester son attachement aux autres vivants (humains et diverses
espèces). Ils lui garantissent qu’elle pourra prendre soin de sa santé physique. Ils
l’assurent que les manifestations de ses émotions, de son imagination et de ses
intuitions, de sa réflexion, mais aussi de sa raison pratique lui seront pleinement
autorisées. A. Sen préconise pour sa part une liste de capabilités basiques plus
ouverte (pour tenir compte de la situation concrète du sujet considéré) qui retient
toutefois quelques principes universels. Au rang de ceux-ci, il cite pour toutes et
tous la satisfaction des minima nutritionnels, la possibilité d’échapper aux
maladies évitables, celle d’être éduqué et protégé (disposer en particulier d’un
logement), d’être habillé convenablement, d’être capable de se déplacer, de vivre
sans honte (dignité), de participer aux activités de sa communauté et d’afficher
le respect de soi. Pour Sen, ne pas bénéficier de ce « cœur de capabilités », c’est
entrer dans le cercle des privations intolérables, soit dans celui de la pauvreté. Il
faut donc absolument aider l’individu à libérer ce potentiel d’action qu’il détient,
en lui donnant les moyens d’y parvenir, y compris par des mesures de
discrimination positive.
Ce qui heurte dans cette théorie, par ailleurs séduisante, c’est qu’elle
cautionne de fait l’inégalité matérielle existant entre les individus et entre les
territoires, ceci à toutes les échelles. Au total, ne fait-elle pas passer pour des
valeurs intemporelles et universelles ce qui ne reflète, à travers l’éthique
protestante, que l’esprit du capitalisme libéral ? De là à penser que capabilité et
Maximin n’aboutissent qu’à augmenter les inégalités sociales en diminuant les
redistributions de ressources, et ceci sous couvert d’autonomie/éducation accrue
(mais comment ?) des moins dotés… Il n’y a pas loin. De fait, il a été démontré
(J. Stiglitz, Le prix des inégalités, 2012) que ce sont les sociétés les plus
égalitaires qui font le plus pour préserver l’équité.
Pour ces thèses de la justice procédurale, le territoire revêt beaucoup moins
d’intérêt que pour celles de la justice structurelle. Il devient même parfois
obstacle à la liberté individuelle (contrôle social accru et exacerbation des enjeux
communautaires dans son cadre) d’agir et d’entreprendre à sa guise.

2.3.3. JUSTICE ET UNIVERSALITÉ DES VALEURS HUMAINES

Par-delà les différenciations culturelles des sociétés du monde, des


représentations universelles et constantes du bien-être existent bel et bien,
partagées par toutes et tous, quelle que soit leur origine. Sur ce point, les
communautaristes du premier groupe théorique paraissent moins affirmatifs que
les tenants du second, celui des théoriciens du développement prioritaire des
capabilités humaines. C’est aussi ce qu’écrit Gildas Simon dans La planète
migratoire (2008), ouvrage dans lequel il rappelle que « l’immense majorité des
populations du monde, y compris dans les pays du Sud, ne souhaite pas partir, ne
souhaite pas émigrer ». Mais il redit aussi, que femmes et hommes migreront
quand même (surtout les plus jeunes, bien sûr), y compris au péril de leur vie, si
leurs besoins fondamentaux, ci-dessus recensés (capabilités basiques), ne sont
pas satisfaits : belle preuve, au demeurant, de l’universalisme de ces valeurs. Ce
sont ces raisons qui poussent chaque année, sur nombre de chemins du monde,
d’un pays à l’autre, quelque 200 millions d’individus. Parmi eux, on compte de
plus en plus de femmes, d’étudiants, d’entrepreneurs transnationaux et de
travailleurs aux qualifications très variées, de jeunes (souvent des mineurs)
isolés, de demandeurs d’asiles… Au total des personnes fragiles, vulnérables,
exploitées… Mais pas seulement. Des pauvres, sans doute, mais aussi et de plus
en plus des migrants instruits, formés, à la recherche de réussite et d’idéal,
poussés par un espoir d’ascension sociale et de « réalisation de soi », comme le
dit Gildas Simon.
Insistant sur la prévalence des logiques planétaires, tout au moins
internationales, en matière de migrations, il les décrit s’effectuant dans le cadre
de « champs migratoires », soit « l’ensemble de l’espace transnational unissant
[…] lieux d’origine, de transit et d’installation » des migrants. Autrement dit
« l’espace parcouru et structuré par des flux stables et réguliers de migration et
par l’ensemble des flux (matériels et idéels) induits par la circulation des
hommes. » Le terme de « champ », emprunté à l’outillage conceptuel de Pierre
Bourdieu, évoque bien la présence en ces espaces d’éléments structurants variés,
mais non déterminants pour des migrants somme toute compétents, maîtres au
final de leur décision de migrer ou pas… À l’exception bien sûr de ces exilé-e-s
forcé-e-s, victimes de tous les trafics, sorte d’esclaves modernes présents et
présentes jusque dans nos villes, au travers des réseaux de prostitution. Ajoutons
que cette idée de « champ » traduit, de façon tout à fait heureuse, une mise sous
tension d’espaces investis, dans le tissu même de leurs structures matérielles, par
des « charges symboliques, porteuses pour le migrant d’espoirs, d’utopies et de
mythes, d’imaginaires »… Soit autant d’éléments renvoyant au vécu le plus
intime des sujets migrants ; vécu sans lequel on ne saurait comprendre la force
de leur élan.
Bien entendu, entre les deux trames théoriques plus haut exposées, les choix
ne sont pas simples. En conséquence, il me semble qu’un rapprochement des
deux thèses de la justice (celle des places – Young – et celle des chances –
Rawls) offre le plus de garanties pour promouvoir l’équité, sans négliger une
répartition plus égale des statuts sociaux et des biens matériels. Car nul ne peut
ignorer que l’obtention de ceux-ci demeure une revendication importante de
l’humanité. C’est bien ce que signifie le boom économique de l’Asie et
l’ampleur universelle des migrations. Celles-ci ne poussent-elles pas, un peu
partout, les humains vers plus de liberté, plus de chances de réussir leur vie, mais
aussi plus de fascinantes ressources matérielles (cf. théorie marxiste du
fétichisme de la marchandise) ? Sources certes partielles, mais néanmoins
incontournables du bien-être.
L’évaluation de la distribution de la richesse et de la pauvreté dans le monde
(Programme des Nations unies pour le Développement, Banque mondiale) tient
compte de ces diverses positions théoriques. L’indicateur du revenu national brut
(RNB) per capita, par pays, qui ne s’attacha longtemps qu’à la distribution des
ressources monétaires, fut successivement remplacé par l’indice du
développement humain (IDH)*, puis par l’indice de la pauvreté humaine (IPH)*,
enfin par l’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM)*.
La comparaison entre l’IPH et la mesure de la pauvreté monétaire fournit
quelques enseignements utiles. Certains pays parviennent plus facilement à
réduire la pauvreté monétaire que la pauvreté humaine. C’est le cas, entre autres,
de la Côte d’Ivoire ou de l’Égypte : moins de 20 % des ressortissants y souffrent
de la première, alors que 35 % y connaissent la seconde. Le Maroc, le Pakistan,
le Guatemala, la Namibie et le Cambodge se classent également plus haut sur
l’échelle des ressources monétaires moyennes que sur celle de l’IPH. Ils portent
de toute évidence une attention insuffisante au développement humain des
franges les plus déshéritées de leurs populations. D’autres nations (la Chine,
Cuba, le Vietnam, le Costa Rica, le Kenya, le Pérou, les Philippines et le
Zimbabwe) partagent une situation inverse. Leurs politiques sociales plus
affirmées, les investissements publics élevés consentis à l’équipement de leur
territoire et au développement de leurs populations expliquent ces différences.
Dans ces pays, les progrès du développement humain semblent plutôt jouer en
faveur des plus pauvres. (Voir sur ces questions, pour plus de précisions :
DI MÉO G., 2011, « Richesse et pauvreté : esquisse d’une géographie sociale du
monde », in CHARVET J.-P. et SIVIGNON M., Géographie humaine, Paris, Armand
Colin, 2e éd.)

En conclusion de ce livre, deux affirmations s’imposent. Oui, bien que


relativement nouvelle, la géographie sociale constitue une branche essentielle et
féconde de la discipline géographique. Oui, la géographie sociale témoigne d’un
progrès, inspiré par la communauté des sciences humaines et sociales, qui se
répercute sur l’ensemble de la géographie. Celle-ci, en ce début du XXIe siècle,
n’est-elle pas devenue, de fait, une géographie sociale au sens où nous
l’entendons ici, sans qu’il soit désormais indispensable de le spécifier ?
Cependant, pour que la géographie sociale renouvelle pleinement le propos
géographique, faut-il encore qu’elle intègre dans son modèle standard de
l’espace social (FSS, chapitre 2) les dimensions bio et socio-environnementales
de celui-ci. Pour y parvenir, une partie du chemin reste encore à faire, mais cet
objectif, qui mériterait à lui seul l’écriture d’un autre ouvrage, n’est nullement
irréaliste.
GLOSSAIRE

Déconstruction : la démarche de déconstruction implique trois méthodes,


combinées ou non.
– La première interroge la capacité du mot à désigner la chose : le quartier, la
ruralité, le développement durable… Que recouvrent exactement ces
vocables ?
– La deuxième consiste à suspecter des idéologies discutables de se dissimuler
derrière un vocabulaire d’apparence neutre et consensuelle. Ainsi en est-il des
termes « milieu naturel » ou « milieu tropical » : ne cachent-ils pas un
processus de naturalisation des rapports société/nature ? Le mot « territoire
ethnique » ne vise-t-il pas à fabriquer un outil géographique d’exclusion ?
Parler de l’Homme pour l’humain en général, n’est-ce pas tomber dans le
biais du genre, compris comme un rapport de domination fondé sur
l’appartenance de sexe ? Les géographies radicales, postmodernes,
postcoloniales, les gender studies sont attentives à débusquer ces risques.
– La troisième méthode invite à effectuer un travail critique afin de rendre
plus explicite la manière dont nous construisons nous-mêmes, au quotidien
(celui de la recherche ou celui de la vie courante), des objets géographiques et
sociétaux : la rue, le quartier, la ville, la cité d’habitat social, le ghetto,
l’étranger, la région, l’identité, etc.
Épistémologie : l’épistémologie est l’étude de la manière dont s’élaborent les
connaissances scientifiques. C’est aussi un retour critique sur les façons de
procéder, sur les méthodes des chercheurs. L’épistémologie peut être
envisagée, ce qui est le cas ici, dans une perspective historique, celle de
l’histoire des sciences.
Gentrification : phénomène très répandu dans la plupart des villes du monde,
la gentrification est l’arrivée de représentants des classes moyennes et
supérieures dans de vieux quartiers souvent situés à proximité des centres
urbains ou à leur immédiate périphérie. Ces nouvelles classes sont instruites et
attachées au patrimoine des quartiers anciens. Elles affichent, en général, une
surreprésentation de jeunes actifs. Par extension, le terme peut qualifier tout
phénomène urbain de substitution sociale s’effectuant au bénéfice de
populations favorisées.
Habitus : concept développé par Pierre Bourdieu, l’habitus est le système de
dispositions à penser, à percevoir et à se représenter, à agir, propre à tout
agent social. L’agent le produit au cours de son expérience biographique, au
gré de ses conditions objectives d’existence. L’habitus contribue à construire
les comportements et les décisions, les principes d’action de tout individu.
Même si celui-ci subit l’influence déterminante de groupes d’appartenance ou,
tout au moins, d’agrégats sociaux lui servant de repère, l’habitus demeure une
expression individuelle, une combinaison de caractères qui lui est propre.
L’agent/acteur concerné est toujours susceptible d’échapper à la règle, aux
normes, à la bienséance sociale et au conformisme que suggère son habitus…
Il s’avère capable d’autonomie et d’action.
Interaction, interactionnisme : l’interactionnisme définit une
microsociologie des situations de rencontre, de face-à-face des individus dans
l’espace social (espace public par exemple). Formulées par le sociologue
Erwing Goffman, les règles qui régissent de telles interactions normées
(rencontres préparées, attendues, et conversations structurées) ou plus
aléatoires (simple coprésence et jeux d’évitement dans la rue) obéissent à des
accords tacites. Ces derniers fournissent à l’individu les moyens d’une
appréciation correcte de la situation d’interaction : reconnaissance sociale,
respect de l’autre lors d’une interaction et réciprocité de tact, de politesse
attendue ; souci de réparation ou d’excuse pour toute action susceptible de
revêtir un caractère offensant pour autrui ; défense d’un territoire et respect
d’un ordre public ; etc. L’interactionnisme met l’accent sur les rapports
sociaux (et spatiaux, mais superficiels) qui font la pâte de l’espace social le
plus ordinaire, celui du quotidien. À ce titre, cette théorie intéresse au premier
chef les géographes sociaux.
IPH (indice de la pauvreté humaine) : l’IPH mettait l’accent sur des critères
déjà plus ou moins privilégiés par l’IDH (indice du développement humain) :
la longévité, l’instruction, les conditions de vie au travers de l’accès aux
services de santé, à l’eau potable. Cet indice retenait également le pourcentage
d’enfants de moins de 5 ans victimes de malnutrition. Sa signification étant
jugée trop variable d’une société à l’autre, le revenu individuel ne figurait pas
dans l’IPH. Appliqué aux 78 pays en développement pour lesquels on
disposait de données statistiques exploitables, l’IPH indiquait, pour chacun
d’eux, la proportion de population souffrant de pauvreté.
IPM (indice de pauvreté multidimensionnelle) : depuis 2010, l’IPM remplace
l’IPH. L’IPM prend en compte une plus large gamme de critères (10)
définissant les privations significatives de la pauvreté humaine. Environ
1,75 milliard de personnes dans les 104 pays les plus pauvres, désormais
couverts par l’IPM, soit un tiers de leur population, vivent dans une situation
de pauvreté multidimensionnelle.
Limite : même si elle s’avère graduelle ou progressive, la limite traduit avant
tout l’idée d’une séparation entre deux territoires ou régions de l’espace. Le
limes du Rhin, à l’époque de la Rome antique, la grande muraille de Chine
indiquaient très nettement les bornes de systèmes sociospatiaux et politiques
spécifiques, confrontés à des organisations beaucoup plus floues : un domaine
quasi-étranger à l’humanité pour les Chinois, un monde de barbares pour les
Romains. Ainsi, la limite, dans laquelle s’enracinent les termes de front de
guerre et de frontière politique, fournit une version parfois brutale du concept
à la fois plus riche et plus général de discontinuité.
Maillage : les maillages, en tant qu’objets géographiques, renvoient à la
métaphore des mailles d’un filet. Ces mailles sont des unités spatiales
constituant des aires clairement délimitées. À l’intérieur de celles-ci, chaque
point constitutif entre en relation de proximité et même de contiguïté avec ses
points voisins. Ainsi s’établissent des contacts, de proche en proche et de
manière aréolaire. Les maillages et les mailles qu’ils assemblent sont
d’échelles très variées.
Méthode dialectique : la méthode dialectique est une manière de penser qui
consiste à déconstruire les hypothèses et les résultats scientifiques d’une
recherche en cernant les contradictions qu’ils engendrent. Opposer aux thèses
et aux hypothèses établies des antithèses bien pesées, permet d’avancer dans
la connaissance en gardant sur elle un œil critique, puis en proposant une
synthèse issue de cette confrontation des propositions et des objections que le
mouvement dialectique conduit à formuler. Il y a également dans les principes
de la raison dialectique l’idée d’une détermination réciproque, en boucle, des
causes apparentes d’un phénomène et de leurs effets ou conséquences
supposés.
Modèle : un modèle repose sur un énoncé théorique (théorie générale des
systèmes, chorématique, raisonnement dialectique, etc.). C’est le résultat
de la simulation schématique et formalisée, dans un langage donné (verbal,
mathématique, graphique…), d’un objet de la connaissance et, au-delà, d’une
réalité. Il fournit une représentation simplifiée et pratique de cette réalité, sans
épuiser le contenu de son sens (fond), ni la richesse spécifique de sa forme.
Objets géographiques : ce sont des objets construits par le regard et par
l’action des sociétés ; ils s’identifient à des réalités sociales complexes. Si les
objets de la science géographique ont longtemps souffert d’être considérés
comme des évidences, des choses naturelles allant de soi (la montagne existe),
l’épistémologie nous enseigne au contraire qu’aucun d’entre eux, qu’il soit
vernaculaire, populaire ou savant, ne saurait être donné d’avance. Tout objet
géographique s’inscrit dans une relation avec un sujet pensant et actif qui se le
représente, le découpe et, du coup, le constitue. Cette relation, créatrice de
l’objet, peut être assimilée à une médiation (sujet/objet) faite de construits
cognitifs, soit de schèmes mentaux socialement appris. L’histoire de la
pensée géographique nous apprend que les réalités qui nous paraissent,
a priori, les plus stables et les plus avérées, les plus éternelles, ne sont souvent
que des créations ou constructions plus ou moins récentes. Les continents, les
chaînes de montagne et autres ensembles du relief ou des milieux, les mers et
les océans, les climats dans leur définition zonale ou régionale, les régions, les
métropoles, les pays (etc.) sont ainsi produits, socialement construits.
Paradigme : un paradigme est constitué par l’ensemble des problématiques
formulées, des questions posées, des objectifs visés, des méthodes et des
théories élaborées dans le cadre d’une science, à un moment donné de son
histoire, en fonction des idées et des conditions objectives de l’époque et du
lieu considérés.
Phénoménologie : théorie philosophique sous-tendant la géographie
humaniste, la phénoménologie remet en question toute division rigide entre le
monde (ou l’espace géographique supposé objectif), défilant dans notre flux
de conscience, et celle-ci. Dès lors, ce que nous nous représentons comme une
extériorité trouve en fait sa cohérence et son sens dans notre propre intériorité.
Le monde et l’espace constituent, dans ces conditions, une extension de notre
conscience. Comme l’a formulé J.-P. Sartre, notre conscience se tisse dans le
monde. Le concept d’espace vécu qui est, avant tout, celui d’un espace
représenté, présent à la conscience du sujet humain dans sa rencontre avec le
monde géographique, traduit l’influence du courant phénoménologique en
géographie.
Postmodernisme : le postmodernisme s’identifie à un courant de pensée, très
développé au sein des sciences sociales anglophones, qui remet en question le
projet scientifique hérité des Lumières et constitutif de la modernité. Le
postmodernisme instaure, de ce fait, un basculement épistémologique majeur
qui affecte profondément les objets des sciences sociales ; notamment ceux de
la géographie. Nombre de chercheurs refusent d’énoncer des valeurs
universelles. Ils n’adhèrent plus aux grands récits théoriques de la modernité
(positivismes divers, marxisme, psychanalyse, structuralisme…) et veulent
donner droit de cité au relativisme culturel, convaincus que tout discours
scientifique ne témoignant pas d’une expérience vécue porte le sceau de
l’illégitimité. Cette vision repose sur une conviction critique qui, à la suite de
Michel Foucault, établit une étroite connivence entre savoir et pouvoir. La
science des XIXe et XXe siècles ne fut-elle pas au service des systèmes
politiques qui ont alors mené le monde : capitalisme mondialisé,
totalitarismes, impérialismes, colonialismes et postcolonialismes, etc. ? Dès
lors, la critique postmoderniste milite pour que « les autres », les opprimés,
anciens peuples colonisés et minorités diverses, sexuelles en particulier,
prennent désormais la parole.
Postmodernité : la postmodernité correspond à une époque et à un régime de
société : les nôtres. Il s’agit du fruit, plus ou moins direct, de la « chute des
murs » (fin des années 1980) et d’une mondialisation/globalisation qui
s’effectue sous l’impulsion d’un néocapitalisme libéral ne rencontrant que peu
d’entraves de la part de secteurs publics en très net recul. Caractérisée par une
nouvelle économie, en partie dématérialisée, fondée sur les flux permanents
de l’information et de l’innovation, la postmodernité intervient dans un
contexte où progressent multiculturalisme et métissage des groupes humains.
Elle s’inscrit dans de nouveaux espaces urbains en pleine croissance, plus
étalés, plus diffus que naguère : espaces de métropolisation desquels
surgissent de nouveaux centres (edge-cities) concurrençant bien des villes
anciennes. Ces espaces urbains se fragmentent, à l’image des sociétés très
inégales qui les produisent. Derrière le communautarisme qui contribue, avec
les inégalités sociales, à cette fragmentation (espace kaléidoscope),
l’individualisme s’installe au rythme du triomphe conjoint de l’hyperespace
des NTIC, de l’image et du simulacre…
Représentation : une représentation est un phénomène mental
d’interprétation idéelle, plus ou moins proche de la réalité supposée de son
référent. C’est un schéma cognitif élaboré à partir d’informations et
d’expériences personnelles, mais aussi de l’inconscient de chacun. Les
représentations diffèrent de la perception dans la mesure où celle-ci, même
influencée par les caractéristiques sociales, culturelles, ainsi que par le genre
et l’âge du sujet qui perçoit, se réalise uniquement en présence de la chose
perçue. La représentation, elle, se distancie, dans le temps et dans l’espace, de
la chose représentée. Elle mobilise dès lors la mémoire et l’imaginaire des
individus qui se la représentent. On distingue des représentations
individuelles, produits singuliers d’itinéraires de vie, marquées tout de même
par la constitution sociale de l’individu qui les produit, et des représentations
sociales, formes de connaissance ordinaire socialement forgées et partagées.
Réseau : les réseaux constituent des ensembles géographiques de points
(individus, organisations, lieux – villes par exemple – ou territoires) reliés par
des lignes (matérielles pour les voies classiques de communication, ou
virtuelles dans le cas des TIC). En conséquence, leur structure est discontinu
et lacunaire, faite de pleins (nœuds, arêtes et arcs de la théorie des graphes) et
de vides correspondant aux interstices délaissés par les axes de circulation.
Considérés du point de vue de la géographie, les réseaux s’inscrivent dans
l’espace à deux ou trois dimensions – cas des TIC passant par des satellites –
de l’étendue terrestre ou circumterrestre. Ils s’arriment entre eux comme à des
espaces en maille, des territoires par exemple, qu’ils réunissent ou à l’intérieur
desquels ils se développent. Les relations qui s’établissent à l’intérieur des
réseaux échappent aux règles de proximité et de continuité classiques que l’on
trouve ordinairement à l’œuvre dans les espaces topographiques. Ces relations
obéissent à une métrique, dite topologique, faite de connexions à distance et
de commutations permettant de passer de régimes de proximité territoriale à
des régimes de rapports plus virtuels, effaçant la continuité spatiale.
Structuralisme : le structuralisme est une école de pensée qui fait reposer la
réalité humaine, sociale et spatiale, sur des schèmes cognitifs (binaires ou
ternaires), constitués par des structures élémentaires organisées et cachées.
Ces dernières forment donc des ensembles établissant entre leurs éléments des
relations stables et durables, transposables d’un domaine à l’autre de la vie
humaine et sociale : de la parenté à l’espace social, en passant par les mythes
originels et la religion, l’organisation sociale (sexuelle, générationnelle et
clanique), la préparation de la nourriture, les rites de la vie et de la mort, les
pratiques artistiques et cérémonielles, etc. La question de savoir si ces
structures sont intemporelles (thèse de Claude Lévi-Strauss, pour qui ces
structures universelles de l’esprit humain forment La pensée sauvage), ou
évolutives, a conduit les partisans de la seconde formule à parler d’un
structuralisme constructiviste ou génétique (Pierre Bourdieu). Pour ses
adeptes, les structures se transforment au gré des modifications des conditions
objectives de l’existence des individus et des groupes, au sein des sociétés.
Bien avant que l’on ne parlât de structuralisme, bien après son déclin, la
géographie s’est toujours attachée à décrire et à expliquer la disposition des
éléments constitutifs de tout espace : les axes et les pôles, les limites et les
angles morts, les interfaces diverses (cf. la chorématique, Roger Brunet)…
Soit autant de structures. La géographie s’est en effet toujours efforcée de
dévoiler un certain ordre spatialisé dans la distribution des hommes, des
sociétés et des lieux.
TABLE DES FIGURES

Figure 3.1 Un exemple d’enchaînement d’images matricielles : la région de


Concepción au Chili
Figure 3.2 Quelques notions majeures de la géographie sociale dans le
système d’interactions sujet – société – espace
Figure 4.1 Le Pays-de-Serres : un territoire rural avorté
Figure 4.2 Les réseaux islamistes au Mali en 2013
Figure 5.1 Le vieux centre de Barcelone : de forts contrastes sociaux de
proximité
Figure 5.2 Le Caire : contrastes sociaux accusés et ségrégation, des
bidonvilles aux gated-communities
Figure 5.3 Latinos, Asiatiques et Russes à New York : un kaléidoscope
associant mixité ethnique relative et fortes dominantes nationales localisées
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