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Réalisme, futurisme, surréalisme, existentialisme, structuralisme,

postmodernisme... Depuis le romantisme, il est devenu habituel de


penser l’histoire littéraire, artistique et intellectuelle comme une
succession d’Ismes.
Il faut mettre en cause cette fausse évidence, que l’enseignement
scolaire et les usages savants perpétuent. Elle suggère l’image de
«  mouvements  » unitaires et cohérents, alors que chaque label
désigne des pratiques et des représentations très diverses. Elle fait
sembler naturel le passage d’un Isme à l’autre, en occultant les
questions que posent ces virages collectifs.
Pourquoi le succès et le déclin ? Pourquoi le scandale et les luttes
passionnées, culturelles et politiques, nationales et
internationales  ? Comment expliquer le rôle capital que Paris a
joué dans ces métamorphoses ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
En dévoilant les transformations et les batailles dont notre regard
est le fruit, ce livre éclaire le problème du changement dans
l’histoire culturelle. Il montre, notamment, comment la continuité
avec le passé et les ruptures, sociales et mentales, se combinaient,
étroitement enchevêtrées, dans les « révolutions symboliques » qui
se sont succédé depuis le milieu du XIXe siècle.
 
Professeur de littérature française à l’université de Venise, Anna  
Boschetti est notamment l’auteur de Sartre et «  Les Temps
Modernes  » (Minuit, 1985) et de La Poésie partout. Apollinaire,
homme époque. 1898-1918 (Le Seuil, 2001). Elle a dirigé
L’Espace culturel transnational (Nouveau Monde, 2010).
Anna Boschetti

Ismes
Du réalisme au postmodernisme
Collection « Culture & Société » dirigée par Gisèle Sapiro

Titres déjà publiés :


Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l'heure de la
mondialisation, 2008.
Ioana Popa, Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989), 2010.
Bertrand Réau, Les Français et les vacances. Sociologie des pratiques et des offres, 2011.
Arnault Skornicki, L'Économiste, la cour et la patrie, 2011.
Odile Henry, Les Guérisseurs de l'économie. Sociogenèse du métier de consultant (1900-
1944), 2012.
Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques (1947-1962), 2013.
Alain Quemin, Les Stars de l'art contemporain. Notoriété et consécration dans les arts
visuels, 2013.
Hélène Charron, Les Formes de l'illégitimité intellectuelle. Les femmes dans les sciences
sociales francaises (1890-1940), 2013.

© CNRS Éditions, Paris, 2014


ISBN : 978-2-271-08042-4
ISSN : 1968-1143
Sommaire

Introduction
La démarche
L'objet
De Paris aux États-Unis
Longue durée et variations d'échelle
Chapitre 1. – « Réalisme »
Les conditions d'une subversion esthétique
Paris en 1848 : la capitale du changement
Champfleury entre Murger et Baudelaire
La culture de Courbet et ses amitiés littéraires
Choix et lancement du label
Dispositions personnelles et révolution picturale
Une « épique de la vie moderne » ?
La stratégie régionaliste
Le sens en peinture
Subversion picturale et fantasmes politiques
Laideur esthétique ou laideur sociale ?
Le concept de réalisme interrogé par la peinture
Le conflit des interprétations
Les réactions des « actionnaires »
Le réalisme littéraire pour les contemporains de Courbet
La résistible offensive des écrivains « réalistes »
Flaubert, « réaliste » malgré lui
La deshistoricisation du concept
Légitimation et détournements
De Brunetière à Lukács
Les griefs des avant-gardes du XXe siècle, de Duchamp à Tel quel
Chapitre 2.  –  Pratiques et représentations de  l'«  avant-garde  » du
futurisme au surréalisme
Position et stratégie de Marinetti
Méthodes promotionnelles
Une révolution radicale et « totale »
Un « barbare »
Les atouts de Marinetti
L'originalité du futurisme
L'impact international du futurisme
Le rôle propulseur du futurisme en France
D'un « isme » l'autre
Cubisme versus futurisme
Apollinaire futuriste ?
La synchronisation des temps de l'avant-garde : le « simultané »
Les variantes russes
Aux origines du modernisme anglo-américain
Le futurisme en Allemagne
Les transformations de la notion d'avant-garde
Un modèle pour Dada et le surréalisme
Les définitions des « avant-gardes historiques »
Le rapport à la politique
Évolution du questionnement savant
Chapitre 3. – « Existentialisme »
Les conditions des modes intellectuelles
La genèse du mode de pensée existentialiste
L'importation comme instrument de subversion
Sartre et l'« existentialisme » après la guerre
L'accès à la célébrité
Les attaques des intellectuels communistes et le lancement du label
L'engagement
Les Temps Modernes et les transformations de l'« existentialisme »
Mise en cause parisienne et vogue internationale
Chapitre 4. – « Structuralisme »
Les nouveaux maîtres à penser
Les avantages du modèle linguistique
Entre science, philosophie, littérature et psychanalyse
La consécration
Alliances et polémiques
Ubiquité
Prises de distance et mise en cause du label par ses principaux
« actionnaires »
Le « structuralisme » et Mai 68
La percée institutionnelle
Les voies de la reconversion
Chapitre 5. – Du « structuralisme » au « post-modernisme »
La transformation de la bourse des valeurs
Les conditions du changement
La construction de la « French Theory » aux États-Unis
Premières étapes
Le succès universitaire
Les réactions
La « French Theory » hors des campus
Le préfixe « post »
L'impact international de la « French Theory »
Discordances et convergences
Les penseurs de la « mutation »
Conclusion
Les conditions de l'effet « isme »
Le rôle des dispositions et du capital
Les facteurs « externes »
Remerciements
Introduction

« Ce sont ces idola, sortes de


fantômes, qui nous défigurent le
véritable aspect des choses et que
nous prenons pourtant pour les
choses mêmes. »

Émile Durkheim

Nous avons tendance à oublier que les concepts en « isme » de l'histoire


littéraire et de l'histoire des idées ont été lancés dans des batailles
esthétiques ou intellectuelles et que leurs usages étaient très divers, car ils
constituaient des enjeux dans des luttes symboliques et dépendaient des
positions des agents. Dès l'abord, la complexité de ces processus a été
occultée, aux yeux des acteurs et des contemporains eux-mêmes, par les
labels qui les désignaient  : la dénomination, en rassemblant sous une
étiquette unique un ensemble de pratiques et de représentations qui
pouvaient être en fait fortement discordantes, produisait l'image d'une
tendance collective unitaire, à laquelle on appliquait souvent la notion de
« mouvement{1} », utilisée elle aussi comme allant de soi.
Les synthèses savantes et les manuels scolaires ont contribué de manière
décisive, dès la fin du XIXe siècle, à renforcer ces fausses évidences. Poussés
par des exigences de simplification pédagogique, les auteurs des premières
systématisations ont employé les labels comme des principes de
classification, qui présentaient l'avantage de ramener une production de plus
en plus riche et diversifiée à une succession ordonnée de « mouvements »,
répondant à la conception évolutionniste de l'histoire en vigueur à cette
époque-là. L'École a parachevé la naturalisation de cette vision, en
l'inculquant à chaque nouvelle génération scolaire à travers les cours de la
discipline fondamentale dans tout système d'enseignement  : la littérature
nationale. Même les chercheurs ont du mal à contrôler ces habitudes
mentales, et finissent par utiliser ces concepts à la fois comme sources et
comme catégories analytiques, en oubliant qu'ils ont été et qu'ils sont, pour
eux aussi, des instruments dans la lutte des représentations, marqués par les
circonstances de leur production et de leur utilisation{2}. S'il faut lutter
contre ces automatismes, c'est que, loin d'être innocents, ils constituent un
des plus formidables obstacles à la connaissance et à la compréhension du
fonctionnement de la vie culturelle. En perpétuant l'idée que l'histoire
procède par « mouvements » successifs, ils cachent les questions que posent
la formation et le succès de ces représentations, ainsi que la diversité des
positions et des discours. Les savants eux-mêmes contribuent à cet
aveuglement, dans la mesure où ils s'en tiennent de fait à la démarche
positiviste des approches traditionnelles, en oubliant d'objectiver les
conditions de leur objectivation et du point de vue qui oriente leurs
classifications.
Le ressassement des stéréotypes hérités caractérise les définitions
« opératoires » préalables qui dans les humanités sont souvent tenues pour
des marques de rigueur, alors qu'elles transposent indûment une pratique
des sciences «  pures  », en ignorant la différence entre un principe
mathématique et un processus social, qu'une démarche scientifique ne
saurait définir a priori, mais doit reconstituer dans sa complexité. Il n'est
donc pas surprenant que les définitions proposées dans les études
consacrées aux «  ismes  » ne résistent pas à l'épreuve empirique et
engendrent de faux problèmes, comme les controverses sur les principes de
sélection, d'inclusion et d'exclusion des œuvres et des auteurs.
Attachées à cerner les propriétés distinctives de leur objet, ces études
privilégient les traits communs entre les individus associés à un label.
Comme, par ailleurs, elles ne peuvent ignorer la variété des positions et des
significations que recouvre une même étiquette, ainsi que les différends qui
opposent les agents, aboutissant parfois à des ruptures éclatantes,
généralement elles présentent ces aspects comme des contradictions ou des
crises internes inévitables dans tout phénomène collectif. Et ce même
lorsque la diffusion internationale rend particulièrement évidente, comme
dans le cas du «  romantisme  », la diversité des représentations, des
pratiques et des enjeux qu'un même label peut désigner, du fait des écarts
parfois très grands entre les logiques nationales.
L'habitude à penser les « ismes » comme des phénomènes unitaires va de
pair, généralement, avec la tendance à les concevoir comme des organismes
biologiques qui naissent, arrivent à la maturité, déclinent et meurent, ce qui
entraîne des débats aussi vains que stériles concernant les limites
chronologiques. En même temps, et parfois par  les mêmes auteurs, les
«  ismes  » les plus anciens de l'histoire littéraire (classicisme, romantisme,
réalisme, symbolisme) sont volontiers ramenés à des tendances anciennes,
voire des catégories éternelles et universelles de l'esprit. Même les études
spécialisées qui s'efforcent de fournir des analyses précises et documentées
sont le plus souvent structurées par ces schèmes de pensée impensés, qui
produisent un effet permanent de double bind, dû à l'inadéquation de
l'outillage conceptuel par rapport à la complexité des faits que retrace le
récit.
Les modes artistiques et intellectuelles sont parfois décrites comme des
phénomènes de relève entre «  générations  », mais cette notion ne saurait
être un principe d'explication satisfaisant. Elle évoque inévitablement le
critère de l'âge, contredit par le fait que parmi les prétendants à la
succession il y a souvent des agents qui ont le même âge, voire sont plus
vieux que les représentants les plus jeunes de la « mode » qu'ils remettent
en question. Il ne suffit pas de chercher à préciser la notion, en parlant de
« génération intellectuelle » pour désigner des producteurs symboliques qui
se réfèrent aux mêmes événements, interviennent dans le même débat
intellectuel et entretiennent des relations de sociabilité incluant «  la
sympathie et l'amitié [...] et, a  contrario, la rivalité et l'hostilité{3}  ». En
réalité, ces conditions ne peuvent être réunies que lorsqu'il s'agit de
contemporains situés dans un espace favorisant de manière exceptionnelle
les rencontres, l'échange et la confrontation, comme peut le faire
notamment, grâce aux effets de la centralisation, le champ intellectuel
parisien. Même dans ce cas, elles ne sauraient suffire à expliquer la genèse
de représentations collectives comme les « ismes », qui ne désignent qu'une
fraction au sein d'une « génération ».
On applique souvent aux «  ismes  » intellectuels le concept de
« paradigme », qui est devenu courant depuis que Thomas Kuhn l'a utilisé
(The Structure of Scientific Revolution, 1962) pour désigner sa vision du
fonctionnement de la science «  normale  », comme travail fondé sur le
«  consensus  » entre des spécialistes sur les postulats, les problèmes et les
méthodes légitimes, ainsi que sur les modèles de solution et sur les critères
de la validation. Or les « ismes » ici analysés concernent des représentations
et des ensembles plus vagues et plus hétérogènes que ceux qu'évoque
l'image d'une «  communauté scientifique  » partageant un ensemble de
présupposés et de techniques. Par ailleurs, la conception de Kuhn est très
controversée et son usage du concept de paradigme fortement polysémique
et flou, comme il l'a reconnu lui-même, dans la deuxième édition de son
ouvrage (1970), qui cherche à ramener le terme à deux significations
fondamentales (« matrice disciplinaire » et « exemple »){4}. Ainsi convient-
il de renoncer à ce concept qui fourvoie à la fois parce qu'il est trop flottant
et parce que dans aucun des cas examinés on ne peut parler de consensus
disciplinaire pour l'ensemble des positions impliquées.
Le livre de Kuhn pose un autre problème majeur pour l'histoire culturelle.
Il présente l'avènement d'un nouveau « paradigme » comme une « rupture
épistémologique  » radicale, ainsi que l'a fait, pour ce qui concerne le
domaine des lettres et sciences humaines, Michel Foucault dans Les Mots et
les choses. Pierre Bourdieu a utilisé à propos de Manet la notion de
«  révolution symbolique  », qui peut sembler aller dans le même sens. En
fait il a récusé explicitement l'alternative de la continuité et de la
discontinuité absolue{5}. La reconstitution de la genèse de plusieurs
«  ismes  » successifs fournit la possibilité d'affiner et de préciser les
hypothèses concernant cette question, en permettant à la fois de porter au
jour les relations entre des états différents des champs concernés et
d'expliquer les changements qui s'observent aussi bien dans la
problématique des contemporains que dans leurs catégories de perception et
d'appréciation.
Le retour réflexif sur les principes de classification des auteurs et des
œuvres est une piste relativement peu explorée, qui, poursuivie de manière
méthodique par chaque chercheur, permettrait de mieux comprendre maints
aspects de l'histoire littéraire, artistique et intellectuelle. Ce programme
s'inscrit dans une problématique plus générale, concernant la genèse, le rôle
et les effets sociaux des catégories et des représentations{6}. Or
l'historicisation des conditions sociales de possibilité des formes
symboliques est le principal moyen dont nous disposons pour lutter contre
les erreurs et les cécités qu'entraîne toute forme d'amnésie de la genèse et
pour rendre possible un progrès dans la connaissance des processus
historiques.
Ce livre veut contribuer à cet effort par un travail de reconstitution visant
à dénaturaliser la perception de quelques «  ismes  » célèbres ainsi que les
notions de «  mouvement  » et d'«  avant-garde  » qui leur sont souvent
associées. Je vais ci-dessous préciser mon propos en évoquant, d'abord, les
hypothèses et les instruments dont je me suis servie. Je présenterai, ensuite,
les cas que j'ai choisi d'analyser, en indiquant les propriétés qui les rendent à
mes yeux, à plusieurs égards, particulièrement intéressants et significatifs.
Je vais, enfin, aborder les questions que pose le découpage spatial et
temporel adopté.

La démarche
La sémantique historique, telle que l'ont pratiquée les auteurs de la
Geschichtliche Grundbegriffe, est une référence obligée pour tout travail
d'historicisation des concepts{7}. Toutefois, comme le montrent les analyses
que Reinhardt Koselleck a consacrées à la période 1750-1850, si elle
permet de retracer les transformations de l'arsenal conceptuel d'une époque
et la diversité des usages, elle ne suffit pas à rendre compte de cette
diversité{8}. Elle peut être  efficacement intégrée par les instruments de
construction d'objet que fournit la réflexion sociologique, comme le
prouvent les travaux qui ont entrepris d'analyser l'histoire littéraire et, plus
en général, l'histoire culturelle, en mettant en œuvre et en affinant
progressivement les hypothèses théoriques et méthodologiques que Pierre
Bourdieu a désignés par les concepts complémentaires d'habitus et de
champ{9}.
Suivant cette approche, on peut expliquer la genèse des phénomènes
communément désignés comme des «  mouvements  », ainsi que les
classifications savantes, en prenant en considération à la fois la
configuration historique et le fonctionnement de l'espace (local, national et
international) où ces représentations étaient situées, les possibilités et les
contraintes que cet espace sous-tendait, les trajectoires, les dispositions, les
positions, et les « points de vue » des agents, ainsi que les rapports objectifs
de force et de concurrence qui spécifiaient les enjeux et orientaient les
prises de position. Les auteurs et leurs pratiques n'étant que les aspects les
plus visibles d'un processus collectif, il faut prendre en considération
l'ensemble des champs, des agents et des institutions qui à travers leurs
relations dynamiques et variables concourent à produire les idées, les
œuvres, les classements, les représentations et les schèmes de vision et
d'appréciation  : champ du pouvoir, marché, éditeurs, revues, journaux et
autres médias, critiques, importateurs, traducteurs, réseaux de sociabilité,
système d'enseignement, champs artistiques etc.{10}
La notion de champ apparaît comme un modèle beaucoup plus puissant
et heuristique que la notion de « monde de l'art{11} » (qui réduit le processus
de production de l'art à des relations d'interaction et, plus précisément, de
coopération entre des agents individuels) car elle impose de prendre en
considération les oppositions structurales, les hiérarchies et les autres
facteurs qui rendent compte des luttes et des changements.
Cette démarche permet de fonder un travail cumulatif, transdisciplinaire
et transnational, en ce que les recherches qui s'en inspirent sont
comparables, proches dans leurs hypothèses et dans leurs procédés{12}. On
peut ainsi rendre compte des différences considérables qui s'observent à la
fois entre les époques et entre les traditions des différents pays : usages très
divers des mêmes termes, ou bien absence de certains concepts.
En même temps, la multiplication des études de cas fait émerger des
logiques et des mécanismes généraux. Les travaux sociologiques sur les
«  ismes  » attestent, notamment, une corrélation entre l'essor de ce
phénomène dans la vie littéraire et artistique, à partir du succès du label
« romantisme », et le développement du marché des biens symboliques, au
cours du XIXe  siècle{13}. Sous l'Ancien Régime, la consécration tenait à un
public restreint auquel les producteurs étaient le plus souvent liés par des
rapports de dépendance directe, ou d'allégeance, ou par des formes de
sociabilité comme les salons. Il est vrai que des mécanismes comme le
patronage et les salons perdurent longtemps, même en France, comme le
montrent, à la fin du XIXe siècle, le cas des romanciers « psychologues »{14}
et plus tard le cas du surréalisme, qui a pu s'appuyer à certains moments sur
des formes de mécénat{15}. Mais l'accès à la visibilité et à la consécration
devient plus difficile avec l'accroissement de la concurrence et l'émergence
d'un public anonyme et imprévisible, qui n'a généralement aucune relation
d'interconnaissance avec les écrivains et les artistes.
Les batailles menées au nom du « romantisme » constituent le prototype
intériorisé dont s'inspirent plus ou moins consciemment ceux qui lancent les
« ismes » postérieurs (c'est le cas notamment, du réalisme, du symbolisme,
du futurisme) ou exploitent, au moins temporairement, la visibilité que leur
confèrent les labels qui leur sont appliqués. Ces batailles montrent que le
regroupement, la création d'une revue et/ou d'une maison d'édition, la
publication d'un manifeste, l'adoption, fût-elle momentanée, d'un label
peuvent jouer un rôle très efficace dans la percée. En effet, bien que le plus
souvent ces opérations soient spontanées et désintéressées, du point de vue
objectivant de l'analyste elles sont, aussi, des stratégies d'autopromotion.
Elles ont le pouvoir de transformer un ensemble de positions individuelles
en une réalité nouvelle, beaucoup plus puissante, du fait de l'importance
historique que les contemporains tendent à reconnaître à ce qui est perçu
comme un « mouvement » collectif, alors qu'un individu ne peut s'imposer
qu'en parvenant à être reconnu comme un « génie » de première grandeur.
Ainsi le regroupement tend à être le fait des prétendants non encore
consacrés, alors que l'accès à la consécration de l'œuvre personnelle
coïncide souvent avec la récusation du label et/ou la prise de distance, voire
la rupture éclatante avec le groupe.
Ce livre entend contribuer à la connaissance de ces phénomènes en
analysant plusieurs cas différents, dans le but de dégager les conditions de
possibilité de l'apparition et du succès des labels, d'expliquer leur
fonctionnement et de rendre compte, également, de leurs effets et
vicissitudes historiques. L'analyse vise donc à retracer, pour chaque cas,
l'ensemble des facteurs pertinents concernant le contexte historique et les
enjeux fondamentaux qui ont orienté les représentations. Il s'agit
notamment de reconstituer la relation entre les pratiques et les positions des
agents ainsi que les changements qui ont affecté l'espace de jeu et les
trajectoires collectives et individuelles, en prenant en considération aussi
bien le moment de la genèse des concepts que les usages postérieurs des
savants qui ont produit l'histoire littéraire, artistique et intellectuelle.
La plupart des historiens de la littérature et de la culture sont a  priori
hostiles à l'approche sociologique, sans doute parce que l'habitus lettré est
tenacement attaché au parti pris spiritualiste, qui exige le refoulement du
social et récuse la prétention d'expliquer les produits de la culture,
notamment par des principes d'explication « vulgaires » comme les rapports
de forces et l'antagonisme. Pourtant la vie littéraire, artistique et
intellectuelle offre sans cesse des exemples témoignant de la violence que
peuvent atteindre les luttes symboliques, et les historiens eux-mêmes
expérimentent cette violence dans les affrontements qui les opposent à leurs
adversaires intellectuels. Mais, lorsqu'il s'agit des luttes du passé, il est à la
fois plus simple et académiquement bienséant d'ignorer cet aspect, en se
bornant à enregistrer la diversité des pratiques et des représentations et en
réduisant les polémiques à des curiosités, des anecdotes, qui tiennent à des
questions « personnelles » de caractère ou d'humeur.
Mais justement parce qu'elles prétendent rester dans le ciel des  idées
pures, ces reconstitutions se privent de la possibilité de remonter aux
conditions de possibilité des oppositions et des hiérarchies et doivent se
borner à les constater, comme des faits inexplicables. Souvent ces analyses
laissent percer, par ailleurs, une attitude de révérence à l'égard de
philosophes comme Michel Foucault et Paul Ricœur, sans se soucier de
montrer comment le  perspectivisme nietzschéen ou l'interprétation de
l'histoire comme récit peuvent se concilier avec l'ambition de fonder la
connaissance historique{16}. Sans doute ces références fournissent-elles une
caution théorique à l'historien qui par ailleurs n'échappe pas à l'illusion de la
transparence des faits, faute de prendre en compte des hypothèses
permettant de faire apparaître des relations explicatives.

L'objet
Les cas analysés apparaissent intéressants et significatifs en raison de
l'impact qu'ils ont exercé et aussi de leur relative diversité, qui tient pour
beaucoup au fait qu'ils étaient l'expression de configurations historiques,
sociales et culturelles très différentes. Ainsi, s'ils permettent de faire
émerger des modes de fonctionnement généraux, ils attestent aussi
l'importance du contexte spécifique dans lequel ils s'inscrivaient et obligent
à retracer à chaque fois la combinaison particulière de facteurs qui permet
d'expliquer la genèse et les transformations des concepts.
Le concept de réalisme, objet du premier chapitre, est l'une des catégories
les plus employées de l'histoire littéraire et artistique. C'est aussi l'un des
cas où la naturalisation a été la plus marquée. Son éternisation tient sans
doute à l'association aux concepts de réel et de réalité et aux enjeux
fondamentaux liés à ces notions. L'oubli de l'histoire empêche de
comprendre les significations qui ont caractérisé le moment de la genèse du
concept, car il occulte les facteurs spécifiques qu'il faut prendre en compte :
les surdéterminations sociales et politiques des luttes esthétiques et
l'enchevêtrement des rapports entre littérature, peinture, presse, critique,
satire, illustration, caricature, photographie. Ce cas constitue un exemple
particulièrement intéressant des interactions complexes, des tensions et des
effets que peuvent produire les luttes de représentation impliquant
simultanément divers champs.
Le futurisme peut sembler un phénomène «  mineur  », si l'on s'en tient
aux hiérarchies esthétiques établies par les contemporains et par la postérité.
Mais, pour rendre compte des changements que l'histoire littéraire et
artistique a classés comme majeurs, il faut souvent prendre en considération
des positions qui peuvent apparaître rétrospectivement comme marginales,
alors qu'elles ont beaucoup compté pour leurs contemporains. Or le
futurisme est sans doute le meilleur observatoire, si l'on veut retracer et
expliquer les pratiques et les représentations des groupes qui ont été
désignés par la postérité comme «  avant-gardes historiques  »  : le groupe
italien a joué un rôle fondamental dans la construction de l'image de l'avant-
garde et aussi dans l'unification et la synchronisation à l'échelle planétaire
de ce mode de fonctionnement. En même temps, les réactions très diverses
que les propositions futuristes ont suscitées, selon les pays, permettent de
vérifier l'hypothèse suivant laquelle les effets des suggestions et les modes
d'appropriation des œuvres tiennent à la structure des rapports des forces
entre les pays et à l'état spécifique de chaque champ d'accueil{17}. Les
tentatives de définition et de théorisation dont la notion d'avant-garde a été
l'objet illustrent, d'autre part, les cécités auxquelles se condamnent les
catégorisations savantes, faute d'un travail d'objectivation de leurs
présupposés{18}.
Les autres chapitres sont consacrés aux concepts/modes intellectuelles
qui se sont succédé après 1945, de l'existentialisme au postmodernisme.
Cette série dénote un changement important par rapport à l'état antérieur du
champ, dominé par des «  ismes  » littéraires et/ou artistiques. L'analyse
interroge les conditions de ce changement et reconstitue l'ensemble des
facteurs qu'il faut prendre en considération pour expliquer le passage d'un
« isme » à l'autre. Ce faisant elle retrace les transformations concernant la
position du champ intellectuel au sein du champ du pouvoir, les hiérarchies
disciplinaires et les relations entre les humanités et les sciences sociales, le
rôle de la presse et les changements qui affectent l'espace englobant, du
deuxième après-guerre à la fin du vingtième siècle.

De Paris aux États-Unis


Ce n'est pas un hasard si la plupart des « ismes » dont il est question ici
ont été lancés en France, de même que des concepts comme « avant-garde »
et «  intellectuel  »  : Paris a été la «  capitale de la modernité  » pendant les
deux siècles derniers{19}. Comment expliquer ce quasi-monopole et sa
durée  ? Il faut remonter en arrière, à une combinaison de facteurs qui
apparaît comme spécifique de l'histoire française, notamment la formation
précoce de l'État, le centralisme qui a caractérisé la politique étatique dans
tous les domaines, le patronage de la culture que la monarchie a pratiqué –
en s'inspirant du modèle des cours italiennes de la Renaissance –
aboutissant à la création d'institutions telles que le Collège de France,
l'Académie et le Salon{20}.
Ces faits ont eu des conséquences «  morphologiques  » et symboliques
décisives. Ils ont favorisé la concentration à Paris d'une société
intellectuelle très nombreuse, encouragée par la reconnaissance dont la
culture jouissait de la part du pouvoir à se penser comme une aristocratie de
l'intelligence, supérieure sur le plan de l'esprit à l'aristocratie du sang dont
elle dépendait matériellement. Par ses dimensions toujours croissantes (du
fait de l'attraction exercée par Paris sur les provinciaux et sur les étrangers)
cette population a pu soutenir aussi bien le développement d'un marché des
œuvres de plus en plus différencié que la genèse d'un espace culturel
autonome permettant l'échange, la discussion et la critique.
Aucune autre capitale européenne n'a connu de phénomènes comparables
à cette « société dans la société », qui a permis le « sacre de l'écrivain » et la
constitution du «  pouvoir spirituel laïque  » décrits par Paul Bénichou{21}.
Comme le montrent les études sur les capitales, la proximité spatiale facilite
l'interconnaissance, la fréquentation, le regroupement, le dialogue et la
confrontation entre des producteurs culturels afférant à des domaines et à
des marchés différents, l'essor d'initiatives collectives telles que les revues
et de formes de sociabilité indépendantes telles que les cafés et les clubs{22}.
Or, les échanges et la concurrence entre des positions et des espaces très
divers constituent des facteurs exceptionnellement propices au changement
et à l'innovation{23}. Ce milieu élabore le style de vie et le personnage social
de l'artiste – que les chroniques de la presse, les caricatures, les romans et
les pièces théâtrales se chargent de représenter et de consacrer – se
définissant par opposition au style de vie et aux valeurs propres au monde
«  bourgeois  ». De même, c'est à Paris que se constitue progressivement,
avant la lettre, le personnage de l'intellectuel et que devient possible un
phénomène comme le dreyfusisme, qui présuppose la concomitance de
plusieurs traits  : les intellectuels se présentent comme un groupe social
autonome qui dépasse les divisions entre producteurs «  indépendants  » et
universitaires  ; ils s'arrogent la mission d'intervenir collectivement dans
l'espace public au nom des valeurs universelles dont ils se considèrent
comme porteurs et, de plus, ils détiennent l'autorité symbolique nécessaire
pour parvenir à exercer une influence effective au sein du champ du
pouvoir{24}.
C'est en France, aussi, que l'indépendance économique de l'homme de
lettres est reconnue assez tôt comme une condition de son indépendance
spirituelle, comme en témoigne la célèbre Lettre sur la Librairie de Diderot
et sa réflexion sur la propriété intellectuelle. Dès le début du XIXe  siècle,
l'essor de l'édition et de la presse permet aux écrivains les moins fortunés de
vivre tant bien que mal de leur plume, même si bon nombre d'auteurs
survivent grâce aux prébendes ou aux petites fonctions publiques qui
existent à Paris, du fait de la centralisation du système administratif.
L'ensemble de ces facteurs favorise l'autonomisation du champ de
production, par rapport à la demande et aux contraintes étatiques, ainsi que
l'émergence d'un pôle de production restreinte, qui se démarque des autres
secteurs par son refus de la logique commerciale ou mondaine et par sa
conception expérimentale de l'art{25}.
Pierre Bourdieu a montré, dans Les Règles de l'art, que le mode de
fonctionnement des « avant-gardes » du XXe siècle, et d'abord la poursuite
de l'originalité à tout prix, n'est que l'aboutissement historique de l'évolution
de ce circuit. Il a ainsi utilisé la notion d'avant-garde comme une
métonymie pour indiquer ce pôle. Au début du XIXe siècle, l'originalité était
perçue, le plus souvent, comme une qualité possédée naturellement par le
génie, plus que comme un but{26}. Mais la compétition particulièrement
intense qu'implique la présence de concurrents très nombreux et, en général,
très aguerris (la difficulté de la percée dans ce champ de jeu prestigieux et
encombré engendre une sur-sélection spontanée) produit un effet de
surenchère, accélérant le rythme des tentatives de subversion et amenant les
prétendants à afficher de plus en plus la rupture qu'ils opèrent, ou
prétendent opérer, avec le passé{27}.
Le dernier chapitre de ce livre prend acte du fait que dans les dernières
décennies du XXe  siècle un basculement capital s'est produit et la
domination culturelle parisienne a été remise en cause par la transformation
des rapports de force entre la culture américaine et la culture européenne,
dans le domaine des humanités. L'analyse des conditions de la construction
de la «  French Theory  » et de la diffusion planétaire de la posture
« postmoderniste » permet de cerner les facteurs qui ont rendu possible ce
basculement.

Longue durée et variations d'échelle


Ma reconstitution s'inscrit dans un cadre temporel très ample, puisque le
combat des réalistes commence au lendemain de la révolution de 1848 et la
naturalisation du postmodernisme coïncide avec la fin du XXe  siècle. La
longue durée permet de saisir des tendances et des transformations
autrement invisibles. Mais ce livre n'est en rien une histoire systématique
des « ismes » depuis le « réalisme ». Il est focalisé sur quelques cas et il ne
prétend aucunement en fournir une reconstitution exhaustive. Il ne se
propose qu'un but précis et limité : montrer comme on peut mieux éclairer
les logiques des pratiques, notamment les conflits des représentations, en
faisant apparaître les enjeux qui ont orienté les prises de positions
examinées.
Il s'agissait donc de faire un travail que d'ordinaire les historiens ne font
pas  : reconstituer les relations entre les discours et les propriétés sociales
(dispositions et positions) des agents. Puisque les positions se définissent
par rapport à l'espace où elles sont situées, il fallait, du même coup,
reconstituer la structure et les hiérarchies de cet espace, en tenant compte
des effets produits par les interactions entre les différents champs qui le
composent, chacun caractérisé par une logique spécifique.
Le nombre et la diversité des cas pris en considération imposaient une
reconstitution synthétique, ne retenant que les facteurs et les traits
pertinents, c'est-à-dire nécessaires et suffisants par rapport à l'objectif visé.
Les variations d'échelle ont permis de combiner l'attention aux propriétés du
cadre avec la microanalyse nécessaire pour dégager la logique de quelques
prises de positions particulièrement significatives.
Relecture ciblée et sélective de plusieurs cas célèbres, sur lesquels existe
une bibliographie très abondante, ma reconstitution est fondée sur mes
travaux antérieurs et sur les apports des autres travaux cités, validés par la
cohérence avec l'ensemble des hypothèses et des informations mobilisées. Il
m'a semblé que les visées particulières de ce livre et les avantages des
rapprochements qu'il permet justifiaient ce parti pris. En comparant
plusieurs cas, échelonnés sur un arc temporel long, on peut contribuer à
l'effort de montée en généralité et de modélisation qui est nécessaire pour
ajuster et préciser les hypothèses théoriques et pour saisir les dynamiques
de processus historiques pluriséculaires.
Si j'ai réussi dans mon propos, les études de cas ici rassemblées vont
permettre d'interroger les usages des concepts examinés et les notions
mêmes de mouvement, de modernité, d'avant-garde. Elles peuvent jeter un
éclairage inédit sur le fonctionnement de l'histoire intellectuelle et
artistique, en faisant apparaître la complexité des facteurs enchevêtrés qui
orchestrent la production, l'appropriation et l'institutionnalisation des mots
d'ordre et leur naturalisation ou réinterprétation par la postérité. Il devient
possible, notamment, de faire émerger la dimension transfrontalière qui
caractérise ces transformations cognitives et discursives. D'une part, elles
impliquent des interactions entre la littérature, les arts, les idées, les savoirs,
les médias, les productions audiovisuelles, les supports techniques de la
communication, l'enseignement, l'espace du pouvoir, et reconfigurent le
système culturel dans son ensemble. De l'autre, elles illustrent l'importance
toujours croissante du cadre international. Elles requièrent donc une
construction d'objet permettant de cerner de manière méthodique les
articulations, les tensions et les transformations qu'implique un ensemble
complexe de champs imbriqués et relativement indépendants.
Chapitre 1

« Réalisme »

« Le titre de réaliste m'a été imposé


comme on a imposé aux hommes de
1830 le titre de romantique. Les
titres en aucun temps n'ont donné
une idée juste des choses ; s'il en
était autrement les œuvres seraient
superflues. »

Gustave Courbet

« Il rêvait un mot, un drapeau, une


blague, un mot d'ordre, ou de passe,
pour enfoncer le mot de ralliement :
Romantisme. Il croyait qu'il faut
toujours un de ces mots à l'influence
magique, et dont le sens peut n'être
pas bien déterminé. »
Charles Baudelaire

La reconstitution du processus par lequel le concept de « réalisme » s'est


formé et a fait son entrée dans le discours sur la littérature et sur l'art
soulève plusieurs questions intéressantes du point de vue de l'histoire
sociale des concepts. Alors que d'autres labels en isme ne sont employés
que dans leur acception historique, pour désigner les « écoles » qui s'en sont
réclamées, le «  réalisme  » est devenu une catégorie esthétique
fondamentale, qui véhicule les présupposés impensés associés à la notion de
réalité et au rapport entre art et réalité. Dès sa naissance, la notion est
appliquée à toutes les époques, comme un principe de classement
transhistorique, car elle est d'emblée associée aux concepts de
«  vraisemblance  », «  mimésis  », «  imitation  » et aux modes de pensée
ambigus et épistémologiquement naïfs que sous-tendent ces notions
pluriséculaires{28}. Ceux qui se sont désignés comme «  réalistes  » ont
souvent présenté leur art comme un « miroir » fidèle de la réalité ou de la
« vérité », quitte à souligner par ailleurs l'importance de l'« individualité »
ou du «  tempérament  ». Et ceux qui voulaient discréditer le «  réalisme  »
l'ont souvent ravalé à « copie servile » de la « nature »{29}.
La genèse du concept est relativement récente. Ce sont sans doute des
auteurs allemands – Friedrich Schiller et Friedrich Schlegel notamment –
qui les premiers, à la fin du XVIIIe siècle, ont transféré le terme « réalisme »
du domaine de la philosophie, où il était jusque-là employé, à celui de la
littérature, en le remotivant{30}. Mais c'est en France, au début de la bataille
romantique, que le mot commence à se diffuser progressivement dans le
langage de la critique littéraire et artistique{31}. Ainsi qu'il arrive souvent
dans l'histoire des «  ismes  », le concept est d'abord utilisé dans une
intention de disqualification – contre Hugo et d'autres écrivains ou des
peintres – et ne commence à désigner quelque chose comme une « école »,
qui s'oppose non seulement à la tradition et à l'art « bourgeois », mais aussi
au «  romantisme  », qu'à partir du moment où, vers la fin de 1848, des
producteurs symboliques le revendiquent comme un mot d'ordre dans leur
lutte pour la reconnaissance. Il s'agit, pour eux, de faire exister des positions
conformes à leurs dispositions et d'en faire reconnaître la légitimité, en
s'attachant à remettre en question les possibles, les schèmes de classement,
les rapports de force et le mode de fonctionnement des espaces spécifiques
– littérature, peinture, presse, critique – dont dépend leur accès à la
consécration.
En reconstituant ce combat et ses issues on peut faire émerger
l'enchevêtrement qui le relie à son contexte historique, et porter au jour les
enjeux symboliques, sociaux et politiques de ces luttes esthétiques, les défis
qu'elles impliquent et le rôle décisif que joue le visuel – peinture,
illustration, caricature, photographie – dans cette offensive transfrontalière,
où s'expriment des rapports d'alliance et/ou d'antagonisme entre des agents
situés dans des secteurs très divers de la production culturelle, ces domaines
étant, eux aussi, à la fois liés par des rapports d'échange et séparés par des
propriétés spécifiques et des rivalités{32}.

Les conditions d'une subversion esthétique


Paris en 1848 : la capitale du changement
À la différence du « romantisme », qui au début est une expression de la
culture allemande et se définit, au moins en partie, en s'opposant à la culture
française, le «  réalisme  » naît et se développe en France, et l'acception
courante du concept se fonde encore aujourd'hui sur les traits qui
caractérisent, par-delà les différences, les exemples français du XIXe  siècle
consacrés par l'histoire littéraire et artistique comme des classiques du
réalisme{33}.
Après une crise momentanée, due aux bouleversements que la Terreur et
les guerres ont produits dans sa vie culturelle, Paris a rétabli, sous la
monarchie de Juillet, la domination symbolique et le pouvoir d'attraction
qu'elle a exercé depuis la Renaissance dans l'espace européen. Le
phénomène de la bohème, qui joue un rôle décisif dans la genèse du
réalisme, n'est que l'expression du style de vie qui caractérise les membres
les plus jeunes, marginaux et désargentés du milieu d'écrivains, d'artistes et
d'étudiants qui s'est constitué dans le Quartier Latin. Il est vrai que la
plupart d'entre eux, étant trop démunis, matériellement et culturellement, et
n'ayant pas assez de discipline pour aboutir à la création d'œuvres
originales, pour survivre, doivent composer avec la demande du marché. Ils
contribuent, néanmoins, à forger l'image de l'artiste et le regard sur le
monde social qui caractérisent les promoteurs du réalisme, car ils tendent à
vivre et à se penser comme une société dans la société, se définissant par
opposition à la bourgeoisie bien-pensante, à ses normes et à ses valeurs{34}.
En Allemagne, une bohème artistique et littéraire ne se constitue que
dans les années 1880  : avant la fondation du Reich, les producteurs
culturels, dispersés entre plusieurs centres, ne se perçoivent pas comme un
monde à part mais tendent généralement à s'identifier avec les notables
locaux{35}. En effet, «  le clivage entre la bourgeoisie et les écrivains est
moins accentué qu'en France{36} », car les intellectuels allemands, par leurs
origines sociales et par leur formation, sont proches des autres fractions de
la bourgeoisie et partagent le « code commun de la Bildung{37} ». Ainsi en
Allemagne le réalisme ne devient jamais un label revendiqué par un groupe
et se manifeste, en peinture et en littérature, dans des formes qui se
démarquent des modèles français{38}.
Plusieurs des traits qui caractérisent la vie culturelle en France au
XIXe  siècle tiennent au processus de démocratisation amorcé par la
révolution de 1789. L'intériorisation du principe d'égalité et la sécularisation
de la culture contribuent à renforcer l'esprit critique, l'anticonformisme et la
revendication d'indépendance par rapport à toute autorité politique et
religieuse, ainsi qu'en témoigne l'attitude des «  réalistes  » et des autres
protagonistes du renouveau littéraire et artistique. Les progrès de la
scolarisation à tous les niveaux augmentent le nombre des producteurs et
des lecteurs, et cette croissance permet à son tour l'essor du journalisme, de
la critique littéraire et artistique, des pratiques visant à l'élargissement du
public – comme les cabinets de lecture, le roman-feuilleton, les éditions bon
marché – ainsi que le succès de genres comme l'illustration, la caricature, le
daguerréotype, la publicité.
Le réalisme s'inscrit, par ailleurs, dans une exigence d'observation exacte
et de déchiffrement du présent qui émerge sous Louis-Philippe, comme
l'indiquent les « tableaux », les « panoramas », les « physiologies » et les
enquêtes de toute sorte – policières, judiciaires, administratives,
sociologiques – dont la société française est l'objet pendant cette période,
ainsi que, dans le domaine de la littérature, l'exemple de Balzac et des
autres auteurs qui rompent avec le roman historique, en situant leurs récits
dans la société contemporaine{39}. Cette exigence tient sans doute pour
beaucoup aux interrogations que suscite l'aspect instable et énigmatique
d'un pays qui a vu se succéder en peu de temps plusieurs révolutions et
régimes politiques.
Mais la focalisation sur le contemporain n'est pas le seul aspect qui fait
de la Comédie humaine une référence capitale pour Jules Champfleury{40} et
pour Gustave Courbet, les deux promoteurs du réalisme. Par un effort de
classement qui s'inspire expressément des modèles qu'offrent des savoirs
scientifiques en plein essor (notamment la biologie, la médecine, la
statistique et les sciences sociales), Balzac met en scène la diversité des
types, des normes et des temporalités qui s'affrontent dans le monde social
et souligne les indices de ces différences{41}.
Champfleury a en commun avec Balzac une expérience, le journalisme,
qui a sans doute contribué non seulement à focaliser leur attention sur
l'actualité, mais à leur rendre familiers des genres «  mineurs  » qui
transforment leur regard sur la société et leur écriture : tableau de mœurs,
scène de la vie quotidienne, fait divers, portrait-charge, blague d'atelier,
caricature. Les grands caricaturistes – notamment Monnier, Daumier,
Gavarni – ont forgé des « types » dont on retrouve les traits dans toute la
production romanesque du siècle, en contribuant à fabriquer l'image
stéréotypée et grotesque que les romanciers et les artistes se font du
« bourgeois »{42}.
La proximité chronologique entre la Révolution de 1848 et les débuts de
la bataille réaliste est interprétée par plusieurs analystes comme un rapport
de cause-effet, suivant la tradition qui prétend expliquer les changements de
l'ordre culturel par les transformations de l'ordre politique{43}. En fait,
l'élaboration de nouveaux canons esthétiques est toujours relativement
indépendante par rapport aux événements politiques  : ces derniers ne
sauraient expliquer des problématiques et des formes d'expression qui
tiennent à l'histoire interne des espaces culturels concernés. Les
bouleversements politiques peuvent, toutefois, favoriser indirectement la
remise en cause des rapports des forces dans le domaine culturel, comme le
montre le cas du réalisme{44}.
Février 1848 affecte profondément les écrivains et les artistes. La plupart
de ceux qui occupent des positions marginales sympathisent, au début, pour
la cause révolutionnaire et plusieurs d'entre eux se rapprochent de l'«  art
social »{45}. Le questionnement sur la relation entre l'art et la politique (ou,
plus en général, la société), devient central même pour les plus réfractaires
à toute forme d'engagement. Les crises politiques rapprochées qui se sont
succédé depuis la Révolution de 1789 renforcent notamment la propension
à penser la temporalité littéraire et artistique, par analogie, comme une série
de ruptures. Ainsi ceux qui, comme Courbet et Champfleury, sont nés sous
la Restauration et ont déjà assisté à la fin de deux régimes politiques
peuvent se sentir encouragés à penser que le « romantisme », disqualifié par
la routinisation de ses thèmes et de ses procédés, a fait, lui aussi, son temps
et qu'il y a une place vacante à occuper par une nouvelle révolution
symbolique.
Les mesures des premiers gouvernements républicains favorisent
indirectement cette remise en cause même dans le domaine de la peinture,
où le changement est particulièrement difficile, du fait du contrôle et du
quasi-monopole exercés par les institutions académiques et étatiques, à
travers le jury du Salon, qui, formé par les membres de l'Institut, est très
conservateur et éclectique dans ses choix. En 1848 l'accès au Salon est
libre, en 1849 le jury est rétabli, mais il est élu par les artistes. Ce bref
relâchement de l'emprise de l'Académie sur le Salon est la brèche
temporaire qui permettra à Courbet de pénétrer dans une citadelle qui aurait
pu rester pour lui inexpugnable, du moins pour ce qui concernait ses
tentatives d'innovation les plus audacieuses et originales.
La peur sociale suscitée par la montée de la misère ainsi que les
fantasmes associés à la Révolution de février et au suffrage universel,
jouent un rôle sans doute encore plus décisif, comme on va le voir, dans
l'effet de subversion et le scandale que produit la peinture de Courbet, en lui
assurant un extraordinaire retentissement. Ainsi que le montrent bien des
autres cas, les grandes crises politiques ont pour effet de politiser le sens de
toutes les manifestations culturelles, y compris celles qui se présentent
ostensiblement comme apolitiques{46}. À plus forte raison apparaît comme
révolutionnaire une œuvre qui défie toutes les convenances picturales et
sociales dans la représentation de la réalité.
La manière dont les acteurs et les groupes appréhendent la conjoncture
politique tient à leurs schèmes de perception, façonnés par leurs trajectoires,
et à la position qu'ils occupent dans les espaces où ils sont situés. Les
événements de 1848 coïncident pour Jules Champfleury et pour Gustave
Courbet avec un moment crucial de leurs parcours, qui doit être pris en
compte si l'on veut comprendre ce qui à cette époque les dispose à amorcer
un combat se réclamant du réalisme. Nés respectivement en 1819 et en
1821, ils ont l'âge des premiers bilans. Ils commencent à être remarqués et
ils partagent une exigence de refus et de dépassement par rapport à tous les
modèles en vigueur dans leurs domaines respectifs.

Champfleury entre Murger et Baudelaire


Champfleury a été un des représentants les plus connus de la seconde
bohème{47}. Vers 1843 il a habité avec Murger, et avant Murger il a
commencé à construire l'image littéraire de la bohème, par ses premiers
ouvrages  : Chien-Caillou, Pauvre Trompette, Feu miette, Confessions de
Sylvius. Les livres qu'il est en train de rédiger en 1848 – Les
Excentriques{48}, Les Aventures de Mademoiselle Mariette{49} – s'inspirent
eux aussi de cette expérience. Son entrée à la Société des gens de lettres, en
1846, indique toutefois un souci d'intégration. Les pantomimes qu'il a fait
représenter au théâtre des Funambules lui ont valu en 1847 les éloges de
Gérard de Nerval et de Théophile Gautier ; son conte Chien Caillou, publié
en recueil la même année, est apprécié par Victor Hugo, qui lui fait obtenir
d'entrer dans la liste des hommes de lettres auxquels le gouvernement
provisoire assigne 200  francs à titre d'encouragement. L'amitié qu'il noue
avec Baudelaire (remontant au moins à 1845{50}) a sans doute joué un rôle
considérable dans son évolution. Jusqu'en 1857, ils seront étroitement
liés{51}, et Baudelaire ne reniera jamais ce lien, malgré la divergence de
leurs trajectoires.
Cette amitié entre le fondateur de la modernité poétique et un écrivain
qui n'est généralement cité dans l'histoire littéraire que pour son rôle de
promoteur du réalisme peut paraître à première vue surprenante. En effet,
tout semble opposer le dandy parisien, issu d'une famille bourgeoise qui l'a
mis sous tutelle judiciaire pour éviter qu'il dilapide l'héritage paternel, et le
provincial fils du secrétaire de la mairie de Laon. Mais, à cette époque-là,
ils ont bien des aspects en commun, notamment, ainsi que l'a remarqué
Champfleury lui-même dans les souvenirs qu'il a publiés plus tard, le refus
des poncifs romantiques et du conformisme de l'«  école du bon sens  »,
l'ironie, le goût pour le comique et le grotesque{52}. Tous les deux vivent
chichement de leur plume, en collaborant à de petits journaux, notamment
le Corsaire-Satan et l'Artiste, et sont décidés à rompre avec la vie de
bohème, ayant une vision lucide de la déchéance et de l'échec dont sont
menacés ceux qui ne savent pas s'imposer la discipline et le travail
nécessaires pour faire des œuvres durables. Justement en 1848 Champfleury
parvient à mettre en acte ses propos, en quittant son logement du Quartier
latin{53}. S'il n'a pas la culture classique de Baudelaire, prix de vers latins au
lycée Louis-le-Grand, il sait profiter de la «  source féconde
d'enseignements{54} » qu'est pour lui la conversation du poète et il s'applique
sérieusement à s'instruire, en lisant, en visitant le Louvre en compagnie du
peintre Bonvin, en fréquentant les cours du Collège de France{55}.
Admirateur fervent de Balzac – comme Baudelaire – il lui dédie Feu
Miette, il entre en contact avec lui et contribue par des articles à alimenter
sa gloire posthume. Ses premiers récits se distinguent des Scènes de la vie
de Bohème par un parti pris d'objectivation qui contraste avec le regard
attendri de Murger. Certains de ses textes, notamment Les Excentriques, ne
sont pas très éloignés dans leur inspiration et dans leurs procédés des
poèmes en prose de Baudelaire{56}, car leur écriture littéraire doit
énormément à leur expérience dans la petite presse, qui les a familiarisés
avec une micro-culture où se mêlent les suggestions de la caricature et les
instantanés dont se nourrissent les chroniques et les feuilletons{57}. Sa
production dénote beaucoup d'indépendance, de constance dans l'effort, de
curiosité et, aussi, de cohérence dans ses intérêts, par de-là la disparate
apparente des genres abordés. Il cherche sa voie, sans faire trop de
concessions au marché. Cette attitude intransigeante concourt certainement
à le rapprocher de Baudelaire.
À  cette époque l'esthétique de Baudelaire, à en juger par son Salon de
1846, a plusieurs points en commun avec les convictions de Champfleury et
de Courbet, notamment l'idée que l'artiste doit s'inspirer de la « nature ». Le
poète ne précise pas ce concept mieux que le romancier et le peintre,
toutefois l'ensemble du texte indique que, comme eux par ailleurs, il ne vise
pas à soutenir une idée de l'art comme simple « miroir » de la nature, mais à
rejeter l'imitation des modèles, un principe dont s'inspire encore
l'enseignement dans les écoles d'art et une large partie de la production
exposée aux salons. En effet, il recommande à l'artiste un « individualisme
bien entendu [...], la naïveté et l'expression sincère de son sentiment » et au
critique d'art un «  critérium certain, critérium tiré de la nature  », en
condamnant les « éclectiques » et les « imitateurs », qui s'inspirent de l'idéal
académique du Beau ou du «  rococo du Romantisme  »{58}. Lui aussi, il
oppose à Raphaël la couleur et le clair-obscur de la peinture anglaise,
flamande, vénitienne, espagnole. Le compte rendu très détaillé et favorable
que Baudelaire consacre aux contes de Champfleury, publiés en trois petits
volumes en 1847, peut certes avoir renforcé la « religion de la nature » de
Champfleury et sa détermination à s'en tenir à la « méthode » qu'il a mise
en œuvre dans ces récits{59}.
Lorsque, plus tard, Baudelaire condamne expressément la tentative de
faire du «  Réalisme  » le drapeau d'une école, ses réflexions dénotent que
néanmoins il comprend et justifie les sentiments qui ont poussé son ami au
combat :

« Cependant, if at all, si Réalisme a un sens – Discussion sérieuse. Tout bon poète fut
toujours réaliste. Équation entre l'impression et l'expression. Sincérité. Prendre
Banville pour exemple. Les mauvais poètes sont ceux qui... Poncifs. Ponsard.
D'ailleurs, en somme, Champfleury était excusable ; exaspéré par la sottise, le poncif,
et le bon sens, il cherchait un signe de ralliement pour les amateurs de la vérité{60}. »

La culture de Courbet et ses amitiés littéraires


La correspondance de Courbet atteste qu'il possède à un degré assez
exceptionnel pour un peintre, à cette époque-là, l'éducation, la curiosité et la
sensibilité nécessaires pour saisir les suggestions que lui offre la culture de
son temps{61}. Il n'est certes pas le rustre qu'ont vu en lui certains de ses
détracteurs et des caricaturistes, en s'appuyant sur l'image que lui-même
s'est plu à afficher. Dans sa famille il y a une bibliothèque, on lit, et sa
formation est celle d'un enfant de la bourgeoisie rurale cultivée. Il fait des
études secondaires jusqu'au bac, il lit des romans, des essais et, d'après ses
notes autobiographiques, arrivé à Paris, il s'intéresse à la philosophie
française et allemande de son temps{62}. Sa propension à fréquenter des
intellectuels joue certes un rôle fondamental dans la conversion du regard
qu'il parvient à opérer par rapport aux catégories en vigueur concernant
l'art : ces échanges lui permettent de se familiariser avec des possibilités et
des problématiques inconcevables dans le milieu pictural.
Ce n'est pas un hasard si des peintres qui, avant et après lui, ont contribué
à transformer la peinture, comme Delacroix, Manet et Picasso, ont
également aimé s'entourer d'écrivains. Certes, du point de vue de l'analyste
qui objective rétrospectivement les enjeux de ces amitiés, elles sont aussi
des alliances symboliques : les écrivains en tant que critiques d'art peuvent
lancer et défendre les peintres et, en même temps se procurer une réputation
de découvreurs, s'ils sont à même d'apprécier et d'interpréter avant les autres
des artistes dont la nouveauté déconcerte les autres critiques et le public.
Mais tout indique qu'il s'agit de rencontres spontanées, orientées non par le
calcul cynique mais par un sentiment d'estime et d'affinité{63}.
Un ami d'enfance de Courbet, Max Buchon, né à Salins en 1818, est le
premier écrivain qui joue un rôle important dans la formation du peintre,
notamment pour ce qui concerne l'intérêt pour le fouriérisme (et, plus tard,
pour Proudhon) et le côté « régionaliste » de son inspiration. Ils fréquentent
tous deux le petit séminaire d'Ornans et renouent ces liens au collège de
Besançon. Courbet est l'auteur des quatre gravures d'inspiration romantique
qui illustrent le premier recueil poétique de Buchon, publié en 1839.
Buchon est alors fouriériste, comme l'éditeur Louis de Saint-Agathe qui
publie ses poèmes et qui est également l'éditeur de La Destinée sociale de
Considérant, lui aussi originaire de Salins, et ami de Buchon. Fait
significatif, parmi les souscripteurs de cette dernière publication il y a
Charles-Antoine Flajoulot, le professeur de Courbet au Collège royal et à
l'École des Beaux-Arts de Besançon. Jusqu'à la fin de la IIe  République,
Buchon est fouriériste militant, puis se rapproche de Proudhon, lui aussi
franc-comtois, et publie dans des journaux d'opposition. Arrêté,
emprisonné, il doit s'exiler en Suisse. L'activité littéraire de Buchon tend à
la valorisation des cultures et des langues locales et vernaculaires  : il
s'attache à traduire et à faire connaître des textes suisses alémaniques, à
publier des chansons de la Franche-Comté, et sa production poétique et
romanesque relève de la même inspiration{64}.
Les rapports que Courbet noue en 1847 avec Champfleury et Baudelaire
sont ressentis par lui-même comme un événement décisif, ainsi qu'en
témoigne entre autres la place que plus tard il leur a faite dans l'Atelier du
peintre. Il ne s'agit pas seulement du soutien qu'il s'attend de la part de ces
deux critiques d'art appréciés (Baudelaire notamment s'est imposé à
l'attention avec ses Salons de 1845 et 1846){65}. Leur estime le conforte
dans une période où il n'a pas encore obtenu des marques de
reconnaissance  : tout en présentant des œuvres au Salon chaque année,
depuis 1841, jusque-là il n'a réussi à faire admettre que trois tableaux.
Les échanges quasi quotidiens qu'il a avec eux contribuent sans doute de
manière décisive au changement qui à partir de l'automne 1848 va se
manifester dans ses convictions, dans sa posture et dans son travail. La
première manifestation significative de leur proximité, c'est leur
collaboration dans le journal Le Salut public que Champfleury et Baudelaire
fondent en février 1848, dans l'élan de leur enthousiasme momentané pour
la révolution. Le frontispice de la seconde et dernière livraison, dessiné par
Courbet, dénote qu'il partage à ce moment-là l'admiration de Baudelaire
pour Delacroix, car il s'inspire de La liberté guidant le peuple{66}.
Grâce au gouvernement provisoire, qui abolit le jury, Courbet peut
présenter au Salon dix tableaux. Champfleury lui consacre un jugement très
flatteur dans Le Pamphlet :

« On n'a pas assez remarqué cette année au Salon une œuvre grande et forte, La Nuit
classique du Walpurgis, peinture provoquée par l'idée générale de Faust. Je le dis ici,
qu'on s'en souvienne  : celui-là, l'inconnu qui a peint cette Nuit est un grand peintre.
Théophile Gautier, qui aime à découvrir les jeunes talents et qui les cherche, l'a oublié.
Le peintre s'appelait Courbet. Il est parti dans les montagnes, courir après la nature,
qu'il ne voyait plus depuis la République{67}. »

Champfleury souligne également l'indépendance du jeune peintre par


rapport aux canons académiques et les moyens divers et solides qu'atteste sa
production :
«  Tout au contraire de M.  Gérôme, Courbet débutait avec dix toiles  : un immense
tableau, des portraits, des paysages, des dessins. Car c'est là un des signes de la force,
la fécondité et la ressource de moyens tout divers. [...] Courbet (peut-être ne
reviendra-t-il jamais !) à la faveur de la révolution, car le jury académique aurait tout
refusé, envoyait des peintures très remarquables et très diverses, dont je parle le
premier. Nourri de Rembrandt et de Ribera, ce garçon avait pris de telles qualités
solides, qu'il exagérait un peu ses ancêtres. On mettrait dans le musée espagnol son
portrait d'Homme à la basse qu'il resterait fier et tranquille, sans craindre les
Velasquez et les Murillo. Mais le public a peur des grosses qualités{68}. »

En posant au découvreur de ce peintre encore inconnu, Champfleury


revendique pour lui-même le rôle d'avant-garde critique que Gautier a joué
pour ceux qui dans sa génération se réclamaient du romantisme. En outre,
par les informations sur Courbet qu'il lance avec une apparente
nonchalance, il révèle son intimité avec le peintre et s'en autorise pour
esquisser un portrait très pondéré, suggérant un personnage inséré dans la
vie de la capitale, sensible à l'actualité politique et, en même temps, un peu
« sauvage », attaché à ses montagnes où il peut ressourcer son inspiration
en courant «  après la nature  ». Cette dernière image se charge d'une
signification esthétique précise, rapprochée du concept de «  nature  »
comme refus de l'imitation que proposent à cette époque Baudelaire et
Champfleury lui-même. Depuis ce moment ce dernier devient pendant
quelques années l'interlocuteur privilégié de Courbet. Le resserrement de
leur entente – qui se fonde sans doute sur l'affinité de leurs habitus de
provinciaux montés à Paris – va se manifester aussi bien dans les œuvres
qu'ils réalisent à ce moment-là que dans leur bataille au nom du
« réalisme ».
Aidé par le fait qu'en 1849 le jury est élu par les artistes, Courbet réussit
à faire admettre au Salon sept tableaux, parmi lesquels Une après-dînée à
Ornans, qui constitue une étape fondamentale dans son parcours. C'est son
premier grand succès. Il lui vaut une médaille d'or, toute la presse en parle.
Delacroix écrit dans son Journal : « Avez-vous vu rien de pareil, ni d'aussi
fort, sans relever de personne ? Voilà un novateur, un révolutionnaire aussi ;
il éclôt tout à coup, sans précédent : c'est un inconnu{69} ! ». L'État achète
l'œuvre et la dépose aussitôt au Musée de Lille, résultat très important à une
époque où le mécénat étatique joue encore un rôle déterminant dans la
carrière d'un artiste.
Ce tableau marque un tournant dans la stratégie de Courbet  : il a les
vastes dimensions que la tradition réserve aux thèmes de la grande peinture,
tirés de l'histoire, de la mythologie, de la Bible, de la littérature, mais, au
lieu de ces thèmes (auxquels jusque-là Courbet avait, lui aussi, sacrifié{70}),
le tableau représente une scène d'intérieur, sujet que l'usage confine dans les
petits tableaux dits « de genre ». Ainsi une rencontre entre amis devient un
événement historique, comme l'indique la notice, précisant le mois, le lieu,
les noms des personnages et leur occupation.
Une lettre de Courbet à ses parents atteste que dès 1845 il est décidé à
«  faire de la grande peinture{71}  ». Mais certainement ses échanges avec
Champfleury l'amènent à préciser cette aspiration, en le persuadant que la
« grande peinture d'histoire » consiste, pour l'artiste moderne, à représenter
avec rigueur des sujets tirés de l'observation directe de la réalité
contemporaine, comme l'ont fait Balzac et Daumier, l'écrivain et le peintre-
caricaturiste dont Champfleury résume à la même époque la grandeur dans
les termes suivants  : «  L'œuvre au crayon de Daumier restera comme la
peinture la plus vraie de la bourgeoisie, avec la Comédie humaine de
Balzac ; mais les bourgeois ont eu là deux historiens rigoureux{72}. »

Choix et lancement du label


Comment expliquer que Courbet et Champfleury en viennent à désigner
l'esthétique dont ils se réclament par le concept de réalisme  ? Selon
Baudelaire, l'initiative revient à Champfleury  : «  Il rêvait un mot, un
drapeau, une blague, un mot d'ordre, ou de passe, pour enfoncer le mot de
ralliement  : Romantisme. Il croyait qu'il faut toujours un de ces mots à
l'influence magique, et dont le sens peut n'être pas bien déterminé{73}  ».
Ainsi le «  romantisme  » est considéré comme un prototype montrant les
conditions requises pour la réussite d'une rupture symbolique, notamment le
rôle non négligeable que peut jouer un nom en « isme ».
Pour les collaborateurs du Corsaire, le terme «  réalisme  » est déjà une
catégorie de classement courante, comme l'atteste indirectement Baudelaire,
par une remarque qui apparaît rétrospectivement comme une réplique
implicite à ses amis : « La vérité dans l'art et la couleur locale en ont égaré
beaucoup d'autres. Le Réalisme avait existé longtemps avant cette grande
bataille [le Romantisme]{74}  ». Un compte rendu que Théophile Gautier a
consacré à une pantomime de Champfleury, en octobre 1847, en la
définissant comme «  réaliste  », a certainement beaucoup compté pour ce
dernier, étant donné l'autorité qu'il reconnaît au recenseur :

«  Pierrot marquis date une ère nouvelle dans la poétique des Funambules  : c'est
l'avènement de la pantomime réaliste  : M.  Champfleury a, dans cette œuvre d'une
hardiesse presque sacrilège, repoussé l'intervention des divinités et des génies. [...]
l'antique foi a disparu et M.  Champfleury se pose en Luther de la pantomime. [...]
l'étude du cœur humain, l'observation profonde des caractères et la force du comique
tiennent lieu du merveilleux absent. Le philosophe et le moraliste ont remplacé le
poète. Tous les moyens employés peuvent être avoués par la raison{75} ».

Si Gautier s'est évidemment amusé à saluer en Pierrot marquis l'Hernani


de la pantomime, il a sans doute contribué à légitimer aux yeux de
Champfleury l'étiquette de «  réaliste  », en reconnaissant l'intérêt, la
cohérence et l'originalité de sa tentative{76}.
Pour Champfleury et pour Courbet – comme pour Baudelaire – ce label
ne signifie d'abord que la revendication de la peinture sans fard de la réalité
contemporaine. Ce principe vague constitue à leurs yeux, à ce moment-là,
une prise de position très claire contre toutes les positions présentes dans
l'espace de la littérature et dans celui de la peinture. C'est rejeter les canons
traditionnels au nom desquels on prétend imposer des limites à la
représentation du réel  : le culte du beau idéal, le souci de la moralité, la
hiérarchie des sujets, des genres et des styles. C'est aussi s'opposer aux
clichés romantiques, aux prétentions dénonciatrices et pédagogiques de
l'«  art social  », aux concessions au joli, à l'anecdotique, au conformisme
hypocrite de « l'école du bon sens »{77}.
Ils commencent à lancer ce mot d'ordre vers la fin de 1848, lors des
retrouvailles de leur « bande », à la brasserie Andler. Comme l'exigent les
lois non écrites de ce milieu, où il faut savoir rire de tout, y compris de ses
croyances et sentiments les plus sincères, ces circonstances confèrent à
leurs discours une allure ludique et parodique :

«  Ce qui fit pendant quelques années la force de la doctrine du Réalisme vint de la


bonne foi insouciante des prêtres, de la facilité d'entrer dans le sanctuaire et surtout de
la bonne humeur qui y régnait. Tous ces prôneurs et ces chercheurs de Vrai étaient
jeunes, gais, bien portants, et ne conservaient aucune trace des ornières de la Bohème
par lesquelles la plupart avaient passé. Courbet, le premier, ouvrit, vers la fin de 1848,
les portes du temple  ; le hasard fit que l'intérieur avait un aspect protestant et
villageois qui répondait aux doctrines invoquées par les fidèles. C'était une brasserie
tenue à la mode allemande : banc et tables de bois, longue salle pavée, murs peints à
la chaux, absence complète de glaces et de divans ; mais la cuisine faisait oublier cette
rusticité, digne d'une école de réformateurs. Jambons pendus au plafond, guirlandes
de saucisses empilées, meules de fromage grandes comme des roues de moulins,
tonneaux d'appétissante choucroute, semblaient appartenir à un réfectoire monacal où
le libre examen était nourri et arrosé convenablement{78}. »

En fait ce contexte et la réputation de bohèmes des membres de ce


premier cénacle, loin de faire la « force » de leur « doctrine », tendent à la
disqualifier d'emblée, aux yeux des critiques influents, en la confondant
avec les farces dont la bohème est coutumière{79}. Leur défi ne peut paraître
que prétentieux et dérisoire, par rapport aux débuts des Romantiques, qui
s'étaient présentés par des manifestes solennels, s'appuyant sur des œuvres
qui attestaient la légitimité de leurs ambitions. Il faudra attendre les
«  fumistes  » et les «  hydropathes  » de la fin du siècle et, surtout, le
futurisme et le surréalisme pour que le style de vie de la bohème et ses
provocations s'imposent comme des traits caractéristiques des groupes
d'avant-garde.
Ce n'est pas un hasard si Champfleury, dans un article publié à cette
époque-là, s'attache à retracer la rupture avec la bohème qu'il a accomplie
avec Baudelaire et avec d'autres anciens collaborateurs du Corsaire et la vie
ascétique qu'ils mènent, consacrée à « l'étude » :
« [Ils] vivent de peu, mais tranquilles et indépendants. Ils ne vont pas dans les salons
littéraires ou politiques, parce qu'on y ment et qu'il faut mettre des sourdines à ses
opinions. Mais quand ils se rencontrent par hasard, c'est une fête. Quelques peintres
mêlés là-dedans empêchent le littérarisme d'être trop fréquent dans les conversations.
Rien de moins bohème, rien de moins accidenté en apparence. Cependant, comme
nous parlons vrai, un bourgeois, un homme habitué aux fréquentations du monde
perdrait la tête en nous entendant causer [..]. Aussi nous finissons par ne plus parler
qu'entre cinq{80}. »

Le fait est que Baudelaire{81} et d'autres habitués qui assistent parfois à


ces rencontres (notamment Gustave Planche{82}) ne songent aucunement à
prendre au sérieux ce «  tapage  », et vont repousser comme une
mystification l'offensive réaliste.

Dispositions personnelles et révolution picturale


Si l'évolution de la peinture de Courbet et de sa conception de l'art doit
beaucoup à ses amitiés littéraires, c'est lui, toutefois, qui assure au label
« Réalisme » un extraordinaire retentissement public, grâce au scandale que
ses œuvres suscitent à partir de 1851, alors que dans le cas du
«  romantisme  » ce sont les écrivains qui ont ouvert la voie aux peintres.
C'est seulement vers 1840, avec la diffusion des utopies qui attribuent aux
artistes un rôle d'avant-garde dans le progrès social, que se constitue l'image
du grand peintre comme figure d'exception, ainsi qu'en témoigne, entre
autres, Baudelaire : ses « Phares », ce sont tous des peintres.
Le Second Empire est un âge d'or pour la critique d'art, car les journaux
lui font plus de place, du fait que la publication des romans-feuilletons –
accusés d'avoir contribué à préparer la Révolution de février et de
corrompre les mœurs – est découragée par des mesures comme
l'augmentation du cautionnement imposé aux journaux, l'imposition d'un
timbre et les avertissements contre les journaux. Les opinions politiques que
le climat de réaction impose de censurer s'expriment souvent sous la forme
détournée d'un débat esthétique. Les Salons de peinture se transforment en
événements publics auxquels on consacre l'attention autrefois réservée à des
questions politiques et sociales{83}. Dès le Salon de 1850/51, la peinture de
Courbet devient l'une des cibles préférées de la caricature, qui va donc jouer
un rôle considérable dans la construction et dans la divulgation de l'image
publique de l'œuvre du peintre et du réalisme.
Pour expliquer l'acharnement des caricaturistes à son encontre, même
ceux dont on s'attendrait une certaine compréhension, parce qu'ils sont
politiquement proches de sa position, il faut prendre en compte le statut
ambigu de la caricature dans l'espace des modes d'expression  : c'est un
genre «  inférieur  » par rapport à la peinture, éphémère par son lien à
l'actualité, équivalent sur le terrain du visuel de la satire journalistique. Bien
des caricaturistes sont, eux aussi, des peintres, soit des peintres manqués,
soit des peintres remarquables, mais qui, justement du fait de leur activité
de caricaturistes, ont de la peine à être reconnus comme des peintres à part
entière, comme dans le cas de Daumier. On comprend ainsi la hargne qui
anime la plupart d'entre eux à l'égard d'un peintre qu'ils ont tendance à
considérer comme un charlatan, du moment qu'il remet en cause les
propriétés qui rendent respectable à leurs yeux la grande peinture{84}.
On ne saurait, par ailleurs, évaluer la difficulté du combat dans lequel
s'engage Courbet sans tenir compte des différences considérables qui
distinguent à cette époque-là le mode de fonctionnement de la peinture par
rapport à celui de la littérature. Si cette dernière peut tomber sous le coup de
la censure, il reste que le développement et la différenciation du marché, de
la presse et de l'édition a permis aux écrivains, dès l'époque romantique, de
publier, de se faire un nom et de conquérir leur public sans avoir à se
soumettre préalablement au jugement d'aucune autorité académique ou
étatique.
Dans le domaine de la peinture, au contraire, la définition de la légitimité,
la consécration et l'accès au marché dépendent encore pour une large part
d'institutions fortement conservatrices, contrôlées soit par l'Académie soit
directement par le pouvoir politique ou religieux{85}. Le jury du Salon
exerce une emprise très forte, car il sélectionne les tableaux, il leur assigne
une position plus ou moins en vue sur les cimaises, qui indique une
hiérarchie et des classements, il attribue des médailles, il propose les
candidatures à la Légion d'honneur et aux autres décorations, il choisit les
œuvres qui méritent d'être achetées par l'État et souvent il désigne les lieux
publics, plus ou moins importants, auxquels celles-ci seront destinées.
Soumise aux contraintes de ce cursus honorum, la peinture est l'art
officiel par excellence, dont la formule Placere et docere résume les
fonctions. On ne peut cerner la nécessité vitale dont procède l'effort
constant d'autopromotion qui caractérise la carrière de Courbet si on ne tient
compte des obstacles à première vue insurmontables auxquels il a été
confronté dans sa lutte pour accéder à la renommée et au marché, tout en
poursuivant des recherches qui mettaient radicalement en cause non
seulement les canons de la peinture mais aussi la définition et la fonction de
l'art. Le recours à un label en « isme » s'inscrit dans ce combat tous azimuts,
lui imposant de mobiliser tous les ressorts disponibles.
Pour comprendre ce qui permet à Courbet de se lancer dans cette
entreprise à première vue désespérée et de persévérer dans son
insoumission, malgré l'incompréhension, les attaques et, après son
engagement dans la Commune, la véritable persécution dont il est l'objet, il
faut prendre en considération ses dispositions et ses atouts. Sa
correspondance et tous les témoignages attestent qu'il possède au plus haut
degré l'orgueil, l'ambition, la ténacité et la capacité de travail qui sont
nécessaires pour endurer les épreuves que ce système contraignant et
conservateur impose à tout novateur. Ce qu'on sait de ses parents et des
autres personnages qui ont un rôle dans sa formation laisse entrevoir un
milieu aisé, culturellement ouvert et favorable à l'innovation.
Riche propriétaire{86}, son père, d'après le témoignage de Castagnary,
était une figure excentrique  : bavard et jovial, il cherchait à introduire de
nouvelles méthodes dans l'exploitation de ses terres et avait rempli un
grenier de ses inventions mécaniques. C'est de lui, selon la même source,
que son fils, aîné de trois sœurs, tenait « l'esprit novateur, l'aspiration à la
gloire, l'audace dans les entreprises  », alors que par deux autres traits –
« une inébranlable confiance en lui-même et une indomptable ténacité » – il
ressemblait à son grand-père maternel, Jean-Antoine Oudot{87}.
Grâce à la pension allouée par son père, le jeune peintre peut consacrer à
la peinture l'investissement total, risqué et à long terme qu'exigent les
grandes ruptures symboliques  : c'est un facteur non négligeable, au
XIXe  siècle, ainsi que semblent le confirmer les cas de Delacroix, Manet,
Degas, Cézanne. Les peintres qui ont suivi Courbet dans sa toute première
formation ont tous renforcé son auto-estime en reconnaissant son talent{88},
bien qu'il soit arrivé assez tôt à s'affranchir de l'enseignement des écoles en
recourant à l'autoformation par la fréquentation des musées, notamment du
Louvre{89}.

Une « épique de la vie moderne » ?


C'est Champfleury qui, dans un article de 1850, associe le premier le mot
«  réalisme  » à l'image publique du peintre. Ayant vu dans l'atelier de
Courbet les tableaux destinés au Salon qui va ouvrir à la fin de l'année, il se
rend compte, grâce à son expérience de critique, du fort impact que vont
avoir ces œuvres, notamment Un enterrement à Ornans, Les casseurs de
pierre, Les paysans de Flagey revenant de la foire. Il saisit ainsi l'occasion
de poser au prophète, capable de comprendre le «  Mouvement des arts  »
(c'est le titre de son article). En se servant de Courbet comme d'un ballon
d'essai, il parle de « réalisme dans l'art », sans pour l'instant se réclamer lui-
même du label.
Du même coup, il lance sa propre lecture du concept, en attribuant à
Courbet l'intention de moderniser la peinture d'histoire, en peignant ses
contemporains :
« Il n'est pas encore temps de dire l'impression que produiront ces scènes domestiques,
grandes comme des tableaux d'histoire et où l'auteur n'a pas reculé à peindre la
bourgeoisie moderne en pied, avec son costume provincial et brossé. L'époque des
plumets est passée ; beaucoup regrettent les costumes de van Dyck ; mais Courbet a
compris que la peinture ne doit pas tromper les siècles futurs sur notre costume. Les
tableaux historiques de M. Courbet, qui seront un événement au Salon, vont soulever
d'importantes discussions  ; les critiques peuvent dès aujourd'hui se préparer à
combattre pour ou contre le réalisme dans l'art{90}. »

Champfleury ne se prive pas de citer Baudelaire (personne, dans le


milieu de la critique d'art, n'ignore les liens d'amitié entre lui-même, le
poète et le peintre) pour suggérer l'image d'une méditation collective : « Le
peintre ornanais a compris entièrement des idées d'un livre rare et curieux
(Le Salon de 1846, par M.  Baudelaire)  ». Il transcrit intégralement des
passages du texte baudelairien :

«  Et cependant, n'a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit noir tant
victimé ? N'est-il pas l'habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque
sur ses épaules noires et maigres le symbole d'un deuil perpétuel  ? Remarquez bien
que l'habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est
l'expression de l'égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est
l'expression de l'âme publique  ; – une immense défilade de croque-morts, croque-
morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons
tous quelque enterrement. [...]. Que le peuple des coloristes ne se révolte pas trop  ;
car, pour être plus difficile, la tâche n'en est que plus glorieuse. Les grands coloristes
savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris{91}. »
En effet, Courbet a sans doute songé au Salon de Baudelaire, notamment
au passage suivant :
«  Pour rentrer dans la question principale et essentielle, qui est de savoir si nous
possédons une beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles, je remarque que
la plupart des artistes qui ont abordé les sujets modernes se sont contentés des sujets
publics et officiels, de nos victoires et de notre héroïsme politique. Encore les font-ils
en rechignant, et parce qu'ils sont commandés par le gouvernement qui les paye.
Cependant il y a des sujets privés, qui sont bien autrement héroïques{92}. »

Si le poète n'a pas reconnu dans les tableaux de Courbet l'« épique de la


vie moderne » qu'il attendait de la peinture, c'est aussi, sans doute, en raison
de l'opposition des habitus, qui l'empêchait de reconnaître dans ces images
rustiques sa vision, métropolitaine et sophistiquée, de la société
contemporaine{93}.
Mais l'approche intellectualiste, qui conçoit la peinture comme
l'exécution d'un projet, la réalisation d'intentions claires et conscientes, ne
saurait rendre compte des propriétés de ces tableaux et de leur nouveauté
proprement picturale. Si aucune activité humaine ne saurait être expliquée
comme le résultat d'une stratégie parfaitement lucide, à plus forte raison on
ne saurait oublier que la peinture, en tant que création non verbale, est
éminemment une activité pratique, orientée par la manière dont l'artiste
perçoit les possibilités à la fois techniques et expressives qui sont inscrites
dans son savoir-faire, dans l'état de l'espace pictural et dans son expérience
du monde social.
Aussi faut-il chercher à comprendre les dispositions de Courbet dans
l'étape cruciale où renforcé dans sa confiance, son ambition et son alacrité
par son succès au Salon de 1849, il retourne à Ornans, accueilli
triomphalement par tout son village, et se remet au travail, déterminé à
profiter de la considération qu'il a réussi enfin à obtenir pour montrer au
Salon suivant qu'il n'est pas qu'un « garçon » de talent{94} (comme ses aînés
considèrent cet homme de trente ans, dans une société gérontocratique{95})
mais un grand peintre, dans la pleine possession de ses moyens. Sa médaille
d'or, qui le dispense de soumettre ses envois au jury, l'encourage
certainement à suivre librement ses penchants.
Une bonne partie de sa production est focalisée sur son pays natal : outre
les trois envois principaux, il lui consacre deux paysages. Le fait qu'il a ces
sujets sous les yeux – il reste à Ornans presque un an – joue sans doute un
peu, car lorsqu'il regagne Paris, il change de genre  : il fait le portrait de
Berlioz, de l'excentrique Jean Journet, de Francis Wey (franc-comtois
d'origine, ce dernier est l'un de ses premiers et plus fidèles admirateurs), et
un autoportrait dit L'homme à la pipe. Ce qu'il écrira en 1854 à Bruyas à
propos de ce dernier tableau indique l'image qu'il avait de lui-même dans ce
moment de sa vie  : «  C'est le portrait d'un fanatique, d'un ascète, c'est le
portrait d'un homme désillusionné des sottises qui ont servi à son éducation
et qui cherche à s'asseoir dans ses principes{96}. »
La faveur avec laquelle avait été salué Une après-dînée à Ornans, en
1849, l'avait certes encouragé à poursuivre dans la même voie, la
représentation de son milieu d'origine. L'idée de peindre les habitants
d'Ornans, réunis à l'occasion d'un enterrement – la seule cérémonie qui dans
les villages rassemblait quasiment toute la population – répondait sans
doute, aussi, au désir de les remercier d'avoir fêté chaleureusement son
succès. Ses lettres, qui retracent l'empressement avec lequel tous ces gens
ont voulu poser pour lui, témoignent de la jubilation et de l'amusement avec
lesquels il s'est servi de son pinceau pour faire entrer quasiment tout son
village, jusqu'au croque-mort et aux bedeaux, dans l'espace diamétralement
opposé du Salon parisien, en lui  offrant ainsi la chance d'accéder à
l'immortalité que l'art peut accorder. Il a peut-être songé aussi, comme l'ont
avancé quelques interprètes, à rendre hommage à la figure aimée de son
grand-père maternel, qui venait de mourir : plusieurs détails, dont le fait que
ses sœurs et sa mère figurent parmi les pleureuses en deuil, étayent cette
hypothèse. Il semble moins convaincant qu'il ait voulu figurer l'enterrement
de la République{97} : dans les lettres de Courbet et les témoignages il n'y a
aucune allusion à cette lecture allégorique et dans l'hiver 1849-1850 il
semble bien éloigné de se soucier du cadre politique.

La stratégie régionaliste
Mais on ne comprendrait pas l'effet d'attentat que produisent ces tableaux
ornanais – effet nullement voulu par leur auteur – sans reconnaître la
revendication tacite que Courbet avance, de manière sans doute totalement
inconsciente, en consacrant à des sujets rustiques les trois tableaux qui, par
leur format, se présentent d'emblée comme la partie la plus ambitieuse de
son envoi, les œuvres par lesquelles il illustre sa conception de la grande
peinture. Par ces tableaux, il s'inscrit dans une mouvance régionaliste que
l'on peut analyser rétrospectivement comme une des manifestations
récurrentes de la lutte structurale opposant la périphérie au centre, les
producteurs provinciaux à la définition parisienne de la légitimité culturelle
et au monopole que les élites de la capitale exercent sur cette définition.
L'enjeu de cette lutte, c'est obtenir la reconnaissance nationale des apports
des cultures locales. Ces œuvres proposent généralement des
représentations opposant la santé, la simplicité, le naturel des mœurs
rustiques à la dégradation de la vie urbaine, et présentent les valeurs du
terroir comme un mode de ressourcement et un antidote à la décadence de
la culture nationale{98}.
Parmi les manifestations où s'expriment à l'époque des attitudes assez
proches on peut évoquer, pour la peinture, Corot, Millet et les autres auteurs
de plus en plus nombreux qui, sur leurs pas, se sont inspirés de sujets
ruraux ; pour la littérature, George Sand, bien sûr, mais aussi, et ce n'est pas
un hasard, les plus proches amis de Courbet : Max Buchon et Champfleury.
Toute la production du premier et ses traductions (Jeremias Gotthelf,
Berthold Auerbach, Johann Peter Hebbel) tendent à la valorisation des
cultures rustiques. Mais, à la différence de Courbet, qui le lui reproche
explicitement dans une lettre, il ne veut ou ne peut se résoudre à faire le pas
indispensable pour accéder à la consécration : monter à Paris{99}, alors que
Courbet, – à la fois à Paris et contre Paris, comme le remarque Clark – a la
posture ambiguë  qui est nécessaire au provincial pour accéder à la grande
consécration{100}. Champfleury découvre Buchon sans doute grâce  à
Courbet, mais s'il l'apprécie beaucoup et s'emploie à le faire connaître, c'est
que lui-même va faire une place toujours  croissante dans sa production
érudite aux genres « populaires »{101} (dans une acception large et mythique
du concept de «  peuple  » – ne correspondant pas à un groupe social et
géographique précis – que l'on retrouve chez beaucoup d'écrivains
régionalistes, comme dans son expression contemporaine la plus célèbre, Le
Peuple de Michelet, publié en 1846{102}). En 1849 Champfleury est
notamment en train d'écrire un Essai sur les Le Nain (1850){103}, qui a dû
certainement encourager Courbet. Les polémiques de Champfleury contre
les opinion makers parisiens et contre les salons, très fréquentes dans ses
écrits, correspondent, elles aussi, à un trait caractéristique du régionalisme,
qui attaque le monde qui l'exclut.
Comme tant d'autres provinciaux à Paris, Courbet a été raillé pour son
accent, pour ses manières, pour la naïveté de ses propos, comme le fait
penser le portrait de Schanne : « Courbet, avec l'accent de sa province, qu'il
avait au degré incurable, avec sa finesse de bourgeois campagnard et sa
vanité naïve, qui furent toujours ses signes distinctifs, était déjà un fort
curieux personnage à observer{104}. » Sa réaction correspond à celle qui est
souvent adoptée dans ces cas  : il cherche à renverser le stigmate en signe
d'élection, il exagère sa rustrerie, il se décrit comme un «  sauvage  », un
«  élève de la nature{105}  », n'ayant appris son métier d'aucun maître, il
affiche son dédain pour la vie mondaine. Un aspect d'Un enterrement à
Ornans, le mélange entre codes nobles et références à l'imagerie
«  populaire  » (Meyer Schapiro a étayé cette hypothèse par des
rapprochements tout à fait convaincants{106}) s'éclaire dans cette perspective
comme un indicateur iconographique éloquent de cette attitude, que
confirment d'autres indices, tels que les cadres rustiques, en planches de
sapins, que Courbet choisit pour ces tableaux{107}, et la décision de les
exposer à Ornans, Besançon et Dijon avant de les présenter au Salon.
Plusieurs autres aspects de son œuvre, à partir du Salon de 1849, peuvent
être ramenés à des stratégies de retournement de la domination que les
mœurs et les modes de la capitale exercent sur la province. En se bornant
aux cas les plus évidents, on peut citer, d'abord, la fréquence de paysages où
la « nature » apparaît comme vierge, originelle, à première vue un « univers
sans l'homme », comme le définira Baudelaire, en attribuant au peintre une
attitude positiviste (« Je veux représenter les choses telles qu'elles sont, ou
bien qu'elles seraient, en supposant que je n'existe pas{108}  »), alors que la
critique aujourd'hui tend à souligner la représentation de soi que Courbet a
projetée dans toute sa peinture, y compris ses paysages et ses natures
mortes{109}. Il y a indéniablement une opposition implicite entre l'attitude
vertueuse des Demoiselles de village et la manifeste liberté de mœurs des
Demoiselles des bords de la Seine, même si Courbet n'a certes pas eu les
visées pédagogiques que Proudhon a attribuées à ce dernier tableau. Si le
philosophe, originaire, lui aussi, de la Franche-Comté, partageait la
tendance à afficher ses origines provinciales (en posant au nouveau
Rousseau) et à se faire une image idéalisée du « peuple », il projetait dans
sa conception de l'art des préoccupations de moraliste qui étaient étrangères
à Courbet{110}.
Dans Un enterrement à Ornans, la «  communauté  » rurale apparaît
comme un univers spontanément uni et solidaire, où chacun a sa place et
accepte comme «  naturelles  » aussi bien la mort que les différences
sociales, indiquées par la diversité des costumes, des postures, des visages.
Cette figuration, classée trop vite comme un exemple de « démocratie dans
l'art{111}  », parce qu'au lendemain de la révolution elle rassemble des
représentants de toutes les classes, dénote, en fait, une vision paternaliste,
d'enfant de notable, choyé et respecté par tout son village, la même qui
transparaît dans Les paysans de Flagey revenant de la foire. Si Courbet à
l'époque a pu se croire et se dire socialiste, c'est sans doute qu'il a pris pour
égalitaires ses relations avec cet univers patriarcal{112}.
Comme l'a observé Alan Bowness{113}, même ses Casseurs de pierre ne
relèvent pas d'une intention consciente de dénonciation sociale, à en juger
par la lettre où il a raconté à ses amis Wey la naissance du tableau. Il décrit
cette scène comme « l'expression la plus complète de la misère », il en est
peiné, mais il semble l'accepter comme le lot inéluctable d'une condition
sociale  : «  Hélas  ! Dans cet état, c'est ainsi qu'on commence  ; c'est ainsi
qu'on finit{114}  ». Ainsi, contrairement à ce que prétendent encore
aujourd'hui plusieurs de ses exégètes, il ne semble pas avoir eu l'intention
expresse de transmettre dans ces trois tableaux un message socialement
subversif. Et s'il a pu, un moment, rêver de trouver dans le «  peuple » un
public capable de le comprendre et de le soutenir matériellement{115}, en fait
toutes ses démarches prouvent qu'il était très lucide sur les destinataires
possibles de sa peinture et sur les conditions de l'accès au marché et à la
postérité.
La posture régionaliste n'est toutefois qu'un aspect parmi d'autres dans
l'œuvre de Courbet, et elle tend progressivement à s'atténuer, voire à
disparaître, comme on l'observe souvent dans la carrière des auteurs qui
parviennent à la grande consécration, nationale et internationale  : s'il
n'arrête pas de faire discuter, il est sans conteste le peintre le plus célèbre de
sa génération. En 1856, Anatole de la Forge lui consacre un chapitre de La
Peinture contemporaine en France, où il trace un bilan de demi-siècle{116}
et, entre 1861 et la Commune, il parvient à obtenir la reconnaissance de la
plupart des critiques qui jusque-là l'avaient attaqué, alors que chez
Champfleury le penchant pour le « populaire » va s'accentuer, sans doute du
fait qu'il n'arrive pas à obtenir la légitimité espérée.

Le sens en peinture
Nos catégories et nos goûts, façonnés par les révolutions picturales qui,
après Courbet, ont interrogé de manière beaucoup plus évidente le rapport
entre l'art et la réalité, risquent de nous faire sembler banale et naïve sa
peinture, en nous empêchant de saisir le défi qu'elle constituait et de
comprendre le scandale et les débats qu'elle a suscités. Pour cerner le
questionnement des concepts de réalisme et de mimésis qu'elle proposait
implicitement, et pour expliquer les réactions des contemporains, il faut
prendre en considération les schèmes de perception et les attendus que sous-
tendent les discours de la critique, les caricatures et les témoignages.
Si ces points de vue diffèrent suivant les propriétés des positions, bien
des catégories qu'ils mobilisent relèvent d'une doxa d'époque, partagée par
adversaires et estimateurs. Un aspect qui émerge très souvent, et qui a sans
doute beaucoup compté, c'est la déception que ces toiles infligent à une
attente qui à l'époque va de soi pour les connaisseurs autant que pour le
public profane  : on attend des grands tableaux qu'ils illustrent un thème –
explicité par leur titre – dont l'importance culturelle, historique, morale doit
être évidente. L'excellence picturale tient alors autant, voire plus, à
l'efficace et à la transparence de la symbolique iconographique –
organisation de l'espace et aspect des personnages – vêtements, positions,
gestes, traits, expressions – qu'aux qualités stylistiques et techniques de la
peinture. Avant Courbet, les rares exceptions qui ne s'inspirent pas du
répertoire des événements historiques, de l'érudition classique, de la
littérature contemporaine{117}, ou ne proposent pas des allégories,
transparentes dès leur titre (comme La liberté guidant le peuple de
Delacroix), concernent soit des drames collectifs bien connus pour avoir
défrayé les chroniques (Le radeau de la Méduse, Les massacres de Scio),
soit des mœurs exotiques, comme, par exemple, Femmes d'Alger dans leur
appartement{118}.
Pour Courbet, la peinture n'est pas la traduction d'un message  : même
dans le cas de l'Atelier du peintre, où il déclare des intentions allégoriques,
le sens est indissociable du tableau qui le produit. Sa pratique picturale
propose une conception de la création artistique comme geste totalement
autonome, par lequel l'artiste ne cherche pas à véhiculer des idées, des
situations ou des anecdotes empruntées à la tradition lettrée, ni un idéal du
beau, ni un message moral, mais s'exprime par les moyens spécifiques qui
sont propres à son art. Comme l'ont observé Rosen et Zerner, le réalisme
ainsi conçu n'est pas très éloigné de la position de Flaubert, car si tous les
sujets sont bons et la qualité esthétique ne tient aucunement à la noblesse ou
à la beauté des sujets, mais à des effets obtenus par le style et par le travail
sur la matière – picturale ou verbale – la forme et la technique acquièrent
une importance déterminante{119}.
Ce constat n'autorise pas, toutefois, à soutenir que « la forme pure et la
représentation ne s'opposent pas, elles sont une seule et même chose{120} »,
ni que chez Courbet le « sujet » tend à disparaître{121} et que « l'insistance
porte exclusivement sur la représentation{122} ». Cette lecture, attachée à une
vision téléologique et abstraite de l'histoire artistique comme progrès vers la
totale autoréférentialité de l'œuvre, finit par séparer le sujet et la forme –
comme l'ont fait les contemporains de Courbet et de Flaubert, dans un sens
opposé : les uns ne voulant voir en eux que le « formalisme », les autres le
« réalisme » – alors que, pour eux, thème et style ne font qu'un{123}.
La proximité de leurs pratiques apparaît comme socialement fondée si
l'on considère les propriétés qu'ils ont en commun et qui, en favorisant leur
indépendance et leur investissement total dans l'œuvre, leur permettent de
porter jusqu'au bout leur refus de concevoir l'œuvre comme la traduction
d'une idée. Sans avoir une rente comparable à celle de Flaubert, Courbet,
soutenu par ses parents, peut se consacrer à des œuvres ambitieuses et
parfois invendables, sans trop se préoccuper de sa survie. Tous deux
attribuent à l'artiste un rôle supérieur et se représentent comme un contre-
pouvoir{124}. Justement parce qu'il ne reconnaît pas l'autorité de l'État en
matière de peinture, Courbet refuse, en 1870, la Légion d'honneur. S'il
s'engage dans la Commune, c'est dans l'espoir de parvenir enfin à établir la
souveraineté des artistes sur le système de consécration de l'art.
Ce n'est pas un hasard si Courbet, comme Flaubert, ne se marie pas et
considère le mariage comme incompatible avec son dévouement à l'art{125}.
Si, à la différence de Flaubert, il mène la vie de bohème, c'est un choix
délibéré et une véritable posture publique, comme il l'écrit en 1850 à
Francis Wey :
«  Oui, cher ami, dans votre société si bien civilisée, il faut que je mène une vie de
sauvage. [...] Pour cela, je viens donc de débuter dans la grande vie vagabonde et
indépendante du bohémien. [...] J'ai envie de m'instruire, et pour cela je serai si brutal
que je donnerai à chacun la force de me dire les vérités les plus cruelles. Vous voyez
que je suis en mesure. N'allez pas croire que c'est un coup de tête. C'est une longue
préméditation, ensuite c'est un devoir sérieux, d'abord pour donner l'exemple de la
liberté et de la personnalité en art, puis après pour donner de la publicité à l'art que
j'entreprends{126}. »

Courbet revendique ainsi par sa peinture une double forme d'autonomie :


il rompt avec la vision logocentrique et intellectualiste qui conçoit les arts
plastiques comme illustration d'une intention, d'un message ou d'un texte,
et, en même temps, il refuse l'emprise que la demande étatique exerce sur la
création artistique. Si aujourd'hui on a du mal à percevoir l'audace de ce
défi, c'est surtout que la totale autonomie de l'art est devenue par la suite un
principe si familier, grâce à Courbet, à Manet et aux autres novateurs qui se
sont succédé, que pour nous elle va de soi, alors qu'elle était littéralement
inconcevable pour quasiment tous ses contemporains, comme le montrent
les réactions de Théophile Gautier et d'Eugène Delacroix, qui représentaient
pourtant l'avant-garde romantique de 1830, désormais consacrée.
Du fait qu'il maîtrise parfaitement le fonctionnement de l'espace de
consécration, Gautier ne manque pas de relever l'incongruité que
constituent les toiles ornanaises dans un système où les seuls acheteurs
possibles pour les tableaux de grand format – l'État, l'Église ou les élites de
la société – attribuent à la peinture une fonction de délectation ou
d'élévation  : «  [...] quelle pourrait être la destination d'une pareille œuvre
qui ne serait à sa place ni dans une église, ni dans un palais, ni dans un
édifice public, ni dans une maison particulière, considération de quelque
valeur ?{127}  ». Car, remarque-t-il, ces toiles manquent totalement de «  ce
sens universel et humain qui autorise à employer les plus vastes moyens de
la peinture{128} ».
Ni Gautier ni Delacroix ne peuvent envisager la possibilité que Courbet
n'ait pas voulu transmettre une « pensée claire ». Dès lors, faute d'arriver à
cerner un message transparent, ils attribuent au peintre des manques
inexpiables – soit manque d'idées, soit incapacité à les rendre intelligibles –
qui suffisent à rendre dérisoire son ambition de faire de la «  grande
peinture  », même s'ils sont violemment frappés par son œuvre, ils en
ressentent l'originalité et reconnaissent son talent et son métier{129}. Mais il
n'est à leurs yeux qu'un «  ouvrier  » doué, trop inculte ou faible
intellectuellement pour être un grand peintre. Ainsi Gautier remarque, à
propos d'Un enterrement à Ornans, que «  la pensée de Courbet n'est pas
claire et que le spectateur flotte dans l'incertitude{130}. » Deux ans plus tard,
à propos des Baigneuses, il se demande : « Quelle a été l'idée du peintre en
exposant cette surprenante anatomie{131} ? » À propos de ce dernier tableau,
Delacroix écrit dans son journal :
«  J'ai été étonné de la vigueur et de la saillie de son principal tableau  ; mais quel
tableau  ! Quel sujet  ! La vulgarité des formes ne ferait rien  ; c'est la vulgarité et
l'inutilité de la pensée qui sont abominables ; et même, au milieu de tout cela, si cette
idée, telle quelle, était claire ! Que veulent ces deux figures ? Une grosse bourgeoise,
vue par le dos et toute nue sauf un lambeau de torchon négligemment peint qui couvre
le bas des fesses, sort d'une nappe d'eau qui ne semble pas assez profonde seulement
pour un bain de pieds. Elle fait un geste qui n'exprime rien, et une autre femme que
l'on suppose sa servante, est assise par terre, occupée à se déchausser. On voit là des
bas qu'on vient de tirer : l'un d'eux, je crois, ne l'est qu'à moitié. Il y a entre ces deux
figures un échange de pensée qu'on ne peut comprendre{132}. »

Subversion picturale et fantasmes politiques


L'opacité que cette œuvre déroutante oppose à l'attente d'un sens est une
des conditions du débat extraordinairement passionné et élargi qu'elle
parvient à susciter. Cette opacité, dans laquelle se manifestent l'autonomie
de l'artiste, l'écart qui se creuse entre son point de vue et celui du spectateur
ainsi que la différence irréductible entre le langage verbal et l'expression
picturale{133}, stimule, en effet, la demande d'interprétation et valorise le
rôle des critiques qui savent conférer un sens plausible à ce qui apparaît à la
fois comme impressionnant et insensé{134}. Mais on ne saurait expliquer
l'impact de l'œuvre sans tenir compte du sens socialement et politiquement
subversif que prend au lendemain de 1848 la représentation de la société
rurale et de la misère proposée par Courbet{135}.
La plupart des premiers recenseurs n'hésitent pas à voir dans les tableaux
ornanais un exemple d'«  art social  », en attribuant arbitrairement une
intention révolutionnaire évidente à cette peinture énigmatique. Un critique
intitule sa chronique «  M.  Courbet et l'art socialiste{136}  »  ; un autre
rapporte  : «  [...] l'on dit que M.  Courbet est socialiste et qu'il fait de la
peinture socialiste{137} » ; on le présente comme le Proudhon de la peinture :
« M. Proudhon, je voulais dire M. Courbet, fait de la peinture démocratique
et sociale{138}  »  ; Philippe de Chennevières l'appelle «  le Blanqui de la
peinture{139}  ». Les progressistes saluent naturellement avec faveur les
visées prétendument démocratiques de l'œuvre. Ainsi le critique du
National déclare que
«  [...] ces grandes toiles faites pour provoquer l'œil visent à peindre le peuple, à
l'enseigner lui-même et à enseigner la société par le spectacle de ses conditions
souffrantes et déshéritées. L'intention est bonne et généreuse et nous sommes tous
prêts à applaudir la formation d'une école de peintres du peuple dont MM. Courbet,
F. Millet et Jeanron seraient les chefs{140} ».

Pour le fouriériste Sabatier-Ungher, Un Enterrement à Ornans est


l'exemple le plus important de peinture «  vraie  » depuis le Radeau de la
Méduse, «  une victoire, une bataille gagnée par la peinture moderne je ne
dis pas sur la peinture ancienne, qui n'était pas en cause, mais sur la
peinture d'imitation, la peinture scolastique et classique, que l'on devrait
appeler de son nom véritable  : la peinture réactionnaire, la peinture
borne{141}. » Il reprend à son compte l'image que Courbet a proposée de lui-
même et de son milieu, en le présentant comme un « paysan », dont « l'art
n'est pas encore social ; mais comme il se rallie de la nature il le deviendra ;
car la société n'est que la nature organisée{142}. »
La critique conservatrice ne tarde pas à dénoncer dans cette peinture une
remise en cause à la fois de l'art et de l'ordre social  : «  Il n'y a plus d'art
puisque la négation de l'art peut suppléer l'art lui-même [...] mes yeux ont
vu la peinture égalitaire. Si c'est là l'expression de l'art nouveau, je
comprends que nul ne soit le premier et que le dernier n'existe pas{143}.  »
Louis Peisse, dans le Constitutionnel, définit l'art de Courbet comme « une
machine révolutionnaire{144}  ». Selon Edmond About, Courbet «  proclame
l'égalité de tous les corps visibles [...]. Sa théorie pourrait se résumer ainsi :
tous les objets sont égaux devant la peinture{145}.  » Dans bien des articles
émerge le spectre d'un nivellement par le bas de l'art et de la société, lié à la
croissance du marché. Comme les détracteurs de la littérature
« industrielle », ces critiques dénoncent l'art qui « devient bourgeois » en se
faisant le miroir de l'aspect vulgaire du public bourgeois et du culte que
celui-ci voue aux choses matérielles{146}.
La caricature contribue fortement à donner forme à ces fantasmes et à les
divulguer, notamment les vignettes de Cham dans le Charivari : prédisposé
à adopter ce point de vue par son origine aristocratique (il est le fils du
comte Louis de Noé, pair de France), ce dernier est l'auteur de charges aussi
ingénieuses que vertigineuses, représentant à la fois les tableaux de
Courbet, réduits à des silhouettes grotesques, le peintre chaussant des sabots
(qui symbolisent son origine prétendument rustique et, en même temps, le
sabotage de l'art que son œuvre est en train de perpétrer) et les réactions du
public. D'autres images montrent des hommes du monde contraints par
Courbet à s'habiller en paysans, ou Longchamp envahi par des paysans{147}.
Ainsi le rejet de cette peinture, qui propose au public du Salon une
représentation grandeur nature de la province rurale refoulée, tient pour
beaucoup au fait qu'elle suscite les craintes associées à l'idée de révolution
et de suffrage universel.

Laideur esthétique ou laideur sociale ?


« Un artiste qui, dans la pratique de son atelier, suivrait les principes d'esthétique ici
formulés (je rappelle l'axiome précédent  : toute figure belle ou laide peut remplir le
but de l'art), serait traité de séditieux, chassé du concours, privé des commandes de
l'État et condamné à mourir de faim{148}. »
Pierre-Joseph Proudhon

Un des principaux griefs faits à Courbet est l'accusation de laideur, une


notion dans laquelle l'esthétique se mêle inextricablement au social. Le fait
est que sa peinture remet en question toutes les conceptions du beau
artistique en circulation. Le beau académique implique des normes à la fois
dans le choix des sujets et dans la manière de les représenter : le grand art
doit offrir des spectacles qui fassent oublier la fabrication et l'exécution, par
des techniques de trompe-l'œil. La peinture de Courbet rompt résolument
avec cette conception illusionniste, car, d'une part, elle enfreint souvent les
règles de la perspective et de la composition, de l'autre, elle affiche le
travail du peintre, par la consistance de la pâte et par le relief que confère
aux touches le recours à de grands pinceaux, à la brosse et au couteau.
Mais elle défie également le goût des romantiques, comme en témoigne
le fait que Gautier, l'ancien défenseur d'Hernani, reprend inlassablement
contre Courbet les mêmes reproches que les tenants du classicisme
adressaient au « romantisme » : la prédilection pour des sujets laids (hideux,
grossiers, vulgaires, triviaux) et le matérialisme brutal de la représentation.
« Notre jeune peintre – écrit-il en 1851 – parodiant à son profit le vers de
Nicolas Boileau-Despréaux, paraît s'être dit  : Rien n'est plus beau que le
laid, le laid seul est aimable. Les types vulgaires ne lui suffisent pas, il y
met un certain choix, mais dans un autre sens  : il a choisi à dessein la
grossièreté et la trivialité{149}.  » Et en 1853, à propos des Baigneuses  :
«  Courbet est le Watteau du laid  : c'est une erreur de croire qu'on n'est
maniéré qu'avec des lignes coquettes, des tons roses et une touche
papillonnante, on l'est également avec des tournures épaisses, des couleurs
boueuses et une facture brutale  ; c'est le maniérisme inverse, voilà
tout{150}. »
En quoi consiste cette laideur, par rapport à la définition du beau à
laquelle Gautier se réfère lorsqu'il écrit : « [...] l'art pour l'art veut dire non
pas la forme pour la forme, mais bien la forme pour le beau{151}  »  ? Il
confère aux propriétés sociales des sujets représentés beaucoup plus
d'importance qu'on ne s'y attendrait. Pour lui, comme pour les tenants de la
tradition, la représentation des dominés – les pauvres, mais aussi les
paysans et les provinciaux – n'est admissible que si le regard porté sur eux
et la technique neutralisent la portée subversive que peut avoir leur
apparition dans l'espace pictural. Dès Une Après-dînée à Ornans, le sujet
avait suffi à Gautier pour classer Courbet comme un « paysan », et ramener
son style aux stéréotypes (force virile, santé, lourdeur, rusticité) associé à
cette figure sociale : « [...] le tempérament pittoresque de Courbet est mâle,
robuste, un peu lourd et rustique, mais avec toutes les saines qualités du
paysan{152}  ». Ce jugement condescendant mais positif tient sans doute à
l'aspect socialement rassurant du sujet (des bourgeois campagnards en train
d'écouter de la musique) et au clair-obscur qui ennoblit cette scène
d'intérieur.
Au contraire, la plupart des personnages représentés dans Un enterrement
à Ornans et dans les Baigneuses ont, aux yeux de l'esthète parisien, une
grossièreté physique et sociale insupportable, que le peintre ne cherche
aucunement à transfigurer  : à la différence des maîtres dont il s'inspire, le
Caravage et les Flamands notamment, « il ne relève pas la trivialité de ses
modèles par des grands partis pris d'ombre et de clair-obscur, par la
sauvagerie de l'exécution et la puissance de l'effet{153} » ; il ne poétise pas
non plus ses personnages comme savent le faire les «  paysanistes  » que
Gautier lui oppose comme exemple de « bon réalisme » : « Millet comprend
la poésie intime des champs  : il aime les paysans qu'il représente, et dans
leurs figures résignées exprime sa sympathie pour eux{154}. »
Les arguments divers et contradictoires auxquels Gautier a recours
témoignent de la difficulté qu'il éprouve à justifier son jugement par des
principes formels. D'une part, il attribue à Courbet une vision déformante et
fausse du réel, incohérente à la fois par rapport à ses revendications de
«  réalisme  » et par rapport à ses opinions politiques. Il est paradoxal,
souligne-t-il, que «  des peintres animés, dit-on, d'idées républicaines ou
socialistes représentent toujours le peuple si hideux et si grossier{155}. » De
l'autre, il lui reproche de concurrencer le « daguerréotype » et de manquer
d'imagination.
Cette dernière accusation laisse percer un facteur important du discrédit
dont est frappé le réalisme, à une époque où la photographie apparaît à bien
des écrivains comme un moyen de reproduction mécanique de la réalité,
menaçant de corrompre et de dégrader le goût des masses. Les doctrines
esthétiques sont encore loin de reconnaître que toute image, y compris le
cliché photographique, est en fait une représentation qui renvoie au point de
vue de son auteur et aux moyens qu'il met en œuvre, même si les écrivains
et surtout les peintres ont de plus en plus souvent recours à la photographie
comme support dans la préparation de l'œuvre et aussi comme source
d'inspiration{156}. Entendu généralement comme effort de mimésis exacte de
la réalité contemporaine, le réalisme semble renoncer à l'exercice de
l'imagination, la faculté qui fait de l'artiste un créateur.

Le concept de réalisme interrogé par la peinture


Dans un article publié en 1851, Champfleury relance son interprétation
d'Un enterrement à Ornans comme forme moderne de la peinture d'histoire,
équivalent pictural des portraits décapants de la bourgeoisie proposés dans
la Comédie humaine{157}. Mais l'évolution de Courbet, dans la période
d'intense expérimentation qui suit le Salon de 1850-1851 et aboutit à son
exposition  personnelle de 1855, défie toute tentative de ramener son
réalisme à des intentions simples et claires, car les enjeux qui orientent ses
choix sont complexes et changent en fonction des transformations qui
affectent sa position. Il s'emploie à prouver sa maîtrise dans tous les genres,
comme le prescrit l'image canonique de la grandeur, explicitée par
Baudelaire dans son Salon de 1846 (à propos de Delacroix)  : «  Un des
caractères principaux du grand peintre est l'universalité. – Ainsi le poète
épique, Homère ou Dante, sait faire également bien une idylle, un récit, un
discours, une description, une ode, etc.{158}. »
Ses références prouvent qu'il maîtrise l'«  espace des possibles  » par
rapport auquel se définit son entreprise de subversion picturale. Il s'inspire
de modèles anciens ou contemporains, illustres ou triviaux, français ou
étrangers, qui s'opposent tous aux canons académiques en vigueur{159}. Ses
exégètes ont cité le Caravage, à propos d'Une après-dinée à Ornans, les
«  Shuttersstukken  » des maîtres hollandais et la peinture de Zurbaran, à
propos d'Un enterrement à Ornans, les nus féminins de Rubens et Jordaens,
à propos des Baigneuses. Mais il modernise les legs du passé, en les mêlant
avec des suggestions tirées de l'imagerie populaire, de la photographie, de
traditions exotiques, comme le feront de plus en plus ses successeurs (d'où
l'effet de parodie que produit souvent l'art d'avant-garde aux yeux des
contemporains{160}). Dans La rencontre, il s'est sans doute inspiré d'une
illustration de L'Histoire du juif errant{161}.
Les portraits d'amis et les autoportraits sont une construction
autobiographique s'inscrivant dans l'essor de la biographie et des portraits
photographiques consacrés à des contemporains{162} : « J'ai fait dans ma vie
bien des portraits de moi, [au] fur et [à] mesure que je changeais de
situation d'esprit ; j'ai écrit ma vie, en un mot{163}.  » Les cribleuses de blé
sont sans doute un des premiers exemples d'œuvres françaises inspirées de
l'estampe japonaise{164}. Sa compétence et son talent, reconnus même par
ses adversaires les plus acharnés, expliquent l'attention qui lui est consacrée
et le scandale que suscitent les aspects non-conformistes de son œuvre. S'il
comprend que les attaques de la presse contribuent à sa renommée, et
certaines de ses œuvres sont faites pour choquer, il cherche néanmoins à
conquérir la faveur du jury du Salon, de la critique et du public, par des
tableaux qui, tout en répondant à ses propensions, sont susceptibles
d'emporter le consensus. Son attitude n'est aucunement celle du maudit,
résigné à l'idée de la gloire posthume : la trajectoire de Delacroix, qui a été,
lui aussi, très discuté, mais est parvenu tout de même à la grande
consécration, lui apparaît sans doute comme un précédent montrant qu'un
grand peintre, dans la mesure où il innove, se heurte au début de la carrière
à l'incompréhension, mais parvient avec le temps à conquérir les honneurs
et les commandes que l'État réserve à l'élite des artistes. Comme l'observe
Chu, s'il désire «  un succès tangible  », c'est «  moins pour lui-même que
comme signe d'une reconnaissance publique{165}. »
Mais il convient de ne pas exagérer la lucidité de la stratégie de
Courbet{166}. Souvent les réactions à ses tentatives de captation vont à
l'encontre de ses souhaits. À  propos des Demoiselles de village, il écrit à
Champfleury  : «  [...] j'ai dévoyé mes juges, je les mets sur un terrain
nouveau ; j'ai fait du gracieux ; tout ce qu'ils ont pu dire jusqu'ici ne sert à
rien{167}. » Ni ce tableau ni Les cribleuses de blé, des scènes lumineuses où
il a voulu évoquer le charme de la vie de campagne et a pris comme
modèles ses sœurs, ne sauraient trouver grâce aux yeux des Gautier,
Banville et autres raffinés. À  plus forte raison tous les critiques sont
scandalisés par Les baigneuses, où il ose présenter des nus féminins bien
éloignés du beau idéal, même si l'attitude des deux femmes suggère une
sensualité mystérieuse qui ne manque pas de frapper le public{168}. Dans des
nus postérieurs – comme Vénus et Psyché et La femme au perroquet – il va
faire des concessions aux canons académiques de la beauté et, en même
temps, aux goûts des amateurs de sujets scabreux, car ce ne sont pas,
évidemment, des déesses ou des nymphes, mais des femmes
contemporaines aux mœurs faciles, souvent avec un penchant pour la
bisexualité{169}. Le saphisme est, par ailleurs, un thème traité par bien
des  écrivains, au XIXe  siècle, notamment Balzac, George Sand, Gautier,
Baudelaire, Banville et Flaubert. L'importance que prennent dans son œuvre
après 1855 les paysages et les scènes de chasse s'inscrit dans une mode
naissante, dont il se fait ainsi l'un des premiers et des plus originaux
représentants{170}.
S'il peut compter sur le soutien moral et/ou financier de personnages
comme Wey, Sabatier-Ungher, Bruyas, cela ne lui suffit certes pas. Comme
le feront souvent par la suite les avant-gardes (pour échapper à l'isolement
auquel les novateurs sont exposés dans leur pays), il a très tôt recours à des
initiatives à l'étranger qui lui permettent de renforcer sa position par la
reconnaissance internationale et d'élargir sa clientèle{171}. La cote de ses
tableaux monte, même si elle n'atteint pas les prix des peintres académiques
qui ont le plus de succès. Il est contraint, le plus souvent, de gérer
directement la vente, car le système d'intermédiation fondé sur les
marchands et les galeries ne commence à se mettre en place qu'à partir des
années 1860.
En dépit des scandales que son œuvre provoque, il arrive assez
rapidement à jouir d'une certaine reconnaissance institutionnelle, comme en
témoigne le fait que onze de ses envois sur quatorze sont acceptés à
l'Exposition universelle de 1855. Le refus de trois œuvres, dont deux toiles
immenses comme L'atelier du peintre et Un enterrement à Ornans, tient,
sans doute, au moins autant à des raisons d'encombrement qu'à des critères
esthétiques, car cette occasion unique suscite un nombre d'envois exorbitant
par rapport à l'espace disponible et le jury est contraint à une forte sélection.
La contre-exposition que Courbet ouvre avenue Montaigne, à côté de
l'Exposition universelle, à six semaines de distance, n'est pas une réaction
suscitée par ces trois refus, car Courbet a conçu ce projet dès novembre
1854 : il veut profiter de la publicité que peut lui procurer indirectement la
concomitance avec cet événement international.
Cette initiative constitue une date fondamentale dans l'histoire du concept
de réalisme, car, sans doute pour mieux attirer l'attention et attiser le débat,
il arbore l'enseigne « PAVILLON DU RÉALISME  », tout en s'attachant à
mettre en cause cette étiquette, dans le bref avant-propos-manifeste de son
catalogue :
« Le titre de réaliste m'a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre
de romantique. Les titres en aucun temps n'ont donné une idée juste des choses ; s'il en
était autrement les œuvres seraient superflues. Sans m'expliquer sur la justesse plus ou
moins grande d'une qualification que nul, il faut l'espérer, n'est tenu de bien
comprendre, je me bornerai à quelques mots de développement pour couper court aux
malentendus. J'ai étudié, en dehors de tout esprit de système et sans parti pris, l'art des
anciens et l'art des modernes. Je n'ai pas plus voulu imiter les uns que copier les
autres  ; ma pensée n'a été davantage d'arriver au but oiseux de «  l'art pour l'art  ».
Non ! j'ai voulu tout simplement puiser dans l'entière connaissance de la tradition le
sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité. Savoir pour pouvoir,
telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l'aspect de mon
époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais encore un
homme, en un mot faire de l'art vivant, tel est mon but{172}. »

En se comparant aux chefs de file du «  romantisme  », il se présente


comme leur successeur et légitime par leur exemple l'adoption d'un nom en
« isme », tout en invitant son public à s'en tenir aux œuvres. Il revendique
des visées qui vont à l'encontre de l'image du «  réalisme  » comme
enregistrement mécanique de données tirées de l'observation  :
indépendance, refus de l'art pour l'art, refus de l'imitation et sentiment de
son «  individualité  », ambition de «  traduire  » son époque non seulement
dans sa «  réalité extérieure  », comme le prétendent les adversaires du
« réalisme », mais jusque dans ses « idées ».
L'atelier du peintre, le principal tableau que Courbet présente dans son
« Pavillon du réalisme », interroge par son sous-titre paradoxal – Allégorie
réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique – la notion
même de réel et annonce une ambitieuse tentative de synthèse. Dans une
longue lettre adressée à Champfleury dans l'hiver 1854 le peintre essaye de
lui expliquer ses intentions{173} : « C'est la société dans son haut, dans son
bas, dans son milieu. En un mot, c'est ma manière de voir la société dans
ses intérêts et ses passions  »{174}. Il souligne l'opposition qui structure
l'espace de la toile, soulignée par des ressorts picturaux tels que la
disposition des personnages, leur accoutrement et leurs gestes, le traitement
des visages, les jeux du clair-obscur  : «  Le tableau est divisé en deux
parties. Je suis au milieu peignant. À  droite sont les actionnaires, c'est-à-
dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l'art. À  gauche,
l'autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse,
les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort ». Il précise la
signification de la plupart des figures à gauche, en les ramenant à des rôles
et à des conditions sociales ; il désigne au contraire par des noms propres
presque tous les amis représentés à droite.
La position du peintre, au centre de la scène, où converge la lumière,
indique l'image orgueilleuse qu'il a de lui-même  : il s'attribue la place
éminente qui est réservée aux grands hommes dans la peinture d'histoire,
comme le montrent maints exemples familiers à cette époque-là pour tout
amateur d'art, notamment L'apothéose d'Homère d'Ingres et Le
couronnement de Napoléon de David. Placé entre les élus à sa droite et
«  l'autre monde de la vie triviale  », exclu du monde de l'art, il évoque
également l'image de Dieu dans le Jugement dernier. D'autres tableaux de
cette période attestent la même exigence d'autocélébration, fondée sur son
extraordinaire assurance et encouragée par la sacralisation de l'art. Outre La
rencontre, où cette posture est tellement évidente qu'elle attire le sarcasme
unanime des critiques et des caricaturistes, il faut citer une marine où
l'artiste se représente seul en face de la mer, dans une attitude qu'il explique
ainsi à Jules Vallès  : «  O mer, ta voix est formidable, mais elle ne
parviendra pas à couvrir celle de la Renommée criant mon nom au monde
entier{175} ! »

Le conflit des interprétations


Cet autoportrait de l'artiste en demi-dieu est loin d'épuiser les intentions
du tableau. Dans sa lettre à Champfleury, Courbet interrompt son
explication, en se remettant à la compréhension  de son interlocuteur et de
ceux qui prétendront le juger  : «  [...] vous comprendrez comme vous
pourrez. Les gens qui veulent juger auront de l'ouvrage, ils s'en tireront
comme ils pourront. Car il y a des gens qui se réveillent la nuit en sursaut
en criant : « Je veux juger ! Il faut que je juge{176} ! » De même, il écrit à ce
propos au peintre Français : « C'est passablement mystérieux, devinera qui
pourra{177}.  » Il esquisse ainsi une posture caractéristique de l'artiste
moderne, qui considère avec un détachement ironique les tentatives de
déchiffrement de ses interprètes (en sachant bien que l'existence et la valeur
de son œuvre sont tributaires des commentaires qu'elle suscite), et en même
temps les récuse toutes, comme le fera Marcel Duchamp{178}.
Frédérique Desbuissons s'est appuyée sur ces déclarations de Courbet
pour lui attribuer la volonté délibérée de produire un effet énigmatique,
ouvrant la voie à un conflit d'interprétations virtuellement interminable{179}.
En effet, pour ce qui concerne la postérité, ce tableau a été l'un des plus
commentés de l'histoire de la peinture. Hélène Toussaint (Cat. 1977, p. 241-
277) est allée jusqu'à ramener la composition à une symbolique maçonnique
et à identifier par des noms propres toutes les figures, y compris les
personnages à la gauche du peintre, en montrant que pour la plupart ils sont
inspirés d'individus historiques, même si Courbet n'a sans doute voulu
suggérer que des types, comme l'indiquent sa lettre et aussi les procédés
utilisés pour brouiller la plupart des visages (éloignement, jeu d'ombres,
contours flous), contrastant avec la précision des portraits à gauche.
Christophe Charle propose des pistes nouvelles et convaincantes en
mettant en relation les indications du peintre avec ses références culturelles,
notamment les expériences romanesques et théâtrales qui lui étaient
familières{180}. Les rideaux qui subdivisent l'espace et d'autres éléments –
les masques, les «  défroques romantiques  », le mannequin – peuvent être
interprétés, en effet, comme une allusion à une représentation théâtrale,
dont l'artiste serait le metteur en scène. Dans la partie gauche, notamment,
on peut voir une comédie humaine ou des personnages à la Eugène Sue,
mais aussi des figures typiques des spectacles forains et de la pantomime.
En même temps, Courbet réalise ici un équivalent des «  Panoramas  » qui
ont été à la mode sous Louis-Philippe. Cet aspect n'a pas échappé à
quelques contemporains, comme l'indique la remarque amusée que Nadar a
faite plus tard au peintre  : «  Un Amand-Alexis Monteil du XXe  siècle te
demandera des notes pour une nouvelle Histoire des Français de toutes les
conditions [...]{181}. »
Mais le tableau rappelle que la peinture, à la différence de l'écriture, a le
pouvoir d'embrasser dans une vision simultanée toute la structure de la
société et la position que l'artiste y occupe. En effet, Courbet réussit à
évoquer l'espace très vaste où il se situe et les tensions qui le caractérisent à
ce moment : les mouvements d'indépendance nationale qui mettent en cause
l'ordre politique européen, les clivages sociaux et l'état de misère extrême
où versent, en France et à l'étranger, les classes les plus défavorisées, le
pouvoir de la presse, la relative autonomie du monde de l'art. Il parvient
ainsi à prendre ses distances par rapport aux principales déterminations
sociales qui s'exercent sur l'art – pouvoir, salons, presse, critique, public –,
en montrant qu'il est à même de les objectiver, ainsi que le fera Flaubert
dans L'Éducation sentimentale{182}.
Les critiques contemporains ont été beaucoup plus superficiels et
réticents à l'égard de ce tableau que pour d'autres œuvres de Courbet. On
peut comprendre que personne, sans doute par crainte de la censure, ne
cherche à identifier les figures de gauche, bien que dans quelques cas la
ressemblance avec des personnages connus comme Napoléon  III, son
ministre Achille Fould et le journaliste Louis Veuillot ne puisse échapper.
Mais comment expliquer que la plupart des commentateurs ne prennent
aucunement en considération les visées allégoriques du tableau, ou se
limitent à les blâmer ? Le ton général est celui qu'adopte Augustin-Joseph
du Pays, en reprochant au peintre de « tomber dans cette métaphysique et
de s'embrouiller dans ces logomachies{183}.  » Bien des folliculaires
concentrent leurs attaques sur la partie gauche de la toile où le mélange des
classes sociales confirme l'image de « démocratie dans l'art » associée aux
premiers grands tableaux de Courbet. L'autoreprésentation du peintre excite
particulièrement la verve des caricaturistes.
Les rares louanges ne concernent que la qualité de la peinture. Ainsi
Charles Perrier remarque des «  morceaux grassement et solidement
peints{184}  »  ; Paul Mantz déclare  : «  il n'y a pas à l'Académie un seul
peintre qui sache combiner un tel assortiment de tons{185} » ; Delacroix écrit
dans son journal : « 3 août... En sortant je vais voir l'exposition de Courbet
qu'il a réduite à dix sous. J'y reste seul près d'une heure et je découvre un
chef-d'œuvre dans son tableau refusé  ; je ne pouvais m'arracher de cette
revue. Il y a des progrès énormes et cependant cela m'a fait admirer son
«  Enterrement  » [...]. Les plans sont bien entendus. Il y a de l'air et des
parties d'une exécution considérable : les hanches, les cuisses du modèle et
sa gorge  ; la femme du devant qui a un châle. La seule faute est que le
tableau qu'il peint fait amphibologie : il a l'air d'un « vrai ciel » au milieu du
tableau. On a refusé là un des ouvrages les plus singuliers de ce temps  ;
mais ce n'est pas un gaillard à se décourager pour si peu{186}.  » Le peintre
qui dans La liberté guidant le peuple avait lui-même réalisé une « allégorie
réelle  », mêlant le symbole et l'effet de réel, ne voit qu'«  amphibologie  »
dans le contraste manifestement voulu que Courbet a obtenu par le tableau
dans le tableau, insérant dans l'intérieur parisien un paysage qui symbolise
l'amour du peintre pour la nature. Sans doute parce qu'il a du mal à
reconnaître à son rival la capacité d'élaborer une vision complexe,
Delacroix s'obstine à penser le réalisme comme mimésis, alors que la
conception même du tableau réfute cette lecture.
C'est le cas également de Théophile Silvestre, qui dans son Histoire des
artistes vivants, français et étrangers, loue chez Delacroix – comme l'ont
fait Gautier et Baudelaire – « la force de l'imagination{187} » alors que, dans
le portrait qu'il consacre à Courbet, il critique dans ces termes le recours au
concept de réalisme :
« Si le mot Réalisme avait un sens (et Courbet reconnaît lui-même qu'il n'en a pas), il
voudrait dire de deux choses l'une  : Négation de l'Imagination  ; alors l'homme,
dépouillé de la plus haute de ses facultés, devient un animal inférieur, et la nature n'est
plus qu'un théâtre inanimé ; ou bien prééminence de la vérité visible et palpable sur la
fiction poétique, l'artiste réduit à l'état de scribe sans idée, n'a plus qu'à dresser le
procès-verbal de tout ce qu'il voit et de tout ce qu'il touche. [...] L'amour exclusif de
l'exactitude est le fond du caractère des paysans, des usuriers, des bourgeois
constitutionnels, réalistes dans la force du mot, qui savent toujours compter juste, et
qui, au lieu de s'élever sur les ailes de flamme de l'esprit vers les sublimes régions,
rampent ou végètent dans la fange, cherchant des yeux les liards perdus{188}. »

S'il reconnaît que «  Courbet est une nature trop personnelle, trop
volontaire, pour se condamner absolument à l'objectivité  », c'est pour
ajouter aussitôt :
« mais il s'attache à ses partis pris avec une incurable petitesse. L'action manque à ses
figures parce qu'il s'amollit lui-même ; elles n'ont pas d'élévation parce que son esprit
ne veut pas quitter le terre-à-terre ; elles ne sont pas distinguées à cause de ses mœurs
vulgaires. Le patriotisme du clocher, le provincialisme, sentiment vif et touchant, mais
qui rétrécit la vue quand on n'a pas assez d'énergie intellectuelle pour le modérer ou
l'agrandir, est empreint dans tous ses ouvrages. À ce provincialisme Courbet ajoute le
goût naturel du burlesque et l'amour politique du scandale{189}. »

Les réactions des « actionnaires »


Il peut paraître surprenant que Baudelaire ne consacre aucun
commentaire à L'atelier du peintre, bien qu'il figure dans le tableau parmi
les «  actionnaires  » de Courbet et qu'il semble devoir comprendre plus
qu'aucun autre le combat du peintre, puisqu'il est, lui aussi, un hérésiarque,
partagé entre le mépris pour les institutions et l'exigence de reconnaissance,
qui va l'amener à présenter une impossible candidature à l'Académie
française, comme le peintre soumet au jury du Salon des œuvres qui ne
sauraient être acceptées. Il se limite à évoquer Courbet dans son compte
rendu de l'Exposition universelle, par le biais d'un rapprochement paradoxal
avec Ingres :
« M. Courbet, lui aussi, est un puissant ouvrier, une sauvage et patiente volonté ; et les
résultats qu'il a obtenus, résultats qui ont déjà pour quelques esprits plus de charme
que ceux du grand maître de la tradition raphaélesque, à cause sans doute de leur
solidité positive et de leur amoureux cynisme, ont, comme ces derniers, ceci de
singulier qu'ils manifestent un esprit de sectaire, un massacreur de facultés. La
politique, la littérature produisent, elles aussi, de ces vigoureux tempéraments, de ces
protestants, de ces anti-surnaturalistes, dont la seule légitimation est un esprit de
réaction quelquefois. La providence qui préside aux affaires de la peinture leur donne
pour complices tous ceux que l'idée adverse prédominante avait lassés et opprimés.
Mais la différence est que le sacrifice héroïque que M. Ingres fait en l'honneur de la
tradition et de l'idée du beau raphaélesque, M.  Courbet l'accomplit au profit de la
nature extérieure, positive, immédiate. Dans leur guerre à l'imagination, ils obéissent à
des mobiles différents  ; et deux fanatismes inverses les conduisent à la même
immolation{190}. »

Dans son Salon de 1859, Baudelaire va développer ultérieurement


l'antithèse entre « l'imagination créatrice [...] qui, en tant que l'homme est
fait à la ressemblance de Dieu, garde un rapport éloigné avec cette
puissance sublime par laquelle le Créateur conçoit, crée et entretient son
univers{191}  » et «  les moyens étrangers à l'art{192}  » des photographes,
« peintres manqués{193} », ou des peintres réalistes : « De jour en jour l'art
diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et
le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve,
mais ce qu'il voit{194}  ». Alors que le poète, à l'encontre de Champfleury,
avait su voir en Balzac, sous l'observateur, un « visionnaire passionné{195} »,
il n'a jamais reconnu à Courbet la puissance de l'« imagination créatrice »,
bien que le sous-titre de L'atelier du peintre soit sans doute un message
adressé à l'ami qui dans son Salon de 1845 avait loué l'allégorie, «  un des
plus beaux genres de l'art{196}.  » La résistance de Baudelaire tient, sans
doute, en partie, à une incompatibilité et à un décalage des goûts. En
peinture, il est certes moins ouvert au nouveau qu'en littérature, comme le
prouvent son admiration indéfectible pour le «  surnaturalisme  » de
Delacroix et son enthousiasme pour Constantin Guys, contrastant avec la
tiédeur et les réserves qui vont caractériser son attitude à l'égard de Manet.
Mais sa prise de distance est aussi, pour une part, un cas de «  légitime
défense  ». N'ayant jamais caché son mépris pour toute forme de
regroupement et de mot d'ordre collectif, Baudelaire ne voit dans la
décision de Courbet d'arborer le drapeau du « réalisme » qu'une maladroite
opération d'autopromotion, comme l'indiquent les qualifications dont il
accable le peintre : « cynisme », « esprit de sectaire », « fanatisme ». En le
représentant dans son tableau parmi ses proches, au premier rang, sans le
consulter, le peintre a accompli une tentative d'annexion symbolique
particulièrement odieuse pour le poète. Courbet a commis, en outre,
l'impardonnable indiscrétion de le faire figurer avec sa maîtresse Jeanne
Duval (par la suite effacée{197}) et, de plus, il a inclus dans le groupe une
«  femme du monde  » dans laquelle tous les initiés peuvent reconnaître
Madame Sabatier, en suggérant par-là, abusivement, qu'il jouit du soutien
de la célèbre et influente « présidente », alors que c'est justement Baudelaire
qui à cette époque-là la fréquente et la courtise, en lui adressant une série de
poèmes.
Par ailleurs, le tableau assigne aux amis une position subalterne par
rapport au peintre, lequel, au centre de la scène, non seulement ne se soucie
pas d'eux mais leur tourne le dos, alors que la plupart de leurs visages sont
orientés vers lui  : pour Baudelaire, c'est sans doute une usurpation de
l'image du génie{198}. Dans « Puisque réalisme il y a », sa condamnation du
«  réalisme  » est associée à l'image négative qu'il a du peintre, un paysan
fanfaron, prêt à tout pour percer, homme de paille de Champfleury, qui « l'a
intoxiqué » : « [...] Quant à Courbet, il est devenu le Machiavel maladroit
de ce Borgia [...]. Dès lors, Réalisme, – villageois, grossier, et même rustre,
malhonnête{199}. »
Le fait qu'il figure dans L'atelier du peintre va sans doute contribuer, lors
de son procès, en 1857, à lui attirer l'accusation de réalisme, laquelle ne
peut qu'exacerber ultérieurement son aversion pour ce label et pour
Courbet. Anxieux de se démarquer, en 1861 il se montrera injuste même à
l'égard de Champfleury, en confondant rétrospectivement dans le même
mépris la bohème de Murger et la « jeunesse réaliste, se livrant, au sortir de
l'enfance, à l'art réalistique (à des choses nouvelles il faut des mots
nouveaux !){200} » :
« Ce qui la caractérise nettement, c'est une haine décidée, native, des musées et des
bibliothèques. Cependant elle a ses classiques, particulièrement Henri Murger et
Alfred de Musset. Elle ignore avec quelle amère gausserie Murger parlait de la
Bohème. [...]. De son absolue confiance dans le génie et l'inspiration, elle tire le droit
de ne se soumettre à aucune gymnastique. [...] Elle a de mauvaises mœurs, de sottes
amours, autant de fatuité que de paresse [...]{201}. »

Même les admirateurs de Courbet sont déconcertés par L'atelier du


peintre et ne le prennent pas au sérieux  : soit ils gardent un silence
éloquent{202}, soit ils déclarent leur perplexité, sans se donner la peine de
motiver leur désapprobation{203}. Le rejet de  Champfleury apparaît
particulièrement étonnant, car on s'attendrait à ce qu'il reconnaisse les types
de Balzac et de Daumier dans le « monde trivial » peint par Courbet. Et la
liste de personnages pittoresques cités par ce dernier dans sa lettre
d'explication («  un hercule, une queue rouge, un marchand d'habits
galons{204} ») apparaît comme une claire allusion aux héros de la pantomime
que Champfleury venait d'évoquer dans ses Contes d'automne  : «  Des
hercules de foire, des clowns du Cirque, des marionnettes, des animaux
savants, des paradeurs de toute espèce{205}. »
Mais Champfleury demande, lui aussi, à la peinture une « pensée claire »,
comme celle qu'il projette dans Un enterrement à Ornans : « [...] la pensée
de l'Enterrement est saisissante, claire pour tous ». De même, il apprécie les
Demoiselles de village et les paysages de Courbet, car ils «  démontrent
combien M.  Courbet est attaché à son sol natal, sa profonde nationalité
locale et le parti qu'il peut en tirer{206} » : il est persuadé que le peintre doit
s'en tenir à des motifs « simples », inspirés de son terroir. Les tableaux qui
ne rentrent pas dans cette épique rustique n'ont pas de sens à ses yeux : ils
« ne renferment pas – écrit-il – les idées qu'on a bien voulu y mettre après
coup{207} ». Ainsi, s'il prend ses distances par rapport à L'atelier du peintre
et à l'oxymore « Allégorie réelle », ce n'est pas seulement parce que « [..] la
confusion est déjà assez grande à propos de ce fameux mot réalisme, sans
qu'il soit nécessaire de l'embrouiller encore davantage{208}.  » Il juge ce
tableau prétentieux : « Il est arrivé même à Courbet de s'égarer tout à fait,
comme dans l'Intérieur d'atelier, qui n'est pas un tableau, mais dix
tableaux{209}. » Il ne voit que mégalomanie dans la conception même de la
toile, ainsi résumée par Courbet : « c'est le monde qui vient se faire peindre
chez moi{210}.  » Il écrit à Buchon  : «  L'acharnement qu'on déploie contre
Courbet vient d'une réaction bien légitime contre sa vanité exagérée et j'en
subis un peu le contrecoup{211}. » Il trouve ridicule que le peintre prétende
proposer une vision personnelle du monde social et, de plus, lui expliquer
cette vision, en mettant en cause la division du travail selon laquelle
l'interprétation revient à l'écrivain.
Ce sera également l'attitude de Proudhon, bien qu'il ait eu la possibilité
de constater mieux que personne (grâce aux longues lettres que Courbet lui
a adressées, pour lui expliquer sa conception de l'art) la réflexivité du
peintre et l'efficace avec laquelle il parvenait à exprimer ses vues{212}. À une
époque où la critique est encore la seule instance qui puisse légitimer la
lutte d'un artiste contre le pouvoir académique, rares sont les peintres qui,
dans leur pratique et dans l'image qu'ils s'en font, osent s'éloigner de la
représentation forgée par les critiques qui les ont lancés et les soutiennent. Il
faudra attendre la fin du  siècle pour que des peintres comme Gauguin,
Signac et Redon commencent à s'émanciper du pouvoir de la critique faite
par des littérateurs, en publiant des écrits leur permettant de façonner eux-
mêmes l'image de leur œuvre{213}.

Le réalisme littéraire pour les contemporains de


Courbet
La résistible offensive des écrivains « réalistes »
Ce n'est pas seulement pour défendre Courbet que Champfleury à partir
de 1855 s'engage dans la «  bataille réaliste  » beaucoup plus que ne le
laissent supposer ses dénégations. Il choisit un mode d'intervention
retentissant, qui lui permet de se présenter comme le porte-parole d'un
mouvement transfrontalier et en même temps de déplacer le combat sur le
terrain de la littérature. Au lieu d'écrire un compte rendu sur l'exposition de
Courbet, il publie une lettre adressée à George Sand, un fait qui ne saurait
passer inobservé, étant donné la célébrité de la destinataire, dont il cherche
à obtenir la solidarité en s'appuyant sur ce qu'ils ont en  commun, leur
antagonisme de provinciaux à l'égard des « écrivassiers » parisiens, « cette
tourbe de gens inutiles qui juge, raisonne, applaudit, contredit, loue, flatte,
critique sans conviction, qui n'est pas la foule et qui se dit la foule{214} » :
« Si je vous adresse cette lettre, Madame, c'est pour la vive curiosité pleine de bonne
foi que vous avez montrée pour une doctrine qui prend corps de jour en jour et qui a
ses représentants dans tous les arts. [...] Tous ceux qui apportent quelques aspirations
nouvelles sont dits réalistes. [...] Le nom me fait horreur par sa terminaison
pédantesque  ; je crains les écoles comme le choléra, et ma plus grande joie est de
rencontrer des individualités nettement tranchées. Voilà pourquoi M.  Courbet est, à
mes yeux, un homme nouveau{215}. »

Il donne des définitions, sous le mode de la prétérition, ou par


l'intermédiaire d'« ancêtres » illustres, méthode éprouvée pour ennoblir un
nouveau label : « Je ne vous définirai pas, madame, le réalisme ; je ne sais
d'où il vient, où il va, ce qu'il est  ; Homère serait un réaliste, puisqu'il a
observé et décrit avec exactitude les mœurs de son époque{216}.  » Il
prophétise la gloire de Courbet, en mobilisant le cliché du retard du public
par rapport à l'évolution de l'art. Dans cette lettre, il parle surtout de
Courbet, mais il annonce d'autres écrits, portant sur le réalisme
littéraire{217}. Comme le montre la réaction d'un chroniqueur du Figaro, la
publication de ce texte contribue de manière décisive à faire apparaître le
« réalisme » comme la nouvelle expression de la modernité, en peinture et
en littérature. Alors que jusque-là il était considéré comme un aspect du
« romantisme », il en devient un antonyme, qui fait du « romantisme » un
nouvel académisme et le relègue au passé :
« Le public fut ahuri. Quelqu'un sans songer à mal, laissa tomber le mot de réalisme ;
un feuilletoniste le ramassa ; et le lendemain, MM. Courbet et Champfleury faisaient
leur entrée, celui-ci dans la littérature, celui-là dans les arts, en qualité de pères
jumeaux de la nouvelle école dont un cimetière – le cimetière d'Ornans – était le
berceau{218}. »

Le recueil Le Réalisme, que Champfleury publie en 1857, montre que


l'enjeu principal de son combat, c'est lancer le réalisme littéraire et
réaffirmer la prééminence du logos :
«  Quoi qu'on fasse, la littérature ne peut lutter avec la peinture, et la littérature se
ravale en étudiant les procédés de cet art inférieur. Un portrait peint montre
visiblement si une femme est belle ou laide ; mais le romancier a pour lui des moyens
qui sont bien supérieurs à ceux du peintre. Il fait connaître le moral de son héros, il le
fait marcher, causer, agir, penser, toutes fonctions interdites au pinceau{219}. »
Il va jusqu'à se justifier d'avoir eu recours à un exemple concernant la
peinture pour illustrer la différence entre le daguerréotype et l'art :
«  Je n'aurais pas puisé ma comparaison dans les arts du dessin, si malheureusement
depuis trente ans, l'éducation n'avait été tournée du côté de la peinture, art inférieur,
qui n'élève pas l'âme, qui n'apprend rien à l'esprit et qui subira, je l'espère, une
réaction méritée par une popularité dangereuse{220}. »

Il y a un écart évident entre la prétention doctrinaire et la faiblesse des


propositions présentées dans ce recueil, un assemblage disparate de textes
anciens, qui ne saurait tenir lieu de théorisation{221}. La préface est un bric-
à-brac de citations d'auteurs admirés, de mots d'ordre naïfs – vérité,
sincérité, naturel, modestie, simplicité, précision, observation – de
polémiques (notamment une attaque contre la poésie, genre obsolète que
tiennent artificiellement en vie ceux qui ont intérêt à le conserver). La
moitié du livre est consacrée à réhabiliter comme précurseur du réalisme
l'Aventurier Challe, un modeste écrivain du XVIIIe siècle. Les contradictions
ne manquent pas, malgré l'exiguïté du corpus, car les formules varient en
fonction des cibles. Ainsi, alors qu'en général Champfleury définit le
réalisme comme «  reproduction exacte  » du réel, il le décrit également
comme «  la communication à la foule de [ses] sensations
personnelles »{222}, en soulignant la part de la subjectivité, pour récuser le
grief qu'on fait au réalisme de n'être qu'un daguerréotype  : «  La
reproduction de la nature par l'homme ne sera jamais une reproduction ni
une imitation, ce sera toujours une interprétation. [...] l'homme, n'étant pas
machine, ne peut rendre les objets machinalement{223}. »
Le contraste entre les velléités théoriques et la niaiserie du discours n'est
pas moins voyant dans la revue Réalisme de Duranty. Comme Champfleury,
les rédacteurs prétendent poser des principes généraux, valables pour tous
les arts, mais se concentrent en fait sur la littérature. Sur plusieurs points il
y a un ralliement total aux suggestions de Champfleury, qui, plus âgé et
assez connu, est traité par ce groupe comme un chef de file. Ainsi la revue
condamne la poésie et va jusqu'à proposer de l'interdire, sous prétexte que
c'est un langage artificiel, comme si la prose était naturelle et transparente.
Mais, à la différence de Champfleury, enclin à l'humour et au non-
conformisme, la revue donne dans un dogmatisme moraliste :
« [...] le Réalisme proscrivait l'Historique dans la peinture, dans le roman et dans le
théâtre, afin qu'il ne s'y trouvât aucun mensonge, et que l'artiste ne pût pas emprunter
son intelligence aux autres. [...] le Réalisme ne voulait, des artistes, que l'étude de leur
époque... [...] il leur demandait [...] de conserver à chaque chose son exacte proportion
[...] de représenter le côté social de l'homme, [...] de reproduire les choses qui
touchent à la vie du plus grand nombre{224}. »

Ainsi, au nom de l'« imitation scrupuleuse de la nature{225} », ils hésitent


à reconnaître comme des « réalistes » véritables même des écrivains comme
Rétif de la Bretonne et Balzac, que Champfleury avait désigné comme
précurseurs. En 1857, Duranty condamne sévèrement Madame Bovary, au
nom de la « sincérité » et du « sentiment » :
« Ce roman est un de ceux qui rappellent le dessin linéaire, tant il est fait au compas,
avec minutie ; calculé, travaillé, tout à angles droits et, en définitive, sec et aride. [...]
il n'y a ni émotion ni sentiment, ni vie dans ce roman, mais une grande force
d'arithméticien qui a supputé et rassemblé ce qu'il peut y avoir de gestes, de pas ou
d'accidents de terrain, dans des personnages, des événements et des pays
donnés{226}. »

Le livre Le Réalisme que Max Buchon publie d'abord en livraison, en


1855 (dans l'Indépendant de Versigny), puis en brochure, à Neuchâtel, en
1856, est plus subtil. Il cherche non pas à définir le réalisme, mais à le
légitimer, en s'appuyant sur l'idée –  invoquée par tous les fauteurs de la
modernité – que l'art doit être en accord avec son temps, et sur la conviction
que les principes démocratiques, en rendant les individus responsables de
leurs actes, permettent «  l'avènement de leur liberté, c'est-à-dire du
développement sans limite de leur personnalisme{227}.  » Il propose un
collage spirituel d'interventions pour et contre le « réalisme », en invitant à
ne voir dans ce combat que la lutte toujours renaissante des tenants de la
tradition contre ceux qui prétendent innover :

«  Que cette prétention, encore à l'état de nébuleuse, prenne pour cocarde le mot de
réalisme, il n'y a pas grand mal. Pourvu que la marchandise soit bonne, peu importe
l'étiquette. Il me suffit d'entrevoir qu'il ressortira infailliblement de tous ces conflits de
vigoureuses et puissantes originalités, pour attendre ce terrible mais glorieux
lendemain en dormant provisoirement quand vient la nuit sur mes deux oreilles{228}. »

Mais cet ouvrage n'a aucune diffusion, malgré les efforts de Champfleury
et Duranty pour le faire connaître.
Le faible capital littéraire de ces écrivains contribue à expliquer l'issue
paradoxale de leur offensive. Elle réussit à imposer le label, notamment
grâce à la renommée de Courbet, bien qu'il ne soit revendiqué
expressément, à ce moment-là, que par trois écrivains – Champfleury,
Buchon, Duranty – et un peintre, Courbet (l'extension de l'étiquette à
d'autres peintres n'est que le fruit d'une assimilation superficielle, fondée sur
les sujets, qu'opèrent les critiques et les organisateurs des salons, en
rassemblant ceux qu'ils considèrent comme «  réalistes  »). Mais aucun de
ces auteurs ne parvient à accéder à la grande consécration. Champfleury est
le seul qui profite temporairement de ce battage, en commençant à vendre
assez bien ses romans, mais ceux-ci sont loin d'être salués comme des
chefs-d'œuvre. Duranty va publier trois romans de 1860 à 1862, puis un
roman et trois recueils de nouvelles de 1872 à 1877, sans réussir toutefois à
attirer l'attention de la critique. La production poétique et romanesque de
Buchon, confinée dans des éditions locales, ne parvient pas non plus à la
renommée. Par ailleurs, tous ces écrivains cherchent à légitimer le réalisme
en le présentant comme l'aboutissement d'une tendance transhistorique
remontant à Homère et à la Bible. Ainsi, dès l'abord, ils le présentent
comme un concept «  à double entente{229}  », en contribuant eux-mêmes à
disqualifier la prétention d'en faire un label distinctif{230}.

Flaubert, « réaliste » malgré lui


La véritable contre-offensive que mènent spontanément les revues et les
critiques les plus renommés, la grande presse, le gouvernement contribue de
manière décisive à produire l'image d'un important mouvement collectif, car
elle procure beaucoup de publicité à la tentative somme toute maladroite et
circonscrite de Champfleury et de ses amis. La Revue des deux mondes, la
Revue contemporaine et la plupart des critiques universitaires se distinguent
par la constance et l'acharnement de leurs attaques. Le réalisme est pour les
conservateurs synonyme d'opposition, libérale ou socialiste, alors que
nombre d'auteurs désignés comme réalistes sont en fait politiquement
indifférents ou réactionnaires. Cette réaction témoigne du fait que, avec
Courbet, l'on attribue décidément à la peinture le même pouvoir
potentiellement subversif et, partant, la même responsabilité sociale qui est
reconnue aux écrivains{231}. Les grands quotidiens font circuler le concept
au-delà des milieux littéraires et artistiques.
La divulgation implique une simplification, qui reprend le plus souvent
les stéréotypes injurieux déjà mobilisés contre les romantiques dans les
années 1830. Ainsi, par exemple, Le Figaro publie, en mai 1857, un article
d'Arthur Arnould qui dénonce le réalisme comme une négation de l'Art, de
la pensée, de la langue, menaçant, si elle triomphait, la «  corruption
incurable  » de la société{232}. Le ministre Fould, dans son discours aux
artistes récompensés lors de l'Exposition de 1857, déclare que «  l'art est
bien près de se perdre lorsque, abandonnant les hautes et pures régions du
beau et les voies traditionnelles des grands maîtres, pour suivre les
enseignements de la nouvelle école du réalisme, il ne cherche plus qu'une
imitation servile de ce que la nature offre de moins poétique et de moins
élevé{233}. »
Plusieurs publications de Champfleury sont frappées par la censure ou
menacées de poursuites ; les Goncourt, Flaubert et Baudelaire subissent un
procès. Les accusations de réalisme que le procureur et les juges adressent à
Flaubert et à Baudelaire témoignent de la diffusion de la vulgate antiréaliste
et contribuent à la répandre{234}. Fait significatif, les magistrats, comme les
détracteurs de Courbet, ne méconnaissent pas les mérites artistiques des
accusés, mais les considèrent comme des circonstances aggravantes  : c'est
justement leur talent qui rend scandaleux leurs défis aux bienséances{235}.
Ces réquisitoires dénotent une tendance qui va caractériser toute l'histoire
du concept : on l'applique en se fondant principalement sur l'image que l'on
se fait de l'œuvre réaliste, sans prendre en considération le point de vue des
auteurs concernés.
Madame Bovary est perçu d'emblée par tous ses contemporains comme
un exemple de réalisme dans le roman, malgré les protestations de
Flaubert : « [...] on me croit épris du réel tandis que je l'exècre ; car c'est en
haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman{236}. » On ne peut comprendre
l'attitude de Flaubert qu'en la resituant historiquement, au lieu de prétendre
trancher, comme le font la plupart des exégètes flaubertiens. Non seulement
Flaubert a en horreur les écoles et leurs stratégies d'autopromotion, mais le
réalisme est un label qui ne saurait résumer ses visées et qui est
particulièrement odieux à ses yeux : il l'associe à Champfleury et à Duranty,
des écrivains médiocres qui croient qu'il suffit d'observer et d'être sincère
pour faire un bon roman. Alors que pour lui « de la forme naît l'idée{237} »,
Champfleury n'a pas craint de soutenir «  l'infériorité de la forme et la
puissance de l'idée{238}. »
Flaubert ressent d'autant plus l'exigence de se démarquer de lui qu'il avait
trouvé fâcheuse la parution des Bourgeois de Molinchart, narrant un
adultère en province, deux ans avant Madame Bovary :
« Il y a parité d'intentions plutôt que de sujets et de caractères. Ceux du mari, de sa
femme et de l'amant me semblent être très différents des miens. La femme m'a l'air
d'être un ange, et puis, quand il tombe dans la poésie, cela est fort restreint, sans
développement, et passablement rococo d'expression. La seule chose embêtante, c'est
un caractère de vieille fille dévote, ennemie de l'héroïne (sa belle-sœur), comme, dans
la Bovary, Mme Bovary mère, ennemie de sa bru, et ce caractère dans Champfleury
s'annonce très bien. – Là est pour moi la plus grande ressemblance, et ce caractère de
vieille fille est bien mieux fait que celui de ma bonne femme, personnage fort
secondaire, du reste, dans mon livre. Quant au style, pas fort, pas fort. N'importe, il est
fâcheux que Madame Bovary ne puisse se publier maintenant{239}. »

Dans sa lecture de Madame Bovary, Duranty montre qu'il ne peut


concevoir la nécessité artistique dont découle le parti pris d'impersonnalité
du roman. Des critiques, aveuglés par la ressemblance des sujets, arrivent à
reprocher à Flaubert un «  style Champfleury (c'est tout dire) commun à
plaisir, trivial, sans force ni ampleur, sans grâce et sans finesse{240}.  » On
comprend qu'il soit exaspéré et qu'il s'emploie à nier tout rapport avec le
réalisme.
Il reste que même ses amis littéraires considèrent son roman comme un
exemple de réalisme réussi. Ainsi Sainte-Beuve observe  : «  Une qualité
précieuse distingue M.  Gustave Flaubert des autres observateurs plus ou
moins exacts qui, de nos jours, se piquent de rendre en conscience la réalité,
et qui parfois y réussissent  ; il a le style{241}.  » Et George Sand  : «  Dès
l'apparition de ce livre remarquable, dans notre petit coin, comme partout,
je crois, on s'écria : – Voici un spécimen très frappant et très fort de l'école
réaliste. Le réaliste existe donc, car ceci est très neuf{242}.  » Le
rapprochement avec Champfleury est fondé sur le fait qu'ils ont en commun
plusieurs traits perçus désormais comme caractéristiques des réalistes  : le
goût de la précision dans les détails, la vision matérialiste et décapante,
l'anticonformisme social, le dédain pour le moralisme hypocrite que le
Second Empire a imposé à l'art, l'horreur du bourgeois, le sentiment du
grotesque et l'ironie.
La deshistoricisation du concept
Légitimation et détournements
Comme le remarque Pierre Martino, Taine contribue de manière décisive
à inclure Balzac et Stendhal dans la généalogie du réalisme et à légitimer le
concept, tout en le redéfinissant :
« Taine devint peu à peu, à partir de 1855, le véritable théoricien du réalisme : il lui
donna une étiquette plus reluisante, moins discréditée ; il codifia ses tendances jamais
bien définies ; il en fit un système cohérent et commode, applicable à la métaphysique
et à la morale aussi bien qu'à l'histoire et à la littérature  ; il conféra aux œuvres
réalistes ce prestige qu'elles parurent contribuer à l'émancipation de la pensée, à
l'avènement du positivisme{243}. »

Dans son étude de 1858, il salue dans l'œuvre de Balzac « le plus grand
magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine  », en
attribuant aux écrivains réalistes un rôle essentiel dans la « grande enquête
sur l'homme à laquelle sa philosophie convie, non plus seulement la
science, mais aussi l'histoire, la critique et même le roman{244}.  » Les
œuvres qui le font reconnaître comme un maître à penser sont publiées
entre 1855 et 1864, dans la période où le réalisme s'impose et relègue le
«  romantisme  » au passé. Son ouvrage Les Philosophes français au
XIXe  siècle, qui paraît en même temps que Madame Bovary, contribue à
affaiblir considérablement le spiritualisme cousinien et la critique qui s'en
inspirait  : en effet, en pourfendant la «  philosophie littéraire  », la
«  rhétorique élégante  » qu'était à ses yeux l'éclectisme, il associe
étroitement le positivisme et sa lutte à celle que les réalistes mènent contre
le conformisme esthétique et moral.
L'exemple prestigieux de Flaubert et l'autorité intellectuelle qui est
reconnue d'emblée à Taine sont sans doute pour beaucoup dans une série de
ralliements significatifs : chez George Sand elle-même, il y a une évolution
qui n'échappe pas à ses lecteurs{245}  ; Germinie Lacerteux et sa préface
constituent une étape importante  ; bien des nouveaux romanciers, comme
Ferdinand Fabre, Hector Malot, Erckmann-Chatrian, sont classés comme
réalistes. Il faut également mettre en relation avec la percée de Taine une
reconversion qui frappe beaucoup les contemporains, celle de Sainte-
Beuve, qui soutient avec une attention très bienveillante Champfleury,
Flaubert, les Goncourt, Ernest Renan, Ernest Feydeau, Zola{246}.
Vers 1860 la domination du réalisme et du positivisme apparaît comme
un fait évident et inéluctable aux critiques les plus hostiles{247}. Ainsi en
1861 Montégut constate :
« Ce qui domine dans notre littérature d'imagination comme dans la critique moderne,
comme dans la science et dans l'histoire, c'est l'amour du fait, de la réalité, de
l'expérience [...]. Le roman contemporain, quelque indigent qu'il soit, donne comme il
le peut sa note dans ce concert dont la critique moderne est le chef d'orchestre. [...] On
dirait souvent les notes d'un élève en chirurgie ou le compte rendu d'un cours de
clinique  ; d'autres fois, il ressemble à une expérience chimique manquée, à un
tâtonnement de laboratoire. Un art nouveau sortira-t-il jamais de ces
tâtonnements{248} ? »

Plusieurs fauteurs de la tradition reprennent à leur compte le concept de


réalisme, alors que, vingt ans auparavant, Gustave Planche et ses émules ne
l'utilisaient que dans une acception péjorative. Souvent, toutefois, ils se
bornent à détourner le mot, en ramenant le réalisme aux conventions
esthétiques contre lesquelles il s'était défini, comme le fait Sarcey de
Suttières dans une violente attaque contre Champfleury publiée en 1859
dans Le  Figaro. L'article est axé sur l'antithèse entre «  réalisme  » et
«  champfleurysme  », résumée dans une série d'oppositions  :
caractères/individus ; intrigue structurée/histoires sans queue ni tête ; étude
en profondeur/observation superficielle  ; peinture équilibrée et morale du
bien et du mal/goût pour le pathologique  ; pérennité du réalisme, depuis
Homère au temps présent/fin proche et ignominieuse du champfleurysme.
La galerie d'exemples proposée dénote un ajustement indéniable de la
bourse des valeurs, car Balzac, attaqué de son vivant pour ses descriptions
des aspects «  hideux  » et vicieux de la société{249}, est ici salué, avec
Stendhal et Mérimée, comme l'un des «  trois grands maîtres du roman
contemporain. »
Même la Revue des deux mondes déploie des stratégies d'annexion et de
redéfinition du concept, comme l'atteste une relecture de l'histoire artistique
française proposée en 1863 par Ernest Chesneau. Dans cette synthèse
ambitieuse, le réalisme est désigné comme la caractéristique fondamentale
du génie esthétique national, «  épris de lumière, de logique et de vérité,
aimant l'observation exacte, voulant le fait précis{250}  », n'ayant pu
s'épanouir et se manifester pleinement du fait de l'emprise exercée par la
tradition italienne. L'appareil conceptuel – notamment le recours aux
notions de race, milieu et moment pour justifier le droit de chaque peuple à
exprimer librement son inspiration – indique le rôle majeur que la lecture de
Taine a dû jouer dans la genèse de ces réflexions. La focalisation du texte
sur les frères Le Nain – présentés, avec Chardin et Géricault, comme des
exemples de l'inclination réaliste des peintres français – témoigne de
l'attention qu'a suscitée l'essai de Champfleury sur les peintres laonnais.
Étant donné l'importance que Chesneau attribue à Géricault, il apparaît
surprenant que dans sa liste il ne nomme pas Corot, Millet, Courbet ni
aucun autre contemporain vivant, et qu'il déclare  : «  le XIXe  siècle attend
encore son interprète et son école d'interprétation ». À vrai dire, Courbet est
visé dans l'allusion à ceux qui «  ne peuvent mettre au service d'une
vulgarité d'imagination sans pareille qu'un talent capricieux, quelquefois et
par surprise un peu au-dessus du médiocre, – pleinement dominateur et
maître de soi, jamais{251}  !  ». La conclusion permet de comprendre cette
hostilité  : «  La vitalité du réalisme français n'est puissante que parce qu'il
peut se combiner avec l'idéal. Toute tentative réaliste qui ne subit pas
heureusement cette épreuve est condamnée d'avance. ». Chesneau prône en
effet un réalisme domestiqué, mâtiné d'idéal, qui est un oxymore par rapport
aux revendications de Champfleury et de Courbet. Certes, la satire
anticléricale à laquelle ce dernier s'est livré dans Le retour de la
Conférence, en 1863, n'a pu améliorer l'opinion que Chesneau se fait de sa
peinture.
Dans les années 1870, la percée de nouveaux mots d'ordre – naturalisme
et impressionnisme – brouille ultérieurement l'image du réalisme{252}. Alors
que Manet est perçu d'abord comme un «  réaliste  », il sera ensuite
rapproché de l'impressionnisme, voire classé comme un représentant de ce
« mouvement ». Puisque Zola rend hommage à Duranty, à Flaubert et aux
Goncourt, à ses débuts il est considéré comme un réaliste. Mais l'exigence
de se distinguer de ses prédécesseurs, en présentant son entreprise comme
fondée sur des théories scientifiques, l'amène à lancer son propre label.
L'œuvre de Taine – notamment son Balzac « naturaliste » – est pour lui une
référence essentielle lorsque, en 1866, il écrit son premier texte-manifeste
« Une définition du roman ». Ainsi le naturalisme est classé soit comme un
avatar du réalisme, soit comme une tendance nouvelle, selon le moment et
selon les points de vue des critiques.
De Brunetière à Lukács
Un texte publié par Brunetière en 1875 dans la Revue des deux mondes
indique la manière dont le réalisme est perçu par un critique qui a contribué
à forger une vision globale de l'histoire littéraire en légitimant ses tentatives
de classement par la référence au modèle darwinien{253}. Il présente comme
autant de constats le triomphe du roman sur les autres genres, du réalisme
sur les autres formes romanesques, du positivisme dans le domaine de la
philosophie, tout en déplorant comme une dégradation la tendance de l'art à
s'inspirer, comme le fait Zola, de la science, de la technique et de l'industrie.
Il propose à nouveau l'argumentaire des tenants de la tradition  : l'art ne
saurait être une imitation « servile », il doit sélectionner et aussi toucher ; la
réalité n'est qu'une «  matière  », et le propre de l'art est de lui donner une
forme.
La liste des auteurs qu'il prend en considération témoigne de la
déshistoricisation du concept : il ne mentionne pas Champfleury et Duranty,
mais ceux qui suivant la presse sont les principaux romanciers « réalistes ».
Il sauve Balzac, sous prétexte qu'il n'était pas vraiment un réaliste, puisqu'il
transfigurait la réalité, alors qu'il reproche à Flaubert sa «  minutieuse et
puérile exactitude ». Il ne voit qu'une étude de « clinique médicale » dans
Madame Bovary, comme par ailleurs dans Germinie Lacerteux. S'il juge
Daudet trivial et Malot un «  charpentier honnêtement ennuyeux  », il s'en
prend surtout à Zola  : ce dernier a dépassé, à ses yeux, tous les excès du
réalisme, par son «  goût ignoble et repoussant  », par son «  imagination
malade », par son « parti pris de brutalité violente » ; et il est d'autant plus
dangereux qu'il est imité par des écrivains moins consciencieux et habiles
que lui. Les héroïnes que Brunetière regrette – Roxane, Phèdre, Valentine et
Indiana – indiquent bien l'écart qui s'est creusé entre les goûts de la critique
mondaine et la pratique des écrivains qui aux yeux de la postérité vont
incarner l'âge d'or du roman.
Alors que Brunetière dans cet article ne nomme pas le naturalisme, ce
concept remplace le réalisme, comme principe de classement de la période
postromantique, dans l'Histoire de la littérature française de Lanson, sans
doute du fait que «  réalisme  » apparaît désormais comme une catégorie
transhistorique, inadéquate pour désigner une tendance historiquement
située. Les appréciations de Lanson sont plus nuancées que celles de
Brunetière, mais ses hiérarchies ne s'écartent pas sensiblement de celles de
son aîné, dont il subit certainement l'ascendant au moment où, encore
professeur de lycée, il publie la première édition de l'ouvrage (1895). S'il
reconnaît le souci d'observation et d'exactitude qui a amené le roman à se
réclamer de la science, il parle de «  banqueroute du naturalisme  »  :
« L'école de M. Zola, qui regardait ses théories plutôt que ses œuvres, s'est
perdue dans l'insignifiance et la grossièreté{254}  ». De plus, la vision de
l'historien de la littérature est paradoxalement aussi déshistoricisée que celle
du critique mondain. Lanson utilise en fait les « ismes » comme s'ils étaient
des catégories neutres et allant de soi, dans le seul but d'aboutir à une
synthèse claire, ramenant chaque période à une tendance dominante.
Ce modèle ne sera pas révisé dans les éditions suivantes. Pourtant, pour
ce qui concerne le réalisme, Lanson va connaître dès sa parution, en 1913,
l'étude de Pierre Martino Le Roman réaliste sous le Second Empire, qui
fournit un remarquable éclairage sur l'histoire du concept, et il a lui-même
écrit la préface à La Bataille réaliste, la thèse de Bouvier, publiée en 1913.
En outre, dans des articles postérieurs, Lanson reconnaît que l'histoire
littéraire devrait se rapprocher des démarches de l'histoire sociale{255}. Mais
l'ambition de la vision d'ensemble sur la longue durée et aussi le souci
d'efficacité pédagogique prévalent, ainsi le modèle d'histoire littéraire qu'il
transmet à ses successeurs néglige en fait la reconstitution historique et doit
sans doute son succès, au moins en partie, à l'effet d'intelligibilité que
produit la simplification, en réduisant une réalité complexe à une succession
d'« ismes ».
Les remarques que Roman Jakobson consacre, en 1921, aux usages du
mot « malencontreux » de réalisme – pour montrer le manque de précision
qui caractérise les catégories de l'histoire littéraire – attestent que le concept
s'est désormais installé dans le discours sur l'art et sur la littérature{256}.
Jakobson explique les emplois ambigus du terme par les présupposés
inconscients mobilisés dans les prises de position, notamment la diversité
des notions de vraisemblable et des conventions dont s'inspirent les
représentations de la réalité. Conformément à la théorie fonctionnaliste de
l'évolution littéraire qu'il est en train d'élaborer avec d'autres membres de
son groupe – notamment Chklovski et Tynianov – Jakobson ramène ces
variations au principe de l'ostranenié, l'exigence de défamiliarisation qui
pousse les novateurs à mettre en question les canons esthétiques de leurs
prédécesseurs. Mais, attaché à son approche internaliste, il ne prend pas en
considération le fait que les points de vue sont situés et que dans le cas du
réalisme les enjeux politiques et sociaux revêtent une importance
particulière.
Mimésis{257} (écrit par Auerbach pendant son exil à Istanbul et publié en
1946), se propose d'exemplifier, à travers l'analyse d'échantillons de textes,
la diversité des codes et des représentations de la réalité que propose la
littérature occidentale, depuis Homère et la Bible jusqu'à Virginia Woolf, en
s'efforçant de montrer que cette diversité est à mettre en relation avec les
catégories de pensée et les valeurs qui structurent la vision du monde de
chaque auteur. Cette somme fournit indéniablement maints aperçus
suggestifs et convaincants, mais le «  perspectivisme  » dont Auerbach se
réclame, en s'inspirant de Nietzsche, ne saurait justifier les projections
subreptices et les ambiguïtés sémantiques qu'implique le parti pris de
ramener des textes du passé, au statut hétérogène, à des formes de réalisme
littéraire. En effet, l'ouvrage propose implicitement des acceptions très
diverses du mot réalisme{258}, fondées tour à tour sur des combinaisons
variables de critères différents comme les sujets, les styles, les publics, la
conception de la société, le rapport à l'histoire. En outre, la prétention de
juger du degré de réalisme des textes indique, malgré les dénégations,
l'attachement à une philosophie évolutionniste héritée du XIXe siècle.
La position de Lukács, qui considère l'œuvre de Balzac comme
l'aboutissement suprême du roman réaliste, apparaît encore plus éloignée
d'une attitude d'historien, car il ne fait que développer des attendus inscrits à
la fois dans sa culture littéraire et dans son adhésion au marxisme  : il
reprend à son compte, en effet, l'image de la Comédie humaine formulée
par Engels en 1888{259}, qui, à son tour, doit beaucoup à la lecture de
Taine{260}.

Les griefs des avant-gardes du XXe siècle, de Duchamp à Tel quel


Par-delà les différences considérables qui les séparent, Auerbach et
Lukács s'accordent en ce que tous deux ils considèrent la représentation de
la réalité comme une fonction constitutive de l'art. C'est ce qui fait
apparaître rétrospectivement leurs positions comme décalées par rapport à
l'attitude des écrivains et des peintres qui dans les premières décennies du
XXe  siècle se sont imposés comme les représentants de l'innovation, car
aussi bien les théoriciens du cubisme – Gleizes, Metzinger, Apollinaire –
que Valéry et Marcel Duchamp condamnent le réalisme  : à l'instar de
Baudelaire, ils le considèrent comme une esthétique photographique,
«  rétinienne  », indigne d'un art qui aspire au statut de création{261}. La
diffusion des procédés du « réalisme » et du « naturalisme » dans le roman
grand public contribue à banaliser et à discréditer ces orientations, jusqu'à
produire un effet de routine opposé à l'image de subversion esthétique et
morale qui était associée à Courbet et à Flaubert au milieu du XIXe siècle.
Après la Seconde Guerre mondiale, le label réalisme est ultérieurement
dévalué par l'image caricaturale et monolithique du « réalisme socialiste »
(comme art de propagande, subordonné à la politique), qu'ont forgée ses
critiques, en l'associant au dogmatisme jdanovien et aux défauts les plus
éclatants de l'art soviétique. Ainsi la notion subit un renversement paradoxal
par rapport à la revendication de vérité dont se réclamaient Courbet,
Champfleury et leurs émules{262}. Le réalisme du XIXe est tellement
discrédité aux yeux des avant-gardes que Robbe-Grillet va faire du « roman
traditionnel à la Balzac  » le repoussoir par rapport auquel il définit son
esthétique{263}.
Dans les années 1960, le succès du «  structuralisme  » et d'un mode de
pensée constructiviste entraîne une remise en question des concepts de
mimésis et de réalisme, que Foucault ramène hâtivement, dans Les Mots et
les choses, à « la grande utopie d'un langage parfaitement transparent où les
choses elles-mêmes seraient nommées sans brouillage{264}.  » La
radicalisation de ce discours aboutit à des poétiques qui ravalent à « illusion
référentielle » la posture réaliste et traitent le texte littéraire ou l'œuvre d'art
comme des entités totalement autonomes et autoréférentielles, où la
représentation ne se distinguerait plus de la fiction{265}. En appliquant au
passé des schèmes actuels, ces démarches tendent à ne considérer que les
propriétés formelles et techniques par lesquelles les œuvres «  réalistes  »
peuvent être considérées comme l'annonce des expérimentations formelles
des avant-gardes postérieures. Ainsi, faute de prendre en compte les
conditions sociales de possibilité de l'émergence du réalisme au XIXe siècle
et la subversion que cette revendication constituait par rapport à l'ordre
cognitif et institutionnel en vigueur dans le domaine de la littérature et de la
peinture, elles font disparaître la singularité de ces expériences et le rôle qui
leur revient dans le processus d'autonomisation de l'art et dans l'histoire de
la modernité.
Le retour en force de l'approche historiographique ne saurait par lui-
même constituer un antidote à cette décontextualisation, car l'étude du passé
risque toujours de prendre comme allant de soi les principes de vision
qu'elle mobilise, si elle n'effectue un retour réflexif sur la genèse et l'histoire
de ses catégories et sur leurs présupposés épistémologiques. La
spécialisation de la recherche et les divisions disciplinaires tendent, en
outre, à séparer les univers concernés – politique, littérature, théâtre,
journalisme, caricature, peinture, photographie – en occultant le rôle
fondamental qu'ont joué, dans le lancement du concept, la synchronisation
et l'imbrication entre des transformations concernant à la fois l'espace
culturel dans tous ses secteurs, la société dans son ensemble et le pouvoir
politique. Ainsi l'organisation institutionnelle du travail universitaire semble
conjurer à rendre de plus en plus improbable l'effort théorique et analytique
que demande une construction d'objet permettant de rendre compte de
processus qui vont bien au-delà d'une subversion esthétique dans la mesure
où ils remettent en cause, en fait, la vision et la représentation du monde
social.
Chapitre 2

Pratiques et représentations de l'« avant-


garde » du futurisme au surréalisme

« Le nom que portent les écoles n'a


aucune importance sinon de
désigner tel ou tel groupe de
peintres et de poètes. »

Apollinaire

« ... il ne faudrait pas l'accabler


sous les métaphores de son
manifeste futuriste qui, destiné
seulement à l'Italie, a été la
manifestation brutale et incertaine
des inquiétudes lyriques qui nous
agitent tous, et que beaucoup
d'entre nous n'osent point
exprimer ».
Apollinaire

Les deux décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale sont


caractérisées par une extraordinaire multiplication des groupes et des labels,
notamment dans le domaine de la poésie{266}. On ne saurait comprendre ce
phénomène sans prendre en considération la situation de la poésie
expérimentale, un genre pratiquement exclu du marché depuis la fin du
XIXe  siècle, n'ayant guère d'autres clients que les producteurs eux-mêmes.
S'il est vrai que les progrès de la scolarisation accroissent le nombre
potentiel des lecteurs, le public préfère d'autres genres (le roman, le théâtre,
l'essai de vulgarisation) et la place du livre dans les consommations
culturelles est concurrencée par la presse et bientôt par le cinéma.
La professionnalisation de la vie politique a soustrait aux écrivains,
notamment aux poètes, la possibilité de jouer un rôle dans le champ du
pouvoir. L'importance sociale de la littérature est également remise en cause
par l'essor au sein de l'Université d'autres savoirs – notamment l'histoire, la
philosophie, la psychologie et la sociologie – qui tendent à remplacer la
littérature comme source de connaissance concernant l'homme et la société
et comme vivier dans lequel les gouvernants peuvent recruter leurs
conseillers{267}. C'est sans doute grâce à la référence à Taine et à la science
qu'un romancier comme Zola a pu légitimer sa prétention à un rôle de guide
moral{268}.
L'évolution de la poésie a contribué à sa marginalisation  : les
«  révolutions  » qui se sont succédé depuis le «  romantisme  » ont
progressivement remis en cause toutes les définitions traditionnelles du
poétique en creusant un écart grandissant entre les habitudes du public et les
recherches ésotériques des auteurs les plus novateurs. En même temps, il
devient très difficile d'accéder à la consécration, au sein du champ poétique,
car la plupart des écrivains débutent comme poètes et à Paris la concurrence
est particulièrement exacerbée{269}. Ainsi les poètes recourent beaucoup
plus que les romanciers et les auteurs de théâtre à des stratégies éprouvées
d'accès à la reconnaissance : le regroupement, la fondation de revues et/ou
de maisons d'édition, le lancement de labels et de manifestes.
La renommée internationale est un des facteurs qui ont permis à certains
groupes de s'imposer à l'attention de la postérité, malgré la faiblesse de leur
position initiale dans les marchés nationaux respectifs, alors que la plupart
des labels concurrents ont été vite oubliés. La consécration transfrontalière
est possible grâce un ensemble de transformations, comme le progrès de la
mondialisation culturelle et l'essor dans les principales villes européennes –
notamment Londres, Berlin, Budapest, Moscou, Munich, Saint-Pétersbourg,
Vienne, Milan{270} – de circuits littéraires qui sont tournés vers la modernité
et, à l'instar de l'avant-garde parisienne, s'opposent aux circuits traditionnels
formés par les revues générales et par les maisons d'édition commerciales.
Pour renforcer leur position, ces cercles ont intérêt à établir des rapports
d'échange et de collaboration avec leurs homologues étrangers, notamment
ceux qui parviennent à se faire remarquer à Paris.
La production et la circulation des produits culturels en Europe tendent
donc à s'organiser selon la même structure bipolaire qui caractérise depuis
le milieu du XIXe  siècle le fonctionnement de la culture en France, avec
l'émergence d'une opposition entre le fonctionnement du marché de la
grande production et celui du secteur de la production expérimentale{271}.
Le flux des étudiants entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, qui triple entre 1890
et 1910, et, dans le domaine des lettres, tend à privilégier la France,
notamment Paris{272}, constitue un des facteurs qui favorisent cette
circulation, car, une fois diplômés et rentrés chez eux, ils peuvent se faire
importateurs des modes littéraires parisiennes, qui intéressent les élites
bourgeoises lisant le français.
En France, avant 1914, l'intérêt pour les pays et pour les cultures
étrangères est présent dans tous les secteurs de la vie intellectuelle{273}, bien
que ce pays soit moins ouvert à l'importation culturelle que d'autres{274}. Les
attitudes des agents tiennent à la fois aux positions qu'ils occupent et à des
facteurs généraux ; géopolitiques (l'état des rapports de force internationaux
et des relations diplomatiques)  ; économiques (l'état du marché des biens
culturels) et symboliques (les hiérarchies entre les pays concernant les
langues, les littératures, les traditions artistiques, les savoirs){275}. Le cadre
politique national joue aussi un rôle considérable. La montée du
nationalisme contribue à renforcer les tenants du protectionnisme{276}, bien
que cosmopolitisme et nationalisme ne soient pas deux tendances
mutuellement exclusives{277}, même chez les représentants de l'avant-garde,
qui se montrent particulièrement disponibles aux échanges avec des groupes
étrangers, car ils peuvent trouver un renfort essentiel dans un réseau
international, comme c'est le cas des peintres novateurs{278}.
Ainsi les symbolistes à leurs débuts nouent des rapports avec des groupes
étrangers marginaux, tels que les indépendantistes basques, les nihilistes
russes, les esthètes britanniques{279} et ce phénomène se fait encore plus
marqué chez les poètes de la génération suivante. L'attention et l'espace que
La Nouvelle Revue française consacre à l'étranger sont beaucoup plus
limités{280}, sans doute parce que le recours à l'étranger n'est pas aussi
essentiel pour cette revue, qui se démarque de l'avant-garde par ses choix
plus prudents et plus conformes à la demande du public cultivé  : elle se
réclame d'un «  classicisme moderne  » et privilégie des genres comme le
roman et le théâtre{281}. En outre ses fondateurs n'ont pas les propriétés des
passeurs{282} au même degré que des représentants éminents de la poésie
expérimentale comme Moréas, Apollinaire, Cendrars, Canudo, Beauduin,
Marinetti, qui sont d'origine étrangère et plurilingues, ou Carco et Salmon,
qui dans leur jeunesse ont vécu longtemps à l'étranger.
Le futurisme se distingue, entre tous les « ismes » de cette époque, par le
statut de prototype qui lui a été attribué  : ce serait la première véritable
«  avant-garde historique  », différant de tous les autres cas antérieurs et
contemporains par un ensemble de traits spécifiques, reproposés depuis par
les autres groupes classés comme « avant-gardes historiques », notamment
dada et le surréalisme{283}. En reconstituant la genèse du futurisme et les
réactions internationales qu'il a suscitées, en Europe et même au-delà de
l'Atlantique, on peut cerner les facteurs qui ont démarqué ce groupe par
rapport à tant d'autres, aux yeux des contemporains et des historiographes,
et qui lui ont permis, malgré les handicaps qui caractérisaient sa position, de
jouer un rôle capital dans l'histoire des avant-gardes, en produisant un effet
d'unification et de synchronisation transnationale de la problématique
artistique, des pratiques et des représentations.
On ne saurait expliquer la tentative futuriste et l'impact qu'elle a exercé
en la réduisant à une forme particulièrement radicale de « modernolâtrie »
artistique, répondant aux nombreuses transformations qui à partir de la fin
du XIXe  siècle affectent la vie et l'imagination des habitants des grandes
villes dans les pays industrialisés : les innovations techniques (automobile,
avion, téléphone, télégraphe, cinéma), la découverte de la radioactivité, la
théorie de la relativité  ; les expéditions aux pôles et en Amazonie,
l'expansion économique qui à la Belle époque succède à la dépression fin de
siècle et encourage la foi dans l'avenir{284}. Des facteurs si généraux ne
suffisent pas à rendre compte des caractéristiques du futurisme ni de sa
percée internationale.

Position et stratégie de Marinetti


Puisque Marinetti joue un rôle essentiel dans la genèse et dans l'histoire
du futurisme, il faut partir de lui, en retraçant l'espace où il est situé et les
propriétés de la position qu'il y occupe. Sa trajectoire, en porte-à-faux entre
la France et l'Italie, contribue de manière déterminante à rendre possible et à
expliquer ses stratégies{285}. Ses parents sont italiens, mais il naît en Égypte
(1876), reçoit une éducation française et est bilingue dès sa première
enfance. Il fréquente le lycée en Italie, mais obtient son baccalauréat à
Paris, en 1894. Il vit à Milan et il suit attentivement l'évolution de la scène
littéraire italienne, mais il fait souvent des séjours à Paris. Contrairement à
D'Annunzio (qui est connu en France grâce à des traductions publiées dans
la Revue de Paris, et ne fait qu'une tentative tardive de rédaction en
Français – Le Martyre de Saint Sébastien – en 1911), jusqu'en 1909
Marinetti écrit tous ses textes en français. Il poursuit la consécration
parisienne, conscient du fait qu'elle peut assurer la célébrité internationale,
alors que la renommée acquise en Italie passe très rarement les frontières :
très peu d'auteurs italiens sont traduits, et il est rare que des lecteurs français
lisent des textes en italien, alors qu'en Italie et dans la plupart des autres
pays les écrivains français consacrés sont traduits rapidement ou lus
directement en français{286}. Son capital linguistique et littéraire français
constitue pour Marinetti un atout décisif par rapport aux autres écrivains
étrangers qui cherchent à se faire connaître à Paris mais se heurtent à
l'obstacle de la langue{287}.
Comme la plupart des Français de son âge qui aspirent à la gloire
littéraire, Marinetti débute comme poète, et sa première production montre
qu'il partage leurs principaux repères, notamment Mallarmé et Verhaeren
dans ses vers, Jarry dans le drame satyrique Le Roi Bombance (1905){288}. Il
s'introduit dès 1897 dans le milieu postsymboliste parisien grâce au poème
Les Vieux Marins, qui obtient le premier prix aux « Samedis Populaires »,
fondés par Gustave Kahn et par Catulle Mendès, et est récité par Sarah
Bernhardt. Mais son image initiale des chances ouvertes par la carrière de
« poète français » qu'il a abordée est illusoire, du fait que la reconnaissance
de ses pairs parisiens est en réalité de plus en plus difficile à conquérir.
À  l'instar des autres écrivains de sa génération qui concourent avec lui,
avant 1914, à renouveler la poésie française, il ne maîtrise pas l'état de ce
marché. Ce n'est pas un hasard s'ils sont tous provinciaux (ainsi Jules
Romains, André Salmon, Henri-Martin Barzun, Pierre Jean Jouve, Max
Jacob) et/ou étrangers, comme Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars,
Nicolas Beauduin. Jules Romains et Georges Duhamel, qui ont débuté
comme poètes, vont abandonner assez tôt la poésie pour une carrière de
romanciers et d'auteurs de théâtre qui leur apporte rapidement le succès{289}.
Mais le sort du « poète maudit » ne convient guère à Marinetti. Il aspire à
la célébrité, sans doute encouragé par l'exemple de son compatriote
Gabriele D'Annunzio, qui est reconnu à la fois par ses pairs, par les salons
mondains et par le grand public. En Italie ces formes de consécration
n'apparaissent pas comme incompatibles, car le processus de différenciation
du marché n'est pas aussi avancé qu'en France, étant donné le nombre
encore très restreint des lecteurs cultivés, dispersés dans un espace
polycentrique. En outre, la production des poètes italiens les plus célèbres,
Carducci et D'Annunzio, n'a rien d'ésotérique et peut plaire à un public très
vaste et hétérogène.
La stratégie de Marinetti est paradoxale en ce que ses écrits, qui
s'inspirent de modèles parisiens, ne sauraient être appréciés et compris que
par des initiés, sans compter qu'en France, du fait de l'opposition très
marquée entre le circuit de la production expérimentale et celui de la grande
production, la consécration par les pairs est la seule légitime et un succès
rapide et ample peut discréditer, en ce qu'il est perçu comme un indice de
facilité{290}. Or, dans les démarches promotionnelles qu'il met en œuvre
pour atteindre la visibilité, il s'inspire des méthodes de marketing mises en
œuvre par D'Annunzio{291}  : unique héritier d'une famille de riches
bourgeois milanais, il « investit » son capital économique et social dans la
poursuite de la renommée comme les membres de sa classe investissent
dans les affaires.

Méthodes promotionnelles
Une partie des instruments d'autopromotion que Marinetti mobilise est
puisée au répertoire qui s'est constitué progressivement depuis le
«  romantisme  ». Mais il se distingue de ses prédécesseurs français par la
radicalisation qui caractérise ses démarches.
Très jeune, il contacte Roger Le Brun et Edward Sansot-Orland, les
directeurs d'Anthologie Revue, publiée à Milan, et il devient le secrétaire de
cette publication, qui se présente depuis janvier 1898 comme « Organe de la
Renaissance latine  »  : la notion de latinité est souvent employée, à cette
époque-là, pour légitimer des formes de collaboration entre des
ressortissants de pays de langue néolatine, en les présentant comme une
rescousse de la civilisation latine, s'opposant implicitement ou ouvertement
à la culture germanique{292}. Peu après, il contribue à fonder et dirige,
d'abord en collaboration avec Sem Benelli et Vitaliano-Ponti, puis seul
(depuis 1905), la revue internationale Poesia, où il fait paraître ou recense
nombre d'écrivains français ou francophones consacrés dont il souhaite la
reconnaissance, notamment Gustave Kahn, Rachilde, Henri de Régnier,
Paul Fort, Paul Adam, Camille Mauclair, Émile Verhaeren, Stuart Merril,
Anna de Noailles. Les écrivains français les plus connus sont parmi les
destinataires privilégiés de ses envois, messages, visites, comptes rendus. Il
les prie de lui envoyer leurs avis sur son œuvre, et il publie dans sa revue
les opinions les plus flatteuses.
Ces démarches n'ayant pas abouti aux résultats espérés, il décide de
lancer un nouveau label, par un manifeste retentissant. Il avait sans doute lu
et remarqué dans le Mercure de France du 1er  décembre 1908 un long
compte rendu consacré à l'ouvrage «  El futurisme  » de l'écrivain catalan
Gabriel Alomar{293}. Les exigences posées par Alomar étaient très proches
de celles qu'il était en train de formuler, ce qui peut aisément s'expliquer, en
considérant que la société espagnole au début du XXe siècle n'opposait pas
moins de résistance au changement culturel que l'Italie.
En adoptant un concept vague qui désigne l'essentiel de la posture avant-
gardiste – la prétention d'anticiper le futur – Marinetti peut toucher un
public très vaste  : à cette époque-là, la «  modernolatria  », comme il
l'appelle, a des nombreux adeptes, frappés par le progrès scientifique et
technique. C'est un des aspects qui contribuent à attirer l'attention sur sa
tentative.
Marinetti se distingue également par l'assurance et le talent indiscutable
d'«  impresario  »{294} dont il fait preuve dans la manière dont il gère son
« entreprise », en détournant avec la plus grande désinvolture les moyens de
la publicité industrielle pour promouvoir une production ésotérique. Il
prépare soigneusement le lancement de son groupe et est déterminé à lui
assurer le maximum de retentissement, en Italie et à l'étranger{295}.
Conscient du rôle que l'article de Moréas dans le Figaro a joué dans le cas
du symbolisme, et le Manifeste de Saint Georges de Bouhélier, pour le
Naturisme, il parvient à publier son premier Manifeste, déjà paru dans des
journaux italiens, à la une du Figaro{296}. Par la suite, il n'hésite pas à
recourir aux instruments de la propagande de masse comme les affiches
dans la rue ou les tracts lancés d'un avion. Il exploite à un degré jusque-là
inconnu par ses pairs le pouvoir croissant de la presse, en envoyant
systématiquement des circulaires aux principaux journaux italiens et
européens, pour s'assurer leur attention. La percée du futurisme doit
beaucoup à la concentration insolite de formes de capital et de rôles que
Marinetti réalise  : écrivain, critique, éditeur, mécène, organisateur,
promoteur.

Une révolution radicale et « totale »


Mais l'on ne comprendrait pas l'histoire et les propriétés du futurisme en
réduisant les pratiques de Marinetti à une stratégie cynique
d'autopromotion : elles sont, aussi, l'expression d'une révolte désintéressée,
longuement mûrie, contre le «  passéisme  » de son pays. Dans des articles
publiés en français en 1899, Marinetti déplorait la résistance au changement
de la littérature italienne et sa langue « rigide », en soulignant la différence
entre la vivacité du milieu littéraire parisien et la situation de l'Italie, où la
dispersion géographique rendait improbables et rares les échanges directs
entre les écrivains, réduits le plus souvent à s'isoler, faute de trouver des
interlocuteurs dans leurs petites villes provinciales{297}. Les déclarations de
rupture iconoclaste de son manifeste visent principalement le conservatisme
de la culture italienne : le contraste avec la France lui fait ressentir comme
intolérable le culte du passé qui en Italie s'oppose au changement.
Dès ses débuts Marinetti avait consacré beaucoup d'attention aux
écrivains italiens qui lui paraissaient partager son exigence de renouveau et
il avait établi des contacts avec nombre d'entre eux. Il avait ainsi constitué
progressivement un réseau, lié par des  rapports de collaboration et
d'échange, voire d'amitié. Sa maison de Milan était devenue le siège d'un
véritable cénacle. Si c'est lui qui a écrit et signé le manifeste du futurisme,
ce groupe a joué un rôle décisif, intellectuel et émotionnel : le prologue du
manifeste, présentant le programme futuriste comme le fruit d'une
extraordinaire conquête collective, est véridique, pour ce qui concerne la
ferveur et l'enthousiasme avec lesquels le groupe a vécu cette expérience.
La témérité du défi qu'ils ont entrepris de lancer permet de comprendre
l'attitude prométhéenne du sujet collectif, «  nous  », qui est mis en scène
dans le manifeste.
Il ne s'agit pas seulement ni principalement d'un programme esthétique. Il
s'agit de rompre avec le passé sur tous les plans, en remettant en question
tout ce qui dans l'ordre social et les habitudes mentales constitue un
obstacle à la modernisation de l'Italie. On comprend ainsi des traits qui
distinguent d'emblée le futurisme d'autres «  ismes  » contemporains  : la
radicalité caractérisant ses prises de position et l'ambition totalisante de ses
visées. Dès l'abord Marinetti et son groupe se conçoivent comme les
promoteurs d'une révolution symbolique qui doit toucher non seulement la
culture mais aussi la vie quotidienne et la politique.

Un « barbare »
Sans ses méthodes publicitaires agressives, Marinetti n'aurait eu sans
doute aucune chance de faire remarquer son « mouvement ». Mais elles ont
contribué à le discréditer, aux yeux de ses pairs les plus prestigieux, d'autant
plus qu'elles s'appuyaient sur sa fortune personnelle{298}. En France, c'était
une conduite inadmissible, suivant les lois non écrites que s'étaient
progressivement données, depuis le «  romantisme  », les défenseurs de
l'autonomie de l'art par rapport au marché : toute modalité de présentation et
de diffusion rappelant les intentions et les moyens de la publicité
commerciale apparaissait comme condamnable, voire inconcevable. La
plupart des pratiques manifestaires de la fin du XIXe  siècle respectent cet
ethos, comme l'indiquent leur mode de parution confidentiel et le
désintéressement matériel et mondain dont font preuve leurs auteurs. Les
portraits rassemblés par Verlaine dans Les Poètes Maudits sont publiés
d'abord dans Lutèce, une petite revue lue par des initiés. Anatole Baju, dans
sa revue Le Décadent, prône explicitement le parti pris de la marginalité
contre l'empire de l'argent et du bon sens. Si Moréas semble déroger en
publiant son article dans Le  Figaro, en réalité il l'écrit à la demande du
journal et profite très peu de ce lancement. Il renie le symbolisme dès 1891
et, par la suite, il ne poursuit d'autre forme de reconnaissance que celle du
cercle restreint d'initiés capables d'apprécier ses recherches exigeantes.
Les futuristes, en outre, par leur recours massif et délibéré à la
provocation et à l'outrance verbale, exaspèrent et mettent à nu le côté
polémique et antagoniste de la lutte symbolique, généralement euphémisé
ou dénié. C'est l'une des raisons pour lesquelles ils sont souvent traités de
«  brutes  » ou de «  barbares  ». Les extravagances des «  soirées  » qu'ils
organisent dans des théâtres concourent à exacerber leur image de fumistes.
Les préjugés racistes contre les Italiens jouent, eux aussi, un rôle non
négligeable dans les portraits de Marinetti que tracent ses confrères
français. Voici comment le décrit Gide dans ses Feuillets, en 1911 :

«  Au demeurant, c'est l'homme le plus charmant du monde si j'en excepte


D'Annunzio  ; verveux à la manière italienne qui prend souvent la verbosité pour
l'éloquence, le faste pour la richesse, l'agitation pour le mouvement, la fébrilité pour le
transport divin. Il vint me voir il y a quelque dix ans et déploya des amabilités si
incroyables qu'elles me forcèrent de partir sitôt après pour la campagne{299}. »

Guillaume Apollinaire, bien que lié à l'Italie (il était né à Rome et, selon
toute vraisemblance, son père était italien), a publié dans sa revue Les
Soirées de Paris un portrait satirique – signé André Dupont– appliquant à
Marinetti de manière très grossière et agressive tous les stéréotypes sur
l'homme italien :
«  Ses plus sûrs moyens d'action sont une mimique de polichinelle éméché et une
élocution redoutable qui roule des cailloux, expédie des postillons et vous future le
tympan. [...] Pégase étant fourbu, c'est en teuf-teuf que cet Italoboche volubile,
escalade le Parnasse. [...] Marinetti est un priape, sa lyre est une braguette. Ses
rythmes sont bandés, ses interjections éjaculées. On serait tenté de cueillir au passage
quelques images colorées et furieusement odorantes mais, entraîné au pourchas de
cette pensée vagabonde, on file comme du macaroni{300}. »

Les réserves concernent également les prises de positions et les résultats


artistiques des futuristes. On leur reproche de prétendre avoir tout inventé
sans reconnaître ce qu'ils doivent aux recherches de ceux qui leur ont ouvert
la voie, en France et en Allemagne notamment. Même ceux qui sont frappés
par leurs manifestes estiment que leurs œuvres ne justifient pas leur
ambition d'être les chefs de file de l'avant-garde européenne.
Comment expliquer que, malgré ces handicaps, le futurisme suscite
partout beaucoup d'intérêt, dans les pays les plus divers, et parvienne à
exercer un impact considérable sur l'histoire littéraire et artistique ? Il faut
prendre en considération les propriétés de la position et des pratiques de
Marinetti et de son groupe qui sont susceptibles de retenir l'attention des
différents publics auxquels ils s'adressent, en répondant à des attentes ou à
des interrogations partagées.

Les atouts de Marinetti


Marinetti possède un atout essentiel pour un écrivain étranger qui aspire à
la consécration : il est bien intégré dans le petit circuit parisien dont dépend
la légitimation littéraire et depuis ses débuts il a réussi à s'y faire un certain
nom. En 1908, un an avant la sortie du Manifeste, Apollinaire, chargé de
présenter les poètes remarquables de sa génération, dans le cadre d'une série
de conférences conçues comme des états généraux de la poésie
contemporaine, consacre à ce poète milanais des mots qui témoignent d'une
certaine attention, par-delà les éloges de circonstance :

«  On sait que les grands poètes français d'origine étrangère ne sont pas rares. Nous
avons aujourd'hui  : Jean Moréas, Francis-Vielé Griffin, Stuart Merril, Émile
Verhaeren, F.  T.  Marinetti, Ricciotto Canudo, etc. F.  T.  Marinetti est avant tout un
poète épique. Son talent ne va pas sans quelque analogie avec celui de Robert Randau,
dont j'ai déjà parlé. Mais il a moins de sauvagerie, et sa sensibilité est plus
voluptueuse. Il a consacré une glorieuse revue, Poesia, à l'exaltation de l'universelle
poésie{301}. »

Le manifeste publié par Marinetti dans Le Figaro confirme que son


auteur a la compétence nécessaire pour être pris en considération par ses
pairs. Dans son écriture très imagée et dans ses thèmes, ce texte s'inspire de
modèles très en vogue, notamment Rimbaud, Claudel, Verhaeren et
Whitman. Il faut ajouter d'autres auteurs qui à ce moment-là constituent des
références importantes pour la plupart des écrivains européens, même si
généralement ils en ont une connaissance superficielle, voire indirecte,
fondée sur des extraits, des citations, des notes et des commentaires publiés
dans des revues littéraires. L'œuvre de Nietzsche constitue, notamment, une
présence incontournable. Des fragments en ont été publiés en français à
partir de 1891 par des revues comme la Revue bleue, La Revue blanche, Le
Banquet, L'Ermitage, le Mercure de France. Son influence est déjà
manifeste dans les mots d'ordre naturistes et dans l'œuvre de Gide, en
particulier dans Les Nourritures terrestres{302}. Il en va de même en Italie.
D'Annunzio, que le jeune Marinetti a admiré plus que ne le font supposer
ses tentatives de s'en démarquer{303}, s'inspire du surhomme pour le
personnage de Giorgio Aurispa, le protagoniste du Triomphe de la mort.
Le Manifeste du futurisme rappelle en particulier, à plusieurs égards,
Ainsi parlait Zarathoustra{304}. Comme ce dernier texte, celui de Marinetti a
un prologue au ton inspiré, qui transfigure la genèse du « futurisme », en la
présentant comme une «  illumination  », vécue dans un état d'exaltation
dionysiaque. Tout suggère une expérience initiatique  : une nuit de veille
collective, suivie à l'aube par une folle course automobile et la culbute dans
un canal de la voiture et de Marinetti qui la conduit. Dans son Manifeste, ce
dernier présente comme un signe cette aventure dont il est sorti sain et sauf,
déterminé à annoncer au monde ses découvertes subversives.
Bien des traits du texte évoquent le surhomme nietzschéen : la confiance
en lui-même que l'auteur affiche, l'exaltation du courage, du risque, de la
force, de la violence, de la lutte et de la guerre, l'idée que la création est
action, le mépris de la femme, la prétention d'être un précurseur, en train
d'effectuer une rupture inouïe avec le passé et les valeurs établies.
Cette posture s'inspire aussi, manifestement, d'autres auteurs cultes de
l'époque, comme Stirner, Bergson et Sorel. La sympathie pour le «  geste
destructeur des anarchistes  » est une attitude répandue dans le circuit de
l'avant-garde littéraire, car cette idéologie permet de concilier l'hostilité au
pouvoir politique et le culte de la liberté individuelle. Le mépris de la
femme et la condamnation des épanchements sentimentaux ne constituent
pas non plus une attitude originale, comme en témoignent les exemples de
Baudelaire, Rimbaud et Maurras  : on sait que ce dernier condamne le
«  romantisme  » comme expression d'une attitude féminine. Le traité
misogyne de Weininger, Sexe et caractère, a un grand succès parmi les
écrivains.
Même les fantaisies autour des notions de temps, d'espace et de vitesse
font partie d'un répertoire devenu courant après La Machine à explorer le
temps de Wells et encore plus depuis la divulgation par la presse de la
théorie de la relativité : « Le Temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons
déjà dans l'absolu, puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse
omniprésente ». L'idée que les machines, notamment les nouveaux moyens
de transport et de communication, changent non seulement la vie, mais
aussi la vision et la sensibilité des gens, en produisant une mutation
anthropologique (« l'homme multiplié par la technique » dans le langage de
Marinetti{305}), ont bien des précédents dans la production littéraire
française, familiers au chef du futurisme, comme L'Ève future de Villier de
l'Isle Adam, Le Surmâle de Jarry, La Morale des sports de Paul Adam
(1907), La 628-E8 de Mirbeau (1908). Il n'ignore pas non plus des
exemples italiens, notamment Il Nuovo aspetto meccanico del mondo, de
Mario Morasso (1907).
Bref, Marinetti exprime sous une forme particulièrement outrée et
frappante des attitudes partagées par ceux qui dans sa génération prétendent
renouveler la poésie. C'est le cas notamment de Jules Romains, dont le
premier recueil, La Vie unanime et la poésie, a été salué très favorablement,
en 1908, par tous les écrivains en vue, de Gide aux maurrassiens. Ses vers
blancs, aux rythmes prosaïques, et son langage direct, discursif, constituent
en effet une nouveauté frappante, par rapport aux modèles symbolistes.
Romains a contribué à changer les repères de sa génération, en se réclamant
de Whitman et de Verhaeren, dont l'œuvre connaît à ce moment-là un regain
d'intérêt{306}. Marinetti doit beaucoup, lui aussi, à ces modèles, auxquels il
emprunte plusieurs images et expressions{307}.
Le discours théorique dont Romains accompagne son œuvre, avec
l'autorité que lui confère son statut de normalien, agrégé de philosophie, a
certes une large part dans sa percée rapide. Il présente sa poésie comme
l'expression d'une « théorie » personnelle, l'« unanimisme », qui valorise les
expériences collectives, en ce qu'elles permettent à l'individu de se dépasser,
fondu dans un être plus vaste. Grâce à l'influence que Romains exerce sur le
groupe de l'Abbaye{308} et sur des revues ouvertes aux jeunes comme la
Revue littéraire de Paris et de Champagne et Les Bandeaux d'or,
l'Unanimisme apparaît comme une école. Cet exemple parisien a
certainement compté pour Marinetti, qui est parmi les assidus du groupe de
l'Abbaye. Comme la notion d'« unanime », l'image du rapport entre l'artiste
et la foule que proposent les futuristes s'inscrit en effet dans une thématique
d'époque à laquelle Psychologie des foules de Gustave Le Bon a conféré dès
1895 une forme savante.
De même, si les manifestes « techniques » que Marinetti lance, à partir de
1912, frappent les représentants de l'avant-garde en Europe, c'est que non
seulement ils reprennent et radicalisent de manière conséquente des
suggestions qui caractérisent les recherches des poètes depuis Rimbaud et le
symbolisme, mais aussi ils leur donnent une forme explicite et percutante,
beaucoup plus efficace que des exemples pratiques{309}. Les mots en liberté,
la suppression de la syntaxe, le langage télégraphique, le recours à
l'onomatopée, aux abréviations, aux signes mathématiques, aux
néologismes, le goût pour les ruptures de ton et de registre, la valorisation
de l'esquisse, la revendication du pouvoir expressif de la déformation et de
la laideur répondent à une tendance générale du langage poétique à se faire
plus dense, allusif et surprenant, en jouant sur l'ellipse et sur la juxtaposition
de matériaux hétérogènes, permettant de réaliser des combinaisons inédites.
Le cinéma et le télégraphe ont contribué à montrer que le langage disloqué,
le découpage et l'assemblage sont des ressorts majeurs de la création.
L'expérimentation typographique et topologique, qui exploite la
dimension visuelle de la page, en s'inspirant du journal et de l'affiche, est
l'autre versant fondamental des explorations de la poésie, comme en
témoigne Un coup de dés{310}. Bien des écrivains réfléchissent sur l'impact
que peuvent avoir sur l'avenir de l'imprimé et de la typographie des
inventions comme le disque et le cinéma qui font concurrence au livre. Ce
n'est que par l'audace et par la radicalité avec laquelle Marinetti poursuit ces
expériences que ses manifestes peuvent être considérés comme « un espace
nouveau d'expérimentation artistique »{311}. C'est aussi parce qu'il donne la
forme d'un programme explicite à ces orientations esthétiques.
Cela vaut également pour les propositions sur le théâtre qu'il avance dans
le manifeste Le  Music-Hall, daté du 29  septembre 1913. Les tentatives
d'innovation théâtrale s'inspirant de genres populaires comme le cirque, le
cabaret et le music-hall remontent déjà à la fin du XIXe  siècle, comme le
montre l'exemple de Jarry{312}. Mais Marinetti est le premier à revendiquer
expressément l'exigence de repenser toute la conception du théâtre, de la
mise en scène, du jeu des acteurs, et d'impliquer le public. Apollinaire est si
frappé par ces idées qu'il n'hésite pas à les opposer aux «  intentions si
nobles et si raisonnables » dont s'inspire Jacques Copeau qui vient d'ouvrir
le théâtre du Vieux-Colombier{313}.

L'originalité du futurisme
Jusque-là le regroupement littéraire n'avait été qu'une agrégation
spontanée, très floue et instable, généralement fondée sur des liens d'amitié
et/ou de collaboration. Marinetti donne à son groupe la forme d'un parti
dont il est le chef incontesté  : les manifestes futuristes sont toujours
présentés comme une expression collective et sont soumis à son
imprimatur. Ce fait a sans doute contribué à la visibilité du mouvement, en
permettant aux chroniqueurs de cerner avec précision la composition et le
programme du groupe, ainsi que son évolution au cours du temps. En même
temps, Marinetti demeure toujours prêt à accueillir et à exploiter des alliés
provisoires qui ne sont nullement disposés à le reconnaître comme chef et à
adhérer sans réserves à ses idées, mais contribuent par leur prestige à
renforcer le futurisme : le groupe de la revue Lacerba (notamment Soffici et
Papini) en Italie, Apollinaire en France, Herwarth Walden à Berlin et les
nombreux artistes et écrivains russes qui emploient parfois le label
« futurisme » sans toutefois se considérer ses disciples : il met en œuvre une
géopolitique active, profitant des transformations de l'espace européen qui
favorisent les échanges internationaux.
Le caractère intermédial du mouvement de Marinetti contribue de
manière décisive à sa percée internationale. L'exposition parisienne des
peintres futuristes à la galerie La Boétie, en février 1912, suscite l'attention
de tous les artistes européens les plus novateurs et des principaux critiques
d'art. À cette époque, ces derniers sont le plus souvent des écrivains, liés par
des relations étroites d'amitié et d'échange avec des groupes d'artistes, donc
dotés de la compétence nécessaire pour appréhender le sens des recherches
picturales. Après Paris, l'exposition des futuristes se déplace à Londres, puis
à Berlin et à Bruxelles. Partout elle attire un public nombreux et un vif
débat où sont impliqués les chefs de file de l'avant-garde locale et les
chroniqueurs les plus en vue. Les repères chronologiques permettent de
considérer cette exposition, avec le catalogue et les conférences qui
l'accompagnent, comme le détonateur qui partout déclenche, par des effets
d'émulation, des initiatives locales. Le futurisme arrive progressivement à
toucher tous les arts  : littérature, peinture, sculpture, architecture, théâtre,
musique, danse, cinéma, photographie, céramique. Avec leur Art des bruits,
Luigi Russolo et Francesco Pratella inaugurent une nouvelle approche du
phénomène sonore, dont se sont inspirés les Dadaïstes puis des
compositeurs comme Edgar Varèse et Pierre Schaeffer.
Les contacts et les échanges entre les écrivains et les artistes jouent sans
aucun doute un rôle déterminant dans l'évolution de leurs recherches
respectives. L'évolution de Marinetti sur le plan des innovations formelles
doit beaucoup aux expériences et aux théorisations des peintres, de même
que les peintres à leur tour s'inspirent des manifestes et des propositions de
Marinetti. Le Manifeste technique des peintres, publié en Italie le 11  avril
1910, contribue à inciter Marinetti à prêter une attention explicite aux
aspects techniques de l'écriture. Il ne s'agit pas seulement de thèmes
communs, inspirés de l'effort de rendre la vitesse et le dynamisme de la vie
métropolitaine transformée par la technique. Les procédés mis en œuvre
dans la peinture et dans l'écriture transposent souvent les mêmes principes
généraux, notamment la déconstruction, la dislocation et l'assemblage. Des
contaminations évidentes entre les codes et les matériaux respectifs
caractérisent l'ensemble de cette production, comme des allusions visant à
rappeler les rapports d'échange et de complicité entre écrivains et artistes.
Mais ce qui contribue sans doute le plus à distinguer le futurisme des
autres «  mouvements  » contemporains, en les faisant apparaître comme
incomplets, c'est son image de phénomène total, impliquant une véritable
révolution anthropologique, car il remet en question non seulement la
notion d'art mais tous les aspects de la vie et de la société, et d'abord la
relation entre l'art et la vie. C'est l'aspect qui frappe sans doute le plus, car
ce problème est ressenti comme central par les artistes, comme le montre
l'importance qu'a prise ce thème dans la littérature et dans l'art au cours du
XIXe siècle.
En même temps, en prenant acte de la relativité historique des canons
artistiques, les futuristes mettent en question l'idéal de la perfection et du
chef-d'œuvre impérissable. Ils revendiquent une conception nouvelle de
l'art, qui peut mettre à contribution ce qui est considéré comme laid ou
trivial, notamment les produits de l'industrie moderne. Pour la première fois
un mouvement artistique en vient à désacraliser explicitement l'art, jusqu'à
dénier parfois ses visées esthétiques et à revendiquer une conception de la
création comme work in progress, valorisant l'effort et le geste de l'artiste,
ainsi que le rôle du public et de ses catégories de perception. Les soirées
futuristes, en tant qu'expression par excellence de ce concept d'art-action,
peuvent être considérées comme le prototype du happening.

L'impact international du futurisme


L'histoire littéraire tend à sous-estimer l'impact international du
futurisme, car elle ne prend en considération généralement que la diffusion
du label, les échos immédiats et explicites, souvent mitigés ou ambivalents,
et les «  influences  » les plus évidentes concernant les pratiques. Mais le
bilan est différent si on prend en considération l'ensemble des réactions{314}.
Le futurisme déclenche partout des tentatives rivales, même dans les pays
où jusque-là ne sont jamais apparus de tels phénomènes : les écrivains et les
artistes, frappés par les suggestions des futuristes, sont incités à rivaliser
avec eux et à s'engager de manière plus résolue et audacieuse dans l'effort
de renouveau. Du fait que la confrontation se situe spontanément sur les
terrains que les futuristes ont balisés, il s'ensuit un effet d'unification de la
problématique et du tempo des avant-gardes.
On peut dire que le futurisme a contribué de manière déterminante à
déclencher la surenchère expérimentale et l'accélération qui caractérisent les
recherches artistiques et littéraires, en Europe, en Amérique latine et au
Japon, depuis les années 1910, et aussi à orienter les directions et les
principes qui émergent de ces tentatives.
Comme on le constate en général dans l'analyse des transferts
transnationaux, la diversité relative des réactions tient à plusieurs facteurs,
notamment aux rapports de forces politiques, économiques et symboliques
caractérisant l'espace englobant, aux contraintes historiques spécifiques qui
dans chaque pays concourent à déterminer le fonctionnement du champ
d'accueil et aussi aux propriétés des positions individuelles{315}.
On ne s'arrêtera ici que sur les cas européens qui peuvent être considérés
comme les plus significatifs, pour les effets qu'ils ont exercés à leur tour sur
l'histoire littéraire et artistique, mais, pour mesurer l'importance du
phénomène, il faudrait tenir compte de l'ensemble des pays où l'apparition
du futurisme a produit un effet de synchronisation des recherches
poursuivies par les novateurs. En Belgique, en Suède, en Islande, par
exemple, il suscite beaucoup d'intérêt et de débats et affecte l'évolution des
écrivains et des artistes les plus engagés dans l'effort d'innovation{316}. Au
Portugal et au Brésil, les propositions futuristes jouent un rôle décisif
d'incitation pour les chefs de file du renouveau littéraire (parmi lesquels
Fernando Pessoa au Portugal, Oswald et Mario De Andrade au Brésil),
même s'il ne s'agit aucunement d'une adhésion  : la plupart d'entre eux
prennent assez rapidement leurs distances par rapport à Marinetti{317}. De
même, le futurisme suscite très tôt beaucoup d'intérêt au Japon, en ce qu'il
constitue pour ses importateurs et émules un recours dans leur lutte pour la
modernisation de l'art et de la littérature{318}.

Le rôle propulseur du futurisme en France


En 1909 l'état du champ poétique parisien est exceptionnellement
favorable à la percée de positions nouvelles, car la vogue de Verhaeren, de
Whitman et de l'unanimisme a contribué à poser au centre du débat
l'exigence de moderniser la poésie, en remettant en question l'emprise
qu'avaient pu exercer jusque-là les tenants du néosymbolisme{319}. Mais la
compétition exacerbée rend particulièrement difficile la constitution et le
succès d'un groupe à même de rivaliser avec le mouvement organisé de
Marinetti. Le futurisme obtient beaucoup plus d'attention que ne le laissent
supposer les prises de position explicites. On peut dire sans exagérer que
tous les « ismes » et toutes les expérimentations lancés depuis 1909 par les
représentants les plus en vue de l'avant-garde française se confrontent (bien
que tacitement, le plus souvent) avec le futurisme.
On peut se faire une idée de ce séisme en retraçant la réaction
d'Apollinaire, qui en est à plusieurs égards le sismographe le plus sensible
(sans doute du fait de son origine italienne) et le plus significatif. Il est celui
qui prête le plus d'attention aux propositions et aux recherches de Marinetti
et de son groupe, en percevant la fécondité que peuvent avoir ces
suggestions, en dépit de la forme le plus souvent rudimentaire sous laquelle
elles se présentent. Et il joue un rôle de premier plan dans toutes les
opérations collectives qui, en poésie et en peinture, peuvent être mises en
relation avec les défis proposés par les futuristes. On peut dire que
l'apparition du futurisme contribue de manière décisive au tournant qu'on
observe dans sa trajectoire entre 1909 et la guerre : le poète de la Chanson
du Mal aimé, encore très lié à un répertoire typiquement symboliste, devient
le champion de l'avant-garde parisienne, prêt à toutes les audaces. La
reconstitution posthume montre qu'il entreprend dès 1909 un effort radical
de modernisation, bien qu'il hésite jusqu'à la fin de 1912 avant de publier
ces tentatives. Dans un brouillon de « Cortège », remontant à 1909, il y a un
vers – « Pourquoi faut-il être si moderne{320} ? » – qui dit bien sa résistance :
s'il comprend les exigences posées par Jules Romains et par Marinetti, il est
rebuté par la médiocrité de leurs résultats et par la naïveté de leurs
propositions. Les remarques ambiguës qu'il prononce sur Marinetti dans la
conférence-bilan qu'il consacre en 1909 aux « poèmes de l'année » attestent
son attention et ses réserves :

« M. Marinetti peut sembler avoir pris à tâche de démontrer que les Vandales étaient
dans le privé des gens fort bien élevés. Cependant il ne faudrait pas l'accabler sous les
métaphores de son manifeste futuriste qui, destiné seulement à l'Italie, a été la
manifestation brutale et incertaine des inquiétudes lyriques qui nous agitent tous, et
que beaucoup d'entre nous n'osent point exprimer. Le poète de La Ville charnelle n'est
pas un barbare. Ombre de François Ier, est-ce vous qui, poursuivant les desseins que
vif vous vouliez réaliser, avez, grâce à Marinetti, reconquis le Milanais, y suscitant
des écoles littéraires qui se réclament de la France, y faisant surgir des poètes de
langue française qui, semblables en cela à cet Arétin qu'on vous présenta à Milan,
savent se servir de la presse avec tant d'audace et tant d'à-propos{321}. »

L'effet d'émulation que le futurisme produit sur Apollinaire se manifeste


d'abord au niveau des initiatives collectives concurrentes qu'il tente de
lancer, où sont impliqués tour à tour, comme alliés ou comme rivaux, tous
les principaux représentants de l'avant-garde parisienne.

D'un « isme » l'autre


Dès la parution du premier manifeste futuriste, en 1909, Apollinaire
s'emploie à constituer un « mouvement » avec Jules Romains, lequel a, lui
aussi, l'ambition expresse de rassembler les meilleurs représentants de sa
génération. Le choix du partenaire peut paraître paradoxal, dans la mesure
où Romains est à ce moment-là le poète le plus en vue de sa génération et, à
ce titre, le rival le plus direct d'Apollinaire. Mais ils se reconnaissent et
s'estiment mutuellement comme des pairs, dont l'alliance peut constituer un
front commun parisien assez fort pour rivaliser avec le futurisme{322}.
Romains publie coup sur coup plusieurs articles-manifestes qui présentent
les écrivains faisant partie de leur réseau comme un groupe en train de
réaliser un important renouveau poétique{323}. Apollinaire participe lui aussi
à ces opérations de lancement{324}. Une lettre qu'il adresse à Romains lors
de cette intervention le montre bien conscient des moyens à mettre en
œuvre et déterminé à le faire{325} : «  Ce qui manque à présent, ce sont les
organes, revue, journal, éditeur, théâtre. Il s'agit de créer tout cela.  » Il
songe expressément à un rassemblement intermédial – à l'instar de celui de
Marinetti – réunissant non seulement les poètes et les peintres qu'il connaît
mais aussi des représentants d'autres arts  : «  Je voudrais savoir si, à ta
connaissance, il existe un mouvement concordant avec celui dont nous
sommes, chez de jeunes musiciens, comme ce mouvement existe chez les
peintres ? ». Cette alliance se termine en 1911 par une prise de distance très
nette de la part d'Apollinaire, qui dans un compte-rendu publié par La NRF
éreinte impitoyablement la pièce de Romains L'Armée dans la ville. La
rivalité et le sentiment d'incompatibilité, fondé sur les différences non
négligeables qui opposent les deux partenaires, ont pris le dessus{326}.
Peu après, en 1912, Apollinaire s'engage très activement dans une
tentative animée par Henri-Martin Barzun, un poète qui a fait partie du
« groupe de l'Abbaye », sans obtenir la reconnaissance espérée, et cherche à
s'imposer comme chef de file d'une nouvelle tendance, le « dramatisme ».
Barzun expose ses idées dans sa revue Poème et drame, et dans un essai-
manifeste, L'Ère du drame. Essai de synthèse poétique moderne, publié à la
fin de 1912. Il se démarque de l'unanimisme en misant davantage sur les
recherches formelles  : il développe des réflexions et des expérimentations
portant sur l'élargissement des moyens et des supports de la poésie{327}. Les
manifestes techniques que Marinetti publie cette année-là ne sont
certainement pas étrangers à ces préoccupations, qui tranchent avec les
vagues revendications de modernité, concentrées surtout sur des aspects
thématiques, qui ont caractérisé jusque-là les prises de position antérieures
de Marinetti lui-même et de ses rivaux. Apollinaire fait partie du Comité de
rédaction de la revue, participe à l'élaboration de L'Ère du drame, et dans
une « Lettre de Paris » publiée dans Der Sturm, le 2 février 1913, souligne
l'importance du «  dramatisme  » et de ses recherches  : Der Sturm ayant
lancé, en 1912, les œuvres des peintres futuristes, leurs manifestes et ceux
de Marinetti{328}, il devient urgent de faire connaître à l'avant-garde
allemande l'existence d'un mouvement parisien rivalisant avec le futurisme
par l'originalité et la variété de ses recherches.

Cubisme versus futurisme


La même année Apollinaire contribue de manière déterminante à une
vaste offensive de promotion du cubisme, laquelle est sans doute, au moins
pour une part, une réaction au succès remporté en février par l'exposition
des peintres futuristes. Il faut rappeler que jusque-là le «  cubisme  » était
loin d'apparaître comme une importante révolution artistique initiée par
Picasso et par Braque. Ni ces derniers ni leurs amis Apollinaire et
Salmon{329} n'aimaient employer ce terme, que Matisse avait lancé par
dérision, en 1908, à propos de l'exposition de Braque chez Kahnweiler, et
qui avait été relancé avec une intention péjorative par le critique Vauxcelles
en 1909{330}. Apollinaire mentionne le mot « cubiste » pour la première fois
dans une chronique de 1910 pour déplorer que des artistes au Salon
d'automne se soient servis de cette étiquette pour désigner leur «  plate
imitation sans vigueur  » de l'œuvre de Picasso, quasiment ignorée par le
public, car le peintre espagnol n'exposait jamais aux Salons{331}. Ce label
ayant fini progressivement par s'imposer comme synonyme d'art moderne –
dans les salons les œuvres des peintres les plus novateurs sont rassemblées
et les chroniqueurs les présentent comme « cubistes » – en 1911 Apollinaire
l'adopte lui aussi{332}. Mais il se limite à des interventions discrètes  : une
courte préface  au catalogue du Salon du cercle d'art Les Indépendants, à
Bruxelles{333}, une chronique sur la salle des «  cubistes  » au Salon
d'automne{334}.
Un épisode indique bien l'émulation que suscitent les peintres futuristes.
Le tableau de Marcel Duchamp, Nu descendant l'escalier{335}, présenté au
Salon des Indépendants en 1912, est décroché des cimaises à la demande de
Gleizes et de Metzinger, qui le jugent trop complaisant à l'égard des thèmes
futuristes (le sujet est un « homme mécanique » en mouvement), même si le
nu est un sujet banni par les futuristes et les couleurs bois employées par
Duchamp relèvent de la palette cubiste. L'exemple des futuristes contribue
certainement à persuader la plupart des peintres novateurs actifs à Paris de
se coaliser, en participant à l'exposition «  La Section d'or  », en octobre
1912, présentée comme une initiative cubiste. Ce label présente l'avantage
d'être déjà familier aux chroniqueurs d'art et de suggérer un grand
«  mouvement  » unitaire, existant depuis longtemps. En fait, il s'agit d'un
expédient promotionnel  : les recherches menées par ces peintres sont très
diverses et pour la plupart assez éloignées de celles de Picasso et Braque,
qui par ailleurs ne participent pas à cette exposition, car ils sont en train de
se lier à Kahnweiler dans un contrat d'exclusivité. La fonction purement
tactique de l'étiquette est particulièrement évidente dans le cas des œuvres
présentées par Duchamp, Picabia et Kupka, qui doivent beaucoup aux
suggestions futuristes. Apollinaire, auteur du Bulletin de l'exposition,
cherche à expliquer cette diversité en présentant le cubisme comme un
mouvement déjà ancien, en train de s'écarteler en plusieurs tendances.
La formule « Section d'or » tend à suggérer que le cubisme, par sa pureté
et par sa rigueur formelle, est un nouveau classicisme, s'opposant au
futurisme. Apollinaire explicite cette opposition dans un article qu'il publie
le jour même de l'inauguration de l'exposition{336}. Il y réduit le futurisme à
« une imitation italienne des deux écoles de peinture françaises qui se sont
succédé dans les dernières années : les fauves et les cubistes » ; qui plus est,
une mauvaise imitation, car, faute de comprendre vraiment l'effort des
cubistes, les futuristes n'ont produit – écrit-il – qu'une sorte d'«  art de la
dispersion, art populaire et tapageur  », qui arrive «  aisément à la
confusion  ». Il présente les cubistes comme des pionniers héroïques et
désintéressés, qui pour la plupart sont encore méconnus et poursuivent leurs
recherches dans le dénuement, alors que les futuristes sont soutenus par « la
caisse bien remplie du mouvement  » et «  voient leurs affaires
prospérer{337} ».
En fait les «  cubistes  » peuvent compter sur un dispositif promotionnel
beaucoup plus développé, systématique et efficace, en France et à l'étranger,
que le soutien sporadique que Marinetti peut assurer aux peintres futuristes.
Ainsi Boccioni et Severini vont continuer à lutter contre la misère alors que
Picasso et Braque arrivent assez tôt à l'aisance. Béatrice Joyeux-Prunel
impute cette faiblesse de la «  géopolitique  » des peintres futuriste au
manque «  d'une réflexion de fond sur les rapports de force symboliques
entre les capitales artistiques européennes, et d'un travail réel d'adaptation
des œuvres futuristes entre ces métropoles{338} ». Mais cette explication ne
prend en considération que l'attitude des agents, sans tenir compte de la
disproportion entre la force du marché de la peinture en France, soutenu par
un réseau puissant et organisé de marchands et de collectionneurs intéressés
à la production avant-gardiste, et la situation du marché italien, marginal,
dispersé et beaucoup plus hostile à l'innovation. Dans cet éclairage, les
méthodes de promotion «  autarciques  » de l'impresario Marinetti ne sont
qu'une manière de faire de nécessité vertu.
Les livres sur le cubisme qui paraissent à Paris entre 1912 et 1914
s'inscrivent, eux aussi, dans cette défense et illustration de l'art  français.
Pour leurs auteurs, ils constituent une stratégie d'accumulation de capital
symbolique, les légitimant comme découvreurs et interprètes des peintres.
Cette année-là, André Salmon publie La Jeune Peinture française ; Gleizes
et Metzinger, Du cubisme, dans une collection dirigée par Apollinaire  ;
Maurice Raynal (collaborateur de la revue d'Apollinaire Les Soirées de
Paris) Qu'est-ce que le cubisme  ? Publiées plus tard, en mars 1913, les
Méditations esthétiques d'Apollinaire ne peuvent plus compter sur la
curiosité du public et reçoivent un accueil mitigé, malgré le titre Les
Peintres cubistes que l'éditeur lui a imposé, pour exploiter la vogue du
label. Ce livre exercera toutefois une influence remarquable à l'étranger,
notamment aux États-Unis{339}. C'est lui qui lance, notamment, la
distinction entre une première phase du cubisme, analytique, et une
deuxième phase, synthétique. Sous couvert de retracer une généalogie et de
distinguer des tendances, il propose, en outre, une vision nettement
hiérarchisée des artistes, en opposant deux formes de cubisme «  pur  »
(« scientifique » et « orphique ») et deux qui ne le sont pas (« physique » et
« instinctif »). Il ne mentionne même pas le futurisme et, s'il cite Severini et
Boccioni, c'est pour les ranger, à la fin de l'ouvrage, parmi les représentants
du « cubisme instinctif », qu'il présente d'une manière péjorative, comme un
courant qui, «  issu de l'impressionnisme français  » et des fauves, défendu
par Marinetti et par d'autres critiques, est en train de s'étendre «  sur toute
l'Europe  », mais manque de lucidité et de croyance artistique. L'année
suivante Gustave Coquiot publie le livre Cubistes, futuristes, passéistes{340}
montrant qu'en 1914 les rapports entre cubisme et futurisme restent au
centre du débat.
L'offensive parisienne remporte le succès et le cubisme va être consacré
dans le monde entier comme la première grande expression de la modernité
picturale au XXe siècle. Toutefois, à la différence du futurisme, il n'est pas
perçu comme un mouvement « total ». Le label ne s'impose qu'en peinture,
et Picasso ne songe aucunement à le promouvoir. Apollinaire et d'autres
poètes proches de Picasso, comme Max Jacob et Pierre Reverdy, refusent de
le reprendre à leur compte, lorsque des journalistes tentent de l'appliquer à
leur production poétique. Personne, par ailleurs, ne songe à classer le
cubisme autrement que comme un courant artistique, aux visées
éminemment esthétiques. Aucun de ses représentants ne proclame la
rupture avec le passé, au contraire aussi bien les peintres que leurs
interprètes soulignent la continuité par rapport aux écoles antérieures.
Personne ne songe à le présenter comme une révolution éthique, encore
moins à lui attribuer des visées politiques.

Apollinaire futuriste ?
En août 1913, peu après la parution des Peintres cubistes, Apollinaire
publie L'Anti-tradition futuriste. Manifeste-Synthèse, sous les auspices de
Marinetti, qui lui propose des suggestions et lui donne des conseils pour la
mise en forme du texte{341}. On ne saurait réduire ce geste, qui déconcerte
tout le monde, à un canular sans importance, malgré des aspects parodiques,
qui en attestent l'ambiguïté{342}. La situation d'Apollinaire à l'époque peut
aider à comprendre cet épisode. Déçu par la réception parisienne des
Peintres cubistes et d'Alcools, Apollinaire est sensible à l'attention avec
laquelle ses amis étrangers accueillent ces deux livres, et commence à voir
un recours important dans ce réseau international. L'exemple de Herwarth
Walden et d'Ardengo Soffici a certainement contribué à le rapprocher de
Marinetti. Walden a ouvert aux futuristes sa revue Der Sturm et sa galerie,
qui sont considérées comme des remparts de l'expressionnisme. Soffici,
d'abord très critique, s'est rapproché du groupe milanais et a fait de sa revue
Lacerba le principal organe du futurisme. Ils ne considèrent pas cette
collaboration comme l'adhésion à une école, mais comme une alliance
naturelle avec un groupe qui par son organisation et par sa vitalité peut
contribuer à renforcer la lutte que sont en train de mener les novateurs dans
différents pays{343}.
Un inédit montre qu'Apollinaire partage tout à fait cette vision : « Il ne
faut point s'étonner de voir le futurisme s'efforcer d'englober toutes les
nouveautés qui paraissent dans le monde moderne : c'est là sa raison d'être
[...]. On ne peut l'admettre que dans la mesure où il synthétiserait de bonne
foi les efforts des autres nations{344} ». En 1914 il dira explicitement que les
« nombreux noms en isme [...] expriment la volonté d'être modernes chez
les générations actuelles{345} ». Son manifeste n'est pour Apollinaire qu'une
manière de participer activement à ce combat collectif, comme il le dit
clairement dès les premières lignes, où il met dans un même sac tous les
«  ismes  » (y compris ceux qu'il a lancés lui-même, le cubisme et
l'orphisme)  : «  ce moteur à toutes tendances impressionnisme fauvisme
cubisme expressionnisme pathétisme dramatisme orphisme paroxysme
dynamisme plastique mots en liberté invention de mots{346}  ». Fait rare à
l'époque à Paris, il n'oublie pas de mentionner l'expressionnisme, en
confirmant par-là la perspective transnationale de son manifeste.
L'exemple des futuristes, qui proclament la beauté de l'esquisse et font de
l'effort le critère de mesure de la valeur, a sans doute contribué à un autre
changement radical que dénote l'attitude d'Apollinaire : alors que, jusqu'en
1911, il antéposait à l'originalité le souci de la perfection{347}, maintenant il
se préoccupe surtout d'innover, en abordant des tentatives de plus en plus
risquées. Il veut être un de ces artistes héroïques qu'il décrit dans ses
Méditations esthétiques, à propos de Picasso : « Ils habitent dans la solitude
et rien n'est exprimé que ce qu'ils ont eux-mêmes balbutié, balbutié si
souvent qu'ils arrivent parfois d'efforts en efforts, de tentatives en tentatives
à formuler ce qu'ils souhaitent formuler. Hommes créés à l'image de Dieu,
ils se reposeront un jour pour admirer leur ouvrage. Mais que de fatigues,
que d'imperfection, que de grossièretés{348}  !  ». Il déclare explicitement  :
« Il me suffit, à moi, de voir le travail, il faut qu'on voie le travail, c'est par
la quantité de travail fournie par l'artiste que l'on mesure la valeur d'une
œuvre d'art{349}. » Dans son récit autobiographique « Le Poète assassiné »,
publié en 1916, un personnage inspiré de Picasso présente ainsi cette
révolution esthétique : « J'ai vu ta femme, te dis-je. Elle est la laideur et la
beauté ; elle est comme tout ce que nous aimons aujourd'hui{350}. ». Picasso
dira plus tard à Gertrude Stein : « Chaque chef-d'œuvre est venu au monde
avec une dose de laideur en lui. Cette laideur est le signe de la lutte du
créateur pour dire une chose nouvelle d'une façon nouvelle{351}. ».
Apollinaire a sans doute songé à Mallarmé, qui avait présenté Un coup de
dés comme une « tentative », « à l'état élémentaire », poussée « aussi avant
qu'elle n'offusque personne : suffisamment, pour ouvrir des yeux [...] sans
présumer de l'avenir qui sortira d'ici, rien ou presque un art{352} ». Mais les
manifestes  futuristes sont décisifs, car ils donnent une forme explicite et
convaincante à l'esthétique du work in progress. C'est, en effet
l'aboutissement cohérent du mode de fonctionnement qui s'est instauré dans
l'histoire artistique depuis le «  romantisme  »  : la révolution permanente
remet en cause la recherche de la perfection. «  Rien n'est plus beau que
l'échafaudage d'une maison en construction  », écrit Marinetti dans Le
Futurisme, un petit livre sorti en 1911{353} ; et, en 1912, dans son Manifeste
technique de la littérature futuriste : « Faisons crânement du laid ».

La synchronisation des temps de l'avant-garde : le « simultané »


L'apparition des futuristes a contribué aussi, de manière décisive, à la
surenchère expérimentale et à la radicalisation qui s'observent dans
l'évolution des recherches menées par les poètes et les peintres actifs à
Paris, à partir de 1909. Chacun s'employant à dépasser les inventions des
autres, il s'ensuit à la fois une exigence de différenciation et,
paradoxalement, un effet d'homogénéisation des enjeux, attesté par une
convergence frappante dans le langage  : presque tous les principaux
concurrents finissent par désigner leur vision de la modernité et les
techniques qu'ils emploient pour la rendre par le même concept, le
« simultané ».
Or la vogue de ce terme est elle-même un indice de l'impact du
futurisme, comme l'observe Apollinaire{354}, car c'est Boccioni qui, dans le
catalogue de l'exposition parisienne de février 1912, a lancé la formule
« simultanéité des états d'âme ». Depuis, chacun des principaux concurrents
parisiens, peintres et poètes, en vient à proposer sa propre conception du
«  simultané  ». Barzun publie dès 1913 des textes écrits comme des
partitions impliquant le concours de plusieurs voix. Delaunay se démarque
des futuristes en se réclamant de la «  loi du contraste simultané des
couleurs  » énoncée en 1839 par le chimiste Eugène Chevreul et en
définissant le « simultané » comme un « métier ». Cendrars produit en 1913
– avec Sonia Delaunay – un objet qu'il présente comme le « premier livre
simultané  », en publiant La Prose du Transsibérien sous la forme d'un
dépliant gigantesque qui par la disposition du texte et les couleurs vise à
suggérer une perception synoptique du poème.
À  la veille de la guerre la question du «  simultané  » (définition et
antériorité) est perçue comme l'enjeu central des luttes entre les poètes qui
se disputent le rôle de chefs de file de la modernité, et les accusations
mutuelles de plagiat se font fréquentes, même si  rétrospectivement elles
apparaissent absurdes, du moment que les pratiques sont en réalité très
diverses. Le fait est que ce concept a fini par indiquer tout ce qui à ce
moment-là apparaît comme moderne en poésie et dans les arts. Par certains
aspects, ces expériences se présentent comme le fruit d'un utopique et
fécond effort de chassé-croisé entre les recherches des peintres et celles des
poètes, comme s'ils cherchaient à renouveler leur répertoire à travers
l'échange de leurs moyens respectifs à première vue les plus
caractéristiques. Pour les peintres, il s'agit de remettre en question jusqu'au
bout la conception du tableau comme reproduction d'une vision instantanée
et située. Les poètes cherchent des moyens permettant de déjouer l'ordre
successif des mots et de suggérer une saisie à la fois globale et plurielle du
texte, en rivalisant avec la peinture, où « tout se présente à la fois, l'œil peut
errer sur le tableau, revenir sur telle couleur, regarder d'abord de bas en
haut, ou faire le contraire », alors que « dans la littérature, dans la musique
tout se succède et l'on ne peut revenir sur tel mot, sur tel son au
hasard{355} ».
En juin 1914, Apollinaire réplique aux revendications d'antériorité de
Barzun en publiant une mise au point qui le montre profondément impliqué
dans la querelle autour du concept de simultané. S'il reconnaît que les
futuristes ont lancé le mot, il revendique un rôle de pionnier pour ce qui
concerne le mode de vision dont s'inspire toute son œuvre, depuis
L'Enchanteur pourrissant jusqu'à ses «  poèmes-conversation  »{356}, et il
annonce les poèmes «  visuels  » qu'il va bientôt publier comme une
technique permettant pour la première fois de mettre en question la
successivité de l'écriture{357}. En fait, si les Calligrammes s'inscrivent dans
la lignée du Coup de dés, ils doivent manifestement beaucoup à des
suggestions futuristes récentes. Au moment où il a conçu Lettre-Océan,
Apollinaire connaissait sans doute le manifeste La Peinture des sons, bruits
et odeurs (août 1913), où Carlo Carrà parlait d'« expansion sphérique dans
l'espace  », obtenue par des rayons. Peut-être il connaissait également les
tableaux-affiches où Carrà, en 1914, mettait en œuvre ces principes.
Certainement il avait lu le manifeste La Splendeur géométrique et
mécanique et la sensibilité numérique (mars 1914) – où Marinetti
préconisait expressément «  l'analogie dessinée  » et la «  typographie libre
expressive ».
Même la conception du théâtre qu'Apollinaire poursuit dans la
pantomime À  quelle heure un train partira-t-il pour Paris  ? (projet conçu
en 1914 avec Alberto Savinio, Francis Picabia et Marius de Zayas,
interrompu par la guerre), puis dans son « drame surréaliste » Les Mamelles
de Tirésias, doit indiscutablement beaucoup aux suggestions de Marinetti,
comme en témoignent les principes formulés dans le « Prologue » de cette
pièce{358}. Il faut souligner notamment un aspect  : le rôle actif qui est
attribué au public dans la construction du sens. Cela ne vaut pas seulement
pour le théâtre, où les spectateurs sont sollicités par tous les moyens à
participer : l'écriture calligrammatique est explicitement pensée comme une
partition ouvrant la possibilité d'exécutions très différentes, selon les
parcours et les associations du lecteur.
Ainsi, même si Apollinaire continuera de trouver décevantes les œuvres
de Marinetti{359}, l'impact que le futurisme exerce sur son évolution va bien
au-delà de ce que laissent entendre ses remarques explicites. Et, comme
Apollinaire, à la veille de la guerre, est une référence incontournable pour
les novateurs du monde entier, il contribue beaucoup, indirectement, à la
diffusion internationale des propositions futuristes.

Les variantes russes


Le label futurisme a eu un succès particulier en Russie. Le premier
manifeste de Marinetti est publié à Saint-Pétersbourg un mois après sa
sortie en France et, en général, les futuristes russes connaissent assez tôt les
manifestes, la production et les performances des italiens. L'exemple italien
a joué un rôle certain dans la genèse du futurisme russe et dans ses
développements, bien que ses représentants aient toujours dénié ou
minimisé cette référence, en allant jusqu'à antidater le recueil Le Vivier aux
Juges no  1 – qu'ils considèrent comme l'acte de naissance du «  futurisme
russe  » – pour revendiquer l'antériorité de leurs recherches{360}. Ce déni
d'influence tenait non seulement au souci de revendiquer l'originalité de leur
apport mais aussi à l'exigence de se présenter comme un mouvement
autochtone, s'inspirant de la tradition populaire russe, pour marquer la
rupture avec leurs aînés, toujours très attentifs aux suggestions étrangères.
D'où la combinaison à première vue paradoxale de modernité et de retour
aux «  origines  » (désigné comme «  primitivisme  ») qui caractérise les
recherches des futuristes russes et contribue à les démarquer de celles des
futuristes italiens{361}.
Par bien des aspects, toutefois, leurs stratégies sont proches de celles des
Italiens, ce qui s'explique non seulement par un transfert direct mais aussi
par le fait qu'Italiens et Russes ont en commun la référence à des
prédécesseurs français, aussi bien dans le domaine de la peinture que dans
celui des recherches sur le langage. Les rapports d'alliance et d'échange à
tous les niveaux (conceptions de l'art et pratiques) entre les poètes et les
peintres jouent en Russie un rôle aussi important qu'en Italie. La
provocation caractérise leurs initiatives collectives, dès l'ouvrage Vivier aux
Juges no 1. En fait le label n'est adopté que plus tard et ce livre – qui n'est
accompagné par aucun manifeste programmatique et n'est même pas mis en
vente – n'arrive pas à se faire remarquer. Le peintre et poète David
Bourliouk (1882-1967) joue un rôle d'éveilleur, de rassembleur, de
promoteur et d'organisateur analogue à celui de Marinetti, en contribuant
notamment à attirer Vassili Kamenski, Vélimir Khlebnikov, Vladimir
Maïakovski, Alexeï Kroutchonykh et Bénédikt Livchits. David Bourliouk a
contribué également à lancer le «  primitivisme  », qui revendique le lien
avec la culture paysanne et archaïque russe.
La même association de primitivisme et de futurisme caractérise Natalia
Sergeevna Gončarova et Michail Fedorovič Larionov. Ces derniers, pour se
distinguer, vers 1912-1913 se réclament d'un autre label, le rayonnisme,
désignant des recherches qui sont proches en fait de celles que mènent à la
même époque les peintres futuristes et, en France, Robert Delaunay, car
elles privilégient des schémas graphiques – cercles, ondes, rayons, spirales
– suggérant la propagation de la lumière et du son. Des livres de
Khlebnikov et Kroutchonykh, illustrés par Gontcharova et Larionov,
présentent des affinités indéniables avec les expérimentations futuristes
concernant le langage et l'utilisation de la typographie comme ressort
expressif. Dans Pomada, paru en janvier 1913, Kroutchonykh publie trois
poèmes écrits dans une langue inventée qui annonce ce qui sera plus tard
désigné comme « zaoum ». De même, l'agressivité futuriste transparaît dans
le titre et le contenu du manifeste Gifle au goût public qui ouvre le volume
collectif homonyme publié à la fin de 1912 par Bourliouk, Khlebnikov,
Maïakovski, Kroutchonykh et les autres écrivains de leur groupe.
Le mot «  futurisme  » devient à ce moment-là synonyme d'avant-garde
pour la presse russe. En prenant acte de ce fait, Bourliouk et Maïakovski
finissent par adopter ce label, voire par en revendiquer l'usage exclusif,
comme le font, par ailleurs, le peintre Kasimir Malevitch, le compositeur
Mikhail Matiushin et l'écrivain Alexeï Kroutchonykh, qui en 1913
organisent et lancent par un manifeste le Premier congrès Futuriste russe.
Plusieurs futuristes russes, notamment Maïakovski, ont en commun avec
Marinetti la conception utopique de l'art comme forme supérieure d'action,
à laquelle revient un rôle fondamental dans la vie sociale et politique. Mais
ils rejettent les choix nationalistes et bellicistes de Marinetti et cette
opposition politique contribue à expliquer les prises de distance et l'hostilité
avec lesquelles ils l'accueillent lors de son séjour à Moscou, en janvier
1914{362}.
Pour mieux se démarquer du futurisme italien les «  futuristes  » russes,
par la suite, tendent à lancer d'autres « ismes ». Certains recourent au terme
« Cubo-futurisme », importé en Russie par Alexandra Exter, mais forgé par
la critique parisienne, qui l'a appliqué aux artistes du « groupe de Puteaux »
lors du Salon de la Section d'Or de 1912, et plus tard à Parade, le ballet de
Picasso, Satie et Cocteau, comme synonyme de tendance avant-gardiste{363}.
Les promoteurs du « Constructivisme » se rattachent par plusieurs côtés au
futurisme  : ils poursuivent des recherches sur le mouvement et sur le
dynamisme plastique dans le domaine de l'architecture, ils opposent le
fonctionnel au décoratif, ils exaltent l'importance des matériaux et les
aspects esthétiques de l'industrialisation. Kasimir Malevitch lance le label
« Suprématisme » lors de la « Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10
(zéro-dix) » qui a lieu à Pétrograd du 19 décembre 1915 au 19 janvier 1916,
à laquelle il présente 39  tableaux{364} accompagnés par la plaquette Du
cubisme et du futurisme au suprématisme, un nouveau réalisme pictural.
Par cette généalogie il reconnaît dans les recherches cubistes et futuristes
son point de départ.
Les manifestes de Marinetti sur le théâtre ne sont pas étrangers, par
ailleurs, aux expérimentations de Vsevolod Meyerhold et d'Alexandre
Taïrov, ni au mouvement théâtral FEKS («  Fabrication de l'acteur
excentrique  »), fondé à Saint-Pétersbourg en 1921, s'inspirant, pour le jeu
des acteurs, du cirque, du cabaret et du music-hall : les fondateurs, Grigori
Kozintsev et Leonid Trauberg se réclament expressément de leur « grand-
père » Marinetti, dans leur almanach Ekscentrizm, publié en 1922. Et sans
doute Sergej Esenin, Dziga Vertov e Sergej Ejzenstejn ont tiré des
suggestions des manifestes futuristes sur le cinéma.
Pour ce qui concerne la production littéraire, le futurisme russe a sans
doute mené une exploration plus ample et méthodique que le futurisme
italien. Mais ce dernier a exercé une influence internationale plus vaste, du
fait de la francophonie de Marinetti et de son inlassable activité
promotionnelle. Dans les pays slaves, ces deux références se combinent de
manière variée. La Bohème, par exemple, est tournée surtout vers la
Russie{365}, alors qu'en Roumanie les contacts avec Marinetti sont directs,
immédiats et féconds  : son premier Manifeste est publié dans le journal
roumain Democratia de Craiova le jour même de sa parution dans
Le  Figaro. La revue Contimporanul devient en 1924 l'organe de l'avant-
garde roumaine en publiant le Manifeste vitaliste adressé à la jeunesse d'Ion
Vinea, qui s'inspire autant de Marinetti que du constructivisme. On y
retrouve aussi bien le rejet radical du culte de l'Art et du passé que
l'enthousiasme pour les mots en liberté, les néologismes et le style
télégraphique. Cette équipe reçoit encore très cordialement Marinetti en
1930 et l'année suivante publie un de ses textes{366}.
De même, le futurisme italien joue un rôle important dans la genèse du
futurisme polonais, représenté notamment par les poètes Bruno Jasiénski et
Anatole Stern, qui lancent les Manifestes du futurisme polonais en 1921. Ils
sont toutefois plus modérés que leurs modèles italiens, car ils se heurtent à
une société encore plus traditionaliste et fermée que l'Italie. Sur le plan
politique, en outre, ils sont sensibles à l'exemple de Maïakovski et des
autres artistes russes qui ont embrassé la cause du prolétariat. Mais, alors
qu'en Russie, avec la Révolution, le futurisme devient un temps presque une
esthétique officielle, dont s'inspire le programme du LEF, en Pologne il
reste l'expression d'une opposition culturelle et politique au pouvoir en
place{367}. Les dettes à l'égard des suggestions italiennes et, en même temps,
de l'avant-garde russe (notamment le primitivisme et le constructivisme) ne
sont pas moins évidentes en Lituanie{368}. Dans les pays balkaniques
occidentaux les références explicites concernent surtout l'expressionnisme,
ensuite le surréalisme, mais les deux futurismes, italien et russe, suscitent
également beaucoup d'attention et de contacts{369}.

Aux origines du modernisme anglo-américain


Le futurisme se fait connaître en Angleterre avant la guerre{370}, grâce à
la publication des principaux manifestes futuristes, aux expositions des
peintres{371}, aux conférences et aux déclamations publiques de
Marinetti{372}. On peut dire qu'il a joué un rôle déterminant dans la
naissance des premiers groupes modernistes anglo-américains, à l'encontre
de ce que soutiennent les critiques ne prenant en considération que des
formes d'adhésion explicites, notamment le manifeste Vital English Art,
écrit en collaboration par Marinetti et par C.R.W.  Nevinson, publié dans
The  Observer le 7  juin 1914. L'impact du futurisme en Angleterre a été
minimisé, voire caché et dénié par la plupart de ceux qui l'ont subi, qui s'en
sont explicitement démarqués pour ce qui concerne la rupture avec le passé,
en revendiquant au contraire la continuité avec la tradition cultivée{373}. En
outre ils ont pour la plupart affiché une attitude de condescendance amusée
et raciste à l'égard de Marinetti, tout en étant très frappés par ses
suggestions. Ainsi Harold Monro, l'éditeur de Poetry and Drama, d'un côté
va jusqu'à écrire : « We claim, ourselves, also, to be futurists » et proclame
que le futurisme est «  an attitude of mind, a condition of soul{374}  »  ; de
l'autre, il le trouve «  in its genesis, no more than frenzied Whitmanism,
adultered by an excessive, if diverting, admixture of meridional
eloquence{375} » et revendique l'exigence de résoudre « our own problems in
our own manners{376}  ». L'attitude de Lewis est tout à fait semblable, bien
qu'il définisse Marinetti comme «  the intellectual Cromwell of our
time{377} ».
En fait, l'émulation suscitée par le futurisme a été décisive aussi bien au
niveau des initiatives collectives que des types d'expérimentation
poursuivis, comme l'a rappelé plus tard Ezra Pound  : «  Marinetti and
Futurism gave a great fillip to all European literature. The movement which
I, Eliot, Joyce and others started in London would not have existed but for
Futurism{378}. » En effet, on ne saurait comprendre ce moment crucial dans
l'histoire du modernisme anglo-américain en le traitant comme un
phénomène indépendant{379}, sans voir ce qu'il doit à la confrontation avec
le futurisme, qui joue un rôle à la fois de modèle et de repoussoir{380}.
Il ne s'agit pas seulement des expédients typographiques de Pound, d'un
type de rhétorique (dès 1911 on peut remarquer chez lui des métaphores
techno-scientifiques référées au mouvement, à l'électricité et à l'énergie),
d'une attitude agressive et violente à l'égard du monde social  : le
« Vorticisme », fondé en 1914 par Pound lui-même et par Wyndham Lewis,
avec le lancement de leur revue Blast, se réfère manifestement au futurisme
dans son mode de naissance, son fonctionnement et ses propositions. Il se
présente, à l'instar du futurisme, comme un mouvement intermédial,
rassemblant non seulement des écrivains, mais aussi des peintres, des
sculpteurs, et des photographes. Les manifestes du premier numéro de Blast
s'inspirent des modèles futuristes. Le premier, par exemple, distribue
malédictions et bénédictions, à l'instar du manifeste d'Apollinaire de 1913,
concerté avec Marinetti. Et le deuxième rappelle les manifestes futuristes
par sa violence verbale et ses provocations.
Sur certains points le programme vorticiste se définit par opposition aux
mots d'ordre futuristes. Par exemple, Wyndham Lewis dans «  Our
Vortex  »{381} souligne la combinaison de mouvement et d'immobilité que
désigne leur mot d'ordre : « The Vorticist is at his maximum point of energy
when stillest [...] Our Vortex desires the immobile rythm of its
swiftness{382}. » T. E. Hulme va expliciter plus tard, dans ses Speculations,
la revendication de continuité qu'implique cet emblème  : «  You think at
once of a whirlpool. At the heart of the whirlpool is a great silent place
where all the energy is principle of continuity. The destruction of this
conception is, on the contrary, an urgent necessity of the present{383}  ».
Ainsi le vorticisme, à la différence du futurisme, ne remet en question ni la
notion d'art, ni l'opposition entre l'art et la vie, ni la différence de statut
entre le grand art et la culture de masse{384}.
Le futurisme séduit même des romanciers. Il joue notamment un rôle
déterminant dans l'évolution de D.  H.  Lawrence, comme l'attestent ses
lettres{385}, ses Studies in American Classic Literature, et les
transformations qui caractérisent sa vision du monde et son écriture à partir
de The Rainbow et Women in love{386}. Ford Madox Ford apprécie le
«  matérialisme  » futuriste  : («  Signor Marinetti in theory – like myself in
practice – is a materialist », écrit-il), en l'opposant à d'autres « ismes » qui
sont à ses yeux « visionnaires » : « Cubists, Vorticists and the rest of them
are in fact visionaries ; post-Impressionists, Futurists and the rest of us are
materialist{387}. »

Le futurisme en Allemagne
Le futurisme a un impact tout autant considérable sur les écrivains et les
artistes qui en Allemagne poursuivent un effort de renouvellement. Ils sont
désignés généralement comme « expressionnistes », mais il vaut mieux ne
pas recourir à cette étiquette trompeuse, conférant rétrospectivement
l'apparence d'un phénomène unitaire à des recherches qui le plus souvent
sont menées de manière indépendante et diffèrent dans leurs visées et leurs
ressorts. Personne d'entre eux ne songe à reconnaître à Marinetti un rôle de
chef de file, mais, comme le reconnaît Ulrich Weisstein, « on peut affirmer
que, Marinetti absent, l'expressionnisme aurait eu un visage différent{388} ».
Il est vrai que ces recherches précèdent la naissance du futurisme, et que
les convergences avec les suggestions futuristes s'expliquent en partie par la
médiation des modèles parisiens auxquels allemands et italiens se sont
confrontés. Mais, comme en France, les futuristes frappent et suscitent
l'émulation par leurs gestes retentissants et par la forme explicite et radicale
qu'ils donnent à leurs propositions. Les expositions des peintres, organisées
par Herwarth Walden (le directeur de Der Sturm, la revue qui est considérée
comme l'organe de l'expressionnisme{389}) jouent un rôle décisif dans cette
pénétration. Walden publie le manifeste des peintres futuristes avant de
publier le manifeste inaugural de Marinetti et, de même, publie l'appel Les
artistes au  public avant le Manifeste technique de Marinetti et son
Supplément{390}.
Ainsi en Allemagne les premières réactions proviennent des peintres et
des critiques d'art. Klee se montre très favorablement impressionné dans
son journal  : «  Carrà, Boccioni, Severini sont fort bons. (...). Russolo est
plutôt représentatif{391}.  » Kandinsky lit et commente à la Bauhaus le
Manifeste technique de la peinture futuriste. Franz Marc découvre la
peinture futuriste aussitôt après l'œuvre de Delaunay, en automne 1912, et
son œuvre est profondément marquée par ces expériences, bien qu'il rejette
l'antipasséisme des italiens{392}. Les artistes allemands ne partagent pas non
plus l'optimisme vitaliste et l'enthousiasme des italiens à l'égard de la
modernité, ni leur parti pris antispiritualiste de «  déshumanisation  » du
regard. Mais les peintres futuristes, qui déclarent vouloir exprimer des
« états d'âme », leur apparaissent sans doute plus proches de leur vision que
l'« objectivité » dont se réclament les cubistes.
Pour ce qui concerne les écrivains, ils sont frappés plus par les manifestes
– notamment le Manifeste technique de la littérature futuriste et
Destruction de la syntaxe. Imagination sans fils. Mots en liberté – que par
les œuvres de Marinetti traduites en allemand, qui contrastent avec les
manifestes, car elles remontent à la période pré-futuriste. Comme en
France, l'attention que suscitent les futuristes est attestée par la diffusion de
mots d'ordre comme simultanéité, dynamisme, vitesse{393}. Parmi les
écrivains marqués par cette rencontre, il y a Johannes Robert Becher,
August Stramm, Lothar Schreyer, Rudolf Blümmer, Theodor Daübler,
Gottfried Benn et Alfred Döblin{394}. L'expérience de la guerre convertit
plusieurs d'entre eux à des positions internationalistes et pacifistes qui les
amènent à rejeter le futurisme, à cause de son nationalisme germanophobe
et belliciste. Mais Benn et Blümmer ne le renient pas et en mars 1934 sont
parmi ceux qui accueillent l'exposition berlinoise de l'«  aéropeinture  »
futuriste, malgré leur adhésion au nazisme, pour lequel le futurisme faisait
partie de l'entartete Kunst.
L'effet d'incitation du futurisme est particulièrement évident dans le
domaine du théâtre. Il est vrai que l'intérêt des auteurs allemands pour le
cabaret et pour d'autres genres « mineurs » précède le futurisme et doit sans
doute beaucoup, comme les idées de Marinetti sur le music-hall{395}, à
l'exemple de Paris, où dès la fin du XIXe  siècle le cabaret est une source
d'inspiration pour poètes et artistes. Mais certainement les soirées futuristes
et le manifeste de Marinetti contribuent-ils à encourager des tentatives
comme celles que proposent, après la guerre, deux théâtres proches du
Sturm  : le Sturm-Bühne de Berlin et le Kampf-Bühn de Hambourg. Ils
s'inspirent en effet des mêmes principes que prônait Marinetti  : style
télégraphique, mélange des genres et des registres, jeu stylisé –
« physique » et antipsychologique – implication des spectateurs, décors et
éclairage antinaturalistes{396}.

Les transformations de la notion d'avant-garde


La guerre est un contexte particulièrement défavorable pour la poursuite
des expérimentations audacieuses et des échanges entre les novateurs de
pays différents. Ceux qui ne sont pas tués ou blessés sont en tout cas
exposés à la pression pour le « retour à l'ordre » qu'exercent les tenants de
la tradition, en présentant les recherches avant-gardistes comme des
attentats à l'héritage culturel national. En France, le cubisme et tout art
d'avant-garde sont attaqués comme produits «  boches  » et barbares, sous
prétexte que quelques peintres cubistes sont allemands ou d'origine
allemande ainsi que le collectionneur Wilhelm Uhde et le marchand
Kahnweiler{397}. Alors que, à la veille de la guerre, l'internationalisation des
avant-gardes est en  plein essor, le conflit et les divisions des camps
affectent considérablement la circulation des œuvres et les contacts
personnels entre les auteurs ressortissant de pays belligérants. La campagne
de Marinetti pour l'entrée en guerre de l'Italie et son attitude germanophobe
discréditent le futurisme aux yeux de nombreux artistes et écrivains qui
jusque-là l'avaient accueilli avec attention.
Mais le changement décisif est l'apparition de deux concurrents – Dada
en 1916, puis, en 1924, le surréalisme – qui parviennent successivement à
détrôner le futurisme, comme incarnation de l'avant-garde, bien que ce
dernier ait joué incontestablement, pour tous deux, un rôle de modèle. Selon
le témoignage de Richard Huelsenbeck{398}, Tristan Tzara et Marcel Janco à
leur arrivée en Suisse étaient déjà en contact avec Marinetti et Boccioni. Par
ailleurs l'unique numéro du Cabaret Voltaire réserve trois pages au
futurisme, en publiant notamment les poèmes Dunes de Marinetti et
Addioooo de Cangiullo. André Breton et Philippe Soupault connaissent les
manifestes futuristes grâce à Apollinaire{399}, et sont parmi ceux qui
assistent aux représentations du Théâtre synthétique futuriste organisées à
Paris en 1918 par le groupe Art et Liberté{400}.
Les uns et les autres ont été très réticents sur cette ascendance qui, en les
inscrivant dans une tradition déjà constituée, mettait en cause le mythe de la
«  rupture inaugurale  ». Tristan Tzara a été jusqu'à saborder la conférence
que Marinetti a donnée à Paris le 15  janvier 1921, et les concerts des
«  bruiteurs  » futuristes, la même année. Breton, qui à ce moment-là
commence à se démarquer de Tzara, rencontre Marinetti et l'invite au
Congrès international pour la détermination des directives et la défense de
l'esprit moderne, qu'il organise à Paris en janvier 1922, mais, comme le
montre le texte qu'il publie au mois de novembre de la même année – « Les
caractères de l'évolution moderne et ce qui en participe  » –, il tend
désormais à se proposer comme le chef et  le théoricien d'un mouvement
général dont le futurisme, le cubisme et dada ne seraient que des aspects
dépassés. La même prospective sera reproposée dans un texte de 1953  :
« Du surréalisme en ses œuvres vives »{401}.

Un modèle pour Dada et le surréalisme


On ne saurait toutefois expliquer les propriétés qui, aux yeux des
contemporains et de la postérité, distinguent Dada et le surréalisme des
autres «  ismes  » de l'époque, sans prendre en considération le rôle de
prototype qu'a joué le futurisme. Comme le futurisme, ces groupes
remettent en cause la notion même d'art, à travers des pratiques comme
l'art-action et le ready-made (une possibilité qui est implicite dans le propos
du premier manifeste futuriste opposant la beauté d'une voiture de course à
la Nike de Samotrace). Ils se proposent comme une rupture radicale avec la
tradition et le passé, ne faisant exception que pour quelques « précurseurs »,
et ils poursuivent le scandale, en privilégiant chacun un aspect des
provocations futuristes  : les dadaïstes le côté ludique et destructeur, les
surréalistes la posture prophétique et utopique, car, à la différence de Dada,
ils affichent, comme les futuristes, une attitude optimiste concernant la
possibilité de changer le monde et la vie. Ils refusent la logique rationnelle
au nom de l'imagination au pouvoir{402} et se réclament d'une morale
nouvelle. Les expéditions punitives et les « procès » surréalistes s'inspirent
d'épisodes célèbres de la «  vie futuriste  », et procèdent de la même
conception agonistique, polémique et agressive de la vie littéraire. Breton,
comme Marinetti, exerce un leadership sans partage jusqu'à sa mort, en
produisant un effet de continuité, malgré les excommunications et les
ruptures qui sans cesse transforment la composition du groupe.
La référence au futurisme émerge également au niveau des œuvres. Dada
poursuit notamment des recherches typographiques et un travail d'invention
verbale. Le poème « simultan » de Tzara reprend des suggestions à la fois
aux futuristes (la notion de simultané, les mots en liberté, la spontanéité, le
style télégraphique) et à Barzun. Breton, plus attaché à la conception
classique du signifiant, répudiera ces tentatives, mais se rattachera au
futurisme par l'écriture automatique, à laquelle l'imagination sans fils ouvre
la voie, comme le suggère le supplément au Manifeste technique de 1912,
évoquant les moments où la main qui écrit semble indépendante du cerveau.
Breton et Soupault puisent aux suggestions du Théâtre synthétique futuriste
dans deux sketches de 1919 (Vous m'oublierez et S'il vous plaît), et
confirment leur intérêt pour l'esthétique théâtrale de Marinetti en publiant
dans Littérature, en 1920, des « Synthèses » et des « Surprises » théâtrales
futuristes. Breton s'inspire également de Marinetti dans ses manifestes. Le
premier, par exemple, ramène la genèse du surréalisme à un moment
d'illumination («  Un soir, avant de m'endormir..  »), comme le Manifeste
technique de 1912 (« Ce fut en aéroplane... »). Les exhortations subversives
de Breton (« Lâchez tout », « Ouvrez les prisons », « Licenciez l'Armée »)
rappellent celles de Marinetti. Le «  Discours sur le peu de réalité  » fait
échos sur plusieurs points à L'Imagination sans fils et les mots en
liberté{403}.
Le surréalisme parvient à éclipser ses deux prédécesseurs, grâce à des
atouts qui favorisent son succès, grâce à la richesse kaléidoscopique des
explorations que ce chantier collectif permanent permet d'engendrer et
grâce au charme qu'exerce le côté fantasmagorique et surprenant de sa
production. Breton, Aragon et Soupault, à l'encontre de Marinetti et de
Tzara, sont des Français, reconnus par leurs pairs comme des prétendants
légitimes. Ils ont fait leurs débuts très jeunes sur la scène parisienne, sous le
parrainage des poètes les plus admirés, d'Apollinaire à Valéry, ils sont très
cultivés et unissent au talent beaucoup de réflexivité. Avec l'adhésion
momentanée à Dada, ils s'approprient la visibilité que la tentative de Tzara a
conquise, ainsi que son image séduisante de révolte de la jeunesse contre
l'establishment, dépassant les confins d'un combat esthétique.
Par ailleurs, ils se démarquent rapidement du nihilisme destructeur de
Tzara et plus en général des expérimentations les plus risquées de leurs
devanciers, tout en mettant à contribution leurs découvertes concernant des
ressorts de la création tels que l'inconscient, le rêve, l'insolite, l'humour, le
jeu avec les mots et le collage. Contrairement à Apollinaire, qui en 1916
dénonçait la facilité de la «  littérature faite d'images enchaînées comme
grains de chapelet [...] à la portée de tout le monde{404} », ils ne se privent
pas d'exploiter les effets du «  stupéfiant image  ». Dans son premier
manifeste, Breton rompt avec l'image ésotérique de la poésie qui rebutait les
profanes. Il présente l'écriture automatique comme un «  modeste  » travail
d'« enregistrement », qui met les « Secrets de l'art magique surréaliste » à la
portée de tous. Par là, il ressuscite la croyance romantique dans
l'inspiration, qu'un processus séculaire de réflexion sur la pratique poétique
semblait avoir définitivement liquidée. Bref, s'ils parviennent à renouer
avec le public, c'est qu'ils «  savent faire une version soft de la révolution
hard » qu'ont réalisée leurs maîtres{405}.
Ce groupe, qui commence à se constituer en 1919, profite du fait que la
génération précédente a été gravement affectée par la guerre et qu'à Paris à
ce moment-là il n'y a pas de concurrents à même de rivaliser avec lui, car
les fondateurs de Dada sont divisés et géographiquement dispersés. Ainsi le
surréalisme s'impose rapidement et attire irrésistiblement l'attention de ceux
qui, français et étrangers, sont à l'affût des nouveautés parisiennes. La
polarisation qu'il exerce, le capital de reconnaissance qu'il continue de
cumuler, l'efficacité de son organisation lui permettent d'exercer un long
monopole, favorisé par deux décennies de paix, et d'entrer dans l'histoire
artistique et littéraire comme l'incarnation par excellence du mouvement
d'avant-garde{406}.
Grâce à sa durée et à son succès exceptionnels, le surréalisme a
parachevé l'institutionnalisation du modèle qu'il a hérité du futurisme.
Ainsi, on en retrouve les traits fondamentaux dans les «  mouvements  »
avant-gardistes qui ont réussi à conquérir une certaine célébrité dans le
deuxième après-guerre, en profitant de la place vacante laissée par le déclin
du surréalisme, disparu de  la scène parisienne avec l'exil américain de
Breton. Par-delà leurs différences, tous – Lettrisme, Situationnisme{407},
Fluxus, Tel Quel, etc.- ont spontanément reproduit le même répertoire  :
radicalisme, antagonisme, prétention totalisante mettant en cause l'art, son
rôle social et ses rapports à la politique, recours à la provocation et au
scandale, manifestations publiques.

Les définitions des « avant-gardes historiques »


Grâce au retentissement international que le futurisme, Dada et le
surréalisme ont suscité, ils ont joui d'une attention particulière de la part des
contemporains et de la postérité. La plupart des travaux les ont considérés
comme un phénomène inédit, les «  avant-gardes historiques  », en leur
appliquant une démarche inductive, visant à dégager des propriétés
générales. Dans cette acception, la notion d'avant-garde prend un sens
nouveau  : elle désigne un mouvement collectif, où l'innovation esthétique
devient secondaire, par rapport aux postures et aux stratégies agressives qui
ont permis à ces groupes de se faire remarquer, alors que, jusque-là, on
employait le substantif « l'avant-garde » et les locutions « d'avant-garde »,
ou « à l'avant-garde » pour désigner la position d'un individu ou d'un groupe
devançant ses contemporains, dans un domaine spécifique{408}. Faute de
replacer ces cas dans le processus historique dont ils sont l'aboutissement,
on n'a pas vu que Marinetti, Tzara et Breton n'ont fait qu'utiliser de manière
particulièrement massive et outrée des formes de lutte symbolique
auxquelles les nouveaux entrants ont eu souvent recours, depuis le
« romantisme », pour accéder à la visibilité, notamment dans le domaine de
la poésie. On n'a pas vu qu'il fallait prendre en considération le contexte
italien, particulièrement hostile à l'innovation, pour comprendre la
radicalisation que le futurisme avait opérée, en faisant de cette attitude le
trait distinctif de l'avant-garde, repris en tant que tel par ses émules.
Guillermo de Torre, auteur d'une première étude en 1925, reprise dans
une version plus ample en 1965, inaugure cette conception de l'avant-garde,
qui souligne les traits les plus voyants du fonctionnement de ces groupes –
la «  vis dynamique  » et polémique, plus préoccupée du combat que des
résultats, l'internationalisme et l'anti-traditionalisme – sans interroger les
conditions de cette posture{409}. La Teoria dell'arte d'avanguardia de Renato
Poggioli, largement diffusée grâce à sa traduction américaine, transforme
des représentations et des attitudes – activisme, antagonisme, nihilisme,
agonisme, antipasséisme – en propriétés distinctives de l'avant-garde. Cet
essai se démarque des synthèses postérieures par sa perspective
généalogique, qui l'amène à remonter en arrière jusqu'au « romantisme » et
à reconnaître la parenté entre le fonctionnement des «  avant-gardes  » et
celui de la bohème. Mais le cadre explicatif est aussi vague que daté  :
l'avant-garde comme réaction à l'aliénation de la société capitaliste{410}. Les
travaux de Jean Weisgerber{411} et de Peter Bürger ont contribué de manière
décisive à codifier et à naturaliser l'idée que le futurisme, dada et le
surréalisme constituent l'incarnation quasi idéal-typique des « avant-gardes
historiques  »{412}. C'est Bürger, notamment, qui prétend établir une
opposition entre les «  modernes  » – les innovateurs solitaires – et les
« avant-gardes », et entre les « avant-gardes historiques » et les néo-avant-
gardes (postérieures à 1945), qui n'auraient fait que recycler les expériences
de leurs prédécesseurs.
De même, la plupart des études consacrées aux manifestes littéraires
proposent comme des définitions générales des descriptions qui en fait sont
fondées sur l'observation des manifestes les plus célèbres, notamment ceux
de Marinetti et de Breton, qui ont contribué à transformer cette pratique en
un « genre », par le nombre considérable de manifestes qu'ils ont produit et
par l'importance qu'ils ont attribuée à cet aspect de leur production, attestée
par la réflexion et le soin formel qu'ils lui ont consacrés. Mais ces
définitions prétendument générales ne s'adaptent pas à une grande partie des
cas observables{413}. Ainsi, par exemple, Mary Ann Caws, dans un ample
recueil de manifestes publié en 2001, propose une définition de la
« poétique du manifeste » se fondant en fait sur le cas des futuristes, tenu
pour exemplaire : « Le manifeste est depuis le début, et encore aujourd'hui,
une manipulation délibérée de l'opinion publique  », «  le document d'une
idéologie »{414}, « bruyant » comme « une alarme typographique ou un cri
de rébellion implicite », « un art de l'excès », « un acte de démesure »{415}.
Caws elle-même finit par mettre en cause la portée générale de cette
description, ne pouvant ignorer les trop nombreuses exceptions présentes
dans son anthologie  : «  Genre alternatif, le manifeste peut toujours être
redéfini ; il produit à chaque fois sa définition, il dépend du contexte et en
affiche les couleurs{416}.  » Une autre tentative de définition, proposée par
Daniel Latouche, se fonde sur six critères formels, dont le premier apparaît
comme trop vague (le manifeste est toujours porteur d'un message) et les
autres (relation au contexte sociopolitique, dimension collective, action
concrète, violence verbale, caractère négligeable de l'écriture) sont loin
d'être généralisables{417}.

Le rapport à la politique
Ces approches échouent à rendre compte de la diversité des pratiques,
notamment pour ce qui concerne les prises de position politiques des
membres de ces groupes. Comme le surréalisme est le cas le plus célèbre et
le plus étudié, son pacifisme internationaliste et ses rapports de
compagnonnage avec le Parti communiste sont considérés comme un
exemple caractéristique de l'attitude politique de toutes les avant-gardes,
alors que le seul trait qui s'impose, à partir du futurisme, comme constitutif
de la posture avant-gardiste, dans le domaine politique, est le caractère
radical et polémique des prises de position{418}. Mais, pour ce qui concerne
la tendance à un engagement du côté de la gauche révolutionnaire, les
divergences qu'on observe dans les choix politiques des « avant-gardes » de
l'époque ici abordée suffiraient à démentir cet attendu. Par exemple, Breton
rompt rapidement avec le Parti communiste, tandis qu'Aragon devient un
des représentants éminents de ce parti. Le cas de Maïakovski ne peut pas
non plus être ramené au modèle de Breton, en ce que son adhésion à la
Révolution, en 1917, lui permet pendant quelques années de jouer un rôle
éminent dans la politique culturelle du nouveau pouvoir.
Par ailleurs, on ne saurait liquider la connivence de Marinetti et de
plusieurs autres futuristes avec Mussolini et son régime{419}, ou la
sympathie d'Ezra Pound pour le fascisme, comme des choix contradictoires,
simplement parce qu'ils ne répondent pas au stéréotype de l'avant-garde fixé
postérieurement. La plupart des artistes et des écrivains d'avant-garde
impliqués dans la première guerre mondiale, d'Apollinaire à Döblin, cèdent
au patriotisme belliciste et xénophobe, en oubliant les rapports d'échange,
de collaboration et d'amitié amorcés avant le conflit avec les avant-gardes
de pays ennemis. Et, s'ils cherchent à maintenir des formes plus restreintes
d'internationalisme, comme l'indique la faveur dont l'idéologie pan-latine
jouit pendant la guerre parmi les représentants de l'avant-garde française et
italienne, ces rapports restent toujours orientés par des rivalités
nationales{420}.
On ne saurait donc considérer la sympathie pour la gauche comme un
trait invariant de la posture avant-gardiste. S'il est vrai qu'une attitude
antibourgeoise caractérise la représentation de l'artiste forgée depuis le
premier XIXe  siècle par le milieu littéraire et artistique parisien, cet
antagonisme n'implique aucunement la solidarité avec le «  peuple  » et le
ralliement au «  mouvement ouvrier  »  : il ne fait que retraduire, en fait,
l'écart objectif qui s'est creusé entre les artistes et les intellectuels, pôle
dominé des classes dominantes, et le pôle dominant, constitué par les
détenteurs du pouvoir économique et politique{421}.
Ainsi que le montraient déjà les cas de Balzac, Flaubert, Baudelaire, le
mépris pour les «  bourgeois  » (catégorie dans laquelle sont confondus le
public bien-pensant, incapable de comprendre et apprécier les œuvres de
valeur, et les producteurs asservis aux goûts de ce public) peut aller de pair
avec l'indifférence politique, voire des convictions réactionnaires. La
position de dominant-dominé se traduit dans une ambivalence structurelle,
qui explique la diversité des attitudes possibles – solidarité avec le peuple,
identification avec les notables, apolitisme – et les oscillations, voire les
revirements, qu'attestent nombre de biographies.
Ces choix, toutefois, ne sont pas anarchiques  : on peut les expliquer en
prenant en considération l'ensemble des facteurs, collectifs et individuels,
qui orientent les pratiques. Il y a, d'une part, l'état de l'espace englobant  :
situation de conflit ou d'équilibre, guerre ou paix, configuration du champ
du pouvoir, attitude des élites étatiques à l'égard des producteurs culturels,
rapports de forces entre les diverses fractions artistiques et intellectuelles,
propriétés des champs de production (hiérarchies, orientations et
représentations collectives). De l'autre, il faut tenir compte des dispositions
des agents et de leurs trajectoires{422}.
En France, depuis l'Affaire Dreyfus, l'engagement était une dimension
constitutive de la figure de l'intellectuel. En outre l'âge d'or des avant-gardes
a coïncidé, grosso modo, avec l'époque où le parti communiste se présentait
comme une avant-garde politique, était au faîte de son prestige auprès des
intellectuels et pouvait apparaître à l'avant-garde culturelle comme un allié
naturel, engagé dans le même irrésistible combat historique. On ne saurait
comprendre les choix de Marinetti et de nombreux intellectuels italiens, qui
adhèrent au fascisme, sans rappeler l'absence, en Italie, d'une tradition de
progressisme intellectuel comparable, par importance et prestige, à celle qui
a caractérisé l'histoire française. Il y avait, en outre, la montée du
nationalisme et l'image ambiguë avec laquelle se présentait le fascisme.
Jusqu'en 1914 Mussolini avait été un dirigeant du Parti socialiste, directeur
depuis 1912 du quotidien socialiste Avanti !. Le Parti fasciste se représentait
comme une avant-garde luttant pour le progrès et la modernisation du pays
(la notion revient également dans le nom – « Les Avant-gardistes » – sous
lesquels le fascisme a encadré les jeunes) et les responsables de la politique
culturelle fasciste ont déployé beaucoup d'efforts pour conquérir le
consensus des artistes et des intellectuels{423}.
Enfin, on ne saurait expliquer les difficultés, les malentendus, les
déceptions et les ruptures qui caractérisent les tentatives d'engagement
politique des artistes et des écrivains sans prendre en considération
méthodiquement les logiques différentes du champ politique et du champ
artistique, et les différences de goût et d'habitus qu'implique l'appartenance
à des champs différents. Ces différences structurelles permettent de
comprendre le fait qu'en général l'art et les partis de masse ne font pas bon
ménage. Le nazisme a condamné et brûlé les œuvres expérimentales comme
art dégénéré. L'ouverture culturelle que le régime soviétique a manifestée
pendant sa première décennie a abouti au dirigisme culturel et à
l'officialisation de la doctrine du réalisme socialiste. Les surréalistes
français, qui à la fin des années 1920 ont tenté de se rapprocher du Parti
communiste, ont vite découvert que leurs recherches et leur prétention à
l'autonomie étaient loin de répondre aux attentes et aux orientations des
dirigeants et des intellectuels du parti, attachés pour la plupart à une
conception fonctionnaliste de la culture, alors que le refus de toute finalité
étrangère à l'art s'était imposé dans le champ artistique comme la condition
même de la légitimité.
En outre, les goûts personnels des hommes politiques et des intellectuels
de parti ne s'accordaient pas, généralement, avec ceux des avant-gardes
littéraires et artistiques  : souvent ils n'avaient pas la compétence et les
dispositions spécifiques nécessaires pour comprendre les conditions
historiques et les conséquences des révolutions esthétiques. Ainsi Georg
Lukács était attaché aux conventions réalistes forgées au XIXe  siècle, et ne
voyait dans les recherches postérieures que l'expression d'une société
décadente{424}.

Évolution du questionnement savant


Bien des essais les plus connus concernant l'avant-garde proposent des
bilans sur le rôle qu'ont joué « les avant-gardes », souvent aboutissant à la
conclusion suivant laquelle la conception même de l'avant-garde comme
antagonisme, révolution et dépassement permanents implique des impasses
et des contradictions.
La question du rapport entre avant-garde et culture de masse vient au
premier plan à la fin des années 1930 aux États-Unis, posée par
l'industrialisation du marché culturel. Dans son essai Avant-Garde and
Kitsch, le critique Clement Greenberg souligne la rapidité avec laquelle la
publicité et l'industrie s'approprient les inventions formelles des avant-
gardes{425}. Son approche essentialiste{426} l'amène à poser une différence de
nature entre les créations d'avant-garde et les produits commerciaux, alors
que, historiquement, il y a toujours eu une relation d'échange à double sens :
emprunts réciproques, fascination de l'art et de la littérature d'avant-garde
pour les produits manufacturés, les images et les slogans publicitaires, les
ressorts des genres «  populaires  », le trivial{427}. En France la distinction
entre les deux types de produits est fondée sur la structure dualiste qui
depuis le XIXe siècle caractérise le champ de production, à tous les niveaux :
instances de publication, modes de consécration, fractions de public. Aux
États-Unis cette opposition est loin d'être aussi marquée et évidente, ainsi la
«  récupération  » des audaces de l'avant-garde de la part du marché est
particulièrement rapide.
On comprend la réaction de Theodor Adorno, qui à cette époque-là est
exilé aux États-Unis. Alors que Walter Benjamin avait vu dans les moyens
de «  reproductibilité technique  » une possibilité de démocratisation de
l'art{428}, Adorno condamne l'« industrie culturelle », dans laquelle il voit un
instrument de domination non moins puissant que la pensée
«  instrumentale  » issue des Lumières. Il lui oppose des exemples qui par
leur «  négativité  » (leur refus d'être utiles et accessibles) constituent à ses
yeux une forme de résistance : la poésie de Mallarmé, Rimbaud, Celan et la
musique de Berg, Schönberg, Boulez{429}. Par ce moralisme esthétique,
jaugeant l'art à l'aune de son pouvoir critique, Adorno s'inscrit dans la
tradition marxiste, mais il s'en démarque par ses goûts, plus ouverts à la
modernité, et par  sa compétence spécifique, lui permettant de saisir
l'importance des aspects formels et techniques des œuvres littéraires et
artistiques.
Le critique newyorkais Harold Rosenberg a retracé le paradoxe de la
«  tradition du nouveau  » instaurée par les avant-gardes et la tendance des
épigones à renouer avec la demande du marché{430}. Hans Magnus
Enzensberger s'est attaché, lui aussi, à dénoncer les « apories » inévitables
auxquelles se heurte la posture avant-gardiste{431}. De même, Bürger a
souligné comme une contradiction indépassable la «  neutralisation  » et la
banalisation des défis avant-gardistes opérées par les institutions
artistiques{432}.
Jurgen Habermas et Pierre Bourdieu se sont démarqués de ces premières
synthèses par des théorisations qui apportent un éclairage sur la genèse de
l'avant-garde, en reliant le phénomène à la division du travail et à
l'autonomisation de la sphère de l'esthétique{433}. Eux aussi ont pris position
sur le rôle historique de l'avant-garde. Habermas condamne la surenchère
permanente comme un « faux dépassement », qui aboutit à des « excès » et
à des «  égarements  »{434}. Il semble méconnaître la spécificité de la
recherche artistique, car il soutient que l'art, porteur de valeurs universelles
et d'effets émancipateurs comme toute autre sphère, peut et doit sortir de
son isolement et participer à la constitution  d'une rationalité
communicationnelle{435}. De même, Pierre Bourdieu assigne à l'art un rôle
fondamental dans l'« utopie rationnelle » qu'il propose à la fin des Règles de
l'art, dans un «  post-scriptum  » qu'il distingue explicitement de ses
analyses, en tant que «  normatif  ». À  la différence de Habermas, il pose
l'exigence de défendre la liberté de l'art, jusque dans ses expressions à
première vue totalement autoréférentielles et gratuites, car il est persuadé
que l'autonomie des champs est une des conditions de possibilité du
« progrès de l'universel{436} ».
La remise en cause de la conception évolutionniste de l'histoire artistique
a produit à partir des années 1990 une floraison d'ouvrages et
d'interventions qui s'emploient à renverser les hiérarchies établies du
XXe  siècle, en réhabilitant les «  arrière-gardes  », par une stratégie de
détournement de capital dont les avant-gardes, par ailleurs, se sont
beaucoup servies{437}. La posture avant-gardiste n'a pas pour autant disparu
et la notion d'avant-garde survit dans des études rétrospectives, comme
objet de recherche et comme catégorie classificatoire, le plus souvent
chargée de toute l'ambiguïté que lui confèrent les présupposés implicites
dont ses différents usages l'ont enrichie. Quelque dictionnaire littéraire et
quelque ouvrage destiné aux étudiants du Supérieur ont amorcé un travail
d'historicisation{438}. Ainsi la conclusion d'un essai de synthèse s'ouvre sur
ces mots  : «  Traverser les révolutions esthétiques de la modernité, en ses
filiations baudelairiennes ou mallarméennes, conduit à cette conclusion
paradoxale : l'avant-garde n'existe pas, et pourtant ce qui s'est joué sous ce
nom engage toutes les activités artistiques du XXe  siècle. Il n'existe pas
d'école, ni de corpus d'œuvres, ni même d'auteurs “avant-gardistes”, mais
plutôt des effets de nomination au sein du champ socioesthétique{439} ».
Chapitre 3

« Existentialisme »

« Le mot est idiot. Ce n'est d'ailleurs


pas moi qui l'ai choisi : on me l'a
collé et je l'ai accepté. Aujourd'hui,
je ne l'accepterais plus. »

Jean-Paul Sartre

« Cette dénomination ne peut rien


désigner de précis, que ce soit dans
le champ de l'ontologie, de la
théorie de la connaissance, de la
pensée morale ou politique, de la
philosophie de l'art, de la culture ou
de la religion. »

Jacques Colette
Dans les trois décennies qui suivent la seconde guerre mondiale, la scène
culturelle planétaire est dominée successivement par deux labels français :
l'existentialisme et le structuralisme. Si la France sort du conflit
politiquement et économiquement affaiblie, Paris n'a pas encore perdu son
rôle de Méridien de Greenwich de la modernité.

Les conditions des modes intellectuelles


On remarque un changement important, par rapport au passé : alors que
jusque-là les «  ismes  » les plus célèbres avaient désigné des groupes
littéraires et/ou artistiques, les concepts d'existentialisme et de
structuralisme sont employés pour indiquer des modes de pensée et/ou des
vogues intellectuelles. Pour expliquer ce déplacement, il faut sans doute
prendre en compte les progrès de la scolarisation au niveau du
Supérieur{440}, produisant un public nouveau, concentré dans les grandes
villes, notamment dans Paris. Ayant acquis, grâce à l'Université, une
certaine familiarité avec les outils et les problématiques du débat d'idées,
nombre de ces lecteurs s'intéressent à l'évolution des tendances
intellectuelles et aux maîtres à penser que proposent l'édition et la presse,
notamment s'ils semblent fournir des instruments conceptuels pour penser
les problèmes de l'actualité.
Du fait du prestige social qu'elle a toujours eu en France, perpétué par les
hiérarchies scolaires, la littérature continue de jouer, en réalité, un rôle
fondamental{441}. Mais, alors que, du symbolisme au surréalisme, les poètes
avaient été les protagonistes des « ismes » les plus célèbres, l'attention des
lecteurs nouveaux porte plus sur le roman et sur l'essai que sur la recherche
poétique, de plus en plus marginalisée.
Les nouveaux «  ismes  » peuvent être appréhendés comme l'expression
d'une lutte entre les humanités et les disciplines scientifiques, qui menacent
de les dévaluer, car non seulement elles connaissent un grand essor, du
point de vue du nombre d'étudiants et des postes d'enseignants (dans le cas
des sciences sociales, à partir des années 1960{442}), mais elles bénéficient
de l'autorité toujours croissante de la science. Le succès de l'existentialisme,
puis celui du structuralisme, prouvent que les humanités gardent toutefois
une importance exceptionnelle par rapport à la plupart des autres pays, et la
philosophie reste dans ce secteur la « discipline du couronnement »{443}.
Ces modes, qui, relayées par les médias, peuvent arriver à dépasser
l'enceinte académique et à impliquer un public très large, témoignent en
outre de la naturalisation de la conception avant-gardiste. En effet
« existentialisme » et « structuralisme » ne sont pas des étiquettes choisies
par les protagonistes. Elles sont lancées par la presse, comme par effet
spontané de la croyance selon laquelle chaque époque a sa querelle des
anciens et des modernes, qui mérite d'être suivie passionnément comme un
événement d'intérêt national, même si les nouvelles avant-gardes ne
présentent pas des traits comme la prétention de la rupture « inaugurale » et
radicale avec le passé, le happening, la provocation.
En analysant les conditions de possibilité, le fonctionnement et les usages
de ces «  ismes  » on peut saisir les principales transformations qui
caractérisent pendant cette période le champ intellectuel français et
l'évolution de sa position dans l'espace international.

La genèse du mode de pensée existentialiste


Le terme existentialisme est introduit dans le lexique philosophique
français dès les années 1930. Jean Wahl l'utilise, en 1937, dans sa traduction
d'une lettre que Jaspers lui a adressée, publiée dans le Bulletin de la société
française de Philosophie (« L'existentialisme est la mort de la philosophie
de l'existence{444} ») où percent les raisons du rejet du terme existentialisme
de la part des philosophes allemands, qui lui ont toujours opposé le concept
de «  Existenzphilosophie  ». Mais le mot ne commence à devenir célèbre
qu'à la fin de 1944, lorsque des intellectuels du PCF, notamment Henri
Lefebvre et Roger Garaudy, s'en servent dans l'hebdomadaire Action pour
attaquer la pensée de Sartre{445}.
Ainsi la genèse de la mode intellectuelle est inextricablement associée à
l'accès de Sartre à la célébrité et, pour le public élargi qui assure la
divulgation du concept, celui-ci désigne fondamentalement les traits de la
posture intellectuelle de Sartre  : une attitude condensée dans quelques
formules frappantes («  L'homme est une passion inutile{446}  »  ; «  L'enfer,
c'est les autres{447}  »)  ; le style de vie anticonformiste de Sartre, de son
entourage et de la jeunesse habillée de noir qui se retrouve dans les
« caves » de Saint-Germain-des-Prés ; le rôle de conscience critique de son
époque que Sartre a prétendu exercer.
Mais, aux yeux des pairs, et dans la reconstitution rétrospective qu'en
feront les historiens de la philosophie, le mot désigne la constellation
philosophique dans laquelle Sartre s'inscrit  : un mode de pensée et,
inséparablement, une « humeur » qui en fait caractérisaient depuis la fin des
années 1920 la plupart de ceux qui prétendaient renouveler la philosophie
française. À partir de 1945, cette orientation domine la scène intellectuelle,
pendant une quinzaine d'années, grâce à un ensemble de conditions qui en
favorisent le succès et la durée. Or, comme on peut le montrer en
reconstituant la genèse de cette tendance et les enjeux auxquels elle répond,
les axiomes, la problématique et les arguments dans lesquels elle s'exprime,
elle indique, contrairement aux apparences, une profonde continuité par
rapport à la hiérarchie des disciplines et des savoirs qui a caractérisé le
champ intellectuel français depuis la fin du XIXe siècle.
On peut dire, en effet, que l'existentialisme représente une version
modernisée de la lutte que la philosophie française n'a cessé de mener,
depuis cette époque, pour réaffirmer son statut et ses prérogatives de
discipline souveraine, contre les savoirs dont l'essor remettait en question
les rapports des forces traditionnels : la physique et la biologie, mais aussi
et surtout la sociologie et la psychologie, qui font concurrence à la
philosophie sur un de ses terrains traditionnels, la connaissance de l'homme.
Cette continuité est masquée par le fait que l'accès à la succession impose
aux prétendants de présenter leur position comme une rupture par rapport
aux aînés. Ainsi l'état de l'espace des possibles pousse les jeunes
philosophes à se démarquer aussi bien du spiritualisme rénové de Bergson
que des positions académiques dominantes  : des professeurs comme
Brunschvicg, Lalande, Meyerson, auxquels leurs cadets reprochent d'avoir
réduit la philosophie à l'épistémologie{448}.

L'importation comme instrument de subversion


Dans tous les domaines, l'importation peut constituer un ressort décisif
pour les nouveaux entrants dans leur lutte pour «  dépasser  » leurs
prédécesseurs{449}. En effet, l'impression de nouveauté que l'apparition de
l'« existentialisme » parvient à produire est due surtout à un changement de
langage et de références, favorisé par l'appropriation de modèles étrangers
prestigieux. Il s'agit, notamment, des auteurs allemands contemporains
(Husserl, Scheler, Jaspers, Heidegger) que font connaître en France des
intellectuels émigrés comme Bernard Groethuysen, Alexandre Koyré,
Georges Gurvitch, Alexandre Kojève, Éric Weil, Emmanuel Levinas ou des
Français maîtrisant l'allemand comme Jean Wahl, Henri Corbin, Vladimir
Jankélévitch. Parmi les références étrangères il y a aussi Schelling,
Kierkegaard et Nietzsche (souvent récupérés à travers Jaspers et/ou
Heidegger{450}) et Hegel, qui, peu et mal connu en France jusque-là, devient
une référence majeure dans le milieu intellectuel parisien grâce à la lecture
existentialiste ante litteram qu'en propose Kojève dans une série de cours
donnés de 1933 à 1939 à l'EPHE. À  l'instar de Sartre, boursier à Berlin
pendant l'année 1933-1934, tout néo-agrégé aspirant philosophe va voir
dans le séjour d'études en Allemagne le meilleur couronnement de sa
formation{451}.
La revue Recherches philosophiques – fondée par Koyré avec Henri-
Charles Puech et Albert Spaier en 1931 – est une médiation essentielle, car
elle publie en même temps les maîtres étrangers et les premiers travaux
français qui contribuent à les rendre familiers, y compris La Transcendance
de l'Ego, l'essai où Sartre cherche pour la première fois à se démarquer de
Husserl. Parmi les collaborateurs de la revue il y a Jean Wahl, qui mène une
carrière universitaire mais est ouvert aux tendances nouvelles, fréquente un
cercle excentrique comme le Collège de sociologie{452}, est poète et publie
des œuvres qui frappent beaucoup Sartre et ses camarades, comme Les
Malheurs de la conscience dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel
(1929), Vers le concret (1932), Études kierkegaardiennes (1938).
Il est vrai que, comme le souligne en 1930 Georges Gurvitch dans son
livre Les Tendances actuelles de la philosophie allemande, ces orientations
rappelaient par bien des aspects la pensée de Bergson, qui prônait le
«  concret  », l'«  intuition  », le «  vécu  », la «  totalité  », contre
l'«  abstraction  », l'«  entendement  », l'«  objet  », l'«  analyse  »{453}. Cette
proximité n'échappe pas aux rares contemporains qui sont dotés de
l'outillage intellectuel nécessaire pour situer les nouveaux maîtres à penser.
Ainsi Marcel Mauss, dans une lettre de 1938, exhortait Roger Caillois à se
méfier de «  l'influence de Heidegger, bergsonien attardé dans l'hitlérisme,
légitimant l'hitlérisme entiché d'irrationalisme{454} ».
Mais, aux yeux de leurs jeunes disciples français, les auteurs importés ont
le mérite de fournir des outils renouvelés, à l'air plus ésotérique et plus
technique que ceux de Bergson. Husserl, avec des concepts comme
«  époché  » et «  intentionnalité  », des oppositions comme transcendantal-
empirique, théorique-naïf, puis Heidegger, avec ses procédés variés de
création ou de remotivation verbales{455}, ont considérablement enrichi le
répertoire par lequel la tradition noble de la philosophie allemande a
marqué sa distance du langage ordinaire. En même temps, cette conception
de la philosophie comme connaissance « concrète », qui atteint « les choses
mêmes  », semble sortir la discipline de sa ségrégation académique et lui
rendre son rôle de totalisation par rapport aux apports de la science, de la
littérature et du sens commun.
Ayant intérêt à souligner surtout les aspects de la phénoménologie qui
répondent à leurs exigences, ses émules français négligent le Husserl
théoricien de la logique. Dans son livre La  Théorie de l'intuition dans la
phénoménologie de Husserl, publié en 1930, Levinas cherche « à montrer
comment Husserl dépasse l'ontologie naturaliste, qui hypostasie l'objet de la
physique{456}  ». De même, c'est l'anti-objectivisme husserlien que Sartre
célèbre lyriquement dans son article de 1939 « Une idée fondamentale de la
phénoménologie de Husserl, l'intentionnalité », qui, publié dans La NRF, a
beaucoup contribué à attirer l'attention d'un public plus large{457}. Merleau-
Ponty, dans Phénoménologie de la perception{458}, salue comme un
dépassement de l'intellectualisme le parcours de Husserl, de la notion de
conscience transcendantale à la valorisation de modes primordiaux de l'être-
au-monde comme la perception.
Le thème de l'«  intersubjectivité  » suscite en France une attention
particulière, car, à une époque où l'histoire impose à la philosophie de
penser les tensions du monde social, la notion d'«  autrui  » permet de
ramener ce problème à une forme plus acceptable pour l'habitus
philosophique, celle de la relation entre les consciences{459}. C'est la
problématique qu'ont en commun, par-delà la diversité des issues, tous ceux
qui seront associés à l'existentialisme français, depuis Gabriel Marcel,
Emmanuel Mounier et Paul Ricœur, qui attribuent au dialogue avec l'autre
une signification transcendante, à Sartre et à Merleau-Ponty, qui posent la
socialité comme une dimension ontologique originaire.
La partie de L'Être et le Néant consacrée à ce thème témoigne d'une
évolution importante par rapport aux écrits philosophiques antérieurs de
Sartre : alors que ceux-ci étaient marqués par la référence à Husserl, dans
l'ouvrage de 1943 il souligne surtout la confrontation avec Heidegger et
avec Hegel. Lui-même a mis en relation ce tournant avec le contexte
historique :
«  Les menaces du printemps 38 puis de l'automne me conduisaient lentement à
chercher une philosophie qui ne fût pas une contemplation mais une sagesse, un
héroïsme, une sainteté, n'importe quoi qui pût me permettre de tenir le coup [...]. Et
puis l'Histoire était partout présente autour de moi [...]. J'étais mal outillé pour la
comprendre et  la saisir, mais pourtant je le voulais fort  ; je m'y efforçais avec
les  moyens du bord. C'est alors que parut le livre de Corbin{460}. Juste  quand il le
fallait. Suffisamment détaché de Husserl, désirant une philosophie “pathétique”, j'étais
mûr pour comprendre Heidegger{461} ».

Certainement la crise économique, la montée des fascismes, la guerre


d'Espagne, le Front populaire, la guerre mondiale favorisent l'essor de
philosophies mettant au centre les thèmes du conflit, de l'angoisse, de la
mort, du temps, du néant. Mais cette évolution philosophique retraduit
également le changement de la position intellectuelle de Sartre, qui, devenu
un écrivain et un critique en vue avec la publication de la Nausée, du Mur et
des critiques publiées dans La Nouvelle Revue française, s'adresse
désormais à un public plus vaste que le cercle académique, comme le
confirme le choix éditorial de publier L'Imaginaire et L'Être et le néant non
pas chez Alcan, l'éditeur des maîtres de la philosophie universitaire, mais
chez Gallimard, le plus prestigieux éditeur de littérature et de culture
générale.
Alors que Husserl demeure un auteur pour initiés, Heidegger n'est pas
moins ésotérique mais ouvre la voie à un discours susceptible de toucher
des lecteurs non spécialistes, par les résonances que peut susciter l'accent
sur le «  tragique  » de l'existence et de l'histoire. Sartre en est conscient,
comme l'indique une remarque dans ses Carnets de la drôle de guerre  :
«  Husserl, en effet, n'est pas grand public. Le “pathétique” de Heidegger,
bien qu'incompréhensible au plus grand nombre, frappe avec ses mots de
Mort, Destin, Néant, jetés ça et là{462}. ».
De même, Hegel, dans l'interprétation de Kojève, séduit un auditoire
hétérogène, réunissant des jeunes philosophes d'avenir comme Jean
Hyppolite, Emmanuel Levinas, Éric Weil, Merleau-Ponty, des représentants
de l'avant-garde littéraire (notamment Breton, Bataille et Queneau) et un
psychanalyste hérétique comme Jacques Lacan. Le concept hégelien de
« lutte à mort entre les consciences » est le point de départ du dépassement
de la notion heideggerienne de « Mitsein » que propose L'Être et le Néant,
avec une conception de l'intersubjectivité où «  le sens des rapports entre
consciences n'est pas le Mitsein, c'est le conflit »{463}. La notion de liberté
de Sartre s'inspire manifestement de la dialectique hégélienne où la
négation est le principe de l'évolution historique.
Lorsque Sartre achève, en 1929, avec l'agrégation de philosophie, son
parcours scolaire, il jouit de tous les atouts nécessaires pour percevoir et
saisir promptement les possibles que l'état du champ recèle, pour ceux qui
aspirent à innover dans le domaine de la philosophie. Il s'est déjà distingué
dans l'aristocratie intellectuelle de sa génération  : normalien, deuxième de
sa promotion, il est considéré comme un génie par ses camarades de l'École
Normale (selon le témoignage de Raymond Aron) et il se classe premier à
l'agrégation, après un échec tenu dans ce milieu pour une erreur évidente du
jury. Ce parcours scolaire suffit à le distinguer de ses concurrents, qui ne
possèdent pas les mêmes titres de légitimité institutionnelle, car l'École
Normale jouit d'un prestige extraordinaire en tant que creuset de
l'intelligentsia{464}, et la philosophie est au sommet de la hiérarchie des
disciplines dans les humanités. Grâce aux informations qu'il doit à son
réseau normalien et à son séjour berlinois, Sartre peut s'orienter
précocement vers l'appropriation des suggestions des maîtres étrangers les
plus en vue. Il s'attache d'abord à la confrontation avec l'œuvre de Husserl,
puis devient « zélateur de Heidegger{465} » et découvre Hegel, pour aboutir
en 1943 à une ambitieuse ontologie, qui prétend dépasser tous ses modèles
et, philosophie du sujet et de la liberté, défie sur leur terrain les sciences de
l'homme.

Sartre et l'« existentialisme » après la guerre


L'accès à la célébrité
La parution de l'Être et le Néant, en juin 1943, ne suscite pas de
retentissement immédiat, en dehors du cercle restreint, composé surtout de
pairs, qui sont intéressés à lire et à commenter ce volume de 700 pages{466}.
La Nausée et Le Mur lui ont procuré une réputation d'écrivain raffiné et
original (notamment pour la dimension philosophique de son œuvre),
auprès du milieu littéraire, de la presse spécialisée, des lecteurs de La NRF,
du cercle influent formé par ses condisciples, ses élèves et ceux qui ont
entendu parler de lui par ses proches. La curiosité alimentée par le prix
Populiste et le scandale suscité par le traitement explicite et cru d'aspects
touchant au corps et à la sexualité ont contribué à amplifier sa
renommée{467}.
En abordant le théâtre, à son retour à Paris, après la première tentative,
Bariona, mise en scène au Stalag, il ne songe pas seulement à la possibilité
que ce genre lui offre de transmettre efficacement, sous le couvert de
l'allégorie, un message hostile à l'Occupant et à l'ordre moral vichyssois,
mais il aspire sans doute à élargir son public, comme l'indique sa
conception de l'écriture théâtrale, très éloignée du souci d'innovation
formelle qui a caractérisé jusque-là son œuvre littéraire. Dans ses pièces, il
vise surtout le maximum d'efficacité et se sert à cette fin de procédés assez
traditionnels qu'il apprend d'un homme de métier comme Charles Dullin.
En effet, Les Mouches et Huis clos, jouées sous l'Occupation, contribuent
de manière décisive à sa notoriété mondaine et à la divulgation de ses idées,
en les  traduisant dans des conflits dramatiques et des formules lapidaires.
Oreste, le héros des Mouches, confère un éclat pathétique à la solitude de
l'individu qui veut être libre et échapper aux limites de l'existence ordinaire.
Dans Huis Clos, Sartre illustre sa vision désenchantée et anticonformiste
des rapports humains{468}. En mettant en scène une lesbienne, une
infanticide ainsi qu'un déserteur et goujat, il confirme son image d'auteur
scandaleux{469}. Ces pièces ont une dimension de satire antichrétienne qui
satisfait elle aussi la demande de rupture avec les « valeurs établies ».
Le succès de son théâtre tient également au fait qu'il gratifie son public,
en lui donnant « l'illusion de comprendre un philosophe qui passait jusque-
là pour obscur{470}. » Les nombreux articles et entretiens que suscitent ces
pièces le transforment en un personnage médiatique, en alimentant la
curiosité sur son œuvre antérieure, sa personne et sa vie. Son habitude
d'écrire au café, avec Simone de Beauvoir, en fait un personnage parisien
accessible et familier. Le succès de L'Invitée, le roman de Simone de
Beauvoir paru en 1943, lu comme un roman autobiographique inspiré des
mœurs anticonformistes du couple, contribue lui aussi au scandale suscité
par Huis Clos.
Les interventions très remarquées qu'il publie après la Libération ajoutent
une dimension nouvelle à sa figure publique. Dans le reportage «  Les
journées de la Libération de Paris  », publié dans Combat du 28  août au
4 septembre 1944, et dans trois articles consacrés à la vie des Français sous
l'Occupation, il reprend à son compte l'image de la France unie dans son
opposition à l'occupant, lancée par de Gaulle en août 1944, car, comme la
plupart des Français et beaucoup d'Anglais et d'Américains francophiles, il
ressent l'exigence de réhabiliter la France humiliée par la défaite et par
l'occupation, en adhérant au mythe d'une adhésion unanime des Français à
la Résistance.
Comme l'a montré Susan Suleiman, les textes sartriens donnent à ce
mythe une forme particulièrement frappante, par les ressorts qu'ils mettent
en œuvre{471}. Dans le reportage de Combat, le ton tour à tour épique ou
lyrique rappelle celui de Malraux célébrant la fraternité virile ou celui de
Nizan décrivant dans Le Cheval de Troie la cohésion du groupe
révolutionnaire{472}. Mais c'est surtout l'article « La République du silence »
qui impose puissamment à la fois l'image de la France unie dans la lutte à
l'Occupant et celle de son auteur comme représentant majeur de la
Résistance intellectuelle. Le contexte de la parution de cet article joue un
rôle décisif dans cette perception, car il est publié le 9 septembre 1944 à la
une du premier numéro libre des Lettres françaises, l'organe le plus
prestigieux de la Résistance, au-dessous d'un article de François Mauriac,
« La nation française a une âme », et à côté du « Manifeste des écrivains
français » signé par tous les membres du CNE, y compris Sartre, qui avait
participé aux réunions du Comité depuis 1943 et avait publié trois articles
anonymes dans Les Lettres françaises clandestines. Comme le remarque
Suleiman, ce paratexte renforce la suggestion que le texte exerce dès son
incipit paradoxal en recourant à un ressort rhétorique puissant, le sujet
collectif «  nous  »  : «  Jamais nous n'avons été plus libres que sous
l'occupation allemande ». Par le truchement de ce « nous », répété plus de
vingt fois dans les premiers paragraphes du texte, un glissement s'opère qui
relie la tragédie des déportés, les risques pris par les résistants actifs et
l'attitude du reste de la population, en présentant l'ensemble des Français
comme hostiles aux Nazis.
Bianca Lamblin, qui avait passé la guerre à se cacher, avait des parents
morts à Auschwitz et connaissait bien, par ailleurs, les conditions
relativement tranquilles et privilégiées dans lesquelles ses anciens amants
Sartre et Beauvoir avaient pu vivre, travailler et publier sous l'Occupation, a
évoqué l'effet d'usurpation intolérable qu'avait produit sur elle, témoin
informé, ce «  nous  » ambigu par lequel Sartre s'assimilait (fut-ce
inconsciemment) à ceux qui avaient été directement exposés à la
déportation, la torture et la mort :
« Ce nous sous la plume de quelqu'un qui n'a pas fait de résistance, qui n'était pas juif
et qui n'avait en tête que la publication de ses œuvres et le succès de ses pièces de
théâtre est proprement abusif, révoltant. Il mène le lecteur à croire que Sartre a vécu la
peur, l'horreur, s'est trouvé dans la dangereuse position des juifs, etc.{473} ».

Elle n'ignorait pas que Sartre, à son retour du Stalag, avait animé pendant
quelques mois, avec un groupe de normaliens et d'étudiants, une tentative
d'action clandestine, en publiant des tracts sous le label Socialisme et
liberté. Mais elle trouvait « pitoyable et ridicule » cette initiative « brève et
inefficace  », exposant avec légèreté ses membres à «  des risques graves
pour une action nulle{474} ».
En effet, la parution aux États-Unis de l'article «  La République du
silence  » contribue de manière décisive à divulguer à l'échelle mondiale
l'image d'un Sartre héros de la Résistance, du fait que la revue qui le publie
en décembre 1944, The Atlantic Monthly, présente l'auteur comme un chef
des FFI{475}. Les autres articles que peu après il consacre au même thème
(« Paris sous l'Occupation »{476} et « Qu'est-ce qu'un collaborateur ?{477} »)
parachèvent la réhabilitation des Français qui ont vécu sous l'Occupation
sans résister activement, en les distinguant des «  vrais collaborateurs  »,
présentés comme une « frange de ratés et d'aigres qui profitent un moment
des désastres{478} ». Ces textes confirment en outre le portrait unanimiste de
la France, car ils passent sous silence les conflits politiques et idéologiques
qui ont divisé et continuent de diviser les Français et, de plus, ne
mentionnent pas, à part une allusion à la déportation, la persécution dont les
juifs ont été les victimes de la part de leurs concitoyens, les délateurs et
aussi la police.
Le succès de ces articles ne tient pas seulement au fait qu'ils répondent à
la demande d'un public très vaste, en rendant son honneur et son unité à une
nation qui sort de la guerre diminuée. L'autorité littéraire et philosophique
de Sartre, la force de ses arguments et l'efficacité de son écriture les
distinguent de la masse des discours qui à cette époque-là proposent la
même vulgate. Cet écrivain sulfureux, ce penseur ésotérique commence à
apparaître comme un maître à penser, capable d'élaborer et de légitimer une
vision du passé récent et du présent dans laquelle la majorité des Français
peut se reconnaître avec orgueil. Les reportages que Sartre écrit aux États-
Unis comme envoyé spécial du Figaro et de Combat, au début de 1945,
concourent, eux aussi, à élargir sa renommée, en France et aux États-Unis,
car ils le font connaître aux publics différents, non nécessairement initiés,
que touchent à cette époque-là ces deux quotidiens.
L'Être et le Néant a des propriétés qui font de son auteur, aux yeux de ses
lecteurs et commentateurs, un des plus importants philosophes
contemporains. Ce gros volume se présente comme un système original, qui
rivalise avec l'entreprise de Descartes en repensant la relation entre la
conscience et le monde à partir du cogito, et ne se confronte qu'avec les plus
grands noms de l'histoire philosophique, comme s'ils étaient les seuls
interlocuteurs dignes d'être pris en considération. Il prétend notamment
intégrer et dépasser à la fois Hegel et les deux penseurs contemporains les
plus admirés, Husserl et Heidegger, en surmontant l'alternative classique de
la philosophie post-kantienne – le subjectivisme idéaliste et le réalisme sans
sujet transcendantal – à laquelle il réduit leurs positions.
Aucun de ceux qui, comme lui, ont cherché à renouveler la philosophie
française ne peut se vanter d'un tel exploit. Ses pairs se montrent tous
frappés{479}, même si leur accueil est souvent mitigé par des réserves,
notamment dans le cas de ceux qui, plus âgés que Sartre, ont contribué
avant lui à introduire ce mode de pensée. Ainsi Gabriel Marcel, qui avait
connu et encouragé Sartre avant la guerre, dans un compte rendu de
novembre 1943 déclare que « l'importance du nouveau livre de M. Sartre ne
saurait être contestée » mais stigmatise comme «  luciférien  » le regard de
« cette individualité rebelle et ivre d'elle-même{480} ». Jean Wahl, qui, ayant
ouvert la voie à Sartre, se voit relégué par lui dans le rôle d'un précurseur,
publie des critiques pointilleuses sur un chapitre de l'Être et le néant{481}.
Dans une vue d'ensemble qu'il consacre, en 1950, à situation de la
philosophie française, il présente Merleau-Ponty comme le philosophe le
plus intéressant de sa génération et lui accorde plus de place qu'à Sartre.
Toutefois, en parlant de l'existentialisme, il déclare  : «  C'est pendant
l'Occupation, avec l'Être et le néant de Sartre, qu'il prit sa forme
spécifique{482} ».
L'attitude de Merleau-Ponty retraduit la relation particulière qu'il a avec
Sartre. Il fonde avec lui Les Temps modernes, en 1945, mais il est par
ailleurs son principal rival, en tant qu'auteur de deux ouvrages originaux
d'inspiration phénoménologique – La Structure du comportement (1941) et
Phénoménologie de la perception (1945). Il écrit un article pour défendre
Sartre contre les accusations d'immoralité{483} et il parle avec respect de
L'Être et le néant, tout en ne le trouvant pas tout à fait convaincant comme
tentative de surmonter le dualisme{484}. Quant à la jeune élite intellectuelle,
elle tient à marquer sa méfiance à l'égard d'une philosophie devenue une
mode, comme en témoigne l'attitude d'un groupe de normaliens interviewés
par Paul Guth, dans Le Figaro du 17 mai 1946.
En attirant l'attention sur l'ensemble de son œuvre, la célébrité fait
émerger les aspects qui rendent exceptionnelle sa position par rapport à
celle de ses concurrents. Il s'est montré capable d'exceller et d'innover dans
tous les domaines, à une époque où la division du travail intellectuel semble
déjà trop avancée pour que cette ubiquité soit possible. Il parvient à se
placer simultanément au sommet de hiérarchies de valeur jusque-là
séparées  : philosophie, littérature, critique, théâtre, journalisme. À  la fois
nouveau Gide, nouveau Bergson et nouveau Thibaudet, il réalise, à la
moitié du XXe  siècle, une figure d'intellectuel total dont le seul précédent,
Voltaire, remonte à une époque où les limites des connaissances rendaient
concevable et possible l'encyclopédisme{485}. Il réunit la gloire de l'écrivain,
qui depuis le Romantisme est en France la figure intellectuelle de loin la
plus prestigieuse, en tant qu'incarnation par excellence du créateur{486}, et la
gloire d'un philosophe qui ne s'est pas limité au commentaire mais a réussi,
à l'instar de Bergson, à produire un « système » original. Mais il dépasse et
transforme ces deux images du créateur en les rassemblant dans sa personne
et dans son œuvre.
La diffusion et la consécration de la pensée de Sartre tiennent pour
beaucoup à l'enthousiasme du public qui a été amené à la lecture de L'Être
et le Néant après avoir découvert Sartre par son œuvre de fiction et par ses
interventions critiques et journalistiques. Dans les articles de critique
littéraire très brillants et remarqués que Sartre publie avant la guerre dans
La NRF, il se prévaut de son autorité philosophique pour construire et
imposer son auto-interprétation de son œuvre. Il soutient d'une manière
péremptoire le principe selon lequel ce qui distingue les grands romanciers
c'est leur métaphysique implicite et la technique plus ou moins cohérente et
efficace par laquelle ils parviennent à l'exprimer dans leurs récits. Il
inaugure par là une approche destinée à un grand succès, car elle apparaît
comme la voie par laquelle la critique littéraire peut parvenir à fonder ses
jugements, en échappant à l'impressionnisme et à l'arbitraire.
Grâce à ce principe, en outre, il valorise son œuvre par rapport aux
auteurs contemporains qui balisent l'espace des possibles par rapport auquel
se définit son entreprise littéraire. Il ne lui suffit pas, en effet, de se
démarquer de Proust, Gide, Mauriac et des autres modèles français
consacrés, en leur opposant Faulkner, Dos Passos et Hemingway, les
romanciers étrangers qui ont joué dans sa trajectoire d'écrivain le même rôle
de ressourcement et de légitimation que Hegel, Husserl et Heidegger ont
joué dans la construction de sa position philosophique{487}. Si dans ses
articles il laisse percer son admiration pour ses maîtres américains et
l'attention avec laquelle il a cherché à s'emparer des secrets de leur art, il
s'attache à souligner les contradictions entre métaphysique et technique qu'il
a pu déceler dans leurs romans. C'est sur ce plan, en effet, qu'il prétend
dépasser tous les autres écrivains, en tant que philosophe capable de
contrôler la cohérence entre la vision du monde et les moyens formels mis
en œuvre dans ses fictions.
Il rappelle cette étroite imbrication entre écriture et philosophie dans ses
entretiens et elle est remarquée par tous ses commentateurs, qu'ils la
déplorent ou qu'ils la considèrent comme le secret de l'originalité de ses
récits et de ses pièces{488}. La notion d'«  Existence  » (avec une majuscule
soulignant le statut philosophique du terme) est mise en évidence aussi bien
dans l'encart de la Nausée (« [ça] n'est pas beau à voir, l'Existence  ») que
dans celui du Mur (« Personne ne veut regarder en face l'Existence »). Ainsi
La Nausée et Le Mur, à la différence de l'œuvre de Camus, son principal
concurrent, ont été perçus d'emblée comme la transposition cohérente d'une
philosophie. Cette lecture de son  œuvre romanesque s'impose rapidement,
comme le montre une des premières études qui lui sont consacrées, le livre
de Robert Campbell Jean-Paul Sartre ou une littérature philosophique
(Ardent, 1945).
À son tour, son expérience d'écrivain constitue un des principaux secrets
de l'effet de nouveauté et de rupture que produit L'Être et le néant.
L'opposition du «  pour soi  » et de l'«  en soi  » qui est au cœur de cette
pensée n'est que la retraduction dans des catégories ontologiques de
l'opposition entre l'artiste et le bourgeois qui depuis Baudelaire et Flaubert
est le principe structurant de la vision du monde de l'écrivain et de son
mode de vie. Ainsi Sartre transpose-t-il dans un système philosophique
l'attitude subversive à l'égard de l'ordre établi (social, institutionnel, moral)
qui constitue une tradition ancienne pour l'avant-garde littéraire et
artistique, mais représente une transgression majeure par rapport à la
tradition des universitaires, solidaires avec les valeurs de l'État dont ils sont
les fonctionnaires, et aussi par rapport à Bergson, dont la pensée n'implique
jamais une humeur anti-institutionnelle. L'effet de modernité et de
transgression est confirmé par l'introduction d'exemples tirés de la vie
contemporaine ordinaire – le « garçon de café », la « femme à son premier
rendez-vous  » – et par la liberté avec laquelle sont abordés des thèmes
jusque-là tabous pour la philosophie légitime, notamment la sexualité.
L'écriture contribue, elle aussi, à cette impression, car elle combine le
jargon technique, qui suggère la compétence, avec les ressorts inédits,
surprenants et suggestifs d'un écrivain qui a personnellement contribué à
transformer le langage du roman.
Si la divulgation mondaine de la philosophie réalisée par Sartre risque de
discréditer sa pensée aux yeux des universitaires les plus prestigieux, la
dimension transgressive et anti-institutionnelle de son ontologie est pour
beaucoup (comme l'indiquent maints articles) dans l'enthousiasme qu'elle
suscite parmi les jeunes agrégés, professeurs de lycée, critiques
indépendants qui la célèbrent et contribuent à élargir son public. Selon
Jacques Havet, par exemple, son œuvre montre «  la possibilité de
transcender les antithèses stagnantes de la philosophie des professeurs et de
la philosophie des gens du monde{489} ». Claude-Edmonde Magny rappelle
un autre mérite fondamental de L'Être et le Néant  : cet ouvrage, «  chu
prestigieusement dans le désert de la philosophie française  », comme un
« grand bloc monolithe », redonne à la France une place éminente dans la
pensée occidentale{490}.
Pour bien des lecteurs, la pensée de Sartre est beaucoup plus qu'une
philosophie. Magny y voit « un système qu'il est nécessaire de vivre autant
que de comprendre », qui permet de fonder « une éthique, une théorie des
valeurs, une critique littéraire{491}  ». Pour Havet, c'est une «  méthode [...]
attentive à cerner l'expérience vécue  », permettant de «  nettoyer enfin
l'univers des choses et l'univers des idées, en mettant chaque problème dans
sa vraie lumière{492} ». Dans le souvenir de Gorz, c'était « une encyclopédie
qui, puisque tout y était abordé, devait avoir réponse à tout{493}  ». Et
Christian Grisoli : « Sartre est notre attente ; une attente dont nous sommes
sûrs que toujours elle sera comblée{494} ».
Le charme que cette pensée exerce sur ses lecteurs est dû, aussi, à un
aspect plus caché : la place éminente qu'elle réserve aux intellectuels dans
le monde social. Les intellectuels, tels que Sartre les peint à travers les
protagonistes de ses fictions (Roquentin, Oreste, Mathieu) sont l'élite de la
société, la seule catégorie vraiment humaine  : eux seuls ont les propriétés
du «  pour-soi  », le concept qui dans l'ontologie désigne la conscience
humaine  : «  néant qui fait venir au monde la valeur  », «  transcendance
infinie », « liberté injustifiable ».
Ce n'est pas un hasard si Nietzsche a été une rencontre capitale pour le
jeune Sartre{495} : le surhomme est l'incarnation par excellence du mythe de
l'intellectuel comme héros solitaire, qui se distingue par sa lucidité et par sa
liberté du reste de l'humanité. Comme Nietzsche, Sartre transpose cette
mythologie dans des formules saisissantes et constitue avec son style de vie
une image vivante de l'intellectuel libre, indépendant par rapport à toute
institution – Université, parti, église – à tout dogme et à toute morale
instituée. On comprend ainsi la séduction que ce modèle peut exercer à la
Libération sur des jeunes gens en révolte contre le conformisme de Vichy,
de l'Église et de la bourgeoisie conservatrice qui l'ont soutenu{496}.

Les attaques des intellectuels communistes et le lancement du label


Les attaques contre Sartre publiées dans l'hiver 1944 par Henri Lefebvre
et par Roger Garaudy dans l'hebdomadaire communiste Action peuvent
paraître surprenantes : à ce moment-là, le P.C.F. est au faîte de son prestige
(du fait du rôle majeur que les communistes ont joué dans les maquis et,
aussi, de la résistance que Stalingrad a opposée aux nazis) et est considéré
avec respect et sympathie même par les intellectuels qui, comme Sartre, ne
songent pas à y entrer. La situation de la société française apparaît comme
révolutionnaire même aux observateurs les moins suspects d'extrémisme,
car la lutte clandestine et la condamnation du régime de Vichy semblent
avoir remis définitivement en cause l'ordre social et politique d'avant-
guerre, comme le dit la manchette de Combat  : «  De la Résistance à la
Révolution  ». En février 1945 Emmanuel Mounier arrive à écrire  : «  Si
nous nous disons révolutionnaires, ce n'est pas par échauffement verbal ni
par goût du théâtre. C'est parce qu'une analyse honnête de la situation
française nous la montre révolutionnaire{497} ».
Si, comme le dit le président du Conseil national de la Résistance,
Georges Bidault, on croit possible de faire « une révolution par la loi », c'est
sans doute grâce à l'attitude du P.C.F. : à son retour de Moscou, le secrétaire
général du Parti, Maurice Thorez, suivant la ligne stalinienne (qui juge non
réalistes des tentatives de coup de force dans les pays non soviétiques),
prône la «  mission nationale  » du Parti, en indiquant comme tâches
prioritaires la reconstruction économique du pays et le rétablissement de la
démocratie. L'éclat du communisme aux yeux des intellectuels ne
commencera à être terni qu'à la fin de cette décennie, lorsque la revue de
Mounier et celle de Sartre commenceront à dévoiler la vérité sur les procès
de Moscou et sur le Goulag.
Mais on peut mieux comprendre l'hostilité des intellectuels qui, comme
Henri Lefebvre et Roger Garaudy, se proposent à la Libération comme les
penseurs du Parti, en considérant l'attitude de Sartre à l'égard de la tradition
théorique marxiste. En effet, si Sartre se présente politiquement comme un
« compagnon de route », les idées qu'il expose dans ses œuvres et dans ses
répliques aux attaques communistes montrent que ces dernières sont
justifiées  : sa pensée est foncièrement anti-matérialiste et implicitement
anti-marxiste, conformément à l'attitude qui a toujours caractérisé la
tradition philosophique française depuis le XIXe siècle. La position de Sartre
à l'égard du marxisme est déjà esquissée dans la conclusion de La
Transcendance de l'Ego, où il déclare vouloir montrer que cette « absurdité
qu'est le matérialisme métaphysique » n'est pas nécessaire pour permettre à
la philosophie d'inscrire « ses bases dans la réalité{498} ». L'Être et le Néant
confirme ce rejet a priori du marxisme, réduit à « ce que Comte appelait le
matérialisme, c'est-à-dire l'explication du supérieur par l'inférieur{499} ».
À première vue, son ontologie accorde beaucoup d'importance au social,
étant donné son ambition de repenser la relation de l'homme au monde. En
fait, le social, assimilé au corps et à la matière, est ce qui menace la pureté
transparente de la conscience, sa liberté. L'activité théorique est conçue,
classiquement, comme une mise entre parenthèses du monde, par laquelle le
philosophe se fait regard sans corps, sans passé, sans point de vue, capable
d'accéder au plan des principes et des essences, en les déduisant des
évidences «  irréductibles  » de la conscience. Si la notion de «  situation  »
prend en considération la dimension historique et collective de la réalité,
celle-ci n'est pour la conscience qu'un obstacle à surmonter dans sa lutte
sans cesse recommencée pour sauvegarder sa liberté, en se soustrayant
à  toute détermination. Les conditions de l'existence ne sauraient  limiter la
liberté, puisque tout homme a «  la possibilité permanente de faire une
rupture avec son propre passé, de s'en arracher{500} ».
La liberté humaine telle que Sartre la conçoit n'admet d'autre limite que
les propres décisions du sujet  : «  Deux solutions et deux seulement sont
possibles  : ou bien l'homme est entièrement déterminé (ce qui est
inadmissible, en particulier parce qu'une conscience déterminée, c'est-à-dire
motivée en extériorité, devient pure extériorité elle-même et cesse d'être
conscience), ou bien l'homme est entièrement libre{501}  ». Ainsi Sartre
reconnaît sa conception de la liberté humaine dans la définition que
Descartes a proposée de la liberté divine{502}. En fait cette ontologie, ne
reconnaissant aucune limite à la liberté et à la lucidité de la conscience,
retraduit philosophiquement l'illusion d'échapper aux déterminations
sociales, de pouvoir « être toujours à distance de soi{503} », qui est la forme
de détermination à laquelle les intellectuels sont exposés par leur tendance à
une vision abstraite, intellectualiste, des pratiques humaines{504}.
Ce subjectivisme exaspéré aboutit à une morale de la responsabilité
apparemment égalitaire : « Il n'est pas de situation où le donné étoufferait
sous son poids la liberté qui le constitue comme tel – ni, réciproquement, de
situation où le pour-soi serait plus libre que dans d'autres{505} ». L'homme,
«  étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses
épaules : il est responsable du monde et de lui-même{506} », et « il dépend de
nous de nous choisir comme “grand” ou “noble” ou “bas” et
“humilié”{507}  ». En fait, c'est une morale nietzschéenne, car elle ne
considère comme hommes véritables que ceux qui luttent pour
«  s'arracher  » au monde, sans reconnaître l'obstacle que les conditions
sociales d'existence peuvent représenter pour la masse des « sous-hommes »
qui ne parviennent pas à exercer leur liberté. Il s'ensuit le rejet a priori du
matérialisme marxiste, qui, en prenant le monde au « sérieux » (synonyme
pour Sartre d'une attitude de «  mauvaise foi  »), permettrait aux
déterminismes de s'exercer :

« Ce n'est pas par hasard que le matérialisme est sérieux, ce n'est pas par hasard non
plus qu'il se retrouve toujours et partout comme la doctrine d'élection du
révolutionnaire. C'est que les révolutionnaires sont sérieux. Ils se connaissent d'abord
à partir du monde qui les écrase. En cela, ils se retrouvent d'accord avec leurs vieux
adversaires les possédants, qui se connaissent eux aussi et s'apprécient à partir de leur
position dans le monde. Ainsi toute pensée sérieuse est épaissie par le monde, elle
coagule ; elle est une démission de la réalité humaine en faveur du monde L'homme
sérieux est « du monde » et il n'a plus aucun recours en soi ; il n'envisage même plus
la possibilité de sortir du monde, car il s'est donné à lui-même le type d'existence du
rocher, la consistance, l'inertie, l'opacité de l'être-au-milieu-du-monde. [...] Marx a
posé le dogme premier du sérieux lorsqu'il a affirmé la priorité de l'objet sur le sujet et
l'homme est sérieux quand il se prend pour un objet{508} ».
En outre, par son exemple, Sartre propose aux intellectuels une manière
de concevoir l'engagement politique, comme indépendant de tout parti, qui
implicitement jette le discrédit sur le choix de ceux qui ont adhéré au Parti :
si ce dernier peut jouer un rôle fondamental dans l'organisation et la
mobilisation de la masse des prolétaires, il ne saurait prétendre imposer sa
ligne aux intellectuels libres.
Les intellectuels communistes ne pouvaient pas ignorer la séduction que
Sartre exerçait sur la jeunesse intellectuelle, car ils en constataient les effets
chez les plus brillantes recrues du Parti, y compris des gens comme
Dominique et Jean-Toussaint Desanti, qui, après avoir fréquenté Sartre, à
l'occasion de leur participation au groupe Socialisme et Liberté, avaient été
amenés au Parti par leur exigence de formes d'action plus efficaces. Leurs
souvenirs, près de soixante ans après leur première rencontre avec Sartre,
témoignent de l'admiration extraordinaire que les « vingt ans en 1940 » lui
ont vouée et, surtout, de leur identification profonde avec son mode de
pensée :

« À peine avait-il commencé à parler ce jour-là – écrit Jean-Toussaint Desanti – que je


l'ai reçu tel que je l'attendais. Le timbre si clair de sa voix, l'enchaînement sans faille
ni hésitation de son discours, toute sa posture témoignaient d'un mode d'irruption dans
la banalité des choses et le malheur du temps, semblaient indiquer un chemin vers une
autre façon d'être au monde, un chemin de rigueur où se brisait le train-train des
habitudes et du laisser-faire [...] La philosophie changeait de terrain. Elle entrait dans
le monde tel qu'il était vécu, avec toutes les menaces d'effondrement de nos évidences
apparemment les plus sensées et pour lesquelles il importait de reconquérir du sens.
{509} ».
Et sa femme : « Un jour Desanti est arrivé, porteur d'une nouvelle qui éclata comme
une bombe. Jean Paul-Sartre venait de rentrer de son camp de prisonniers [... ] et
voulait « nous rencontrer ». Pour la plupart d'entre nous, Sartre [...] représentait une
rupture, une révélation. Révélation sur l'individu destiné à combattre la force inerte
des choses. [...] Cet enthousiasme datait de 1938, du temps où la France était libre. Et
voilà qu'après la défaite, tandis que nous tentions de lutter contre l'humiliation de
l'occupation ennemie, Sartre surgissait{510}. »

On comprend que, comme le rapporte Dominique Desanti, les dirigeants


du Parti leur aient souvent reproché d'être des «  existentialo-marxistes  ».
Une lettre que Lefebvre écrit à Norbert Guterman, le 31  juillet 1945,
confirme cette préoccupation :
« Le danger idéologique est d'autant plus grand que Sartre passe pour un génie – qu'il
flirte avec nos amis – qu'il introduit sa philosophie par la littérature, etc., et enfin qu'il
se croit et que ses amis le croient un rénovateur de la France{511} ».

En même temps, cette lettre montre que l'hostilité de Lefebvre a des


raisons encore plus profondes :
«  Sais-tu pourquoi Sartre m'empêche de dormir  ? parce que toute sa philosophie
représente le développement de mon “manifeste” paru il y a 20 ans dans Philosophies.
Et j'ai parfaitement vu, à cette époque, tout ce que ça pouvait rendre. J'en ai pondu des
centaines de pages. Et j'ai abandonné ça, avec le succès et la gloire, et l'argent et les
femmes, pour la vie dure et médiocre, pour la pensée militante travaillant sur les
problèmes réels. Alors, ce type, je le hais mortellement ».

Cet antagonisme, qui peut sembler personnel, est en fait structural, fondé
sur l'opposition entre deux trajectoires. Parisien, éduqué dans un milieu
intellectuel, normalien, agrégé, au premier rang dans l'élite de sa génération,
Sartre a suivi, selon les vœux de son grand-père, la «  voie royale » et, en
réunissant les formes de capital qui peuvent favoriser la réussite
intellectuelle, a réalisé une position qui répond à toutes les conditions du
succès, car elle frappe, en se présentant comme subversive, suivant le
modèle de l'avant-garde, et en fait constitue, dans tous ses aspects,
l'accomplissement de tendances collectives qui se dessinaient déjà au début
des années 1930.
Lefebvre, au contraire, réunit nombre de handicaps et s'oriente vers des
paris risqués. Provincial (né en 1901 à Hagetmau, dans les Pyrénées), il
fréquente une année le lycée Louis-le-Grand pour y préparer le concours
d'entrée à l'École polytechnique. Un problème de santé l'ayant obligé à
quitter Paris, il fait du droit et de la philosophie à Aix-en-Provence, puis, à
vingt ans, il retourne à Paris et en 1924, avec Pierre Morhange, Norbert
Guterman, Georges Politzer et Georges Friedmann, il fonde la revue
Philosophies. Les relations d'échange et de rivalité qui relient le groupe aux
Surréalistes concourent à renforcer ses partis pris de rupture avec les
philosophies dominantes : Bergson et les professeurs de la Sorbonne.
Lecteur de Nietzsche depuis son adolescence, Lefebvre, s'attache à lire
d'autres auteurs exclus des programmes universitaires  : d'abord
Schopenhauer et Schelling, puis, conseillé par Breton, Hegel (la Logique) et
Marx, dont le séduit notamment la critique de l'État (il ignore, à cette
époque-là, que sous Staline la Russie soviétique est en train de se
transformer en un régime dictatorial). La rencontre avec le marxisme et
l'exemple des surréalistes jouent un rôle déterminant dans l'adhésion du
groupe au PCF, en 1928. Devenu communiste, Lefebvre ressent l'exigence
d'élargir la culture philosophique marxiste. Il s'emploie, avec Guterman, à
faire connaître non seulement le jeune Marx et Lénine, mais aussi des textes
de Hegel{512}. En 1940 il publie Le  Matérialisme dialectique{513}, qui va
initier à Marx plusieurs générations. Il consacre un ouvrage à Nietzsche, en
invitant à le lire comme un complément au matérialisme historique, en ce
qu'il a « admirablement défini un problème fondamental : la réconciliation
de l'homme avec le monde{514} » et en 1942 il écrit la pièce Le Don Juan du
Nord, inspirée du Journal de Kierkegaard, un autre outsider cher à plusieurs
jeunes philosophes de sa génération. Cet effort d'ouverture du marxisme à
une problématique d'époque est sensible dans La Conscience mystifiée
(Gallimard, 1936), un ouvrage écrit en collaboration avec Norbert
Guterman, qui porte sur l'analyse du vécu, et qui constitue une  exception
remarquable par rapport à l'indigence théorique  qui  caractérise alors les
intellectuels communistes – y compris Nizan et Politzer – sur le plan des
apports à la pensée marxiste{515}.  En 1965, dans l'introduction à son Pour
Marx, Louis Althusser fera ce bilan rétrospectif  : «  Dans notre mémoire
philosophique, ce temps reste celui des intellectuels armés, traquant l'erreur
en tous repaires, celui des philosophes sans œuvres que nous étions{516} ».
Lefebvre avait payé chèrement cet effort d'indépendance à la fois de
l'orthodoxie du Parti et des positions dominantes dans le champ
philosophique, en se heurtant sans cesse à l'hostilité et à l'incompréhension.
On peut comprendre qu'il soit exaspéré par le succès de la pensée de Sartre,
à ses yeux conformiste et néfaste. Mais il reconnaîtra lui-même un autre
aspect qui explique la reconnaissance tardive et toujours controversée qui a
caractérisé l'accueil de son œuvre : « Lorsqu'il se confiait, Lefebvre laissait
entendre qu'il ne se trouvait pas très “méthodique” dans sa manière de
travailler. Il avait l'impression d'avoir travaillé dans l'improvisation
perpétuelle{517} ».
Alors que Sartre, produit exemplaire de l'École Normale, a appris depuis
son adolescence à s'investir dans le travail régulier et systématique que
demandent des entreprises de longue haleine, et possède la maîtrise
nécessaire pour conférer à son œuvre les marques de la hauteur littéraire et
philosophique, Lefebvre reste sa vie durant un autodidacte doué, qui a
ouvert maintes pistes intéressantes, sans jamais parvenir, toutefois, à les
explorer méthodiquement et à donner à sa pensée une forme achevée et
rigoureuse. Contrairement aux apparences, cette opposition relève, elle
aussi, moins de différences de caractère que de dispositions socialement
constituées, liées aux propriétés des trajectoires.
En 1944, Lefebvre est donc loin d'avoir l'autorité nécessaire pour
contrecarrer l'emprise exercée par Sartre, et à plus forte raison Garaudy, qui,
plus jeune, n'a presque rien publié. La marginalité de leurs positions se
trahit aussi bien dans la violence polémique de leurs attaques que dans la
qualité de leurs arguments. Au lieu de critiquer Sartre sur le plan
philosophique, Henri Lefebvre cherche à le discréditer politiquement : il le
traite de disciple du nazi Heidegger. Peu après, dans son livre
L'Existentialisme (1946), il inclut dans ses attaques Paul Nizan, l'ami de
Sartre mort au front en 1940, en apportant sa contribution à la campagne de
dénigrement posthume que le Parti poursuivait contre l'auteur d'Aden
Arabie, coupable de l'avoir quitté, en 1939{518}. Pourtant, Lefebvre avait été
très proche de Nizan, et ce dernier avait été parmi les premiers à s'alarmer
de la faveur que rencontraient en France les maîtres à penser allemands,
comme l'indique un article qu'il avait publié dans Europe en 1933 :
« La philosophie de Martin Heidegger peut fournir des justifications théoriques à une
doctrine fasciste. [...] La philosophie de l'angoisse, la cathartique du néant
s'introduisent en France. Jean Wahl fait entrer dans la pensée française les méditations
de Kierkegaard. Les revues philosophiques mêmes commencent à découvrir la
Phénoménologie. Peut-être ces thèmes nouveaux fourniront-ils demain les arguments
habiles que la philosophie officielle sera promptement incapable de produire{519} ».

Nizan avait fait partie du groupe Philosophies et, après la scission


provoquée par la décision du Parti d'exclure Guterman et Morange, avait
gardé des liens avec Lefebvre et Guterman. Il avait écrit la préface du
recueil de Morceaux choisis de Marx publié chez Gallimard par Lefebvre et
Guterman{520}, et aussi la préface du livre de Lefebvre Le Nationalisme
contre les nations{521}. Mais, comme en témoigne sa correspondance{522},
Lefebvre avait fini pas détester l'auteur des Chiens de garde sans doute pour
des raisons analogues à celles qui l'opposaient à Sartre : lui aussi normalien
brillant, Nizan avait pu concilier un rôle éminent dans la presse du Parti et
une rapide percée comme écrivain{523}.
Les accusations de Lefebvre et Garaudy contre Sartre ne portent pas sur
des aspects philosophiques mais sur les implications morales et politiques
de l'ontologie : solipsisme, quiétisme, gratuité, cynisme, inaptitude à fonder
la solidarité et l'action collective. Ils lui reprochent également son attitude
antiscientifique, privant l'homme « de ses armes libératrices : la science du
monde et la science de l'homme{524} ». Mais, faute de soutenir ces griefs par
des analyses convaincantes, ils ne font que contribuer au lancement de
l'existentialisme comme mode intellectuelle, en fournissant à Sartre
l'occasion pour faire connaître sa pensée  : la mise au point que ce dernier
publie dans Action, l'hebdomadaire communiste qui a publié les attaques de
Lefebvre et de Garaudy, lui permet de se faire lire même par les
intellectuels du parti{525}.

L'engagement
Issue de cette confrontation, la conférence de Sartre L'Existentialisme est
un humanisme{526}, publiée par l'éditeur Nagel en 1945, devient une
référence fondamentale pour ceux qui veulent connaître ses idées sans
prendre la peine de lire L'Être et le néant. Les attaques communistes
contribuent de manière décisive à attirer l'attention de la presse et du public
élargi. Les interventions qui se multiplient, souvent scandalisées et hostiles
(Roger Troisfontaines traite Sartre de « satanique{527} », Pierre Boutang de
« possédé{528}  ») alimentent la curiosité. «  Le plus remarquable – écrit un
collaborateur d'Esprit, Marc Beigbeder – est que, comme celle du méchant
loup, la publicité de Sartre se fait toute seule, et que les plus bouillants à
répandre son nom sont ses ennemis{529} ».
Devenu célèbre, le label existentialisme devient l'enjeu d'appropriations
diverses, souvent rétrospectives, portant sur l'antériorité et les origines.
Gabriel Marcel relit son œuvre comme un «  existentialisme chrétien  »,
« positif », qui a précédé l'existentialisme athée et « négatif{530} » de Sartre.
Emmanuel Mounier publie en 1947 une Introduction aux existentialismes
qui représente l'existentialisme comme un arbre dont Socrate et les stoïciens
sont les racines et sa propre position, le « personnalisme », ainsi que celle
de Sartre, ne sont que les plus récents surgeons{531}. L'ampleur de
l'extension historique prise en considération dans le premier «  Que sais-
je  ?  » consacré à l'existentialisme, en 1952, témoigne du flou de la
notion{532}. L'auteur d'un plus récent « Que sais-je ? » déclare dès le titre de
son introduction : « L'existentialisme n'est pas une doctrine{533} ».
Merleau-Ponty n'emploie le terme qu'en 1945, dans l'article « La querelle
de l'existentialisme  », pour inviter les adversaires de Sartre, chrétiens et
marxistes, à chercher à comprendre comment «  se rejoignent les deux
moitiés de la postérité hégélienne  : Kierkegaard et Marx{534}  ». Sartre lui-
même s'est très tôt démarqué de cette « étiquette d'existentialiste » qu'on lui
avait «  collée  »{535}. Ils sont tellement célèbres que le label, loin de les
avantager, ne constitue pour eux qu'une source de malentendus fâcheux.
Passage obligé, la confrontation avec Sartre et avec Merleau-Ponty
produit un effet d'imposition et d'unification de la problématique et du
langage. Le livre de Lefebvre Marx et la Liberté, qu'il publie en 1947{536},
s'oppose au concept de liberté de Sartre, et l'ouvrage sur Descartes qu'il
publie la même année{537} est sans doute pour une part une réplique au texte
«  La liberté cartésienne  » que Sartre avait publié en 1946 comme
introduction à un volume de morceaux choisis de Descartes{538}. En général,
les intellectuels communistes qui cherchent à fonder un marxisme français
s'attachent à proposer un Marx humaniste, en insistant sur les écrits
antérieurs au Capital, comme l'avait fait Lefebvre dès la fin des années
1920. Les philosophes communistes les plus proches des existentialistes
travaillent à une comparaison critique entre les outils du marxisme et ceux
de la phénoménologie, comme le font Tran Duc Thao, un ancien élève de
Merleau-Ponty, dans Phénoménologie et matérialisme historique, et plus
tard Jean-Toussaint Desanti dans Phénoménologie et praxis (1963){539}.
Par ailleurs, l'effort de répliquer à ses adversaires amène Sartre lui-même
à focaliser de plus en plus son attention sur le terrain de la morale et de la
politique, pour montrer que sa pensée est un «  humanisme  », impliquant
l'engagement. Cette évolution est déjà évidente aussi bien dans l'image de
son œuvre littéraire qu'il propose à cette époque-là{540} que dans
L'Existentialisme est un humanisme, où il répond aux critiques qui lui sont
adressées. Pour comprendre l'importance qu'il attache à ces critiques, il faut
considérer que le Parti communiste est alors aux yeux des intellectuels
français le représentant de l'Esprit objectif, du Prolétariat en marche. Être
contre le Parti, c'est être hors de l'histoire. Ainsi il devient urgent pour lui de
traduire la notion de «  responsabilité de l'intellectuel  » en une pratique et
aussi une théorisation qui lui permettent d'être en règle avec la lutte des
classes sans pour autant adhérer au Parti, qui, conformément aux directives
du Komintern, est en train d'adopter une politique de dirigisme culturel
particulièrement rigide et dogmatique, inacceptable pour le champion de la
liberté intellectuelle.
À partir de 1945, Sartre devient l'incarnation exemplaire de la définition
prophétique de l'intellectuel comme guide moral de la société qui s'est
progressivement forgée depuis Voltaire. Le renoncement à tout lien
institutionnel – il abandonne l'enseignement, il n'est pas marié – et son style
de vie en font un symbole de libération éthique. Il fait de l'engagement une
tâche permanente, assumée toute une vie avec une extraordinaire fidélité,
moyennant tous les instruments inventés par la tradition intellectuelle  :
manifestes, pétitions, manifestations dans la rue, déclarations publiques. De
plus, il élabore à ce propos des principes qui légitiment la position du
compagnon de route, solidaire avec le Parti communiste mais attaché à son
indépendance. Contre le dogme de l'action, dont le PCF se sert pour
culpabiliser les intellectuels, Sartre soutient que la pensée et la littérature
sont les formes suprêmes de l'action, car le dévoilement que l'écriture peut
opérer est un appel au lecteur à lutter pour changer le monde{541}. Alors que
les partisans de la littérature « pure » ont accusé Sartre de subordonner la
culture à la politique, en fait, en  proclamant que la littérature est
intrinsèquement révolutionnaire, il défend l'autonomie de l'écrivain par
rapport à la politique.
À  première vue, cette conversion à l'engagement constitue un véritable
tournant par rapport à la période d'avant-guerre, dans laquelle Sartre s'était
abstenu de toute prise de position politique publique, conformément à
l'image de l'intellectuel, («  homme seul  », spectateur à l'écart du monde)
proposée dans La Légende de la vérité, incarnée par Roquentin dans La
Nausée, transformée dans l'Être et le néant en une catégorie métaphysique,
le Pour-soi, qui « n'a d'autre réalité que d'être la néantisation de l'être »{542}.
En réalité, le surhomme qui regarde le monde de haut et le prophète qui
veut le changer sont deux manifestations de la même conception
charismatique de l'intellectuel, et le passage de l'une à l'autre tient, comme
le montre le cas de Sartre, à une double transformation, collective et
individuelle  : le changement  du contexte historique et, inséparablement,
l'accès à la grande consécration, qui confère l'autorité nécessaire au discours
prophétique.

Les Temps Modernes et les transformations de l'« existentialisme »


Le cas des Temps modernes, que Sartre et quelques proches lancent le
er
1   octobre 1945, illustre bien (comme le cas de La  NRF) les effets
importants qu'une revue peut arriver à exercer dans l'histoire intellectuelle
et, aussi, dans l'évolution des positions de ses principaux collaborateurs,
lorsqu'elle connaît une réussite et une durée exceptionnelles.
En réunissant des noms dans une couverture, la revue matérialise l'image
d'un groupe, partageant la vision du monde et la conception du rôle de
l'intellectuel que Sartre expose, en employant le sujet «  nous  », dans la
«  Présentation  » publiée dans le premier numéro. Ce texte a toutes les
propriétés d'un manifeste : revendication de rupture radicale avec le passé,
ambition de tout repenser et de contribuer à transformer la société, en
prenant position sur tous les fronts de l'actualité. Le style a le pathos
péremptoire du discours prophétique : « Un homme, c'est toute la terre. Il
est présent partout, il agit partout, il est responsable de tout et c'est en tout
lieu, à Paris, à Potsdam, à Vladivostock, que son destin se joue{543} » ; « Tel
est l'homme que nous concevons  : homme total. Totalement engagé et
totalement libre. C'est pourtant cet homme libre qu'il faut délivrer, en
élargissant ses possibilités de choix{544}  »  ; «  ... La liberté pourrait passer
pour une malédiction, elle est une malédiction. Mais c'est aussi l'unique
source de la grandeur humaine{545} ».
Sartre confère à la notion de responsabilité de l'écrivain, qui s'est
progressivement constituée et imposée dans l'histoire française{546}, la force
d'un principe essentiel. Il se situe explicitement dans la lignée des grandes
figures – Voltaire, Hugo, Zola – qui par leur exemple ont contribué à
construire le personnage de l'intellectuel comme conscience critique de la
société. S'il reconnaît que Gide a, lui aussi, en 1935, incarné ce rôle, il
rompt en fait de manière éclatante avec La  NRF, qui, sur le plan des
principes, avait toujours revendiqué l'exigence de séparer l'activité
intellectuelle et l'actualité politique{547}.
Ainsi, toutes les conditions sont réunies – label, revue, manifeste – pour
que Sartre apparaisse comme le chef de file d'une nouvelle avant-garde, qui
vient occuper le vide laissé par l'éclipse et le déclin du surréalisme. Les
essais publiés par Simone de Beauvoir et Merleau-Ponty pendant les
premières années confirment l'image d'une révolution symbolique
collective, car ils dénotent un rapport à la fois d'étroite proximité et de
complémentarité avec les prises de positions de Sartre. Avec Pour une
morale de l'ambiguïté, Simone de Beauvoir propose des méditations
personnelles concernant le domaine de l'éthique, qui est alors au centre des
préoccupations de Sartre et, dans Le Deuxième sexe, elle comble une lacune
du produit masculin qu'est la pensée existentialiste en jetant un éclairage
inédit sur la condition de la femme. Après la parution du Zéro et l'Infini, le
livre d'Arthur Koestler sur la terreur stalinienne, Merleau-Ponty consacre un
long essai{548} à cette question cruciale pour des intellectuels qui considèrent
la société soviétique comme une expérimentation décisive pour la destinée
historique du socialisme, et qui se sont donné comme tâche de ne rien
« manquer » de leur temps{549}.
La revue exerce sur l'évolution de ses principaux partenaires, et partant
sur les vicissitudes du groupe, d'autres effets, moins visibles mais non
moins considérables, qui caractérisent toute importante entreprise
commune. L'histoire intellectuelle généralement ne voit pas ces effets, car
elle tend à analyser les trajectoires individuelles sans tenir compte
méthodiquement de ce qu'elles doivent au système de relations dont elles
font partie. Elle se prive ainsi de la possibilité d'expliquer maints aspects de
ces parcours. L'évolution de la production de Sartre et de Merleau-Ponty
montre, en premier lieu, que la concurrence avec les autres revues et
l'exigence de prendre position, fût-ce négativement, par rapport à l'actualité,
intellectuelle et politique, est à l'origine d'une production de circonstance,
au détriment de la réalisation de projets littéraires ou philosophiques de
longue haleine.
Sartre n'achève pas Les Chemins de la liberté ni l'ouvrage sur la morale
qu'il avait annoncé en 1944. Il développe dans Qu'est-ce que la littérature ?
ses thèses sur l'engagement ; il fait des conférences ; il écrit des pièces et
des préfaces (ces dernières prenant parfois des dimensions importantes  :
celle qu'il écrit pour Genet aboutit à un volume autonome)  ; il publie des
essais comme Les communistes et la paix. Il faut attendre la Critique de la
raison dialectique (1960) pour une nouvelle systématisation théorique, et
Les Mots (1964) pour un nouveau chef-d'œuvre littéraire, né d'un retour
réflexif sur son rapport à la littérature.
Merleau-Ponty, du fait qu'il continue une brillante carrière universitaire –
couronnée en 1952 par son élection au Collège de France – et que sa
production est soumise au jugement sévère de ses pairs et concurrents, est
incité à poursuivre de manière plus suivie son questionnement théorique,
caractérisé par son ouverture aux développements des sciences humaines :
linguistique, psychologie, anthropologie, sociologie. Il est parmi les
premiers à entrevoir un mode de pensée partagé dans des recherches
diverses comme celle de la Gestaltpsychologie, de Saussure et de Lévi-
Strauss. Mais sa production postérieure à 1945 ne saurait s'expliquer sans
tenir compte des effets qu'implique son investissement dans Les Temps
modernes. Sa réflexion sur le marxisme et sur le sens de l'histoire est
étroitement liée à l'exigence de préciser la position de la revue sur ces
questions.
Une revue signifie aussi, pour ses principaux collaborateurs, un rapport
de confrontation constant et obligé, puisque chacun engage les autres dans
ses prises de position Si, au début, l'enthousiasme porte les partenaires à
voir surtout ce qui les unit, avec le temps émergent les divergences
qu'engendrent les différences des positions et des habitus. Généralement on
ne voit que les aspects les plus apparents de ces affrontements  : les
différends et les ruptures se résolvant par le départ des plus faibles. Mais les
effets les plus importants concernent les trajectoires intellectuelles, qui
peuvent être profondément affectées par ces relations d'interdépendance et
d'antagonisme, comme le montre le chassé-croisé qu'on observe en
comparant les parcours de Sartre et de Merleau-Ponty.
À partir de 1948, ce dernier entame un processus de révision idéologique
et cesse de s'occuper de la ligne politique de la revue, pour se consacrer à
élaborer une « théorie de l'expression{550} » qui apparaît à plusieurs égards
comme une réplique à Qu'est-ce que la littérature. Sartre, au contraire,
poussé par de jeunes collaborateurs comme Claude Lanzmann et Marcel
Péju, qui désapprouvent le silence politique de la revue en pleine guerre
froide, assume le rôle abandonné par Merleau-Ponty et publie Les
Communistes et la paix. Il reprend à son compte la position de
«  compagnonnage critique  » que Merleau-Ponty avait entre-temps
désavouée, mais en se réclamant de sa propre vision de l'histoire. Ainsi ce
texte, publié sans prévenir Merleau-Ponty, apparaît à ce dernier comme une
trahison à la fois de ses idées actuelles et de ses idées passées. Il réagit en
rompant avec Sartre et en s'attachant à le critiquer dans Les Aventures de la
dialectique (1955), un ouvrage où il se démarque de la tradition marxiste et
de Sartre en se réclamant de Max Weber. Même Le Visible et l'Invisible, un
autre ouvrage posthume, dénote l'exigence de s'affronter à Sartre, dans ce
cas sur le terrain de l'ontologie, car Merleau-Ponty y souligne de manière
paroxystique l'unité des aspects de l'Être, en s'opposant au dualisme sujet-
objet qui caractérise à ses yeux L'Être et le néant{551}.
Employée par la presse et par le public pour désigner la position des
Temps modernes, la notion d'existentialisme subit, elle aussi, une
transformation. Elle finit par être étroitement associée à la revue de Sartre et
à sa représentation de l'engagement. Ainsi Michel-Antoine Burnier a
intitulé Les Existentialistes et la politique son livre sur les Temps modernes,
comme si cette identification allait de soi{552}. En fait la focalisation sur des
problèmes éthiques et politiques est un trait d'époque, comme en témoigne
l'orientation de la plupart des revues concurrentes. Esprit, fondée en 1932,
peut être considérée comme un prototype de la revue engagée. Par-delà les
divergences politiques, la plupart des revues intellectuelles fondées après
1945 – La Table ronde, La Nouvelle Critique, Liberté de l'Esprit, Preuves –
reconnaissent au moins implicitement la responsabilité de l'intellectuel, et
partagent la problématique des Temps modernes. De ce point de vue,
l'«  existentialisme  », tel que Sartre et sa revue l'incarnent, n'est que
l'expression la plus célèbre d'un état de la vie intellectuelle, rencontrant
spontanément la demande d'un public affronté aux problèmes et aux
dilemmes dramatiques posés par l'épuration, la décolonisation, les débuts de
la guerre froide{553}.
Pour comprendre la polarisation que les Temps modernes finissent par
exercer sur la vie intellectuelle parisienne, en reléguant dans l'ombre les
positions rivales, il faut tenir compte de la concentration exceptionnelle de
capital symbolique que le groupe fondateur réalise, à commencer par le
noyau formé par Sartre, Simone de Beauvoir et Merleau-Ponty : ce sont eux
qui concourent le plus à définir la position de la revue, par l'importance et la
fréquence de leurs contributions. Ce trio produit un effet d'autorité
intellectuelle et de nouveauté sans précédents, car il cumule le prestige
exceptionnel de Sartre, la reconnaissance dont jouit Merleau-Ponty – lui
aussi normalien, agrégé, philosophe, auteur d'une œuvre originale – et,
aspect sans doute encore plus frappant et inédit, l'aura de Simone de
Beauvoir, qui forme avec Sartre un couple hors du commun sur tous les
plans. Elle ne se limite pas à être, elle aussi, un auteur célèbre et
scandaleux, par la liberté des mœurs qu'elle-même et ses personnages
illustrent, mais elle est l'une des premières agrégées de philosophie de sa
génération et publie dans les Temps Modernes des essais remarqués. Martin
du Gard exprime dans son journal l'effarement de l'équipe de La NRF face à
cette offensive :
«  Le manifeste de Sartre m'a porté le dernier coup. [...] L'impression qu'une pierre
tombale, pesante et glacée, implacable, définitive, vient de tomber sur tout ce que
nous aimons en ce monde, tout ce qui nous apportait quelques raisons de vivre et de
vouloir. Nous voilà balayés, avec tout le passé, par ce présent fougueux qui s'élance à
l'assaut. [...] Nul doute que Sartre est, d'avance, un porte-parole des générations qui se
lèvent, parmi lesquelles il serait vain d'espérer encore des lecteurs
sympathisants{554}. »

La productivité exceptionnelle de Sartre et de Simone de Beauvoir, qui se


consacrent entièrement à l'écriture, contribue à assurer l'emprise particulière
qu'ils exercent sur leur revue. Le prestige de l'équipe est ultérieurement
renforcé par la présence de Raymond Aron et de Jean Paulhan au sein de la
première rédaction. Le premier confirme l'image d'un groupe réunissant
l'élite normalienne de sa génération, le second semble attester que la revue,
éditée par Gallimard, a pris la place de La  NRF défunte. Ainsi,
paradoxalement, ils ont tous deux contribué au départ fulgurant des Temps
modernes, même s'ils ont rapidement quitté la revue et rejoint les rangs des
plus tenaces et redoutables adversaires de Sartre. Le renom de Camus
concourt, lui aussi, à accroître l'impression d'une domination sans partage,
car il est considéré comme un membre du groupe des « existentialistes », du
fait de ses liens notoires avec Sartre et Simone de Beauvoir, des rapports de
collaboration entre Combat et Les Temps modernes et, aussi, des thèmes
(notamment l'« absurde ») – qui semblent relier son œuvre à celle de Sartre.
Grâce à cet ensemble d'atouts, la revue peut attirer la collaboration de la
plupart des prétendants – écrivains, critiques, savants – qui aspirent à la
consécration, en exerçant un effet de monopole sur le fonctionnement de la
vie intellectuelle. L'analyse des propriétés des rédacteurs des principales
revues concurrentes montre qu'aucune d'entre elles ne détient des ressources
comparables, à part Critique, qui réunit nombre d'universitaires et
d'écrivains réputés et offre au public intellectuel le plus exigeant un travail
précieux d'aggiornamento, dépassant les limites de la culture humaniste et
ouvert aux apports étrangers{555}. Mais, en se plaçant sur le terrain neutre de
l'analyse et du commentaire, elle ne saurait répondre aux attentes que
satisfont Sartre et sa revue, en abordant de front les grandes questions de
l'actualité. Justement parce qu'elle représente des possibilités que Les Temps
Modernes ont reléguées dans l'ombre, Critique sera considérée comme une
référence importante par toutes les avant-gardes qui, dans les années 1960,
vont remettre en question l'humanisme{556}.
Les Temps modernes contribuent de manière décisive à la durée de la
vogue «  existentialiste  ». Instrument de présence permanente dans la vie
intellectuelle, la revue tend à diffuser et à perpétuer le mode de pensée dont
elle est l'expression. On peut trouver la trace de ce pouvoir d'imposition
dans tous les domaines de la vie intellectuelle, comme en témoigne la
diffusion dans des secteurs disciplinaires divers d'une problématique et de
thèmes caractéristiques de l'« existentialisme ». Ainsi, ce n'est pas un hasard
si un jeune sociologue promu à un brillant avenir comme Alain Touraine
consacre un livre à La Conscience ouvrière et si sa sociologie de l'action
confère une importance centrale au sujet, en se proposant de montrer
comment la liberté humaine peut surmonter les déterminismes sociaux.
Les œuvres de Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir, Camus,
traduites dans plusieurs langues, deviennent rapidement des classiques
internationaux, présents dans les bibliothèques du monde entier, avec la
revue, qu'elles reçoivent régulièrement par abonnement. Le pouvoir
d'incitation et de légitimation que ces exemples prestigieux exercent sur les
intellectuels critiques de tous les pays produit un effet d'unification sans
précédent du débat intellectuel  : diffusion des thèmes sartriens,
revendication de la responsabilité et de l'engagement des intellectuels,
prétention de fonder une nouvelle culture. Cette tendance est sensible non
seulement dans deux pays traditionnellement très attentifs à la culture
française comme l'Italie et l'Allemagne, mais à l'échelle mondiale{557}.
Sur le plan des rapports entre les savoirs, la prétention « existentialiste »
d'aborder tous les aspects de l'expérience, légitimée par la phénoménologie,
a le mérite de mettre en question les hiérarchies entre les objets et les effets
néfastes de la spécialisation disciplinaire, qui tend à séparer de manière
arbitraire les diverses dimensions des problèmes et les instruments
d'analyse. Ce précédent a sans doute compté beaucoup pour Barthes,
notamment pour ce qui concerne ses Mythologies. En même temps, Sartre
et sa revue, en brouillant les frontières entre la philosophie universitaire et
l'essai journalistique, contribuent à affaiblir les règles non écrites du champ
philosophique et son autonomie par rapport à l'emprise des médias.

Mise en cause parisienne et vogue internationale


Les conditions de la crise du modèle sartrien sont à chercher, comme
pour tout changement culturel, à la fois dans des facteurs internes,
notamment l'entrée en scène de prétendants qui ont intérêt à mettre en cause
la définition dominante de la légitimité intellectuelle{558}, et dans des
transformations du contexte politique et social.
La décennie 1956-1966 voit disparaître ou se transformer radicalement
plusieurs aspects du cadre qui au lendemain de la guerre avait favorisé
l'engagement des intellectuels et le succès de l'existentialisme. En 1956 le
rapport Khrouchtchev au XXe  Congrès du P.C.U.S. et la répression de la
révolution hongroise mettent en cause le prestige dont l'URSS et le
communisme avaient joui aux yeux des intellectuels. Si la guerre d'Algérie
et la crise politique aboutissant à la prise du pouvoir de De Gaulle sont des
moments de remobilisation intense, la fin de la guerre froide et de la guerre
d'Algérie, la crise de la gauche, la prospérité économique extraordinaire des
années 1960, la stabilité politique qui suit la naissance de la Ve République
et les transformations très profondes de l'enseignement supérieur favorisent
la tendance à la démobilisation des intellectuels.
L'hégémonie de Sartre est progressivement remise en question sur tous
les fronts. Au lieu de saluer l'avènement d'un art « engagé », cette décennie
voit dans tous les domaines la consécration de positions concurrentes qui se
réclament, suivant la tradition avant-gardiste, du «  nouveau  »  : nouveau
roman, Nouveau Théâtre, Nouvelle Critique, Nouvelle Vague. L'adjectif
nouveau est arboré également dans le titre de deux revues qui, lancées en
1953, concourent efficacement, de concert avec Critique, à soutenir cette
offensive  : Les Lettres nouvelles, où Maurice Nadeau fait connaître des
débutants d'avenir comme Georges Perec et Roland Barthes, et la Nouvelle
NRF ressuscitée par Jean Paulhan. Ce réseau peut compter sur plusieurs
éditeurs à l'affût de jeunes talents : Jérôme Lindon, directeur des Éditions de
Minuit, l'éditeur de Critique, de Beckett et du nouveau roman  ; René
Julliard, qui publie chaque année une quarantaine d'auteurs nouveaux ; les
Éditions du Seuil, où Jean Cayrol fonde Ecrire, en 1956, et Philippe Sollers
Tel Quel, en 1960. Dans la même période, Sartre lui-même abandonne le
roman, se limite à écrire quelques pièces, se désintéresse de l'actualité
littéraire et cesse de croire dans le pouvoir de la littérature, comme il
l'expliquera dans Les Mots{559}.
Le champ universitaire est affecté par des changements morphologiques
qui contribuent également, par leurs effets, à mettre en cause la position de
Sartre. L'afflux d'étudiants déterminé par les progrès de la scolarisation
secondaire transforme les rapports de force entre les disciplines, entre les
facultés et, plus en général, entre les institutions préposées à l'enseignement
supérieur et à la recherche. La distribution inégale de cet afflux, en effet, se
retraduit dans un accroissement inégal des enseignants et des chercheurs,
selon les disciplines et les institutions{560}. Les sciences sociales bénéficient
tout particulièrement de l'expansion de l'enseignement supérieur, comme le
montrent la fondation de la VIe  section de l'EPHE – qui en 1947 est
consacrée aux sciences économiques et sociales – ; le développement de ces
disciplines dans les facultés des lettres et de droit avec la création de la
licence en sociologie, en 1958, et l'autonomisation de la faculté de droit,
économie et gestion  ; l'accroissement rapide des effectifs (enseignants et
étudiants{561}), des postes, des financements à la recherche, des revues{562} et
des centres, publics et privés, rattachés au secteur des sciences
humaines{563}.
Merleau-Ponty, que sa position institutionnelle et son ouverture
interdisciplinaire rendent particulièrement sensible aux développements des
savoirs concurrents, réagit précocement à ce changement. En 1951 il publie
dans Cahiers Internationaux de Sociologie l'article «  Le philosophe et la
sociologie  »{564} et son cours à la Sorbonne porte sur «  Les sciences
humaines et la phénoménologie{565} ».
L'équipe des Temps Modernes contribue beaucoup, paradoxalement, à la
consécration de l'anthropologie structurale, qui va jouer un rôle déterminant
dans la légitimation des sciences de l'homme et dans la crise de
l'«  existentialisme  ». Le fait est que Lévi-Strauss s'en tient pendant
longtemps à une attitude de réticence prudente, concernant les présupposés
théoriques de sa démarche. Il est ainsi possible de méconnaître l'opposition
entre son mode de pensée et la philosophie du sujet{566}. Simone de
Beauvoir salue comme un événement Les Structures élémentaires de la
parenté, en 1949, et croit y reconnaître une concordance évidente avec les
thèses de l'existentialisme{567}. Lorsque Roger Caillois publie dans La
Nouvelle NRF une critique sévère de Race et histoire{568}, c'est la revue de
Sartre qui publie la réplique véhémente de Lévi-Strauss{569}. Cet ouvrage,
qui s'en prend à l'européocentrisme et à la vision évolutionniste de l'histoire,
contribue de manière décisive à attirer sur son auteur l'attention de tout le
champ intellectuel et médiatique, en portant au jour les enjeux actuels et
cruciaux de son œuvre.
Les Temps modernes publient des bonnes feuilles de Tristes Tropiques
(1955), qui fait accéder Lévi Strauss à la grande consécration, en
conquérant un public exceptionnellement vaste pour un spécialiste de
sciences humaines. Sartre lui-même, enthousiaste, charge de la recension
Jean Pouillon, l'un de ses plus anciens et fidèles disciples. Pour ce dernier,
c'est l'occasion d'une conversion, car, s'il ne manque pas de déplorer le parti
pris antihistoriciste de Lévi-Strauss{570}, il commence à travailler avec lui,
en participant à ses séminaires et en collaborant à la rédaction de sa revue
L'Homme, fondée en 1959.
Merleau-Ponty contribue à attirer l'attention du public cultivé sur
Anthropologie structurale (qui, parue en 1958, consacre la réputation
théorique de son auteur), avec l'article « De Mauss à Claude Lévi-Strauss »,
publié non pas dans une revue spécialisée mais dans La Nouvelle NRF  {571}.
De plus, il fournit à Lévi-Strauss un soutien décisif lors de sa candidature
au Collège de France. L'ethnologie acquiert un poids nouveau dans la
hiérarchie des disciplines, comme le montre l'intérêt qu'elle suscite de la
part de l'élite des nouveaux prétendants à la consécration intellectuelle.
Certains, comme Pierre Bourdieu, vont jusqu'à abandonner progressivement
la philosophie.
L'évolution de Sartre lui-même témoigne de son implication. Questions
de méthode (1957) et la Critique de la raison dialectique (1960) ne sont pas
seulement l'expression d'un effort d'intégration du marxisme. Ces textes
sont aussi, pour une part, une réplique aux sciences de l'homme, car, selon
Sartre, la connaissance de l'homme requiert une « raison dialectique » qu'il
revient au philosophe d'«  inventer  ». Le changement dans les rapports de
force est confirmé par l'indifférence avec laquelle la plupart des
représentants des sciences sociales accueillent cette tentative ou par l'ironie
avec laquelle un sociologue comme Jean Daniel Reynaud, philosophe de
formation, récuse la légitimité de la prétention de la philosophie à
« fonder » les pratiques scientifiques{572}.
Le modèle de l'intellectuel engagé tel que l'incarnent Sartre et sa revue ne
cesse pas pour autant d'exercer un impact important à l'étranger. Dans les
parties du monde affrontées à des problèmes politiques et sociaux
particulièrement dramatiques{573}, les séjours de Sartre à Cuba et au Brésil
en 1960, les articles qu'il écrit à cette occasion et ceux qu'il consacre plus
généralement aux perspectives révolutionnaires du «  tiers-monde  », sa
préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, en 1961, constituent des
événements et restent des références majeures pour plusieurs jeunes
intellectuels qui jouent un rôle, parfois important, dans l'histoire politique
de leurs pays. Ainsi l'«  existentialisme  », mis définitivement en cause à
Paris, survit longtemps à l'étranger, partout où Sartre reste un symbole de la
responsabilité de l'intellectuel dans les luttes pour la liberté.
Chapitre 4

« Structuralisme »

Didier Eribon : « Dans les années


soixante et soixante-dix, on parlait
“du” structuralisme comme d'un
phénomène global et on déclinait
toujours une liste de noms : Lévi-
Strauss, Foucault, Lacan,
Barthes... »

Claude Levi-Strauss : « Cela


m'agace toujours car cet amalgame
est sans fondement. Je ne vois pas
ce qu'il y a de commun entre les
noms que vous citez. Ou plutôt je le
vois : ce sont des faux-semblants. »

 
L'autorité acquise par Lévi-Strauss joue sans doute un rôle fondamental
dans le lancement du «  structuralisme  ». Si la notion de structure est
ancienne et la notion de structuralisme a été introduite en psychologie et en
linguistique depuis le premier quart du XXe siècle, notamment par l'école de
Prague et par le linguiste danois Hjelmslev{574}, ce n'est qu'à partir de la
parution d'Anthropologie structurale et de l'entrée de son auteur au Collège
de France (1960) que s'installe la perception d'une véritable révolution
intellectuelle. En 1959, deux colloques importants – le premier organisé par
Roger Bastide{575}, le deuxième par Maurice de Gandillac, Lucien
Goldmann et Jean Piaget{576} – sont entièrement consacrés au concept de
structure. Les actes, rassemblant des spécialistes de nombreuses disciplines,
font apparaître le rôle capital et fédérateur que peut jouer cette notion et
contribuent de manière décisive à l'essor de la mode, même si bien des
participants expriment une attitude critique à l'égard de l'approche
structurale.
La Pensée sauvage est saluée comme un événement par tout le champ
intellectuel et connaît un accueil médiatique et un succès de vente sans
précédents pour un livre qui est en fait ésotérique (comme le remarque une
journaliste de France-Soir, pour mettre en garde le public profane). Tous les
quotidiens les plus importants lui consacrent des comptes rendus très
admiratifs, parfois plusieurs interventions, comme Le Monde (où paraissent
deux articles{577} et un entretien avec l'auteur{578}) et Le  Figaro  : François
Mauriac signe un compte rendu dans le quotidien, et Robert Kanters un
article enthousiaste dans Le Figaro littéraire{579}.
Lévi-Strauss ne se limite pas à valoriser la linguistique structurale, dès
1945{580}, comme mode de pensée qui permet de renouveler l'ethnologie et
de lui conférer pour la première fois un statut scientifique comparable à
celui des sciences de la nature. Il la propose comme un modèle qui serait
transposable dans tous les domaines des sciences humaines et permettrait de
les unifier en tant que fondement d'une science générale des signes, traités
comme des systèmes autonomes.

Les nouveaux maîtres à penser


Les avantages du modèle linguistique
Pour comprendre la séduction qu'exerce ce modèle sur ceux que le
journalisme culturel va consacrer, avec Lévi-Strauss, comme les maîtres à
penser du structuralisme (notamment Jacques Lacan, Roland Barthes, Louis
Althusser, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Derrida{581}), il faut
cerner les propriétés de ces agents et les enjeux intellectuels et symboliques
que représente pour eux cette référence. Il est vrai qu'ils occupent des
positions à plusieurs égards très différentes, comme chacun d'entre eux le
souligne dès le début, en proposant sa propre définition du label, et que tous
finissent par le renier explicitement. Ils ne constituent pas non plus un
groupe, même s'ils se connaissent et certains sont liés par des rapports
d'amitié. Mais le rapprochement entre eux ne tient pas seulement à une
étiquette, comme le montrent les traits communs caractérisant leur mode de
pensée et leur problématique{582}.
Ces affinités ne sauraient être expliquées par un concept vague comme
celui de « Zeitgeist  », qui prend l'effet pour cause. Il faut tenir compte de
l'état de l'«  espace des possibles  » par rapport auquel se définissent leurs
pratiques, des ressemblances qui rapprochent leurs trajectoires, par-delà les
différences, et des défis divers, sources de tensions, implicites dans leurs
positions{583}. En premier lieu, ils sont dotés par leur formation de titres qui
risquent d'être dévalués par l'essor des sciences sociales, en ce qu'ils se
rattachent à des disciplines et à des savoirs traditionnels comme la
philosophie et la culture littéraire, ou controversés comme la psychanalyse.
En deuxième lieu, aucun d'entre eux ne fait la carrière universitaire
canonique, couronnée par une chaire de professeur titulaire à la
Sorbonne{584}.
Lacan, le plus âgé (1901), a accompli jusque-là un parcours hérétique
dans ce domaine lui aussi marginal qu'est la psychanalyse : Daniel Lagache,
malgré ses titres (normalien et agrégé de philosophie), n'a réussi à
introduire la pensée de Freud à la Sorbonne qu'en 1955, sous couvert d'une
chaire de psychologie. Roland Barthes, né en 1915, parvient à accéder au
Collège de France en 1977, trois ans avant sa mort, après une carrière très
accidentée et irrégulière  : enseignant dans des lycées ou à l'étranger,
stagiaire puis attaché de recherche au CNRS depuis 1953, directeur d'études
à l'EHESS à partir de 1962. Le parcours d'Althusser est caractérisé, à
l'opposé, par l'absence de mobilité et l'attachement à deux institutions  : le
PCF (auquel il s'inscrit en 1948) et l'École Normale Supérieure, où il est
admis en 1939. Caïman depuis son agrégation, en 1948, maître-assistant en
1962, il reste à l'ENS même après avoir soutenu une thèse de doctorat sur
travaux en 1975. Deleuze poursuit la carrière traditionnelle, mais n'arrive
pas à être professeur titulaire à la Sorbonne  : né en 1925, agrégé de
philosophie en 1948, attaché de recherche au CNRS en 1960, professeur à
Lyon en 1964, il soutient en 1969 une thèse de doctorat d'État et devient
maître de conférence, puis professeur, à Vincennes. Michel Foucault, né en
1928, normalien en 1946 et agrégé de philosophie en 1951, est reçu très
jeune au Collège de France en 1970. Jacques Derrida, né en 1930,
normalien en 1952, agrégé de philosophie en 1956, maître-assistant à l'ENS
en 1964, tente en vain, en soutenant une thèse de doctorat sur travaux, en
1980, d'obtenir la chaire laissée vacante par Paul Ricœur à Parix  X, et
n'accède à l'EHESS comme directeur d'études qu'en 1984, alors que depuis
1966 il enseignait dans plusieurs universités aux États-Unis.
Replacés dans le fonctionnement du champ universitaire, ces parcours
permettent de comprendre les dispositions et les exigences de leurs
occupants. Premièrement, ils tendent à rejeter la représentation de leurs
disciplines incarnée par les maîtres de la Sorbonne : la philosophie conçue
surtout comme histoire de la philosophie, l'étude de la littérature ramenée à
une reconstitution historique et/ou philologique, la psychanalyse telle
qu'elle se présente dans l'enseignement de Lagache. Deuxièmement, ils
s'opposent au modèle intellectuel dominant incarné par Sartre. Michel
Foucault a évoqué rétrospectivement ce double refus qui  a orienté ses
débuts : « C'est dans ce panorama intellectuel qu'ont mûri mes choix : d'une
part, ne pas être un historien de la philosophie comme mes professeurs et,
d'autre part, chercher quelque chose de totalement différent de
l'existentialisme{585}.  » En même temps, les prétendants ont à défendre la
légitimité de leurs recherches, concurrencées sur leurs terrains par les
sciences de l'homme : « Le souci que je partageais avec pas mal de gens à
l'époque, – a reconnu plus tard Jacques Derrida – c'était celui de substituer à
une phénoménologie à la française (Merleau-Ponty, Sartre), peu soucieuse
de scientificité et d'épistémologie, une phénoménologie plus tournée vers
les sciences{586}. »
La référence à la linguistique structurale constitue pour eux un
formidable ressort, car ce modèle, grâce au prestige que lui a conféré Lévi-
Strauss, permet de se démarquer à la fois des positions dominantes à
l'Université, de l'«  humanisme  » sartrien et de toutes les autres sciences
sociales qui, faute de jouir d'une autorité théorique et scientifique
comparable, tendent à être ravalées par les philosophes à l'expression d'une
posture positiviste, trahissant une confiance naïve dans les résultats de
l'observation empirique. Dans Anthropologie structurale Lévi-Strauss avait
explicitement déclaré :
«  Dans l'ensemble des sciences sociales auquel elle appartient indiscutablement, la
linguistique occupe cependant une place exceptionnelle  : elle n'est pas une science
sociale comme les autres, mais celle qui, de loin, a accompli les plus grand progrès ;
la seule, sans doute, qui puisse revendiquer le nom de science et qui soit parvenue, à
la fois, à formuler une méthode positive et à connaître la nature des faits soumis à son
analyse{587}. ».

L'aspect fondamental par lequel l'approche de Saussure peut être


présentée comme une révolution par rapport à toutes les autres démarches,
c'est la décision de quitter le terrain de l'histoire et de traiter les phénomènes
culturels comme des systèmes de signes dont il revient au savant de
déchiffrer les règles de fonctionnement. Ainsi Lévi-Strauss et les autres
figures associées au «  structuralisme  » tendent à faire de l'analyse
« immanente » la condition première d'une démarche rigoureuse, comme si
ce parti pris méthodologique était incompatible avec l'interrogation sur la
genèse des structures et sur les facteurs qui en expliquent les
transformations{588}. Par ce principe, le « structuralisme » permet de récuser
aussi bien les méthodes en vigueur à la Sorbonne, ramenées à un
positivisme historiciste, que l'ensemble des traits caractérisant la position de
Sartre (centralité du sujet et de l'histoire), sans parler de la sociologie, une
discipline qui prétend relier le culturel au social et qui à l'époque en France
est discréditée, comme l'indique le fait que ses représentants au sein de
l'Université ne jouissent d'aucun prestige aux yeux de l'élite des étudiants,
les normaliens philosophes{589}. Dans le tableau des sciences de l'homme
que propose Michel Foucault à la fin de son livre Les Mots et les Choses, la
sociologie occupe, avec la psychologie, le rang inférieur, alors que la
biologie, l'économie et la linguistique sont des savoirs fondamentaux{590}.

Entre science, philosophie, littérature et psychanalyse


Les vedettes du «  structuralisme  » partagent, en outre, une stratégie de
«  dépassement  » qui consiste à redéfinir leur identité disciplinaire en
s'appropriant de terrains et d'outils importés de traditions diverses. L'essor
des sciences humaines favorise indirectement une redéfinition des savoirs et
un brouillage des frontières{591}. D'une part, le nombre de ceux qui, dans ces
disciplines, se consacrent en priorité à la recherche est particulièrement
élevé, du fait que souvent ils sont rattachés au CNRS ou à des institutions
universitairement marginales mais promouvant la recherche, comme le
Collège de France ou l'École des hautes études. De l'autre, à la différence
des professeurs des disciplines canoniques, ils jouissent d'une grande liberté
dans le choix de leurs sujets.
En outre, les spécialistes des sciences de l'homme, surtout celles dont la
consécration universitaire est récente, sont caractérisés par une grande
hétérogénéité des types et des niveaux de formation, du fait que dans les
années 1945-1960 ces disciplines, faute de disposer de réserves propres,
recrutent des enseignants et des chercheurs caractérisés par des cursus et
des titres très divers. Fondée sur l'opposition à la routine académique, la
tradition de l'École des hautes études est particulièrement propice à
l'innovation pédagogique et scientifique. Le capital symbolique
collectivement accumulé par ses représentants les plus éminents et ses liens
avec la presse et l'édition permettent à ses membres de valoriser leurs
recherches et leurs publications et d'accéder assez vite à la notoriété
extérieure.
Lévi-Strauss incarne de manière exemplaire cette définition nouvelle de
la figure du chercheur novateur. Sa formation s'écarte de celle des « grands
intellectuels  » français qui l'ont précédé, en ce que non seulement il n'est
pas normalien, mais il doit la conversion intellectuelle qui lui a permis de
rompre avec la tradition dominante en France à ses expériences sur le
terrain (au Brésil) et aux modèles étrangers, encore pratiquement inconnus
en France, que l'exil aux États-Unis lui a permis de connaître et apprécier.
En outre, la carrière qu'il accomplit depuis sa rentrée à Paris se déroule
entièrement en dehors de la Sorbonne  : CNRS, Musée de l'homme, École
des hautes études{592}. Ce parcours a certes contribué à rendre possible
l'invention d'un modèle qui ouvre la voie à la transgression des confins
nationaux et disciplinaires, à la fois par le transfert du modèle linguistique
et par la propension (plus pratiquée que revendiquée, il est vrai) à concilier
deux tâches, la recherche empirique et l'élaboration théorique, jusque-là
séparées.
Par ailleurs, la dimension littéraire et esthétique garde dans son œuvre,
comme dans toute la tradition philosophique française, une importance
essentielle, qui explique l'enthousiasme avec lequel ses livres sont accueillis
par nombre d'écrivains et de critiques littéraires{593}. Il ne s'agit pas
seulement de la recherche formelle et des références qui caractérisent son
écriture, reconnues par lui-même : « C'est des surréalistes que j'ai appris à
ne pas craindre les rapprochements abrupts et imprévus comme ceux
auxquels Max Ernst s'est plu dans ses collages. L'influence est perceptible
dans La Pensée Sauvage.[...] Dans les Mythologiques, j'ai aussi découpé
une matière mythique et recomposé ces fragments pour en faire jaillir plus
de sens{594}. » Il prétend appliquer sa démarche aux objets les plus sacrés de
la tradition lettrée, en s'amusant à défier sur leurs terrains les spécialistes les
plus célèbres : en 1962, il rivalise avec Jakobson comme commentateur des
Chats de Baudelaire{595} ; et, lorsque Barthes publie S/Z, il lui écrit pour lui
présenter une autre interprétation possible, focalisée sur le thème de
l'inceste, qui s'oppose implicitement à la démarche barthesienne{596}.
En rebaptisant sa discipline, il produit un effet de refondation, en lui
conférant la noblesse théorique et la prétention d'universalité que véhicule
le mot d'anthropologie (par son ascendance kantienne), et, en même temps,
il la dénationalise, en la reliant à la tradition anglo-saxonne. Instruits par
son exemple, la plupart des chefs de file du « structuralisme » exploitent les
profits que l'on peut tirer de ce que Pierre Bourdieu a désigné comme
l'« effet-logie  »{597}, en donnant un sens nouveau à des étiquettes illustres
(archéologie, généalogie) ou en inventant des étiquettes nouvelles, comme
grammatologie, narratologie etc.
Grâce à la référence à la linguistique, les critiques littéraires peuvent, eux
aussi, se présenter comme des maîtres à penser, dépassant les confins
disciplinaires. Roland Barthes, qui dès 1953 a acquis une renommée de
théoricien de la littérature grâce au Degré zéro de l'écriture, et s'est fait
remarquer également comme critique par les articles publiés dans les
Lettres nouvelles, Critique et La Nouvelle NRF{598}, se réclame de la
sémiologie, la science générale des signes que Saussure a préconisée. Mais
il lui donne une acception beaucoup plus ambitieuse et floue, embrassant
tous les aspects de la culture, de la mode au sport, de la cuisine à la
publicité.
Cette prétention de s'occuper de tout – objets nobles et objets triviaux
tirés directement de l'expérience – déjà légitimée par l'exemple de Sartre,
est certes encouragée par la liberté dans le choix des objets et des méthodes
que permettent les institutions (le CNRS, l'EPHE) où Barthes fait sa
carrière, avant d'accéder, en 1976, au Collège de France. Ces lieux offrent la
possibilité d'une consécration en tant que chefs de file de l'avant-garde
intellectuelle à des agents qui n'ont pas tous les titres requis pour la carrière
universitaire canonique et défient les classements disciplinaires. Grâce à la
faveur du public qui se presse à leurs séminaires et à l'attention du
journalisme culturel, ils peuvent accéder à la renommée sans passer par
l'investissement à long terme que requièrent les étapes du cycle traditionnel
– École Normale Supérieure, agrégation, thèse de doctorat, enseignement
en province puis à Paris{599}.
Le même brouillage des frontières entre les objets et les démarches
caractérise les trajectoires atypiques de deux autres stars du
«  structuralisme  », Tzvetan Todorov et Julia Kristeva. À  leurs débuts, au
milieu des années 1960, ils parviennent rapidement à s'imposer comme
théoriciens de la littérature. Ils sont étrangers et très jeunes, mais ils
disposent d'un atout très prisé à ce moment-là : originaires de Bulgarie, ils
connaissent le russe et introduisent en France les auteurs russes qui en
s'inspirant de la linguistique ont renouvelé l'approche de la littérature dès
l'entre-deux-guerres mais étaient quasiment inconnus à Paris. Le recueil
Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, que Todorov publie
en 1966 aux éditions du Seuil, joue un rôle clef dans la construction de
l'image du structuralisme{600}. Kristeva s'impose à l'attention en 1967, avec
un article où elle présente la théorie bakhtinienne de la polyphonie et
introduit la notion d'« intertextualité »{601}.
Todorov, après avoir poursuivi un travail de systématisation théorique
portant sur les formes littéraires, se consacrera à des recherches
anthropologiques et historiques focalisées sur la question de «  l'altérité  ».
Kristeva, auteur d'essais portant sur des thèmes très divers, à partir de 1990
va publier également des romans. En outre elle fréquente le séminaire de
Lacan, devient psychanalyste et se réclame d'une démarche hybride entre
sémiologie et psychanalyse, qu'elle désigne comme «  sémanalyse  », très
proche en fait de la position à laquelle Lacan a abouti par un parcours
inverse, qui l'a amené à relire Freud à travers le prisme de la linguistique.
L'ouverture transdisciplinaire qui caractérisait le parcours de Lacan
depuis sa jeunesse et son intégration dans le Tout-Paris intellectuel – dont
témoignaient ses relations personnelles avec des figures comme Bataille,
Kojève, Merleau-Ponty, Heidegger, Jakobson, Lévi-Strauss et Althusser – le
disposaient à saisir promptement les possibilités de renouvellement
conceptuel et de légitimation théorique que le tournant «  structuraliste  »
offrait à la psychanalyse. La perspective d'une science générale des signes
et l'importance que Saussure et Lévi-Strauss attribuaient à l'aspect
inconscient des structures se prêtaient à fonctionner comme une caution
autorisant la transposition des principes de la linguistique dans la
description du fonctionnement des structures psychiques. Ainsi Lacan
multiplie les références à l'œuvre de Lévi-Strauss et, fort de l'axiome selon
lequel «  l'inconscient est structuré comme un langage  », s'emploie à
souligner les analogies entre les mécanismes mentaux et les mécanismes
linguistiques.
Par ailleurs, il confère une hauteur théorique à son discours en se
prévalant des affinités et des relations de reconnaissance mutuelle qui
relient sa position à des philosophes éminents. En 1951 il est l'analyste de
Jean Beaufret – qui est alors le principal promoteur de Heidegger en France
– et il est initié par lui à la lecture du Maître, avec lequel il établit des
contacts directs : il lui rend visite à Fribourg, il l'invite chez lui, il traduit un
de ses textes{602}. Ce modèle prestigieux contribue certainement à
l'encourager dans des prises de position hérétiques qui se caractérisent par
l'insistance sur le langage et sur le décentrement du sujet.
Au moment où Lacan, excommunié par la Société française de
psychanalyse, renonce à son enseignement à l'hôpital Sainte-Anne, crée sa
propre École et court le risque de l'isolement, Althusser lui fournit un
secours fondamental, en l'aidant à transférer son enseignement dans le cadre
d'une antenne de l'EPHE instituée en 1964 à l'ENS, grâce au soutien de
Fernand Braudel{603}. Ainsi Lacan accède à un public d'exception, qui joue
un rôle décisif dans sa consécration comme maître à penser. Cette
cooptation, dans les années où Althusser lui-même élabore sa pensée et
accède à la reconnaissance, est certes fondée sur la perception d'une
proximité dans leurs positions institutionnellement marginales et dans leurs
entreprises parallèles qui se présentent à la fois comme une subversion et
comme un retour : « Je retournais à Marx, il retournait à Freud : raison de
s'entendre. Il luttait contre le psychologisme, je luttais contre l'historicisme :
autre raison de se comprendre{604} ».
L'échange intellectuel va accentuer la parenté de leurs théorisations, car
Althusser s'intéresse beaucoup à Freud et définit comme « symptomale » sa
lecture de Marx, cherchant les «  résistances  » et les «  lapsus  » qui
permettraient d'accéder au sens refoulé du texte. L'article sur Lacan qu'il
publie à la même époque dans La Nouvelle Critique témoigne de
l'importance qu'il reconnaît à cette référence{605}. Elle lui permet d'élargir
son répertoire par rapport à la tradition philosophique tout en se démarquant
des approches empiriques ou historiques des sciences sociales.
On ne saurait expliquer les propriétés de la tentative d'Althusser ni son
succès sans tenir compte des ressources diverses que lui fournit le milieu de
l'École Normale supérieure de la rue d'Ulm. Le public de jeunes normaliens
qui fréquentent ses séminaires contribue de manière déterminante à orienter
ses recherches dans les années où sa pensée se forme. Ce sont eux qui
l'incitent à sortir du domaine canonique de la philosophie et à aborder les
terrains sur lesquels portent alors leurs intérêts. Michel Foucault, entré à
l'ENS en 1946, après son agrégation y reste comme caïman de psychologie,
à la demande d'Althusser, et ce dernier tire sans doute des suggestions
fécondes des explorations diverses que Foucault mène en ces années-là : la
psychanalyse (il suit le séminaire de Lacan à Sainte-Anne depuis 1953), la
psychopathologie (le tout premier livre de Foucault, Maladie mentale et
personnalité, est publié aux PUF, en 1954, grâce à Althusser), la lecture de
Nietzsche, la rencontre avec Canguilhem{606}.
Ce dernier, qui succède à Bachelard à la Sorbonne en 1955, ouvre des
pistes fondamentales pour tous ses interlocuteurs et disciples, car il
interroge les frontières entre normal et pathologique, rationnel et irrationnel,
met en cause toute conception évolutionniste de la science et pose
l'hypothèse d'une corrélation entre les configurations historiques du savoir
et leurs conditions institutionnelles{607}. C'est à lui que Michel Foucault
demande de diriger sa thèse, dont la soutenance, en 1961, est considérée
comme un événement majeur aussi bien par le public que par les membres
du jury, dont font partie Hyppolite, Gandillac, Gouhier, Lagache. La
réaction de Pierre Macherey, qui y assiste, vivement frappé, indique bien
l'ascendant que Foucault, ce jeune aîné, exerce dans le cercle d'Althusser.
Histoire de la folie sera citée explicitement comme modèle au début de Lire
le Capital{608}. Canguilhem lui-même ne cache pas son admiration pour le
travail de Foucault et en 1966 va se charger de le défendre contre les
attaques de Sartre en consacrant à son ouvrage Les Mots et les choses un
long compte rendu dans la revue Critique{609}.
C'est grâce à Georges Canguilhem que la perspective constructiviste et la
notion bachelardienne de « coupure épistémologique » s'imposent dans tout
ce milieu comme des acquis fondamentaux{610}. Cette notion est la clef de
voûte de la thèse que proposent en 1965 Althusser et ses disciples, opposant
le Marx humaniste des œuvres de jeunesse et le Marx scientifique du
Capital. Althusser parvient ainsi à conférer une pleine légitimité à Marx,
auteur encore exclu du canon universitaire, et, en même temps, à sa position
de philosophe inscrit au Parti communiste, justement au moment où l'échec
de la société soviétique met en cause la philosophie de l'histoire marxiste, la
notion de dialectique et, en général, les lectures humanistes de Marx
proposées jusque-là aussi bien par des philosophes du PCF comme Henri
Lefebvre et Lucien Sève que par Tran DucTao{611} et par Sartre.
La séquence des thèmes qu'Althusser a abordés, sollicité par ses
disciples{612}, dans ses séminaires des années 1961-1965 – le jeune Marx,
les origines du «  structuralisme  », les fondements de la psychanalyse, la
lecture du Capital – est significative. Sa démarche emprunte des outils à la
fois à Lévi-Strauss – il traite le texte comme un système clos sur lui-même
– et à Lacan : outre la lecture « symptomale », l'idée de la structure comme
«  cause absente à ses effets  », le concept de «  surdétermination  », la
focalisation sur le symbolique, la mise en cause de la notion de sujet. Ses
élèves participent à ce cheminement théorique, comme le prouve le fait que
Lire le Capital est un ouvrage collectif, signé par le maître et par quatre de
ses disciples{613}.
Les revues que de jeunes normaliens publient à cette époque-là
témoignent de l'intérêt que suscitent dans ce milieu des interprétations de
Marx et de Freud qui tiennent compte des instruments fournis par la
linguistique, l'ethnologie et la tradition épistémologique, mais réaffirment le
statut souverain de la philosophie par les marques de hauteur théorique dont
elles sont parées. Les Cahiers marxistes-léninistes incarnent un des pôles de
cette mobilisation  : la relecture de Marx et de la tradition marxiste. Les
Cahiers pour l'analyse (1965-1969), tout en se présentant comme l'organe
d'un «  cercle d'épistémologie  », sont en fait focalisés sur la psychanalyse
lacanienne. Ainsi l'élite normalienne contribue de manière décisive à
l'élaboration et au succès d'une tendance althusséro-lacanienne qui a
constitué le moteur fondamental de la mode structuraliste{614}. Si François
Wahl insiste pour publier les Écrits de Lacan au Seuil et parvient à le faire
en 1966, un an après la parution de Lire le Capital, c'est que, parfaitement
inséré dans le champ intellectuel, il est bien placé pour percevoir que Lacan
peut désormais accéder à la grande consécration.
La référence à la psychanalyse, fût-ce par des stratégies de détournement
ou de dépassement, joue un rôle important même chez Foucault, Deleuze et
Derrida. Le tableau des sciences de l'homme que Foucault propose dans Les
Mots et les choses attribue à la psychanalyse le même relief qu'à
l'ethnologie dans l'épistémè de la modernité. Dans La Volonté de savoir il
mettra en cause la psychanalyse en tant que connaissance, en peignant le
divan comme substitut du confessionnal, et il lui reprochera d'avoir
contribué à alimenter la sexualisation de tout et l'exaltation du désir qui ont
caractérisé la doxa des années 1970. Derrida reconnaît l'importance de sa
dette envers Freud : « Cette pensée est sans doute la seule qui ne s'épuise
pas dans la métaphysique ou dans la science{615}. » Et, s'il critique Lacan, il
le considère comme une référence incontournable de la pensée
contemporaine  : «  Qu'il s'agisse de philosophie, de psychanalyse ou de
théorie en général, ce que la plate restauration en cours tente de recouvrir,
c'est que rien de ce qui a pu transformer l'espace de la pensée au cours des
dernières décennies n'aurait été possible sans quelque explication avec
Lacan, sans la provocation lacanienne, de quelque façon qu'on la reçoive ou
qu'on la discute{616}.  » Dans L'Anti-Œdipe, Deleuze exploite l'effet de
rupture que peut produire à ce moment-là la mise en cause de la
psychanalyse.
Foucault, Deleuze et Derrida n'abandonnent jamais, à l'instar d'Althusser,
leur statut et leur image de philosophe, mais ils défient plus ostensiblement
les définitions disciplinaires. Ils tendent tous, notamment, à s'approprier à la
fois le prestige de la science, caution de modernité devenue désormais
indispensable, et celui de la littérature, qui leur rend des services non moins
précieux : aura attachée à ses objets et à ses ressorts, liberté que laisse à
l'interprète un domaine où les prises de position ne sont pas soumises aux
contraintes et aux réfutations auquel est exposé le discours philosophique.
Ainsi consacrent-ils volontiers des commentaires à des textes littéraires et
conçoivent leurs propres œuvres comme des créations, alliant originalité,
élégance formelle et transgression. De ce point de vue, loin de se démarquer
de Sartre, ils reprennent à leur compte, comme un trait désormais institué et
constitutif, la définition avant-gardiste et anti-institutionnelle du philosophe
que Sartre avait introduit et légitimé.
Leurs «  stratégies{617}  » présentent des différences qui s'éclairent en
tenant compte de leur formation, de leurs titres et de leurs trajectoires
institutionnelles. Michel Foucault est sans doute celui qui se rapproche le
plus du pôle des sciences de l'homme, par son travail de reconstitution
historique et par l'attention accordée à des savoirs et à des textes jusque-là
exclus du répertoire des grands auteurs. En même temps, sa construction
théorique et ses méthodes se distinguent des pratiques des historiens et des
sociologues contemporains et demeurent proches de la posture
philosophique, notamment du fait que dans ses analyses il privilégie les
discours, sans prendre en compte ce qu'ils doivent aux positions des agents,
et qu'il s'arroge en tant que philosophe le métadiscours sur les savoirs
spécialisés, fondés sur les recherches empiriques. Par ailleurs, la littérature
joue un rôle majeur dans son œuvre. Tous ses textes demandent à être
appréciés à la fois par leur apport théorique et par leurs qualités formelles.
Il consacre un de ses premiers livres à Raymond Roussel (1963) et si la
linguistique, dans Les Mots et les choses (1966), est placée au sommet de la
hiérarchie des sciences humaines, c'est, entre autres, en raison de sa
capacité à saisir l'«  intransitivité radicale  »  qui serait «  l'essence de toute
littérature », dévoilée par la modernité{618}.
Deleuze et Derrida, à la différence de Foucault, enseignent pendant
longtemps l'histoire de la philosophie, d'abord dans des lycées puis à
l'Université. Ce rôle institutionnel n'est sans doute pas étranger au fait que,
malgré leur ton de rupture antiacadémique, ils restent fondamentalement
attachés à la figure traditionnelle du philosophe comme interprète, dont
l'originalité consiste à produire des commentaires renouvelant la lecture de
textes canoniques. Pour se démarquer de leurs maîtres, ils ont recours eux
aussi au prestige de la science, mais il s'agit surtout d'une rhétorique de la
scientificité, fondée sur un jargon ésotérique, inspiré des exemples
d'invention ou de ré-sémantisation verbale proposés par Husserl et
Heidegger{619}.
Ils font appel tous deux à la notion clé de la tradition structuraliste, la
«  différence  » – tout en lui conférant un rôle nouveau, proprement
philosophique, souligné par des oppositions lexicales aptes à produire une
impression de rupture  : Deleuze oppose différence et «  répétition  »{620} et
Derrida forge le néologisme «  différance  ». Ils ont recours au pouvoir de
suggestion de métaphores vagues remotivant des mots doctes
(« pharmakon », « rhizome ») ou courants – « pli », « marge », « hymen »,
«  supplément  » – et ils lancent des labels – «  la grammatologie  », la
«  déconstruction  », la «  schizo-analyse  » – suggérant des démarches
nouvelles.
Tous les trois – Deleuze, Foucault, Derrida – soulignent leur posture
subversive en revendiquant des références hétérodoxes. Ils contribuent
notamment à conférer à Nietzsche, jusque-là marginal dans le Panthéon
universitaire, la légitimité d'un grand penseur, incontournable pour la
modernité{621}. Ils instaurent des rapports d'hommage et d'échange avec
Bataille et Blanchot, deux écrivains qui au cours des années 1950 se sont
opposés au modèle sartrien, le premier en pratiquant avant eux le brouillage
des frontières entre la littérature, la théorie et la science, le deuxième en se
réclamant de la littérature «  pure  »{622} et d'une conception du rôle de
l'interprète très proche du modèle proposé par Heidegger dans sa lecture de
Hölderlin{623}.
Ainsi la nouvelle «  avant-garde  » fait sa percée dans le réseau des
écrivains, critiques et philosophes qui gravitent autour de Critique et de la
Nouvelle NRF. Foucault est parmi les contributeurs du numéro spécial de la
revue Critique consacré en 1963 à Bataille, en 1966 à Blanchot. Il préface
les Œuvres complètes de Bataille, que Gallimard commence à publier en
1970. Derrida publie lui aussi des textes sur Bataille{624} et sur Blanchot{625}.
C'est une consécration mutuelle, comme le montrent les textes que Blanchot
consacre à Foucault dans La NRF, en 1967{626}, puis à sa mort{627}, et ceux
qu'il consacre à Derrida{628}.
Le cas de Pierre Bourdieu oblige à prendre en compte la différence entre
l'appropriation d'un modèle théorique et la participation à une mode. Ses
premières recherches sur la société kabyle et sur les paysans du Béarn
s'inspirent de l'anthropologie structurale et en 1970 il rend hommage à
Lévi-Strauss en participant aux Mélanges en son honneur{629}. Mais à
l'époque du triomphe du «  structuralisme  », Bourdieu ne s'est jamais
réclamé de ce label et aucun commentateur ne songeait à le lui appliquer. Il
a commencé à déclarer sa dette théorique envers Lévi-Strauss dans les
années 1980, au moment où la vogue du « structuralisme » était finie et la
plupart des auteurs qui en avaient bénéficié avaient depuis longtemps renié
ce concept, qui les renvoyait dans le passé.
Dans des entretiens et des retours réflexifs sur ses débuts, Bourdieu a
notamment attribué à l'anthropologie structurale le mérite d'avoir contribué
à légitimer les sciences sociales et d'y avoir introduit le mode de pensée
relationnel qui caractérise la démarche de la science moderne{630}. Bourdieu
a en outre reconnu les dispositions qu'il partageait avec les
« structuralistes » de sa génération, notamment « la volonté de réagir contre
ce qu'avait représenté pour elle l'existentialisme  : l'“humanisme” mou qui
était dans l'air, la complaisance pour le “vécu” et cette sorte de moralisme
politique qui survit aujourd'hui du côté d'Esprit{631}. » Il a rendu hommage à
des professeurs comme Georges Canguilhem et Jules Vuillemin, qui ont
constitué des repères pour ceux qui aspiraient à une conception plus
scientifique de la philosophie.
Il a refusé, lui aussi, les barrières disciplinaires, de manière encore plus
éclatante que Foucault, Deleuze et Derrida, car il a prétendu combiner
l'ambition suprême du philosophe classique – la construction d'une
anthropologie générale – avec les terrains et les démarches empiriques de
l'ethnologie et de la sociologie. Les institutions où il a fait sa carrière,
l'EPHE et le Collège de France, ont sans doute favorisé la poursuite de ce
programme, par la liberté qu'elles permettaient.
La culture philosophique et littéraire a joué dans son œuvre un rôle très
important, comme l'indiquent ses références, ses choix d'objets et son
attention au style. L'attention qu'il consacre à ces aspects de la culture ne
tient pas seulement à sa formation mais doit certainement beaucoup à
l'exigence qu'il ressent de mettre à l'épreuve sur ces terrains sa construction
théorique, pour lutter contre la conception charismatique de la création et
du commentaire qui survit dans les analyses de Sartre et aussi dans celles
des maîtres penseurs « structuralistes ». Il lance la notion de champ pour la
première fois dans un article publié dans le numéro des Temps modernes
consacré au structuralisme  ; son travail sur Flaubert met en cause
implicitement l'approche exemplifiée par Sartre dans l'Idiot de la famille.
L'article «  Le couturier et sa griffe  », publié en 1975 dans le premier
numéro de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, est sans
doute, pour une part, une réplique au Système de la mode de Barthes{632}.
Mais il s'est démarqué de Lévi-Strauss et des philosophes de sa
génération sur plusieurs points fondamentaux. Sa problématique théorique
est notamment caractérisée, dès ses débuts, par le refus des oppositions qui
caractérisaient le débat intellectuel des années 1960  :
subjectivisme/objectivisme, histoire/structure, conscience/inconscient,
individu/société. C'étaient, à ses yeux, des alternatives fausses et stériles,
qui tenaient non pas à des raisons épistémologiques mais à des rivalités
entre concurrents amenés à se définir les uns contre les autres.
Ainsi, il s'est réclamé d'un structuralisme génétique{633}, qui ne se
contente pas de décrire le fonctionnement synchronique des structures, mais
considère comme des dimensions essentielles de l'explication sociologique
la reconstitution du processus historique dont les structures sont le produit
et, qui plus est, la prise en compte des « points de vue » et des émotions des
agents, de leurs rôles et de leurs luttes dans le fonctionnement et dans le
changement des structures. C'est pourquoi son modèle impose de prendre en
considération les habitus des agents, leurs positions et les intérêts matériels
et symboliques qu'elles impliquent, notamment les effets qu'elles exercent
sur les prises de positions, sur les trajectoires et sur les interactions.
La sociologie telle que Bourdieu l'a conçue et pratiquée est
particulièrement dérangeante pour les intellectuels, en ce qu'elle implique
l'analyse des déterminismes auxquels les intellectuels sont exposés, du fait
des habitudes mentales que véhicule leur habitus et des intérêts spécifiques
attachés à la position qu'ils occupent dans le/s champ/s où ils sont situés.
C'est ce qui explique, sans doute, les réserves, les résistances et l'hostilité
que ses analyses ont toujours suscitées, à la différence de l'attitude
généralement très favorable et admirative avec laquelle les pairs et la presse
intellectuelle ont accueilli les ouvrages de Lévi-Strauss et des autres
«  structuralistes  » réputés. Car ni le «  regard éloigné  » que Lévi-Strauss
portait sur des sociétés exotiques, ni les analyses des philosophes, focalisées
sur des discours et des représentations, ne remettaient en cause l'attitude de
distance à l'égard du monde social qu'impose la tradition lettrée. Bourdieu a
redoublé l'impact de cette transgression théorique en renonçant, à la
différence de Foucault, Deleuze et Derrida, au statut prestigieux de
philosophe, pour passer à une discipline « inférieure » comme la sociologie.

La consécration
Le meilleur indicateur de la distance qui sépare la trajectoire
intellectuelle de Bourdieu du «  structuralisme  » en tant que mode c'est le
fait que l'auteur de La Distinction n'a jamais fait partie du réseau intellectuel
et médiatique qui a permis le succès de ce label, à la différence de toutes les
autres figures que l'on a prises en considération. En effet, les rapports
d'alliance et d'échange entre les «  structuralistes  » les plus en vue et
quelques représentants de la génération précédente, comme Bataille et
Blanchot, ne sont qu'un aspect d'un réseau beaucoup plus vaste qui depuis
la fin des années 1950 contribue de manière décisive à la consécration du
nouvel «  isme  », en produisant l'image d'un phénomène de portée
exceptionnelle. Comme le montrent les cas d'Althusser et de Lacan, la mise
en place de ce réseau est l'effet de rapprochements spontanés, fondés sur
des rapports de proximité structurale, qui expliquent l'affinité des intérêts
symboliques et des dispositions.

Alliances et polémiques
Ainsi Dumézil, tout en rejetant l'idée d'une parenté entre son travail et le
modèle structuraliste, joue un rôle important dans l'élection de Lévi-Strauss
à l'École des Hautes Études puis au Collège de France. Émile Benveniste
(disciple d'un disciple de Saussure, Antoine Meillet) entré au Collège de
France en 1937, après un parcours institutionnellement marginal, peu
connu, en dehors du cercle des initiés, accueille de bon gré les initiatives
qui lui permettent de sortir de son isolement. En 1956, il écrit un article
pour le premier numéro de la revue La Psychanalyse de Lacan, en étayant
les thèses de ce dernier sur la fonction du langage dans la théorie
psychanalytique{634}. Il collabore également, en 1963, au premier numéro de
la revue Les Études philosophiques, en présentant les apports de la
philosophie analytique concernant le langage, alors ignorés en France,
notamment par les linguistes{635}. Il accepte de codiriger, avec Pierre
Gourou, la revue L'Homme, que Lévi-Strauss fonde en 1960.
Ce dernier soutient très activement la carrière de plusieurs alliés
potentiels, malgré les différences qui les séparent, poussé parfois plus par
des liens d'amitié ou de gratitude que par un véritable sentiment d'affinité
intellectuelle. Il fournit une caution à Lacan, en acceptant l'invitation à
assister à la séance inaugurale de l'enseignement de ce dernier à l'ENS, bien
qu'il n'aime pas du tout le style intellectuel lacanien  ; et il soutient, avec
Barthes, l'élection de Greimas à la VIe section de l'École des hautes études,
en 1965. De son côté, Barthes contribue à faire accéder  Lévi-Strauss à la
grande consécration, par le compte rendu qu'il  consacre en 1962 à La
Pensée sauvage et au Totémisme aujourd'hui{636}.
Souvent à l'origine de rapprochements décisifs, il y a le détour par
l'étranger et/ou le contact avec des émigrés porteurs de savoirs nouveaux,
comme le montre le rôle que joue dans la gestation de l'anthropologie
structurale l'exil de Lévi-Strauss, favorisant la rencontre avec Jakobson et
avec d'autres représentants de traditions intellectuelles encore ignorées ou
méconnues en France{637}. De même, plus tard, les apports de Todorov et de
Kristeva contribuent à l'essor des théorisations littéraires. C'est grâce à la
rencontre à Alexandrie avec Greimas, originaire de la Lituanie, que Barthes
découvre Saussure et, qui plus est, Hjelmslev{638}, dont il s'inspire, sans le
citer, dans la deuxième partie des Mythologies, où il présente ses premières
tentatives de modélisation fondées sur la linguistique.
Les critiques, les polémiques et les attaques sont à la fois des indicateurs
de la percée du «  structuralisme  » et, par l'attention médiatique qu'ils
suscitent, des facteurs qui contribuent à sa consécration. Ces réactions
tiennent, elles aussi, à des relations structurales, comme on peut le voir dans
tous les épisodes les plus célèbres, qui opposent des «  structuralistes  » et
des représentants des positions qu'ils remettent en question.
Roger Caillois est parmi les premiers critiques qui mettent en cause les
présupposés implicites de l'anthropologie structurale, en s'en prenant
notamment à la conception que propose Race et Histoire. Sa trajectoire lui
confère la lucidité au moins partielle du rival que le succès de Lévi-Strauss
risque de renvoyer au passé : entre 1933 et 1935, élève de l'ENS, Caillois
s'est intéressé à l'ethnologie et a suivi les cours de Marcel Mauss à l'École
pratique des hautes études. Haut fonctionnaire à l'Unesco depuis 1948, il
dirige la division du développement culturel. Il est doublement impliqué
dans les interrogations que pose Race et Histoire, né comme contribution à
une collection de l'Unesco concernant la question raciale, dans le contexte
de la décolonisation.
Il perçoit ainsi avec une clairvoyance particulière les deux tentations
contradictoires auxquelles Lévi-Strauss aboutit, dans son désir de réhabiliter
les sociétés sans histoire  : d'une part, la thèse selon laquelle des cultures
différentes seraient incomparables et ne sauraient donc être ramenées à une
même hiérarchie de valeurs, de l'autre le mythe des origines qui amène à
revendiquer la supériorité de l'Orient sur l'Occident, en perpétuant cette
fausse alternative au lieu de la récuser. Caillois souligne le paradoxe que
constitue, à ses yeux, le fait que le modèle évolutionniste se soit imposé
dans la philosophie occidentale à une époque où l'hétérogénéité des
configurations historiques caractérisait la réalité humaine, alors que la
valorisation de la diversité prévaut au moment où les progrès de la
mondialisation tendent à réduire les différences.
La violence, tout à fait insolite dans les débats théoriques, avec laquelle
Lévi-Strauss réplique à cette critique tient sans doute à sa position de
prétendant qui n'a pas encore obtenu la pleine consécration comme
théoricien{639} : « « M. Caillois se livre à un exercice qui commence par des
bouffonneries de table d'hôte, se poursuit en déclarations de prédicateur
pour se terminer par des lamentations de pénitent. C'était bien là, d'ailleurs,
le style des cyniques dont il se réclame{640}. »
En 1955, c'est Georges Gurvitch qui déclenche une autre polémique, dont
on perçoit les enjeux théoriques et institutionnels en considérant sa
position  : professeur de sociologie à la Sorbonne depuis 1949, il s'est
employé en vain à rehausser le prestige théorique de sa discipline, et
considère comme usurpée l'attention que suscite le concept de structure : il
peut servir à désigner la cohérence des institutions sociales, mais il ne
saurait suffire à décrire la complexité des phénomènes, si la structure est
appréhendée comme statique, sans tenir compte du fait qu'elle s'inscrit
toujours dans un processus{641}.
L'antagonisme structural entre sa position et celle de Lévi-Strauss permet
de comprendre le ton particulièrement exacerbé avec lequel ce dernier
réplique («  De quel droit, à quel titre, M.  Gurvitch s'institue-t-il notre
censeur ? ») et fait valoir la différence qui oppose son œuvre à celle de son
critique, c'est-à-dire les recherches empiriques sur lesquelles il appuie ses
hypothèses théoriques  : «  Parce qu'il est pur théoricien, M.  Gurvitch ne
s'intéresse qu'à la partie théorique de nos travaux{642}. »
Le fait est qu'à l'époque sa position n'est pas encore assez forte pour qu'il
puisse opposer à ses adversaires les plus éminents une attitude détachée. De
même, si le dernier chapitre de La Pensée sauvage est une véritable charge
contre la conception «  mythique  » de l'histoire et la prétention totalisante
que Sartre a proposées dans Critique de la raison dialectique, c'est que, au
tout début des années 1960, les rapports des forces n'ont pas encore
complètement basculé et l'emprise que Sartre exerce reste redoutable,
comme le confirme par ailleurs le succès des séances que Jean Pouillon
consacre en 1960 à l'ouvrage de Sartre, dans le cadre du séminaire de Lévi-
Strauss, avec l'accord de ce dernier.
La manière dont Sartre et Pouillon réagissent à l'attaque de Lévi-Strauss
est un indicateur éloquent du fait qu'à ce moment-là ils peuvent encore
sous-estimer la portée de ce défi. Sartre s'abstient de toute réponse directe,
en exprimant ainsi sans équivoque son refus de reconnaître l'autorité de
Lévi-Strauss, mais fait paraître dans Les Temps modernes un article de
Pierre Verstraeten prétendant expliquer le refus de prendre en compte la
temporalité historique par les objets mêmes de l'anthropologie structurale :
les sociétés sans histoire. Jean Pouillon, quant à lui, refuse de choisir et
cherche à montrer que les deux modèles, loin d'être incompatibles, sont
complémentaires.
Au contraire, Lévi-Strauss profite des critiques qui lui sont adressées
pour élargir son public. Il accepte ainsi la confrontation que lui propose la
revue Esprit, à la conclusion du débat qu'un groupe dirigé par Jean-Marie
Domenach a consacré à La Pensée sauvage. La revue publie ce débat dans
un numéro spécial, incluant un article de Paul Ricœur qui mobilise la
stratégie philosophique par excellence, celle qui consiste à rappeler à la
science ses limites, en revendiquant le monopole de la théorisation et de la
systématisation. En prétendant passer de l'analyse des systèmes de parenté à
une anthropologie générale, Lévi-Strauss aurait abouti à un « kantisme sans
sujet transcendantal, voire un formalisme absolu{643} ». La réplique de Lévi-
Strauss, récusant la pertinence de la question du sujet, illustre bien la
posture que les nouveaux maîtres à penser tendent à opposer à leurs
adversaires : « Nous ne pouvons pas, à la fois, essayer de comprendre les
choses du dehors et du dedans{644}. »
Les réactions changent avec le renversement des rapports de forces,
comme l'indique l'attitude de Sartre en 1966, lorsqu'il devient impossible
d'ignorer la percée du «  structuralisme  », notamment le succès de Michel
Foucault, qui renvoie la philosophie du sujet de Sartre, l'humanisme
existentialiste et la « raison dialectique » au XIXe siècle{645}. À l'occasion du
numéro spécial que la revue L'Arc lui consacre, à la fin de 1966, Sartre
attaque ouvertement Foucault, en prétendant que «  le succès de son livre
prouve assez qu'on l'attendait : or une pensée vraiment originale n'est jamais
attendue. Foucault apporte aux gens ce dont ils avaient besoin  : une
synthèse éclectique où Robbe-Grillet, le structuralisme, la linguistique,
Lacan, Tel quel sont utilisés tour à tour pour démontrer l'impossibilité d'une
réflexion historique. Derrière l'histoire, bien entendu, c'est le marxisme qui
est visé. Il s'agit de constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage que
la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx{646} ».
Ainsi, pour discréditer le «  structuralisme  », Sartre a recours à un
sociologisme sommaire qui rappelle les procédés de disqualification dont
lui-même a été la victime de la part des communistes. Il l'explique comme
la retraduction idéologique d'une tendance technocratique importée des
États-Unis, où «  la philosophie a été remplacée par les sciences
humaines{647} ». L'agressivité de ce discours trahit la situation de faiblesse
de son auteur, face à la force que ses rivaux tirent du fait que les affinités de
leurs positions suffisent à créer l'image d'un puissant mouvement unitaire,
sans qu'il y ait besoin d'aucune initiative de concertation. Les articles très
hostiles qu'en 1967 Michel Amiot et Sylvie Le Bon consacrent, dans les
Temps modernes, à l'ouvrage de Foucault, confirment le passage de Sartre et
de ses proches de l'ouverture initiale à l'égard de Lévi-Strauss à la contre-
offensive qu'on réserve à un danger redoutable.
La querelle Raymond Picard/Roland Barthes, sans doute le plus célèbre
de ces différends, est l'illustration exemplaire du jeu de rôles –
orthodoxie/hérésie – inscrit dans l'antagonisme des positions respectives. La
publication de Sur Racine, en 1963 – trois études où Barthes applique au
classique des classiques une démarche à la fois structuraliste et
psychanalytique – ne peut apparaître que comme une provocation
outrageuse au professeur de la Sorbonne, qui réagit par un pamphlet violent
– Nouvelle Critique ou nouvelle imposture{648} – condamnant en général les
approches nouvelles prétendant remettre en questions les méthodes
éprouvées de l'Université. Critique et vérité, l'ouvrage de Barthes publié en
1966, est pour une part une réplique à l'attaque de Picard.
Les accusations et les arguments des deux adversaires retraduisent de
manière prévisible les oppositions entre les postes occupés et la
représentation courante de ces oppositions{649}. Contraint par la polémique à
expliciter la croyance implicite dans la définition traditionnelle de son
poste, Picard soutient, de même que ses défenseurs, la conception
philologique et positiviste de l'histoire littéraire qui caractérise
l'enseignement de la Sorbonne, en revendiquant les vertus – patience,
prudence, modestie, effacement devant l'œuvre – que requiert son travail et
les critères d'excellence auquel il se mesure  : «  goût  », «  clarté  », «  bon
sens ». De son côté, Barthes se présente comme une avant-garde capable de
concilier à la fois les instruments et le langage ésotérique des sciences à la
mode – la linguistique, l'anthropologie et la psychanalyse – avec l'élégance
du critique mondain et la liberté souveraine de l'écrivain{650}.

Ubiquité
La parution concomitante de plusieurs ouvrages marquants et de revues
se référant au moins implicitement au concept de « structuralisme » fait de
l'année 1966 une étape fondamentale dans la percée de la nouvelle mode
intellectuelle. Foucault publie Les Mots et les choses, (conçu, suivant le
sous-titre originel, comme une «  Archéologie du structuralisme  ») et y
propose une définition du concept  : «  Le structuralisme n'est pas une
méthode nouvelle  ; il est la conscience éveillée et inquiète du savoir
moderne{651}.  ». Paraissent Sémantique structurale, de Greimas (l'adjectif
dans le titre est ajouté sur le conseil de Dubois pour exploiter l'effet de
mode), Écrits, de Lacan (un volume abstrus de neuf cents pages qui devient
rapidement un best-seller) ; le recueil Théorie de la littérature, de Todorov,
avec une préface de Jakobson  ; Figures de Genette  ; Critique et vérité de
Barthes  ; Problèmes de linguistique générale de Benveniste  ; Pour une
théorie de la production littéraire de Pierre Macherey, chez Maspéro  ; les
revues Langages et Cahiers pour l'analyse  ; le numéro  8 de
Communications, qui devient rapidement une référence incontournable pour
les littéraires s'intéressant à la nouvelle mode, car, consacré à l'analyse
structurale du récit, il réunit parmi ses contributeurs les principaux
représentants de la sémiologie, notamment Barthes, Greimas, Brémond,
Eco, Todorov et Genette. Une édition critique du Cours de linguistique
générale de Saussure, publiée en 1967 par l'éditeur Payot, connaît un vif
succès, malgré le caractère technique de l'ouvrage. Lévi-Strauss publie en
1967 Du miel aux cendres, en 1968 L'Origine des manières de table. Guy
Dumur lui consacre dans Le Nouvel Observateur un long entretien{652}.
La revue Critique, jusque-là éclipsée par Les Temps modernes, présente
une combinaison de propriétés qui lui permettent de devenir un carrefour
fondamental pour toutes les positions qui ont contribué à imposer le
nouveau label. Caractérisée depuis ses débuts par la tension entre deux
pôles, la littérature et la philosophie – qu'incarnent bien, respectivement,
Georges Bataille et Éric Weil{653} – elle peut rassembler dans ses pages et
consacrer toute la gamme des positions nouvelles, depuis les nouveaux
romanciers (Robbe-Grillet, notamment, y fait depuis 1951 des interventions
critiques qui sont des manifestes) à Foucault. Ainsi, elle favorise le
rapprochement et l'échange de légitimation entre les nouvelles avant-gardes
et des aînés comme Bataille et Blanchot.
En associant le nouveau roman au structuralisme, Critique les fait
apparaître comme des aspects d'une même tendance, qui dépasse par
l'ampleur et l'importance l'existentialisme, et met en cause le modèle
sartrien dans tous les domaines : littérature, philosophie, sciences humaines.
L'image du nouveau roman comme phénomène solidaire du structuralisme
– par son objectivisme et son formalisme – est préparée par le discours des
auteurs eux-mêmes et des exégètes qui contribuent à les lancer{654}. Dès
1955 Barthes avait invité à voir dans l'œuvre de Robbe-Grillet une
«  littérature littérale  », caractérisée par un «  formalisme radical  », qui
s'opposait « à l'art essentialiste du roman bourgeois{655} ».
Dans Tel Quel, fondée en 1960, le pôle littéraire est nettement dominant,
du fait que le capital dont sont dotés les principaux membres de la première
rédaction (Jean-Edern Hallier, Jean Ricardou, Philippe Sollers, Jean
Thibaudeau) est constitué en grande partie par la réputation qu'ils ont
acquise en tant qu'écrivains et critiques. Ainsi, la revue cherche d'abord le
parrainage des écrivains qui représentent alors l'avant-garde consacrée,
de  Bataille à Robbe-Grillet, et des nouveaux théoriciens de la littérature,
notamment Barthes, Genette, Todorov. La revue contribue, elle aussi, à
renforcer l'image du structuralisme comme phénomène réunissant avant-
garde littéraire et avant-garde philosophique, car elle attire la collaboration
de philosophes comme Foucault et Derrida, et contribue à les faire
connaître et apprécier par son public lettré. Derrida et d'autres jeunes
philosophes collaborent également à la revue Poétique, lancée à Vincennes
en 1970 par Hélène Cixous, Tzvetan Todorov et Gérard Genette.
La dimension littéraire de la production «  structuraliste  » est pour
beaucoup dans son succès médiatique, dans un pays où les chroniques des
critiques littéraires dans les revues, les journaux et les hebdomadaires
gardent encore un pouvoir décisif dans la consécration et la diffusion d'une
mode intellectuelle. En effet, la plupart des articles qui contribuent à la
percée du «  structuralisme  » sont signés par des écrivains ou par des
critiques littéraires, et paraissent dans les pages littéraires de la presse, voire
dans des revues consacrées à la critique littéraire.
Parmi les nombreuses interventions de la presse littéraire concernant
Tristes Tropiques, on peut remarquer l'article que lui consacre Georges
Bataille{656}, un entretien paru dans la revue Arts, et les comptes rendus dans
Libération et dans Le Monde, signés respectivement par des chroniqueurs
littéraires comme Claude Roy et Jean Lacroix. Les critiques littéraires les
plus connus des principaux journaux saluent également la parution des
livres de Michel Foucault. La Quinzaine littéraire joue un rôle
particulièrement important dans la consécration du structuralisme, sans
doute du fait que son directeur, Maurice Nadeau, est depuis ses débuts très
critique envers Sartre et l'existentialisme. Elle publie notamment, en 1966,
un entretien avec Michel Foucault{657} ; en 1967, un long article de François
Châtelet, «  Où en est le structuralisme  ?{658}  », illustré par un dessin
humoristique de Maurice Denis – représentant une conversation entre Lévi-
Strauss, Barthes, Lacan et Foucault, accroupis, en costume d'Indiens – qui
contribue beaucoup à produire l'image d'un groupe{659}. C'est dans ce
journal que Jean Pouillon commente, en 1968, le troisième volume des
Mythologiques, ne pouvant plus parler favorablement de Lévi-Strauss dans
Les Temps modernes. Le Magazine littéraire publie en 1968 un grand article
de Michel Le Bris qui fige la représentation de la généalogie du
« structuralisme » et des auteurs, rassemblés comme un « groupe », qui en
seraient les chefs de file : intitulé « Saussure, le père du structuralisme », il
est illustré par des photographies de Lévi-Strauss, Foucault, Lacan, Barthes,
présentés comme les « héritiers de Saussure »{660}.
Des hebdomadaires comme L'Express et Le Nouvel Observateur  jouent
un rôle déterminant dans la diffusion du label{661}. L'Express contribue à
alimenter le débat par des interventions assez critiques, comme celle de
Jean-François Revel sur Lévi-Strauss, en février 1967, et celle de Jean-
François Kahn, en août 1967  : «  La minutieuse conquête du
structuralisme  »{662}. Le Nouvel Observateur adopte une attitude
particulièrement favorable, du fait que, dès ses débuts, il se présente comme
un promoteur de la modernisation de la vie intellectuelle, capable de
renseigner ses lecteurs sur les toutes dernières tendances{663}. Guy Dumur y
publie en 1967 un entretien avec Lévi-Strauss, en 1968 avec Benveniste. Le
journal publie également le compte rendu que le «  structuraliste Michel
Foucault{664} » consacre aux ouvrages de Panofsky parus en 1967.
À  partir de 1966, les revues intellectuelles qui sont l'expression de
positions menacées par les nouvelles tendances leur dédient une attention
qui contribue à leur légitimation. En 1966, Les Temps modernes publient un
numéro sur le structuralisme, dirigé par Jean Pouillon et, au mois de
décembre, Esprit organise un congrès, dont les actes vont donner lieu à un
numéro spécial en 1967{665}. Les revues du PCF se montrent
particulièrement ouvertes à la confrontation et au dialogue. Pour
comprendre cette attitude, il faut tenir compte de l'aggiornamento entamé
par le PCF depuis le début des années 1960  : un processus complexe où
« recherche d'alliances électorales à gauche, ouverture relative d'un groupe
dirigeant jusque-là exclusivement ouvrier, rénovation théorique, s'appellent
l'une l'autre{666}. ».
En 1967, Raison présente publie un article d'Olivier Revault d'Allonnes
très critique à l'égard de Les Mots et les Choses{667}, puis, au début de 1968,
organise des journées d'étude sur le thème « Les structures et les hommes »,
aboutissant à la publication du volume Structuralisme et marxisme, auquel
collaborent des membres de l'intelligentsia communiste, comme Henri
Lefebvre et Victor Leduc, ainsi que des professeurs prestigieux comme
André Martinet, Ernest Labrousse, Georges Canguilhem, Jean-Pierre
Vernant. En octobre 1967, La Pensée consacre un numéro spécial au thème
«  Structuralisme et marxisme  »{668}. L'équipe de La Nouvelle Critique, de
concert avec le CERM{669}, organise des rencontres avec l'équipe de Tel
Quel, dont naissent deux colloques qui ont lieu à Cluny respectivement en
avril 1968 et en avril 1970{670}. Raymond Bellour publie dans Les Lettres
françaises un entretien avec Michel Foucault où ce dernier cherche à
répliquer aux marxistes qui l'accusent de relativisme et lui reprochent le
refoulement du contexte historique et social des discours et du rôle des
agents, ainsi que la prétention de s'en tenir à une vision discontinuiste, sans
se soucier d'expliquer le passage d'une « épistémè » à une autre{671}. Pierre
Daix, le rédacteur en chef de la revue, va jusqu'à amorcer une conversion,
comme le montre le livre Structuralisme et révolution culturelle, publié en
1971{672}.
On peut se faire une idée de l'intégration et de la force du réseau qui a
contribué à définir et à promouvoir le «  structuralisme  », ainsi que de
l'enchevêtrement de facteurs divers qui favorisent le succès de cette
construction collective, grâce à l'analyse que Frédérique Matonti a
consacrée à un moment clef de ce processus  : l'introduction des
« formalistes russes »{673}. Les liens intellectuels et amicaux entre Todorov,
Gérard Genette et Nicolas Ruwet jouent un rôle essentiel dans la
conception, dans la publication et dans la réception de Théorie de la
littérature. Genette soutient ce projet et favorise la publication du recueil
dans la collection « Tel Quel » en présentant Todorov à Sollers et Pleynet.
Ruwet, traducteur et préfacier des Essais de linguistique générale, parus en
1963, a contribué de manière décisive, avec Lévi-Strauss{674}, à attirer
l'attention du public français sur l'œuvre de Jakobson et à le consacrer
comme un des «  pères fondateurs  » du structuralisme{675}. Si Jakobson
accepte de préfacer l'ouvrage de Todorov, c'est aussi qu'il partage avec ce
dernier, émigré d'un pays soviétique, l'intérêt à faire découvrir et reconnaître
en France un travail collectif dont il a été un acteur fondamental et qui a été
réprouvé, censuré et occulté par le régime stalinien.
Par le simple fait qu'il rassemble pour la première fois ces écrits et qu'il
désigne leurs auteurs comme les «  formalistes russes  », Théorie de la
littérature introduit cette étiquette dans l'espace théorique et contribue à
l'instituer. Le titre de la préface de Jakobson – « Vers une science de l'art
poétique  » – met en évidence l'ambition scientifique qui distingue les
« formalistes » par rapport à toute la tradition des études littéraires.
Le texte ajoute plusieurs éléments importants à cette image. D'une part, il
présente le « formalisme russe » comme un ancêtre du « structuralisme ».
De l'autre, il évoque les liens féconds entre les travaux théoriques des
« formalistes » et les recherches poétiques menées par certains d'entre eux
et par leurs amis, en dénonçant la gravité de la perte qu'a provoquée la
répression soviétique. Jakobson renvoie par-là, implicitement, à une autre
entreprise d'importation et de réhabilitation à laquelle il a participé avec une
préface  : l'anthologie La Poésie russe, publiée en  1965 chez Seghers par
Elsa Triolet. Comme le remarque Matonti, ce recueil, comme les romans de
Chklovski et de Tynjanov publiés par Aragon dans sa collection
«  Littérature soviétique  » chez Gallimard, s'inscrivent dans l'effort de
rénovation qu'ont entrepris, à la faveur du «  Dégel  », plusieurs revues et
intellectuels communistes éminents, en réhabilitant les avant-gardes du
passé et en s'alliant avec Tel Quel et/ou Change, leurs émules français
contemporains.
La préface de Théorie de la littérature contribue de manière
déterminante, par l'autorité qui est reconnue à Jakobson, à relier et à
légitimer, comme autant de facettes d'une même orientation, toutes les
positions de l'espace intellectuel français qui à ce moment-là tendent à se
coaliser, rapprochées par les luttes qu'elles mènent sur des fronts divers  :
création et théorie littéraire, linguistique et anthropologie, philosophie,
politique culturelle du PCF. La première réception du recueil de Todorov
assure un écho fidèle et efficace au cadrage que Jakobson a proposé, car
plusieurs interventions et articles sont l'œuvre de proches qui sont eux-
mêmes des acteurs de premier plan dans la production et la reconnaissance
du « structuralisme ». Les Lettres françaises publient la préface de Jakobson
dans le numéro du 10  février 1966, et le 3  mars un article de Pierre Daix
focalisé sur la dimension politique implicite dans la réhabilitation des
« formalistes russes ». Parmi les commentateurs il y a Gérard Genette{676} et
François Wahl (La Quinzaine littéraire, 15  mars 1966), qui ont tous deux
joué un rôle important dans la publication du recueil.
La percée du « structuralisme » et de ceux qui y ont associé leur œuvre
est exploitée par les médias et par l'édition qui entreprennent un travail de
divulgation. Après 1966, même des journaux et des éditeurs qui jusque-là
n'ont pas donné signe d'attention consacrent au phénomène articles, livres,
numéros spéciaux et autres initiatives. «  Ce livre s'adresse aux
instituteurs{677} », écrit Jean-Marie Auzias, dans l'introduction à son ouvrage
Clefs pour le structuralisme (1967). Jean-Baptiste Fagès publie chez Privat
Comprendre le structuralisme en 1967 et Le Structuralisme en procès en
1968. En 1968 Jean Piaget publie aux PUF un Que sais-je ? qui devient un
des ouvrages de référence sur l'argument. Les Éditions du Seuil réaffirment
leur primauté dans le lancement et la définition de la mode, en publiant un
livre collectif, Qu'est-ce que le structuralisme ? (dirigé par François Wahl),
qui devient rapidement un best-seller (il est réédité en petits volumes en
collection de poche en 1973) et contribue à diffuser la notion très générale
et ambitieuse de «  structuralisme  » que Wahl propose dans son
introduction : « Sous le nom de structuralisme se regroupent les sciences du
signe, des systèmes de signes{678}.  » Wahl souligne aussi la prétention de
scientificité  : «  Quoi qu'il en soit, le structuralisme, on l'aura compris, est
chose sérieuse : à tout ce qui doit au signe, il donne droit à la science{679}. »
Grâce à cette offensive éditoriale et médiatique le concept de
structuralisme et les suggestions des nouveaux maîtres à penser font leur
entrée dans l'enseignement littéraire, où ces références théoriques
permettent aux jeunes professeurs de renouveler l'explication de texte et de
lui conférer une légitimité nouvelle. Le fait est que dans les anthologies
scolaires et les manuels produits dans les années 1970-1980, l'histoire de la
littérature et le commentaire traditionnels sont concurrencés ou intégrés par
des démarches et des jargons s'inspirant des auteurs à la mode. Grâce à la
«  sémiologie  », qui détourne les concepts de la linguistique et de
l'anthropologie, Roland Barthes, Tzvetan Todorov, Gérard Genette
confèrent à la « Nouvelle critique » un air de scientificité et renforcent par
leur « textualisme  » le mythe de l'œuvre « pure », en justifiant la critique
«  immanente  » par le dogme de l'autoréferentialité de l'écriture littéraire.
Cette pénétration dans l'enseignement, en France et à l'étranger, joue un rôle
décisif dans l'institutionnalisation et la naturalisation de la notion de
« structuralisme ». Le rôle fondamental que les départements de littérature
jouent aux USA, dans la même période, dans l'appropriation et dans la
diffusion des théoriciens français, montre que même le succès international
de cette vogue est l'expression d'une contre-offensive des disciplines
littéraires, plus que de l'ascension des sciences sociales{680}.

Prises de distance et mise en cause du label par ses principaux


« actionnaires »
À partir de la consécration de la mode, l'attitude que ses représentants les
plus en vue adoptent les uns à l'égard des autres et aussi à l'égard du label
qu'ils ont un temps accepté, voire exploité, témoigne d'une évolution qui, à
en juger par l'histoire d'autres «  groupes  » et «  mouvements  », peut sans
doute être expliquée comme un des effets les plus fréquents du succès. Au
début, l'exigence de rassembler les forces l'emporte, alors que la
reconnaissance tend à faire émerger les divergences et les rivalités, qui
peuvent aboutir à des ruptures plus ou moins éclatantes, chacun ayant
intérêt à souligner les différences et à mettre en œuvre de stratégies de
dépassement, pour faire reconnaître l'originalité de sa position, en rejetant
l'étiquette collective et en allant parfois jusqu'à opérer des retournements
radicaux par rapport à ses prises de position antérieures{681}.
Dès 1966 Lacan déclare : « [...] je suis opposé finalement à l'emploi de ce
terme dont rien ne dit qu'il ne sera pas détourné aux usages de l'humanisme
humide{682}.  » Lévi-Strauss considère la vogue du label comme un
«  phénomène secondaire  », dont il dira plus tard n'avoir «  jamais mesuré
l'ampleur  »  : «  Si je m'étais appliqué à exploiter cette vogue, on
m'accorderait probablement une place plus grande dans la pensée
contemporaine  ; mais au prix de complaisances pour lesquelles je ne suis
pas fait{683}. » Il ne tarde pas à chercher à dissiper le malentendu qui associe
son œuvre aux noms de Barthes, Foucault et Lacan, alors qu'il se situe dans
«  une autre famille intellectuelle  », où il place Benveniste, Dumézil et
Vernant. Ainsi en 1965 il se démarque (en visant manifestement Barthes),
de « la critique littéraire à prétentions structuralistes », dont le vice « tient
au fait qu'elle se ramène trop souvent à un jeu de miroirs où il devient
impossible de distinguer l'objet de son retentissement symbolique dans la
conscience du sujet. L'œuvre étudiée et la pensée de l'analyste se reflètent
l'une l'autre, et on nous enlève tout moyen de discerner ce qui est
simplement reçu de l'une et ce que l'autre y met{684}. »
En 1967, lors d'un entretien, Lévi-Strauss propose une définition du
«  structuralisme  » par laquelle il rejette les interprétations philosophiques
du concept, notamment celle que Foucault en a donnée dans Les Mots et les
choses : « Le structuralisme n'est pas une doctrine philosophique mais une
méthode. Il prélève les faits sociaux dans l'expérience et les transporte au
laboratoire. Là, il s'efforce de les représenter sous forme de modèles,
prenant toujours en considération, non les termes, mais les relations entre
les termes{685}. »
Foucault réplique à son tour, dans un entretien paru quelques mois après.
Il y revendique le rôle souverain du philosophe par rapport aux recherches
des savants, en opposant à la conception du structuralisme comme méthode,
s'appliquant à des domaines particuliers du savoir, le structuralisme tel qu'il
le conçoit  : «  une activité par laquelle des théoriciens non spécialistes
s'efforcent de définir les rapports actuels qui peuvent exister entre tel ou tel
élément de notre culture, telle ou telle science, tel domaine pratique et tel
domaine théorique, etc. Autrement dit, il s'agirait d'une sorte de
structuralisme généralisé, et non plus limité à un domaine scientifique
précis{686}. »
La même année, Lévi-Strauss profite d'un numéro de revue consacré à
son œuvre pour récuser ironiquement la pertinence des dissections
philosophiques de ses textes :

« N'est-ce pas une farce philosophique que de scruter mes textes avec un soin qui se
justifierait mieux s'ils provenaient de Spinoza, Descartes ou Kant ? En toute franchise,
je n'estime pas que ce que j'écris vaut tant d'égards, surtout s'agissant de Tristes
tropiques où je n'ai pas prétendu exposer des vérités, mais seulement les songeries
d'un ethnographe sur le terrain, dont je serais le dernier à affirmer la cohérence. Aussi
ne puis-je me défendre de l'impression qu'en disséquant ces nuées, M. Derrida manie
le tiers exclu avec la délicatesse d'un ours [...]{687}. Pour tout dire, je m'étonne que des
esprits aussi déliés que les vôtres, à supposer qu'ils aient voulu se pencher sur mes
livres, ne se soient pas demandé pourquoi je fais de la philosophie un usage si
désinvolte, au lieu de me le reprocher. Mais c'est que je n'éprouve à son égard nul
respect et que je me réserve le droit, d'un livre à l'autre, et même d'une phrase à l'autre
du même livre, d'emprunter diverses manières, comme font vis-à-vis des styles
certains peintres et musiciens{688}. »

Si cette lettre s'en prend nommément à Derrida, c'est que celui-ci a


commencé le premier, dès 1963, à prétendre aller au-delà du
«  structuralisme  », en remettant en cause les démarches de ceux qui en
étaient considérés comme les représentants les plus éminents. Du fait que
ses débuts comme interprète du Husserl de L'Origine de la géométrie
risquent de le situer du côté du passé{689}, au lieu d'adopter une attitude
défensive, il s'emploie à montrer que ses aînés n'ont pas été assez radicaux
dans leurs remises en question, tout en affichant de reconnaître la
« fécondité » de la « conversion dans la manière de questionner devant tout
objet  »{690} que le «  structuralisme  » a produite. En effet, la
«  déconstruction  », focalisée sur l'aspect caché, inconscient du discours,
s'inscrit dans le double héritage de Freud et de Bachelard.
Mais Derrida s'emploie à traquer des traces de logocentrisme dans
l'œuvre de tous ses prédécesseurs les plus admirés, en réhabilitant la lecture
philosophique comme dévoilement des «  indécidables  » que la
métaphysique occidentale recèle. Il choisit les cibles qui assurent à ses
attaques le maximum de profit. Ainsi, dans une conférence qu'il tient le
4  mars 1963 au Collège de philosophie, il conteste la validité de la
démarche de Foucault dans Histoire de la folie, fondée sur la lecture du
cogito cartésien, comme acte instaurant le clivage raison/folie{691} : « [...] le
totalitarisme structuraliste – écrit-il – opérerait ici un acte de renfermement
du cogito qui serait du même type que celui des violences de l'âge
classique{692}.  » Il reproche également à Foucault d'avoir traité la folie
comme un sujet transhistorique, en contredisant ainsi sa propre récusation
de l'historicisme et des philosophies du sujet.
Cette attaque frappe Foucault, comme le montre sa réponse différée. Au
lieu de répliquer aux critiques posées, il cherche à les disqualifier comme
l'expression d'un textualisme conforme au modèle transmis par
l'enseignement :
«  Je ne dirai pas que c'est une métaphysique, la métaphysique ou sa clôture qui se
cache dans cette textualisation de mes pratiques discursives. J'irai beaucoup plus loin :
je dirai que c'est une petite pédagogie historiquement bien déterminée qui, de manière
très visible, se manifeste. Pédagogie qui enseigne à l'élève qu'il n'y a rien hors du
texte, mais qu'en lui, en ses intentions, dans ses blancs et dans ses non-dits, règne la
réserve de l'origine{693}. »

La polémique l'amène à mettre en cause la lecture «  interne  » et à la


ramener à ses conditions institutionnelles, «  historiquement bien
déterminées  »  : une démarche à tout le moins paradoxale de  la part d'un
auteur qui a lui-même toujours privilégié l'analyse des textes, en récusant
comme non pertinente l'analyse des conditions historiques et sociales de la
production des discours.
Guidé par un sens très sûr des coups les plus rentables, dans De  la
grammatologie Derrida s'en prend aux présupposés fondamentaux de
Saussure et Lévi-Strauss. Il reproche à l'un et à l'autre de n'avoir pas été
jusqu'au bout de leur révolution. La notion de signe, qui garde un rôle
fondateur dans la linguistique, appartiendrait à une époque
«  essentiellement théologique{694}  » et, de plus, Saussure a dévalorisé
l'écriture, en privilégiant le son. Quant à Lévi-Strauss, non seulement il a
repris à son compte le phonologisme de Saussure mais, dans sa
dénonciation des méfaits de l'ethnocentrisme occidental et de l'écriture, il a
en fait proposé un ethnocentrisme à l'envers, qui idéalise les sociétés sans
histoire comme un état de nature, à la manière de Rousseau{695}.
Ce n'est pas un hasard si au colloque tenu à la John Hopkins University,
en 1966{696}, Derrida choisit de consacrer son intervention à
«  déconstruire  » de l'intérieur le «  structuralisme  », en s'en prenant
notamment à l'œuvre de Lévi-Strauss. C'est ainsi qu'il parvient à s'imposer à
l'attention des universitaires américains comme un critique du
« structuralisme », devançant en radicalité tous les autres Français. En fait,
ses prétentions hégémoniques par rapport aux savoirs régionaux des
sciences de l'homme indiquent que, sous couvert de subversion, il défend la
conception traditionnelle du rôle de la philosophie  : «  La grammatologie
[...] ne doit pas être une des sciences de l'homme, parce qu'elle pose
d'abord, comme sa question propre, la question du nom de l'homme{697}. »
Le classement qu'esquisse François Wahl dans sa contribution à l'ouvrage
collectif sur le structuralisme qu'il publie chez Seuil en 1968 témoigne de
l'efficacité des meurtres symboliques perpétrés par Derrida, car Wahl
distingue un en-deçà du structuralisme, où il place Michel Foucault, et un
au-delà, incarné par Lacan et Derrida, en plaçant entre les deux des
althusséro-lacaniens comme Alain Badiou et Jacques Alain Miller.
En 1971, un entretien fournit à Derrida l'occasion de mettre en cause le
rôle d'avant-garde que François Wahl attribue à Lacan. Il se plaint des
réappropriations de sa pensée de la part du psychanalyste et critique l'œuvre
de ce dernier, en lui reprochant d'avoir importé sans questionnement aussi
bien des outils hégéliens et heideggeriens que le phonologisme saussurien,
qui le rend insensible à la dimension de l'écriture, à la différence de Freud
et, qui plus est, de rester attaché à une métaphysique, en ce qu'il continue de
concevoir l'interprétation comme dévoilement de la vérité{698}. Lors d'un
Colloque de Cerisy consacré à Nietzsche, en juillet 1972, Derrida s'en prend
également à Deleuze, en critiquant le concept de « production » utilisé par
ce dernier{699}.
Pour comprendre ces différends, il faut admettre que le
«  structuralisme  », comme les autres «  ismes  », n'a jamais été un
«  mouvement  », fondé sur un «  paradigme  » ou un «  programme
commun  »{700}, mais une convergence provisoire, fondée notamment sur
une problématique, des références et des refus partagés. Cette convergence
éclate dès qu'elle cesse d'être avantageuse, du fait de changements qui
peuvent concerner soit les trajectoires individuelles soit le contexte, comme
permet de le constater l'analyse des réactions à Mai 68.

Le « structuralisme » et Mai 68
L'évolution des rapports de forces et des orientations au sein de l'espace
intellectuel français dans une conjoncture particulière comme Mai  68
confirme de manière significative l'hypothèse générale suivant laquelle une
crise sociale et politique n'est pas sans affecter l'état du champ intellectuel,
mais, lorsque ce dernier détient un degré élevé d'autonomie, les
déterminations externes se manifestent indirectement, en se retraduisant
selon une logique interne au fonctionnement du champ{701}.
À première vue, il y a une radicale remise en cause du « structuralisme ».
En novembre 1968, le journal Le Monde publie le dossier «  Le
structuralisme a-t-il été tué par Mai 68 ? ». Lévi-Strauss, Althusser, Lacan,
Barthes et Greimas, qui sont à ce moment-là les plus exposés, du fait qu'ils
cherchent à poursuivre leurs cours et séminaires, sont traités de mandarins
et contestés pendant leurs leçons{702}. Lévi-Strauss voit dans cet événement
la confirmation de son pessimisme concernant le devenir historique.
Greimas et Barthes, affrontés à l'hostilité de leur public, qui les empêche de
parler, sont gravement affectés par cette expérience. Barthes va jusqu'à
s'exiler temporairement, en acceptant d'aller enseigner à Rabat.
Des mots d'ordre qui semblaient démodés, comme la lutte des classes et
l'engagement, redeviennent actuels. Sartre récupère une image
d'interlocuteur de la jeunesse intellectuelle, en entamant un dialogue avec
des représentants du mouvement des étudiants, comme Daniel Cohn-
Bendit{703}. Edgar Morin, Cornelius Castoriadis et d'autres anciens
rédacteurs de la revue Arguments (laquelle en 1963 avait cessé d'exister,
sans doute du fait que sa réflexion sur le marxisme était contre-courant)
saluent la révolte comme une confirmation historique de leurs positions et
une revanche{704}. L'Internationale Situationniste connaît son moment de
gloire, car elle apparaît aux étudiants comme un mouvement précurseur{705}.
Les professeurs les plus écoutés par les leaders de la contestation, à
Nanterre, sont des représentants du mode de pensée que le
« structuralisme » a mis en cause, comme Alain Touraine, Henri Lefebvre,
Paul Ricœur et Emmanuel Levinas.
Les ouvrages les plus lus par ce public sont ceux qui semblent offrir des
clés pour l'interprétation de l'histoire immédiate{706} : Le Mouvement de mai
ou le communisme utopique{707}, De la misère en milieu étudiant{708}, La
Société du spectacle{709}, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes
générations{710}. L'ouvrage satirique Les matinées structuralistes, publié par
Clément Rosset, sous le pseudonyme de Roger Crémant, tourne en dérision
la posture et le style ésotérique des discours structuralistes{711}. L'attention à
l'histoire et au social cesse d'être un tabou en linguistique, comme le
montrent un numéro de Langue française consacré au thème « Linguistique
et histoire{712} » et l'intérêt que suscite la sociolinguistique{713}.

La percée institutionnelle
En fait, la contestation n'a pas produit un renversement des rapports des
forces. Les producteurs qui profitent le plus, en termes relatifs, de la
croissance de l'enseignement supérieur et de la remise en cause du système
universitaire sont ceux qui doivent leur reconnaissance au succès du
«  structuralisme  ». Confinés jusqu'en 1968 dans des positions marginales,
ils se renforcent, comme l'indiquent tous les indicateurs  : emprise sur la
réforme de l'enseignement et sur la réorganisation des universités, création
et occupation de postes universitaires, diffusion et circulation à travers les
revues, les médias, l'édition et l'enseignement{714}. Souvent, à la demande
du Ministère, ils participent à la redéfinition des cursus et à la conception et
gestion des universités nouvelles, des départements et des postes qui sont
créés.
Alors que les linguistes étaient jusque-là peu nombreux au sein des
universités et dispersés dans des départements consacrés à la grammaire
française et aux langues étrangères, la consécration de la linguistique
comme discipline pilote se retraduit dans l'implantation de départements de
linguistique générale, permettant le recrutement de nouveaux professeurs et
assistants, et dans la création de nouvelles revues{715}. En 1969, le
département de linguistique de Nanterre compte déjà vingt-deux titulaires,
et cette concentration permet l'essor d'un chantier collectif de recherches
lexicologiques consacrées à l'étude du discours politique (problématique
témoignant, toutefois, de l'impact de Mai  68). L'orientation
interdisciplinaire et les savoirs valorisés par le « structuralisme » dominent
aussi à Paris-VII (Jussieu), créée en 1970. La psychanalyse commence à
faire sa percée à Censier.
Vincennes, l'université expérimentale ouverte à la rentrée universitaire
1968-1969, avec la mission de renouveler l'enseignement et la recherche
dans le domaine des humanités, est la preuve la plus éclatante de la
pénétration au sein de l'université de positions qu'on relie de quelque
manière au «  structuralisme »{716}. Roland Barthes, Jacques Derrida, Jean-
Pierre Vernant, Georges Canguilhem, Emmanuel Le Roy Ladurie font partie
de la commission qui désigne le noyau cooptant chargé de nommer le corps
enseignant des départements : Michel Foucault pour la philosophie, Robert
Castel, proche de Foucault, et Jean-Claude Passeron, à l'époque proche de
Bourdieu, pour la sociologie, Jean Dubois, Jean-Claude Chevalier, Nicolas
Ruwet pour la linguistique. Deux départements constituent une innovation
sans précédents au sein de l'université : le département de cinéma, dirigé par
Michel Marie, un disciple de Christian Metz (qui avait appliqué l'analyse
structurale au cinéma), et le département de psychanalyse, où tous les
professeurs sont membres de l'école freudienne de Paris, dirigé par Serge
Leclaire, disciple de Lacan. Ce dernier bientôt désavoue Leclaire et parvient
à rendre son emprise à Vincennes encore plus forte lorsque son gendre
Jacques-Alain Miller obtient la direction du département. Le fait que
Michel Foucault l'emporte sur ses rivaux Paul Ricœur et Yvon Belaval,
lorsqu'il présente sa candidature à la chaire de philosophie au Collège de
France, est un indicateur éloquent de la reconnaissance dont il jouit de la
part de ses pairs. Fait significatif, parmi ceux qui le soutiennent il y a
Dumézil, qu'il a connu dans sa carrière à l'étranger comme conseiller
culturel. Le succès de ses livres et, plus en général, de la production
associée au label «  structuralisme  » témoigne par ailleurs de la tendance
favorable du marché.

Les voies de la reconversion


Cette expansion institutionnelle et éditoriale ne signifie pas pour autant
un triomphe des tendances qui étaient perçues comme caractéristiques du
«  structuralisme  ». À  part Lévi-Strauss, toutes les autres vedettes en
viennent progressivement à remettre en question ou, du moins, à atténuer
les aspects les plus marquants de leur posture antérieure, notamment la
référence à la science et le privilège accordé à l'analyse immanente et
synchronique, traitant l'objet comme un système indépendant de l'histoire et
du social.
Sans doute l'exigence d'échapper à la banalisation et au vieillissement
n'est-elle pas étrangère à ces réorientations. Mais la nouvelle humeur
idéologique joue certainement un rôle important, car tous s'ouvrent
progressivement à des préoccupations qui se sont imposées à la faveur de
Mai 68, notamment la critique du capitalisme et des formes de contestation
de l'ordre culturel se présentant comme l'expression d'une «  contre-
culture »{717}, sur les terrains de la pédagogie, de l'éthique, de la pensée du
corps et de la sexualité.
L'évolution de la position d'Althusser et de ses disciples est assez
paradoxale  : ils sont particulièrement visés par les maoïstes, qui leur
reprochent à la fois leurs positions théoriques abstraites et leur fidélité au
PCF{718}  ; en même temps, les discours des contestataires empruntent
souvent leurs catégories au marxisme althussérien. Par ailleurs, en 1967, à
l'occasion de la préface italienne de Lire le Capital, Althusser avait déjà
entamé une autocritique du «  théoricisme  » de sa lecture de Marx, sans
doute frappé par l'exigence d'action « concrète » (notamment les enquêtes
sur le terrain et l'« établissement » dans les usines) posée par des normaliens
comme Robert Linhart et Benny Lévy, qui en décembre 1966 ont été parmi
les fondateurs de l'organisation maoïste UJC (ml){719}. Mai 1968 renforce ce
questionnement, comme l'indique la nouvelle édition de l'ouvrage publiée
en 1968 dans la « Petite collection Maspéro »{720}. Son article de la Pensée
«  Idéologie et appareils idéologiques d'État  », en 1970, est perçu comme
une réorientation, car il préconise l'analyse du fonctionnement des
appareils, en soulignant notamment le rôle de l'école, que le mouvement
étudiant et les recherches de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron
ont contribué à placer au centre du débat{721}. L'École capitaliste en France,
l'ouvrage de Christian Baudelot et Roger Establet, publié l'année suivante,
est accueilli comme une démonstration de la fécondité de ce tournant.
Dans Réponse à John Lewis (1973), Althusser va même jusqu'à revenir
sur la thèse d'une «  coupure épistémologique  » entre le Capital et les
œuvres de jeunesse de Marx{722}. Toutefois, il montre qu'il a beaucoup de
mal à se déprendre de son «  théoricisme  », car il cherche à expliquer la
«  déviation  » stalinienne comme effet de la résurgence de la doctrine à la
fois humaniste et économiste de la IIe internationale. L'année suivante, dans
Éléments d'autocritique, il prend ses distances par rapport à la tendance
«  rationaliste, mécaniste, mais par-dessus tout formaliste{723}  » du
structuralisme et il a encore recours à la notion communiste de la
« déviation » pour dénoncer ses erreurs, même si, en fait, il en minimise la
portée, en les réduisant à des concessions langagières : « Notre “flirt” avec
la terminologie structuraliste a certainement passé la mesure permise{724}. »
Un des coauteurs de Lire le Capital, Jacques Rancière, converti au
maoïsme, va jusqu'à répudier publiquement l'althussérisme «  mort sur les
barricades de Mai avec bien d'autres idées du passé{725}  », en récusant
comme un « effort de replâtrage » les « demi-confessions » du maître{726}.
Mais le livre sur Althusser publié la même année par Saül Karsz
contribue efficacement à la défense et à la divulgation des thèses du
philosophe{727}. Althusser est considéré comme une référence fondamentale
par bien des chercheurs qui, après 1968, cherchent à concilier marxisme et
structuralisme, dans des domaines divers  : Régine Robin, qui est alors
assistante d'histoire moderne à Nanterre, Nicos Poulantzas, qui enseigne la
sociologie à Vincennes, Michel Fichant, Michel Pêcheux et Pierre Raymond
dans le domaine de l'épistémologie, des anthropologues comme Emmanuel
Terray et Marc Augé, puis, plus tard, les économistes régulationnistes et les
géographes qui au cours des années 1970 s'efforcent de renouveler leur
discipline. L'ascendant de l'althussérisme s'exerce de manière sensible sur
les théorisations entreprises au sein de plusieurs revues : dans Tel Quel à la
fin de 1968, dans Littérature par Danièle Sallenave, dans la revue
Dialectiques, fondée en 1973{728}.
Michel Foucault accueille favorablement, dès l'abord, le mouvement des
étudiants. Sa trajectoire le dispose à la sympathie pour la révolte contre
l'ordre établi, et, comme Deleuze et Derrida, il échappe à toute contestation,
sans doute du fait que, dans le contexte intellectuel français, leur posture
anti-institutionnelle et transgressive tend à être assimilée à une position
politiquement subversive. Au printemps 68, Foucault est en Tunisie et
soutient activement une mobilisation des étudiants tunisiens contre le
régime. Lorsque la crise éclate en France, il revient rapidement, résolu à
soutenir la lutte politique, alors que jusque-là, depuis sa rupture précoce
avec le PCF, il s'était abstenu de toute forme d'engagement. Dès février
1971 il fonde le Groupe d'information sur les prisons et jusqu'à la fin des
années 1970 il va participer à tous les combats{729}. Ses prises de positions
théoriques à l'époque de Mai  68 dénotent l'exigence de répliquer à des
interlocuteurs qui, du côté catholique et du côté marxiste, critiquent le cadre
conceptuel mis en œuvre dans Les Mots et les choses, comme inadéquat par
rapport aux problèmes que pose l'engagement.
Il accepte, notamment, de répondre à une question que lui a posée
l'équipe de la revue Esprit  : «  Une pensée qui introduit la contrainte du
système et la discontinuité dans l'histoire de l'esprit n'ôte-t-elle pas tout
fondement à une intervention politique progressiste{730}  ?  » Sa réponse
paraît dans un numéro que cette revue publie justement en Mai 68. Foucault
y introduit des ajustements significatifs  : d'une part, écrit-il, «  l'épistémè
n'est pas un stade général de la raison, c'est un rapport complexe de
décalages successifs{731}  »  ; de l'autre, elle ne désigne pas des relations
causales, mais le « faisceau polymorphe des corrélations{732} ». Il prend ses
distances par rapport au label – « Est-il nécessaire de préciser encore que je
ne suis pas ce qu'on appelle “structuraliste” ?{733} » – en faisant remarquer
que, à la différence des analyses linguistiques, focalisées sur les lois
immanentes des discours, ses recherches archivistiques interrogent les
conditions de possibilité des énoncés. Cela lui paraît suffisant pour
présenter son travail comme la définition même de l'engagement  : «  Une
politique progressiste – écrit-il – est une politique qui reconnaît les
conditions historiques et les règles spécifiques d'une pratique{734}. »
Sa « Réponse au Cercle d'épistémologie{735} », parue elle aussi en 1968,
est l'autre volet de cette défense théorique, où Foucault s'adresse à des
jeunes «  maos  » qui constituent à ses yeux les représentants les plus
significatifs du mouvement de mai, car il s'agit du groupe des collaborateurs
de Cahiers pour l'analyse, de brillants normaliens-philosophes –
notamment Dominique Lecourt, Benny Lévy, Robert Linhart – qui, anciens
disciples d'Althusser, ont rompu avec le maître et ont choisi l'action
politique. Il cherche à les persuader que son œuvre permet de penser le
rapport entre discours et pratiques politiques. L'Archéologie du savoir,
publiée en 1969, témoigne de cette interrogation, car Foucault y abandonne
la notion d'épistémè, évoquant uniquement la sphère des savoirs, et affirme
que « les relations discursives ne sont pas internes au discours{736} ». En fait
les « pratiques discursives » restent dans ce livre son objet privilégié et il
récuse l'exigence de prendre en compte des «  relations extérieures du
discours{737} ».
Dans son introduction à L'Archéologie du savoir, Foucault suggère
également la possibilité d'un rapprochement avec la problématique des
historiens, en déclarant  : «  Désormais le problème est de constituer des
séries{738}.  » Et Le  Roy Ladurie, de son côté, salue dans ce texte «  la
première définition de l'histoire sérielle{739}  ». Le fait est que l'œuvre de
Foucault exerce désormais un grand ascendant sur les historiens, jusque-là
rebutés par son antihistoricisme.
C'est ce que confirme en 1969 la relève qui s'opère dans la direction des
Annales, où Braudel est remplacé par André Burguière, Marc Ferro,
Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie et Jacques Revel, tournés vers
des formes d'anthropologie historique. En 1971 la revue consacre un
numéro spécial à « Histoire et structure », avec la participation de Claude
Lévi-Strauss et d'autres anthropologues et sémiologues. En 1971, l'émission
« Les lundis de l'histoire » sur France-Culture organise un débat avec Lévi-
Strauss, qui concède : « J'ai le sentiment que nous faisons la même chose :
le grand livre d'histoire est un essai ethnographique sur les sociétés
passées{740}. » Dans « L'histoire immobile », sa leçon inaugurale au Collège
de France, en 1973, Le Roy Ladurie va jusqu'à déclarer : « Depuis près d'un
demi-siècle, de Marc Bloch à Pierre Goubert, les meilleurs historiens
français, systématiquement systématiseurs, ont fait du structuralisme en
connaissance de cause, ou quelquefois sans le savoir, mais trop souvent sans
que ça se sache{741}. »
En effet, plusieurs historiens se réfèrent à l'œuvre de Foucault, à
commencer par Pierre Nora, l'éditeur de Foucault chez Gallimard, qui parle
d'« éclatement de l'Histoire » à propos de sa collection « Bibliothèque des
histoires  » en 1971, et présente comme expression de cette «  histoire en
miettes » les trois volumes de Faire de l'histoire, qu'il dirige avec Jacques
Le Goff{742}. » Bien des historiens de cette génération – notamment Michel
de Certeau, Jacques Revel, Paul Veyne – voient dans le renoncement à
l'ambition totalisante ce qui les oppose à leurs aînés – Bloch, Febvre,
Braudel. Paul Veyne revendique l'importance du modèle foucaldien au point
d'écrire : « Foucault, c'est l'historien achevé, l'achèvement de l'histoire. Ce
philosophe est un des très grands historiens de notre époque. [...] Il est le
premier historien complètement positiviste{743}  ». On peut voir dans Les
Trois ordres ou l'Imaginaire du féodalisme, l'ouvrage que Georges Duby
publie en 1978, une preuve de cette percée du modèle « structuraliste » dans
le «  territoire de l'historien  », car le livre s'emploie à montrer l'effet
structurant et légitimant que l'ordre symbolique peut exercer sur l'ordre
social.
En fait, la perspective nietzschéenne de Foucault va à l'encontre de toute
ambition de fonder l'histoire comme science, et L'Archéologie du savoir
aboutit à une pratique essentiellement descriptive revendiquée comme telle
(«  Je suis un positiviste heureux{744}  »), qui ne tient aucun compte du
contexte et des enjeux des énoncés analysés, mais vise à repérer une
modalité dominante dans les pratiques discursives d'une époque donnée. Il
est vrai que, postérieurement, il en vient à prendre en considération des
pratiques, des institutions, des contraintes sociales et des luttes qui
constituent les conditions de possibilité des modes de « subjectivation » de
l'homme{745}, y compris les sciences humaines. Mais il ne va jamais jusqu'à
inclure dans son analyse les positions des agents dans l'espace social, leurs
dispositions et les intérêts qui orientent leurs prises de positions. Et sa
manière de concevoir le «  souci de la vérité  » se ramène à un travail de
déconstruction qui finit par relativiser tout savoir{746}.
Sa construction théorique ne fournit aucun instrument pour comprendre
la possibilité de la lutte, de la résistance au pouvoir, du changement, de la
pensée critique, ni de la connaissance historico-philosophique qu'il prétend
apporter. Toutefois son œuvre apparaît comme engagée, à l'encontre de
celle d'autres «  structuralistes  », du fait qu'elle dévoile les processus par
lesquels la société occidentale a exercé sa violence sur des catégories
diverses de groupes marginaux ou dominés, notamment les fous, les
condamnés, les étrangers, les soldats, les enfants. Aussi est-elle lue comme
une expression cohérente du rôle de l'« intellectuel spécifique{747} » qu'il a
opposé au modèle sartrien.
L'aggiornamento de Deleuze, Derrida et Barthes ne donne pas lieu à un
engagement pratique, mais aboutit à une retraduction plus ou moins
euphémique et philosophiquement légitime des thèmes de la contestation
« contre-culturelle », axés sur le conflit entre le pouvoir et le désir, opposant
à la mobilisation révolutionnaire, suspecte de mener au « totalitarisme », les
luttes éclatées des marginaux, la révolte, la libération de la libido. L'Anti-
Œdipe, cumulant l'autorité philosophique de Deleuze et la caution
professionnelle et politique apportée par Guattari, médecin, psychanalyste
et militant, s'oppose au « structuralisme », en s'en prenant violemment à la
fois à Lévi-Strauss, accusé d'avoir réduit l'inconscient à une « forme vide »,
et à la psychanalyse, y compris Lacan et le lacanisme, coupables d'avoir
contribué «  à maintenir l'humanité européenne sous le joug de papa-
maman{748} ».
L'écriture décontractée de ce texte, suggérant la transgression des
censures académiques, et son message, opposant à la structure close les
flux, la création, la jouissance, les «  machines désirantes  », répondent
parfaitement à l'utopie libertaire des étudiants et à l'exigence de renier le
«  structuralisme  », tout en sauvegardant des références et des effets de
langage qui fonctionnent comme des emblèmes de hauteur théorique,
permettant aux auteurs de ce livre de se démarquer de maîtres à penser
philosophiquement moins légitimes – Marcuse, Reich, Illich – qui avaient
contribué à lancer les thèmes de la libération éthique, sexuelle et
pédagogique.
Barthes publie en 1973 Le Plaisir du texte{749}, où il remplace l'ambition
de scientificité par un nouveau mot d'ordre, la recherche du plaisir, aussi
bien comme lecteur que comme auteur. En outre, il affiche de plus en plus
ouvertement des intentions «  littéraires  ». Dès 1972, Derrida prétend
explicitement se situer en porte-à-faux entre philosophie et création  : «  Je
dirai que mes textes n'appartiennent ni au registre “philo” ni au registre
“littéraire”{750} ». Et il souligne : « Se produit un certain travail textuel qui
donne un grand plaisir{751}. » Dans Glas (1974), il se tourne décidément du
côté des procédés formels et typographiques qui caractérisent les recherches
contemporaines des romanciers et des poètes. En même temps, l'ambiguïté
revendiquée de son discours, cherchant à «  ouvrir indéfiniment le sens  »,
permet à sa radicalité philosophique d'apparaître comme l'expression d'une
radicalité politique, d'autant plus que, sans doute du fait de ses dispositions
hérétiques, Derrida salue dès l'abord avec faveur le mouvement de Mai,
participe aux défilés et va jusqu'à organiser la première assemblée générale
à l'École normale supérieure.
Ainsi, si le «  structuralisme  » survit à cette crise comme vague
représentation collective désormais naturalisée par l'action des médias, de
l'édition et de l'enseignement, le bilan est différent si on considère
l'évolution de ceux qui sont considérés comme ses représentants majeurs.
Comme on l'a vu, ils rejettent tous explicitement le label et, de plus,
s'écartent d'une manière plus ou moins radicale du modèle théorique,
inspiré de la linguistique saussurienne, auquel ce concept se référait, à part
Lévi-Strauss et d'autres chercheurs en sciences humaines pour lesquels cette
démarche reste un acquis fondamental.
Chapitre 5

Du « structuralisme » au « post-
modernisme »

« Autant je vois bien que derrière ce


qu'on a appelé le structuralisme il y
avait un certain problème qui était
en gros celui du sujet et de la
refonte du sujet, autant je ne vois
pas, chez ceux qu'on appelle les
postmodernes ou
poststructuralistes, quel est le type
de problèmes qui leur serait
commun. »

Michel Foucault

La transformation de la bourse des valeurs


Les études sur le « structuralisme » situent le « déclin » du phénomène au
milieu des années 1970, en s'appuyant sur des indicateurs divers  : percée
des «  Nouveaux philosophes  »  ; reflux de l'althussérisme, de
l'anthropologie, de la psychanalyse, de la linguistique  ; crise de la
transdisciplinarité et de l'aspiration à une science de l'homme unitaire  ;
retour du sujet{752}, de l'humanisme, du religieux, de la conception
traditionnelle de la philosophie (questionnement éthique et métaphysique,
quête du sens, «  herméneutique  »), aboutissant à la récupération de
philosophes comme Levinas et Ricœur  ; retour à l'auteur, avec l'«  ego-
histoire  » et les autofictions de Barthes, de Kristeva et des nouveaux
romanciers ; retour à l'historicité et à l'histoire littéraire  ; revendication de
l'individualisme méthodologique en sociologie ; enfin, pour ce qui concerne
les orientations idéologiques, mise en cause de la fonction critique de
l'intellectuel et du marxisme, célébration des valeurs de la démocratie
occidentale et réhabilitation de l'aronisme. Bien des essais interprètent ce
tournant intellectuel et politique comme une «  révolution
conservatrice{753} ».
Comment expliquer la transformation radicale de la Bourse des valeurs
que ce tableau décrit  ? S'il est vrai que souvent la succession des modes
culturelles produit l'effet d'un mouvement de balancier mécanique{754}, on
ne comprendrait pas les formes que prennent ces transformations en les
réduisant à un basculement naturel et fatal. De même, on prendrait l'effet
pour la cause si l'on prétendait expliquer cette évolution idéologique et
intellectuelle par les réactions que suscitent en France des faits comme la
parution de L'Archipel du Goulag de Soljénitsyne, en 1974, et la découverte
des massacres de Pol Pot au Cambodge, en 1977.
Plusieurs analyses soulignent un facteur « interne » qui compte toujours
dans ces retournements  : l'apparition de nouveaux prétendants qui ont
intérêt à remettre en cause les maîtres en place. Les plus jeunes trouvent des
alliés dans des aînés qui occupaient des positions antagonistes par rapport
aux mots d'ordre objectivistes et anti-humanistes du «  structuralisme  ».
Mais le succès de cette contre-offensive doit beaucoup à des facteurs
« externes », notamment le renversement des rapports de force, au sein du
champ du pouvoir, qui a permis le triomphe de positions diverses –
politiciens, entrepreneurs, experts, journalistes, intellectuels – ayant en
commun l'intérêt à exploiter l'effet Goulag pour mettre en cause non
seulement le marxisme et le communisme mais aussi le « structuralisme »,
en l'accusant d'avoir contribué à jeter le soupçon sur les valeurs humanistes
et démocratiques{755}.

Les conditions du changement


Une étude menée par Pierre Bourdieu en collaboration avec Luc
Boltanski, publiée en 1976, offre un éclairage sur l'état du champ du
pouvoir et sur l'idéologie dominante en France au milieu des années
1970{756}. Les auteurs récusent la notion althussérienne d'appareils
idéologiques d'État, en montrant que le discours dominant n'a qu'une
cohérence approximative, et «  doit son efficacité proprement symbolique
(de méconnaissance) au fait qu'il n'exclut ni les divergences ni les
discordances{757} », car il n'est pas le fruit d'une inculcation délibérée :
« Les effets conjugués de l'orchestration spontanée et de la concertation méthodique
font que les opinions politiques peuvent varier à l'infini d'une fraction à une autre et
même d'un individu à l'autre selon les privilèges particuliers qu'elles ont à justifier et
les compétences spécifiques qu'elles engagent, mais que, étant le produit de schèmes
générateurs homologues et subordonnés à des fonctions pour l'essentiel identiques,
elles renvoient indéfiniment les unes aux autres selon des lois simples de
transformation. Le point d'honneur libéral se nourrit de cette diversité dans
l'unité{758}. »

Selon cette analyse, l'ascension irrésistible de Giscard d'Estaing –


ministre des Finances et des Affaires économiques de 1962 à 1966, puis
ministre de l'Économie et des Finances de 1969 à 1974, puis président de la
République (1974-1981) – s'inscrit dans le succès d'un travail idéologique
entrepris avant la guerre par des groupes comme X  Crise (formé par des
anciens élèves de l'École Polytechnique) et Esprit, qui prônaient la
conciliation entre économie, religion et science, en proposant une
« troisième voie » s'autorisant d'un « élitisme de la compétence ». Ce sont
les prémisses de la philosophie sociale qui s'élabore depuis 1945 dans les
rencontres, débats et commissions qui ont réuni autour de la problématique
de la planification et de la modernisation les représentants des fractions les
plus proches du pouvoir{759}. Elle s'exprime dans les ouvrages collectifs
produits par ces groupes{760} et dans les textes des auteurs phares de cette
philosophie, comme Essai de morale prospective{761} et Le Grand espoir du
XXe  siècle{762}, de Jean Fourastié, et La Société bloquée de Michel
Crozier{763}.
Certains «  lieux communs  » de cette «  doxa  » – comme les discours
eschatologiques sur la fin des idéologies et la fin des intellectuels{764} et la
croyance dans la neutralité de la science et de la  technique – indiquent
clairement une attitude hostile à l'égard des intellectuels critiques et, plus en
général, de la prétention à l'autonomie de la vie intellectuelle et de la
recherche scientifique :

«  La principale tendance critique de la société de consommation, [...] constitue une


tentative désespérée d'intellectuels marxistes pour rétablir la validité des prophéties de
leur maître{765}. » ; « Les idéologies que chérissent nombre de nos contemporains –
marxisme, socialisme, capitalisme, libéralisme, etc., tous ces «  ismes  » directement
hérités du XIXe  siècle – sont dépassées par la civilisation qui s'élabore sous nos
yeux{766}. » ; « La majorité des intellectuels est à gauche ; elle n'aime pas, quelquefois
avec un peu de jalousie peut-être, ceux qui se réclament actuellement du libéralisme
économique et qui sont les chefs du pouvoir économique [...]{767} » ; « La régression
obsessionnelle d'une bonne part du monde intellectuel et de la jeunesse vers les
idéologies millénaristes du changement total, ce qui introduit une force de blocage
très forte dans la mesure où une grande partie du potentiel de changement se dépense
en fait dans le sens de la conservation{768} ».

La science ne se justifie, d'après ce qu'écrit Giscard d'Estaing, qu'en tant


qu'elle contribue à la croissance et au bonheur, et le néolibéralisme en
constitue la forme la plus avancée  : «  Dans le monde scientifique, la
connaissance devient l'élément essentiel du pouvoir{769} », l'économie est la
discipline reine, et
«  la forme la plus savante de la pensée économique moderne est la pensée libérale
[...]. Elle comporte des idées très originales telles la théorie de la croissance continue,
ou la théorie de la recherche de l'équilibre à un certain niveau économique. C'est donc
une théorie très avancée et nouvelle. D'où, à mon avis, la nécessité de lui donner un
nom moderne : néolibéralisme{770}. »

La mise en cause du marxisme est renforcée par le fait qu'elle apparaît


également comme indispensable à tous ceux qui, dans les années 1976-
1981, cherchent à redéfinir la gauche dans la perspective de l'Union de la
gauche. Le succès de cette philosophie sociale ne saurait s'expliquer sans
prendre en compte la complicité objective des médias et l'emprise
croissante que ces derniers exercent sur tous les autres secteurs du champ
du pouvoir, notamment sur la vie politique et sur la vie intellectuelle, aussi
bien pour ce qui concerne les producteurs que les maisons d'édition. La
revendication de neutralité de la part du pouvoir politique qui se réclame de
la technocratie s'accorde avec le parti pris de neutralité du Monde – un
journal qui en fait exerce plutôt un effet de neutralisation à travers
l'orchestration spontanée de points de vue différents. Des hebdomadaires
comme L'Express et Le Nouvel Observateur jouent un rôle décisif dans
cette transformation.
Le Nouvel Observateur, sous couvert de l'image de porte-parole de la
gauche intellectuelle que lui a procuré le parrainage initial de Sartre,
constitue sans doute le principal cheval de Troie grâce auquel ces tendances
peuvent parvenir à s'insinuer dans le champ intellectuel{771}. En effet, cet
hebdomadaire prône le «  dépassement du marxisme  » et la construction
d'une «  nouvelle gauche  », s'opposant à la gauche «  archaïque  » qui
concourt à «  bloquer  » la société. On retrouve dans son orientation les
oppositions (ouvert/bloqué, nouveau/dépassé) qui dans le discours
dominant ont remplacé l'opposition entre droite et gauche, en permettant de
jouer sur plusieurs tableaux et d'établir des alliances autrefois impensables,
par exemple en soutenant que le néolibéralisme répond aux attentes de
changement que la gauche traditionnelle a déçues.
En poursuivant toutes les dernières images du nouveau et en leur offrant
une tribune, Le Nouvel Observateur contribue à brouiller de plus en plus les
frontières entre les intellectuels qui doivent leur prestige à la reconnaissance
des pairs et les prétendants impatients de percer qui doivent leur renommée
à leur présence dans les médias et au profit que la doxa dominante peut tirer
de leurs prises de position. L'historien Jacques Julliard, membre de l'équipe
rédactionnelle du journal, arrive à préconiser explicitement cette
métamorphose :

« L'intellectuel du futur s'adressera directement à l'opinion publique en se servant des


médias. Faut-il face à ce mot se voiler la face, crier à la déchéance ? Je ne le crois pas.
Ce ne sont pas les médias qui sont mauvais mais l'usage qu'on en fait. Du reste, les
intellectuels en ont toujours usé ainsi, cherchant depuis l'invention de l'imprimerie à
donner à leur message la plus grande extension possible{772}. »

La percée des «  Nouveaux Philosophes  » est le meilleur indicateur de


l'enchevêtrement étroit entre pouvoir politique, travail idéologique, rôle des
médias et transformations du champ intellectuel. En effet, le message
paradoxal de ces anciens gauchistes qui s'appuient sur la dénonciation du
Goulag pour décréter la mort du marxisme vient à propos pour renforcer
l'idéologie de la mort des idéologies. Ils répondent également à l'attente
éditoriale et médiatique d'une mode remplaçant le structuralisme qui, du fait
de sa routinisation, ne peut plus répondre à la demande de nouveauté.
Normaliens et philosophes, ils ont les titres requis pour se présenter au
grand public comme les représentants de l'élite intellectuelle de leur
génération.
Mais, à la différence de leurs aînés, qui, ayant à légitimer la philosophie
par rapport à la science, s'étaient employés à renouveler radicalement leur
discipline, Bernard-Henri Lévy et son groupe peuvent faire comme si ce
savant travail critique n'avait pas eu lieu, car ils ne cherchent pas à
convaincre les initiés mais s'adressent à des profanes. Ils reviennent ainsi à
la métaphysique, dans des synthèses prétentieuses, où l'histoire est une lutte
toujours recommencée entre des hypostases mythologiques  : le Monde et
l'Ange, l'État et le Rebelle. Ils mobilisent dans des combinaisons diverses et
des formules suggestives les grandes oppositions traditionnelles  : esprit et
matière, Platon et Marx, sujet et objet, individu et société, liberté et
nécessité. Même leur critique de la technocratie peut servir à leur succès, en
fonctionnant comme une caution d'indépendance vis-à-vis du pouvoir, et
par ailleurs Benoist parvient à la concilier avec l'admiration pour Giscard
d'Estaing{773}.
L'audience que grâce à leur dénonciation des crimes du stalinisme ils sont
à même d'obtenir de la part de la presse, de l'édition et aussi de leurs aînés
prestigieux est déterminante dans leur succès. Lévy contribue de manière
décisive à produire l'image d'un groupe nouveau en faisant apparaître les
œuvres de ses amis dans la collection qu'il dirige chez Grasset (un éditeur
grand public) et en annonçant cette rencontre comme un authentique
événement dans le monde de la pensée, dans un dossier publié en juin 1976
par Les Nouvelles littéraires, auquel collaborent Lévi-Strauss, Barthes et
Foucault. Journaliste, Lévy parvient à obtenir le parrainage de ceux qui au
Nouvel Observateur peuvent fabriquer les modes  : Jean Daniel, Maurice
Clavel, Jean-Paul Enthoven, et à lancer le groupe par un cycle de
conférences organisé à Beaubourg en 1977. Un condisciple, Roger-Pol
Droit, leur assure un écho constant sur les pages du Monde. La polémique
lancée par d'autres condisciples avec le pamphlet Contre la nouvelle
philosophie ne fait que renforcer leur notoriété{774}.
Les « Nouveaux Philosophes » incarnent le nouveau modèle d'intellectuel
médiatique qui est alors en train de s'imposer, ayant intérêt à discréditer la
figure de l'intellectuel à l'ancienne, qui fondait sa consécration sur des
hiérarchies fondées sur les verdicts des initiés. Commentaire, qui, créé en
1978, relance la figure de Raymond Aron, comme modèle antagoniste à
Sartre{775}, et la revue de Nora, Le Débat, témoignent de ce brouillage des
frontières par la composition hybride de leurs équipes (des universitaires,
des écrivains, des essayistes, des fonctionnaires, des experts, des
entrepreneurs, des acteurs, des magistrats, des politiciens, des
syndicalistes), par la prééminence qu'ils attribuent à des sujets
d'actualité{776}, par le langage adopté, évitant tout ésotérisme qui pourrait
mettre en difficulté le public, cultivé mais non spécialiste, qu'ils visent à
conquérir. Dans l'article-manifeste qu'il publie en tête du premier numéro
du Débat, Pierre Nora énonce clairement les principes de la révolution
conservatrice que prône sa revue, en vue d'un «  régime de démocratie
intellectuelle » qui ne soit plus l'« esclave des maîtres du soupçon{777} ».
La «  notion de structure semblait concentrer le ressentiment accumulé
contre le marxisme, contre les sciences de l'homme, contre le discours
sociologique sur les inégalités, contre les subversions
{778}
déconstructionnistes   ». Les intellectuels à l'intersection des champs
intellectuel, médiatique, politique et économique, ont intérêt à discréditer la
conception exigeante du travail intellectuel que l'œuvre de Lévi-Strauss et
d'autres «  structuralistes  » éminents incarnait  : l'importance reconnue aux
sciences sociales, l'effort d'objectivation, fondé chez certains sur l'analyse
empirique, la réflexivité épistémologique, le regard critique attaché à
dévoiler l'impensé de tout discours et savoir.
Bernard H. Lévy et ses alliés réhabilitent la conception traditionnelle de
l'histoire et de la philosophie que leurs aînés avaient récusée, en abordant
directement les thèmes de l'actualité et en se présentant comme les
défenseurs des valeurs de l'Occident menacés  : l'individu, les droits de
l'homme, la liberté, la démocratie. Alors que le mouvement de Mai 68 avait
mis en cause le « structuralisme », en 1985 Luc Ferry et Alain Renaut dans
La Pensée 68 présentent la contestation étudiante et la production théorique
des «  structuralistes  » comme des phénomènes solidaires, pour mieux
discréditer l'une et l'autre en les associant au « totalitarisme »{779}. Le succès
de cet ouvrage et la carrière de ses auteurs indiquent bien l'ampleur du
consensus que cette opération de liquidation sommaire suscite dans l'espace
de l'intelligentsia médiatique et des sciences.
Les transformations considérables qui, à partir de la décennie 1990,
affectent le fonctionnement de l'enseignement supérieur, en France comme
partout ailleurs, contribuent de manière déterminante à restreindre
l'autonomie de l'université et à entraver la percée, au sein des Lettres et
sciences humaines, de producteurs poursuivant des projets importants et
novateurs sur le plan scientifique et théorique{780}. Si l'accroissement global
des effectifs reste fort, dans les pays développés cette expansion s'effectue
dans un contexte de ralentissement économique, inflation et chômage. Il y a
partout une baisse du financement public des universités et une montée des
financements privés. À mesure que les gouvernements adhèrent au nouveau
modèle anglo-saxon privilégiant la « rentabilité », la compétition augmente.
L'emprise du pouvoir politique et administratif sur les décisions concernant
l'enseignement et la recherche croît au détriment du pouvoir académique.
Les indicateurs de performance avantagent les secteurs les plus forts par
rapport au marché. Les écarts se creusent entre les filières, les universités,
les départements et les individus. Pour réduire les coûts salariaux, la
recherche et l'enseignement de base sont de plus en plus confiés à un
personnel sous contrat. La précarité de leur emploi contraint à la docilité et
à la prudence, académique et intellectuelle, les jeunes chercheurs non
titularisés, en décourageant les innovations subversives et les projets de
longue haleine{781}. Les lettres et sciences humaines sont le secteur le plus
affecté par ces changements.
Les tentatives de dégager des modèles généraux, combinant structure et
histoire, échelle macrosociale et microanalyse, sont l'objet d'une offensive
qui mobilise toutes les accusations traditionnelles de la philosophie contre
la science  : déterminisme, dogmatisme, holisme, conception archaïque et
évolutionniste de la connaissance. L'ascension institutionnelle de François
Furet, Pierre Rosanvallon et Blandine Kriegel témoigne du retour en force
de disciplines comme l'histoire des idées et la philosophie politique, que le
prestige de l'anthropologie structurale avait déconsidérées comme non
scientifiques. On va jusqu'à souligner explicitement les enjeux de ce
retournement, célébré comme un aggiornamento :
« La prédominance du marxisme et du structuralisme, l'influence des sciences sociales
avaient durablement éloigné la philosophie de son étude du politique. Plus question de
dire quelles fins nos sociétés doivent poursuivre  : on se bornait à décrire ou à
expliquer le social. Depuis la parution de Théorie de la justice de John Rawls, au
début des années soixante-dix, et sous le double mouvement de la fin des idéologies et
de la fin du communisme, la philosophie politique a repris son souffle [...]. Ce
renouveau de la philosophie politique, dont l'édition témoigne, illustre le profond
aggiornamento de notre vie intellectuelle{782}. »

Pour disqualifier le «  structuralisme  », on tend à présenter l'effort


d'objectivation des structures comme l'expression d'un mépris hautain pour
les points de vue des sujets. Des sociologues comme Boudon et Touraine,
qui ont bénéficié de la mise en cause du «  structuralisme  », ne se privent
pas de concourir à alimenter cette image caricaturale des maîtres du
soupçon. Voilà, par exemple, le portrait qu'en retrace Alain Touraine, par
des formules visant manifestement Althusser, Foucault et Bourdieu :

«  Les intellectuels se sont méfiés de tous les acteurs, de leurs discours et de leurs
projets [...] comme si la France gaulliste était soumise à des appareils idéologiques
d'État de manière aussi absolue que la Chine de Mao, comme si cette société au total
démocratique était une machine à surveiller et à punir, comme si ce pays en
changement et en mobilité ne savait que reproduire{783}. »

Jacques Rancière s'en prend aux «  compétences  » qui excluent les


«  incompétents  », en leur opposant une vision traditionnelle de la
philosophie comme art maïeutique, valorisant la « capacité de penser » de
tout sujet :

«  La philosophie est une activité qui déplace les compétences et les frontières  : elle
met en question le savoir des gouvernants, des sociologues, des journalistes, et tente
de traverser ces champs clos. Surtout, sans jouer les experts ! Car ces « compétences »
sont une manière de rejeter ceux qu'on dira « incompétents », alors que le philosophe
cherche justement à mettre en évidence la capacité de penser de chacun{784}. »

Un numéro spécial que Le Nouvel Observateur consacre en 1998 à la


philosophie exemplifie des lieux communs partagés par toute la grande
presse intellectuelle. L'assimilation du structuralisme au totalitarisme y est
désormais présentée comme une évidence, de même que le renversement
des rapports de forces entre la science (sociale) et la philosophie : « La fin
récente des systèmes de pensée totalitaires rend à l'individu une place qu'il
avait perdue depuis longtemps [...]. Juste retour des choses, c'est la
philosophie qui maintenant interpelle la science{785}. »
L'analyse comparée de l'évolution sociodémographique de la sociologie
et de la philosophie depuis le début des années 1970 permet de constater
des différences morphologiques qui sont également à prendre en compte
pour expliquer le « retour de la philosophie » et le prestige qu'elle garde par
rapport aux sciences sociales{786}. La sociologie fait partie des disciplines
qui ont connu une forte expansion au sein des Lettres et sciences humaines,
mais cette massification en a fait une discipline d'accueil, amenant à la
professionnalisation plus qu'à la recherche, recrutant un public plus
féminisé, populaire, provincial et moins bien doté en capital scolaire que
celui de disciplines en perte de vitesse démographique mais prestigieuses
comme l'histoire et la philosophie. L'évolution de la philosophie, surtout,
montre une grande continuité par rapport à la tradition : le public étudiant y
est nettement moins nombreux, très concentré sur Paris, majoritairement
masculin, plus souvent issu de fractions bien dotées en capital culturel
(notamment enseignants), avec un parcours scolaire plus prestigieux (le
passage par la khâgne et l'accès au doctorat est fréquent). La composition
du corps enseignant témoigne elle aussi du prestige de la philosophie  : la
féminisation y est la plus faible, au sein des disciplines de LSH, tandis que
le pourcentage de professeurs titulaires et d'enseignants exerçant à Paris et
en université y est le plus fort.

La construction de la « French Theory » aux États-


Unis
Dans la période où ceux qui sont considérés comme les chefs de file du
«  structuralisme  » sont attaqués en France, ils deviennent célèbres aux
États-Unis. Il vaut la peine de s'arrêter sur la construction de la «  French
Theory{787} » de l'autre côté de l'Atlantique, sur les conditions de possibilité
de ce phénomène et sur ses effets, car ce cas présente un intérêt particulier :
il peut être considéré comme l'expression d'un retournement dans les
rapports de forces entre Paris et les États-Unis, dans le domaine des modes
intellectuelles.
Les formes d'introduction et de circulation des textes des maîtres à penser
français aux États-Unis sont beaucoup plus variées que le réseau de revues
et de maisons d'éditions établies qui ont contribué à consacrer le
«  structuralisme  » en France, et touchent des publics très divers{788}. Pour
comprendre la diversité des appropriations et des réactions, il faut tenir
compte des propriétés des agents et des circuits concernés. L'analyse vise à
dégager les facteurs explicatifs et les enjeux, en faisant apparaître
notamment les relations entre la structure de l'espace, les positions occupées
par les acteurs et les prises de position respectives.

Premières étapes
L'importation se fait au début surtout au sein de quelques départements
de français. Pour des professeurs de français nord-américains, l'introduction
de la nouvelle mode parisienne répond à des enjeux institutionnels cruciaux.
L'enseignement du français, concurrencé par d'autres langues, est menacé
de déclin : avec l'ouverture et démocratisation de l'enseignement secondaire
et universitaire, qui accroît le nombre d'étudiants noirs, hispaniques et
orientaux, la connaissance du français, autrefois considérée comme
obligatoire pour les élites blanches Anglophones qui faisaient des études
supérieures, ne va plus de soi. Cette discipline voit donc déchoir son statut
au sein d'un secteur, les humanités, qui connaît à ce moment-là une crise
beaucoup plus profonde qu'en France, du fait que le retour à l'ordre des
années 1970 favorise précocement aux États-Unis le triomphe de la
corporate culture (l'idéologie entrepreneuriale préconisant une conception
professionnalisante de l'université) sur l'orientation universaliste et
généraliste, en durcissant la concurrence pour le recrutement des étudiants,
pour le placement des universités et des départements, pour les postes et
pour les financements{789}.
Ce n'est donc pas un hasard si les premières initiatives consacrées à
l'introduction des maîtres penseurs français (numéros de revue ou création
de nouvelles revues, publications diverses, colloques et séminaires auxquels
sont souvent invités les théoriciens français) sont dues surtout à des
départements de français. Ce n'est pas un hasard non plus s'il s'agit
d'universités, publiques et privées, qui sont parmi les plus grandes et
prestigieuses  : ces institutions ont le capital symbolique et les fonds
nécessaires pour miser sur l'introduction des théories nouvelles, au sein des
Graduate Schools, en tant que facteur de distinction face aux universités de
rang inférieur, contraintes de s'adapter à la nouvelle demande sociale et aux
restrictions budgétaires.
Les opérations inaugurales remontent à 1966  : les professeurs nord-
américains les plus attentifs à ce qui se passe en France ne sauraient ne pas
être frappés par l'explosion éditoriale et médiatique qui cette année-là lance
la nouvelle mode parisienne. Jacques Herman, enseignant de littérature
française à Yale, consacre au «  structuralisme  » son cours et un numéro
spécial de la revue Yale French Studies. Grâce au prestige de Yale,
notamment dans le domaine des études littéraires, la « French Theory » se
présente donc, dès ses débuts américains, comme un produit hautement
légitime.
Le colloque «  The Languages of Criticism and the Sciences of Man  »,
financé par la « Ford Foundation », tenu la même année à l'Université Johns
Hopkins, montre par son titre et par les propriétés qui caractérisent ses
organisateurs (Richard Macksey, cofondateur du « Humanities Center » de
l'université Johns Hopkins, en est à ce moment-là le directeur  ; Eugenio
Donato a obtenu en 1965 son Ph.D. in «  Romance Languages  », sous la
direction de René Girard, à la même université, où il est devenu entre-temps
«  assistant professor  ») que l'exigence de trouver de nouveaux titres de
légitimité pour leurs disciplines, face à l'essor des sciences sociales
(«  Sciences of Man  », inusité aux États-Unis, indique la référence à la
notion française de «  sciences humaines  ») est, dès les débuts, un des
principaux facteurs de l'intérêt que suscite la «  French Theory  » chez les
représentants les plus compétents et avertis des « Humanities » aux États-
Unis, de même que le «  structuralisme  » en France avait été pour les
humanités le fruit d'un effort de reconversion face à l'expansion des
sciences humaines.
Ce colloque de 1966 a été relu rétrospectivement comme un événement,
car il a fait émerger des divergences importantes entre les représentants de
la pensée française invités{790}. Si l'attitude de Jean Hyppolite et de Lucien
Goldman témoigne de l'attention qu'hégéliens et marxistes accordent à la
notion de « structure », Barthes et Derrida font sensation en se démarquant
de ce concept. L'intervention de Derrida frappe tout particulièrement, par
l'assurance avec laquelle, en s'inscrivant dans la lignée critique de
Nietzsche, Freud et Heidegger, il met en question les présupposés
théoriques de Lévi-Strauss et de la sémiologie et leur oppose sa propre
conception de l'interprétation, comme un dépassement du
{791}
structuralisme . Grâce à ce colloque, en outre, se nouent des liens et des
échanges entre des éminents professeurs américains, parmi lesquels Paul de
Man, et les auteurs français. Derrida, notamment, commence à être invité à
tenir des cours dans plusieurs universités.
L'introduction des œuvres procède lentement pendant la première
décennie, grâce au travail passionné de quelques jeunes professeurs,
soutenus par leur département, qui publient et présentent des textes brefs ou
des entretiens, en français ou traduits, dans des numéros de revue ou de
petits volumes artisanaux. Les deux premières revues consacrées aux
théories françaises naissent en 1971, au sein du département de français de
deux universités importantes  : Diacritics à Cornell et SubStance à
l'université du Wisconsin. Un Français arrivé aux États-Unis en 1970,
Sylvère Lotringer, recruté dès 1972 comme professeur par le département
de français de Columbia (dirigé par Michel Riffatterre), joue un rôle
particulièrement important dans ce processus d'appropriation et de
diffusion. Il fait des cours à Reid Hall – l'école d'été de Columbia – où il
invite des Français comme Guattari, Genette et Lacan. En 1973, avec la
collaboration de collègues comme Denis Hollier et Peter Caws, il lance au
sein de son département la revue Sémiotext(e), qui établit des rapports de
collaboration avec le CERFI (le Centre d'études, de recherches et de
formation institutionnelles fondé par Guattari) et sa revue Recherches. En
novembre 1975, Lotringer organise une maxi-conférence dans le grand
amphithéâtre de «  Teacher's College  », à laquelle participent des auteurs
français ainsi que les représentants des mondes divers – universitaires,
peintres, musiciens, poètes, activistes – qu'il fréquente{792}. Deleuze,
Guattari et Foucault, interrompus et insultés au milieu de leurs
interventions, s'en vont indignés, avec Lyotard, qui est parmi les invités,
mais ce séjour leur permet de rencontrer quelques personnages de
l'underground américain.
L'essor de la «  French Theory  », en tant qu'élaboration originale des
suggestions des auteurs français, commence au milieu des années 1970,
avec l'apparition de formes d'appropriation qui remplissent les conditions
permettant d'accéder à la grande consécration et de susciter l'émulation. La
variété des positions et des traditions au sein du monde universitaire,
carrefour d'agents et de produits provenant de tous les pays du monde,
favorise à un degré exceptionnel les processus de transposition, de
métissage et de brassage dont naissent des perspectives nouvelles.
L'ampleur des écarts entre les positions permet de percevoir plus facilement
la correspondance avec les modes d'emploi respectifs de la théorie, alors
qu'il faut affiner l'analyse pour saisir des différences significatives lorsque
la population intellectuelle est plus homogène, comme en France.
Quelques chefs de file de ce travail de réinvention apparaissent comme
très proches de certains collègues français dans leur rapport à la théorie  :
pour des prétendants brillants et ambitieux, c'est un instrument d'innovation
et de combat ouvrant la voie à la renommée. Stanley Fish a été un des rares
professeurs américains qui ont découvert dès l'année 1968/1969 les
recherches de Barthes, Greimas, Todorov et des autres maîtres à penser
français, grâce à un séjour à Paris{793}. Leur exemple lui montre les
multiples avantages de ce questionnement théorique  : non seulement il
permet de renouveler et de légitimer le travail en perte d'aura des
professeurs de littérature, mais il peut transformer ces derniers en des stars
médiatiques.
Il devient subitement célèbre en 1972 grâce à son étude du Paradis perdu
de Milton, qui pourrait être considérée, mutatis mutandis, comme
l'équivalent américain du livre de Barthes Sur Racine, car elle frappe, elle
aussi, en offrant une interprétation subversive d'un classique{794}. Stanley
Fish se fait également une réputation de théoricien original, en élaborant,
avec la notion de «  communauté interprétative  », une approche
constructiviste « reader oriented », qui tient compte des apports européens
depuis Sartre (notamment les études allemandes sur la réception et les
travaux sur la notion d'institution littéraire) mais, à la fois plus pragmatique,
paradoxale et provocatrice que ses modèles, fait de lui une des vedettes des
études littéraires nord-américaines, aussi célèbre que ses homologues
parisiens. Ayant enseigné successivement dans quatre campus importants
(Berkeley jusqu'en 1976, Johns Hopkins jusqu'en 1985, Duke jusqu'en
1999, puis l'université de l'Illinois à Chicago), il a contribué de manière
considérable à la percée du « démon de la théorie{795} » aux États-Unis.
Les quatre critiques – Paul de Man, Harold Bloom, Geoffrey Hartman,
J.  Hillis Miller – qui sont désignés comme l'«  École de Yale  », jouent un
rôle important dans la consécration américaine de Derrida, dans la première
moitié des années 1970, étant donnée l'autorité exceptionnelle dont ils
jouissent  : à cette époque-là, ils ont déjà publié des livres remarqués
concernant des classiques du canon occidental et sont des professeurs
éminents du département d'anglais de Yale, la discipline reine dans une des
universités les plus prestigieuses des États-Unis. Leurs cours de théorie et
de critique littéraires, destinés aux étudiants gradués, sont parmi les plus
célèbres de l'Union. Paul de Man et Hillis Miller ont rencontré Derrida au
colloque organisé à Johns Hopkins en 1966. Ils en viennent à considérer sa
démarche comme un modèle conforme à leur conception de la lecture, qui
s'attache à faire émerger l'opacité des textes, contre le mythe de la
« transparence ». Ils l'invitent à Yale (Derrida commence à y tenir des cours
en 1975) et en 1979 ils associent leurs noms à la déconstruction en publiant
avec Derrida le recueil Deconstruction and Criticism{796}.
Il s'agit en fait moins d'une reconversion que d'une alliance, permettant
aux professeurs de Yale de souligner par la caution d'une avant-garde
théorique l'originalité de leurs approches par rapport à celles du New
Criticism, la tradition qui a dominé jusqu'aux années 1960 le champ des
études littéraires aux États-Unis. Cette démarche, qui devait son nom à
l'essai The New Criticism, publié en 1941 par John Crowe Ransom, et avait
été exposée en 1949 dans le manuel The Theory of literature de René
Wellek et Austin Warren, se caractérisait par une conception du texte
comme système clos qui exigeait un formalisme conséquent, refusant de
prendre en compte des principes d'explication «  extrinsèques  » comme la
biographie, les intentions et les sentiments de l'auteur ou les événements
historiques.
En fait, les «  déconstructionnistes  » de Yale restent très proche, dans
leurs travaux et dans leur éthos, des maîtres du New Criticism. Ils restent
fidèles au close reading, en se limitant à déplacer l'attention des tensions du
texte aux « glissements » de l'écriture. Et leurs choix culturels et politiques
dénotent les mêmes dispositions élitaires, culturellement et politiquement
conservatrices, qui caractérisent leurs prédécesseurs. Par ailleurs, J.  Hillis
Miller est le seul d'entre eux qui continuera à se réclamer de la
déconstruction, alors que pour les autres ce n'est qu'un ralliement
momentané.
La traduction-introduction à De la grammatologie publiée par Gayatri
Chakravorty Spivak en 1976 peut être considérée à plusieurs égards comme
un coup de main symbolique réussi{797}. Elle lance l'œuvre de Derrida,
connue jusque-là par quelques traductions fragmentaires, et, en même
temps, ouvre la voie au succès extraordinaire que la déconstruction va
connaître aux États-Unis, transformée en instrument de combat, applicable
à tout discours. La longue préface (cent pages) témoigne d'une ambition et
d'une assurance théorique peu communes. Elle propose une généalogie de la
pensée de Derrida, en la présentant comme l'aboutissement et le
dépassement des suggestions de cinq « protogrammatologues » allemands :
Hegel, Nietzsche, Freud, Husserl et Heidegger. Spivak contribue de manière
décisive à établir l'image de Derrida comme poststructuraliste, du fait
qu'elle reprend à son compte la critique du structuralisme proposée par
Derrida lui-même, et situe ce dernier au-delà du structuralisme.
Sa préface confère au concept de déconstruction un relief qu'il n'a pas
dans le texte de Derrida et, qui plus est, laisse entrevoir la possibilité d'un
usage nouveau, extensif et offensif, de la démarche derridienne. Spivak
elle-même va montrer la fécondité de cette subversion, en faisant de son
œuvre un laboratoire qui prend en compte toutes les principales directions
du questionnement identitaire, persuadée de la nécessité théorique et
politique de ne pas séparer les différents terrains d'analyse et de combat –
 postcolonial, féministe et de classe – tout en sauvegardant une conception
exigeante de la réflexivité qui l'amène à mettre en cause inlassablement les
simplifications et les formes d'intellectualisme auxquelles aboutissent
souvent les métadiscours produits dans les campus.
Cette politisation de la théorie constitue en fait un détournement, car
Derrida lui-même n'a utilisé la déconstruction que pour renouveler
l'interprétation, en gardant toujours dans ses textes une attitude distante et
ambivalente à l'égard du politique. Spivak se démarque également de son
directeur de thèse{798}, Paul de Man, qui n'assignait à l'analyse d'autre tâche
que celle de décrire le fonctionnement du langage, en récusant l'idée d'une
articulation entre le texte et le monde.
Ce qui rend concevable et possible ce détournement, c'est la combinaison
improbable de propriétés qui caractérise la position de Spivak  : son
parcours de l'Inde natale à la chaire de littérature comparée de l'Université
de Columbia lui permet de combiner l'expérience de l'émigrée du tiers-
monde avec la connaissance du monde universitaire, l'autorité intellectuelle,
la compétence disciplinaire et les outils conceptuels qui sont nécessaires
pour effectuer cette révolution du regard. De toute évidence, l'essor rapide
que connaissent toutes les problématiques identitaires, à partir de ce
moment, dans les études littéraires nord-américaines – post-colonial,
Chicano, Asian-American, Native-American, subaltern, gender and queer
studies, etc.- s'explique par l'afflux toujours croissant au sein de l'Université
de professeurs qui, comme Spivak, Edward Said, Homi K. Bhabha, Judith
Butler, introduisent dans leurs analyses et théorisations le questionnement
sur la construction identitaire des dominés.
Ils se réfèrent tous, explicitement, aux auteurs français et s'inspirent de
leurs démarches pour mettre en question l'universalisme abstrait et
l'humanisme, en faisant de leurs propositions un usage pragmatique,
éclectique, utilitaire, politisé, souvent tronqué et simplifié, volontairement
paradoxal, très éloigné des visées et des terrains originaires, parfois
expressément critique. Si toute lecture est un processus d'appropriation
orienté par les exigences et l'outillage mental du lecteur, la plupart des
utilisateurs américains des théoriciens français se distinguent en ce que non
seulement ils ne se soucient pas de vérifier leur compréhension des textes
en tenant compte de leur contexte originaire et de la position des auteurs,
mais revendiquent la fécondité de leur attitude désinvolte, comme le fait,
par exemple, Judith Butler, persuadée que « les réappropriations inattendues
d'une œuvre donnée dans des domaines pour lesquels elle n'avait jamais été
conçue intentionnellement sont toujours des plus utiles{799} ».

Le succès universitaire
La «  French Theory  » fait progressivement des adeptes dans tous les
départements de littérature américains et nombre de colloques cherchent à
s'assurer la présence de quelques stars françaises. Les recherches
interdépartementales, les « theory camps » pour étudiants gradués – comme
la « School of criticism and theory » fondée en 1976, basée à Irvine puis à
Cornell – et l'espace que consacrent aux théories importées de Paris des
revues créées dans des grandes universités – notamment Critical Inquiry
(1974, université de Chicago), Glyph (1976, Johns Hopkins) et Social Text
(1979, Duke) – contribuent à la diffusion et à la consécration de la mode. La
concurrence pousse chaque campus à se spécialiser  : la déconstruction à
Yale, Cornell et Irvine, Foucault à Berkeley, Buffalo et New York
University etc. La courbe nettement croissante des textes de Derrida ou sur
Derrida publiés à partir de 1975 indique la vitesse de sa percée{800}. Le rôle
déterminant que jouent les littéraires dans ce succès nord-américain est
attesté par une recherche montrant que, à partir de 1980, les revues
littéraires publient plus de 50  % des articles qui aux États-Unis sont
consacrés à Barthes, Lacan, Foucault et Althusser{801}.
L'enthousiasme et l'appropriation vont de pair avec la découverte des
services précieux et divers que ces outils conceptuels peuvent rendre,
suivant les intérêts – disciplinaires, institutionnels, symboliques, politiques
et identitaires – des positions très hétérogènes qui sont alors représentées
dans cet espace soumis à des formidables transformations et tensions
internes et menacé par l'emprise de la logique technicienne au sein de
l'université.
Pour expliquer l'engouement pour la théorie dans les Humanities, il faut
notamment prendre en considération les changements considérables qui
caractérisent l'évolution des effectifs dans ce secteur à partir du début des
années 1970. Alors que jusque-là il a connu une forte croissance (le nombre
des étudiants a quintuplé par rapport à la moitié des années 1950, avec une
augmentation proportionnelle de nouveaux postes d'enseignants dans les
décennies suivantes), par la suite l'accroissement du nombre d'étudiants
baisse sensiblement, en entraînant une forte diminution des postes
d'enseignants full time. Les départements ne cessent pas pour autant de
développer leurs graduate schools et recourent de plus en plus à des
enseignants part time ainsi qu'à des teaching assistants recrutés parmi les
graduate students.
Ainsi la production d'étudiants gradués avec ambition académique ne
baisse pas et le chiffre total des enseignants augmente{802}. En 2001, il
résulte plus que redoublé par rapport à 1970, mais quasiment la moitié
d'entre eux sont précaires, et les détenteurs de Ph. D voient diminuer leurs
chances de carrière, étant donné le décalage entre l'offre et la demande{803}.
Cette précarisation ne saurait ne pas affecter leurs aspirations, leur rapport à
l'institution et leur travail. L'importance que les critères de recrutement
attribuent à la recherche et aux publications les prédispose à accueillir avec
enthousiasme les modèles français  : ils permettent de produire rapidement
(les analyses internes ne demandent pas forcément beaucoup d'érudition) et
d'exhiber des marques d'originalité et de «  hauteur  » spéculative qui sont
appréciées par les jurys, car ces publications peuvent conférer prestige et
visibilité aux départements. L'afflux de cette production sur le marché des
presses universitaires contribue par ailleurs à la diffusion des références
théoriques dont elle se réclame.
Ce nouveau corps professoral se démarque également par sa composition
de celui d'autrefois, composé quasi exclusivement de mâles blancs : il s'est
rapidement féminisé et, grâce aux effets de l'affirmative action, il présente
une grande diversité pour ce qui concerne l'origine sociale, ethnique et
géographique. Produits de milieux, de trajectoires et de conditions de
socialisation très hétérogènes, les nouveaux enseignants introduisent dans
les campus de fortes discordances d'ethos, d'habitudes de pensée et
d'intérêts symboliques{804}.
Les effets de ces transformations structurales se combinent avec ceux de
la contestation, qui est arrivée à son apogée entre 1968 et 1970, et qui a été
particulièrement virulente dans des grandes universités comme Berkeley,
Standford, Columbia, Harvard{805}. Ces luttes ont diffusé dans les campus
une attitude critique contre l'American way of life et contre les institutions,
où s'enchevêtrent postures libertaires et anticonformistes, féminisme,
revendications identitaires, goût pour les diverses formes de «  contre-
culture » que la protestation des étudiants a valorisées. Sous la présidence
de Ronald Reagan il y a une tendance à la repolitisation et au basculement
vers une orientation left ou liberal  : alors que 39  % des universitaires se
considèrent comme « liberal » en 1984, la proportion est de 56 % en 1989,
et elle est particulièrement élevée dans les grandes research universities, où
à cette date 67 % des interrogés se déclarent liberal{806}.
Ces processus concomitants ont favorisé, au sein des enclaves que sont
les campus, notamment dans les universités d'élite, une revendication
d'autonomie intellectuelle et la propension à importer des modèles perçus
comme un exemple séduisant de résistance symbolique au pouvoir et aux
valeurs de la société marchande. Les auteurs français, produits exemplaires
de la rencontre entre l'esprit parisien et la philosophie allemande, séduisent
à la fois par leur radicalisme, par l'élégance ésotérique de leur langage et
par la subtilité de leurs jeux paradoxaux et ironiques avec l'héritage de leurs
prédécesseurs. Les lire et les utiliser, c'est s'approprier, à travers eux, les
acquis et le prestige de la tradition continentale dont ils sont
l'aboutissement.
De plus, on peut présenter ces nouveaux savoirs comme satisfaisant
miraculeusement aux deux définitions antagonistes de l'« excellence » qui
orientent les classements des universités et les financements, publics et
privés : d'un côté, « utilité » (c'est-à-dire technicisation et innovation) ; de
l'autre, «  éducation morale  » de l'étudiant, par le développement de ses
aptitudes critiques. Comme le reconnaîtra en 1990 un article ironique de
David Kaufmann, « The profession of Theory », publié dans la revue de la
Modern Language Association (MLA), la «  French Theory  » remplit une
fonction « vitale » car elle a le mérite de « servir à la fois les démons de la
professionnalisation aride et les dieux de la valeur générale{807} ».
La transformation frappante que dénotent, depuis 1980, les thèmes des
colloques annuels de la MLA – qui rassemble la plupart des littéraires
américains – témoigne de manière éloquente du triomphe des nouvelles
orientations, et contribue à attirer sur elles l'attention scandalisée du grand
public, alerté par les chroniques que la presse réserve aux réunions de la
MLA. Les revues non universitaires de la gauche intellectuelle, comme
Partisan Review et Telos, concourent, elles aussi, à diffuser une image
politisée des maîtres du soupçon français{808}.
Les stratégies de traduction et de publication contribuent de manière
décisive à la diffusion et à la configuration de la « French Theory », par la
sélection et l'agencement des textes, par les choix linguistiques des
traducteurs, par les titres et la composition des collections, par le travail
para-textuel, qui dans les préfaces et les commentaires souligne des motifs
et des formules, propose des jugements et suggère des modes d'emploi. Les
Readers destinés aux étudiants – des anthologies et des introductions
synthétiques, organisées par auteur ou par thème – concourent à instituer un
corpus de citations et de définitions, se prêtant aux applications les plus
diverses{809}.

Les réactions
Appliquées à l'analyse des discours savants, les suggestions de Derrida,
Foucault, Lacan, Deleuze, Lyotard constituent de formidables instruments
d'autolégitimation et de combat, susceptibles d'être utilisés à la fois contre
les concurrents, les autres disciplines, les adversaires dans les controverses
autour de l'enseignement et de l'université. Les réactions des représentants
des principales traditions caractérisant alors l'espace des études littéraires
aux États-Unis témoignent de l'impact général et profond que produit ce
questionnement théorique. Car toutes les autres positions sont contraintes
de se situer par rapport à lui. Certains cherchent à dévaluer la mode
française, comme le fait dès 1971 George Steiner, en accueillant l'édition en
anglais d'Histoire de la folie par un portrait malveillant de Michel Foucault
en «  mandarin du moment  », publié dans la New York Times Book
Review{810}.
Dans la plupart des cas, il y a des formes d'ajustement, de négociation,
voire d'intégration. Il s'ensuit une restructuration de l'ensemble du champ,
aussi bien au niveau des problématiques que des hiérarchies. L'indicateur le
plus macroscopique, c'est l'évolution des Cultural Studies américaines,
depuis leur percée capillaire et transversale dans l'espace des humanités,
notamment dans les études littéraires, à partir du début des années 1980.
Cette greffe américaine s'écarte, en effet, de la perspective marxisante des
fondateurs britanniques en ce que, si elle s'attache surtout à étudier la pop
culture, dans tous ses aspects, ce n'est pas dans le but d'en montrer les
aspects d'antagonisme social et politique, mais dans une visée de
valorisation de la créativité et productivité spontanée des producteurs et du
public. Elle s'oppose par-là également à la tradition qui défendait la haute
culture et déplorait l'essor de la culture de masse comme une menace pour
la civilisation{811}. Visant à porter au jour le « style » dans les pratiques les
plus variées, ces études trouvent à la fois des outils analytiques et une
source précieuse de légitimation dans les références à Barthes et à d'autres
auteurs français, détenteurs d'une autorité sans égal dans le marché culturel
américain.
Pour ce qui concerne l'emprise exercée sur d'autres terrains disciplinaires,
il suffit de citer les film studies (où il devient courant de désigner les
analyses comme «  lectures  »{812}), l'apparition d'une théologie
« déconstructive{813} » ou « postmoderne{814} », l'intérêt suscité par les textes
de Derrida sur les fondements du droit et par les conférences sur
«  déconstruction et possibilité de la justice  » qu'il tient à la Cardozo Law
School de New York{815}. Quant au combat pédagogique, on sollicite les
concepts de Foucault, Deleuze, Lyotard, Derrida, pour en tirer des principes
permettant de légitimer une vision critique de la politique éducative et de
l'enseignement{816}.
Le succès que connaissent La Condition postmoderne de Lyotard et
Simulacres et simulation de Baudrillard, notamment après leur publication
en anglais (le premier en 1984{817}, l'autre en 1994{818}), tient pour beaucoup
aux armes puissantes que ces ouvrages offrent à l'offensive des littéraires
contre l'ensemble des autres disciplines. Le pan-narrativisme de Lyotard,
réduisant tous les discours, y compris ceux des historiens et des savants, à
des formes de récits, transforme en vulgate le soupçon insinué par le
linguistic turn et par la déconstruction. Si tout est récit, si rien ne distingue
la fiction de la recherche qui se veut scientifique, les littéraires, en tant que
spécialistes de l'analyse des textes, peuvent élargir indéfiniment leur
territoire, et tenir en échec les représentants des autres secteurs, en traquant
les points aveugles de leurs discours. Ce scepticisme, permettant de saper
comme illusions les propositions qui pour les savants sont des vérités
approchées, toujours provisoires et rectifiables, trouve des renforts dans les
formules paradoxales de Baudrillard, reprenant de  Canetti le thème de la
« fin de l'histoire » et annonçant la « disparition du réel », remplacé par des
simulacres qui s'auto-engendrent.
On comprend les résistances que ces avancées suscitent de la part des
secteurs disciplinaires qui, par leur proximité, ont plus de mal à se
soustraire à ces défis. Ainsi la plupart des historiens américains, même ceux
qui se sont montrés sensibles aux suggestions proposées par Foucault et de
Certeau, rejettent la réduction de l'histoire à la narration{819}. La mise en
cause des présupposés du discours scientifique ne saurait être prise en
considération par les sociologues, étant donné la domination sans partage
qu'exercent encore dans leur domaine le fonctionnalisme et l'empirisme.
Même Clifford Geertz, qui par sa définition de la culture comme texte à
interpréter peut sembler proche de démarches qui privilégient l'analyse des
discours, cherche à se démarquer de Foucault, en lui reprochant notamment
de n'avoir pas fait de recherche sur le terrain. Les philosophes américains ne
sont certes pas encouragés à se confronter avec Derrida, qui, après avoir
attaqué la théorie des énoncés performatifs de Austin, répond à la réplique
de Searle par une attitude de mépris ironique{820}. Les ouvertures de Richard
Rorty à Foucault et à Derrida, dans son livre de 1989 Contingency, Irony
and Solidarity{821}, apparaissent moins comme une confrontation véritable
que comme une référence stratégique  : en associant son nom aux
représentants les plus prestigieux de l'avant-garde continentale, il souligne
la nouveauté de sa position par rapport à la tradition de la philosophie
analytique.
L'œuvre de Frederic Jameson constitue un exemple particulièrement
intéressant de ces effets de champ. Pour comprendre ses prises de position,
il faut situer son parcours intellectuel dans l'espace où il s'inscrit, et faire
apparaître la totale excentricité de ses partis pris théoriques, toujours à
contre-courant par rapport aux tendances dominantes, du fait qu'il reste
fidèle à des repères qui en France et aux États-Unis sont considérés comme
dépassés. Sa thèse, dirigée par Éric Auerbach et consacrée au style de
Sartre, publiée en 1961, l'amène à reprendre à son compte la problématique
du Sartre des Questions de méthode (la confrontation avec le marxisme,
notamment sur le terrain de l'explication des œuvres littéraires) au moment
où le structuralisme, en France, est en train de mettre en cause aussi bien le
marxisme humaniste et historiciste de Sartre que l'ambition de montrer
l'articulation entre les textes et l'histoire. La révolution cubaine, vue à
travers l'enthousiasme de Sartre, contribue à renforcer son adhésion au
marxisme et sa détermination à étudier le jeune Lukács, Adorno, Benjamin
et les autres classiques du marxisme continental. Ce travail d'appropriation
aboutit à son deuxième livre, Marxism and Form{822}, qui paraît en 1971,
complètement décalé par rapport au contexte français et américain, car en
France les Nouveaux Philosophes vont bientôt annoncer la mort de Marx et,
si le « structuralisme » va être mis en cause, lui aussi, ses vedettes sont en
train de conquérir les littéraires américains.
Depuis ce moment, il consacre quasi méthodiquement ses écrits à la
critique des théories en vogue, en appliquant la stratégie dont Marx lui-
même, Lukács et tant d'autres marxistes se sont servis pour attaquer leurs
adversaires  : pour prouver la supériorité de son approche, il s'attache à
montrer qu'elle permet d'expliquer les autres théories et interprétations, en
ce qu'elle retrace le contexte social et historique dont elles sont l'expression,
alors que celles-ci ne sauraient rendre compte d'elles-mêmes ni des
phénomènes qu'elles décrivent.
Comme les jugements sommaires de Marx sur Proudhon, ou de Lukács
sur Sartre, ses explications sont souvent des sociologismes réducteurs, qui
prétendent rapporter directement les théories à la position de classe de
l'auteur et/ou à l'état économique et politique de la société. Dans The
Prison-House of Language{823} il s'en prend au structuralisme, qui, enfermé
dans la prison du texte, n'en voit pas la relation avec le contexte social. Il
interprète les tendances qui caractérisent l'évolution des cultural studies aux
Étas-Unis et l'évolution de l'art comme l'indice d'un retrait de la conscience
de classe, auquel il ramène également les suggestions esthétisantes que
proposent des auteurs comme Deleuze, Derrida et Lyotard.
En 1979, il renforce sa position en créant a Duke, avec Stanley
Aronowitz, la revue Social Text. Le succès de La Condition postmoderne lui
suggère un article, puis un livre (Postmodernism or the Cultural Logic of
Late Capitalism{824}) auquel il doit l'accès à la célébrité, car il est lu comme
une réplique au livre fétiche de Lyotard. Ce dernier n'a pas forgé le terme
«  postmoderne  » (en 1979 il a déjà une longue préhistoire), mais son
ouvrage reste un des plus rentables et durables best-sellers de l'édition
américaine, longtemps après sa parution en anglais, en 1984. Dans les
formules exotiques et suggestives de ce philosophe français, les lecteurs
américains trouvent, paradoxalement, une nouvelle mythologie remplaçant
les métarécits dont le livre annonce la fin. En fait, Jameson ne fait que lui
opposer une autre narration, offrant elle aussi les raccourcis simplificateurs
et les images frappantes qui sont appréciées par le grand public. Et,
contrairement à ses intentions, il contribue à légitimer le discours de
Lyotard en lui conférant une nécessité historique.
Des universitaires occupant des positions qui les rendent hostiles – pour
des raisons diverses, et parfois opposées – à l'essor des études
multiculturalistes et postcoloniales, jouent un rôle décisif dans la contre-
offensive médiatique qui explose au début des années 1990, et qui contribue
à transformer ces luttes de campus en combats idéologiques nationaux. La
mise en cause du «  canon  » (le corpus de textes de la tradition littéraire
occidentale dont les humanités américaines ont fait une référence
incontournable), soulève une guerre sacrée, soutenue par la plupart des
détenteurs de chaires de littérature, y compris les éminents, mâles, blancs et
conservateurs déconstructionnistes de Yale. La défense de l'héritage culturel
et moral de la civilisation occidentale fournit un argument précieux au
travail idéologique des néoconservateurs américains.
De leur côté, des professeurs et « public intellectuals » célèbres comme
Todd Gitlin et Noam Chomsky se font les porte-parole d'une gauche
politique qui accuse les combats culturels identitaires et communautaires
d'avoir dispersé leurs forces et abandonné la lutte des classes, en
s'enfermant dans les campus et en marchant « sur le département d'anglais
au moment où la droite prenait la Maison Blanche{825}  ». Ils s'en prennent
également aux maîtres à penser français, en reprochant à des concepts
comme la microphysique du pouvoir, la dissémination, l'économie
libidinale, les flux nomadiques d'avoir mis en cause l'action politique et
syndicale traditionnelle.
La polémique déclenchée par le physicien Alan Sokal{826} vise le
relativisme cognitif et le jargon des maîtres à penser français et de leurs
émules américains. Ces controverses, diffusées par la grande presse
nationale, reprises et amplifiés par des essayistes et des journalistes qui s'en
autorisent pour s'accréditer comme de grands intellectuels (Camille Paglia,
notamment, devient une célébrité internationale en se spécialisant dans les
attaques contre la «  French Theory  »), loin d'affaiblir leurs cibles
contribuent, comme toutes les polémiques, à augmenter leur visibilité et à
favoriser leur percée.

La « French Theory » hors des campus


Les textes les plus célèbres et cités des auteurs français, les numéros de
revue qui leur sont consacrés et les tracts qui présentent les conférences et
les débats circulent très tôt dans les milieux artistiques et littéraires de la
culture underground, grâce à  des étudiants et à des professeurs hérétiques
situés en porte-à-faux entre ces univers. Le rôle qu'a joué un personnage
excentrique comme Sylvère Lotringer, grâce à la circulation « alternative »
de sa revue et des petits livres qu'il édite, exemplifie les médiations par
lesquelles se constitue l'image désacralisée, familière et accessible que bien
des leurs usagers se font des théories françaises, notamment dans le
domaine de l'art et des nouvelles technologies. La multiplication rapide de
ready-made théoriques maniables et non intimidants permet de comprendre
la diffusion capillaire de certains textes{827}.
La décision de Lotringer de promouvoir le recueil Simulations{828} dans le
milieu des galeristes suffit, par exemple, à faire de Baudrillard l'auteur
français le plus lu et utilisé par les artistes qui cherchent à la fois des
suggestions et des mots de passe permettant d'ennoblir leurs pratiques{829}.
Un groupe d'artistes lance même une «  école simulationniste  », que
Baudrillard désavoue, en déclarant «  qu'on ne peut pas représenter le
simulacre{830}  ». À  bien y regarder, ce rejet tient fondamentalement aux
mêmes raisons (la prétention au monopole de l'interprétation, et la
revendication de la supériorité du logos sur l'image) qui avaient amené
Champfleury, en 1855, à désavouer l'usage que Courbet faisait du concept
de réalisme. L'attitude du peintre Peter Halley rappelle, à son tour, celle de
Courbet, pour lequel l'appropriation des discours de Baudelaire,
Champfleury et Proudhon avait constitué non seulement un instrument de
légitimation, mais une expérience orientant sa recherche artistique{831}. En
effet, Halley ne se borne pas à utiliser les formules de Baudrillard, Foucault,
Virilio, mais ressent l'exigence de théoriser en propre et la revendique.
Comme dans le cas du réalisme, la théorie exerce également des effets sur
les concepts et les jugements de la critique artistique{832}.
La pénétration de la «  French Theory  » est encore plus immédiate et
ample dans le domaine de l'architecture, où elle se présente comme un allié
naturel des positions des novateurs qui s'étaient réclamés les premiers de la
notion de postmodern et l'avaient diffusée, à l'échelle mondiale{833}. Les
détournements et les références se multiplient également dans les secteurs
les plus expérimentaux de la pop culture, qui peuvent le plus profiter du
ressourcement et des effets de légitimation qu'offre la théorie : la science-
fiction «  cyberpunk  », la musique mixée des disk-jockeys alternatifs, des
films comme la série Matrix. Il faut remarquer, notamment, l'essor, depuis
le milieu des années 1980, de discours d'experts de la programmation
informatique, puis de sites d'étudiants, qui se servent de citations d'auteurs
français pour théoriser un usage alternatif et utopiste du web comme
instrument de construction d'une « zone » à part, une communauté nouvelle,
reliée par des échanges libres et critiques{834}.

Le préfixe « post »
Les concepts lancés ou fabriqués dans la construction de la «  French
Theory  » sont souvent caractérisés par le préfixe «  post  ». L'article « The
New Mutants », de Leslie Fiedler, publié en 1965, permet de constater qu'à
cette date il apparaît déjà naturel à un professeur de littérature de recourir à
ce préfixe pour désigner les attitudes des « mutants » que sont à ses yeux
les étudiants dont est partie la contestation de Berkeley : post-humanistes,
post-historiques, post-modernistes, post-héroïques, post-puritains, post-
blanc, post-mâle, post-freudiens etc.{835} Plusieurs auteurs nord-américains
reprennent à leur compte ces concepts et empruntent tout naturellement le
même procédé pour en forger de nouveaux : post-industriel, post-capitaliste,
post-structuraliste, post-théorique, post-colonial, post-politique, post-
féministe, etc.
La banalisation fait penser à un automatisme. Du fait qu'il suggère une
césure temporelle, qui renvoie au passé ce qui le suit, le préfixe «  post  »
remplit sans doute dans la construction de la «  French Theory  » des
fonctions analogues aux moyens divers employés dans les labels antérieurs
pour indiquer un changement radical ou un dépassement : le préfixe « néo »
ou «  ultra  », l'adjectif nouveau ou moderne, le suffixe «  isme  », le mot
« avant-garde ».
Les usages américains du préfixe «  post  » ont souvent des implications
plus vastes, dont le principe générateur est le fantasme de la «  fin de
l'histoire  », toujours foncièrement ambivalent, décliné dans des variations
hésitant entre l'humeur dysphorique et la perspective utopique  : la
propension à croire qu'une phase nouvelle de l'histoire commence,
caractérisée par des véritables « mutations » dans la conception de l'homme,
les modes de vie, l'art, la technologie, la manière de percevoir et de
comprendre toute chose, y compris, et d'abord, le passé lui-même{836}.
La notion de «  postmoderne  » s'impose, parmi les usages américains
divers du suffixe « post », parce qu'elle est la plus générale, permettant de
désigner à la fois une vision du monde et, de manière sténographique,
l'ensemble des ruptures plus spécifiques que les autres « post » annoncent.
Elle déclare, notamment, la prétention de dépasser aussi bien la
«  modernité  », vétuste invention européenne, que le «  modernisme  »
américain des années 1930, hostile à la culture de masse. Comme l'écrit
François Cusset, «  la question postmoderne devient la grande question
culturelle dans l'Amérique des années 1980. Intégrant aussi bien les
nouvelles formes festives ou ludiques de l'art que les nouvelles théories
identitaires dans l'université, la rubrique de post-modernisme résume alors
le “zeitgeist”, ainsi que l'atteste le New York Times en en faisant “une
nouvelle étape majeure pour la culture”{837}. »
Le pôle utopique semble prévaloir dans les usages américains de la
«  French Theory  ». S'il est vrai que les rêveries sur les mutations des
pouvoirs de l'homme et de la société ne sont exprimées ouvertement que par
les fractions travaillant dans le domaine des nouvelles technologies, même
les discours des théoriciens, de Arjun Appadurai à Judith Butler, impliquent
des perspectives de changement – intellectuel, éthique, politique – qui
contrastent avec la vision désenchantée et sceptique de la «  condition
postmoderne » que propose Lyotard{838}. Tout se passe comme si la notion
de postmoderne désignait pour les américains le même sentiment de vivre
une transformation sans précédents qui a caractérisé dans le passé les
moments successifs de l'histoire européenne où a été inventée et réinventée
la notion de modernité{839}.

L'impact international de la « French Theory »


Ce qui distingue les appropriations américaines des textes français, par
rapport à d'autres cas de transplantation, ce ne sont pas les transformations
et les innovations qu'elles engendrent, mais leur impact planétaire{840}. Les
usages et les effets que retrace Cusset – décontextualisation, littérarisation,
détournement, politisation, emplois offensifs et défensifs, méprises,
simplifications, procédés de sélection, brassage, marquage, émiettement,
manuélisation, fétichisation de noms d'auteurs et formules, routinisation,
naturalisation, institutionnalisation, redéfinition, redénomination,
interprétation dogmatique, prescriptive, normative –  ne sont aucunement
une spécificité américaine, mais (comme permettent de le constater nombre
de recherches empiriques sur la lecture, les traductions et les transferts) des
vicissitudes auxquelles sont exposés tous les textes, du fait du rôle que
jouent dans la construction du sens les habitus et les intérêts symboliques
et/ou matériels des usagers.
Ce qui est particulier, c'est l'échelle sans précédents, d'emblée
continentale, gigantesque, de l'usine théorique américaine, qui produit une
masse extraordinaire de recueils préfacés, de commentaires, de readers, de
manuels, de développement théoriques, d'applications dans les domaines les
plus divers. La diversité ethnique et culturelle du pays et l'emprise qu'exerce
sa culture confèrent à ce cas une portée exceptionnelle et en font un
exemple macroscopique du rôle que jouent dans la circulation des textes et
dans la transformation des lectures et des concepts les propriétés, l'histoire,
la structure et le fonctionnement du champ d'accueil, ainsi que sa position
dans l'espace international{841}.
Ainsi, s'il va de soi que les fruits du travail théorique américain se
diffusent rapidement dans les marchés anglophones, il y a des différences
importantes qui tiennent à l'histoire de chaque pays. Le prestige,
l'ancienneté et l'autonomie des traditions culturelles britanniques expliquent
que la Grande-Bretagne oppose quelques résistances à cette pénétration{842}.
Tout prédispose l'Inde non seulement à accueillir les Postcolonial studies,
mais à en tirer à son tour d'autres applications, depuis les «  subaltern
studies  », qui naissent à Delhi, aux batailles idéologiques de la droite
religieuse et nationaliste qui promeut l'« hindouisation » de l'enseignement
et des sciences{843}.
Dans plusieurs pays – notamment Israël{844}, l'Allemagne, la Chine et le
Japon – l'importation des maîtres du soupçon et leur réception doivent
beaucoup à leur vogue américaine, suivant des logiques qui tiennent
fondamentalement à la structure du champ d'accueil et à sa position
internationale. En Italie, la médiation américaine vaut surtout pour les plus
jeunes générations, du fait que l'anglais a détrôné le français dans
l'enseignement secondaire. Mais l'introduction est directe et commence
assez tôt pour leurs aînés, suivant le clivage entre deux circuits
universitaires  : les littéraires, intéressés aux nouvelles approches au
texte{845}, et les professeurs de philosophie ou les historiens, focalisés sur
les apports concernant leurs disciplines. L'Allemagne n'attend pas non plus
le détour américain pour introduire les «  structuralistes  », mais il y a une
résistance très forte et combative de la part des représentants de traditions
autochtones puissantes et prestigieuses  : Habermas et Gadamer dans le
domaine de la philosophie, et les théoriciens de la réception, dans le
domaine littéraire{846}. Ce sont surtout les plus jeunes, qui, comme en Italie,
trouvent dans les références franco-américaines un recours dans leur lutte
pour mettre en question leurs aînés{847}.
Des différences générationnelles émergent également dans le cas de
l'Amérique centrale et du Sud  : alors que les aînés lisent directement et
traduisent les intellectuels français, leurs cadets apprennent l'anglais et
s'intéressent davantage aux tendances américaines. Mais l'ouverture à la
«  French Theory  » est freinée dans ces pays par plusieurs facteurs que
Cusset a bien cernés, notamment l'hostilité à l'impérialisme américain et
l'attachement à une conception engagée de l'intellectuel, qui amène à
privilégier les sciences sociales considérées comme des disciplines offrant
des armes plus efficaces pour la critique des mécanismes de la domination
et pour la lutte politique{848}.
S'il est impossible de mesurer l'impact de cette invasion intellectuelle
américaine, il ne fait pas de doute qu'elle est planétaire et produit partout
des réactions et des transformations plus ou moins rapides et sensibles. On
peut cerner quelques-uns des effets qui concernent la lutte des
représentations et les concepts, en commençant par souligner un aspect qui
caractérise le plus souvent la circulation de produits étrangers : le décalage
plus ou moins grand entre le temps de la production, le temps de
l'importation et le temps qui est nécessaire pour que s'effectuent des mises
en cause au niveau des catégories de classement et des hiérarchies savantes.
Ce temps varie suivant les domaines. Les départements d'anglais et de
littérature comparée sont contraints les premiers de prendre acte de la
radicale mise en cause qu'imposent les nouveaux «  studies  » américains.
D'où le fait à première vue surprenant que l'essor de la littérature comparée
au sein des universités a coïncidé avec la prolifération d'essais endogènes
sur la crise, voire la mort, de la discipline, et sur les problèmes posés par la
ruine de tous ses présupposés  : les canons, le regard national et
impérialiste{849}, les méthodes, la croyance dans la possibilité même du
comparatisme, étant donné la multiplication d'études qui apparaissent
comme incomparables par la diversité culturelle et linguistique de leurs
objets, de leurs intentions et de leurs démarches{850}.
« Today, comparative literature in one sense is dead{851} », déclarait il y a
vingt ans Susann Bassnett. Dans Death of a Discipline, Gayatri
Chakravorty Spivak inclut dans son bilan négatif la plupart des tentatives de
renouvellement proposées dans le monde anglophone, car elle met en cause
aussi bien l'approche des Cultural Studies que le « distant reading » prôné
par Franco Moretti{852}, tout en reconnaissant les impasses des postcolonial
studies et des recherches identitaires{853}. Bien des auteurs sont allés jusqu'à
rejeter la notion de «  comparaison  », les uns la considérant comme liée à
une posture nationaliste et impérialiste{854}, les autres comme pas adaptée à
des objets empiriques «  historiquement situés et constitués de multiples
dimensions, imbriquées les unes dans les autres{855} ».
Ce qui frappe, dans ces efforts de réflexivité, c'est l'absence d'un travail
d'historicisation qui permette de comprendre la crise de la discipline, en
remontant aux conditions de possibilités des mises en cause américaines et
des nouveaux labels qu'elles ont engendrés. Ainsi, ces labels deviennent les
enjeux de nouveaux combats, opérations de redéfinition ou de
redénomination, qui trop souvent ne remplissent pas les conditions d'un
échange rationnel permettant l'intégration des acquis, comme peuvent le
montrer les appropriations dés-historicisées et épistémologiquement non
surveillées du concept goethéen de Weltliteratur, utilisé dans des sens très
divers comme instrument de légitimation, dans le contexte de la crise de la
littérature comparée{856}.
Dans les autres disciplines, il faut beaucoup plus de temps pour que
pénètrent des modes étrangères, surtout lorsqu'il s'agit de champs qui sont
perçus comme naturellement liés à un cadre national, comme l'étude de la
langue et de la littérature autochtones, l'histoire et la géographie. Du fait de
cette relative fermeture, l'écart entre l'état d'un champ (débats,
problématiques, modes de pensée, répertoires conceptuels, hiérarchies) et
celui de ses homologues étrangers peut être très grand, comme le montre
l'évolution parallèle en chiasme des modes intellectuelles françaises et
américaines reconstituée synthétiquement ici.
Cette discordance revêt une importance historique particulière,
puisqu'elle indique une transformation des rapports de force entre la culture
américaine et la culture européenne, dans le domaine des humanités. Elle
atteste un déplacement majeur, qui a fait des campus américains les
nouveaux détenteurs du pouvoir de définition de la légitimité dans des
secteurs qui jusque-là étaient encore dominés par les capitales culturelles
européennes. Il vaut la peine de s'arrêter sur les effets que produit cet écart,
à tous les niveaux, au fur et à mesure que les thèmes, les questions, les
concepts, les modèles américains pénètrent en France et dans les pays où
persistent la référence aux modes intellectuelles françaises et l'importation
directe des produits français.

Discordances et convergences
Certainement la canonisation internationale que leur célébrité américaine
procure aux maîtres à penser du « structuralisme » contribue à les relancer
en France, notamment dans le cas de ceux qui, comme Barthes et Foucault,
sont décédés précocement. La publication de leurs textes inédits, la
réédition des textes publiés et leur diffusion comme classiques dans la
nouvelle université de masse constituent un investissement sûr pour un
monde éditorial en pleine surproduction, de plus en plus soumis à la logique
commerciale{857}, en une époque où la philosophie française, divisée entre
discours grand public et hyperspécialisation, n'offre pas de figures
nouvelles de «  penseurs généraux  ». Mais le concept de
«  poststructuralisme  » fait apparaître l'écart entre les deux côtés de
l'Atlantic. Les ouvrages et les dictionnaires en anglais généralement font
naître le structuralisme avec Saussure et Jakobson, et le poststructuralisme
au milieu des années 1960, avec Foucault, Derrida, Deleuze, qui sont
classés en France comme structuralistes. Certains commentateurs récusent
le terme américain, d'autres l'adoptent, ou hésitent entre les deux, mais
aucun ne songe à interroger la genèse de ce désaccord.
En fait, comme toutes les différences entre traditions culturelles, la
distance entre France et États-Unis ne saurait être réduite à des temporalités
différentes, à une question d'avance ou de retard, ainsi on ne saurait lui
appliquer la formule de la «  non-contemporanéité du simultané  », par
laquelle Koselleck a traduit la perception évolutionniste de l'histoire qui
s'est constituée à l'époque de la « Sattelzeit{858} ». On ne peut rendre compte
de l'espace des points de vue discordants qui s'est constitué qu'en
reconstituant les processus complexes dont sont nées les catégorisations
américaines, et aussi les grandes différences que présente l'espace d'accueil,
le champ intellectuel français, suivant les secteurs, les positions et les
circuits.
Dans le domaine de l'histoire culturelle, la mode du linguistic turn suscite
des réactions de la part de plusieurs historiens en vue, notamment Roger
Chartier, dont le questionnement épistémologique et les prises de positions
à partir du début des années quatre-vingt-dix sont orientés par l'exigence de
se situer par rapport au défi que représente la percée de ce modèle dans le
champ de l'histoire culturelle française{859}. Ses marques d'attention et de
reconnaissance pour Michel de Certeau sont sans doute à mettre en relation
avec ces enjeux, car, si cet auteur souligne, lui aussi, la dimension narrative
de la reconstitution historique, il n'aboutit pas au relativisme en ce qu'il
persiste à envisager le travail de l'historien comme une entreprise de
connaissance{860}.
Pour certains aspects – comme les Postcolonial studies – la culture
française est sans doute celle qui met le plus de temps à prendre
sérieusement en considération les développements les plus originaux de la
« French Theory », du fait qu'il semble absurde d'importer ce qui apparaît
comme un produit dérivé des textes français. C'est la même dynamique qui
auparavant a rendu le champ intellectuel allemand particulièrement
réfractaire aux modes philosophiques qui se sont succédé en France depuis
1945, perçues comme des avatars de la pensée allemande.
Au contraire, certaines réactions françaises rappellent à bien des égards
(mêmes causes, mêmes effets) l'attitude des écrivains français au moment
où la percée européenne de deux modes étrangères, le « romantisme » et le
roman historique, avait mis en question l'hégémonie du classicisme
français : la persuasion diffuse qu'il y avait un retard à rattraper et la course
à l'importation et à l'émulation{861}. En même temps, la sélection française
des produits américains dépend fortement de l'état du champ national.
Ainsi, par exemple, pour ce qui concerne la philosophie, le succès parisien
de John Rawls et de Richard Rorty est à mettre en relation avec les secteurs
du champ idéologique français qui sont impliqués sous des formes diverses
dans un processus de révolution conservatrice{862}.
Le concept de postmoderne est perçu en France comme un produit
indigène, du fait que des Français ont contribué de manière décisive à lui
donner forme et à le lancer. Le succès de cette mode peut être interprété
comme l'effet d'une convergence frappante entre deux marchés intellectuels
autrefois très éloignés. Bien des nouveaux maîtres à penser français, du fait
de la perte d'autonomie du champ intellectuel{863}, ne doivent plus leur
accès à la consécration au jugement des pairs, à la différence de leurs
prédécesseurs les plus prestigieux, mais à des instances extérieures à
l'Université  : la presse «  de qualité  », les débats organisés dans des lieux
comme la BNF et Beaubourg, les maisons d'édition à prétentions
intellectuelles. Ces instances, de plus en plus dominées par la logique du
succès, cherchent à conquérir un public scolarisé mais non spécialiste et très
hétérogène, ressemblant beaucoup à celui qui aux USA a assuré le triomphe
de la « French Theory ».

Les penseurs de la « mutation »


La méditation sur la «  postmodernité  » ou sur les «  mutations  » de la
modernité devient vite le genre le plus prisé par ceux qui dirigent des
collections éditoriales, des numéros spéciaux, des dossiers, des débats
consacrés aux «  grandes questions de la philosophie  » et à l'avenir de
l'humanité, s'adressant à un public avide de nouvelles mythologies
procurant à bon compte l'illusion de déchiffrer l'état du monde. Aussi n'est-
il pas surprenant de constater que ceux qui se sont distingués dans ce genre,
en se montrant de brillants et désinvoltes « créateurs de concepts », selon le
modèle du penseur-artiste proposé par le dernier Deleuze, ont été consacrés
par leur succès américain et mondial comme les stars incontournables d'une
nouvelle élite intellectuelle internationale.
Parmi ceux qui ont accédé à cette constellation, il y a des Français –
notamment Félix Guattari, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Bruno
Latour, Gilles Lipovetski – et des étrangers comme Zygmunt Bauman,
Slavoj Zizek, Ihab Hassan, Toni Negri, Michael Hardt, Giorgio Agamben.
Par-delà la diversité de leurs parcours, la plupart de ces producteurs
diffèrent de l'avant-garde française des années 1960 par le fait d'avoir
débuté dans des positions géopolitiquement et/ou universitairement plus
marginales. Les étrangers proviennent de régions excentriques et dominées
de l'« Empire » ; quant aux Français, aucun d'entre eux n'a été normalien.
Il est vrai que la plupart des auteurs désignés comme « postmodernes »
ont récusé cette étiquette galvaudée, ne convenant pas à leur prétention à
l'originalité, et, à la différence des « structuralistes » des années 1960, ils ne
sont pas perçus comme les représentants d'un « mouvement » unitaire, sans
doute du fait que la dispersion géographique et la grande hétérogénéité de
leurs trajectoires intellectuelles ne favorisent pas une telle représentation,
alors que le milieu parisien confère à ceux qui en font partie un air de
famille, fondé sur la proximité effective des conditions de leur socialisation,
formation et activité.
Engendrés dans des contextes très divers, les discours « postmodernes »
diffèrent donc considérablement. Mais ils ont en commun des traits,
notamment la conception discontinue du temps historique – procédant par
grandes «  mutations  » – que désigne la notion de «  postmoderne  », et la
stratégie de dépassement qui consiste à discréditer comme archaïques,
périmées, dogmatiques, rigides, naïves les positions théoriques et/ou
politiques auxquelles ils s'opposent.
Les cibles d'anciens gauchistes comme Toni Negri et Félix Guattari sont
la tradition marxiste, les syndicats et les partis de la gauche
«  traditionnelle  », leurs représentations de la société, leurs notions de la
classe et de la révolution, leurs formes collectives d'action et de lutte,
auxquelles ils opposent la «  créativité  » et l'antagonisme spontané de la
« multitude », le « nouveau prolétariat » de la « société postmoderne », « de
plus en plus immatériel et de plus en plus immergé dans les réseaux mobiles
universels{864} ». Leur marginalité institutionnelle permet à ces penseurs de
s'adonner aux audaces lyriques de la prophétie inspirée :
«  Oui, je crois qu'il existe un peuple multiple, un peuple de mutants, un peuple de
potentialités qui apparaît et disparaît, s'incarne en faits sociaux, en faits littéraires, en
faits musicaux. [...] je pense que nous sommes dans une période de productivité, de
prolifération, de création, de révolutions absolument fabuleuses du point de vue de
cette émergence d'un peuple. C'est ça la révolution moléculaire : ce n'est pas un mot
d'ordre, un programme, c'est quelque chose que je sens, que je vis, dans des
rencontres, dans des institutions, dans des affects et aussi à travers quelques
réflexions{865}. »

D'autres auteurs proposant des thèses très proches, mais dans une
perspective néolibérale, adoptent le registre de la synthèse neutre,
prétendant s'appuyer sur l'observation lucide de phénomènes évidents :
«  Les désirs individualistes nous éclairent aujourd'hui davantage que les intérêts de
classes, la privatisation est plus révélatrice que les rapports de production, l'hédonisme
et le psychologisme sont plus prégnants que les programmes et formes d'actions
collectives fussent-ils nouveaux (lutte antinucléaire, mouvements régionaux etc.), le
concept de narcissisme a pour objectif de faire écho à cette culmination de la sphère
privée. [...] La culture postmoderne est décentrée et hétéroclite, matérialiste et psy,
porno et discrète, novatrice et rétro, consommative et écologiste, sophistiquée et
spontanée, spectaculaire et créative{866}. »
Ancien assistant de Henri Lefebvre, inscrit en thèse de troisième cycle
avec Pierre Bourdieu en 1966-1967, admirateur et émule du Barthes des
Mythologies, Baudrillard doit son renom tardif surtout au succès que
certains de ses ouvrages rencontrent aux États-Unis, mais risque
d'apparaître en France comme un épigone, à contre-courant par rapport à la
mode parisienne. D'où sans doute ses stratégies de dépassement, qui portent
à ses limites paradoxales la posture nihiliste. Ainsi invite-t-il, en 1977, à
Oublier Foucault{867} (ce dernier, ne daignant pas répliquer publiquement,
se limite à ironiser en privé : « Mon problème serait plutôt de me rappeler
Baudrillard{868}  »). De même, il affiche un scepticisme radical et
désenchanté, en liquidant résolument l'ambition de connaissance et de
systématisation des sciences sociales  : «  La sociologie [...] ne vit que de
l'hypothèse positive et définitive du social. La résorption, l'implosion du
social lui échappent. L'hypothèse de la mort du social est aussi celle de sa
propre mort{869}. » La même attitude l'amène plus tard à opposer à la pensée
critique une « pensée criminelle et inhumaine » (qui s'inscrit par ce dernier
adjectif dans la lignée nietzschéenne), se réclamant de «  trois théorèmes
fondamentaux » ainsi formulés{870} :
« 1) Le monde nous a été donné comme énigmatique et inintelligible, et la tâche de la
pensée radicale est de le rendre, si possible, encore plus énigmatique et plus
inintelligible ;
2) Puisque le monde évolue vers un état des choses délirant, nous devons prendre sur
lui un point de vue délirant ;
3) Le joueur ne doit jamais être plus grand que le jeu lui-même ».

Les études de laboratoire ont eu le mérite incontestable de s'intéresser


non à la science faite mais à la science en train de se faire et de s'en
approcher en prenant en considération des cas empiriques. Mais, alors que
le constructivisme de Bourdieu{871} et d'autres théoriciens comme Ian
Hacking, Bernard Williams, Terry Shinn, Paul Boghossian{872} historicise la
raison scientifique sans aboutir au relativisme, bien des représentants de la
«  nouvelle sociologie de la science  » s'inscrivent dans la perspective
narrativiste propre aux «  postmodernes  », en ce qu'ils tendent à réduire le
« fait » scientifique à un « effet de vérité », purement textuel, fondé sur des
procédés rhétoriques et fabriqué par les acteurs à travers un processus de
négociation cynique{873}.
Bruno Latour va jusqu'à récuser a priori, en bloc, comme « archaïques »,
les théories sociologiques antérieures. En mettant dans le même sac des
manières de «  faire de la sociologie  » aussi différentes que l'œuvre de
Crozier et celle de Bourdieu, il les liquide comme dogmatiques, rigides,
mécaniques, impuissantes à « capter la nouveauté du monde social » et la
«  singularité  » de l'expérience des acteurs sociaux. Il leur oppose la
focalisation sur le micro, sur les représentations des agents et sur les
réseaux informels et mobiles qui les relient, en revenant aux fausses
alternatives de la structure et de l'individu, de l'objectivation et de la
compréhension. Il se réclame de Tarde, réhabilité en tant qu'adversaire de
Durkheim{874}, ou de Ulrich Beck, modèles suivant lesquels le sociologue
apprend directement « des acteurs sociaux comment il doit les penser » :
« Chez Pierre Bourdieu, par exemple, ou chez Michel Crozier, faire de la sociologie
consiste à appliquer un petit nombre de règles scientifiques à toutes sortes de
situations nouvelles. Dans cette optique, le sociologue impose sa grille d'analyse
intangible à l'univers social qu'il s'agit moins de comprendre que de formater. Beck
travaille tout autrement. Il ne veut pas régir le monde social mais capter sa nouveauté.
Or s'il y a quelque chose qui change constamment au cours de l'histoire, ce sont les
lois sociologiques elles-mêmes. Au lieu d'enseigner aux acteurs sociaux comment ils
doivent se penser, Beck prétend apprendre des acteurs sociaux comment il doit les
penser{875} ».

La condamnation sans bénéfice d'inventaire de la sociologie « classique »


de Durkheim et de Bourdieu s'inscrit dans l'essor depuis les années 1980 de
théorisations diverses – « herméneutiques », postmodernistes, sociologiques
– focalisées sur la réhabilitation de la notion d'individu-sujet{876}. Le mode
de pensée relationnel propre à la science moderne, introduit dans les
sciences humaines par Marx et par Durkheim, avait remis en question
l'illusion de la transparence et le subjectivisme, qui, selon les termes de
Cassirer, est «  substantialiste  », en ce qu'il s'attache à cerner des
« substances », au lieu de voir ce que les pratiques, les représentations et les
sentiments du sujet doivent à sa position dans le système de relations où il
est situé{877}. Ce «  retour à l'individu  » constitue incontestablement une
régression par rapport à l'étape fondamentale que les sciences de l'homme
ont atteinte lorsqu'elles ont enfin reconnu leur parenté avec les autres
sciences, en renonçant à la prétention de s'attribuer un statut d'exception.
L'œuvre de Latour illustre bien les fausses évidences auxquelles se
condamne la sociologie spontanée qui prétend se borner à «  décrire  » les
faits, sans tenir compte ni des acquis de l'épistémologie historique des
sciences, ni des principes de la connaissance sociologique que Marx, Weber
et Durkheim ont partagés, par une convergence significative, en les
considérant comme des préalables fondamentaux à leur travail d'analyse et
de théorisation concernant le monde social. En réduisant sa démarche
scientifique à un constat, fondé sur l'observation, la « nouvelle sociologie »
donne dans tous les travers de l'empirisme, au moment même où elle récuse
par un constructivisme radical le réalisme naïf des savants.
Chaque analyse prend en considération un cas isolé – un chercheur, une
controverse, un laboratoire, un texte, une « expérience » – sans se soucier
de la représentativité ou de la pertinence de sa construction d'objet. Faute de
tenir compte des déterminismes qui s'exercent sur le point de vue de tout
observateur – habitudes de pensée, intérêts associés à sa position,
présupposés impensés – l'ethnographe présente sa reconstitution comme la
seule possible.
En fait ces «  descriptions  » présupposent subrepticement des principes
d'explication qui ne sont pas tirés de l'observation directe, notamment les
rapports des forces et l'antagonisme entre les acteurs, les propriétés de leur
position sociale, leurs intérêts et leurs objectifs conscients{878}. Le monde
social y est traité comme un espace non différencié, où la vie scientifique
comme tout autre domaine ne relève pas de logiques spécifiques. Selon
cette sociologie de la science, l'adéquation empirique et le pouvoir
explicatif ne revêtent donc aucun rôle dans l'affrontement entre les savants :
le succès tient à des stratégies efficaces de « chaînage », qui permettent de
parvenir à « stabiliser » les protocoles.
Latour ne se soucie pas d'élaborer un corps d'hypothèses explicites et
cohérentes, mais propose des concepts – «  traduction  », «  symétrie  »,
«  régime d'énonciation  », «  acteur-réseau  », «  modes d'existence  » – que
dans un entretien il traite ouvertement comme des outils «  ad hoc  » et
jetables, avec un ton de causerie décontractée sous lequel les connaisseurs
sauront identifier des enjeux majeurs :
Bruno Latour : Le « réseau », c'est une espèce de Buggy, de 4 × 4 qui m'a permis
d'attacher ces terrains ensemble. «  Symétrie  »  : je n'utilise plus tellement le terme
parce que, tout d'abord, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. [...]
Ce qui est compliqué à comprendre, peut-être, pour ceux qui connaissent le reste de
mon travail, c'est que le réseau n'est plus le mode principal de conduite, de véhicule.
Le monde s'est un peu peuplé  : il y a plus de véhicules qui se déplacent dans des
formes différentes. Même si le réseau reste absolument indispensable comme mode de
connexion d'enquêtes, parce que le réseau reste la grande arme contre la notion de
domaine clos, qui permet de sortir de l'idée que le droit a ses propres constructions,
que la science est complètement différente de la politique, etc.
Mais ce n'est plus le réseau qui fournit le matériel unique, enfin, disons le centre
d'attraction de l'enquête. Ça peut troubler des lecteurs, ça va en troubler, et ça en a
déjà troublé quelques-uns, qui disent : « Oui, mais alors on abandonne l'acteur-réseau,
on abandonne le mode d'enquête de l'acteur-réseau  ». Ce que je trouve pas mal au
contraire  : oui, maintenant il faut respécifier, requalifier, à cause d'un projet
intellectuel, qui est diplomatique, qui exige ce genre de requalification que le réseau
ne donnait pas. Le réseau avait des avantages encore critiques, si j'ose dire. Disons
qu'il était encore trop « XXe siècle »...
La vie des idées : Comment l'idée de travailler sur des « modes d'existence » vous est
apparue ?
Bruno Latour : Le terme arrive tardivement, quand je suis tombé sur ce livre inouï de
Souriau que m'avait fait lire Isabelle Stengers. Avant j'appelais ça «  régimes
d'énonciation », dans une tradition qui est plutôt celle de la sémiotique dans laquelle
j'ai été formé, dans la lignée de Greimas. L'inconvénient était que le mot
« énonciation », quand on l'applique à ces buis derrière nous, ou à de l'eau, ou à des
pierres, etc., ça paraît un tout petit peu tiré par les cheveux. Et je suis tombé sur ce
livre qui est un hapax complet, publié par Souriau, Des différents modes d'existence,
et qui est en fait le seul livre dans cette vaste tradition philosophique qui ressemble le
plus au mien, même si ça n'a rien à voir comme style ni comme objet. Il se met à
explorer le pluralisme ontologique avec un manque total de discipline, un style
absolument impossible et une liberté de pensée incroyable. Et comme ce terme était
bien connu plutôt par le livre de Simondon sur le Mode d'existence des objets
techniques et qu'il s'agit bien d'ontologie comparée, locale, j'ai basculé du terme de
« régime d'énonciation » à celui de « mode d'existence »{879}.

Dans son Enquête sur les modes d'existence{880}, Latour propose un cadre
assez flou pour être interprété soit comme une ambitieuse ontologie,
opposant au dualisme sujet-objet un réalisme pluraliste, soit comme un
relativisme généralisé, où il revient aux «  acteurs  » de décrire les valeurs
qu'ils associent à leur expérience, le sociologue ne prétendant qu'offrir
modestement un modèle pour l'inventaire inépuisable des «  modes
d'existence » que le récit des acteurs va faire émerger.
Ainsi le postulat postmoderniste selon lequel il y a une « mutation » du
monde social, qui demande une «  mutation  » de la pensée, favorise un
retour à l'illusion du savoir immédiat à la fois chez les chercheurs, en les
encourageant à ignorer l'héritage de la sociologie dite « classique », et chez
leurs lecteurs. En effet, les théoriciens qui, à l'instar de Rancière, Negri et
Latour prétendent rendre aux acteurs la parole que les maîtres du soupçon
leur auraient confisquée, réalisent une démocratisation apparente de la
théorie, abolissant magiquement l'écart entre les savants et les profanes.
Cette sorte de populisme philosophique est sans doute pour beaucoup dans
leur succès, comme le montrent les appréciations dithyrambiques de la
presse culturelle :
«  Enfin, dans le contexte actuel de renouveau de la métaphysique (Badiou,
Meillassoux, Garcia...), il ouvre une voie singulière  : antidogmatique, pluraliste, en
prise avec les sciences sociales, expérimentale et descriptive... Latour est le Hegel de
notre temps – à cela près qu'il est tellement plus lisible ! Il y a une malice chez Latour
qui s'exprime à travers un style presque parlé et pourtant toujours très précis, une
fausse candeur doublée d'une grande inventivité verbale et métaphorique. Mieux,
voici une métaphysique qui, peut-être pour la première fois dans l'histoire, au lieu de
fournir au lecteur un système tout fait, lui propose un protocole d'expérience.
À chaque fois que vous suspectez une “erreur de catégorie”, c'est que vous êtes peut-
être sur la voie d'un “mode d'existence”  ; n'hésitez donc pas  : tentez d'établir les
contraintes propres à ce mode.
C'est la raison pour laquelle il associe à son livre (www.modesofexistence.org) une
plate-forme en ligne qui constituera une sorte de nouvelle agora. Nous connaissions
les jeux massivement interactifs  ; voici la métaphysique massivement interactive...
Quoi qu'il en soit du succès de ce protocole, il est certain qu'après l'Enquête sur les
modes d'existence, on ne pourra plus ignorer que Latour est une des plus grandes
figures intellectuelles de notre temps.{881} »

En fait, les fictions égalitaires attribuant la même valeur à tout point de


vue, loin de favoriser une véritable ouverture du savoir, peuvent contribuer
à perpétuer l'exclusion des profanes, car elles occultent les mécanismes
sociaux qui limitent l'accès à la connaissance et au discours, ou (pour le dire
avec la formule de Foucault) la relation pouvoir/savoir qui est au principe
de toute domination.
Latour ne se prive pas par ailleurs de déclarer les enjeux politiques des
discours sur la science qui prétendent placer la recherche sous le contrôle
des « citoyens ». Sous le couvert de la défense des valeurs démocratiques, il
s'agit de mettre la science sous la coupe du pouvoir politique et des « lois »
du marché :
« [...] là l'enquêteur, les lecteurs, l'enquêtrice sont tous un peu dans le même bain en
quelque sorte. C'est pour ça qu'il y a ce dispositif un peu curieux, et que l'enjeu entier
repose dans cette capacité de re-description de la science, de l'économie, de la
technique, etc. Le problème, et c'est là une double difficulté, c'est qu'on attend aussi
des lecteurs qui peuvent être préoccupés soit par la situation faite aux sciences, soit
par la situation faite au droit, qu'ils sont intéressés par le fait que cette re-description
rend sa place à des autres valeurs qui, pour le moment, étaient un tout petit peu
effacées, en particulier la grande valeur politique, qui est quand même l'enjeu du livre.
Et c'est là où le dispositif d'enquête peut intéresser quelques personnes qui pourraient
se dire : « Mais alors, si je re-décris différemment l'activité scientifique, tout à coup je
peux me défaire de tout un pan de baratin sans intérêt sur « science et politique » sans
perdre pourtant la science ; mais du coup je peux redire ou retrouver dans la politique
par exemple des valeurs de vérité intéressantes{882} ».

Le relativisme artiste qui ébranle tous les repères intellectuels


et politiques peut, à l'occasion, mettre ouvertement en cause l'autonomie de
la science et se poser en défenseur de «  l'hétéronomie  » des savoirs, en
légitimant l'emprise que les pouvoirs temporels, pourvoyeurs de questions
comme de financements, prétendent exercer sur l'orientation et le
fonctionnement de la recherche :
« L'autonomie des travailleurs de la preuve n'est pas plus une valeur absolue que celle
des juges, des politiques, des artistes ou des experts  : elle se mérite ou se perd en
fonction des services rendus à l'ensemble du collectif. Peut-être serait-il temps de
défendre «  l'hétéronomie  » des savoirs, en posant cette simple question  : avec qui
voulez-vous être reliés pour produire le plus librement les savoirs les plus
avancés{883} ? ».

Le succès international de cette doxa, qui met en cause l'idée même de


connaissance scientifique, constitue une menace sérieuse pour le progrès de
la recherche, pour autant que sa rhétorique de la nouveauté parvient à
orienter la politique scientifique et à séduire les jeunes chercheurs. En effet,
elle peut encourager les nouveaux entrants à se contenter d'un bricolage
conceptuel autour d'objets insolites, propres à susciter l'attention des
médias.
La philosophie spontanéiste qui accorde a priori liberté et lucidité à tout
« citoyen » est par ailleurs politiquement conservatrice, sous le couvert de
son allure radicale, dans la mesure où elle détourne son public de l'effort
nécessaire pour reconnaître les conditionnements qui s'exercent sur les
«  modes d'existence  », et d'abord sur les dispositions qui orientent les
manières de percevoir et de comprendre l'expérience. S'il est vrai que la
méconnaissance des déterminismes sociaux contribue à les renforcer, en
leur permettant d'agir sans frein, les individus n'ont quelque chance de
devenir quelque chose comme des «  sujets  » que dans la mesure où ils
parviennent à se servir de la connaissance de ces mécanismes pour les
soumettre.
La liberté, ou, mieux, la possibilité d'une action rationnelle, ne
commence qu'au moment où l'individu prend conscience des contraintes
qu'implique le fonctionnement du monde social. La mémoire historique
confirme ce paradoxe apparent, comme le constatait Italo Calvino, à propos
des théories qui depuis Spinoza et Diderot se sont imposées dans le
domaine de la biologie, de l'économie, de la société et de la psychologie :
«  Nous pouvons dire qu'elles ont ouvert la voie à des libertés réelles
justement pour autant qu'elles établissaient la conscience de la nécessité,
tandis que volontarismes et activismes n'ont produit que désastres{884} ».
Conclusion

Les cas analysés montrent qu'on ne saurait rendre compte de la genèse et


des usages des « ismes » en s'en tenant aux positions des auteurs rassemblés
sous ces étiquettes. On a vu que ces représentations collectives sont les
produits de processus complexes, dont les auteurs et leurs œuvres ne sont
que l'aspect le plus visible. Même dans le cas du « structuralisme », souvent
désigné comme un «  paradigme  », ce qui a réuni sous ce label la
constellation des noms les plus cités, ce n'est pas l'adhésion à ce que Imre
Lakatos définit comme un « programme de recherche », mais un ensemble
de facteurs divers aptes à produire l'image de proximité lancée par les
médias et naturalisée par sa diffusion.
Le mode de fonctionnement des «  ismes  » ne saurait pas non plus être
éclairé par le concept d'« avant-garde », même si certains traits du prototype
forgé par le futurisme, comme la radicalisation et la prétention de rupture,
sont repris par la plupart des représentants des «  ismes  » postérieurs, y
compris pour ce qui concerne les modes intellectuelles. Mais d'autres
aspects de ce modèle sont absents dans bien des cas, notamment la
constitution d'un «  mouvement  » organisé. La «  bande  » qui entoure
Champfleury et Courbet à la brasserie Andler n'a rien d'un groupe mobilisé
autour d'un projet commun, et la rédaction des Temps modernes ressemble
plus au «  comité  » de La NRF qu'au premier surréalisme. Quant au
«  structuralisme  » et au «  postmodernisme  », il n'y a même pas eu de
regroupement ni de prises de position collectives.
Si des définitions simples ne sauraient rendre compte de la genèse et des
usages des « ismes », c'est que ces représentations, loin d'être l'expression
de «  programmes  » clairs et cohérents, ou d'habiles stratégies
promotionnelles, individuelles ou collectives, tiennent à un ensemble de
conditions diverses, que l'historicisation peut éclairer, en faisant apparaître
des régularités qui, par-delà la spécificité de chaque configuration,
permettent d'étayer et de préciser les hypothèses générales mobilisées dans
l'analyse.

Les conditions de l'effet « isme »


La genèse des «  ismes  » examinés confirme un aspect fondamental du
modèle théorique proposé dans Les Règles de l'art : le principal moteur des
changements esthétiques et intellectuels est à chercher dans l'histoire interne
des champs concernés, c'est-à-dire, fondamentalement, dans la présence de
prétendants qui par leur trajectoire et par leurs dispositions sont enclins à
ressentir avec une intensité particulière l'exigence de mettre en cause les
positions dominantes. Les formes d'institutionnalisation (adoption d'un
label, manifestes, revues, regroupement et autres actions collectives)
concourent certainement à engendrer l'effet d'un «  mouvement  » collectif,
mais, comme le montrent les cas du «  structuralisme  » et du
«  postmodernisme  », elles ne sont pas indispensables pour créer l'image
d'un « courant » nouveau, surtout à partir du moment où l'habitude à penser
par « ismes » se naturalise.
La théorie des champs, notamment à travers la notion d'«  espace des
possibles », permet de comprendre l'air de famille qui, du moins pour ce qui
concerne les cas français, unit aux yeux des contemporains l'ensemble flou
des pratiques et des auteurs désignés par un « isme », bien que les positions
auxquelles s'appliquent les nouveaux labels soient généralement trop
diverses pour être ramenées à une «  tendance  » homogène. La perception
qu'elles ont quelque chose en commun n'est pas pour autant illusoire : elle
est fondée sur le fonctionnement qui caractérise la vie artistique et
intellectuelle en France.
La centralisation a favorisé à la fois l'unification précoce du champ de
production et la possibilité pour les agents de percevoir d'une manière
particulièrement nette les luttes dont il est le lieu et les clivages que ces
luttes produisent, parce que ces luttes et ces clivages se présentent ici
comme exacerbés et grossis. Ainsi l'image d'un espace agonistique,
structuré et hiérarchisé, où chaque choix est une prise de position par
rapport à l'histoire et à l'état du champ, n'est pas une invention sociologique
mais est d'abord, en France, une représentation des acteurs eux-mêmes,
notamment les plus compétents, comme l'indique cette remarque de Borges
à propos des écrivains :

« [...] la littérature française tend à se produire en fonction de l'histoire de cette même


littérature. [...] avant de rédiger une ligne, un écrivain français veut se comprendre, se
définir, se situer. L'Anglais écrit de manière innocente, le Français écrit, lui, en faveur
de a, contre b, en fonction de c, en direction de d...[...] Cette préméditation qui est la
marque de la littérature française la remplit non seulement de compositions
rigoureusement classiques mais aussi d'extravagances heureuses ou malheureuses. [...]
Il est aisé de tourner en dérision cette préméditation, mais il convient de rappeler,
toutefois, qu'elle a produit la littérature française qui est peut-être la première de
l'univers{885}. »

En effet, la lutte pour l'accès à l'existence et à la reconnaissance impose


aux nouveaux entrants de se définir en s'opposant aux positions consacrées.
Cela signifie l'exigence de refuser, « dépasser » ou détourner les traits et les
références qui caractérisent les pratiques des dominants en place. Si les
formes que prend cet effort de prise de distance sont souvent proches,
même si elles ne sont pas le résultat d'une élaboration collective concertée,
c'est qu'elles dépendent des possibilités de subversion et, en même temps,
des limites que l'état du champ présente aux hérétiques qui possèdent la
maîtrise pratique nécessaire pour entrevoir les potentialités et les contraintes
qu'il enferme.
L'« espace des possibles » fonctionne comme un ensemble situé et daté
de références et de schèmes de perception, d'évaluation et d'expression.
Ainsi les contemporains ne se trompent-ils pas complètement quand ils
rapprochent Champfleury et Flaubert en les classant comme «  réalistes  ».
Par-delà la distance sociale et artistique qui les sépare, ces écrivains
partagent bien des partis pris : des refus (l'horreur des poncifs romantiques
et du conformisme des auteurs « bourgeois » à succès), le choix du roman et
l'ambition de peindre la société contemporaine. Par ces options, ils
reconnaissent tous deux l'héritage de Balzac, un prédécesseur qui est alors
encore discuté et ne sera pleinement reconnu (et considéré
rétrospectivement comme le fondateur du «  réalisme  ») que grâce à
l'autorité de Taine.
Le changement de l'arsenal des références, sur lequel s'appuie la rupture
avec les dominants, est lui aussi orienté par l'«  espace des possibles  ».
Courbet s'oppose aux modèles canoniques de l'Académie (la sculpture
grecque et la Renaissance italienne) en s'inspirant de traditions étrangères
antagonistes, déjà consacrées ou en voie de consécration (Caravage, les
grands flamands, les paysagistes anglais contemporains), et en ennoblissant
des motifs et des procédés tirés de genres « mineurs » ou « bas » qui font
partie du répertoire d'époque, comme le «  paysanisme  » et l'imagerie
« populaire ».
Les relations transfrontalières entre les champs, les savoirs, les
disciplines, les traditions nationales sont un des principaux ressorts du
changement de l'« espace des possibles ». Ainsi, c'est grâce aux suggestions
empruntées à Baudelaire et à Champfleury que Courbet peut arriver à
concevoir le parti pris subversif de traiter les mœurs de ses contemporains
comme des sujets dignes de la « grande peinture ». Un des apports les plus
nouveaux et féconds de Marinetti, l'importance reconnue à la technique et
l'effort d'explicitation consacré à cet aspect, doit certainement beaucoup à
l'exemple des peintres futuristes, qui mettent cette problématique au centre
de leur premier manifeste, sans doute poussés par l'exigence de préciser ce
qui distingue leur peinture de celle de leurs concurrents français. Les
transferts méthodiques entre les domaines les plus divers constituent le
principal secret des inventions surréalistes.
À  l'instar d'autres jeunes prétendants contemporains insérés dans des
réseaux qui permettent de capter des possibilités nouvelles, Sartre
« dépasse » les modèles philosophiques et littéraires français en s'inspirant
d'auteurs étrangers – notamment les penseurs allemands et les romanciers
américains – qu'il découvre grâce à la médiation de gens comme Jean Wahl
et André Malraux, qui sont des avant-gardes consacrées dans leurs
domaines respectifs, la philosophie et le roman. En même temps, Sartre se
démarque d'eux et de ses autres concurrents en cumulant les ressources et
les titres de légitimité propres à ces deux champs différents. Les
«  structuralistes  » ne se bornent pas à se référer à la linguistique et à
l'anthropologie structurale, mais s'attachent à réhabiliter des aînés (Bataille,
Blanchot, Canguilhem) que les vainqueurs de la génération précédente ont
relégués dans l'ombre, ainsi que les « maîtres du soupçon » étrangers encore
exclus du panthéon philosophique : Marx, Nietzsche, Freud. L'appropriation
des auteurs français joue le même rôle de ressourcement et de légitimation
pour les tenants américains de la « French Theory ».
Le succès du « postmodernisme » s'appuie sans doute sur le fait que, dans
tous les domaines, la radicalisation de la posture désenchantée déjà
esquissée, après 1968, par les « structuralistes » les plus admirés, a été pour
les nouveaux prétendants, affrontés à la tâche difficile de «  dépasser  »
l'héritage encombrant du passé, l'issue toute trouvée leur permettant de se
démarquer de leurs prédécesseurs. Mais les auteurs auxquels on a appliqué
cette étiquette ne sont pas perçus comme un groupe ou un mouvement, car
ils sont trop dispersés géographiquement et surtout sont trop divers, pour ce
qui concerne les conditions de leur formation et leurs repères, pour
apparaître comme un phénomène unitaire et clairement délimité.
En faisant apparaître l'ambiguïté des processus de transition d'un « isme »
à l'autre, l'analyse confirme l'hypothèse selon laquelle dans les « révolutions
symboliques  » il y a à la fois rupture et continuité. Dans tout état d'un
champ il y a des tendances antagonistes, occultées par les positions
dominantes (comme Bachelard et Canguilhem sont relativement éclipsés
par Sartre), qui peuvent venir au premier plan dans la période ultérieure. En
même temps, la percée d'un « isme » nouveau implique un changement à la
fois dans l'état des rapports de forces, dans les représentations, dans le
langage et dans les pratiques.

Le rôle des dispositions et du capital


Les dispositions et le capital des agents jouent un rôle décisif dans la
forme que prennent les tentatives de subversion esthétiques et
intellectuelles, et aussi dans leur réussite. On a vu que  la  dimension
« régionaliste » de l'œuvre de Courbet et de Champfleury peut être analysée
comme une des stratégies par lesquelles bien des provinciaux « montés » à
Paris tentent de valoriser des différences qui constituent en fait un obstacle
pour qui aspire à la reconnaissance parisienne. Quant aux «  hommes
doubles{886}  » dont dépendait l'image publique de son œuvre, Courbet n'a
pas trouvé de critiques contemporains à même de comprendre, valoriser et
soutenir, sur le plan proprement esthétique et technique, les aspects de ses
recherches qui sont les plus nouveaux et intéressants aux yeux de la
postérité. Même ses interprètes les plus favorables, comme Champfleury et
Proudhon, manquaient de la compétence spécifique et de l'autorité
nécessaires.
Les paradoxes apparents du futurisme ne sauraient s'expliquer sans tenir
compte de la position de Marinetti. Sa trajectoire en porte-à-faux entre
l'Italie et la France est à la fois un handicap et une ressource. Quant à son
capital, outre l'argent et les relations il détient aussi une certaine légitimité,
acquise grâce à sa maîtrise de l'espace des possibles. Les propriétés de
Breton, Aragon et Soupault, parisiens intégrés précocement dans l'élite
poétique et artistique de la génération précédente, permettent de
comprendre la facilité avec laquelle ils l'emportent sur des étrangers comme
les futuristes, Tristan Tzara et Yvan Goll.
De même, le capital symbolique accumulé par Sartre et par l'équipe des
Temps modernes explique la domination sans partage que cette position
exerce sur tous les autres concurrents, individus et groupes. Dans ce capital,
il faut inclure aussi le pouvoir symbolique du réseau normalien dont Sartre
et Merleau-Ponty font partie. L'École normale, en tant qu'espace
relativement autonome, moins affecté que l'université par les effets de la
massification, a joué également un rôle décisif, on l'a vu, dans la
construction de l'œuvre et de l'image d'Althusser, Lacan, Foucault et
Derrida.
Ce milieu n'a jamais cessé de compter, même si le cas des Nouveaux
philosophes et d'autres auteurs qui émergent après eux montrent que dans
les années 1970 le capital médiatique acquiert un poids décisif dans la
fabrication de la réputation intellectuelle. Le prestige collectif que la culture
française détient aux yeux des intellectuels américains est déterminant dans
le succès de la « French Theory » aux États-Unis, et si l'ampleur des effets
de ce transfert tient à la divulgation dans tous les domaines du marché
culturel américain, c'est l'accueil d'universitaires dotés des titres requis qui
rend possible la conversion de ces produits importés en une problématique
légitime au sein de l'espace intellectuel.

Les facteurs « externes »


Les facteurs «  externes  » (les déterminations sociales qui opèrent à
travers les habitus des agents et celles qui s'exercent aux moments pris en
considération  : situation politique et économique, guerre, crises,
révolutions, changements concernant producteurs et public, innovations
technologiques) ne sauraient par eux-mêmes expliquer les changements,
mais concourent certainement à les favoriser. On ne saurait toutefois
ramener ces influences à une relation cause-effet directe et évidente. Les
divers facteurs se combinent et les effets de leur action dépendent de la
réfraction que leur imposent les logiques propres des champs de production
culturelle impliqués. Ainsi le développement du marché, lié à son tour à la
croissance des effectifs de l'enseignement secondaire et supérieur, produit
des effets différents dans chaque cas examiné, car il est lié à un ensemble
d'autres conditions  : l'état des champs de productions concernés, les
rapports de forces entre les domaines et les savoirs, la position de chaque
secteur au sein du champ du pouvoir et, aussi, le contexte politique et
économique général.
La croissance de la bohème, qui tient inséparablement à un changement
morphologique et au prestige des figures de l'écrivain et de l'artiste, favorise
le processus d'autonomisation dont témoignent aussi bien les tenants du
«  réalisme  » que les fauteurs de «  l'art pour l'art  », en refusant le
conformisme esthétique et moral de l'art «  bourgeois  ». La révolution de
1848 exerce indirectement des effets importants sur l'histoire du
« réalisme ». Au niveau de l'imaginaire collectif, la mise en cause de l'ordre
esthétique est associée à la mise en cause de l'ordre politique, aussi bien par
ceux qui la souhaitent, comme les promoteurs du « réalisme », que par ceux
qui la combattent, qui perçoivent Un enterrement à Ornans comme un
attentat politique. Sur le plan du «  droit d'entrée  », les changements
éphémères introduits par les gouvernements républicains contribuent à
rendre possible la percée de Courbet au Salon et à encourager les ambitions
littéraires de Champfleury. L'essor de la presse, de la caricature, de la
photographie, de la critique artistique joue un rôle déterminant aussi bien
dans l'œuvre de Courbet que dans sa renommée.
Les innovations technologiques ne sauraient expliquer les mots en liberté
de Marinetti ni les procédés des peintres futuristes, mais certainement
encouragent l'idée d'une «  mutation anthropologique  » que l'art et la
littérature se doivent d'exprimer. Le nationalisme belliciste de Marinetti
pendant la Première Guerre mondiale et son adhésion au fascisme
contribuent à discréditer le futurisme au fur et à mesure que ces choix sont
condamnés par les «  avant-gardes  » en France et dans d'autres pays. Le
succès de la conception prophétique de l'engagement qu'incarnent Sartre et
sa revue est possible grâce à la croissance d'un public intellectuel disposé,
par sa formation, à apprécier un discours qui offre des clés d'interprétation
et des principes éthiques permettant de s'orienter dans la situation
dramatique du deuxième après-guerre.
La fin de la guerre froide et de la guerre d'Algérie, la stabilité gaulliste et
l'expansion économique favorisent, au contraire, la démobilisation politique
caractérisant le premier « structuralisme », alors que le renouveau théorique
qui se produit dans les sciences humaines, la philosophie et les disciplines
littéraires est à mettre en relation avec le prestige toujours croissant de la
science, qui impose un effort de questionnement et d'autolégitimation à tous
les savoirs. Si Mai  68 renforce les «  structuralistes  » sur le plan
institutionnel, en fait les modes divers de reconversion qu'on observe dans
leur production ne sauraient s'expliquer sans la pression que la politique a
recommencé à exercer sur la vie intellectuelle.
La condamnation dont sont l'objet, un peu plus tard, non seulement le
marxisme et le communisme mais aussi les apports théoriques des penseurs
«  structuralistes  », accusés d'avoir contribué à jeter le soupçon sur les
valeurs humanistes et démocratiques, est étroitement liée à des
changements « externes », comme le renversement des rapports de force, au
sein du champ du pouvoir, l'emprise croissante que le journalisme
« culturel » exerce sur le champ intellectuel et la nouvelle crise que connaît
l'enseignement supérieur, malgré les réformes introduites au lendemain de
Mai  68  : la précarisation de l'emploi, particulièrement accentuée dans les
Lettres et sciences humaines, incite les jeunes chercheurs au conformisme
intellectuel, vu les impasses auxquelles risquent de les mener des projets
hétérodoxes.
À  un regard superficiel, l'évolution des États-Unis depuis le milieu des
années 1970 présente une forte analogie avec celle de la France, aussi bien
pour ce qui est du cadre politique et du pouvoir médiatique que des
problèmes universitaires. Pour expliquer le paradoxe apparent que constitue
le succès de la «  French Theory  » justement dans la période où ses
inspirateurs français sont remis en question dans leur pays, il faut tenir
compte des différences importantes qui distinguent ce phénomène
américain de l'effet de véritable révolution symbolique que la percée rapide
du «  structuralisme  » a produit en France, souligné et amplifié par l'écho
journalistique immédiat et extraordinaire que la scène parisienne lui a
assuré.
L'apparition de Lévi-Strauss, suivie par celle d'autres « hérétiques », qui
poursuivaient, en dehors de la Sorbonne, des entreprises théoriques
ambitieuses et subversives, se réclamant de la notion de structure, a remis
profondément en cause non seulement les philosophies de la conscience
mais aussi les définitions disciplinaires et les méthodes qui avaient dominé
jusque-là au sein des Lettres et sciences humaines. De plus, Althusser avait
conféré une légitimité intellectuelle nouvelle à Marx en faisant apparaître ce
qui reliait le Capital au mode de pensée relationnel de Saussure et de Lévi-
Strauss. Et les disciples d'Althusser et de Lacan à l'École normale ont joué
un rôle idéologique éminent dans la contestation étudiante. On comprend
l'ampleur du rejet qu'a suscité cette vague théorique de la part de tous ceux
qui en France avaient partie liée avec le retour à l'ordre, politique et
intellectuel.
Si les départements littéraires des plus prestigieuses universités
américaines ont favorisé l'introduction et l'appropriation des suggestions
françaises c'est que, par ses modes de diffusion et par ses usages, la
«  French Theory  » n'a pas été perçue comme une entreprise de rupture
épistémologique radicale. La manière très lente, dispersée, peu visible,
fragmentaire, désordonnée, décontextualisée, souvent désinvolte dont les
textes français ont circulé a occulté la portée générale du questionnement
théorique et méthodologique que l'anthropologie structurale a inauguré. En
outre, les épigones américains ont traité ces textes comme des références
prestigieuses et des boîtes à outils, à appliquer dans leurs analyses
littéraires, sans prétendre élaborer à leur tour des modèles généraux défiant
ouvertement les positions dominantes au sein de l'université.
Les professeurs de Yale ont contribué par leur exemple à légitimer et à
diffuser le recours à la « déconstruction » en tant que démarche heuristique
et moyen de distinction dans la concurrence entre campus. Spivak et ses
émules ont montré qu'elle pouvait être aussi un instrument de critique
idéologique et de recherche identitaire, permettant d'attirer dans les
départements de littérature la nouvelle clientèle universitaire, de plus en
plus féminisée et diversifiée, socialement, ethniquement et culturellement.
Alors qu'en France les «  structuralistes  » éminents s'opposaient aux
professeurs de philosophie de la Sorbonne comme l'avant-garde à la
tradition, aux États-Unis le recours à la « French Theory » n'a pas été perçu,
généralement, comme une offensive des prétendants contre leurs aînés,
mais comme une arme précieuse pour les disciplines et les départements
menacés dans leur prestige et dans leur force institutionnelle par la
conception entrepreneuriale de l'université.
La mise en cause des schèmes de perception et de classement qu'implique
l'accélération de la mondialisation, avec les effets de brassage et de
transformation rapide qu'elle produit, a certainement favorisé la diffusion de
l'attitude et des thèmes qui caractérisent le « postmodernisme » : la « fin de
l'histoire », la « fin des intellectuels », la « fin des idéologies », la réduction
à la narration de tout discours, y compris les résultats de la recherche
scientifique.
Par ailleurs, cette posture désabusée contribue à saper un des présupposés
fondamentaux du succès des « ismes » : la croyance dans la possibilité d'un
renouveau esthétique ou théorique radical. La mondialisation du marché
culturel exerce un effet de dispersion qui constitue, lui aussi, un obstacle à
l'affirmation et à l'institutionnalisation d'un label collectif. Mais on ne peut
pas pour autant exclure la percée de nouvelles étiquettes, car les schèmes de
l'histoire artistique et intellectuelle tendent à assurer la persistance de
l'habitude à penser par «  ismes  », et la circulation planétaire des modes
élargit énormément leur public potentiel. Ainsi rien ne permet de dire que
l'époque des « ismes » est définitivement révolue.
Remerciements

Je remercie Gisèle Sapiro, qui m'a affectueusement encouragée dans mon


projet, en a suivi toutes les étapes, m'a fait profiter de ses conseils et a bien
voulu accueillir cet ouvrage dans sa collection. Merci également à
Christophe Charle, Laurent Jeanpierre et Louis Pinto, qui ont accepté de lire
mon texte et m'ont donné des suggestions précieuses, témoignant de leur
générosité intellectuelle.
{1}  Le recours aux guillemets pour ce concept, ainsi que pour les autres catégories de
classification et labels utilisés dans cet ouvrage, vise à rappeler les pincettes mentales avec
lesquelles il convient d'appréhender ces termes.
{2}  Voir Christophe Charle, «  L'Habitus scolastique et ses effets. À  propos des
classifications littéraires et historiques », in Fabrice Clément, Marta Roca i Escoda, Franz
Schultheis, Michel Berclaz (dir.), L'Inconscient académique, Genève – Zurich, Éditions
Seismo, 2006, p.  67-87, nouvelle version in Id., Homo historicus, Paris, A.  Colin, 2013,
p. 109-134.
{3} Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l'entre-
deux-guerres, Paris, Fayard, 1988.
{4}  Thomas S.  Kuhn, The Structure of Scientific Revolution (1962), tr. française
La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972 (1983 IIe éd.).
{5}  Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Raisons d'agir/Le Seuil,
2013, p. 351-378.
{6}  Comme exemple du pouvoir euristique de ce questionnement, on peut voir Olivier
Christin (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié,
2010.
{7} Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart Koselleck (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe :
Historisches Lexikon zur politisch-sozialer Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta,
1972-1997, 8 vol.
{8}  Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la Sémantique des temps
historiques (1979), Paris, éd. de l'EHESS, 1990  ; Id., L'Expérience de l'histoire, Paris,
Gallimard, Seuil, coll. « Hautes études », 1997.
{9}  Faute de pouvoir évoquer ici les produits de ce chantier collectif international
désormais très vaste, je me contenterai de citer Les Règles de l'art (Paris, Seuil, 1992)
l'ouvrage dans lequel Pierre Bourdieu a exposé sa vision de l'histoire du champ littéraire
français, ses hypothèses théoriques et la démarche qu'elles impliquaient, ainsi que les
travaux pionniers de Christophe Charle (La Crise littéraire à l'époque du naturalisme,
Paris, PENS, 1979) et de Rémy Ponton (Le Champ littéraire en France de 1865 à 1905,
Thèse EHESS, 1977). Sur la construction, les implications et l'évolution de la notion de
champ, voir Anna Boschetti, « Pour un comparatisme réflexif », in Id., L'Espace culturel
transnational, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010, p. 7-51 ; Id., « Le Champ littéraire »,
in Frédéric Lebaron et Gérard Mauger (dir.), Lectures de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2012,
p. 243-262.
{10} Voir notamment Pierre Bourdieu, « La production de la croyance. Contribution à une
économie des biens symboliques  », Actes de la recherche en sciences sociales, no  13,
février 1977, p. 3-43.
{11} Howard Becker, Les Mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988.
{12} Voir Anna Boschetti, « Pour un comparatisme réflexif », art. cité, p. 10-13.
{13}  Voir Pierre Bourdieu, «  Le marché des biens symboliques  », L'Année sociologique,
vol. 22, 1971, p. 49-126.
{14} Voir Rémy Ponton, « Naissance du roman psychologique », Actes de la recherche en
sciences sociales, 1975, no 4, p. 66-81.
{15} Voir Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme. 1924-1929, Paris, La Dispute, 1999.
{16}  Des exemples des rapports entre Foucault et les historiens sont évoqués dans le
chapitre  4  ; les conditions du succès tardif de Ricœur sont retracées dans le dernier
chapitre.
{17}  Sur cette problématique, voir Pierre Bourdieu, «  Les conditions sociales de la
circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, no  145,
décembre 2002, p.  3-8  ; Johan Heilbron, «  Toward a sociology of translation. Book
translation as a cultural world-system », European Journal of Social Theory, vol. 4, no 2,
1999, p.  429-444  ; Johan Heilbron et Gisèle Sapiro, «  La traduction littéraire, un objet
sociologique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 144, septembre 2002, p. 3-5 ;
Pascale Casanova, «  Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction
comme échange inégal », ibid., p. 7-20 ; Johan Heilbron et Gisèle Sapiro, « Outline for a
sociology of translation. Current issues and future prospects  », in Michaela Wolf,
Alexandra Fukari (dir.), Constructing a sociology of translation, Amsterdam, John
Benjamins, 2007, p.  93-107  ; Gisèle Sapiro, «  Translation and the field of publishing.
A  commentary on Pierre Bourdieu's “A  conservative revolution in publishing”  »,
Translation studies, vol.  1, no  2, 2008, p.  154-166  ; Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le
marché de la traduction en France à l'heure de la mondialisation, Paris, CNRS éditions,
2008 ; Id. (dir.), Les Contradictions de la globalisation éditoriale, Paris, Nouveau Monde
Éditions, 2009  ; Id. (intr. et dir.), L'Espace intellectuel en Europe. De la formation des
États-nations à la mondialisation, XIXe-XXe  siècles, Paris, La Découverte, 2009  ; Anna
Boschetti (dir.), L'Espace culturel transnational, op. cit.
{18} Voir chapitre 2.
{19} Voir Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité,
Paris, Armand Colin, 2011.
{20}  Selon Roger Chartier, la relation d'interdépendance entre patronage monarchique et
développement de l'autorité symbolique de l'intellectuel, ainsi que de son attitude critique,
remonte au XVIIe  siècle. En reprenant la thèse du retournement de la Raison d'État en un
«  règne de la critique  » (Reinhart Koselleck, Le  Règne de la critique, Paris, Éditions de
Minuit, 1959), l'analyse de Chartier montre les conditions sociales de possibilité de ce
phénomène. Voir Roger Chartier, «  Les Historiens et les mythologies  », Liber, Revue
européenne des livres, Supplément au no 94 de Actes de la recherche en sciences sociales,
no  11, septembre 1992  ; Id., Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris,
Seuil, 1990, rééd. coll. « Points », 2000. Voir également Robert Darnton, Bohème littéraire
et révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard/Seuil, 1983, et Antoine
Lilti, Le Monde des salons au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005.
{21} Paul Benichou, Le Sacre de l'écrivain 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir
spirituel laïc dans la France moderne, Paris, José Corti, 1973, rééd. Gallimard, 1996.
{22}  Christophe Charle, Daniel Roche (dir.), Capitales culturelles, capitales symboliques.
Paris et les expériences européennes, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; Christophe
Charle, Théâtres en capitales, naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres
et Vienne (1860-1914), Paris, Albin Michel, 2008.
{23}  Pour ce qui est des facteurs des transformations sociales, une synthèse remarquable
(qui intègre et transpose – comme l'exige une construction théorique qui se veut générale –
les développements suggérés par les recherches sur le champ économique), a été proposée
par Pierre Bourdieu dans Les Structures sociales de l'économie, Paris, Seuil, 2000,
II partie, « Principes d'une anthropologie économique », p. 233-270. Pour une réflexion sur
les aspects généraux de ce modèle, voir Anna Boschetti, « L'explication du changement »,
in Jean-Pierre Martin (dir.), Bourdieu et la littérature, Nantes, Éditions Cécile Defaut,
2010, p. 93-111.
{24} Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, Minuit, 1990.
{25} Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit., p. 75-200.
{26}  Voir Roland Mortier, L'Originalité. Une nouvelle catégorie esthétique au siècle des
Lumières, Genève, Droz, 1972.
{27}  Sur la genèse et les vicissitudes du concept d'avant-garde, voir Anna Boschetti,
« Avant-garde », in Olivier Christin (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences
humaines, op. cit., p. 65-82.
{28} Un exemple particulièrement significatif, pour la date précoce et pour l'ascendant qu'il
a exercé, c'est le Cours d'esthétique de Théodore Jouffroy, tenu soit en 1822 (suivant
Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, Paris A. Colin, 1972, t. XIII, p. 1-3) soit
en 1825-1826 (suivant Jean-Jacques Goblot, Le Globe, 1824-1830, Paris, Champion, 1993,
p. 98 n. 1, et Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, Paris, Corti, 1973, p. 255 n. 218) et
publié en 1843 (Paris, Damiron). Jouffroy oppose deux tendances  : «  l'école de l'idéal  »
(p. 200), qui croit que « pour douer de beauté les formes d'un être » il suffit de « les élever
du réel à l'idéal » (p. 68), et « l'école de la réalité ou de l'imitation de la nature » (p. 204),
qui « ne s'attache qu'à copier la nature telle qu'elle est » (p. 200).
{29} Voir encore Jouffroy (op. cit.), selon lequel la « doctrine des partisans de l'imitation »
prétend que «  le comble de l'art serait l'entière servilité de la copie  » (p.  218). Digne
disciple de Victor Cousin, il conclut : « Entre l'idéal et l'imitation minutieuse de la nature, il
y a donc à garder un juste milieu. Guidé par son goût particulier, l'artiste ne doit ni trop
imiter ni trop idéaliser » (p. 220). Je souligne.
{30}  Friedrich Schiller, Über naive und sentimentalische Dichtung, 1795-1796, in Werke,
Salzburg, Das Bergland, s. a., p.  501  ; Friedrich Schlegel, Rede uber die Mythologie,
(1798-1800), Hamburg, Rowohlt, 1969, p. 176.
{31}  Hans Joachim Lotz Die Genese des Realismus in der Französischen Literarästhetik,
Heidelberg, Carl Winter Universitätverlag, 1984, notamment le chapitre «  Die Wort und
Begriffsgeschichte von Frz. “Réalisme” und “Réaliste” », p. 71-87. Cf. aussi Joseph Texte,
« Les origines de l'influence allemande dans la littérature française du XIXe siècle », Revue
d'histoire littéraire de la France, 1898, p. 1-53 ; Christian Albrecht Jensen, L'Évolution du
Romantisme. L'année 1826, Genève-Paris, Droz-Minard, 1959, p. 156.
{32} Pour ce qui concerne les relations entre littérature et visuel au XIXe siècle, voir Philippe
Hamon, Imageries. Littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, 2001.
{33} Cf. Roman Jakobson, « Du réalisme artistique », in Tzvetan Todorov (dir.), Théorie de
la littérature. Textes des formalistes russes, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1965, p. 98-108.
{34}  Sur le rôle de la bohème dans la genèse du «  réalisme  », voir Pierre Martino, Le
Roman réaliste sous le second empire, Hachette & Cie, 1913. On ne saurait utiliser sans
beaucoup de circonspection, par contre, l'ouvrage de Jerrold Seigel (Paris bohème, 1830-
1930. Culture et politique aux marges de la vie bourgeoise, Paris, Gallimard, 1991),
proposant un corpus arbitraire et une interprétation unilatérale et guère convaincante du
phénomène : par un parti pris culturaliste et anti-marxiste, l'auteur ne voit dans la bohème
qu'un aspect de la «  vie bourgeoise  », sans interroger la notion de bourgeoisie et sans
prendre en considération les effets du processus de différenciation de la société et de
l'autonomisation des champs de la production culturelle.
{35}  Voir Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe  siècle, Paris, Le  Seuil,
1996, 2e éd. augmentée 2001.
{36}  Jacques Le Rieder, L'Allemagne au temps du réalisme. De l'espoir au
désenchantement. 1848-1890, Paris, Albin Michel, 2008, p.  110. Ce livre reprend à son
compte les analyses élaborées par Christophe Charle dans son ouvrage Les Intellectuels en
Europe au XIXe siècle, op. cit.
{37} Ibid., p. 111.
{38}  Voir Jacques Le Rieder, L'Allemagne au temps du réalisme. De l'espoir au
désenchantement. 1848-1890, op. cit. Sur les principales différences entre modèles français
et modèles allemands voir infra la note 50.
{39} Voir Judith Lyon-Caen, « Enquêtes, littérature et savoir sur le monde social en France
dans les années 1840 », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, no 17, 2007, p. 99-118.
{40} De son vrai nom Jules Husson.
{41}  Voir Jérôme David, «  Une réalité “à mi hauteur”. Exemplarités littéraires et
généralisations savantes au XIXe siècle », Annales, no 2, mars-avril 2010, p. 263-290.
{42}  Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836),
Paris, Honoré Champion éditeur, 2003 ; Id., Presses et plumes : journalisme et littérature
au XIXe  siècle, Paris, Nouveau Monde, 2004  ; Id., La littérature au quotidien, poétiques
journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil 2007. Pour ce qui concerne Champfleury, voir
Michela Lo Feudo, Jules Champfleury (1821-1889). Littérature et caricature, Thèse de
doctorat en cotutelle, Université de Naples, 2009.
{43}  Cf. Albert Cassagne, La Théorie de l'art pour l'art en France chez les derniers
romantiques et les premiers réalistes, Genève, Slatkine reprints, 1993, fac-similé de
l'édition 1906 ; Timothy J. Clark, The Absolute Bourgeois : Artists and Politics in France,
1848-1851, London, Thames & Hudson, 1973 (trad. française, Le Bourgeois absolu. Les
artistes et la politique en France de 1848 à 1851, Villeurbanne, Art Édition, 1992)  ; Id.,
Image of the People  : Gustave Courbet and the French Revolution of 1848, Berkeley,
University of California Press, 1999 : traduction française Villeurbanne, Art Édition, 1991.
{44}  Sur ces questions, voir Pierre Bourdieu dans Les Règles de l'art, «  Révolutions
spécifiques et changements externes », Paris, Seuil, 1992, p. 183-185, et Anna Boschetti,
« L'Explication du changement », in Jean-Pierre Martin, Bourdieu et la littérature, Nantes,
Éd. Cécile Defaut, 2010, p. 93-11.
{45}  Sur la genèse et les usages de ce concept on peut voir Neil McWilliam, Catherine
Méneux et Julie Ramos (dir.), L'Art social en France de la Révolution à la Grande Guerre.
Actes du colloque de l'INHA des 16 et 17 juin 2011, à paraître aux PUR.
{46}  Pour ce qui concerne la littérature, on peut voir deux études de cas particulièrement
significatives  : Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, Fayard, 1999  ; Ioana Popa,
Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989), Paris, CNRS Éditions,
2010.
{47}  C'est ainsi que l'on désigne le milieu décrit dans les Scènes de la vie de Bohème de
Henri Murger (Paris, Michel Lévy, 1851), en l'opposant à la «  bohème dorée  » de 1830,
dont les représentants les plus connus sont Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Arsène
Houssaye, Pétrus Borel.
{48}  Jules Champfleury, Les Excentriques, Paris, Michel Lévy frères, 1852. La première
bohème a beaucoup contribué à construire le personnage de l'excentrique, dans lequel on
reconnaît déjà une autoreprésentation de l'artiste. On peut citer notamment la série que
Léon Gozlan consacrait en 1831, dans Le Figaro, aux mœurs excentriques des Jeunes
France.
{49} Jules Champfleury, Les Aventures de Mademoiselle Mariette, Paris, V. Lecou, 1853.
{50} Une lettre que Baudelaire lui adresse en mai 1845 indique que Champfleury a projeté
d'écrire un commentaire du Salon de 1845 et qu'ils sont dans un rapport confidentiel : « Si
vous voulez me faire un article de blague, faites-le, pourvu que cela ne me fasse pas trop
de mal. Mais, si vous voulez me faire plaisir, faites quelques lignes sérieuses, et PARLEZ
des Salons de Diderot. Il vaudrait peut-être mieux les DEUX CHOSES à la fois. » Charles
Baudelaire, lettre à Champfleury, Paris, mai 1845, Correspondance, tome  I, 1832-1860,
Paris, Gallimard, Pléiade, 1973, p. 123.
{51}  Plusieurs faits attestent cette proximité  : le compte rendu bienveillant et attentif des
Contes de Champfleury que Baudelaire publie le 18 janvier 1848 dans le Corsaire Satan ;
les deux journaux révolutionnaires mort-nés auxquels ils ont collaboré en 1848 (Le Salut
public et Le Bonhomme Richard, ce dernier dirigé par un pilier de la seconde bohème, le
philosophe Wallon)  ; le projet avorté de fonder ensemble un autre journal, en 1852, Le
Hibou philosophe  ; la lecture à clef des Aventures de Mademoiselle Mariette que
Baudelaire rédige avec une soigneuse bienveillance pour la version anglaise de l'ouvrage
(Charles Baudelaire, lettre à Champfleury, Paris, 15 mars 1853, Correspondance, tome I,
op. cit., p. 208-210). Dans ce texte, il s'identifie comme l'un des personnages (le poète des
chats), faisant partie des « grands amis de l'auteur » (p. 210). Champfleury y est présenté
comme « un des principaux adeptes de l'école dite Réaliste, qui prétend substituer l'étude
de la nature et l'étude de soi-même à la folie classique et à la folie romantique » (p. 209). Il
a songé à dédier à Champfleury le volume des Curiosités esthétiques, comme il résulte d'un
sommaire de l'ouvrage, datant sans doute de la fin de 1857 (Cf. Claude Pichois, Avant-
propos à Charles Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, Paris, Pléiade, 1976, p. X-XI).
{52} Cf. le recueil Jules Champfleury, Son regard et celui de Baudelaire, textes choisis par
Geneviève et Jean Lacambre, Hermann, 1990.
{53} Cf. Émile Bouvier, La Bataille réaliste, Paris, Fontemoing, 1913, p. 260-261.
{54}  Jules Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, Paris, Dentu, 1884, Genève,
Slatkine reprints, 1970, p. 134.
{55} Voir Jules Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, op. cit.
{56}  Voir Silvia Disegni, «  La poésie en prose dans les contes, Les Excentriques et Les
Grands Hommes du Ruisseau », in Gilles Bonnet (dir.), Champfleury écrivain chercheur,
Paris, Champion, 2006, p. 389-412.
{57} Voir Fanny Bérat-Esquier, Les Origines journalistiques du poème en prose, ou le siècle
de Baudelaire, Thèse de 3e  cycle soutenue le 9  décembre 2006 à l'Université Charles de
Gaulle – Lille 3. Pour ce qui concerne Champfleury, voir Michela Lo Feudo, Jules
Champfleury (1821-1889). Littérature et caricature, Thèse de doctorat en cotutelle,
Université de Naples, 2009.
{58}  Charles Baudelaire, Salon de 1846, Œuvres complètes, tome  II, op.  cit., citations
respectivement p. 419 et 421.
{59}  Charles Baudelaire, «  Les contes de Champfleury  », in Charles Baudelaire, Œuvres
complètes, tome II, op. cit., p. 21-23.
{60} Charles Baudelaire, « Puisque réalisme il y a », publié par Jacques Crépet, Mesures,
15  juillet 1938, n.  3, p.  138-144, repris in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t.  II,
op. cit., p. 57-59.
{61}  Petra Ten-Doesschate Chu, Correspondance de Courbet, Paris, Flammarion, 1996
(abrégé dorénavant : Corr.)
{62}  «  Arrivé à Paris, [...] il continua en même temps que la peinture ses études
philosophiques. Il étudia les philosophes français et allemands [...].  » Cf. Notice
autobiographique qu'il donne en 1866 à Victor Frond, citée dans Pierre Courthion, Courbet
raconté par lui-même et par ses amis, Paris, Cailler, 1948, p. 27.
{63} Pour ce qui concerne les rapports entre Apollinaire et les peintres on peut voir Anna
Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire « homme-époque » (1898-1918), Paris, Le Seuil,
2001, p.  285-306. Sur Manet, voir Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique,
Paris, Raisons d'agir/Le Seuil, 2013.
{64} Voir Frédérique Desbuissons, Introduction à Max Buchon, Le Réalisme, La Rochelle,
Rumeur des âges, 2007, p. 7-28.
{65} Il écrit à ses parents : « [...] je suis sur le point d'arriver car j'ai autour de moi des gens
très influents dans les journaux et dans les arts qui sont enthousiasmés de ma peinture.
Enfin nous sommes sur le point de constituer une école nouvelle de laquelle je serai le
représentant en peinture » (Corr., 48-1, p. 72).
{66}  Dans la seconde et dernière livraison. Ses rapports avec Baudelaire sont à cette
époque-là assidus : le poète se réfugie parfois dans l'atelier du peintre et écrit à son nom
une lettre au président de la commission chargée du choix des œuvres d'art pour la grande
loterie que le gouvernement a organisée pour aider les artistes plongés dans la misère par la
Révolution (Jacques Crépet et Claude Pichois, Correspondance générale de Baudelaire,
1847-1853, Paris, L. Conard, vol. 1, p. 111-112). Baudelaire rédige également les notices
des tableaux présentés par Courbet au Salon de 1849 (Cf. Claude Pichois, Études
baudelairiennes, II, 1970, p. 69-71). Des tableaux qu'il a peints à ce moment-là, perdus ou
détruits – notamment Le char de l'État – relevaient sans doute de l'allégorie, un genre que
Baudelaire a loué dans son Salon de 1845  : voir Alan Bowness, Préface à Gustave
Courbet, Catalogue de l'Exposition du Grand Palais, 30  septembre 1977-2  janvier 1978,
Paris, Éditions des Musées nationaux, 1977 (dorénavant abrégé Cat. 1977), p. 13-14 ; id.,
« Courbet and Baudelaire », Gazette des Beaux-Arts, no 90, 1977, p. 189-199.
{67} Le Pamphlet, 28-30 septembre 1848.
{68} Ibid. Je souligne.
{69} Cité par Georges Riat, Gustave Courbet, peintre, Paris, H. Floury, 1906, p. 67.
{70}  Comme l'indiquent des titres d'œuvres disparues – Lélia, Souvenirs de Consuelo –
s'inspirant évidemment de Georges Sand.
{71} Vers le 20 avril 1845 il écrit à ses parents « Quand on n'a pas encore de réputation on
ne vend pas facilement et tous ces petits tableaux ne font pas de réputation. C'est pourquoi
il faut que l'an qui vient je fasse un grand tableau qui me fasse décidément connaître sous
mon vrai jour, car je veux tout ou rien. Tous ces petits tableaux-là ne sont pas seulement ce
que je peux faire. J'entends la peinture plus en grand, je veux faire de la grande peinture. »
Corr., 45-3, p. 53.
{72} La Silhouette, 22 juillet 1849.
{73} Charles Baudelaire, « Puisque réalisme il y a », art. cit., p. 57.
{74} Charles Baudelaire, Salon de 1846, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 420.
{75} Théophile Gautier, La Presse, 15 octobre 1847. Je souligne.
{76} Dans ses Souvenirs des Funambules, Champfleury va revendiquer d'avoir perfectionné
une invention, «  la pantomime réaliste  », qui «  date du temps où Deburau père quitta le
costume de Pierrot pour entrer dans des habits de soldat, de croque-mort, de savetier ». Et
en donnera la même définition que Gautier  : une «  peinture exacte de scènes populaires,
excluant le recours au surnaturel  ». Jules Champfleury, Contes d'automne, Paris, Lecou,
1854, p.  88. Dans ce livre, une véhémente profession de foi réaliste atteste la conviction
avec laquelle il avait adopté ce label, contrairement à ce que laissent entendre plus tard ses
dénégations.
{77}  Les manifestations du réalisme en Allemagne se démarquent de cette orientation sur
plusieurs points importants. En premier lieu, elles sont rarement focalisées sur la
représentation de la société contemporaine. Le genre historique garde beaucoup
d'importance dans le roman et dans la peinture, notamment du fait qu'il permet de
contribuer à la représentation du passé de la nation allemande en construction.
Deuxièmement, la vision du passé est souvent nostalgique et tend à idéaliser des
personnages historiques ou des aspects et des fractions de la société – communauté
villageoise, aristocratie prussienne – en refusant le regard désenchanté qui amène les
Français, comme le dit explicitement Fontane, au « misérabilisme » et à la « laideur ». Voir
Jacques Le Rieder, L'Allemagne au temps du réalisme. De l'espoir au désenchantement.
1848-1890, op. cit.
{78} Jules Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, op. cit., p. 185-186.
{79}  Il n'est pas possible de préciser les premières adhésions, car les témoignages,
généralement rédigés beaucoup plus tard, ne respectent pas la chronologie et mêlent les
«  fondateurs  » avec des adeptes plus tardifs. Les plus assidus sont sans doute le peintre
François Bonvin, le musicien Alexandre Schanne et l'écrivain Charles Barbara, mais leur
rôle est négligeable, car il se réduit à un accord spontané, fondé sur l'amitié et sur un
sentiment d'affinité.
{80} Le Messager des Théâtres, 12 avril 1849.
{81} Dans « Puisque réalisme il y a », art. cit., il écrit : « Courbet a théorisé sur une farce
innocente avec une grandeur de conviction compromettante  » (p.  57) et «  Pour nous,
blague. – Champfleury, hiérophante. Mais la foule. » (p. 59).
{82} Selon le témoignage que Champfleury a inséré dans sa Notice biographique sur Max
Buchon, in Œuvres choisies de Max Buchon, 5 vol., Paris, Sandoz et Fischbacher, éditeurs,
1877-1878. Cf. Jules Troubat, Une amitié à la d'Arthez, Paris, Lucien Duc éditeur, 1900,
p. 34.
{83}  Voici l'explication d'Émile Bouvier (La Bataille réaliste, op.  cit., p.  240)  : «  Outre
l'intérêt qu'il y avait à faire du cas Courbet un événement très parisien, c'était un moyen de
tomber enfin sur quelqu'un qui n'était protégé par aucun membre de l'Institut et qui prêtait à
toutes les plaisanteries. À  cette époque de réaction, l'attention, lassée des agitations
politiques, se portait avec une faveur marquée vers les joies paisibles de l'art ; une théorie
nouvelle en peinture ne pouvait passer inaperçue  ; les doléances de Gustave Planche
tombaient dans des esprits disposés à donner à ce mince événement autant d'importance
qu'on en accordait deux ans auparavant aux théories socialistes. Comme, d'autre part,
critiquer le réalisme c'était encore faire preuve d'attachement à l'ordre établi, repousser
avec la peinture de Courbet toutes les conséquences d'un art matérialiste et populaire,
critiques et lecteurs s'évertuèrent à l'anéantir.  » Castagnary dit explicitement, dans sa
Philosophie du Salon de 1857, que la critique d'art est toujours une prise de position
idéologique  : «  Nier ou affirmer en matière d'art, c'est argumenter et conclure non
seulement pour l'Esthétique, mais encore pour la Religion, la Philosophie, la Morale, la
Politique et le reste  : la partie est aussi grande que le tout  » (Jules-Antoine Castagnary,
Salons, tome  I, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892, p.  2). Sur la critique d'art au
XIXe  siècle comme champ en voie de constitution, voir Pierre Bourdieu, Manet, op.  cit.,
p. 615-646.
{84}  Voir Charles Léger (dir.), Courbet selon les caricatures et les images, préface de
Théodore Duret, Paris, P. Rosenberg, 1920 ; Thomas Schlesser et Bertrand Tillier, Courbet
face à la caricature. Le chahut par l'image, Paris, Éditions, Kimé, 2007.
{85}  Voir Joseph  C.  Sloane, French Painting between the Past and the Present. Artists,
Critics and Traditions, from 1848 to 1870, Princeton, Princeton University Press, 1951  ;
Cynthia et Harrison White, La Carrière des peintres au XIXe  siècle, (1965), traduction
française, Paris, Flammarion, 1991.
{86} Régis Courbet exploite 68 hectares, a droit au vote sous la monarchie de Juillet et à sa
mort, en 1882, laisse une fortune de 81  900  francs. Cf. Jean-Luc Mayaud, Courbet,
l'Enterrement à Ornans, un tableau pour la République, Paris, La Boutique de l'histoire
éditions, 1999, p. 83.
{87} Cité dans Marie-Thérèse de Forges, « Biographie », in Cat. 1977, op. cit., p. 22.
{88}  Comme le font d'après Courbet, à Besançon, le peintre Charles-Antoine Flageoulot,
qui le surnomme «  le roi de la couleur  » (rapporté par Théophile Silvestre, Histoire des
artistes vivants français et étrangers, Paris, E.  Blanchard, 1856, p.  251), les peintres
Charles Auguste de Steuben (Courbet, lettre à ses parents, 26 décembre 1839, Corr., 39-5,
p. 32) et Nicolas-Auguste Hesse (Courbet, lettres à ses parents, 21 février 1844, Corr., 44-
1, p. 46 et 45-3, p. 53).
{89}  Sur le rôle que joue dans l'affranchissement de l'enseignement académique la
possibilité pour les peintres de voir les tableaux dans les musées, voir Marie-Claude Genet-
Delacroix, «  Académisme et avant-garde dans la peinture française au XIXe  siècle  », in
Vincent Duclert et al. (dir.), Avenir et avant-gardes en France XIXe-XXe  siècles, Paris, La
Découverte-Syros, 1999, p.  115-127. Sur Manet, voir Pierre Bourdieu, Manet. Une
révolution symbolique, op. cit.
{90}  «  Mouvement des arts  », L'Ordre, 21  septembre 1850. Je souligne. Bien des
commentateurs reprennent encore à leur compte cette interprétation, réductrice dans la
mesure où elle prétend ramener toute l'œuvre à une intention qui est loin de suffire à
l'expliquer, même si sans doute Courbet l'a assumée à ce moment-là. Voir, notamment,
Michèle Haddad, Gustave Courbet. Peinture et histoire, Sainte-Croix, Presses du
Belvédère, 2007.
{91} Charles Baudelaire, Salon de 1846, op. cit., p. 494-495.
{92} Ibid., p. 495. Je souligne.
{93}  Cf. Yoshio Abe, «  Baudelaire et la peinture réaliste  », Cahiers de l'Association
internationale des études françaises, no 18, 1966, p. 205-214.
{94}  «  Ce garçon-là c'est un œil  »  : c'est le mot qu'Ingres aurait lancé devant Une après-
dînée à Ornans, d'après le témoignage de Francis Wey  : voir son Étude sur Gustave
Courbet – Extrait des mémoires inédites de feu François Wey, manuscrit et fac-similé au
Cabinet des estampes de la BN, cité dans Cat. 1977, p. 27.
{95} Voir Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1991,
p. 38.
{96} Corr., 54-2, p. 113-4.
{97}  Selon l'interprétation proposée par Jean-Luc Mayaud (Courbet, L'Enterrement à
Ornans, le tombeau de la République, op. cit.).
{98} Les mêmes logiques émergent dans les études que Anne-Marie Thiesse a consacrées
au régionalisme concernant des époques postérieures, notamment Écrire la France, le
mouvement littéraire régionaliste de la Belle Époque à la Libération, Presses
Universitaires de France, 1991 ; « La petite patrie et la grande nation, régionalisme culturel
et Heimatkunstbewegung à l'aube du XXe siècle », dans Michel Espagne et Michael Werner
(dir.), Philologiques  III, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1994,
p. 339-362.
{99} « Proudhon me dit qu'il m'a manqué un littérateur, que Champfleury n'y entend rien,
qu'il ne sait pas écrire, qu'il n'a pas l'esprit de faire un ouvrage critique, et qu'il ne sait pas
raisonner. Il ne m'apprend rien. Si j'osais j'en dirais bien davantage que lui. Comme je
n'avais pas terminé mon action, ça m'était égal que Champfleury écrive ce qu'il voulait sur
le réalisme (dans lequel il n'a jamais été), ce qu'il ne m'était pas égal c'est qu'il dévoyait par
le fait le public sur mon compte, parce qu'on me croyait associé. C'est toi qui es le plus
coupable, c'est ce que j'ai écrit à Proudhon qui t'aime beaucoup. Je disais : Si ce sauvage
notre ami Max Buchon avait voulu habiter Paris et se mettre au courant des mœurs, en un
mot faire ce que nous avons fait, il aurait fait l'affaire. C'est d'autant plus dommage qu'il
avait en lui des qualités qu'il n'a pas osées. Il avait l'esprit du critique, la rationalité franc-
comtoise, il avait le style, l'éducation nécessaire, la faculté généralisatrice, de la fortune
que nous n'avions pas, etc. Il avait tout ce que n'avait pas Champfleury. L'ami Max est
coupable, il est resté dans la sentimentalité, ce qui n'est rien du tout, ce qui est pire, une
maladie qui éloigne de la réalité  » (Gustave Courbet, lettre à Buchon, Paris, août 1863,
Corr., p. 208-209).
{100}  Timoty J.  Clark, Une image du peuple. Gustave Courbet et la Révolution de 1848,
[1973], trad. fr., Villeurbanne, Art édition, 1991, p. 25-29.
{101} Essai sur les Le Nain, Laon, Fleury et Chevergny, 1850 ; Souvenirs des Funambules,
Paris, Michel Lévy Frères, 1859  ; De la littérature populaire en France, Paris, Poulet-
Malassis et de Broise, 1861  ; Les Peintres de la Réalité sous Louis  XIII. Les Frères Le
Nain, Paris, librairie Veuve Jules Renouard, 1863 ; Histoire de la caricature antique, Paris,
Dentu, 1865 ; Histoire de la caricature moderne, Paris, Dentu, 1865 ; Histoire des faïences
patriotiques sous la Révolution, Paris, Dentu, 1867  ; Histoire de l'Imagerie populaire,
Paris, Dentu, 1869 ; Histoire de la caricature au Moyen Âge, Paris, Dentu, 1870 ; Histoire
de la caricature sous la République, l'Empire et la Restauration, Paris, Dentu, 1874  ;
Henry Monnier, sa vie son œuvre, Paris, Dentu, 1879  ; Histoire de la caricature sous la
Réforme et la Ligue. Louis XIII à Louis XVI, Paris, Dentu, 1880 ; Le Musée secret de la
caricature, Paris, Dentu, 1887.
{102} Voir Deborah Cohen, La Nature du peuple. Les formes de l'imaginaire social (XVIIIe-
XXIe s.), Seyssel, Champ Vallon, 2010.
{103}  On attribue ces «  découvertes  » au «  flair  », alors qu'elles s'expliquent par
l'interconnaissance entre artistes et écrivains. En effet, Champfleury doit sans doute avoir
été frappé par ce jugement du peintre Paul Chenavard : « “Je ne connais que trois peintres
en France – me disait un artiste dont on ne contestera l'intelligence ni les connaissances,
M. Chenavard – : ces trois peintres sont Le Nain, Chardin et Courbet”. Mais il faisait bien
plus de cas de Courbet, qui a agrandi le domaine un peu étroit de ces maîtres bourgeois du
XVIIe et du XVIIIe  siècle  » (Jules Champfleury, Grandes figures d'hier ou d'aujourd'hui,
Paris, Poulet-Malassis & de Broise, 1861, Genève, Slatkine reprint, 1968, p. 253).
{104}  Alexandre Schanne, Les Souvenirs de Schaunard, Paris, Charpentier et Fasquelle,
p.  288. Et Silvestre  : «  Ses allures traînent comme le son chantonnant de sa voix franc-
comtoise, qui tour à tour aiguise les accents comme des aiguilles ou pèse lourdement sur
certaines syllabes. [...] Sa démarche est populacière [...]  » (Théophile Silvestre, Histoire
des artistes vivants français et étrangers, op. cit., p. 245)
{105} Alexandre Schanne, Ibid.
{106} Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, p. 274-327.
{107} Il en parle à Buchon dans une lettre (Ornans, mai 1850) où il explique que ce cadre
« les rehausse considérablement et les [fait] parfaitement comprendre (Corr. 50-4, p. 91).
Je souligne.
{108} Charles Baudelaire, Salon de 1859, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 627.
{109} Voir notamment Michael Fried, Le Réalisme de Courbet. Esthétique et origines de la
peinture moderne, II, Paris, Gallimard, 1993.
{110} C'est ce que Zola a reproché à Proudhon (Émile Zola, « Proudhon et Courbet », dans
Mes Haines, Le Salut Public, 26 et 31  août 1865). Klaus Herding («  Proudhon, Courbet,
Zola : Un étrange débat », in Proudhon, Anarchisme, art et société, Paris, 2001, p. 15-62),
soutient, au contraire, que le  rapport entre Proudhon et Courbet a été un «  malentendu
fécond  », mais il omet de préciser en quoi ce rapport aurait été «  fécond  » pour l'art de
Courbet.
{111}  Par François Sabatier-Ungher, dans son compte rendu du salon, La Démocratie
pacifique, 5 janvier 1851.
{112}  «  M.  Garcin me nomme le peintre socialiste. J'accepte bien volontiers cette
dénomination ; je suis non seulement socialiste, mais bien encore démocrate et républicain,
en un mot partisan de toute la révolution, et par-dessus tout réaliste. Mais ceci ne regarde
plus M. Garcin, c'est que je tenais à constater, car réaliste signifie ami sincère de la vérité
vraie.  » Lettre du 19  novembre 1851, adressée au rédacteur en chef du Messager de
l'Assemblée (Corr., 51-3, p.  97). Voir aussi la notice que Courbet a rédigée pour Victor
Frond en 1866 : « Cet homme, d'une indépendance entière, des montagnes du Doubs et du
Jura, républicain de naissance par son grand-père maternel, continua l'idée révolutionnaire
par son père libéral de 1830, sentimentaliste, et sa mère, rationaliste et républicaine
catholique  » (in Pierre Courthion, op.  cit., p.  27). À  remarquer que Courbet définit sa
position par les mêmes adjectifs qu'emploie l'extrême gauche de 1849.
{113} Alan Bowness, Cat. 1977, p. 15.
{114} Lettre à Francis et Marie Wey, 26 novembre 1849, Corr. 49-8, p. 82.
{115}  «  Il faut que je m'affranchisse même des gouvernements. Le peuple jouit de mes
sympathies. Il faut que je m'adresse à lui directement, que j'en tire ma science, et qu'il me
fasse vivre » (Lettre aux Wey, 1850, Corr., 50-5, p. 92).
{116} Paris, Amyot, 1856.
{117} Même Delacroix dans son Journal se montre hanté par des sujets tirés des œuvres de
Dante, Gœthe, Walter Scott : les auteurs cultes de son époque.
{118} Cf. Marie-Claude Chaudonneret, « La peinture en France de 1830 à 1848. Chronique
bibliographique et critique », Revue de l'Art, 1991, no 1, p. 71-80.
{119}  Cf. Henri Zerner et Charles Rosen, Romanticism and Realism  : The Mythology of
Nineteenth-Century Art, New York, Norton, 1985, tr. française, Romantisme et réalisme,
mythes de l'art du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1986, p. 153-161.
{120} Ibid., p. 170.
{121} « [...] le réalisme de Courbet, malgré ses recours exceptionnels à l'allégorie, constitue
une progression spectaculaire vers ce qu'on a appelé la disparition du sujet », ibid., p. 172.
{122} Ibid., p. 164.
{123}  Pour ce qui concerne Flaubert, voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op.  cit.,
p. 129-164.
{124} Courbet écrit à Bruyas d'avoir répliqué à Nieuwerkerke (le directeur des Beaux-Arts,
qui lui avait proposé au nom du gouvernement de faire un grand tableau pour l'Exposition
de 1855, mais en le soumettant au jugement de deux comités) « qu'il m'affirmait qu'il était
un gouvernement, et que je ne me sentais nullement compris dans ce gouvernement, que
moi aussi j'étais un Gouvernement et que je défiais le sien de faire quoi que ce soit pour le
mien que je puisse accepter. Je continuais en lui disant que je considérais son
gouvernement comme un simple particulier, que lorsque mes tableaux lui plairaient, il était
libre de me les acheter, et que je ne lui demandais qu'une seule chose, c'est qu'il laisse l'art
libre dans son exposition et qu'il ne soutienne pas avec un budget de 300  mille francs,
3 000 artistes contre moi. Je continuais en lui disant que j'étais seul juge de ma peinture ;
que j'étais non seulement un peintre mais encore un homme ; que j'avais fait de la peinture
non pour faire de l'art pour l'art, mais bien pour conquérir ma liberté intellectuelle et que
j'étais arrivé par l'étude de la tradition à m'en affranchir et que moi seul, de tous les artistes
français mes contemporains, avais la puissance de rendre et traduire d'une façon originale
et ma personnalité et ma société. Ce à quoi il me répondit : « M. Courbet, vous êtes bien
fier ? – Je m'étonne, lui dis-je, que vous vous en aperceviez seulement. Monsieur, je suis
l'homme le plus fier et le plus orgueilleux de France  » (Corr., 53-6, p.  108). Quant à
Flaubert, le 28  février 1874 il écrit à George Sand  : «  Est-ce drôle cette haine naïve de
l'autorité, de tout gouvernement quel qu'il soit, contre l'Art  !  » (Gustave Flaubert,
Correspondance, Paris, Gallimard, coll.  «  Bibliothèque de la Pléiade  », tome  IV, 1998,
p.  773). Et dans une lettre à Maupassant, le 19  février 1880, il lui explique que le
gouvernement «  sent en nous une force, et que le pouvoir n'aime pas un autre pouvoir  »
(ibid., tome V, 2007, p. 840). Sur ce point, voir Philippe Dufour, Le Réalisme. De Balzac à
Proust, Paris, PUF, 1998, p. 85-86.
{125}  «  [...] j'ai suffisamment à faire avec l'art sans m'occuper de ménage  ; et puis, un
homme marié pour moi est un réactionnaire  ». Lettre à Champfleury, début 1852, Corr.,
52-2, p. 99.
{126} Corr., 50-5, p. 92.
{127} La Presse, 15 février 1851.
{128} Ibid.
{129} Dans l'article où il commente les récompenses et décorations décernées par le jury, en
1851, Gautier déplore que Courbet n'ait rien reçu, car, écrit-il, le peintre « a fait événement
au Salon  ; il mêle à ses défauts, sur lesquels nous l'avons vertement tancé, des qualités
supérieures et une incontestable originalité ; il a remué le public et les artistes. On aurait dû
lui donner une médaille de première classe ». La Presse, 15 mai 1851.
{130} La Presse, 15 février 1851.
{131} La Presse, 21 juillet 1853.
{132} Eugène Delacroix, Journal, 1822-1863, 15 avril 1853, Paris, Plon, 1981, p. 327-8.
{133} Voir Louis Marin, Du pouvoir de l'image. Gloses, Paris, Éditions du Seuil, 1993.
{134} Voir Thomas Schlesser, Réceptions de Courbet. Fantasmes réalistes et paradoxes de
la démocratie, 1848-1871, Dijon, Les Presses du réel, 2007. Ce livre remarquable propose
une thèse qu'on ne saurait partager  : il présente le débat des contemporains autour de
l'œuvre de Courbet comme un « espace démocratique », dans le sens où l'entendait Claude
Lefort. D'une part, dire que ce débat institue le conflit c'est prendre l'effet pour la cause ; de
l'autre, les acteurs de ce conflit ne représentent en fait qu'une élite intellectuelle et politique
très restreinte et, de plus, l'expression de leurs opinions est soumise aux contraintes d'un
régime autoritaire.
{135} Sur l'effet du contexte politique dans la réception du réalisme, en France et en Italie,
voir Mimita Lamberti, «  Du réalisme et du fromage de Brie  », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 66-67, mars 1987, p. 79-89.
{136} Auguste Desplaces, l'Union, 29 janvier 1851.
{137} Pierre Célestin Roux-Lavergne, l'Univers, 1er février 1851.
{138} Louis Enault, La Chronique de Paris, 16 février 1851.
{139} Philippe de Chennevières, Lettres sur l'art français en 1850, Argentan, Barbier, 1851,
p. 42.
{140} Prosper Haussard, le National, 22 avril 1851.
{141} François Sabatier-Ungher, La Démocratie pacifique, 5 janvier 1851.
{142} Ibid.
{143} Édouard Thierry, L'Assemblée nationale, 22 février 1851.
{144} 8 janvier 1851.
{145} Edmond About, Salon de 1857, Paris, Hachette, 1858.
{146}  Cf Augustin-Joseph Du Pays, L'Illustration, 18  août 1849. Gustave Planche, Revue
des deux mondes, II série, oct.-nov.-déc. 1855, p. 415.
{147}  Voir Charles Léger (dir.), Courbet selon les caricatures et les images, op.  cit.  ;
Thomas Schlesser et Bertrand Tillier, Courbet face à la caricature. Le chahut par l'image,
op. cit.
{148} Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie du progrès, Bruxelles, Alphonse Lebègue, 1853,
citation dans Jules Champfleury, Le Réalisme, Slatkine reprints, Genève, 1967, p. 284.
{149} La Presse, 15 février 1851.
{150} La Presse, mai 1853. Gautier inaugure par là un cliché récurrent parmi les détracteurs
de Courbet. Le 18  septembre 1867 les frères Goncourt écriront à son propos dans leur
journal : [...] le laid, toujours le laid ! Et le laid sans grand caractère, le laid sans la beauté
du laid. » (Journal, tome II, Paris, Laffont, 1989, p. 109).
{151} Revue des Deux Mondes, tome 2, 1845, p. 901.
{152} La Presse, 4 avril 1849.
{153} La Presse 21 juillet 1855.
{154} Le Moniteur universel, 18 octobre 1855.
{155} La Presse, 15 février 1851.
{156} Delacroix, membre fondateur de la Société héliographique – comme Champfleury et
Becquerel – déplorait de n'avoir pu profiter plus tôt de l'admirable invention de la
photographie et l'utilisait, à des fins documentaires. Voir H.  Zerner, «  Delacroix, la
photographie et le dessin », in Conférences du Musée d'Orsay, no 4, 1991, p. 7-14, p. 11.
Pour ce qui concerne la littérature, voir Philippe Ortel, La Littérature à l'ère de la
photographie, enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon,
2002.
{157} Le Messager de l'Assemblée, 25 février 1851, repris dans Jules Champfleury, Grandes
figures d'hier et d'aujourd'hui, op. cit., p. 231-244.
{158} Charles Baudelaire, Salon de 1846, op. cit., p. 435.
{159}  Sur ce processus de définition des avant-gardes par opposition aux canons
académiques, voir Marie-Claude Genet-Delacroix, « Académisme et avant-garde dans la
peinture française au XIXe siècle », art. cité. Pour une mise au point concernant l'ampleur
des références de Courbet et sa place dans l'histoire artistique, voir Ségolène Le Men,
Courbet, Paris, Citadelles et Mazenod, 2007.
{160} Cf. Frédérique Desbuissons, « De quoi se moque-t-on ? Satire, parodie et ironie dans
l'œuvre de Gustave Courbet », dans la publication en ligne La Satire. Conditions, pratiques
et dispositifs, du Romantisme au post-modernisme, XIXe-XXe  siècles, Actes de la journée
d'études du 10  juin 2006, organisée par  Bertrand Tillier et Catherine Wermester,
http://hicsa.univ-paris1.fr/documents/pdf/CIRHAC/La%20Satire_%20Debuissons.pdf.
Voir aussi Pierre Bourdieu, Manet, op. cit., p. 370-376.
{161} Linda Nochlin, « Gustave Courbet's Meeting. A Portrait of the Artist as a Wandering
Jew », The Art Bulletin, XLIX, 3, 1967, p. 209-222.
{162} Voir Petra ten-Doesschate Chu, The Most Arrogant Man in France : Gustave Courbet
and the Nineteenth-Century Media Culture, Princeton & Oxford, Princeton University
Press, 2007 et Loïc Chotard, La Biographie contemporaine en France. Autour du
Panthéon-Nadar, thèse de doctorat, Université de Paris  IV, 1987  ; id., «  Les grands
hommes du jour », Romantisme, no 100, 1998, p. 105-114.
{163} Lettre à Alfred Bruyas, Ornans 3 mai 1854, Corr., 54-2, p. 114.
{164} Voir Cat. 1977, p. 134.
{165} Petra ten-Doesschate Chu, Introduction à Corr., p. 7.
{166}  Comme tend à le faire Petra ten-Doesschate Chu dans ses ouvrages, par ailleurs
remarquables  : voir Id., The Most Arrogant Man in France, op.  cit.  ; Id. et Jörg Zutter,
Courbet artiste et promoteur de son œuvre, Paris, Flammarion, 1998.
{167} Lettre à Champfleury, août 1854, Corr., 52-2, p. 99.
{168} Voir Dominique Massonnaud, Courbet Scandale. Mythes de la rupture et modernité,
Paris, L'Harmattan, coll. Ouverture philosophique, Paris, 2003.
{169}  Ainsi que le lui reprochent Champfleury (voir notamment sa lettre de juin 1863,
Louvre, Cabinet des dessins, b.2, fo 98) et Zola, en mai 1866, dans Émile Zola, Mon Salon,
réédité dans Œuvres complètes, tome 2, Paris, Nouveau Monde éditions, 2002, p. 643, 644-
45 et 647.
{170} Cf. Zutter et Chu, Courbet artiste et promoteur de son œuvre, op. cit.
{171} Cf. Béatrice Prunel-Joyeux, Nul n'est prophète en son pays ? L'internationalisation de
la peinture des avant-gardes parisiennes (1855-1914), Paris, Éditions du musée d'Orsay,
Nicolas Chaudun, 2009, p.  25-30. Voir également Dario Gamboni, «  Paris et
l'internationalisme symboliste  », in Thomas W.  Gaehtgens (dir.), Künstlerischer
Austausch/Artistic Exchange (Berlin  : Akademie Verlag, 1993), p.  277-287. Voir Blaise
Wilfert, «  Cosmopolis et l'Homme invisible. Les importateurs de littérature étrangère en
France, 1885-1914 », Actes de la recherche en sciences sociales, no 144, septembre 2002,
p. 33-46, notamment p. 42-43.
{172} Cat. 1977, p. 77. On ne sait pas si Champfleury l'a aidé dans la rédaction de ce texte,
mais il ne fait pas de doute que le peintre était bien capable de le concevoir et de l'écrire, et
qu'il exprimait sa pensée, comme le confirment les lettres qu'il envoie à cette époque,
notamment celle qu'il a adressée à Champfleury en automne 1854 (Corr. 54-8, p. 121-123).
{173} Corr. 54-8, p. 121-123.
{174} Ibid., p. 121.
{175} Cité in Cat. 1977, p. 127.
{176} Corr., 54-8, p. 122.
{177} Corr., 55-1, p. 124.
{178} Voir à ce propos Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit., p. 242-245.
{179}  Frédérique Desbuissons, Énigme et interprétations  : L'atelier du peintre de Gustave
Courbet  : histoire d'une œuvre inachevée, 1854-1996, [microforme], Lille, ANRT, 1998,
thèse Université de Paris-1, sous la direction de Gilbert Lascault.
{180} Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris,
Armand Colin, 2011, Chapitre 7 « Peinture, littérature et modernité (1855-1885) », p. 179-
214.
{181} Félix Nadar, Journal amusant, 11 décembre 1858, cité par Hélène Toussaint dans Cat.
1977, p. 271.
{182}  Comme le soutient Pierre Bourdieu dans le Prologue des Règles de l'art, Flaubert
analyste de Flaubert, op. cit., p. 17-72.
{183} Augustin-Joseph du Pays, L'Illustration, 28 juillet 1855.
{184} Charles Perrier, L'Artiste, 14 octobre.
{185} Revue française, 1855, II, p. 365.
{186} Eugène Delacroix, Journal, 3 août 1855, cité dans Cat. 1977, p. 270-271.
{187} Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants français et étrangers, op. cit., p. 72.
{188} Ibid., p. 276-7.
{189} Ibid., p. 272-3.
{190}  Charles Baudelaire, «  L'Exposition universelle de 1855  », Œuvres complètes, t.  II,
op. cit., citation p. 585-586.
{191} Propos de La Face nocturne de la Nature de Mrs Crowe, cité par Baudelaire dans son
Salon de 1859, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 624.
{192} Ibid., p. 616.
{193} Ibid., p. 618.
{194} Ibid., p. 619.
{195} Charles Baudelaire, L'Art romantique, Éditions Garnier, coll. « Classiques Garnier »,
1965, p. 678.
{196} Charles Baudelaire, Salon de 1845, op. cit., p. 368.
{197}  À  la demande de Baudelaire (Voir Claude Pichois, notice à «  Puisque réalisme il y
a », Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 1109).
{198} Il se réfère sans doute à cette posture, dans « Puisque réalisme il y a », lorsqu'il écrit :
« Courbet sauvant le monde » (Charles Baudelaire, art. cit., p. 59).
{199} Ibid., p. 57-58.
{200}  Charles Baudelaire, Les Martyrs ridicules par Léon Cladel, Œuvres complètes,
tome II, op. cit., p. 183.
{201} Ibid.
{202}  C'est l'attitude des premiers biographes  : Francis Wey, Mémoires inédits de Francis
Wey, BN, Cabinet des Estampes, Manuscrit et fac-similé ; Gros-Kost, Courbet. Souvenirs
intimes, Paris 1880 ; Georges Riat, Gustave Courbet, peintre, op. cit.
{203} Dans son ouvrage posthume Du principe de l'art et de sa destination sociale (Paris,
Garnier frères, 1865, p. 284) Proudhon se borne à noter : « Il fait un tableau personnel dans
son « Allégorie réelle » qui ne vaut pas mieux que ses « Filles de Loth ».
{204} Gustave Courbet, lettre à Jules Champfleury, Corr., 54-8, p. 122.
{205} Jules Champfleury, Contes d'automne, Paris, Lecou, 1854, p. 61.
{206} Jules Champfleury, Le Réalisme, op. cit., p. 282.
{207} Ibid.
{208} Ibid., p. 279.
{209} Jules Champfleury, Grandes figures d'hier et d'aujourd'hui, op. cit., p. 253.
{210} Gustave Courbet, lettre à Jules Champfleury, automne 1854, Corr., p. 121.
{211} Jules Champfleury, lettre à Buchon, 1856, citée dans Jules Troubat, Une amitié à la
d'Arthez, Paris, Lucien Duc éditeur, 1900, p. 87.
{212}  Voir les lettres de Courbet à Proudhon, dans Corr., et l'ouvrage de Pierre-
Joseph Proudhon, Du principe de l'art, op. cit.
{213} Cf. Dario Gamboni, La Plume et le pinceau, « La crise des rapports entre artistes et
littérateurs au tournant du siècle », Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 229-239.
{214} Jules Champfleury, Le Réalisme, op. cit., p. 273.
{215} Ibid., p. 272.
{216} Ibid., p. 273.
{217} Il annonce, en effet, des notes « traitant plus directement des idées nouvelles qui sont
dans l'air et que je tâcherai de fixer, m'appliquant surtout à celles relatives à la littérature »,
Ibid., p. 282.
{218} Louis Goudall, « L'école réaliste », Le Figaro, 7 octobre 1855, p. 2-4.
{219} Jules Champfleury, Le Réalisme, op. cit., p. 101.
{220} Ibid., p. 93-94.
{221} Dans « Puisque réalisme il y a », Baudelaire relève cette faiblesse : « Comme il étudie
minutieusement, il croit saisir une réalité extérieure. Dès lors, réalisme, – il veut imposer
ce qu'il croit son procédé » (art. cit., p. 58).
{222} Ibid., p. 8.
{223} Ibid., p. 92-93.
{224} Louis Émile Edmond Duranty, « Pour ceux qui ne comprennent jamais. Résumé du
numéro précédent », Réalisme, 15 décembre 1856, in Michel Crouzet, Le journal Réalisme,
tome  II, Texte du journal, Université de Paris, Faculté des Lettres et Sciences humaines,
Thèse complémentaire pour le doctorat ès lettres, 1965, p. 114.
{225}  Louis Émile Edmond Duranty, «  Notes sur l'Art  », Réalisme, 10  juillet 1856, in
Michel Crouzet, Le journal Réalisme, tome II, p. 16.
{226} Louis Émile Edmond Duranty, « Nouvelles diverses », Réalisme, 15 mars 1857, p. 79.
{227} Max Buchon, Le Réalisme, op. cit., p. 35.
{228} Ibid., p. 36.
{229}  Ainsi que le remarque Baudelaire, en parlant de l'artiste «  qui s'appelle lui-même
réaliste, mot à double entente et dont le sens n'est pas bien déterminé  » (Salon de 1859,
op. cit., p. 627).
{230} Ainsi George Sand objecte à Champfleury : « Que le réalisme fasse donc la guerre au
mauvais goût, il aura fort raison ; mais il ne sera pas neuf pour cela » (Jules Champfleury-
Georges Sand, Du réalisme, Correspondance, Paris, Éditions des Cendres, 1991, p. 80-81).
Et Théophile Silvestre à Courbet  : «  Allons, pas de ruses, pas de subterfuges, pas de
logomachies  ! Ce n'est point seulement la critique qui a imposé à Courbet le titre de
RÉALISTE, c'est lui qui l'inscrit sur son drapeau, avec une ambition de sectaire, et qui
vient rallumer une vieille querelle depuis longtemps vidée pour les esprits sensés. Les
Caravagesques et les Raphaélesques, et plus tard les disciples de Rubens et du Poussin, se
disaient les uns réalistes, les autres idéalistes. De nos jours, les classiques et les
romantiques ont tiré trente ans leurs arguments opposés de la Réalité et de l'Invention. Est-
il possible, pour faire de l'art vivant, de l'art nouveau, de l'art libre, de revenir à ces disputes
surannées  ?  » (Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants français et étrangers,
op. cit., p. 276).
{231}  Pour ce qui concerne la question des effets sociaux de la littérature, on peut voir
Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990  ;
Robert Darnton, Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris,
Gallimard/Seuil, 1983 ; Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au
temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006  ; Jérôme David, «  Une réalité “à mi hauteur”  »,
art. cité. Pour la notion de responsabilité des écrivains, voir Gisèle Sapiro, La
Responsabilité de l'écrivain. Littérature, droit et morale en France, XIXe-XXIe siècle, Paris,
Seuil, 2011.
{232} Arthur Arnould, « Le Réalisme », le Figaro, 14 mai 1857.
{233} Cité par Champfleury, dans Grandes figures d'hier et d'aujourd'hui, op. cit., p. 250.
{234} L'accusation est si prévisible que Champfleury peut prophétiser à Baudelaire, le jour
de son procès  : «  Vous serez certainement accusé de réalisme  ». Jules Champfleury,
Souvenirs et portraits de jeunesse, op. cit., p. 138.
{235} RÉQUISITOIRE DE M. ERNEST PINARD contre Flaubert : « J'ai raconté le roman,
je l'ai incriminé ensuite et, permettez-moi de le dire, le genre que M. Flaubert cultive, celui
qu'il réalise sans les ménagements de l'art, mais avec toutes les ressources de l'art, c'est le
genre descriptif, la peinture réaliste. [...] Cette morale stigmatise la littérature réaliste, non
pas parce qu'elle peint les passions : la haine, la vengeance, l'amour ; le monde ne vit que
là-dessus, et l'art doit les peindre : mais quand elle les peint sans frein, sans mesure. L'art
sans règle n'est plus l'art ; c'est comme une femme qui quitterait tout vêtement. Imposer à
l'art l'unique règle de la décence publique, ce n'est pas l'asservir, mais l'honorer. On ne
grandit qu'avec une règle ». PLAIDOIRIE DU DÉFENSEUR, Me SENARD : « Mon client
est de ceux qui n'appartiennent à aucune des écoles dont j'ai trouvé, tout à l'heure, le nom
dans le réquisitoire. Mon Dieu ! il appartient à l'école réaliste, en ce sens qu'il s'attache à la
réalité des choses.  » JUGEMENT  : «  Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de
peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et
gestes des personnages qu'un écrivain s'est donné pour mission de peindre  ; qu'un pareil
système appliqué aux œuvres de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts,
conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des
œuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, commettrait de continuels
outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs ; [...] que ces passages, soit dans les
idées qu'ils exposent, soit dans les situations qu'ils représentent, rentrent dans l'ensemble
des caractères que l'auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant d'un
réalisme vulgaire et souvent choquant ». Gustave Flaubert, Œuvres complètes, Paris, Seuil,
1964, tome  II, respectivement p.  730, 731, 732, 750. Je souligne. JUGEMENT DU
PROCÈS DE BAUDELAIRE  : « Attendu que l'erreur du poète, dans le but qu'il voulait
atteindre et dans la route qu'il a suivie, quelques efforts de style qu'il ait pu faire, quel que
soit le blâme qui précède ou suit ses peintures, ne saurait détruire l'effet funeste des
tableaux qu'il présente au lecteur, et qui, dans les pièces incriminées, conduisent
nécessairement à l'excitation des sens par un réalisme grossier et offensant la pudeur [...]. »
Cité in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, tome  I, Paris, Gallimard, 1975, p.  1181-
1182. Je souligne. Gisèle Sapiro propose un éclairage inédit de ces procès, en les
interprétant comme une marque de la responsabilité objective attribuée à l'écrivain par les
représentants de la loi, indépendamment de ses intentions. Elle souligne et explique,
notamment, le fait à première vue paradoxal que le talent de Flaubert et les propriétés
formelles de Madame Bovary concourent de manière déterminante à susciter le scandale,
comme le prouvent les arguments du juge dans son réquisitoire. Voir Gisèle Sapiro, La
Responsabilité de l'écrivain, op. cit., p. 193-319.
{236}  Gustave Flaubert, Lettre à Edma Roger de Genettes, Correspondance, Paris,
Gallimard, Pléiade, 1980, tome II, p. 643.
{237}  Les frères Goncourt notent dans leur journal, le 3  janvier 1857, cette formule de
Flaubert, rapportée par Gautier (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, tome  I, Paris,
Laffont, 1989, p. 228).
{238} Jules Champfleury, Le Réalisme, op. cit., p. 16.
{239}  Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, 2  août 1854, Correspondance, tome  II,
op. cit., p. 562-3.
{240} Anatole Claveau, Courrier franco-italien, 7 mai 1857.
{241} Cité in Bernard Weinberg, French Realism : The Critical Reaction, 1830-1870, New
York, Londres, Oxford University Press, 1937, p. 165.
{242}  Jules Champfleury-George Sand, Du réalisme, Correspondance, Paris, Éditions des
Cendres, 1991, p. 81.
{243}  Pierre Martino, Le Roman réaliste sous le Second Empire, op. cit., p.  208-209. Cf.
également Stéphane Vachon, «  Balzac entre 1856 et 1858  », Études françaises, vol.  43,
no 2, 2007, p. 13-29.
{244} Pierre Martino, Le Roman réaliste sous le Second Empire, op. cit., p. 62-63.
{245} Ibid., p. 206.
{246} Ibid., p. 209-213. Il faut notamment citer la lettre par laquelle en 1865 il justifie au
ministre Duruy son refus de rédiger un rapport sur l'état des lettres depuis quinze ans : « Si
j'avais une devise, ce serait le vrai, le vrai seul. Et que le beau et le bien s'en tirent ensuite
comme ils pourront ! Prétendre étudier la littérature actuelle au point de vue de la tradition,
c'est l'éliminer presque tout entière. C'est en retrancher l'élément le plus actuel, le plus
vital, celui qui lui fera peut-être le plus d'honneur dans l'avenir. », cité Ibid., p. 211.
{247} Voir Pierre Martino, Le Roman réaliste sous le Second Empire, op. cit., p. 205-207.
{248} Cité Ibid., p. 297.
{249} Voir Judith Lyon-Caen, La Lecture et la vie, op. cit.
{250} Ernest Chesneau, « Le réalisme et l'esprit français dans l'art – Les frères Le Nain »,
Revue des Deux Mondes, tome 46, 1863.
{251} Ibid.
{252} À propos du « naturalisme », voir Christophe Charle, La Crise littéraire à l'époque du
naturalisme, roman théâtre, politique, Paris, Presses de l'École normale supérieure, 1979.
Sur le rôle de Zola dans la légitimation de Manet et sur la genèse et la dissolution du
groupe des «  impressionnistes  », voir Id., Discordance des temps, op.  cit., chapitre  7,
p. 200-214.
{253} Ferdinand Brunetière, Revue des deux mondes, 1er avril 1875.
{254} Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1895.
{255} Gustave Lanson, Études d'histoire littéraire, Paris, Champion, 1929.
{256} Roman Jakobson, « Du réalisme artistique », art. cit.
{257}  Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature
occidentale (1946 pour l'édition originale, trad. de l'allemand par Cornélius Heim, Paris,
Gallimard NRF, « Bibliothèque des idées », 1968, rééd. coll. « Tel »).
{258}  Selon Francesco Orlando, Auerbach ne mobilise pas moins de 21 acceptions
différentes. Voir Francesco Orlando, «  Codes littéraires et référents chez Auerbach  », in
Paolo Tortonese (dir.), Erich Auerbach. La Littérature en perspective, Paris, Presses de la
Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 211-264.
{259} Lettre de Friedrich Engels à Margaret Harkness, Avril 1888, in Karl Marx, Friedrich
Engels, Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1960 et suiv., vol. 37, p. 43-44.
{260} Georg Lukacs, Balzac und der französische Realismus, Berlin, Aufbau Verlag, 1952.
{261} On peut voir à ce propos Anna Boschetti, La Poésie partout, op. cit.
{262}  Voir Régine Robin, Le Réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Éd.
Payot, 1986. Pour une reconstitution de la diversité des positions et des pratiques que le
label « réalisme socialiste » a tour à tour désignées, on peut voir Michel Aucouturier, Le
Réalisme socialiste, Paris, PUF, 1998, et le numéro spécial «  Le réalisme socialiste en
France  », Sociétés & Représentations, no  15, décembre 2002, dirigé par Paul Aron,
Frédérique Matonti et Gisèle Sapiro.
{263} Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963.
{264} Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 133.
{265} Comme exemple de cette attitude on peut citer un article de Michael Riffaterre, « The
Referential Fallacy  », Columbia Review, 57, 2, 1978, p.  21-35, repris sous le titre
«  L'illusion référentielle  », in Gérard Genette et Tzvetan Todorov (dir.), Littérature et
réalité, Paris. Seuil, 1982, p. 91-118.
{266} Voir Florian-Parmentier, La Littérature et l'époque. Histoire de la littérature française
de 1885 à nos jours, Paris, Eugène Figuière, 1914, p. 292-293 ; Michel Décaudin, La Crise
des valeurs symbolistes, Genève-Paris, Slatkine, 1960, réimprimé en 1981.
{267} Cette hypothèse d'une relation entre le progrès de la professionnalisation des élites et
les transformations du rapport des écrivains au pouvoir politique a été avancée par
Christophe Charle dans son ouvrage Naissance des intellectuels (1880-1900), Paris, Éd. de
Minuit, 1990. Voir également à ce propos Gisèle Sapiro, « Modèles d'intervention politique
des intellectuels », Actes de la recherche en sciences sociales 2009/1-2. (nos 176-177), p. 8-
31. Son modèle se réfère notamment au cadre interprétatif proposé par Andrew Abbott,
The System of Profession. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago/London,
University of Chicago Press, 1988. Pour ce qui concerne les transformations de l'Université
française et le rôle des universitaires dans le régime républicain voir Christophe Charle, La
République des universitaires (1870-1940), Paris, Le  Seuil, 1994  ; Id., Les Élites de la
République (1880-1900), Paris, Fayard, 1986, nouvelle éd. 2006. Pour une histoire
comparée des systèmes universitaires, voir Christophe Charle, Jacques Verger, Histoire des
universités, XIIe-XXIe siècle, Paris, PUF, nouvelle éd., 2012.
{268} Voir Christophe Charle, La Crise littéraire à l'époque du naturalisme, Paris, PENS,
1979  ; Id., Naissance des «  intellectuels  » (1880-1900), op.  cit.  ; Pierre Bourdieu, Les
Règles de l'art, Paris, Seuil, 1992.
{269} Voir Christophe Charle, La Crise littéraire à l'époque du naturalisme, op. cit.
{270} Voir Christophe Charle, «  Conclusions et prolongements  », in Christophe Charle et
Daniel Roche (dir.), Capitales culturelles, Capitales symboliques : Paris et les expériences
européennes, XVIIIe-XXe siècles (Paris, Publications de la Sorbonne, 2002), p. 436-437.
{271}  Voir Pierre Bourdieu, «  Le Marché des biens symboliques  », L'Année sociologique
no 22, p. 49-126 ; Les Règles de l'art, op. cit.
{272}  Voir Victor Karady, «  Student Mobility and Western Universities  : Patterns of
Unequal Exchange in the European Academic Market, 1880-1939 », in Christophe Charle,
Jürgen Schriewer, Peter Wagner (dir.), Transnational Intellectual Networks, Frankfurt,
Campus, 2004, p.  361-399, en particulier tableaux p.  371, 369, 373. Karady recense
8  800  étudiants étrangers dans les principaux pays d'Europe occidentale (Autriche,
Belgique, France, Allemagne, Grande Bretagne, Italie et Suisse) en 1890, 23 500 en 1910.
{273} Blaise Wilfert, Paris, la France et le reste... Importations littéraires et nationalisme
culturel en France, 1885-1930, thèse Université de Paris-I, sous la direction de Cristophe
Charle, 2003  ; Id., «  Cosmopolis et l'Homme invisible. Les importateurs de littérature
étrangère en France, 1885-1914  », Actes de la recherche en sciences sociales, no  144,
septembre 2002, p. 33-46 ; Id., « Traduction littéraire : approche bibliométrique », in Yves
Chevrel et al., Histoire des traductions en langue française, XIXe siècle, Lagrasse, Verdier,
2012, chap. 4, p. 255-344.
{274}  Voir Blaise Wilfert, «  La place de la littérature étrangère dans le champ littéraire
français autour de 1900 », Histoire & Mesure, vol. XXIII, no 2, p. 69-101.
{275}  Sur les principes qui orientent la différenciation des logiques d'échange, voir les
ouvrages cités dans l'Introduction, note 17.
{276} Voir Christophe Charle, Paris fin de siècle. Culture et politique, Paris, Le Seuil, 1998,
chapitre «  Champ littéraire français et importations étrangères. La naissance du
nationalisme littéraire », p. 177-199.
{277} Comme l'a montré notamment Blaise Wilfert : outre les articles et les ouvrages cités,
voir Id. « L'internationalité d'un nationaliste de Paris : Paul Bourget entre Paris, Londres et
Rome », in Anna Boschetti (dir.) L'Espace culturel transnational, Paris, Nouveau monde
édition, 2010, p. 165-194.
{278}  Voir Béatrice Joyeux-Prunel, «  Nul n'est prophète en son pays...  »  ?
L'internationalisation de la peinture avant-gardiste parisienne (1855-1914), Paris, Musée
d'Orsay/Nicolas Chaudun, 2009. Cet ouvrage montre que même chez les peintres
l'internationalisation va souvent de pair avec les rivalités nationales. Voir également
Béatrice Joyeux-Prunel, « Jouer sur l'espace pour maîtriser le temps », EspacesTemps.net,
Textuel, 28.11.2006.

http://espacestemps.net/document2118.html.
{279}  Voir Dario Gamboni, «  Paris et l'internationalisme symboliste  », in Thomas
W.  Gaehtgens (dir.), Künstlerischer Austausch/Artistic Exchange (Berlin, Akademie
Verlag, 1993), p.  277-287. Voir Blaise Wilfert, «  Cosmopolis et l'Homme invisible  »,
art. cité, p. 42-43.
{280}  Voir Auguste Anglès, «  L'accueil des littératures étrangères dans la NRF, 1909-
1914 », La Revue des revues, no 2, novembre 1986, p. 6-12.
{281} Voir Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, « homme-époque », 1898-1918,
Paris, Seuil, 2001, p. 120-131 ; Id. (dir.), « La NRF a cent ans. Ascension et déclin de la
Banque centrale de la République des Lettres du XXe  siècle  », Études littéraires, vol.  39,
no 3, été 2008.
{282} Concernant les propriétés des « importateurs », voir Blaise Wilfert, « Cosmopolis et
l'Homme invisible », art. cité.
{283} Voir la dernière partie de ce chapitre.
{284} Pour une interprétation de ce type, on peut voir Pär Bergman, « Modernolatria » et
« Simultaneità ». Recherches sur deux tendances dans l'avant-garde littéraire en Italie et
en France à la veille de la première guerre mondiale, Uppsala, Svenska Bokförlaget
Bonniers, 1962.
{285} Voir Brunella Eruli, « Preistoria francese del futurismo », dans Id., Dal futurismo alla
patafisica, Pisa, Pacini editore, 1994, p. 13-62 ; Barbara Meazzi Le Futurisme entre l'Italie
et la France, 1909-1919, Chambéry, Éditions de l'université de Savoie, 2010.
{286} Voir Mariella Colin, Polémiques et dialogues. Les échanges culturels entre la France
et l'Italie de 1880 à 1918, Caen, Université de Caen, 1988 ; Id., Heurs et malheurs de la
littérature italienne en France, Caen, Université de Caen, 1995 ; Françoise Décroisette, La
France et l'Italie. Traductions et échanges culturels, Caen, Presses universitaires de Caen,
1992  ; François Garelli, Histoire des relations franco-italiennes, Paris, Éditions Rive
Droite, 1999.
{287}  Voir Amotz Giladi, Écrivains étrangers à Paris et constructions d'identité
supranationale. Le cas de la panlatinité, 1900-1939, Thèse de doctorat en sociologie,
dirigée par Gisèle Sapiro, École des hautes études en sciences sociales, 2010.
{288} Voir Brunella Eruli, « Preistoria francese del futurismo », art. cité.
{289} Voir Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, « homme-époque », 1898-1918,
op. cit., p. 120-122.
{290} Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit.
{291}  Voir Mattia Paparella, Il Marketing secondo d'Annunzio, Mémoire IULM, Milan,
2007.
{292}  Voir Amotz Giladi, Écrivains étrangers à Paris et constructions d'identité
supranationale. Le cas de la panlatinité, 1900-1939, op. cit.
{293} Voir Pär Bergman, « Modernolatria » et « Simultaneità », op. cit., p. 52.
{294}  Comme l'a observé Luciano De Maria, «  Marinetti poète et idéologue  », in
Giovanni Lista, Marinetti et le futurisme, Lausanne, L'Âge d'homme, 1977, p. 87.
{295} Voir Giovanni Lista, « Genèse et analyse du Manifeste du futurisme de F.T. Marinetti,
1908-1909  », in Catalogue Le Futurisme à Paris  : une avant-garde explosive, Paris,
Éditions du Centre Pompidou/Milan, 5 Continents éd., 2008, p. 78-83.
{296}  Peut-être grâce à un ami égyptien de son père, Mohamed El Rachi, actionnaire du
journal.
{297} Voir Filippo Tommaso Marinetti, « Le mouvement poétique en Italie », La Vogue, II,
avril 1899, p. 61-62 ; Id., « Les jeunes romanciers italiens », La Vogue, IV, déc. 199 ; Id.,
« Vittorio Pica », Anthologie Revue, II, 7, 1899.
{298} Gide écrit dans son journal : « C'est un sot très riche et très fat qui n'a jamais su se
réduire au silence » (André Gide, Journal, 1889-1939, Paris, Gallimard, 1948, p. 152) ; La
revue Les Guêpes dédie à Marinetti en mars 1909 cette épigramme anonyme  : «  Roi du
franc et de la lire/Ceint du laurier qu'il se paie/Tu crois être un porte-lyre :/ Tu n'es qu'un
porte-monnaie  ». Cité in Pasquale Aniel Jannini, La Fortuna del futurismo in Francia,
Roma, Bulzoni, 1979, p. 216.
{299} André Gide, Journal I, (1887-1925), Paris, Gallimard, 1996, p. 692.
{300} Les Soirées de Paris (Genève, Slatkine Reprints, 1971), tome 2, p. 296.
{301} Guillaume Apollinaire, « La Phalange nouvelle », in Guillaume Apollinaire, Œuvres
en prose complètes, tome II, Paris, Gallimard, 1991, p. 892.
{302}  Voir Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra, Paris, Le  Seuil, 1995  ; Christopher
E.  Forth, Zarathustra in Paris. The Nietzsche Vogue in France, 1891-1918, De Kalb,
Northern Illinois U.P., 2001.
{303}  Marinetti ne cache pas son admiration pour D'Annunzio, «  le plus grand artiste et
poète de l'Italie  », dans son article de jeunesse «  Le mouvement poétique en Italie  » (La
Vogue, II, avril 1899, p.  65). Il commence à prendre ses distances dans «  Gabriele
D'Annunzio intime », La Vogue, IV, 15 juin 1900, p. 162-163. Et devient ironique dans Les
Dieux s'en vont, D'Annunzio reste (Paris, Sansot, 1908), sans doute ayant constaté que
D'Annunzio est traité avec condescendance par les écrivains français les plus prestigieux.
{304} C'est le premier ouvrage de Nietzsche traduit en Français (en 1898, par Henri Albert,
chroniqueur de littérature allemande au Mercure de France).
{305} Manifeste technique de la littérature futuriste, 1912.
{306}  Léon Bazalgette publie en 1908 un livre sur Whitman très remarqué et en 1909 sa
traduction de Leaves of Grass. En 1908 on réédite en France Visages de la vie de
Verhaeren. Whitman constitue également un modèle pour Valery Larbaud, qui publie en
1908 ses Poèmes d'un riche amateur et consacre un article, en 1909, à la parution de
Feuilles d'herbe.
{307}  Voir Brunella Eruli, «  Preistoria francese del futurismo  », Dal futurismo alla
patafisica, op. cit., p. 21-23.
{308}  Ce groupe prend son nom du phalanstère, inspiré de l'utopie rabelaisienne, qu'il a
constitué à Créteil pendant quatorze mois (fin 1906 – début 1908). Parmi les fondateurs il y
a les poètes Georges Duhamel, Charles Vildrac, René Arcos et Henri-Martin Barzun.
{309}  Sur le pouvoir de l'énonciation écrite et formalisée, voir Pierre Bourdieu, «  La
codification », in Id., Choses dites, Paris, Éd. de Minuit, 1987, p. 94-105.
{310}  Voir Willard Bohn, The Aesthetics of Visual Poetry, 1914-1928, Cambridge U.P.,
1986  ; Laurent Jenny, La Fin de l'intériorité, PUF, «  Perspectives littéraires  », 2002  ;
Thierry Roger, L'Archive du Coup de dés. Étude critique de la réception de Un Coup de
Dés jamais n'abolira le Hasard de Stéphane Mallarmé (1897-2007), Thèse de doctorat, sous
la direction de Bertrand Marchal, Paris IV, septembre 2008.
{311}  Cfr. Anne Tomiche, Manifestes et «  avant-gardes  » au XXe  siècle, Laboratoire
Autonome de Recherche et de Critique sur les Écritures Nouvelles, p.  12.
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/11/22/36/PDF/annetomiche.pdf. On ne saurait, donc,
convenir avec ceux qui proposent de considérer les manifestes littéraires comme des actes
extra-littéraires. Voir, notamment, Daniel Chouinard, «  Sur la préhistoire du manifeste
littéraire (1500-1828) », Études françaises, vol. 16, no 3-4, 1980, p. 21-29. Les manifestes
des écrivains portent au jour la dimension stratégique qui fait de tout texte littéraire une
prise de position par rapport à l'espace des possibles inscrit dans le champ de production.
Mais ce sont des actes littéraires par leurs repères et par leur écriture.
{312}  Sur le rôle fécondant qu'ont joué en général, dans les recherches avant-gardistes, le
style de vie de la bohème, les humoristes, les caricaturistes, les cabarets, on peut voir Marc
Partouche, La Lignée oubliée. Avant-gardes et art contemporain de 1830 à nos jours,
Romainville, Al Dante, 2004.
{313} Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome II, op. cit., p. 969.
{314} Voir Gunther Berghaus (dir.), International Futurism in Arts and Literature, Berlin,
De Gruyter, 2000. Voir aussi la partie concernant l'impact international du futurisme in
Jean Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, t. 1, Budapest, Akadémiai
Kiadó, 1984.
{315} Voir à ce propos les références citées dans la note 17 de l'Introduction.
{316} Pour la Belgique, voir Paul Hadermann, in Jean Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes
littéraires au XXe siècle, t. 1, op. cit., p. 203-205 ; pour les pays du Nord, voir Régis Boyer,
Ibid., p. 205-6.
{317}  Voir Pierre Rivas, «  La diffusion du Futurisme. Portugal et Brésil  », in Jean
Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, t. 1, op. cit., p. 184-190.
{318}  Voir Toshiharu Omuka, «  Futurism in Japan  », in Gunther Berghaus (dir.),
International Futurism in Arts and Literature, op. cit., p. 244-270.
{319}  En janvier 1909 un jeune poète maurrassien, Jean-Marc Bernard, publie un poème
satirique où il exalte Jules Romains, en l'opposant aux collaborateurs de la revue
néosymboliste La Phalange, dirigée par Jean Royère, admirateur fervent de Mallarmé. Fait
significatif, cette revue tente alors de s'ouvrir au débat sur la modernité, par exemple en
publiant, en mars 1909, l'article « La poésie de l'Age des Machines », où un whitmanien
américain, G. S. Lee, proclame que la poésie doit chanter son époque et se faire entendre
par elle.
{320}  Voir Michel Décaudin, Le Dossier d'Alcools, Genève, Droz, 1996, IIIe  éd. revue,
p. 126.
{321} Le manuscrit de cette conférence de 1909, « Les poèmes de l'année », est reproduit in
Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome  II, op.  cit., p.  901-909, cit.
p. 907.
{322}  Voir Jules Romains, Souvenirs et confidences d'un écrivain, Paris, Fayard, 1958,
p. 30-33.
{323} Jules Romains, « Hommage », publié en janvier-février 1909 dans les Petites Feuilles
(une revue fondée par Francis Carco en octobre 1908)  ; «  La génération nouvelle et son
unité », publié en août 1909, dans La Nouvelle Revue française ; « La poésie immédiate »,
conférence du 10  octobre 1909 au Salon d'automne, publiée dans Vers et prose, dernier
tome de 1909.
{324}  Notamment par une conférence – «  Les poètes d'aujourd'hui  » – qui a lieu à
l'Université populaire du Faubourg Saint-Antoine le 6 novembre 1909. Le texte est publié
in Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome II, op. cit., p. 913-916.
{325}  Guillaume Apollinaire, Lettre à Jules Romains, in Jules Romains, Guillaume
Apollinaire, Correspondance, Paris, Jean-Michel Place, 1994, p. 55-56.
{326} Voir à ce propos Anna Boschetti, La Poésie partout, op. cit., p. 99-131.
{327} Barzun est proche, notamment, de la théorie de l'instrumentation verbale, et de l'idéal
du poète-philosophe, prônés par René Ghil dans son Traité du verbe – réédité en 1904,
sous le titre d'En Méthode à l'œuvre – et dans sa revue, Écrits sur l'art.
{328} Voir infra la section « Le futurisme en Allemagne ».
{329}  Ces derniers faisaient partie du petit cercle des intimes de Picasso depuis 1905,
l'avaient toujours soutenu grâce à leur rôle de chroniqueurs artistiques dans les journaux et
avaient été parmi les premiers à voir les «  Demoiselles d'Avignon  » dans l'atelier du
peintre. À propos des relations entre les poètes et les peintres à cette époque-là, voir Anna
Boschetti, La Poésie partout, op. cit., p. 285-306.
{330}  Guillaume Apollinaire, Lettre à Roger Allard, 17 sept 1918, Œuvres en prose
complètes, tome II, op. cit., p. 1518.
{331} Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome II, op. cit., p. 229.
{332} Voir Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome  II, op.  cit., p.  358 et
371.
{333} Ibid., p. 358.
{334} Ibid., p. 371-373.
{335}  C'est la deuxième version, définitive, de ce tableau, peinte en janvier 1912,
Philadelphia Museum of Art, The Louise and Walter Arensberg Collection.
{336}  Guillaume Apollinaire, «  Le Futurisme  », L'Intermédiaire des chercheurs et des
curieux, 10 octobre 1912, in Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome II,
op. cit., p. 487-488.
{337} Ibid., p. 488.
{338} Béatrice Joyeux-Prunel, « Jouer sur l'espace pour maîtriser le temps », art. cité.
{339}  À  Paris le livre fait beaucoup discuter. Des comptes rendus paraissent aussi en
Allemagne, en Italie, en Suède  ; il est traduit très rapidement, partiellement ou
intégralement, en Russie et aux États-Unis, en 1913, en Espagne en 1917.
{340} Paris, Librairie Ollendorff, 1914.
{341} Pour ce qui concerne l'inscription des recherches futuristes dans les possibles explorés
par l'avant-garde poétique à cette époque, voir Anna Boschetti, La Poésie partout, op. cit.,
chapitres 4 et 5.
{342}  Voir Francesco Viriat «  Intentions manifestes et cachées dans L'Antitradition
Futuriste », Que Vlo-Ve ? Série 4, no 15, juillet-août 2001, p. 65-76.
{343}  C'est pourquoi Soffici prétendra continuer à se réclamer du futurisme, en le
distinguant du « marinettisme », lorsque, en 1915, il décidera de rompre avec Marinetti.
{344} Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome II, op. cit., p. 489.
{345}  Ibid., p.  977. De même, dans une chronique sur l'art intitulée «  Écoles  », il écrit  :
«  Aussi ne faut-il plus prendre à la lettre les dénominations de cubistes, orphistes,
futuristes, simultanéistes, etc. Il y a longtemps déjà qu'elles ne signifient plus rien », Paris-
Journal, 16  juin 1914, in Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome  II,
op. cit., p. 772. Et dans le dernier numéro des Soirées de Paris : « Le nom que portent les
écoles n'a aucune importance sinon de désigner tel ou tel groupe de peintres et de poètes. »,
ibid., p. 800.
{346} Ibid., p. 937.
{347}  Cf., notamment, sa lettre de 1911 au critique Lucien Maury, qui avait  consacré un
article à L'Hérésiarque dans la Revue bleue du 14 janvier 1911 : « [...] la personnalité, elle
est le dernier de mes soucis, la perfection étant  le seul but que doive, à mon sens, se
proposer l'écrivain.  » (citée in Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose, tome  I, Paris,
Gallimard, 1977, p. 1109-1110).
{348} Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome II, op. cit., p. 23.
{349} Ibid., p. 25.
{350} Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose, tome I, op. cit., p. 256.
{351} Rapporté in Pierre Cabanne, L'Épopée du cubisme, Paris, La table ronde, 1963, p. 26.
{352} Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1945, p. 456.
{353} Filippo Tommaso Marinetti, Le Futurisme, Paris, Sansot, 1911.
{354} Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome II, op. cit., p. 488-9.
{355} Guillaume Apollinaire, « Chronique sur le Salon d'automne », Les Soirées de Paris,
15  novembre et 15  décembre 1913, in Id., Œuvres en prose complètes, tome  II, op.  cit.,
p. 620.
{356}  Guillaume Apollinaire, «  Simultanisme-librettisme  », in Id., Œuvres en prose
complètes, tome II, op. cit., p. 976.
{357} Ibid., p. 977.
{358} Voir Anna Boschetti, La Poésie partout, op. cit., p. 266-274.
{359} En 1916, par exemple, il émet ce bilan : « Il n'est pas sans talent. Il est peut-être temps
pour lui d'asseoir sa réputation sur une œuvre solide. À  moins qu'il ne considère que ses
« manifestes » sont l'œuvre importante de sa vie. Il y excelle en effet. Et s'il lui plaît, qu'il
manifeste tant qu'il voudra, ce gentil mais trop peu voluptueux adepte de la sagesse
cinématique d'Épicure  !  » (Guillaume Apollinaire, «  La vie Anecdotique  », 16  octobre
1916, in Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome  III, Paris, Gallimard,
1993, p. 245). En 1918, il réitère ce jugement : dans les manifestes de Marinetti, écrit-il,
« se trouve le meilleur de son œuvre » (Guillaume Apollinaire, « Échos sur les lettres et les
arts  », in L'Europe nouvelle, 14  septembre 1918, in Guillaume Apollinaire, Œuvres en
prose complètes, tome II, op. cit., p. 1475).
{360} Dans leur manifeste de 1913, Le Mot comme tel, Alexandre Kroutchonykh et Victor
Khlebnikov écrivent  : «  En 1908, on préparait Le Vivier aux Juges no  1  », alors que ce
recueil fut préparé en 1909 et parut au début de 1910.
{361}  Sur les rapports entre futurisme italien et futurisme russe, voir Agnès Sola, in Jean
Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, t. 1, op. cit., p. 157-184.
{362} Sur les choix politiques des futuristes italiens, voir infra la section « Le rapport à la
politique ».
{363} Giovanni Lista, « Futurisme et Cubo-futurisme », in Cahiers du Musée National d'Art
Moderne, no 5, septembre 1980, Paris, p. 456-495.
{364}  En fait partie Quadrangle, surtout connu comme Carré noir sur fond blanc, dont
Malevitch fera plus tard l'œuvre emblème du suprématisme.
{365} Voir les notes de Hana Jechova in Jean Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes littéraires
au XXe siècle, t. 1, op. cit., p. 206-207.
{366} Voir la synthèse de Jon Pop, Ibid., p. 207-208.
{367} Voir les notes de Józef Heistein, Ibid., p. 190-192.
{368} Voir les notes de Endre Bojtár, Ibid., p. 210-211.
{369} Voir les notes de Zoran Konstantinoviæ, Ibid., p. 208-210.
{370}  En avril et en décembre 1910 Marinetti tient des conférences au Lyceum Club de
Londres. En mars 1912 a lieu la première exposition futuriste à la Sackville Gallery.
À  cette occasion Marinetti tient une conférence à la Beckstein Hall, participe à une
manifestation féministe, et contribue à organiser une agression contre un journaliste
irlandais coupable d'avoir critiqué l'armée italienne. La Marlborough Gallery abrite en avril
1913 une exposition personnelle de Gino Severini qui a beaucoup de succès. En novembre
de la même année le peintre participe à une exposition de peinture postimpressionniste à la
Doré Gallery, et Marinetti tient d'autres conférences. Une grande exposition futuriste est
inaugurée à la Doré Gallery en avril 1914, accompagnée par des conférences de Marinetti
et par des performances variées : déclamations de ses œuvres, organisation d'une « soirée
futuriste », avec C.R.W. Nevinson, qui se termine par une bagarre, concerts bruitistes avec
Russolo et Piatti au London Coliseum et à l'Albert Hall. Des extraits des premiers
manifestes sont publiés par des journaux ou des revues dès 1910. Le manifeste sur les mots
en liberté est publié dans Poetry and Drama en septembre 1913, celui sur le théâtre en
novembre 1913 par le Dayly Mail. Tous les principaux manifestes de Marinetti et des
peintres sont publiés avant l'éclatement de la guerre.
{371} Les expositions des peintres ont un effet décisif. Selon Ulrich Weisstein, « elles firent
du poète Marinetti, agent publicitaire de Balla, Severini et Boccioni, une figure
internationale » : in Jean Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, t. 1,
op. cit., p. 193. Voir à ce propos Ezra Pound, Gaudier-Brzeska, A Memoir, New York, New
Directions, 1960, p. 82.
{372}  Comme le remarque Ulrich Weisstein (in Jean Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes
littéraires au XXe siècle, t. 1, op. cit., p. 193), « l'Europe entière, ne l'oublions pas, identifia
presque toujours le futurisme littéraire avec Marinetti, impresario omniprésent
(contrairement aux poètes futuristes qu'il réunit dans son anthologie de 1912) dont la
rhétorique et les représentations frappèrent profondément ses contemporains, notamment
Wyndham Lewis et Ford Madox Ford ». (Weisstein cite à ce propos W. K. Rose (dir.), The
Letters of Wyndham Lewis, London, Methuen, 1965, p.  53  ss., et Ford Madox Ford,
« Signor Marinetti, Mr Lloyd George, St Katharine and Others », Outlook, 11 juillet 1914,
cité par David Harvey, Ford Madox Ford, 1873-1939, A bibliography, Princeton, Princeton
University Press, 1962, p. 196).
{373}  Cf. Ezra Pound, Gaudier-Brzeska, A  Memoir, op.  cit., p.  104  ; H.  W.  W.  Nevinson
« The impulse to futurism » Atlantic Monthly, 114, 1914, p. 626-633.
{374} Harold Monro, « Varia : Futurism », Poetry and Drama, septembre 1913, p. 262.
{375} Harold Monro, « Marinetti », Poetry and Drama, Septembre 1913, p. 263.
{376}  Harold Monro, «  Futurism and ourselves  », Poetry and Drama, décembre 1913,
p. 390.
{377} Wyndham Lewis, « A Man of the Week : Marinetti », The New Weekly, I, 11, 30 mai
1914, p. 329.
{378} Cité par Fillia, Il Futurismo, Milano, Sonzogno, 1932, p. 20.
{379}  Comme le fait William C.  Wees (Vorticism and the english Avant-Garde, Toronto,
Toronto University Press, 1972). Voir Jonathan Black, Blasting the Future. Vorticism and
the Avant-Garde in Britain 1910-20, Philip Wilson Publishers, 2004.
{380} Voir Lawrence Rainey, Institutions of Modernism. Literary Elites and Public Culture,
New Haven and London, Yale University Press, 1998, chapitre  1, «  The Creation of the
Avant-Garde : F. T. Marinetti and Ezra Pound », p. 10-41.
{381} Blast I, 1914, p. 149.
{382} William Lewis, « Our Vortex », Blast I, p. 148-49.
{383} Thomas Ernest Hulme, Speculations [1924], Londres, Kegan Paul, Trench, Trubner &
Co., 1936, p. 3.
{384} Voir Jonathan Black, Blasting the Future. Vorticism and the Avant-Garde in Britain
1910-20, London, Philip Wilson Publishers, 2004  ; Roberto Baronti Marchiò,
« Avanguardia e modernismo : il vorticismo inglese », in Valerio Magrelli (dir.), Lezioni di
Dottorato 2005, Santa Maria Capua Vetere, Edizioni Spartaco, 2006, p. 161-201.
{385} Voir Aldous Huxley (dir.), The Letters of D. H. Lawrence, New York, Viking, 1932,
p. 197-201, 327-330.
{386}  Voir Andrew Harrison, D.H.  Lawrence and Italian Futurism. A  Study of influence,
Amsterdam/N.Y., Rodopi, 2003.
{387} Outlook, 11, juillet 1914.
{388} Ulrich Weisstein, « Les échos du futurisme en Allemagne et en Angleterre », in Jean
Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, t. 1, op. cit., p. 200.
{389} Le concept même d'expressionnisme est lancé dans la revue de Walden, par le critique
Wilhelm Worringer, dans l'article « Zur Entwicklungs-geschichte der modernen Malerei »
(Der Sturm, n. 75, 1911).
{390}  Boccioni, Carrà, Russolo et Severini exposent leurs tableaux à la Sturm-Galerie du
12 avril au 31 mai 1912. Der Sturm avait préparé cette exposition en publiant auparavant le
Manifeste de la peinture futuriste (no  103/1912), le premier Manifeste de Marinetti
(n.  104/1912), le texte «  Les artistes au public  », signé Boccioni, Carrà, Russolo, Balla,
Severini (no  105/1912). La revue concurrente Die Aktion critique l'art futuriste mais en
1913 publie des poèmes en français de Marinetti, tirés de son recueil La Ville charnelle,
traduits par Hermann Hendrich  : An meinen Pegasus, Der Abend und die Stadt (p.  878-
883) et Die heiligen Eidechsen (p. 919-920).
{391} Voir Paul Klee, Journal, Paris,Grasset, 1959, p. 263. Voir également Claude Frontisi,
«  Paul Klee futuriste  », in CIRHAC (dir.), De la Métaphysique au Physique. Pour une
histoire contemporaine de l'art. Hommage à Fanette Roche-Pézard, Paris, Publications de
la Sorbonne, 1995, p. 61-70.
{392} Voir les notes de Ulrich Weisstein, in Jean Weisgerber, op. cit., p. 195.
{393} Significative la définition de l'expressionnisme que va proposer Theodor Daübler en
1916  : «  [...] rapidité, simultanéité, tension extrême [...].  » (Theodor Daübler,
Expressionismus, in Der Neuen Standpunkt, Dresden-Hellerau, 1916, repris in Theodor
Daübler, Dichtungen und Schriften, 1956, p. 853 s.).
{394} Pour ce qui concerne Döblin, voir notamment le roman Die drei Sprünge des Wang-
Lun (1915), qui évoque Mafarque le futuriste, et Reims, où l'enthousiasme qu'il exprime
pour les destructions produites par la guerre rappelle de près l'attitude de Marinetti.
{395}  On peut citer le cabaret munichois Elf Scharfrichter où dès 1901 Frank Wedekind
déclame ses poèmes et le cabaret Schall und Rauch fondé à Berlin par Max Reinhardt à la
même époque.
{396}  Voir, par exemple, la pièce satirique Die Hose (1910) de Sternheim, le style
télégraphique que cet auteur adopte à partir de 1912, et son Kampf der Metapher, où il
évoque Marinetti et présente Benn come son héritier. Voir François Orsini, Espressionismo
tedesco e futurismo italiano. Due orientamenti estetici dalle numerose affinità in seno ad
un clima culturale ricco di scambi reciproci, in Avant-gardes, Centre de recherche de
l'Université de Paris VIII, 1990, p. 7-30.
{397} Kenneth E. Silver, Esprit de corps : the Art of the Parisian Avant-garde and the First
World War, 1914-1925, Princeton, Princeton University Press, 1989, trad. française : Vers le
retour à l'ordre. L'avant-garde parisienne et la Première guerre mondiale. 1914-1925,
Paris, Flammarion, 1991.
{398} Richard Huelsenbeck, Dada sieg. Eine Bilanz des Dadaismus, Berlin, Malik Verlag,
1920.
{399}  Voir Giovanni Lista, «  Marinetti et le surréalisme  », in Le Surréalisme, Rome,
Bulzoni, 1974, p. 28. Lista rapporte le témoignage direct que lui a fait à ce propos Philippe
Soupault.
{400} Voir Günter Berghaus, « Futurism, Dada, and Surrealism : Some cross-Fertilisations
Among the historical Avant-gardes  », in Id. (dir.), International Futurism in Arts and
Literature, op. cit., p. 296.
{401}  Ce texte est repris in André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard,
1988.
{402}  Cf. André Breton, «  Introduction au Discours sur le peu de réalité  », in Œuvres
Complètes, II, Paris, Gallimard, 1992, p. 276-277.
{403}  Voir Max Jacob, «  Les mots en liberté  », Nord-Sud, no  9, nov. 1917  ; Noemi
Blumenkranz-Onimus, « Du futurisme italien au mouvement dada et surréaliste », Europe,
475-476, nov.-déc. 1968, p. 206-216 ; Herbert S. Gershman, « Futurism and the origins of
Surrealism », Italica, vol. 39, no 2, juin 1962, p. 114-123. Giovanni Lista, « Marinetti et le
surréalisme », art. cité.
{404} Guillaume Apollinaire, Tendre comme le souvenir, Paris, Gallimard, 1952, p. 55.
{405} C'est ce que dit Pierre Bourdieu (Manet, op. cit., p. 23) à propos de certains émules de
Manet et, en général, des épigones qui ont beaucoup de succès. Pour ce qui concerne la
production et les prises de position du groupe, je renvoie à la remarquable synthèse de
Michel Murat, Le Surréalisme, Paris, Le Livre de poche, 2013.
{406} Voir Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme 1924-1929, Paris, La Dispute, 1999 ;
Anna Boschetti, La Poésie partout, op. cit., p. 236-243.
{407} Voir à ce propos l'analyse d'Éric Brun, Guy Debord et l'Internationale situationniste.
Sociologie d'une avant-garde « totale », Thèse de doctorat en Sociologie, sous la direction
de Gisèle Sapiro, soutenue le 8 décembre 2011, E.H.E.S.S., à paraître chez CNRS Éditions,
et, du même auteur, «  L'avant-garde totale  », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 176-177, 2009, p. 32-51.
{408}  Voir Anna Boschetti, «  Avant-garde  », in Olivier Christin (dir.), Dictionnaire des
concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2010, p.  65-82. Je reprends ici,
dans une version partielle et modifiée, la conclusion de cet article, où j'ai retracé l'histoire
du concept.
{409} Guillermo De Torre, Historia de las literaturas de vanguardia, 3 t., Madrid, Ediciones
Guadarrama, 1965.
{410} Renato Poggioli, Teoria dell'arte d'avanguardia, Bologna, il Mulino, 1962.
{411}  Jean Weisgerber, «  Les avant-gardes littéraires  », Neohelicon, 1974, n.  3-4, p.  411-
415 ; id. (dir.), Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, op. cit.
{412} Peter Bürger, Theorie der Avantgarde, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1974 (tr. fr. Théorie
de l'avant-garde, Paris, Éd. Questions Théoriques, 2013).
{413} Voir Anna Boschetti, « La notion de manifeste », Francofonia, no 59, automne 2010,
p. 13-29.
{414} Mary Ann Caws, « The Poetics of the Manifesto – Nowness and newness », in Id.,
Manifesto – a century of -isms, Lincoln : University of Nebraska Press, 2001, p. XIX (je
traduis).
{415} Ibid., p. XIX-XX.
{416} Ibid., p. XXVIII-XXIX, je souligne.
{417}  Daniel Latouche, Le Manuel de la parole, Manifestes québécois, Québec, Boréal-
Express, 1977.
{418}  Voir Gisèle Sapiro, «  Modèles d'intervention politique des intellectuels  : le cas
français », Actes de la recherche en sciences sociales, no 176-177, janv.-mars 2009, p. 8-
31.
{419}  Marinetti a contribué activement à donner forme à l'idéologie, aux mots d'ordre
violents et à l'organisation des «  Faisceaux de combat  », qui, fondés en 1919, ont été le
premier noyau des groupes paramilitaires sur lesquels s'est appuyé le coup d'état de
Mussolini. Le philosophe Benedetto Croce reconnaissait cette connexion dès 1924 dans
son article «  Fatti politici e interpretazioni storiche  », La Critica, XXII, 3, Napoli-Bari,
1924, p. 191. Si l'entente de Marinetti avec le régime sera mise à l'épreuve par l'évolution
du fascisme, sur bien des points opposée aux principes futuristes, Marinetti ne cessera pas
pour autant de poursuivre des formes de reconnaissance officielles, comme son élection à
l'Académie d'Italie, en 1929, et restera fidèle à Mussolini jusqu'à sa mort, en 1939.
{420}  Voir Amotz Giladi, Ecrivains étrangers à Paris et constructions d'identité
supranationale, Le cas de la panlatinité, 1900-1939, op. cit.
{421} Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit., p. 84-118.
{422} Ainsi une analyse fine des dispositions et des trajectoires pourrait rendre compte de la
divergence politique entre Marinetti et les futuristes «  de gauche  ». Voir Govanni Lista,
« Futurisme et communisme en Italie, de Duilio Remondino à Vinicio Paladini », Ligeia,
juillet-déc. 2011, no 109-112, p. 41-45.
{423} Voir Gabriele Turi, Il Fascismo e il consenso degli intellettuali, Bologna, Il Mulino,
1980  ; Giovanni Belardelli, Il Ventennio degli intellettuali. Cultura, politica, ideologia
nell'Italia fascista, Roma/Bari, Laterza, 2005.
{424} Georg Lukács, Balzac und der französische Realismus, Berlin, Aufbau Verlag, 1952.
{425} Clement Greenberg, « Avant-Garde and Kitsch », Partisan Review, no 6, 1939, p. 34-
49.
{426} Greenberg se réclame explicitement de Platon.
{427}  Voir à ce propos Pierre Bourdieu, «  Le Marché des biens symboliques  », L'Année
sociologique no  22, p.  49-126  ; Id., Les Règles de l'art, op.  cit.  ; John Brewer, The
Pleasures of the Imagination. English Culture in the Eighteenth Century, New York,
Farrar, Straus & Giroux, 1997.
{428} Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, dernière
version (1939), in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 67-113.
{429} Theodor W. Adorno, «  Über den Fetischcharakter in der Musik und die Regression
des Hörens  » (1938), in Zeitschrift für Sozialforschung, VII, p.  321-356  ; Theodor
W.  Adorno, M.  Horkheimer, «  Kulturindustrie. Aufklärung als Massenbetrug  », in
Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, Frankfurt /M., Suhrkamp, 1980,
p. 108-150.
{430}  Harold Rosenberg The Tradition of the New, New York, Horizon Press, 1959  ; id.,
The de-definition of Art, New York, Horizon Press, 1972. Voir également Rosalind Kraus,
The Originality of the Avant-garde and Other Modernist Myths, Cambridge, MIT Press,
1985.
{431} Hans Magnus Enzensberger « Die Aporien der Avantgarde », in id., Einzelheiten  II.
Frankfurt/M., Suhrkamp, 1962, p. 50-80.
{432} Peter Bürger, Théorie de l'avant-garde, op. cit.
{433} Jürgen Habermas, « La Modernité : un Projet inachevé », Critique, no 413, oct. 1981,
p. 950-967 ; id., Theorie des kommunikativen Handelns (t. 1 : Handlungsrationalität und
gesellschaftliche Rationalisierung  ; t.  2  : Zur Kritik der funktionalistischen Vernunft),
Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1981, tr. fr. Paris, Fayard, 1987 ; Pierre Bourdieu, Les Règles
de l'art, op. cit.
{434} Jürgen Habermas, « La Modernité : un Projet inachevé », art. cité.
{435} Ibid.
{436} Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit., p. 459-472.
{437} Voir, par exemple, Jean Clair, La Responsabilité de l'artiste : les avant-gardes entre
terreur et raison, Paris, Gallimard. 1997  ; Philippe Dagen, La Haine de l'art, Paris,
Grasset, 1997  ; Yves Michaud, La Crise de l'art contemporain. Utopie, démocratie et
comédie, Paris, PUF, 1997 ; William Marx (dir.), Les Arrière-gardes au XXe siècle. L'autre
face de la modernité esthétique, Paris, PUF, 2004.
{438} Jean-Pierre Bertrand, « Avant-garde », in Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala
(dir.) Le Dictionnaire du Littéraire, Paris, PUF, 2002, p. 38-39.
{439} François Noudelmann, Avant-gardes et modernité, Paris, Hachette Supérieur, 2000.
{440} Alors que vers 1900, à l'époque du futurisme, les étudiants du Supérieur, en France,
étaient 29  000, ils étaient 78  000 vers 1930 (l'époque dominée par La  NRF et par le
surréalisme), 95 500 en 1945, 500 000 à 600 000 en 1968. Source : Rapport Rousso, 2001,
que cite Antoine Prost, Éducation, sociétés et politiques. Une histoire de l'enseignement de
1945 à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 1997 (nlle. éd.), p. 139. Voir aussi Christophe Charle,
Jacques Verger, Histoire des universités, XIIe-XXIe  siècle, Paris, PUF, nouvelle éd. 2012,
p.  138 et 145. Sur les transformations morphologiques de la population étudiante et du
corps professoral dans les différentes facultés entre 1949 et 1969, voir Pierre Bourdieu,
Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, Annexe II, p. 267-273.
{441}  Voir Priscilla P.  Clark, Literary France  : The making of a culture, Berkeley,
University of California Press, 1987.
{442}  Voir Le Développement des sciences sociales en France au tournant des années
soixante, Paris, CNRS, 1989.
{443} Voir Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Minuit, 1988.
{444} Bulletin de la société française de Philosophie, séance du 4 déc. 1937, p. 196.
{445} Sur cette polémique, voir infra dans ce chapitre.
{446} Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 708.
{447} Célèbre réplique de la pièce Huis clos.
{448} Comme exemple de cette attitude, voir l'article de Sartre, « Une idée fondamentale de
la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité », Nouvelle Revue française, no 34, 1939,
p. 129-131, repris dans Jean-Paul Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 29-32.
{449} Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no  45, décembre 2002, p.  3-8  ; Pascale
Casanova, «  Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme
échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, no 144, septembre 2002, p. 7-
20.
{450} Voir Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France,
Paris, Éd. du Seuil, 1995.
{451} Voir Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », Paris, Minuit, 1985, p. 86-92.
On trouvera des reconstitutions plus systématiques et générales des appropriations et des
usages français de la philosophie allemande dans Jean Quillien (dir.), La Réception de la
philosophie allemande en France aux XIXe et XXe  siècles, Presses Universitaires de Lille,
1994 ; Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra, op. cit. ; Id., La théorie souveraine, Paris,
Éd. du Cerf, 2009, chapitre II, « Phénoménologie et philosophie allemande », p. 57-112.
{452} Sur ce groupe fondé par Bataille, voir Denis Hollier, Le Collège de sociologie, Paris,
Gallimard, 1979.
{453} Georges Gurvitch, Les Tendances actuelles de la philosophie allemande, Paris, Vrin,
1930.
{454} Marcel Mauss, Lettre inédite à Roger Caillois du 22 juin 1938, Actes de la recherche
en sciences sociales, 1990, no 84, p. 87.
{455} Sur les procédés heideggeriens, voir Pierre Bourdieu, L'Ontologie politique de Martin
Heidegger, Paris, Minuit, 1988.
{456}  Emmanuel Levinas, La Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl,
Paris, Alcan, 1930 (réimpression Paris, Vrin, 1963), p. 216.
{457} Dans les articles enthousiastes qu'il consacre à Sartre en 1945 (avant de se consacrer à
la réhabilitation de Heidegger en France), un commentateur significatif comme Jean
Beaufret, alors professeur de khâgne à Henri IV, présente cet article sur Husserl comme le
«  texte le plus représentatif  » du talent de son auteur et de «  l'atmosphère d'exaltation
intellectuelle  » que suscite son œuvre. (Jean Beaufret, «  À  propos de l'existentialisme  »,
Confluences, no 5, juin-juillet 1945, p. 531-538 ; no 6, août 1945, p. 637-642.
{458} Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
{459}  Voir Louis Pinto, La Théorie souveraine, op.  cit., Chapitre  III, «  L'Invention
d'autrui », p. 113-181.
{460}  Henri Corbin publie en 1937 chez Gallimard le recueil Qu'est-ce que la
métaphysique  ?, rassemblant des textes de Heidegger (les premiers traduits en français)
dont la conférence qui donne le titre au recueil.
{461} Jean-Paul Sartre, Les Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1983, p. 227.
{462} Ibid., p. 229.
{463} Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant, Paris Gallimard, 1943, p. 481.
{464}  Sur le rôle des classes préparatoires et de l'École Normale dans la formation et la
consécration de l'élite intellectuelle française, voir Pierre Bourdieu, La Noblesse d'État.
Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éd. de Minuit, 1989. Pour ce qui concerne les
normaliens et la politique, voir Robert J.  Smith, The Ecole Normale Supérieure and the
Third Republic, Albany, SUNY Press, 1982.
{465}  Sartre lui-même se décrit comme tel dans une lettre à Simone de Beauvoir, datée
23  avril 1940, in Jean-Paul Sartre, Lettres au castor, Paris, Gallimard, 1983, tome  2,
p. 180.
{466} Voir William L. McBride, « Les premiers comptes rendus de L'Être et le Néant », in
Ingrid Galster (dir.), La Naissance du «  phénomène Sartre  ». Les raisons d'un succès.
1938-1945, Paris, Seuil, 2001, p. 185-199.
{467} Voir Geneviève Idt, « L'émergence du “phénomène Sartre”, de la publication du Mur
(juillet 1937), à l'attribution du prix populiste (avril 1940)  », in Ingrid Galster, La
Naissance du « phénomène Sartre », op. cit., p. 47-85.
{468}  Voir Jean-François Louette, «  Piliers d'un succès  : portrait de Sartre en pont  », in
Ingrid Galster, La Naissance du « phénomène Sartre », op. cit., p. 111-141 : 139.
{469} Voir Ingrid Galster, Le Théâtre de Jean-Paul Sartre devant ses premiers critiques, t. I,
Les pièces créées sous l'occupation allemande, Paris, L'Harmattan, 2001 (2e éd).
{470}  Guillaume Hanoteau, L'Âge d'or de Saint-Germain-des-Prés, Paris, Denoël, 1965,
p. 48.
{471} Susan Suleiman, « Choisir son passé : Sartre mémorialiste de la France occupée », in
Ingrid Galster, La Naissance du « phénomène Sartre » op. cit., p. 213-237.
{472} Susan Suleiman, « Choisir son passé », art. cité, p. 217.
{473}  Bianca Lamblin, «  Sartre avant, pendant et après la guerre  », in Ingrid Galster, La
Naissance du «  phénomène Sartre  », op.  cit., p.  349-352, cit., p.  350. Lamblin cite à ce
propos le livre de Gilbert Joseph, Une si douce occupation, Paris, Albin Michel, 1994.
{474} Bianca Lamblin, art. cité., p. 351. Voir également à ce propos Jean-Toussaint Desanti,
« Premier contact avec Sartre », in Ingrid Galster, La Naissance du « phénomène Sartre »,
op.  cit., p.  335-337, et Dominique Desanti, «  Première rencontre avec Sartre  », Ibidem,
p. 338-348.
{475} Voir Susan Suleiman, « Choisir son passé », art. cité, p. 231-236.
{476} Paru en décembre 1944 dans la revue gaulliste La France libre, dirigée depuis 1940
par Raymond Aron.
{477}  Paru dans les numéros d'août et de septembre 1945 dans la revue La République
française publiée à New York par des intellectuels français en exil.
{478} La France libre, déc. 1944, p. 16.
{479}  Sartre est l'auteur le plus cité dans un recueil qui peut être considéré comme un
indicateur significatif  : Marvin Farber (dir.), L'Activité philosophique contemporaine en
France et aux États-Unis, tome II, La Philosophie française, Paris, PUF, 1950.
{480}  Cet article est repris dans le recueil de Gabriel Marcel Homo viator, Paris, Aubier,
1947, p. 233-256.
{481} Jean Wahl, « Essai sur le néant d'un problème », Deucalion, no 1, 1946, p. 39-72.
{482}  Jean Wahl, «  La situation présente de la philosophie en France  », in Marvin Farber
(dir.), L'Activité philosophique contemporaine en France et aux États-Unis, vol.  II, La
Philosophie française, op. cit., p. 40.
{483} Maurice Merleau-Ponty, « Un auteur scandaleux », repris dans Id., Sens et non sens,
Paris, Nagel, 1966 (5e éd.), p. 73-84.
{484}  Maurice Merleau-Ponty, «  La querelle de l'existentialisme  », Les Temps modernes,
no 2, novembre 1945, p. 344-356, repris dans Id., Sens et non sens, op. cit., p. 123-143.
{485}  Voir Pierre Bourdieu, «  L'intellectuel total et l'illusion de la toute-puissance de la
pensée », in Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit., p. 293-297 ; Anna Boschetti, « Le
mythe du grand intellectuel  », in Le Monde des littératures, Paris, Encyclopaedia
Universalis, 2003, p. 313-317.
{486}  Dans la tradition allemande le prestige des savants et des universitaires dépasse, au
contraire, la reconnaissance dont jouissent les écrivains. Voir Christophe Charle, Les
Intellectuels en Europe au XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 1996, 2e éd. Augmentée 2001 ; Fritz
Ringer, Fields of Knowledge. French Academic Culture in Comparative Perspective, 1890-
1920, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
{487} Voir Anna Boschetti, Sartre and the Age of American Novel, in Jean-François Fourny
et Charles D. Minahen (dir.), Situating Sartre in Twentieth-Century Thought and Culture,
New York, St. Martin's Press, 1997, p. 71-92.
{488} Voir Geneviève Idt, « L'émergence du “phénomène Sartre” », art. cité.
{489}  Jacques Havet, «  La tradition philosophique française entre les deux guerres  », in
Marvin Farber (dir.), L'Activité philosophique contemporaine en France et aux États-Unis,
vol. II, La Philosophie française, op. cit., p. 1-33.
{490} Claude-Edmonde Magny, « Système de Sartre », Esprit, no 4, mars 1945, p. 564-580 ;
no 5, avril 1945, p. 709-724 ; repris, modifié, dans Id., Littérature et critique, Paris, Payot,
1971, p. 60-90.
{491} Ibid.
{492}  Jacques Havet, in Marvin Farber (dir.), L'Activité philosophique contemporaine en
France et aux États-Unis, tome II, op. cit., p. 30.
{493} André Gorz, Le Traître, Paris, Seuil, 1958, p. 243.
{494} Christian Grisoli, « Entretien avec Jean-Paul Sartre », Paru, no 13, 1945, p. 10.
{495} Voir Jean-François Louette, Sartre contra Nietzsche, Grenoble, Presses Universitaires
de Grenoble, 1996.
{496}  Voir Jean-François Louette, «  Piliers d'un succès  : portrait de Sartre en pont  »,
art. cité ; Michel Winock, « Sartre. L'effet de modernité », in Ingrid Galster, La Naissance
du « phénomène Sartre », op. cit., p. 200-212.
{497}  Cité par Michel Winock, Histoire politique de la revue Esprit, Paris, Seuil, 1975,
p. 239. En effet, des reconstitutions rétrospectives montrent un degré de conflit social très
élevé, qui a été désamorcé par l'accord entre gaullisme et PCF. Voir notamment Grégoire
Madjarian, Conflits, pouvoirs et société à la Libération, Paris, U.G.E., 1980.
{498} Jean-Paul Sartre, La Transcendance de l'Ego, Paris, Vrin, 1965, p. 86 s.
{499} Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, op. cit., p. 648.
{500} Ibid., p. 511.
{501} Ibid., p. 518.
{502} Voir Sartre, « La liberté cartésienne », in Descartes 1596-1650, Introduction et choix
par Jean-Paul Sartre, Genève-Paris, Traits, éd. des Trois Collines, p. 9-52, repris dans Id.,
Situations I, op. cit., p. 289-308.
{503} Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, op. cit., p. 722.
{504}  Pour une analyse de la pensée de Sartre comme expression d'un intellectualisme
subjectiviste radical, voir Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, chapitre 2, « L'anthropologie
imaginaire du subjectivisme », Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 71-86.
{505} Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, op. cit., p. 634.
{506} Ibid., p. 639.
{507} Ibid., p. 551.
{508} Ibid., p. 669. Dans l'essai « Matérialisme et révolution » (Les Temps modernes, no 9,
juin 1946, p.  1537-1563  ; no  10, juillet 1946, p.  1-32) il ne fera que développer cette
position.
{509} Jean-Toussaint Desanti, « Premier contact avec Sartre », art. cité, p. 335.
{510} Dominique Desanti, « Première rencontre avec Sartre », art. cité, p. 339.
{511}  Voir Michel Trebitsch, «  Correspondances d'intellectuels. Le cas des lettres d'Henri
Lefebvre à Norbert Guterman (1935-1947) », in Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.),
«  Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux  », Cahiers de l'IHTP, no  20, mars
1992, p. 70-84.
{512} Norbert Guterman, Henri Lefebvre (dir.), Karl Marx, Morceaux choisis, introduction,
textes choisis par Paul Nizan et Jean Duret, Paris, NRF, 1934 (rééd. partielle : Karl Marx,
Œuvres choisies, Paris, Gallimard, 1963-1964, 2  vol., coll.  «  Idées  »)  ; Id., Morceaux
choisis de Hegel, Paris, Gallimard, 1938  ; Id., Cahiers de Lénine sur la dialectique de
Hegel, Paris, Gallimard, 1938.
{513} Paris, PUF, 1940.
{514} Henri Lefebvre, Nietzsche, Paris, Éditions sociales internationales, 1939, p. 143.
{515}  Voir David Caute, Le Communisme et les intellectuels français, 1914-1966, Paris,
Gallimard, 1967 ; Michael Kelly, Modern french marxism, Oxford, Basil Blackwell, 1982 ;
Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspéro, 1977  ; Georges Labica,
« Nizan », Europe, no spéc. Paul Nizan, no 784-785, août-septembre 1994.
{516} Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 12.
{517} Entretien avec René Lourau et Antoine Savoye, cité dans Rémi Hess, Henri Lefebvre
et l'aventure du siècle, Paris, Métailié, 1988, ch. 16.
{518} En mars 1940, Maurice Thorez publie dans Die Welt (édition allemande de l'organe de
la Troisième Internationale) un article intitulé «  Les traîtres au pilori  », et qualifie Nizan
« d'agent de la police ». Durant l'Occupation, un texte émanant du PCF clandestin parle du
« policier Nizan ». Dans Les Communistes (1949), Louis Aragon peint Nizan comme un
traître sous les traits du policier Orfilat.
{519}  Paul Nizan, «  Sur un certain front unique  », Europe, janvier 1933, repris dans
Paul Nizan, Pour une nouvelle culture, Paris, Grasset 1971, p. 53-58.
{520} Norbert Guterman, Henri Lefebvre (dir.), Karl Marx, Morceaux choisis, op. cit.
{521}  Le Nationalisme contre les nations, préface de Paul Nizan, Paris, Éditions sociales
internationales, 1937, coll. « Problèmes » (rééd. avec présentation de Michel Trebitsch et
postface d'Henri Lefebvre, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988).
{522} Dans une lettre à Guterman du 14 janvier 1936, Lefebvre écrit : « Nizan est devenu
un très grand personnage bourgeoiso-révolutionnaire. Il est rédacteur diplomatique de
l'Huma, sacré grand écrivain depuis son dernier volume, lecteur à la NRF et dirigeant
occulte de Vendredi ». Voir Michel Trebitsch, « Correspondances d'intellectuels. Le cas des
lettres d'Henri Lefebvre à Norbert Guterman (1935-1947)  », in Nicole Racine et Michel
Trebitsch (dir.), « Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux », Cahiers de l'IHTP,
no 20, mars 1992, p. 70-84.
{523} Voir Georges Labica, « Nizan », art. cit.
{524} Roger Garaudy, Les Lettres Françaises, 28 décembre 1945.
{525} Sartre, « À propos de l'Existentialisme : Mise au point », Action, no 17, 29 décembre
1944, p. 11.
{526} Conférence donnée au club Maintenant le 28 octobre 1945.
{527} Roger Troisfontaines, Le Choix de Jean-Paul Sartre. Exposé et critique de « L'Être et
le Néant », Paris, Aubier, 1945.
{528} Pierre Boutang, Sartre est-il un possédé ?, Paris, La Table Ronde, juillet 1946, p. 59-
60.
{529} Marc Beigbeder, L'Homme Sartre, Paris, Bordas, 1947, p. 19.
{530} Lors d'une enquête de Dominique Aury sur l'existentialisme, publiée dans Les Lettres
françaises, 1er décembre 1945.
{531} Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes, Paris, Denoël, 1947.
{532} Paul Foulquié, L'Existentialisme, Paris, PUF, 1952.
{533} Jacques Colette, L'Existentialisme, 4e éd., Paris, P.U.F. « Que sais-je ? », 2007, p. 5.
{534} Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op. cit., p. 137.
{535} Voir, par exemple, une déclaration de 1975, in Jean-Paul Sartre, Situations X, Paris,
Gallimard, 1976, p. 192.
{536} Éditions des Trois Collines, Genève.
{537} Paris, Éditions Hier et Aujourd'hui, 1947.
{538} Jean-Paul Sartre, « La liberté cartésienne », art. cité.
{539} Éditions sociales.
{540}  En décembre 1944, dans un entretien avec Pierre Lorquet (Mondes nouveaux, no  2,
p.  3), il déclare  : «  La morale, voilà, en effet, quelle est ma préoccupation dominante, et
telle elle fut toujours ».
{541} Jean-Paul Sartre, « Présentation », Les Temps modernes, no 1, octobre 1945, p. 1-21,
repris dans Id., Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 7-30.
{542}  Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, op.  cit., p.  711-712. Sur le rapport entre la
représentation des catégories sociales et les catégories métaphysiques chez Sartre, voir
Anna Boschetti, Sartre et «  Les Temps modernes  », op.  cit., chapitre 4, «  Une vision
intellectuelle du monde », p. 118-152.
{543} Jean-Paul Sartre, Situations II, op. cit., p. 22-23.
{544} Ibid., p. 28.
{545} Ibid., p. 27.
{546} Voir Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l'écrivain, Paris, Éd. du Seuil, 2011.
{547}  Voir Anna Boschetti (dir.), no  spécial d'Études littéraires «  La NRF a cent ans  »
(vol. 39, no 3, été 2008).
{548}  Maurice Merleau-Ponty, Le Yogi et le prolétaire, Les Temps modernes, no  13, oct.
1946, p. 2-29 et no 14, nov. 1946, p. 253-287, repris dans le volume Humanisme et terreur,
Paris, Gallimard, 1947.
{549} Selon la déclaration de Sartre dans la « Présentation » de la revue (p. 4) : « Nous ne
voulons rien manquer de notre temps ».
{550} Sa dernière contribution à la revue – « Le langage indirect et les voix du silence »,
parue dans le numéro de juillet 1952 – et le texte posthume La Prose du monde (Gallimard,
1969) donnent l'idée de ce projet, interrompu par sa mort.
{551}  Sur cette confrontation, voir Anna Boschetti, Sartre et «  Les Temps modernes  »,
p. 243-290.
{552} Michel-Antoine Burnier, Les Existentialistes et la politique, Paris, Gallimard, 1965.
{553} Voir Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », Chapitre 7.
{554} Roger Martin du Gard, Journal III, Paris, Gallimard, 1993, p. 771, 8 novembre 1945.
{555}  Voir Anna Boschetti, Sartre et «  Les Temps modernes  », op.  cit., chapitre  7,
notamment p.  205-215. Voir également Sylvie Patron, Critique, 1946-1996. Une
encyclopédie de l'esprit moderne, Paris, IMEC, 1999.
{556} Voir chapitre 4.
{557} Pour ce qui concerne l'accueil de Sartre aux USA, voir Ann Fulton, Apostles of Sartre.
Existentialism in America, 1945-1963, Evanston, Northwestern University Press, 1999  ;
pour les pays européens, voir Anna Boschetti, « La recomposition de l'espace intellectuel
en Europe après 1945  », in Gisèle Sapiro (dir.), L'espace intellectuel en Europe  : De la
formation des États-nations à la mondialisation, XIXe-XXe  siècles, Paris, La  Découverte,
2009, p.  147-182. Pour ce qui concerne l'Allemagne, voir également Christophe Charle,
«  Intellectuels et écrivains en France et en Allemagne dans les années 1950. Les
fondements du rapprochement », dans Rainer Hudemann et Hélène Miard-Delacroix (dir.),
Mutations et intégration. Les Accords de Paris de 1954 dans le processus des
rapprochements franco-allemands d'après-guerre, Munich, Oldenbourg, 2005, pp.  267-
289.
{558} Cette mise en cause est retracée dans le chapitre 4.
{559}  Sur l'ensemble de ces transformations, voir Anna Boschetti, «  Les Temps modernes
dans le champ littéraire. 1945-1970 », La Revue des revues, no 7, 1989, p. 6-13.
{560} Voir Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Éd. De Minuit, 1984, p. 171-180 et
Annexe II, p. 267-273.
{561} Ibid.
{562}  En 1960, par exemple, paraissent simultanément  : Archives européennes de
sociologie, Communications, Éudes rurales, L'Homme, Revue française de sociologie.
{563} Voir Michel Pollak, « La planification des sciences sociales », Actes de la recherche
en sciences sociales, no  2/3, 1976, p.  105-121  ; Alain Chenu, «  Une institution sans
intention. La sociologie en France depuis l'après-guerre  », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 141-142, mars 2002, p. 46-59.
{564}  Maurice Merleau-Ponty, «  Le philosophe et la sociologie  », Cahiers Internationaux
de Sociologie, no  10, 1951, repris dans Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Éditions
Gallimard, NRF, 1960, p. 123-142.
{565}  Voir «  Les Sciences de l'homme et la phénoménologie  », in Merleau-Ponty à la
Sorbonne. Résumé de cours 1949-1952, Grenoble, Éditions Cynara, 1988, p.  397-464
(réédité en 2001 sous le titre Psychologie et pédagogie de l'enfant. Cours de Sorbonne
1949-1952, Lagrasse, Éditions Verdier, collection « Philosophie »).
{566}  Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, «  Sociology and philosophy in France
since 1945. Death and resurrection of a philosophy without subject », Social Research, 24
(1), 1967, p. 162-212.
{567} Simone de Beauvoir, Les Temps modernes, novembre 1949, p. 493.
{568}  Roger Caillois, «  Illusions à rebours  », La Nouvelle Revue française, 1er  décembre
1954, p. 1010-1021 ; et 1er janvier 1955, p. 58-70.
{569}  Claude Lévi Strauss, «  Diogène couché  », Les Temps modernes, no  195, 1955,
p. 1187-1221. À propos de cette polémique, voir chapitre 4.
{570}  Jean Pouillon, «  L'œuvre de Claude Lévi-Strauss  », Les Temps modernes, no  126,
juillet 1956.
{571}  Maurice Merleau-Ponty, «  De Mauss à Claude Lévi-Strauss  », La Nouvelle Revue
Française volume 7, numéro 82, 1959 ; repris dans Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris,
Éditions Gallimard, NRF, 1960, p. 143-157.
{572}  Jean-Daniel Reynaud, «  Sociologie et raison dialectique  », Revue française de
sociologie, vol. II, 1961, p. 50-66. Sur la genèse et l'évolution de la philosophie sociale de
Sartre, voir Louis Pinto, « Un héritage devenu projet : la philosophie sociale de Sartre »,
Revue d'histoire des sciences humaines, no 1, 2008, p. 115-135.
{573}  Pour les pays arabes on peut voir Yoav Di-Capua, «  Arab Existentialism  : An
Invisible Chapter in the Intellectual History of Decolonization », The American Historical
Review, 2012, 117(4), p.  1061-1091. «  By the early 1960s –  écrit-il – Arab culture was
dominated by the language, assumptions, and politics of existentialism. Yet this story has
thus far remained an invisible chapter in the intellectual history of decolonization. The
emergence of Arab existentialism as a major category of Arab thought coincided with the
worldwide process of decolonization and the rise of the first generation of Third World
regimes. Between the end of World War II, when pro-colonial Arab monarchies teetered,
and the 1967 Six-Day War, when the revolutionary Arab states that had replaced the
monarchies were defeated, a young generation of Arab intellectuals employed variants of
existentialism in order to meet the multiple challenges of decolonization  : cultural
contradictions, uneven development and the consequent social injustice, a struggle for full
physical liberation, and the derivative search for an alternative Cold War political space »
(p. 1061-1062).
{574}  La préhistoire du terme est retracée par François Dosse dans son Histoire du
structuralisme, Paris, Éd. De La Découverte, Le livre de poche, 1992, tome 1, Le champ du
signe, 1945-1966, p. 11-12.
{575} Roger Bastide, Sens et usages du terme structure, colloque du 10 au 12 janvier 1959,
La Haye, Mouton, 1962.
{576}  Entretiens sur la notion de genèse et de structure, Colloque de Cerisy, juillet-août
1959, La Haye, Mouton, 1965.
{577}  Un article d'Yves Florenne (mai 1962) et un autre de Jean Lacroix (27  novembre
1962).
{578}  Le Monde, 14  juillet 1962, cité par François Dosse, Histoire du structuralisme,
op. cit., tome 1, p. 277.
{579} Robert Kanters, Le Figaro littéraire, 3-23 juin 1962.
{580}  Lévi-Strauss publie dès 1945 le chapitre d'Anthropologie structurale «  L'analyse
structurale en linguistique et en anthropologie » (Word, Journal of the Linguistic circle of
New York, vol. 1, no 2, août 1945).
{581} Puisqu'il s'agissait de retracer la genèse d'une représentation, pour cerner les positions
à prendre en considération je me suis fondée sur le consensus des contemporains qui ont
contribué à fabriquer cette représentation. J'ai donc retenu les noms qui reviennent dans
quasiment tous les articles, ouvrages, entretiens, portraits, définitions consacrés au
« structuralisme ».
{582} Voir infra l'analyse des positions.
{583} Mutatis mutandis, on peut trouver un exemple de ce modèle explicatif dans l'analyse
que Pierre Bourdieu a consacré dans les Règles de l'art au cas des écrivains désignés
comme les représentants de « L'Art pour l'Art » (op. cit., p. 107-129).
{584} Sur l'état et le fonctionnement de l'espace universitaire à cette époque-là, voir Pierre
Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Éd. de Minuit, 1984, chapitres 3 et 4.
{585}  Michel Foucault, «  Conversazione con Michel Foucault  », entretien avec
Duccio Trombadori, Il Contributo, no  1, janvier-mars 1980, repris dans Michel Foucault,
Dits et écrits, Paris, Gallimard, t. IV, 1994, p. 48.
{586}  Jacques Derrida, «  Entretien  », dans Dominique Janicaud, Heidegger en France,
vol. II, Entretiens, Paris, Albin Michel, 2001, p. 93.
{587} Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 43.
{588}  C'est pourquoi Pierre Bourdieu, qui s'est réclamé d'un structuralisme génétique,
soucieux de rendre compte des conditions historiques et sociales de l'apparition et du
fonctionnement des structures, pourra analyser la démarche de Lévi-Strauss comme
l'exemple même du mode de connaissance objectiviste, qui privilégie la structure et ne rend
pas compte des pratiques concrètes, en ce qu'il les réduit à des fonctions de
communication, ne pouvant les penser que comme exécution du code commun inscrit dans
la structure. Voir Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, Chapitre  1,
« Objectiver l'objectivation », p. 51-70.
{589} Voir Pierre Bourdieu, « Fieldwork in philosophy », Choses dites, Paris, Minuit, 1987,
p. 13-46.
{590} Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 394.
{591} Voir Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 140-148.
{592} Voir Pierre Bourdieu, Homo Academicus, op. cit., tome 1, p. 142-143.
{593} Voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 1, notamment p. 159-
169 (sur la réception de Tristes Tropiques) et p. 274-277 (réception de La Pensée sauvage).
Voir James Boon, From Symbolism to Structuralism : Lévi-Strauss in a Literary Tradition,
New York, Arper & Row, 1972.
{594}  Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob,
coll. « Points », éd. augmentée, 1990, p. 54.
{595}  Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss, «  “Les chats” de Charles Baudelaire  »,
L'Homme, no 2, 1962, p. 5-21.
{596}  Voir Roland Barthes, entretien avec Raymond Bellour (20  mai 1970), Le  Livre des
autres, Paris, 10/18, 1978, p. 79 ; Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin,
op. cit., p. 106.
{597} Voir Pierre Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 16.
{598} Voir Anna Boschetti, « Les Temps modernes dans le champ des revues », La  Revue
des revues, no 7, 1989, p. 6-13.
{599} Voir Pierre Bourdieu, Homo Academicus, op. cit., p. 140-148.
{600}  Voir Frédérique Matonti, «  L'anneau de Moebius. La réception en France des
formalistes russes », Actes de la recherche en sciences sociales, no 176-177, 2009, p. 52-
67. Voir infra les remarques consacrées à ce cas.
{601} Julia Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », Critique, XXIII, no 239,
avril 1967, p. 438-65.
{602} Lacan traduit l'article de Heidegger Logos – avec des coupures – et le publie en 1953
dans le premier numéro de sa revue La Psychanalyse.
{603} Voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 1, p. 284.
{604} Louis Althusser, L'Avenir dure longtemps, suivi de Les Faits, Paris, Le livre de poche,
1994, p. 367.
{605}  Louis Althusser, «  Freud et Lacan  », La Nouvelle Critique, no  161-162, décembre-
janvier 1964-1965, repris dans Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 21-26.
{606} Sur le parcours de Foucault, voir Didier Eribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion,
1989 ; José Louis Moreno Pestaña, En devenant Michel Foucault. Sociogenèse d'un grand
philosophe, Broissieux, Éd. du Croquant, 2006.
{607} Voir Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.
{608}  Louis Althusser, Lire le Capital, tome  I, Paris, Petite collection Maspéro, 1971
(1965), p. 26.
{609} Georges Canguilhem, « Mort de l'homme ou épuisement du Cogito », Critique, juillet
1967, p. 599-618.
{610}  Voir l'article de Pierre Macherey, «  La philosophie de la science de Georges
Canguilhem. Épistémologie et histoire des sciences », La Pensée, 113, janvier-février 1964,
p. 62-74, présenté par Althusser. Ce dernier a explicitement reconnu sa dette : « Je ne puis
dire à quel point l'influence de Canguilhem fut décisive pour moi et pour nous  » (Louis
Althusser, L'Avenir dure longtemps, op. cit., p. 209).
{611}  Tran DucTao, Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris, éd. Minh-Tan,
1951.
{612} Dans ses mémoires, Althusser racontera avoir été amené à « parler de Marx à l'école »
par l'insistance d'élèves comme Macherey et Balibar. Voir Louis Althusser, L'Avenir dure
longtemps, op. cit., p. 233.
{613} Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965 ; Louis Althusser, Etienne Balibar,
Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, Lire le Capital, Paris, Maspéro,
1965.
{614} Voir Louis Pinto, La Théorie souveraine. Les philosophes français et la sociologie au
XXe siècle, Paris, Éd. du Cerf, 2009, p. 229.
{615} Jacques Derrida, « Freud et la scène de l'écriture », texte de 1966, repris dans Jacques
Derrida, L'Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, cit. p. 314. Voir
René Major, « Derrida, lecteur de Freud et de Lacan », Études françaises, 38, 1-2, p. 165-
168.
{616}  Jacques Derrida, «  Pour l'amour de Lacan  », dans Résistances de la psychanalyse,
Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1996, p. 64.
{617} J'emploie ce terme, comme le faisait Pierre Bourdieu, pour désigner l'orientation que
l'objectivation rétrospective peut dégager dans les pratiques d'un agent  : dans un sens
différent, donc, de celui que lui confère l'usage courant, qui implique un calcul conscient et
cynique de la part des agents.
{618} Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 313.
{619} Derrida a reconnu sa dette envers Heidegger : « Rien de ce que je tente n'aurait été
possible sans l'ouverture des questions heideggeriennes, [...], sans l'attention à ce que
Heidegger appelle la différence entre l'être et le néant, la différence ontico-ontologique. »
(Jacques Derrida, Positions, Minuit, 1972, p. 18).
{620} Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.
{621} Voir Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France,
Paris, Éd. du Seuil, 1995  ; Id., La Théorie souveraine. op.  cit.  ; Jacques Le Rieder,
Nietzsche en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, Paris, PUF, 1999.
{622} Voir Anna Boschetti, « Les Temps modernes dans le champ des revues », art. cité.
{623}  Voir Isabelle Kalinowski, «  Maurice Blanchot, Hölderlin et Heidegger  : la “parole
sacrée”  », Poésie, no  100, mars 2004, p.  12-19  ; Louis Pinto, La Théorie souveraine,
op. cit., p. 250.
{624}  Jacques Derrida, «  De l'économie restreinte à l'économie généralisée  », in Jacques
Derrida, L'Écriture et la différence, p. 369-407.
{625}  Jacques Derrida, «  Pas (préambule)  », Gramma, 3-4, 1976  ; repris in Id., Parages,
Paris Galilée, 1986 ; Id., Demeure, Maurice Blanchot, Paris, Galilée, 1998.
{626} Maurice Blanchot, « L'oubli, la déraison » et « L'athéisme et l'écriture. L'humanisme
et le cri », La NRF, no 178, octobre 1967 (textes repris dans Maurice Blanchot, L'Entretien
infini, Paris, Gallimard, 1969).
{627} Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je l'imagine, Montpellier, Fata Morgana,
1986.
{628} Maurice Blanchot, « L'absence de livre », dans L'Entretien infini, op. cit., et « Grâce
(soit rendue) à Jacques Derrida », Revue philosophique, no 2, avril-juin 1990, p. 167-173.
{629} Pierre Bourdieu, « La maison kabyle ou le monde renversé », in Jean Pouillon, Pierre
Maranda (dir.), Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à
l'occasion de son 60e anniversaire, Paris-La Haye, Éd. Mouton, 1970, p. 739-758.
{630}  Voir notamment Le Sens pratique (Paris, Minuit, 1980)  ; Choses dites, op.  cit.  ;
Réponses (avec Loïc Wacquant, Paris, Seuil, 1992)  ; Méditations pascaliennes (Paris,
Seuil, 1998) ; Éléments pour une auto-analyse (Paris, Raisons d'agir, 2004).
{631} Pierre Bourdieu, Choses dites, op. cit., p. 14.
{632}  Voir à ce propos Anna Boschetti, «  Le Champ littéraire  », in Frédéric Lebaron et
Gérard Mauger (dir.), Lectures de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2012, p. 243-262.
{633} Piaget ressentait la même exigence : voir Id., Entretiens sur la notion de genèse et de
structure, Mouton, 1965, p. 42.
{634}  Émile Benveniste, «  Remarques sur la fonction du langage dans la découverte
freudienne  », La Psychanalyse, I, 1956, repris dans Id., Problèmes de linguistique
générale, tome 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 75-87.
{635}  Émile Benveniste, «  La philosophie analytique et le langage  », Les Études
philosophiques, no 1, janvier-mars 1963, p. 3-11.
{636}  Roland Barthes, «  Sociologie et socio-logique  », Informations sur les sciences
sociales, no 4, décembre 1962, repris in Id., Œuvres complètes II, Seuil (première édition
1962), p. 32-42.
{637}  Voir Laurent Jeanpierre, «  Une opposition structurante pour l'anthropologie
structurale  : Lévi-Strauss contre Gurvitch, la guerre de deux exilés français aux États-
Unis », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, no 11, 2004, p. 13-44.
{638} Voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 1, p. 255.
{639}  Claude Lévi-Strauss, «  Diogène couché  », Les Temps modernes, no  195, 1955,
p. 1187-1221.
{640} Ibid., p. 1187.
{641}  Georges Gurvitch, «  Le concept de structure sociale  », Cahiers internationaux de
sociologie, XIX, 1955, p. 3-44.
{642}  Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op.  cit., p.  356. Voir Laurent
Jeanpierre, « Une opposition structurante pour l'anthropologie structurale », art. cité.
{643} Paul Ricœur, « L'herméneutique et le structuralisme », Esprit, novembre 1963, p. 618.
{644} Claude Lévi-Strauss, Esprit, novembre 1963, p. 637.
{645}  Michel Foucault déclare explicitement que Sartre «  est encore un homme du
XIXe  siècle, car toute son entreprise vise à rendre l'homme adéquat à sa propre
signification  » (Michel Foucault, «  Lecture pour tous  », 1966, document INA, diffusion
Océaniques, FR3, 13 janvier 1988).
{646} Jean-Paul Sartre, « Jean-Paul Sartre répond », L'Arc, no 30, 1966, p. 87-88.
{647}  Ibid., p.  94. Voir également Jean-Paul Sartre, «  L'anthropologie  », Cahiers de
philosophie, no 2, février 1966, p. 3-12.
{648} Raymond Picard, Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, Paris, Pauvert, 1965.
{649} Voir l'analyse proposée dans Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984,
p. 151-155.
{650} Pour une reconstitution plus détaillée de cette querelle, on peut voir François Dosse,
Histoire du structuralisme, op. cit., tome 1, p. 264-270.
{651} Michel Foucault, Les Mots et les choses, op. cit., p. 221.
{652} Le Nouvel Observateur, 25 janvier 1967.
{653}  Voir Anna Boschetti, Sartre et «  Les Temps modernes  », op.  cit., p.  205-215  ;
Sylvie  Patron, Critique, 1946-1996, op.  cit., p.  91  ; Louis Pinto, La Théorie souveraine,
op. cit., p. 238.
{654} Voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 2, p. 235-242.
{655} Roland Barthes, « Littérature littérale », Critique, no 100-101, sept.-oct. 1955, p. 820-
826, repris dans Essais critiques, Seuil, 1964, p. 63-70.
{656} Georges Bataille, « Un livre humain, un grand livre », Critique, no 115, février 1956.
{657} Michel Foucault, Entretien, La Quinzaine littéraire, no 5, 15 mai 1966.
{658} La Quinzaine littéraire, 1-15 juillet 1967.
{659} La Quinzaine littéraire, 1-15 juillet 1967, p. 19.
{660} Michel Le Bris, « Saussure : le père du structuralisme », Magazine Littéraire, no 16,
mars 1968, p. 36-38.
{661} Voir Louis Pinto, L'Intelligence en action. Le « Nouvel Observateur », Paris, Métailié,
1984 ; « Tel Quel. Au sujet des intellectuels de parodie », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 89, septembre 1991, p. 66-77.
{662} L'Express, 21 août 1967.
{663} Voir Louis Pinto, L'Intelligence en action. Le « Nouvel Observateur », op. cit.
{664} C'est ainsi que Foucault est présenté dans le chapeau de son article « Les mots et les
images », Le Nouvel Observateur, no 154, 25 octobre 1967.
{665}  Les Temps modernes, «  Problèmes du structuralisme  », no  246, novembre 1966  ;
Esprit, « Structuralismes, idéologies et méthodes », no 360, mai 1967.
{666} Frédérique Matonti, « L'anneau de Moebius. La réception en France des formalistes
russes », Actes de la recherche en sciences sociales, no 176-177, 2009, p. 52-67 (cit. p. 54
note 11). Voir également Id., Intellectuels communistes. Essai sur l'obéissance politique. La
Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005.
{667} Olivier Revault d'Allonnes, « Michel Foucault. Les Mots contre les choses », Raison
présente, 1967, repris dans l'ouvrage collectif Structuralisme et marxisme, 10/18, 1970.
{668} La Pensée, no 135, octobre 1967.
{669} Centre d'études et de recherches marxistes.
{670}  Voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op.  cit., tome  2, p.  111-123  ; voir
également Frédérique Matonti, Intellectuels communistes, op. cit.
{671}  Michel Foucault, entretien avec Raymond Bellour, Les Lettres françaises, 15  juin
1967.
{672} Pierre Daix, Structuralisme et révolution culturelle, Casterman, 1971.
{673} Frédérique Matonti, « L'anneau de Moebius », art. cité.
{674} Voir le chapitre d'Anthropologie structurale « L'analyse structurale en linguistique et
en anthropologie  », cité supra, où Lévi-Strauss reconnaît sa dette avec la linguistique
structurale, notamment avec Jakobson.
{675}  La reconstitution historique ne saurait toutefois présenter Jakobson, Lévi-Strauss et
Lacan comme les « trois pères fondateurs du structuralisme », en reprenant à son compte
l'amalgame produit par le journalisme culturel, qui rassemble sous un label parisien, lancé
à la fin des années 1950, des positions différentes comme celle de Jakobson (pour lequel la
pensée de Saussure est une référence majeure depuis la fin des années 1910), Lévi-Strauss
(qui a découvert Saussure grâce à Jakobson pendant la Seconde Guerre mondiale et a été
salué par la presse parisienne comme le chef de file d'un nouvel « isme ») et Lacan, qui a
fréquenté Jakobson et Lévi-Strauss et a tiré des suggestions de leurs œuvres sans jamais
être reconnu par eux comme appartenant à leur « famille intellectuelle ».
{676} Gérard Genette, « La littérature toute nue », Le Nouvel Observateur, 16 mars 1966.
{677} Jean-Marie Auzias, Clefs pour le structuralisme, Paris, Seghers, 1967, p. 9.
{678}  François Wahl, «  Introduction générale  », Qu'est-ce que le structuralisme  ?, Éd. du
Seuil, coll. « Points », 1973, p. 12.
{679} Ibid., p. 13.
{680} Sur les usages américains des auteurs français, voir infra, chapitre 5.
{681}  Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op.  cit., «  Formations et dissolution des
groupes », p. 371-375.
{682}  Entretien avec Pierre Daix du 26  novembre 1966, Les Lettres Françaises, no  1159,
déc. 1966, p. 1-7.
{683} Voir Claude Lévi-Strauss et Didier Eribon, De près et de loin, op. cit., p. 104.
{684}  Claude Lévi-Strauss, «  Réponse à un questionnaire sur la critique littéraire  »,
Paragone, Nuova serie, no 182, avril 1965, repris dans Anthropologie structurale, vol.  II,
Paris, Plon, 1973, p. 323-324.
{685} Claude Lévi-Strauss, Le Nouvel Observateur, 25 janvier 1967, p. 32.
{686} Michel Foucault, La Presse de Tunis, 2 avril 1967.
{687}  Lévi-Strauss se réfère à l'article de Jacques Derrida, «  Lévi-Strauss dans le
XVIIIe siècle », Cahiers pour l'analyse, no 4, sept.-oct. 1966.
{688} Claude Lévi-Strauss, Lettre, Cahiers pour l'analyse, no 8, 1967.
{689} Voir son introduction à Edmund Husserl, L'Origine de la géométrie, PUF, 1962.
{690}  Jacques Derrida, «  Force et signification  », Critique, nos  193-194, juin-juillet 1963,
repris dans L'Écriture et la différence, Le Seuil, 1967, p. 9-49.
{691} Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », Revue de métaphysique et morale,
no 68, octobre-décembre 1963, p. 460-494 et no 69, janvier-mars 1964, p. 116-119, repris
dans Id., L'Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 51-97.
{692} Ibid., p. 88.
{693} Michel Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu », Paideia, septembre 1971, repris
dans Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard 19722, Appendice II, p. 602.
{694} Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 25.
{695} Jacques Derrida, « Lévi-Strauss dans le XVIIIe siècle », art. cité.
{696} Voir infra chapitre 5.
{697} Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 124. En décrivant ces attaques de
Derrida comme les « premières fissures » (c'est le titre de la première partie du deuxième
tome de son Histoire du structuralisme, op.  cit.), François Dosse montre qu'il pense le
« structuralisme » comme un bloc compact qui craque, au lieu de reconnaître les enjeux qui
expliquent ces luttes.
{698}  Jacques Derrida, entretien avec Jean-Louis Houbedine et Guy Scarpetta, Promesse,
17 juillet 1971, repris dans Positions, op. cit. Il reprend ces critiques lors d'une conférence
à l'Université John Hopkins, publiée sous le titre « Le facteur de vérité », dans Poétique,
no 21, 1975, repris dans La Carte postale, Paris, Aubier Flammarion, 1980.
{699}  Jacques  Derrida, «  La question du style  », in Nietzsche aujourd'hui  ?, tome  I,
Colloque de Cerisy, UGE, coll. « 10/18 », 1973, p. 235-287.
{700} Ce sont les définitions qu'en donne notamment François Dosse dans son Histoire du
structuralisme, op. cit., tome 1, p. 9.
{701} Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit., p. 183-185. Sur cette crise, on peut
voir Pierre Bourdieu, Homo Academicus, op. cit. ; Dominique Damamme, Boris Gobille,
Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai-Juin  68, Paris, éd. de l'Atelier, 2008  ;
Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68, une histoire collective (1962-
1981), Paris, La Découverte, 2008.
{702} Pour plus de détails, voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 2,
p. 138-145.
{703} « L'imagination au pouvoir. Entretien de Jean-Paul Sartre avec Daniel Cohn-Bendit »,
Le Nouvel Observateur, 20 mai 1968.
{704} Voir Claude Lefort, Edgar Morin, Jean-Marc Coudray, Mai 68 : la brèche. Premières
réflexions sur les événements, Paris Fayard, 1968.
{705} Voir Éric Brun, Guy Debord et l'Internationale situationniste. Sociologie d'une avant-
garde « totale »,Thèse citée.
{706} Voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 2, p. 132.
{707}  Alain Touraine, Le Mouvement de mai ou le communisme utopique, Paris, Éd. du
Seuil, 1968.
{708} Pamphlet publié « par des membres de l'Internationale situationniste et des étudiants
de Strasbourg », A.F.G.E.S., novembre 1966.
{709} Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967.
{710}  Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, Paris,
Gallimard, 1967.
{711} Roger Crémant, Les Matinées structuralistes, Paris, Laffont, 1969.
{712} Langue française, no 15, 1972.
{713} Voir Bernard Laks, « Le champ de la sociolinguistique française de 1968 à 1983 »,
Langue française, no 63, septembre 1984, p. 103-128.
{714} Voir la reconstitution de François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 2,
deuxième partie, p. 129-222.
{715}  Voir Jean-Claude Chevalier, Pierre Encrevé, «  La création de revues dans les
années  60  : matériaux pour une histoire récente de la linguistique en France  », Langue
française, no 63, 1984, p. 57-102.
{716}  Voir Charles Soulié (dir.), Un mythe à détruire  ? Origines et destin du Centre
universitaire expérimental de Vincennes, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2012.
{717}  Voir Gérard Mauger, «  Du gauchisme à la contre-culture (1965-1975)  »,
Contradictions, no  38, hiver 1983-1984, p.  39-62, et «  Gauchisme, contre-culture et
néolibéralisme : pour une histoire de la génération de mai 68 », dans CURAPP, L'Identité
politique, Paris, PUF, 1994, p. 206-226.
{718} Voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 2, p. 144-145.
{719} Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes.
{720} Louis Althusser, Lire le Capital, Maspero, PCM, tome 1, 1968, p. 5.
{721}  Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964  ; Id., La
Reproduction, Paris, Minuit, 1970.
{722} Louis Althusser, Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973.
{723} Louis Althusser, Éléments d'autocritique, Paris, Hachette, 1974, p. 61.
{724} Ibid., p. 57.
{725} Jacques Rancière, La Leçon d'Althusser, Gallimard, 1974, p. 10.
{726}  Ces propos de Rancière sont tirés d'un entretien de François Dosse avec Jacques
Rancière, cité dans François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 2, p. 217-218.
{727} Saül Karsz, Théorie et politique. Louis Althusser, Paris, Fayard, 1975.
{728} Voir François Dosse, Histoire du structuralisme, op. cit., tome 2, p. 194-210.
{729}  Sur l'évolution politique de Foucault, voir Jose Luis Moreno Pestaña, Foucault, la
gauche et la politique, Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 2011.
{730} Esprit, mai 1968, p. 850-874.
{731} Ibid., p. 854.
{732} Ibid., p. 858.
{733} Ibid., p. 860.
{734} Ibid., p. 871.
{735} Michel Foucault, « Réponse au cercle d'épistémologie », Cahiers pour l'analyse, no 9,
été 1968.
{736} Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
Sciences humaines », 1969, p. 62.
{737} Ibid.
{738} Ibid., p. 15.
{739} Emmanuel Le Roy Ladurie, France-Culture, 10 juillet 1969.
{740} Claude Lévi-Strauss, « Les lundis de l'histoire », France-Culture, 25 janvier 1971.
{741} Emmanuel Le Roy Ladurie, « L'histoire immobile », leçon inaugurale au Collège de
France, 30  novembre 1973, reprise dans Le Territoire de l'historien, tome  2, Paris,
Gallimard, 1978, p. 7-34.
{742} Pierre Nora, Le Nouvel Observateur, 7 mai 1974.
{743} Paul Veyne, « Foucault révolutionne l'histoire », Comment on écrit l'Histoire, Éd. du
Seuil, coll. « Points », 1978, p. 203-204.
{744} Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, op. cit., p. 164-165.
{745} Voir Louis Pinto, La Théorie souveraine, op. cit., p. 334-346.
{746}  Voir à ce propos la préface et l'annexe  III de Jean-Jacques Rosat dans Paul
Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance,
Marseille, Agone, 2009.
{747} Michel Foucault, « Vérité et pouvoir. Entretien avec M. Fontana », L'Arc, no 70, 1977,
p. 16-26.
{748} Gilles Deleuze, Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 59.
{749} Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Éd. du Seuil, 1973.
{750} Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 95.
{751} Ibid., p. 15.
{752}  Contrairement à ce que soutiennent plusieurs reconstitutions superficielles, Pierre
Bourdieu et Michel Foucault sont loin de participer à ce « retour du sujet ». Bourdieu avait
forgé les notions d'habitus et de stratégie dès la moitié des années 1960, justement comme
instruments permettant de dépasser l'alternative de l'objectivisme et du subjectivisme.
L'attention consacrée par Foucault à la « subjectivation » n'est pas l'indice d'un tournant par
rapport à l'anti-subjectivisme de ses débuts, car il s'agit d'objectiver le processus historique
qui a produit le « sujet ».
{753}  Serge Audier, La Pensée anti-68. Essai sur les origines d'une restauration
intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008  ; Jean Birnbaum, Les Maoccidents. Un
néoconservatisme à la française, Paris, Stock, 2009  ; François Cusset, La Décennie. Le
grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006 ; Michael Christofferson,
Les Intellectuels contre la gauche. L'idéologie antitotalitaire en France (1968-
1981),Marseille, Agone, «  Contre-feux  », 2009 [2004]  ; Laurent Jeanpierre, Laurent
Martin, « 1968-1986 : la « révolution conservatrice » de la pensée française à l'épreuve des
rencontres de Cerisy », Histoire@Politique, no 20, mai-août 2013, présentation du dossier
« 68/86 : un grand retournement ? Cerisy dans la vie intellectuelle française ».
{754}  Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, «  Sociology and philosophy in France
since 1945. Death and resurrection of a philosophy without subject », Social Research, 24
(1), 1967, p.  162-212. Cette analyse invitait à reconnaître dans le «  structuralisme  » une
résurrection masquée de la « philosophie sans sujet » de Durkheim, tout en soulignant que
ces changements ne pouvaient être ramenés à un simple retour au passé. Voir également
Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, op. cit., «  Post-scriptum  », p.  459-472  : l'oscillation
entre deux pôles caractérise également l'histoire des attitudes collectives des intellectuels à
l'égard de la politique.
{755}  Sur les enjeux de l'importation et de la diffusion en Europe et aux USA de la
littérature de témoignage provenant des pays soviétiques, sur la construction de la notion
de «  totalitarisme  » et sur le rôle joué par les USA dans ces processus, voir Ioana Popa,
Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989), Paris, Éd. du CNRS,
2010, notamment chapitre  3, p.  113-154. Pour une critique de la notion de totalitarisme,
voir Ian Kershaw, Moshe Lewin (dir.), Stalinism and nazism : dictatorships in comparison,
Cambridge, Cambridge University press, 1997  ; Marc Ferro (dir.), Nazisme et
communisme  : deux régimes dans le siècle, Paris, Hachette, 1999. Sur les usages
idéologiques du concept de démocratie, voir Daniel Gaxie, La Démocratie représentative,
Paris, Monchrestien, 1993.
{756} Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, « La production de l'idéologie dominante », Actes de
la recherche en sciences sociales, 2e année, no 2/3, juin 1976, p. 3-73, (repris comme livre
aux éditions Démopolis en 2008).
{757} Ibid., p. 4.
{758} Ibid., p. 5.
{759}  Parmi ceux qui font partie de ce réseau, vers 1975, il y a des hommes politiques
comme Giscard d'Estaing et son porte-parole Michel Poniatowski, des dirigeants
d'entreprises privées et publiques, comme François Bloch-Lainé, président du Crédit
Lyonnais, Pierre Dreyfus, Président de la Régie Nationale des usines Renault, outre des
intellectuels jouant le rôle d'experts, de conseillers, de porte-parole et d'idéologues, qui sont
souvent professeurs dans les écoles du pouvoir, l'ENA et l'IEP. Sur le rôle de ces Écoles,
voir Alain Garrigou, Les Élites contre la République. Sciences Po et l'ENA, Paris, La
Découverte, 2001.
{760} Le corpus analysé par Bourdieu et Boltanski est constitué notamment par : Réflexions
pour 1985, La Documentation française, 1964  ; Économie et société humaine, Paris,
Denoël 1972 ; La France dans la compétition économique, Paris, PUF, 1969 ; L'État et le
citoyen, Club Jean Moulin, Seuil, 1961 ; Quel avenir pour l'Europe ?, Publicis, 1968 ; Le
Libéralisme sortie de secours du socialisme, Paris, Éd. étapes, 1971 ; Jean-Jacques Servan-
Schreiber, Michel Albert, Ciel et terre, manifeste radical, Paris, Denoël, 1970  ; Pierre
Massé, Le Plan ou l'anti-hasard, Paris, Gallimard, 1965 ; Michel Poniatowski, Conduire le
changement, Paris, Fayard, 1975.
{761} Denoël, 1966.
{762} Gallimard, 1963.
{763} Seuil, 1970.
{764} Le thème de la fin des systèmes politiques et idéologiques nés au XIXe siècle est lancé
par Raymond Aron dans L'Opium des intellectuels (Gallimard, 1955) et aux États-Unis par
l'ouvrage de Daniel Bell The End of Ideology, Glencoe, The Free Press, 1960 (tr. fr La fin
de l'Idéologie, Paris, PUF, 1997).
{765} Jean Saint-Geours, Vive la société de consommation, Paris, Hachette, 1971, p. 13.
{766} Michel Poniatowski, Conduire le changement, op. cit., p. 240.
{767} René Poirier, dans Le Libéralisme sortie de secours du socialisme, Paris, Éd. étapes,
1971.
{768} Michel Crozier, La Société bloquée, op. cit., p. 161.
{769} Ibid., p. 166.
{770} Giscard d'Estaing, in Quel avenir pour l'Europe, op. cit., cité in Pierre Bourdieu, Luc
Boltanski, «  La production de l'idéologie dominante  », art.  cité, p.  23. Sur la genèse et
l'essor du néolibéralisme, voir Serge Halimi, Le Grand bond en arrière. Comment l'ordre
libéral s'est imposé au monde, Paris, Fayard, 2006  ; François Denord, Néolibéralisme
version française. Histoire d'une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007.
{771} Pour ce qui concerne le rôle du Nouvel Observateur, voir Louis Pinto, L'Intelligence
en action, le « Nouvel Observateur », Paris, Métailié, 1984.
{772}  Jacques Julliard, «  La rédemption des clercs  », Le Nouvel Observateur, 27  octobre
1994.
{773} Si Jean-Marie Benoist publie La Révolution structurale, en 1975, c'est que, assistant
de Lévi-Strauss au Collège de France, il a intérêt à valoriser ce capital intellectuel, et par
ailleurs son livre Marx est mort, publié en 1970, suffit à faire de lui le prophète le plus
précoce de la nouvelle humeur idéologique. Pour une analyse des ressorts de ce discours,
voir Claude Grignon, « Tristes topiques », Actes de la recherche en sciences sociales, no 1,
février 1976, p. 32-42.
{774} François Aubral et Xavier Delcourt, Contre la nouvelle philosophie, Paris, Gallimard,
1977.
{775}  Sur Aron, comme incarnation exemplaire de l'intellectuel conservateur, voir Pierre
Bourdieu, «  Effets de champ et formes de conservatisme  », Les Règles de l'art, op.  cit.,
p.  385-390. Sur les usages et les enjeux de la célébration d'Aron contre Sartre et de la
redécouverte de Tocqueville, voir Claire Le Strat, Willy Pelletier, La Canonisation libérale
de Tocqueville, Paris, Syllepse, 2006.
{776} Voir Louis Pinto, L'Intelligence en action, le « Nouvel Observateur », op. cit., p. 31.
{777} Pierre Nora, « Que peuvent les intellectuels ? », Le Débat, no 1, mai 1980, p. 3-19.
{778} Louis Pinto, Le Café du commerce des penseurs, Éditions du Croquant, 2009, p. 34.
{779} Luc Ferry, Alain Renaut, La Pensée 68, Paris, Gallimard, 1985.
{780} Voir Christophe Charle, Charles Soulié (dir.), Les Ravages de la « modernisation » de
l'enseignement supérieur en Europe, Paris, Syllepses, 2007  ; Christophe Charle, Jacques
Verger, Histoire des universités, XIIe-XXIe siècle, Paris, PUF, nouvelle éd. 2012.
{781} PECRES, Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des
savoirs à l'heure de la précarisation, Paris, Raisons d'agir, 2011.
{782}  Frédéric Martel, Présentation du numéro spécial «  Le renouveau de la philosophie
politique », Le Magazine littéraire, octobre 1999. Sur le succès de John Rawls en France,
voir Mathieu Hauchecorne, «  Le “Professeur Rawls” et le “Nobel des pauvres”. La
politisation différenciée des théories de la justice de John Rawls et d'Amartya Sen dans les
années 1990 en France  », Actes de la recherche en science sociales, nos  176-177, 2009,
p.  94-113  ; Id., La Fabrication transnationale des idées politiques. Sociologie de la
réception de John Rawls et des « théories de la justice » en France (1971-2011), Thèse de
doctorat en Science Politique, sous la direction de Frédérique Matonti et Frédéric Sawicki,
présentée et soutenue le 14  novembre 2011, Université de Lille  2 – Droit et Santé, à
paraître chez CNRS Éditions.
{783} Alain Touraine, « La self-sociologie », Le Nouvel Observateur, 13/06/1986.
{784}  Jacques Rancière, «  La parole n'est pas plus morale que les images  », Télérama,
15/12/2008.
{785} Max Armanet, « À quoi sert la philosophie ? ». Présentation du numéro spécial « Les
grandes questions de la philosophie », Le Nouvel Observateur, mars 1998.
{786}  Brice Le Gall, Charles Soulié, «  Note démographique  : sociologie et philosophie,
étude comparée de leurs évolutions socio-démographiques  », Regards Sociologiques,
no 36, 2008, p. 43-52.
{787}  Les guillemets rappellent que cette formule n'est employée ici que pour designer
sténographiquement les appropriations diverses dont les textes des théoriciens français sont
l'objet aux États-Unis.
{788}  Voir Michèle Lamont, Marsha Witten, «  Surveying the Continental Drift  : The
Diffusion of French Social and Literary Theory in the United States », French Politics &
Society, vol.  6, no  3, Juillet 1988  ; Ieme Van Der Poel et al. (dir.), Traveling Theory  :
France and the United States, Teanech, Fairleigh Dickinson University Press, 1999 ; Sande
Cohen, Sylvère Lotringer (dir.), French Theory in America, New York, Routledge, 2001 ;
Nouveaux passages transatlantiques, Théorie Littérature Epistémologie, no  20, printemps
2002 ; François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations
de la vie intellectuelle aux États Unis, Paris, La Découverte, 2005 (1re éd. 2003).
{789}  Voir Stanley Aronowitz, Henry Giroux, Education Under Siege, Boston, Bergin &
Garvey, 1985 ; Christopher J. Lukas, American Higher Education. A  History, New York,
St Martin's Press, 1994.
{790}  Voir le titre et la préface de la deuxième édition des actes du colloque  : Richard
Macksey, Eugenio Donato (dir.), The Structuralist Controversy. The Language of Criticism
and the Sciences of Man, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972 [1970].
{791} Voir chapitre 4.
{792} François Cusset, French Theory, op. cit., p. 75-85.
{793}  Voir Jeffrey Williams, «  Stanley Agonists  : An Interview with Stanley Fish  », The
Minnesota review, no 52-54, 2001, p. 115-126.
{794} Stanley Fish, Surprised by Sin. The Reader in Paradise Lost, Berkeley, University of
California Press, 1972.
{795} Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998.
{796} London, Routledge & Kegan Paul Ltd, 1979.
{797}  Jacques Derrida, Of Grammatology, Baltimore-London, Johns Hopkins University
Press, 1976.
{798}  «  The Great Wheel  : Stages in the Personality of Yeats's Lyric Speaker  », PhD
Dissertation, Cornell University, September 1967. Ce travail a abouti à un livre : Gayatri
Chakravorty Spivak, Myself Must I Remake. The Life and Poetry of W. B. Yeats, New York,
Crowell, 1974.
{799}  Judith Butler, Bodies that Matter. On the Discursive Limits of “Sex”, New York,
Routledge, 1993, p. 19.
{800}  Michèle Lamont, «  How to become a Dominant French Philosopher  ? The case of
Jacques Derrida », American Journal of Sociology, vol. 93, no 3, novembre 1987, p. 602-
604.
{801} Michèle Lamont, Marsha Witten, « Surveying the Continental Drift : The Diffusion of
French Social and Literary Theory in the United States », French Politics & Society, vol. 6,
no 3, juillet 1988.
{802} « Facts and Figures », ADE Bulletin, no 110, p. 52-54.
{803} Voir Jack H. Schuster, Martin J. Finkelstein, The American Faculty. The Restructuring
of Academic Work and Careers, Baltimore, The Johns Hopkins UP, 2006.
{804} Ibid.
{805} Voir Christophe Charle, Jacques Verger, Histoire des universités. XIIe-XXIe siècle, Paris,
PUF, 2012, p. 188-191.
{806}  Voir Seymour Martin Lipset, «  Sources of Political Correctness on American
Campuses  », in Howard Dickmann (dir.), The Imperiled Academy, New Brunswick,
London, Transaction Publishers, 1993, p. 71-95.
{807} David Kaufmann, « The profession of Theory », PMLA, vol. 105, no 3, 1990, p. 527-
528.
{808} François Cusset, French Theory, op. cit., p. 73.
{809}  À  titre d'exemples, on peut citer Robert Young (dir.), Untying the Text  : A  Post-
Structuralist Reader, Boston and London : Routledge & Kegan Paul, 1981 ; Paul Rabinow
(dir.) The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984  ; Jane Gallop, Reading
Lacan, Cornell University Press, 1985 ; Jim Powell and Van Howe, Derrida for Beginners,
New York, Writers and Readers Publishing Inc., 1996.
{810}  George Steiner, «  The Mandarin of the Hour  », New York Times Book Review,
28 février 1971.
{811} Clement Greenberg, « Avant-Garde and Kitsch » Partisan Review, no 6, 1939, p. 34-
49  ; Theodor  W, Adorno, Max Horkheimer, «  Kulturindustrie. Aufklärung als
Massenbetrug  », in Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, Frankfurt/M.,
Suhrkamp, 1980, p. 108-150.
{812} François Cusset, French Theory, op. cit., p. 94.
{813} Mark Taylor, Deconstructing Theology, Minneapolis, Crossroad, 1982.
{814}  Mark Taylor, Erring. A  Postmodern A/theology, Chicago, University of Chicago
Press, 1984.
{815} François Cusset, French Theory, op. cit., p. 136.
{816} François Cusset, French Theory, op. cit., p. 111-113.
{817}  Jean-François Lyotard, The Postmodern Condition, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1984.
{818}  Jean Baudrillard, Simulacra and Simulation, Ann Arbor, University of Michigan
Press, 1994.
{819}  Voir Jonathan Arac, Barbara Johnson (dir.), Consequences of Theory, Baltimore,
Johns Hopkins University Press, 1991, p. 91-107.
{820} Derrida critique les thèses d'Austin dans sa conférence de 1971 Signature événement
contexte, publiée l'année suivante en français dans Marge de la philosophie (Éditions de
Minuit), puis en anglais, en 1977, avec la réplique de Searle, dans le premier volume de la
revue Glyph. Derrida réplique à son tour dans le texte Limited Inc. a b c..., publié en 1988
dans la même revue, où il adopte un ton sarcastique et déforme le nom de Searle en SARL.
Ce texte est repris dans un livre intitulé Limited Inc, publié en 1988 en anglais
(Northwestern University Press) et en 1990 en français (Galilée), où l'intervention de
Searle est résumée, ce dernier ayant refusé d'en autoriser la reproduction.
{821} Richard Rorty, Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge, Cambridge University
Press, 1989.
{822}  Frederic Jameson, Marxism and Form. Twentieth Century Dialectical Theories of
Literature, Princeton, Princeton University Press, 1971.
{823}  Frederic Jameson, The Prison-House of Language  : A  Critical Account of
Structuralism and Russian Formalism. Princeton, Princeton University Press, 1972.
{824} Frederic Jameson, Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham,
Duke University Press, 1991.
{825} Titre du chapitre 5 de Todd Gitlin, The Twilight of Common Dreams. Why America Is
Wracked by Culture Wars, New York, Henry Holt and Company, 1995.
{826} Social Text avait publié en 1996 (no 46-47, p. 217-252) un article d'Alan Sokal, sans
s'apercevoir qu'il s'agissait en fait d'une parodie, mêlant pastiche et citations authentiques
des auteurs visés (français pour la plupart), dans le but de tourner en dérision leur
rhétorique et leur nonchalance à l'égard des présupposés épistémologiques du discours
scientifique, ainsi que l'attention que les littéraires américains leur accordaient. L'année
suivante Alan Sokal et Jean Bricmont publient Impostures intellectuelles (d'abord dans
l'édition française  : Paris, Le Livre de poche, 1997), révélant le canular et dénonçant le
jargon et la « charlatanerie » des maîtres à penser français.
{827} Voir Sylvère Lotringer et Sande Cohen (dir.), French Theory in America, op. cit.
{828} Jean Baudrillard, Simulations, New York, Semiotext(e), 1983.
{829} Plus de 20 000 exemplaires de Simulations sont vendus. Voir Sylvère Lotringer, « La
théorie mode d'emploi  », Théorie Littérature Epistémologie, no  20 (Nouveaux passages
transatlantiques), printemps 2002, p. 96.
{830} Rapporté in François Cusset, French Theory, op. cit., p. 253.
{831} Sur Courbet et Champfleury, voir le chapitre 1.
{832} François Cusset, French Theory, op. cit., p. 256.
{833}  Heinrich Klotz, History of Post-Modern Architecture, Cambridge, MA, MIT Press,
1998.
{834} Pour tous ces aspects, que je viens d'évoquer synthétiquement, voir Sylvère Lotringer
et Sande Cohen (dir.), French Theory in America, op.  cit.  ; François Cusset, French
Theory, op. cit., chapitres 9-11, p. 232-276.
{835}  Voir Leslie Fiedler, «  The new mutants  », Partisan Review, 1965, in A  Fiedler
Reader, New York, Stein & Day, 1977, p. 189-210.
{836} Fiedler souligne justement cette perception d'une révolution anthropologique en acte,
en rappelant le rôle qu'a joué la science-fiction dans la genèse du mythe du « mutant parmi
nous » : l'homme machiné par la technologie. Et il n'oublie pas de remarquer les analogies
avec le futurisme, qui célébrait lui aussi la révolution radicale et totale que l'homme
« multiplié par la technique » était en train de réaliser.
{837}  François Cusset, French Theory, op.  cit., p.  229, citant à son tour Stephen Holden,
« The Avant-Garde in Big Box Office », NewYork Times, 16 décembre 1984.
{838} Jean-François Lyotard, La Condition Postmoderne, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
{839} Voir Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité,
Paris, Armand Colin, 2011.
{840} Sur cet impact, voir François Cusset, French Theory, op. cit., chapitre 13.
{841} Sur cette problématique, voir les références citées dans l'Introduction, note 17.
{842} Voir François Cusset, French Theory, op. cit., p. 302-303.
{843} Voir François Cusset, French Theory, op. cit., p. 310.
{844} Voir Gisèle Sapiro, « De la construction nationale à la mondialisation : les traductions
du français en hébreu  », in Anna Boschetti (dir.), L'Espace culturel transnational, Paris,
Nouveau Monde éditions, 2010, p. 327-366.
{845}  Pour ce qui concerne le premier réseau, voir Daniele Giglioli, Domenico Scarpa,
« Strutturalismo e semiotica in Italia (1930-1970) », in Sergio Luzzatto, Gabriele Pedullà
(dir.), Atlante della letteratura italiana, vol. III, Torino, Einaudi, 2012, p. 882-890.
{846} Voir François Cusset, French Theory, op. cit., p. 318-322.
{847} Voir Johannes Angermüller, « Qu'est-ce que le poststructuralisme français ? À propos
de la notion de discours d'un pays à l'autre », Langage et société, no 120, 2007, p. 17-34.
{848} Voir François Cusset, French Theory, op. cit., p. 311-315.
{849}  Voir, par exemple, Benedict Anderson, Imagined communities. Reflections on the
Origin and Spread of Nationalism, London, Verso, 1983, éd. revue 1991, tr. fr.
L'Imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, Paris, La
Découverte, 1996 (1983) ; Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein (dir.), Race, Nation and
Class. Ambiguous Identities, London, Verso, 1991  ; Pheng Cheah, Bruce Robbins (dir.),
Cosmopolitics. Thinking and Feeling beyond the Nation, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1998.
{850}  Parmi les nombreux bilans de ce genre, on peut citer Michel Espagne, «  Sur les
limites du comparatisme en histoire culturelle », Genèses, no 17, 1994, p. 112-121 ; Steven
Tötösy de Zepetnek, Comparative Literature Today toward Comparative Cultural Studies,
West Lafayette, Purdue UP, 2003 ; Lucia Boldrini, « Comparative Literature in the Twenty-
First Century : A View from Europe and the UK », Comparative Critical Studies, vol. 3,
no 1-2, 2006, p. 13-23.
{851}  Susan Bassnett, Comparative Literature. A  critical Introduction, Oxford, Blackwell,
1993, p.  47. Sur cette problématique, voir Anna Boschetti, «  Pour un comparatisme
réflexif », in Id., L'Espace culturel transnational, op. cit. p. 7-51.
{852} Franco Moretti, Graphs, Maps, Trees, London, Verso, 2005, tr. fr. Graphes, cartes et
arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les Prairies
ordinaires, 2008.
{853} Gayatri Chakravorty Spivak, Death of a Discipline, New York, Columbia University
Press, 2003.
{854}  Voir Martin Lewis, Karen E.  Wigen, The Myth of Continents. A  critique of Meta-
Geography, Berkeley, University of California Press, 1997. Ainsi les tenants de la
« connected History », tout en s'appuyant sur l'analyse de Benedict Anderson (The Spectre
of Comparison  : Nationalism, South east Asia and the World, London, Verso, 1998), lui
reprochent de n'avoir pas mis en question la notion même de comparaison  : voir Harry
Harotunian, «  Ghostly comparisons  : Anderson's telescope  », Diacritics, vol.  29, no  4,
1999, p. 146.
{855}  Michael Werner, Bénédicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à l'histoire
croisée, Paris, Seuil, coll. « Le genre humain », 2004, p. 17.
{856}  Voir Xavier Landrin, «  La sémantique historique de la Weltliteratur  : genèse
conceptuelle et usages savants », in Anna Boschetti (dir.) L'Espace culturel transnational,
op. cit., p. 73-134 ; voir également Jérôme David, Spectres de Goethe. Les métamorphoses
de la « littérature mondiale », Paris, Les Prairies ordinaires, 2011.
{857}  Voir Pierre Bourdieu, «  Une révolution conservatrice dans l'édition  », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 126-127, mars 1999, p. 3-28.
{858}  Voir Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la Sémantique des temps
historiques (1979), Paris, éd. de l'EHESS, 1990  ; Id., L'Expérience de l'histoire, Paris,
Gallimard, Seuil, coll. « Hautes études », 1997.
{859} Voir notamment Roger Chartier, Au bord de la falaise. L'histoire entre certitudes et
inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998  ; Id., «  La nouvelle histoire culturelle existe-t-
elle ? », Cahiers du Centre de recherches historiques, avril 2003, 31 (avril 2003) p. 13-24.
{860} Voir Roger Chartier, Au bord de la falaise, op. cit., p. 189-202.
{861} Voir Anne-Marie Thiesse, « Une littérature nationale universelle ? Reconfigurations
de la littérature française au XIXe  siècle  », in Michael Einfalt, Ursula Erzgräber, Ottmar
Ette, Franziska Sick (dir.), Intellektuelle Redlichkeit, Intégrité intellectuelle, Heidelberg,
Universitätsverlag Winter, 2005, p. 397-408.
{862}  Sur le succès de John Rawls en France, voir la thèse et les articles de Mathieu
Hauchecorne, cités supra, note 31.
{863}  Cette perte d'autonomie est indiquée entre autre par des indicateurs tels que
l'ascension des grandes écoles du pouvoir temporel (IEP, ENA, HEC) au détriment du rôle
de l'ENS comme école des élites intellectuelles et scientifiques, et l'essor de spécialités
disciplinaires répondant à une demande externe au champ, politique, administrative,
patronale, médiatique, éditoriale. Voir Pierre Bourdieu, La Noblesse d'État, Paris, Minuit,
1989.
{864} Toni Negri, « Le nouveau prolétariat européen a intérêt à l'Europe unie », mars 1996,
mis en ligne sur le site Multitudes.
{865}  Félix Guattari, in Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Paris, Les
Empêcheurs de tourner en rond, 2007, p. 11.
{866}  Gilles Lipovetsky, L'Ère du vide. Essai sur l'individualisme contemporain, Paris
Gallimard, 1983, rééd. Folio/Essais, 1989, p. 19-20 et p. 18.
{867} Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1977.
{868} Didier Eribon, Michel Foucault, op. cit., p. 292.
{869}  Jean Baudrillard, À  l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Paris,
Denoël-Gonthier, 1982, p. 8.
{870} Jean Baudrillard, numéro spécial du Nouvel Observateur, « Les grandes questions de
la philosophie », mars 1998, cité in Louis Pinto, Le Collectif et l'individuel, Paris, Raisons
d'agir, 2009, p. 35.
{871}  Pierre Bourdieu a esquissé sa réflexion sur ce point dans l'article «  Le champ
scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976, p. 88-104, version
légèrement remaniée d'un article précédent : « La spécificité du champ scientifique et les
conditions sociales du progrès de la raison », Sociologie et sociétés (Montréal), VII, 1er mai
1975, p.  91-118. Dans l'article de 1976, Bourdieu se propose justement d'expliquer
comment «  des mécanismes génériques comme ceux qui régissent en tout champ
l'acceptation ou l'élimination des nouveaux entrants ou la concurrence entre les différents
producteurs peuvent déterminer l'apparition de ces produits sociaux relativement
indépendants de leurs conditions sociales de production, que sont les vérités scientifiques.
Cela au nom de la conviction, elle-même issue d'une histoire, que c'est dans l'histoire qu'il
faut chercher la raison du progrès paradoxal d'une raison de part en part historique et
pourtant irréductible à l'histoire » (p. 88). Bourdieu y souligne, notamment, le rôle décisif
qu'a joué historiquement la mise en place d'une confrontation transnationale, assurant la
possibilité d'un contrôle croisé entre les concurrents, fondé sur des principes partagés, qui
permettent de contrecarrer le poids des facteurs sociaux, liés aux rapports de force
académique, économique et politique. Bourdieu est revenu sur cette problématique dans
son dernier cours (Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons
d'agir, 2005).
{872}  Voir notamment Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de
quoi ? (1999), tr. de l'anglais par Baudoin Jurdant, Paris, La Découverte, 2001  ; Bernard
William, Vérité et véracité (2002), tr. de l'anglais Paris, Gallimard, 2006  ; Terry Shinn,
Pascal Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie transversaliste de
l'activité scientifique, Paris, Raisons d'agir, 2005 ; Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur
le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009.
{873}  Voir à ce propos Yves Gingras, «  Un air de radicalisme  ? Sur quelques tendances
récentes en sociologie de la science et de la technologie  », Actes de la recherche en
sciences sociales, 1995, no  108, p.  3-17  ; Pierre Bourdieu, Sciences de la science et
réflexivité, op.  cit., p.  55-66  ; Terry Shinn, Pascal Ragouet, Controverses sur la science,
op.  cit., p.  86-143. Voir également la préface et les annexes de Jean-Jacques Rosat dans
Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la
connaissance, op. cit.
{874} Sur les enjeux de ce retour à Tarde, visant Bourdieu à travers Durkheim, voir Louis
Pinto, «  Simmel et Tarde. Le retour  », in Louis Pinto (dir.) Le Commerce des idées
philosophiques, Bellecombes-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2009, p. 137-165.
{875}  Bruno Latour, Préface à Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d'une autre
modernité, Paris, Éditions Aubier, 2001, p. 9.
{876} Sur cet aspect, voir Louis Pinto, Le Café du commerce des penseurs. À propos de la
doxa intellectuelle, op. cit., p. 97-108 ; Id., Le Collectif et l'individuel, op. cit.
{877}  Ernest Cassirer a résumé dans ces termes (vision relationnelle/«  substantialisme  »)
l'opposition épistémologique fondamentale entre la démarche de la science moderne et
celle de la pensée classique  : Ernst Cassirer, Substance et fonction. Éléments pour une
théorie du concept. Trad. de l'allemand par Pierre Caussat, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens
commun », 1977.
{878}  Bruno Latour, Steve Woolgar, La Vie de laboratoire. La production des faits
scientifiques (1979), tr. de l'anglais Paris, La Découverte, 1988.
{879} Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus, « Le diplomate de la Terre. Entretien avec Bruno
Latour  », La Vie des idées, 18  septembre 2012. ISSN  : 2105-3030. URL  :
http://www.laviedesidees.fr/Le-diplomate-de-la-Terre.html
{880} Bruno Latour, Enquête sur les modes d'existence. Une anthropologie des Modernes,
Paris, La Découverte, coll. « Hors collection Sciences Humaines », 2012.
{881} Patrice Maniglier, « Qui a peur de Bruno Latour ? », Le Monde des livres, 21.09.2012.
{882} Entretien avec Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus, cité note 128.
{883} Bruno Latour, « Autonomie, que des crimes on commet en ton nom ! », Le Monde,
25/02/09. La cible non nommée de ce discours est l'œuvre de Pierre Bourdieu, qui, en
retraçant les conditions historiques de l'autonomisation des champs culturels, a souligné la
conquête majeure que ce processus a représentée.
{884}  Italo Calvino, «  Denis Diderot, Jacques le fataliste  », in Id., Saggi, 1945-1985,
tome 1, Milan, Mondadori, I Meridiani, 3e éd., 2001, p. 848 (je traduis).
{885} Jorge Luis Borges, « Le paradoxe d'Apollinaire » (1946), dans Id., Œuvres complètes,
tome 1, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1993, p. 1248-51.
{886} Christophe Charle a forgé cette expression dans « Le temps des hommes doubles »,
Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1992, no 39-1, p. 73-85, repris, remanié, in Id.,
Paris fin de siècle. Culture et politique, (2e  partie), Paris, Seuil, 1998, p.  89-95. Elle
désigne l'ensemble des agents qui participent au processus de production, diffusion,
consécration des œuvres des autres, tout en produisant souvent, eux aussi, des créations
littéraires et/ou des essais.
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