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Populations vulnérables

5 | 2019
Dimensions territoriales et vulnérabilités
Territorial dimensions and vulnerabilities

Maryse Gaimard (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/popvuln/330
DOI : 10.4000/popvuln.330
ISSN : 2650-7684

Éditeur
LIR3S - Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche “Sociétés Sensibilités Soin” (UMR 7366 CNRS-uB)

Édition imprimée
Date de publication : 1 mars 2019
ISBN : 978-2-918173-26-7
ISSN : 2269-0182

Référence électronique
Maryse Gaimard (dir.), Populations vulnérables, 5 | 2019, « Dimensions territoriales et vulnérabilités »
[En ligne], mis en ligne le 26 mai 2020, consulté le 28 février 2022. URL : https://
journals.openedition.org/popvuln/330 ; DOI : https://doi.org/10.4000/popvuln.330

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L
Creative Commons Attribution 4.0 International
1

SOMMAIRE

Introduction. Les dimensions territoriales des vulnérabilités


Maryse Gaimard

Conditions sociales, registres de vulnérabilité et territoires de vie dans la France


d’aujourd’hui
Hervé Marchal

Décroître pour rebondir : le déclassement des villes moyennes, une opportunité pour
repenser la ville
Jean-François Léger

Vulnérabilité des ménages et sentiment de déclassement social : l’adoption de


comportements écologiques peut-elle contribuer à satisfaire les motivations identitaires
dans un contexte territorialisé ?
Sandrine Gombert-Courvoisier, Olivier Ballesta, Aurélie Carimentrand, Francis Ribeyre, Elsa Causse, Florian Delerue, Marie-
Line Félonneau et Geoffrey Rioche

L’expérience plurielle de la vulnérabilité au sein des bidonvilles


Jean-Baptiste Daubeuf

La désindustrialisation comme vecteur de vulnérabilité territoriale


Thomas Venet

Dimensions de la vulnérabilité liée au paludisme dans deux zones de Madagascar : apports


d’une approche mixte
Andry Herisoa Andrianasolo, Emma Raboanary, Chiarella Mattern, Thomas Kesteman, Dolorès Pourette et Christophe Rogier

Le repérage des patients en situation de précarité par les médecins généralistes


Katia Mazalovic, Claire Zabawa, Pierre-Henri Roux-Levy et Maryse Gaimard

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2

Introduction. Les dimensions


territoriales des vulnérabilités
Introduction. The territorial dimensions of vulnerabilities

Maryse Gaimard

1 Recouvrant de très nombreuses dimensions, qu’elles soient sanitaires, démographiques,


économiques, géographiques, politiques, psychologiques, philosophiques ou encore
sociologiques, la vulnérabilité est devenue l’objet de très nombreuses recherches pluri
et inter-disciplinaires à l’échelle internationale (Thomas, 2008). Dans une société
moderne souvent considérée comme une « société du risque » (Beck, 2001), la
vulnérabilité touche des individus ou des groupes sociaux soumis à un contexte extra-
ordinaire marqué par une situation de risques prononcés par rapport à une situation de
référence (politique, environnementale, géographique, historique, etc.) qui est, elle,
caractérisée par la normalité. En d’autres termes, elle qualifie l’état de personnes ou de
groupes exposés à des risques qui se déploient souvent selon plusieurs dimensions
synchroniques (par exemple, les risques de maladie, de pauvreté et d’isolement sont
souvent liés) et dont la nature peut varier. Il y aurait donc dans certaines situations un
faisceau de facteurs combinés conduisant un individu ou une population à se
vulnérabiliser ou à se penser comme tel.
2 Ainsi, la vulnérabilité peut rendre compte de l’ensemble des facteurs qui constituent la
fragilité d’une société, d’un territoire, d’une population, d’une structure, d’un
écosystème, d’une organisation ou encore d’un système politique. Elle peut également
faire référence à des disparités sociales (pauvreté, exclusion, relégation spatiale, etc.), à
des catégories évolutives d’âge ou de santé (vieillesse, maladie, handicap, etc.), à des
déséquilibres conjoncturels ou systémiques (économiques, environnementaux,
psychologiques), etc. Partant de là, la vulnérabilité est nécessairement relative, donc à
situer ou, dit autrement, à contextualiser tant ses explications sont pluricausales.
3 La notion de vulnérabilité présente ou contient en elle-même des enjeux éthiques et
politiques majeurs : l’identification d’individus ou de populations en situation de
vulnérabilité conduit à reconnaître leurs difficultés, mais peut également participer à
leur stigmatisation (Goffman, 1975). Elle s’inscrit en outre dans la durée et selon des

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étapes plus ou moins marquées qui constituent un processus de vulnérabilisation des


populations que le chercheur doit mettre au jour.
4 Dans ce champ de recherche, la dimension spatiale et territoriale des différentes
formes de vulnérabilité revêt une importance capitale par les interactions qui
s’effectuent entre les populations en situation de vulnérabilité et le territoire qu’elles
occupent. Les vulnérabilités (et la vulnérabilisation) des populations se différencient
selon le territoire habité, ce qui entraîne des disparités, voire des inégalités, entre
individus. Ainsi, certains territoires, de par leur contexte démographique
(vieillissement de la population), géographique et écologique (climat, conditions
environnementales, salubrité, etc.), économique (déprise industrielle), social, culturel,
politique (conflits) produisent des situations de fragilités pour les populations (Gaimard
et al., 2018).
5 Dans les articles qui composent ce numéro de Populations vulnérables, l’approche
territoriale est une entrée privilégiée : territoires socialement et spatialement relégués
(espaces périurbains, espaces ruraux, bidonvilles) qui accueillent des populations
vulnérables, en exclusion sociale et économique. Ces territoires peuvent renforcer la
vulnérabilité, voire la logique de l’exclusion pour les populations les plus fragiles. Les
espaces urbains sont aussi vecteurs de vulnérabilité par la densité de population car la
ville dense favorise l’anonymat et l’isolement. Les différents auteurs sont ainsi amenés
à discuter des dimensions territoriales de la vulnérabilité.
6 Le territoire est, comme le concept de vulnérabilité, une notion au cœur des débats
scientifiques mais aussi politiques et économiques. La définition du territoire est
complexe et cette notion remplace celle d’espace dès les années 1960, années pendant
lesquelles l’aménagement du territoire s’est développé avec la prise en compte des
besoins locaux. Le territoire, qui peut de prime abord être considéré comme un concept
géographique, a été approché par différentes disciplines qui lui donnent des acceptions
diverses. Un territoire se présente comme un système, un espace organisé où
interagissent les différents acteurs qui le composent et le font vivre. Selon Guy Di Méo
(1998), le territoire, souvent abstrait, vécu et ressenti plus que visuellement repéré, est
un espace social et un espace vécu. « Le territoire témoigne d’une appropriation à la
fois économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui
se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur
singularité, etc. » Pour Kourtessis-Philippakis (2011) « Le territoire est un
investissement affectif et culturel que les sociétés placent dans leur espace de vie. Le
territoire s’apprend, se défend, s’invente et se réinvente. Il est lieu d’enracinement…
Un territoire est un lieu de vie, de pensée et d’action dans lequel et grâce auquel un
individu ou un groupe se reconnaît, dote ce qui l’entoure de sens et se dote lui-même de
sens, met en route un processus identificatoire et identitaire. » Il est généralement
admis que le territoire est une construction sociale « qui se traduit, soit par un contrôle
territorial, soit par un aménagement ou une structuration de l’espace. » Il apparaît
comme un espace identifié caractérisé par des pratiques et des représentations.
7 Les populations vivent le territoire, l’influencent et ce dernier agit aussi sur les
individus. Du jeu des différents acteurs, « il en résulte des territoires en “tension”,
c’est-à-dire dont l’équilibre dynamique repose sur un ensemble d’interrelations qui ne
cessent de se modifier dans le temps. Elles sont en effet fondées sur des contraintes qui
ne sont jamais complètement prévisibles, compte tenu de l’infinité de phénomènes qui
se déroulent simultanément, en obéissant à des temporalités différentes, et modifient

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sans cesse le contexte décisionnel des acteurs. » (Moine, 2006). Le concept de


vulnérabilité territoriale intègre les interactions entre la société et l’environnement
physique pour un contexte géographique particulier. L’endroit géographique (zone
urbaine, région, territoire) constitue un élément de la vulnérabilité des populations,
dans lequel les composantes biophysiques, sociales et culturelles sont indissociables.
8 Ainsi le territoire peut créer, entretenir, exacerber des vulnérabilités ou au contraire
les atténuer voire les rendre plus supportables. Au-delà des conditions naturelles,
physiques, climatiques et écologiques du territoire, ses caractéristiques économiques,
sociales ou culturelles peuvent rendre certaines populations vulnérables. Les
interactions entre les vulnérabilités et les territoires sont donc multiples. En effet,
certaines formes de vulnérabilité sont spécifiques à des espaces géographiques donnés.
9 La revue Populations vulnérables, dans la suite de ce numéro, propose une réflexion sur
les dimensions territoriales des vulnérabilités à partir de travaux novateurs faisant la
part belle à l’interdisciplinarité autant qu’à une perspective transnationale, seule à
même de relayer la diversité et l’hétérogénéité évoquées précédemment. Sept articles
abordent les interactions entre la vulnérabilité des populations et le territoire qu’elles
habitent.
10 Dans son article Conditions sociales, registres de vulnérabilité et territoires de vie dans la
France d’aujourd’hui, Hervé Marchal revient en détail sur le concept de vulnérabilité,
son évolution au cours des années, ses différentes approches disciplinaires, avant
d’analyser les liens entre des formes de vulnérabilité et des territoires précis. L’auteur
porte un regard de sociologue sur les dimensions territoriales des vulnérabilités. Il
s’appuie, pour cela, sur ses travaux de recherche empiriques menés dans des zones
résidentielles du périurbain éloigné d’une métropole régionale, dans une cité d’habitat
social et dans un bidonville. Il discerne ainsi plusieurs formes de vulnérabilités
rencontrées dans la société française et identifie « différents registres de
vulnérabilité » qui selon lui « en disent long sur l’existence de fortes disparités non
seulement spatiales mais aussi sociales ». En outre, l’auteur intègre les différentes
formes de vulnérabilités qu’il analyse dans ses divers terrains dans une approche idéal-
typique des conditions sociales. Il distingue ainsi la condition intro-sociale à travers
l’étude des zones périurbaines, la condition hétéro-sociale observée dans un habitat
social déshérité et la condition extro-sociale à partir d’une recherche dans un
bidonville.
11 Jean-François Léger, Décroître pour rebondir : le déclassement des villes moyennes, une
opportunité pour repenser la ville, apporte le point de vue du démographe sur les fragilités
de certaines zones urbaines par le prisme des villes moyennes. Pour l’auteur, les villes
moyennes souffrent du mouvement de métropolisation de ces dernières décennies,
favorisant l’expansion des grandes agglomérations au détriment des unités urbaines
plus petites. Après avoir précisé ce qu’il entend par ville moyenne, l’auteur présente les
principales caractéristiques de l’évolution de ces villes et les différentes étapes qui ont
conduit à la dynamique urbaine actuelle. Au-delà de l’expérience de la crise et de la
vulnérabilité des populations y résidant, les villes moyennes montrent un certain
nombre d’atouts qui pourraient assurer leur renouveau. L’auteur donne une dimension
comparative à son analyse selon la proximité, ou non, des villes moyennes d’une grande
agglomération.
12 Les trois articles suivants envisagent la vulnérabilité sociale et économique des
populations en lien avec leur territoire de rattachement. Sandrine Gombert-

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Courvoisier et al. situent l’analyse de populations vulnérables dans le contexte de la


transition écologique. Leur article Vulnérabilité des ménages et sentiment de déclassement
social : l’adoption de comportements écologiques peut‑elle contribuer à satisfaire les motivations
identitaires dans un contexte territorialisé ? fait suite à une présentation de leurs travaux
lors des 27e journées de la Société d’écologie humaine (SEH) intitulées « Vulnérabilités
et territoires », organisées à l’université de Bourgogne (Dijon) en octobre 2016. Les
auteurs s’interrogent sur la possibilité que l’adoption de comportements écologiques
par les ménages leur permette de surmonter le sentiment de déclassement social qu’ils
ressentent suite à l’augmentation des inégalités et la détérioration du pouvoir
d’achat ». Pour cela, ils définissent et identifient les perturbateurs de la qualité de vie et
les comportements écologiques. L’analyse repose sur une méthodologie associant
l’exploitation des bases de données de l’INSEE et une enquête par questionnaire dans
trois territoires de la Gironde : la métropole de Bordeaux, le territoire périurbain du
Créonnais et le territoire rural du Pays Foyen. Les résultats laissent apparaître des
différences territoriales qu’il importe de prendre en compte.
13 La vulnérabilité des populations est abordée sous l’angle des vulnérabilités
résidentielles par Jean-Baptiste Daubeuf. L’expérience plurielle de la vulnérabilité au sein
des bidonvilles qu’il propose fait état des stratégies déployées par les habitants d’un
bidonville pour survivre. À travers un travail ethnographique très fin et approfondi
d’un bidonville occupé par des migrants Roms, l’auteur interroge les multiples facettes
que peut prendre la vulnérabilité dans cette forme d’habitat. Il emmène le lecteur dans
les différentes étapes de la migration de ces personnes, de leur village roumain jusqu’à
leur installation dans le bidonville, en passant par leurs différents points de chute. Les
fragilités sont économiques, monétaires mais proviennent aussi des constructions dans
lesquelles vivent les personnes ainsi que dans les rapports difficiles qu’ils entretiennent
avec les institutions et la société française. Ces fragilités, qui se combinent entre elles
de manière complexe, s’expriment et touchent différemment les habitants et leur
famille. Dans ce contexte difficile, les individus bénéficient de la protection apportée
par le collectif.
14 La désindustrialisation et la fermeture des usines sont des facteurs de vulnérabilité
pour les travailleurs et leur famille. Thomas Venet dans son article La
désindustrialisation comme vecteur de vulnérabilité territoriale, analyse ces phénomènes en
Picardie, une des régions les plus touchées par la crise de l’industrie. Il montre les
bouleversements qui ont affecté ce territoire et conduit à fragiliser une partie de la
population en analysant « conjointement des dynamismes sociaux, économiques et
démographiques situés à des échelles géographiques fines ». L’approche privilégiée par
l’auteur est géographique et démographique, par les modifications de la structure des
emplois et l’évolution du chômage. Ces facteurs de vulnérabilisation s’expriment
différemment selon les communes, amenant ainsi l’auteur à localiser les phénomènes
par des analyses statistiques à un échelon géographique très fin et à proposer une
typologie des territoires picards désindustrialisés.
15 Deux articles proposent une analyse de la vulnérabilité des populations liée au
territoire qu’elles occupent par la question de la santé. Andry Herisoa Andrianasolo
et al., Dimensions de la vulnérabilité liée au paludisme dans deux zones de Madagascar : apports
d’une approche mixte, présentent une analyse comparative de la vulnérabilité au
paludisme à Madagascar1. Le risque de paludisme et sa transmission dépendent en effet
grandement du contexte géographique, climatique et socio-économique du territoire.

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Les auteurs analysent les déterminants de la vulnérabilité associée au paludisme dans


deux régions, Ankazobe (Hautes Terres) et Brickaville (côte est), qui présentent des
contextes environnementaux bien différents. Elle s’attache à montrer pourquoi, malgré
les diverses campagnes et programmes de lutte contre le paludisme, sa prévalence
demeure élevée, ne baissant que très lentement. Pour sa démonstration, l’auteure
s’appuie sur une approche mixte combinant une enquête quantitative par
questionnaire auprès de 4 000 personnes et une enquête qualitative regroupant une
soixantaine d’entretiens.
16 Katia Mazalovic et al., dans un article intitulé Le repérage des patients en situation de
précarité par les médecins généralistes, abordent la vulnérabilité des populations par le
prisme des inégalités de santé. Les inégalités sociales et économiques conduisent un
certain nombre de personnes à vivre dans une certaine précarité, précarité qui se
manifeste également face à l’accès aux soins, les rendant vulnérables sur le plan
sanitaire. Des efforts spécifiques de prise en charge de ces personnes sont nécessaires.
Or, pour cela, il est nécessaire d’identifier cette population vulnérable. Cette
identification peut être réalisée par le médecin généraliste lors des consultations, en
mesurant la précarité par un score, le score EPICES (Évaluation de la précarité et des
inégalités de santé dans les centres d’examens de santé). À partir d’une enquête
réalisée en milieu rural auprès de médecins généralistes et de leurs patients, l’auteure
analyse les écarts du repérage de la précarité entre l’évaluation spontanée des
médecins et le score EPICES. Elle met en évidence les facteurs de concordances ou de
discordance entre ces deux méthodes d’identification des personnes précaires et
vulnérables.
17 À travers une diversité d’approches, de terrains, de méthodologies, les articles
présentés dans ce dossier s’attachent à analyser les interactions entre le territoire et les
populations qui les habitent comme des vecteurs de vulnérabilités.

BIBLIOGRAPHIE
Beck U. (2001), La société du risque, Paris, Aubier.

Di Méo G. (1998), Géographie sociale et territoire, Paris, Nathan.

Gaimard M., Gateau M. et Ribeyre F. (2018), Vulnérabilités et territoires, Nancy, Kaïros, collection
« Questions humaines ».

Goffman E. (1975), Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Éditions de Minuit, [1963].

Kourtessis-Philippakis G. (2011), « La notion de territoire : définitions et approches », in


Kourtessis-Philippakis G. et Treuil R. (dir.) Archéologie du territoire, de l’Égée au Sahara, Cahiers
archéologiques de Paris 1, Paris, La Sorbonne, p. 7-13.

Moine A. (2006), « Le territoire comme un système complexe : un concept opératoire pour


l’aménagement et la géographie », L’Espace géographique, 2006, t. 35, n° 2, p. 115-132.

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7

Thomas H. (2008), Vulnérabilité, fragilité, précarité, résilience, etc. De l’usage et de la traduction de


notions éponges en sciences de l’homme et de la vie, Recueil Alexandries n° 13, disponible sur : http://
www.reseau-terra.eu/article697.html.

NOTES
1. Cet article a fait l’objet d’une communication aux 27 e journées de la Société d’écologie humaine
(SEH) intitulées « Vulnérabilités et territoires », organisées à l’université de Bourgogne (Dijon) en
octobre 2016.

INDEX
Mots-clés : vulnérabilité, territoires
Keywords : vulnerability, territories

AUTEUR
MARYSE GAIMARD
Professeure de démographie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366
maryse.gaimard@u-bourgogne.fr

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Conditions sociales, registres de


vulnérabilité et territoires de vie
dans la France d’aujourd’hui
Social conditions, registers of vulnerability and living areas in todays’s France

Hervé Marchal

I. Introduction
1 Diffusée dans la littérature psychiatrique et psychologique à partir des années 1970 en
lien avec les notions de fragilité et de dépendance, puis dans des disciplines aussi
diverses que le management des catastrophes, l’économie du développement, les
sciences environnementales, de la santé et de la nutrition ou encore la statistique
(Brodiez-Dolino, 2016), la notion de vulnérabilité s’est aujourd’hui imposée dans de
nombreuses disciplines. C’est notamment le cas en philosophie durant ces dernières
années (Tronto, 2009 ; Butler, 2010 ; Le Blanc, 2011). D’une façon générale, comme le
remarque Marc-Henri Soulet :
tout le monde s’est approprié les vertus de la vulnérabilité. La vulnérabilité autorise
toutes les relectures de notre dynamique sociétale, chacun y recourant tantôt pour
asseoir de nouveaux mots d’ordre préventifs, tantôt pour fonder une orientation
normative positive pour autrui, tantôt pour ré-agencer les logiques d’action en
direction des plus fragiles, tantôt pour ancrer une conception renouvelée de notre
vie commune […], elle est devenue une catégorie dominante d’expression des
difficultés à être en société autant qu’une catégorie agissante (Soulet, 2014, p. 59)
2 D’aucuns diront que ce que le concept de vulnérabilité a gagné en surface, il l’a perdu
en précision. Mais au-delà du fait de s’inscrire dans une longue tradition de
compréhension du vécu des plus précaires et des plus démunis, la notion de
vulnérabilité comporte plusieurs volets à la portée heuristique non négligeable.
D’abord, elle autorise à prendre en compte, en la matière, à la fois les facteurs
positionnels et individuels, ou sociaux et personnels1 si l’on préfère, en invitant « à
mieux comprendre la dialectique entre grandes positions structurelles et états sociaux

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effectifs des acteurs, c’est-à-dire les stratégies qu’ils mettent – ou non – en place pour
se prémunir contre les risques, les accidents, les déclassements, en bref, contre tout ce
qu’ils ressentent comme source possible de vulnérabilité » (Martuccelli, 2014, p. 38).
Ensuite, la vulnérabilité peut renvoyer non seulement à des dimensions sociales
(relationnelles, économiques, culturelles, symboliques, etc.), mais également à des
dimensions internes aux individus d’ordre bio-psychologique et/ou à des conditions
externes d’ordre climatique (tsunamis, séismes, etc.), morphologique (absence de
services publics dans un territoire excentré, faible accessibilité routière, ferroviaire ou
aérienne, etc.), géopolitique (guerres, génocides, etc.). Cette acception large raisonne
avec les travaux des philosophes soucieux de rappeler à quel point l’être humain est, du
fait même de sa condition, vulnérable physiquement, psychiquement et socialement.
Puis, parallèlement à cette conception large et plurielle des sources possibles de
vulnérabilité, la notion recouvre l’intérêt, dès lors qu’une certaine prudence
épistémologique est de mise, de renvoyer davantage à des situations, des moments ou à
des territoires qu’à des personnes en tant que telles toujours susceptibles d’être
réduites à leur seul état de vulnérabilité ; ce qui très souvent se traduit par une
réification de ces mêmes personnes alors qualifiées radicalement de « vulnérables »
comme si elles n’étaient que cela. Enfin, parallèlement à cette conception situationnelle
et spatialisée de la vulnérabilité, le terme invite, dans une visée dynamique, à analyser
les « parcours de vie » (Elder, 1994) marqués par des processus de négociation, des
tournants biographiques, des contraintes surmontables et insurmontables, des
épreuves qui construisent l’individu tout autant qu’elles le déconstruisent – sur le plan
identitaire notamment –, ou encore à des sorties de situations de vulnérabilité
rappelant, au demeurant, combien la vulnérabilité ne conduit pas ipso facto à
l’exclusion.
3 Dans ce sens, nous adopterons la définition selon laquelle :
la vulnérabilité renvoie de manière générale à la situation d’individus ou collectifs
qui, du fait de certaines caractéristiques propres et de circonstances ou de facteurs
extérieurs, sont exposés à une altération significative de leurs conditions
d’existence, de leurs capacités de prendre en charge leurs besoins et de faire face
aux aléas de la vie, de leurs possibilités d’action et d’évolutions futures (Bickel,
2015, p. 300)
4 Fort de cette définition, nous développerons dans le cadre de cet article des liens
analytiques entre des formes de vulnérabilités et des territoires précis. Nous nous
appuierons sur des recherches empiriques que nous avons réalisées au cours de ces six
dernières années. Les terrains de recherche retenus se situent en France et portent
aussi bien sur des zones résidentielles du périurbain éloigné d’une métropole régionale,
sur une tour déshéritée située dans une cité d’habitat social ou sur un bidonville 2. Ils
peuvent être, au regard de leurs caractéristiques, considérés comme des révélateurs
des formes plurielles que prend la vulnérabilité dans la société française actuelle, sans
bien évidemment prétendre à une quelconque exhaustivité. À cet égard, dans le cadre
de cet article qui se veut synthétique puisque s’appuyant sur plusieurs recherches, nous
ne mettrons en évidence que des formes manifestes de vulnérabilité, celles-là même qui
ont « parlé » le plus à travers les entretiens et les observations réalisés. Cela étant
précisé, conformément à nos prémisses théoriques, il s’agira d’être sensible à la
pluralité des sources et des formes de vulnérabilité. Aussi identifierons-nous, de façon
inductive, différents registres de vulnérabilité.

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5 Parce que ces différents registres en disent long sur l’existence de fortes disparités non
seulement spatiales mais aussi sociales, nous donnerons de la hauteur à notre propos
en inscrivant les formes de vulnérabilités identifiées empiriquement dans des
conditions sociales idéal-typiques : l’intro-socialité, l’hétéro-socialité et l’extro-
socialité3. Ces dernières révèlent combien la « société » française contemporaine ne
peut être assimilée à une seule condition sociale mais bien à plusieurs, témoignant de
profondes divergences socio-spatiales (Marchal, 2017). L’option d’une telle approche
idéal-typique vise à opérer une montée en généralité théorique pour y voir plus clair
dans un monde dont la complexité ne semble pouvoir être saisie qu’en l’identifiant à
partir de traits saillants. Cette façon de procéder s’avère d’autant plus pertinente
quand elle ne propose pas de caractéristiques trop abstraites détachées de toute réalité
vécue. Souhaitant poser des abstractions concrètes, le conçu analytique se veut ici, en
dépit de sa volonté généralisante, en lien très étroit avec le vécu social, et même avec le
perçu singulier – le sentir – de tout un chacun.
6 Nous commencerons par développer la condition intro-sociale pour montrer comment
les zones périurbaines excentrées, typiques de l’intro-socialité, sont notamment le
théâtre de vulnérabilités d’ordre morphologique, relationnel et narratif. Puis, nous
préciserons les traits saillants de la condition hétéro-sociale pour souligner combien
celle-ci peut se traduire par des vulnérabilités identitaires, relationnelles, existentielles
et fictionnelles, comme nous l’avons observé dans une tour déshéritée d’une cité
d’habitat social. Enfin, nous analyserons la condition extro-sociale à partir d’une
recherche réalisée au sein d’un bidonville afin de montrer à quel point dominent ici des
vulnérabilités relevant des registres du matériel, du corporel, du culturel et du
représentationnel.

II. La condition intro-sociale


7 Si une nouvelle élite urbaine internationale se dessine, élite composée pour l’essentiel
de hauts cadres pleinement intégrés dans les échanges et les flux mondiaux, il reste
qu’en dehors de cette « classe internationale » et circulante (Wagner, 2007) la plupart
des individus continuent de vivre plus ou moins à l’écart des réseaux planétaires. Il en
est ainsi des classes moyennes au sens large (Damon, 2013). Ce qui est dès lors au centre
de l’analyse, c’est l’ordinarité de la vie urbaine. En effet, les ressortissants de la
condition intro-sociale correspondent à ces individus engagés dans des mobilités
quotidiennes à l’échelle d’une agglomération ou d’une aire urbaine, mobilités
nécessaires pour conjuguer vie familiale, vie professionnelle, éducation des enfants,
loisirs, etc.
8 Dans la condition intro-sociale, on se frotte à autrui à travers de multiples espaces
fréquentés jour après jour, d’où l’engagement dans une socialisation par frottements.
Aussi l’épreuve sociale typique renvoie, en l’occurrence, au fait d’assumer une
quotidienneté répétitive à travers des mobilités récurrentes. Comme dans l’hyper-
urbanité, il est question ici d’un capital de mobilité, mais localisé et non globalisé : on
se meut à l’échelle de l’agglomération, de l’aire urbaine, et non à l’échelle de la planète,
loin de là. L’horizon de sens ne renvoie pas au monde, mais bien plus aux territoires du
quotidien. Ici, plus que l’avion, c’est bien souvent le train et peut-être plus encore
l’automobile qui règnent en maître dans les parcours quotidiens de ceux s’apparentant
souvent à des « navetteurs » (Le Breton, 2008).

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III. Des vulnérabilités d’ordre morphologique et


relationnel
9 À cet égard, les espaces résidentiels privilégiés et caractéristiques des « intro-sociaux » 4
correspondent aux zones pavillonnaires du périurbain proche et éloigné, même si les
individus concernés peuvent habiter en centre-ville, en banlieue ou encore au sein du
rural plus ou moins urbanisé. Cela étant précisé, c’est certainement au sein des
couronnes périurbaines les plus éloignées des centres-villes que se donnent le plus à
voir des formes de vulnérabilités intro-sociales, comme nous avons pu l’observer dans
le périurbain éloigné de la ville de Nancy (située au nord-est de la France) à partir de
recherches de terrain menées entre 2012 et 2016. Ces recherches sont centrées sur les
discours de justification recueillis a posteriori quant aux choix résidentiels de familles
modestes et récemment installées dans un pavillon ou dans une maison à rénover.
10 Les espaces périurbains observés se caractérisent par l’installation d’habitants
modestes. À ce propos, les territoires que nous avons investis se distinguent des
couronnes périurbaines classiques davantage proches de la ville centre, et ce d’autant
plus qu’ils n’accueillent pas de vastes lotissements pavillonnaires, ni d’importantes
zones commerciales, pas plus que de nombreux espaces dédiés à la petite et moyenne
industrie, à la logistique et aux pépinières d’entreprises innovantes. Lorsque l’on
pénètre dans les villages éloignés de la centralité nancéienne, ce qui s’impose au
regard, c’est d’abord la présence de nombreuses automobiles qui occupent trottoirs et
abords des rues. C’est également des vitrines aux rideaux de fer tirés depuis longtemps,
des pavillons récents et modestes construits à l’écart du bourg initial, autant de signes
d’une vie villageoise en profonde mutation.
11 Après avoir décrit longuement leur projet de résider dans un pavillon loin de la ville et
après avoir vanté les avantages de la campagne à travers une narration qui gomme les
doutes et les incertitudes, de nombreux informateurs vivant en lotissement se
montreront au fur et à mesure de l’entretien plus ambivalents et finiront par dénoncer
les carences de la vie excentrée de toute centralité urbaine. En effet, ces derniers
n’hésiteront pas à souligner combien leur pavillon, situé dans un lotissement avec « des
maisons toutes pareilles », « sans âme » et « sans originalité », se trouve éloigné, voire
coupé (par une route, une voie ferrée, un bois ou encore un pont) du centre du village.
Celui-ci est alors vu comme un véritable espace de sociabilité si bien que la vie sociale y
est imaginée plus intense et amicale, quand elle n’est pas fantasmée. Dans ces
conditions, nos informateurs se rendent compte qu’ils ne sont pas partie prenante de la
vie quotidienne du village, des petites rencontres informelles, des conversations
rituelles et autres scènes de sociabilité concrètes, ici au coin d’une rue, là devant la
boulangerie, ailleurs sur le perron de la mairie. Autant dire que nombre d’habitants que
nous avons rencontrés ont conscience de l’isolement social dans lequel ils se trouvent
bien qu’ayant élu domicile dans un village.
12 Ce sentiment d’être isolé est renforcé par la nécessité de recourir quotidiennement à la
voiture étant donné l’éloignement des commerces par rapport à la maison. En effet, à la
différence de la marche ou de la bicyclette, l’automobile ne permet pas de relations
sensibles avec les autres habitants, tout au plus autorise-t-elle un simple signe de la
main éphémère, comme le rappelle cette habitante : « Dans la rue, les gens ne font que
passer en voiture, ils roulent bien trop vite pour qu’on ait le temps de se dire bonjour.

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On est chacun dans notre voiture… il ne se passe rien, on ne se parle pas. » (mariée,
mère de 4 enfants, vendeuse, résidant au sein d’un pavillon depuis 6 ans).
13 Nos informateurs ont tenu à souligner que les coupures spatiales s’accompagnent de
clivages sociaux revêtant une expression toute particulière au moment des échéances
électorales et, partant, de la composition des listes en vue des élections municipales. À
entendre les habitants rencontrés, de telles tensions vont de pair avec des oppositions
entre les « gens du lotissement » et les « vieux du village », autrement dit entre les
« anciens » et les « nouveaux ». Cela n’est pas sans rappeler les logiques de démarcation
et les pratiques d’ostracisme bien identifiées dans les travaux désormais classiques de
Norbert Elias et John L. Scotson (1997). Au regard de cette solidarité villageoise qui
n’est pas au rendez-vous, comment s’étonner que nous ayons souvent entendu en fin
d’entretien des propos laissant transparaître de nombreuses frustrations et un fort
désenchantement rappelant qu’ici la vulnérabilité, certes moins tragique que dans
d’autres cas, prend son origine dans la morphologie des villages observés, entendons
dans leurs caractéristiques spatiales renvoyant à des frontières non seulement
« objectives » (économiques, culturelles, etc.), mais également symboliques, morales et
donc relationnelles (Lamont, Molnär, 2002).

IV. Des vulnérabilités d’ordre narratif


14 Si les entretiens ont été l’occasion de mettre en avant, pour les familles qui ont
« choisi » de rénover une maison en cœur de village faute bien souvent de pouvoir
acquérir un pavillon, la fierté de « faire soi-même les travaux », l’importance de la
proximité avec la nature et l’authenticité des relations sociales, il reste qu’au-delà des
récits donnant à voir une quotidienneté idéale, les habitants ont souvent réajusté, là
encore, leurs propos au fur et à mesure de l’avancée des entretiens.
15 Force est d’observer, par exemple, que beaucoup supportent mal, avec les années qui
passent, de voir leur maison toujours en chantier. Combien de fois n’avons-nous pas
entendu à ce sujet des épouses, visiblement lasses, se plaindre des travaux qui n’en
finissent pas ou encore de la poussière qui s’infiltre partout : « Vous savez, une vieille
maison, c’est vrai que ça peut être beau, mais pour ça il faut que les travaux soient finis.
Chez nous ce n’est pas le cas, moi j’en ai ras le bol, et si c’était à refaire, j’y réfléchirais à
deux fois ! » (femme, pacsée, 2 enfants, au chômage depuis 1 an, vit dans son village
depuis 7 ans). Ce sentiment que « rien n’avance » est loin d’être anodin étant donné que
bien souvent l’argent et le temps manquent cruellement pour réaliser son projet de
rénovation. Or, le temps qui manque au quotidien parce qu’il faut emmener les enfants
au club sportif ou à la répétition de musique, les week-ends trop courts pour faire les
courses de la semaine, et les économies impossibles à réaliser en raison du coût
d’entretien élevé des voitures, compromettent sérieusement l’avancée des travaux.
D’où l’apparition progressive d’une lassitude et d’un découragement consécutifs au fait
de ne pas être en mesure d’aménager à sa guise la maison dans laquelle on s’est
pourtant projeté. Les entretiens ont révélé chez certains habitants une fatigue de ne
pas se sentir complètement chez soi, un essoufflement comme pour cet homme qui
admettra au bout d’une heure d’entretien : « Vous savez, vivre toujours dans les
travaux, c’est pas drôle du tout et pour ma femme c’est même exaspérant. On a, vous
savez, le sentiment qu’on n’y arrivera pas avec les enfants à s’occuper et avec les trajets
à faire tous les jours. Peut-être qu’on a vu trop grand, qu’on n’a pas assez réfléchi car

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on est loin de tout… » (homme, marié, 2 enfants, cadre dans un institut médico-
pédagogique, vit dans son village depuis 6 ans).
16 De fait, il faut compter avec les différends susceptibles d’apparaître au sein des familles,
que cela soit au sein du couple ou entre les enfants et les parents : « Les travaux pas
finis, comme ça gonfle tout le monde, ça devient des sujets d’engueulade. Mon mari
n’arrête pas de me dire qu’il n’a pas le temps, qu’il a autre chose à faire sur son
ordinateur et qu’il aimerait bien regarder ses matchs à la télé. Et les enfants, ils me
bassinent que la chambre n’est pas belle, et quand ils font venir des petits copains, ils
aiment pas trop… » (femme, mariée, 3 enfants, assistante maternelle, vit dans son
village depuis 9 ans). Ces propos se comprennent d’autant plus que la finition de la
maison, sa décoration intérieure et son aménagement extérieur se donnent à voir aux
autres, notamment aux voisins et aux amis qui ne peuvent qu’inférer, au regard du
« chantier permanent », un manque flagrant de moyens financiers. C’est bien in fine
cela qui affecte nos informateurs étant donné qu’il s’agit derrière tout cet inachevé de
laisser parler les choses de manière peu valorisante : une porte d’entrée hors d’usage,
une chambre sans papier peint, une cuisine sans équipements électroménagers intégrés
sont en effet autant de « porte-parole » qui parlent de trop (Callon, 1986).
17 Au regard des propos de nos informateurs, force est de constater que les discours
recèlent ici, au-delà des rhétoriques de « façade », des sentiments empreints de
déception, de dépit et de regret. Les habitants récemment implantés aux confins de
l’agglomération de Nancy que nous avons interviewés se rendent compte, au fur et
mesure du temps, que leur choix résidentiel s’avère moins idéal qu’il n’en avait l’air de
prime abord. Aussi admettent-ils, avec pudeur et non sans une certaine amertume,
qu’ils n’ont en réalité ni les avantages de la ville, puisqu’ils sont loin des structures
médicales, des bassins d’emploi, des équipements scolaires et culturels, des centres
commerciaux, etc., ni les avantages de la campagne, étant donné qu’ils ne sont pas
intégrés dans un réseau de sociabilité local. Se dessinent ici les contours d’une
vulnérabilité narrative renvoyant à une difficulté à raconter son choix résidentiel sous
des auspices favorables et à construire un récit supportable de son quotidien et de son
avenir.

V. La condition hétéro-sociale
18 Parallèlement, il faut compter avec l’hétéro-socialité qui concerne notamment les
habitants de certaines cités d’habitat social en difficultés ou les résidents d’un habitat
privé déshérité – habitat social de fait – pouvant se trouver aussi bien en ville centre,
en banlieue qu’au sein de zones semi-urbaines ou rurales.
19 Les « hétéro-sociaux » s’apparentent souvent à la figure de l’individu « insulaire » (Le
Breton, 2006) dont la caractéristique essentielle est de ne pas se représenter le
territoire comme un ensemble continu et solidaire, mais au contraire de voir l’espace
organisé autour de zones peu accessibles, voire pas du tout. Ils sont engagés dans une
socialisation par évitement subie dans la mesure où ils ne choisissent pas leur place : de
vivre là où il est pourtant peu légitime de vivre. Aussi les épreuves auxquelles ils
doivent faire face renvoient-elles à la relégation, à la disqualification ou encore au
racisme (Paugam, 1997 ; Lapeyronnie, 2008). C’est dès lors un « capital d’autochtonie »
(Renahy, 2005) par défaut qui peut dominer ici étant donné que l’attachement à son
lieu de vie, aussi stigmatisé soit-il, permet de revendiquer un attachement, un ancrage

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socio-spatial, voire une appartenance dans le meilleur des cas. Parfois, pour les plus
jeunes des quartiers d’habitat social déshérités notamment, c’est d’un « capital
guerrier » dont il s’agit tant le recours à des tactiques de détournement, à l’entretien
d’un réseau de relations locales et à la force physique s’impose (Sauvadet, 2006).

VI. Des vulnérabilités d’ordre identitaire et relationnel


20 Pour beaucoup, la condition hétéro-sociale interdit l’expérience d’un rapport positif à
soi et se traduit par de la honte. Il en résulte un sentiment d’être en dehors de la société
qui s’accompagne d’une fatigue révélatrice d’un quotidien lourd à supporter. Apparaît
alors une tendance à se replier sur soi et son logement. À la fatigue s’ajoute ainsi une
invisibilité qui prive l’individu de lui-même, car ne plus être présent dans le monde
revient à déléguer aux autres la construction de sa propre image (à la presse
notamment…).
21 Cette vulnérabilité d’ordre identitaire, nous l’avons observée sous une forme radicale
lors d’une recherche réalisée en 2011 dans une tour d’habitat social très paupérisée. La
tour en question est implantée au sein d’un quartier d’habitat social théâtre depuis
plusieurs années d’une importante entreprise de rénovation urbaine financée par
l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU). Connaissant une concentration de
locataires sans emploi – au moment de l’enquête ils n’étaient que 12 sur 52 à occuper
un emploi –, la tour n’est pas très visible dans le quartier puisqu’excentrée. Aussi le hall
d’entrée était-il constamment envahi, au moment de la recherche, par une
« ambiance » olfactive mêlant odeurs de tabac, d’alcool, de cannabis et d’urine.
22 Il ressort de nos observations que les habitants du quartier qui ne vivent pas dans cette
tour-reliquat, au mieux y passent en voiture, au pire ne s’y rendent jamais, si bien qu’ils
ne connaissent que très mal l’endroit. Cette tour joue de fait un rôle d’utilité identitaire
pour les habitants du quartier qui n’y habitent pas, étant donné qu’elle permet à ces
derniers de se sentir moins paumés, moins « pauvres », moins « cas-soc’« que ceux qui
habitent là : dans « la tour des soulards, des camés » comme le dira un locataire de la
tour en conflit ouvert avec nombre de ses voisins et visiblement excédé. Aussi cette
tour permet-elle à beaucoup d’autres résidents du quartier, à travers un jeu de miroir,
de se construire une image de soi positive en trouvant de quoi se comparer à plus mal
loti que soi.
23 Lorsqu’un « hétéro-social » évolue au quotidien dans un territoire proposant si peu de
références positives et contrariant de fait la formulation de projets de sens, il est
contraint de mobiliser des supports identitaires relatifs à son passé susceptibles d’être
en inadéquation avec ce que demandent les situations vécues, d’où le sentiment « d’être
à côté de la plaque » ou « de ne pas être à la hauteur ». De ce point de vue, le rythme et
l’intensité de la vie urbaine risquent fort d’amplifier un effet d’hystérésis identitaire
vecteur d’une certaine inertie de soi et du soi, continuant à perpétuer des supports de
sens inadéquats par rapport aux situations d’aujourd’hui, ce qui est susceptible de
rendre la vie insupportable stricto sensu.

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VII. Des vulnérabilités d’ordre existentiel et fictionnel


24 Dans une telle situation sociale-limite faite de précarité radicale, il apparaît qu’à partir
du moment où il n’y a plus grand chose à sauver sur le plan personnel, sa dignité est
affirmée à travers le recours à une sorte de référent identitaire indépassable : sa propre
humanité. En effet, ici, l’étalon identitaire ultime, c’est son humanité même, le fait de
(se) vivre comme un être humain en mesure d’éprouver des sentiments, des affects, des
émotions contrairement aux « autres ». La dignité personnelle peut alors être mise en
avant, tel un dernier rempart contre la perte tant redoutée de ce qui fait la chair intime
de soi. Cela passe par la dénégation radicale de l’humanité des autres : de ceux qui « se
droguent, pissent et chient dans le hall sous l’escalier », de celles qui « font des gosses
sans s’en occuper ».
25 « Sauver la face » (Goffman, 1993) n’a de sens ici qu’autant que seule la partie
véritablement humaine de soi, entendons psycho-affective, est concernée. Autrement
dit, dès lors que la partie visible de soi cesse d’être un support pour « tenir le coup »,
l’invisible entre en scène. Quand des supports aussi importants que le corps, son
logement, son intégration institutionnelle, son quartier, son réseau de connaissance,
son niveau de revenu, sa captivité résidentielle, entre autres, parlent trop pour être en
mesure de compter sur eux sur le plan existentiel, alors chacun se réfère à ce qui ne se
voit pas, à ce qui peut être encore revendiqué, raconté : « Moi, je sais que tout ça me
dégoûte. De toute façon, ceux qui sont dans la tour, ceux qui sont en bas (dans le hall),
et puis ceux qui se laissent aller, qui picolent, qui puent, ils ont tout perdu. Elle est où
leur dignité ? Moi, en tout cas, je partirai, je n’en peux plus. Je veux partir car moi je ne
suis pas comme eux au fond de moi ! » (homme, 52 ans, célibataire, sans emploi, habite
dans la tour depuis 12 ans). La surface d’humanité de chacun se réduit ainsi à un bout
d’intériorité, à un coin d’identité personnelle, si bien que la démarcation par rapport à
l’autre qui se trouve dans la même situation que soi passe de façon quasi inévitable par
la négation de toute universalité : « Je vais vous dire, c’est de la merde tout ça (en
parlant de la tour). Nous, vous voyez, on se parle avec ma voisine, alors le reste on s’en
fout, nous on s’entraide, pas comme les autres qui sont comme des bêtes. » (homme,
célibataire, 56 ans, sans emploi, habite dans la tour depuis 3 ans).
26 Ce que donne à voir finalement cette tour, c’est le paradoxe selon lequel la
revendication de sa propre humanité semble se traduire immanquablement, dans une
telle situation sociale-limite, par une déshumanisation de l’autre : de celui qui incarne
en négatif sa propre situation, qui rappelle chaque jour que l’on n’a pas été en mesure
d’échapper à son existence, d’offrir à ses enfants de meilleures conditions de vie. C’est
dire si l’utilité identitaire de l’autre n’est ici réelle que s’il est déshumanisé, ni plus, ni
moins. On atteint en quelque sorte le degré ultime et tragique de la démarcation
sociale. Tragique dans le sens où une telle situation révèle combien la composition de
son intégrité personnelle demeure vulnérable au regard d’un autre jugé d’autant plus
décadent qu’il rappelle, d’une part, sa propre condition sociale et, d’autre part, son
impossibilité à être totalement indifférent à lui, tant l’ignorer « est encore une manière
de réagir à sa présence » (Flahault, 2002, p. 374). Dans ces conditions, il n’y a rien
d’étonnant à ce que les contours de son propre avenir s’effacent. L’absence de fictions
identitaires (Markus, Nurius, 1986) traduit une impossibilité à se réaliser, à réaliser ses
propres scénarios existentiels. Ici, chacun est à tout moment vulnérable quant à une
impossibilité à rêver, à se projeter, à donner un sens à sa vie. Vulnérabilités

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existentielles et fictionnelles se confondent alors au point de se renforcer


mutuellement.

VIII. La condition extro-sociale


27 Plus encore que la condition de l’hétéro-socialité, c’est sûrement celle de l’extro-
urbanité qui incarne le plus les logiques d’exclusion et de chosification de l’être
humain. Les « extro-sociaux » sont typiquement incarnés par les Gens du voyage, les
Roms, les immigrés clandestins, les Sans domicile fixe, etc.
28 Aussi étonnant que cela puisse paraître, la condition de l’extro-socialité entretient des
affinités avec celle de l’hyper-urbanité, notamment en ce qui concerne un régime de
forte mobilité (Tarrius, 2002). Mais les extro-sociaux se voient limités dans leurs
déplacements pour des raisons économiques – pouvoir d’achat – et surtout politiques –
passeports, visas, frontières –, notamment depuis les attentats du 11 septembre 2001
suivis d’un durcissement des politiques sécuritaires et d’un renforcement des barrières
migratoires, quand ce n’est pas leur militarisation (postes frontière armés, brigades
mobiles, grillages électrifiés, etc.). Ce qui caractérise les extro-sociaux, c’est une
socialisation par errements allant de pair avec les épreuves de la clandestinité, de la
non-existence, de l’inexistence juridique, de la débrouille, du déracinement, de la
traçabilité et du filtrage. C’est dire si les extro-sociaux sont les plus concernés et
éprouvés par l’érection de murs physiques, juridiques et politiques : en un mot par
l’« infamie » désignant des existences racontées exclusivement à travers les traces
qu’elles ont laissées lors de leur confrontation avec le pouvoir (Foucault, 1988).
29 Les horizons de sens sont logiquement marqués par une logique de vie faite de
déracinement et de subsistance. Quant au rapport à soi, il se caractérise typiquement
par la visée d’une autre existence, par des fictions identitaires mettant en scène un
ailleurs sécurisant5 ; ce qui se comprend au regard des zones d’habitat des extro-
sociaux : camps de réfugiés, campements divers, habitats de fortune, bidonvilles,
squats, etc., autant de « hors-lieux » faits d’incertitudes, de précarité et d’exclusion
(Agier, 2015).

IX. Des vulnérabilités d’ordre corporel et matériel


30 Nous avons été en mesure d’observer de près cette condition extro-sociale dans un
bidonville situé dans la banlieue proche de la ville de Nancy. Entre 2013 et 2016, nous
nous sommes en effet immergés6, suivant une démarche ethnographique, dans une
zone d’habitat bidonvillisée comptant quelques 50 personnes d’origine roumaine. Au
sein du bidonville, réussir à mettre en place un espace de salubrité relève d’un combat
quotidien perdu d’avance... Femmes, hommes et enfants participent tous d’une façon
ou d’une autre au maintien de la propreté. La circulation constante entre les caravanes
et les cabanes charrie de la terre, de la boue et autres papiers ou feuilles mortes. Il est
donc nécessaire de passer sans cesse le balai pour endiguer l’arrivée constante
d’éléments impropres. Au sol, à la sortie des maisons et sous les auvents, de gros tapis
de linoléum facilitent le nettoyage. À l’intérieur des cabanes, pour apporter un peu de
confort, des tapis en tissu ont été superposés à même le sol. Ils ajoutent un peu de
chaleur en renforçant une sensation de « cocon ». Mais leur nettoyage est un fardeau
supplémentaire… Les murs des caravanes ou des cabanes en bois sont recouverts d’un

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papier-peint remplacé tous les six mois à cause de la prolifération de moisissures


rappelant l’humidité rémanente. Étant donné le nettoyage quotidien que nécessite la
vie sur le camp, les habitants n’hésitent pas à jeter directement par terre papiers
plastiques et autres épluchures de fruit. Le sol incarne alors de façon paroxystique une
surface impropre : tout ce qui le touche devient souillé.
31 L’absence d’eau arrivant directement sur le bidonville accentue les difficultés. En fait, à
bien y regarder, une danse des caddys chargés de bidons d’eau de 25 litres anime
constamment les journées. Deux bornes à incendie se trouvent à 300 mètres de chaque
côté du bidonville. Comme on s’en doute, le travail est pénible du fait de son aspect
répétitif et éreintant en raison du poids des bidons. Pour les lessives, une grande
casserole d’eau est constamment chauffée par un feu de bois situé au milieu de
l’enceinte. Elle fait partie de la vie collective : chacun l’alimente en combustibles pour
garder l’eau chaude durant toute la journée. Dans de petites piscines en pastique pour
enfant – piscines en forme de coquillage –, on fait tremper des vêtements avant de les
frotter à la main. Les problèmes aux poignets dus à cette tâche sont courants chez les
femmes. Ici plus qu’ailleurs, la vulnérabilité des vies est avant tout d’ordre matériel
mais aussi et surtout corporel tant la chair est marquée par le froid, l’humidité, les
maladies, les plaies infectées, la fatigue, la malnutrition, etc. La saleté, la poussière ou
encore la boue omniprésente collent aux habitants, marquent les corps. La boue sur les
chaussures est à n’en pas douter l’une des expressions les plus fortes de la souillure
dont il faut se débarrasser dès lors que l’on sort du bidonville (Sayad, 1989).

X. Des vulnérabilités d’ordre culturel et


représentationnel
32 Parallèlement, la vulnérabilité a trait aux représentations négatives dont l’un des
ressorts réside dans l’affirmation d’une culture peu assimilable dont les habitants des
bidonvilles seraient les dépositaires. Le 24 septembre 2013, Manuel Valls, comme tant
d’autres acteurs politiques, allait dans ce sens en expliquant sur les ondes de France
Inter que « ces populations ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et
qui sont évidemment en confrontation ». Dès lors, la culture rom est opposée
frontalement à celle du pays d’accueil. C’est là tout le paradoxe du relativisme
culturel ambiant dans notre société : de l’idée que les cultures ne peuvent se juger et
s’évaluer l’une l’autre, on passe très facilement à l’idée qu’elles ne peuvent se mélanger,
d’où l’idée très répandue d’un « choc des cultures ».
33 Cette manière de considérer les habitants des bidonvilles procède en fait d’un
renversement de la question. Car les conditions de vie des Roms ne sont alors pas
expliquées par les discriminations subies et des facteurs structurels (ostracismes en
tous genres, inégalités, exclusion, etc.), mais par une sorte de prédisposition culturelle
à vivre à l’écart des autres populations et même à habiter en bidonville. Cette croyance
culturaliste produit ses propres effets dans la mesure où elle va de pair avec une réelle
marginalisation sociale des populations identifiées comme Roms qui, en retour, tendent
à se replier sur une culture alors revendiquée, telle une prophétie auto-réalisatrice. La
vulnérabilité est en l’occurrence d’ordre représentationnel dans la mesure où les
habitants finissent plus ou moins, et selon les situations, par s’identifier à l’identité
culturelle assignée par autrui et censée leur coller à la peau. C’est notamment le cas
lorsque les travailleurs sociaux entendent faire reconnaître des particularismes

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culturels « roms » d’habitants pourtant nés en France. Il suffit de penser ici aux enfants
qui, lors de fêtes scolaires ou d’événements médiatisés, sont invités à s’exprimer sur
leur culture rom à laquelle ils s’identifient alors qu’ils n’en parlent pas un mot et qu’ils
rêvent, comme les autres enfants au demeurant, d’être en mesure d’accéder à l’espace
électronique et à ses réseaux sociaux bien connus. Moins les supports légitimes pour se
définir sont nombreux, plus les habitants sont sensibles et vulnérables à ceux qui leurs
sont proposés par des acteurs institutionnels d’autant plus reconnus et écoutés qu’ils
disposent d’un réel pouvoir d’intervention (pour trouver du bois, des cartons, des
habits, etc.).

XI. Conclusion
34 L’identification de ces trois conditions sociales révèle combien il n’existe pas
aujourd’hui dans notre monde contemporain une seule condition sociale qui
s’imposerait de fait. L’une des tendances majeures des pays occidentaux est sûrement
d’assister à une régression de l’intro-urbanité au profit de l’hétéro-urbanité et de
l’extro-urbanité. Par extension et en corollaire, ce sont également des conditions
spatiales qui sont en jeu pour comprendre en quoi, parallèlement aux vulnérabilités
repérées, il en va d’une remise en cause du commun, ce qui invite à analyser la
citoyenneté et ses expressions spatiales inégalitaires (Isin et Wood, 1999).
35 Partir des trois conditions sociales appréhendées de façon idéal-typique permet de
distinguer des territoires théâtres de formes de vulnérabilité plurielles. En cela, nous
avons répondu à une triple exigence énoncée au début de cet article : 1/ la vulnérabilité
est ici appréhendée à partir d’une pluralité de sources (regards d’autrui, configuration
des lieux de vie, représentations politiques, etc.) ; 2/ elle ne renvoie donc pas
uniquement à des dimensions sociales stricto sensu mais également à des dimensions
d’ordre bio-psychologique (corporelles par exemple) ou à des conditions externes
d’ordre territorial ou morphologique entre autres ; et 3/ elle est associée davantage à
des situations ou à des territoires qu’à des personnes en tant que telles. Autrement dit,
l’analyse des formes de vulnérabilité invite à ne pas occulter la pluralité du monde,
d’un monde qui « comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, autant
d’éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie »
(Fisher et Tronto, 1990, p. 40).

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NOTES
1. C’est à ce niveau que l’analyse de l’agency des individus, entendons leur pouvoir d’agir, prend
sens (Giddens, 1984).
2. L’auteur remercie tout particulièrement Jean-Baptiste Daubeuf et Jean-Marc Stébé pour leur
précieuse collaboration à deux recherches mobilisées dans cet article. Pour ce qui est des
recherches sur le périurbain résidentiel, une quarantaine d’entretiens semi-directifs ont été
réalisés entre 2012 et 2016 au sein du périurbain proche et éloigné de la ville de Nancy. Pour plus
de précisions sur la méthodologie, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos travaux
(Stébé et Marchal, 2016 ; Marchal et Stébé, 2017). En ce qui concerne l’étude relative à une tour
d’habitat social déshéritée, une observation ethnographique a été menée durant trois mois avec
l’aide d’une gardienne d’immeubles. Parallèlement, une dizaine d’entretiens semi-directifs ont eu
lieu au domicile des habitants. Là encore, pour plus de précisions sur la méthodologie de la
recherche, nous renvoyons le lecteur à nos travaux (Marchal, 2014). Enfin, une observation
ethnographique a été réalisée au sein d’un bidonville entre 2013 et 2016, bidonville se trouvant à
quelques encablures du centre ville d’une importante métropole régionale de la région Grand Est.
Les premiers résultats de cette recherche ont été présentés dans Daubeuf et al. (2017).
3. Aussi ne développerons-nous pas dans le cadre de cet article celles et ceux qui se retrouvent
tout ou partie dans la condition de « l’hyper-socialité » (cf. sur ce point Stébé et Marchal, 2010,
partie III), dans la mesure où la vulnérabilité y prend, très souvent, d’autres formes que celles
liées à leurs territoires de vie légitimés et sécurisés. En effet, les espaces résidentiels privilégiés et
huppés de l’hyper-socialité se situent typiquement en centre-ville à proximité des gares
ferroviaires et reliés facilement aux aéroports. Il peut aussi s’agir de quartiers gentrifiés plus
excentrés ou de poches d’habitat de banlieue (ou même de zones périurbaines) facilement reliées
aux centralités urbaines.
4. L’usage des guillemets vise à rappeler qu’en aucun cas il ne s’agit d’êtres humains portant en
eux de façon substantielle la condition sociale qui leur est prêtée ici.
5. Les ancrages spatiaux subis et fragiles s’accompagnent ici sans cesse d’une projection de soi
dans un ailleurs imaginé, rêvé, via les écrans des smartphones qui procurent l’illusion de pouvoir
accéder au monde...

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6. L’usage du « nous » est ici purement conventionnel car il revient plus particulièrement à Jean-
Baptiste Daubeuf, doctorant au sein du Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S), d’avoir
réalisé ce travail ethnographique dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie dirigée par
l’auteur de ces lignes (cf. pour la méthodologie de la recherche, Daubeuf, 2018).

RÉSUMÉS
L’article entend mettre en évidence des liens analytiques entre des formes de vulnérabilité et des
territoires précis. Il s’appuie sur des recherches empiriques menées en France qui portent aussi
bien sur des zones résidentielles excentrées du périurbain, sur une tour déshéritée située dans
une cité d’habitat social ou sur un bidonville. Les terrains de recherche retenus sont autant de
révélateurs des formes plurielles que prend la vulnérabilité dans la société française actuelle.
Sensible à la pluralité des sources et des formes de vulnérabilité, le propos s’attache, chemin
faisant, à identifier différents registres de vulnérabilité. Parce que ces différents registres en
disent long sur l’existence de fortes disparités non seulement spatiales mais aussi sociales, ils
renvoient à des conditions sociales distinctes qui révèlent combien la « société » française
contemporaine est le théâtre de profondes divergences socio-spatiales.

The article intends to highlight analytical links between forms of vulnerability and specific
territories. It is based on empirical research carried out in France, which includes residential
areas, a deprived tower block located in a social housing estate or on a slum. The selected
research fields are all revelations of the plural forms that vulnerability takes in the current
French society. Sensitive to the plurality of the sources and forms of vulnerability, the aim is to
identify the different registers of vulnerability. Because these different registers speak volumes
about the existence of strong disparities that are not only spatial but also social, they refer to
distinct social conditions that reveal how contemporary French "society" is the scene of
profound socio-spatial divergences.

INDEX
Mots-clés : vulnérabilité, territoires, intro-urbanité, hétéro-urbanité, extro-urbanité
Keywords : vulnerability, territories, intro-urbanity, hetero-urbanity, extro-urbanity

AUTEUR
HERVÉ MARCHAL
Professeur de sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

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Décroître pour rebondir : le


déclassement des villes moyennes,
une opportunité pour repenser la
ville
Decrease to bounce back: the downgrading of medium-sized cities, an
opportunity to rethink the city

Jean-François Léger

I. Introduction
1 La situation actuelle et l’avenir des villes moyennes ne semblent guère inviter à
l’optimisme. De plus en plus distancées sur le plan socio-économique par les
métropoles, les communes-centre de cette strate urbaine sont aussi fréquemment en
recul sur le plan démographique, au profit des espaces résidentiels périurbains ou
ruraux. Par rapport à la position qu’elles occupaient à la fin des Trente Glorieuses, elles
sont incontestablement en recul. Mais s’agit-il de la bonne référence pour évaluer la
situation actuelle de ces villes et réfléchir à leur devenir ? Pas sûr : une saisie des
mouvements récents dans un cadre historique plus long permet d’ouvrir des
perspectives moins sombres et invite même à en faire un lieu privilégié pour repenser
la ville.

II. Au sein de la France urbaine, les villes moyennes


souffrent de l’affirmation des métropoles
2 En marge de leurs difficultés actuelles bien réelles, les villes moyennes posent un
premier problème pour l’analyse :
celui de leur définition (Encadré) et de leur hétérogénéité. La diversité de leur
localisation géographique, de leur histoire économique, de leur

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position relative par rapport à un bassin d’emploi dynamique, etc., contribue à faire de
chaque ville moyenne un cas (presque) unique. Toutefois, en dépit de leurs différences,
il est possible de dégager certains points communs susceptibles de permettre à l’action
publique de mieux accompagner l’évolution des villes appartenant (ou ayant
appartenu) à cette strate urbaine.

Encadré : Les villes moyennes, une strate urbaine bien identifiée mais
difficile à définir

Si, dans les discussions courantes, la ville moyenne recouvre une notion qui fait
consensus, sa définition dans le champ des sciences sociales est l’objet de
controverses aussi nombreuses que vaines. Déjà le terme de ville : s’agit-il de la
commune (soit un périmètre administratif), de l’unité urbaine 1 (un périmètre
défini par une continuité du bâti) ou de l’aire urbaine2 (un périmètre fonctionnel) ?
Ensuite vient le terme de moyen : qu’est-ce qui, sur le plan démographique, est
moyen ? S’agit-il des communes de 50 000 à 100 000 habitants (Léger, 2011), des
unités urbaines de plus de 20 000 personnes (Boutet, 2017), ou bien des aires
urbaines de 30 000 à 200 000 habitants (DIACT, 2007) ?

Mais imaginons que l’on parvienne à s’entendre sur un périmètre géographique et


un intervalle démographique : comment appréhender la variation dans le temps
des limites de la ville et du nombre d’habitants ? La ville moyenne doit-elle avoir
été toujours moyenne ? Ou suffit-il qu’elle l’ait été à un moment de son histoire
pour l’être toujours ? Que faire, par exemple, d’une ville comme Villefranche-sur-
Saône, dans le Rhône, qui n’existe plus, selon les critères de l’Insee, comme unité
urbaine depuis qu’elle a été « absorbée » par l’extension de l’agglomération
lyonnaise située 25 km plus au sud ?

La ville moyenne n’est cependant pas seulement définie par son périmètre et
l’effectif de sa population. Les fonctions qu’elle remplit et son rayonnement
géographique peuvent également être mobilisés pour mieux la définir. La ville
moyenne, quelle que soit sa taille, ne joue pas un rôle de centralité au niveau
régional. Elle occupe en revanche ce rôle, sur le plan administratif ou/et
économique ou/et culturel ou/et en matière de santé, etc., au niveau infra-
départemental, rarement à l’échelle du département entier. Il s’agit donc, le plus
souvent, d’un chef-lieu de département ou d’arrondissement de quelques dizaines
de milliers d’habitants situé à mi-chemin entre la grande ville régionale et le
milieu rural. Ces villes moyennes sont, pour le visiteur étranger à la région, « la
grande ville du coin ». Au croisement de l’ensemble de ces caractéristiques
démographiques et fonctionnelles, il pourrait être possible de définir un ensemble
de villes faisant, dans une large mesure, consensus. Mais nul doute qu’il y aurait
encore, d’un observateur à l’autre, quelques variations à la marge…

3 À la fin des années1960 (Figure 1, 1968), les caractéristiques sociodémographiques des


villes moyennes (ici les unités urbaines de 50 000 à 100 000 habitants) étaient très
proches de celles des plus grandes villes du pays à l’exception de Paris. En province, la
composition par âge et par catégorie sociale de chaque strate urbaine était comparable.
Que l’on fût à Lyon ou Chalon-sur-Saône, la population était globalement la même,
seule changeait la densité démographique. Par rapport à la moyenne nationale, dans les

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villes de plus de 20 000 habitants, la population était plus jeune et comptait plus de
cadres et professions intermédiaires. Toutefois, plus la concentration démographique
était grande, plus les proportions de cadres et professions intermédiaires et de jeunes
adultes étaient élevées. Mais les écarts étaient faibles au sein des strates urbaines
comptant de 20 000 à 200 000 habitants. Il y avait alors une France des villes de
province assez homogène, distincte à la fois de Paris et des espaces de vie peu denses
(petites villes, bourgs et communes rurales).
4 Près de quarante ans plus tard, en 2006 (Figure 1, 2006), alors que la tertiarisation et la
globalisation de l’économie se sont affirmées, la situation est bien différente : sur le
plan socio-économique, les strates urbaines de moins de 200 000 habitants ont toutes
reculé par rapport aux métropoles du pays de plus de 200 000 habitants. Seules les villes
de 100 000 à 200 000 habitants parviennent à avoir plus de cadres et professions
intermédiaires et de jeunes adultes que la moyenne nationale. L’homogénéité de la
France des villes de province s’est effritée. Il n’y a plus guère de ressemblance entre la
population d’une grande ville universitaire et la ville moyenne qui accueille pourtant
quelques formations d’enseignement supérieur court. Au contraire, d’un point de vue
sociodémographique, la population des villes moyennes est dorénavant plus proche de
celles résidant en milieu rural ou dans des petites villes que de celle des métropoles
régionales. La France des métropoles s’échappe, ce qui accentue l’impression de
déclassement relatif des autres strates urbaines, et en particulier celle correspondant
aux villes moyennes. Elles sont clairement devenues des villes de « deuxième division ».
5 La crise de 2008 semble avoir accentué ce décrochage sociodémographique. Seule Paris
semble y avoir complètement échappé. En 2013 (Figure 1, 2013), sa composition
sociodémographique s’est encore écartée de celle des métropoles régionales qui ont
toutefois bien résisté. C’est moins vrai pour les villes de 100 à 200 000 habitants qui
conservent néanmoins une population plus jeune que la moyenne nationale (en raison
notamment de la présence de pôles universitaires assez importants) mais se situent
dorénavant juste au niveau de la moyenne en matière de composition socio-
économique. Les villes de 50 000 à 100 000 habitants décrochent pour leur part, mais
elles parviennent encore à se distinguer des strates urbaines plus petites qui forment
dorénavant, en moyenne, un ensemble assez homogène.

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Figure 1. Évolution de la composition sociodémographique des différentes strates urbaines.


Situations en 1968, 2006 et 2013

Note de lecture : en 1968, il y a en France 20 % de cadres et professions intermédiaires, tandis que les
15-44 ans représentent plus de 40 % de la population. En 2013, ces proportions sont respectivement
de 43 % et 37 %. Ces informations sont représentées par une croix sur les figures. Les autres points
correspondent à ces proportions dans les différentes strates urbaines
Sources : INSEE, recensements de population 1968, 2006 et 2013. Exploitation : J.-F. L.

6 La dynamique socio-économique actuelle, qui favorise la concentration des moyens


humains, matériels et financiers au sein des très grandes villes, n’est donc pas favorable
aux villes moyennes. Ces dernières ne constituent certes pas un ensemble parfaitement
homogène. Par exemple, la part des jeunes adultes (15-44 ans) peut dépasser en 2013 les
40 % dans des villes localisées dans le Bassin parisien (Meaux, Evreux, Compiègne et
Beauvais)3. Ces jeunes adultes peuvent en effet, depuis ces villes, accéder à des pôles
d’enseignement supérieur ou à un bassin d’emploi important, ce qui réduit
considérablement les flux de départs. Au contraire, cette même proportion est à peine
supérieure à 30 % dans certaines villes moyennes du centre de la France (31 % à Vichy ;
33 % à Roanne) qui ne peuvent offrir les
mêmes opportunités en matière de formation et d’emplois, ce qui favorise des flux de
départs des jeunes. Le déficit relatif de jeunes peut aussi être la conséquence d’une
attractivité pour les retraités comme c’est, par exemple, le cas de Fréjus où les 15-44
ans ne représentent que 31 % des effectifs.
7 Certaines villes moyennes profitent aussi de l’implantation locale de certains secteurs
d’activité pour présenter des proportions de cadres et professions intermédiaires
supérieures à la moyenne nationale : c’est, notamment, le cas de Niort (48 %) dont
l’économie repose essentiellement sur le secteur tertiaire (en particulier les mutuelles
et assurances) ou de Belfort (45 %) dont le tissu industriel est dominé par le secteur de
la haute technologie et les activités de la recherche-conception. Mais elles sont encore
rares et contrastent avec la situation de certaines villes dont l’activité économique
peine à se renouveler. C’est, par exemple, le cas de Boulogne-sur-Mer où la part de
cadres et professions intermédiaires est seulement de 30 % 4.
8 Les villes moyennes présentent donc des compositions sociodémographiques variées.
Mais elles sont peu nombreuses à présenter des caractéristiques supérieures à la
moyenne (plus de jeunes adultes ; plus de cadres et professions intermédiaires). La
plupart d’entre elles sont bien en retrait, non seulement par rapport à la moyenne
nationale, mais plus encore par rapport aux villes de plus grande taille.

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III. Au sein des bassins de vie des villes moyennes,


l’attraction pour les espaces de faible densité
démographique : crise ou retour à la normal ?
9 La politique en faveur de la concentration des richesses et des pouvoirs au sein des
métropoles n’est pas le seul phénomène qui affecte la dynamique démographique des
villes moyennes. Elles sont aussi concurrencées, comme lieu de vie, par le milieu rural,
dont le taux de croissance démographique ces dernières années est nettement
supérieur à la moyenne hexagonale (Laganier et Vienne, 2009). De plus, depuis 1968, la
composition sociodémographique moyenne des communes rurales n’a cessé de
converger vers celle des villes de moins de 50 000 habitants ; elles sont aujourd’hui
identiques (Figure 1).
10 Les villes moyennes sont donc simultanément concurrencées par deux mouvements qui
paraissent contradictoires. D’une part, la concentration des pôles d’enseignement
supérieur et des emplois qualifiés dans les métropoles conduit nombre de jeunes
adultes à quitter notamment les villes moyennes pour les espaces urbains les plus
denses sur le plan démographique ; d’autre part, à l’intérieur des bassins de vie des
villes moyennes, les habitants (en particulier les familles) semblent au contraire
s’éloigner des villes-centre pour privilégier des espaces de moindre densité
démographique où les opportunités foncières sont souvent plus accessibles sur le plan
financier. Depuis plusieurs années, les communes-centre de nombre d’agglomérations
de taille moyenne perdent des habitants au profit de leur périphérie et, plus
généralement, de leur « hinterland » à dominante rurale.
11 S’il ne faut rien attendre pour le moment des politiques publiques d’aménagement du
territoire pour freiner
l’affirmation » des métropoles et leur attractivité pour les diplômés du supérieur (et
donc les jeunes), les villes moyennes ont-elles les moyens de contrer, au sein de leur
bassin de vie, les flux migratoires vers le péri-urbain et le rural ? Faut-il d’ailleurs s’en
« inquiéter ? Oui,
si l’on considère ces mouvements par rapport à la situation des villes moyennes à la fin
des Trente Glorieuses. Non, si on les inscrit dans une échelle de temps bien plus longue.
12 Si la statistique démographique, depuis qu’elle existe (c’est-à-dire depuis le début du
19e siècle), a mis en évidence pendant près de deux siècles un processus continu de
croissance démographique des villes, pendant des millénaires, la quasi-totalité de la
population a résidé dans les campagnes. Ainsi, au début du 19 e siècle, 90 % de la
population française vivait encore
à la campagne. Deux cents ans plus tard, la situation est quasiment symétrique : près de
80 % de la population hexagonale vit en milieu urbain.
13 Cet exode rural a été initié lors de la révolution industrielle du 19 e siècle et s’est
prolongé, de manière irrégulière, jusqu’au début des années 1970. Les villes moyennes
sont le produit de ce déplacement des populations des campagnes vers les villes. Elles
se sont affirmées avec le passage d’une économie agricole fondée essentiellement sur
des échanges de courte distance (ce que l’on qualifierait aujourd’hui de circuit court) à
une économie industrielle dominée par des échanges nationaux puis internationaux.
Dans ce contexte, les villes moyennes ont tenu le rôle de lieu, d’une part, d’extraction

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de la matière première et/ou de transformation de cette dernière et, d’autre part,


d’intermédiation à rayonnement départemental entre les campagnes et les plus
grandes villes du pays.
14 Quelques exemples permettent de saisir l’ampleur de cette révolution de la distribution
spatiale de la population (Figure 2). Entre 1800 et 1900, le nombre d’habitants en France
a augmenté de 25 % : pour 100 personnes en 1800, on en comptait 125 un siècle plus
tard. À Boulogne-sur-Mer, qui devient au 19e siècle le premier port de pêche français et
une station balnéaire très attractive, cette croissance a été proche de 400 %, soit une
population multipliée par près de cinq en cent ans (de 10 600 à près de 50 000
habitants) ; le cas du Creusot est encore plus spectaculaire : dans cette commune, qui
devient à la même époque sous l’impulsion de la famille Schneider un centre industriel
de premier plan, le nombre d’habitants passe de 1 100 à plus de 30 000 en un siècle !
De telles croissances démographiques ne peuvent être qualifiées d’évolutions. Ce sont
des anomalies !
D’ailleurs, si ces villes vont continuer de gagner des habitants jusque dans les années
1930, elles ne vont par la suite cesser d’en perdre. Pourtant, on continue d’appréhender
ce recul démographique comme l’expression d’une crise de croissance, comme si, en
démographie, une crise ne pouvait correspondre qu’à une baisse des effectifs et jamais
à une augmentation !

Figure 2. Évolution de la population de quelques communes-centre d’unités urbaines de taille


moyenne

Source : EHESS/LDH/Cassini

15 Cette perception a pu être confortée par la situation d’autres villes de cette strate
urbaine. C’est, par exemple, le cas, parmi bien d’autres, de chefs-lieux de département
comme Nevers ou Bourges qui vont continuer de gagner des habitants jusque dans les
années 1970. La croissance démographique entamée au début du 19 e siècle dans ces
communes (+ 150 % en un siècle àNevers, + 185 % à Bourges)se poursuit entre 1900 et
1975, à un rythme deux fois supérieur à la moyenne nationale (respectivement + 70 % et
+ 75 % contre + 38 % au niveau national). Leur centralité, la présence d’infrastructures
publiques importantes et un tissu économique diversifié ont contribué à cette
progression démographique. Mais, depuis quarante ans, le nombre d’habitants dans ces
communes diminue au profit de leur
périphérie. Là encore, ce recul est perçu comme le signe d’un déclin, comme si le
nombre d’habitants d’une ville ne pouvait que croître.

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16 La poursuite de la croissance démographique dans certaines autres villes moyennes


semble légitimer le constat selon lequel le recul démographique n’est pas
nécessairement une fatalité, accentuant par là-même le sentiment de déclin de toutes
les autres. Ces dernières années (1999-2013), des communes comme Villefranche-sur-
Saône ou Bourgoin-Jallieu ont connu des rebonds démographiques notables
(respectivement + 6 000 et + 4 000 habitants en quinze ans dans ces communes, qui en
comptent aujourd’hui 35 000 et 27 000 environ). Mais contrairement aux précédents
exemples, ces villes se situent à proximité d’une grande aire urbaine (celle de Lyon)
dont elles profitent du dynamisme économique, tout en offrant des opportunités de
repli résidentiel financièrement plus accessibles qu’au cœur de la métropole.
17 L’urbanisation est pensée comme un phénomène irréversible car ce processus est,
d’une certaine manière, la traduction en matière d’aménagement du territoire du
passage de la société « naturelle » à la société « culturelle ». La ville est l’incarnation de
la subordination de la nature par l’homme, de l’arrachement de ce dernier à sa
condition animale. L’homme moderne est culturel ;
c’est parce qu’il pense qu’il est. Il est donc impensable littéralementpour ce dernier de
se situer en dehors de la ville. S’écarter du schéma évolutionniste de croissance
démographique des villes ne peut être appréhendé que de façon anxiogène, comme ne
pouvant être que l’expression d’une crise. En d’autres termes, une ville dont la
population diminue est une ville qui ne tourne pas rond !
18 Pourtant, si l’on replace les évolutions démographiques récentes dans un cadre
temporel plus long, il est possible de considérer ce recul démographique des villes
moyennes de façon moins négative : et si nous assistions, au niveau local, à une phase
de rééquilibrage de la distribution spatiale de la population après une période de
surcroissance de la population urbaine ? Cette mise en perspective historique
permettrait aussi de rappeler que l’essence de l’homme a été (est encore ?) avant tout
rurale. De ce fait, ce processus d’urbanisation des populations ne serait plus
irréversible, mais pourrait seulement être un accident de l’histoire, initié et soutenu
par une révolution énergétique (la découverte et l’utilisation des énergies fossiles à la
base de la révolution industrielle) et la nécessité de concentrer la main-d’œuvre au plus
près des sites d’extraction et de transformation des matières premières.
19 Vivre en ville dans des logements collectifs est d’ailleurs loin de représenter l’idéal
résidentiel des Français. Dans une enquête de l’INED réalisée en 1945 (Girard et
Stoetzel, 1947), près des trois-quarts (72 %) des enquêtés indiquaient leur préférence
pour la maison individuelle. Soixante ans plus tard, la situation n’a pas changé : 76 %
des Français préféreraient vivre dans une maison individuelle isolée (56 %) ou située
dans un ensemble pavillonnaire (20 %). Le petit habitat individuel en ville ne recueille
que 11 % des suffrages, l’habitat haussmannien 5 % (Damon, 2017) ! La
plupart des urbains seraient donc des ruraux contrariés !Le problème est que ceux qui
pensent la ville et organisent l’aménagement du territoire font partie de la minorité
(les 16 % qui optent pour la maison de ville ou l’habitat haussmannien) qui préfère
résider en milieu densément peuplé !
20 La généralisation de la motorisation des ménages dans les années 1970 a permis à de
nombreux urbains de faire le chemin inverse à celui suivi par les générations
précédentes et d’accéder à un type d’habitat (la maison individuelle) et à un espace de
vie (périurbain ou rural) plus proches des préférences révélées par ces enquêtes.
L’automobile a aussi permis à nombre de ménages de trouver ailleurs que dans les

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centres des villes les conditions de logement que la pression foncière et l’augmentation
des prix immobiliers ont rendu de moins en moins accessibles pour un nombre
croissant de Français.

IV. Penser la ville compte tenu des préférences


résidentielles des habitants
21 La réflexion générale sur le devenir des villes moyennes ne peut ignorer le constat
suivant : l’effectif de la population des communes-centre des villes moyennes à la fin
des années 1960, qui marque d’une certaine manière l’âge d’or de cette strate urbaine,
n’était pas normal. Au contraire, ce qui paraît normal compte tenu de la préférence
quasiment anthropologique (en tout cas historique) des Français pour l’habitat
individuel isolé ou en lotissement, est ce mouvement de décroissance démographique.
Certes, il ne faut pas s’attendre au retour à une situation proche de celle du début du
19e siècle. Mais, à
échelle des bassins de vie des villes petites et moyennes situées en dehors de l’orbite
l’ des grandes métropoles, on
peut envisager une poursuite du redéploiement des populations en quête d’un
logement individuel en milieu rural, au moins pour celles qui en ont la possibilité
matérielle. Les moyens de transport (l’automobile) et de communication modernes (en
particulier le développement d’Internet et les efforts entrepris pour assurer une égalité
d’accès au numérique en tout point de l’Hexagone), la tertiarisation de l’économie et la
moindre nécessité de regrouper tout le temps sur un même site l’ensemble de la main-
d’œuvre ne contraignent plus, en effet, les individus à se concentrer dans les villes
comme ce fut le cas au 19e siècle et jusque dans les années 1970.
22 Pour les villes moyennes proches d’une métropole, la situation est différente. D’une
certaine manière, elles constituent pour de nombreux habitants des métropoles une
ouverture « rurale », un compromis spatial permettant de travailler dans une
métropole tout en résidant au sein d’un espace moins densément peuplé et plus
accessible sur le plan financier. C’est ce qui explique que des villes comme Villefranche-
sur-Saône ou Bourgoin-Jallieu parviennent à présenter des soldes démographiques
positifs proches de la moyenne nationale. Entre 1975 et 2013, le nombre d’habitants à
Villefranche-sur-Saône a augmenté de 20 % ; la croissance est de + 25 % à Bourgoin-
Jallieu. Les communes-centre de certaines villes moyennes résistent donc bien. Mais
elles se situent dans des configurations géographiques particulières : à moins de
30 minutes en train du centre de la métropole lyonnaise pour ces deux exemples. D’une
certaine manière, elles sont des villes de banlieue, une sorte de banlieue « rurale ».
23 Sur le plan démographique, l’évolution socio-économique en cours n’est pas favorable
aux villes moyennes, à moins qu’elles ne se situent dans l’orbite d’une métropole et
qu’elles puissent bénéficier de certaines retombées résidentielles (comme lieu de vie
des actifs des grandes villes) ou professionnelles (comme lieu de localisation d’une
activité économique secondaire dépendant de celles des grands pôles économiques).
Les métropoles sont des lieux de vie contraints pour une partie de leurs habitants. Ils
sont contraints par la localisation des emplois qualifiés et des activités liées à cette
présence forte de cadres (activité commerciale, emplois de service aux personnes, etc.).
Ils sont contraints aussi par la compétition féroce pour l’accès au logement. Certaines

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30

villes moyennes peuvent donc devenir des zones de repli résidentiel quand les temps de
transport pour gagner la métropole la plus proche sont réduits.
24 Les villes moyennes apparaissent aujourd’hui comme des villes de l’entre-deux : entre
les métropoles hyper-urbanisées et le milieu rural (Léger, 2014). Une série de questions
liées se posent donc : comment mobiliser ce positionnement pour continuer
« d’exister » en tant que ville moyenne ? À quelle condition ? Et faut-il, finalement,
s’attacher à ce « statut » de ville moyenne ?
25 Par exemple, Villefranche-sur-Saône et Bourg-en-Bresse sont devenues des communes
plus importantes, sur le plan démographique, que Nevers et Le Creusot. Le prix à payer
n’est parfois pas négligeable. Ainsi, l’extension de l’agglomération lyonnaise vers le
nord a absorbé celle de Villefranche-sur-Saône. L’inscription d’une ville moyenne dans
une vaste conurbation peut certes lui profiter sur le plan démographique mais, dans le
même temps, cela peut aussi la transformer en un pôle de vie banalisé au sein d’une
grande aire métropolitaine. Au contraire, en dépit de leur recul démographique, Le
Creusot et Nevers conservent une position centrale au sein de leur bassin de vie. Pour
ce type de ville, ne vaut-il donc pas mieux accepter un recul démographique de leur
commune-centre, accompagner la localisation des habitants du bassin de vie dans de
l’habitat individuel à proximité et préserver des fonctions de centralité ?
26 Mais faut-il nécessairement chercher à tout prix à demeurer une ville moyenne ? Ne
peut-on pas penser la ville en dehors des impératifs de catégorisation et des
prescriptions de croissance démographique ? Privilégier la qualité de l’accueil des
populations à la quête de densification des espaces résidentiels ? Les mouvements de
départ des familles du cœur des grandes métropoles vers des espaces moins denses et
plus accessibles sur le plan financier et les flux vers la périphérie des communes-centre
de taille moyenne doivent peut-être– enfin – interpeller ceux qui pensent la ville :
pourquoi ne pas organiser cette dernière en fonction des préférences résidentielles des
habitants (le logement individuel) et non plus en fonction d’une mythologie de la ville
dense ? Les cadres eux-mêmes semblent commencer à s’en lasser : par exemple, 80 %
des cadres parisiens envisagent une mobilité régionale et 90 % seraient prêts à des
concessions pour vivre et travailler en région5. Il n’y a pas que les conditions de vie
dans les villes les plus denses du pays qui lassent, y compris les plus urbains des
Français :
« par quête de sens, opportunité économique ou peur du déclassement, de plus en plus de
cadres tentent des reconversions radicales dans l’artisanat » (Lenoir et Scappaticci,
2017). Même si ce phénomène reste pour le moment marginal, il est peut-être l’avant-
garde d’un mouvement de remise en question du modèle économique actuel dont les
très grandes villes sont le produit. De ce point de vue, de par leur localisation au sein
d’un espace le plus souvent rural et peu dense sur le plan démographique, les villes
moyennes peuvent être les lieux privilégiés d’un renouveau conceptuel de la ville et de
son articulation avec l’espace rural. Cette démarche serait en outre cohérente avec les
impératifs écologiques qui privilégient, par exemple, les circuits de distribution-
consommation courts. Par ailleurs, une étude récente indique que la température
moyenne dans les villes les plus peuplées pourrait augmenter de 8° C d’ici à 2100
(Estrada, Botzen et Tol, 2017) ! L’avenir ne se trouve donc pas nécessairement dans les
métropoles, ce qui pourrait inciter à revaloriser les villes moyennes. Et à l’intérieur
comme à l’extérieur de celles-ci, la préférence pour l’habitat individuel pourrait
constituer l’axe de réflexion de l’organisation de ces villes. Le développement du

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numérique autorise une plus grande dispersion de la population autour des villes-
centre ; les progrès dans le domaine des voitures autonomes pourraient aussi favoriser
et fluidifier les déplacements dans et autour des villes moyennes, tout en les rendant
plus confortables pour les usagers. Dès lors, la situation actuelle, loin de représenter
dans nombre de cas une crise de la ville moyenne, et les progrès technologiques dont
on peut déjà voir les premières réalisations, pourraient être appréhendés comme le
terreau d’un stimulant renouveau conceptuel de la ville.

BIBLIOGRAPHIE
Boutet A. (2017), « Villes moyennes en France : vulnérabilités, potentiels et configurations
territoriales », En bref, n° 45, 6 p., disponible sur : http://www.cget.gouv.fr/sites/cget.gouv.fr/
files/atoms/files/en-bref-45-cget-12-2017_0.pdf.

Damon J. (2017), « Les Français et l’habitat individuel : préférences révélées et déclarées »,


SociologieS [En ligne], Dossiers, « Où en est le pavillonnaire ? », consulté le 15 juin 2017, disponible
sur : http://sociologies.revues.org/5886.

DIACT (2007), Les villes moyennes françaises, Paris, La documentation française.

Estrada F., Botzen W. et Tol R. (2017), « A global economic assessment of city policies to reduce
climate change impacts », Nature Climate Change, n° 7, p. 403-406.

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sondage, Paris, PUF-INED.

Laganier J. et Vienne D. (2009), « Recensement de la population de 2006. La croissance retrouvée


des espaces ruraux et des grandes villes », Insee Première, n° 1218.

Léger J.-F. (2011), « L’évolution socio-démographique des villes moyennes de 1968 à 2006 »,
Espace populations sociétés, n° 3, p. 557-576.

Léger J.-F. (2012),« Les villes moyennes en perdition ? »,Population & Avenir, n° 706, p. 4-7.

Léger J.-F. (2014), « Entre métropolisation et périurbanisation, quel avenir pour les villes
moyennes ? », Cahiers de démographie locale 2012, Néothèque, p. 9-29.

Lenoir L.-A. et Scappaticci E. (2017), « Cadres en crise : la tentation de l’artisanat », Grand


Angle, Le Figaro.fr, 04/08/2017. En ligne : http://grand-angle.lefigaro.fr/enquete-cadres-crise-
tentation-artisanat.

NOTES
1. Selon l’Insee, une unité urbaine est « une commune ou un ensemble de communes présentant
une zone de bâti continu (pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions) qui
compte au moins 2 000 habitants. » Source : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/
c1501.

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2. Selon l’INSEE, une aire urbaine « est un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans
enclave, constitué par un pôle urbain (unité urbaine) de plus de 10 000 emplois, et par des
communes rurales ou unités urbaines (couronne périurbaine) dont au moins 40 % de la
population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par
celui-ci. » Source : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c2070.
3. Source de tous ces chiffres : INSEE, recensement de la population 2013.
4. Pour un bilan plus détaillé, mais néanmoins synthétique, des disparités socio-économiques
entre villes moyennes, cf. Léger J.-F. (2012).
5. Source : étude réalisée en ligne du 7 au 12 juillet 2017 par Cadremploi à partir d’un échantillon
de 2 858 candidats, cadres ou cadres supérieurs. https://www.cadremploi.fr/editorial/fileadmin/
user_upload/Actualites/2017/Aout/villes_preferees_des_cadres_parisiens_-_aout_2017_-
_Copie.pdf.

RÉSUMÉS
La politique contemporaine d’aménagement du territoire en France comme dans de nombreux
pays favorise l’affirmation des grandes entités urbaines. Sous l’impulsion de la mondialisation de
l’économie, la concentration des moyens humains et matériels dans un nombre réduit de très
grandes agglomérations a largement contribué à reléguer les villes moyennes dans l’ombre des
métropoles. Les centres de ces villes moyennes sont eux-mêmes concurrencés par leur périphérie
à dominante rurale qui offre des opportunités de logement individuel plus avantageuses pour les
ménages. Appréhendée de manière conjoncturelle, cette situation conduit à qualifier nombre de
villes moyennes comme vulnérables. Mais replacées dans un cadre temporel plus long, cette
apparente vulnérabilité offre également, peut-être, les conditions d’un véritable rebond et plus
largement d’une redéfinition de la ville.

INDEX
Mots-clés : villes moyennes, évolutions socio-démographiques, préférences résidentielles,
prospective
Keywords : medium-sized towns, socio-demographic changes, residential preferences,
prospective

AUTEUR
JEAN-FRANÇOIS LÉGER
Maître de conférences en démographie
Université Panthéon Sorbonne-Paris 1, Institut de démographie (IDUP)

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Vulnérabilité des ménages et


sentiment de déclassement social :
l’adoption de comportements
écologiques peut-elle contribuer à
satisfaire les motivations
identitaires dans un contexte
territorialisé ?
Household vulnerability and feeling of social downgrading: can the adoption of
ecological behaviors contribute to satisfying identity motivations in a
territorialized context?

Sandrine Gombert-Courvoisier, Olivier Ballesta, Aurélie Carimentrand,


Francis Ribeyre, Elsa Causse, Florian Delerue, Marie-Line Félonneau et
Geoffrey Rioche

Cet article présente des résultats du projet de recherche Inove.com (Identité, Norme,
Vulnérabilité, pour une approche écologique de la consommation durable des ménages), financé
par le ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, dans le cadre du second appel à
projet MOVIDA (2013-2016).
Les auteurs souhaitent remercier les répondants au questionnaire, les enquêteurs vacataires et
les structures d’accueil ayant permis la passation du questionnaire en vis-à-vis, ainsi que
l’ensemble des stagiaires ayant travaillé sur ces données.

I. Introduction
1 En ce début de XXIe siècle, les évolutions sociétales récentes nous amènent à considérer
que nous vivons une transition à la fois écologique (raréfaction des ressources et

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dégradation des milieux) mais également sociale et économique (augmentation des


inégalités et détérioration du pouvoir d’achat). Ces évolutions ont comme conséquence
une réorganisation des modes de vie et de consommation des ménages en lien avec leur
qualité de vie. Une frange nouvelle de la population se retrouve, sous l’effet de
perturbateurs, dans une situation de vulnérabilité, dès lors qu’elle se voit privée d’une
partie des biens et services auxquels elle avait accès auparavant. Ces ménages risquent
ainsi de se retrouver en situation de déclassement social avec pour conséquences des
difficultés d’ordre psychologique, social, économique et sanitaire. Ces perturbateurs
étant souvent territorialisés, les risques de vulnérabilité peuvent alors différer en
fonction des territoires (Inove.com, 2016). Cette situation peut alors pousser les
ménages concernés à adopter, de façon contrainte, des changements de
comportements essentiellement pour des raisons économiques. Or, les comportements
promouvant des valeurs de sobriété, d’évitement des gaspillages et de réduction de la
consommation des ressources répondent autant à des motivations d’ordre économique
que d’ordre environnemental. L’adoption de comportements écologiques faisant de
plus en plus l’objet d’une valorisation sociale au travers d’une norme pro-
environnementale (Félonneau et Becker, 2008), ces changements de pratiques
pourraient alors représenter des supports d’estime personnelle et ainsi contribuer à
atténuer le sentiment de déclassement social des personnes vulnérables (Ballesta et al.,
2016).
2 De nombreux travaux ont été effectués en lien avec la vulnérabilité des populations et
les inégalités environnementales (Pye et al., 2008 ; Laurent, 2010), sur l’écologisme des
pauvres (Alier, 2014) ou encore sur les nouveaux modes de vie durables (Bourg et al.,
2016). Cependant, peu de recherches visent à cerner les conséquences des changements
comportementaux vers des pratiques plus durables vis-à-vis du bien-être des
populations vulnérables, dans un contexte territorialisé. Plusieurs questions se posent
alors. Tout d’abord, comment identifier des perturbateurs pouvant impacter la qualité
de vie des personnes ? Les perturbateurs et le sentiment de déclassement social sont-ils
perçus différemment en fonction des territoires ? L’adoption de comportements
écologiques contribue-t-elle à une augmentation de la satisfaction des motivations
identitaires permettant ainsi d’atténuer le sentiment de déclassement social et
d’améliorer la qualité de vie des personnes vulnérables ?

II. Éléments de définition et cadrage théorique

1) Le sentiment de déclassement social

3 Dans cet article, nous avons retenu une approche subjective du déclassement social. La
notion de déclassement peut en effet s’appréhender en fonction d’indicateurs objectifs
(par exemple une diminution de revenus), mais elle peut également renvoyer à des
éléments subjectifs tels que des perceptions ou des craintes exprimées
individuellement ou collectivement (Boisson, 2009). La hantise du déclassement, qui
repose sur la croyance que chacun risque à tout moment de perdre son emploi, son
salaire, ses privilèges ou son statut, en est un bon exemple (Maurin, 2009). Par exemple,
on peut parfaitement imaginer qu’une personne qui vit objectivement une situation de
mobilité sociale descendante à laquelle elle peut s’adapter n’en est pas affectée
psychologiquement et ne s’estime pas déclassée alors qu’une autre personne, dans la
même situation, peut vivre le déclassement social à la fois aux plans objectif et

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subjectif. C’est donc à la fois la situation objective et la perception de cette situation qui
définissent notre approche du déclassement social.

2) Les perturbateurs de la qualité de vie

4 Les perturbateurs sont considérés comme des causes de toutes natures et de toutes
origines susceptibles de déstabiliser une société de façon relativement rapide et
profonde, pouvant conduire à un changement structurel et fonctionnel peu réversible,
généralement perçu et vécu de façon négative par la majorité de la population.
5 Ces perturbateurs peuvent alors agir comme des « déclencheurs » de changements
comportementaux susceptibles de conduire à un sentiment de déclassement social chez
certaines personnes vulnérables. Peuvent être distingués les perturbateurs « macro » à
large échelle, applicables à l’ensemble de la population (comme par exemple l’évolution
démographique ou la dégradation des milieux), des perturbateurs « micro » plus
spécifiques à chaque ménage et conditionnant directement les pratiques de
consommation associées à la qualité de vie. Pour cette recherche, nous nous
intéressons plus particulièrement à ce deuxième type de perturbateurs.
6 Nous partons de l’hypothèse que les perturbateurs entraînant le déclassement social
peuvent être contrastés en fonction des territoires, en particulier selon le degré
d’urbanisation. Par exemple, les transformations du tissu urbain de certaines villes
centres (le cœur des métropoles en particulier) et les recompositions sociales qui les
accompagnent sont potentiellement de puissants éléments perturbateurs. La
réhabilitation des logements anciens et les opérations de requalification urbaine
renforcent l’attractivité qu’exercent certains quartiers centraux auprès de classes
sociales aisées. Ce processus de gentrification provoque une hausse des prix de
l’immobilier qui limite l’installation des ménages des classes moyennes et populaires ou
oblige certains résidents à déménager en banlieue. Cette évolution subie du cadre de
vie peut ainsi être vécue comme un signe de déclassement. Par ailleurs, le processus de
périurbanisation pousse de nombreuses familles à s’éloigner de plus en plus de leur lieu
de travail qui reste concentré dans les grands pôles urbains. Or, le renchérissement du
prix des carburants, l’accroissement des temps de déplacement et l’adoption de
nouvelles normes en matière de circulation sont amenés à jouer un rôle perturbateur
dans le quotidien des individus qui habitent ces territoires. La question se pose avec
une acuité toute particulière pour les ménages dont l’équilibre financier est fragile et
qui se sont parfois lourdement endettés pour accéder à la propriété. Enfin, certains
territoires ruraux sont aujourd’hui confrontés à un processus de marginalisation lié en
grande partie au délitement de la sphère productive et à l’éloignement des pôles
urbains les plus dynamiques. Les populations résidentes (personnes sans emploi,
personnes âgées) vivent quotidiennement les problèmes d’accès à certains services de
base, en particulier dans le domaine sanitaire, et peuvent subir ou ressentir un
déclassement social particulièrement fort.

3) Les comportements écologiques

7 Les comportements écologiques sont généralement considérés comme des modes de


consommation qui favorisent la réduction des impacts environnementaux. Nous avons
choisi d’élargir et de complexifier cette définition strictement environnementale des

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comportements en y associant les dimensions sanitaires (meilleurs pour la santé),


sociales (favorisant le lien social), économiques (moins chers à mettre en œuvre) et
culturelles (pratiques historiques, éducation). Ces comportements écologiques sont très
nombreux et diffèrent selon les postes de consommation (alimentation, transport, etc.)
ou les thématiques liées à la consommation (énergie, eau, déchet, etc.). Nous avons
donc choisi de les catégoriser en cinq types de pratiques opérationnelles : l’auto-
production liée au « faire soi-même » ; la prolongation de la durée de vie des produits ; la
mutualisation de biens et de services ; la réduction d’achats voire de consommation au
sens large ; et la substitution de produits ou de comportements par des produits,
comportements ou services plus vertueux. Ces pratiques peuvent être reliées aux
différents leviers préconisés par la Stratégie nationale de transition écologique vers un
développement durable (SNTEDD 2015-2020) pour « réorienter les modèles de
production, d’échange et de consommation » et « aider à la modification des choix et
des comportements de la société ».
8 D’autres types de motivations peuvent être associés à l’adoption ou au maintien de ces
nouvelles pratiques : les motivations identitaires.

4) Les motivations identitaires

9 Parmi les différentes approches théoriques de l’identité, nous avons retenu l’approche
de Vignoles et al. (2006) qui permet d’identifier six motivations conceptuellement
distinctes pouvant être impliquées dans les processus de construction de l’identité. Ce
modèle considère donc l’identité comme un processus basé sur un ensemble de
motivations différentes : les individus sont motivés à se voir positivement (estime de
soi) ; croire que leurs identités sont continues dans le temps malgré les changements
significatifs de la vie et qu’elles ne changent pas selon le lieu ou le contexte (continuité) ;
se différencier des autres personnes (distinctivité) ; penser que leur vie est significative
(sens) ; croire qu’ils sont compétents et capables d’influencer leur environnement
(efficacité) ; ressentir qu’ils sont inclus et acceptés par les autres (appartenance).
10 Nous faisons l’hypothèse que plusieurs motivations identitaires pourraient ainsi
influencer les comportements écologiques. La motivation d’efficacité, par exemple,
peut jouer un rôle pivot entre le raisonnement et le passage à l’action : c’est parce que
les personnes croient en l’efficacité de leurs actes qu’elles peuvent transformer leurs
pensées en conduites. De plus, le constat de la réussite des comportements d’autres
individus auxquels elles peuvent se référer renforce la motivation, permet de préciser
les attentes de résultats de l’action et de percevoir les obstacles plus clairement.

III. Matériels et méthodes


11 Afin d’apporter des éléments de réponse quant aux interactions entre territoires,
perturbateurs et déclassement social, trois zones d’études, situées le long d’un gradient
de métropolisation, ont été retenues. Il s’agit de trois établissements publics de
coopération intercommunale (EPCI) : Bordeaux Métropole, la communauté de
communes du Pays Créonnais et celle du Pays Foyen (Figure 1).

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Figure 1. Localisation des trois territoires d’étude

12 Une étude comparative a été réalisée en mobilisant de nombreux indicateurs socio-


démographiques et économiques empruntés aux bases de données publiques (INSEE).
Le but était d’élaborer un diagnostic cartographique faisant émerger les
caractéristiques principales de chaque territoire et de mettre en exergue certains
perturbateurs. Par ailleurs, un recensement des structures locales d’accompagnement
dans le champ social et environnemental (centres d’animation socio-culturels) ou en
lien avec les pratiques de consommation durable (recycleries) a également été effectué
sur chacun de ces territoires.
13 La méthode de recueil d’informations correspond à une enquête par questionnaire. Ce
questionnaire basé sur les méthodes de la psychologie sociale a été administré auprès
de 285 répondants répartis équitablement sur les trois territoires d’étude (n=98 sur
Bordeaux Métropole ; n=88 sur la communauté de communes du Pays Créonnais ; n=99
sur la communauté de communes du Pays Foyen). De façon à cibler des personnes en
situation de déclassement potentiel, nous avons choisi d’effectuer la passation du
questionnaire en vis-à-vis auprès des structures locales d’accompagnement des
populations préalablement identifiées sur les territoires d’étude. Ce questionnaire est
composé de thèmes qui traitent, entre autres, des perturbateurs craints ou vécus, du
sentiment de déclassement social, des comportements écologiques mis en œuvre, des
motivations identitaires ainsi que des leviers d’actions jugés pertinents pour tendre
vers une consommation plus économe et plus écologique.
14 Afin de mettre en évidence l’influence de certains perturbateurs sur la qualité de vie
des gens, deux questions ont été posées dans le questionnaire : « Considérez-vous que les
événements suivants1 peuvent diminuer la qualité de vie des gens ? » ; « Êtes-vous, ou pourriez-
vous dans les 2 ans à venir être concerné(e) par ces événements ? », les réponses étant
cochées sur une échelle de 1 : pas du tout à 6 : tout à fait.
15 Au sein de l’échantillon, l’identification des personnes en déclassement a été mesurée à
l’aide d’une question (« Comment définiriez-vous votre mode de vie ? ») pour laquelle
étaient proposées deux échelles. Les répondants étaient amenés à placer un tiret
vertical sur chaque échelle de même longueur (« votre niveau de vie aujourd’hui » ; « votre
niveau de vie il y a quelques années »). Le sentiment de déclassement a été défini par la
mesure de l’écart numérique (en cm) entre les deux tirets verticaux. Pour un répondant
indiquant une augmentation de son niveau de vie aujourd’hui par rapport à il y a
quelques années (valeur positive de l’écart numérique), nous avons estimé qu’il ne

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ressentait pas de sentiment de déclassement. En revanche, pour un répondant


indiquant que son niveau de vie lui paraissait inférieur aujourd’hui par rapport à il y a
quelques années (valeur négative de l’écart numérique), nous avons estimé qu’il
exprimait un sentiment de déclassement. Sur la base de l’écart numérique relatif à
cette mesure, quatre classes ont été définies. Deux classes correspondant à des valeurs
négatives : les personnes percevant une forte diminution de leur niveau de vie et
caractérisées comme « très déclassées » (classe a : n=73, -7,5<x <-1,5 cm) et les
personnes percevant une diminution moindre de leur niveau de vie et caractérisées
comme « déclassées » (classe b : n=73, -1,5<x<0 cm). Deux autres classes correspondant à
des valeurs positives : les personnes percevant une faible amélioration de leur niveau
de vie et caractérisées comme « pas déclassées » (classe c : n=66, 0<x<0,9 cm) et les
personnes percevant une forte amélioration de leur niveau de vie et caractérisées
comme « pas du tout déclassées » (classe d : n=66, 0,9<x<6,3 cm).
16 Pour établir un lien éventuel entre la pratique des comportements écologiques et la
satisfaction des motivations identitaires, les questions suivantes ont été posées (par
exemple, ici, pour l’autoproduction) : « Le faites-vous ? » (sur une échelle de 1 : jamais à
6 : le plus souvent possible) ; « Produire ou faire des choses vous-même… » : « … vous
distingue-t-il d’autres personnes ? (distinctivité) ; « … vous permet-il d’être la même personne,
quels que soient le lieu, la situation ou le contexte ? » (continuité) ; « … vous donne-t-il une
bonne image de vous-même ? » (estime de soi) ; « … vous fait-il vous sentir compétent et
capable ? » (efficacité) ; « … donne-t-il du sens à votre vie ? » (sens) ; « … vous donne-t-il le
sentiment d’appartenir à un groupe ? » (appartenance), les réponses étant cochées sur une
échelle de 1 : pas du tout à 6 : tout à fait.
17 Enfin, l’identification de leviers d’action a été mesurée par les deux questions
suivantes : « Qu’est-ce qui facilite ou faciliterait ces comportements ? » ; « Qui vous aide ou
pourrait vous aider à adopter ces comportements ? ».
18 Différentes analyses statistiques ont été effectuées pour mettre en évidence des liens
entre les différents résultats et valider ou infirmer nos hypothèses de départ : ANOVA,
test de Friedman, tests de corrélation de Spearman, test de comparaison de moyennes
de Kruskall-Wallis.

IV. Résultats
1) Vulnérabilités territoriales et perturbateurs associés

19 De fortes disparités socio-démographiques et économiques sont observées entre les


territoires. À titre d’exemple, le territoire rural du Pays Foyen se distingue par
l’importance relative des personnes de plus de 60 ans et par un taux de chômage
particulièrement élevé, ce qui peut illustrer une certaine vulnérabilité sur ce territoire
situé en marge du processus de métropolisation (Figure 2). Le territoire du Créonnais
affiche depuis plusieurs décennies un grand dynamisme démographique
principalement fondé sur son attractivité migratoire. De nombreux ménages issus des
classes moyennes ont pu y satisfaire leur projet d’accession à la propriété individuelle,
motivés par la recherche d’un « compromis géographique » entre coût du foncier,
qualité de vie, et distance-temps vis-à-vis du pôle d’emploi bordelais. C’est sur ce
territoire que la plus grande proportion de propriétaires est observée (Figure 3). La
vulnérabilité des ménages habitant ce territoire périurbain semble alors davantage liée

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aux contraintes de la mobilité quotidienne qui découlent de la très forte dépendance


vis-à-vis de Bordeaux en matière d’emplois. Enfin, le territoire de Bordeaux Métropole,
de par son périmètre étendu, présente une grande hétérogénéité socio-spatiale et des
dynamiques très contrastées, induisant une vulnérabilité plus ou moins importante des
communes face à certains perturbateurs. Les communes situées sur la rive droite de la
Garonne comptent parmi celles ayant le niveau de vie le plus faible, en lien avec un
taux de chômage élevé. À l’inverse, les communes du nord-ouest montrent une
surreprésentation de cadres et de professions intellectuelles supérieures (Figure 4).

Figure 2. Part des personnes âgées de plus de 60 ans selon l’unité territoriale (Bordeaux Métropole,
communauté de communes du Créonnais, communauté de communes du Pays Foyen)

Figure 3. Part des résidences principales occupées par des propriétaires selon l’unité territoriale
(Bordeaux Métropole, communauté de communes du Créonnais, communauté de communes du
Pays Foyen)

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Figure 4 Revenu moyen des foyers fiscaux selon l’unité territoriale (Bordeaux Métropole,
communauté de communes du Créonnais, communauté de communes du Pays Foyen)

20 Ces différences territoriales nous permettent de sélectionner des perturbateurs


potentiels et d’émettre l’hypothèse qu’ils sont perçus différemment en fonction des
territoires. Ainsi huit perturbateurs ont été retenus dans notre étude (Tableau 1).

Tableau 1. Liste des huit perturbateurs identifiés

Conséquences possibles
Perturbateurs
économiques sanitaires sociales psychologiques

Baisse de revenus X X X X

Problèmes de santé X X X X

Recompositions familiales X X X X

Retraite X X X X

Chômage X X X X

Difficultés d’adaptation aux nouvelles


X X
technologies

Devenir propriétaire de son logement X

Évolution défavorable du quartier X X

21 Les conséquences observées peuvent être liées par des relations de causes à effets entre
perturbateurs : par exemple, le chômage peut entraîner une baisse de revenus et, si ce
manque d’argent entraîne un déficit de soins, peut générer des problèmes de santé.
Autre exemple : des recompositions familiales ou l’accès à la retraite peuvent aussi
avoir des conséquences sanitaires suite à une baisse de revenus mais également suite à

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l’arrêt d’une prise en charge automatique (médecine du travail, mutuelle, etc.). Ces
perturbateurs présentent-ils des différences entre les territoires ? Sont-ils associés à un
sentiment de déclassement social ?

2) Liens entre perturbateurs, sentiment de déclassement social et


territoires

22 Les résultats à la question « Êtes-vous, ou pourriez-vous dans les 2 ans à venir, être concerné
par les perturbateurs suivants ? »2 montrent que les répondants se disent
significativement plus concernés par la baisse de revenus et les problèmes de santé que
par les autres perturbateurs3. Cependant, aucune différence territoriale n’est observée
pour ces deux perturbateurs. Cela s’explique par le fait que ces derniers peuvent
concerner chaque personne, à tout moment de sa vie, quel que soit le territoire. À
l’inverse, des différences territoriales sont observées pour trois autres perturbateurs :
le chômage (p<0,001) et les recompositions familiales (p<0,01), dont les résultats varient
dans le sens d’un gradient décroissant de la métropole bordelaise au Pays Foyen, et la
retraite (p<0,05)4 dont le gradient est inverse. Ainsi, sur les huit perturbateurs estimés
pertinents pour cette étude, les deux jugés les plus préoccupants (une baisse de revenus
et des problèmes de santé) ne varient pas en fonction des territoires car concernent
tout le monde ; trois présentent des différences territoriales (le chômage, les
recompositions familiales et la retraite) en lien avec les disparités socio-
démographiques mises en évidence par le diagnostic territorial ; et les trois autres
(devenir propriétaire de son logement ; difficultés d’adaptation aux nouvelles
technologies ; évolution défavorable de son quartier) ne montrent aucune différence
territoriale.
23 L’analyse des résultats concernant le sentiment de déclassement social indique une
bonne répartition des répondants entre ceux qui perçoivent une dégradation de leur
niveau de vie (score négatif pour les classes a et b réunies, n =146) et ceux qui
perçoivent une amélioration (score positif pour les classes c et d réunies, n =132). La
moyenne globalement associée au déclassement est négative : x moy = -0,35 ± 0,12 cm.
Ainsi, environ la moitié des personnes interrogées (53 %) est considérée comme étant
en situation de déclassement social (Figure 5).

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Figure 5. Répartition des répondants en fonction du niveau de déclassement en 4 classes

24 Bien que les pourcentages de personnes affectées dans chacune des 4 classes diffèrent
en fonction des territoires, ces différences territoriales ne sont pas statistiquement
significatives. De plus, aucune des variables socio-démographiques testées (sexe, âge,
logement, niveau d’étude ou profession) n’est liée au sentiment de déclassement social 5.
Ces résultats renforcent l’hypothèse de l’existence d’une dimension subjective du
déclassement, indépendante du niveau de ressources, statut de propriété, ou niveau
d’étude, qui se traduit bien par un sentiment de déclassement. Cependant, un lien
significatif est observé entre le sentiment de déclassement social et certains
perturbateurs : quatre d’entre eux en effet sont vécus comme des causes du
déclassement ressenti. Il s’agit de la baisse de revenus (p<0,0001), du chômage (p<0,01),
des recompositions familiales (p<0,05) et des problèmes de santé (p<0,05) 6. Qu’en est-il
de la pratique des comportements écologiques ?

3) Comportements écologiques et motivations identitaires

25 Des différences territoriales sont mises en évidence pour un certain nombre de


comportements écologiques : la pratique de l’ensemble de ces comportements, et plus
spécifiquement l’autoproduction et la prolongation de la durée de vie des produits 7. Ces
différences, qui caractérisent un gradient croissant de mise en œuvre des pratiques de
la métropole bordelaise au Pays Foyen, sont peu expliquées par les variables socio-
démographiques mesurées (niveau d’étude ou profession ; statut de propriété et type
d’habitat – collectif / individuel ; niveau de ressources) sauf par l’âge. Par contre, le
déclassement social n’impacte pas directement ces comportements écologiques.
L’adoption de ces comportements ne semble donc réservée ni à des personnes se
sentant vulnérables et qui perçoivent une diminution de leur qualité de vie, ni à une
frange aisée de la population qui a le luxe de pouvoir choisir son mode de

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consommation. S’il n’y a pas de différence de fréquence cela ne veut pas dire pour
autant qu’il n’y en ait pas de nature. L’absence de lien pourrait en partie être expliquée
par le fait que les cinq catégories de pratiques écologiques retenues correspondent à un
panel de comportements variés (par exemple pour la mutualisation : co-voiturage ou
échange d’outils), ne mobilisant pas les mêmes moyens, ni les mêmes motivations, et
pouvant donc être adoptés par des personnes, voire des groupes sociaux, différents.
Néanmoins, un lien positif et significatif est observé entre la pratique des
comportements écologiques et la satisfaction des motivations identitaires 8. En d’autres
termes, plus les gens disent pratiquer des comportements écologiques, plus l’ensemble
de leurs motivations identitaires sont satisfaites, et inversement. Cette corrélation est
plus ou moins forte en fonction des comportements d’une part, et en fonction des
motivations identitaires spécifiques d’autre part (Tableau 2).

Tableau 2. Relations entre comportements écologiques et motivations identitaires

Motivations identitaires

Estime de
Appartenance Sens Efficacité Continuité Distinctivité
Soi

Autoproduction -0.04 (a) 0.18** (ab) 0.12* (ab) 0.26*** (b) 0.25*** (b) 0.24*** (b)

Prolongation -0.04 (a) 0.28*** (c) 0.29*** (c) 0.23*** (bc) 0.31*** (c) 0.08 (ab)

0.24*** 0.27***
Mutualisation 0.09 (a) 0.22*** (a) 0.39*** (b) 0.14* (a)
(ab) (ab)

Réduction 0.19** (a) 0.21** (ab) 0.18** (a) 0.20** (ab) 0.39*** (b) 0.27*** (ab)

Substitution 0.16* 0.17* 0.28** 0.21** 0.25*** 0.09

Dans le tableau 2, sont indiqués : les coefficients de corrélation de Spearman (r) entre comportements
écologiques et motivations, le niveau de significativité de la corrélation (p<0,05 : * ; p<0,01 : ** ;
p< 0,001 : ***). Les lettres différentes indiquent une différence significative entre motivations.

26 Il apparaît que tous les comportements écologiques sont fortement liés à la motivation
de continuité (sentiment d’être la même personne quels que soient le lieu, la situation
et le contexte). Globalement, toutes les pratiques écologiques confèrent aux personnes
une bonne image d’elles-mêmes (estime de soi) mais plus particulièrement,
autoproduire, prolonger la vie des produits et partager. Prolonger, partager et
remplacer donnent à la personne le sentiment d’être compétente et capable (efficacité).
Prolonger la durée de vie des produits et partager, autrement dit, ne pas gaspiller et
tisser du lien social, confèrent du sens à la vie de la personne (sens). L’autoproduction
permet de se sentir distinct des autres, d’exprimer sa personnalité au travers de la
confection de vêtements, de meubles ou de la décoration par exemple (distinctivité). En
raison des exemples proposés aux répondants dans le questionnaire (j’achète moins, je
chauffe moins ma maison, je réduis l’usage de la climatisation), l’association de la
réduction à la motivation de distinctivité peut être expliquée par le sentiment qu’ont
les répondants de mettre en œuvre les écogestes concernant les économies d’énergie
contrairement à la plupart des gens. On peut également penser qu’ils se sentent « plus

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malins » en mettant en œuvre des façons originales de réduire leurs consommations, ce


qui peut les conduire à se percevoir comme uniques.
27 Ces résultats montrent clairement l’importance des liens entre identité et
comportements écologiques et suggèrent que ces comportements peuvent représenter
un support de valorisation sociale apportant un gain psychologique non négligeable en
termes d’auto-évaluation personnelle.

V. Conclusions
28 Finalement, quels leviers d’action mobiliser à l’échelle territoriale pour atténuer la
dégradation de la qualité de vie des personnes vulnérables, et réduire les préjudices
induits par les restrictions et les modifications d’accès à certains postes de
consommation de biens et services, tout en valorisant les comportements écologiques ?
29 Nos résultats montrent d’une part que des différences territoriales sont observées pour
trois perturbateurs (le chômage, les recompositions familiales et la retraite) et
plusieurs types de comportements écologiques (la pratique de l’ensemble de ces
comportements, l’autoproduction et la prolongation de la durée de vie des produits).
D’autre part, environ la moitié des répondants se considèrent comme étant en situation
de déclassement social. Ce sentiment de déclassement social est influencé par quatre
perturbateurs (baisse de revenus, chômage, problèmes de santé et recompositions
familiales) mais n’apparaît ni affecté par des critères territoriaux et socio-
démographiques, ni ne semble influencer l’adoption des comportements écologiques.
Cependant, la pratique des comportements écologiques a des conséquences positives
sur la satisfaction des motivations identitaires des personnes, quel que soit leur
sentiment de déclassement social. De ce fait, l’adoption de nouvelles valeurs peut
amener les individus à percevoir comme positifs des comportements jusqu’alors
envisagés comme contraignants, ce qui pourrait alors contribuer à un processus
dynamique de résilience.
30 Les résultats de cette étude engagent donc à prendre en compte la dimension subjective
du déclassement social et à développer des actions susceptibles de promouvoir
l’adoption de comportements écologiques, en tant que stratégies adaptatives, auprès de
l’ensemble des personnes qui estiment leur qualité de vie menacée. Il paraît tout
d’abord important de mettre l’accent sur le caractère distinctif, en faisant le lien entre
un comportement écologique et un renforcement de l’image positive de soi. En relation
avec la motivation de continuité, l’adoption de nouveaux comportements doit s’inclure
dans le style de vie des personnes et leur système de valeurs, et ne doit pas être vécue
comme une rupture. Enfin, l’adoption de nouveaux comportements écologiques doit
faciliter la montée en capacité ou l’empowerment, ce qui est particulièrement
important pour les personnes se ressentant en déclassement, souvent dépendantes et
qui ont donc davantage besoin de prouver qu’elles ont un sentiment de contrôle de leur
existence. Du point de vue de l’efficacité des actions visant à promouvoir les
comportements pro-environnementaux il est donc essentiel de mettre au premier plan
les avantages pour l’individu en termes de valorisation sociale et personnelle et de
transformer des choix dictés par la nécessité en choix de liberté.
31 Concernant les moyens d’accompagnement, les résultats du questionnaire 9 indiquent
que ce sont avant tout les conseils et l’information dispensés par les proches et les pairs

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qui pourraient aider les personnes à adopter des comportements écologiques. La


promotion des comportements écologiques par les collectivités et les centres
d’animation socio-culturelle, pourtant active, semble au contraire assez peu perçue par
les répondants. Une communication plus efficace de ces structures au plus près de la
diversité des personnes et de leurs modes de vie semble donc à privilégier. Enfin, ces
actions doivent être en lien avec les spécificités territoriales : l’identité de lieu jouant
au même titre que l’identité sociale, les comportements écologiques doivent s’inscrire
dans un collectif spatialement circonscrit et pourvoyeur de lien social (comme une
structure de quartier ou de voisinage). De plus, les enjeux écologiques lointains ne
pouvant être assimilés et appropriés qu’au travers du filtre de la proximité, les leviers
d’action doivent donc également s’appuyer sur les territoires vécus et leur
hétérogénéité.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Une baisse de revenus ; des problèmes de santé ; des recompositions familiales, une
séparation… ; la retraite ; le chômage ; des difficultés d’adaptation aux nouvelles technologies ;
devenir propriétaire de son logement ; une évolution défavorable de son quartier.
2. Scores de réponses variant de 1 : pas du tout à 6 : tout à fait.
3. Test de Friedman. Différence significative au seuil p<0,05.
4. Test de Kruskall-Wallis. Relation significative au seuil p<0,05.
5. Test de corrélation de Spearman, p>0,05.
6. ANOVA. Relation significative au seuil p<0,05.
7. Test de Kruskall-Wallis. Relation significative au seuil p<0,05.
8. Test de corrélation de Spearman. r =0,46, p<0,001.
9. Non montrés dans cet article.

RÉSUMÉS
L’étude porte sur trois territoires de Gironde (France), situés le long d’un gradient
d’urbanisation : la métropole de Bordeaux, le territoire périurbain du Créonnais et le territoire
rural du Pays Foyen. Un diagnostic cartographique comparatif a été effectué à partir
d’indicateurs socio-démographiques et économiques empruntés aux bases de données publiques
(INSEE) pour caractériser les vulnérabilités territoriales et faire émerger des perturbateurs
potentiels de la qualité de vie des personnes. Une enquête par questionnaire a aussi été réalisée
(n=285 répondants) pour : i) identifier quels perturbateurs semblaient les plus problématiques en
fonction des territoires, ii) mesurer le sentiment de déclassement social des répondants et
vérifier s’il était en partie déterminé par les perturbateurs et perçu différemment en fonction des
territoires, iii) caractériser les comportements écologiques pratiqués et vérifier si leur adoption
contribuait à satisfaire les motivations identitaires. L’objectif de cette étude est de vérifier si des
changements de comportements vers des pratiques plus écologiques peuvent représenter des
supports d’estime personnelle et ainsi contribuer à atténuer le sentiment de déclassement social
des personnes vulnérables qui les adoptent.

INDEX
Mots-clés : qualité de vie, comportements écologiques, motivations identitaires, déclassement,
estime de soi
Keywords : quality of life, ecological behavior, identity motivations, downgrading, self-esteem

AUTEURS
SANDRINE GOMBERT-COURVOISIER
UMR 5319 PASSAGES

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OLIVIER BALLESTA
UMR 5319 PASSAGES

AURÉLIE CARIMENTRAND
UMR 5319 PASSAGES

FRANCIS RIBEYRE
UMR 5319 PASSAGES

ELSA CAUSSE
EA 7352 CHROME

FLORIAN DELERUE
EA 4592 Géoressources et Environnement

MARIE-LINE FÉLONNEAU
EA 4139 Laboratoire de Psychologie

GEOFFREY RIOCHE
EA 4139 Laboratoire de Psychologie

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L’expérience plurielle de la
vulnérabilité au sein des bidonvilles
The plural experience of vulnerability in slums

Jean-Baptiste Daubeuf

I. Introduction
1 La Fondation Abbé Pierre considère qu’il y aurait aujourd’hui près de 15 millions de
personnes en France dans des situations de vulnérabilité face au logement. Parmi eux,
on compterait 4 millions de mal logées, autrement dit des personnes « privées de
logement ou vivant dans des conditions très difficiles » (Fondation Abbé Pierre, 2018). À
ce chiffre, il faudrait également ajouter les 12 millions de locataires fragilisés dans leur
rapport au logement (copropriété difficile, loyers ou charges impayées, surpeuplement
modéré, précarité énergétique ou effort financier excessif). Le phénomène du mal-
logement est donc massif, mais il est également très hétérogène, aussi bien en termes
de conditions de précarité que de populations concernées.
2 Parmi l’ensemble des situations de mal-logement en France, les bidonvilles en
représentent probablement l’une des expressions les plus visibles et médiatiques. Selon
les chiffres produits par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au
logement (DIHAL), environ 15 000 personnes pour la majorité originaires d’Europe de
l’Est et identifiées comme Roms, réparties dans un peu plus de 500 installations,
vivraient aujourd’hui dans ce type d’habitat en France métropolitaine (DIHAL, 2017).
À ces installations, il faut ajouter les campements de migrants de la région parisienne
ou à la frontière entre la France et le Royaume-Uni ainsi que les bidonvilles d’outre-
mer, probablement au moins deux à trois fois plus nombreux qu’en métropole (Damon,
2017). Même si les phénomènes se sont transformés et connaissent des dynamiques
différentes, les chiffres ont très peu évolué depuis une dizaine d’années. Tandis que les
bidonvilles de métropole liés aux migrations d’Europe de l’Est se stabilisent et parfois
décroissent, au contraire les campements de migrants, dont les regroupements peuvent
mener à des installations collectives de plusieurs milliers d’occupants, se multiplient et

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apparaissent ponctuellement en fonction de l’intensité et de la régularité des


expulsions. À mesure qu’ils se stabilisent, ces campements se rapprochent alors des
conditions de vie que l’on rencontre dans les bidonvilles.
3 Ainsi, à l’image de la précarité résidentielle identifiée par la Fondation Abbé Pierre, le
phénomène des bidonvilles découle de multiples facteurs. Il est tout à la fois le résultat
d’un manque structurel de logements, d’une absence de prise en charge sociale et
institutionnelle, d’une stigmatisation des habitants ainsi que de politiques de l’État qui
participent à l’accroissement de leur fragilité, forçant et contraignant certaines
populations à se replier sur ces formes précaires d’habitat. Il s’agit donc en partie d’un
habitat subi, conduisant leurs occupants à endurer des conditions matérielles et
sociales éprouvantes, les enfermant parfois au fil du temps dans une situation de
grande pauvreté.
4 Toutefois, face à l’ordre urbain qui s’impose à eux, les habitants des bidonvilles ne sont
jamais complètement soumis et passifs (Certeau, 1990). Loin d’être démunis face à la
pauvreté, ils déploient de multiples tactiques et stratégies dans l’optique d’accéder à
des prises spatiales et sociales, aussi fragiles soient-elles, afin de minimiser l’impact des
contraintes extérieures sur leur existence. À travers des interstices dans les marges
urbaines (Gaulejac, Blondel et Taboada-Leonetti, 2014 ; Lussault, 2009), ils aménagent
des ancrages précaires pour accéder à la ville, fixer leur foyer à un lieu et faire ainsi
perdurer leur vie au sein d’un même espace. C’est pourquoi les bidonvilles sont en
partie le résultat de micro-résistances face à l’ordre urbain (Scott, 2009) de la part de
populations qui disposent, malgré tout, de ressources pour négocier leur présence en
ville (Lion, 2015). Ainsi, les habitants des bidonvilles personnalisent la forme que
prennent leurs ancrages précaires, différemment, par exemple, des micro-espaces
occupés dans les interstices urbains ou des logements squattés par certaines des autres
populations confrontées à la vulnérabilité résidentielle (Girola, 2011 ; Pichon, 2010).
5 Les bidonvilles ne sont donc pas un habitat précaire comme les autres. Tout du moins,
ils possèdent des particularités qui leur sont propres. Ils sont le résultat d’agencements
à l’interface de contraintes structurelles et de résistances locales. Indirectement, donc,
la fragilité que connaissent leurs habitants ne s’interroge pas seulement par le haut,
mais également par le bas, autrement dit par la manière dont ils « amortissent » et
donnent sens à la vulnérabilité (Martuccelli, 2006).
6 Cet article propose de comprendre ce qui caractérise l’expérience de la vulnérabilité
résidentielle en interrogeant la multiplicité des formes qu’elles peuvent prendre dans
les bidonvilles. Il s’agit ainsi de distinguer les expériences vécues par les habitants en
allant voir au plus près de la vie sur place, les différences en termes de parcours
migratoires, de ressources économiques, d’habitat et de relation à la société française.
7 Nous nous appuierons sur un travail ethnographique mené au sein du bidonville de « La
place », dans le quartier du Haut-du-Lièvre, à Maxéville, en banlieue de l’agglomération
nancéienne, dans l’Est de la France, entre 2014 et 2016. C’est dans ce bidonville que
séjournait alors une cinquante de familles originaires de Bărbulești, village du Sud de la
Roumanie. Nous avons suivi leur quotidien pour recueillir aussi bien le « dire » que le
« faire » et ainsi comprendre les différentes « épreuves » (Martuccelli, 2010) qui y
structurent le quotidien. Une ethnographie au long cours a été menée dans le but de
saisir les principales épreuves (la migration, l’économie urbaine, l’habitat, la race ou le
genre) ainsi que les formes de vie qu’induit le bidonville. Pour autant, si ce travail de

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terrain a permis d’appréhender les modalités sociales spécifiques à ce type d’habitat, il


a aussi montré l’hétérogénéité des parcours et des formes d’appropriation de l’espace.

II. Des parcours menant à des expériences plus ou


moins marquées de la vulnérabilité
8 Pour les migrants roumains les moins dotés en ressources, leur installation en ville
s’inscrit dans des parcours sur le temps long (Potot, 2007). Le bidonville constitue un
lieu temporaire d’implantation, représentant parfois une amélioration des conditions
d’habitat, à d’autres moments une régression. Dès lors, il serait faux de croire que les
parcours qui y mènent se ressemblent tous. Bien au contraire, les périodes ayant
généralement suivi l’arrivée des migrants en France, avant leur installation dans le
bidonville, les ont amenés à connaître des conditions de vie très variables. Surtout, ces
parcours migratoires ne sont pas unidirectionnels. Au contraire, ils dépendent d’allers-
retours entre le pays d’origine et le lieu d’arrivée (Sayad, 2014), de périodes de grandes
mobilités ou de confrontations avec les pouvoirs publics (Agier, 2014). Ainsi, tandis que
pour certains le bidonville favorise une autonomisation vis-à-vis de leur pays de départ,
au contraire, pour d’autres, il maintient, parfois accentue, la dépendance des habitants
à l’ordre social traditionnel.
9 La situation de fragilité rencontrée lors des parcours migratoires fait alors souvent
écho aux difficultés rencontrées par certaines familles au pays. Dans le cas des
habitants de « La place », revenir vivre dans le village représente généralement un
objectif plus ou moins primordial et atteignable. Pour les plus pauvres, les ressources
peu nombreuses dont ils disposent leur laissent difficilement la possibilité de se
projeter dans un avenir clair à Bărbulești alors que l’emploi est absent ou faiblement
rémunérateur. Surtout, ils continuent d’être confrontés au village à des situations de
dépendance et d’obligations contraintes vis-à-vis de certains représentants locaux de la
mafia, ce qui peut les maintenir dans des formes aiguës de captivité, voire
d’asservissement (Bourgois et al., 2015). En outre, les migrants bénéficient en Roumanie
de logements allant d’édifices en quasi-ruines jusqu’à des constructions disposant de
tout le confort moderne. Dès lors, la fragilité des liens qui rattache les habitants à la
Roumanie et leur parcours en ville sont marqués de façons différenciées par
l’incertitude de savoir où se réfugier en cas de problème.
10 À « La place », on observe des trajectoires migratoires différentes sous de nombreux
aspects. Tandis qu’une partie des migrants ont débuté leur séjour en Europe de l’Ouest
depuis plus de 25 ans, d’autres au contraire ne sont arrivés que depuis quelques années
seulement. Ainsi, parmi les hommes du bidonville, plusieurs ont fait leur premier
séjour en Allemagne ou en France dès 1990. C’est par exemple le cas d’Ion qui a vécu
quelque temps dans un bidonville à Bobigny juste après la chute du mur de Berlin :
Avec quelques copains, on avait ouvert un platz là-bas. On ne trouvait nulle part où
aller. Paris est une ville qui fait peur parce que c’est grand et dangereux. Certains
gars de Bărbulești avaient déjà fait ça et on les avait laissés tranquilles pendant plus
d’un an. Alors on s’est réuni à 15-20 et on a commencé à construire des cabanes
sous un pont. Au début, la police nous a rien dit. Mais après ils ont commencé à être
là souvent et à nous demander nos papiers. Moi je suis rentré en Roumanie pour
m’occuper de ma femme et de mes enfants. Pas très longtemps après le platz a été
démoli par la police.

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11 Durant cette période, la mobilité des habitants est liée en partie à la fragilité de leur
inscription spatiale en ville. Leur quotidien était alors essentiellement rythmé par une
alternance d’emménagements temporaires et de départs rapides, qu’ils soient
contraints par des expulsions ou animés par l’envie d’aller vers des lieux
économiquement plus prospères. C’est ce qu’a connu ainsi Adi, 28 ans au moment de
notre enquête et père de deux filles. Il a quitté la Roumanie à 14 ans pour suivre des
cousins en France. Son installation dans des lieux en « durs » n’est pour lui qu’une
donnée récente puisque pendant de longues années, il a principalement circulé de ville
en ville à la recherche d’activités lucratives. Ainsi, les différentes expériences qu’il a
vécues font que le bidonville représente dans son cas une amélioration claire de ses
conditions de vie :
J’ai tout connu, la rue, la voiture, les ponts, les caravanes même les hôtels, depuis
que je fais ça. Pendant deux ans on a fait le « tour de France », j’ai fait Blois,
Dunkerque, Montpellier... On passait dans les platz des gens de Bărbulesți et le plus
souvent on dormait dans la rue, sur des cartons, serrés tous ensemble. Si on arrivait
à faire suffisamment d’argent, on se payait une chambre d’hôtel. Parfois, c’était des
gens gentils qui me voyaient et qui me disaient « tiens je te paye l’hôtel ». Quand il
faisait trop froid, j’allais dans les commissariats, je mettais ma couverture sur le
banc et je dormais là sans rien dire à personne. J’étais mineur. Ils étaient obligés de
me laisser au chaud. Je leur disais « monsieur, vous ne pouvez pas me mettre
dehors, je suis mineur ». Des fois, les policiers appelaient les foyers et ils me
trouvaient une chambre. Le plus souvent, ils ne voulaient pas s’emmerder alors ils
me laissaient dormir dans le hall du commissariat.
12 Néanmoins, pour la majorité des familles du bidonville de « La place », leur parcours en
ville s’accompagne d’une crainte de se retrouver encore une fois à la rue. Les années
dans le froid constituent un souvenir marqué dans les corps et certains habitants en
portent encore les marques (apparence prématurée de vieillesse, problèmes
respiratoires, dentaires ou dermatologiques).
13 Les femmes et les enfants ne sont pas restés à l’écart de ces mouvements migratoires et
parmi eux plusieurs ont suivi leur conjoint ou leur père rapidement après les premiers
départs vers l’Europe de l’Ouest. Malgré tout, jusqu’à la fin des années 2000 et la
stabilisation des familles dans l’agglomération de Nancy, la forte mobilité a limité la
présence des plus fragiles. C’est pourquoi la majorité d’entre eux sont arrivés depuis
moins de dix ans. Cette hétérogénéité des parcours mène les habitants du bidonville à
porter des regards différents sur leurs conditions de vie. C’est ce qu’explique Viorel, 26
ans, père de famille d’un garçon de 2 ans. Lorsqu’il était plus jeune, il a connu les
mêmes conditions qu’a décrites Adi. Il voit dans les plaintes de certains de ses voisins
un manque d’endurance et d’expériences :
Les familles ici, elles ont peur pour n’importe quoi. Elles ont pas connu la rue alors
qu’avant c’était carrément pire, même dans le quartier du Haut-du-Lièvre, il y avait
de la drogue, des armes, des bagarres. Quand t’as vécu comme moi la misère, tu sais
qu’ici c’est rien. Tu sais qu’on va pas te dégager sans te prévenir, que demain tu vas
manger. Je préférerais un appartement pour mon fils, mais en attendant ça reste
tranquille. Il faut arrêter de pleurer.
14 Ici, donc, la vulnérabilité ne semble pas s’inscrire dans le cadre d’une condition
commune, mais bien plutôt dans une multiplicité de parcours donnant une signification
à chaque fois différente à l’expérience du bidonville.

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III. Des fragilités économiques hétérogènes


15 La vulnérabilité liée aux revenus pèse très lourdement sur le quotidien des familles du
bidonville. C’est notamment pour cette raison que les habitants multiplient les activités
économiques. Ces dernières sont de différentes natures : la récupération de métaux ou
d’objets pouvant être revendus, le petit commerce de fleurs durant le printemps, la
mendicité, le « travail au noir ». Dès lors, la fragilité monétaire des habitants de « La
place » dépend principalement du domaine économique au sein duquel ils s’inscrivent,
de leur flexibilité pour passer de l’une ou l’autre de ces activités et de la solidité des
compétences qu’ils ont développées au cours du temps. Cet ensemble d’éléments
montre finalement l’existence d’une hétérogénéité d’expériences de la vulnérabilité
économique au sein du bidonville, qui peut être caractérisée en fonction de
l’incertitude des revenus générés et des risques judiciaires encourus.
16 Parallèlement à cela, il apparaît nécessaire de voir qu’un ensemble de phénomènes
s’exerçant à des échelons bien supérieurs à ceux du quartier transforment
quotidiennement l’environnement économique de « La place » : évolutions des cours
mondiaux des métaux, changements législatifs relatifs à l’encadrement du travail,
arrêtés municipaux portant sur la pratique de la mendicité, mouvements migratoires
accentuant la concurrence au sein de certains domaines d’activités, etc. La stabilisation
des revenus représente alors un enjeu primordial pour les habitants, ce qui leur
demande parfois des investissements lourds, comme l’achat de matériel roulant pour le
glanage de métaux ou la récolte de fleurs. À cela s’ajoute aussi très souvent la nécessité
de rogner sur les revenus pour faire face à la concurrence, notamment dans le cas du
travail au noir ou de la vente d’objets de récupération.
17 Une variation des cours mondiaux du cuivre ou de l’aluminium peut avoir plusieurs
types d’incidences et provoquer des pertes de revenus de différentes manières. En effet,
d’un côté, un cours trop bas remet en question les investissements effectués et laisse en
difficulté le ferrailleur pour rembourser son matériel ou ses outils. De l’autre, un cours
trop haut peut multiplier la concurrence, générer une recrudescence des vols sur les
chantiers ou les bâtiments abandonnés et par répercussion augmenter les contrôles
policiers ou les opérations de répression.
18 On trouve le même type d’exemple dans le cas de la mendicité dont les revenus générés
par les habitants qui se prêtent à cette activité semblent avoir été largement influencés
par les controverses portant sur la question rom. Alors qu’avant cette période, pour
certains d’entre eux les revenus pouvaient parfois dépasser 300 € pour une semaine de
mendicité, aujourd’hui ils arrivent, selon eux, difficilement à atteindre les 150 €. Même
pour ce type d’activité donc, des facteurs extérieurs peuvent peser de façon très
contraignante sur les habitants du bidonville. Dès lors, pour les habitants de « La
place », les risques sont grands de voir leurs revenus fortement décroître à certaines
périodes sans pouvoir anticiper celles-ci.
19 Un deuxième facteur de vulnérabilité économique découle de la proximité de ces
activités avec la limite, parfois floue, entre le légal et l’illégal. La forte concurrence
pesant au sein des domaines les plus rémunérateurs pousse ou a poussé un certain
nombre d’habitants à transgresser parfois la frontière du droit, en particulier dans le
cas de la récupération de ferraille. En effet, la raréfaction des métaux et l’attrait
monétaire généré par l’augmentation de leur cours ont été des éléments déclencheurs
pour certains jeunes hommes du bidonville, les amenant à multiplier les actions de vol

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de cuivre sur des chantiers ou dans des propriétés privées. De la même manière, pour
augmenter leurs revenus, certains mendiants pratiquent ce qui peut être considéré
comme des formes de mendicité agressive. Ils insistent alors auprès des passants pour
obtenir de l’argent, en passant parfois par des moyens détournés comme dans le cas des
formulaires de sourds et muets distribués à des piétons qui sont ensuite suivis et
harcelés. Ce dernier type de mendicité a amené l’agglomération à réprimer fortement
ceux qui les pratiquent et plusieurs habitants de « La place » ont écopé de peines
pouvant aller jusqu’à plusieurs mois de prison avec sursis.
20 Encore une fois, la vulnérabilité des familles dépend en grande partie de leur situation.
Ainsi, certaines d’entre elles bénéficient de situations plus favorables que les autres.
Parmi les ferrailleurs, le partage du travail au sein des groupes d’hommes d’une même
famille facilite le glanage et étend la zone d’action. Les lieux de collectes ont également
été en partie répartis et chacun dispose par exemple d’une déchetterie qui lui est
attitrée.
21 Ces derniers éléments montrent que les parcours et les activités des habitants
dépendent largement de que Nicolas Renahy et Jean-Noël Retière nomme le « capital
d’autochtonie » (Renahy, 2010 ; Retière, 2003). Ce dernier facilite l’accès des familles à
des revenus stabilisés, voire permanents, et il joue un rôle prépondérant dans la mise
en forme de l’expérience de la vulnérabilité économique. Ce capital leur permet
notamment de se faire en partie respecter dans le monde des mendiants au sein duquel
la concurrence s’exerce en permanence et les places les plus rémunératrices font l’objet
de prédation violente. Dès lors, en fonction des événements pouvant remettre en
question certaines sources de revenus, les habitants connaissent des périodes
d’incertitude plus ou moins régulières ou fortes.

IV. Une prégnance variable de la promiscuité


22 À cela s’ajoute une autre variable, relative au confort, à l’espace ou à la qualité des
matériaux. Ces différences s’expliquent de plusieurs manières. Ainsi, lors de leur
installation, certaines familles ont pu obtenir de l’aide d’habitants du quartier, de
travailleurs sociaux et de bénévoles ou bénéficier de dons de matériaux leur
permettant d’élaborer des constructions de meilleure qualité, mieux chauffées, isolées,
aérées et lumineuses. En outre, les conditions économiques des habitants au moment
de leur installation étaient hétérogènes et certains ont bénéficié de ressources leur
permettant d’investir dans des caravanes en meilleur état. Parce que la majorité des
habitations mobiles présentes sur le bidonville sont âgées, elles connaissent des
défaillances plus ou moins importantes et la construction de cabanes résulte en partie
des difficultés auxquelles ont été confrontées certaines familles pour acquérir une
caravane habitable. Pour preuve, Adi, jeune homme auquel nous avons déjà fait
référence un peu plus haut, nous explique ainsi que :
c’est seulement quand le maire nous a dit qu’on pouvait s’installer qu’on a construit
des cabanes. Avant il n’y avait pas de cabane. C’est mon père qui a commencé. On
avait plus d’argent, on était très pauvres à ce moment-là, alors il nous a laissé
Remus et moi dans les caravanes et il a construit une cabane pour ma mère et mes
frères. Après on a construit la cuisine et des cabanes pour mettre des trucs. Ensuite,
toute « La place » a fait pareil. C’est pour ça que tout le monde a des cabanes
maintenant. Après ça, on a construit les deux cabanes derrière pour mettre les
vêtements et des outils. Celles-là, c’est pas des vraies cabanes parce qu’on a pas fait

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les murs biens. Nous, on est ceux qui savent le mieux construire des cabanes. Celle
de mon père elle est bien, elle est grande et la chaleur elle part pas trop vite.
Maintenant, il n’y a que Florin et Ştefania qui ont aussi une cabane, mais elle n’est
pas aussi bien même si ça va. Avant tu aurais vu les autres, ils avaient des cabanes,
c’était vraiment la misère...
23 La qualité des constructions pèse donc sur le quotidien. Dans certaines baraques, les
familles ne disposent que de poêles à bois qui nécessitent de collecter du bois en ville et
le découper chaque soir à la hache. D’autres habitations au contraire bénéficient de
poêles à pétrole dont le combustible est fourni par une association, mais dont le
principal désavantage est de produire une chaleur asséchant les muqueuses et piquant
les yeux. En outre, la taille des groupes familiaux joue sur l’importance des tâches
quotidiennes au sein des foyers. Plus les familles sont nombreuses, plus le
fonctionnement interne des maisonnées se complique. C’est en particulier le cas de
l’approvisionnement en eau dont le point d’accès le plus proche se trouve à plusieurs
centaines de mètres et nécessite ainsi d’effectuer des allers-retours munis de gros
bidons tractés sur des caddys. Cette tâche, en plus de geler les mains en hiver, demande
de porter à bout de bras des charges lourdes alors que ce sont principalement les
enfants ou les femmes qui doivent s’en charger. Pour les familles les plus nombreuses, il
est alors nécessaire de faire plusieurs trajets par jour. Ceci est d’autant plus
indispensable que les lessives s’effectuent à la main et que la multiplication du nombre
de membres au sein d’un foyer a une répercussion directe sur la masse de linge sale.
24 À ces problèmes s’ajoute également la nécessité de nourrir les membres du foyer. Là
encore, les tâches sont d’importance variable selon les groupes familiaux et demandent
à certaines femmes d’y consacrer l’ensemble de leur temps en journée, là où d’autres au
contraire y passent seulement quelques heures. On retrouve la même situation
concernant l’entretien des habitations. Ainsi, d’un foyer à l’autre, le temps nécessaire
pour le ménage varie fortement. Chez les plus anciens, comme le couple Grigore et
Camelia Gîngioveanu, 61 et 60 ans ou chez Nicolae et Ilena Cîrciu, 56 et 55 ans, le temps
à s’occuper de leur lieu de vie se limite à moins d’une heure ou deux le soir après avoir
passé la journée en centre-ville pour mendier. Au contraire, chez Ion et Vicotria Cîrciu
ou chez Paul et Christina Băsescu, les deux plus grands groupes familiaux, le ménage,
les lessives, la préparation des repas mobilisent les femmes une grande partie de la
journée. Le nombre d’enfants, le caractère salissant des activités économiques ou
encore des habitations généralement en moins bon état, obligent les mères de famille à
passer de longs moments à nettoyer les sols, récupérer les ustensiles de cuisine ou
lessiver les vêtements.
25 La taille des groupes familiaux a d’autres répercussions. Alors que plusieurs couples
sont isolés et mène une vie relativement indépendante, d’autres au contraire sont
confrontés à la promiscuité et la proximité des corps. Certaines familles disposent d’un
espace domestique relativement important, ce qui leur offre une autonomie forte,
tandis que d’autres bénéficient seulement de très petits espaces et sont contraints de
vivre en contact constant les uns avec les autres. Cette promiscuité pèse sur la
possibilité de chacun des membres de la famille à s’approprier un espace personnel et à
maintenir un lieu d’intimité qui ne soit pas envahi par la collectivité.
26 Ainsi, en fonction des familles, l’espace par habitant peut aller du simple au quadruple.
Mais surtout, il peut être plus ou moins partagé. Par exemple, Christi, 18 ans et vivant
avec ses parents, dispose d’une petite cabane pour lui qu’il a pu investir en y ajoutant
au mur des éléments de décoration ou simplement en se retrouvant seul. Plusieurs

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adolescents au contraire, comme Mihai et Constantin, respectivement 15 et 17 ans, se


retrouvent dans l’obligation de partager leur lit dans la même cabane que celle de leurs
parents et de leur petit frère Virgil, 8 ans. La vulnérabilité relative de l’espace du
« chez-soi » montre comment, selon les situations de chacun, la signification de la
notion de l’habiter prend des formes profondément différentes au sein du bidonville.

V. Des rapports aux institutions et à la société


française multiples
27 Comme nous l’avons vu, la présence en France des habitants de « La place » est plus ou
moins ancienne. Ils ont ainsi eu l’occasion d’appréhender de façon relativement
différente les codes et les normes de la société française. Surtout, ils ont connu les
évolutions du stigmate associé à l’identité rom. En effet, dès 2010, pendant le mandat de
Nicolas Sarkozy comme président de la République, les occupants de ce qui est alors
désigné par le terme de « campement » ont fait l’objet de politiques massives
d’expulsions visant à réprimer les installations illégales. Si cette campagne politico-
médiatique ne visait alors pas encore directement les migrants d’Europe de l’Est, elle a
été un moment déclencheur de la dégradation de l’image des Roms et de leur
association avec le problème de l’augmentation de l’insécurité au sein de l’Hexagone. À
partir de 2012, Manuel Valls, alors premier ministre, a réinvesti cette thématique en
s’engageant pour le retour des « Roms » en Roumanie ou en Bulgarie. Ces deux
séquences politiques ont profondément ancré dans les représentations collectives
l’association entre « Tsiganes de l’Est » et bidonville (Fassin et al., 2014 ; Olivera, 2011).
Surtout, elles ont durci l’opinion de la société française à l’encontre de cette
population. Ces changements se sont répercutés en profondeur dans leur rapport aux
institutions et aux autres groupes sociaux.
28 Le lien à la société française des familles de « La place » dépend largement des
ressources culturelles dont ils disposent et de la teneur des contacts qu’ils peuvent
entretenir avec les autres habitants du quartier ou de l’agglomération (Lapeyronnie,
2008). Ainsi, l’apprentissage du français facilite l’interaction avec l’extérieur et
l’acquisition des codes ou des normes, rendant également plus aisée la négociation du
stigmate qu’ils endossent. C’est particulièrement le cas des plus jeunes qui parlent
couramment le français et qui disposent du plus de liens à l’extérieur. Un certain
nombre d’entre eux ont ainsi établi des relations consolidées avec plusieurs
communautés du quartier en se rattachant partiellement à eux. C’est ce que vit par
exemple Adi, père de famille dont nous avons déjà évoqué le parcours un peu plus haut.
Lui et son frère se sont intégrés à un groupe de jeunes hommes de leur âge dont la
majorité sont d’origine algérienne. Pour eux, d’une certaine façon, ils se sentent « plus
Arabes que Roumains maintenant. À force de traîner avec eux, c’est normal ». Cette
relation particulière avec les autres citadins ethnicisés est loin d’être généralisable aux
autres membres du bidonville dont certains subissent encore une forte stigmatisation
dans le quartier (insultes, menaces, etc.), choses auxquelles ils ne peuvent pas répondre
dès lors qu’ils ne parlent pas le français ou ne maîtrisent pas les codes nécessaires à la
négociation.
29 On retrouve ce type d’interactions ambivalentes lors des relations entre les habitants
de « La place » et les « manouches » de l’aire d’accueil des gens du voyage située à
quelques centaines de mètres du bidonville. Alors que, grâce à l’évangélisme ou au

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métier de ferrailleur, plusieurs pères de famille entretiennent des relations solides avec
les membres de cette communauté, d’autres habitants, ceux parlant généralement le
moins français, restent relativement en marge, suscitant d’ailleurs plus que les autres
la méfiance des autres communautés tsiganes. C’est ce qu’illustre un conflit à deux
doigts de s’envenimer entre gens de « La place » et ceux de l’aire d’accueil lorsque
Camelia, doyenne du bidonville dont nous avons déjà évoqué les conditions de vie un
peu plus haut, s’est vue accusée par une femme âgée de l’aire d’accueil de l’avoir volée
lors du marché dominical. Finalement, l’intervention des évangélistes des deux groupes
a permis de dissiper le malentendu. Après de longues discussions, ils réussissent
finalement à montrer que les responsables étaient probablement un autre groupe
Tsigane, censé être bien moins respectable que les fidèles croyants et pratiquants
réunis sur le bidonville à ce moment-là.
30 Ce rapport disparate à la société française s’observe également à travers la relation aux
institutions, aux bénévoles associatifs et aux travailleurs sociaux. Sur le bidonville de
« La place », les familles sont amenées à en côtoyer près d’une dizaine. Là aussi, les
affinités dépendent souvent des ressources dont disposent les habitants pour
communiquer ainsi que trouver des points d’achoppement ouvrant la voie à des
relations plus personnalisées. Si les acteurs de terrain se donnent généralement comme
objectif de proposer leur aide aux familles de façon indifférenciée, le plus souvent des
liens privilégiés se tissent avec certains habitants, facilitant l’acquisition par ces
derniers des codes de l’aide sociale ou même l’accès à des dispositifs
d’accompagnement. En outre, près de la moitié des pères et mères de famille ont des
enfants scolarisés. Ils sont ainsi mis en contact régulièrement avec les représentants de
l’Éducation nationale qui participent à les socialiser aux institutions de l’État, tout en
les confrontant également à certaines formes de violence symbolique (Dubet et
Lapeyronnie, 1999 ; Zanten, 2012) desquelles restent éloignés les autres habitants.
31 Au-delà des travailleurs sociaux, les contacts dont disposent les habitants de « La
place » sont des ressources importantes pour faciliter leur intégration au sein du
système de protection sociale. Ceci permet d’expliquer que certaines familles disposent
d’appartements leur permettant d’obtenir des allocations, notamment grâce à plusieurs
connaissances ayant trouvé le logement. Ces dernières se sont portées garantes et se
sont occupées des démarches administratives auprès de la Caisse d’allocations
familiales (CAF). Ainsi, au quotidien, la maîtrise différenciée des normes et des
compétences spécifiques à la vie en France permet d’identifier plusieurs formes
d’expériences de la vulnérabilité au sein du bidonville. Tandis qu’une partie des
habitants sont fortement exposés au racisme et à la marginalisation, d’autres, au
contraire, bénéficient de ressources leur donnant accès à une place au sein de la société
moins marquée par l’exclusion.

VI. Conclusion
32 Sur au moins quatre points, il est possible de montrer en quoi les expériences de la
vulnérabilité dans le bidonville sont plus complexes qu’il n’y paraît, et qu’elles mènent
à des situations souvent très contrastées. Certaines familles peuvent être confrontées à
une importante fragilité économique, mais disposent au contraire de conditions
d’habitat plus favorables. D’une autre manière, des habitants peuvent avoir développé
des liens privilégiés au sein de l’agglomération mais s’inscrire dans des parcours de

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rupture avec leur pays d’origine, faisant du bidonville le seul lieu de vie auquel se
raccrocher. Dès lors, il s’agit de bien différencier les situations individuelles pour mieux
comprendre en quoi le bidonville constitue effectivement une épreuve de précarité que
les individus amortissent de façon variable selon leur situation de fragilité. Si dans
chaque cas les protections déployées par les habitants face à la vulnérabilité
représentent peu de choses, ces réponses peuvent toutefois être profondément
différentes les unes des autres.
33 Pour autant, bien que le bidonville mette en scène des situations individuelles, il ne
s’agit pas d’oublier que les habitants bénéficient, au moins sous certains aspects, de la
protection collective. En effet, les familles « mutualisent des ressources et des
compétences précaires » (Bouillon, 2009) pour faire face ensemble à la fragilité de leur
situation sociale. Or, si chacun érige des remparts pour se prémunir de la vulnérabilité,
ces boucliers sont en partie partagés et lient les habitants les uns aux autres. Dès lors, il
reste important de saisir les parcours sociaux à la lumière des expériences collectives et
de ce qui lie entre eux les habitants.

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RÉSUMÉS
Au cours des dernières décennies, les vulnérabilités résidentielles ont connu un nouvel essor en
France, au point de faire dire à la Fondation Abbé Pierre qu’il y aurait 15 millions de personnes
confrontées à des difficultés liées au logement en France. Cette situation peut néanmoins être
observée à partir de prismes multiples. Parmi ceux-ci, les bidonvilles incarnent probablement la
forme la plus médiatique. Ce type de logement (habitat informel, léger et regroupant au
minimum plusieurs dizaines d’habitants) est généralement considéré comme le résultat de
contraintes structurelles plurielles pesant sur leurs occupants. Pour autant, les modalités
sociales, architecturales et spatiales que donnent à voir les bidonvilles ne sont pas du simple
ressort des déterminants extérieurs, mais découlent également des caractéristiques des parcours
migratoires des habitants, de leurs activités économiques, de leurs ressources disponibles pour
améliorer l’habitat ou encore de leurs relations avec les institutions et les personnes extérieures
du quartier. Ainsi, cet article propose d’interroger les formes multiples de l’expérience vécue de
la vulnérabilité en fonction des différentes dimensions qui distinguent les vies quotidiennes des
habitants des bidonvilles.

In recent decades, residential vulnerabilities have experienced a new boom. This to the point of
making the Abbé Pierre foundation say that they would be 15 million people to be confronted
with difficulties related to housing. This situation can be observed from multiple prisms. Among
them, slums are probably the most media-intensive form. This type of housing (informal, light
housing with at least several dozen inhabitants) is generally considered as the result of multiple
structural constraints weighing on their occupants. Nevertheless, the spatial, architectural and
spatial modalities taken by slums are not simply the result of external determinants, but also of
interstices and resources invested by individuals to mitigate the impact that vulnerabilities can
have. Thus, this article proposes to question how slum dwellers shape their situation of
residential fragility through their collective investment in a place to live.

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INDEX
Mots-clés : vulnérabilités résidentielles, bidonvilles, microrésistances, chez-soi, protection
collective
Keywords : residential vulnerabilities, slums, micro-resistance, home, collective protection

AUTEUR
JEAN-BAPTISTE DAUBEUF
Université de Lorraine, 2L2S

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La désindustrialisation comme
vecteur de vulnérabilité territoriale
Deindustrialization as a vector of territorial vulnerability

Thomas Venet

I. Introduction
1 Depuis les années 1980, la morphologie sociale de la France a suivi une tendance
marquée par la baisse de la part des ouvriers dans la population active et par
l’augmentation de la proportion des professions intermédiaires, des cadres, des
employés et des chômeurs. La mécanisation de l’industrie, qui demande l’embauche
d’une main d’œuvre moins nombreuse mais plus qualifiée, la financiarisation de
l’économie et la mondialisation des productions, notamment, se traduisent par une
forte baisse du nombre d’ouvriers et de leur part dans la population active en France.
2 Selon les recensements de la population de 1968 et de 2013, la part des ouvriers dans la
population active de France métropolitaine est passée de 33,8 % à 18,5 % sur cette
période (Figure 1). En parallèle, les cadres, les professions intermédiaires et les
employés, symboles de la tertiarisation de l’économie ont vu leurs parts respectives
augmenter. En 1968, les cadres représentaient environ 6 % de la population active
métropolitaine. Cette proportion atteint 16 % en 2013. Sur la même période, le taux
d’employés est passé de 20 % à 24 % de la population active, et les professions
intermédiaires de 14 % à 24 %. Mais c’est également au cours de cette période que le
chômage va s’étendre et s’établir comme une nouvelle composante à part entière du
monde du travail. Toujours selon les recensements de 1968 et 2013 1, la part des
chômeurs dans la population active est passée de 2,6 % à 10,5 %. Cette augmentation a
surtout eu lieu au cours des années 1980 et 1990, et oscille autour de 10 % depuis le
début des années 2000.

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Figure 1. Évolution des parts des Professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) dans la
population active de France métropolitaine entre 1968 et 2013

Champs : population active de 25 à 55 ans, France métropolitaine


Sources : recensements de la population de 1968, 1975, 1982, 1990, 1999, 2008 et 2013, INSEE

3 La baisse des effectifs industriels et l’apparition d’un chômage persistant n’ont pas été
des phénomènes conjoncturels liés aux difficultés dues à une crise, mais sont le fruit de
vastes bouleversements de l’organisation productive (Castel, 2009). Les grandes
entreprises fusionnent, mondialisent leurs productions et la rentabilité financière
devient l’objectif prioritaire, entraînant la réduction des coûts liés aux matières
premières et le « prix » de la main d’œuvre. Dans ce cadre, l’augmentation du nombre
de chômeurs et le fort développement du travail temporaire, qui intervient en parallèle
d’une réorganisation à flux tendus des productions, vont permettre de composer un
volant de main d’œuvre disponible en cas de forte demande (Glaymann, 2005). Cette
« flexibilisation » des postes, que l’on peut également interpréter comme un vaste
processus de « déstabilisation des stables » (Castel, 1995), génère de nouvelles figures
de la pauvreté en modifiant profondément les réalités sociales et économiques de
certaines populations. Pour en rendre compte, de nombreux travaux de la sociologie
contemporaine se sont focalisés sur les trajectoires des femmes et des hommes qui
subissent ces transformations. Par ces travaux, la lumière est portée notamment sur les
effets de celles-ci en ce qui concerne les mobilisations collectives (Collectif du 9 août,
2017), les trajectoires professionnelles (Roupnel-Fuentes, 2011), ou encore les mobilités
géographiques et recompositions familiales (Vignal, 2005).
4 Promues dans les années 1980, les théories qui analysaient les transformations sociales
comme un processus de « moyennisation » généralisée de la société (Mendras, 1988)
sont alors profondément remises en cause, et laissent apparaître de profonds clivages
entre les territoires. C’est ce que montrait Laurent Davezies (2012) dans un effort pour
« déglobaliser la crise » de 2008-2009. Ainsi, au niveau français, on observe que les
pertes d’emplois sont principalement situées dans le Nord du pays (dans les régions les
plus industrielles) et ont très peu affecté les régions du Sud et l’Ouest (constituant des
zones plus touristiques). C’est dans les grandes villes, où le secteur tertiaire est

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fortement développé, que l’emploi a été le moins affecté alors que les espaces les plus
touchés sont ceux qui étaient déjà en difficulté avant la crise, c’est-à-dire les territoires
ruraux et industriels éloignés des métropoles. Au final, « la crise a attaqué
prioritairement les territoires déjà blessés » (p. 33), déstabilisant surtout les ouvriers
qui constituent une grande partie de la population de l’espace rural.
5 Nous nous intéresserons ici spécifiquement au phénomène de désindustrialisation en
Picardie (regroupant les départements de la Somme, de l’Aisne et de l’Oise) et à ses
effets sur les territoires qui ont été les plus affectés. Cette région est celle qui compte la
plus forte proportion d’ouvriers dans sa population active à la fin des années 1960
(47,3 % en 1968), devant l’Alsace (44,5 %), la Lorraine (42,8 %) et l’Île-de-France (43,5 %).
Depuis cette période, on observe une chute rapide et continue de la part des ouvriers
dans la population active régionale (Figure 2). Selon le recensement de 2013, les
ouvriers représentent environ 24 % de la population active de la Picardie, ce qui reste
supérieur à la moyenne nationale (18,5 %).
6 Les parts des cadres, professions intellectuelles et intermédiaires et des employés au
sein de la population active picarde ont quant à elles augmenté, mais dans une moindre
mesure si l’on compare avec les évolutions nationales. En 2013, 11 % de la population
active picarde occupe un emploi de cadre ou profession intellectuelle, 23 % occupe une
profession intermédiaire, 25 % est employé.

Figure 2. Évolution des parts des PCS dans la population active de Picardie depuis 1968

Champs : population active de 25 à 55 ans, Picardie. Afin d’alléger la lecture du graphique, les PCS
Agriculteurs et Artisans-Commerçants ont été retirées
Sources : recensements de la population de 1968, 1975, 1982, 1990, 1999, 2008 et 2013, INSEE

7 En parallèle, le taux de chômage a connu une augmentation plus importante en


Picardie qu’en moyenne nationale. Le taux de chômage picard était inférieur au taux
national avant 1982, mais a connu ensuite une augmentation continue jusqu’en 1999. À
l’échelle nationale comme régionale, le recensement de 2007 témoigne d’un recul du
taux de chômage qui est pourtant reparti à la hausse en 2013. À cette date, la part des

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chômeurs dans la population active picarde dépasse les 12 %, alors qu’elle était
inférieure à 1,5 % en 1968.
8 Outre son caractère industriel, la Picardie est une région à dominante rurale. En 2012,
94,5 % des communes de Picardie sont classées parmi les zones à dominantes rurales,
contre 87,6 % des communes françaises (Figure 3). Très peu de communes picardes
composent de grands pôles urbains (3 % contre presque 9 % au niveau national). En
revanche, les zones qui regroupent le plus les populations rurales (c’est-à-dire les
communes appartenant aux couronnes des petits pôles, les autres communes
multipolarisées et les communes isolées) sont surreprésentées.
9 Les caractères ruraux et industriels de la Picardie ne sont pas contradictoires. En effet,
les ouvriers représentent une part importante de la population des communes rurales 2.
Ce caractère populaire des mondes ruraux est particulièrement perceptible en Picardie,
où l’industrie s’est développée sous forme de sites industriels s’implantant
principalement à la campagne. Différents secteurs (textile, sucreries, petites
métallurgies) s’installent très tôt en Picardie et font travailler des ouvriers-paysans,
cultivant la terre et travaillant une partie du temps pour un patron, le plus souvent
pour une rémunération « à la pièce » (Noiriel, 2002).

Figure 3. Zonage en aires urbaines et en aires d’emploi de l’espace rural (ZAUER) de la Picardie

10 L’industrie, en se développant, a fortement affecté les modes de vie et l’on peut


considérer que le mouvement de désindustrialisation amène lui aussi un ensemble de
bouleversements qui affectent ces territoires. L’apparition du chômage de masse n’est
pas la seule manifestation des difficultés éprouvées par les populations sur les
territoires désindustrialisés, et leurs situations peuvent être perçues comme des formes
de vulnérabilité particulières (Castel, 1994).

Populations vulnérables, 5 | 2019


64

11 Pour tenter de mettre en évidence les effets concrets induits par la désindustrialisation
au niveau des territoires, il faudra analyser conjointement des dynamismes sociaux,
économiques et démographiques situés à des échelles géographiques fines.
Appréhender la vulnérabilité des territoires, c’est prendre en compte différents
niveaux d’information. En elle-même, la vulnérabilité est à analyser sous le prisme des
inégalités sociales (de revenu, de santé ou encore de formation) et de leur dynamisme
afin d’éviter les discours tendant vers un potentiel empowerment des acteurs 3. Cette
vulnérabilité territoriale ne peut également être considérée comme figée, elle est
directement liée aux transformations socio-économiques affectant les territoires en
continu. Enfin, elle doit être analysée de manière relative en portant le regard sur les
évolutions concernant les « vulnérables », mais également les « protégés ».
12 Afin de mener cette analyse des vulnérabilités territoriales, nous nous sommes appuyé
sur une base de données construite par agrégation d’indicateurs issus de différentes
sources (Recensement, Fichier localisé social et fiscal, données de Pôle Emploi, des
Impôts) à l’échelle des communes et des cantons. Cette base de données nous permettra
de dresser un portrait des territoires qui composent la région Picardie, en nous basant
sur des variables relatives aux évolutions et aux structures de l’emploi, à la
morphologie sociale. Ces variables pourront ensuite être mises en lien avec différents
indicateurs renvoyant à des situations de vulnérabilité économique ou démographique.
13 Dans un premier temps, nous utiliserons ces indicateurs pour décrire finement les
transformations de l’emploi et de la morphologie sociale de Picardie, en portant une
attention particulière à la localisation de celles-ci. Nous construirons ensuite une
analyse en composantes principales (ACP) permettant de traiter ensemble les variables
de transformation de l’emploi et de la morphologie sociale, qui pourrons alors être
mises en lien avec d’autres variables (pauvreté et revenus, dynamismes et structure
démographiques) renvoyant aux situations de vulnérabilité des populations
considérées.

II. Les transformations de l’emploi et de la


morphologie sociale en Picardie
14 Entre 1982 et 2013, le nombre d’emplois au lieu de travail a augmenté de 20,1 % en
Picardie, contre 26,9 % en France métropolitaine. Ce dynamisme, globalement plus
faible que la moyenne nationale, n’est toutefois pas homogène au sein de la région.
Ainsi, le nombre d’emplois a connu une plus forte augmentation dans l’Oise (32,7 %)
que dans la Somme (15 %) et l’Aisne (7,7 %) (Tableau 1).

Tableau 1. Taux d’évolution (en %) du nombre d’emplois entre 1982 et 2013

Emploi total Agriculture Industrie BTP Services

Picardie 20,1 -57,3 -44,0 11,3 76,0

Aisne 7,7 -52,2 -49,8 19,7 56,2

Oise 32,7 -60,0 -44,3 12,0 99,2

Populations vulnérables, 5 | 2019


65

Somme 15,0 -60,1 -37,3 2,2 63,5

France métropolitaine 26,9 -56,2 -36,1 2,1 69,9

Champs : emplois au lieu de travail dans les communes de Picardie


Sources : recensements de la population de 1982 et 2013, INSEE

Figure 4. Évolution du nombre d’emplois (tous secteurs confondus) au lieu de travail dans les
communes de Picardie entre 1982 et 2013

Champs : emplois au lieu de travail dans les communes de Picardie


Sources : recensements de la population de 1982 et 2013, INSEE

15 À une échelle plus fine encore, durant cette période, certains territoires ont connu une
baisse du nombre d’emplois sur place. Les communes rurales sont les plus concernées
(Figure 4). Le Nord de l’Aisne et de la Somme concentre la grande majorité des
communes dont le nombre d’emplois au lieu de travail a baissé entre 1982 et 2013.
L’Oise et le Sud de l’Aisne, plus proches de la région parisienne, regroupent pour leur
part les communes où le nombre d’emplois à le plus augmenté. Les centres urbains sont
également caractérisés par des dynamiques de l’emploi assez nuancées. Celui-ci a eu
tendance à y décroître, tous secteurs confondus, depuis les années 1980.

1) Évolution des emplois par secteurs d’activité en Picardie

16 L’évolution de l’emploi en Picardie depuis le début des années 1980 peut être analysée
en deux phases. Entre 1982 et 1999, le nombre d’emplois dans la région a fortement
augmenté, en Picardie (+ 23,4 %) comme en France métropolitaine (+ 23 %). Depuis la fin
des années 1990, cette progression a ralenti, et le nombre d’emplois en Picardie tend
même à reculer à partir de la fin des années 2000. Entre 1999 et 2013, le nombre

Populations vulnérables, 5 | 2019


66

d’emplois en France métropolitaine augmente de 3,1 %, mais baisse de 2,7 % en


Picardie.
17 Dans les années 1980 et 1990, l’emploi a augmenté dans les trois départements de
Picardie, mais avec une intensité plus forte dans l’Oise (+ 32,8 %) que dans la Somme
(+ 18,5 %) et l’Aisne (+ 15,3 %). Au cours de cette période, au niveau régional, l’emploi
dans le secteur des services s’est considérablement développé. Le nombre d’emplois
dans ce secteur a augmenté de 61,4 %, alors que l’emploi industriel a décliné de 14,4 %.
Ces tendances s’observent avec des intensités légèrement différentes selon les
départements. L’Aisne est le département où l’emploi industriel a le plus reculé (-
20,9 %) et où l’emploi dans les services s’est le moins développé (+ 49,4 %). C’est dans
l’Oise que l’augmentation du nombre d’emplois des services a été la plus forte
(+ 77,6 %), et l’emploi industriel y a baissé de 13,2 %. Enfin, dans la Somme, le nombre
d’emplois industriels a connu la plus faible baisse de la région (- 9,5 %), et le nombre
d’emplois dans les services a augmenté de 50,7 %.
18 Depuis la fin des années 1990, l’augmentation du nombre d’emplois dans les services a
ralenti, alors que les pertes dans le secteur industriel se sont accélérées (Figure 5).
Entre 1999 et 2013, l’emploi dans les services a augmenté de 9 % en Picardie (contre
11,4 % en France métropolitaine), alors que l’industrie y a perdu 34,5 % de ses emplois
(contre 26,5 % au niveau national). Ainsi, l’évolution de l’emploi tous secteurs
confondus est négative dans les trois départements entre 1999 et 2013. Dans l’Aisne et
la Somme, ces pertes sont plus marquées que dans l’Oise (respectivement - 6,6 % ; - 3 %
et - 0,1 %). Dans ce dernier département, l’emploi dans les services a connu une
augmentation légèrement supérieure aux moyennes régionales et nationales (+ 12,1 %),
alors que l’Aisne et la Somme sont bien en-deçà (+ 4,6 % et + 8,5 %). Les pertes d’emplois
industriels dépassent pour leur part les 30 % dans les trois départements.

Figure 5. Évolution du nombre d’emplois (pour 100 emplois en 1982) par secteurs d’activités en
Picardie

Champs : emplois au lieu de travail en Picardie


Sources : recensements de la population de 1982, 1990, 1999, 2008 et 2013

Populations vulnérables, 5 | 2019


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19 Outre l’emploi industriel et dans les services, les secteurs de l’agriculture et des
Bâtiment et travaux publics (BTP) ont suivi des tendances particulières. L’emploi
agricole a subi une baisse régulière (- 57,3 %) depuis les années 1980, suivant la
tendance nationale (- 56,2 %). Le secteur du BTP oscille mais semble suivre une légère
tendance à la hausse, plus visible en Picardie (+ 11,3 %) que dans le reste de la France
métropolitaine (+ 2,1 %).
20 Au final, entre 1982 et 2013, l’emploi en Picardie a augmenté (+ 20,1 %) moins fortement
que la moyenne nationale (+ 26,9 %). Le secteur des services y a connu un fort
accroissement (+ 76 %), plus élevé que celui caractérisant la France métropolitaine
(+ 70 %). En parallèle, la région affronte un recul de l’emploi industriel (- 44 %) plus fort
que la moyenne nationale (- 36,1 %).
21 En 1982, l’industrie représentait au moins 30 % des emplois au lieu de travail dans près
de 50 % des communes de la région Picardie. Ce secteur était fortement représenté dans
l’ensemble de la région, avec des zones de concentration assez marquées dans le Nord
de l’Aisne, le Sud de la côte Picarde et les zones frontalières entre le Somme, l’Aisne et
l’Oise. En 2013, seules 11,1 % des communes de Picardie atteignent le seuil des 30 % des
emplois dans l’industrie. Les zones qui restent les plus industrielles se situent sur la
côte Picarde, à la frontière avec la Seine-Maritime et dans le Nord de la Somme et de
l’Aisne (Figures 6 et 7).

Figure 6. Les communes de Picardie selon la part des emplois dans l’industrie en 1982

Champs : emplois au lieu de travail dans l’industrie en Picardie


Sources : recensements de la population de 1982

Populations vulnérables, 5 | 2019


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Figure 7. Les communes de Picardie selon la part des emplois dans l’industrie en 2013

Champs : emplois au lieu de travail dans l’industrie en Picardie


Sources : recensements de la population de 2013

Figure 8. Les communes de Picardie selon la part des emplois dans les services en 1982

Champs : emplois au lieu de travail dans les services en Picardie


Sources : recensements de la population de 1982

Populations vulnérables, 5 | 2019


69

Figure 9. Les communes de Picardie selon la part des emplois dans les services en 2013

Champs : emplois au lieu de travail dans les services en Picardie


Sources : recensements de la population de 2013

22 Les emplois de service étaient, au début des années 1980, principalement situés dans les
villes et leurs périphéries. Ainsi, Amiens, Laon, et le Sud de l’Oise étaient les espaces où
se concentraient les emplois du tertiaire. En 1982, ce secteur représentait au moins
50 % des emplois dans près d’un tiers des communes de la région. En 2013, ce sont 93 %
des communes qui dépassent ce seuil. Entre 1982 et 2013, le tertiaire s’est installé dans
toute la région, et particulièrement dans l’Oise et le Sud de l’Aisne. Le Nord de l’Aisne a
toutefois connu une augmentation du nombre d’emploi dans les services plus nuancée
(Figures 8 et 9).
23 Le recul de l’emploi industriel et les gains d’emplois dans les services ne sont pas
nécessairement des phénomènes concomitants : ce n’est pas forcément là où l’industrie
a perdu beaucoup d’emplois que les services se sont le plus développés.
24 L’Oise regroupe la majorité des cantons dans lesquels la baisse de l’emploi industriel a
été compensée par l’augmentation du nombre d’emplois dans les services (Montataire
et Crépy-en-Valois, par exemple, ont perdu plus de 50 % de leurs emplois industriels,
mais le nombre d’emplois dans les services y a plus que doublé). Le département de
l’Oise jouit d’une proximité directe avec la région parisienne qui semble favoriser le
développement localisé de certaines activités, notamment dans le commerce qui
représente 16 % des emplois à Montataire en 2014 contre 12 % en Picardie.
25 En outre, sur la même période, les cantons urbains ou semi-urbains ont subi de lourdes
pertes industrielles sans que le nombre d’emplois dans les services n’y augmente
beaucoup. C’est le cas des centres urbains (Amiens, Beauvais, Abbeville, Saint-Quentin,
Creil) où les services étaient déjà fortement présents et n’évoluent plus guère à partir
des années 2000 (Figure 10). Cette configuration se présente également dans les cantons
centrés sur de petites villes éloignées des pôles urbains (comme Hirson, Tergnier, Guise
ou Péronne, par exemple) : l’industrie y a massivement perdu des emplois, alors que les

Populations vulnérables, 5 | 2019


70

emplois dans les services s’y sont assez peu développés. Il s’agit ici de communes dans
lesquelles l’emploi s’appauvrit sous l’effet combiné de la fermeture de sites industriels
de production et de la récente tendance à la disparition des services publics de
proximité (fermeture de services hospitaliers, d’écoles maternelles et primaires, de
bureaux de poste ou encore de gare).
26 Enfin, les communes les moins industrialisées (et où l’emploi industriel est donc le
moins susceptible de baisser), ont été marquées par un fort développement des emplois
dans les services. C’est le cas à Ailly-sur-Noye, Saint-Just-en-Chaussée ou La-Fère-en-
Tardenois, par exemple, où l’industrie était peu présente, mais dont la relative
proximité avec les centres urbains ou la valorisation de patrimoine ont fortement fait
augmenter le nombre d’emplois dans les services.

Figure 10. Les cantons de Picardie selon d’évolution du nombre d’emplois dans les services et dans
l’industrie entre 1982 et 2013

Champs : emplois au lieu de travail des cantons (2014) de Picardie


Sources : recensements de la population de 1982 et 2013

2) Évolution de la morphologie sociale et installation du chômage

27 Outre la dynamique du volume et de la structure de l’emploi, la désindustrialisation est


une transformation lourde et rapide se caractérisant aussi par l’installation d’un
chômage massif. L’évolution de la morphologie sociale des territoires, que l’on peut
approcher par l’évolution des parts des PCS dans la population active au lieu de
résidence, permet de rendre compte de ce phénomène.
28 D’une manière générale, la taille de la population active picarde augmente au cours des
années 1980 et 1990, puis va entamer une légère baisse, suivant les tendances de
l’évolution de l’emploi décrite plus haut. L’augmentation du nombre d’emplois dans les
services s’accompagne d’une augmentation du nombre de cadres, de professions
intermédiaires et d’employés (Figure 11). Le nombre de cadres en Picardie a plus que
doublé entre 1982 et 2013 (augmentation de 107,8 %, restant inférieure à la moyenne

Populations vulnérables, 5 | 2019


71

nationale qui atteint 130 %), et c’est dans l’Oise que cette augmentation est la plus
importante (124,8 % contre 112 % dans la Somme et 69,2 % dans l’Aisne). C’est
également dans l’Oise que se sont le plus accrus les effectifs de personnes employées ou
occupant des professions intermédiaires. En 2013, près de 13 % des actifs de ce
département sont cadres ou occupent des professions intellectuelles (contre 11 % pour
la Picardie), un quart de la population active appartient aux professions intermédiaires
(23 % en Picardie), et un autre est employé (même proportion que dans la région).
L’évolution de la part des ouvriers dans la population active picarde est, quant à elle,
résolument orientée à la baisse entre 1982 et 2013, passant de 37,3 % à 23,1 %.

Figure 11. Évolution (en base 100) du nombre d’actifs résidents en Picardie par PCS entre 1982 et
2013

Champs : population active de 25 à 55 ans, France métropolitaine. Pour alléger la lecture du


graphique, les PCS Agriculteurs et Artisans-Commerçants ont été retirées
Sources : recensements de la population de 1968, 1975, 1982, 1990, 1999, 2008 et 2013

29 Enfin, entre les années 1980 et 2013, le chômage est devenu une composante massive de
la morphologie sociale en France, mais plus encore en Picardie, et il existe de fortes
disparités entre les départements. Le chômage affecte davantage la Somme (12,6 % de la
population active de 2013) et l’Aisne (14 %) que l’Oise (10,5 %, proche de la moyenne
nationale de 10,9 %).
30 De plus, le chômage a des spécificités territoriales. L’examen des données des inscrits
sur les listes de Pôle emploi montre ainsi des différences territorialisées en ce qui
concerne les formes de chômage, correspondant aux catégories A, B, C, D et E 4, ainsi que
les générations touchées (Tableau 2).
31 Les communes de plus de 5 000 habitants de l’Aisne sont caractérisées par une
surreprésentation des chômeurs de catégorie A, quelle que soit la classe d’âge
considérée. Plus généralement, on peut remarquer une surreprésentation des
personnes de 50 ans et plus vivants dans les villes (quel que soit le département) parmi
les chômeurs de catégorie A. Il semble par contre que cette catégorie soit moins
présente sur les territoires ruraux et villes de moins de 5 000 habitants. Dans ces

Populations vulnérables, 5 | 2019


72

espaces, les personnes de 50 ans et plus sont surreprésentées parmi les chômeurs de
catégorie B (qui ont exercé une activité réduite au cours du mois). De même, les
personnes de 25 à 49 ans en catégorie C (ayant exercé une activité longue) sont
fortement présentes dans ces espaces. Le chômage des campagnes semble donc être
ponctué d’activités plus ou moins longues, alors que celui des espaces plus urbains se
caractérise plutôt par une absence totale d’activité.

Tableau 2. Répartition des chômeurs par catégories selon leur tranche d’âge et leur lieu de
résidence

Catégorie de demande
Total
d’emploi

Localité Classe d’âges A B C D E

Moins de 25
61,9 7,9 13,9 11,3 5,0 100,0
ans
Aisne (communes de plus de 5 000
habitants) De 25 à 49 ans 62,4 9,0 17,4 5,7 5,5 100,0

50 ans et plus 67,4 10,2 14,0 3,1 5,3 100,0

Moins de 25
59,0 10,7 15,3 9,5 5,5 100,0
ans
Oise (communes de plus de 5 000
habitants) De 25 à 49 ans 57,6 10,1 21,2 6,1 5,2 100,0

50 ans et plus 64,4 10,6 16,3 3,1 5,7 100,0

Moins de 25
59,7 10,1 13,4 11,9 4,9 100,0
ans
Somme (communes de plus de 5 000
habitants) De 25 à 49 ans 58,9 9,6 19,5 6,0 5,9 100,0

50 ans et plus 63,7 11,6 15,7 2,5 6,6 100,0

Moins de 25
52,6 11,4 21,1 9,3 5,6 100,0
ans

Communes de moins de 5 000 habitants


De 25 à 49 ans 50,1 11,2 26,3 5,8 6,6 100,0

50 ans et plus 58,9 11,9 18,7 3,3 7,1 100,0

Total Picardie 56,4 10,7 20,9 6,0 6,1 100,0

Champs : inscrits au pôle emploi en mars 2017


Lecture : les cases colorées en rouge distinguent une attraction entre les modalités, les cases en bleu
signalent une répulsion. Test Chi2 significatif au seuil de 1 %
Source : Pôle emploi

32 Ce premier examen des variables montre que les transformations de l’emploi et de la


morphologie sociale peuvent prendre des formes et des intensités particulières si l’on
cherche à dépasser les lectures en termes de moyenne, et à relocaliser le

Populations vulnérables, 5 | 2019


73

questionnement. Les dynamiques diffèrent selon les communes, et un même


phénomène (comme le chômage) peut en outre y prendre des formes variables
demandant des analyses fines.

III. Espace de la désindustrialisation et vulnérabilités


territoriales
33 La désindustrialisation, en s’incarnant à la fois dans la baisse du nombre d’emplois dans
l’industrie, dans le développement des activités de services demandant de nouveaux
types de qualifications, de savoir-faire et de savoir-être, et dans l’installation du
chômage, est un phénomène qui peut prendre des formes différentes selon les
territoires. La construction d’une Analyse en composantes principales (ACP) à partir
des variables relatives aux transformations de l’emploi (en tenant compte des
différents secteurs d’activité) et à la morphologie sociale (en tenant compte de
l’importance du chômage) mesurée à l’échelle des cantons de la région nous a permis
de dresser un espace de l’ampleur et des formes prises par la désindustrialisation en
Picardie.
34 Pour structurer l’espace, nous avons mobilisé huit variables issues des recensements de
la population : les évolutions de l’emploi tous secteurs confondus, de l’emploi industriel
et de l’emploi dans les services entre 1982 et 2013 ; les parts des cadres et professions
intellectuelles, des professions intermédiaires, des employés, des ouvriers et des
chômeurs dans la population active de 25 à 55 ans en 2013 5. Au regard des valeurs
propres, nous nous intéresserons principalement aux deux premiers axes de l’ACP, qui
résument ensemble plus des trois quarts de la variance du nuage de points. Les axes
factoriels suivants (résumant moins de 15 % de l’inertie) ont été écartés.

1) L’espace du dynamisme de l’emploi et de la morphologie sociale


des cantons de Picardie

35 Le premier axe oppose les territoires où se concentrent les catégories sociales aisées
(occupant des fonctions de cadres ou professions intermédiaires) aux territoires où
sont fortement représentées les classes populaires (ouvriers et chômeurs). Cet axe est
également un résumé du dynamisme de l’emploi des cantons. Les espaces où se
concentrent les catégories populaires sont également ceux où l’évolution de l’emploi
est la plus faible ou négative, alors que les territoires où le nombre d’emplois à le plus
augmenté sont principalement habités par des fractions sociales plutôt aisées
(Tableau 3).
36 Le second axe oppose quant à lui les cantons où le nombre d’emplois dans le secteur des
services a le plus augmenté, où le nombre d’emplois dans l’industrie a le moins baissé et
où la part des ouvriers dans la population active est la plus forte en 2013 aux espaces où
l’emploi dans les services s’est peu développé alors que le nombre d’emplois industriels
a fortement baissé et où la part des cadres dans la population active de 2013 est la plus
élevée.

Populations vulnérables, 5 | 2019


74

Tableau 3. Corrélation des variables actives avec les axes retenus

Variables actives (analyse des rangs) Axe 1 Axe 2

Évolution de l’emploi dans le secteur industriel


0,3954 0,7496
(variable evindus)

Évolution de l’emploi dans les services


0,4713 0,7737
(variable evserv)

Évolution de l’emploi tous secteurs


0,7765 0,5694
(evemploi)

Part des cadres et professions intellectuelles dans la population active


0,7663 -0,5831
(partcpis2013)

Part des professions intermédiaires dans la population active (partint2013) 0,8943 -0,3282

Part des employés dans la population active


-0,1112 -0,0265
(partemployés2013)

Part des ouvriers dans la population active


-0,6454 0,6988
(partouvriers2013)

Part des chômeurs dans la population active


-0,9034 -0,0944
(partchomeurs2013)

Populations vulnérables, 5 | 2019


75

Figure 12. Cercle des corrélations des variables actives avec les axes factoriels

37 Cet espace permet de distinguer les cantons de Picardie en quatre sous-groupes. Le


premier (marqué sur les figures 12 et 13 par un ①, en rouge sur la figure 14) regroupe
les cantons où les parts d’ouvriers dans la population active locale sont les plus fortes et
où la croissance de l’emploi tous secteurs confondus a été la plus faible, voire négative,
entre 1982 et 2013. Les cantons regroupés dans cette catégorie (Gamaches, Flixecourt,
Marle, Ham, Friville-Escarbotin, Noyon, etc.) sont des zones fortement industrialisées
affectées par de lourdes transformations de l’emploi et par l’installation d’un chômage
massif. Ces cantons se localisent principalement dans le Nord de l’Aisne et dans la
Somme, et il s’agit d’espaces que l’on pourrait dire « en désindustrialisation », au sens
où le processus n’est pas terminé. Les pertes sont lourdes, mais l’industrie représentent
toujours une part considérable de l’emploi local et les ouvriers constituent une part
importante de la population active.

Populations vulnérables, 5 | 2019


76

Figure 13. Projection du nuage des cantons sur le plan factoriel 1 - 2

38 À l’opposé du cadran, en diagonale, le sous-groupe ④ concerne les cantons où les parts


de cadres, professions intellectuelles et intermédiaires sont les plus élevées. C’est
également dans cette catégorie que les parts des personnes au chômage dans la
population active sont les plus faibles. Les cantons qui composent cette catégorie
(Clermont, Senlis, Chantilly, Amiens 5, 2, 3 et 6) sont les zones où se concentrent les
populations aisées et se situent dans le Sud de l’Oise, ou en périphérie d’Amiens, de
Laon ou de Compiègne. Ce sont globalement dans ces espaces que se concentrent les
richesses.
39 Les cantons se trouvant dans le cadran ② sont ceux dans lesquels le nombre d’emplois
tous secteurs confondus a le plus augmenté entre 1982 et 2013. Le nombre d’emplois
dans les services y a le plus augmenté, et l’industrie y a perdu le moins d’emplois. Ce
dynamisme de l’emploi se traduit par de faibles taux de chômage. Ces territoires
constituent une large partie de la moitié Sud de la région : l’Oise et le Sud de l’Aisne. Il
s’agit d’espaces ruraux faiblement industrialisés en voie de périurbanisation, attirant
les travailleurs du secteur tertiaire, salariés dans les pôles urbains ou en région
parisienne.
40 Enfin, la catégorie ③ regroupe les cantons où le nombre d’emplois dans l’industrie a le
plus baissé entre 1982 et 2013 et où le nombre d’emplois dans les services a le moins
augmenté sur la même période. Ce sont dans ces cantons où les taux de chômage sont
les plus élevés. Il s’agit de zones fortement industrialisées où l’activité industrielle a
largement décliné depuis les années 1980. On y trouve les cantons de Chauny, Abbeville,
Hirson, Saint-Quentin, Creil, Château-Thierry, Soissons, Laon. Ces espaces sont les
zones où la désindustrialisation est la plus « aboutie » au sens où l’emploi industriel y a
quasiment disparu au cours des quinze dernières années. Le secteur des services s’y
développe peu sur la période récente, et le chômage atteint des taux record.

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Figure 14. Représentation cartographique des catégories issues de l’ACP

41 À ce stade, nous avons réussi à identifier deux catégories de territoires en Picardie que
l’on peut considérer comme désindustrialisés ou en désindustrialisation. Les cantons
appartenant aux catégories ① et ③ constituent les espaces où les pertes d’emplois
dans l’industrie n’ont pas été compensées par des gains suffisants dans les services, et
où le chômage a atteint des niveaux plus importants qu’ailleurs.

2) Vulnérabilité sociale et démographique des territoires

42 Afin d’enrichir l’analyse, nous pouvons mettre de nouvelles variables en lien avec
l’espace factoriel et les catégories de territoire que nous venons d’élaborer, afin de
distinguer certains effets concrets de la désindustrialisation sur les populations des
différents types de territoires. Nous nous attacherons ici particulièrement à des
variables relatives aux revenus et aux niveaux de pauvreté des populations ainsi qu’à
leur évolution démographique depuis les années 1980.

Situation de pauvreté et revenus des ménages

43 Pour décrire les revenus et les niveaux de pauvreté à l’échelle cantonale, nous avons eu
recours aux données du Fichier localisé social et fiscal 6 de 2013. Plus particulièrement,
nous avons retenu les variables relatives à la part des ménages imposables
(PartMenImp), au revenu disponible7 médian des ménages (RevDispMed_A), à l’indice
de Gini calculé sur les revenus des ménages (IndGINI), aux parts des revenus
disponibles issues d’activités salariées (SalTrait) et non salariées (RevNonSal), des
indemnités chômage (IndCho), ou des prestations sociales (PrestaSoc).

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44 Les territoires connaissant ou ayant connu la désindustrialisation sont les zones où les
revenus des ménages sont les plus faibles et où les parts de ménages imposés sont
également les plus basses (Figure 15). Les indemnités chômage et les prestations
sociales y représentent une proportion importante des revenus disponibles des
ménages, alors que ces espaces ont les plus faibles parts de revenus issues de salaires ou
de traitement. Ce sont également sur ces territoires que les inégalités de revenus sont
les plus prononcées. Ces caractéristiques témoignent de l’émergence de situations de
pauvreté particulières qui apparaissent dans les espaces en désindustrialisation. En
comparaison, les « territoires de concentration des richesses » apparaissent comme les
zones où les revenus des ménages sont les plus élevés. Ce sont dans ces espaces que la
part des revenus d’activités salariées est la plus élevée parmi les revenus disponibles et
que les indemnités chômage et les prestations sociales sont assez peu représentées.

Figure 15. Projection des variables de revenu et de pauvreté

Vieillissement des populations et dépeuplement des espaces

45 Enfin, mobilisons des données issues des recensements de 1982 à 2013 afin de
caractériser l’évolution de la taille et de la structure des populations résidant dans les
cantons de Picardie, afin de mettre en lien ces caractéristiques avec le phénomène de
désindustrialisation. Pour cela nous utilisons le taux d’accroissement annuel moyen sur
la période 1982-2013 (TxAccAnn) et les évolutions de la population des classes d’âges de
moins de 25 ans (EvMoins25ans), de 25 à 50 ans (Ev2550), de 50 à 75 ans (Ev5075ans) et
de 75 ans et plus (Ev75ansPlus).
46 Les territoires en périurbanisation sont ceux dont les taux d’accroissement de la
population sont les plus élevés entre 1982 et 2013 et où les classes d’âges les plus jeunes
ont gagné en importance (Figure 16). Le dynamisme démographique de ces territoires

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tient au fait qu’ils se peuplent depuis les années 1980 de nouvelles populations,
occupant majoritairement des emplois dans les centres urbains. Il s’agit d’une arrivée
massive de ménages en âges d’être actifs (25-50 ans), qui sont également les âges où la
fécondité est la plus forte, induisant une forte présence des moins de 25 ans.
47 À l’inverse, les territoires désindustrialisés, ou en désindustrialisation, sont marqués
par les plus faibles taux d’accroissement annuel moyen des populations. Les parts des
classes d’âges actives ont eu tendance à baisser dans la structure de la population, de
même que celles des moins de 25 ans. Ces indicateurs témoignent d’une tendance au
dépeuplement des espaces les plus désindustrialisés, compréhensible comme une
conséquence du départ massifs des actifs (et notamment des jeunes) pour étudier ou
travailler en d’autres endroits. La décroissance relative de ces classes d’âges entraîne
une baisse de la fécondité et un vieillissement de la population.

Figure 16. Projection des variables de structure et d’évolution de la population

IV. Conclusion
48 L’analyse multivariée a permis de décrire les forts écarts entre les territoires de
Picardie, illustrant les liens entre les transformations de l’emploi, de la morphologie
sociale locale, les niveaux de pauvreté et les dynamiques démographiques. En nous
basant sur un petit nombre d’indicateurs et de thématiques, nous avons pu objectiver
une partie de l’état des inégalités territoriales au sein de la région, c’est-à-dire mettre
en lumière des concentrations spatiales de populations ayant des caractéristiques
spécifiques, analysables en termes de vulnérabilités spécifiques. Nous avons pu repérer
quatre catégories de cantons pour la Picardie, marqués par des dynamismes différents,
parmi lesquels les territoires désindustrialisés ou en désindustrialisation apparaissent

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clairement, marqués notamment par de forts taux de chômage, un haut niveau de


pauvreté et un fort dépeuplement et vieillissement de la population.
49 La désindustrialisation, au-delà des constats de pertes quantitatives d’emplois ou de
production, induit l’installation de situations de précarité sociale et économique dans
les territoires les plus affectés. Nous avons ainsi pu voir les contours d’une forme de
vulnérabilité particulière proprement induite par la désindustrialisation d’espaces
fortement ouvriers.
50 Les territoires désindustrialisés ou en désindustrialisation concentrent les ménages
populaires, disposant de faibles revenus dont une grande partie est liée aux prestations
sociales et aux indemnités chômage. Le manque de perspectives sur place pousse une
part non négligeable des jeunes à quitter le territoire pour suivre une formation ou
travailler dans les villes ou zones périurbaines. De même, le manque d’emplois sur
place pousse les actifs en recherche d’emploi à envisager différentes formes de
mobilités. Par voie de conséquence, la population locale « vieillit par le bas » : les jeunes
quittent le territoire et le nombre d’enfants qui y naissent est réduit.

BIBLIOGRAPHIE
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participation ?, Idées économiques et sociales, n° 173, p. 25-32.

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Roupnel-Fuentes M. (2011), Les chômeurs de Moulinex, Paris, PUF.

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NOTES
1. Il existe plusieurs méthodes permettant de rendre compte du chômage, chacune reposant sur
une définition du phénomène et une méthode de mesure particulière. L’indicateur le plus utilisé
est le taux de chômage produit par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des
statistiques (DARES) du ministère du Travail et calculé à partir des inscriptions à Pôle emploi.
Celui-ci cherche essentiellement à donner une vision administrative et politique du phénomène
et peut varier indépendamment du marché du travail (par des modifications des modes
d’inscription ou de suivi des demandeurs d’emploi, par exemple). S’il permet d’établir un suivi
régulier, mois par mois, de l’évolution du nombre d’inscrits à Pôle emploi, il est contestable sur
un plan scientifique. Par ailleurs, le chômage au « sens du Bureau International du Travail »,
produit par l’INSEE à partir des données issues de l’enquête Emploi, est très efficace en ce qui
concerne les comparaisons internationales, mais se base sur un échantillon qui permet assez mal
d’élaborer une approche localisée. Nous utiliserons ici le chômage au sens du recensement, c’est
à dire dans sa dimension déclarative. Selon le recensement, les chômeurs sont les personnes de
plus de 15 ans se déclarant chômeurs (ou ne s’étant déclarés ni en emploi, ni au chômage) et en
recherche d’emploi (inscrits ou non à Pôle emploi).
2. « L’effondrement de la population agricole laisse mieux voir combien les mondes ruraux sont
aussi historiquement, et aujourd’hui majoritairement, des mondes populaires d’exécution. Cette
présence ouvrière s’inscrit dans les transformations industrielles et artisanales dès le XIXe siècle
avec la pluriactivité, la proto‑industrialisation voire la grande industrie. Une partie de la seconde
révolution industrielle et de la mise en usine de la classe ouvrière s’est bien réalisée à la
campagne » (Laferté, 2014, p. 130).
3. Lorsque la notion de vulnérabilité est synonyme de difficultés individuelles (risque de
pauvreté, exposition à une maladie ou encore situation de handicap), elle attire d’autres notions
(anticipation, adaptation, résilience) (Thomas, 2010). Celles-ci nous paraissent problématique car
tendant à analyser par les réactions des acteurs des phénomènes plus larges pouvant par
exemple se rapporter à des logiques de classes sociales ou de générations (Chauvel, 2010). On
voudrait ici éviter les discours inspirés de l’Empowerment pris comme élément d’une rationalité
politique considérant les individus comme agissant et prenant des décisions « rationnelles » dans
un contexte d’économie de marché généralisé, et devenant des « entrepreneurs de leurs propres
vies » (Dardot et Laval, 2009). Ces discours impliquent des capacités individuelles à se positionner
rationnellement, à faire des choix, sans toutefois questionner les inégalités sociales, leurs
origines et leurs effets. « Tout au plus est évoquée la question de l’accès aux opportunités, sans
remise en cause des inégalités sociales » (Bacqué et Biewener, 2013).
4. La catégorie A correspond aux demandeurs d’emploi tenus de faire des actes de recherche
d’emploi et sans emploi ; la catégorie B regroupe les demandeurs d’emploi tenus de faire des
actes de recherche d’emploi et ayant exercé une activité 78 heures ou moins au cours du mois ; la
catégorie C concerne les demandeurs d’emploi tenus de faire des actes de recherche d’emploi et
ayant exercé une activité de plus de 78 heures au cours du mois ; la catégorie D : les demandeurs
d’emploi non tenus de faire des actes de recherche d’emploi en raison d’un stage, d’une
formation ou d’une maladie ; la catégorie E regroupe les demandeurs d’emploi non tenus de faire
des actes de recherche d’emploi, en emploi (par exemple : bénéficiaires de contrats aidés).
5. Pour éviter les déformations de l’espace liées à des valeurs extrêmes, nous avons effectué l’ACP
sur les rangs plutôt que sur les valeurs. On utilise alors de Rho de Spearman pour déterminer les
corrélations entre les variables rangées. L’ACP a été réalisée avec le logiciel R.
6. Construit par l’INSEE, ce fichier regroupe les données fiscales issues de la Direction générale
des finances publiques (déclarations de revenus des personnes physiques, taxe d’habitation et
fichier d’imposition des personnes physiques) et des données sur les prestations sociales en

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provenance de la Caisse nationale des allocations familiales, de la Caisse nationale d’assurance


vieillesse et de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole.
7. Le revenu disponible d’un ménage comprend les revenus d’activité (nets des cotisations
sociales), revenus du patrimoine, transferts en provenance d’autres ménages et prestations
sociales (y compris les pensions de retraite et les indemnités de chômage), nets des impôts
directs.

RÉSUMÉS
La désindustrialisation et les fermetures de sites de production industrielle sont principalement
analysés par le biais des mutations des appareils productifs, ou par leurs effets sur les trajectoires
individuelles des travailleur·se·s de l’industrie. Nous proposons dans cet article de questionner
ces phénomènes en tant que facteur de vulnérabilité des populations et des territoires pris dans
leur ensemble.
En nous centrant sur la Picardie, qui fut l’une des régions les plus industrielles de France, nous
chercherons à caractériser la désindustrialisation des espaces qui la compose en mobilisant des
données issues de différentes sources. Nous mettrons ensuite ces indices de la
désindustrialisation en lien avec des indicateurs de pauvreté et de dynamisme démographique
afin de tenter une première caractérisation de la vulnérabilité des territoires.

INDEX
Mots-clés : vulnérabilité, territoires, morphologie sociale, désindustrialisation, Picardie
Keywords : vulnerability, territories, social morphology, deindustrialization, Picardie

AUTEUR
THOMAS VENET
Université de Picardie Jules Verne, Centre amiénois de recherche sur l’éducation et la formation-
EA 4697

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Dimensions de la vulnérabilité liée


au paludisme dans deux zones de
Madagascar : apports d’une
approche mixte
Dimensions of malaria-related vulnerability in two areas of Madagascar:
contributions of a mixed approach

Andry Herisoa Andrianasolo, Emma Raboanary, Chiarella Mattern, Thomas


Kesteman, Dolorès Pourette et Christophe Rogier

Étudefinancée par le dispositif « Initiative 5 % - Fonds Mondial » du ministère français des


Affaires étrangères, l’Institut Pasteur de Madagascar, l’Institut pour la recherche et le d
éveloppement (IRD-DPF, Programme ARTS).

I. Introduction
1 Au cours de la dernière décennie, le poids du paludisme a reculé à Madagascarmais la
situation reste alarmante. La morbidité est restéeautour de 5 % à 6,5 % entre 2011 et
2013 (ministère de la Santé publique de Madagascar et Roll back malaria, 2016) et une
recrudescence inattendue du paludisme a été observée dans le Sud-Ouest de la Grande
Île durant le premier semestre de 2012. Le nombre de cas signalés a été multiplié par
2,5 à 10 lors de cette épidémie qui a touché toutes les catégories d’âge de la population.
Cette zone qui était endémique à transmission pérenne, épargnée autrefois par les
épidémies, y était devenuesensible (ministère de la Santé publique de Madagascar,
2012).
2 Le paludisme est une maladie infectieuse due aux parasites du genre Plasmodium. À
Madagascar, 90 % des cas de paludisme sont causés par l’espèce P. falciparum (Aubry et
Gaüzère, 2015). Le parasite du paludisme se transmet, la nuit, lors de la piqûre par un
moustique femelle du genre Anopheles. P. falciparum peut entraîner des complications
puis la mort en cas de prise en charge tardive du patient.

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II. Objectifs et problématique


3 Dans le contexte d’une volontéaffichée du gouvernement malgache et de ses
partenaires financiers et techniques d’atteindre les objectifs d’un développement
durable en matière de paludisme (ministère de la Santé publique de Madagascar, 2012 ;
OMS, 2015), et dans une démarche de mise en œuvre d’un système de couverture
médicale universelle pour la population malgache, cette analyse a pour principal
objectif d’apporter des éléments de réflexion sur l’adaptabilité des mesures de lutte à la
réalité du terrain, en identifiant les déterminants de la vulnérabilité au paludisme de
cette population.
4 Il s’avère important de comprendre pourquoi le paludisme reste un problème de santé
publique à Madagascar malgré les efforts consentis pour la lutte.
5 Pour répondre à cette question, le contexte de prévalence des infections plasmodiales
et l’accès aux soins et à la santé en cas de fièvre présumée palustre ont été étudiés.
L’analyse s’est concentrée, dans deux districts, sur des déterminants
multidimensionnels (Becerra, 2012) de la vulnérabilité au paludisme :
• à caractère géoclimatique et épidémiologique,
• relatifs aux interventions de lutte contre le paludisme, ou
• socio-économiques et comportementaux.

III. Matériels et méthodes


6 Les données ont été collectées en 2014.

1) Zones d’étude

7 Deux districts ont constitué les zones d’étude. Les districts d’Ankazobe et de Brickaville,
distants de 300 km l’un de l’autre, ont été choisis pour leurs différences
épidémiologiques et bioclimatiques, pour leur diversité socio-culturelle et pour la
particularité des actions de lutte contre le paludisme réalisées dans chacun d’eux.
Brickaville est localisé sur la côte est de la Grande Île, à 220 km de la capitale. Ankazobe
est situé sur les Hautes Terres, à 70 km au nord de la capitale Antananarivo, à 1 253
mètres d’altitude. Deux communes par district ont été choisies selon leur accessibilité
par rapport aux formations sanitaires.

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Figure 1. Carte de Madagascar et localisation des districts d’Ankazobe (en rouge) et de Brickaville
(en bleu)

2) Méthode mixte

8 Une approche mixte a été utilisée. La pertinence de l’utilisation de méthodes


qualitative et quantitative combinées est soutenue dans des études d’évaluation de
programmes, notamment en santé publique (Pluye et Hong, 2014 ; Pluye, 2012 ; Ridde,
2013). Les résultats préliminaires de l’analyse des données qualitatives ont permis
d’ajuster le questionnaire de l’enquête quantitative (AIMS, 2010 ; Hunt et Lavoie, 2011).

3) Production des données qualitatives : entretiens individuels

9 Au total, 62 entretiens semi-directifs ont été conduits en face à face avec des acteurs de
la lutte contre le paludisme (Angers, 1996 ; Houéto, D’Hoore et Deccache, 2008). Il
s’agissait d’habitants (hommes, femmes, femmes enceintes, malades, non malades), de
soignants de centres de santé de base2, d’agents communautaires (AC)3, de guérisseurs
traditionnels, d’un maire, de chefs de fokontany4, de chefs traditionnels, de personnel
d’école primaire publique, de cadres des services de santé de district (SSD), de
responsables d’organisations non gouvernementales partenaires et de colporteurs de
médicaments. Des discussions informelles et des informations par observation ont
complété ces entretiens. L’identification des participants suivait le principe de « la
boule de neige ». La collecte des données a été poursuivie jusqu’à
« saturation des informations ».

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4) Collecte et analyse des données quantitatives

10 L’approche quantitative comprenait une enquête à dimension sociodémographique,


épidémiologique et économique dans la population. En considérant les ménages comme
unité statistique, et afin de pouvoir estimer un taux de 50 % avec un intervalle de
confiance bilatéral à 95 % et une précision de 5 %, il était nécessaire de recruter au
minimum 400 ménages par district. En estimant que la taille moyenne des ménages
était de 5 individus, l’échantillon attendu était de 2 000 personnes par district. Les
ménagesont été sélectionnés par cheminement aléatoire au sein des villages.
11 Ainsi, les échantillons d’Ankazobe et de Brickaville comptaient respectivement 2 101
individus et 1 942 individus, soit au total, 4 043 individus, issus de 803 ménages. Les
individus inclus représentaient en moyenne 95 % des individus sollicités.
12 L’effet « grappe » dû à la non-indépendance des observations effectuées dans un même
fokontany (i. e. quartier) a été contrôlé dans les analyses en utilisant les fonctions « svy »
du logiciel Stata adaptées au plan d’échantillonnage, i. e. stratification par district et
agrégation par fokontany. Les fonctions « svy » ont permis de tenir compte du plan
d’échantillonnage dans l’estimation des variances pour le calcul des intervalles de
confiance et les tests de significativité en régression logistique ou linéaire, bi- ou multi-
variée.

IV. Vulnérabilité liée aux conditions bioclimatiques


13 Quatre faciès (équatorial, sahélien, tropical, de montagne)épidémiologiques sont
décrits selon le contexte bioclimatique des zones à Madagascar (Aubry et Gaüzère,
2015 ; INSTAT, 2010). Les conditions bioclimatiques chaudes et humides de la côte est
(zone de Brickaville) favorisent le développement des larves de moustiques vecteurs
des plasmodiums, et entraînent une exposition pérenne de la population au paludisme.
Son incidence y est généralement élevée. Brickaville présente un faciès de paludisme de
type équatorial. Le faciès équatorial se caractérise par une forte transmission des
plasmodiums tout le long de l’année. À Ankazobe, le climat sec et tempéré ne convient
pas à la longue survie des moustiques. L’incidence du paludisme y est relativement
faible, et la transmission des plasmodiums est observée entre avril et juin. Ankazobe
présente un faciès de montagne avec un paludisme instable et présentant un profil
épidémique lié à sa transmission saisonnière. La vulnérabilité liée au paludisme est
donc plus grande à Brickaville qu’à Ankazobe.
14 Le graphique suivant montre la différence de prévalence de la fièvre et de l’infection
plasmodiale entre les deux districts pendant les trois mois précédant l’enquête. Le
nombre d’individus étant décédés du paludisme donne un ordre d’idée de la différence
du taux de mortalité attribuée au paludisme entre les deux zones.

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Figure 2. Fréquence du paludisme, de la fièvre et des décès attribués au paludisme

Source : données du projet PALEVALUT, 2014

V. Vulnérabilité liée aux activités de lutte contre le


paludisme et aux pratiques des soignants
15 À Madagascar,la prévention, le diagnostic et le traitement du paludisme sont pris en
charge par le programme national de lutte contre le paludisme (PNLP) et sont donc
supposés gratuits pour la population. Les opérations de lutte consistent notamment à :
• diagnostiquer le paludisme par un test de diagnostic rapide (TDR) ;
• traiter les malades atteints de paludisme par Artemisinin-based combination therapy (ACT) ;
• distribuer des moustiquaires imprégnées d’insecticide de longue durée (MILD) à la
population ;
• administrer un traitement préventif intermittent à base de sulfadoxine-pyriméthamine, aux
femmes enceintes ;
• réaliser une campagne d’aspersion intra-domiciliaire d’insecticide dans les ménages des
zones à faible transmission ;
• sensibiliser et éduquer la population à la lutte contre le paludisme par des séances
d’Information-éducation-communication (IEC).
16 Le graphique suivant (Figure 3) montre le niveau de réalisation des actions de lutte
à Ankazobe et à Brickaville. Ces données concernent les individus ayant eu de la fièvre
et ayant consulté un personnel médical, durant les trois mois précédant l’enquête.
17 L’utilisation de TDR étaitfaible à Ankazobe. Un peu plus de la moitié des individus
venus consulter pour une fièvre ont été diagnostiqués par TDR à Brickaville. Le taux de
prise d’ACT était relativement élevé mais n’était pas conforme à ce qui était attendu.
Brickaville se distinguait aussi par la pratique significativement plus fréquente de
l’injection de quinine en cas de fièvre. L’injection de quinine n’est justifiée que dans les
formes compliquées ou graves de paludisme. Elle devrait être exceptionnelle. À

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Brickaville, il semble donc exister un excès important d’utilisation de ce médicament


par injection intramusculaire.
18 L’approche qualitative a permis d’éclairer les causes de ces anomalies apparentes dans
la prise en charge des fièvres et du paludisme.

1) Le diagnostic du paludisme

19 En l’absence de méthode diagnostique fiable (microscopie et TDR, notamment),


l’identification des cas de paludisme reposait sur la présomption de paludisme en
présence de fièvre, de quelques autres signes cliniques peu spécifiques et en l’absence
de signes évoquant une autre pathologie. Le manque de spécificité de cette approche
diagnostique a pu entrainer un traitement abusif des cas de fièvre par des
antipaludiques (favorisant la sélection et l’extension de la résistance de P. falciparum
aux antipaludiques) et une surestimation de l’incidence du paludisme (Rakotomalala
et al., 2015).

Figure 3. Fréquences des actions de prise en charge du paludisme chez les patients ayant eu de la
fièvre et ayant consulté un personnel médical (NA=85 et NB=264)

Source : données du projet PALEVALUT, 2014

20 Dans les deux zones d’étude, la rupture de stocks de TDR a été évoquée fréquemment 5,
par les habitants, les soignants et les responsables dans les SSD. Cela a pu avoir un
impactnégatif sur les pratiques des soignants mais aussi sur l’estimation du nombre de
cas de paludisme.
21 L’absence d’utilisation de TDR entraînait une confusion entre fièvres dues au paludisme
et celles dues à d’autres pathologies. Par conséquent, les traitements prescrits n’étaient
pas toujours appropriés. Le verbatim suivant rapporte le cas d’une fièvre pesteuse prise
pour une fièvre palustre, à cause de l’absence de TDR.
Une fois, je me suis trompé totalement et cela a coûté la vie d’une personne. […] La
grosse fièvre m’a fait penser directement au paludisme compliqué […]. De plus, je
n’avais pas aperçu de bubon sous les aisselles pour penser à la peste bubonique […].
(médecin)
22 Le médecin injecta de la quinine6 au malade mais ce dernier mourût le lendemain. Un
test biologique post-mortem réalisé par le SSD a permis d’identifier une infection par
Yersinia pestis, l’agent de la peste.

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23 Pour éviter une erreur, les soignants prescrivaient des traitements sans diagnostic
précis, sur un mode probabiliste, presque « au hasard ».
Je me demande à chaque fois si c’est du paludisme ou non […]. Je n’ose pas prescrire
un traitement de paludisme uniquement car j’ai peur qu’il s’agisse d’une autre
maladie. Je donne un traitement antipaludique et j’ajoute d’autres médicaments.
Les malades en sont guéris, mais on ne sait plus si c’était du paludisme et donc
traité, ou si c’était l’effet des autres médicaments… C’est comme ça que je vis les
choses ! [Rire]. (médecin)
24 Le manque de TDR faussait les statistiques sur le nombre de cas de paludisme. En fait, le
nombre de cas de paludisme déclaré au SSD devait être conforme au nombre de TDR
utilisés.Or, avec la rupture de stocks de TDR, des cas de paludisme présumés sur la base
des signes cliniques ont tout de même
été traités par des antipaludiques par les soignants. Il s’agit d’une pratique appropriée
en l’absence de TDR, pour sauvegarder les chances de guérison des patients.
Mais, selon les soignants, ces déclarations de cas de paludisme en nombre supérieur à
celui des TDR utilisés, étaient interprétées dans les SSD comme une surestimation du
nombre de cas par les soignants des centres de santé de base, dans le but d’obtenir plus
de TDR. Cependant, la non-déclaration des cas de paludisme non diagnostiqués par TDR
limitait aussi la justification de l’approvisionnement en ACT, augmentant ainsi les
risques de rupture de stocks de médicaments.
25 Depuis que le diagnostic repose sur l’utilisation de TDR plutôt que sur la présomption
de paludisme en cas fièvre, le nombre de cas déclarés de paludisme a baissé (Direction
de la Veille sanitaire et de la surveillance épidémiologique, 2012 ; Rakotomalala et al.,
2015). Cette baisse apparente de l’incidence du paludisme est possiblement due, en
partie, à la non-déclaration des cas non diagnostiqués par TDR, faute d’intrants. Un
cercle vicieux de rupture de stocks de TDR provoquant une sous-déclaration du
paludisme et limitant finalement les possibilités de commande des TDR a pu s’installer.
Des ruptures de stocks de médicaments ont pu aussi être la conséquence de ce défaut.

2) Le traitement du paludisme

26 L’antipaludique ACT, le traitement de référence, est présenté sous trois formats suivant
l’âge des patients : ACT Nourrisson, ACT Enfant et ACT Adulte. Les ACT doivent être
prescrits à la suite d’un TDR positif (TDR+) pour le paludisme.
27 Le principal problème dans l’utilisation des ACT était lié aux ruptures de stocks de ces
médicaments. Pour faire face à la situation, des soignants ont « bricolé ».Le manque
d’ACT Adulte (le format le plus souvent en rupture de stocks), a conduit des soignants à
doubler la dose d’ACT Enfant pour traiter des adultes, et inversement à fractionner une
formulation pour adulte afin de traiter des enfants. Cette pratique expose à des erreurs
de dosage potentiellement dangereuses pour le patient.
Effectivement, les ACT Adulte manquent contrairement aux ACT Nourrisson et ACT
Enfant. Nous avons donné l’ordre aux médecins des centres de santé de base de
prescrire des ACT Enfant aux adultes, en doublant la dose. Scientifiquement
parlant, tenant compte des principes actifs, … nous ne savons pas si c’est correct ou
non… Pareillement, nous avons dicté de prescrire des ACT Enfant aux nourrissons,
en réduisant la dose à moitié. […] Cela ne fausse pas la comptabilité du nombre
d’ACT prescrits [par rapport au nombre de TDR+ réalisés], car dès le départ, la
quantité d’ACT Enfant commandée est doublée pour permettre les prescriptions
pour les adultes.(cadre de SSD)

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28 Lorsque les ACT n’étaient pas disponibles dans les centres de santé de base, il était
demandé aux patients et à leur famille d’en acheter sur le marché, suivi du « bricolage »
de la posologie.
C’est l’approvisionnement en ACT qui pose le plus problème. Quand les ACT Adulte
manquent, les patients sont priés d’acheter des ACT Enfant dans les dépôts de
médicaments. (cadre d’un SSD)
29 Cependant, demander aux malades d’acheter des ACT sur le marché ne garantissait pas
l’acquisition des médicaments par ces derniers, la prise de manière correcte d’au moins
la première dose, la parfaite compréhension de la posologie du traitement et la qualité
des médicaments (respect des conditions de conservation et de la date de péremption
par exemple). Les médecins ont affirmé qu’il leur était impossible de suivre les
traitements lorsque les médicaments devaient être acquis en dehors des centres de
santé.
30 Chez les adultes, en l’absence d’ACT, le paludisme non compliqué était parfois traité par
de la chloroquine (médicament dont l’utilisation contre le paludisme est proscrite à
cause de la résistance de P. falciparum) associée à de la tétracycline ou de la doxycycline.
La posologie appliquée était la suivante :
Il faut partager en deux le dosage de chloroquine de 10 mg/kg/jour… à prendre en
deux prises (par jour), pendant trois jours au minimum à cinq jours, accompagné de
tétracycline. Il faut u
tiliser de la tétracycline 250 mg. Il faut prendre 2 comprimés le matin, 2 comprimés
à midi, et 2 comprimés le soir… c’est-à-dire 500 mg trois fois par jour pendant 5
jours.(médecin)
31 Cette posologie combinant la chloroquine et une cycline dont la vitesse d’action contre
les plasmodiums est insuffisante ne permet pas de traiter correctement le paludisme et
expose le patient à un risque
évolution vers un paludisme grave [C. Rogier, communication personnelle]. Elle n’a
d’ jamais été recommandée par l’OMS ou le PNLP.
32 L’approvisionnement régulier d’ACT Enfant et Nourrisson, contrairement aux ACT
Adulte, semble être liée à une priorisation de la prise en charge des enfants, alors que
les individus des autres classes d’âges étaient aussi concernés par le paludisme(Rogier
et al., 2013). En outre, Madagascar a connu des difficultés d’approvisionnement en
intrants suite à une suspension des financements du Fonds mondial liée à des
mauvaises pratiques (corruption) de membres d’organismes nationaux en charge de
l’approvisionnement (GF-OIG-13-052, 2014). Ces ruptures de stocks d’ACT pourraient
avoir entraîné une surmortalité par paludisme qui était évitable.

3) La prise en charge du paludisme grave

33 D’après les consignes des SSD, conformes à celles du PNLP, les cas de paludisme grave
ne devaient pas être traités au niveau des centres de santé de base, mais devaient être
évacués dans un centre hospitalier.Cependant, le coût de l’évacuation sanitaire était
souvent exorbitant pour les familles. Les soignants étaient suppliés par les familles de
soigner sur place les malades. Ainsi, il arrivait souvent que des soignants prennent en
charge des cas compliqués de façon délocalisée, avec administration par voie
intraveineuse de doses de quinine, en dépit des recommandations. En outre, faute de
capacité d’accueil dans la plupart des centres de santé de base, les malades sous
perfusion étaient hébergés par des ménages aux alentours des formations sanitaires.

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Cette disposition rendait difficile le suivi du traitement des patients par les médecins.
Ces derniers ont déclaré ne pas avoir le choix de faire autrement. Un soignant a aussi
évoqué le coût des intrants à payer pour la perfusion (seringues, perfuseur, flacons de
soluté glucosé à 5 %, ampoules injectables) en plus des médicaments autres que les ACT.
Pour éviter de faire payer les flacons de soluté glucosé et le perfuseur aux familles, et
de suivre pendant plusieurs jours les malades sous perfusion, un soignant a décidé
d’administrer directement par voie intramusculaire les doses de quinine. D’après lui,
cette pratique était bien connue des autres médecins.
Les spécialistes n’accepteront jamais, mais nous, les médecins sur le terrain,
n’avons pas le choix. […] Nous diluons la solution et nous l’injectons bien
profondément en IM (intramusculaire). Le plus important pour nous, c’est la
guérison des patients […]. Il faut tout simplement donner de l’eau sucrée au malade,
s’il arrive à boire, pour éviter l’hypoglycémie que peut entraîner la grande dose de
quinine introduite d’un coup. (médecin)
34 Pourtant, l’injection intramusculaire de quinine est à l’origine d’abcès pouvant léser le
nerf sciatique, et entraîner des paralysies définitives et des douleurs importantes
(Bileckot et al., 1992). C’est pour cette raison que ce mode d’administration de la
quinine est proscrit.
35 Le choix du PNLP d’imposer l’enregistrement des patients ayant un paludisme
compliqué auprès des structures hospitalières est justifié sur le plan théorique mais se
révèle inadapté sur le terrain, poussant les soignants à adopter des pratiques
inappropriées et potentiellement dangereuses.

4) La mise en œuvre des mesures préventives

36 Les données géoclimatiques et épidémiologiques justifiaient la différence des stratégies


de lutte menées à Brickaville et àAnkazobe. L’aspersion intra-domiciliaire d’insecticide
réalisée à Ankazobe visait à réduire la densité et le temps de survie des moustiques
vecteurs qui se reposent, après leurs repas sanguins nocturnes, à l’intérieur des
maisons. Ce type d’action a surtout prouvé son intérêt dans les zones où les moustiques
se reposent plus à l’intérieur qu’à l’extérieur des maisons (comme à
Ankazobe), contrairement à leur comportement dans les zones où les conditions
climatiques sont plus favorables à l’extérieur des maisons (comme à Brickaville) [C.
Rogier, communication personnelle].
37 Quant aux MILD, la dernière campagne de distribution avant l’enquête s’était déroulée
en 2011 et 2012. Le quota de moustiquaires des ménages était fixé à 1 MILD/3
personnes. Dans notre étude, les participants âgés de 15 ans et plus (4 041 individus)
ont été interrogés sur le nombre de fois où ils ont dormi la nuit sous une moustiquaire
durant les deux semaines précédant le passage des enquêteurs. Plus d’individus ont
dormi « toutes les nuits »sous moustiquaires à Brickaville (96,5 %) qu’à Ankazobe (70 % ;
OR=12,8 ; IC 95 % : 5,68-28,8 ; p<0,001 ; Figure 4). Parmi les 587 individus qui n’avaient
pas dormi régulièrement sous moustiquaires, 24,5 % (IC 95 % : 13,3-35,8) ont évoqué
l’insuffisance du nombre de moustiquaires disponibles. Les entretiens qualitatifs ont
permis d’apprendre que même si le quota d’une MILD pour trois personnes était
respecté lors de la distribution, il était inévitable que des individus dormissent hors
moustiquaires. En réalité, certaines catégories de personnes ne pouvaient pas dormir
ensemble pour des raisons coutumières ou de confort (par exemple, un frère et une

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sœur sont interdits par la coutume de dormir ensemble, à partir de l’adolescence ;


un adulte nepeut pas partager le même lit que ses parents).
38 La proportion de femmes enceintes ayant pris des antipaludiques préventifs lors des
consultations prénatales était faible (28,4 % pour NA=134 ; 43,3 % pour NB=68 ; Figure 4).
La prise d’antipaludiques était deux fois moins fréquente à Ankazobe qu’à Brickaville
(OR=0,5 ; IC 95 % : 0,2-0,8 ; p=0,018), sans différence significative en fonction de l’âge de
la femme et de l’âge de la grossesse.
39 Depuis la rupture de stocks de sulfadoxine-pyriméthamine en 2013 dans ces districts, il
était demandé aux femmes enceintes d’en acheter sur le marché. Mais devoir acheter le
médicament augmentait le coût de la consultation prénatale. Bien que théoriquement
prise en charge par le PNLP et donc gratuite pour les gestantes, la consultation
prénatale était payante pour 64,4 % des femmes enceintes d’Ankazobe et 33,8 % des
femmes enceintes de Brickaville. Ensuite, demander aux gestantes d’acheter le
traitement préventif sur le marché ne garantissait pas l’acquisition des médicaments, la
prise de manière correcte de la dose par ces femmes, et la qualité des médicaments.
Ainsi, dans certaines formations sanitaires, les femmes enceintes n’avaient plus
bénéficié de traitement préventif intermittent depuis le début de la rupture de stocks.
40 Certains responsables de SSD semblaient justifier la distribution de routine de MILD et
de traitement préventif intermittent pour les femmes enceintes par des critères autres
que ceux concernant la lutte contre le paludisme.
Le problème est que la distribution de routine a été suspendue suivant un ordre
« d’en haut » sous prétexte que la population a reçu trop de choses durant les
campagnes et que ces moustiquaires offertes risquent d’être négligées par la
population. (médecin)
De toutes les façons, peu importe que les femmes enceintes reçoivent ou non le kit
préventif contre le paludisme ! ! Elles bénéficient déjà d’autres offres. Il n’y a pas
que les moustiquaires et le traitement préventif intermittent !
Premièrement, elles bénéficient toujours de toutes sortes de sensibilisation.
Deuxièmement, si elles consultent dans un centre de dépistage du VIH/sida
7
,elles seront dépistées gratuitement. Elles y bénéficient aussi d’un dépistage de
syphilis. La sulfadoxine-pyriméthamine ou les moustiquaires sont des bonus, s’il y
en a de disponibles, sinon, rien. (cadre d’unSSD)
41 Tous les soignants étaient unanimes quant à lanécessité d’organiser des séances d’IEC.
Mais, ils ont déclaré ne pas avoir le temps de se déplacer dans les fokontany pour le
faire. De plus, les habitants ne leur semblaient pas vouloir consacrer du temps pour ce
genre de discours. En revanche, certains soignants prenaient parfois le temps de
diffuser les messages-clés autour du paludisme lors des consultations. D’autres
intervenaient pour une brève IEC lors des rares événements sociaux qui réunissaient
des gens (à la fête de l’école du village, par exemple).
42 Durant les 12 mois précédant l’enquête, la population d’Ankazobe avait étéplus souvent
touchée par l’IEC (49,5 %) que celle de Brickaville (33 % ; OR=0,50 ; IC 95 % : 0,34-0,73 ;
p=0,002 ; Figure 4). Dans l’ensemble, moins de la moitié de la population avait été
touchée par au moins un message d’IEC durant les 12 derniers mois précédant
l’enquête. Les médias d’IEC les plus cités étaient « les émissions radio » et « les
affichages ». L’irrégularité de la couverture en réseau radio de la zone de Brickaville
expliquait la faible exposition à l’IEC par rapport à Ankazobe. Cette faible couverture en
éducation de la santé expliquait en partie la faible connaissance sur le paludisme par la
population. Selon une autre étude, des habitants ont compris à travers la sensibilisation

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à la radio que le paludisme ne concernait que la capitale (Mattern et al., 2016), ce qui
était faux.
43 Le graphique suivant récapitule le taux de couverture des actions préventives réalisées
(taux d’utilisation des moustiquaires : NA=2 101, NB=1 940 ; proportion de grossesses
avec traitement préventif intermittent : NA=43, NB=19 ; taux d’exposition aux IEC :
NA=1 066, NB=1 107).

Figure 4. Taux d’utilisation et d’exposition aux mesures préventive

Source : données du projet PALEVALUT, 2014

44 Parmi les mesures de lutte contre le paludisme, de la prise en charge des cas de fièvre
aux mesures préventives, nombreuses étaient celles qui n’étaient pas mises en œuvre
de façon appropriée ou en fréquence suffisante. Certaines étaient par ailleurs conçues
d’une façon irréalisable sur le terrain par une population particulièrement démunie.
Ces défaillances de l’organisation et de l’offre de soins et de services contribuaient à la
vulnérabilité liée au paludisme de la population.

VI. Vulnérabilité liée aux comportements


thérapeutiques et préventifs de la population
45 Le comportement de recours aux soinsmédicaux dépendait de la représentation de la
maladie et de l’accessibilité financière et physique de ces soins. Les modalités
d’utilisation des MILD ne contribuaient pas souvent à la protection contre les piqûres
de moustiques.

1) Le recours aux soins

46 L’analyse de recours aux soins portait sur les individus âgés de plus de 15 ans, ayant eu
de la fièvre durant les trois mois précédant l’enquête (Figure 5). Globalement,
l’automédication et le non-recours (ne pas se soigner) marquaient l’itinéraire
thérapeutique de la majorité de la population. Le faible taux de recours aux

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tradipraticiens est présumé être lié à une sous-déclaration que l’approche qualitative
nous a permis de comprendre. La consultation de tradipraticiens en cas de fièvre ou de
paludisme a été mentionnée aussi bien par les soignants que par les autres répondants
dans les entretiens. Le recours aux soins médicaux (y compris aux AC) n’étaitque de
35 % à Ankazobe et de 60 % à Brickaville. Le recours aux centres hospitaliers des
districts concernait surtout les malades référés par les médecins des centres de santé
de base pour complication du paludisme.

Figure 5. Fréquences des types de recours en cas de fièvre (NA=242, NB=445)

Source : données du projet PALEVALUT, 2014

2) La représentation du paludisme et la perception de la gravité de


la fièvre

47 Le choix du recours dépendait aussi de la représentation de la maladie et de la


perception de la gravité des symptômes. Dans notre étude, la fièvre était perçue comme
un état de santé anodin. La chaleur, l’exposition au soleil, le passage d’une saison à
l’autre, la fatigue, étaient les causes les plus citées de la fièvre. Souvent, surtout chez les
adultes, la fièvre n’était pas immédiatement traitée. Lorsqu’elle durait, elle était parfois
traitée par du paracétamol pris en automédication. La fièvre prenait la qualification de
tazomahery (« fièvre forte »)avec l’apparition d’autres signes de gravité et la persistance
de la fièvre. C’est à ce stade que des noms de maladies étaient évoqués comme étant à
l’origine du tazomahery, entre autres le tazomoka (signifiant « fièvre de moustique ») ou
paludisme. Mais la majorité ne faisait pas le lien avec les moustiques malgré le nom de
la maladie qui mentionne ce vecteur. La croyance au sortilège, à une malédiction à la
suite d’infraction contre la morale ou le culte des ancêtres, conduisait au recours à des
tradipraticiens. Par ailleurs, la convulsion était souvent perçue comme de la
compétence des tradipraticiens. La dangerosité du paludisme était perçue par la
connaissance de cas de décès du paludisme. La perception de la dangerosité du
paludisme

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était associée positivement au recours aux professionnels de santé et était plus


fréquente à Brickaville.
De leur côté, les soignants se plaignaient du recours aux soins médicaux tardif des
patients. Selon eux, les malades se présentaient souvent à un stade avancé de la
maladie.

3) Le coût du recours aux soins médicaux

48 Le coût du recours était significativement plus élevé à Brickaville qu’à Ankazobe. Les
soins médicaux professionnels étaient significativement plus chers que les autres types
de recours. Cela suggère que le coût pouvait être l’un des principaux déterminants des
recours (Figure 6).

Figure 6. Proportion des malades selon le coût (en Ariary8) et le type de recours aux soins, en cas
de fièvre (NB=377, NA=127)

Source : données du projet PALEVALUT, 2014

49 Le coût de traitement du paludisme grave n’est pas pris en charge (ministère de la


Santé publique de Madagascar, 2012). Ce coût incluait le prix des médicaments (autres
que les ACT), les frais liés à l’hospitalisation, les autres frais indirects, particulièrement
ceux de l’évacuation sanitaire en voiture vers un centre hospitalier.
Au moins, ils doivent dépenser dans les 200 000 Ar pour emmener le malade à
Ankazobe. Savez-vous que la location de taxi-brousse de [cette formation sanitaire]
à [l’hôpital de référence] coûte 150 000 Ar ? Le taxi-brousse doit être payé au
nombre de places de la voiture. Une fois là-bas, ils doivent encore payer les soins,
les médicaments et se débrouiller pour tout le reste. (médecin)
Le problème est que la famille doit prendre à sa charge le coût de l’évacuation. En
cas de haute complication de la maladie, le malade doit être sous perfusion d’ici. La
famille doit absolument louer une voiture pour l’emmener. Mais la location de
voiture coûte entre 60 000 et 100 000 Ar. (médecin)
50 Ce coût de la prise en charge du paludisme grave contribue à la vulnérabilité liée au
paludisme dans la mesure où il peut retarder ou ne pas permettre les soins dans les
centres hospitaliers, et contraint les médecins communautaires à « bricoler » des soins
et une prise en charge sur place, aux risques et périls des malades.

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4) L’accessibilité physique des formations sanitaires

51 Un autre déterminant majeur connu du recours aux soins est la distance à parcourir
pour rejoindre un centre de santé (Dunn et al., 2006). Dans notre étude, cette distance a
été mesurée en termes de durée de déplacement pour un trajet (Figure 7).
Généralement, les habitants se déplaçaient à pied ou en pirogue de leur domicile au
centre de santé de base. Le contexte financier de la population et l’enclavement ne
permettaient pas des déplacements en voiture. La durée du trajet vers les centres
hospitaliers (qui correspondent à la structure de santé la plus éloignée car se trouvant
en ville), était généralement plus courte car les habitants ne s’y rendaient que pour une
évacuation sanitaire, en voiture de location.

Figure 7. Proportion des malades selon la durée (en heure) d’un trajet et le type de recours pour
fièvre, en cas de recours unique (NB=371, NA=115)

Source : données du projet PALEVALUT, 2014

52 La disponibilité desmédicaments, leur accessibilité sur le marché informel (dans les


petites boutiques des villages et auprès des colporteurs) et la modicité de leurs prix
favorisaient l’automédication.
53 Dans cette analyse des coûts et de distance, le faible recours aux AC était paradoxal
(<8 % des cas de fièvre ; Figures 5, 6, 7). Rappelons que l’objectif de la participation des
AC à la lutte contre le paludisme était l’amélioration de l’accès de la population aux
soins médicaux. Ces AC sont des habitants présents au nombre de 3 à 5 dans chaque
fokontany et leurs prestations sont théoriquement gratuites. Cependant, les AC faisaient
souvent payer9 les ACT au prix de 100 Ar les doses de trois jours, accompagnés d’une
plaquette de Paracétamol vendue à 50 Ar le comprimé. Ces frais modiques ne
constituaient pas un frein à la consultation, ils étaient similaires aux coûts de
l’automédication, d’autant plus que les AC accordaient quasiment toujours un
règlement à crédit.
54 En revanche, la limitation de l’offre de soins des AC aux enfants posait problème.
D’ailleurs, les habitants et les AC auraient voulu que les AC puissent prendre en charge
aussi les adultes. Dans la pratique, certains AC prescrivaient des médicaments pour les
adultes, malgré la limitation de fonction et leur formation élémentaire.
Il y a beaucoup de cas de paludisme. Des adultes viennent me voir […]. Ils se
plaignent d’avoir des tremblements. Je leur fais un TDR. Puis je les envoie à l’hôpital

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avec la cassette [les résultats] pour qu’ils n’aient plus à faire un TDR une fois là-bas.
C’est tout ce que je fais mais je ne donne pas de médicaments. (AC)
Des fois, je leur [à des adultes] vends du Paracétamol. Je leur explique que j’ai peur
d’être sanctionnée si je leur prescris quelque chose, mais ils insistent… (AC)
55 Étant donné que la population connaissait les facilités financières offertes par les AC,
leur capacité à utiliser des TDR ou à prescrire des ACT, et la disponibilité des
médicaments à coûts modestes chez ces agents, notre analyse présume que la
principale explication du faible recours de la population aux AC en cas de fièvre était la
limitation de l’activité officielle de ces derniers à la prise en charge des enfants de
moins de 5 ans, alors que le paludisme touchait largement aussi les individus des autres
classes d’âge.
56 Peut-être existe-t-il aussi des raisons psychologiques, éventuellement en relation avec
la confiance que les AC inspirent à la population pour la soigner ? En effet, dans notre
étude, les enfants, présumés plus fragiles, étaient plus souvent conduits dans les
centres de santé que les adultes. Cela pourrait être lié à la représentation des médecins
comme offrant un meilleur service et une meilleure sécurité que les AC (Pourette,
Mattern et Raboanary, 2013 ; Rogier et al., 2013). La question n’a pas pu être
approfondie dans cette étude.

5) Mode d’utilisation des MILD

57 Le taux d’utilisation des moustiquaires (Figure 4) ne peut suffire pour évaluer le niveau
de protection contre les piqûres de moustiques. Pour ceux qui utilisaient les MILD, les
modalités d’utilisation de ce dispositif ont été analysées. L’heure habituelle
approximative à laquelle les individus commençaient à entrer effectivement sous les
moustiquaires, ainsi que l’heure habituelle approximative à laquelle ils les quittaient au
matin, ont été demandées. Tenant compte des heures auxquelles les anophèles
piquaient le plus (Lundwall et al., 2005), nous avons présumé qu’être sous moustiquaires
entre 20 heures au plus tard le soir et 6 heures au plus tôt le matin, et ce « tous les jours
de l’année », protégerait des piqûres des vecteurs du paludisme.
58 Bien que les enfants de moins de 5 ans fussent relativement mieux protégés, le niveau
de protection contre les piqûres de moustiques était faible. Le niveau d’exposition aux
piqûres de moustiques augmentait avec l’âge. Les entretiens ont révélé que les enfants
et les femmes enceintes étaient prioritaires pour utiliser les moustiquaires lorsqu’elles
étaienten nombre insuffisant dans le ménage. (Tableau 1)

Tableau 1. Proportion d’individus présumés protégés des piqûres de moustiques (en %)

N % IC 95 %

Total 3 553 33,2 27,3-39,6

Ankazobe 1 672 26,6 20,8-33,4

Brickaville 1 881 39 29,7-49,2

Âge

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<2 ans 198 62,6 51,9-72,2

2-4 ans 438 58,9 50,5-66,8

5-9 ans 562 47,9 40,4-55,4

10-14 ans 458 33,2 23,4-44,7

15-19 ans 299 23,4 15,6-33,6

20-49 ans 1 235 18,1 13,6-23,8

50 ans + 363 22,3 15,7-30,8

59 L’usage des MILD dans un autre objectif que de se protéger contre les moustiques
pourrait aussi aggraver la vulnérabilité liée au paludisme.
60 Parmi les 791 enquêtés, 9,7 % « connaissaient personnellement quelqu’un qui utilise des
moustiquaires pour autre chose que dormir dessous ». Les déclarations dans les
entretiens qualitatifs et nos observations ont évoqué la transformation des MILD en
filets de pêche, en cordes ou lanières, en poulaillers, en housse de matelas, en
rembourrage d’oreillers, pour protéger les parcelles de rizières des oiseaux ou pour
élever les alevins en pisciculture. Cependant, il pouvait s’agir de moustiquaires usagées
recyclées par des familles possédant et utilisant par ailleurs des moustiquaires en bon
état.
61 Rester en dehors des moustiquaires aux heures de piqûre des vecteurs, la pratique de
l’automédication, le non-recours aux soins de professionnels de santé ou d’AC, le
recours tardif aux centres de santé (Mattern et al., 2016) sont des comportements qui
pourraient être corrigés par une meilleure adaptation des messages d’IEC et un
renforcement de leur fréquence.

VII. Conclusion
62 L’approche mixte a permis de montrer qu’à Ankazobe et à Brickaville, la vulnérabilité
liée au paludisme persistait malgré les efforts de lutte consentis. Les conditions
écologiques et bioclimatiques de la transmission du paludisme sont invariantes mais
n’ont été que partiellement contrebalancées par les activités de lutte. Cette étude a
permis d’identifier quelques pistes d’amélioration de cette lutte :
étendre la population-cible des AC au-delà des enfants de moins de 5 ans, moyennant
une formation ajustée, permettrait d’augmenter l’impact des interventions ; envisager
la prise en charge du paludisme grave au niveau des centres de santé de base,
moyennant la formation et l’équipement des soignants, permettrait de prendre en
compte les contraintes financières de la population, leurs difficultés de déplacement
ainsi que les contraintes logistiques des médecins communautaires ;
identifier les failles dans la planification et la mise en œuvre des actions de lutte (pour
éviter les ruptures de stocks d’intrants) permettrait de mieux assurer leur efficacité.
Cette étude indépendante des institutions en charge de la lutte antipaludique permet

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99

d’en identifier les forces et les faiblesses et de proposer des solutions adaptées au
contexte épidémiologique et socioculturel local.

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Dagenais C. (dir.), Approches et pratiques en évaluation de programme, Montréal, Presses de
l’université de Montréal.

Pluye P. et Hong Q. N. (2014), « Combining the power of stories and the power of numbers: mixed
methods research and mixed studies reviews », Annual Review of Public Health, vol. 35, p. 29-45.

Pourette D., Mattern C. et Raboanary E. (2013), « Rapport de mission de l’étude qualitative


(Medali) ».

Rakotomalala R. S., Randriamihangy N., Zara A. N., Andrianarivelo A., Alson O. R. et


Rasamindrakotroka A. (2015), « Paludisme observé chez les patients fébriles au Centre de santé
materno-infantile de Moramanga en 2007-2009 », La Revue médicale de Madagascar, vol. 5, n° 1,
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Ridde V. (2013), « Personnes vivant avec le VIH, méthodes qualitatives et couvertures universelle
en santé », Sciences Sociales et Santé, vol. 31, n° 3, p. 29-37.

Rogier C., Randrianarivelojosia M., Kesteman T. et Vigan I. (2013), « Document de travail :


Résultats des études épidémiologiques du projet MEDALI ».

NOTES
1. L’objectif du projet PALEVALUT était de mettre au point, valider et publier, une méthodologie
pluridisciplinaire intégrée (« boîte à outils ») permettant l’évaluation de l’efficacité en conditions
réelles des stratégies de lutte contre le paludisme et l’identification des facteurs interférant avec
le déploiement et l’efficacité de ces stratégies. http://www.palevalut.org. L’étude PALEVALUT-
Madagascar a été réalisée au sein de l’Unité de paludisme et de l’Unité d’épidémiologie de
l’Institut Pasteur de Madagascar.
2. Les centres de santé de base (CSB) sont les formations sanitaires existantes au niveau des
communes.
3. Les agents communautaires (AC) sont des habitants choisis par les responsables des centres de
santé de base. Ils se voient dispensés une formation élémentaire pour la prise en charge des
maladies de l’enfant de moins de 5 ans. En matière de paludisme, les AC sont habilités à faire un
TDR, à prescrire des ACT en cas de paludisme simple et du paracétamol pour faire baisser la
température. Les cas de paludisme grave sont à signaler dans les centres de santé.
4. À Madagascar, le fokontany est la dernière subdivision administrative et géographique.
5. D’après les données quantitatives de PALEVALUT sur la disponibilité d’intrants, trois
formations sanitaires sur quatre ont connu des ruptures de stocks d’intrants. La durée de rupture
pouvait dépasser un an.
6. Le traitement du paludisme par injection de quinine est discuté supra.
7. Les formations sanitaires investiguées ne faisaient pas partie des centres de dépistage du VIH/
Sida.
8. Ariary (Ar) est la monnaie malgache. Le revenu moyen par habitant était proche de 2 518 Ar/
jour, en 2012. En 2014, 1 euro =3 200 Ar.

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101

9. Les AC constituaient des stocks de médicaments chez eux par leurs propres fonds. Ils se
faisaient rembourser en vendant aux prix d’achat aux personnes qui consultaient chez eux.
Lorsque les ACT et les TDR utilisés par les AC étaient fournis par les centres de santé (quand les
stocks le permettaient), les prix modiques étaient toujours appliqués et constituaient un maigre
profit pour les AC. Ce gain était approuvé par les responsables des SSD, compte tenu du statut de
bénévole des AC.

RÉSUMÉS
Le risque de décès, d’aggravation d’une maladie ou d’endettement dans ses suites, dépend des
dispositifs et moyens disponibles et accessibles à la population pour y faire face. Ainsi, la
vulnérabilité liée au paludisme dépend des contextes socio-économique et géoclimatique qui
déterminent le risque de transmission, des comportements individuels ou collectifs, et des
moyens des ménages pour faire face à la maladie, la prendre en charge ou la prévenir.
La présente étude vise à identifier les déterminants de la vulnérabilité liée au paludisme de la
population de Madagascar, en analysant le contexte et les comportements de prévention et de
recours aux soins médicaux en cas de fièvre. Une étude quantitative sur 4 043 personnes de 803
ménages a été combinée à une étude qualitative reposant sur une soixantaine d’entretiens, dans
deux districts, Ankazobe (Hautes Terres) et Brickaville (côte est), où le risque de paludisme et les
contextes psycho-sociaux différaient. Les données ont été collectées en 2014 dans le cadre d’une
thèse et d’une étude pluridisciplinaire, multicentrique et internationale (projet PALEVALUT 1),
pour laquelle un questionnaire et des guides d’entretien ont été développés, standardisés et
validés.
À Brickaville, les conditions bioclimatiques (chaudes et humides) sont plus favorables au
développement des moustiques vecteurs du paludisme qu’à Ankazobe. La survenue de fièvre, la
connaissance d’une personne décédée du paludisme, la perception de la dangerosité de cette
maladie, la citation de fausses croyances à son sujet, l’utilisation de moustiquaires, le recours à
un professionnel de santé et à un test sanguin pour son diagnostic, et le paiement de frais pour le
déplacement vers une structure de santé ou pour obtenir des soins en cas de fièvre, y étaient
significativement plus fréquents. En revanche, l’exposition à l’éducation pour la santé, la
compréhension du paludisme, le recours aux agents communautaires et la prise d’une
combinaison thérapeutique à base d’artémisinine en cas de prise d’antipaludique, y étaient
significativement moins fréquents qu’à Ankazobe.
Ainsi, à Brickaville où la prévalence du paludisme était la plus élevée, certaines connaissances,
attitudes et pratiques, associées à la prévention ou au traitement étaient plus fréquentes alors
que d’autres, notamment en matière thérapeutique, étaient plus souvent inappropriées.
L’écosystème, la disponibilité, l’accessibilité et la nature des lieux de recours, l’exposition à
l’éducation pour la santé, les pratiques médicales des soignants et des patients, différaient
significativement dans ces sites distants de moins de 300 km ou entre des sous-populations d’un
même site. Ces déterminants de la vulnérabilité liée au paludisme, multidimensionnels et
complexes, sont présentés et discutés ici sur les plans quantitatifs et qualitatifs.

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INDEX
Mots-clés : paludisme, fièvre, vulnérabilité liée au paludisme, recours aux soins, prévention,
Madagascar
Keywords : malaria, fever, vulnerability linked to malaria, seeking treatment, prevention,
Madagascar

AUTEURS
ANDRY HERISOA ANDRIANASOLO
LIR3S-UMR 7366, Institut Pasteur de Madagascar

EMMA RABOANARY
Institut Pasteur de Madagascar

CHIARELLA MATTERN
Institut Pasteur de Madagascar

THOMAS KESTEMAN
Institut Pasteur de Madagascar

DOLORÈS POURETTE
IRD - CEPED UMR 196

CHRISTOPHE ROGIER
Service de santé des Armées, ministère de la Défense

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Le repérage des patients en


situation de précarité par les
médecins généralistes
The identification of patients in precarious situations by general practitioners

Katia Mazalovic, Claire Zabawa, Pierre-Henri Roux-Levy et Maryse


Gaimard

I. Précarité : définitions et contexte


1 Le terme « précarité » est très utilisé, dans des registres variés, lui attribuant de fait un
caractère polysémique. Cette grande variabilité des sens relatifs au mot « précarité »
est inévitablement associée à des difficultés de traduction, limitant ainsi les possibilités
de comparaison internationales (Barbier, 2005 ; Cingolani, 2006). Il semble donc
important de définir ce terme dans un premier temps. Sur un plan étymologique, le
mot précarité est issu du terme latin precarius qui signifie « qui s’obtient par la prière ».
Ce terme est donc porteur d’un double sens, juridique et religieux, et implique un
principe de révocabilité. La définition proposée par Littré dès 1880 était plus précise et
désignait une prérogative s’exerçant « par permission » sinon « par tolérance » et
supposait également une « dépendance » (Littré, 1880). Plus tard, le dictionnaire
Larousse donne la définition et les exemples suivants, confirmant cette notion de
révocabilité et d’instabilité : «É
tat de ce qui est précaire. Qui n’existe ou ne s’exerce que par une autorisation
révocable :
poste précaire. Qui n’offre nulle garantie de durée, de stabilité, qui peut toujours être
remis en cause : santé précaire, emploi précaire. Qui est d’une sécurité douteuse : un
abri précaire ». Dans les années 1990, une définition socio-administrative de la
précarité a été élaborée, basée avant tout sur la situation d’un individu par rapport à
l’emploi (ministère des Affaires sociales et de l’Intégration, 1992 ; Sass, 2006a). Le Haut
conseil de santé publique, dans son rapport sur « la grande pauvreté et la précarité
économique », a produit une définition plus complexe, de par son caractère

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multidimensionnel :
état d’instabilité sociale caractérisée par la perte d’une ou plusieurs des sécurités,
notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs
responsabilités professionnelles, familiales et sociales et de jouir de leurs droits
fondamentaux » (Wrezinski,
1987). Cette dernière définition permet d’inclure d’autres dimensions qu’une dimension
purement économique, en différenciant la précarité de la pauvreté. La précarité est une
notion globale, tenant compte des différentes caractéristiques d’un individu
(biologiques, psychologiques et sociales). La précarité peut fluctuer dans le temps, en
fonction de la trajectoire sociale d’un individu. La précarité ainsi définie correspond
donc à un état potentiellement réversible, pouvant conduire à des situations
d’exclusion sociale ou d’extrême pauvreté, qui, quant à elles, ne sont plus réversibles.
Encore plus récemment, Furtos a défini la précarité comme une absence (ou une perte)
d’objet social (Furtos, 2000). Ici, un objet social est défini comme « quelque chose de
concret comme le travail, l’argent, le logement, la formation ou les diplômes »,
constituant, pour un individu donné, une « sécurité de base » lui permettant d’assurer
son statut social et de faire face à ses besoins. L’objet social défini ici tient sa valeur de
la sécurité qu’il apporte à l’individu, mais aussi de son aspect social, par le statut qu’il
accorde à l’individu au sein de la société (Furtos, 2000 ; Furtos, 2007).

II. La précarité : un repérage « objectif » difficile


2 En pratique, la complexité inhérente à cette notion de précarité rend son repérage plus
difficile. En effet, quand (et à partir de quand) peut-on dire qu’un individu est précaire
ou non ? Et sur la base de quel(s) élément(s) ? Lorsqu’il est nécessaire d’objectiver la
précarité, comme par exemple dans le domaine de la recherche, la procédure se
complexifie encore. Face à cette problématique d’évaluation de la précarité, de
nombreuses équipes ont développé différents scores (ou échelles).
3 Parmi les évaluations disponibles de la précarité, certaines sont dites « écologiques »,
c’est-à-dire utilisables sur une population, de façon collective (souvent, une zone
géographique donnée), à partir de données agrégées, et non sur un individu isolé
(Carstairs, 1989 ; Jordan, 2004 ; ministère des Affaires sociales et de l’Intégration, 1992).
Celles-ci utilisent fréquemment des indicateurs relatifs aux conditions de vies
matérielles, à certains équipements disponibles ou non. Ces échelles ont une utilité
dans certaines études épidémiologiques, mais ne rendent pas compte du caractère
multidimensionnel de la précarité.
4 D’autres évaluations sont dites « individuelles », c’est-à-dire qu’elles permettant de
statuer sur un individu donné. Parmi celles-ci, en excluant les scores non validés
(Robert, 2013) et ceux ne faisant référence qu’à la dimension matérielle de la précarité,
peu de scores restent disponibles (Adams, 2005 ; Pascal, 2006). Une équipe
néozélandaise a développé le score « NZiDep ». Ce dernier semble très difficilement
transposable au contexte européen (ou français) en raison de la spécificité de certains
items utilisés qui semblent peu pertinents dans notre environnement (par exemple, un
item interroge sur la nécessité pour une personne de porter des chaussures trouées)
(Salmond, 2006). Il en est de même pour le score turc, « FWID » (Eroğlu, 2007). En
Suisse, c’est le score « DIPCare-Q » qui a été développé. Le contexte économique et
social suisse étant relativement différent du contexte français, la transférabilité de ce

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score est également limitée. Par ailleurs, ce dernier est un score continu, ne permettant
pas de catégoriser les individus en « précaires » ou « non précaires » (Vaucher, 2012).
Enfin, le score « Handicap social », développé en France, semble peu adapté à un usage
répétitif en raison de sa longueur (111 items) et de sa validation effectuée
essentiellement en milieu hospitalier (Castiel, 2009).
5 Le score EPICES (évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres
d’examens de santé) a été construit en 1998, selon une méthodologie robuste et a été
validé sur une population importante dans les centres d’examens de santé français
(Moulin, 2005 ; Sass, 2006b). Ce score peut être utilisé comme une variable continue ou
comme une variable discrète, permettant dans ce cas de catégoriser les individus en
« précaires » ou « non précaires » (selon que leur score dépasse le seuil de 30 ou non)
(Labbe, 2007 ; Labbe, 2015 ; Sass, 2006b). Il tient compte du caractère multidimensionnel
de la précarité, en permettant l’identification d’une population non différenciée par des
marqueurs économiques (Sass, 2006b).

III. Relation entre précarité et santé


6 Sur un plan sanitaire, les personnes en situation de précarité sont particulièrement
concernées par les conséquences des inégalités sociales de santé. Cette catégorie de
personnes, dites « précaires », est donc une population particulièrement vulnérable sur
le plan sanitaire (Collet, 2001). Les personnes qualifiées de précaires (d’après différents
scores) présentent des indicateurs de santé plus mauvais, notamment en termes de
mortalité, de morbidité ou d’état de santé perçu, que le reste de la population (Labbe,
2015). La précarité, selon le score EPICES, est associée à de nombreux indicateurs de
santé péjoratifs (Moulin, 2006) : consommation de tabac élevée, consommation
journalière d’alcool plus élevée, en accord avec les résultats des valeurs biologiques
corrélées à cette consommation, obésité chez les femmes, absence de suivi
gynécologique (pour les dépistages de base), non-suivi médical chez les hommes.
7 Ces personnes en situation de précarité ne sont pas rares. En effet, selon le peu de
données disponibles, 20 % de la population française pourrait être considérée comme
précaire (ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1998 ; Robert, 2013). Ainsi, loin de
constituer des exceptions, les personnes précaires, plus vulnérables sur un plan
sanitaire, constituent une population sur laquelle des efforts de préventions spécifiques
sont nécessaires. Le médecin généraliste semble être l’acteur le plus stratégique pour
renforcer les efforts de prévention chez le groupe à risque que constituent les
personnes précaires. En effet, la médecine générale (ou soins de santé premiers)
constitue le premier niveau de soins offert par le système de santé français. Sa
proximité avec les patients, son accessibilité, son coût plus faible (en comparaison avec
les spécialités d’organes ou secondaires) constituent ses principaux avantages.
8 Cet enjeu d’équité des soins (faire plus avec ceux qui ont besoin de plus) nécessite, en
pratique, une identification des personnes précaires. Ainsi, avant d’évaluer la
possibilité (et l’efficience) d’un renforcement des efforts de prévention chez les
personnes précaires, il convient de s’interroger sur la possibilité d’une identification
préalable de la précarité chez les personnes accessibles à ces efforts, c’est-à-dire chez
les personnes consultant en médecine générale.

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9 Dans la suite de cet article, nous proposons d’évaluer la concordance entre le repérage
de la précarité par les médecins généralistes et le repérage par le score le mieux évalué,
à savoir le score EPICES.

IV. Méthode de recherche


1) Type d’étude

10 Une étude quantitative, observationnelle, transversale et multicentrique a été réalisée


en Bourgogne entre 2013 et 2014. Son objectif principal était l’évaluation de la
concordance entre le repérage de la précarité effectué instinctivement ou
spontanément par les médecins généraliste auprès des patients les consultant, et un
repérage effectué à l’aide d’un score, le score EPICES. Les objectifs secondaires étaient
d’étudier les variables associées à la concordance et à la discordance entre l’évaluation
spontanée du médecin généraliste et le score EPICES.
11 En s’appuyant sur les estimations disponibles quant à la prévalence de la précarité en
France (ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1998), le nombre de personnes à
inclure dans l’étude était de 200.

2) Population d’étude et recueil de données

12 Les médecins généralistes participants ont été recrutés parmi les médecins généralistes
maîtres de stages universitaires de Bourgogne, c’est-à-dire auprès des médecins
généralistes agréés pour recevoir des étudiants en médecine de septième et huitième
années. Ces médecins généralistes volontaires devaient, afin de pouvoir organiser le
recueil de données dans leur cabinet avec leur étudiant, pouvoir mettre à disposition
une pièce fermée au sein du cabinet médical. Cette nécessité « pratique » a limité de fait
le nombre de médecins généralistes pouvant participer. Les caractéristiques des
médecins participants ont été recueillies (âge, sexe, zone d’installation, durée
d’installation, opinion concernant leur rôle dans le repérage de la précarité et
utilisation des outils d’aide au repérage).
13 Pour des raisons de faisabilité, les inclusions des patients ne devaient pas perturber
l’apprentissage des étudiants en stage et devaient être concentrées sur certaines
périodes de stage. En tenant compte de ces contraintes, trois patients devaient être
inclus chaque jour, par l’étudiant en stage, sur de courtes périodes. Afin de limiter le
biais de sélection, les patients à inclure n’étaient pas choisis par les médecins
généralistes ou les étudiants en stage. Ainsi, les patients étaient ciblés par une liste de
randomisation, identifiant les patients en fonction de leur ordre de passage en
consultation sur l’agenda du médecin. Ces listes étaient établies à l’avance, à l’aide d’un
logiciel de randomisation, en se servant du nombre moyen de consultations effectuées
chaque jour par un praticien donné. Après la consultation d’un patient « ciblé » par la
liste de randomisation, il lui était proposé de participer à notre étude. Les patients
acceptant de participer étaient ensuite conduits dans une pièce différente du bureau de
consultation du médecin généraliste, afin d’y effectuer le recueil de données sur un
formulaire papier. Ce recueil comprenait le score EPICES ainsi que des données
sociodémographiques (âge, sexe, personne vivant seule ou en couple, niveau d’études,
profession et catégorie sociale, emploi pérenne ou non, personne bénéficiaire de la

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107

CMU, personne titulaire d’une assurance maladie complémentaire ou mutuelle).


Pendant ce temps, le médecin généraliste effectuait, de façon indépendante et en
aveugle, son évaluation du statut du patient vis-à-vis de la précarité. La question était
libellée de la façon suivante : « selon vous, le patient que vous venez de recevoir en
consultation est-il en situation de précarité ? Oui/Non »). Une évaluation du degré de
certitude du médecin était fournie en dessous de cette évaluation de la précarité
(échelle allant de 0 à 10 selon que le médecin était complètement incertain ou certain
de son évaluation).
14 Les patients inclus dans l’étude devaient répondre aux critères d’inclusion suivants :
être ciblé par la liste de randomisation, être majeur et en état de comprendre les
consignes données. Les patients sous tutelle, curatelle ou sauvegarde de justice étaient
exclus de l’étude. Les patients vus en visite à domicile étaient également exclus de
l’étude.
15 Les refus de participer ont été colligés anonymement, quelle qu’en fût la raison
invoquée, afin de rendre compte d’un éventuel biais de sélection.

3) Critères de jugement

16 Le score EPICES était utilisé pour catégoriser les patients participants en précaires ou
non précaires en fonction de leur score. Les participants ayant un score EPICES
supérieur à 30/100 étaient considérés comme précaires.
17 Les médecins généralistes devaient estimer la précarité de leurs patients en répondant
par oui ou non à la question suivante : selon vous, votre patient est-il en situation de
précarité ? Le médecin devait également évaluer son degré de certitude sur une échelle
de 0 à 10 (0 : pas certain du tout de son évaluation, et 10 : certain de son évaluation).
18 Les autres variables recueillies étaient : l’âge, le mode de vie (seul ou en couple), le
niveau d’étude (inférieur au baccalauréat, niveau baccalauréat, supérieur au
baccalauréat), la profession et catégorie socio-professionnelle selon l’INSEE (Institut
national de la statistique et des études économiques) (agriculteurs exploitants ;
artisans ; commerçants et chefs d’entreprise ; cadres et profession intellectuelles
supérieures ; professions intermédiaires ; employés ; ouvriers ; retraités ; autres
personnes sans activité professionnelle), la pérennité de l’emploi (emploi pérenne type
contrat à durée indéterminée vs emploi non pérenne, type contrat à durée déterminée),
la situation matrimoniale (personne seule vs en couple), le fait de bénéficier de la CMU
(Couverture maladie universelle, qui est une assurance santé complémentaire au
régime obligatoire, attribuée sous conditions de ressources de façon à dispenser une
personne de l’avance des frais liés à ses soins de santé, du ticket modérateur et de la
participation forfaitaire aux soins de santé), le fait de bénéficier ou non d’une mutuelle.

4) Analyse des données

19 Les données anonymisées recueillies ont été saisies puis analysées à l’aide du logiciel R
(version 3.1.1).
20 Conformément à la règlementation, une déclaration auprès de la Commission nationale
de l’informatique et des libertés (CNIL) a été effectuée (n° 1747242 v 0). Le
consentement écrit de chaque patient a été recueilli, après explication orale des
implications de notre étude observationnelle. Un score de concordance Kappa de Cohen

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entre le score EPICES et le repérage spontané effectué par le médecin généraliste a été
calculé. Des tests d’association d’une variable ont été effectués en cas de discordance ou
de concordance entre l’évaluation du médecin et le score EPICES, à l’aide des tests
usuels (Fisher, Chi 2 en fonction des effectifs attendus pour les variables qualitatives, ou
test de Student pour les variables quantitatives). Le seuil de signification a été fixé à
0,05 pour toutes les analyses. Une analyse multivariée des variables associées à la
concordance a été effectuée par régression logistique pas à pas.

V. Résultats et discussion
1) Population des médecins recrutant les patients

21 Parmi les 90 médecins généralistes maîtres de stage recevant des étudiants de septième
et huitième années, 32 médecins étaient volontaires pour participer et avaient des
locaux compatibles avec le recueil des données. Notre population d’étude étant
constituée uniquement à partir de ces cabinets médicaux, il convient de s’interroger
sur la représentativité des médecins généralistes maîtres de stage, par rapport à la
population des médecins généralistes dans son ensemble. Des études ont montré que
ces deux populations présentaient des différences (Berkhout, 2017). D’après leurs
données, les maîtres de stages diffèrent essentiellement par leur âge (ils sont plus
jeunes), par un exercice mixte plus fréquent, et par un exercice plus souvent localisé en
milieu rural. Les patients des maîtres de stage sont moins souvent bénéficiaires de la
CMU. Ainsi, notre échantillon est donc biaisé par ce recrutement effectué uniquement
parmi les maîtres de stages, pour des raisons de faisabilité. Ces différences semblent
toutefois ténues, même si notre mode d’échantillonnage était donc susceptible de
limiter la proportion de patients précaires inclus dans notre étude.
22 Parmi les médecins généralistes volontaires pour participer, 43,7 % étaient des femmes.
L’âge moyen de ces médecins était de 53,1 ans et ils étaient installés dans leur cabinet
depuis 21,8 ans en moyenne. Ils recevaient des étudiants en médecine en stage au sein
de leur cabinet depuis 7,3 années en moyenne. Les cabinets médicaux de ces médecins
étaient situés en zone urbaine dans 37,5 % des cas, en zone semi-rurale dans 34,8 % des
cas, et en zone rurale pour 28,1 % d’entre eux. La surreprésentation des médecins
exerçant en milieu rural peut en partie s’expliquer par le recrutement effectué parmi
les généralistes maîtres de stage. Toutefois, il est possible que le fait de devoir
bénéficier de locaux permettant le recueil de données par l’interne, en aveugle du
médecin, ait limité l’inclusion de médecins exerçant en zone urbaine, où les surfaces
des locaux professionnels sont inférieures.
23 Les médecins participants estimaient pour 93,7 % d’entre eux que le repérage de la
précarité faisait partie de leur rôle de médecin traitant, et 28,1 % déclaraient l’intégrer
systématiquement dans leur pratique. Une différence notable a donc été retrouvée,
avec d’un côté un intérêt déclaré pour la thématique de la précarité, intégrée au rôle du
médecin généraliste, et un repérage en pratique peu réalisé. Les causes de cette
ambivalence n’ont pas été identifiées ici. Néanmoins, l’hypothèse de difficultés dans la
mise en œuvre pratique de ce repérage peut être formulée.
24 L’exploration des moyens de repérage de la précarité connus par les médecins
généralistes participants à l’étude montrait que seulement 3 (9,4 %) médecins
participants connaissaient et nommaient spontanément le score EPICES comme étant

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109

un outil pour repérer la précarité. Parmi les critères utilisés en pratique pour estimer
ou identifier la précarité de leurs patients, 27 (83,9 %) médecins déclaraient prendre en
compte la profession, 25 (77,4 %) prenaient en compte l’aspect vestimentaire du
patient, 29 (90,3 %) considéraient la situation matrimoniale, 29 (90,3 %) intégraient le
fait de bénéficier de la CMU et 22 (67,7 %) appréciaient le niveau d’études de leurs
patients. Les éléments de repérage évoqués par les médecins participants pouvaient
être classés en deux catégories. La première était constituée d’éléments
« objectivables » comme la profession, le niveau d’études ou le fait de bénéficier de la
CMU et semble plutôt faire référence à des critères économiques permettant de déduire
ou d’approximer dans une certaine mesure un niveau de revenus pour la personne
concernée. La seconde catégorie, quant à elle, était constituée d’éléments moins
objectivables comme la tenue vestimentaire et/ou la situation matrimoniale.
L’utilisation effective de ces éléments semble plus complexe, tant dans leurs définitions
(ou seuils) que dans leur fidélité à retranscrire la précarité. En pratique, ces critères
sont probablement utilisés en complément d’autres critères dans l’évaluation de la
position sociale d’un patient.
25 Enfin, selon les médecins interrogés, le fait d’identifier la vulnérabilité sociale de leurs
patients influençait la prise en charge pour 18 (54,8 %) d’entre eux et avait un impact
sur la relation médecin-malade pour 27 (83,9 %) d’entre eux. Malgré l’intérêt déclaré
pour la thématique, de nombreux médecins estimaient que le fait d’avoir un patient
socialement vulnérable n’influençait pas leur prise en charge. À partir de ces données
quantitatives, cette affirmation peut refléter de nombreuses significations. L’hypothèse
d’une certaine forme de préoccupation pour l’égalité devant les soins, voire de
revendication de cette égalité devant les soins, peut être formulée. Néanmoins, cela
montre également que le concept d’équité des soins était insuffisamment pris en
compte par les médecins généralistes participants. Un travail de recherche qualitatif
apporte des données complémentaires confirmant cette hypothèse : les médecins
interviewés au cours de ce travail manifestaient une volonté de soins identiques pour
tous, tout en exprimant une certaine forme d’ambivalence quant à l’adaptation
effective de la prise en charge dans des contextes socio-économiques difficiles (Ernts-
Toulouse, 2014).

2) Population des patients inclus dans l’étude

26 Au total, 217 patients ont été sollicités pour participer à cette étude. Dix d’entre eux ont
refusé de participer. Le taux de participation, de 95,4 %, était donc plutôt satisfaisant et
permet de limiter un biais de sélection (notamment en défaveur des patients les plus
socialement défavorisés). Associé au processus de randomisation, ce dernier permet de
présupposer une certaine représentativité de l’échantillon ainsi constitué.
27 Sur les 207 patients inclus, 60,4 % étaient des femmes. L’âge moyen des participants
était de 54,7 ans. Ces données sont concordantes avec les autres données disponibles
sur les patients français rencontrés en médecine générale (Letrillart, 2014). Le détail
des caractéristiques de notre échantillon est disponible dans le tableau 1 en annexe.
28 Concernant la précarité, 60 participants (28,9 %) avaient un score EPICES supérieur ou
égal à 30, les classant ainsi en situation de précarité. Cette proportion est supérieure à
celle attendue en population générale (ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1998 ;
Robert, 2013). Étant donné l’état de moins bonne santé relatif des personnes précaires,

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il serait logique de constater une surreprésentation de ces dernières dans les cabinets
de médecine générale. La confrontation de nos résultats à la littérature est limitée par
le peu de données disponibles. En effet, des études ont permis d’évaluer la proportion
de personnes précaires en centre de santé et en dispensaire, avec respectivement
39,4 % et 45 % des patients précaires selon le score EPICES (Blanquet, 2016 ; Merson,
2011). Or, ces centres concentrent une population plus défavorisée, ce qui explique
cette proportion nettement plus importante (Afrite, 2011). Les autres estimations
disponibles de la précarité en milieu de soins, effectuées à l’aide du score EPICES, ont
été conduites en milieu hospitalier, avec un recrutement de patients très différent du
nôtre. Les patients précaires représentaient dans ces différents travaux 23 % des
accouchées dans un service d’obstétrique (Convers, 2012), 46,4 % des patients d’un
service d’endocrinologie-diabétologie (Bihan, 2012), et enfin, 57 % des patients pris en
charge dans un service dédié au diabète gestationnel dans un secteur très défavorisé
(Cosson, 2015). La comparaison des résultats n’étant pas possible dans ces cas, nous ne
pouvons qu’estimer la validité externe de nos résultats. Notre proportion de patients
précaires semble ainsi concorder avec les données disponibles.

3) Concordance entre score EPICES et repérage spontané des


médecins généralistes

29 Dans notre étude, le nombre de personnes définies comme précaires selon le score
EPICES était de 60 (28,9 %). Sur les 147 patients non précaires selon le score EPICES, 126
(85,7 %) l’étaient également selon l’évaluation spontanée du médecin généraliste. De la
même manière, sur les 58 patients précaires selon le score EPICES, 31 (53,4 %) l’étaient
aussi après évaluation spontanée du médecin. Le détail de ce tableau de contingence est
disponible dans le tableau 2 (situé en annexe). Le coefficient de corrélation Kappa de
Cohen entre l’évaluation de la précarité par score EPICES et l’évaluation spontanée du
médecin généraliste était de 0,404 (p < 0,01). Le score de corrélation Kappa de Cohen est
exprimé par un nombre allant de -1 à 1. Ce dernier correspond à une concordance
parfaite et le zéro correspond à une corrélation imputable au hasard. La valeur relevée
peut donc être considérée comme un accord faible à modéré selon Landis et Koch
(Landis, 1977). Cette corrélation très modérée entre l’évaluation spontanée du médecin
généraliste et du score EPICES permet d’illustrer la difficulté réelle d’identification des
patients précaires par le médecin généraliste. Ces difficultés pratiques sont d’autant
plus significatives qu’elles sont rencontrées par des médecins généralistes maîtres de
stage, ayant en moyenne de nombreuses années d’expérience professionnelle,
s’exprimant au sujet de patients consultant dans leurs cabinets probablement depuis
plusieurs années. Des études qualitatives ont permis l’identification de ces difficultés
(Köhl, 2014). Ainsi, malgré sa proximité avec le patient, le médecin généraliste ressent
des difficultés dans l’évaluation de la position sociale et ces difficultés se traduisent
réellement par un repérage erroné dans de nombreux cas.
30 L’exploration des données produites par l’échelle de certitude a apporté des résultats
originaux. En effet, le score de certitude moyen de l’évaluation effectuée par le médecin
était de 7,7 (DS=2,3). Une association statistiquement significative entre l’évaluation
positive de la précarité par le MSU et un score de certitude faible a été retrouvée
(p < 0,01). En d’autres termes, un médecin évaluant son patient comme précaire était
significativement moins sûr de son évaluation, en évaluant sa certitude de 1 à 5.
Inversement, lorsqu’il estimait que son patient n’était pas précaire, il était

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111

significativement plus confiant dans son évaluation, et évaluait sa certitude sur la


partie plus élevée de l’échelle (score de certitude de 6 à 10). Le tableau 3 en annexe
expose les données détaillées relatives à ce point des résultats. Paradoxalement, le
score de certitude n’était pas associé à une concordance (ou au contraire à une
discordance) entre les estimations de la précarité par le score EPICES et par le médecin
généraliste. Ce résultat met en évidence un point inattendu lors de la conception de
l’étude. En effet, l’hypothèse était que le score de certitude serait meilleur dans les
situations de concordance entre les deux évaluations. Contre toute attente, les
médecins généralistes participants ont finalement associé certitude et absence de
précarité et incertitude et précarité. Cette association soulève de nombreuses
interrogations et nécessite d’être explorée par d’autres études, notamment
qualitatives, pour expliquer ce phénomène. Néanmoins, il semble que la connotation
péjorative du terme « précaire » ait poussé les médecins à se déclarer moins sûrs de
leur « jugement ». Cette notion d’incertitude a déjà fait l’objet d’études dans le contexte
de la médecine générale. Géraldine Bloy la considère comme indissociable, et même
« constitutive », de l’exercice de la médecine générale (Bloy, 2008). Ainsi, bien que
confrontés de façon régulière (pour ne pas dire continue) à l’incertitude dans le
domaine biomédical, les médecins généralistes semblaient peu familiers avec cette
notion de précarité, qui semble revêtir une connotation trop péjorative pour l’affirmer.
Des études mettant en évidence une certaine forme d’adhésion des médecins aux
stéréotypes viennent renforcer cette hypothèse (Köhl, 2014 ; Lemaire-Lesoin, 2012 ; Van
Ryn, 2000). Certains auteurs rapprochent la notion d’incertitude et la notion de gut
feeling (pouvant être traduite par « sentiments viscéraux »). Selon eux, cette notion
véhiculerait deux sentiments mis en jeu dans certaines prises en charge biomédicales :
le sense of alarm (sens de l’alarme) et le sense of reassurance (sens de la réassurance)
(Gelly, 2014 ; Lorenzo, 2013 ; Stolper, 2009). Ce gut felling est décrit soit comme une
impression ressentie par le praticien de situation grave, alors qu’il n’a aucun élément
objectif pour étayer cette sensation, soit comme une impression de situation bénigne
alors qu’aucun diagnostic ou examen objectif ne permet de l’affirmer. Ces sentiments
sont considérés comme le fruit d’une intériorisation intuitive de nombreux facteurs
très variés, et se rapprochent effectivement du repérage de la précarité.
31 Dans la mesure où la concordance entre les repérages est au mieux modérée et que le
score de certitude n’est pas associé à un repérage efficient, les éléments permettant le
repérage de la précarité soulèvent des interrogations. Dans notre étude, les variables
associées, en analyse univariée, à une bonne ou mauvaise concordance entre le score
EPICES et le repérage spontané de la précarité par les médecins généralistes sont
présentées dans le tableau 4 (situé en annexe). Après une analyse multivariée, effectuée
par régression logistique pas à pas, aucune variable n’était associée à la concordance
entre les évaluations par score EPICES et par le médecin généraliste. En d’autres
termes, aucune variable n’était donc associée à un repérage « correct » ou « incorrect »
de la précarité. Il n’a pas été possible, pour des raisons éthiques et pratiques, d’évaluer
l’aspect physique et vestimentaire des patients et donc son association à un bon
repérage de la précarité. Toutefois, cette notion de présentation générale à l’autre
(aspect vestimentaire, hygiène, façon de se tenir, etc.) est très présente dans les études
qualitatives (Köhl, 2014).
32 Des études qualitatives ont permis de mettre en évidence une certaine forme de
passivité dans le recueil des informations, une intuitivité et une absence de
formalisation du recueil des données socio-économiques par les médecins (Ernts-

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112

Toulouse, 2014). Toujours selon ces études, les connaissances des médecins généralistes
sur la vulnérabilité sociale de leurs patients étaient souvent empiriques et intuitives
(Köhl, 2014 ; Lemaire-Lesoin, 2012). Une étude récente a démontré que la connaissance
par les médecins généralistes des facteurs non biomédicaux pertinents pour une prise
en charge suivait un gradient socialement différencié : les médecins connaissent mieux
les caractéristiques socio-économiques de leurs patients les plus favorisés (Casanova,
2018). Ainsi, l’absence de bagage théorique des médecins généralistes sur ces notions
socio-économiques pourrait induire une absence de systématisation dans le recueil de
ces données, et donc une utilisation consciente et inconsciente non efficiente de ces
dernières, contrairement aux données purement biomédicales.

VI. Conclusion
33 Pour conclure, notre étude a permis de mettre en évidence une concordance faible à
modérée entre le repérage de la précarité spontané et le repérage par score EPICES. Ces
résultats illustrent les difficultés auxquelles les médecins généralistes sont confrontés
dans la prise en compte de facteurs sociaux dans leur contexte de soins. Ces difficultés,
dont les causes sont à explorer, pourraient être surmontées par l’utilisation
systématiques d’outils comme le score EPICES.

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ANNEXES

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115

Tableau 1. Caractéristiques de l’échantillon

Effectif %

Personne précaire selon le score EPICES 60 28,9

Sexe féminin 125 60,4

Situation matrimoniale

Vie en couple 135 65,2

Vie seule 72 34,8

Niveau d'études

Inférieur au baccalauréat 123 59,4

Niveau Baccalauréat 56 27,1

Supérieur au baccalauréat 28 13,5

Profession et catégorie sociale

Agriculteurs exploitants 1 0,5

Artisans, commerçants, chefs d'entreprise 3 1,4

Cadres et professions intellectuelles supérieures 5 2,4

Professions intermédiaires 9 4,3

Employés 56 27,1

Ouvriers 13 6,3

Retraités 86 41,5

Autres personnes sans activité professionnelle 24 11,6

Pérennité de l'emploi

Emploi non pérenne 22 22,7

Emploi pérenne 75 77,3

Tableau 2. Corrélation entre le score EPICES et l’évaluation spontanée de la précarité par les
médecins généralistes maîtres de stage

Évaluation selon le score EPICES

Non précaire Précaire p

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116

n (%) n (%)

Non précaire 126 (85,7) 27 (46,5) <0,01


Estimation du médecin généraliste

Précaire 21 (14,3) 31 (53,5)

Tableau 3. Étude du score de certitude de l’évaluation fournie par les médecins généralistes
participants

Score de certitude de
l'évaluation

1à5 6 à 10 Total

n (%) n (%)

patients non
24 (52,2) 129 (81,1) 153
Évaluation de la précarité selon le précaires
médecin généraliste
patients précaires 22 (47,8) 30 (18,9) 52

Total 46 159 205

Tableau 4. Analyse des variables associées à la concordance des évaluations des médecins
généraliste et du score EPICES (analyse univariable)

Concordance Discordance p

n (%) n (%)

Sexe féminin 95 (76) 28 (22,40) <0,01

Situation matrimoniale <0,01

Vie en couple 105 (77,78) 29 (21,48)

Vie seule 52 (72,22) 19 (26,39)

Niveau d'études <0,01

Inférieur au baccalauréat 89 (72,36) 32 (26,02)

Niveau Baccalauréat 45 (80,36) 11 (19,64)

Supérieur au baccalauréat 23 (82,14) 5 (17,86)

Profession et catégorie sociale 0,83

Agriculteurs exploitants 0 (0) 1 (100)

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117

Artisans, commerçants, chefs d'entreprise 10 (76,92) 3 (23,08)

Cadres et professions intellectuelles supérieures 4 (80) 1 (20)

Professions intermédiaires 9 (100) 0 (0)

Employés 43 (76,79) 12 (21,43)

Ouvriers 9 (69,23) 4 (30,77)

Retraités 66 (76,74) 19 (22,09)

Autres personnes sans activité professionnelle 16 (66,67) 8 (33,33)

Pérennité de l'emploi 0,05

Emploi non pérenne 12 (54,55) 9 (40,91)

Emploi pérenne 63 (84) 12 (16)

Patients bénéficiaires de la CMU 12 (66,67) 6 (33,33) <0,01

Patients bénéficiaires d'une mutuelle 145 (76,32) 43 (22,63) <0,01

RÉSUMÉS
Cette étude se propose d’étudier la concordance entre un repérage de la précarité effectué
spontanément par les médecins généralistes et un repérage effectué par le score EPICES
(évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres d’examens de santé),
développé et validé dans les centres d’examens de santé.
Les 32 médecins généralistes ont permis d’inclure 207 patients dans l’étude. Le coefficient de
concordance Kappa de Cohen était de 0,404, soit une corrélation faible à modérée.
L’étude des variables associées à la concordance de ce repérage n’a permis de dégager aucune
variable significativement associée à la concordance après une analyse multivariée.
Pour conclure, le repérage de la précarité par les médecins généralistes reste difficile, ce qui
concorde avec les données qualitatives des études précédemment réalisées.

This study aims to assess concordance between detection of the precariousness spontaneously
carried out by the general practitioners and a scoring assessment by the EPICES score (developed
and validated in the centers of health examinations).
Thirty-two general practitioners allowed to include 207 patients in the study. Cohen’s Kappa
concordance coefficient was 0.404, i.e. a low to moderate correlation.
The study of the variables associated with the concordance of both assessments did not show any
variable significantly associated with concordance after mutlivariate analysis.
To conclude, the identification of precariousness by general practitioners remains difficult,
which is consistent with the qualitative data from previous studies.

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INDEX
Mots-clés : précarité, déterminants sociaux de la santé, médecin généraliste, soins premiers
Keywords : precariousness, social derterminants of heatlh, general practitionners, primary
healthcare

AUTEURS
KATIA MAZALOVIC
Université de Bourgogne, LIR3S-UMR 7366, Département de Médecine générale, UFR Santé

CLAIRE ZABAWA
Université de Bourgogne, Département de Médecine générale, UFR Santé

PIERRE-HENRI ROUX-LEVY
Université de Bourgogne, Département de Médecine générale, UFR Santé

MARYSE GAIMARD
Professeure de démographie
Université de Bourgogne, LIR3S-UMR 7366
maryse.gaimard@u-bourgogne.fr

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