Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
YVES GRAFMEYER
Résumés
Français English Español
Cette synthèse commence par rappeler quelques grandes lignes d'une histoire dont
la sociologie urbaine française contemporaine est dans une certaine mesure
l'héritière : émergence plus tardive que dans d'autres pays, interrogations
récurrentes sur l'objet, rôle prépondérant de l'État dans la structuration du milieu
de recherche et dans la définition des thématiques. Au cours de la période récente,
le pluralisme des paradigmes et des approches va de pair avec un souci très
largement partagé de rendre compte des multiples processus et logiques d'acteurs
qui façonnent le monde urbain. Il en résulte un décloisonnement des objets
traditionnels de la sociologie urbaine et un croisement fécond avec d'autres
sociologies spécialisées et d'autres disciplines.
This synthesis begins by recalling some outlines of a story whose the contemporary
French urban sociology is to some extent the heir: an emergence which took place
later than in other countries, a recurrent questioning about the object itself, a
leading role played by the State in the structuring of the research community and in
the definition of themes. During the recent period, the pluralism of paradigms and
approaches goes hand in hand with a widely shared concern to account for multiple
processes and logics of actors that shape the urban world. This results in a
decompartmentalization of traditional topics of urban sociology, and in a fruitful
interbreeding with other specialized sociologies and other disciplines.
Entrées d’index
Mots-clés : sociologie urbaine, France, État-nation, pluralisme, transversalités
Keywords : urban sociology, France, nation state, pluralism, transversality
Texte intégral
1 En France, la sociologie urbaine ne s’est véritablement constituée en champ
de recherche spécifique qu’après 1945, mais ne s’est pas développée depuis
lors de manière linéaire ni progressive. Elle a connu une succession de
périodes contrastées au regard des thèmes, des objets, des références
théoriques, des méthodes. Le contexte actuel des recherches sera
préalablement situé dans la perspective de cette histoire où, en dépit des
discontinuités et des inflexions, se dessinent aussi quelques fils directeurs. Les
ouvrages cités ont avant tout une valeur illustrative et sont bien sûr très loin
de couvrir la diversité des publications significatives de naguère et
d’aujourd’hui.
De la planification urbaine…
22 Dans les modalités, les rythmes et les formes matérielles du processus
d’urbanisation qui s’est déployé après 1945, l’État a joué un rôle
prépondérant. Il a planifié la croissance urbaine, aménagé le territoire,
favorisé juridiquement et financièrement la promotion immobilière privée,
orienté l’épargne des ménages vers l’accession à la propriété. Il a également
participé aux activités mêmes de construction, soit directement, soit encore
par l’intermédiaire de sociétés à capitaux mixtes qui ont pris en charge de
vastes opérations immobilières. La morphologie actuelle de l’espace urbanisé
porte, à bien des égards, l’empreinte de ce volontarisme d’État : grands
ensembles périphériques d’habitat social, villes nouvelles, restructuration des
centres-villes...
23 À la fois aménageur, planificateur et bâtisseur, l’État a également joué un
rôle moteur dans l’orientation et le développement des travaux de sciences
sociales sur la ville. Pendant longtemps, ce sont les ministères et les
organismes centraux les plus directement concernés qui ont été de très loin
les principales sources de financement de la recherche urbaine.
24 Dans un premier temps, ce champ de recherche a été, pour l’essentiel, pris
dans la mouvance des problématiques énoncées par les pouvoirs publics,
c’est-à-dire, en l’occurrence, essentiellement par les instances politiques
nationales et les administrations d’État : comment encadrer la croissance
urbaine et remédier aux dysfonctionnements qu’elle entraîne ? Quels sont les
besoins des citadins en matière d’habitat et de cadre de vie ? C’est l’époque où
se multiplient, notamment autour de Paul-Henri Chombart de Lauwe, les
investigations sur les pratiques sociales de différents milieux citadins, sur les
aspirations des habitants, sur la (re)distribution des groupes sociaux dans
l’espace, sur les cultures urbaines. Cette période est celle de la constitution
d’une offre publique de financement et de collaboration entre décideurs et
chercheurs pour le traitement des problèmes posés par la reconstruction et
par le développement de l’urbanisation.
25 Puis, avec l’essor des courants radicaux d’inspiration marxiste ou
foucaldienne, c’est le rôle dominant de l’État planificateur et aménageur, ses
rapports avec les agents économiques et les collectivités locales, qui
deviennent pour un temps les principaux objets de recherche. Pour autant, la
dépendance vis-à-vis de la commande publique demeure toujours bien réelle
quand bien même il s’agit non plus de « collaborer », mais d’adopter une
posture critique vis-à-vis des planificateurs qui sont aussi les principaux
bailleurs de fonds. Pour reprendre le mot de Michel Amiot, les sociologues
urbains d’alors se positionnent résolument « contre l’État », mais sont aussi
« tout contre » (Amiot, 1986).
… à la politique de la ville
26 La réorientation des thèmes et des méthodes de recherche qui s’affirme
nettement au tournant des années 1970-1980 tient à la fois à l’histoire interne
de la sociologie et aux évolutions de la société elle-même. Faisant le point des
changements qui étaient en train de se produire dans la discipline, un
numéro spécial de la revue Sociologie du travail (1983) fut d’ailleurs
entièrement consacré à cette imbrication entre la nouvelle « sociologie du
local » et les processus regroupés sous le terme de « relocalisation du social ».
27 Le ralentissement de l’activité économique fait peu à peu sentir ses effets
sur le devenir des villes, le rythme des constructions neuves se ralentit et
l’État tend à se désengager du financement direct de l’activité immobilière.
Les grandes opérations de démolition-reconstruction, sources de
reclassement brutal du peuplement et des modes de vie (Coing, 1966), cèdent
peu à peu le pas devant la réhabilitation du bâti existant. Les interventions
publiques sur les structures urbaines se font moins agressives et sont
davantage conduites en partenariat avec les acteurs locaux et les habitants. Le
thème du patrimoine fait l’objet d’une forte valorisation sociale, qui alimente
tout à la fois un nouveau regard sur les immeubles anciens, de nouvelles
stratégies économiques, des politiques publiques appropriées et des formes
spécifiques de sociabilités citadines (Bourdin, 1984).
28 C’est aussi à cette même époque que les lois de décentralisation (1982, 1983)
redéfinissent les rapports entre l’État et les collectivités territoriales. Déjà, en
contrepoint du thème alors dominant de l’État central tout-puissant, Pierre
Grémion avait attiré l’attention sur le pouvoir croissant dont disposaient, en
pratique, les maires des grandes villes (Grémion, 1976). Plus largement, il
avait mis en évidence le jeu permanent des négociations et des compromis
qu’impliquait nécessairement, en tout point du territoire, la mise en œuvre
locale des règles nationales. Mais, à partir de 1982, les municipalités se voient
reconnaître un réel pouvoir local (et non plus seulement « périphérique »),
notamment en matière d’urbanisme. Cette évolution alimente, elle aussi,
l’intérêt accru des sociologues pour la diversité locale des enjeux publics, des
systèmes d’alliances, des réseaux notabiliaires et des configurations socio-
économiques qui singularisent dans une certaine mesure chaque contexte
urbain. Elle préfigure également les recherches qui, aujourd’hui, se centrent
sur la montée en puissance des villes en tant qu’acteurs collectifs de premier
plan, dans un contexte de mondialisation des échanges et de redéfinition des
rapports entre les métropoles, les régions et les États (Le Galès, 2003).
29 La « relocalisation du social » évoquée plus haut se manifeste aussi dans les
nouveaux modes d’intervention de la puissance publique auprès des
populations défavorisées. À partir du début des années 1980, divers dispositifs
sont mis en place pour remédier aux difficultés des quartiers dits « en crise »
ou « sensibles ». Les programmes de « Développement social des quartiers »
puis de « Développement social urbain » marquent une double inflexion par
rapport aux modes d’intervention antérieurs. Il s’agit, désormais, de
coordonner sur un même site des missions qui étaient auparavant
cloisonnées entre différents ministères de tutelle (enseignement, aide sociale,
santé, prévention, insertion, police, etc.). Il s’agit, aussi, de prendre appui sur
les ressources relationnelles existantes (réseaux, associations...) pour susciter
la participation active des habitants à la dynamique du développement local.
Les objectifs qui sont mis en avant oscillent dès lors entre la valorisation de la
mixité sociale et la préservation des liens de proximité, entre la lutte contre la
ségrégation et la restauration de la vie de quartier.
30 Ce sont en définitive de très larges pans des politiques sociales qui ont été
ainsi reformulés autour de la notion de « politique de la ville ». Cette dernière
repose sur une association forte entre le traitement des problèmes sociaux et
l’intervention sur des territoires en crise, tout en s’efforçant aussi, depuis une
quinzaine d’années, d’organiser simultanément à l’échelle des agglomérations
la lutte contre l’exclusion et les perturbations du lien social. Répercuté par les
médias, ce mouvement de retraduction de la question sociale en termes
urbains interfère avec le développement des débats publics autour de
l’immigration et des relations inter-communautaires. Nouveaux objets
d’analyse pour la sociologie, ces divers processus n’en ont pas moins
contribué à orienter dans une assez large mesure la définition même des
questions et des attentes qui sont adressées aux chercheurs par les acteurs
sociaux.
31 Regain d’intérêt des sociologues pour les approches localisées,
décentralisation des compétences en matière d’urbanisme, affirmation des
enjeux métropolitains, territorialisation des politiques publiques : toutes ces
évolutions survenues au cours des trois dernières décennies sont consonantes
avec un certain affaiblissement de l’État aussi bien comme acteur du devenir
des villes que comme cible privilégiée des analyses critiques. Mais cet
affaiblissement n’est que relatif. À bien des égards, le cadre national demeure
une référence forte, tout comme les structures politico-administratives qui
l’incarnent. Avec la politique de la ville, l’État est peut-être devenu
« animateur » (Donzelot & Estèbe, 1994), mais pas pour autant impuissant.
Sous des formes en partie renouvelées il demeure un acteur majeur et un
objet de recherche pour la sociologie urbaine. Organisateur et parfois même
garant du processus de décentralisation, il joue également un rôle de poids
dans la mise en cohérence des catégories de perception, des instruments de
connaissance et des procédures d’intervention. Pour ne prendre qu’un
exemple, c’est bien à partir d’une construction statistique élaborée à l’échelle
nationale qu’ont été définis les indicateurs standardisés et les périmètres des
quartiers concernés par la politique de la ville (Tissot, 2007). D’une façon plus
générale, les chercheurs sont très souvent conduits à se positionner – entre
l’adhésion explicite et la critique déclarée – vis-à-vis d’une conception
dominante de la « mixité sociale » et de l’ « intégration » qui, en France,
renvoie en définitive à des enjeux de cohésion nationale plus encore qu’aux
formes concrètes de coexistence dans des espaces de proximité.
Transversalités et interfaces
32 Cette variabilité des problématiques socialement construites en termes de
« questions urbaines » est sans doute le principal ressort des discontinuités
évoquées plus haut. D’une façon générale, comme le note Christian Topalov,
Bibliographie
AMIOT M. (1986), Contre l’État, les sociologues. Éléments pour une histoire de la
sociologie urbaine en France (1900-1980), Paris, Éditions de l’École des hautes études
en sciences sociales.
AUTHIER J.-Y., BENSOUSSAN B., GRAFMEYER Y., LÉVY J.-P. & C. LÉVY-VROELANT (dir.) (2001), Du
Domicile à la ville. Vivre en quartier ancien, Paris, Éditions Anthropos.
BERTHELOT J.-M. (1996), Les Vertus de l’incertitude. Le travail de l’analyse dans les
sciences sociales, Paris, Presses universitaires de France.
BERTHELOT J.-M. (2000), La Sociologie française contemporaine, Paris, Presses
universitaires de France.
BIDOU C. (1984), Les Aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes,
Paris, Presses universitaires de France.
BONVALET C., GOTMAN A. & Y. GRAFMEYER (dir.) (1999), La Famille et ses proches :
l’aménagement des territoires, Paris, Éditions INED / Presses universitaires de
l’aménagement des territoires, Paris, Éditions INED / Presses universitaires de
France.
BOURDIEU P. (1993 [1998]), « Effets de lieu », dans BOURDIEU P. (dir.), La Misère du monde,
Paris, Éditions du Seuil.
BOURDIN A. (1984), Le Patrimoine réinventé, Paris, Presses universitaires de France.
DOI : 10.3917/puf.bourd.1984.01
BOURDIN A. (2009), Du Bon usage de la ville, Paris, Éditions Descartes & Cie.
BOURDIN A., LEFEUVRE M.-P. & P. MELÉ (dir.), (2006), Les Règles du jeu urbain, Paris,
Éditions Descartes & Cie.
CARTIER M., COUTANT I., MASCLET O. & Y. SIBLOT (2008), La France des « petits-moyens ».
Enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, Éditions La Découverte.
CASTELLS M. (1968), « Y a-t-il une sociologie urbaine? », Sociologie du travail, n° 1,
pp. 72-90.
DOI : 10.3406/sotra.1968.1380
CASTELLS M., (1972), La Question urbaine, Paris, Éditions Maspero.
CASTELLS M. & F. GODARD (1974), Monopolville : l’entreprise, l’État, l’urbain, Paris,
Éditions Mouton.
CHAMBOREDON J.-C. & M. LEMAIRE (1970), « Proximité spatiale et distance sociale : les
grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol. XI-1, pp. 3-
33.
DOI : 10.2307/3320131
CHAUVEL L. (2006), Les Classes moyennes à la dérive, Paris, Éditions du Seuil.
CHOMBART DE LAUWE P.-H. et al. (1951-1952), Paris et l’agglomération parisienne, 2 vol.,
Paris, Presses universitaires de France.
COING H. (1966), Rénovation urbaine et changement social, Paris, Éditions ouvrières.
COLLECTIF (1983), « Sociologie du local et relocalisation du social », Sociologie du
travail, avril-juin.
COLLECTIF (1986), L’Esprit des lieux. Localités et changement social en France, Paris,
Éditions du CNRS.
COLLECTIF (2008), « La ville, catégorie de l’action », études réunies et présentées par C.
TOPALOV, L’Année sociologique, vol. 58, n° 1.
DONZELOT J. & P. ESTÈBE (1994), L’État animateur. Essai sur la politique de la ville, Paris,
Éditions du Seuil.
DONZELOT J. (2004), « La ville à trois vitesses: relégation, périurbanisation,
gentrification », Esprit, n° 303, pp. 14-39.
DUBET F. & D. LAPEYRONNIE (1992), Les Quartiers d’exil, Paris, Éditions du Seuil.
GRAFMEYER Y. (2000), « La ville et ses sociologies », dans BERTHELOT J.-M. (dir.), La
Sociologie française contemporaine, Paris, Presses universitaires de France.
GRAFMEYER Y. & J.-Y. AUTHIER (2008), Sociologie urbaine, Paris, Éditions Armand Colin.
GRÉMION P. (1976), Le Pouvoir périphérique, Paris, Éditions du Seuil.
HAUMONT N. (1966), Les Pavillonnaires. Étude psycho-sociologique d'un mode d'habitat,
Paris, Éditions L’Harmattan.
LE GALÈS P. (2003), Le Retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation,
gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po.
LEDRUT R. (1968), L’Espace social de la ville : problèmes de sociologie appliquée à
l’aménagement urbain, Paris, Éditions Anthropos.
LEFEBVRE H. (1968), Le Droit à la ville, Paris, Éditions Anthropos.
DOI : 10.3406/homso.1967.1063
MAURIN E. (2002), Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris, Éditions
du Seuil.
OBERTI M. (2007), L’École dans la ville. Ségrégation, mixité, carte scolaire, Paris, Presses
de Sciences Po.
PÉTONNET C. (1979), On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues, Paris,
Éditions Galilée.
PINÇON M. & M. PINÇON-CHARLOT (1989), Dans les Beaux quartiers, Paris, Éditions du Seuil.
Notes
1 Cette section et la suivante reprennent certains éléments d’un texte de l’auteur
paru dans l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Michel Berthelot sur la sociologie
française contemporaine (Berthelot, 2000).
2 Bien au contraire, Jean-Michel Berthelot voit plutôt dans ce pluralisme et dans les
incertitudes qui l’accompagnent une « vertu » : ce qui le conduit, dans l’un de ses
ouvrages d’épistémologie des sciences sociales, à choisir précisément la
thématisation sociologique de la ville comme exemple privilégié des multiples
déclinaisons possibles des « ressources analytiques de l’intelligence de l’objet ».
(Berthelot, 1996, pp. 151-163).
3 Pour une présentation de quelques exemples, voir notamment Grafmeyer &
Authier (2008).
Auteur
Yves Grafmeyer
Professeur émérite à l’Université Lyon 2, France - Yves.Grafmeyer@univ-lyon2.fr
Droits d’auteur
Les contenus de la revue SociologieS sont mis à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0
France.