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Auteurs :
Thierry Deshayes, Université Rennes 2
Thomas Vetier, Université Rennes 2
Le travail présenté ici est la version écrite de la première communication proposée lors de
l’hommage scientifique à Thierry Bulot qui a eu lieu le 18 octobre 2016 à Rennes. Il ne prétend
pas définir la sociolinguistique urbaine de façon exhaustive tant les travaux, notions et concepts
développés par, avec, et autour de Thierry Bulot sont riches et multiples. Il s’agit plutôt d’insister
sur certains principes fondamentaux qui la distinguent d’autres approches urbaines des langues
ou d’autres approches linguistiques de l’urbanité. La sociolinguistique urbaine telle que la
concevait Thierry Bulot s’inscrit effectivement dans une démarche de théorisation sociale,
linguistique, spatiale et politique, ces différentes dimensions étant inextricables. Par ailleurs, elle
ne peut se concevoir, nous semble-t-il, sans poser au cœur de sa conception la question de
l’intervention sociale. Ce sont donc ces quelques aspects du champ - au sein duquel nous
inscrivons nos travaux et réflexions – que nous nous proposons de présenter ici.
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potentialités politiques, c’est-à-dire leur implications fondamentalement idéologiques, agonistiques
et hégémonistes (Gramsci, 1891-1937, Volochinov, 1929, Althusser, 1970, Guespin, 1971,
Marcellesi, Gardin, 1974, Lecercle, 2004, Bulot, 2004, Bulot, 2009a, entre autres).
De la même façon, des théoriciens de l’espace (philosophes, géographes, sociologues urbains)
comme Alain Reynaud, Henri Lefebvre, David Harvey, Neil Smith, Edward Soja ou Mustapha
Dikeç pour n’en citer que quelques-uns, ont considérés très tôt et continuent à envisager l’espace
non pas comme le réceptacle inerte du monde social mais tout comme la langue pour les
sociolinguistes, comme un processus, pluriel, hétérogène, inextricable des réalités sociales, dont il
constitue un produit, un (re)producteur (inégal) et un transformateur potentiel. L’espace est
politique et fondamentalement idéologique. Et l’idéologie est, pour Henri Lefebvre,
fondamentalement spatiale : « Ce que l’on nomme « idéologie » n’acquiert de consistance qu’en
intervenant dans l’espace social, dans sa production, pour y prendre corps. En soi, ne consisterait-
elle pas surtout en un discours sur cet espace ? » (Lefebvre, 1974 : 55).
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représentations de l’espace telles qu’elles sont mises en mots par nos interlocuteurs et par nous-
mêmes (les idées que l’on se fait du « centre-ville », de « la banlieue », de tel quartier, de tel rue,
etc.), ce sont les positions socio-spatiales d’où l’on regarde le monde, et qui nous constituent
comme sujets parlants, et ce sont nos pratiques de l’espace (fondamentalement intriquées avec nos
représentations et pratiques langagières). Ce sont aussi nos déplacements réels et ce qu’on y
rencontre de pertinent, de significatif, et qu’on perçoit ou non, d’après nos codes, depuis nos
positions sociales.
Nos représentations de la ville changent, sont contingentes de nos positions et situations sociales.
Nos représentations des langues dans les villes également. Nos discours en sont évidemment les
reflets. Ils trahissent nos positions, intérêts, les conflits et les contradictions qu’on traverse et qui
nous traversent, qu’on le veuille ou non. Ils participent aussi à les imposer à nos interlocuteurs,
donc potentiellement à les reproduire comme autant d’effets de réel.
Parler de l’espace, comme parler des langues, dès lors qu’on les considère comme des objets
neutres et extérieurs au monde social, peut sembler banal, on pense parle de choses données,
objectives. En réalité, parler des langues et parler des espaces, ce n’est rien d’autre, pour ce qui
nous concerne ici en priorité, que de parler des être humains, des individus et de leurs communautés
et les constituer comme tels en discours. Parler des langues et des espaces (comme de toutes autres
choses), cela consiste essentiellement à discriminer (au sens premier du terme), situer, associer,
dissocier, qualifier, identifier, catégoriser, classifier. Cela consiste bien souvent dans le même
mouvement à hiérarchiser, évaluer, discriminer (ici au sens politique de discrimination sociale).
Qu’on le veuille ou non, on stigmatise, on construit des frontières, on se place d’un côté, on place
avec nous ce à quoi / à qui l’on s’identifie, puis on place de l’autre côté… le reste. En (se) situant
ainsi, en (se) positionnant, en (s’)identifiant, on évalue, on hiérarchise, on défend des intérêts (pas
toujours les nôtres) Qu’on le veuille ou non, le langage qui nous est en grande partie extérieur et
antérieur est pétri de ces phénomènes de classements, de catégorisations, de frontiérisations, de
dominations, que l’on reproduit bien souvent sans même le savoir, mais par rapport auxquels (voire
contre lesquels) on se positionne aussi constamment, qu’on réinvestit. Ces divers phénomènes ont
des impacts réels, sociaux et politiques.
Ces phénomènes impactent effectivement les réalités langagières elles-mêmes et participent au
changement linguistique au sens le plus large. Ils participent aussi par exemple aux situations de
confinements linguistiques (Bulot, 2003, 2004). Ces phénomènes impactent également les réalités
spatiales – Thierry parlait notamment de la façon dont les discours sur les formes minorées
justifiaient a posteriori les processus de ségrégation (Bulot, 2001, Bulot, 2009b). Bref, ils impactent
le monde social, contribuant à le produire, à le reproduire – la ville constitue ainsi pour Thierry
Bulot une « matrice discursive » (Bulot, 2003) – et parfois, à le transformer…
C’est ce qui nous concerne particulièrement en tant que chercheurs. C’est dans la militance
scientifique et dans la lutte contre les phénomènes inégalitaires, discriminants, ségrégant, soit contre
les injustices sociales, dès lors qu’elles impliquent des questions linguistiques, que se situe la
sociolinguistique que Thierry Bulot a contribué à construire, et les discours qu’elle contribue à
produire et à diffuser. Cette sociolinguistique constitue une sociolinguistique de l’urbanisation,
comme processus donc, et une sociolinguistique militante. Mais il ne s’agit pas que de posture : la
sociolinguistique telle que la concevait Thierry Bulot, constitue aussi une « sociolinguistique de la
spatialité » (Bulot, 2009b : 65) dont l’objectif est scientifique bien sûr, et de façon extrêmement
exigeante chez Thierry Bulot, mais il est aussi, et très concrètement, social, et place au cœur de sa
réflexion et de son activité, la question de l’intervention.
En effet, outre un travail sur l’urbanisation - vu comme central dans cette approche parce que
renvoyant au chercheur la lecture et l’organisation du social et ainsi, à la ville lieu de conflits,
d’exclusions, de confinements, etc. - et sur les discours – en pensant les liens entre la production des
espaces et des langues -, la sociolinguistique urbaine pensée comme telle est également une
sociolinguistique dite « prioritaire » car elle cherche à développer une réflexion sur les enjeux de
pouvoir et sur les inégalités sociales.
Arrêtons nous désormais sur ce point. Construite sur les bases d'une sociolinguistique « en crise »
qui semblait peu ou prou capable de répondre aux questions que la société pouvaient lui poser, cette
sociolinguistique « de crise » développée par Thierry Bulot cherche à répondre aux faits de
minoration sociale dans un contexte de crise socio-politique, d'augmentation des inégalités sociales
et de montée en tension entre des groupes d'individus (Bulot, 2011).
De fait, Thierry Bulot a impulsé et partagé avec ses collègues et étudiant.e.s une volonté, une visée
particulière aux recherches sociolinguistiques : celle de « lutter contre les discriminations toutes les
fois que les pratiques langagières sont impliquées » et de lutter contre « l’exclusion des minorités
sociales » (Bulot, 2009b : 64). C'est ce qu'il a donc appelé la sociolinguistique urbaine prioritaire.
Intervenir ce n'est pas, ici, constater la présence de certaines langues sur un territoire ou participer à
la gestion de la diversité linguistique et culturelle perçue comme une richesse dans une perception
bien-pensante. Mais c'est bien travailler autour des tensions liées à la gestion glottonomique des
espaces urbains, des espaces de langues, des espaces de mémoire (socio-linguistique), de mobilité
(socio-spatiale et linguistique) et de légitimités tant territoriale que linguistique dans une
perspective qui pourrait être pensée comme désenchantée, mais qui relève bien de matérialités
vécues.
Cette posture nous mène à réfléchir aux conséquences d’une recherche pour les informateurs, le
chercheur et le monde social. La recherche – non neutre mais action sociale – doit s’interroger sur
ses cadres conceptuels au risque, au contraire, de reproduire des formes de domination et de pouvoir.
• « produire des outils et des méthodes d’intervention dont on assume une évaluation tant par
les pairs que par les acteurs qui en usent » ;
• « théoriser et inclure dans la problématisation la subjectivation des approches dont on
assume la dimension réflexive » ;
• « conceptualiser les discours tant descriptifs qu’interprétatifs qui les sous-tendent comme
des actes de militance scientifique dont on doit expliciter les tenants (…) » ;
• « médiatiser des recherches, en acceptant d’instrumenter ce qui peut l’être, pour être, non
seulement accessibles aux différents acteurs (collectivités locales, associations, médias, partis
politiques, élus…), mais encore transférables à ceux-ci (et cela dans une pratique de co-gestion des
outils) » (Bulot, 2009b : 69-70).
Nous pouvons comprendre ainsi que la documentarisation de la recherche - outre le fait d’être un
moyen d’observation et de recueil des données – a été pensé par Thierry Bulot dans une logique
d’intervention et de coproduction d’outils avec les acteurs concernés par la recherche. Considérant
que la recherche est l'affaire de tous, au service de la société, et qu’elle doit permettre aux citoyens
d'être « partie prenante de ces orientations politiques, sociales, économiques, technologiques… »1,
Thierry Bulot nous a laissé en héritage cette volonté d’être acteurs de cette société en mouvement.
1
Nous faisons référence ici aux motivations du réseau FRESH (Film et Recherche en Sciences Humaines) dont Thierry
Bulot a été l’un des membres actifs depuis sa création : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/fresh/3235
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