Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
5 | 2019
Dimensions territoriales et vulnérabilités
Territorial dimensions and vulnerabilities
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/popvuln/330
DOI : 10.4000/popvuln.330
ISSN : 2650-7684
Éditeur
LIR3S - Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche “Sociétés Sensibilités Soin” (UMR 7366 CNRS-uB)
Édition imprimée
Date de publication : 1 mars 2019
ISBN : 978-2-918173-26-7
ISSN : 2269-0182
Référence électronique
Maryse Gaimard (dir.), Populations vulnérables, 5 | 2019, « Dimensions territoriales et vulnérabilités »
[En ligne], mis en ligne le 26 mai 2020, consulté le 28 février 2022. URL : https://
journals.openedition.org/popvuln/330 ; DOI : https://doi.org/10.4000/popvuln.330
es contenus de la revue Populations vulnérables sont mis à disposition selon les termes de la Licence
L
Creative Commons Attribution 4.0 International
1
SOMMAIRE
Décroître pour rebondir : le déclassement des villes moyennes, une opportunité pour
repenser la ville
Jean-François Léger
Maryse Gaimard
BIBLIOGRAPHIE
Beck U. (2001), La société du risque, Paris, Aubier.
Gaimard M., Gateau M. et Ribeyre F. (2018), Vulnérabilités et territoires, Nancy, Kaïros, collection
« Questions humaines ».
Goffman E. (1975), Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Éditions de Minuit, [1963].
NOTES
1. Cet article a fait l’objet d’une communication aux 27 e journées de la Société d’écologie humaine
(SEH) intitulées « Vulnérabilités et territoires », organisées à l’université de Bourgogne (Dijon) en
octobre 2016.
INDEX
Mots-clés : vulnérabilité, territoires
Keywords : vulnerability, territories
AUTEUR
MARYSE GAIMARD
Professeure de démographie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366
maryse.gaimard@u-bourgogne.fr
Hervé Marchal
I. Introduction
1 Diffusée dans la littérature psychiatrique et psychologique à partir des années 1970 en
lien avec les notions de fragilité et de dépendance, puis dans des disciplines aussi
diverses que le management des catastrophes, l’économie du développement, les
sciences environnementales, de la santé et de la nutrition ou encore la statistique
(Brodiez-Dolino, 2016), la notion de vulnérabilité s’est aujourd’hui imposée dans de
nombreuses disciplines. C’est notamment le cas en philosophie durant ces dernières
années (Tronto, 2009 ; Butler, 2010 ; Le Blanc, 2011). D’une façon générale, comme le
remarque Marc-Henri Soulet :
tout le monde s’est approprié les vertus de la vulnérabilité. La vulnérabilité autorise
toutes les relectures de notre dynamique sociétale, chacun y recourant tantôt pour
asseoir de nouveaux mots d’ordre préventifs, tantôt pour fonder une orientation
normative positive pour autrui, tantôt pour ré-agencer les logiques d’action en
direction des plus fragiles, tantôt pour ancrer une conception renouvelée de notre
vie commune […], elle est devenue une catégorie dominante d’expression des
difficultés à être en société autant qu’une catégorie agissante (Soulet, 2014, p. 59)
2 D’aucuns diront que ce que le concept de vulnérabilité a gagné en surface, il l’a perdu
en précision. Mais au-delà du fait de s’inscrire dans une longue tradition de
compréhension du vécu des plus précaires et des plus démunis, la notion de
vulnérabilité comporte plusieurs volets à la portée heuristique non négligeable.
D’abord, elle autorise à prendre en compte, en la matière, à la fois les facteurs
positionnels et individuels, ou sociaux et personnels1 si l’on préfère, en invitant « à
mieux comprendre la dialectique entre grandes positions structurelles et états sociaux
effectifs des acteurs, c’est-à-dire les stratégies qu’ils mettent – ou non – en place pour
se prémunir contre les risques, les accidents, les déclassements, en bref, contre tout ce
qu’ils ressentent comme source possible de vulnérabilité » (Martuccelli, 2014, p. 38).
Ensuite, la vulnérabilité peut renvoyer non seulement à des dimensions sociales
(relationnelles, économiques, culturelles, symboliques, etc.), mais également à des
dimensions internes aux individus d’ordre bio-psychologique et/ou à des conditions
externes d’ordre climatique (tsunamis, séismes, etc.), morphologique (absence de
services publics dans un territoire excentré, faible accessibilité routière, ferroviaire ou
aérienne, etc.), géopolitique (guerres, génocides, etc.). Cette acception large raisonne
avec les travaux des philosophes soucieux de rappeler à quel point l’être humain est, du
fait même de sa condition, vulnérable physiquement, psychiquement et socialement.
Puis, parallèlement à cette conception large et plurielle des sources possibles de
vulnérabilité, la notion recouvre l’intérêt, dès lors qu’une certaine prudence
épistémologique est de mise, de renvoyer davantage à des situations, des moments ou à
des territoires qu’à des personnes en tant que telles toujours susceptibles d’être
réduites à leur seul état de vulnérabilité ; ce qui très souvent se traduit par une
réification de ces mêmes personnes alors qualifiées radicalement de « vulnérables »
comme si elles n’étaient que cela. Enfin, parallèlement à cette conception situationnelle
et spatialisée de la vulnérabilité, le terme invite, dans une visée dynamique, à analyser
les « parcours de vie » (Elder, 1994) marqués par des processus de négociation, des
tournants biographiques, des contraintes surmontables et insurmontables, des
épreuves qui construisent l’individu tout autant qu’elles le déconstruisent – sur le plan
identitaire notamment –, ou encore à des sorties de situations de vulnérabilité
rappelant, au demeurant, combien la vulnérabilité ne conduit pas ipso facto à
l’exclusion.
3 Dans ce sens, nous adopterons la définition selon laquelle :
la vulnérabilité renvoie de manière générale à la situation d’individus ou collectifs
qui, du fait de certaines caractéristiques propres et de circonstances ou de facteurs
extérieurs, sont exposés à une altération significative de leurs conditions
d’existence, de leurs capacités de prendre en charge leurs besoins et de faire face
aux aléas de la vie, de leurs possibilités d’action et d’évolutions futures (Bickel,
2015, p. 300)
4 Fort de cette définition, nous développerons dans le cadre de cet article des liens
analytiques entre des formes de vulnérabilités et des territoires précis. Nous nous
appuierons sur des recherches empiriques que nous avons réalisées au cours de ces six
dernières années. Les terrains de recherche retenus se situent en France et portent
aussi bien sur des zones résidentielles du périurbain éloigné d’une métropole régionale,
sur une tour déshéritée située dans une cité d’habitat social ou sur un bidonville 2. Ils
peuvent être, au regard de leurs caractéristiques, considérés comme des révélateurs
des formes plurielles que prend la vulnérabilité dans la société française actuelle, sans
bien évidemment prétendre à une quelconque exhaustivité. À cet égard, dans le cadre
de cet article qui se veut synthétique puisque s’appuyant sur plusieurs recherches, nous
ne mettrons en évidence que des formes manifestes de vulnérabilité, celles-là même qui
ont « parlé » le plus à travers les entretiens et les observations réalisés. Cela étant
précisé, conformément à nos prémisses théoriques, il s’agira d’être sensible à la
pluralité des sources et des formes de vulnérabilité. Aussi identifierons-nous, de façon
inductive, différents registres de vulnérabilité.
5 Parce que ces différents registres en disent long sur l’existence de fortes disparités non
seulement spatiales mais aussi sociales, nous donnerons de la hauteur à notre propos
en inscrivant les formes de vulnérabilités identifiées empiriquement dans des
conditions sociales idéal-typiques : l’intro-socialité, l’hétéro-socialité et l’extro-
socialité3. Ces dernières révèlent combien la « société » française contemporaine ne
peut être assimilée à une seule condition sociale mais bien à plusieurs, témoignant de
profondes divergences socio-spatiales (Marchal, 2017). L’option d’une telle approche
idéal-typique vise à opérer une montée en généralité théorique pour y voir plus clair
dans un monde dont la complexité ne semble pouvoir être saisie qu’en l’identifiant à
partir de traits saillants. Cette façon de procéder s’avère d’autant plus pertinente
quand elle ne propose pas de caractéristiques trop abstraites détachées de toute réalité
vécue. Souhaitant poser des abstractions concrètes, le conçu analytique se veut ici, en
dépit de sa volonté généralisante, en lien très étroit avec le vécu social, et même avec le
perçu singulier – le sentir – de tout un chacun.
6 Nous commencerons par développer la condition intro-sociale pour montrer comment
les zones périurbaines excentrées, typiques de l’intro-socialité, sont notamment le
théâtre de vulnérabilités d’ordre morphologique, relationnel et narratif. Puis, nous
préciserons les traits saillants de la condition hétéro-sociale pour souligner combien
celle-ci peut se traduire par des vulnérabilités identitaires, relationnelles, existentielles
et fictionnelles, comme nous l’avons observé dans une tour déshéritée d’une cité
d’habitat social. Enfin, nous analyserons la condition extro-sociale à partir d’une
recherche réalisée au sein d’un bidonville afin de montrer à quel point dominent ici des
vulnérabilités relevant des registres du matériel, du corporel, du culturel et du
représentationnel.
On est chacun dans notre voiture… il ne se passe rien, on ne se parle pas. » (mariée,
mère de 4 enfants, vendeuse, résidant au sein d’un pavillon depuis 6 ans).
13 Nos informateurs ont tenu à souligner que les coupures spatiales s’accompagnent de
clivages sociaux revêtant une expression toute particulière au moment des échéances
électorales et, partant, de la composition des listes en vue des élections municipales. À
entendre les habitants rencontrés, de telles tensions vont de pair avec des oppositions
entre les « gens du lotissement » et les « vieux du village », autrement dit entre les
« anciens » et les « nouveaux ». Cela n’est pas sans rappeler les logiques de démarcation
et les pratiques d’ostracisme bien identifiées dans les travaux désormais classiques de
Norbert Elias et John L. Scotson (1997). Au regard de cette solidarité villageoise qui
n’est pas au rendez-vous, comment s’étonner que nous ayons souvent entendu en fin
d’entretien des propos laissant transparaître de nombreuses frustrations et un fort
désenchantement rappelant qu’ici la vulnérabilité, certes moins tragique que dans
d’autres cas, prend son origine dans la morphologie des villages observés, entendons
dans leurs caractéristiques spatiales renvoyant à des frontières non seulement
« objectives » (économiques, culturelles, etc.), mais également symboliques, morales et
donc relationnelles (Lamont, Molnär, 2002).
on est loin de tout… » (homme, marié, 2 enfants, cadre dans un institut médico-
pédagogique, vit dans son village depuis 6 ans).
16 De fait, il faut compter avec les différends susceptibles d’apparaître au sein des familles,
que cela soit au sein du couple ou entre les enfants et les parents : « Les travaux pas
finis, comme ça gonfle tout le monde, ça devient des sujets d’engueulade. Mon mari
n’arrête pas de me dire qu’il n’a pas le temps, qu’il a autre chose à faire sur son
ordinateur et qu’il aimerait bien regarder ses matchs à la télé. Et les enfants, ils me
bassinent que la chambre n’est pas belle, et quand ils font venir des petits copains, ils
aiment pas trop… » (femme, mariée, 3 enfants, assistante maternelle, vit dans son
village depuis 9 ans). Ces propos se comprennent d’autant plus que la finition de la
maison, sa décoration intérieure et son aménagement extérieur se donnent à voir aux
autres, notamment aux voisins et aux amis qui ne peuvent qu’inférer, au regard du
« chantier permanent », un manque flagrant de moyens financiers. C’est bien in fine
cela qui affecte nos informateurs étant donné qu’il s’agit derrière tout cet inachevé de
laisser parler les choses de manière peu valorisante : une porte d’entrée hors d’usage,
une chambre sans papier peint, une cuisine sans équipements électroménagers intégrés
sont en effet autant de « porte-parole » qui parlent de trop (Callon, 1986).
17 Au regard des propos de nos informateurs, force est de constater que les discours
recèlent ici, au-delà des rhétoriques de « façade », des sentiments empreints de
déception, de dépit et de regret. Les habitants récemment implantés aux confins de
l’agglomération de Nancy que nous avons interviewés se rendent compte, au fur et
mesure du temps, que leur choix résidentiel s’avère moins idéal qu’il n’en avait l’air de
prime abord. Aussi admettent-ils, avec pudeur et non sans une certaine amertume,
qu’ils n’ont en réalité ni les avantages de la ville, puisqu’ils sont loin des structures
médicales, des bassins d’emploi, des équipements scolaires et culturels, des centres
commerciaux, etc., ni les avantages de la campagne, étant donné qu’ils ne sont pas
intégrés dans un réseau de sociabilité local. Se dessinent ici les contours d’une
vulnérabilité narrative renvoyant à une difficulté à raconter son choix résidentiel sous
des auspices favorables et à construire un récit supportable de son quotidien et de son
avenir.
V. La condition hétéro-sociale
18 Parallèlement, il faut compter avec l’hétéro-socialité qui concerne notamment les
habitants de certaines cités d’habitat social en difficultés ou les résidents d’un habitat
privé déshérité – habitat social de fait – pouvant se trouver aussi bien en ville centre,
en banlieue qu’au sein de zones semi-urbaines ou rurales.
19 Les « hétéro-sociaux » s’apparentent souvent à la figure de l’individu « insulaire » (Le
Breton, 2006) dont la caractéristique essentielle est de ne pas se représenter le
territoire comme un ensemble continu et solidaire, mais au contraire de voir l’espace
organisé autour de zones peu accessibles, voire pas du tout. Ils sont engagés dans une
socialisation par évitement subie dans la mesure où ils ne choisissent pas leur place : de
vivre là où il est pourtant peu légitime de vivre. Aussi les épreuves auxquelles ils
doivent faire face renvoient-elles à la relégation, à la disqualification ou encore au
racisme (Paugam, 1997 ; Lapeyronnie, 2008). C’est dès lors un « capital d’autochtonie »
(Renahy, 2005) par défaut qui peut dominer ici étant donné que l’attachement à son
lieu de vie, aussi stigmatisé soit-il, permet de revendiquer un attachement, un ancrage
socio-spatial, voire une appartenance dans le meilleur des cas. Parfois, pour les plus
jeunes des quartiers d’habitat social déshérités notamment, c’est d’un « capital
guerrier » dont il s’agit tant le recours à des tactiques de détournement, à l’entretien
d’un réseau de relations locales et à la force physique s’impose (Sauvadet, 2006).
culturels « roms » d’habitants pourtant nés en France. Il suffit de penser ici aux enfants
qui, lors de fêtes scolaires ou d’événements médiatisés, sont invités à s’exprimer sur
leur culture rom à laquelle ils s’identifient alors qu’ils n’en parlent pas un mot et qu’ils
rêvent, comme les autres enfants au demeurant, d’être en mesure d’accéder à l’espace
électronique et à ses réseaux sociaux bien connus. Moins les supports légitimes pour se
définir sont nombreux, plus les habitants sont sensibles et vulnérables à ceux qui leurs
sont proposés par des acteurs institutionnels d’autant plus reconnus et écoutés qu’ils
disposent d’un réel pouvoir d’intervention (pour trouver du bois, des cartons, des
habits, etc.).
XI. Conclusion
34 L’identification de ces trois conditions sociales révèle combien il n’existe pas
aujourd’hui dans notre monde contemporain une seule condition sociale qui
s’imposerait de fait. L’une des tendances majeures des pays occidentaux est sûrement
d’assister à une régression de l’intro-urbanité au profit de l’hétéro-urbanité et de
l’extro-urbanité. Par extension et en corollaire, ce sont également des conditions
spatiales qui sont en jeu pour comprendre en quoi, parallèlement aux vulnérabilités
repérées, il en va d’une remise en cause du commun, ce qui invite à analyser la
citoyenneté et ses expressions spatiales inégalitaires (Isin et Wood, 1999).
35 Partir des trois conditions sociales appréhendées de façon idéal-typique permet de
distinguer des territoires théâtres de formes de vulnérabilité plurielles. En cela, nous
avons répondu à une triple exigence énoncée au début de cet article : 1/ la vulnérabilité
est ici appréhendée à partir d’une pluralité de sources (regards d’autrui, configuration
des lieux de vie, représentations politiques, etc.) ; 2/ elle ne renvoie donc pas
uniquement à des dimensions sociales stricto sensu mais également à des dimensions
d’ordre bio-psychologique (corporelles par exemple) ou à des conditions externes
d’ordre territorial ou morphologique entre autres ; et 3/ elle est associée davantage à
des situations ou à des territoires qu’à des personnes en tant que telles. Autrement dit,
l’analyse des formes de vulnérabilité invite à ne pas occulter la pluralité du monde,
d’un monde qui « comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, autant
d’éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie »
(Fisher et Tronto, 1990, p. 40).
BIBLIOGRAPHIE
Agier M. (2015), Anthropologie urbaine, Paris, PUF, 2016.
Bickel J.-F. (2015), « Vulnérabilité, exclusion et politique sociale », in Viriot Durandal J.-P.,
Raymond E., Moulaert T. et Charpentier M. (dir.), Droits de vieillir et citoyenneté des aînés. Pour une
perspective internationale, Québec, Presses de l’université du Québec, p. 297-309.
Brodiez-Dolino A. (2016), « Le concept de vulnérabilité », La Vie des idées, [en ligne], disponible
sur : http://www.laviedesidees.fr/Le-concept-de-vulnerabilite.html.
Butler J. (2010), Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Éditions Zones.
Callon M. (1986), « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles
Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36,
p. 169-208.
Daubeuf J.-B., Marchal H. et Besozzi T. (2017), Idées reçues sur les bidonvilles en France, Le
Cavalier Bleu.
Elder G. H. (1994), « Time, human agency and social change : Perspectives on the life course »,
Social psychology Quaterly, vol. 57, n° 1, p. 4-15.
Flahault F. (2002), Le sentiment d’exister. Ce soi qui ne va pas de soi, Paris, Éditions Descartes & Cie.
Foucault M. (1988), « La vie des hommes infâmes », in Dits et écrits, tome III, Paris, Gallimard,
p. 237-253.
Lamont M. et Molnär V. (2002), « The study of boundaries in the social sciences », Annal rewiev of
sociology, n° 29, p. 167-195.
Le Breton É. (2008), Domicile-travail. Les salariés à bout de souffle, Paris, Les Carnets de l’Info, 2008.
Le Breton É. (2006), « Homo mobilis », in Bonnet M. et Aubertel P. (dir.), La ville aux limites de la
mobilité, Paris, PUF, p. 23-32.
Marchal H. (2014), « L’épreuve d’inhumanité : l’exemple d’une tour HLM ghettoïsée », in Boucher
M. et Belqasmi M. (dir.), L’État social dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, p. 293-304.
Markus H. et Nurius P. (1986), « Possible selves », American psychologist, vol. 21, n° 9, p. 954-969.
Soulet M.-H. (2014), « Les raisons d’un succès », in Brodiez-Dolino A., Von Bueltzingsloewen I.,
Eyraud B., Laval C. et Ravon B. (dir.), Vulnérabilités sanitaires et sociales. De l’histoire à la sociologie,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 59-64.
Stébé J.-M. et Marchal H. (2016), « Acquérir et rénover une maison en cœur de village. Regards
sur un territoire émergent : le pré-urbain », Paris, Ethnologie française, XLVI, n° 4, p. 719-730.
Tarrius A. (2002), La Mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris,
Balland.
Tronto J. (2009), Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte.
Wagner A.-C. (2007), Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte.
NOTES
1. C’est à ce niveau que l’analyse de l’agency des individus, entendons leur pouvoir d’agir, prend
sens (Giddens, 1984).
2. L’auteur remercie tout particulièrement Jean-Baptiste Daubeuf et Jean-Marc Stébé pour leur
précieuse collaboration à deux recherches mobilisées dans cet article. Pour ce qui est des
recherches sur le périurbain résidentiel, une quarantaine d’entretiens semi-directifs ont été
réalisés entre 2012 et 2016 au sein du périurbain proche et éloigné de la ville de Nancy. Pour plus
de précisions sur la méthodologie, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos travaux
(Stébé et Marchal, 2016 ; Marchal et Stébé, 2017). En ce qui concerne l’étude relative à une tour
d’habitat social déshéritée, une observation ethnographique a été menée durant trois mois avec
l’aide d’une gardienne d’immeubles. Parallèlement, une dizaine d’entretiens semi-directifs ont eu
lieu au domicile des habitants. Là encore, pour plus de précisions sur la méthodologie de la
recherche, nous renvoyons le lecteur à nos travaux (Marchal, 2014). Enfin, une observation
ethnographique a été réalisée au sein d’un bidonville entre 2013 et 2016, bidonville se trouvant à
quelques encablures du centre ville d’une importante métropole régionale de la région Grand Est.
Les premiers résultats de cette recherche ont été présentés dans Daubeuf et al. (2017).
3. Aussi ne développerons-nous pas dans le cadre de cet article celles et ceux qui se retrouvent
tout ou partie dans la condition de « l’hyper-socialité » (cf. sur ce point Stébé et Marchal, 2010,
partie III), dans la mesure où la vulnérabilité y prend, très souvent, d’autres formes que celles
liées à leurs territoires de vie légitimés et sécurisés. En effet, les espaces résidentiels privilégiés et
huppés de l’hyper-socialité se situent typiquement en centre-ville à proximité des gares
ferroviaires et reliés facilement aux aéroports. Il peut aussi s’agir de quartiers gentrifiés plus
excentrés ou de poches d’habitat de banlieue (ou même de zones périurbaines) facilement reliées
aux centralités urbaines.
4. L’usage des guillemets vise à rappeler qu’en aucun cas il ne s’agit d’êtres humains portant en
eux de façon substantielle la condition sociale qui leur est prêtée ici.
5. Les ancrages spatiaux subis et fragiles s’accompagnent ici sans cesse d’une projection de soi
dans un ailleurs imaginé, rêvé, via les écrans des smartphones qui procurent l’illusion de pouvoir
accéder au monde...
6. L’usage du « nous » est ici purement conventionnel car il revient plus particulièrement à Jean-
Baptiste Daubeuf, doctorant au sein du Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S), d’avoir
réalisé ce travail ethnographique dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie dirigée par
l’auteur de ces lignes (cf. pour la méthodologie de la recherche, Daubeuf, 2018).
RÉSUMÉS
L’article entend mettre en évidence des liens analytiques entre des formes de vulnérabilité et des
territoires précis. Il s’appuie sur des recherches empiriques menées en France qui portent aussi
bien sur des zones résidentielles excentrées du périurbain, sur une tour déshéritée située dans
une cité d’habitat social ou sur un bidonville. Les terrains de recherche retenus sont autant de
révélateurs des formes plurielles que prend la vulnérabilité dans la société française actuelle.
Sensible à la pluralité des sources et des formes de vulnérabilité, le propos s’attache, chemin
faisant, à identifier différents registres de vulnérabilité. Parce que ces différents registres en
disent long sur l’existence de fortes disparités non seulement spatiales mais aussi sociales, ils
renvoient à des conditions sociales distinctes qui révèlent combien la « société » française
contemporaine est le théâtre de profondes divergences socio-spatiales.
The article intends to highlight analytical links between forms of vulnerability and specific
territories. It is based on empirical research carried out in France, which includes residential
areas, a deprived tower block located in a social housing estate or on a slum. The selected
research fields are all revelations of the plural forms that vulnerability takes in the current
French society. Sensitive to the plurality of the sources and forms of vulnerability, the aim is to
identify the different registers of vulnerability. Because these different registers speak volumes
about the existence of strong disparities that are not only spatial but also social, they refer to
distinct social conditions that reveal how contemporary French "society" is the scene of
profound socio-spatial divergences.
INDEX
Mots-clés : vulnérabilité, territoires, intro-urbanité, hétéro-urbanité, extro-urbanité
Keywords : vulnerability, territories, intro-urbanity, hetero-urbanity, extro-urbanity
AUTEUR
HERVÉ MARCHAL
Professeur de sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366
Jean-François Léger
I. Introduction
1 La situation actuelle et l’avenir des villes moyennes ne semblent guère inviter à
l’optimisme. De plus en plus distancées sur le plan socio-économique par les
métropoles, les communes-centre de cette strate urbaine sont aussi fréquemment en
recul sur le plan démographique, au profit des espaces résidentiels périurbains ou
ruraux. Par rapport à la position qu’elles occupaient à la fin des Trente Glorieuses, elles
sont incontestablement en recul. Mais s’agit-il de la bonne référence pour évaluer la
situation actuelle de ces villes et réfléchir à leur devenir ? Pas sûr : une saisie des
mouvements récents dans un cadre historique plus long permet d’ouvrir des
perspectives moins sombres et invite même à en faire un lieu privilégié pour repenser
la ville.
position relative par rapport à un bassin d’emploi dynamique, etc., contribue à faire de
chaque ville moyenne un cas (presque) unique. Toutefois, en dépit de leurs différences,
il est possible de dégager certains points communs susceptibles de permettre à l’action
publique de mieux accompagner l’évolution des villes appartenant (ou ayant
appartenu) à cette strate urbaine.
Encadré : Les villes moyennes, une strate urbaine bien identifiée mais
difficile à définir
Si, dans les discussions courantes, la ville moyenne recouvre une notion qui fait
consensus, sa définition dans le champ des sciences sociales est l’objet de
controverses aussi nombreuses que vaines. Déjà le terme de ville : s’agit-il de la
commune (soit un périmètre administratif), de l’unité urbaine 1 (un périmètre
défini par une continuité du bâti) ou de l’aire urbaine2 (un périmètre fonctionnel) ?
Ensuite vient le terme de moyen : qu’est-ce qui, sur le plan démographique, est
moyen ? S’agit-il des communes de 50 000 à 100 000 habitants (Léger, 2011), des
unités urbaines de plus de 20 000 personnes (Boutet, 2017), ou bien des aires
urbaines de 30 000 à 200 000 habitants (DIACT, 2007) ?
La ville moyenne n’est cependant pas seulement définie par son périmètre et
l’effectif de sa population. Les fonctions qu’elle remplit et son rayonnement
géographique peuvent également être mobilisés pour mieux la définir. La ville
moyenne, quelle que soit sa taille, ne joue pas un rôle de centralité au niveau
régional. Elle occupe en revanche ce rôle, sur le plan administratif ou/et
économique ou/et culturel ou/et en matière de santé, etc., au niveau infra-
départemental, rarement à l’échelle du département entier. Il s’agit donc, le plus
souvent, d’un chef-lieu de département ou d’arrondissement de quelques dizaines
de milliers d’habitants situé à mi-chemin entre la grande ville régionale et le
milieu rural. Ces villes moyennes sont, pour le visiteur étranger à la région, « la
grande ville du coin ». Au croisement de l’ensemble de ces caractéristiques
démographiques et fonctionnelles, il pourrait être possible de définir un ensemble
de villes faisant, dans une large mesure, consensus. Mais nul doute qu’il y aurait
encore, d’un observateur à l’autre, quelques variations à la marge…
villes de plus de 20 000 habitants, la population était plus jeune et comptait plus de
cadres et professions intermédiaires. Toutefois, plus la concentration démographique
était grande, plus les proportions de cadres et professions intermédiaires et de jeunes
adultes étaient élevées. Mais les écarts étaient faibles au sein des strates urbaines
comptant de 20 000 à 200 000 habitants. Il y avait alors une France des villes de
province assez homogène, distincte à la fois de Paris et des espaces de vie peu denses
(petites villes, bourgs et communes rurales).
4 Près de quarante ans plus tard, en 2006 (Figure 1, 2006), alors que la tertiarisation et la
globalisation de l’économie se sont affirmées, la situation est bien différente : sur le
plan socio-économique, les strates urbaines de moins de 200 000 habitants ont toutes
reculé par rapport aux métropoles du pays de plus de 200 000 habitants. Seules les villes
de 100 000 à 200 000 habitants parviennent à avoir plus de cadres et professions
intermédiaires et de jeunes adultes que la moyenne nationale. L’homogénéité de la
France des villes de province s’est effritée. Il n’y a plus guère de ressemblance entre la
population d’une grande ville universitaire et la ville moyenne qui accueille pourtant
quelques formations d’enseignement supérieur court. Au contraire, d’un point de vue
sociodémographique, la population des villes moyennes est dorénavant plus proche de
celles résidant en milieu rural ou dans des petites villes que de celle des métropoles
régionales. La France des métropoles s’échappe, ce qui accentue l’impression de
déclassement relatif des autres strates urbaines, et en particulier celle correspondant
aux villes moyennes. Elles sont clairement devenues des villes de « deuxième division ».
5 La crise de 2008 semble avoir accentué ce décrochage sociodémographique. Seule Paris
semble y avoir complètement échappé. En 2013 (Figure 1, 2013), sa composition
sociodémographique s’est encore écartée de celle des métropoles régionales qui ont
toutefois bien résisté. C’est moins vrai pour les villes de 100 à 200 000 habitants qui
conservent néanmoins une population plus jeune que la moyenne nationale (en raison
notamment de la présence de pôles universitaires assez importants) mais se situent
dorénavant juste au niveau de la moyenne en matière de composition socio-
économique. Les villes de 50 000 à 100 000 habitants décrochent pour leur part, mais
elles parviennent encore à se distinguer des strates urbaines plus petites qui forment
dorénavant, en moyenne, un ensemble assez homogène.
Note de lecture : en 1968, il y a en France 20 % de cadres et professions intermédiaires, tandis que les
15-44 ans représentent plus de 40 % de la population. En 2013, ces proportions sont respectivement
de 43 % et 37 %. Ces informations sont représentées par une croix sur les figures. Les autres points
correspondent à ces proportions dans les différentes strates urbaines
Sources : INSEE, recensements de population 1968, 2006 et 2013. Exploitation : J.-F. L.
Source : EHESS/LDH/Cassini
15 Cette perception a pu être confortée par la situation d’autres villes de cette strate
urbaine. C’est, par exemple, le cas, parmi bien d’autres, de chefs-lieux de département
comme Nevers ou Bourges qui vont continuer de gagner des habitants jusque dans les
années 1970. La croissance démographique entamée au début du 19 e siècle dans ces
communes (+ 150 % en un siècle àNevers, + 185 % à Bourges)se poursuit entre 1900 et
1975, à un rythme deux fois supérieur à la moyenne nationale (respectivement + 70 % et
+ 75 % contre + 38 % au niveau national). Leur centralité, la présence d’infrastructures
publiques importantes et un tissu économique diversifié ont contribué à cette
progression démographique. Mais, depuis quarante ans, le nombre d’habitants dans ces
communes diminue au profit de leur
périphérie. Là encore, ce recul est perçu comme le signe d’un déclin, comme si le
nombre d’habitants d’une ville ne pouvait que croître.
centres des villes les conditions de logement que la pression foncière et l’augmentation
des prix immobiliers ont rendu de moins en moins accessibles pour un nombre
croissant de Français.
villes moyennes peuvent donc devenir des zones de repli résidentiel quand les temps de
transport pour gagner la métropole la plus proche sont réduits.
24 Les villes moyennes apparaissent aujourd’hui comme des villes de l’entre-deux : entre
les métropoles hyper-urbanisées et le milieu rural (Léger, 2014). Une série de questions
liées se posent donc : comment mobiliser ce positionnement pour continuer
« d’exister » en tant que ville moyenne ? À quelle condition ? Et faut-il, finalement,
s’attacher à ce « statut » de ville moyenne ?
25 Par exemple, Villefranche-sur-Saône et Bourg-en-Bresse sont devenues des communes
plus importantes, sur le plan démographique, que Nevers et Le Creusot. Le prix à payer
n’est parfois pas négligeable. Ainsi, l’extension de l’agglomération lyonnaise vers le
nord a absorbé celle de Villefranche-sur-Saône. L’inscription d’une ville moyenne dans
une vaste conurbation peut certes lui profiter sur le plan démographique mais, dans le
même temps, cela peut aussi la transformer en un pôle de vie banalisé au sein d’une
grande aire métropolitaine. Au contraire, en dépit de leur recul démographique, Le
Creusot et Nevers conservent une position centrale au sein de leur bassin de vie. Pour
ce type de ville, ne vaut-il donc pas mieux accepter un recul démographique de leur
commune-centre, accompagner la localisation des habitants du bassin de vie dans de
l’habitat individuel à proximité et préserver des fonctions de centralité ?
26 Mais faut-il nécessairement chercher à tout prix à demeurer une ville moyenne ? Ne
peut-on pas penser la ville en dehors des impératifs de catégorisation et des
prescriptions de croissance démographique ? Privilégier la qualité de l’accueil des
populations à la quête de densification des espaces résidentiels ? Les mouvements de
départ des familles du cœur des grandes métropoles vers des espaces moins denses et
plus accessibles sur le plan financier et les flux vers la périphérie des communes-centre
de taille moyenne doivent peut-être– enfin – interpeller ceux qui pensent la ville :
pourquoi ne pas organiser cette dernière en fonction des préférences résidentielles des
habitants (le logement individuel) et non plus en fonction d’une mythologie de la ville
dense ? Les cadres eux-mêmes semblent commencer à s’en lasser : par exemple, 80 %
des cadres parisiens envisagent une mobilité régionale et 90 % seraient prêts à des
concessions pour vivre et travailler en région5. Il n’y a pas que les conditions de vie
dans les villes les plus denses du pays qui lassent, y compris les plus urbains des
Français :
« par quête de sens, opportunité économique ou peur du déclassement, de plus en plus de
cadres tentent des reconversions radicales dans l’artisanat » (Lenoir et Scappaticci,
2017). Même si ce phénomène reste pour le moment marginal, il est peut-être l’avant-
garde d’un mouvement de remise en question du modèle économique actuel dont les
très grandes villes sont le produit. De ce point de vue, de par leur localisation au sein
d’un espace le plus souvent rural et peu dense sur le plan démographique, les villes
moyennes peuvent être les lieux privilégiés d’un renouveau conceptuel de la ville et de
son articulation avec l’espace rural. Cette démarche serait en outre cohérente avec les
impératifs écologiques qui privilégient, par exemple, les circuits de distribution-
consommation courts. Par ailleurs, une étude récente indique que la température
moyenne dans les villes les plus peuplées pourrait augmenter de 8° C d’ici à 2100
(Estrada, Botzen et Tol, 2017) ! L’avenir ne se trouve donc pas nécessairement dans les
métropoles, ce qui pourrait inciter à revaloriser les villes moyennes. Et à l’intérieur
comme à l’extérieur de celles-ci, la préférence pour l’habitat individuel pourrait
constituer l’axe de réflexion de l’organisation de ces villes. Le développement du
numérique autorise une plus grande dispersion de la population autour des villes-
centre ; les progrès dans le domaine des voitures autonomes pourraient aussi favoriser
et fluidifier les déplacements dans et autour des villes moyennes, tout en les rendant
plus confortables pour les usagers. Dès lors, la situation actuelle, loin de représenter
dans nombre de cas une crise de la ville moyenne, et les progrès technologiques dont
on peut déjà voir les premières réalisations, pourraient être appréhendés comme le
terreau d’un stimulant renouveau conceptuel de la ville.
BIBLIOGRAPHIE
Boutet A. (2017), « Villes moyennes en France : vulnérabilités, potentiels et configurations
territoriales », En bref, n° 45, 6 p., disponible sur : http://www.cget.gouv.fr/sites/cget.gouv.fr/
files/atoms/files/en-bref-45-cget-12-2017_0.pdf.
Estrada F., Botzen W. et Tol R. (2017), « A global economic assessment of city policies to reduce
climate change impacts », Nature Climate Change, n° 7, p. 403-406.
Girard A. et Stoetzel J. (1947), Désirs des Français en matière d’habitation urbaine : une enquête par
sondage, Paris, PUF-INED.
Léger J.-F. (2011), « L’évolution socio-démographique des villes moyennes de 1968 à 2006 »,
Espace populations sociétés, n° 3, p. 557-576.
Léger J.-F. (2012),« Les villes moyennes en perdition ? »,Population & Avenir, n° 706, p. 4-7.
Léger J.-F. (2014), « Entre métropolisation et périurbanisation, quel avenir pour les villes
moyennes ? », Cahiers de démographie locale 2012, Néothèque, p. 9-29.
NOTES
1. Selon l’Insee, une unité urbaine est « une commune ou un ensemble de communes présentant
une zone de bâti continu (pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions) qui
compte au moins 2 000 habitants. » Source : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/
c1501.
2. Selon l’INSEE, une aire urbaine « est un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans
enclave, constitué par un pôle urbain (unité urbaine) de plus de 10 000 emplois, et par des
communes rurales ou unités urbaines (couronne périurbaine) dont au moins 40 % de la
population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par
celui-ci. » Source : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c2070.
3. Source de tous ces chiffres : INSEE, recensement de la population 2013.
4. Pour un bilan plus détaillé, mais néanmoins synthétique, des disparités socio-économiques
entre villes moyennes, cf. Léger J.-F. (2012).
5. Source : étude réalisée en ligne du 7 au 12 juillet 2017 par Cadremploi à partir d’un échantillon
de 2 858 candidats, cadres ou cadres supérieurs. https://www.cadremploi.fr/editorial/fileadmin/
user_upload/Actualites/2017/Aout/villes_preferees_des_cadres_parisiens_-_aout_2017_-
_Copie.pdf.
RÉSUMÉS
La politique contemporaine d’aménagement du territoire en France comme dans de nombreux
pays favorise l’affirmation des grandes entités urbaines. Sous l’impulsion de la mondialisation de
l’économie, la concentration des moyens humains et matériels dans un nombre réduit de très
grandes agglomérations a largement contribué à reléguer les villes moyennes dans l’ombre des
métropoles. Les centres de ces villes moyennes sont eux-mêmes concurrencés par leur périphérie
à dominante rurale qui offre des opportunités de logement individuel plus avantageuses pour les
ménages. Appréhendée de manière conjoncturelle, cette situation conduit à qualifier nombre de
villes moyennes comme vulnérables. Mais replacées dans un cadre temporel plus long, cette
apparente vulnérabilité offre également, peut-être, les conditions d’un véritable rebond et plus
largement d’une redéfinition de la ville.
INDEX
Mots-clés : villes moyennes, évolutions socio-démographiques, préférences résidentielles,
prospective
Keywords : medium-sized towns, socio-demographic changes, residential preferences,
prospective
AUTEUR
JEAN-FRANÇOIS LÉGER
Maître de conférences en démographie
Université Panthéon Sorbonne-Paris 1, Institut de démographie (IDUP)
Cet article présente des résultats du projet de recherche Inove.com (Identité, Norme,
Vulnérabilité, pour une approche écologique de la consommation durable des ménages), financé
par le ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, dans le cadre du second appel à
projet MOVIDA (2013-2016).
Les auteurs souhaitent remercier les répondants au questionnaire, les enquêteurs vacataires et
les structures d’accueil ayant permis la passation du questionnaire en vis-à-vis, ainsi que
l’ensemble des stagiaires ayant travaillé sur ces données.
I. Introduction
1 En ce début de XXIe siècle, les évolutions sociétales récentes nous amènent à considérer
que nous vivons une transition à la fois écologique (raréfaction des ressources et
3 Dans cet article, nous avons retenu une approche subjective du déclassement social. La
notion de déclassement peut en effet s’appréhender en fonction d’indicateurs objectifs
(par exemple une diminution de revenus), mais elle peut également renvoyer à des
éléments subjectifs tels que des perceptions ou des craintes exprimées
individuellement ou collectivement (Boisson, 2009). La hantise du déclassement, qui
repose sur la croyance que chacun risque à tout moment de perdre son emploi, son
salaire, ses privilèges ou son statut, en est un bon exemple (Maurin, 2009). Par exemple,
on peut parfaitement imaginer qu’une personne qui vit objectivement une situation de
mobilité sociale descendante à laquelle elle peut s’adapter n’en est pas affectée
psychologiquement et ne s’estime pas déclassée alors qu’une autre personne, dans la
même situation, peut vivre le déclassement social à la fois aux plans objectif et
subjectif. C’est donc à la fois la situation objective et la perception de cette situation qui
définissent notre approche du déclassement social.
4 Les perturbateurs sont considérés comme des causes de toutes natures et de toutes
origines susceptibles de déstabiliser une société de façon relativement rapide et
profonde, pouvant conduire à un changement structurel et fonctionnel peu réversible,
généralement perçu et vécu de façon négative par la majorité de la population.
5 Ces perturbateurs peuvent alors agir comme des « déclencheurs » de changements
comportementaux susceptibles de conduire à un sentiment de déclassement social chez
certaines personnes vulnérables. Peuvent être distingués les perturbateurs « macro » à
large échelle, applicables à l’ensemble de la population (comme par exemple l’évolution
démographique ou la dégradation des milieux), des perturbateurs « micro » plus
spécifiques à chaque ménage et conditionnant directement les pratiques de
consommation associées à la qualité de vie. Pour cette recherche, nous nous
intéressons plus particulièrement à ce deuxième type de perturbateurs.
6 Nous partons de l’hypothèse que les perturbateurs entraînant le déclassement social
peuvent être contrastés en fonction des territoires, en particulier selon le degré
d’urbanisation. Par exemple, les transformations du tissu urbain de certaines villes
centres (le cœur des métropoles en particulier) et les recompositions sociales qui les
accompagnent sont potentiellement de puissants éléments perturbateurs. La
réhabilitation des logements anciens et les opérations de requalification urbaine
renforcent l’attractivité qu’exercent certains quartiers centraux auprès de classes
sociales aisées. Ce processus de gentrification provoque une hausse des prix de
l’immobilier qui limite l’installation des ménages des classes moyennes et populaires ou
oblige certains résidents à déménager en banlieue. Cette évolution subie du cadre de
vie peut ainsi être vécue comme un signe de déclassement. Par ailleurs, le processus de
périurbanisation pousse de nombreuses familles à s’éloigner de plus en plus de leur lieu
de travail qui reste concentré dans les grands pôles urbains. Or, le renchérissement du
prix des carburants, l’accroissement des temps de déplacement et l’adoption de
nouvelles normes en matière de circulation sont amenés à jouer un rôle perturbateur
dans le quotidien des individus qui habitent ces territoires. La question se pose avec
une acuité toute particulière pour les ménages dont l’équilibre financier est fragile et
qui se sont parfois lourdement endettés pour accéder à la propriété. Enfin, certains
territoires ruraux sont aujourd’hui confrontés à un processus de marginalisation lié en
grande partie au délitement de la sphère productive et à l’éloignement des pôles
urbains les plus dynamiques. Les populations résidentes (personnes sans emploi,
personnes âgées) vivent quotidiennement les problèmes d’accès à certains services de
base, en particulier dans le domaine sanitaire, et peuvent subir ou ressentir un
déclassement social particulièrement fort.
9 Parmi les différentes approches théoriques de l’identité, nous avons retenu l’approche
de Vignoles et al. (2006) qui permet d’identifier six motivations conceptuellement
distinctes pouvant être impliquées dans les processus de construction de l’identité. Ce
modèle considère donc l’identité comme un processus basé sur un ensemble de
motivations différentes : les individus sont motivés à se voir positivement (estime de
soi) ; croire que leurs identités sont continues dans le temps malgré les changements
significatifs de la vie et qu’elles ne changent pas selon le lieu ou le contexte (continuité) ;
se différencier des autres personnes (distinctivité) ; penser que leur vie est significative
(sens) ; croire qu’ils sont compétents et capables d’influencer leur environnement
(efficacité) ; ressentir qu’ils sont inclus et acceptés par les autres (appartenance).
10 Nous faisons l’hypothèse que plusieurs motivations identitaires pourraient ainsi
influencer les comportements écologiques. La motivation d’efficacité, par exemple,
peut jouer un rôle pivot entre le raisonnement et le passage à l’action : c’est parce que
les personnes croient en l’efficacité de leurs actes qu’elles peuvent transformer leurs
pensées en conduites. De plus, le constat de la réussite des comportements d’autres
individus auxquels elles peuvent se référer renforce la motivation, permet de préciser
les attentes de résultats de l’action et de percevoir les obstacles plus clairement.
IV. Résultats
1) Vulnérabilités territoriales et perturbateurs associés
Figure 2. Part des personnes âgées de plus de 60 ans selon l’unité territoriale (Bordeaux Métropole,
communauté de communes du Créonnais, communauté de communes du Pays Foyen)
Figure 3. Part des résidences principales occupées par des propriétaires selon l’unité territoriale
(Bordeaux Métropole, communauté de communes du Créonnais, communauté de communes du
Pays Foyen)
Figure 4 Revenu moyen des foyers fiscaux selon l’unité territoriale (Bordeaux Métropole,
communauté de communes du Créonnais, communauté de communes du Pays Foyen)
Conséquences possibles
Perturbateurs
économiques sanitaires sociales psychologiques
Baisse de revenus X X X X
Problèmes de santé X X X X
Recompositions familiales X X X X
Retraite X X X X
Chômage X X X X
21 Les conséquences observées peuvent être liées par des relations de causes à effets entre
perturbateurs : par exemple, le chômage peut entraîner une baisse de revenus et, si ce
manque d’argent entraîne un déficit de soins, peut générer des problèmes de santé.
Autre exemple : des recompositions familiales ou l’accès à la retraite peuvent aussi
avoir des conséquences sanitaires suite à une baisse de revenus mais également suite à
l’arrêt d’une prise en charge automatique (médecine du travail, mutuelle, etc.). Ces
perturbateurs présentent-ils des différences entre les territoires ? Sont-ils associés à un
sentiment de déclassement social ?
22 Les résultats à la question « Êtes-vous, ou pourriez-vous dans les 2 ans à venir, être concerné
par les perturbateurs suivants ? »2 montrent que les répondants se disent
significativement plus concernés par la baisse de revenus et les problèmes de santé que
par les autres perturbateurs3. Cependant, aucune différence territoriale n’est observée
pour ces deux perturbateurs. Cela s’explique par le fait que ces derniers peuvent
concerner chaque personne, à tout moment de sa vie, quel que soit le territoire. À
l’inverse, des différences territoriales sont observées pour trois autres perturbateurs :
le chômage (p<0,001) et les recompositions familiales (p<0,01), dont les résultats varient
dans le sens d’un gradient décroissant de la métropole bordelaise au Pays Foyen, et la
retraite (p<0,05)4 dont le gradient est inverse. Ainsi, sur les huit perturbateurs estimés
pertinents pour cette étude, les deux jugés les plus préoccupants (une baisse de revenus
et des problèmes de santé) ne varient pas en fonction des territoires car concernent
tout le monde ; trois présentent des différences territoriales (le chômage, les
recompositions familiales et la retraite) en lien avec les disparités socio-
démographiques mises en évidence par le diagnostic territorial ; et les trois autres
(devenir propriétaire de son logement ; difficultés d’adaptation aux nouvelles
technologies ; évolution défavorable de son quartier) ne montrent aucune différence
territoriale.
23 L’analyse des résultats concernant le sentiment de déclassement social indique une
bonne répartition des répondants entre ceux qui perçoivent une dégradation de leur
niveau de vie (score négatif pour les classes a et b réunies, n =146) et ceux qui
perçoivent une amélioration (score positif pour les classes c et d réunies, n =132). La
moyenne globalement associée au déclassement est négative : x moy = -0,35 ± 0,12 cm.
Ainsi, environ la moitié des personnes interrogées (53 %) est considérée comme étant
en situation de déclassement social (Figure 5).
24 Bien que les pourcentages de personnes affectées dans chacune des 4 classes diffèrent
en fonction des territoires, ces différences territoriales ne sont pas statistiquement
significatives. De plus, aucune des variables socio-démographiques testées (sexe, âge,
logement, niveau d’étude ou profession) n’est liée au sentiment de déclassement social 5.
Ces résultats renforcent l’hypothèse de l’existence d’une dimension subjective du
déclassement, indépendante du niveau de ressources, statut de propriété, ou niveau
d’étude, qui se traduit bien par un sentiment de déclassement. Cependant, un lien
significatif est observé entre le sentiment de déclassement social et certains
perturbateurs : quatre d’entre eux en effet sont vécus comme des causes du
déclassement ressenti. Il s’agit de la baisse de revenus (p<0,0001), du chômage (p<0,01),
des recompositions familiales (p<0,05) et des problèmes de santé (p<0,05) 6. Qu’en est-il
de la pratique des comportements écologiques ?
consommation. S’il n’y a pas de différence de fréquence cela ne veut pas dire pour
autant qu’il n’y en ait pas de nature. L’absence de lien pourrait en partie être expliquée
par le fait que les cinq catégories de pratiques écologiques retenues correspondent à un
panel de comportements variés (par exemple pour la mutualisation : co-voiturage ou
échange d’outils), ne mobilisant pas les mêmes moyens, ni les mêmes motivations, et
pouvant donc être adoptés par des personnes, voire des groupes sociaux, différents.
Néanmoins, un lien positif et significatif est observé entre la pratique des
comportements écologiques et la satisfaction des motivations identitaires 8. En d’autres
termes, plus les gens disent pratiquer des comportements écologiques, plus l’ensemble
de leurs motivations identitaires sont satisfaites, et inversement. Cette corrélation est
plus ou moins forte en fonction des comportements d’une part, et en fonction des
motivations identitaires spécifiques d’autre part (Tableau 2).
Motivations identitaires
Estime de
Appartenance Sens Efficacité Continuité Distinctivité
Soi
Autoproduction -0.04 (a) 0.18** (ab) 0.12* (ab) 0.26*** (b) 0.25*** (b) 0.24*** (b)
Prolongation -0.04 (a) 0.28*** (c) 0.29*** (c) 0.23*** (bc) 0.31*** (c) 0.08 (ab)
0.24*** 0.27***
Mutualisation 0.09 (a) 0.22*** (a) 0.39*** (b) 0.14* (a)
(ab) (ab)
Réduction 0.19** (a) 0.21** (ab) 0.18** (a) 0.20** (ab) 0.39*** (b) 0.27*** (ab)
Dans le tableau 2, sont indiqués : les coefficients de corrélation de Spearman (r) entre comportements
écologiques et motivations, le niveau de significativité de la corrélation (p<0,05 : * ; p<0,01 : ** ;
p< 0,001 : ***). Les lettres différentes indiquent une différence significative entre motivations.
26 Il apparaît que tous les comportements écologiques sont fortement liés à la motivation
de continuité (sentiment d’être la même personne quels que soient le lieu, la situation
et le contexte). Globalement, toutes les pratiques écologiques confèrent aux personnes
une bonne image d’elles-mêmes (estime de soi) mais plus particulièrement,
autoproduire, prolonger la vie des produits et partager. Prolonger, partager et
remplacer donnent à la personne le sentiment d’être compétente et capable (efficacité).
Prolonger la durée de vie des produits et partager, autrement dit, ne pas gaspiller et
tisser du lien social, confèrent du sens à la vie de la personne (sens). L’autoproduction
permet de se sentir distinct des autres, d’exprimer sa personnalité au travers de la
confection de vêtements, de meubles ou de la décoration par exemple (distinctivité). En
raison des exemples proposés aux répondants dans le questionnaire (j’achète moins, je
chauffe moins ma maison, je réduis l’usage de la climatisation), l’association de la
réduction à la motivation de distinctivité peut être expliquée par le sentiment qu’ont
les répondants de mettre en œuvre les écogestes concernant les économies d’énergie
contrairement à la plupart des gens. On peut également penser qu’ils se sentent « plus
V. Conclusions
28 Finalement, quels leviers d’action mobiliser à l’échelle territoriale pour atténuer la
dégradation de la qualité de vie des personnes vulnérables, et réduire les préjudices
induits par les restrictions et les modifications d’accès à certains postes de
consommation de biens et services, tout en valorisant les comportements écologiques ?
29 Nos résultats montrent d’une part que des différences territoriales sont observées pour
trois perturbateurs (le chômage, les recompositions familiales et la retraite) et
plusieurs types de comportements écologiques (la pratique de l’ensemble de ces
comportements, l’autoproduction et la prolongation de la durée de vie des produits).
D’autre part, environ la moitié des répondants se considèrent comme étant en situation
de déclassement social. Ce sentiment de déclassement social est influencé par quatre
perturbateurs (baisse de revenus, chômage, problèmes de santé et recompositions
familiales) mais n’apparaît ni affecté par des critères territoriaux et socio-
démographiques, ni ne semble influencer l’adoption des comportements écologiques.
Cependant, la pratique des comportements écologiques a des conséquences positives
sur la satisfaction des motivations identitaires des personnes, quel que soit leur
sentiment de déclassement social. De ce fait, l’adoption de nouvelles valeurs peut
amener les individus à percevoir comme positifs des comportements jusqu’alors
envisagés comme contraignants, ce qui pourrait alors contribuer à un processus
dynamique de résilience.
30 Les résultats de cette étude engagent donc à prendre en compte la dimension subjective
du déclassement social et à développer des actions susceptibles de promouvoir
l’adoption de comportements écologiques, en tant que stratégies adaptatives, auprès de
l’ensemble des personnes qui estiment leur qualité de vie menacée. Il paraît tout
d’abord important de mettre l’accent sur le caractère distinctif, en faisant le lien entre
un comportement écologique et un renforcement de l’image positive de soi. En relation
avec la motivation de continuité, l’adoption de nouveaux comportements doit s’inclure
dans le style de vie des personnes et leur système de valeurs, et ne doit pas être vécue
comme une rupture. Enfin, l’adoption de nouveaux comportements écologiques doit
faciliter la montée en capacité ou l’empowerment, ce qui est particulièrement
important pour les personnes se ressentant en déclassement, souvent dépendantes et
qui ont donc davantage besoin de prouver qu’elles ont un sentiment de contrôle de leur
existence. Du point de vue de l’efficacité des actions visant à promouvoir les
comportements pro-environnementaux il est donc essentiel de mettre au premier plan
les avantages pour l’individu en termes de valorisation sociale et personnelle et de
transformer des choix dictés par la nécessité en choix de liberté.
31 Concernant les moyens d’accompagnement, les résultats du questionnaire 9 indiquent
que ce sont avant tout les conseils et l’information dispensés par les proches et les pairs
BIBLIOGRAPHIE
Alier J. M. (2014), L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde,
Paris, Les petits malins/Institut Veblen pour les réformes économiques.
Ballesta O., Carimentrand A., Causse E., Delerue F., Felonneau M. L., Gombert-Courvoisier
S. et Ribeyre F. (2016), « L’adoption de comportement écologiques face au déclassement social :
éléments préliminaires », in Bourg D., Dartigupeyrou C., Gervais C. et Perrin O. (dir.), Les nouveaux
modes de vie durables, s’engager autrement, Lormont, Le bord de l’eau, p. 107-112.
Bourg D., Dartigupeyrou C., Gervais C. et Perrin O. (2016), Les nouveaux modes de vie durables,
s’engager autrement, Lormont, Le bord de l’eau.
Maurin E. (2009), La peur du déclassement, une sociologie des récessions, Paris, Seuil.
Pye S., Skinner I., Meyer-Ohlendorf N., Leipprand A., Lucas K. et Salmons R. (2008),
Addressing the social dimensions of environmental policy. A case study on the linkages between
environmental and social sustainability in Europe, European Commission Directorate, General
Employment, Social Affairs and Equal Opportunities.
Vignoles V., Regalia C., Manzi C., Golledge L. et Scabini E. (2006), « Beyond self-esteem:
influence of multiple motives on identity construction », Journal of Personality and Social
Psychology, n° 90 (2), p. 308-333.
NOTES
1. Une baisse de revenus ; des problèmes de santé ; des recompositions familiales, une
séparation… ; la retraite ; le chômage ; des difficultés d’adaptation aux nouvelles technologies ;
devenir propriétaire de son logement ; une évolution défavorable de son quartier.
2. Scores de réponses variant de 1 : pas du tout à 6 : tout à fait.
3. Test de Friedman. Différence significative au seuil p<0,05.
4. Test de Kruskall-Wallis. Relation significative au seuil p<0,05.
5. Test de corrélation de Spearman, p>0,05.
6. ANOVA. Relation significative au seuil p<0,05.
7. Test de Kruskall-Wallis. Relation significative au seuil p<0,05.
8. Test de corrélation de Spearman. r =0,46, p<0,001.
9. Non montrés dans cet article.
RÉSUMÉS
L’étude porte sur trois territoires de Gironde (France), situés le long d’un gradient
d’urbanisation : la métropole de Bordeaux, le territoire périurbain du Créonnais et le territoire
rural du Pays Foyen. Un diagnostic cartographique comparatif a été effectué à partir
d’indicateurs socio-démographiques et économiques empruntés aux bases de données publiques
(INSEE) pour caractériser les vulnérabilités territoriales et faire émerger des perturbateurs
potentiels de la qualité de vie des personnes. Une enquête par questionnaire a aussi été réalisée
(n=285 répondants) pour : i) identifier quels perturbateurs semblaient les plus problématiques en
fonction des territoires, ii) mesurer le sentiment de déclassement social des répondants et
vérifier s’il était en partie déterminé par les perturbateurs et perçu différemment en fonction des
territoires, iii) caractériser les comportements écologiques pratiqués et vérifier si leur adoption
contribuait à satisfaire les motivations identitaires. L’objectif de cette étude est de vérifier si des
changements de comportements vers des pratiques plus écologiques peuvent représenter des
supports d’estime personnelle et ainsi contribuer à atténuer le sentiment de déclassement social
des personnes vulnérables qui les adoptent.
INDEX
Mots-clés : qualité de vie, comportements écologiques, motivations identitaires, déclassement,
estime de soi
Keywords : quality of life, ecological behavior, identity motivations, downgrading, self-esteem
AUTEURS
SANDRINE GOMBERT-COURVOISIER
UMR 5319 PASSAGES
OLIVIER BALLESTA
UMR 5319 PASSAGES
AURÉLIE CARIMENTRAND
UMR 5319 PASSAGES
FRANCIS RIBEYRE
UMR 5319 PASSAGES
ELSA CAUSSE
EA 7352 CHROME
FLORIAN DELERUE
EA 4592 Géoressources et Environnement
MARIE-LINE FÉLONNEAU
EA 4139 Laboratoire de Psychologie
GEOFFREY RIOCHE
EA 4139 Laboratoire de Psychologie
L’expérience plurielle de la
vulnérabilité au sein des bidonvilles
The plural experience of vulnerability in slums
Jean-Baptiste Daubeuf
I. Introduction
1 La Fondation Abbé Pierre considère qu’il y aurait aujourd’hui près de 15 millions de
personnes en France dans des situations de vulnérabilité face au logement. Parmi eux,
on compterait 4 millions de mal logées, autrement dit des personnes « privées de
logement ou vivant dans des conditions très difficiles » (Fondation Abbé Pierre, 2018). À
ce chiffre, il faudrait également ajouter les 12 millions de locataires fragilisés dans leur
rapport au logement (copropriété difficile, loyers ou charges impayées, surpeuplement
modéré, précarité énergétique ou effort financier excessif). Le phénomène du mal-
logement est donc massif, mais il est également très hétérogène, aussi bien en termes
de conditions de précarité que de populations concernées.
2 Parmi l’ensemble des situations de mal-logement en France, les bidonvilles en
représentent probablement l’une des expressions les plus visibles et médiatiques. Selon
les chiffres produits par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au
logement (DIHAL), environ 15 000 personnes pour la majorité originaires d’Europe de
l’Est et identifiées comme Roms, réparties dans un peu plus de 500 installations,
vivraient aujourd’hui dans ce type d’habitat en France métropolitaine (DIHAL, 2017).
À ces installations, il faut ajouter les campements de migrants de la région parisienne
ou à la frontière entre la France et le Royaume-Uni ainsi que les bidonvilles d’outre-
mer, probablement au moins deux à trois fois plus nombreux qu’en métropole (Damon,
2017). Même si les phénomènes se sont transformés et connaissent des dynamiques
différentes, les chiffres ont très peu évolué depuis une dizaine d’années. Tandis que les
bidonvilles de métropole liés aux migrations d’Europe de l’Est se stabilisent et parfois
décroissent, au contraire les campements de migrants, dont les regroupements peuvent
mener à des installations collectives de plusieurs milliers d’occupants, se multiplient et
11 Durant cette période, la mobilité des habitants est liée en partie à la fragilité de leur
inscription spatiale en ville. Leur quotidien était alors essentiellement rythmé par une
alternance d’emménagements temporaires et de départs rapides, qu’ils soient
contraints par des expulsions ou animés par l’envie d’aller vers des lieux
économiquement plus prospères. C’est ce qu’a connu ainsi Adi, 28 ans au moment de
notre enquête et père de deux filles. Il a quitté la Roumanie à 14 ans pour suivre des
cousins en France. Son installation dans des lieux en « durs » n’est pour lui qu’une
donnée récente puisque pendant de longues années, il a principalement circulé de ville
en ville à la recherche d’activités lucratives. Ainsi, les différentes expériences qu’il a
vécues font que le bidonville représente dans son cas une amélioration claire de ses
conditions de vie :
J’ai tout connu, la rue, la voiture, les ponts, les caravanes même les hôtels, depuis
que je fais ça. Pendant deux ans on a fait le « tour de France », j’ai fait Blois,
Dunkerque, Montpellier... On passait dans les platz des gens de Bărbulesți et le plus
souvent on dormait dans la rue, sur des cartons, serrés tous ensemble. Si on arrivait
à faire suffisamment d’argent, on se payait une chambre d’hôtel. Parfois, c’était des
gens gentils qui me voyaient et qui me disaient « tiens je te paye l’hôtel ». Quand il
faisait trop froid, j’allais dans les commissariats, je mettais ma couverture sur le
banc et je dormais là sans rien dire à personne. J’étais mineur. Ils étaient obligés de
me laisser au chaud. Je leur disais « monsieur, vous ne pouvez pas me mettre
dehors, je suis mineur ». Des fois, les policiers appelaient les foyers et ils me
trouvaient une chambre. Le plus souvent, ils ne voulaient pas s’emmerder alors ils
me laissaient dormir dans le hall du commissariat.
12 Néanmoins, pour la majorité des familles du bidonville de « La place », leur parcours en
ville s’accompagne d’une crainte de se retrouver encore une fois à la rue. Les années
dans le froid constituent un souvenir marqué dans les corps et certains habitants en
portent encore les marques (apparence prématurée de vieillesse, problèmes
respiratoires, dentaires ou dermatologiques).
13 Les femmes et les enfants ne sont pas restés à l’écart de ces mouvements migratoires et
parmi eux plusieurs ont suivi leur conjoint ou leur père rapidement après les premiers
départs vers l’Europe de l’Ouest. Malgré tout, jusqu’à la fin des années 2000 et la
stabilisation des familles dans l’agglomération de Nancy, la forte mobilité a limité la
présence des plus fragiles. C’est pourquoi la majorité d’entre eux sont arrivés depuis
moins de dix ans. Cette hétérogénéité des parcours mène les habitants du bidonville à
porter des regards différents sur leurs conditions de vie. C’est ce qu’explique Viorel, 26
ans, père de famille d’un garçon de 2 ans. Lorsqu’il était plus jeune, il a connu les
mêmes conditions qu’a décrites Adi. Il voit dans les plaintes de certains de ses voisins
un manque d’endurance et d’expériences :
Les familles ici, elles ont peur pour n’importe quoi. Elles ont pas connu la rue alors
qu’avant c’était carrément pire, même dans le quartier du Haut-du-Lièvre, il y avait
de la drogue, des armes, des bagarres. Quand t’as vécu comme moi la misère, tu sais
qu’ici c’est rien. Tu sais qu’on va pas te dégager sans te prévenir, que demain tu vas
manger. Je préférerais un appartement pour mon fils, mais en attendant ça reste
tranquille. Il faut arrêter de pleurer.
14 Ici, donc, la vulnérabilité ne semble pas s’inscrire dans le cadre d’une condition
commune, mais bien plutôt dans une multiplicité de parcours donnant une signification
à chaque fois différente à l’expérience du bidonville.
de cuivre sur des chantiers ou dans des propriétés privées. De la même manière, pour
augmenter leurs revenus, certains mendiants pratiquent ce qui peut être considéré
comme des formes de mendicité agressive. Ils insistent alors auprès des passants pour
obtenir de l’argent, en passant parfois par des moyens détournés comme dans le cas des
formulaires de sourds et muets distribués à des piétons qui sont ensuite suivis et
harcelés. Ce dernier type de mendicité a amené l’agglomération à réprimer fortement
ceux qui les pratiquent et plusieurs habitants de « La place » ont écopé de peines
pouvant aller jusqu’à plusieurs mois de prison avec sursis.
20 Encore une fois, la vulnérabilité des familles dépend en grande partie de leur situation.
Ainsi, certaines d’entre elles bénéficient de situations plus favorables que les autres.
Parmi les ferrailleurs, le partage du travail au sein des groupes d’hommes d’une même
famille facilite le glanage et étend la zone d’action. Les lieux de collectes ont également
été en partie répartis et chacun dispose par exemple d’une déchetterie qui lui est
attitrée.
21 Ces derniers éléments montrent que les parcours et les activités des habitants
dépendent largement de que Nicolas Renahy et Jean-Noël Retière nomme le « capital
d’autochtonie » (Renahy, 2010 ; Retière, 2003). Ce dernier facilite l’accès des familles à
des revenus stabilisés, voire permanents, et il joue un rôle prépondérant dans la mise
en forme de l’expérience de la vulnérabilité économique. Ce capital leur permet
notamment de se faire en partie respecter dans le monde des mendiants au sein duquel
la concurrence s’exerce en permanence et les places les plus rémunératrices font l’objet
de prédation violente. Dès lors, en fonction des événements pouvant remettre en
question certaines sources de revenus, les habitants connaissent des périodes
d’incertitude plus ou moins régulières ou fortes.
les murs biens. Nous, on est ceux qui savent le mieux construire des cabanes. Celle
de mon père elle est bien, elle est grande et la chaleur elle part pas trop vite.
Maintenant, il n’y a que Florin et Ştefania qui ont aussi une cabane, mais elle n’est
pas aussi bien même si ça va. Avant tu aurais vu les autres, ils avaient des cabanes,
c’était vraiment la misère...
23 La qualité des constructions pèse donc sur le quotidien. Dans certaines baraques, les
familles ne disposent que de poêles à bois qui nécessitent de collecter du bois en ville et
le découper chaque soir à la hache. D’autres habitations au contraire bénéficient de
poêles à pétrole dont le combustible est fourni par une association, mais dont le
principal désavantage est de produire une chaleur asséchant les muqueuses et piquant
les yeux. En outre, la taille des groupes familiaux joue sur l’importance des tâches
quotidiennes au sein des foyers. Plus les familles sont nombreuses, plus le
fonctionnement interne des maisonnées se complique. C’est en particulier le cas de
l’approvisionnement en eau dont le point d’accès le plus proche se trouve à plusieurs
centaines de mètres et nécessite ainsi d’effectuer des allers-retours munis de gros
bidons tractés sur des caddys. Cette tâche, en plus de geler les mains en hiver, demande
de porter à bout de bras des charges lourdes alors que ce sont principalement les
enfants ou les femmes qui doivent s’en charger. Pour les familles les plus nombreuses, il
est alors nécessaire de faire plusieurs trajets par jour. Ceci est d’autant plus
indispensable que les lessives s’effectuent à la main et que la multiplication du nombre
de membres au sein d’un foyer a une répercussion directe sur la masse de linge sale.
24 À ces problèmes s’ajoute également la nécessité de nourrir les membres du foyer. Là
encore, les tâches sont d’importance variable selon les groupes familiaux et demandent
à certaines femmes d’y consacrer l’ensemble de leur temps en journée, là où d’autres au
contraire y passent seulement quelques heures. On retrouve la même situation
concernant l’entretien des habitations. Ainsi, d’un foyer à l’autre, le temps nécessaire
pour le ménage varie fortement. Chez les plus anciens, comme le couple Grigore et
Camelia Gîngioveanu, 61 et 60 ans ou chez Nicolae et Ilena Cîrciu, 56 et 55 ans, le temps
à s’occuper de leur lieu de vie se limite à moins d’une heure ou deux le soir après avoir
passé la journée en centre-ville pour mendier. Au contraire, chez Ion et Vicotria Cîrciu
ou chez Paul et Christina Băsescu, les deux plus grands groupes familiaux, le ménage,
les lessives, la préparation des repas mobilisent les femmes une grande partie de la
journée. Le nombre d’enfants, le caractère salissant des activités économiques ou
encore des habitations généralement en moins bon état, obligent les mères de famille à
passer de longs moments à nettoyer les sols, récupérer les ustensiles de cuisine ou
lessiver les vêtements.
25 La taille des groupes familiaux a d’autres répercussions. Alors que plusieurs couples
sont isolés et mène une vie relativement indépendante, d’autres au contraire sont
confrontés à la promiscuité et la proximité des corps. Certaines familles disposent d’un
espace domestique relativement important, ce qui leur offre une autonomie forte,
tandis que d’autres bénéficient seulement de très petits espaces et sont contraints de
vivre en contact constant les uns avec les autres. Cette promiscuité pèse sur la
possibilité de chacun des membres de la famille à s’approprier un espace personnel et à
maintenir un lieu d’intimité qui ne soit pas envahi par la collectivité.
26 Ainsi, en fonction des familles, l’espace par habitant peut aller du simple au quadruple.
Mais surtout, il peut être plus ou moins partagé. Par exemple, Christi, 18 ans et vivant
avec ses parents, dispose d’une petite cabane pour lui qu’il a pu investir en y ajoutant
au mur des éléments de décoration ou simplement en se retrouvant seul. Plusieurs
métier de ferrailleur, plusieurs pères de famille entretiennent des relations solides avec
les membres de cette communauté, d’autres habitants, ceux parlant généralement le
moins français, restent relativement en marge, suscitant d’ailleurs plus que les autres
la méfiance des autres communautés tsiganes. C’est ce qu’illustre un conflit à deux
doigts de s’envenimer entre gens de « La place » et ceux de l’aire d’accueil lorsque
Camelia, doyenne du bidonville dont nous avons déjà évoqué les conditions de vie un
peu plus haut, s’est vue accusée par une femme âgée de l’aire d’accueil de l’avoir volée
lors du marché dominical. Finalement, l’intervention des évangélistes des deux groupes
a permis de dissiper le malentendu. Après de longues discussions, ils réussissent
finalement à montrer que les responsables étaient probablement un autre groupe
Tsigane, censé être bien moins respectable que les fidèles croyants et pratiquants
réunis sur le bidonville à ce moment-là.
30 Ce rapport disparate à la société française s’observe également à travers la relation aux
institutions, aux bénévoles associatifs et aux travailleurs sociaux. Sur le bidonville de
« La place », les familles sont amenées à en côtoyer près d’une dizaine. Là aussi, les
affinités dépendent souvent des ressources dont disposent les habitants pour
communiquer ainsi que trouver des points d’achoppement ouvrant la voie à des
relations plus personnalisées. Si les acteurs de terrain se donnent généralement comme
objectif de proposer leur aide aux familles de façon indifférenciée, le plus souvent des
liens privilégiés se tissent avec certains habitants, facilitant l’acquisition par ces
derniers des codes de l’aide sociale ou même l’accès à des dispositifs
d’accompagnement. En outre, près de la moitié des pères et mères de famille ont des
enfants scolarisés. Ils sont ainsi mis en contact régulièrement avec les représentants de
l’Éducation nationale qui participent à les socialiser aux institutions de l’État, tout en
les confrontant également à certaines formes de violence symbolique (Dubet et
Lapeyronnie, 1999 ; Zanten, 2012) desquelles restent éloignés les autres habitants.
31 Au-delà des travailleurs sociaux, les contacts dont disposent les habitants de « La
place » sont des ressources importantes pour faciliter leur intégration au sein du
système de protection sociale. Ceci permet d’expliquer que certaines familles disposent
d’appartements leur permettant d’obtenir des allocations, notamment grâce à plusieurs
connaissances ayant trouvé le logement. Ces dernières se sont portées garantes et se
sont occupées des démarches administratives auprès de la Caisse d’allocations
familiales (CAF). Ainsi, au quotidien, la maîtrise différenciée des normes et des
compétences spécifiques à la vie en France permet d’identifier plusieurs formes
d’expériences de la vulnérabilité au sein du bidonville. Tandis qu’une partie des
habitants sont fortement exposés au racisme et à la marginalisation, d’autres, au
contraire, bénéficient de ressources leur donnant accès à une place au sein de la société
moins marquée par l’exclusion.
VI. Conclusion
32 Sur au moins quatre points, il est possible de montrer en quoi les expériences de la
vulnérabilité dans le bidonville sont plus complexes qu’il n’y paraît, et qu’elles mènent
à des situations souvent très contrastées. Certaines familles peuvent être confrontées à
une importante fragilité économique, mais disposent au contraire de conditions
d’habitat plus favorables. D’une autre manière, des habitants peuvent avoir développé
des liens privilégiés au sein de l’agglomération mais s’inscrire dans des parcours de
rupture avec leur pays d’origine, faisant du bidonville le seul lieu de vie auquel se
raccrocher. Dès lors, il s’agit de bien différencier les situations individuelles pour mieux
comprendre en quoi le bidonville constitue effectivement une épreuve de précarité que
les individus amortissent de façon variable selon leur situation de fragilité. Si dans
chaque cas les protections déployées par les habitants face à la vulnérabilité
représentent peu de choses, ces réponses peuvent toutefois être profondément
différentes les unes des autres.
33 Pour autant, bien que le bidonville mette en scène des situations individuelles, il ne
s’agit pas d’oublier que les habitants bénéficient, au moins sous certains aspects, de la
protection collective. En effet, les familles « mutualisent des ressources et des
compétences précaires » (Bouillon, 2009) pour faire face ensemble à la fragilité de leur
situation sociale. Or, si chacun érige des remparts pour se prémunir de la vulnérabilité,
ces boucliers sont en partie partagés et lient les habitants les uns aux autres. Dès lors, il
reste important de saisir les parcours sociaux à la lumière des expériences collectives et
de ce qui lie entre eux les habitants.
BIBLIOGRAPHIE
Agier M. (2013), Campement urbain, Paris, Payot & Rivages.
Fassin É., Fouteau C., Guichard S. et Windels A. (2014), Roms et riverains, Paris, La Fabrique.
Fondation Abbé Pierre (2018), « 23e rapport sur l’état du mal-logement en France », rapport
pour la Fondation Abbé Pierre.
Gaulejac V. de, Blondel F. et Taboada-Leonetti M. I. (2014), La lutte des places, Paris, Desclée De
Brouwer.
Lussault M. (2009), De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset.
Renahy N. (2010), « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usage d’une notion. »,
Regards Sociologiques, n° 40.
Retière J.-N. (2003), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social
populaire », Politix, n° 63, p. 121-143.
RÉSUMÉS
Au cours des dernières décennies, les vulnérabilités résidentielles ont connu un nouvel essor en
France, au point de faire dire à la Fondation Abbé Pierre qu’il y aurait 15 millions de personnes
confrontées à des difficultés liées au logement en France. Cette situation peut néanmoins être
observée à partir de prismes multiples. Parmi ceux-ci, les bidonvilles incarnent probablement la
forme la plus médiatique. Ce type de logement (habitat informel, léger et regroupant au
minimum plusieurs dizaines d’habitants) est généralement considéré comme le résultat de
contraintes structurelles plurielles pesant sur leurs occupants. Pour autant, les modalités
sociales, architecturales et spatiales que donnent à voir les bidonvilles ne sont pas du simple
ressort des déterminants extérieurs, mais découlent également des caractéristiques des parcours
migratoires des habitants, de leurs activités économiques, de leurs ressources disponibles pour
améliorer l’habitat ou encore de leurs relations avec les institutions et les personnes extérieures
du quartier. Ainsi, cet article propose d’interroger les formes multiples de l’expérience vécue de
la vulnérabilité en fonction des différentes dimensions qui distinguent les vies quotidiennes des
habitants des bidonvilles.
In recent decades, residential vulnerabilities have experienced a new boom. This to the point of
making the Abbé Pierre foundation say that they would be 15 million people to be confronted
with difficulties related to housing. This situation can be observed from multiple prisms. Among
them, slums are probably the most media-intensive form. This type of housing (informal, light
housing with at least several dozen inhabitants) is generally considered as the result of multiple
structural constraints weighing on their occupants. Nevertheless, the spatial, architectural and
spatial modalities taken by slums are not simply the result of external determinants, but also of
interstices and resources invested by individuals to mitigate the impact that vulnerabilities can
have. Thus, this article proposes to question how slum dwellers shape their situation of
residential fragility through their collective investment in a place to live.
INDEX
Mots-clés : vulnérabilités résidentielles, bidonvilles, microrésistances, chez-soi, protection
collective
Keywords : residential vulnerabilities, slums, micro-resistance, home, collective protection
AUTEUR
JEAN-BAPTISTE DAUBEUF
Université de Lorraine, 2L2S
La désindustrialisation comme
vecteur de vulnérabilité territoriale
Deindustrialization as a vector of territorial vulnerability
Thomas Venet
I. Introduction
1 Depuis les années 1980, la morphologie sociale de la France a suivi une tendance
marquée par la baisse de la part des ouvriers dans la population active et par
l’augmentation de la proportion des professions intermédiaires, des cadres, des
employés et des chômeurs. La mécanisation de l’industrie, qui demande l’embauche
d’une main d’œuvre moins nombreuse mais plus qualifiée, la financiarisation de
l’économie et la mondialisation des productions, notamment, se traduisent par une
forte baisse du nombre d’ouvriers et de leur part dans la population active en France.
2 Selon les recensements de la population de 1968 et de 2013, la part des ouvriers dans la
population active de France métropolitaine est passée de 33,8 % à 18,5 % sur cette
période (Figure 1). En parallèle, les cadres, les professions intermédiaires et les
employés, symboles de la tertiarisation de l’économie ont vu leurs parts respectives
augmenter. En 1968, les cadres représentaient environ 6 % de la population active
métropolitaine. Cette proportion atteint 16 % en 2013. Sur la même période, le taux
d’employés est passé de 20 % à 24 % de la population active, et les professions
intermédiaires de 14 % à 24 %. Mais c’est également au cours de cette période que le
chômage va s’étendre et s’établir comme une nouvelle composante à part entière du
monde du travail. Toujours selon les recensements de 1968 et 2013 1, la part des
chômeurs dans la population active est passée de 2,6 % à 10,5 %. Cette augmentation a
surtout eu lieu au cours des années 1980 et 1990, et oscille autour de 10 % depuis le
début des années 2000.
Figure 1. Évolution des parts des Professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) dans la
population active de France métropolitaine entre 1968 et 2013
3 La baisse des effectifs industriels et l’apparition d’un chômage persistant n’ont pas été
des phénomènes conjoncturels liés aux difficultés dues à une crise, mais sont le fruit de
vastes bouleversements de l’organisation productive (Castel, 2009). Les grandes
entreprises fusionnent, mondialisent leurs productions et la rentabilité financière
devient l’objectif prioritaire, entraînant la réduction des coûts liés aux matières
premières et le « prix » de la main d’œuvre. Dans ce cadre, l’augmentation du nombre
de chômeurs et le fort développement du travail temporaire, qui intervient en parallèle
d’une réorganisation à flux tendus des productions, vont permettre de composer un
volant de main d’œuvre disponible en cas de forte demande (Glaymann, 2005). Cette
« flexibilisation » des postes, que l’on peut également interpréter comme un vaste
processus de « déstabilisation des stables » (Castel, 1995), génère de nouvelles figures
de la pauvreté en modifiant profondément les réalités sociales et économiques de
certaines populations. Pour en rendre compte, de nombreux travaux de la sociologie
contemporaine se sont focalisés sur les trajectoires des femmes et des hommes qui
subissent ces transformations. Par ces travaux, la lumière est portée notamment sur les
effets de celles-ci en ce qui concerne les mobilisations collectives (Collectif du 9 août,
2017), les trajectoires professionnelles (Roupnel-Fuentes, 2011), ou encore les mobilités
géographiques et recompositions familiales (Vignal, 2005).
4 Promues dans les années 1980, les théories qui analysaient les transformations sociales
comme un processus de « moyennisation » généralisée de la société (Mendras, 1988)
sont alors profondément remises en cause, et laissent apparaître de profonds clivages
entre les territoires. C’est ce que montrait Laurent Davezies (2012) dans un effort pour
« déglobaliser la crise » de 2008-2009. Ainsi, au niveau français, on observe que les
pertes d’emplois sont principalement situées dans le Nord du pays (dans les régions les
plus industrielles) et ont très peu affecté les régions du Sud et l’Ouest (constituant des
zones plus touristiques). C’est dans les grandes villes, où le secteur tertiaire est
fortement développé, que l’emploi a été le moins affecté alors que les espaces les plus
touchés sont ceux qui étaient déjà en difficulté avant la crise, c’est-à-dire les territoires
ruraux et industriels éloignés des métropoles. Au final, « la crise a attaqué
prioritairement les territoires déjà blessés » (p. 33), déstabilisant surtout les ouvriers
qui constituent une grande partie de la population de l’espace rural.
5 Nous nous intéresserons ici spécifiquement au phénomène de désindustrialisation en
Picardie (regroupant les départements de la Somme, de l’Aisne et de l’Oise) et à ses
effets sur les territoires qui ont été les plus affectés. Cette région est celle qui compte la
plus forte proportion d’ouvriers dans sa population active à la fin des années 1960
(47,3 % en 1968), devant l’Alsace (44,5 %), la Lorraine (42,8 %) et l’Île-de-France (43,5 %).
Depuis cette période, on observe une chute rapide et continue de la part des ouvriers
dans la population active régionale (Figure 2). Selon le recensement de 2013, les
ouvriers représentent environ 24 % de la population active de la Picardie, ce qui reste
supérieur à la moyenne nationale (18,5 %).
6 Les parts des cadres, professions intellectuelles et intermédiaires et des employés au
sein de la population active picarde ont quant à elles augmenté, mais dans une moindre
mesure si l’on compare avec les évolutions nationales. En 2013, 11 % de la population
active picarde occupe un emploi de cadre ou profession intellectuelle, 23 % occupe une
profession intermédiaire, 25 % est employé.
Figure 2. Évolution des parts des PCS dans la population active de Picardie depuis 1968
Champs : population active de 25 à 55 ans, Picardie. Afin d’alléger la lecture du graphique, les PCS
Agriculteurs et Artisans-Commerçants ont été retirées
Sources : recensements de la population de 1968, 1975, 1982, 1990, 1999, 2008 et 2013, INSEE
chômeurs dans la population active picarde dépasse les 12 %, alors qu’elle était
inférieure à 1,5 % en 1968.
8 Outre son caractère industriel, la Picardie est une région à dominante rurale. En 2012,
94,5 % des communes de Picardie sont classées parmi les zones à dominantes rurales,
contre 87,6 % des communes françaises (Figure 3). Très peu de communes picardes
composent de grands pôles urbains (3 % contre presque 9 % au niveau national). En
revanche, les zones qui regroupent le plus les populations rurales (c’est-à-dire les
communes appartenant aux couronnes des petits pôles, les autres communes
multipolarisées et les communes isolées) sont surreprésentées.
9 Les caractères ruraux et industriels de la Picardie ne sont pas contradictoires. En effet,
les ouvriers représentent une part importante de la population des communes rurales 2.
Ce caractère populaire des mondes ruraux est particulièrement perceptible en Picardie,
où l’industrie s’est développée sous forme de sites industriels s’implantant
principalement à la campagne. Différents secteurs (textile, sucreries, petites
métallurgies) s’installent très tôt en Picardie et font travailler des ouvriers-paysans,
cultivant la terre et travaillant une partie du temps pour un patron, le plus souvent
pour une rémunération « à la pièce » (Noiriel, 2002).
Figure 3. Zonage en aires urbaines et en aires d’emploi de l’espace rural (ZAUER) de la Picardie
11 Pour tenter de mettre en évidence les effets concrets induits par la désindustrialisation
au niveau des territoires, il faudra analyser conjointement des dynamismes sociaux,
économiques et démographiques situés à des échelles géographiques fines.
Appréhender la vulnérabilité des territoires, c’est prendre en compte différents
niveaux d’information. En elle-même, la vulnérabilité est à analyser sous le prisme des
inégalités sociales (de revenu, de santé ou encore de formation) et de leur dynamisme
afin d’éviter les discours tendant vers un potentiel empowerment des acteurs 3. Cette
vulnérabilité territoriale ne peut également être considérée comme figée, elle est
directement liée aux transformations socio-économiques affectant les territoires en
continu. Enfin, elle doit être analysée de manière relative en portant le regard sur les
évolutions concernant les « vulnérables », mais également les « protégés ».
12 Afin de mener cette analyse des vulnérabilités territoriales, nous nous sommes appuyé
sur une base de données construite par agrégation d’indicateurs issus de différentes
sources (Recensement, Fichier localisé social et fiscal, données de Pôle Emploi, des
Impôts) à l’échelle des communes et des cantons. Cette base de données nous permettra
de dresser un portrait des territoires qui composent la région Picardie, en nous basant
sur des variables relatives aux évolutions et aux structures de l’emploi, à la
morphologie sociale. Ces variables pourront ensuite être mises en lien avec différents
indicateurs renvoyant à des situations de vulnérabilité économique ou démographique.
13 Dans un premier temps, nous utiliserons ces indicateurs pour décrire finement les
transformations de l’emploi et de la morphologie sociale de Picardie, en portant une
attention particulière à la localisation de celles-ci. Nous construirons ensuite une
analyse en composantes principales (ACP) permettant de traiter ensemble les variables
de transformation de l’emploi et de la morphologie sociale, qui pourrons alors être
mises en lien avec d’autres variables (pauvreté et revenus, dynamismes et structure
démographiques) renvoyant aux situations de vulnérabilité des populations
considérées.
Figure 4. Évolution du nombre d’emplois (tous secteurs confondus) au lieu de travail dans les
communes de Picardie entre 1982 et 2013
15 À une échelle plus fine encore, durant cette période, certains territoires ont connu une
baisse du nombre d’emplois sur place. Les communes rurales sont les plus concernées
(Figure 4). Le Nord de l’Aisne et de la Somme concentre la grande majorité des
communes dont le nombre d’emplois au lieu de travail a baissé entre 1982 et 2013.
L’Oise et le Sud de l’Aisne, plus proches de la région parisienne, regroupent pour leur
part les communes où le nombre d’emplois à le plus augmenté. Les centres urbains sont
également caractérisés par des dynamiques de l’emploi assez nuancées. Celui-ci a eu
tendance à y décroître, tous secteurs confondus, depuis les années 1980.
16 L’évolution de l’emploi en Picardie depuis le début des années 1980 peut être analysée
en deux phases. Entre 1982 et 1999, le nombre d’emplois dans la région a fortement
augmenté, en Picardie (+ 23,4 %) comme en France métropolitaine (+ 23 %). Depuis la fin
des années 1990, cette progression a ralenti, et le nombre d’emplois en Picardie tend
même à reculer à partir de la fin des années 2000. Entre 1999 et 2013, le nombre
Figure 5. Évolution du nombre d’emplois (pour 100 emplois en 1982) par secteurs d’activités en
Picardie
19 Outre l’emploi industriel et dans les services, les secteurs de l’agriculture et des
Bâtiment et travaux publics (BTP) ont suivi des tendances particulières. L’emploi
agricole a subi une baisse régulière (- 57,3 %) depuis les années 1980, suivant la
tendance nationale (- 56,2 %). Le secteur du BTP oscille mais semble suivre une légère
tendance à la hausse, plus visible en Picardie (+ 11,3 %) que dans le reste de la France
métropolitaine (+ 2,1 %).
20 Au final, entre 1982 et 2013, l’emploi en Picardie a augmenté (+ 20,1 %) moins fortement
que la moyenne nationale (+ 26,9 %). Le secteur des services y a connu un fort
accroissement (+ 76 %), plus élevé que celui caractérisant la France métropolitaine
(+ 70 %). En parallèle, la région affronte un recul de l’emploi industriel (- 44 %) plus fort
que la moyenne nationale (- 36,1 %).
21 En 1982, l’industrie représentait au moins 30 % des emplois au lieu de travail dans près
de 50 % des communes de la région Picardie. Ce secteur était fortement représenté dans
l’ensemble de la région, avec des zones de concentration assez marquées dans le Nord
de l’Aisne, le Sud de la côte Picarde et les zones frontalières entre le Somme, l’Aisne et
l’Oise. En 2013, seules 11,1 % des communes de Picardie atteignent le seuil des 30 % des
emplois dans l’industrie. Les zones qui restent les plus industrielles se situent sur la
côte Picarde, à la frontière avec la Seine-Maritime et dans le Nord de la Somme et de
l’Aisne (Figures 6 et 7).
Figure 6. Les communes de Picardie selon la part des emplois dans l’industrie en 1982
Figure 7. Les communes de Picardie selon la part des emplois dans l’industrie en 2013
Figure 8. Les communes de Picardie selon la part des emplois dans les services en 1982
Figure 9. Les communes de Picardie selon la part des emplois dans les services en 2013
22 Les emplois de service étaient, au début des années 1980, principalement situés dans les
villes et leurs périphéries. Ainsi, Amiens, Laon, et le Sud de l’Oise étaient les espaces où
se concentraient les emplois du tertiaire. En 1982, ce secteur représentait au moins
50 % des emplois dans près d’un tiers des communes de la région. En 2013, ce sont 93 %
des communes qui dépassent ce seuil. Entre 1982 et 2013, le tertiaire s’est installé dans
toute la région, et particulièrement dans l’Oise et le Sud de l’Aisne. Le Nord de l’Aisne a
toutefois connu une augmentation du nombre d’emploi dans les services plus nuancée
(Figures 8 et 9).
23 Le recul de l’emploi industriel et les gains d’emplois dans les services ne sont pas
nécessairement des phénomènes concomitants : ce n’est pas forcément là où l’industrie
a perdu beaucoup d’emplois que les services se sont le plus développés.
24 L’Oise regroupe la majorité des cantons dans lesquels la baisse de l’emploi industriel a
été compensée par l’augmentation du nombre d’emplois dans les services (Montataire
et Crépy-en-Valois, par exemple, ont perdu plus de 50 % de leurs emplois industriels,
mais le nombre d’emplois dans les services y a plus que doublé). Le département de
l’Oise jouit d’une proximité directe avec la région parisienne qui semble favoriser le
développement localisé de certaines activités, notamment dans le commerce qui
représente 16 % des emplois à Montataire en 2014 contre 12 % en Picardie.
25 En outre, sur la même période, les cantons urbains ou semi-urbains ont subi de lourdes
pertes industrielles sans que le nombre d’emplois dans les services n’y augmente
beaucoup. C’est le cas des centres urbains (Amiens, Beauvais, Abbeville, Saint-Quentin,
Creil) où les services étaient déjà fortement présents et n’évoluent plus guère à partir
des années 2000 (Figure 10). Cette configuration se présente également dans les cantons
centrés sur de petites villes éloignées des pôles urbains (comme Hirson, Tergnier, Guise
ou Péronne, par exemple) : l’industrie y a massivement perdu des emplois, alors que les
emplois dans les services s’y sont assez peu développés. Il s’agit ici de communes dans
lesquelles l’emploi s’appauvrit sous l’effet combiné de la fermeture de sites industriels
de production et de la récente tendance à la disparition des services publics de
proximité (fermeture de services hospitaliers, d’écoles maternelles et primaires, de
bureaux de poste ou encore de gare).
26 Enfin, les communes les moins industrialisées (et où l’emploi industriel est donc le
moins susceptible de baisser), ont été marquées par un fort développement des emplois
dans les services. C’est le cas à Ailly-sur-Noye, Saint-Just-en-Chaussée ou La-Fère-en-
Tardenois, par exemple, où l’industrie était peu présente, mais dont la relative
proximité avec les centres urbains ou la valorisation de patrimoine ont fortement fait
augmenter le nombre d’emplois dans les services.
Figure 10. Les cantons de Picardie selon d’évolution du nombre d’emplois dans les services et dans
l’industrie entre 1982 et 2013
nationale qui atteint 130 %), et c’est dans l’Oise que cette augmentation est la plus
importante (124,8 % contre 112 % dans la Somme et 69,2 % dans l’Aisne). C’est
également dans l’Oise que se sont le plus accrus les effectifs de personnes employées ou
occupant des professions intermédiaires. En 2013, près de 13 % des actifs de ce
département sont cadres ou occupent des professions intellectuelles (contre 11 % pour
la Picardie), un quart de la population active appartient aux professions intermédiaires
(23 % en Picardie), et un autre est employé (même proportion que dans la région).
L’évolution de la part des ouvriers dans la population active picarde est, quant à elle,
résolument orientée à la baisse entre 1982 et 2013, passant de 37,3 % à 23,1 %.
Figure 11. Évolution (en base 100) du nombre d’actifs résidents en Picardie par PCS entre 1982 et
2013
29 Enfin, entre les années 1980 et 2013, le chômage est devenu une composante massive de
la morphologie sociale en France, mais plus encore en Picardie, et il existe de fortes
disparités entre les départements. Le chômage affecte davantage la Somme (12,6 % de la
population active de 2013) et l’Aisne (14 %) que l’Oise (10,5 %, proche de la moyenne
nationale de 10,9 %).
30 De plus, le chômage a des spécificités territoriales. L’examen des données des inscrits
sur les listes de Pôle emploi montre ainsi des différences territorialisées en ce qui
concerne les formes de chômage, correspondant aux catégories A, B, C, D et E 4, ainsi que
les générations touchées (Tableau 2).
31 Les communes de plus de 5 000 habitants de l’Aisne sont caractérisées par une
surreprésentation des chômeurs de catégorie A, quelle que soit la classe d’âge
considérée. Plus généralement, on peut remarquer une surreprésentation des
personnes de 50 ans et plus vivants dans les villes (quel que soit le département) parmi
les chômeurs de catégorie A. Il semble par contre que cette catégorie soit moins
présente sur les territoires ruraux et villes de moins de 5 000 habitants. Dans ces
espaces, les personnes de 50 ans et plus sont surreprésentées parmi les chômeurs de
catégorie B (qui ont exercé une activité réduite au cours du mois). De même, les
personnes de 25 à 49 ans en catégorie C (ayant exercé une activité longue) sont
fortement présentes dans ces espaces. Le chômage des campagnes semble donc être
ponctué d’activités plus ou moins longues, alors que celui des espaces plus urbains se
caractérise plutôt par une absence totale d’activité.
Tableau 2. Répartition des chômeurs par catégories selon leur tranche d’âge et leur lieu de
résidence
Catégorie de demande
Total
d’emploi
Moins de 25
61,9 7,9 13,9 11,3 5,0 100,0
ans
Aisne (communes de plus de 5 000
habitants) De 25 à 49 ans 62,4 9,0 17,4 5,7 5,5 100,0
Moins de 25
59,0 10,7 15,3 9,5 5,5 100,0
ans
Oise (communes de plus de 5 000
habitants) De 25 à 49 ans 57,6 10,1 21,2 6,1 5,2 100,0
Moins de 25
59,7 10,1 13,4 11,9 4,9 100,0
ans
Somme (communes de plus de 5 000
habitants) De 25 à 49 ans 58,9 9,6 19,5 6,0 5,9 100,0
Moins de 25
52,6 11,4 21,1 9,3 5,6 100,0
ans
35 Le premier axe oppose les territoires où se concentrent les catégories sociales aisées
(occupant des fonctions de cadres ou professions intermédiaires) aux territoires où
sont fortement représentées les classes populaires (ouvriers et chômeurs). Cet axe est
également un résumé du dynamisme de l’emploi des cantons. Les espaces où se
concentrent les catégories populaires sont également ceux où l’évolution de l’emploi
est la plus faible ou négative, alors que les territoires où le nombre d’emplois à le plus
augmenté sont principalement habités par des fractions sociales plutôt aisées
(Tableau 3).
36 Le second axe oppose quant à lui les cantons où le nombre d’emplois dans le secteur des
services a le plus augmenté, où le nombre d’emplois dans l’industrie a le moins baissé et
où la part des ouvriers dans la population active est la plus forte en 2013 aux espaces où
l’emploi dans les services s’est peu développé alors que le nombre d’emplois industriels
a fortement baissé et où la part des cadres dans la population active de 2013 est la plus
élevée.
Part des professions intermédiaires dans la population active (partint2013) 0,8943 -0,3282
Figure 12. Cercle des corrélations des variables actives avec les axes factoriels
41 À ce stade, nous avons réussi à identifier deux catégories de territoires en Picardie que
l’on peut considérer comme désindustrialisés ou en désindustrialisation. Les cantons
appartenant aux catégories ① et ③ constituent les espaces où les pertes d’emplois
dans l’industrie n’ont pas été compensées par des gains suffisants dans les services, et
où le chômage a atteint des niveaux plus importants qu’ailleurs.
42 Afin d’enrichir l’analyse, nous pouvons mettre de nouvelles variables en lien avec
l’espace factoriel et les catégories de territoire que nous venons d’élaborer, afin de
distinguer certains effets concrets de la désindustrialisation sur les populations des
différents types de territoires. Nous nous attacherons ici particulièrement à des
variables relatives aux revenus et aux niveaux de pauvreté des populations ainsi qu’à
leur évolution démographique depuis les années 1980.
43 Pour décrire les revenus et les niveaux de pauvreté à l’échelle cantonale, nous avons eu
recours aux données du Fichier localisé social et fiscal 6 de 2013. Plus particulièrement,
nous avons retenu les variables relatives à la part des ménages imposables
(PartMenImp), au revenu disponible7 médian des ménages (RevDispMed_A), à l’indice
de Gini calculé sur les revenus des ménages (IndGINI), aux parts des revenus
disponibles issues d’activités salariées (SalTrait) et non salariées (RevNonSal), des
indemnités chômage (IndCho), ou des prestations sociales (PrestaSoc).
44 Les territoires connaissant ou ayant connu la désindustrialisation sont les zones où les
revenus des ménages sont les plus faibles et où les parts de ménages imposés sont
également les plus basses (Figure 15). Les indemnités chômage et les prestations
sociales y représentent une proportion importante des revenus disponibles des
ménages, alors que ces espaces ont les plus faibles parts de revenus issues de salaires ou
de traitement. Ce sont également sur ces territoires que les inégalités de revenus sont
les plus prononcées. Ces caractéristiques témoignent de l’émergence de situations de
pauvreté particulières qui apparaissent dans les espaces en désindustrialisation. En
comparaison, les « territoires de concentration des richesses » apparaissent comme les
zones où les revenus des ménages sont les plus élevés. Ce sont dans ces espaces que la
part des revenus d’activités salariées est la plus élevée parmi les revenus disponibles et
que les indemnités chômage et les prestations sociales sont assez peu représentées.
45 Enfin, mobilisons des données issues des recensements de 1982 à 2013 afin de
caractériser l’évolution de la taille et de la structure des populations résidant dans les
cantons de Picardie, afin de mettre en lien ces caractéristiques avec le phénomène de
désindustrialisation. Pour cela nous utilisons le taux d’accroissement annuel moyen sur
la période 1982-2013 (TxAccAnn) et les évolutions de la population des classes d’âges de
moins de 25 ans (EvMoins25ans), de 25 à 50 ans (Ev2550), de 50 à 75 ans (Ev5075ans) et
de 75 ans et plus (Ev75ansPlus).
46 Les territoires en périurbanisation sont ceux dont les taux d’accroissement de la
population sont les plus élevés entre 1982 et 2013 et où les classes d’âges les plus jeunes
ont gagné en importance (Figure 16). Le dynamisme démographique de ces territoires
tient au fait qu’ils se peuplent depuis les années 1980 de nouvelles populations,
occupant majoritairement des emplois dans les centres urbains. Il s’agit d’une arrivée
massive de ménages en âges d’être actifs (25-50 ans), qui sont également les âges où la
fécondité est la plus forte, induisant une forte présence des moins de 25 ans.
47 À l’inverse, les territoires désindustrialisés, ou en désindustrialisation, sont marqués
par les plus faibles taux d’accroissement annuel moyen des populations. Les parts des
classes d’âges actives ont eu tendance à baisser dans la structure de la population, de
même que celles des moins de 25 ans. Ces indicateurs témoignent d’une tendance au
dépeuplement des espaces les plus désindustrialisés, compréhensible comme une
conséquence du départ massifs des actifs (et notamment des jeunes) pour étudier ou
travailler en d’autres endroits. La décroissance relative de ces classes d’âges entraîne
une baisse de la fécondité et un vieillissement de la population.
IV. Conclusion
48 L’analyse multivariée a permis de décrire les forts écarts entre les territoires de
Picardie, illustrant les liens entre les transformations de l’emploi, de la morphologie
sociale locale, les niveaux de pauvreté et les dynamiques démographiques. En nous
basant sur un petit nombre d’indicateurs et de thématiques, nous avons pu objectiver
une partie de l’état des inégalités territoriales au sein de la région, c’est-à-dire mettre
en lumière des concentrations spatiales de populations ayant des caractéristiques
spécifiques, analysables en termes de vulnérabilités spécifiques. Nous avons pu repérer
quatre catégories de cantons pour la Picardie, marqués par des dynamismes différents,
parmi lesquels les territoires désindustrialisés ou en désindustrialisation apparaissent
BIBLIOGRAPHIE
Bacque M-H. et Biewener C. (2013), L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de
participation ?, Idées économiques et sociales, n° 173, p. 25-32.
Castel R. (1995), Les métamorphoses de la question sociale, Une chronique du salariat, Fayard, Paris.
Castel R. (2009), La montée des incertitudes. Travail, protection, statut de l’individu, Seuil, Paris.
Chauvel L. (2010), Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux
années 2010, Paris, PUF.
Collectif du 9 août (2017), Quand ils ont fermé l’usine, Lutter contre la délocalisation dans une économie
globalisée, Agone, Paris.
Dardot P. et Laval C. (2009), La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La
Découverte.
Davezies L. (2012), La crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale, Paris, Seuil, la République des
idées.
Laferte G. (2014), « Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localisés. », Sociologie,
vol. 5, n° 4, p. 423-439.
NOTES
1. Il existe plusieurs méthodes permettant de rendre compte du chômage, chacune reposant sur
une définition du phénomène et une méthode de mesure particulière. L’indicateur le plus utilisé
est le taux de chômage produit par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des
statistiques (DARES) du ministère du Travail et calculé à partir des inscriptions à Pôle emploi.
Celui-ci cherche essentiellement à donner une vision administrative et politique du phénomène
et peut varier indépendamment du marché du travail (par des modifications des modes
d’inscription ou de suivi des demandeurs d’emploi, par exemple). S’il permet d’établir un suivi
régulier, mois par mois, de l’évolution du nombre d’inscrits à Pôle emploi, il est contestable sur
un plan scientifique. Par ailleurs, le chômage au « sens du Bureau International du Travail »,
produit par l’INSEE à partir des données issues de l’enquête Emploi, est très efficace en ce qui
concerne les comparaisons internationales, mais se base sur un échantillon qui permet assez mal
d’élaborer une approche localisée. Nous utiliserons ici le chômage au sens du recensement, c’est
à dire dans sa dimension déclarative. Selon le recensement, les chômeurs sont les personnes de
plus de 15 ans se déclarant chômeurs (ou ne s’étant déclarés ni en emploi, ni au chômage) et en
recherche d’emploi (inscrits ou non à Pôle emploi).
2. « L’effondrement de la population agricole laisse mieux voir combien les mondes ruraux sont
aussi historiquement, et aujourd’hui majoritairement, des mondes populaires d’exécution. Cette
présence ouvrière s’inscrit dans les transformations industrielles et artisanales dès le XIXe siècle
avec la pluriactivité, la proto‑industrialisation voire la grande industrie. Une partie de la seconde
révolution industrielle et de la mise en usine de la classe ouvrière s’est bien réalisée à la
campagne » (Laferté, 2014, p. 130).
3. Lorsque la notion de vulnérabilité est synonyme de difficultés individuelles (risque de
pauvreté, exposition à une maladie ou encore situation de handicap), elle attire d’autres notions
(anticipation, adaptation, résilience) (Thomas, 2010). Celles-ci nous paraissent problématique car
tendant à analyser par les réactions des acteurs des phénomènes plus larges pouvant par
exemple se rapporter à des logiques de classes sociales ou de générations (Chauvel, 2010). On
voudrait ici éviter les discours inspirés de l’Empowerment pris comme élément d’une rationalité
politique considérant les individus comme agissant et prenant des décisions « rationnelles » dans
un contexte d’économie de marché généralisé, et devenant des « entrepreneurs de leurs propres
vies » (Dardot et Laval, 2009). Ces discours impliquent des capacités individuelles à se positionner
rationnellement, à faire des choix, sans toutefois questionner les inégalités sociales, leurs
origines et leurs effets. « Tout au plus est évoquée la question de l’accès aux opportunités, sans
remise en cause des inégalités sociales » (Bacqué et Biewener, 2013).
4. La catégorie A correspond aux demandeurs d’emploi tenus de faire des actes de recherche
d’emploi et sans emploi ; la catégorie B regroupe les demandeurs d’emploi tenus de faire des
actes de recherche d’emploi et ayant exercé une activité 78 heures ou moins au cours du mois ; la
catégorie C concerne les demandeurs d’emploi tenus de faire des actes de recherche d’emploi et
ayant exercé une activité de plus de 78 heures au cours du mois ; la catégorie D : les demandeurs
d’emploi non tenus de faire des actes de recherche d’emploi en raison d’un stage, d’une
formation ou d’une maladie ; la catégorie E regroupe les demandeurs d’emploi non tenus de faire
des actes de recherche d’emploi, en emploi (par exemple : bénéficiaires de contrats aidés).
5. Pour éviter les déformations de l’espace liées à des valeurs extrêmes, nous avons effectué l’ACP
sur les rangs plutôt que sur les valeurs. On utilise alors de Rho de Spearman pour déterminer les
corrélations entre les variables rangées. L’ACP a été réalisée avec le logiciel R.
6. Construit par l’INSEE, ce fichier regroupe les données fiscales issues de la Direction générale
des finances publiques (déclarations de revenus des personnes physiques, taxe d’habitation et
fichier d’imposition des personnes physiques) et des données sur les prestations sociales en
RÉSUMÉS
La désindustrialisation et les fermetures de sites de production industrielle sont principalement
analysés par le biais des mutations des appareils productifs, ou par leurs effets sur les trajectoires
individuelles des travailleur·se·s de l’industrie. Nous proposons dans cet article de questionner
ces phénomènes en tant que facteur de vulnérabilité des populations et des territoires pris dans
leur ensemble.
En nous centrant sur la Picardie, qui fut l’une des régions les plus industrielles de France, nous
chercherons à caractériser la désindustrialisation des espaces qui la compose en mobilisant des
données issues de différentes sources. Nous mettrons ensuite ces indices de la
désindustrialisation en lien avec des indicateurs de pauvreté et de dynamisme démographique
afin de tenter une première caractérisation de la vulnérabilité des territoires.
INDEX
Mots-clés : vulnérabilité, territoires, morphologie sociale, désindustrialisation, Picardie
Keywords : vulnerability, territories, social morphology, deindustrialization, Picardie
AUTEUR
THOMAS VENET
Université de Picardie Jules Verne, Centre amiénois de recherche sur l’éducation et la formation-
EA 4697
I. Introduction
1 Au cours de la dernière décennie, le poids du paludisme a reculé à Madagascarmais la
situation reste alarmante. La morbidité est restéeautour de 5 % à 6,5 % entre 2011 et
2013 (ministère de la Santé publique de Madagascar et Roll back malaria, 2016) et une
recrudescence inattendue du paludisme a été observée dans le Sud-Ouest de la Grande
Île durant le premier semestre de 2012. Le nombre de cas signalés a été multiplié par
2,5 à 10 lors de cette épidémie qui a touché toutes les catégories d’âge de la population.
Cette zone qui était endémique à transmission pérenne, épargnée autrefois par les
épidémies, y était devenuesensible (ministère de la Santé publique de Madagascar,
2012).
2 Le paludisme est une maladie infectieuse due aux parasites du genre Plasmodium. À
Madagascar, 90 % des cas de paludisme sont causés par l’espèce P. falciparum (Aubry et
Gaüzère, 2015). Le parasite du paludisme se transmet, la nuit, lors de la piqûre par un
moustique femelle du genre Anopheles. P. falciparum peut entraîner des complications
puis la mort en cas de prise en charge tardive du patient.
1) Zones d’étude
7 Deux districts ont constitué les zones d’étude. Les districts d’Ankazobe et de Brickaville,
distants de 300 km l’un de l’autre, ont été choisis pour leurs différences
épidémiologiques et bioclimatiques, pour leur diversité socio-culturelle et pour la
particularité des actions de lutte contre le paludisme réalisées dans chacun d’eux.
Brickaville est localisé sur la côte est de la Grande Île, à 220 km de la capitale. Ankazobe
est situé sur les Hautes Terres, à 70 km au nord de la capitale Antananarivo, à 1 253
mètres d’altitude. Deux communes par district ont été choisies selon leur accessibilité
par rapport aux formations sanitaires.
Figure 1. Carte de Madagascar et localisation des districts d’Ankazobe (en rouge) et de Brickaville
(en bleu)
2) Méthode mixte
9 Au total, 62 entretiens semi-directifs ont été conduits en face à face avec des acteurs de
la lutte contre le paludisme (Angers, 1996 ; Houéto, D’Hoore et Deccache, 2008). Il
s’agissait d’habitants (hommes, femmes, femmes enceintes, malades, non malades), de
soignants de centres de santé de base2, d’agents communautaires (AC)3, de guérisseurs
traditionnels, d’un maire, de chefs de fokontany4, de chefs traditionnels, de personnel
d’école primaire publique, de cadres des services de santé de district (SSD), de
responsables d’organisations non gouvernementales partenaires et de colporteurs de
médicaments. Des discussions informelles et des informations par observation ont
complété ces entretiens. L’identification des participants suivait le principe de « la
boule de neige ». La collecte des données a été poursuivie jusqu’à
« saturation des informations ».
1) Le diagnostic du paludisme
Figure 3. Fréquences des actions de prise en charge du paludisme chez les patients ayant eu de la
fièvre et ayant consulté un personnel médical (NA=85 et NB=264)
20 Dans les deux zones d’étude, la rupture de stocks de TDR a été évoquée fréquemment 5,
par les habitants, les soignants et les responsables dans les SSD. Cela a pu avoir un
impactnégatif sur les pratiques des soignants mais aussi sur l’estimation du nombre de
cas de paludisme.
21 L’absence d’utilisation de TDR entraînait une confusion entre fièvres dues au paludisme
et celles dues à d’autres pathologies. Par conséquent, les traitements prescrits n’étaient
pas toujours appropriés. Le verbatim suivant rapporte le cas d’une fièvre pesteuse prise
pour une fièvre palustre, à cause de l’absence de TDR.
Une fois, je me suis trompé totalement et cela a coûté la vie d’une personne. […] La
grosse fièvre m’a fait penser directement au paludisme compliqué […]. De plus, je
n’avais pas aperçu de bubon sous les aisselles pour penser à la peste bubonique […].
(médecin)
22 Le médecin injecta de la quinine6 au malade mais ce dernier mourût le lendemain. Un
test biologique post-mortem réalisé par le SSD a permis d’identifier une infection par
Yersinia pestis, l’agent de la peste.
23 Pour éviter une erreur, les soignants prescrivaient des traitements sans diagnostic
précis, sur un mode probabiliste, presque « au hasard ».
Je me demande à chaque fois si c’est du paludisme ou non […]. Je n’ose pas prescrire
un traitement de paludisme uniquement car j’ai peur qu’il s’agisse d’une autre
maladie. Je donne un traitement antipaludique et j’ajoute d’autres médicaments.
Les malades en sont guéris, mais on ne sait plus si c’était du paludisme et donc
traité, ou si c’était l’effet des autres médicaments… C’est comme ça que je vis les
choses ! [Rire]. (médecin)
24 Le manque de TDR faussait les statistiques sur le nombre de cas de paludisme. En fait, le
nombre de cas de paludisme déclaré au SSD devait être conforme au nombre de TDR
utilisés.Or, avec la rupture de stocks de TDR, des cas de paludisme présumés sur la base
des signes cliniques ont tout de même
été traités par des antipaludiques par les soignants. Il s’agit d’une pratique appropriée
en l’absence de TDR, pour sauvegarder les chances de guérison des patients.
Mais, selon les soignants, ces déclarations de cas de paludisme en nombre supérieur à
celui des TDR utilisés, étaient interprétées dans les SSD comme une surestimation du
nombre de cas par les soignants des centres de santé de base, dans le but d’obtenir plus
de TDR. Cependant, la non-déclaration des cas de paludisme non diagnostiqués par TDR
limitait aussi la justification de l’approvisionnement en ACT, augmentant ainsi les
risques de rupture de stocks de médicaments.
25 Depuis que le diagnostic repose sur l’utilisation de TDR plutôt que sur la présomption
de paludisme en cas fièvre, le nombre de cas déclarés de paludisme a baissé (Direction
de la Veille sanitaire et de la surveillance épidémiologique, 2012 ; Rakotomalala et al.,
2015). Cette baisse apparente de l’incidence du paludisme est possiblement due, en
partie, à la non-déclaration des cas non diagnostiqués par TDR, faute d’intrants. Un
cercle vicieux de rupture de stocks de TDR provoquant une sous-déclaration du
paludisme et limitant finalement les possibilités de commande des TDR a pu s’installer.
Des ruptures de stocks de médicaments ont pu aussi être la conséquence de ce défaut.
2) Le traitement du paludisme
26 L’antipaludique ACT, le traitement de référence, est présenté sous trois formats suivant
l’âge des patients : ACT Nourrisson, ACT Enfant et ACT Adulte. Les ACT doivent être
prescrits à la suite d’un TDR positif (TDR+) pour le paludisme.
27 Le principal problème dans l’utilisation des ACT était lié aux ruptures de stocks de ces
médicaments. Pour faire face à la situation, des soignants ont « bricolé ».Le manque
d’ACT Adulte (le format le plus souvent en rupture de stocks), a conduit des soignants à
doubler la dose d’ACT Enfant pour traiter des adultes, et inversement à fractionner une
formulation pour adulte afin de traiter des enfants. Cette pratique expose à des erreurs
de dosage potentiellement dangereuses pour le patient.
Effectivement, les ACT Adulte manquent contrairement aux ACT Nourrisson et ACT
Enfant. Nous avons donné l’ordre aux médecins des centres de santé de base de
prescrire des ACT Enfant aux adultes, en doublant la dose. Scientifiquement
parlant, tenant compte des principes actifs, … nous ne savons pas si c’est correct ou
non… Pareillement, nous avons dicté de prescrire des ACT Enfant aux nourrissons,
en réduisant la dose à moitié. […] Cela ne fausse pas la comptabilité du nombre
d’ACT prescrits [par rapport au nombre de TDR+ réalisés], car dès le départ, la
quantité d’ACT Enfant commandée est doublée pour permettre les prescriptions
pour les adultes.(cadre de SSD)
28 Lorsque les ACT n’étaient pas disponibles dans les centres de santé de base, il était
demandé aux patients et à leur famille d’en acheter sur le marché, suivi du « bricolage »
de la posologie.
C’est l’approvisionnement en ACT qui pose le plus problème. Quand les ACT Adulte
manquent, les patients sont priés d’acheter des ACT Enfant dans les dépôts de
médicaments. (cadre d’un SSD)
29 Cependant, demander aux malades d’acheter des ACT sur le marché ne garantissait pas
l’acquisition des médicaments par ces derniers, la prise de manière correcte d’au moins
la première dose, la parfaite compréhension de la posologie du traitement et la qualité
des médicaments (respect des conditions de conservation et de la date de péremption
par exemple). Les médecins ont affirmé qu’il leur était impossible de suivre les
traitements lorsque les médicaments devaient être acquis en dehors des centres de
santé.
30 Chez les adultes, en l’absence d’ACT, le paludisme non compliqué était parfois traité par
de la chloroquine (médicament dont l’utilisation contre le paludisme est proscrite à
cause de la résistance de P. falciparum) associée à de la tétracycline ou de la doxycycline.
La posologie appliquée était la suivante :
Il faut partager en deux le dosage de chloroquine de 10 mg/kg/jour… à prendre en
deux prises (par jour), pendant trois jours au minimum à cinq jours, accompagné de
tétracycline. Il faut u
tiliser de la tétracycline 250 mg. Il faut prendre 2 comprimés le matin, 2 comprimés
à midi, et 2 comprimés le soir… c’est-à-dire 500 mg trois fois par jour pendant 5
jours.(médecin)
31 Cette posologie combinant la chloroquine et une cycline dont la vitesse d’action contre
les plasmodiums est insuffisante ne permet pas de traiter correctement le paludisme et
expose le patient à un risque
évolution vers un paludisme grave [C. Rogier, communication personnelle]. Elle n’a
d’ jamais été recommandée par l’OMS ou le PNLP.
32 L’approvisionnement régulier d’ACT Enfant et Nourrisson, contrairement aux ACT
Adulte, semble être liée à une priorisation de la prise en charge des enfants, alors que
les individus des autres classes d’âges étaient aussi concernés par le paludisme(Rogier
et al., 2013). En outre, Madagascar a connu des difficultés d’approvisionnement en
intrants suite à une suspension des financements du Fonds mondial liée à des
mauvaises pratiques (corruption) de membres d’organismes nationaux en charge de
l’approvisionnement (GF-OIG-13-052, 2014). Ces ruptures de stocks d’ACT pourraient
avoir entraîné une surmortalité par paludisme qui était évitable.
33 D’après les consignes des SSD, conformes à celles du PNLP, les cas de paludisme grave
ne devaient pas être traités au niveau des centres de santé de base, mais devaient être
évacués dans un centre hospitalier.Cependant, le coût de l’évacuation sanitaire était
souvent exorbitant pour les familles. Les soignants étaient suppliés par les familles de
soigner sur place les malades. Ainsi, il arrivait souvent que des soignants prennent en
charge des cas compliqués de façon délocalisée, avec administration par voie
intraveineuse de doses de quinine, en dépit des recommandations. En outre, faute de
capacité d’accueil dans la plupart des centres de santé de base, les malades sous
perfusion étaient hébergés par des ménages aux alentours des formations sanitaires.
Cette disposition rendait difficile le suivi du traitement des patients par les médecins.
Ces derniers ont déclaré ne pas avoir le choix de faire autrement. Un soignant a aussi
évoqué le coût des intrants à payer pour la perfusion (seringues, perfuseur, flacons de
soluté glucosé à 5 %, ampoules injectables) en plus des médicaments autres que les ACT.
Pour éviter de faire payer les flacons de soluté glucosé et le perfuseur aux familles, et
de suivre pendant plusieurs jours les malades sous perfusion, un soignant a décidé
d’administrer directement par voie intramusculaire les doses de quinine. D’après lui,
cette pratique était bien connue des autres médecins.
Les spécialistes n’accepteront jamais, mais nous, les médecins sur le terrain,
n’avons pas le choix. […] Nous diluons la solution et nous l’injectons bien
profondément en IM (intramusculaire). Le plus important pour nous, c’est la
guérison des patients […]. Il faut tout simplement donner de l’eau sucrée au malade,
s’il arrive à boire, pour éviter l’hypoglycémie que peut entraîner la grande dose de
quinine introduite d’un coup. (médecin)
34 Pourtant, l’injection intramusculaire de quinine est à l’origine d’abcès pouvant léser le
nerf sciatique, et entraîner des paralysies définitives et des douleurs importantes
(Bileckot et al., 1992). C’est pour cette raison que ce mode d’administration de la
quinine est proscrit.
35 Le choix du PNLP d’imposer l’enregistrement des patients ayant un paludisme
compliqué auprès des structures hospitalières est justifié sur le plan théorique mais se
révèle inadapté sur le terrain, poussant les soignants à adopter des pratiques
inappropriées et potentiellement dangereuses.
à la radio que le paludisme ne concernait que la capitale (Mattern et al., 2016), ce qui
était faux.
43 Le graphique suivant récapitule le taux de couverture des actions préventives réalisées
(taux d’utilisation des moustiquaires : NA=2 101, NB=1 940 ; proportion de grossesses
avec traitement préventif intermittent : NA=43, NB=19 ; taux d’exposition aux IEC :
NA=1 066, NB=1 107).
44 Parmi les mesures de lutte contre le paludisme, de la prise en charge des cas de fièvre
aux mesures préventives, nombreuses étaient celles qui n’étaient pas mises en œuvre
de façon appropriée ou en fréquence suffisante. Certaines étaient par ailleurs conçues
d’une façon irréalisable sur le terrain par une population particulièrement démunie.
Ces défaillances de l’organisation et de l’offre de soins et de services contribuaient à la
vulnérabilité liée au paludisme de la population.
46 L’analyse de recours aux soins portait sur les individus âgés de plus de 15 ans, ayant eu
de la fièvre durant les trois mois précédant l’enquête (Figure 5). Globalement,
l’automédication et le non-recours (ne pas se soigner) marquaient l’itinéraire
thérapeutique de la majorité de la population. Le faible taux de recours aux
tradipraticiens est présumé être lié à une sous-déclaration que l’approche qualitative
nous a permis de comprendre. La consultation de tradipraticiens en cas de fièvre ou de
paludisme a été mentionnée aussi bien par les soignants que par les autres répondants
dans les entretiens. Le recours aux soins médicaux (y compris aux AC) n’étaitque de
35 % à Ankazobe et de 60 % à Brickaville. Le recours aux centres hospitaliers des
districts concernait surtout les malades référés par les médecins des centres de santé
de base pour complication du paludisme.
48 Le coût du recours était significativement plus élevé à Brickaville qu’à Ankazobe. Les
soins médicaux professionnels étaient significativement plus chers que les autres types
de recours. Cela suggère que le coût pouvait être l’un des principaux déterminants des
recours (Figure 6).
Figure 6. Proportion des malades selon le coût (en Ariary8) et le type de recours aux soins, en cas
de fièvre (NB=377, NA=127)
51 Un autre déterminant majeur connu du recours aux soins est la distance à parcourir
pour rejoindre un centre de santé (Dunn et al., 2006). Dans notre étude, cette distance a
été mesurée en termes de durée de déplacement pour un trajet (Figure 7).
Généralement, les habitants se déplaçaient à pied ou en pirogue de leur domicile au
centre de santé de base. Le contexte financier de la population et l’enclavement ne
permettaient pas des déplacements en voiture. La durée du trajet vers les centres
hospitaliers (qui correspondent à la structure de santé la plus éloignée car se trouvant
en ville), était généralement plus courte car les habitants ne s’y rendaient que pour une
évacuation sanitaire, en voiture de location.
Figure 7. Proportion des malades selon la durée (en heure) d’un trajet et le type de recours pour
fièvre, en cas de recours unique (NB=371, NA=115)
avec la cassette [les résultats] pour qu’ils n’aient plus à faire un TDR une fois là-bas.
C’est tout ce que je fais mais je ne donne pas de médicaments. (AC)
Des fois, je leur [à des adultes] vends du Paracétamol. Je leur explique que j’ai peur
d’être sanctionnée si je leur prescris quelque chose, mais ils insistent… (AC)
55 Étant donné que la population connaissait les facilités financières offertes par les AC,
leur capacité à utiliser des TDR ou à prescrire des ACT, et la disponibilité des
médicaments à coûts modestes chez ces agents, notre analyse présume que la
principale explication du faible recours de la population aux AC en cas de fièvre était la
limitation de l’activité officielle de ces derniers à la prise en charge des enfants de
moins de 5 ans, alors que le paludisme touchait largement aussi les individus des autres
classes d’âge.
56 Peut-être existe-t-il aussi des raisons psychologiques, éventuellement en relation avec
la confiance que les AC inspirent à la population pour la soigner ? En effet, dans notre
étude, les enfants, présumés plus fragiles, étaient plus souvent conduits dans les
centres de santé que les adultes. Cela pourrait être lié à la représentation des médecins
comme offrant un meilleur service et une meilleure sécurité que les AC (Pourette,
Mattern et Raboanary, 2013 ; Rogier et al., 2013). La question n’a pas pu être
approfondie dans cette étude.
57 Le taux d’utilisation des moustiquaires (Figure 4) ne peut suffire pour évaluer le niveau
de protection contre les piqûres de moustiques. Pour ceux qui utilisaient les MILD, les
modalités d’utilisation de ce dispositif ont été analysées. L’heure habituelle
approximative à laquelle les individus commençaient à entrer effectivement sous les
moustiquaires, ainsi que l’heure habituelle approximative à laquelle ils les quittaient au
matin, ont été demandées. Tenant compte des heures auxquelles les anophèles
piquaient le plus (Lundwall et al., 2005), nous avons présumé qu’être sous moustiquaires
entre 20 heures au plus tard le soir et 6 heures au plus tôt le matin, et ce « tous les jours
de l’année », protégerait des piqûres des vecteurs du paludisme.
58 Bien que les enfants de moins de 5 ans fussent relativement mieux protégés, le niveau
de protection contre les piqûres de moustiques était faible. Le niveau d’exposition aux
piqûres de moustiques augmentait avec l’âge. Les entretiens ont révélé que les enfants
et les femmes enceintes étaient prioritaires pour utiliser les moustiquaires lorsqu’elles
étaienten nombre insuffisant dans le ménage. (Tableau 1)
N % IC 95 %
Âge
59 L’usage des MILD dans un autre objectif que de se protéger contre les moustiques
pourrait aussi aggraver la vulnérabilité liée au paludisme.
60 Parmi les 791 enquêtés, 9,7 % « connaissaient personnellement quelqu’un qui utilise des
moustiquaires pour autre chose que dormir dessous ». Les déclarations dans les
entretiens qualitatifs et nos observations ont évoqué la transformation des MILD en
filets de pêche, en cordes ou lanières, en poulaillers, en housse de matelas, en
rembourrage d’oreillers, pour protéger les parcelles de rizières des oiseaux ou pour
élever les alevins en pisciculture. Cependant, il pouvait s’agir de moustiquaires usagées
recyclées par des familles possédant et utilisant par ailleurs des moustiquaires en bon
état.
61 Rester en dehors des moustiquaires aux heures de piqûre des vecteurs, la pratique de
l’automédication, le non-recours aux soins de professionnels de santé ou d’AC, le
recours tardif aux centres de santé (Mattern et al., 2016) sont des comportements qui
pourraient être corrigés par une meilleure adaptation des messages d’IEC et un
renforcement de leur fréquence.
VII. Conclusion
62 L’approche mixte a permis de montrer qu’à Ankazobe et à Brickaville, la vulnérabilité
liée au paludisme persistait malgré les efforts de lutte consentis. Les conditions
écologiques et bioclimatiques de la transmission du paludisme sont invariantes mais
n’ont été que partiellement contrebalancées par les activités de lutte. Cette étude a
permis d’identifier quelques pistes d’amélioration de cette lutte :
étendre la population-cible des AC au-delà des enfants de moins de 5 ans, moyennant
une formation ajustée, permettrait d’augmenter l’impact des interventions ; envisager
la prise en charge du paludisme grave au niveau des centres de santé de base,
moyennant la formation et l’équipement des soignants, permettrait de prendre en
compte les contraintes financières de la population, leurs difficultés de déplacement
ainsi que les contraintes logistiques des médecins communautaires ;
identifier les failles dans la planification et la mise en œuvre des actions de lutte (pour
éviter les ruptures de stocks d’intrants) permettrait de mieux assurer leur efficacité.
Cette étude indépendante des institutions en charge de la lutte antipaludique permet
d’en identifier les forces et les faiblesses et de proposer des solutions adaptées au
contexte épidémiologique et socioculturel local.
BIBLIOGRAPHIE
AIMS (2011), « L’utilisation des méthodes mixtes dans la recherche française en stratégie :
constats et pistes d’amélioration », XXe Conférence de l’Association Internationale de Management
Stratégique, Nantes, AIMS, p. 1-26.
Angers M. (1996), Initiation pratique à la méthodologie des sciences humaines, Anjou (Québec), Éditions
CEC.
Aubry P. et Gaüzère B.-A. (2015), « Paludisme Actualités 2015 », Médecine Tropicale, p. 1-25.
Bileckot R., Mbouolo T., Ntsiba H., Fouty-Soungou P. et Fila A. (1992), « Facteurs de paralysies
sciatiques secondaires aux injections intra-musculaires », Médecine d’Afrique Noire, vol. 39, n° 2,
p. 129-132.
Dunn J. R., Frohlich K. L., Ross N., Curtis L. J. et Sanmartin C. (2006), « Role of geography in
inequalities in health and human development », in Heymann J. et al. (dir.), Healthier Societies:
From Analysis to Action, Oxford, Oxford University Press, p. 237-266.
GF-OIG-13-052 (2014), « Procurement activities of the principal recipients of the Global Fund’s
national strategy application grant for malaria to Madagascar. Investigation report ».
Houéto D., D’Hoore W. et Deccache A. (2008), « Perceptions de la participation des parents par
les professionnels de santé à la lutte contre le paludisme de l’enfant au Bénin », Santé Publique,
vol. 20, n° 1, p. 19-28.
Lundwall E., Pennetier C., Corbel V., Ludovic De Gentile et Legros F . (2005), « Paludisme : se
protéger des piqûres d’anophèles », La revue du praticien, n° 55, p. 841-848.
Mattern C., Pourette D., Raboanary E., Kesteman T., Piola P., Randrianarivelojosia M. et
Rogier C. (2016), « “Tazomoka is not a problem”. Local perspectives on malaria and impact on
fever case management and bed net use in Madagascar », PLoS ONE 11(3): e0151068. https://
doi.org/10.1371/journal.pone.0151068, p. 1-14.
Pluye P. (2012), « Les méthodes mixtes pour l’évaluation des programmes », in Ridde V. et
Dagenais C. (dir.), Approches et pratiques en évaluation de programme, Montréal, Presses de
l’université de Montréal.
Pluye P. et Hong Q. N. (2014), « Combining the power of stories and the power of numbers: mixed
methods research and mixed studies reviews », Annual Review of Public Health, vol. 35, p. 29-45.
Ridde V. (2013), « Personnes vivant avec le VIH, méthodes qualitatives et couvertures universelle
en santé », Sciences Sociales et Santé, vol. 31, n° 3, p. 29-37.
NOTES
1. L’objectif du projet PALEVALUT était de mettre au point, valider et publier, une méthodologie
pluridisciplinaire intégrée (« boîte à outils ») permettant l’évaluation de l’efficacité en conditions
réelles des stratégies de lutte contre le paludisme et l’identification des facteurs interférant avec
le déploiement et l’efficacité de ces stratégies. http://www.palevalut.org. L’étude PALEVALUT-
Madagascar a été réalisée au sein de l’Unité de paludisme et de l’Unité d’épidémiologie de
l’Institut Pasteur de Madagascar.
2. Les centres de santé de base (CSB) sont les formations sanitaires existantes au niveau des
communes.
3. Les agents communautaires (AC) sont des habitants choisis par les responsables des centres de
santé de base. Ils se voient dispensés une formation élémentaire pour la prise en charge des
maladies de l’enfant de moins de 5 ans. En matière de paludisme, les AC sont habilités à faire un
TDR, à prescrire des ACT en cas de paludisme simple et du paracétamol pour faire baisser la
température. Les cas de paludisme grave sont à signaler dans les centres de santé.
4. À Madagascar, le fokontany est la dernière subdivision administrative et géographique.
5. D’après les données quantitatives de PALEVALUT sur la disponibilité d’intrants, trois
formations sanitaires sur quatre ont connu des ruptures de stocks d’intrants. La durée de rupture
pouvait dépasser un an.
6. Le traitement du paludisme par injection de quinine est discuté supra.
7. Les formations sanitaires investiguées ne faisaient pas partie des centres de dépistage du VIH/
Sida.
8. Ariary (Ar) est la monnaie malgache. Le revenu moyen par habitant était proche de 2 518 Ar/
jour, en 2012. En 2014, 1 euro =3 200 Ar.
9. Les AC constituaient des stocks de médicaments chez eux par leurs propres fonds. Ils se
faisaient rembourser en vendant aux prix d’achat aux personnes qui consultaient chez eux.
Lorsque les ACT et les TDR utilisés par les AC étaient fournis par les centres de santé (quand les
stocks le permettaient), les prix modiques étaient toujours appliqués et constituaient un maigre
profit pour les AC. Ce gain était approuvé par les responsables des SSD, compte tenu du statut de
bénévole des AC.
RÉSUMÉS
Le risque de décès, d’aggravation d’une maladie ou d’endettement dans ses suites, dépend des
dispositifs et moyens disponibles et accessibles à la population pour y faire face. Ainsi, la
vulnérabilité liée au paludisme dépend des contextes socio-économique et géoclimatique qui
déterminent le risque de transmission, des comportements individuels ou collectifs, et des
moyens des ménages pour faire face à la maladie, la prendre en charge ou la prévenir.
La présente étude vise à identifier les déterminants de la vulnérabilité liée au paludisme de la
population de Madagascar, en analysant le contexte et les comportements de prévention et de
recours aux soins médicaux en cas de fièvre. Une étude quantitative sur 4 043 personnes de 803
ménages a été combinée à une étude qualitative reposant sur une soixantaine d’entretiens, dans
deux districts, Ankazobe (Hautes Terres) et Brickaville (côte est), où le risque de paludisme et les
contextes psycho-sociaux différaient. Les données ont été collectées en 2014 dans le cadre d’une
thèse et d’une étude pluridisciplinaire, multicentrique et internationale (projet PALEVALUT 1),
pour laquelle un questionnaire et des guides d’entretien ont été développés, standardisés et
validés.
À Brickaville, les conditions bioclimatiques (chaudes et humides) sont plus favorables au
développement des moustiques vecteurs du paludisme qu’à Ankazobe. La survenue de fièvre, la
connaissance d’une personne décédée du paludisme, la perception de la dangerosité de cette
maladie, la citation de fausses croyances à son sujet, l’utilisation de moustiquaires, le recours à
un professionnel de santé et à un test sanguin pour son diagnostic, et le paiement de frais pour le
déplacement vers une structure de santé ou pour obtenir des soins en cas de fièvre, y étaient
significativement plus fréquents. En revanche, l’exposition à l’éducation pour la santé, la
compréhension du paludisme, le recours aux agents communautaires et la prise d’une
combinaison thérapeutique à base d’artémisinine en cas de prise d’antipaludique, y étaient
significativement moins fréquents qu’à Ankazobe.
Ainsi, à Brickaville où la prévalence du paludisme était la plus élevée, certaines connaissances,
attitudes et pratiques, associées à la prévention ou au traitement étaient plus fréquentes alors
que d’autres, notamment en matière thérapeutique, étaient plus souvent inappropriées.
L’écosystème, la disponibilité, l’accessibilité et la nature des lieux de recours, l’exposition à
l’éducation pour la santé, les pratiques médicales des soignants et des patients, différaient
significativement dans ces sites distants de moins de 300 km ou entre des sous-populations d’un
même site. Ces déterminants de la vulnérabilité liée au paludisme, multidimensionnels et
complexes, sont présentés et discutés ici sur les plans quantitatifs et qualitatifs.
INDEX
Mots-clés : paludisme, fièvre, vulnérabilité liée au paludisme, recours aux soins, prévention,
Madagascar
Keywords : malaria, fever, vulnerability linked to malaria, seeking treatment, prevention,
Madagascar
AUTEURS
ANDRY HERISOA ANDRIANASOLO
LIR3S-UMR 7366, Institut Pasteur de Madagascar
EMMA RABOANARY
Institut Pasteur de Madagascar
CHIARELLA MATTERN
Institut Pasteur de Madagascar
THOMAS KESTEMAN
Institut Pasteur de Madagascar
DOLORÈS POURETTE
IRD - CEPED UMR 196
CHRISTOPHE ROGIER
Service de santé des Armées, ministère de la Défense
multidimensionnel :
état d’instabilité sociale caractérisée par la perte d’une ou plusieurs des sécurités,
notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs
responsabilités professionnelles, familiales et sociales et de jouir de leurs droits
fondamentaux » (Wrezinski,
1987). Cette dernière définition permet d’inclure d’autres dimensions qu’une dimension
purement économique, en différenciant la précarité de la pauvreté. La précarité est une
notion globale, tenant compte des différentes caractéristiques d’un individu
(biologiques, psychologiques et sociales). La précarité peut fluctuer dans le temps, en
fonction de la trajectoire sociale d’un individu. La précarité ainsi définie correspond
donc à un état potentiellement réversible, pouvant conduire à des situations
d’exclusion sociale ou d’extrême pauvreté, qui, quant à elles, ne sont plus réversibles.
Encore plus récemment, Furtos a défini la précarité comme une absence (ou une perte)
d’objet social (Furtos, 2000). Ici, un objet social est défini comme « quelque chose de
concret comme le travail, l’argent, le logement, la formation ou les diplômes »,
constituant, pour un individu donné, une « sécurité de base » lui permettant d’assurer
son statut social et de faire face à ses besoins. L’objet social défini ici tient sa valeur de
la sécurité qu’il apporte à l’individu, mais aussi de son aspect social, par le statut qu’il
accorde à l’individu au sein de la société (Furtos, 2000 ; Furtos, 2007).
score est également limitée. Par ailleurs, ce dernier est un score continu, ne permettant
pas de catégoriser les individus en « précaires » ou « non précaires » (Vaucher, 2012).
Enfin, le score « Handicap social », développé en France, semble peu adapté à un usage
répétitif en raison de sa longueur (111 items) et de sa validation effectuée
essentiellement en milieu hospitalier (Castiel, 2009).
5 Le score EPICES (évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres
d’examens de santé) a été construit en 1998, selon une méthodologie robuste et a été
validé sur une population importante dans les centres d’examens de santé français
(Moulin, 2005 ; Sass, 2006b). Ce score peut être utilisé comme une variable continue ou
comme une variable discrète, permettant dans ce cas de catégoriser les individus en
« précaires » ou « non précaires » (selon que leur score dépasse le seuil de 30 ou non)
(Labbe, 2007 ; Labbe, 2015 ; Sass, 2006b). Il tient compte du caractère multidimensionnel
de la précarité, en permettant l’identification d’une population non différenciée par des
marqueurs économiques (Sass, 2006b).
9 Dans la suite de cet article, nous proposons d’évaluer la concordance entre le repérage
de la précarité par les médecins généralistes et le repérage par le score le mieux évalué,
à savoir le score EPICES.
12 Les médecins généralistes participants ont été recrutés parmi les médecins généralistes
maîtres de stages universitaires de Bourgogne, c’est-à-dire auprès des médecins
généralistes agréés pour recevoir des étudiants en médecine de septième et huitième
années. Ces médecins généralistes volontaires devaient, afin de pouvoir organiser le
recueil de données dans leur cabinet avec leur étudiant, pouvoir mettre à disposition
une pièce fermée au sein du cabinet médical. Cette nécessité « pratique » a limité de fait
le nombre de médecins généralistes pouvant participer. Les caractéristiques des
médecins participants ont été recueillies (âge, sexe, zone d’installation, durée
d’installation, opinion concernant leur rôle dans le repérage de la précarité et
utilisation des outils d’aide au repérage).
13 Pour des raisons de faisabilité, les inclusions des patients ne devaient pas perturber
l’apprentissage des étudiants en stage et devaient être concentrées sur certaines
périodes de stage. En tenant compte de ces contraintes, trois patients devaient être
inclus chaque jour, par l’étudiant en stage, sur de courtes périodes. Afin de limiter le
biais de sélection, les patients à inclure n’étaient pas choisis par les médecins
généralistes ou les étudiants en stage. Ainsi, les patients étaient ciblés par une liste de
randomisation, identifiant les patients en fonction de leur ordre de passage en
consultation sur l’agenda du médecin. Ces listes étaient établies à l’avance, à l’aide d’un
logiciel de randomisation, en se servant du nombre moyen de consultations effectuées
chaque jour par un praticien donné. Après la consultation d’un patient « ciblé » par la
liste de randomisation, il lui était proposé de participer à notre étude. Les patients
acceptant de participer étaient ensuite conduits dans une pièce différente du bureau de
consultation du médecin généraliste, afin d’y effectuer le recueil de données sur un
formulaire papier. Ce recueil comprenait le score EPICES ainsi que des données
sociodémographiques (âge, sexe, personne vivant seule ou en couple, niveau d’études,
profession et catégorie sociale, emploi pérenne ou non, personne bénéficiaire de la
3) Critères de jugement
16 Le score EPICES était utilisé pour catégoriser les patients participants en précaires ou
non précaires en fonction de leur score. Les participants ayant un score EPICES
supérieur à 30/100 étaient considérés comme précaires.
17 Les médecins généralistes devaient estimer la précarité de leurs patients en répondant
par oui ou non à la question suivante : selon vous, votre patient est-il en situation de
précarité ? Le médecin devait également évaluer son degré de certitude sur une échelle
de 0 à 10 (0 : pas certain du tout de son évaluation, et 10 : certain de son évaluation).
18 Les autres variables recueillies étaient : l’âge, le mode de vie (seul ou en couple), le
niveau d’étude (inférieur au baccalauréat, niveau baccalauréat, supérieur au
baccalauréat), la profession et catégorie socio-professionnelle selon l’INSEE (Institut
national de la statistique et des études économiques) (agriculteurs exploitants ;
artisans ; commerçants et chefs d’entreprise ; cadres et profession intellectuelles
supérieures ; professions intermédiaires ; employés ; ouvriers ; retraités ; autres
personnes sans activité professionnelle), la pérennité de l’emploi (emploi pérenne type
contrat à durée indéterminée vs emploi non pérenne, type contrat à durée déterminée),
la situation matrimoniale (personne seule vs en couple), le fait de bénéficier de la CMU
(Couverture maladie universelle, qui est une assurance santé complémentaire au
régime obligatoire, attribuée sous conditions de ressources de façon à dispenser une
personne de l’avance des frais liés à ses soins de santé, du ticket modérateur et de la
participation forfaitaire aux soins de santé), le fait de bénéficier ou non d’une mutuelle.
19 Les données anonymisées recueillies ont été saisies puis analysées à l’aide du logiciel R
(version 3.1.1).
20 Conformément à la règlementation, une déclaration auprès de la Commission nationale
de l’informatique et des libertés (CNIL) a été effectuée (n° 1747242 v 0). Le
consentement écrit de chaque patient a été recueilli, après explication orale des
implications de notre étude observationnelle. Un score de concordance Kappa de Cohen
entre le score EPICES et le repérage spontané effectué par le médecin généraliste a été
calculé. Des tests d’association d’une variable ont été effectués en cas de discordance ou
de concordance entre l’évaluation du médecin et le score EPICES, à l’aide des tests
usuels (Fisher, Chi 2 en fonction des effectifs attendus pour les variables qualitatives, ou
test de Student pour les variables quantitatives). Le seuil de signification a été fixé à
0,05 pour toutes les analyses. Une analyse multivariée des variables associées à la
concordance a été effectuée par régression logistique pas à pas.
V. Résultats et discussion
1) Population des médecins recrutant les patients
21 Parmi les 90 médecins généralistes maîtres de stage recevant des étudiants de septième
et huitième années, 32 médecins étaient volontaires pour participer et avaient des
locaux compatibles avec le recueil des données. Notre population d’étude étant
constituée uniquement à partir de ces cabinets médicaux, il convient de s’interroger
sur la représentativité des médecins généralistes maîtres de stage, par rapport à la
population des médecins généralistes dans son ensemble. Des études ont montré que
ces deux populations présentaient des différences (Berkhout, 2017). D’après leurs
données, les maîtres de stages diffèrent essentiellement par leur âge (ils sont plus
jeunes), par un exercice mixte plus fréquent, et par un exercice plus souvent localisé en
milieu rural. Les patients des maîtres de stage sont moins souvent bénéficiaires de la
CMU. Ainsi, notre échantillon est donc biaisé par ce recrutement effectué uniquement
parmi les maîtres de stages, pour des raisons de faisabilité. Ces différences semblent
toutefois ténues, même si notre mode d’échantillonnage était donc susceptible de
limiter la proportion de patients précaires inclus dans notre étude.
22 Parmi les médecins généralistes volontaires pour participer, 43,7 % étaient des femmes.
L’âge moyen de ces médecins était de 53,1 ans et ils étaient installés dans leur cabinet
depuis 21,8 ans en moyenne. Ils recevaient des étudiants en médecine en stage au sein
de leur cabinet depuis 7,3 années en moyenne. Les cabinets médicaux de ces médecins
étaient situés en zone urbaine dans 37,5 % des cas, en zone semi-rurale dans 34,8 % des
cas, et en zone rurale pour 28,1 % d’entre eux. La surreprésentation des médecins
exerçant en milieu rural peut en partie s’expliquer par le recrutement effectué parmi
les généralistes maîtres de stage. Toutefois, il est possible que le fait de devoir
bénéficier de locaux permettant le recueil de données par l’interne, en aveugle du
médecin, ait limité l’inclusion de médecins exerçant en zone urbaine, où les surfaces
des locaux professionnels sont inférieures.
23 Les médecins participants estimaient pour 93,7 % d’entre eux que le repérage de la
précarité faisait partie de leur rôle de médecin traitant, et 28,1 % déclaraient l’intégrer
systématiquement dans leur pratique. Une différence notable a donc été retrouvée,
avec d’un côté un intérêt déclaré pour la thématique de la précarité, intégrée au rôle du
médecin généraliste, et un repérage en pratique peu réalisé. Les causes de cette
ambivalence n’ont pas été identifiées ici. Néanmoins, l’hypothèse de difficultés dans la
mise en œuvre pratique de ce repérage peut être formulée.
24 L’exploration des moyens de repérage de la précarité connus par les médecins
généralistes participants à l’étude montrait que seulement 3 (9,4 %) médecins
participants connaissaient et nommaient spontanément le score EPICES comme étant
un outil pour repérer la précarité. Parmi les critères utilisés en pratique pour estimer
ou identifier la précarité de leurs patients, 27 (83,9 %) médecins déclaraient prendre en
compte la profession, 25 (77,4 %) prenaient en compte l’aspect vestimentaire du
patient, 29 (90,3 %) considéraient la situation matrimoniale, 29 (90,3 %) intégraient le
fait de bénéficier de la CMU et 22 (67,7 %) appréciaient le niveau d’études de leurs
patients. Les éléments de repérage évoqués par les médecins participants pouvaient
être classés en deux catégories. La première était constituée d’éléments
« objectivables » comme la profession, le niveau d’études ou le fait de bénéficier de la
CMU et semble plutôt faire référence à des critères économiques permettant de déduire
ou d’approximer dans une certaine mesure un niveau de revenus pour la personne
concernée. La seconde catégorie, quant à elle, était constituée d’éléments moins
objectivables comme la tenue vestimentaire et/ou la situation matrimoniale.
L’utilisation effective de ces éléments semble plus complexe, tant dans leurs définitions
(ou seuils) que dans leur fidélité à retranscrire la précarité. En pratique, ces critères
sont probablement utilisés en complément d’autres critères dans l’évaluation de la
position sociale d’un patient.
25 Enfin, selon les médecins interrogés, le fait d’identifier la vulnérabilité sociale de leurs
patients influençait la prise en charge pour 18 (54,8 %) d’entre eux et avait un impact
sur la relation médecin-malade pour 27 (83,9 %) d’entre eux. Malgré l’intérêt déclaré
pour la thématique, de nombreux médecins estimaient que le fait d’avoir un patient
socialement vulnérable n’influençait pas leur prise en charge. À partir de ces données
quantitatives, cette affirmation peut refléter de nombreuses significations. L’hypothèse
d’une certaine forme de préoccupation pour l’égalité devant les soins, voire de
revendication de cette égalité devant les soins, peut être formulée. Néanmoins, cela
montre également que le concept d’équité des soins était insuffisamment pris en
compte par les médecins généralistes participants. Un travail de recherche qualitatif
apporte des données complémentaires confirmant cette hypothèse : les médecins
interviewés au cours de ce travail manifestaient une volonté de soins identiques pour
tous, tout en exprimant une certaine forme d’ambivalence quant à l’adaptation
effective de la prise en charge dans des contextes socio-économiques difficiles (Ernts-
Toulouse, 2014).
26 Au total, 217 patients ont été sollicités pour participer à cette étude. Dix d’entre eux ont
refusé de participer. Le taux de participation, de 95,4 %, était donc plutôt satisfaisant et
permet de limiter un biais de sélection (notamment en défaveur des patients les plus
socialement défavorisés). Associé au processus de randomisation, ce dernier permet de
présupposer une certaine représentativité de l’échantillon ainsi constitué.
27 Sur les 207 patients inclus, 60,4 % étaient des femmes. L’âge moyen des participants
était de 54,7 ans. Ces données sont concordantes avec les autres données disponibles
sur les patients français rencontrés en médecine générale (Letrillart, 2014). Le détail
des caractéristiques de notre échantillon est disponible dans le tableau 1 en annexe.
28 Concernant la précarité, 60 participants (28,9 %) avaient un score EPICES supérieur ou
égal à 30, les classant ainsi en situation de précarité. Cette proportion est supérieure à
celle attendue en population générale (ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1998 ;
Robert, 2013). Étant donné l’état de moins bonne santé relatif des personnes précaires,
il serait logique de constater une surreprésentation de ces dernières dans les cabinets
de médecine générale. La confrontation de nos résultats à la littérature est limitée par
le peu de données disponibles. En effet, des études ont permis d’évaluer la proportion
de personnes précaires en centre de santé et en dispensaire, avec respectivement
39,4 % et 45 % des patients précaires selon le score EPICES (Blanquet, 2016 ; Merson,
2011). Or, ces centres concentrent une population plus défavorisée, ce qui explique
cette proportion nettement plus importante (Afrite, 2011). Les autres estimations
disponibles de la précarité en milieu de soins, effectuées à l’aide du score EPICES, ont
été conduites en milieu hospitalier, avec un recrutement de patients très différent du
nôtre. Les patients précaires représentaient dans ces différents travaux 23 % des
accouchées dans un service d’obstétrique (Convers, 2012), 46,4 % des patients d’un
service d’endocrinologie-diabétologie (Bihan, 2012), et enfin, 57 % des patients pris en
charge dans un service dédié au diabète gestationnel dans un secteur très défavorisé
(Cosson, 2015). La comparaison des résultats n’étant pas possible dans ces cas, nous ne
pouvons qu’estimer la validité externe de nos résultats. Notre proportion de patients
précaires semble ainsi concorder avec les données disponibles.
29 Dans notre étude, le nombre de personnes définies comme précaires selon le score
EPICES était de 60 (28,9 %). Sur les 147 patients non précaires selon le score EPICES, 126
(85,7 %) l’étaient également selon l’évaluation spontanée du médecin généraliste. De la
même manière, sur les 58 patients précaires selon le score EPICES, 31 (53,4 %) l’étaient
aussi après évaluation spontanée du médecin. Le détail de ce tableau de contingence est
disponible dans le tableau 2 (situé en annexe). Le coefficient de corrélation Kappa de
Cohen entre l’évaluation de la précarité par score EPICES et l’évaluation spontanée du
médecin généraliste était de 0,404 (p < 0,01). Le score de corrélation Kappa de Cohen est
exprimé par un nombre allant de -1 à 1. Ce dernier correspond à une concordance
parfaite et le zéro correspond à une corrélation imputable au hasard. La valeur relevée
peut donc être considérée comme un accord faible à modéré selon Landis et Koch
(Landis, 1977). Cette corrélation très modérée entre l’évaluation spontanée du médecin
généraliste et du score EPICES permet d’illustrer la difficulté réelle d’identification des
patients précaires par le médecin généraliste. Ces difficultés pratiques sont d’autant
plus significatives qu’elles sont rencontrées par des médecins généralistes maîtres de
stage, ayant en moyenne de nombreuses années d’expérience professionnelle,
s’exprimant au sujet de patients consultant dans leurs cabinets probablement depuis
plusieurs années. Des études qualitatives ont permis l’identification de ces difficultés
(Köhl, 2014). Ainsi, malgré sa proximité avec le patient, le médecin généraliste ressent
des difficultés dans l’évaluation de la position sociale et ces difficultés se traduisent
réellement par un repérage erroné dans de nombreux cas.
30 L’exploration des données produites par l’échelle de certitude a apporté des résultats
originaux. En effet, le score de certitude moyen de l’évaluation effectuée par le médecin
était de 7,7 (DS=2,3). Une association statistiquement significative entre l’évaluation
positive de la précarité par le MSU et un score de certitude faible a été retrouvée
(p < 0,01). En d’autres termes, un médecin évaluant son patient comme précaire était
significativement moins sûr de son évaluation, en évaluant sa certitude de 1 à 5.
Inversement, lorsqu’il estimait que son patient n’était pas précaire, il était
Toulouse, 2014). Toujours selon ces études, les connaissances des médecins généralistes
sur la vulnérabilité sociale de leurs patients étaient souvent empiriques et intuitives
(Köhl, 2014 ; Lemaire-Lesoin, 2012). Une étude récente a démontré que la connaissance
par les médecins généralistes des facteurs non biomédicaux pertinents pour une prise
en charge suivait un gradient socialement différencié : les médecins connaissent mieux
les caractéristiques socio-économiques de leurs patients les plus favorisés (Casanova,
2018). Ainsi, l’absence de bagage théorique des médecins généralistes sur ces notions
socio-économiques pourrait induire une absence de systématisation dans le recueil de
ces données, et donc une utilisation consciente et inconsciente non efficiente de ces
dernières, contrairement aux données purement biomédicales.
VI. Conclusion
33 Pour conclure, notre étude a permis de mettre en évidence une concordance faible à
modérée entre le repérage de la précarité spontané et le repérage par score EPICES. Ces
résultats illustrent les difficultés auxquelles les médecins généralistes sont confrontés
dans la prise en compte de facteurs sociaux dans leur contexte de soins. Ces difficultés,
dont les causes sont à explorer, pourraient être surmontées par l’utilisation
systématiques d’outils comme le score EPICES.
BIBLIOGRAPHIE
Adams J. (2005), « How accurate are Townsend Deprivation Scores as predictors of self-reported
health? A comparison with individual level data », Journal of Public Health, vol. 27, n° 1, p. 101-106.
Afrite A. (2011), « Les personnes recourant aux 21 centres de santé de l’étude Epidaure-CDS sont-
elles plus précaires ? » BEH, n° 165.
Berkhout C. (2017), « Comparaison des exercices des médecins généralistes maîtres de stage
universitaires et non-maîtres de stage en France », Exercer, n° 135, p. 308-309.
Bihan H. (2012), « Screening for deprivation using the EPICES score: a tool for detecting patients
at high risk of diabetic complications and poor quality of life », Diabetes & Metabolism, vol. 38, n° 1,
p. 82-85.
Casanova L. et al. (2018), « Level of agreement between physician and patient assessment of non-
medical health factors », Family Practice, vol. 35, n° 4, p. 488-494.
Castiel D. (2009), « Handicap social et hôpitaux publics : pour un GHS “socialisable” », La Presse
Médicale, vol. 38, n° 1, p. 142-145.
Collet M. (2001), Dynamiques de précarisation, modes d’adaptation identitaire et interactions avec les
logiques de santé, mémoire de DEA de sociologie, université Paris 8.
Ernts-Toulouse C. (2014), « Recueil de la situation sociale des patients et prise en charge des
inégalités sociales de santé : perspectives en médecine générale », université de Nantes, thèse
d’exercice.
Eroglu S. (2007), « Developing an Index of Deprivation Which Integrates Objective and Subjective
Dimensions: Extending the Work of Townsend, Mack and Lansley, and Halleröd », Social Indicators
Research, vol. 80, n° 3, p. 493-510.
Furtos J. (2000), « Épistémologie de la clinique psychosociale (la scène sociale et la place des
psy) », Précarité et troubles psychiques, Quelle politique ? vol. 46, n° 1, p. 23-32.
Furtos J. (2007), « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental’idées,
vol. 11, p. 24-33.
Jordan H. (2004), « The Index of Multiple Deprivation 2000 and accessibility effects on health »,
Journal of Epidemiology & Community Health, vol. 58, n° 3, p. 250-257.
Kohl M. (2014), « Les représentations de la précarité chez les médecins généralistes. Étude
qualitative », université de Bourgogne, thèse d’exercice.
Labbe E. (2015), « A new reliable index to measure individual deprivation: the EPICES score »,
European Journal of Public Health, vol. 25, n° 4, p. 604-609.
Landis J. R. (1977). « The measurement of observer agreement for categorical data », Biometrics,
vol. 33, n° 1, p. 159-174.
Lemaire-Lesoin C. (2012), « Représentations des médecins généralistes sur les inégalités sociales
de santé », université Joseph Fournier, thèse d’exercice.
Letrillart L. (2016), « Comparison of French training and non-training general practices: a cross-
sectional study », BMC Medical Education, vol. 16, n° 1.
Merson F. (2011), « Précarité sociale et perception du temps, impact sur le sevrage tabagique »,
Santé Publique, vol. 23, n° 5, p. 359.
Ministère des Affaires sociales et de l’Intégration (1992), « Arrêté du 20 juillet 1992 relatif aux
examens périodiques de santé », Journal officiel n° 218, 19 septembre 1992.
Moulin J. J. (2005), « Le score EPICES : l’indicateur de précarité des Centres d’examens de santé
de l’Assurance Maladie », rapport d’étude, Saint-Étienne, Centre technique d’appui et de
formation des centres d’examens de santé, p. 18.
Pascal J. (2006), « Peut-on identifier simplement la précarité sociale parmi les consultants de
l’hôpital ? », Sciences sociales et santé, vol. 24, n° 3, p. 33-58.
Sass C. (2006a), « Comparison of the individual deprivation index of the French Health
Examination Centres and the administrative definition of deprivation », Santé Publique, vol. 18,
n° 4, p. 513-522.
Stolper E. (2009), « The diagnostic role of gut feelings in general practice. A focus group study of
the concept and its determinants », BMC Family Practice, vol. 10, n° 1.
Van Ryn M. (2000), « The effect of patient race and socio-economic status on physicians’
perceptions of patients », Social Science & Medicine, vol. 50, n° 6, p. 813-828.
ANNEXES
Effectif %
Situation matrimoniale
Niveau d'études
Employés 56 27,1
Ouvriers 13 6,3
Retraités 86 41,5
Pérennité de l'emploi
Tableau 2. Corrélation entre le score EPICES et l’évaluation spontanée de la précarité par les
médecins généralistes maîtres de stage
n (%) n (%)
Tableau 3. Étude du score de certitude de l’évaluation fournie par les médecins généralistes
participants
Score de certitude de
l'évaluation
1à5 6 à 10 Total
n (%) n (%)
patients non
24 (52,2) 129 (81,1) 153
Évaluation de la précarité selon le précaires
médecin généraliste
patients précaires 22 (47,8) 30 (18,9) 52
Tableau 4. Analyse des variables associées à la concordance des évaluations des médecins
généraliste et du score EPICES (analyse univariable)
Concordance Discordance p
n (%) n (%)
RÉSUMÉS
Cette étude se propose d’étudier la concordance entre un repérage de la précarité effectué
spontanément par les médecins généralistes et un repérage effectué par le score EPICES
(évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres d’examens de santé),
développé et validé dans les centres d’examens de santé.
Les 32 médecins généralistes ont permis d’inclure 207 patients dans l’étude. Le coefficient de
concordance Kappa de Cohen était de 0,404, soit une corrélation faible à modérée.
L’étude des variables associées à la concordance de ce repérage n’a permis de dégager aucune
variable significativement associée à la concordance après une analyse multivariée.
Pour conclure, le repérage de la précarité par les médecins généralistes reste difficile, ce qui
concorde avec les données qualitatives des études précédemment réalisées.
This study aims to assess concordance between detection of the precariousness spontaneously
carried out by the general practitioners and a scoring assessment by the EPICES score (developed
and validated in the centers of health examinations).
Thirty-two general practitioners allowed to include 207 patients in the study. Cohen’s Kappa
concordance coefficient was 0.404, i.e. a low to moderate correlation.
The study of the variables associated with the concordance of both assessments did not show any
variable significantly associated with concordance after mutlivariate analysis.
To conclude, the identification of precariousness by general practitioners remains difficult,
which is consistent with the qualitative data from previous studies.
INDEX
Mots-clés : précarité, déterminants sociaux de la santé, médecin généraliste, soins premiers
Keywords : precariousness, social derterminants of heatlh, general practitionners, primary
healthcare
AUTEURS
KATIA MAZALOVIC
Université de Bourgogne, LIR3S-UMR 7366, Département de Médecine générale, UFR Santé
CLAIRE ZABAWA
Université de Bourgogne, Département de Médecine générale, UFR Santé
PIERRE-HENRI ROUX-LEVY
Université de Bourgogne, Département de Médecine générale, UFR Santé
MARYSE GAIMARD
Professeure de démographie
Université de Bourgogne, LIR3S-UMR 7366
maryse.gaimard@u-bourgogne.fr