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Les auteurs

Luc VIGIER est maître de conférences en littérature française à


l’université de Poitiers et directeur de l’équipe Aragon à l’Institut des
textes et manuscrits (ITEM).
Romain LANCREY-JAVAL est professeur de chaire supérieure en classes
préparatoires littéraires au lycée Fénélon à Paris.

Armand Colin est une marque de


Dunod Editeur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris
© Armand Colin, 2014

www.armand-colin.fr
ISBN : 978-2-200-60037-2
Table des matières
Couverture

Page de titre

Copyright

Avant-propos

Chapitre 1. Histoire littéraire. Quelques repères

Le Moyen Âge

Des chansons de geste aux romans courtois

Vers la poésie lyrique

Le contrepoint réaliste et satirique

Le récit et l’histoire

Le XVIe siècle

Humanisme, évangélisme, Réforme

L’essor de la poésie

Fin de siècle : crise de l’humanisme

Le XVIIe siècle : baroque et classicisme

Le contexte culturel et intellectuel

Classicisme, baroque, préciosité


Le théâtre classique

Les moralistes

Les contestations de la fin du siècle

Un XVIIIe siècle humaniste

L’esprit « philosophique »

Le Panthéon des « philosophes »

La sensibilité et l’émergence du moi

Un XIXe siècle de tourmentes

Le « préromantisme »

Le romantisme

L’essor du réalisme

Nouvelles formes

Évolution du réalisme

Fin de siècle

XXe siècle : la littérature au défi

De la Belle Époque au surréalisme

D’une guerre à l’autre

Renouvellements

Fin de siècle
Pour une lecture critique de l’histoire littéraire : de la curiosité à
la recherche

Chapitre 2. La lecture plurielle

1. Préambule : quelques notions linguistiques

2. Le sujet

Les deux plans énonciatifs : « récit » et « discours »

Les marques de la subjectivité dans le récit

Trois notions problématiques : registre, tonalité, style

3. La question des genres

Une notion problématique

Les genres dans l’histoire

4. L’histoire

L’inscription de l’histoire dans le texte

L’inscription du texte dans l’histoire

5. L’écriture

Approche lexicale : les isotopies

Les figures de signification portant sur un mot

Les figures de signification portant sur des groupes de mots ou des


phrases

Les figures de construction

Les figures portant sur le signifiant


Le rythme de la phrase

6. Écriture et réécriture : avant-textes et intertextes

L’intertextualité

Motif, topos, thèmes et mythes

L’approche génétique des textes

7. La lecture intégrale d’une œuvre : les six axes

Complément bibliographique

Chapitre 3. Lire le roman

I. Le roman : approche historique

Cadre pour l’étude d’un texte romanesque

L’origine du roman

Le développement du roman du XVIIe au XVIIIe siècle

L’affirmation du réalisme au XIXe siècle

Crise et expansion du roman dans le premier XXe siècle

Les mutations du roman dans le deuxième XXe siècle

II. Le roman : approche poétique

1. Le narrateur et ses fonctions

2. Les interventions du narrateur

3. Les points de vue narratifs (la focalisation)

4. L’action et les personnages


5. Le personnage romanesque

6. La parole des personnages

7. La description

8. La temporalité romanesque

9. Roman et société : la question du réalisme

Complément bibliographique

III. Application : Moderato cantabile de Marguerite Duras (1958)

1. Étude de l’action

2. Forces agissantes et personnages

3. Approche psychologique

4. Approche sociologique

5. Structures

6. Les choix d’écriture

Chapitre 4. Lire la poésie

Cadre pour l’étude d’un poème

I. La poésie : approche historique

La poésie du Moyen Âge et du XVIe siècle

La poésie du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle

La poésie du XIXe siècle

La poésie du premier XXe siècle


La poésie depuis la Seconde Guerre mondiale

II. La poésie : approche poétique

1. La poésie et le vers

2. La poésie comme langage différent

3. Le poète et son lecteur

Complément bibliographique

III. Application. Verlaine, romances sans paroles (1874)

1. Approche globale du recueil

2. La poésie et le vers

3. La poésie comme langage différent

4. Le poète et son lecteur

Chapitre 4. Lire le théâtre

Cadre pour l’étude d’un texte théâtral

I. Le théâtre : approche historique

Le théâtre en France jusqu’au XVIIIe siècle

Le théâtre en France au XIXe siècle

Renouvellement et expérimentations au XXe siècle

II. Le théâtre : approche poétique

1. La représentation théâtrale

2. La spécificité du texte de théâtre


3. Les conventions du langage théâtral (un dialogue fabriqué)

4. Les personnages et leur parole

5. Action et découpage

6. Le temps et l’espace

Complément bibliographique

III. Application. Marivaux, Les Fausses Confidences (1737)

1. L’action et les forces agissantes

2. La composition

3. Les personnages et leur parole

4. Une illustration de l’amour moderne

5. Morale et société

Chapitre 6. L’essai et les genres littéraires de l’argumentation

Cadre pour l’étude d’un texte argumentatif

I. Approche historique

La littérature d’idées aux XVIe et XVIIe siècles

Le débat d’idées au XVIIIe siècle

L’avènement de l’essai au XIXe siècle

Fortune et diversité de l’essai au XXe siècle

II. Approche poétique

1. La démarche argumentative
2. L’implication de l’auteur

3. Le recours à la narration et au dialogue

4. Écriture et argumentation

III. Application. Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville


(1772)

1. La question du genre

2. La démarche argumentative : conversation et conversion

3. L’implication de l’auteur

4. Les ambiguïtés de l’utopie

5. L’écriture : du sérieux à l’humour

Conclusion

Chapitre 7. Méthodologie

L’élargissement de la culture générale

Le travail de l’étudiant

L’acquisition d’une langue

Ressources en ligne et bibliothèques universitaires

Une exigence de transparence

Principes généraux des exercices universitaires

L’exposé oral

Le dossier et le traitement de texte


Le commentaire composé

La dissertation littéraire

Complément bibliographique

Annexes

Corrigés des exercices

Les phonèmes du français

Index
Avant-propos
La première année universitaire réserve quelques surprises aux jeunes
bacheliers. Contrairement à ce que l’on imagine d’ordinaire en terminale, le
rythme hebdomadaire des cours à l’université est très intense, non
seulement parce que l’emploi du temps s’étale sur la totalité de la semaine
mais aussi parce que la nature même des enseignements est en rupture avec
les principes pédagogiques du lycée.
La démultiplication des disciplines littéraires à l’université peut dérouter.
Appelé au lycée « français » ou, plus rarement, « lettres » (« littérature » en
terminale littéraire), cet enseignement apparaît en L1 sous les couleurs
variées des cours de « linguistique », d’« ancien français », de « littérature
française du Moyen Âge  », «  du XVIe  siècle  », «  du XVIIe  siècle  », du
«  XVIIIe  siècle  », du «  XIXe  siècle  », du «  XX-XXIe  siècle  », de «  littérature
générale et comparée » ; s’y ajoutent les cours de langues anciennes et de
langues vivantes.
Le rapport de l’étudiant à ses enseignants est nouveau lui aussi. Bien
moins encadré et accompagné qu’au lycée, l’étudiant se trouve confronté à
une exigence tacite d’autonomie  : recherche d’informations auprès des
secrétariats, méthodes de travail, lectures complémentaires, devoirs
quotidiens, tout est laissé à son appréciation. Il n’est plus question de lui
expliquer par ailleurs qu’il doit écouter, prendre des notes et travailler
régulièrement, même si des tutorats ont été mis en place en première année
dans la plupart des universités.
Le rythme de l’année universitaire peut enfin surprendre. Divisée en deux
semestres (S1 de septembre à début janvier et S2 de fin janvier à la mi-mai),
l’année universitaire propose aux étudiants une validation semestrialisée  :
ils passent des partiels pour le S1 en décembre et janvier, en mai pour le S2.
En juin est proposée une seconde session d’examens pour les «  unités
d’enseignement » (UE) qui n’auraient pas été validées, ce qui laisse peu de
temps pour des révisions. La concentration des contrôles pour toutes les
disciplines en fin de semestre, même atténuée par le développement du
contrôle continu, constitue un changement assez important de l’état d’esprit
de la formation et implique que l’étudiant s’organise au mieux et sache
planifier, dès avant le début de l’année universitaire, le rythme de son
travail, qu’on appellera désormais étude.
Un changement radical d’univers et de méthode est ainsi constaté. Les
enseignants eux-mêmes appartiennent à un autre continent, qui est celui de
la recherche et des laboratoires, sur le modèle des sciences dures. Ils sont
répartis globalement en deux grandes catégories ou grades : les maîtres de
conférences (MCF) et les professeurs (PR). Ils ont un lien étroit avec la
recherche en sciences humaines : outre leurs titres et diplômes (agrégation,
doctorat), leurs écrits (thèse, ouvrages scientifiques, articles) les qualifient
pour enseigner à l’Université  ; à ces trois catégories s’ajoutent des
professeurs agrégés détachés du secondaire (PRAG), des assistants
moniteurs normaliens (AMN), des assistants temporaires d’études et de
recherche (ATER), des doctorants allocataires et des vacataires recrutés par
les enseignants titulaires pour leurs qualités propres et qui sont très souvent
de jeunes chercheurs. De ce fait, leurs cours font écho, directement ou non,
à leurs travaux et immergent leurs étudiants dans un ensemble de
connaissances et d’informations spécialisées. Il convient de se préparer à
ces cours d’une très grande densité et de les accompagner, tout au long du
semestre, d’efforts particuliers sur le plan méthodologique dont nous
tenterons de tracer les contours et les principes dans un chapitre terminal.
Ainsi à l’entrée à l’Université, mais aussi dans les classes préparatoires aux
grandes écoles, on attend des étudiants en lettres un certain nombre de
compétences en matière d’organisation du travail et de recherche
documentaire, de méthodes et de contenus. Notre ambition est donc de leur
présenter les connaissances (incluant un bref rappel d’histoire littéraire)
nécessaires à l’analyse des textes littéraires dans la perspective d’une
lecture plurielle. Elles seront régulièrement mises en œuvre dans diverses
observations et analyses, dans trente-deux exercices (dont les corrigés sont
donnés en annexe) et dans quatre études (réduites) portant sur des œuvres
intégrales courtes, pouvant être (re)lues rapidement.
Ces connaissances et ces exemples, nous ne les concevons pas comme un
savoir figé mais comme des outils pour l’appropriation de compétences de
lecture. L’Université étant un lieu où le savoir est en formation, les
étudiants vont rencontrer des débats, des controverses même concernant
l’approche des textes. Il faut donc qu’ils aient les moyens d’effectuer eux-
mêmes ces confrontations, de comprendre des lectures critiques différentes,
de les mettre en perspective, d’en produire à leur tour  : le chapitre
transversal « Méthodologie » devrait les y aider.
Il ne nous reste plus qu’à leur souhaiter une bonne lecture, en les invitant à
la prolonger, en toute autonomie, par celle des ouvrages cités. C’est le
moyen de commencer à explorer l’immense continent de la littérature et du
discours critique qui l’accompagne.

LES AUTEURS

 
Nota bene. Les ouvrages indiqués dans le texte et les notes ne sont pas
rappelés dans les compléments bibliographiques.
CHAPITRE 1

Histoire littéraire.
Quelques repères

L’histoire littéraire ne se confond pas avec l’histoire de la littérature. Elle


l’éclaire et la complète. Elle favorise la saisie d’ensemble d’œuvres et
d’auteurs au sein de tendances ou de groupements cohérents : connaissance
des mouvements littéraires et esthétiques, mémorisation des idées
marquantes d’une époque, présentation d’auteurs dans leur contexte
constituent des repères indispensables. Nous proposons tout d’abord un
panorama des grands moments de l’histoire littéraire, qui est à mettre en
relation avec l’approche historique dans les différents chapitres sur les
genres. Nous indiquons dans une seconde étape les limites inévitables de
cette approche  : c’est une invitation à trouver les supports d’une
connaissance plus fine, construite dans le temps patient des études.

LE MOYEN ÂGE

La littérature française se constitue à partir de la fin du XIe siècle dans une


civilisation médiévale bien éloignée de l’unité qui prévaut aujourd’hui. Y
coexistent notamment le pouvoir des rois, soucieux d’agrandir et de
centraliser leur royaume, celui de puissants seigneurs féodaux et celui de
l’Église  ; les clercs, ecclésiastiques lettrés, et les laïcs, parmi lesquels
l’énorme masse des paysans illettrés  ; les mœurs et les valeurs
aristocratiques et celles d’une bourgeoisie qui commence son ascension  ;
une langue ancienne, le latin, maîtrisée par une élite, et des langues
modernes, dites vulgaires, les langues d’oc (comme le provençal ou le
catalan) dans le sud de la France et dans le nord les langues d’oïl (comme le
picard ou le francien). À cela s’ajoutent de violents contrastes entre des
périodes de développement économique et de consolidation du pouvoir
royal (XIIe et XIIIe siècles) et de longues décennies de calamités (peste noire,
famines, guerre de Cent Ans de 1337 à 1453) qui entraînèrent une réduction
considérable de la population.

Des chansons de geste aux romans courtois

À partir de la fin du XIe siècle, l’idéal chevaleresque est magnifié dans toute


une série de récits, souvent anonymes, inspirés de mythes et de faits
légendaires, écrits non dans la langue savante, le latin, mais dans la langue
vernaculaire, le roman (qui donnera son nom à un genre), et le plus souvent
en vers (décasyllabes ou octosyllabes) pour être appris et dits avec un
accompagnement musical devant un public à la fois cultivé et gourmand
d’aventures merveilleuses et héroïques.
–  Ce sont d’abord les chansons de geste (comme la Chanson de Roland,
vers 1080), épopées relatant les exploits de Charlemagne et de ses preux (la
«  matière de France  »), qui gardent les traces du contexte politique,
historique et religieux.
–  Ce sont ensuite les récits adaptés des œuvres de l’Antiquité, comme le
Roman de Thèbes (1155) ou le Roman d’Alexandre (1170), composé en
vers de douze syllabes (appelés depuis alexandrins).
–  Ce sont enfin les récits inspirés des légendes celtiques (la «  matière de
Bretagne »), les aventures de Tristan et Iseult dans les romans de Thomas
(1172) et de Béroul (1181) et dans le Lai du chèvrefeuille (1180) de Marie
de France (première femme poète française), celles de Lancelot, Yvain ou
Perceval dans les romans de Chrétien de Troyes (autour de 1180).
À des degrés divers, ces œuvres mêlent plusieurs genres (l’épopée, la
poésie, le roman). Elles expriment aussi les valeurs courtoises (de l’ancien
français cort, cour), témoignant ainsi du mécénat qui s’exerçait dans les
cours seigneuriales (Marie de Champagne était la protectrice de Chrétien de
Troyes).
NOTIONS CLÉS
► chanson de geste : épopée en vers racontant les hauts faits (en latin
gesta) des chevaliers et diffusée oralement par des jongleurs.
► fin’amor : conception de l’amour parfaite (amour est alors féminin)
qui apparaît dans la poésie lyrique des troubadours et dans laquelle
l’homme, contrairement aux usages sociaux de l’époque et aux discours
de l’Église, se fait le vassal de la dame aimée (valorisée, idéalisée).

Vers la poésie lyrique

La courtoisie se manifeste d’abord dans la poésie occitane : le chant subtil


des troubadours correspond à une conception de l’amour parfait, la
fin’amor, qui voue un culte à la dame aimée, présentée comme
inaccessible. Cet amour courtois connaît une diffusion dans le nord de la
France grâce aux romans de Chrétien de Troyes où il est associé aux plus
hautes vertus chevaleresques.
La poésie se développe ensuite chez les trouvères comme Thibaut
de  Champagne, elle se fait plus personnelle et réaliste chez Rutebeuf
(Complainte, vers 1260), lyriquechez Guillaume de Machaut (Le Voir-Dit,
1362) et Christine de Pisan (Cent Ballades d’amant et de dame, 1394). La
poésie courtoise prend une tonalité mélancolique dans les ballades et les
rondeaux de Charles d’Orléans qui constituent un seuil dans l’évolution
du genre poétique où le chant sert un sujet sensible. Une véritable transition
a ainsi lieu au XVe  siècle, visible également dans les poèmes de François
Villon, d’une veine plus « populaire » que courtoise : son Lais (1457) et son
célèbre Testament (1461) semblent annoncer, rétrospectivement, le
renouveau poétique de la Renaissance française. La seconde moitié du
XVe siècle voit apparaître des poètes épris de virtuosité formelle et de jeux
sur le langage (Jean Meschinot, Jean Molinet) que l’histoire littéraire a
réunis sous l’appellation de Grands Rhétoriqueurs.

NOTIONS CLÉS
►  troubadours (étymologiquement, ceux qui trouvent, qui
composent) : poètes et musiciens de langue d’oc des XIIe et XIIIe  siècles
(comme Bertrand de Born ou Bernard de Ventadour).
► trouvères  : poètes du nord de la France qui composaient en langue
d’oïl (comme Thibaut de Champagne ou Rutebeuf).

Le contrepoint réaliste et satirique

La courtoisie, aussi illustrée dans le récit allégorique et en vers de


Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose (vers 1230), est mise à mal par
son continuateur Jean de  Meun (vers 1275). Les amateurs de romans
courtois se plaisent aussi à entendre des fabliaux, brefs contes en prose,
souvent grossiers, où apparaissent moines paillards, femmes rusées, maris
trompés, paysans balourds ou finauds. Cet esprit satirique et parodique
inspire une œuvre héroï-comique (en octosyllabes), le Roman de  Renart,
qui va pousser par « branches » successives de la fin du XIIe au XIVe siècle,
ainsi que les contes satiriques et grivois des Cent Nouvelles Nouvelles (vers
1460).
De même, à côté du théâtre liturgique (les miracles et les mystères
représentés lors des fêtes religieuses), le XIIIe  siècle voit naître des pièces
profanes donnant un point de vue critique sur la réalité (Adam de la Halle,
Jeu de la feuillée, 1276). Apparaissent ensuite des farces qui, comme les
fabliaux, visent essentiellement à faire rire (Farce de Maître Pathelin,
1465).

Le récit et l’histoire

Les évènements historiques ont inspiré le récit hagiographique de Joinville


(Histoire de Saint Louis, 1309), les Chroniques documentées de Froissart
sur la guerre de Cent Ans et les Mémoires de Commynes (1489-1498) qui,
ajoutant l’analyse au récit, apparaît comme le premier historien moderne.
La littérature du Moyen Âge doit beaucoup aux croisements des écritures et
des arts : poésie, musique, mise en scène, enluminure, art de la copie. Cette
inventivité sera démultipliée par une véritable révolution technique,
l’imprimerie. La coïncidence de l’invention du livre imprimé (1450) et de la
chute de l’Empire romain d’Orient (1453) signe le début d’une ère
nouvelle  : les premiers livres imprimés (les incunables) vont totalement
transformer la perception des textes religieux, historiques et poétiques, dont
la réception restait essentiellement orale et visuelle.

LE XVIe SIÈCLE

Dans les deux premiers tiers du siècle, les arts et la pensée connaissent un
grand renouvellement. Ce mouvement culturel, appelé rétrospectivement la
Renaissance, résulte de plusieurs facteurs  : la diffusion du livre imprimé
(qui heurte un clergé concentrant les pouvoirs politique, moral et culturel),
les guerres d’Italie (1494-1559) qui ont fait connaître une civilisation où les
arts se sont épanouis au XVe  siècle (le Quattrocento), le développement
économique du royaume et l’essor de la monarchie française qui met les
arts à son service par la pratique du mécénat, l’ouverture d’esprit apportée
par la découverte du Nouveau Monde et les progrès scientifiques (Copernic,
Galilée). Le dernier tiers, très sombre, est marqué par les guerres de
Religion (1562-1598) et leur cortège de massacres (Saint-Barthélemy,
1572).

Humanisme, évangélisme, Réforme

Rejetant la culture médiévale et la tutelle de l’Église, les lettrés font un


retour à la culture antique, trouvant dans une lecture plus exacte des textes
anciens (retraduits) une meilleure connaissance de l’homme et l’espoir
d’améliorer sa condition. Cet humanisme, qui connaît une extension
européenne, est d’abord incarné par le Hollandais Érasme (Éloge de la
Folie, 1511) ou l’Anglais Thomas More (L’Utopie, 1516). En France,
Guillaume Budé obtient de François  Ier la fondation du Collège des trois
langues (latin, grec, hébreu), devenu ensuite le Collège de France ; Étienne
Dolet, philologue, traducteur et éditeur (de Marot et Rabelais), paye de sa
vie sa liberté d’esprit (comme More).
De cet esprit de libre examen appliqué à la religion chrétienne naît la
réforme protestante. En Allemagne, la traduction de la Bible par Luther
(1522 et 1534) est à la fois l’affirmation d’un texte retrouvé et diffusé dans
une langue accessible et la manifestation concrète de la réforme de l’Église
catholique dont il s’affranchit entièrement, refusant tout intermédiaire entre
lui et le texte sacré.
De même, le retour à l’esprit de l’Évangile conduit Rabelais à s’opposer au
clergé où il s’est construit  : dans le collège idéal qu’est l’abbaye de
Thélème, la religion est une pratique individuelle et sincère excluant les
rites et le personnel de l’Église (Gargantua, 1534). Ses romans foisonnants
(Pantagruel, Tiers Livre) et polyphoniques mêlent les discours sérieux à la
fantaisie et au grotesque, les géants parlent et agissent en humanistes  : ce
sont de véritables apologues.
La Réforme gagne la France, où elle est combattue par le pouvoir royal  :
malgré la protection de Marguerite de  Navarre, sœur de François  Ier, le
poète Marot doit s’exiler, de même que Calvin, qui organise ensuite à
Genève une nouvelle Église.

NOTIONS CLÉS
►  Renaissance  : période historique marquée par un mouvement de
retour à la culture antique (langues, œuvres, pensée, art) qui s’est
développé en Europe du XIVe  siècle (Italie et Flandre) au XVIe  siècle
(France) contre les hommes et la culture du Moyen Âge.
►  humanisme  : mouvement représenté par les humanistes de la
Renaissance qui cherchaient à développer l’esprit humain en renouant
avec les langues et littératures gréco-latines (les humanités).
►  évangélisme  : attitude des humanistes chrétiens comme Érasme et
Rabelais qui souhaitaient épurer les dogmes et les pratiques de l’Église
catholique en les ramenant à la lettre et à l’esprit des Évangiles.

L’essor de la poésie
Le développement d’une poésie lyrique partiellement affranchie du
religieux accompagne ce grand mouvement novateur avec, au début du
siècle, la figure marquante de Clément Marot, poète de cour pratiquant les
formes anciennes (la ballade, le rondeau) et les nouvelles (le sonnet, les
codes pétrarquistes) mais aussi auteur d’Épîtres plus personnelles et
traducteur des Psaumes.
Au milieu du siècle, la lyrique amoureuse inspire les poètes lyonnais.
Après Pétrarque, humaniste italien du XIVe siècle qui a idéalisé Laure dans
des poèmes élégiaques, Maurice Scève chante Délie, objet de plus haute
vertu (1544) dans 449 dizains décasyllabiques souvent hermétiques. Louise
Labé fait entendre dans ses Sonnets (1555) la voix d’une amante qui est
avant tout poète.
La Pléiade réunit une constellation d’auteurs de renom  : Ronsard, Dorat,
Du  Bellay, Jacques Peletier du  Mans, Rémy Belleau, Antoine de  Baïf,
Pontus de Tyard et Étienne Jodelle. Du Bellay écrit un manifeste, Défense
et Illustration de la langue française (1549), pour promouvoir le français
comme une grande langue poétique. Après les sonnets pétrarquistes en
décasyllabes de L’Olive, il écrit les sonnets élégiaques et satiriques des
Regrets et des Antiquités de Rome (1558) qui consacrent l’alexandrin, vers
jugé encore prosaïque et familier. Ronsard, « prince des poètes » et poète
des princes, pratique tous les genres et toutes les formes poétiques. Il chante
le roi et les grands dans son premier recueil, les Odes, en vient à la
célébration obligée des Amours dans des sonnets d’abord en décasyllabes
(pour Cassandre, 1552) puis en alexandrins, dans un «  beau style bas  »
(pour Marie, 1555), avant de revenir à une inspiration plus noble dans les
Sonnets pour Hélène (1578) –  renouant davantage avec l’inspiration
pétrarquiste.
Avec les guerres de Religion, la poésie devient l’expression même des
enjeux politiques, et souvent une écriture de combat. Dans son Discours sur
les misères de ce temps (1562), Ronsard défend le camp catholique – tout
en dénonçant les outrages et les violences dont il est l’auteur  – tandis
qu’Agrippa d’Aubigné, un des poètes les plus importants de la fin du
e
XVI  siècle, prend parti pour la Réforme dans Les Tragiques.
NOTION CLÉ
► pétrarquisme : esthétique poétique imitée de Pétrarque (1304-1374),
dont les poèmes d’amour (adressés à Laure et recueillis dans le
Canzoniere, imprimé en 1470) se caractérisent par le raffinement des
images, des antithèses, du vocabulaire.

Fin de siècle : crise de l’humanisme

Le dernier tiers du XVIe siècle voit, dans un contexte d’une violence extrême


(massacre de la Saint-Barthélemy, 1572), l’avènement d’un esprit
extraordinaire : politique, diplomate, érudit, raffiné, philosophe et empreint
d’un scepticisme en renouvellement permanent, Montaigne est l’héritier du
siècle tout entier.
Esprit libre et sceptique, il exerce son jugement –  qu’il sait faillible  – sur
tous les aspects de la vie humaine (les mœurs, le pouvoir, l’art, l’éducation,
la langue, la philosophie). Son esprit critique, son sens de la relativité et de
l’instabilité des choses, son intérêt pour l’homme et sa capacité à l’analyser
sont favorisés par sa connaissance des auteurs anciens mais aussi des récits
de ses contemporains ayant séjourné dans le Nouveau Monde (comme
André Thevet et Jean de  Léry). Cet humaniste confronté à la crise de
l’humanisme livre dans une langue savoureuse une pensée en mutation
constante mais assise sur des principes moraux stables. Se faisant un devoir
de se connaître soi-même, selon le précepte socratique, il donne aussi à
l’écriture du moi un élan qui ne se retrouvera pas avant les Confessions de
Rousseau.

LE XVIIe SIÈCLE : BAROQUE ET CLASSICISME

La fin des guerres de Religion (édit de Nantes, 1598) permet la restauration


de l’autorité royale puis, après l’épisode de la Fronde (révolte des
parlements et des princes autour de 1650), l’établissement de la monarchie
absolue et de droit divin à laquelle est attaché le nom de Louis  XIV. En
dépit de guerres incessantes et de graves difficultés économiques, le siècle
connaît une expansion culturelle considérable, financée par une monarchie
qui a le souci de sa gloire.

Le contexte culturel et intellectuel

Richelieu crée l’Académie française (1634) et favorise le développement du


théâtre à Paris, Louis XIV et les grands assurent des revenus aux artistes et
aux écrivains, souvent d’origine bourgeoise, par des commandes, des
emplois et des pensions. Un contrôle des arts est ainsi imposé, les écrivains
étant aussi soumis à la censure de l’Église et du pouvoir : Molière, pourtant
protégé par le roi, voit interdire son Tartuffe(1664) puis son Dom  Juan
(1665). La production littéraire tend ainsi à être encadrée par des règles qui
concernent la langue (Vaugelas, Remarques sur la langue française, 1647)
et la poétique des genres nobles (tragédie, poésie).
La querelle du Cid (1637) en témoigne. Elle est à la fois d’ordre politique
(Corneille offenserait la France en présentant une image haute de
l’Espagne, alors en guerre contre la France) et esthétique puisque la pièce
prendrait des libertés avec la règle des trois unités (lieu, temps, action) et
dépasserait les attentes raisonnables de la bienséance et de la
vraisemblance.
La codification de l’usage de la langue et l’exigence de perfection,
rappelées dans l’Art poétique de Boileau (1674), produisent dans les années
1660-1680 des œuvres majeures que l’institution scolaire, qui a longtemps
privilégié cette période, a qualifiées ensuite de classiques. Le siècle de
Louis  XIV, animé par des courants idéologiques contraires, ne présente
pourtant pas cette belle unité. Sur le plan religieux, les jésuites, alors
proches du pouvoir, combattent le jansénisme. Les années 1650 à 1680 sont
des années de conflits entre les gens d’esprit qui s’inspirent de la loi
religieuse et les « esprits forts » qui prétendent penser le monde sans Dieu
(le Dom Juan de Molière les incarne au théâtre et Pascal leur destinait ses
Pensées, apologie du christianisme fondée sur un tableau effrayant de la
condition humaine). Un courant libertin et épicurien traverse en effet le
siècle  ; l’esprit critique, déjà présent dans le rationalisme chrétien de
Descartes (Discours de la méthode, 1637), apparaîtra au grand jour avec les
philosophes des Lumières.
NOTIONS CLÉS
► Compagnie de Jésus : ordre religieux fondé à Rome en 1540 dans le
cadre de la Contre-Réforme catholique. Les jésuites sont intervenus
dans les affaires publiques en formant les élites dans leurs collèges et en
étant les directeurs de conscience des grands (d’où leur influence dans
l’État).
► jansénisme : doctrine chrétienne qui nie la possibilité pour l’homme
de faire son salut sans la « grâce efficace » que Dieu n’accorde qu’à des
élus et prône une morale très rigoureuse  ; elle a été combattue par
Louis  XIV et par l’Église, notamment par les jésuites, partisans du
molinisme –  selon lequel Dieu accorde à tout homme une «  grâce
suffisante » qui lui donne la liberté de faire son salut.
► libertinage : 1. Au XVIIe siècle, attitude de celui qui ne respecte pas
les dogmes religieux et la morale qui leur est attachée et règle sa vie
selon la raison et la nature. 2. Depuis le XVIIIe siècle, le mot n’a plus que
le sens moral de vie dissolue, guidée par la recherche du plaisir.

Classicisme, baroque, préciosité

En 1680, on appelle « classiques » les auteurs latins et grecs dignes d’être


enseignés en classe. Au XIXe siècle, ce sont les grands auteurs des règnes de
Louis  XIII et Louis  XIV, devenus à leur tour des modèles. Ils n’ont pas
constitué une «  école  » malgré les écrits des doctes de cette époque  : la
notion de classicisme a été définie au début du XIXe  siècle par les
promoteurs du romantisme (Mme  de  Staël, Stendhal) désireux de rompre
avec des formes littéraires qu’ils jugeaient inadaptées à la société issue de la
Révolution – mais qui en leur temps répondaient au goût du public mondain
cultivé, de l’« honnête homme ». Par-delà l’exigence de vraisemblance, le
respect des bienséances et des fameuses règles dramaturgiques (unités de
lieu, de temps, d’action), par-delà même l’objectif assigné à la littérature
(«  instruire et plaire  », rappelle La  Fontaine) à une époque où l’Église
condamnait le pur divertissement, «  la principale règle est de plaire et de
toucher  » (Racine). Et en effet, la hiérarchie des genres héritée d’Aristote
qui associait l’épopée et la tragédie au style élevé, la grande comédie au
style moyen et le roman au style bas n’a pas empêché l’immense succès de
certains romans.

NOTIONS CLÉS
►  classicisme  : phénomène littéraire et artistique du XVIIe  siècle qui
culmine dans les années 1660-1680. Il voit le développement d’une
littérature et d’une doctrine fondées sur l’imitation des Anciens et de la
nature, la raison, l’impersonnalité, la recherche de la vérité morale, un
idéal d’équilibre, et associant le plaisir esthétique et l’intention
didactique.
► honnête homme : idéal humain du XVIIe siècle qui unit à une bonne
culture générale des qualités sociales (bienséance, savoir-vivre) et
morales (modestie, probité, modération).

Toutes les œuvres du XVIIe siècle ne pouvant être rapportées au classicisme,


l’histoire littéraire, reprenant un terme utilisé en histoire de l’art, a réuni
dans un ensemble aux contours très flous celles qui ne se soucient pas des
règles et du bon goût, qui assument leur bizarrerie, leur aspect baroque
(barroco, en portugais, désigne une perle irrégulière). Aucune doctrine n’a
inspiré cet « âge baroque » que l’on situe de 1560 à 1660 et contre lequel
s’est construit le classicisme.

NOTION CLÉ
►  baroque  : 1.  Arts. Production artistique postérieure à la Contre-
Réforme catholique, qui s’est développée en Europe du XVIe au
e
XVIII  siècle et qui a cherché à susciter la ferveur religieuse par le faste,
l’exubérance, le mouvement, les effets de trompe-l’œil et le pathétique.
2. Littérature. Forme esthétique que l’on oppose traditionnellement au
classicisme, caractérisée par les jeux de langage (images, antithèses,
hyperboles), la démesure, le goût du théâtral et du pathétique, les thèmes
de la mort, de l’inconstance humaine et de la vanité de la vie terrestre.
Dans cette vue rétrospective, la littérature baroque est celle qui préexiste
ou survit aux canons « classiques » et jouit d’une plus grande liberté. Celle-
ci apparaît bien dans le mélange des tons, la mise «  en  abyme  »,
l’exubérance verbale, l’invraisemblance de la fable, la multiplicité des lieux
et l’étalement du temps qui font l’originalité et la richesse du théâtre de
Shakespeare (la « tragédie » d’Hamlet est bien éloignée de la « simplicité
merveilleuse  » recherchée par Racine dans Bérénice) et des comedias du
« siècle d’or » espagnol (Calderón, La vie est un songe, 1636). En France,
on juge baroques L’Illusion comique de Corneille (1636), Le Véritable Saint
Genest de Rotrou (1647) ou le Dom Juan de Molière, pièce « à machines »
d’une composition plus libre et d’une leçon moins univoque que le
« classique » Tartuffe, son contemporain.
Le baroque est divers. On y rattache, outre Les  Tragiques d’Agrippa
d’Aubigné (1616) dont le souffle bouscule bien des règles, les poètes du
premier demi-siècle (Régnier, Théophile de  Viau, Saint-Amant) qui
pratiquent une poésie libre, parfois libertine ou satirique, et refusent la
simplification et l’épuration de la langue voulue par Malherbe, la réduction
de l’activité poétique à un métier. Du baroque relèvent encore les
réécritures et récits burlesques, à l’exemple du Virgile travesti de
Scarron (1648) ou de son Roman comique, ainsi que l’Histoire comique
des États et Empires de la Lune de Cyrano de  Bergerac (1649) qui
transfère le baroque théâtral dans l’espace du rêve. L’esthétique baroque se
manifeste aussi dans les romans-fleuves où le foisonnement des
personnages et l’imbrication des récits égarent et séduisent un public
mondain, comme le roman pastoral d’Honoré d’Urfé (L’Astrée, 1607-
1627) ou les romans héroïques de Mlle  de  Scudéry, grande figure de la
préciosité parisienne (Le Grand Cyrus, Clélie et sa Carte de Tendre, 1649-
1660). Par contraste, le chef-d’œuvre de Mme de La Fayette, La Princesse
de Clèves (1678), considéré aujourd’hui comme le roman «  classique  »
emblématique mais proche des nouvelles historiques alors à la mode, doit
son efficace à son resserrement et à son écriture sobre et précise.

NOTION CLÉ
► préciosité  : phénomène littéraire né au XVIIe  siècle dans les milieux
féminins aristocratiques, caractérisé par une recherche de raffinement
extrême dans le langage comme dans la vie morale ou sociale et par des
revendications « féministes » avant la lettre.

Le théâtre classique

La première moitié du XVIIe siècle voit l’essor du théâtre, encouragé par la


monarchie (Louis  XIII et Richelieu). Des troupes permanentes se créent à
Paris, qui présentent des spectacles très divers, farces grossières, pastorales
et bergeries, tragédies sanglantes, tragi-comédies romanesques. Afin
d’épurer et moraliser le théâtre, alors en butte à l’hostilité de l’Église, des
doctes (Chapelain, d’Aubignac) s’inspirent de la Poétique d’Aristote et de
l’Art poétique d’Horace pour édicter des principes dramaturgiques
conformes à une esthétique «  classique  »  : au nom de l’utilité de l’art, le
théâtre doit respecter les bienséances (morales et sociales) et présenter une
fable vraisemblable (d’où sa réduction à une action se déroulant en vingt-
quatre heures dans un seul lieu) permettant l’édification du spectateur, la
tragédie devant opérer une catharsis (voir p. 141) et la comédie corriger les
vices par le rire.
Corneille, après la querelle du Cid, s’astreint au respect de ces principes
(qu’il examine dans ses Trois Discours sur le poème dramatique, en 1660)
dans des tragédies où un héroïsme hors du commun le dispute toutefois à la
vraisemblance. La « simple intrigue d’amour entre des rois » ne suffit pas
pour lui à assurer la dignité du genre, il y ajoute «  quelque grand intérêt
d’État », faisant entrer son théâtre en résonance avec les enjeux politiques
du moment : protégé par Richelieu et bientôt anobli, il exalte la monarchie
avec la figure idéale d’Auguste dans Cinna (1642).
Racine compose dans la seconde moitié du XVIIe siècle un théâtre qui, sans
se départir des modèles antiques, propose une versification poétique d’une
intensité nouvelle, retrouvant au cœur du politique la violence des
sentiments et dans les cœurs les déchirures du pouvoir. Britannicus (1669),
Bérénice (1670) et Phèdre (1677) en sont des exemples majeurs.
Molière, pensionné par Louis XIV et chargé de fournir des divertissements
à sa cour, produit une œuvre considérable et diverse, dépassant ses modèles
latins, italiens ou espagnols pour aborder les problèmes de son époque dans
ses grandes comédies (L’École des femmes, Tartuffe, Dom  Juan,
Le Misanthrope). Il y met son habileté de dramaturge, son génie comique,
son art du dialogue et de la tirade au service de la satire de mœurs mais
aussi d’une pensée humaniste. Traversé de réminiscences baroques, son
théâtre tend en effet spontanément vers l’univers philosophique et moral qui
est celui de ses contemporains majeurs.

Les moralistes

Le dernier tiers du siècle voit paraître des moralistes, souvent issus des
milieux ecclésiastiques comme Bossuet, célèbre pour ses Sermons et ses
Oraisons funèbres, et Fénelon, auteur d’un roman à la fois didactique (écrit
pour l’édification d’un futur roi), romanesque, poétique et philosophique,
qui adresse des critiques au régime et à la société de son temps sous le
masque des figures antiques (Les Aventures de Télémaque, 1699).
L’inspiration chrétienne est aussi sensible chez La Rochefoucauld, proche
des jansénistes et des mondains, dont les Maximes (1664) donnent une
vision sombre de l’homme, et chez La  Bruyère, proche des dévots, qui
jette un regard très critique sur les mœurs et les institutions du Grand Siècle
(Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, 1688).
La Fontaine, dans ses Fables (1668-1693), présente lui aussi une vision
des hommes et de la société critique mais résignée, obéissant à un idéal bien
« classique » de modération et de maîtrise de soi (« Rien de trop ») qui est
une forme d’épicurisme (il chante d’ailleurs les plaisirs que peuvent
apporter l’amour, l’amitié, les arts, la nature). Sachant donner «  un air
agréable » – humoristique ou poétique – « à toutes sortes de sujets, même
les plus sérieux  », cet esprit indépendant mais prudent maîtrise l’art de la
suggestion et laisse au lecteur subtil «  quelque chose à penser  »  : c’est
souvent le récit lui-même, et non les fameuses « morales », qui est porteur
des critiques les plus audacieuses et des leçons les plus subtiles.
Les contestations de la fin du siècle

À la fin du siècle, l’esprit critique ne s’en tient plus au champ traditionnel


de la morale et des mœurs. La Querelle des Anciens et des Modernes
oppose aux écrivains «  classiques  » et consacrés (Boileau, La  Fontaine,
La  Bruyère, Fénelon), qui vénèrent et imitent les «  Anciens  », les
« Modernes », qui mettent à distance les modèles antiques au profit d’une
littérature enracinée dans un terreau national et contemporain. Parmi eux,
Perrault, auteur de Contes d’inspiration populaire, mais aussi des esprits
plus « philosophiques » comme Fontenelle (Histoire des oracles, 1686) et
Bayle (Dictionnaire historique et critique, 1695), animés par un
rationalisme critique appelé à se développer au siècle des Lumières.

UN XVIIIe SIÈCLE HUMANISTE

L’essor de la pensée rationnelle et critique, le développement des sciences


et des techniques, le combat de nombreux écrivains contre l’emprise des
préjugés et de la religion dans le domaine de la pensée et de la société
apparaissent, rétrospectivement, tellement inhérents au XVIIIe  siècle que
l’histoire (littéraire) le considère comme le siècle des Lumières et des
« philosophes », qui en ont été à la fois les hérauts et les héros.

L’esprit « philosophique »

Le philosophe des Lumières met ses connaissances et sa capacité de


jugement au service de la recherche de la vérité dans tous les domaines, de
l’amélioration du sort des hommes, du bien public, du développement de
l’économie et des arts, tout en sachant jouir en sage des plaisirs offerts par
la nature et la société. Son intérêt pour d’autres sociétés lui donne un sens
de la relativité propice à l’affirmation d’idées nouvelles (des séjours dans
l’Angleterre libérale ont influencé Voltaire et Montesquieu), voire
paradoxales (Rousseau et Diderot ont critiqué leur société à la lumière de
ce qu’ils savaient des «  sauvages  »). Il rencontre de ce fait dans
l’absolutisme et l’Église des obstacles majeurs à ses aspirations au progrès
et au bonheur et, dans un contexte où sa liberté individuelle est menacée, il
les combat en déployant toutes les ressources de son esprit, pratiquant en
maître l’humour, le détour par l’Orient, l’écriture indirecte et les discours à
double sens pour multiplier la satire, intéresser et persuader le lecteur.
D’où la grande variété des genres auxquels ont recours les « philosophes » :
traité (Rousseau, Émile), discours en prose (Rousseau, Discours sur les
sciences et les arts) ou en vers (Voltaire, Discours sur l’homme), dialogue
(Diderot, Le  Neveu de Rameau), tragédie (Voltaire, Mahomet), roman
(Montesquieu, Lettres persanes), conte (Voltaire, Micromégas), pamphlet
(Voltaire, De l’horrible danger de la lecture), dictionnaire (Dictionnaire
philosophique, que Voltaire a voulu portatif pour en faciliter la diffusion).
Emblématique des Lumières, l’Encyclopédiede Diderot et d’Alembert
(1750-1772) ambitionne de réunir tous les savoirs sur les sciences, les
techniques, les arts, la morale, la philosophie au profit d’une vision
« objective » du monde ; c’est aussi une œuvre de combat comme le montre
cet exemple donné par Diderot pour illustrer un des sens du verbe nommer :
« On a nommé à une des premières places de l’Église un petit ignorant. »

NOTIONS CLÉS
► Lumières : mouvement philosophique du XVIIIe siècle, caractérisé par
l’idée de progrès, la défiance de la tradition et de l’autorité, la foi dans la
raison et les effets moralisateurs de l’instruction, l’invitation à penser et
à juger par soi-même.
► philosophe : au XVIIIe siècle, écrivain qui par l’exercice de la raison,
de la science, de l’esprit critique, de la vertu, vise à développer les
connaissances et à améliorer le sort de l’homme en société.

Le Panthéon des « philosophes »

Montesquieu doit sa célébrité aux Lettres persanes (1721) où le roman et


l’exotisme oriental servent de support à une observation plaisante de la
société et à une satire de la monarchie absolue. Ses voyages en Europe et
ses études lui permettent d’analyser les sociétés politiques et de formuler sa
théorie de la séparation des pouvoirs, garantie de la liberté (De l’esprit des
lois, 1748).
Voltaire associe une curiosité scientifique sans limites et une contestation
farouche de tous les fanatismes, illustrée par son engagement dans l’affaire
Calas (Traité sur la tolérance, 1763). De son activité inlassable dans tous
les genres on retient surtout ses contes philosophiques  : Zadig (1747),
Candide (1759), L’Ingénu (1767) reflètent les débats et les enjeux de cette
époque. Ils vulgarisent des idées que le pouvoir et l’Église réprouvent et
diffusent un esprit de révolte, d’indignation et d’espoir humaniste d’autant
plus efficace qu’il est animé par un sens rare de l’ironie et de l’humour.
Diderot, principal maître d’œuvre de l’Encyclopédie, est l’incarnation du
«  philosophe  » curieux de tout et exerçant son esprit dans tous les
domaines. Un séjour en prison l’a conduit à ne donner qu’une diffusion
confidentielle à des œuvres comme Le Rêve de d’Alembert, où il exprime
son matérialisme et son athéisme, Supplément au Voyage de Bougainville,
qui fonde une nouvelle morale sur la nature en excluant toute religion (voir
p. 189 à 195), et même Jacques le Fataliste, où court, sous le foisonnement
narratif, une réflexion sérieuse sur le déterminisme et la liberté.
Rousseau suit une carrière particulière  : d’abord solidaire des
encyclopédistes, il se sépare d’eux par sa critique du théâtre, de la vie
mondaine, du luxe. Son amour de la liberté l’amène à définir un Contrat
social (1762) qui pourrait la garantir : l’audace de sa réflexion politique le
condamne à l’exil mais fait de lui un véritable philosophe, au sens plein du
terme. Il a cultivé sa singularité dans Les Confessions qui ouvrent la voie à
l’écriture autobiographique en explorant les continents intérieurs et sociaux
du moi.

La sensibilité et l’émergence du moi

Cette littérature d’idées donne souvent au débat la forme d’un combat où la


critique et la satire sont servies par un apparent détachement pouvant aller
jusqu’à l’humour noir. Elle ne doit pas faire oublier le courant sensible qui
traverse le siècle, et qui nourrit d’ailleurs l’indignation des « philosophes »
contre les maux dont souffrent les hommes.
Ce courant s’exprime dans le roman, qui se diversifie, mêle idéalisme et
réalisme, annexe les écrits considérés comme «  véridiques  » (lettres,
Mémoires, conversations) et trouve ainsi un lectorat de plus en plus étendu.
On apprécie le roman sentimental, parfois pathétique, à portée morale ou
philosophique comme Manon Lescaut (1731, extrait des Mémoires et
aventures d’un homme de qualité), où Prévost porte un regard très sensible
sur la destinée humaine. Plus tard, cette sensibilité vaut un succès
considérable au roman épistolaire de Rousseau  : Julie ou la Nouvelle
Héloïse (1761) évoque les élans et les déchirements d’un amour interdit
(d’où le sous-titre) tout en multipliant les réflexions et les confrontations
d’idées sur les sujets qui préoccupent son époque. Parallèlement, une
tendance plus réaliste se développe dans le roman d’apprentissage  : dans
Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735), Lesage prolonge et enrichit
le roman picaresque espagnol, dans Le Paysan parvenu (1734), la lucidité
bienveillante de Marivaux démêle les jeux de la nature et des convenances
sociales chez un jeune homme prompt à faire son chemin dans une société
qui privilégie les apparences. Le point de vue est plus cynique dans les
romans libertins de Crébillon fils (Les Égarements du cœur et de l’esprit,
1736), Laclos (Les Liaisons dangereuses, 1782) et Sade (Justine ou les
Malheurs de la vertu, 1791). La sensibilité domine au contraire dans le
roman pastoral et exotique de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie
(1788).
Au théâtre, elle prend des formes diverses  : spontanéité et violence de
l’amour et du désir qui doivent surmonter les obstacles de l’amour-propre et
des préjugés sociaux chez Marivaux (La Double Inconstance, 1723),
émotion et larmes dans le « drame bourgeois » théorisé par Diderot qui veut
toucher le spectateur en lui montrant des personnages et des problèmes
proches de lui, également éloignés de la grandeur tragique et des
conventions de la comédie (Le Père de famille, 1758). Beaumarchais
pratique aussi le drame larmoyant et moralisateur mais doit sa place dans
l’histoire littéraire à la comédie flamboyante d’esprit et d’impertinence qu’il
réussit à faire représenter peu avant la Révolution (Le Mariage de Figaro,
1784).
Enfin la sensibilité est exaltée dans les œuvres autobiographiques où
Rousseau expose (et justifie) sa personnalité singulière (Les Confessions,
1765-1770) et cherche à revivre par l’écriture le bonheur pur, l’expérience à
la fois sensuelle et spirituelle que lui donnait le « sentiment de l’existence »
dans une nature aimée (Les Rêveries du promeneur solitaire, 1776-1778).

UN XIXe SIÈCLE DE TOURMENTES

Le XIXe siècle est le siècle des révolutions : après la révolution de 1789 qui


met fin à l’Ancien Régime, il faudra presque un siècle, et trois épisodes
révolutionnaires (en 1830, 1848 et 1871) suivis de périodes de restauration
conservatrice, avant la mise en place de la démocratie républicaine à la fin
du siècle. C’est aussi l’époque où progressivement, à travers les luttes des
romantiques puis des réalistes, les écrivains acquièrent leur autonomie par
rapport au pouvoir politique.

Le « préromantisme »

Les signes d’un renouvellement dans la vision de l’être et du monde, déjà


présents dans Les Rêveries du promeneur solitaire, apparaissent dans les
essais de Mme de Staël sur la littérature, sous l’influence du romantismus
allemand et notamment de Goethe et de Schiller. Cette phase, dite du
préromantisme, caractérise des œuvres qui expriment les désarrois de
l’âme dans le monde et un rapport mélancolique au souvenir dans une prose
parcourue de courants sans lien avec la rationalité. À cet égard, Oberman de
Senancour (1804), l’année même de la proclamation de l’Empire, est un
repère important. Tourments sentimentaux, prose sensible et nerveuse,
portée philosophique des tensions, connexion du moi et des mouvements du
monde annoncent les thèmes et les motifs romantiques à venir, où la figure
de Napoléon servira à la fois d’attraction et de repoussoir.

Le romantisme

En réaction aux saccages de la Révolution française et aux rigueurs de la


domination napoléonienne, le retour du christianisme – lié à la restauration
d’un régime monarchique – s’entend chez des penseurs importants comme
Chateaubriand (Génie du christianisme, 1802). Simultanément, une
génération nouvelle d’écrivains voit le jour, dans un climat de tension
politique intense. Stendhal, Hugo, Vigny, Balzac sont au début de
trajectoires littéraires qui vont être déterminantes.
Le romantisme français est censé débuter en 1820 avec les Méditations
poétiques de Lamartine, qui font entendre un lyrisme funèbre et poignant
pris dans la contradiction d’un idéal inaccessible et d’un désarroi où le
spectacle de la nature fait écho aux tourments intérieurs. Centrée sur le moi,
ses émotions, sa mélancolie, cette poésie est alors monarchiste et
chrétienne  ; plus tard, chez Lamartine et Hugo, qui évoluent vers des
positions libérales puis républicaines, elle s’ouvre à l’inspiration sociale et
politique alors que Musset, désenchanté, continue à chanter sa souffrance
personnelle et que Vigny aborde, de manière plus distanciée, les problèmes
de la condition humaine.
Au théâtre, où se joue alors publiquement la consécration d’un auteur, le
romantisme suscite l’une des grandes disputes de l’histoire littéraire  : au
cours de la «  bataille d’Hernani  » (qui précède de peu la révolution de
juillet  1830), Hugo fait triompher le drame romantique qu’il a théorisé
dans la préface de sa pièce Cromwell (voir p. 40 et 136), libérant le théâtre
de certaines contraintes qui pesaient sur ce genre depuis l’époque classique.
Les drames en prose de Dumas rencontrent aussi le succès, alors que les
pièces de Musset, plus audacieuses et novatrices, ne connaissent pas la
scène.

NOTIONS CLÉS
►  préromantisme  : terme d’histoire littéraire désignant la tendance,
apparue en France à la fin du XVIIIe  siècle, qui aborde des thèmes
(expression du moi, sensibilité, goût de la solitude, mélancolie, nostalgie
du bonheur) développés ensuite par le romantisme.
► romantisme  : mouvement littéraire et artistique qui s’est développé
en Europe à partir de la fin du XVIIIe  siècle, plus particulièrement en
France entre 1820 et 1850. Il est marqué par un sentiment de
désenchantement, le «  mal du siècle  », et par son opposition à la
tradition classique et au rationalisme des philosophes du XVIIIe siècle. Il a
valorisé la sensibilité, la spiritualité chrétienne, l’expression du moi,
affirmé une exigence de liberté et de modernité, renouvelé les sources
d’inspiration artistiques (intérêt pour le Moyen Âge, l’Orient, l’Europe
du Nord).

L’essor du réalisme

La valorisation de la modernité, de la liberté et de l’individu portée par le


romantisme se retrouve dans le roman, qui connaît un essor considérable,
lié au développement de la presse, feuilletons et chroniques constituant des
sources de revenus importantes pour des auteurs soucieux de leur
autonomie. Le désenchantement romantique s’exprime ainsi dans La
Confession d’un enfant du siècle, où Musset fait le bilan d’une génération
sans héros et sans épopée. Les signes profonds du désarroi d’une génération
apparaissent aussi chez Balzac (Le Père Goriot) et Stendhal (Le Rouge et le
Noir) : la société de la Restauration ne fait pas de place aux jeunes hommes
ambitieux.
Signe d’un temps de mélancolie qui cherche à saisir un nouvel état d’esprit,
Balzac se présente comme un naturaliste et un historien des mœurs
(«  Avant-propos  » de La Comédie humaine, 1842), il veut étudier «  la
Société  » et les «  Espèces sociales  » comme les savants ont étudié «  la
Nature  » et les «  Espèces zoologiques  ». Dans cette période qui est aussi
celle de L’Avenir de la science de Renan (1848, publié en 1890) et du
positivisme d’Auguste Comte, il crée un panorama historique, humain et
philosophique animé par une démarche encyclopédique totalisante et donne
ainsi une caution et une légitimité au roman. De son côté, Stendhal définit
le roman comme «  un miroir qui se promène sur une grande route  »  ; il
place l’individu au centre de l’œuvre mais en l’insérant dans le réel et
confronte ses « héros » en quête du bonheur à une société médiocre.
Avec eux, la question de la représentation du réel dans le roman devient
centrale. L’histoire littéraire les a réunis, avec leurs successeurs, de Flaubert
à Maupassant, sous l’étiquette de réalistes, que peu parmi eux ont pourtant
revendiquée. En effet, une critique hostile qualifiait ainsi les artistes,
romanciers ou peintres (comme Courbet), qu’elle accusait de nier l’art en le
réduisant quasiment à la photographie, ouvrant la voie à la laideur et à
l’immoralité. Pour les théoriciens du réalisme, le souci du réel n’allait
pourtant pas sans «  l’expression franche et complète des individualités  »
(Duranty), l’artiste réaliste donnant non «  une reproduction  » mais «  une
interprétation » du réel (Champfleury).

NOTIONS CLÉS
► positivisme : doctrine qui rejette les considérations métaphysiques et
religieuses pour s’en tenir à la seule connaissance des faits et des
relations entre les choses par la méthode scientifique.
► réalisme : tendance littéraire qui, principalement dans le roman, vise
à donner de la réalité une représentation fidèle et éclairante, en rejetant
toute idéalisation et toute intention moralisatrice.

Le romantisme laisse sa marque dans le roman balzacien qui conjugue


parfois l’observation minutieuse, le fantastique et le mythe dans un réalisme
visionnaire (La Peau de Chagrin, 1831). Il se manifeste aussi dans la vogue
du roman historique suscitée par les romans anglais de Walter Scott (Hugo,
Notre-Dame de Paris, 1831  ; Dumas, Les Trois Mousquetaires, 1844) et
dans le roman social (Eugène Sue, Les Mystères de Paris, 1842 ; George
Sand, Le Meunier d’Angibault, 1845 ; Hugo, Les Misérables, 1862).

Nouvelles formes

Le romantisme suscite de nouvelles formes et des réactions. En témoignent


d’abord les œuvres poétiques singulières de Gérard de Nerval, les textes
de sable et de vent du Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe (1848),
mais aussi les romans baroques de Barbey d’Aurevilly qui mêle le
fantastique à l’observation sociale et psychologique dans un rythme effréné
de symboles et d’images (Une vieille maîtresse, 1851). Aloysius Bertrand
présente des visions nocturnes, médiévales, étranges ou fantastiques dans la
forme hybride du poème en prose dont il est considéré comme l’inventeur
(Gaspard de la nuit, 1842). Dans la préface-manifeste de son roman
Mademoiselle de Maupin (1835), Gautier se prononce pour un art « pur »,
produit d’un travail poétique et non de l’inspiration ou de la confidence
personnelle  : il ferme la beauté sur elle-même, la détache de tout objectif
social ou politique, de toute visée utilitaire. Cette tendance de « l’art pour
l’art  », illustrée dans son recueil Émaux et Camées (1852), fonde le
mouvement poétique du Parnasse.
Après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte en 1851, certains
écrivains se replient, à côté de leurs activités de chroniqueurs, sur l’écriture
poétique d’univers oubliés comme Gérard de  Nerval (Les Filles du feu,
1854)  ; d’autres comme Hugo utilisent l’arme de la poésie satirique pour
combattre le Second Empire (Châtiments, 1853). En 1857, les procès
intentés à Baudelaire et à Flaubert pour atteinte aux bonnes mœurs
témoignent du contrôle des lettres par le pouvoir.
Baudelaire, tout en déployant une critique picturale novatrice, propose un
univers poétique porté par les symboles et une certaine forme d’écriture de
la cruauté. Parfois morbide, sa poésie porte sur le monde un regard voilé par
le spleen, dans une sensualité musicale aux suggestions scandaleuses. Le
symbolisme naissant trouve dans Les Fleurs du mal une source d’énergie
considérable qui court jusqu’au début du XXe  siècle. Ce mouvement –  lié
aux évolutions esthétiques de la peinture et de la musique – voit l’apparition
des œuvres majeures de Verlaine (Romances sans paroles, Poèmes
saturniens), Rimbaud (Une saison en enfer, Illuminations), Laforgue
(Complaintes), Mallarmé (Poésies).

NOTIONS CLÉS
►  Parnasse  : mouvement poétique qui réunit des poètes opposés au
lyrisme et à l’engagement romantiques et prônant une poésie descriptive,
impersonnelle, produite par un travail poétique visant à la plus grande
beauté formelle dans la lignée de «  l’art pour l’art  » préconisé par
Gautier. La revue Le Parnasse contemporain (1866-1876) publia
notamment des poèmes de Leconte de Lisle, Banville, Heredia, Gautier,
mais aussi Baudelaire et Verlaine.
►  symbolisme  : mouvement littéraire de la seconde moitié du
e
XIX   siècle qui privilégie l’image, souvent concrète, pour figurer un
thème ou un sentiment de façon musicale, expressive et nouvelle.
Évolution du réalisme

Dans les années 1850-1880, l’exigence de vérité est toujours aussi forte
mais elle doit composer avec d’autres principes.
Flaubert voue un culte au beau autant qu’au vrai : le travail de l’écriture,
du «  style  », est pour lui essentiel. La singularité énonciative d’un roman
comme L’Éducation sentimentale (1869), véritable feuilleté ironique,
diffuse au cœur de la matière une mélancolie d’échec et d’ennui : l’individu
fonctionne sans vivre, le monde existe lourdement, sans prendre davantage
de sens d’être présent. «  L’impersonnalité de l’œuvre  » –  condition pour
Flaubert de sa beauté – est ainsi relative : l’écrivain procède à une approche
sensible des temporalités du quotidien, des souffrances, des petites avanies,
de cet état lamentable des individus oubliés par le «  progrès  ». Pour les
Goncourt aussi, le romancier « cherche l’Art et la Vérité » mais, engagés
délibérément dans « la grande bataille […] du réalisme », ils subordonnent
l’écriture du roman, si «  artiste  » soit-elle, à «  l’amassement d’une
collection de documents humains ».
Zola, sur qui Germinie Lacerteux (1865) fait une forte impression,
systématise ensuite cette pratique tout en faisant de la personnalité de
l’écrivain (et de tout artiste) le ressort essentiel de son talent. L’importance
de sa documentation et les références biologiques et médicales (Le Roman
expérimental, 1880) exhibées par le théoricien du naturalisme ne doivent
pas faire oublier, dans les vingt romans des Rougon-Macquart (1871-1893),
l’acuité de la satire, le souffle épique, les visions poétiques et fantastiques
de Germinal (1885) ou de La  Terre (1887), ni l’invention verbale de
L’Assommoir (1877) que Mallarmé a saluée comme une «  admirable
tentative linguistique ». Zola a aussi fait connaître Maupassant (avec Boule
de suif, publié dans Les  Soirées de Médan en 1880), qui s’est affirmé
ensuite comme un maître de la nouvelle et du roman réaliste (Bel-Ami,
1885).

NOTION CLÉ
► naturalisme : mouvement littéraire défini et impulsé par Zola, qui en
est le principal représentant. En réaction contre la littérature romantique
et idéaliste, il se propose, dans la lignée du réalisme, de donner une
image exacte et complète de l’homme et de la société. En dépit de ses
prétentions scientifiques, il réserve une place déterminante à la
personnalité et au travail de l’artiste.

Fin de siècle

À bien des égards pourtant, cette prolifération de romans préfigure une


forme de saturation de l’espace romanesque et un rejet de ses procédés
illusoires. Des auteurs comme Huysmans (À rebours, 1884), classé avec le
poète Laforgue parmi les décadents, disent le sentiment sourd d’une fin de
civilisation ; Lautréamont écrit Les Chants de Maldoror (1869), épopée en
prose qui mêle le lyrisme, le pastiche et la révolte absolue. La clôture du
siècle annonce les combats du XXe siècle : l’affaire Dreyfus, marquée par un
antisémitisme féroce, donne l’occasion à Zola d’édifier la figure de
l’intellectuel au cœur du combat politique.

XX
e SIÈCLE : LA LITTÉRATURE AU DÉFI

Plus que d’autres encore, le XXe siècle est le siècle des contrastes : il connaît
un essor considérable des sciences (notamment des sciences humaines) et
des techniques qui accélère comme jamais la marche du progrès, mais aussi
l’horreur et la barbarie des guerres (mondiales, civiles et coloniales) et des
génocides  ; l’aspiration à un monde meilleur et l’antagonisme de blocs
menaçant la planète  ; l’internationalisation des idées et des mœurs et le
choc puis la crise des idéologies ; la diffusion croissante de la culture et sa
production industrielle. Dans cette période de mutations profondes,
constantes, la littérature a connu un émiettement peu favorable aux grandes
catégorisations de l’histoire littéraire, c’est pourquoi la présentation qui suit
ne recherche ni l’exhaustivité ni le strict respect de la chronologie.

De la Belle Époque au surréalisme


La période d’avant-guerre est une «  Belle Époque  » pour la peinture et la
littérature, souvent associées. La seule année 1913 voit ainsi paraître le
poème de Cendrars La Prose du transsibérien et de la Petite Jeanne de
France, « dédié aux musiciens » et illustré par les « couleurs simultanées »
de Sonia Delaunay, le recueil d’ApollinaireAlcools, le premier roman de
Proust, Du côté de chez Swann, et celui d’Alain-Fournier, Le Grand
Meaulnes. Les années précédentes ont vu l’émergence de Claudel, Gide,
Saint-John Perse, Romain Rolland.
La Première Guerre mondiale suscite chez des artistes et des écrivains de la
jeune génération un mouvement de révolte contre la société qui l’a produite
et accentue leur désir de modernité. Admirateurs de Lautréamont, de
Rimbaud et d’Apollinaire, Breton, Soupault et Aragon s’associent à
l’insolence créatrice de Tzara et du mouvement dada puis fondent, en
1924, le groupe surréaliste qui réunit écrivains, poètes, peintres, musiciens,
graveurs, sculpteurs, cinéastes. Le surréalisme intègre le marxisme –  la
révolution bolchevique est alors rayonnante  –, le freudisme et toutes les
pensées et les phénomènes qui contestent l’ordre, les structures établies, la
rationalité positiviste. D’où ses célébrations de L’Amour  fou (Breton,
1937), de la femme, de l’émotion, du merveilleux, des hasards et des
rencontres, de la liberté d’inspiration (stimulée à l’occasion par « l’écriture
automatique  »), des forces de l’inconscient et du rêve, du pouvoir de
l’image – d’autant plus forte qu’elle rapproche des réalités plus éloignées.
D’où aussi le caractère inclassable de beaucoup de textes, qui se jouent des
distinctions génériques  : Les Champs magnétiques (Breton et Soupault,
1920), Le Paysan de Paris (Aragon, 1926), Nadja (Breton, 1928) sont
quelques-unes des œuvres en prose remarquables de la période à côté de
recueils poétiques singuliers comme Clair de  terre de Breton (1923) ou
Capitale de la douleur d’Éluard (1926) et, au théâtre, de Victor ou les
Enfants au pouvoir (Vitrac, 1928), qui cultive la provocation dans la lignée
d’Alfred Jarry (Ubu roi, 1896).
Bien que le surréalisme se soit déclaré en 1930 «  au service de la
révolution  », Breton ne peut tolérer que les membres du groupe se
soumettent aux directives des communistes soviétiques et français ou
écrivent des textes pour les servir. D’où, d’une part, les sorties successives
d’Aragon (1932), d’Éluard (lors de la guerre d’Espagne, 1938) et de Tzara
(pendant l’Occupation), d’autre part, la condamnation de la poésie de la
Résistance par le surréaliste Benjamin Perret (Le Déshonneur des poètes,
1945). En outre, la condamnation du roman par Breton était insupportable à
Aragon, qui publia dès 1934 Les Cloches de Bâle, premier roman du cycle
Le Monde réel.

NOTIONS CLÉS
► Dada : mouvement intellectuel, artistique et littéraire de contestation
radicale fondé notamment par Tzara à Zurich et qui essaimé à Paris,
New York et Berlin (1916-1923). Il visait à «  détruire les tiroirs du
cerveau et ceux de l’organisation sociale » par un usage systématique et
paroxystique de la dérision et de la provocation. Le nom dada aurait été
choisi au hasard dans le dictionnaire (« Dada ne signifie rien », Tzara).
► surréalisme : mouvement intellectuel, artistique et littéraire issu du
mouvement dada  ; il a orienté dans un sens révolutionnaire le violent
sentiment de révolte et l’exigence de libération des avant-gardes contre
le rationalisme, la société bourgeoise, l’art établi. Le mot a été emprunté
à Apollinaire qui avait créé ce néologisme dans la préface de son
« drame surréaliste » Les Mamelles de Tirésias (1917).

D’une guerre à l’autre

Parallèlement, une littérature militante et testimoniale exploite les


possibilités d’un réalisme plus direct. Parmi l’intense production littéraire
liée à la guerre, on note par exemple Le  Feu, journal d’une escouade
(1916), de Barbusse, directement inspiré de son expérience. L’intensité
tragique et épique de la marche inexorable vers la guerre est aussi présente
dans des romans-fleuves comme Les  Thibault (1922-1940) de Martin
du  Gard ou la Chronique des Pasquier (1933-1945) de Duhamel dont la
saga familiale suit l’évolution des idées et des mœurs. Beaucoup de romans
des années 1930 sont idéologiquement marqués : Malraux, passionné d’art
et de politique, publie La Condition humaine (1933) puis L’Espoir (1937)
alors que le réalisme socialiste est illustré en France par Nizan (Antoine
Bloyé, 1933  ; La Conspiration, 1938) ou Aragon (Les Beaux Quartiers,
1936). La révélation de la période reste cependant Voyage au bout de la nuit
de Louis-Ferdinand Céline (1932) qui, dans une prose marquée par une
fiction d’oralité, porte sur les années de guerre et sur les métamorphoses du
monde moderne un regard d’un cynisme noir et d’une drôlerie accablante.

NOTION CLÉ
► réalisme socialiste  : doctrine élaborée en URSS dans l’entre-deux-
guerres et qui prône la représentation fidèle de la société dans la
perspective de l’instauration ou de l’édification du socialisme.

Cette période, très fortement politisée, où de grandes figures s’engagent aux


côtés de l’URSS et de l’Espagne républicaine contre la montée des
fascismes espagnol, italien et du national-socialisme allemand, sera balayée
par une année de drôle de guerre (1939-1940) et quatre années
d’occupation  : la littérature se trouve humiliée par des éditeurs
collaborateurs comme Drieu La  Rochelle (qui se suicidera en 1944) ou
saccagée par des auteurs qui ne cachent rien d’un antisémitisme viscéral.
Cependant, une littérature de la Résistance ne tarde pas à s’organiser
autour d’un petit nombre d’auteurs  : Paul Éluard, Louis Aragon, Elsa
Triolet, Pierre Seghers, Jean Cassou, Pierre Emmanuel, Vercors, Malraux,
plus tardivement Camus et Sartre. Cette littérature, liée aux réseaux armés
(auquel participe le poète René Char) communistes, chrétiens ou gaullistes,
trouve dans l’idée de l’engagement proposé par Sartre en 1945 à la fois une
définition a posteriori et une confirmation de sa pertinence historique.
Les années d’après-guerre sont celles d’une refondation philosophique et
littéraire, l’existentialisme. Au moment où l’on prend acte des intuitions
philosophiques majeures de romans comme La Nausée de Sartre (1938), de
l’essai de CamusLe Mythe de Sisyphe (1942) ou des récits militants et
féministes de Simone de Beauvoir (Mémoires d’une jeune fille rangée,
1958), se déploie un courant littéraire critique et engagé. Cet état d’esprit
inspire un certain nombre d’auteurs francophones comme Aimé Césaire,
Senghor ou René Depestre, dont on découvre dans les années 1960 la lutte
inspirée de la Résistance et l’invention d’une poésie lyrique rattachée à
leurs racines, à leur « négritude ».
NOTIONS CLÉS
► existentialisme  : philosophie (développée en France par Sartre) qui
affirme la primauté de l’existence sur l’essence  ; «  l’homme existe
d’abord, […] il se définit après », par ses actes, les choix de vie qu’il a
faits librement et qui engagent sa responsabilité.
► négritude : terme forgé par Aimé Césaire en 1935 pour désigner le
courant littéraire et politique des écrivains noirs francophones qui
exaltaient «  l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir  »
(Senghor) dans une perspective anticolonialiste.

Renouvellements

Le renouveau du théâtre, d’abord marqué par le lyrisme des drames de


Claudel (Partage de midi, 1906), s’est accentué dans les années 1930-1040
avec l’essor d’un théâtre littéraire reprenant souvent les mythes antiques
(Cocteau, La Machine infernale, 1934  ; Giraudoux, La guerre de Troie
n’aura pas lieu, 1935  ; Anouilh, Antigone, 1943  ; Sartre, Les  Mouches,
1943). Il retrouve ainsi pleinement sa capacité à interpeller le public sur des
questions philosophiques (Camus, Les  Justes, 1947  ; Sartre, Huis-clos,
1944, Les Mains sales, 1948). Le théâtre de l’absurde de Beckett (En
attendant Godot, 1953) et Ionesco (La Cantatrice chauve, 1950) présente
des thématiques et des formes nouvelles qui font  fi du réalisme et privent
les personnages et leur parole d’une réelle consistance. La provocation est
encore plus grande chez Genet  : Les Paravents, représentés à Berlin en
1961, ne sont montés qu’en 1966 à Paris où ils font scandale.
Le Nouveau Roman, dans cette période, réunit un peu artificiellement des
écrivains majoritairement édités par les éditions de Minuit comme Beckett
(L’Innommable, 1953), Robbe-Grillet (La Jalousie, 1957), Nathalie
Sarraute (Le Planétarium, 1959), Butor (La Modification, 1957), Claude
Simon (La Route des Flandres, 1960) ou Pinget (L’Inquisitoire, 1962).
Leurs œuvres plongent leur lecteur dans un usage résolument décalé de la
narration, de l’énonciation, des voix et de la représentation du réel, en écho
à un monde dont la perception cohérente semble devenue impossible. La
critique salue aussi le renouvellement du réalisme opéré par Aragon dans
La Semaine sainte (1958), La Mise à mort (1965), Blanche ou l’Oubli
(1967), ainsi que l’écriture et l’univers si personnels de Marguerite Duras
(Le Ravissement de  Lol. V.  Stein, 1964), définitivement consacrée ensuite
avec L’Amant (1984).
De nouvelles voix critiques se font entendre comme celle de Goldmann
dans le domaine de la sociologie du roman ou celle de Barthes qui dans ses
Essais critiques (1964) témoigne des avancées du structuralisme dans le
domaine littéraire ; il conçoit la critique comme une activité à part entière
d’écrivain (Sur Racine, 1963). Les modèles de la Résistance s’éloignant et
la division du champ politique en deux camps s’étiolant progressivement,
ce qui finit par dominer une littérature plongée dans «  l’ère du soupçon  »
(titre d’un essai de Nathalie Sarraute) et la «  déconstruction  » (Derrida),
c’est un regard plutôt ironique sur l’institution même que sont les œuvres et
les auteurs dont on déclare aisément la mort (L’Espace littéraire de
Blanchot, 1954).
Ce point de vue sur la littérature favorise sans doute l’émergence de formes
littéraires plus problématiquement inscrites dans leur époque au moment où
se dessine une envahissante « société du spectacle » (Debord). Les années
1970-1980 sont ainsi celles d’auteurs comme Michel Tournier, Marguerite
Yourcenar, Romain Gary, Patrick Modiano, qu’on a peine à réunir en un
seul mouvement ou groupe d’écrivains. Notables exceptions de la période,
le groupe Tel Quel, issu d’une appréciation critique du marxisme et animé
par Philippe Sollers et Julia Kristeva, et le groupe de l’OuLiPo inventé par
Queneau. Le monde de la culture s’organise dès les années 1970 autour de
l’image : le cinéma suit sa propre histoire, produisant en France des œuvres
et des pensées dynamiques (Truffaut, Godard, Resnais, le mouvement dit de
«  la Nouvelle Vague  »), tandis que la télévision s’empare de l’image des
auteurs. La chute du mur de Berlin en 1989, qui confirme la fin de
l’influence soviétique dans un monde coupé en deux, coïncide avec cet effet
de seuil.

NOTIONS CLÉS
►  absurde  : 1.  Selon la philosophie existentialiste de Sartre,
«  l’existence est absurde, sans raison, sans cause et sans nécessité  ».
Pour Camus, le sentiment de l’absurdité est inhérent à l’homme, qui se
sent « étranger » dans un monde qui ne peut satisfaire les aspirations de
son esprit ; mais, précise-t-il, ce sentiment n’est qu’un point de départ et
ne doit pas conduire au pessimisme (voir à ce sujet l’exercice 32 et son
corrigé). 2. Le théâtre de l’absurde est une forme d’anti-théâtre mêlant
le grotesque et le tragique et donnant une vision dérisoire (Ionesco) ou
désespérante (Beckett) de la condition humaine en présentant des
personnages dont l’identité est problématique et la parole incohérente ou
vaine.
►  Nouveau Roman  : mouvement littéraire français, illustré dans les
années 1950-1960 par les romanciers Alain Robbe-Grillet, Samuel
Beckett, Michel Butor, Nathalie Sarraute, Claude Simon. Il refuse les
structures traditionnelles du roman (héros romanesques, temps, histoire,
etc.) et l’engagement.
►  OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle)  : structure fondée
notamment par le mathématicien François Le  Lionnais et l’écrivain
Raymond Queneau. L’OuLiPo s’est intéressé aux contraintes et
procédures qui président à l’engendrement des œuvres littéraires et s’est
attaché soit à en inventer de nouvelles (comme le lipogramme, utilisé
dans La  Disparition de Perec où la lettre  e est exclue), soit à analyser
celles qui donnent forme aux œuvres du passé.

Fin de siècle

Les années 1970 et 1980 auront été également des années de grande
créativité poétique, d’une hauteur philosophique frappante : Bernard Noël,
Jaccottet, Bonnefoy, Guillevic, Dupin, Antoine Emaz. La littérature, à la fin
du XXe  siècle, assise sur une mémoire gigantesque de ce qu’ont été les
grands auteurs, semble, sous l’effet de politiques éditoriales et
commerciales, s’orienter davantage aujourd’hui vers des écritures brèves,
intimistes, à forte portée sociologique  : celle d’un Le Clézio, inclassable,
celle d’Annie Ernaux, qui joue d’un hyperréalisme et de fictions
autobiographiques (ou autofictions) finement orchestrées, et de Pierre
Bergounioux, qui vise à dégager le sens d’une expérience humaine, celles
de stylistes comme Pierre Michon, de moralistes acides comme Michel
Houellebecq ou de perpétuels inventeurs comme Jacques Roubaud. La
chute de l’Union soviétique coïncide également avec l’arrivée d’un nouveau
média, l’internet et ses interfaces numériques, dont on ne mesure pas tout
de suite les conséquences dans les domaines des arts, de la culture et de la
littérature. Avec l’édition numérique, la littérature subit en ce début de
XXIe  siècle une des mutations les plus significatives de sa transmission
depuis la presse à caractères mobiles de Gutenberg.

POUR UNE LECTURE CRITIQUE DE L’HISTOIRE


LITTÉRAIRE : DE LA CURIOSITÉ À LA RECHERCHE

On voit que l’histoire littéraire prétend fixer des faits littéraires envisagés
comme certitudes du savoir commun. Au-delà, elle pense et historicise ces
faits pour les inclure dans une forme de mythe téléologique que l’on peut
assez aisément retenir et c’est d’ailleurs sur le mode du par  cœur qu’on
l’apprenait autrefois  : à tel mouvement (parfois représenté par un seul
auteur) succédait tel autre mouvement, selon une sorte de dialectique de la
raison, l’un venant contredire l’autre ou le faire « progresser » vers un autre
état de l’esprit humain. On peut cependant à bon droit lui reprocher de
s’être fondée sur des choix au mieux partagés par une époque au nom d’une
grille commune mais ponctuelle de «  valeurs  », au pire subjectifs et aux
motivations contestables et datées. Dans un ancien manuel de littérature, ce
problème se manifeste par des jugements de valeurs explicites
(glorification d’un auteur moins reconnu de nos jours) ou implicites
(effacement de certains auteurs reçus aujourd’hui comme essentiels). On en
déduit immédiatement que le discours de l’histoire littéraire, même si elle
vise une forme d’encyclopédisme et d’objectivité des recensements, reste
toujours incomplet et peut éventuellement véhiculer de fausses
informations.
On observe ensuite que l’histoire littéraire propose surtout des
périodisations linéaires liées à la recension de certains « mouvements » ou
de certains «  groupes  » qui la contraignent à reconnaître des «  tranches  »
dans l’évolution du siècle. Ces frontières des périodisations sont encore
renforcées par certaines coïncidences historiques (chute de
Napoléon/naissance du romantisme, par exemple). De fait, comme le
suggérait Lanson, qui fonda en France cette discipline, il faudrait que
l’histoire littéraire puisse tenir compte de la totalité des informations
historiques, artistiques, politiques, économiques et sociales d’une période
donnée. Mais la tâche se révélant évidemment impossible, le possible se
limite au regroupement de ce qui est le plus saillant dans une époque et par
ailleurs à la contestation des périodisations généralement admises : celle des
siècles tout d’abord puisque l’on voit bien que les tendances esthétiques ne
coïncident pas avec les bornes séculaires ; celle des durées attribuées à tel
mouvement ensuite, puisque le romantisme, à titre d’exemple, existe non
seulement avant sa «  période  » officielle mais surtout après, sans qu’on
puisse à l’inverse qualifier l’ensemble du XIXe siècle de romantique.
La question des critères et des valeurs qui président à la mémorisation de
tel auteur ou de tel mouvement se pose également de manière aiguë. Tout se
passe comme si l’art littéraire produisait une série de demi-dieux, comme si
l’épopée de la littérature générait des héros, des réfractaires
révolutionnaires et des laissés pour compte finalement reconnus à leur juste
valeur. Des sociologues comme Bourdieu objectent avec force à ce sujet
que les « grands auteurs » d’une période sont ceux qui sont reconnus par la
classe dominante, ce que peut corriger une histoire littéraire qui chercherait
à se déprendre de ces phénomènes d’époque. Mais l’histoire littéraire elle-
même n’est-elle pas le résultat d’un regard qui appartient encore à une
classe dominante ?
Enfin, l’histoire littéraire se présente comme entité nationale, une sorte de
monument, en l’occurrence français, qui tend à effacer de ses recensions les
domaines francophones et bien davantage encore les courants d’influences
et les circulations d’idées entre les cultures, qui sont permanentes.
L’évolution du roman au début du XIXe  siècle peut difficilement se penser
dans sa complexité si l’on ne prend en compte l’histoire européenne du
genre  : les récits et romans de Goethe en Allemagne, comme le roman
historique d’un Richardson ou Walter Scott sont déterminants et pèsent sur
les choix d’écriture de Balzac et de se contemporains.
Cet ensemble de griefs plaide en faveur d’une attitude patrimoniale
raisonnée (capacité à mémoriser et transmettre l’ensemble visible d’un
socle culturel) mais constitue un appel à une approche critique et productive
de l’histoire littéraire. Transmise comme entité fixe, elle trouve rapidement
ses limites  ; mais pensée comme entité vivante et évolutive, elle est une
invitation constante à la recherche. L’étudiant doit d’abord vérifier et
confirmer les informations transmises par l’enseignant, en les croisant avec
d’autres sources puis approfondir une allusion à tel domaine d’influence en
consultant les usuels en bibliothèque ou en ligne (voir le chapitre
«  Méthodologie  »). Chaque période, auteur, mouvement, chaque discours
sur ces unités vastes de l’histoire littéraire s’ouvrent ainsi sur des
constellations d’auteurs moins connus, de supports mal explorés (revues et
journaux par exemple) et fournissent un terrain stimulant de découverte.
CHAPITRE 2

La lecture plurielle

La spécificité du texte littéraire a été mise en évidence par les Formalistes


russes. Trois critères principaux permettent de la définir :
– La littérarité ou la primauté de la forme : un texte est littéraire
quand il accomplit un accord remarquable entre le sens et la
forme. La « fonction poétique » du langage selon Jakobson (voir
p.  33) met l’accent sur le message en tant que tel, d’où la
richesse du texte littéraire en figures, en connotations, et le choix
privilégié de l’expression indirecte, du détour. Cette littérarité se
manifeste aussi dans le lien qu’un texte littéraire entretient avec
d’autres textes et qu’on appelle l’intertextualité  : la littérature
renvoie moins au réel qu’à des modèles intertextuels, elle est
« autoréférentielle ».
–  Le texte littéraire se caractérise aussi par sa fonction non
utilitaire : il recourt à la fiction tout en renvoyant au réel.
–  Enfin, il respecte à la fois le code linguistique et le code
esthétique qui varie dans le temps et concerne les genres, les
règles, les modèles, acceptés, refusés ou transgressés.
Mais le texte littéraire doit aussi être envisagé comme le produit d’un
processus créateur complexe qui fait intervenir un auteur aux prises avec le
réel (c’est le versant de la production du texte) et un lecteur engagé lui aussi
dans le temps (c’est le versant de la réception du texte).
Les principes théoriques de l’approche plurielle découlent de la spécificité
du texte littéraire et constituent ce que l’on pourrait appeler les trois brins
d’une tresse  : le sujet, l’histoire, l’écriture. On peut les croiser avec les
concepts fondamentaux ou les constantes de la théorie littéraire, dégagés
par Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie (Seuil, 1998), c’est-
à-dire les problèmes qu’elle continue de poser  : Qu’est-ce que la
littérature  ? Quel est le rapport de la littérature et de l’auteur  ? de la
littérature et de la réalité ? de la littérature et du lecteur ? de la littérature et
du langage ? Et avec les cinq concepts fondamentaux de la littérature qu’il
dégage de ces questionnements  : 1.  Littérarité (rapport d’un texte à la
littérature et aux genres). 2. Intention (le texte et l’auteur). 3. Représentation
ou mimèsis (le texte et le monde). 4.  Réception (le texte et le lecteur). 5.
Style (le texte et la langue ou l’écriture).

1. PRÉAMBULE :
QUELQUES NOTIONS LINGUISTIQUES

Le signe linguistique associe de manière conventionnelle (on parle de


l’arbitraire du signe), non motivée (sauf dans les onomatopées où la forme
sonore du mot imite un bruit) :
–  un signifiant, qui existe sous une forme sonore (suite de
phonèmes) et graphique (suite de lettres) ;
– et un signifié : le concept, l’idée.
Le signe linguistique permet de désigner un élément de la réalité, un
référent. Dans la fameuse réplique de L’École des femmes «  Le petit chat
est mort », le mot chat a pour signifiant la suite de lettres /chat/ (à l’oral, la
suite de phonèmes [∫a]), pour signifié le concept de chat (mammifère de
l’ordre des carnassiers, famille des félidés), pour référent le chat d’Agnès.
La dénotation est le sens lexical, stable d’un mot. Ce sens est souvent
multiple  : beaucoup de mots sont polysémiques. Ces différents sens
constituent le champ sémantique du mot (que décrit un dictionnaire).
La connotation ajoute au sens dénoté une valeur subjective, affective,
culturelle, variable selon le locuteur et le contexte  : l’adjectif blanc, qui
dénote une couleur, peut connoter aussi bien la mort que la pureté.
Le sens d’un mot peut être analysé en recourant à la notion de sème (ou
trait sémantique)  : unité minimale (abstraite) de signification non
susceptible de réalisation indépendante (un signifié combine plusieurs
sèmes). Cette notion permet de distinguer des nuances de sens : les verbes
voir, regarder et observer possèdent les sèmes communs «  percevoir  »,
«  par les yeux  »  ; les deux derniers y ajoutent «  volontairement  » et le
troisième « attentivement, longuement ».
La communication verbale comprend selon le linguiste Roman Jakobson1
six «  facteurs inaliénables  »  : le DESTINATEUR (le locuteur, l’énonciateur)
envoie au DESTINATAIRE (l’interlocuteur, le récepteur) un MESSAGE en utilisant
un CODE commun (une langue)  ; ce message renvoie (fait référence) à un
CONTEXTE (le monde ou un autre message verbal)  ; cette communication
nécessite l’existence d’un CONTACT entre le destinateur et le destinataire.
À chacun de ces facteurs est associée une « fonction linguistique », ces six
fonctions étant plus ou moins présentes dans un message donné. La
fonction référentielle est prédominante dans la communication courante
(on parle pour faire référence à quelque chose)  ; la fonction expressive
permet au locuteur d’exprimer son attitude vis-à-vis de ce dont il parle ; la
fonction «  conative  » (ou impressive) vise à faire impression sur le
destinataire ; la fonction phatique établit ou maintient la communication ;
avec la fonction métalinguistique, la communication prend pour objet le
code linguistique lui-même ; enfin « l’accent mis sur le message pour son
propre compte » caractérise la fonction poétique.

CONTEXTE

fonction référentielle
DESTINATEUR ………… MESSAGE ……… DESTINATAIRE
fonction fonction
fonction conative
expressive poétique
CONTACT

fonction phatique
CODE

fonction métalinguistique
2. LE SUJET

La langue est un système de signes. Sa mise en œuvre par un sujet parlant


produit un discours qui porte, plus ou moins, la marque de l’énonciateur :
l’énonciation, acte individuel d’utilisation de la langue dans une situation
particulière, laisse dans le texte littéraire des traces qu’il est important de
savoir repérer. La notion de discours peut être prise dans un sens plus
restreint qui l’oppose à celle de récit.

Les deux plans énonciatifs : « récit » et « discours »

En étudiant « les relations de temps dans le verbe français2 », le linguiste


Émile Benveniste a mis en évidence l’existence de deux plans
d’énonciation :
■   «  L’énonciationhistorique  » intervient, à l’écrit, dans le récit
d’évènements passés qui semblent se raconter eux-mêmes, sans
narrateur. Les traces de l’énonciation sont effacées par le
système de temps utilisé (passé simple, imparfait et plus-que-
parfait) qui coupe les évènements du moment de l’écriture et par
l’emploi exclusif des formes de la «  3e  personne  ». Les
indicateurs spatiaux et temporels renvoient au passé.
■ « Le plan du discours », au contraire, à l’écrit comme à l’oral,
caractérise une énonciation personnelle où sont employés tous
les temps à l’exclusion du passé simple et toutes les formes
personnelles du verbe (1re, 2e et 3e personnes). Les évènements
passés, rapportés au passé composé, sont reliés au présent de
l’écriture, et c’est aussi par rapport à lui que prennent sens les
indicateurs temporels (aujourd’hui, demain) et spatiaux (ici, là),
qu’on appelle pour cette raison des déictiques.
Ces deux plans énonciatifs orientent plus ou moins l’écriture des textes
littéraires (le récit domine dans les genres narratifs comme la fable, le
conte, le discours dans la poésie et le théâtre – qui ne fait entendre que le
dialogue des personnages) mais ils sont souvent mêlés.
La poésie et le théâtre, genre du « discours », s’ouvrent peu au « récit » :
l’évocation d’évènements passés par le je poétique (le sujet lyrique) ou par
un personnage de théâtre se fait encore dans le cadre d’un discours
personnel. L’apparition d’un «  récit  » brouillerait en effet les catégories
génériques, rendrait le texte inclassable, d’où l’originalité profonde de
certaines œuvres d’Aragon comme Le Fou d’Elsa, « Poème » qui est aussi
un récit, et Théâtre/Roman, au titre significatif.
Le mélange des plans énonciatifs est habituel dans les genres de
l’autobiographie, où le récit des évènements passés est relié au présent
d’une écriture personnelle, ainsi que dans les romans où un personnage
narrateur prend en charge le récit dans sa totalité (Meursault, dans
L’Étranger de Camus) ou dans une partie (Raphaël dans La Peau de
chagrin de Balzac). La subjectivité apparaît ici clairement dans le récit,
comme elle le fait dans les énoncés qui rapportent la parole des
personnages. Elle prend des formes plus subtiles dans le cas –  sans doute
extrême  – de La  Jalousie, où Robbe-Grillet présente un récit entièrement
subjectif alors qu’il n’emploie que les pronoms de la troisième personne
(voir p. 81). Plus généralement, des éléments de « discours » apparaissent
inévitablement dans le «  récit  », même dans un roman qui se veut
impersonnel, comme celui de Flaubert (voir l’extrait de Madame Bovary
présenté p.  60 et étudié p.  84). Il est donc indispensable de savoir les
détecter et les analyser.

Les marques de la subjectivité dans le récit

L’insertion d’éléments de « discours » qui font entendre la voix du narrateur


dans le «  récit  » prétendument objectif est repérable à divers indices dont
certains renvoient à la situation d’énonciation.
– L’abandon de la troisième personne au profit de la première ou de
la deuxième personne marque l’intrusion du narrateur, de même
que l’emploi de l’impératif, du présent (souvent lié à la
formulation d’une idée générale) ou du futur. L’imparfait, qui
entre habituellement dans les énoncés descriptifs du récit, peut
aussi introduire un commentaire du narrateur.
–  Le jugement ou le sentiment du narrateur transparaissant aussi
dans le vocabulaire évaluatif, notamment les mots qui présentent
la réalité désignée de manière défavorable ou favorable (un sème
péjoratif ou mélioratif peut appartenir au sens dénoté du mot ou
être une connotation). Il peut encore être lu dans certaines
figures de rhétorique (comme l’image, l’oxymore, l’antiphrase),
dans des phrases exclamatives ou interrogatives (les questions
rhétoriques).
– La modalisation permet au locuteur (ici le narrateur) d’assumer
plus ou moins son énoncé (de le déclarer plus ou moins vrai),
souvent en le mettant en doute ou même en le récusant. Elle est
visible dans l’utilisation de certains verbes (comme sembler,
avoir l’air), adverbes (sans doute, peut-être) ou adjectifs
(prétendu, soi-disant), de certaines formes de discours rapporté
(notamment le discours indirect et le discours indirect libre) et de
la ponctuation (guillemets, points de suspension, d’exclamation).
– L’ironie instaure une distance maximale entre le locuteur et son
énoncé. Elle constitue en effet un phénomène de double
énonciation, une sorte de citation implicite que le linguiste
Oswald Ducrot analyse ainsi  : «  Parler de façon ironique, cela
revient, pour un locuteur  L, à présenter l’énonciation comme
exprimant la position d’un énonciateur  E, position dont on sait
par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité et,
bien plus, qu’il la tient pour absurde » (Le Dire et le Dit, Minuit,
1984, p. 211).

OBSERVATION ET ANALYSE
Voltaire, Candide, Chap. 3 (1759)
Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux
armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons,
formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer.
►  Le locuteur (le conteur) prête à un énonciateur –  sans marque
explicite  – une description de bataille si exagérément élogieuse que le
lecteur doit comprendre la visée antimilitariste et pacifiste du discours.
Voltaire fait comme s’il tenait un propos militariste pour mieux le
ridiculiser. Pour que ce double discours ne soit pas équivoque, il
comporte des indices de l’ironie, ici les dissonances créées par les mots
«  canons  » et «  enfer  », perçus comme des intrus dans cet éloge
emphatique.

Le repérage de ces marques de subjectivité peut mettre en évidence


l’existence d’un discours axiologique (fondé sur des valeurs morales ou
esthétiques) ou affectif du narrateur, même dans les nouvelles ou les romans
apparemment les plus objectifs.

OBSERVATION ET ANALYSE
Maupassant, Bel-ami (II, 2), 1885. Le narrateur présente ici le député et
« futur ministre » Laroche-Mathieu.
C’était un de ces hommes politiques à plusieurs faces, sans convictions,
sans grands moyens, sans audace et sans connaissances sérieuses, avocat
de province, joli homme de chef-lieu, gardant un équilibre de finaud
entre tous les partis extrêmes, sorte de jésuite républicain et de
champignon libéral de nature douteuse, comme il en pousse par
centaines sur le fumier populaire du suffrage universel.
►  L’intervention du narrateur est marquée par l’imparfait («  C’était  »
introduit un commentaire), par la valeur générale du présent («  il en
pousse ») et du pluriel (« un de ces », « par centaines » – le pluriel est
ici, en lui-même, dépréciatif puisqu’il nie toute valeur et toute
individualité au personnage), par un vocabulaire évaluatif («  finaud  »,
« douteuse »). La visée polémique est visible dans l’emploi de figures de
rhétorique à valeur satirique  : métaphores («  à plusieurs faces  »,
«  jésuite  », «  champignon  »), anaphore (quatre groupes nominaux
introduits par «  sans  » soulignent la nullité du personnage), oxymore
(« jésuite républicain »).
Ce texte constitue donc une caricature des politiciens républicains
opportunistes, au pouvoir depuis 1877. Mais il présente aussi les
éléments d’un portrait (en creux) du narrateur et du lecteur censé
partager ses opinions et ses préjugés  : condamnation du fondement du
régime républicain, le suffrage universel, développée dans la métaphore
filée du champignon vénéneux poussant sur le fumier, anticléricalisme
définissant un jésuite comme une personne capable de justifier n’importe
quelle action servant ses intérêts, mépris de l’élite parisienne pour les
hommes « de province » et « de chef-lieu » et pour le peuple.

Exercice 1. Étudier le « discours » du narrateur dans ce passage de Tamango (1829)


où Mérimée présente le capitaine Ledoux, qui se livre à la traite des Noirs, illégale depuis
1815. (Corrigé p. 215.)
[…] ce qui lui fit le plus d’honneur parmi les marchands d’esclaves, ce fut la
construction, qu’il dirigea lui-même, d’un brick destiné à la traite, fin voilier, étroit,
long comme un bâtiment de guerre, et cependant capable de contenir un très grand
nombre de Noirs. Il le nomma L’Espérance. Il voulut que les entreponts, étroits et
rentrés, n’eussent que trois pieds quatre pouces de haut, prétendant que cette dimension
permettait aux esclaves de taille raisonnable d’être commodément assis ; et quel besoin
ont-ils de se lever ?
« Arrivés aux colonies, disait Ledoux, ils ne resteront que trop sur leurs pieds ! »

Trois notions problématiques : registre, tonalité, style

La présence du sujet de l’énonciation est variable selon les choix de


l’écrivain. Nous abordons ici trois notions à utiliser avec prudence car elles
ne sont pas spécifiques à la littérature, n’ont pas fait l’objet d’une
élaboration savante et connaissent des emplois variables.
Les registres – ou niveaux – de langue, pour les linguistes, désignent des
usages sociaux hiérarchisés : les dictionnaires et les grammaires notent ainsi
que des mots et des tournures appartiennent aux registres soutenu, familier
ou populaire (voire vulgaire) et se distinguent du registre courant (ou
standard). Il faut ajouter à cette diversité d’usages qui s’offrent au sujet
parlant ceux qui relèvent des savoirs et de techniques spécifiques, des
parlers régionaux et bien sûr des recherches stylistiques (langue
« poétique », archaïque, etc.).
Le mot tonalité (on parle aussi de ton) caractérise l’impression d’ensemble
– la résonance affective, pré-réflexive – qu’une œuvre produit sur le lecteur
du fait de ses thèmes et de son style. La concurrence entre ces notions –
 empruntées au vocabulaire de la musique ou de la peinture, qui ne sont pas
des arts du langage  – montre qu’elles ne constituent pas des concepts
nettement définis dans le domaine de la poétique, bien qu’elles soient d’un
emploi fréquent. Une «  tonalité affective  », selon la «  classification […]
infiniment risquée et discutable  » présentée par Dominique Combe3, peut
être :
–  poétique, si l’œuvre suscite, comme la poésie, une «  émotion
indéfinissable » – et ce peut être le cas d’une pièce de Claudel ou
d’un roman de Gracq ;
–  lyrique, si l’œuvre «  chante  », suscite «  une vive émotion  »,
pathétique si l’émotion est intense, élégiaque si elle est plus
retenue, mélancolique ;
–  dramatique, si l’agencement des évènements rapportés dans
l’œuvre fait éprouver une forte tension, qui est tragique quand
s’y ajoutent les notions de fatalité et de catastrophe finale ;
–  comique, si l’œuvre suscite le rire, humoristique, si c’est le
sourire, ironique, si la visée est critique agressive ;
–  épique, si l’œuvre, caractérisée par le grandissement, a
« l’ampleur d’une fresque historique ou mythique » ;
– didactique, si elle vise l’instruction du lecteur.
La notion de style s’ajoute à celles de registre et de tonalité et entre en
concurrence avec elles. Jusqu’à l’époque classique, le style obéissait à des
conventions et devait satisfaire le goût et l’attente des lecteurs lettrés, qui
variait avec les genres : à l’épopée et la tragédie, le style noble (ou élevé), à
la grande comédie le style moyen, à la comédie et au roman divertissants le
style bas (ou familier). Dans son Art poétique, Boileau affirme ainsi que les
« vers pompeux » sont attendus dans une tragédie mais déplacés dans une
églogue. Depuis la sentence fameuse de Buffon («  le style est l’homme
même ») et l’exigence de liberté affirmée par les romantiques et claironnée
par Victor Hugo (« J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez ! / J’ai
dit au long fruit d’or  : Mais tu n’es qu’une poire  !  »), le style n’est plus
associé à un maniement réglé de la langue mais à l’expression personnelle
d’un écrivain : « le style [est] à lui tout seul une manière absolue de voir les
choses », selon Flaubert.
OBSERVATION ET ANALYSE
Zola, Au Bonheur des Dames (1883). La fin du roman décrit ainsi une
exposition de blanc dans le grand magasin :
Les bouillonnés de mousseline blanche autour des colonnes, les basins et
les piqués blancs qui drapaient les escaliers, les couvertures blanches
accrochées comme des bannières, les guipures et les dentelles blanches
volant dans l’air, ouvraient un firmament du rêve, une trouée sur la
blancheur éblouissante d’un paradis, où l’on célébrait les noces de la
reine inconnue.
► L’abondance des mots appartenant au champ lexical des tissus (moins
connus des lecteurs d’aujourd’hui que des bourgeois de 1883) témoigne
de l’écriture documentée du naturaliste. Julien Gracq ne l’appréciait
pas : « Toutes les maisons, tous les jardins, tous les mobiliers, tous les
costumes des romans de Zola, à l’inverse de ceux de Balzac, sentent la
fiche et le catalogue  » (En lisant, en écrivant). La description joue
pourtant ici du registre poétique et même lyrique en recourant à un
vocabulaire littéraire («  firmament  »), en associant une exposition de
tissus au « rêve » et au « paradis », en donnant à la référence au blanc
(obligée dans ce contexte mais insistante  : cinq occurrences) la valeur
d’une illumination céleste, en interprétant cette mise en scène artistique
des tissus comme un hommage et une déclaration d’amour à une « reine
inconnue  » et vierge. Pour le lecteur du roman, la description acquiert
ainsi une fonction narrative qui va bien au-delà de la visée
documentaire  : elle annonce le dénouement de l’intrigue amoureuse, le
tout-puissant propriétaire du grand magasin, le libertin Octave Mouret,
va épouser une simple vendeuse, la jeune et pure Denise.

Exercice 2. Caractériser le discours du narrateur dans cette description


du travail à la chaîne dans une usine automobile (Céline, Voyage
au bout de la nuit, 1932). (Corrigé p. 215.)

Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer


entre les outils. Qu’on se range  ! Qu’on bondisse pour qu’il puisse
démarrer encore un coup le petit hystérique. Et hop ! il va frétiller plus
loin ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux
hommes leurs rations de contraintes.

3. LA QUESTION DES GENRES

Le choix d’un genre littéraire impose à l’écrivain –  aujourd’hui moins


qu’autrefois – certaines contraintes (thématiques, formelles, énonciatives) et
l’engage dans une relation particulière avec le public (la poésie, le théâtre,
le roman ne sont pas diffusés et reçus de la même manière).

Une notion problématique

Cette notion, d’un usage courant, ne peut être définie que de manière très
générale  : elle désigne une catégorie d’œuvres ayant en commun des
critères discriminants (un genre est défini par rapport aux autres). Ces
critères sont divers, hétérogènes (rhétoriques, esthétiques, sociologiques…)
et changeants  : la poésie n’est plus caractérisée par la versification, les
romans ne sont plus nécessairement des « fictions d’aventures amoureuses,
écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction du lecteur » (Pierre-
Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, 1670). Les genres reconnus
peuvent toujours être intégrés dans des classes d’une plus grande extension
(le roman et le théâtre relèvent de la fiction) ou divisés en « sous-genres » ;
(tragédievs comédie) dans lesquels on peut encore distinguer des catégories
spécifiques (comédie de caractère, vaudeville…). Les limites entre les
genres sont ainsi difficiles à cerner, d’autant qu’elles ont été et sont encore
régulièrement remises en cause : des catégories auparavant opposées ont été
ainsi réunies dans la tragi-comédie (Le  Cid), le poème en prose (Ponge
parlant même de « Proêmes ») ou plus récemment l’autofiction.
Dans les années 1970, les théoriciens de la poétique (Barthes, Genette,
Todorov) croient déceler la mort des genres et contestent l’utilité de cette
notion pour lui préférer celle de texte, d’écriture-lecture. L’histoire littéraire
et le paratexte de l’œuvre (le discours –  de l’éditeur, de l’écrivain  – qui
l’accompagne : présentation, préface, postface) incitent pourtant à accepter
une typologie commode, qui donnera aussi le plan de ce manuel :
– Le roman et le récit bref (la nouvelle et le conte) sont caractérisés
par le recours à la fiction narrative, qui accorde au narrateur des
statuts divers, de sa présence explicite comme «  auteur  » (dans
Jacques le  Fataliste) à son absence, plus revendiquée
qu’effective, dans les romans de Flaubert ou Zola.
–  La poésie (en vers ou en prose), associée, surtout depuis le
romantisme, au lyrisme mais qui peut jouer d’autres « registres »
(polémique, didactique, satirique…).
– Le théâtre et le genre dramatique (tragédie, comédie, drame).
–  L’essai et les genres à visée argumentative, réunis parfois sous
l’appellation de « littérature d’idées ».

Les genres dans l’histoire

La question des genres s’enracine dans la réflexion des philosophes grecs


sur les problèmes de la représentation littéraire de la nature. Celle-ci peut
être effectuée soit, dans l’épopée, par le récit (la diégèsis) d’un narrateur
(qui fait aussi une place à la parole des personnages), soit par
l’intermédiaire des acteurs dont le dialogue permet de représenter, de mimer
des personnages en action (c’est la mimèsis). Platon juge condamnable – car
trompeuse  – cette imitation que réalise le théâtre alors que son disciple
Aristote, dans sa Poétique (IVe  s. av. J.-C.), valorise la tragédie (représentée
par Sophocle) par rapport à l’épopée d’Homère. Deux genres sont ainsi
esquissés  : le genre dramatique (la tragédie et la comédie, qui ne font
entendre que la parole des personnages) et le genre épique (l’épopée puis le
roman, qui font entendre la parole de l’auteur et celle des personnages). La
poésie ne s’ajoute pas encore à ces deux genres, elle les caractérise
également comme moyen d’expression  ; c’est ensuite qu’elle
s’individualise comme le genre lyrique – qui ne fait entendre que la parole
de l’auteur. Cette tripartition est confortée par les théoriciens « classiques »
(Boileau et Chapelain au XVIIe  siècle, l’abbé Batteux au XVIIIe) et elle est
associée à une hiérarchisation des genres qui valorise l’épopée et la tragédie
(celle-ci connaît un âge d’or en France à l’époque de Corneille et Racine)
plus que la grande comédie et méprise les genres de simple divertissement
(la farce, le roman).
Au début du XIXe siècle, l’approche des genres prend en compte l’histoire.
En Allemagne, la réflexion des frères Schlegel et la philosophie de
l’histoire de Hegel débouchent sur l’idée que le développement des arts et
des genres est parallèle au développement dialectique de l’esprit dans
l’histoire  : l’épique apparaît d’abord, voué à l’objectivité du monde, puis
vient la poésie lyrique, vouée à la subjectivité de l’auteur et leur synthèse se
fait dans la poésie dramatique, la phase la plus élevée de la poésie et de l’art
à l’époque moderne. Le romantisme français s’inscrit dans cette réflexion :
Stendhal considère que les tragédies de Sophocle et de Racine ont été à leur
époque romantiques, c’est-à-dire modernes, mais qu’elles ne conviennent
plus à « la population industrielle et raisonnante de 1823 » ; il se prononce
pour « une tragédie en prose qui dure plusieurs mois et se passe en divers
lieux » (Racine et Shakespeare). Cette démarche historique est partagée par
Hugo qui fait correspondre « trois grands âges du monde » à trois formes de
littérature  : aux «  temps primitifs  » l’ode (la Genèse), à «  la société
antique  » l’épopée (d’Homère et des tragiques), à «  la civilisation
moderne  » née du christianisme, qui postule la dualité de l’homme, le
«  drame  », «  poésie complète  » qui enserre l’ode (lyrique) et l’épopée et,
« comme la nature », doit « mêler […] le grotesque au sublime, en d’autres
termes, le corps à l’âme  », effaçant ainsi la frontière entre tragédie et
comédie (Préface de Cromwell, 1827).
Hugo marque aussi son intérêt pour le roman, conçu comme un avatar de
l’épopée (« l’épopée bourgeoise moderne », dira Lukács). La poésie pouvait
déjà être narrative, le roman se fait poétique  : «  Les grandes œuvres de
Flaubert, des Goncourt et de Zola […] sont des sortes de poèmes », affirme
Mallarmé, et l’on juge généralement «  poétiques  » aussi des romans de
Giono ou ceux de Gracq. Au XXe siècle, certaines œuvres comme Le Paysan
de Paris (Aragon) se jouent des catégories génériques.
La théorie littéraire a de son côté rejeté ces distinctions (seuls comptent le
texte et la littérarité…), mais les genres existent toujours pour le sens
commun, les institutions scolaire et littéraire, l’édition.
4. L’HISTOIRE

L’inscription de l’histoire dans le texte

L’inscription de l’histoire dans le texte relève du fonctionnement de la


mimèsis dans l’œuvre. Cette inscription se fait de manière à la fois directe et
indirecte : directe, lorsque l’écrivain manifeste clairement son désir de faire
une œuvre qui soit le reflet et l’expression des grands questionnements de
son époque  ; indirecte, lorsqu’il est pris dans les représentations mentales
de son époque et véhicule, parfois à son insu, les idéologies de son temps,
dominantes et conservatrices ou révolutionnaires. Ainsi, dès 1870, Zola
voyait en Balzac « un démocrate inconscient » : ce royaliste et ce catholique
déclaré présente une telle satire de l’aristocratie (décadente) et de la
bourgeoisie (montante) que son œuvre semble annoncer l’avènement du
peuple et de la République, ardemment souhaitée par Zola dans les derniers
mois du Second Empire (sa lecture de Balzac est donc elle aussi tributaire
de l’histoire). Marx et Engels ont fait une analyse semblable, reprise par
Lukács dans Balzac et le réalisme français (Maspero, 1967).
La représentation de l’histoire présente (ou récente) donne lieu à des
discours plus ou moins explicites, qu’il faut savoir décrypter.

OBSERVATION ET ANALYSE
Balzac, La peau de chagrin (1831)
Le pouvoir s’est transporté […] des Tuileries chez les journalistes, de
même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg Saint-
Germain à la Chaussée-d’Antin. […] Le gouvernement, c’est-à-dire
l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie
comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de
mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles
idées […].
► L’instauration de la monarchie de Juillet après la révolution de 1830
est dénoncée par Balzac, fidèle à la branche aînée des Bourbons. Il
attribue ces paroles à un journaliste éloquent et cynique qui met l’accent
sur la mystification du peuple. L’humour (exagération, chiasme,
antithèse, métonymie) est au service d’une condamnation radicale que
les lecteurs de 1831 comprenaient aisément  ; le lecteur d’aujourd’hui
doit savoir identifier dans le faubourg Saint-Germain la vieille
aristocratie et dans la Chaussée-d’Antin la bourgeoisie d’affaires.

L’inscription du texte dans l’histoire

La prise en compte du contexte dans la lecture critique relève d’une


approche sociologique. La situation de l’écrivain, les circonstances de
production peuvent déterminer les valeurs qui structurent l’œuvre. Paul
Bénichou a ainsi montré que dans le théâtre de Molière «  le ridicule ou
l’odieux sont presque toujours mêlés à quelque vulgarité bourgeoise », qu’il
«  fait […] résider tout prestige dans des formes de vie et de sentiment
propres à la société noble  », qu’il «  témoigne d’un certain état des idées
reçues » (Morales du grand siècle, Gallimard, 1948). Lucien Goldmann, se
réclamant du matérialisme dialectique, a élaboré une «  sociologie
structuraliste  » qui recourt à la notion de «  vision du monde  », définie
comme «  l’extrapolation conceptuelle jusqu’à l’extrême cohérence des
tendances réelles, affectives, intellectuelles et même motrices des membres
d’un groupe ». Dans Le Dieu caché (1955), il analyse la pensée tragique de
Racine et de Pascal comme l’expression d’un courant idéologique, le
jansénisme, et d’un groupe social, la bourgeoisie, la noblesse de robe et les
milieux parlementaires autour du monastère de Port-Royal engagés dans la
contestation du pouvoir.
La notion de «  champ littéraire  » désigne pour le sociologue Pierre
Bourdieu l’ensemble des institutions auxquelles sont liées la production
d’un texte littéraire (les mouvements et modes littéraires, le monde de
l’édition, etc.) et sa réception (les médias et le rôle des critiques littéraires
qui constituent avec les éditeurs l’institution littéraire, l’institution scolaire
et universitaire qui joue un rôle capital dans la formation des lecteurs et
dans la constitution des goûts et des modèles littéraires). Étudiant
L’Éducation sentimentale, il montre que «  la structure de l’œuvre, qu’une
lecture strictement interne porte au jour, c’est-à-dire la structure de l’espace
social dans lequel se déroulent les aventures de Frédéric, se trouve être
aussi la structure de l’espace social dans lequel son auteur lui-même était
situé » (Les Règles de l’art, Seuil, 1992).

OBSERVATION ET ANALYSE
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, 1848-1850, i, v, 8.
Le 14  juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet
assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur  : si l’on eût
tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse.
Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par
des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de
sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches
de l’Hôtel de Ville ; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée
d’un coup de pistolet  : c’est ce spectacle que des béats sans cœur
trouvaient si beau.
►  Ce chapitre, rédigé sous la Restauration, donne de l’évènement
historique une vision très critique, conforme aux idées politiques et à la
position de l’auteur, que Louis  XVIII a fait pair de France et ministre.
Chateaubriand se prévaut de sa qualité de témoin pour garantir
l’authenticité d’un récit pourtant saturé de jugements personnels  : il
réduit à néant l’exploit du peuple en attribuant la prise de la Bastille à
l’absence de véritables défenseurs, à une faute du gouverneur et à la
trahison des gardes-françaises, il accentue ensuite l’horreur et
l’inhumanité du sort réservé à Launay et à Flesselles. Le genre des
Mémoires est par nature subjectif ; la tonalité polémique de ce passage
est à mettre en relation avec le moment historique où il a été écrit.

Exercice 3. Écrit après la grande manifestation du Front populaire


du 14 juillet 1935, ce poème paraît en 1942 dans une revue
de la Résistance, Messages. Quels « messages » peut-on y lire quand
on connaît les circonstances de sa composition et de sa publication ?
(Corrigé p. 215.)

14 JUILLET
D’abord c’est une pique, puis un drapeau tendu par le vent de l’assaut
(d’aucuns y voient une baïonnette), puis – parmi d’autres piques, deux
fléaux, un râteau  – sur les rayures verticales du pantalon des sans-
culottes un bonnet en signe de joie jeté en l’air.
Tout un peuple au matin le soleil dans le dos. Et quelque chose en l’air
à cela qui préside, quelque chose de neuf, d’un peu vain, de candide :
c’est l’odeur du bois blanc du faubourg Saint-Antoine, –  et ce  J a
d’ailleurs la forme du rabot.
Le tout penche en avant dans l’écriture anglaise, mais à le prononcer
ça commence comme Justice et finit comme ça y est, et ce ne sont pas
au bout de leurs piques les têtes renfrognées de Launay et de
Flesselles qui, à cette futaie de hautes lettres, à ce frémissant bois de
peupliers à jamais remplaçant dans la mémoire des hommes les tours
massives d’une prison, ôteront leur aspect joyeux.
Francis Ponge, Le Grand Recueil. III. Pièces, 1961, © Gallimard.

5. L’ÉCRITURE

Cette dimension formelle de l’écriture concerne la « fonction poétique » du


langage ou la primauté du signifiant dans le texte (l’accent mis sur la forme
même du texte). Car le matériau linguistique est particulièrement malléable
et d’une richesse infinie  : c’est sur lui que travaille et joue l’écrivain, en
ayant recours aux figures du langage, celles déjà constituées et répertoriées
par la rhétorique et celles toujours nouvelles qu’il crée et recrée dans
chaque engagement de l’écriture. C’est ainsi que tout acte d’écriture peut
être considéré, à la suite de Mallarmé, poète et professeur d’anglais,
particulièrement sensible au matériau linguistique de la poésie, comme un
« coup de dés » qui « rémunère le déficit des langues », qui rend plus riche
le fonds commun que l’écrivain partage avec tous ceux qui parlent la même
langue que lui, et en particulier avec ses lecteurs. Cette richesse esthétique
du matériau littéraire est précisément ce que les études de lettres permettent
d’apprécier, avec quelques outils, depuis ceux des anciennes figures de
rhétorique jusqu’aux plus récentes avancées de l’approche lexicale et
sémantique.

Approche lexicale : les isotopies

Un texte tire sa cohérence des relations qu’il tisse entre les mots qui le
constituent. Pour le comprendre et l’interpréter, le lecteur doit repérer les
réseaux de mots qui le caractérisent : on appelle isotopies sémantiques (ou
réseaux sémantiques) la répétition d’un sème (dénoté ou connoté) dans une
séquence textuelle. La polysémie du vocabulaire et l’emploi des mots en
figures (notamment dans les métaphores) permettent l’association ou la
superposition de plusieurs isotopies. Le texte littéraire, de ce fait, demande
une autre approche que la lecture courante, linéaire  : des relectures
successives et sélectives permettent progressivement de repérer de
nouvelles isotopies, de les combiner avec les précédentes, de faire
apparaître des réseaux de sens qui ouvrent la voie à l’interprétation.

OBSERVATION ET ANALYSE
► Dans le poème de Ponge cité plus haut (exercice 3, p. 42), on repère
facilement, appelé par le titre «  14  JUILLET  », un réseau associatif
externe qui renvoie au fait historique –  ou plutôt à l’imagerie
républicaine qui le célèbre. Le lecteur attentif voit apparaître ensuite une
isotopie originale  : les expressions «  ce  J  », «  l’écriture anglaise  »,
« hautes lettres » évoquent « la forme » des lettres qui composent le mot
«  JUILLET  ». L’indice décisif est donné dans la première de ces
expressions, qui ne peut faire référence qu’à l’initiale du mot. Cette
observation rend manifeste la pluri-isotopie du texte  : il faut lire ce
poème comme une description formelle des signes linguistiques
constituant le titre autant –  ou plus  – que comme une évocation de
l’évènement qu’il désigne. D’où la nécessité de le relire afin de repérer
si des éléments de ce réseau à la fois sémantique et métaphorique
apparaissent dans le premier paragraphe. (L’étude se poursuit dans
l’exercice 5, p. 50.)
On le voit, du fait de leur emploi en réseaux, les mots d’un texte ne sont pas
porteurs que de leur seul sens lexical. La pluri-isotopie d’un texte provient
aussi de leur emploi en figures, qui introduit une dynamique dans le
discours : une figure de rhétorique consiste à modifier l’emploi ordinaire
des mots dans la chaîne du discours pour exprimer une pensée avec, par
exemple, plus de force, d’originalité ou d’élégance. Ces figures peuvent
avoir plusieurs fonctions  : embellir (fonction ornementale), souligner
(fonction expressive), faire comprendre (fonction didactique), appeler
l’interprétation (fonction herméneutique). Certaines introduisent un écart
entre le sens propre d’un mot et son sens figuré : ces figures de signification
font apparaître des isotopies que le thème du texte n’appelait pas
nécessairement, il est donc nécessaire de savoir les repérer et les interpréter.
La présentation suivante, sans être exhaustive, comprend aussi d’autres
types de figures  ; elle adopte un ordre pragmatique, les classements
proposés par les rhétoriciens, stylisticiens et linguistes étant divers, et
précise entre parenthèses le genre des noms désignant ces figures quand il
pourrait y avoir une incertitude4.

Les figures de signification portant sur un mot

Elles correspondent à un détournement du sens du mot, d’où le nom de


tropes (du grec tropos, tour) qui leur est aussi donné. Un trope substitue au
sens habituel du mot un autre sens. C’est le cas de l’image littéraire,
métaphore ou métonymie.
La métaphore repose sur un rapport de ressemblance entre deux termes, le
comparé (Cé) et le comparant (Ca), qui possèdent une propriété commune
(on peut définir un ou plusieurs sèmes communs à ces deux termes). Ces
deux termes sont rapprochés sans outil explicite ; leur similitude entraîne le
transfert d’un (ou plusieurs) sème(s) du comparant au comparé (le sujet
principal du discours).
– La métaphorein praesentia associe explicitement le comparé au
comparant ; la métaphore est dite in absentia quand le comparé
n’est pas exprimé et que le comparant lui est substitué
directement.
–  La métaphore filée, qui se caractérise par une récurrence des
sèmes du comparant, est particulièrement expressive.
– La comparaison est une figure de rhétorique quand elle introduit
une rupture d’isotopie. La ressemblance entre les deux termes y
est marquée par un outil comparatif (souvent la préposition
comme). Ce n’est pas un trope puisque le sens des mots n’est pas
détourné.
–  L’originalité de la comparaison et de la métaphore va du cliché
(«  Il court comme un lièvre  ») à l’énigme («  La terre est bleue
comme une orange », Éluard).

OBSERVATION ET ANALYSE
Apollinaire, « Zone » (Alcools, 1913).

►  La métaphore filée (in  praesentia) donne à voir dans la tour Eiffel


dominant les ponts (comparés 1 et 2) une bergère gardant son troupeau
de moutons (comparants  1 et  2). La motivation (la qualité commune
entre le comparant et le comparé) est implicite à travers les sèmes
communs  : verticalité de la tour et de la bergère, horizontalité et
disposition linéaire des moutons et des ponts (le long de la Seine). La
référence aux moutons est donnée par l’emploi du verbe bêle, qui
introduit en outre une métaphore in  absentia  : ces bêlements peuvent
désigner le bruit des automobiles. Les sèmes transférés (des comparants
aux comparés) ajoutent ainsi deux isotopies originales à la vue habituelle
de Paris  : le paysage urbain se trouve, paradoxalement, associé à la
campagne mais aussi féminisé (discrètement érotisé). Ces images
originales d’Apollinaire, précurseur du surréalisme, ont trouvé un
prolongement dans Le Paysan de Paris (1926) et dans la
« Transfiguration de Paris » d’Aragon (« entre / Ses jambes écartées / La
Tour Eiffel fit voir un sexe féminin / Qu’on ne lui soupçonnait guère »,
La Grande Gaîté, 1929).
La métonymie est une autre figure de substitution (dire A pour B) mais qui
ne provoque pas de rupture d’isotopie (on reste dans le même champ lexical
et le même espace de représentation)  : elle n’a donc pas la richesse
sémantique de la métaphore. Elle établit un rapport de contiguïté (et non
plus de similarité) entre les deux termes et dit, par exemple, l’abstrait pour
le concret (une « jeune beauté » pour une «  jeune femme  »), le contenant
pour le contenu (« boire un verre »).
La synecdoque, variété de métonymie, est fondée sur une relation
d’inclusion : elle dit, par exemple, la partie pour le tout (« une voile » pour
« un bateau »), la matière pour l’objet (« croiser le fer »).
L’antonomase  (f.) allie la métaphore à la synecdoque en désignant une
qualité par un nom propre (« un Apollon »).
La syllepse joue sur la polysémie d’un mot employé une seule fois dans
l’énoncé en faisant entendre à la fois son sens propre et son sens figuré
(dans Andromaque de Racine, Pyrrhus, le vainqueur et l’incendiaire de
Troie, exprime ainsi la passion que lui a inspirée la veuve d’Hector  :
«  Brûlé de plus de feux que je n’en allumai  »). À noter qu’on appelle
syllepse grammaticale l’accord des mots (en genre ou en nombre) selon le
sens et non selon la grammaire («  Un grand nombre de personnes sont
venues »).
La personnification attribue le sème /humain/ à des mots qui ne le
comportent pas, comme le fait Céline lorsqu’il qualifie un « petit wagon »
d’« hystérique » (voir ci-dessus, exercice 2, p. 38).

OBSERVATION ET ANALYSE
Voici le premier et le dernier vers d’un poème célèbre d’Éluard dans
Capitale de la douleur (1926) :
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur       (v. 1)
Et tout mon sang coule dans leurs regards       (v. 15)
►  L’écriture de ces deux vers est telle qu’ils peuvent être lus comme
s’ils se succédaient alors qu’ils ouvrent et ferment le poème. Par un effet
de lecture rétrospective, le mot cœur, compris comme le siège de
l’amour dans le contexte du premier vers, reçoit aussi, grâce aux mots
sang et coule du dernier vers, le sens d’organe assurant la circulation du
sang. La syllepse de sens présente donc l’amour comme un sentiment
absolument vital pour le je poétique (ce que confirment d’autres vers du
poème).

Les figures de signification portant sur des groupes de mots ou des phrases

L’allégorie (f., du grec allêgorein, parler par images) est une figure de
pensée qui recourt à la fiction. Faite d’une métaphore filée qui représente un
thème abstrait, elle mêle donc deux isotopies et demande une double
lecture : au sens dénoté (la réalité concrète évoquée) est lié un sens abstrait,
laissé à l’interprétation du lecteur. C’est ce qu’illustre l’exemple suivant
dans lequel Diderot évoque un mystérieux « château » et

[…] une vingtaine de vauriens qui s’étaient emparés des plus


somptueux appartements où ils se trouvaient presque toujours à l’étroit,
qui prétendaient, contre le droit commun […], que le château leur avait
été légué en toute propriété  ; et qui, à l’aide d’un certain nombre de
coglions à leurs gages, l’avaient persuadé à un grand nombre d’autres
coglions à leurs gages, tout prêts pour une petite pièce de monnaie à
pendre ou assassiner le premier qui aurait osé les contredire (Jacques
le Fataliste).

Pris à la lettre, le texte a un sens – il décrit le « château » où Jacques et son


maître sont censés avoir passé la nuit  –, mais il est clair que le
«  philosophe  » Diderot invite le lecteur à lui en donner un autre –  ce
pourrait être une allégorie de la société aristocratique.
La périphrase substitue au mot propre une expression de même sens pour
varier le discours, le rendre plus noble (« l’astre des nuits » pour la lune),
introduire une explication ou produire divers effets (dans Candide, la
périphrase qui désigne des cachots –  «  des appartements d’une extrême
fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil » – relève de
l’humour noir).
L’hyperbole (f.) caractérise de manière excessive ce dont on parle pour
donner plus de portée au message  ; elle se combine souvent avec la
métaphore (« Le gouffre de tes yeux, plein d’horribles pensées, / Exhale le
vertige », Baudelaire, « Danse macabre »).
La gradation ordonne des informations successives selon une progression
d’intensité ascendante ou descendante. (« Va, cours, vole, et nous venge »,
Corneille).
La litote consiste à dire moins pour laisser entendre plus, souvent par la
négation du contraire («  Ses repas ne sont pas repas à la légère  », dit La
Fontaine d’un aigle vorace).
L’euphémisme, à distinguer de la litote, atténue l’expression d’une réalité
jugée choquante. Il recourt souvent à la périphrase et à la métaphore,
comme dans ces vers de La  Fontaine  : «  L’époux d’une jeune beauté  /
Partait pour l’autre monde. À  ses côtés, sa femme  / Lui criait  : “Attends-
moi, je te suis  ; et mon âme,  / Aussi bien que la tienne, est prête à
s’envoler.”  / Le mari fait seul le voyage.  » Les trois périphrases
euphémiques désignant le fait de mourir ont ici une valeur humoristique.
L’antiphrase (f.) fait comprendre le contraire de ce qu’on dit. C’est par
antiphrase que Mérimée nomme le négrier «  Ledoux  » et son bateau
« L’Espérance » (voir p. 36). Cette figure existe dans un énoncé ironique,
qui constitue un double discours (voir p. 188).
La prosopopée consiste à donner explicitement la parole à un objet (dans le
sonnet «  La  pipe  » de Baudelaire), un absent ou un mort (par exemple le
romain Fabricius dans le premier Discours de Rousseau).

Les figures de construction

Elles portent sur la syntaxe ou la disposition des mots et peuvent prendre en


compte leur sens. Elles procèdent à diverses opérations.
Figures de répétition
– La répétition comme figure reprend le(s) même(s) terme(s) dans
un segment de discours à des fins expressives. Son repérage est
immédiat, comme dans ces vers de Du Bellay : « Nouveau venu,
qui cherches Rome en Rome  / Et rien de Rome en Rome
n’aperçois, / Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois, / Et ces
vieux murs, c’est ce que Rome on nomme » (Les Antiquités de
Rome).
–  L’anaphore (f.) répète les mêmes mots dans un segment de
discours, notamment en début de phrase ou de syntagme, comme
dans les célèbres imprécations de Camille  : «  Rome, l’unique
objet de mon ressentiment  !  / Rome, à qui vient ton bras
d’immoler mon amant ! / Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur
adore  !  / Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore  !  »
(Corneille, Horace).
–  L’antanaclase (f.), contrairement à la syllepse, fait apparaître
deux fois le même mot avec deux sens différents. (Exemple
canonique de Pascal  : «  le cœur a ses raisons que la raison ne
connaît pas ».)
–  Le polyptote rapproche plusieurs formes grammaticales du
même verbe («  s’il faut périr, nous périrons ensemble  »,
Corneille, Nicomède) ou des mots qui ont la même racine (« Je
suis un républicain qui ne vit pas de la République », Zola – dans
ce cas, on parle aussi de dérivation).
–  Le pléonasme rapproche deux termes redondants (c’est-à-dire
qui comportent les mêmes sèmes), souvent à des fins
d’accentuation. Les tournures pléonastiques sont fréquentes chez
Montaigne : la périphrase « notre grand roi divin et céleste » lui
permet de désigner avec le plus grand respect (exprimé par la
redondance des deux adjectifs) le Dieu chrétien, auquel il se
réfère pourtant moins souvent qu’à la nature.
– Le parallélisme répète une structure dans deux énoncés voisins,
créant un rythme binaire, très sensible dans ces alexandrins de
Baudelaire  : «  Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,  /
Ô  toi, tous mes plaisirs  ! ô  toi, tous mes devoirs  !  » («  Le
Balcon »).
–  Le chiasme (du grec khiasma, croisement) dispose
symétriquement deux groupes de mots composés de catégories
grammaticales différentes (souvent nom-adjectif/adjectif-nom)
qui sont répétés et inversés (La Peau de chagrin dénonce la
mystification des Français de 1830 « avec des motsnouveaux et
de vieillesidées  »). Le chiasme peut être aussi sémantique,
associé à une antithèse (« Il faut manger pour vivre et non vivre
pour manger », Molière) ou à une répétition («  Je ne songeais
pas à Rose ; / Rose au bois vint avec moi » : Hugo assoit ici le
chiasme – humoristique – sur une anadiplose, figure qui répète
les mêmes mots à la fin et au début d’une phrase ou d’un
segment).
 
Figures d’opposition
– L’antithèse (f.) exprime une opposition forte entre deux mots ou
groupes de mots voisins («  il y a plus de barbarie à manger un
homme vivant qu’à le manger mort », Montaigne).
–  L’oxymore (m.) est une alliance de mots paradoxale pour
exprimer une idée subtile, («  l’institution des enfants  », selon
Montaigne, « se doit conduire avec une sévère douceur »).
– Le paradoxe présente une idée qui contredit l’opinion commune
(«  Votre chute eût valu la plus haute victoire  », Corneille,
Pompée).
 
Figures de déplacement, rupture, suppression, ajout
–  L’anacoluthe (f.) consiste en une rupture de construction
syntaxique, donc en une transgression de la norme grammaticale,
difficile à apprécier puisque cette norme a connu des variations
au cours des siècles. Ainsi en va-t-il de ces vers de Racine qui
coordonnent une subordonnée complétive et une tournure
infinitive : « Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits /
Et ne l’aimer jamais ».
–  Le zeugme sémantique associe deux termes discordants. Dans
l’exemple canonique « Vêtu de probité candide et de lin blanc »
(Hugo, «  Booz endormi  »), le participe passé reçoit deux
compléments dont l’un est abstrait (« probité ») et l’autre concret
(«  lin  »)  ; le vers doit aussi sa cohérence singulière à la
disposition parallèle des deux groupes nominaux (nom-adjectif /
nom-adjectif) et à la redondance sémantique des deux adjectifs
puisque « candide », étymologiquement, renvoie à la blancheur.
– L’hyperbate (f.) désigne une organisation inattendue de la phrase
résultant de l’ajout d’un élément à une structure syntaxique qui
paraît achevée («  Albe le veut, et Rome  », Corneille). Elle met
en valeur cet élément en le rejetant hors de la structure habituelle
(qui serait : Albe et Rome le veulent).
– L’hypallage (f.) déplace un caractérisant du mot attendu à un mot
voisin (« Ce marchand accoudé sur son comptoir avide », Hugo).
– L’ellipse est permise par l’omission d’un terme dans le deuxième
membre d’une construction parallèle. Cette omission ne nuit pas
à l’intelligence de la phrase, à laquelle elle donne une brièveté
incisive («  J’appelle un chat un chat, et Rollet un fripon  »,
Boileau).
–  L’asyndète (f.) supprime les outils de liaison (conjonctions,
adverbes) entre les groupes grammaticaux, les propositions ou
les phrases. Ce style coupé est fréquent chez La  Bruyère
(« Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la
referme  : il s’aperçoit qu’il est en bonnet de nuit  »
(Les Caractères).
–  La polysyndète ajoute des outils de liaison pour créer un effet
d’accumulation ou d’intensité (« Et le trône et le roi se seraient
ennoblis  / À soutenir la main qui les a rétablis  », Corneille,
Pompée).

Exercice 4. Identifier et commenter les figures dans la première


phrase du poème de Ponge « La Danseuse » (Pièces, 1961). (Corrigé
p. 216.)

D’âme égoïste en un corps éperdu, les choses à son avis tournent bien
quand sa robe tourne en tulipe et tout le reste au désordre.
Les figures portant sur le signifiant

Elles concernent la forme sonore ou graphique des mots.


L’assonance répète un phonème vocalique. Dans le vers fameux de Racine
«  Tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire  », l’assonance en  [i],
accentuée par le rythme du vers et par le polyptotenuit-nuire, rend plus
pathétique la plainte de Phèdre.
L’allitération répète un phonème consonantique («  Tout en faisant trotter
ses petites bottines », Rimbaud ; l’allitération en [t] accentue ici l’humour).
L’harmonie imitative emploie des mots dont les sonorités évoquent l’objet
désigné (« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? », Racine,
Andromaque). En dehors de ce cas (assez rare), il ne faut pas prêter un sens
aux sonorités : en lui-même, le phonème [s], par exemple, ne signifie rien.
On peut simplement dire que les allitérations et assonances produisent
certains enchaînements musicaux qui se superposent aux structures
sémantiques, syntaxiques et rythmiques des vers (ou de la prose).
La paronomase rapproche deux paronymes, comme dans ce titre de Victor
Hugo, «  Buvard, bavard  » (Les  Misérables), ou ce vers d’Aragon, «  Ici
commence la jungle des jongleries  » (qui indique au passage une des
prononciations du mot jungle).
Le calembour, qui joue sur les mots en rapprochant des signifiants
identiques (ou voisins) associés à des signifiés différents, cherche à faire
rire ou sourire. L’effet produit peut être plus subtil.

OBSERVATION ET ANALYSE
Apollinaire, « Rosemonde » (Alcools).

Je la surnommai Rosemonde
Voulant pouvoir me rappeler
Sa bouche fleurie en Hollande
Puis lentement je m’en allai
Pour quêter la Rose du Monde
► Le surnom attribué à la femme permet un calembour facile, attendu,
et un autre, presque secret. « Rosemonde » appelle en effet le syntagme
« bouche fleurie » si on entend aussi Rosemund : le poète n’ignorait pas
qu’en allemand Mund signifie « bouche ». Ce calembour est un exemple
du «  jeu de mots généralisé  », marque essentielle du caractère si
particulier du lyrisme d’Apollinaire selon le critique Michel Murat.
C’est un lyrisme « achevé par l’ironie » dans ce recueil de la modernité
qu’est Alcools où la poésie se fait presque prosaïque et où la parole est
soudaine et souvent familière comme l’oral.

L’anagramme (f.) est un mot obtenu en modifiant l’ordre des lettres d’un
autre mot. Ronsard a vu dans aimer l’anagramme de Marie : «  Marie, qui
voudrait votre beau nom tourner,  / Il trouverait Aimer  : aimez-moi donc,
Marie.  » Pour se moquer de la vanité de sa «  Danseuse  », Ponge ne voit
dans cette « étoile applaudie » qu’« une ilote ».

Exercice 5. Dans le poème en prose de Ponge « 14 Juillet », qui a déjà


fait l’objet de l’exercice 3 (p. 42) et d’une observation (p. 43), étudier
les jeux sur le signifiant. (Corrigé p. 216.)

   

Le rythme de la phrase

L’analyse du rythme combine des observations qui associent la forme et le


sens et portent sur les structures et les accents syntaxiques, la longueur
relative des différents segments, les figures de rhétorique réglant la
disposition des mots, les récurrences et oppositions sonores et sémantiques
(pour le rythme du vers, voir le chapitre sur la poésie). Elle relève pour une
part de l’interprétation, au sens que l’on peut donner à ce mot en musique.

RAPPEL : LES ACCENTS
• La langue française place un accent tonique sur la dernière syllabe non muette d’un
mot ou d’un groupe de mots (l’avant-dernière si la dernière comporte un e caduc, qui
ne porte jamais l’accent) : merveiLLEUX, une merVEILL(e).
• Dans une phrase, l’accent grammatical marque les groupes de mots constituant un
ensemble syntaxique : Si l’on vouLAIT, il n’y auRAIT que des merVEILL(es) –  l’unité de
cette phrase d’Éluard est renforcée par le retour sous l’accent du même phonème [ε].
• Un accent oratoire, expressif, peut porter sur la première syllabe d’un mot que l’on
veut mettre en valeur (C’est une MERveille  !) ou le premier mot d’un vers ou d’un
segment :
Que TOUT ce qu’on enTEND, l’on VOIT ou l’on resPIR(e),
TOUT dise : « Ils ont aiMÉ ! » (Lamartine)

On peut être sensible à la cadence de la prose, dans laquelle se succèdent


des groupes de différentes longueurs dont l’oreille (ou l’esprit) perçoit et
apprécie la disposition.

OBSERVATION ET ANALYSE
1. Flaubert, Madame Bovary.
Paris,  / plus vague que l’Océan,  // miroitait donc aux yeux d’Emma  /
dans une atmosphère vermeille.
►  Le syntagme nominal et le syntagme verbal sont séparés par une
pause majeure appelée acmé (nom masculin qui signifie sommet en
grec), ils constituent respectivement la phase ascendante (la protase) et
la phase descendante (l’apodose) de la phrase. Chacun de ces deux
membres est composé de groupes syntaxiques terminés par une syllabe
accentuée (on peut parler de mesures, comme pour le vers et la
musique). La longueur de ces groupes (leur nombre de syllabes)
détermine une cadence : ici, la protase (9 syllabes) étant plus courte que
l’apodose (16  syllabes), Flaubert utilise une cadence majeure (ou
progressive), la plus courante en français qui incline à disposer les
éléments de la phrase en masses croissantes. On trouve dans la protase la
même disposition progressive (2/7) alors que l’apodose comprend deux
mesures égales (8/8), correspondant à deux octosyllabes, associés
sémantiquement par les mots «  miroitait  » et «  vermeille  » qui les
encadrent. Compte tenu de l’articulation forte marquée dans la protase
par le groupe de l’adjectif entre virgules, on peut lire cette phrase selon
le rythme 2/7/16 qui accentue l’effet d’expansion, de rêverie indéfinie et
infinie dans laquelle Emma se perd.
2.  Jules Renard évoque ainsi une chèvre qui «  lit  » le Journal officiel
affiché sur le mur de la mairie :
Sa lecture finie,  / ce papier sentant bon la colle fraîche,  // la chèvre le
mange.
►  La disposition est ici inverse  : c’est une cadence mineure (ou
régressive). La brièveté de l’apodose accentue l’effet de surprise
comique recherché par l’auteur des Histoires naturelles.
► On rencontre aussi des cadences équilibrées.

Une période est une phrase présentant une grande unité et constituée de
plusieurs membres disposés de manière à faire percevoir un mouvement
oratoire, un souffle, une exaltation. Elle comporte souvent des groupes
binaires ou ternaires.

OBSERVATION ET ANALYSE
Dans la troisième de ses Lettres à Malesherbes, Rousseau évoque ainsi
le bonheur expansif dont il jouissait au cours de ses promenades
solitaires dans la forêt de Montmorency :
Alors,  / l’esprit perdu dans cette immensité,  / je ne pensais pas, je ne
raisonnais pas, je ne philosophais pas, // je me sentais avec une sorte de
volupté accablé du poids de cet univers, / je me livrais avec ravissement
à la confusion de ces grandes idées,  / j’aimais à me perdre en
imagination dans l’espace.
► Le lyrisme de Rousseau, qui veut persuader son interlocuteur que la
solitude, loin de le rendre malheureux, lui permet de connaître un
bonheur extrême allant jusqu’à la «  volupté  », s’exprime dans une
cadence majeure sensible dans l’ensemble de la période et dans chacun
de ses membres. L’acmé est situé après un groupe ternaire qui répète une
même structure syntaxique et ordonne les trois verbes selon une
gradation ascendante. L’apodose, dans un rapport d’antithèse avec la
protase, est elle aussi un groupe ternaire (dont les mesures sont plus
longues) dans lequel les trois verbes se succèdent encore selon une
gradation ascendante  : le sentiment de la nature emporte Rousseau, le
transporte (le ravit) dans une exaltation sans borne qui confine au
mysticisme puisqu’il communie avec l’espace (et, dans la suite de la
lettre, avec l’Être suprême).

Exercice 6. Dans ces vers extraits d’un poème daté du 6 août 1918


et intitulé « Secousse » (Feu de joie, 1919), Aragon évoque
de manière très allusive l’effet que l’explosion d’un obus a produit
sur lui sans le blesser. Étudier les jeux sur les sonorités et les rythmes.
 (Correction p. 217.)

Hop l’Univers verse


Qui chavire L’autre ou moi
L’autre émoi La naissance à cette solitude
Je donne un nom meilleur aux merveilles du jour
J’invente à nouveau le vent tape-joue
le vent tapageur
Le monde à bas je le bâtis plus beau

6. ÉCRITURE ET RÉÉCRITURE :
AVANT-TEXTES ET INTERTEXTES

Une approche poétique doit aussi prendre en compte les relations qu’un
texte entretient avec d’autres textes, les brouillons et les ébauches du
manuscrit (les avant-textes, qui permettent d’étudier sa genèse) mais aussi
des textes et des modèles antérieurs dans un genre donné (les intertextes).

L’intertextualité
L’autonomie du texte littéraire a été relativisée par les travaux du critique
soviétique Bakhtine qui recourt à la notion de dialogisme (voir le chapitre
sur le roman, p. 78)  : le discours romanesque, notamment, se compose de
diverses voix (Bakhtine parle de « polyphonie »), de divers discours qui lui
préexistent dans la société et dans la littérature. À partir de ces travaux,
Julia Kristeva a défini la notion d’intertextualité : « tout texte se construit
comme une mosaïque de citations », il est un processus de reproduction et
de transformation de modèles non seulement génériques, mais aussi
linguistiques et idéologiques. Par exemple, les romans de la Table ronde de
Chrétien de Troyes reprennent « la matière de Bretagne » et christianisent le
merveilleux celtique, Apollinaire dans Alcools mêle l’intertexte chrétien
(avec la figure du Christ) à l’intertexte des légendes rhénanes et médiévales
et au merveilleux de la ville moderne. Malraux formule ainsi cette idée  :
« les œuvres les plus divergentes, lorsqu’elles se rassemblent dans le musée
ou la bibliothèque, ne s’y trouvent pas rassemblées par leur rapport avec la
réalité, mais par leurs rapports entre elles  » (L’Homme précaire et la
littérature, Gallimard, 1977).

POUR ALLER PLUS LOIN


LA « TRANSTEXTUALITÉ » SELON GÉRARD GENETTE
Analysant «  la littérature au second degré  » (Palimpsestes, Seuil,
1984), Gérard Genette distingue cinq catégories de «  relations
transtextuelles » :
■   L’intertextualité  : «  présence effective d’un texte dans un
autre  », sous forme de citation (explicite ou non), de
plagiat, d’allusion.
■ La paratextualité : relation du texte proprement dit avec le
paratexte, c’est-à-dire tout ce qui l’entoure (titre, sous-titre,
intertitres, préface, postface, prière d’insérer, illustrations,
etc.).
■ La métatextualité : commentaire d’un texte dans un autre,
qui n’est pas nécessairement cité et même nommé. Un
exemple postérieur aux analyses de Genette : le roman de
Philippe Sollers Les Voyageurs du temps (Gallimard, 2009)
est aussi un discours sur les écrivains et les artistes les plus
divers. (On peut étendre cette relation métatextuelle, qui
relève du métalangage, au commentaire d’un texte sur lui-
même.)
■   L’hypertextualité  : relation (qui ne relève pas du
commentaire) entre un texte  B (l’hypertexte) et un texte
antérieur  A (l’hypotexte) qui se trouve ainsi réécrit,
souvent parodié.
■   L’architextualité  : relation d’un texte à un genre et à ses
modèles canoniques. L’architexte est l’ensemble des textes
fondateurs, des grands modèles par rapport auxquels le
genre se constitue et évolue.
Ces catégories ne sont pas absolument exclusives.

OBSERVATION ET ANALYSE
Aragon, « Imité de Camoëns », Les Yeux d’Elsa (1942).

Ce que je chérissais jadis a tant changé


Qu’on dirait autre aimer et comme autre douloir
Mon goût d’alors perdu maudit le goût que j’ai
 
Ah quel espoir trompé d’une inutile gloire
Me laisserait le sort ni ce temps mensonger
Qui guette mon regret comme un château la Loire

► Dans ce poème de la Résistance (dont nous donnons les six derniers


vers), Aragon réécrit explicitement un sonnet du grand poète portugais
de la Renaissance : « Ce que j’avais voulu a tellement changé, / Que cela
me paraît autre chose, parce que les jours  / Ont à présent gâché leur
ancien goût.  // L’espérance dans de nouvelles joies,  / La Fortune et le
Temps trompeurs ne me la laissent plus  :  / Ils sont deux espions du
bonheur. » Il traduit le texte source en le modifiant pour lui donner, en
« contrebande », une signification nouvelle : la mélancolie est associée
implicitement au contexte (la guerre, l’Occupation) et «  ce temps
mensonger  » demande au poète de changer de «  goût  », d’écrire une
autre poésie que celle prônée par ses anciens amis surréalistes. Un
intertexte plus subtil encore fait allusion à Du  Bellay  : de son exil
romain, il a exprimé dans Les Regrets sa nostalgie de sa patrie et de sa
Loire natale  ; Aragon, lui, est alors «  En étrange pays dans [son] pays
lui-même ». C’est ce qu’indique le poème suivant, qui reprend le mythe
de Lancelot (avec l’intertexte du roman de Chrétien de Troyes, Le
Chevalier à la charrette) : la figure de la Dame qui soumet le chevalier-
poète aux épreuves y est à la fois une image de la femme aimée, Elsa
Triolet, qui donne au poète le courage de vivre et de combattre avec ses
poèmes, et une image de la France soumise à la violence des nazis et du
régime de Vichy.

Motif, topos, thèmes et mythes

Des éléments formels et thématiques peuvent apparaître de manière


récurrente dans un texte  : lorsqu’ils sont communs à plusieurs œuvres, ils
marquent l’appartenance de celles-ci à un genre ou un mouvement  ;
lorsqu’ils sont spécifiques à un auteur, ils manifestent la cohérence et la
singularité de son œuvre. Un motif, dans le vocabulaire esthétique, désigne
un ornement, un dessin ou une phrase musicale qui réapparaît dans
l’œuvre ; dans l’analyse littéraire, le motif constitue la catégorie sémantique
minimale, par opposition au topos (pluriel  : topoï), réunion stable de
plusieurs motifs, et au thème, catégorie la plus abstraite et la plus générale.
Un des topoï de la rencontre amoureuse dans le roman, la scène de première
vue, figure ainsi dans Manon Lescaut ou L’Éducation sentimentale  ; il
réapparaît –  pour être détourné  – dans le fameux incipit d’Aurélien («  La
première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide  »,
Aragon) ou dans La Dentellière de Pascal Lainé, où la rencontre d’Aimery
et de Pomme n’a rien d’un coup de foudre. La reprise des motifs se fait
souvent sur un mode distancié, ironique, comme dans le célèbre passage de
Madame Bovary qui évoque les lectures d’Emma.
OBSERVATION ET ANALYSE
Au XVIe  siècle, l’expression de l’amour, de la plainte amoureuse, a été
fortement influencée par le Canzoniere de Pétrarque. «  L’art de
pétrarquiser » a été ainsi pratiqué par des poètes de l’École lyonnaise
comme Maurice Scève (Délie, 1544) mais aussi Du  Bellay (L’Olive,
1549) et Ronsard. Certains d’entre eux ont ensuite critiqué cette poésie
dont les raffinements excessifs leur paraissaient relever de l’artifice et
même de la tromperie. C’est le cas de Louise Labé dans son
sonnet XXIII :

Las ! que me sert, que si parfaitement


Louas jadis et ma tresse dorée,
Et de mes yeux la beauté comparée
À deux Soleils, dont Amour finement
Tira les traits causes de ton tourment ?
Où êtes-vous, pleurs de peu de durée ?

►  Les motifs pétrarquistes sont ici exhibés, hypertrophiés, mis à


distance par leur accumulation même, qui résulte de la polysyndète et de
l’enchâssement des images  : les «  yeux  » sont comparés à «  deux
Soleils  » (la beauté de la dame est donc surnaturelle) dont les rayons
sont vus comme les «  traits  » (les flèches) du dieu Amour. La
célébration, l’idéalisation de la femme aimée par son «  Ami  » poète
(sans doute Olivier de  Magny) est ensuite présentée explicitement
comme un moyen de «  [l]’asservir sous ombre de service  »  : la
rhétorique pétrarquiste, avec ses conventions, sa préciosité,
n’exprimerait qu’un lyrisme inauthentique.

L’étude des topoï intéresse particulièrement la littérature comparée  : elle


permet de constituer des groupements de textes autour de thèmes communs
et de mettre en évidence, au-delà des ressemblances thématiques, les
spécificités d’écriture propres à un auteur, à des circonstances d’écriture ou
à une époque.
Le sujet qui écrit se trouve aussi confronté aux mythes qui se sont peu à
peu constitués et transmis dans l’histoire littéraire, comme ceux de
Dom  Juan ou de Faust. Le mythe de Phèdre est réécrit dans les tragédies
d’Euripide, de Sénèque et de Racine mais aussi dans La  Curée, une
«  nouvelle Phèdre  » selon Zola qui a résumé la pièce de Racine pendant
qu’il rédigeait son roman. Le mythe d’Œdipe est réécrit dans La  Machine
infernale de Cocteau (1934), celui des Atrides dans Électre de Giraudoux
(1937) et Les Mouches de Sartre (1943). Leur réécriture relève directement
de l’intertextualité.

L’approche génétique des textes

Elle a pris son essor dans la recherche universitaire avec le développement


de l’ITEM (Institut des textes et manuscrits) au CNRS5. La génétique
s’intéresse aux brouillons étudiés pour eux-mêmes car ils permettent de
suivre la dynamique de l’écriture faite de réécritures perpétuelles des états
antérieurs du texte (par des ajouts, des ratures et des déplacements) jusqu’à
l’état définitif remis à l’éditeur (sous forme de manuscrit ou de tapuscrit).
Le « dossier génétique » de l’œuvre comprend aussi les notes préparatoires
(plans éventuels, recherche documentaire, correspondance, etc.) et les
avant-textes ou les premières moutures du texte, encore éloignées du texte
définitif et des différentes campagnes d’écriture qui l’ont constitué mais qui
font surgir les germes d’une idée ou d’une métaphore à l’origine des
développements ultérieurs.

OBSERVATION ET ANALYSE
Dans «  À la Musique  », Rimbaud évoque les «  bourgeois poussifs  »
assistant à un concert militaire le 7 juillet 1870 à Charleville. Il existe
deux états manuscrits de ce poème, écrits en juillet et octobre 1870, ce
qui permet d’étudier la variante suivante :

1. On voit aux premiers rangs parader le gandin,


Les notaires montrer leurs breloques à chiffres.
2. – Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.
►  La réécriture du deuxième vers accentue fortement la caricature et
surprend doublement le lecteur  : d’une part, la vanité du notaire (le
singulier s’impose dans l’alexandrin) est encore plus ridiculisée par
l’inversion de la relation habituelle (réelle) entre l’homme et les
accessoires qui lui permettent d’afficher son rang de « bourgeois » dans
la société ; d’autre part, le rythme habituel de l’alexandrin est détruit, la
césure qui suit la sixième syllabe («  à  ») est transgressée, le vers se
déroule comme une phrase de prose tout en conservant, grâce à la liaison
obligatoire, l’emphase dérisoire du groupe nominal complément.

7. LA LECTURE INTÉGRALE D’UNE ŒUVRE :


LES SIX AXES

Les principes théoriques développés dans ce chapitre débouchent sur une


méthodologie de la lecture plurielle. Une œuvre peut être lue selon
différents axes (en constituant des fiches à partir de relevés précis et
exactement référencés) avant de les confronter pour voir apparaître des
points de convergence qui dessinent les grandes lignes du sens.
–  Axe  1. L’action (analyse de la logique du récit, schéma de
l’action – voir p. 73).
– Axe 2. Les forces agissantes (schémas actantiels – voir p. 74 –,
inventaire et classement des personnages).
– Axe 3. Approche psychologique (personnages – voir p. 75-76 –,
thèmes).
–  Axe  4. Approche sociologique (données sociales et historiques,
valeurs et idéologies présentes dans le texte).
–  Axe  5. Structures (composition, organisation de l’espace et du
temps).
– Axe 6. Écriture (point de vue narratif, choix d’écriture, effets de
style, métaphores obsédantes, etc.).
C’est en suivant cette méthodologie, inspirée du petit livre d’A.  Viala et
P.  M.  Schmidt, que sera réalisée, en manière d’exemple, l’application
pratique du chapitre sur le roman, l’étude de Moderato cantabile de
Marguerite Duras. Cette grille n’a rien de contraignant et doit être adaptée
aux œuvres qu’elle permet de lire : si elle est particulièrement utile pour les
romans et pour le théâtre, qui font intervenir des personnages et une
intrigue, elle doit être allégée et repensée pour l’étude d’un recueil poétique
ou d’un essai, où néanmoins s’intriquent aussi les questionnements liés au
sujet, à l’histoire et à l’écriture.

COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE

FROMILHAGUE Catherine, SANCIER Anne, Introduction à l’analyse stylistique,


1991, Armand Colin, 2004.
HERSCHBERG PIERROT Anne, Stylistique de la prose, Belin Sup, 1993.
MAINGUENAU Dominique, Linguistique pour le texte littéraire, Armand
Colin, 2005.
SCHAEFFER Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Seuil, 1989.
STALLONI Yves, Les Genres littéraires, Nathan Université, 2000.
VIALA Alain, SCHMITT  Michel  P., Savoir-lire. Précis de lecture critique,
Didier, 1992.

1. « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Minuit, 1963.


2. Dans Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 237-250.
3. Dominique Combe, Les Genres littéraires, Hachette Supérieur, 1992, p. 20.
4. Pour une information plus complète, voir le Dictionnaire de rhétorique et de poétique de
Michèle Aquien et Georges Molinié, La Pochothèque, 1996 (nous ne distinguons pas ici les figures
« microstructurales » et « macrostructurales »).
5. Voir Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, Nathan Université, coll. « 128 », 2000.
CHAPITRE 3

Lire le roman

Lire et analyser un roman pose les problèmes du genre, à la fois dans leur
dimension formelle et dans leur dimension historique relative à l’évolution
de ce genre dans le temps en relation directe avec la question du réalisme.

I. LE ROMAN : APPROCHE HISTORIQUE

Historiquement, le roman a d’abord désigné la langue vulgaire parlée dans


le nord de la France avant de s’appliquer aux récits en vers écrits dans cette
langue. Il n’a donc pas été défini à l’origine par des caractéristiques propres
à un genre mais par son accessibilité  : assez vite, il a fait l’objet d’une
consommation individuelle (permise par la lecture) et non plus collective
(comme l’épopée et la chanson de geste), d’autant plus qu’il présentait des
personnages plus proches du lecteur, tout en faisant une place au
merveilleux et au mythe.
Libre des contraintes pesant sur les genres reconnus depuis l’Antiquité, le
roman a pu se faire, selon les époques et le goût du public, courtois,
précieux, pastoral, satirique, picaresque, sentimental, historique, réaliste,
poétique, fantastique, allégorique, etc. De grands écrivains lui ont donné en
outre l’éclat de leur singularité  : on parle du roman balzacien, zolien,
proustien, kafkaïen. Cette extrême diversité reflète les tensions qui le
traversent :
–  entre l’individuel et le collectif, c’est-à-dire entre le personnage
de roman (sa vie intérieure, ses désirs, ses aspirations) et la
société (dans laquelle il évolue ou doit s’insérer), ce qui peut
susciter des conflits de valeurs, mais aussi entre le romancier (sa
personnalité, ses principes) et son public (qu’une singularité
excessive peut désorienter) ;
–  entre l’imaginaire (qui peut être poussé jusqu’au rêve, au
fantastique, au fantasme) et la réalité (qui peut être reproduite
fidèlement ou prendre l’apparence du mythe) ;
–  entre les conventions d’une époque (l’«  horizon d’attente  » du
public) et l’invention de formes, de thèmes, de personnages
accordés à la sensibilité ou aux idéaux des romanciers.

Cadre pour l’étude d’un texte romanesque


(Les pistes proposées ici sont développées p. 84.)

Le roman pose inévitablement la question du rapport de l’art au réel. Son


histoire a été animée par un « double mouvement en directions opposées –
  vers la vraisemblance sociale et psychologique d’abord et vers le
modernisme par la suite1 ». Dans cette évolution, l’idéalisme et le réalisme
se sont constamment affrontés tandis que s’affirmait une exigence de
recherche formelle. Elle a conduit à scinder le lectorat en deux groupes, le
grand public, attaché à des romans qui satisfont son goût de la fiction et du
divertissement, et l’élite intellectuelle intéressée par une écriture d’avant-
garde.

L’origine du roman

Antiquité Moyen Âge XVIe siècle

• ÉPOPÉE  : • CHANSON DE GESTE ÉPIQUE  : • ROMANS


Homère, l’Iliade La Chanson de Roland (fin FANTAISISTES ET
et l’Odyssée e
XI  s.). HUMANISTES  :
(VIIIe s. av. J.-C.) ; • Thomas et Béroul, Tristan Rabelais,
Virgile, l’Énéide Pantagruel,
et Iseut (XIIe s).
(Ier s. av. J.-C.). Gargantua, Tiers
• ROMANS COURTOIS de Livre, Quart Livre
• ROMANS Chrétien de Troyes  : (1532 à 1548).
PICARESQUES  : Lancelot ou le Chevalier à
Pétrone, Le • NOUVELLES
la charrette, Yvain ou le
PLAISANTES ET
Satiricon (Ier  s. Chevalier au lion (XIIe s.). MORALES  :
ap.  J.-C.)  ;
• RÉCITS SATIRIQUES  : Le Marguerite de
Apulée, Les
Métamorphoses Roman de Renart (XIIe- Navarre,
e
XIII  s.), les Fabliaux. L’Heptaméron
(IIe s.).
• NOUVELLES SATIRIQUES  : (1559).
• ROMAN
PASTORAL  : Boccace, Le Décaméron
Longus, Daphnis (1355)  ; Cent Nouvelles
Nouvelles (vers 1460).
et Chloé (IIe s.).
• ROMAN BIOGRAPHIQUE  : La
• ROMAN D’AMOUR
Sale, Le Petit Jean de
ET D’AVENTURES  :
Saintré (vers 1450).
Héliodore, Les
Éthiopiques
(IIIe s.).
Dans l’évolution historique, le roman peut être considéré comme
l’intériorisation du mythe et de l’épopée, le passage du collectif à
l’individuel.
L’Iliade et l’Odyssée donnent une représentation épique d’une civilisation
en mêlant l’historique, la fiction et le merveilleux. Les héros incarnent les
valeurs d’une société, le narrateur omniscient transmet la mémoire
collective dans un récit de guerre où s’affrontent les humains et les dieux et
qui met en scène un mouvement collectif vers la victoire et la paix.
Au Moyen Âge, le merveilleux est réduit au profit de valeurs proprement
humaines dans les chansons de geste comme La Chanson de Roland.
Moins proches de l’épopée, les romans de Chrétien de Troyes constituent
l’émergence d’un genre neuf (style narratif plus naturel, plus fluide) au
service des valeurs chevaleresques et de l’amour courtois (la fin’amor), mis
en question dans les romans de Tristan et Iseut qui fixent le mythe de
l’amour fatal et dangereux.
En contrepoint, se développent les aventures animalières héroï-comiques de
Renart et, dans un autre registre, les nouvelles du Décaméron, récits brefs et
plaisants, non dénués de valeur morale, qui présentent des évènements
imaginaires comme réels et récents. Leur succès se prolonge au XVIe siècle
(L’Heptaméron) et au-delà.
L’appétit de savoir, l’esprit critique et l’optimisme de la Renaissance
s’incarnent dans les romans de Rabelais qui unissent la fantaisie, débridée
jusqu’au grotesque, la satire et l’apologue  : les aventures des géants et de
leurs comparses sont porteuses d’une réflexion humaniste.

Le développement du roman du XVIIe au XVIIIe siècle

XVIIe siècle XVIIIe siècle

• CERVANTÈS, Don Quichotte • ROMAN PICARESQUE  : Lesage,


(1614). Gil Blas (1715-35).
• ROMANS PRÉCIEUX  : d’Urfé, • ROMANS DE MŒURS : abbé Prévost,
L’Astrée (1607-1627). –  Mlle  de Manon Lescaut (1731). –
  Marivaux, Le Paysan parvenu
Scudéry, Le Grand Cyrus (1649- (1735), La Vie de Marianne (1731-
1653). 1741).
• ROMANS RÉALISTES  : Scarron, Le • ROMANS DES «  PHILOSOPHES  »  :
Roman comique (1657). – Montesquieu, Lettres persanes
  Furetière, Le Roman bourgeois (1721). –  Voltaire, L’Ingénu
(1666). (1767). –  Diderot, La Religieuse
• ROMAN D’ANALYSE  : Mme  de (vers 1760), Jacques le Fataliste
La  Fayette, La Princesse de (1778-1780).
Clèves (1678). • Rousseau, La Nouvelle Héloïse
• ROMAN PÉDAGOGIQUE  : Fénelon, (1761).
Les Aventures de Télémaque • Bernardin de Saint-Pierre, Paul
(1699). et Virginie (1788).
• Laclos, Les Liaisons dangereuses
(1782).

Au XVIIe  siècle, pour les «  classiques  » qui exigent la vérité de la nature


humaine, le roman, œuvre de fiction, est un genre frivole ; il est même jugé
dangereux par les moralistes qui dénoncent les effets négatifs du
romanesque sur les lecteurs (dont témoigne d’ailleurs le premier grand
roman, Don Quichotte). Pastoral (L’Astrée) ou héroïque (Le Grand Cyrus),
le roman idéaliste dont les héros parfaits incarnent une norme morale
transcendante connaît pourtant un grand succès. La tendance opposée, qui
existe depuis l’Antiquité (avec Pétrone et Apulée), se manifeste dans des
romans satiriques ou picaresques aux titres significatifs (Le Roman
comique, Le Roman bourgeois). Le roman intéresse aussi des moralistes
(Mme de La Fayette) qui lui attribuent une fonction pédagogique (Fénelon).
Au XVIIIe  siècle, les «  philosophes  » recourent au roman pour critiquer la
société (Les Lettres persanes, L’Ingénu, La Religieuse) tout en donnant vie
à leurs débats (Jacques le  Fataliste). La perspective morale et idéaliste
rencontre encore un grand succès avec La Nouvelle Héloïse (qui a aussi une
visée « philosophique ») et le roman idyllique Paul et Virginie mais Diderot
se moque des « faiseurs de romans » : pour « être cru », le romancier doit
associer « la vérité de la nature » et « le prestige de l’art », « être en même
temps historien et poète, véridique et menteur ». Le roman évolue vers ce
qu’on n’appelle pas encore le réalisme : il se naturalise en prenant la forme
de l’autobiographie fictive d’un personnage qui n’a plus rien d’héroïque. Il
confronte le romanesque du cœur au prosaïsme de la vie courante (Manon
Lescaut), l’individu à la société (Gil  Blas, Le Paysan parvenu, La Vie de
Marianne). Il va se faire «  l’épopée bourgeoise moderne  » (Hegel).
Auparavant, des auteurs comme Crébillon fils, Laclos (Les Liaisons
dangereuses, 1782) et Sade auront illustré diversement le libertinage du
siècle.

L’affirmation du réalisme au XIXe siècle


Le roman profite de l’élargissement du domaine de l’art apporté par le
romantisme. Il connaît un développement majeur avec le réalisme de
Balzac, Stendhal, Flaubert et Zola. Dans La Comédie humaine, les
masques tombent, révélant l’écart entre les valeurs morales et les lois de la
réussite sociale. Des personnages exceptionnels, comme Vautrin, subsistent
chez Balzac ; ils sont la règle dans le roman historique, le roman populaire
(héros et monstres s’affrontent chez Alexandre Dumas et Eugène Sue) et
chez Victor Hugo où l’idéalisation reste vivace. L’idéalisme se maintient
aussi dans l’inspiration romantique et humanitaire des romans de George
Sand.
Les romanciers du réel sont divers. Flaubert privilégie « le style, la forme,
le Beau  » et aspire à une impossible impersonnalité. Zola, au contraire,
confesse « [son] tempérament lyrique » qui le conduit à mentir mais « dans
le sens de la vérité ».
Le champ de l’art s’élargit  : les réalités sexuelles sont évoquées plus
librement, les classes populaires, négligées par Balzac, entrent dans la
littérature. Les Goncourt y voient un sujet nouveau et étudient «  la
canaille  » en artistes (Germinie Lacerteux) avant que Zola, dans
L’Assommoir et Germinal, n’y trouve une vérité profondément humaine et
« un grand tragique historique » (Auerbach).
Cependant le romantisme humanitaire d’Hugo trouve encore un public,
ainsi que le romantisme exacerbé de Barbey d’Aurevilly. La malaise de la
fin du siècle suscite une réaction spiritualiste chez Paul Bourget, qui
présente une «  anatomie morale  » de sa génération, et chez Huysmans,
passé d’un naturalisme de la grisaille (Les Sœurs Vatard, 1879) à une
esthétique de l’artifice (À rebours) puis au catholicisme (En route, 1895). Il
s’exprime aussi dans l’individualisme puis l’enracinement nationaliste de
Barrès.

Crise et expansion du roman dans le premier XXe siècle

Romain Rolland Barbusse Céline Malraux Aragon


Jean-Christophe Le Feu (1916) Voyage au bout de La Condition Le Monde réel
(1904-1912) la nuit (1932) humaine (1933) (1934-1951)
L’Espoir (1937)
Proust Gide Giono Sartre Camus
À la recherche du Les Caves du Regain (1930) La Nausée (1938) L’Étranger (1942)
temps perdu (1913- Vatican (1914) Le Chant du monde La Peste (1947)
1927) Les Faux- (1934)
Monnayeurs
(1925)

Au XXe siècle, le roman devient le genre dominant : bien que condamné par


Breton pour la vanité de ses descriptions et la pauvreté de son invention, il
poursuit son expansion et sa diversification.
Les pratiques et les thèmes du réalisme (création de personnages et
d’aventures vraisemblables, confrontation de l’individu et de la société,
conflit de valeurs) se maintiennent chez Anatole France et Romain
Rolland et chez des romanciers modernes (Mauriac, Thérèse Desqueyroux,
1927 ; Martin du Gard, Les Thibault, 1922-1940) qui font le choix de la
lisibilité pour toucher un large public. Ils s’interrogent sur le présent
(Barbusse, Céline) et développent une réflexion politique (Malraux).
L’engagement du romancier, théorisé par Sartre en 1945, prend aussi la
forme du réalisme socialiste, âprement débattu, et dont le cycle du Monde
réel d’Aragon (des Cloches de Bâle aux Communistes) n’est pas une
simple illustration.
Le réalisme social est pourtant délaissé par des romanciers qui vouent un
culte à la forme et à la subjectivité (Joyce, V.  Woolf, Kafka). En France,
Proust innove en écrivant le roman de la société mais aussi le roman du
temps et le roman du roman puisque La Recherche raconte la longue quête
du narrateur vers le livre à écrire.
La liberté formelle dont jouit ce «  genre bâtard, dont le domaine est
vraiment sans limites » (Baudelaire), lui permet, autant que la poésie, de se
faire lyrique ou épique (chez Giono, comme déjà chez Zola) et d’exprimer
la personnalité complexe d’un auteur (Gide), son univers intérieur et ses
obsessions (Mauriac), sa vision du monde (Céline). Autant que le théâtre, il
se prête, par ses dialogues, au débat d’idées (L’Espoir). Il peut engager une
réflexion philosophique (chez Sartre ou Camus, comme déjà chez
Diderot). Il accueille et mêle toutes les formes de discours, donne droit de
cité au parler populaire (Céline, comme déjà Zola dans L’Assommoir). Il
garde intacte sa capacité de heurter les conventions sociales (Radiguet, Le
Diable au corps, 1922) ou de les dénoncer (Céline, Voyage au bout de la
nuit ; Louis Guilloux, Le Sang noir, 1935).

Les mutations du roman dans le deuxième XXe siècle


Sartre Giono Aragon
Les Chemins de Le Hussard sur le toit La Mise à mort ROMAN
la liberté (1945- (1951) (1965) Blanche ou AUTOBIOGRAPHIQUE
1949) Roger Vailland l’Oubli (1967)
La Loi (1957) Théâtre/Roman Philippe Forest
Elsa Triolet (1974) L’Enfant éternel (1997)
Roses à crédit (1959)
Christine Angot
L’Inceste (1999)
Amélie Nothomb
Stupeurs et
tremblements, (1999)
M. Yourcenar Julien M. Duras Perec
Mémoires Gracq NOUVEAU ROMAN Moderato Les Choses (1965)
d’Hadrien (1951) Le Rivage Michel Butor cantabile La Vie mode
des Syrtes (1958) d’emploi (1978)
(1951) La Modification Le Vice-Consul
(1957) L’Amant
(1984)
Robbe-Grillet
La Jalousie (1957)
Nathalie Sarraute
Le Planétarium
(1959)
Claude Simon
La Route des Flandres
(1961)

Après la Seconde Guerre mondiale, le roman évoque et interroge le réel


(Sartre, Les Chemins de la liberté  ; Aragon, Les Communistes, 1949-
1951  ; André Schwartz-Bart, Le Dernier des justes, 1959). Il divertit le
grand public dans les séries historiques (Maurice Druon, Les Rois maudits,
1955-1960), sentimentales (Delly) ou policières (Simenon).
Parallèlement, il entre dans L’Ère du soupçon (Nathalie Sarraute, 1956),
les écrivains du Nouveau Roman rejettent les conventions du réalisme (le
personnage, l’histoire, l’engagement, le contenu)  : «  le véritable écrivain
n’a rien à dire. Il a seulement une manière de dire » (Robbe-Grillet). Leurs
romans intéressent surtout un public lettré contrairement à ceux de Boris
Vian (L’Écume des jours, 1947), Raymond Queneau (Zazie dans le métro,
1959), Georges Perec (La Vie mode d’emploi), dont les recherches
formelles ou la fantaisie servent plus directement le plaisir de lire.
L’écriture personnelle et l’univers passionnel de Marguerite Duras accèdent
à la notoriété.
« Genre impérialiste » (Marthe Robert), le roman transgresse les frontières,
invente les Mémoires historiques (Mémoires d’Hadrien) et
l’autobiographie, renouvelée par Sartre (Les  Mots, 1964) ou N.  Sarraute
(Enfance, 1983). Les derniers romans d’Aragon mêlent dans un jeu de
miroirs fiction, histoire et confessions plus ou moins avouées. L’ambiguïté
du roman autobiographique lui permet d’exprimer une vérité à la fois
personnelle et collective, le narrateur se faisant sociologue (Annie Ernaux,
La Place, 1984 ; Les Années, 2009) pour tirer au clair son expérience de la
vie et celle de ses proches (Pierre Bergounioux, Miette, 1995 ; Ph. Forest,
Le Siècle des nuages, 2010)  : c’est une autre forme de réalisme.
L’autofiction (Serge Doubrovski, Fils, 1977), en mettant en scène
l’écrivain (parfois médiatisé), peut se charger d’une profonde humanité
(quand elle est consacrée à la mort d’un enfant) ou sombrer dans la vanité.

II. LE ROMAN : APPROCHE POÉTIQUE

Les notions et les analyses de la narratologie présentées ici ne sont que des
outils qui permettent d’éclairer la lecture d’un roman et de mettre
clairement en évidence la diversité et la plasticité du genre2.
La narratologie fait la théorie du récit. Elle s’appuie sur quelques notions
essentielles qu’il importe de ne pas confondre.
Un roman raconte une histoire, «  succession d’évènements, réels ou
fictifs  », qui constitue «  le contenu narratif  » du récit (on désigne aussi
l’histoire racontée par le terme de diégèse). Le mot récit désigne «  le
discours ou texte narratif lui-même  » (Figures  III, p.  72). Une même
histoire peut donc prendre des formes différentes selon le récit qui en est
fait  ; c’est le cas, de manière exemplaire, dans les Exercices de style de
Raymond Queneau (1947).

1. Le narrateur et ses fonctions

Le récit est produit par le narrateur, à distinguer de l’auteur  :


contrairement à l’écrivain qui a rédigé le texte, «  le narrateur est […] un
rôle fictif » (Figures III, p. 226) qui n’a d’existence que dans le texte, même
quand ce rôle est assumé par l’auteur. «  L’auteur  » qui intervient dans
Jacques le Fataliste n’est pas Diderot mais une image que Diderot donne de
lui-même dans son roman. De même, le « lecteur » que « l’auteur » prend à
partie dans ce roman, n’est pas tel ou tel lecteur réel mais une image de
lecteur construite par le texte.
La distinction entre auteur et narrateur est particulièrement nécessaire dans
un roman écrit à la première personne comme L’Étranger de Camus
(1942) ; le rôle du narrateur y est assumé par un personnage, ce qui confère
au récit une grande subjectivité.
Il y a plusieurs narrateurs quand un ou plusieurs récits sont enchâssés dans
le récit premier. Dans le roman de l’abbé Prévost Manon Lescaut, le récit
principal, celui de Des Grieux, est second par rapport au récit attribué à un
«  auteur  » fictif de «  Mémoires  », M.  de  Renoncour, censé rapporter
fidèlement le récit que Des Grieux lui a fait de ses aventures : « Voici donc
son récit. Je n’y mêlerai jusqu’à la fin rien qui ne soit de lui  » (Gérard
Genette parle à ce sujet de « récit au second degré » ou récit métadiégétique
pour signifier le passage à un autre univers que celui du récit premier, la
diégèse).
Dans le roman par lettres, la narration est nécessairement déléguée à
plusieurs personnages.
Le narrateur peut occuper diverses positions par rapport à l’histoire (la
diégèse) :
– Il peut être présent dans l’histoire et y jouer un rôle, soit comme
le héros (Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline,
1932), soit comme un personnage anonyme qui raconte une
histoire qu’il n’a pas vécue (c’est le cas du narrateur principal du
roman de Giono Un roi sans divertissement, 1947).
–  Il peut être absent de l’histoire, comme dans la plupart des
romans réalistes et naturalistes, et réduit à une voix (ce qui
n’empêche pas de le caractériser d’après les énoncés où il exerce
des fonctions autres que simplement narratives)3.
Le narrateur exerce plusieurs fonctions :
– une fonction narrative, essentielle : il produit le récit ;
– une fonction de régie : il assure l’organisation du récit ;
–  une fonction idéologique  : il présente des explications, des
commentaires, des jugements (le glissement du récit au discours
idéologique du narrateur étant souvent marqué par l’emploi de
l’indicatif présent qui réfère au moment de l’énonciation) ;
– une fonction de communication : il cherche à établir le contact
avec son destinataire (le narrataire) ;
– une fonction de témoin (fonction testimoniale) : le narrateur peut
intervenir (sous des formes directes ou indirectes) pour
authentifier une information ou un sentiment.

OBSERVATION ET ANALYSE
1. Ici semble finir le récit de cette histoire  ; mais peut-être serait-elle
incomplète si, après avoir donné un léger croquis de la vie parisienne, si,
après en avoir suivi les capricieuses ondulations, les effets de la mort y
étaient oubliés. (Balzac, Ferragus, 1834.)
► Fonction de régie : le narrateur justifie le contenu et l’ordre du récit.
2. C’était, vous le voyez, une des fautes vivantes de la Restauration,
peut-être la plus pardonnable. La jeunesse de ce temps n’a été la
jeunesse d’aucune époque  : elle s’est rencontrée entre les souvenirs de
l’Empire et les souvenirs de l’Émigration, entre les vieilles traditions de
la cour et les études consciencieuses de la bourgeoisie, entre la religion
et les bals costumés, entre deux fois politiques, entre Louis XVIII qui ne
voyait que le présent, et Charles  X qui voyait trop en avant  ; puis,
obligée de respecter la volonté du roi quoique la royauté se trompât.
(Balzac, Ferragus, 1834.)
► Fonction de communication : le narrateur s’adresse au lecteur, à qui il
veut faire partager ses idées.
► Fonction idéologique  : le narrateur exprime sur la Restauration des
jugements marqués par les convictions monarchistes de l’auteur4. Il
donne aussi une cause politique au « mal du siècle » romantique.

Exercice 7. Quelle(s) fonction(s) le narrateur exerce-t-il dans


le passage suivant ? (Corrigé p. 218.)

Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamais en


écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la
physionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. […]
Voyager dans Paris est, pour ces poètes, un luxe coûteux. Comment ne
pas dépenser quelques minutes devant les drames, les désastres, les
figures, les pittoresques accidents qui vous assaillent au milieu de
cette mouvante reine des cités, vêtue d’affiches et qui néanmoins n’a
pas un coin de propre, tant elle est complaisante aux vices de la nation
française  ! À qui n’est-il pas arrivé de partir, le matin, de son logis
pour aller aux extrémités de Paris, sans avoir pu en quitter le centre à
l’heure du dîner  ? Ceux-là sauront excuser ce début vagabond […].
(Balzac, Ferragus, 1834.)

2. Les interventions du narrateur


Le texte du roman mêle quatre types d’énoncés  : le récit, la description
(voir p. 79), le dialogue des personnages (voir p.  76), le discours (plus ou
moins explicite) du narrateur.
Il arrive que le narrateur intervienne dans son récit pour présenter ou juger
un personnage, exprimer une réflexion sur le roman, s’adresser à son lecteur
virtuel. On parle couramment à ce sujet d’«  intervention d’auteur  ». En
réalité cette intervention relève encore de la fiction, mais elle crée dans le
récit une rupture de niveau (que Gérard Genette a appelée une métalepse5) :
le lecteur est renvoyé au temps de l’écriture et à l’auteur lui-même, les
limites entre l’univers de la fiction (les personnages et leur histoire) et celui
de la narration (la production du récit par le narrateur) sont transgressées,
l’auteur s’ingère dans la fiction et, par là même, l’exhibe.
Dans le roman balzacien, le narrateur intervient pour commenter les faits
rapportés ou garantir leur authenticité. Au début du Père Goriot (1835), il
interpelle ainsi la lectrice virtuelle (une riche Parisienne), prévoyant qu’elle
se montrera peu sensible au sort du vieillard :

Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous qui
vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-être ceci
va-t-il m’amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot,
vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de
l’auteur, en le taxant d’exagération, en l’accusant de poésie. Ah  !
sachez-le : ce drame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est
si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans
son cœur peut-être.

Cette dénégation de l’invention romanesque ne s’explique évidemment que


par le caractère fictionnel de l’histoire racontée. Elle conduit à distinguer
deux notions essentielles dans le roman (et dans la représentation artistique
en général) : la vérité n’impose pas la stricte reproduction de la réalité, qui
est d’ailleurs impossible.
Des interventions répétées du narrateur peuvent répondre au désir du
romancier de maintenir une distance entre le lecteur et la fiction. C’est la
fonction de l’incipit de La Dentellière (Pascal Lainé, 1974)  : «  L’histoire
commence dans ce département du Nord de la France qui est en forme de
betterave sur les cartes.  » Cette position est d’ailleurs explicitée dans la
quatrième de couverture de l’édition originale  : «  En se tenant à distance,
l’auteur ne donne pas à croire. Qu’à son tour, le lecteur ne se prenne pas au
récit. Ce n’est qu’une histoire […]. »
Dans un autre registre, «  l’auteur  » de Jacques le  Fataliste ne cesse
d’interpeller son «  lecteur  »  : «  Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le
maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire
son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ?
Qu’il est facile de faire des contes  !  » Diderot affirme ici son refus de
recourir aux histoires convenues des romans d’aventures : « Ceci n’est pas
un conte » mais un roman qui se veut réaliste avant la lettre.
La métalepse peut prendre aussi la forme, très fréquente, de l’enchâssement
d’un récit second dans le récit de base du narrateur. C’est le cas encore
dans Jacques le Fataliste où Diderot attribue à Jacques et à son maître, et
non à « l’auteur », les récits de leurs amours et au personnage original de
« l’hôtesse du Grand-Cerf » l’étonnante histoire de Mme de La Pommeraye.

3. Les points de vue narratifs (la focalisation)

Le récit peut présenter l’histoire et les personnages selon un champ de


vision large ou restreint. Pour éviter l’ambiguïté de l’expression point de
vue, Genette parle de focalisation.

Les trois types de focalisation

• Lafocalisation zéro (Narrateur  > Personnages). Il n’y a aucune


restriction de champ, le regard n’est pas focalisé, comme celui de Dieu
censé pénétrer les reins et les cœurs  : le narrateur, omniscient, semble
tout connaître du passé et des sentiments des personnages, il en sait plus
qu’eux. C’est le point de vue habituel du roman classique  : tout (ou
presque) est expliqué au lecteur, qui domine ainsi les personnages.
• La focalisation interne (Narrateur  = Personnage). Le champ est
restreint à la perception d’un personnage de l’histoire, acteur ou témoin,
et cette perception limitée, subjective, peut être fausse. C’est le point de
vue du récit écrit à la première personne, qui définit un personnage-
narrateur privilégié et une vision du monde. Dans le roman par lettres, la
focalisation interne est multiple, elle varie avec chaque personnage,
accentuant ainsi la confrontation des points de vue.
• La focalisation externe (Narrateur  < Personnages). Le champ est
restreint à la perception d’une personne extérieure au récit, qui en sait
donc moins que les personnages et présente un récit qui se donne
l’apparence de l’objectivité. Ce type de narration behaviouriste est utilisé
par certains romanciers américains.

OBSERVATION ET ANALYSE
1. Le vidame était encore, à soixante-sept ans, un homme très spirituel,
ayant beaucoup vu, beaucoup vécu, contant bien, homme d’honneur,
galant homme, mais qui avait, à l’endroit des femmes, les opinions les
plus détestables : il les aimait et les méprisait. (Balzac, Ferragus, 1834.)
►  Par la focalisation zéro, le personnage est caractérisé brièvement et
une fois pour toutes.
2. À la fin de Ferragus, le narrateur présente soudain un «  nouveau
venu » qu’il apparente au « genre des mollusques ».
[…] pâle et flétri, sans soins de lui-même, distrait, il venait souvent nu-
tête, montrant ses cheveux blanchis et son crâne carré, jaune, dégarni,
semblable au genou qui perce le pantalon d’un pauvre. Il était béant,
sans idées dans le regard, sans appui précis dans la démarche  ; il ne
souriait jamais, ne levait jamais les yeux au ciel, et les tenait
habituellement baissés vers la terre, et semblait toujours y chercher
quelque chose. À quatre heures, une vieille femme venait le prendre
pour le ramener on ne sait où, en le traînant à la remorque par le bras,
comme une jeune fille tire une chèvre capricieuse qui veut brouter
encore quand il faut venir à l’étable. Ce vieillard était quelque chose
d’horrible à voir.
► La focalisation externe permet de susciter la curiosité du lecteur puis
de créer un effet de surprise au dénouement quand « ce débris humain »
est reconnu comme « Ferragus  XXIII, chef des Dévorants  », le héros du
roman  : jusque-là décrit comme un personnage surhumain, il est
subitement réduit à l’état de loque par la mort de sa fille à laquelle il
vouait un amour singulier, excessif. Le récit illustre ainsi le caractère
fondamentalement destructeur de la passion chez Balzac.
3. Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de
changer d’instrument. C’est à la mitrailleuse qu’ils poursuivaient à
présent leurs sottises  ; ils en craquaient comme de gros paquets
d’allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles
rageuses, pointilleuses comme des guêpes. (Céline, Voyage au bout de la
nuit, 1932.)
►  La focalisation interne permet de caractériser le protagoniste,
Bardamu, comme un anti-héros et de présenter sa vision d’un monde à la
fois effrayant et dérisoire en faisant part de son expérience de la
Première Guerre mondiale.

Les variations du point de vue narratif

Dans un récit classique où domine la focalisation zéro, on trouve


généralement des passages qui recourent aux deux autres types de
focalisation.
Des relais de focalisation interne permettent d’exprimer la manière
subjective dont tel ou tel personnage perçoit une scène ou un autre
personnage. Ces énoncés peuvent être introduits par des verbes de parole
(qui introduisent un discours rapporté – discours direct, indirect, indirect
libre ou direct libre), des verbes de perception, des mots exprimant des
sentiments.
Le recours soudain à la focalisation externe peut permettre, par
exemple, de susciter ou de renouveler l’intérêt du lecteur lors de
l’apparition d’un personnage.
Certains romans modernes jouent systématiquement des variations du
point de vue narratif : dans Le Bruit et la Fureur de Faulkner (1929), le
récit est pris en charge successivement par trois frères, l’idiot Benjy,
l’étudiant Quentin et le cynique Jason Compson, chacun d’eux livrant
une perception du monde particulière.
OBSERVATION ET ANALYSE
1. Après l’avoir longtemps courtisée en vain, le baron Joseph
de  Croissard a obtenu enfin que Mme  d’Avancelles l’accueille dans sa
chambre. Mais, fatigué par une longue journée de chasse, il s’est
endormi dans le lit de son amie avant même qu’elle ne l’y rejoigne.
Tout à coup, la fenêtre étant restée entrouverte, un coq, perché dans un
arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, le
baron ouvrit les yeux.
Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu’il ne
reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia,
dans l’effarement du réveil :
– Quoi ? Où suis-je ? Qu’y a-t-il ?
Alors elle, qui n’avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux
yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle parlait
à son mari :
–  Ce n’est rien. C’est un coq qui chante. Rendormez-vous, Monsieur,
cela ne vous regarde pas.
Maupassant, « Un coq chanta » (1882).
► Les relais de focalisation interne sont ici en gras (les termes qui les
introduisent ont été soulignés). Ils soulignent ce qui sépare les
personnages après cette nuit d’amour ratée, et particulièrement la
froideur méprisante de la femme. Cette vision subjective – défavorable –
d’une femme déçue par son amant est cautionnée par le narrateur  : le
baron est placé dans une situation qui le rend objectivement ridicule et
même condamnable puisqu’il a, en quelque sorte, trahi l’espoir que son
amie avait mis en lui (le chant du coq fait d’ailleurs référence au
reniement de Pierre dans l’Évangile). Le récit délivre ainsi une leçon
implicite : pour être aimé, un amant ne doit pas se comporter comme un
vulgaire mari…
2. Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un
album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile.
(Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869.)
►  Au début du roman, la focalisation externe donne une première
vision (très restreinte) d’un personnage qui va être présenté ensuite
comme le protagoniste, Frédéric Moreau.

4. L’action et les personnages

Idéalement, le récit peut s’analyser comme le passage d’une situation stable


à une autre (nécessairement différente) sous l’effet d’une transformation qui
se déroule en trois phases. On dispose ainsi d’un modèle d’analyse en cinq
phases (quinaire)6.

Le modèle quinaire

Application à Germinal :
Cette analyse montre le rôle décisif d’Étienne dans le déclenchement de la
grève et dans la transformation de la mentalité des mineurs, qui évoluent
d’une résignation séculaire à un engagement révolutionnaire. L’ordre social
bourgeois perturbé par la grève est rétabli mais fragilisé : il apparaît comme
un fait historique et non naturel, sa disparition est annoncée.
Mais le recours au schéma ne doit pas conduire au schématisme  :
étroitement liée à l’intrigue sociale, il existe aussi une intrigue amoureuse
qui réunit Étienne, Catherine et Chaval et il n’est pas indifférent pour
l’interprétation du roman que le « meneur » soit aussi le héros malheureux
de cette intrigue et que sa foi révolutionnaire soit présentée comme une
forme de sublimation d’un amour interdit, refoulé.
Ce modèle quinaire est d’une moindre utilité pour l’analyse des romans
dans lesquels le récit est délibérément déceptif, comme La  Jalousie de
Robbe-Grillet.

Le schéma actantiel

Les personnages font avancer l’action et doivent être à ce titre analysés


pour le(s) rôle(s) qu’ils y jouent  : envisagés dans cette perspective, ce
sont des forces agissantes, des actants, liés par des relations que l’on peut
tenter de formaliser dans un schéma actantiel (pour d’autres aspects de
l’analyse du personnage, voir p. 75). Les actants peuvent être aussi des
groupes humains, des valeurs, des sentiments, des forces de la nature.
Les relations entre ces forces peuvent être analysées et représentées
dans un schéma actantiel organisé selon trois axes : l’axe du désir (qui
relie le sujet de l’action à l’objet de sa quête), l’axe de la communication
(qui réunit le destinateur, à l’origine de la quête, et le destinataire, le
bénéficiaire de la quête), l’axe de l’épreuve (sur lequel s’affrontent les
adjuvants, qui aident le sujet dans sa quête, et les opposants, qui
entravent sa quête)7.
Comme tout schéma, celui-ci permet d’aller à l’essentiel mais il ne
peut pas toujours rendre compte de la richesse de l’action. Ainsi,
l’analyse de Germinal demande plusieurs schémas.

Analyse de l’intrigue sociale de Germinal

Complétant le schéma quinaire, ce schéma met l’accent sur les causes de


l’échec du dirigeant ouvrier en montrant des ambiguïtés et des divisions
majeures  : Étienne agit pour lui-même autant que pour ses camarades
(1 vs 2, 3 vs 4), son pouvoir de conviction et d’entraînement est réel (7 et 8)
mais contrarié par ses propres limites (9) et par celles des mineurs qu’il a
rassemblés en une foule puissante (8) mais incontrôlable et versatile (10).
Est ainsi mise en évidence la vision idéologique du narrateur qui présente la
«  question sociale  » selon les stéréotypes de son époque  : le dirigeant
ouvrier est un «  meneur  », son action ne fait que dégrader davantage la
situation des ouvriers. Cette vision est toutefois contestée dans les dernières
lignes du roman par la métaphore de la germination qui présente la
révolution ouvrière comme une nécessité naturelle.

Exercice 8. En utilisant le schéma actanciel, analyser l’intrigue


amoureuse dans Germinal. (Corrigé p. 218.)

   

5. Le personnage romanesque

Les personnages sont le matériau même du roman. Ils forment un système


au sein duquel chacun d’eux se définit par rapport aux autres.

La caractérisation des personnages

Elle est à envisager dans sa dimension purement textuelle. On peut


considérer un personnage comme une « étiquette sémantique8 » vide au
départ et qui se construit par l’accumulation des informations fournies
par le texte. Les composantes du personnage sont :
– le nom, premier signifiant du personnage, chargé d’une fonction
réaliste et fictionnelle, et parfois aussi d’une fonction
symbolique et métaphorique ;
– les traits physiques (âge, sexe, beauté/laideur, etc.), présents dans
les énoncés descriptifs ;
– les traits sociaux (insertion familiale et sociale, idéologie) qui se
lisent dans les énoncés descriptifs et qui se dégagent
implicitement des énoncés narratifs et des dialogues ;
–  les traits psychologiques (caractère, comportement, sentiments)
qu’on trouve dans les énoncés descriptifs et narratifs mais aussi
dans les dialogues.
Par ailleurs, le personnage est porteur de significations idéologiques et
sociologiques, qui se dégagent à partir de ses actions et de son langage
(ce dernier apparaissant comme une caractéristique majeure du
personnage)  ; il apparaît donc comme un instrument de la mimèsis, un
moyen de la représentation du réel, de la société. De ce point de vue, il
exerce des fonctions.

Les fonctions du personnage

Trois catégories de personnages ont pu être ainsi définies à partir de


l’observation de romans réalistes.
–  Le personnage qui regarde  : c’est le moyen de présenter un
tableau social (comme l’immeuble de rapport vu par Gervaise
dans L’Assommoir). Cette présentation peut être entachée de
subjectivité  : la fosse que découvre Étienne au début de
Germinal apparaît comme un paysage fantastique, propice à
accueillir une intrigue dramatique (voir p. 79).
– Le personnage qui parle : il explique le monde (c’est la fonction
des discours d’Étienne dans Germinal). La confrontation des
opinions et des idéologies dans un dialogue permet aussi de
poser les problèmes que doit affronter la société, par exemple
lors des discussions entre le socialiste Étienne, le réformiste
Rasseneur et l’anarchiste Souvarine.
– Le personnage qui travaille : avec lui, on découvre les gestes de
la mimèsis professionnelle et sociale. C’est le cas de Goujet
forgeant un boulon dans L’Assommoir.
Face à ces valeurs idéologiques dont le personnage est porteur, le
lecteur doit toujours se poser deux questions :
– Les valeurs que le personnage incarne sont-elles prises en compte
ou tenues à distance (par la modalisation, l’ironie) par le
narrateur ?
–  Quel témoignage le personnage nous fournit-il sur les idées
dominantes, sur les valeurs d’une époque et sur ses conflits de
valeurs ?

6. La parole des personnages

Le romancier peut rapporter la parole des personnages selon diverses


formes, les choix qu’il fait étant là encore porteurs d’effets et de sens. Il y a
essentiellement quatre formes du discours rapporté :
■   Le discours direct est présenté comme la citation littérale des
paroles du personnage, il peut donc contenir des types de phrases
et des expressions (interjections, apostrophes, impératifs, etc.)
liées à l’énonciation de discours. Il est introduit généralement par
une phrase contenant un verbe de parole. La rupture avec
l’énonciation de récit est marquée typographiquement par des
guillemets (ou simplement un tiret) et (généralement) un alinéa.
■   Le discours indirect est intégré dans le récit par une
subordonnée qui entraîne la transformation des déictiques, des
personnes et des temps (soumis à la concordance des temps dans
le récit au passé)  ; le discours cité est narrativisé, il perd son
autonomie.
■   Le discours indirect libre, forme intermédiaire entre les deux
modes précédents, a un statut hybride : comme le discours direct,
il apparaît dans des phrases indépendantes (sans subordination et
généralement sans démarcation) et conserve des marques de
l’énonciation (exclamation, interjection, etc.), ce qui permet de
mieux imiter le parler singulier du personnage  ; comme le
discours indirect, il est soumis à des changements de personnes
et de temps quand le récit est au passé. La persistance de
l’énonciation narrative permet de percevoir sous les discours des
personnages celui du narrateur qui les tient à distance, comme
ici :
La mère de Charles venait les voir de temps à autre ; mais, au bout de
quelques jours, la bru semblait l’aiguiser à son fil  ; et alors, comme
deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions et leurs
observations. Il avait tort de tant manger ! Pourquoi toujours offrir la
goutte au premier venu ? Quel entêtement que de ne pas vouloir porter
de flanelle ! (Flaubert, Madame Bovary.)

Les «  réflexions  » et «  observations  » des personnages sont formulées au


discours indirect libre (signalé ici par l’italique)  ; leur juxtaposition dans
des phrases courtes de type exclamatif accentue l’impression de
harcèlement dont est victime Charles ainsi que le caractère dérisoire des
reproches qui lui sont adressés.
■ Le discours direct libre est un discours direct inséré sans verbe
introducteur. Dans l’exemple suivant, le passage au présent
permet de le repérer ; il apparaît sans autre démarcation dans le
discours de base, qui est lui-même fortement teinté d’oralité, le
narrateur adoptant ici le point de vue et le niveau de langue des
convives qui sont comme fondus dans un personnage collectif :

Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des


lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait
tout bas des indécences. Ah ! nom de Dieu ! oui, on s’en flanqua une
bosse  ! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas  ? et si l’on ne se paie
qu’un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s’en
fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à
mesure. (Zola, L’Assommoir, 1877.)

■   En outre, les paroles peuvent être seulement résumées dans un


discours narrativisé qui laisse au lecteur le soin de les imaginer.
Le passage suivant de Madame Bovary évoque deux discours
concomitants, celui que le président du jury des comices adresse
à l’assemblée et celui que Rodolphe tient à Emma pour la
séduire :

[…] tandis que M.  le président citait Cincinnatus à sa charrue,


Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant
l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme
que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence
antérieure.

Les verbes « citait » et « expliquait » constituent des marques du discours


narrativisé, qui tient ici à distance la déclamation officielle du président et
les propos galants du «  jeune homme  », leur concomitance accentuant
l’ironie du narrateur.

Exercice 9. Dans le texte suivant, repérer et distinguer les énoncés


qui rapportent le discours des personnages (à propos du vol d’« une
douzaine d’oignons ») puis commenter les choix du narrateur.
(Corrigé p. 218.)

Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui
descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On
avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on
pouvait revenir.
Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas,
bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils
ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande. »
Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles
maintenant !
Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent,
discutèrent à leur tour  ; et les deux femmes expliquaient à chaque
nouveau venu leurs observations et leurs idées.
Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil  : «  Vous devriez avoir un
chien. »
C’était vrai, cela  ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait
que pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur  ! Que feraient-
elles d’un gros chien  ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit
chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin
qui jappe.
[…] Mme  Lefèvre déclara qu’elle voulait bien nourrir un «  quin  »,
mais qu’elle n’en achèterait pas.
(Maupassant, « Pierrot », 1882.)

POUR ALLER PLUS LOIN


LA POLYPHONIE ROMANESQUE
Selon le théoricien russe Bakhtine9, «  l’objet principal du genre
romanesque qui le “spécifie”, qui crée son originalité stylistique, c’est
l’homme qui parle et sa parole », sachant que le discours du locuteur
est toujours un langage social au sein duquel s’harmonisent des
éléments issus de divers langages. Ainsi, le roman est polyphonie,
dialogue de langages divers qui renvoient aux différents discours
définissant une culture (ce dialogisme peut être analysé en terme
d’intertextualité). Bakhtine dégage trois faces du discours
romanesque :
1. Il est socialement hétérogène (le lieu où l’on rencontre le discours
d’autrui peut varier).
2. Il est plurilingue et peut introduire de manière différente plusieurs
discours d’autrui  : discours non assumé par le narrateur (parodie,
ironie, stylisation), discours assumé par le narrateur, discours des
personnages, genres enchâssés.
3. Le degré de présence du discours d’autrui est variable  : présence
pleine dans le dialogue explicite, hybridation (entre le langage du
personnage et l’ironie du narrateur), absence d’indice matériel (le
langage d’autrui est alors montré à la lumière d’un autre langage).
Ainsi l’auteur n’est ni dans le langage des personnages, ni dans celui
du narrateur, mais se tient en arrière « libéré d’un langage unique ».

7. La description
La description peut être perçue comme un ornement du discours, un
procédé dont l’abus menace l’unité harmonieuse de l’œuvre par
l’accumulation de détails et l’exhibition d’un savoir-faire rhétorique. Dans
le roman, elle est nécessaire pour inscrire les personnages dans un espace-
temps qui leur permet de passer pour réels mais, constituant une pause dans
le récit, elle risque de ne pas paraître «  naturelle  » et de lasser le lecteur.
Aussi le narrateur recourt-il à divers moyens pour justifier son insertion,
varier son organisation, multiplier ses fonctions10.

L’insertion de la description

Dans le roman réaliste, la description peut être prise en charge par le


narrateur, surtout quand elle présente le cadre dans lequel vont évoluer
les personnages. Pour mobiliser l’intérêt du lecteur, le narrateur lui fait
découvrir, tel un guide, un espace particulier. Dans Le Père Goriot, la
pension Vauquer est située précisément dans l’espace parisien et décrite
au présent comme si le narrateur balzacien invitait le lecteur à en faire
lui-même la visite  ; c’est aussi une manière d’authentifier les
personnages qu’il va ensuite y faire paraître. La description initiale de
Verrières dans Le  Rouge et le  Noir est censée reproduire la promenade
d’un «  voyageur  » découvrant la ville  ; de même, celle de Yonville au
début de la deuxième partie de Madame Bovary semble être le fait d’un
vrai promeneur (« Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi
les chênes de la forêt d’Argueil »). L’aspect statique de la description est
ainsi masqué par une forme minimale de récit.
La description se fond davantage dans le récit quand elle est motivée,
justifiée par l’intervention d’un personnage qui la prend en charge en
observant quelque chose ou quelqu’un, en expliquant quelque chose ou
en accomplissant une action. La perception communiquée au lecteur peut
alors être subjective, «  fantastique  » même comme dans cette première
vision de la fosse par un personnage étranger au monde de la mine :

[…] au ras du sol, un autre spectacle venait de l’arrêter. C’était une


masse lourde, un tas écrasé de constructions, d’où se dressait la
silhouette d’une cheminée d’usine  ; de rares lueurs sortaient des
fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors,
à des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils
de tréteaux gigantesques ; et, de cette apparition fantastique, noyée de
nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue
d’un échappement de vapeur, qu’on ne voyait point.
Alors, l’homme reconnut une fosse.
(Zola, Germinal.)

L’organisation de la description

Une analyse formelle permet de dégager ses trois constituants :


– le descripteur, qui produit une description diversement focalisée
selon qu’il est le narrateur ou un personnage ;
–  les indices introducteurs de la description qui la situent dans
l’espace, la justifient éventuellement par l’action d’un
personnage, définissent un thème ;
–  la description proprement dite, structurée par des connecteurs
spatiaux et temporels.
L’analyse des structures de la description dégage d’abord «  un
système invariant de relations » qui établit un jeu d’équivalences entre :
–  une dénomination («  un pantonyme  » selon Ph.  Hamon, «  un
thème-titre » selon J. Ricardou) qui désigne l’objet décrit ;
–  et une expansion qui présente une liste des parties de l’objet
décrit (la « Nomenclature ») et leur attribue des propriétés (des
« Prédicats »).
Le thème-titre peut se trouver au début du texte narratif ou à la fin
(c’est le cas dans l’extrait de Germinal cité plus haut).
L’analyse s’oriente ensuite selon deux axes :
–  les éléments de la liste, par exemple l’ensemble des
caractérisations constituant le portrait d’un personnage (axe
métonymique) ;
–  les qualifications attribuées aux parties de l’objet décrit, les
isotopies, les connotations (axe métaphorique).

Les fonctions de la description

Dans le roman, la description remplit de nombreuses fonctions, qui


peuvent se superposer :
–  Fonction mimésique. Elle donne l’illusion de la réalité en
inscrivant les personnages (fictifs) et leurs aventures dans un
espace et un temps que le lecteur connaît ou accepte de tenir
comme réels.
– Fonction didactique11. Elle transmet les savoirs de l’auteur sur le
monde (notamment dans le cas du roman naturaliste nourri de
« documents ») ainsi que ses opinions, son idéologie.
–  Fonction narrative. Elle contribue à la compréhension et à la
progression du récit, par exemple en préparant l’action ou en
décrivant ses effets, en présentant un personnage, en définissant
une atmosphère (dramatique, poétique, etc.).
–  Fonction esthétique. La description peut s’inscrire dans un
mouvement littéraire et artistique  : la description de la vitrine
d’une boucherie dans Le  Ventre de Paris ou des rayons d’un
grand magasin dans Au  Bonheur des Dames vaut à la fois
comme un tableau et comme un manifeste naturalistes.
Rompant avec les conventions réalistes, le Nouveau Roman a donné
une forme et une place particulières à la description. Elle peut
concurrencer le récit au lieu de lui être subordonnée, elle peut le rendre
incertain, déceptif, au lieu de le servir.

OBSERVATION ET ANALYSE
Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (Minuit, 1957, p. 19).
C’est elle-même qui a disposé les fauteuils, ce soir, quand elle les a fait
apporter sur la terrasse. Celui qu’elle a désigné à Franck et le sien se
trouvent côte à côte, contre le mur de la maison –  le dos vers le mur,
évidemment […]. Les deux autres fauteuils […] ne sont pas tournés vers
le reste du groupe : ils ont été mis de biais, orientés obliquement vers la
balustrade à jours et l’amont de la vallée. Cette disposition oblige les
personnes qui s’y trouvent assises à de fortes rotations de tête vers la
gauche si elles veulent apercevoir A…
►  Le texte se présente comme une description de la disposition des
fauteuils sur la terrasse où les personnages vont prendre l’apéritif. Il
décrit en réalité le résultat d’une action réalisée par A…, la maîtresse de
maison, et suggère ainsi qu’une intention secrète a déterminé cette
action : A… a sans doute placé deux fauteuils à l’écart de ceux qu’elle
occupe avec Franck de manière à se protéger des regards de ceux qui y
sont assis, parmi lesquels il y a nécessairement son mari. À partir des
indices signifiants fournis par le texte, le lecteur est en effet conduit à
faire l’hypothèse que cette description minutieuse, loin d’être objective,
est le fait d’un personnage, le narrateur, toujours présent dans le texte
sans être jamais désigné. La description est devenue récit  ; elle occupe
d’ailleurs tout le roman, qui apparaît ainsi comme le produit de
l’observation maniaque d’un jaloux. Contrairement à la description
réaliste, elle ne donne pas accès à une vérité établie mais à la perception
subjective d’un homme épiant sa femme et celui qu’il pense être son
amant. Le titre fait référence à un sentiment qui n’est pas exprimé
explicitement dans le roman  ; la jalousie y désigne une persienne
derrière laquelle est posté le jaloux.

Exercice 10. En arrivant de leur petite ville normande, une jeune fille


et ses deux frères ont admiré les vitrines d’un grand magasin parisien.
Ils découvrent ensuite, juste en face, la boutique de leur oncle. Étudier
la description qui en est donnée. (Corrigé p. 219.)

[…] ils aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes
déteignaient sous la pluie : Au Vieil Elbeuf, draps et flanelles, Baudu,
successeur de Hauchecorne. La maison, enduite d’un ancien badigeon
rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis  XIV qui
l’avoisinaient, n’avait que trois fenêtres de façade  ; et ces fenêtres,
carrées, sans persiennes, étaient simplement garnies d’une rampe de
fer, deux barres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout
Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bonheur
des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond,
surmontée d’un entresol très bas, aux baies de prison, en demi-lune.
Une boiserie, de la couleur de l’enseigne, d’un vert bouteille que le
temps avait nuancé d’ocre et de bitume, ménageait, à droite et à
gauche, deux vitrines profondes, noires, poussiéreuses, où l’on
distinguait vaguement des pièces d’étoffe entassées. La porte, ouverte,
semblait donner sur les ténèbres humides d’une cave.
(Émile Zola, Au Bonheur des Dames, I, 1884.)

8. La temporalité romanesque

Le temps de l’histoire, des évènements racontés, est différent de celui du


récit. La durée de l’histoire s’évalue en années, mois, jours, etc., la durée du
récit, définie par la longueur du texte qui raconte les évènements, se mesure
en pages et en lignes. Les relations qu’un roman établit entre ces deux
temps déterminent l’ordre du récit, sa durée et sa fréquence.

L’ordre temporel du récit

Il est produit par les discordances entre l’ordre de l’histoire et celui du


récit. Ces discordances sont inévitables, ne serait-ce que parce que le
narrateur ne peut raconter en même temps des évènements qui se sont
déroulés simultanément.
■   Un retour en arrière (une analepse) permet notamment de
raconter le passé des personnages :

Son père, M.  Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide-


chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de
conscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service, avait alors
profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de
soixante mille francs qui s’offrait en la fille d’un marchand bonnetier,
devenue amoureuse de sa tournure. (Madame Bovary.)

L’indice temporel (la date) et le plus-que-parfait (avec sa valeur


d’antériorité par rapport au passé simple) sont ici les marques de ce genre
d’analepses plus ou moins longues, fréquentes au début des romans
« classiques ». L’analepse peut aussi porter sur une période importante de
l’histoire : après un début in medias res, au milieu de l’histoire, qui lance
d’emblée l’action et suscite ainsi l’intérêt du lecteur, La Peau de chagrin
présente le récit que le héros fait de «  la longue et lente douleur qui a
duré dix ans » et qui explique la situation dramatique dans laquelle il se
trouve.
■ Les anticipations du récit (ou prolepses) sont plus rares (elles
nuiraient à l’intérêt romanesque). Elles impliquent généralement
une intervention du narrateur (qui constitue une métalepse – voir
ci-dessus p. 71). À la fin des Cloches de Bâle (1934), après avoir
raconté le congrès de l’Internationale socialiste qui, en 1912,
décida de s’opposer au déclenchement d’un conflit en Europe, le
narrateur se manifeste brusquement :

Je ne ris pas de cet immense peuple rassemblé dans Bâle, de cet


immense espoir qui sera frustré. […]
C’est épouvantable comme un train de banlieue le dimanche si on savait
à quelle catastrophe il va. Par exemple, ce groupe de paysans badois…

Aragon, témoignant ici en tant qu’ancien médecin militaire, évoque


alors le sort horrible d’un soldat allemand, victime d’un nouveau type de
gaz asphyxiant le 2 août 1918 :

…  C’était un Badois, ce gosse de la classe  19 […] je vis qu’il avait


quelque chose d’anormal au visage. Un instant il hésita, puis comme
quelqu’un qui a très mal à la tête, il porta sa paume gauche à son visage
et le serra un peu dans ses doigts. Quand sa main redescendit, elle tenait
une chose sanglante, innommable : son nez. Ce qu’il était advenu de sa
figure, pensez-y un peu longuement…
La vitesse du récit

Le rythme (le tempo) du récit est défini par le rapport qu’il établit entre
la durée de l’histoire, mesurée en années, mois, etc., et la durée du
récit, la longueur du texte qui raconte ces évènements, mesurée en pages
et en lignes. Il y a quatre rapports fondamentaux, qui déterminent quatre
mouvements narratifs :
■ La pause descriptive consacre un passage plus ou moins long du
texte à une histoire de durée nulle (il ne se passe rien). Par
exemple, quelques lignes de Madame Bovary décrivent la
casquette du jeune Charles ou de longues pages présentent la
pension Vauquer et ses habitants au début du Père Goriot.
■ L’ellipse narrative, au contraire, passe sous silence une partie de
l’histoire (la durée du récit est donc nulle), soit parce que le
narrateur la juge sans intérêt, soit pour produire un effet (par
exemple de surprise). Le lecteur trouve généralement dans la
suite du récit des informations lui permettant de combler cette
lacune du récit.
■ La scène fait coïncider (de manière conventionnelle) le temps du
récit et celui de l’histoire, donnant au lecteur l’impression
d’assister aux évènements. Les dialogues favorisent cette illusion
en ralentissant la vitesse du récit.
■   Le sommaire correspond à un rythme plus rapide, les
événements y sont comme résumés. Un exemple extrême en est
donné dans ce passage de L’Éducation sentimentale qui évoque
plusieurs années de la vie du héros :

Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente,
l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies
interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore.
La fréquence narrative

Elle distingue essentiellement deux formes de récit :


■ Le récit singulatif raconte une seule fois ce qui s’est passé une
seule fois. C’est le cas le plus fréquent.
■ Le récit itératif raconte une fois ce qui s’est passé plusieurs fois.
Il est marqué dans l’exemple suivant par l’emploi de l’imparfait :

Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses
longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir
au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins : il l’oubliait, il en
aimait une autre  ! On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse  ; et
elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santé et un peu
plus d’amour. (Flaubert, Madame Bovary.)

Le récit répétitif raconte le même évènement plusieurs fois.

9. Roman et société : la question du réalisme

L’approche poétique du roman doit aussi se confronter à la question du


rapport au réel, ancienne et inhérente à la littérature. L’imitation, la mimèsis,
critiquée par Platon, est valorisée par Aristote dans son traité sur la
Poétique (vers 340 av. J.-C.) : « le poète […] raconte […] des évènements
qui pourraient arriver ». Il y a dans toute œuvre de fiction une tension entre
représentation et réalité. Cette problématique est devenue centrale avec
l’évolution du roman vers le réalisme, à partir du XVIIIe siècle et surtout au
XIXe siècle.

OBSERVATION ET ANALYSE
Retour sur l’extrait de Madame Bovary présenté p. 60.
►  1, 2. Cette scène comprend une pause descriptive, identifiable par
l’emploi de l’imparfait (la durée est suspendue, indéterminée) et
introduite par un verbe de perception (« on vit ») qui annonce un point
de vue externe, celui du public. Le lieu de l’action est fortement
structuré  : il y a «  l’estrade  » sur laquelle la vieille femme se trouve
brutalement exposée aux regards de la foule, en bas, et, en haut, à ceux
des membres du jury. Un contrepoint (un contre-champ) présente ensuite
le point de vue de la domestique (« elle se voyait… ») « effarouchée »
par la « compagnie » et « les messieurs en habit noir ».
► 3, 4, 6, 7.  La focalisation externe caractérise le personnage par son
aspect physique et ses vêtements : le narrateur, d’abord confondu avec le
public, observe sa silhouette, son « regard » monte ensuite des « grosses
galoches  » aux hanches et au visage puis redescend au torse et aux
mains, longuement décrites  ; l’expression de la figure et du regard est
ensuite décrite avant d’être interprétée. Ce portrait peut être dit réaliste
puisqu’il met en valeur la pauvreté et la dégradation physique et mentale
du personnage, « ratatin[é] », usé par le travail à la ferme (évoqué par un
vocabulaire technique), vivant d’une existence réduite au travail. Il est le
fait d’un narrateur informé, qui se distingue de «  la foule  » par son
humanité et suscite la compassion du lecteur en évoquant un corps
torturé. Les mains deviennent ainsi le «  témoignage  », l’emblème
symbolique des « souffrances » de cette domestique, présentée dès lors
comme une victime. L’accusation s’accroît ensuite avec la mention de
son « mutisme » et la comparaison avec un animal : ce travail l’a aliénée
au point de la rendre stupide.
►  5, 8. Le réalisme du texte apparaît aussi dans la vision éclairante,
décapante, qu’il donne de la société de la monarchie de Juillet. La
disproportion flagrante entre une médaille de vingt-cinq francs et le
sacrifice d’une vie révèle la bonne conscience et l’égoïsme de la
bourgeoisie : celle-ci croit faire une bonne action et présente comme un
modèle une domestique que sa condition sociale a manifestement privée
de toute vie familiale et sociale. Le représentant d’un régime qui se
déshonore en légitimant une telle injustice arbore une «  croix
d’honneur ».
► 9. Cette vieille femme acquiert ainsi une valeur allégorique, explicite
dans la formule finale : son « service » dans la ferme étant en fait une
« servitude », elle incarne une forme d’esclavage voilée dans la société
née de la Révolution. Le lecteur, contrairement au personnage, peut être
révolté par les sourires de « ces bourgeois épanouis ».
Auerbach et la mimèsis

Pour Erich Auerbach12, au style « sublime » de la tragédie et au style


« bas » de la comédie, hérités de l’Antiquité, la littérature européenne a
ajouté un « style intermédiaire », réaliste, pour représenter le réel (avec
Boccace, Rabelais, mais aussi l’abbé Prévost et Voltaire). La tragédie
dominante a été remplacée par un réalisme tragique. L’émergence du
réalisme coïncide avec le développement de la bourgeoisie à la
Renaissance ; au XIXe siècle, s’opère l’avènement du « grand réalisme »,
c’est-à-dire d’un réalisme qui intègre le tragique des petites gens (dans Le
Rouge et le Noirde Stendhal, Germinie Lacerteux des Goncourt,
L’Assommoir de Zola). Le réalisme devient un genre sérieux et un style
« noble » (et non plus un style « bas », comique).

Les théoriciens marxistes du réalisme

Selon Georg Lukács, l’épopée et la tragédie correspondaient au


monde clos et parfait de l’Antiquité grecque (et du Moyen Âge chrétien),
dominé par les dieux. Ensuite le roman a remplacé l’épopée, la poésie
s’est faite lyrique dans un monde devenu contingent où l’individu est
problématique  : «  Le roman est l’épopée d’un monde sans dieux.  » Le
e
XIX  siècle est l’époque du roman de la désillusion et du « combat contre
les puissances du temps » (ex. : L’Éducation sentimentale) ; le XXe siècle
voit naître le «  roman nouveau  » d’un monde disloqué (ex.  :
Dostoïevski)13.
Ces grandes œuvres du passé reflètent les «  grandes étapes
particulières de l’évolution humaine  » mais elles constituent aussi un
guide « dans la lutte idéologique pour atteindre la totalité de l’homme »
et nous orientent vers l’avenir. Le critique fait ainsi l’éloge du «  grand
réalisme » et notamment de l’œuvre du « légitimiste Balzac » qui montre
le «  caractère contradictoirement progressiste du développement
capitaliste  »  : l’essor du capitalisme détruit le monde féodal mais il
constitue lui-même une dégradation de l’homme et demande à être
dépassé14.
Cette théorisation marxiste du réalisme dans le roman a débouché en
URSS dans les années  1930 et dans les pays socialistes dans les
années 1950 sur un réalisme socialiste qui devait non seulement montrer
la société réelle mais aussi l’avenir en gestation dans les luttes de classe.
Si cette théorie avec ses codes rigides a produit sous l’ère stalinienne des
œuvres contraintes, elle a aussi inspiré bien des romanciers européens
engagés, comme Aragon qui a cherché un réalisme socialiste français en
enracinant ses romans du cycle du Monde réel dans la riche tradition
réaliste française.
Lucien Goldmann est le fondateur du concept essentiel de « vision du
monde » comme « point de vue cohérent et unitaire sur l’ensemble de la
réalité  » (voir p.  41). Selon lui, le genre romanesque s’est développé à
partir d’un «  mécontentement affectif non conceptualisé  », il existe une
homologie de structure entre la forme romanesque et la société
individualiste née du capitalisme dans laquelle la qualité, la valeur
d’usage, est dégradée en quantité, en valeur d’échange. L’écrivain, le
penseur, qui privilégient nécessairement des critères qualitatifs,
apparaissent ainsi comme des «  individus essentiellement
problématiques  » et le roman comme l’«  histoire d’une recherche
dégradée de valeurs authentiques dans un monde inauthentique  » (Pour
une sociologie du roman, 1964).

Référence et inférence

Les écrivains du Nouveau Roman ont critiqué radicalement cette


conception du roman réaliste et sa visée référentielle, allant jusqu’à
affirmer que «  non seulement chacun voit dans le monde sa propre
réalité, mais que le roman est justement ce qui la crée15 ».
Le critique Thomas Pavel16 plaide pour une vision plus complexe du
roman et du mécanisme de la fiction en parlant non de référence mais
d’inférence : le lecteur chemine vers ses propres expériences à partir de la
fiction, grâce à l’identification au moi fictif des personnages et à la
réflexion morale à partir des valeurs représentées (les «  enjeux
axiologiques »). L’histoire du roman occidental est animée selon lui par
le « dialogue polémique » engagé entre deux tendances : l’idéalisme, qui
montre des héros parfaits, porteurs d’un idéal, et un anti-idéalisme qui
montre l’imperfection humaine et qui prend la forme du réalisme au
e
XIX  siècle avec le déterminisme social.

La problématique centrale dans la grande tradition romanesque est


celle de l’individu confronté à la société, de son rapport à la norme
morale, partout présente et partout niée, de son désir d’habiter un monde
hostile. Cette préoccupation constitue « la pensée du roman ».

Le « mentir-vrai »

Le roman cherche à produire un « effet de réel17 », une illusion de la


réalité en masquant les procédés de la construction artistique. Le réalisme
est à la fois reflet mimétique et convention, stylisation, intertextualité (le
rapport au monde se fait aussi par le biais d’autres œuvres). Le mensonge
romanesque (la fiction) ne s’oppose pas à la vérité, il lui est même
indispensable pour Aragon, qui a développé la théorie du «  mentir-
vrai18 » :

L’extraordinaire du roman, c’est que pour comprendre le réel objectif, il


invente d’inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui
permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman
est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. Ce qui est menti
dans le roman sert de substratum à la vérité19.

Complément bibliographique

HAMON Philippe, Pour un statut sémiologique du personnage (1972), in


Poétique du récit, Seuil, 1977.
– Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1983, réédition 1998.
– Texte et idéologie, PUF, 1984, réédition 1996.
JOUVE Vincent, La Poétique du roman, Armand Colin, coll.  «  Campus  »,
2001.
PAVEL Thomas, La Pensée du roman, Gallimard, 2003.
REY Pierre-Louis, Le Roman, Hachette Supérieur, 1992.
ROBERT Marthe, Roman des origines et origines du roman, Grasset, 1972.
STALLONI Yves, Dictionnaire du roman, Armand Colin, 2006.

III. APPLICATION : LECTURE DE MODERATO CANTABILE


DE MARGUERITE DURAS (1958)

1. Étude de l’action

Schéma de l’action

La fiction est l’histoire d’une crise vécue par une jeune femme
bourgeoise qu’un évènement singulier (un crime passionnel) et une
rencontre (avec un ouvrier au chômage) jettent dans un besoin d’amour
absolu, après des années de vie oisive et vide de femme d’industriel. Cet
amour la conduit près de la mort (un amour suicidaire) mais la laisse
finalement encore plus seule qu’avant, «  morte  », au terme d’une
véritable « passion ».
Ce schéma quinaire constitue une épure qui met en évidence la logique
de l’action, son sens profond. Il néglige les autres personnages et ne rend
pas compte de la composition spéciale du roman (l’action ne se présente
pas ainsi dans le roman, du fait de la particularité de la narration, qui
prend souvent la forme du dialogue ou de la description).
Les choix narratifs

L’effacement du narrateur est presque total (sauf dans le


chapitre VII). La part de récit est très réduite dans certains chapitres au
profit du dialogue, celle des descriptions aussi : ce sont les personnages
qui décrivent, ou bien le narrateur raconte le changement de décor (les
couchers de soleil, les passages des bateaux sont donnés comme des
événements). Quant à la part de discours du narrateur, elle est
pratiquement nulle  : il n’y a pas de jugement, d’élargissement,
d’explication. Le dialogue entre les personnages est souvent
prépondérant (surtout dans les séquences au café, avec les cinq
conversations), ce qui produit une théâtralisation du récit  : les
personnages se révèlent en parlant ou dans le discours des autres. Il n’y a
pas d’analyse psychologique, en général.
La focalisation externe présente les personnages de l’extérieur, donne
des indices (tremblement, gestes, désordre des vêtements) non
explicitement référés à des sentiments, mais il y a de très nombreux relais
de focalisation interne liés au dialogue. Les personnages ne sortent de
l’anonymat que s’ils sont nommés par d’autres et beaucoup restent
anonymes (un certain temps pour l’ouvrier Chauvin, toujours pour le
mari, les invités ou l’enfant, désigné par des périphrases). Les deux
personnages principaux finissent par devenir narrateurs  : Chauvin et
Anne Desbaresdes racontent (inventent) la passion des amants du café et
leur propre histoire.
Ces choix narratifs ont des conséquences sur la lecture et le sens : les
personnages, au départ inconnus, se construisent peu à peu, au fur et à
mesure qu’ils évoluent. Il n’y a pas de portraits d’eux, ni de rappels, mais
il existe différents récits et différentes conversations qui s’entremêlent
dans l’ordre de la lecture.

2. Forces agissantes et personnages

Schéma actantiel
Le schéma explicite la place centrale d’Anne Desbaresdes et sa quête,
dont l’objet, d’abord mystérieux, se dévoile progressivement au cours de
la narration (1, 2, 3, 4). Il met en valeur le rôle de Chauvin : il n’est pas,
comme dans les romans ordinaires, l’objet de son amour mais le
catalyseur, le médiateur (6) d’un désir qu’il contribue, par ses discours, à
faire émerger à la conscience d’Anne et à orienter vers lui-même (1, 5,
3). Le couple du crime passionnel (7), qui prend forme peu à peu au
cours des conversations entre Anne et Chauvin, la musique (9), le vin et
l’enfant – pour l’amour excessif qu’il inspire à sa mère (8) – favorisent
l’émergence de ce désir qui rejette la jeune bourgeoise (10) en marge de
la société et la rend indigne d’élever son enfant (11, 12).
L’isolement d’Anne et de Chauvin (qui reproduit celui du couple du
crime) est visible dans le fait que tous les autres personnages, à des
degrés divers, jouent des rôles d’opposants. Celui de l’enfant est
ambivalent : il suscite chez sa mère un amour excessif qui préfigure celui
qui naît ensuite de ses conversations au café mais il est aussi le rival de
Chauvin, il est le prétexte de ses rencontres avec Chauvin mais aussi
celui de la sanction qui frappe Anne à la fin.

3. Approche psychologique

Le champ affectif
La connaissance de l’œuvre et de la vie de Marguerite Duras permet de
mesurer l’importance de certains thèmes : l’amour (l’attente de l’amour,
de Un barrage contre le Pacifique à L’Amant), la mort (La Maladie de la
mort), la folie. Dans sa vie, elle dit avoir subi l’emprise du vin et d’un
amour suicidaire. Tout cela contribue à l’univers très particulier et
passionnel du roman.
Anne Desbaresdes est animée de sentiments ambivalents. Sa peur est
une donnée constante de son désir qui est aussi une transgression. Dans
une sorte de sadomasochisme latent, elle a envie d’être tuée par
Chauvin, qui a de son côté envie de la tuer, reproduisant ainsi (du moins
se plaisent-ils à l’imaginer) la situation des amants du café. Souffrance et
plaisir sont liés : Anne sent l’éclatement de ses reins à la fin (chap. VII)
et évoque au début (chap. I) le douloureux souvenir de l’enfantement de
son fils bien-aimé.
Ce désir transgressif va de pair avec le refus de certaines valeurs
morales et sociales  : de même que l’enfant au piano refuse
intérieurement la discipline de la leçon conçue comme un dressage, de
même que Chauvin refuse le travail (ouvrier, il est resté un an sans
travail), Anne refuse d’être la femme bourgeoise que la société attend
qu’elle soit.

Les thèmes psychologiques

Moderato cantabile se caractérise par l’absence de thèmes


psychologiques explicites (en dehors de l’amour d’Anne pour son enfant)
et l’importance du non-dit. Cet implicite est le résultat d’une technique
narrative plus que d’un dépassement de l’auteur par une écriture
artistique, et il est aisément interprétable.
– L’amour d’Anne pour son enfant est sa seule relation affective
avant le crime. Excessif, passionnel, il est présenté comme une
« damnation » et condamné par la société (« – Vous devriez avoir
honte, madame Desbaresdes, dit mademoiselle Giraud »). C’est
un sentiment ambivalent (« –  Ma petite honte, mon trésor, dit-
elle tout bas ») dans lequel s’exprime un désir d’amour absolu,
«  inconnu  », qui se précise ensuite dans sa relation avec
Chauvin.
– L’amour de l’enfant pour sa mère est exclusif. C’est un enfant
solitaire, qui n’a pas d’ami avant la constitution du couple Anne-
Chauvin.
– L’amour du couple du fait divers, du moins tel qu’il est perçu
par Anne et Chauvin, est passionné et repose sur l’équation
amour/mort. C’est une relation masochiste : la femme a demandé
la mort et elle en a éprouvé de la joie.
–  Anne et Chauvin s’aiment-ils  ? Il y a chez Chauvin, comme
chez Anne, un érotisme non dissimulé  : Chauvin évoque la
nudité d’Anne et Anne regarde les hommes. L’absence d’amour
d’Anne pour son mari (et des bourgeoises en général pour leur
mari) fait qu’elle recherche moins une aventure qu’une
expérience exceptionnelle de l’amour-passion  : le narrateur
décrit les signes d’une passion exténuante où le désir est celui de
la mort, les deux couples du roman se superposent.
–  La souffrance est toujours liée à l’amour. À propos de son
enfant, Anne parle du «  douloureux sourire d’un enfantement
sans fin  » et à propos de Chauvin de «  brûlante douleur  ». La
peur est aussi liée à cet amour qui contient une part d’inconnu ;
Chauvin lui-même n’est pas très sûr d’aimer Anne. Les autres
personnages se distinguent d’eux par le refus de la passion : ils
sont pris dans des habitudes, des conventions morales et sociales
et jugent scandaleux ceux qui les transgressent.

Interprétation

Dans son histoire avec Chauvin, Anne vit un véritable enfantement,


symbolique  : l’enfant réel disparaît au profit de Chauvin, qui est lui-
même abandonné à la fin. Mais Chauvin est différent de l’enfant qui
absorbe Anne : il domine Anne, la dirige lors de leurs conversations, au
cours d’une maïeutique qui se prolonge jusqu’à la libération d’Anne. Il
utilise la parole et le vin dans un cérémonial qui conduit à l’identification
de leur couple avec le couple du crime, mais dans leur cas la mort de la
femme reste symbolique  : Anne meurt à sa condition de femme
bourgeoise dominée mais s’enfante elle-même. C’est une nouvelle
femme, libre de mener sa vie.

4. Approche sociologique

Le champ socio-historique

Il n’y a pas de faits historiques dans ce roman, mais beaucoup de faits


sociaux et de catégories sociales dessinent un espace socio-historique.
Les personnages sont clairement situés dans la hiérarchie sociale qui
oppose bourgeoisie et monde ouvrier jusque dans les lieux du roman : les
déplacements d’un quartier à l’autre sont réglementés par des
convenances bien établies, la présence d’Anne dans le café ouvrier du
port fait scandale. Les mentalités sont strictes aussi des deux côtés  :
Chauvin est désapprouvé par les ouvriers et la patronne du café et Anne
est critiquée par tout le monde.

Valeurs et systèmes de pensée

Il n’y a pas ici de référence à des systèmes de pensée mais à des


pratiques sociales qui sont fondées sur des valeurs morales et des
conventions sociales. La morale sociale et les convenances de la
bourgeoisie interdisent les désirs et n’acceptent que les mondanités  : la
séquence du repas mondain montre les règles auxquelles se plient les
femmes de la bourgeoisie pour que leur nudité soit à la fois révélée et
masquée dans une élégance calculée. Au contraire, les seins à moitié nus
d’Anne Desbaresdes lors de la réception des ouvriers ne sont pas
convenables, c’est une faute que le mari envisageait (« On s’y attendait
depuis toujours »). Les femmes bourgeoises sont donc interdites d’amour
et n’ont que deux compensations  : la gourmandise et le luxe («  Les
hommes les couvrirent de bijoux au prorata de leurs bilans »). Elles sont
ainsi les emblèmes de la situation sociale du mari  : c’est à cette loi-là
qu’Anne veut échapper.
Le roman a ainsi une valeur satirique qui vise les bourgeois, leurs
conventions, leur bonne conscience, leur rapport à l’argent. Lors du repas
mondain (chap. VII), la libération d’Anne s’effectue par rupture avec son
milieu bourgeois qui place la femme en position d’infériorité, d’objet de
luxe. Cette libération s’effectue grâce au vin et à l’ouvrier  : Anne
échappe à une sorte de mort, d’asphyxie, qui est présentée comme
caractéristique de la bourgeoisie, par une autre mort, une «  passion  »
mimée, tout au long d’un rite initiatique dirigé par un ouvrier et qui ne va
pas sans ambiguïté. Anne reste interdite à Chauvin, qui la méprise un peu
(« une chienne »), et sa libération est limitée, elle ne vaut que pour elle-
même et la marginalise (elle est rejetée par sa classe qui lui enlève son
enfant).
Ainsi c’est à travers une problématique psychologique (d’inspiration
autobiographique) que ce roman aborde une question d’ordre
sociologique.

Le texte dans la société

La genèse du texte. Une expérience personnelle a sans doute été à


l’origine du roman : « Pendant très longtemps, j’étais dans la société, je
dînais chez des gens. Tout ça était un tout. J’allais dans les cocktails, j’y
voyais des gens… et je faisais des livres. Voilà. Et puis, une fois, j’ai eu
une histoire d’amour et je pense que c’est là que ça a commencé. Une
expérience érotique très, très, très violente et – comment dire ça ? – j’ai
traversé une crise qui était… suicidaire, c’est-à-dire… que ce que je
raconte dans Moderato cantabile, cette femme qui veut être tuée, je l’ai
vécu et à partir de là les livres ont changé. […] Je l’ai raconté de
l’extérieur dans Moderato cantabile, mais je n’en ai jamais parlé
autrement.  » (Les Parleuses, entretiens avec Xavière Gauthier, Minuit,
1959). Est-ce une façon de s’en libérer  ? Le texte a été écrit très vite
(quatre mois) dans une sorte d’état second.
L’accueil du texte en 1958 a divisé les critiques : certains y ont vu du
vide (des personnages-fantômes, la transgression des règles du récit avec
une perte de l’illusion narrative et l’absence d’action et de psychologie),
d’autres ont insisté sur le renouvellement romanesque qui donne au livre
un pouvoir magique sur le lecteur («  nous […] n’en finissons pas avec
lui » écrit Claude Mauriac). Moderato cantabile a reçu le prix de Mai en
1958. En 1960, le roman a été adapté au cinéma par Peter Brook.
Depuis Marguerite Duras a connu le succès grâce à des films, des
pièces de théâtre, d’autres romans qui éclairent son univers. Elle a eu le
prix Goncourt pour L’Amant en 1985.

5. Structures

Des choix narratifs originaux

Le narrateur n’intervient guère que dans le chapitre  VII où les


convenances et les conventions bourgeoises sont explicitement critiquées.
La part du récit est très réduite dans certains chapitres au profit du
dialogue entre les personnages qui se font connaître par leurs paroles et
se substituent au narrateur : Anne et Chauvin racontent/inventent le crime
du café et leur propre histoire. Les descriptions traditionnelles sont aussi
réduites, souvent prises en charge par les personnages ou présentées
comme des récits répétitifs (les couchers de soleil, les passages de la
vedette). La forme romanesque se rapproche de celle du théâtre.
Le roman déroule deux récits principaux concernant le couple des
amants du café et le couple formé par Anne et Chauvin, d’abord distincts
puis de plus en plus confondus.

La composition : progression et répétitions

Un résumé analytique des huit chapitres (qui n’a pu trouver sa place


ici) situant les évènements dans le temps et dans l’espace montrerait le
retour de certaines scènes  : les leçons de piano (chap.  1 et 5), les
rencontres d’Anne et Chauvin au café (chap. 2, 3, 4, 6, 8), le meurtre du
café, vu (chap. 1) ou fantasmé dans les conversations d’Anne et Chauvin
(chap. 2, 3, 4, 6, 8), la présence de Chauvin dans ou près de la villa du
mari d’Anne (chap. 6 et 7).
En outre, d’une séquence de conversation au café à l’autre, certains
thèmes se répètent selon une progression :
– les couchers de soleil ;
–  les entrées et sorties d’Anne dans le café (« cérémonial  ») avec
progression dans le costume (manteau, veste, robe d’été, robe du
soir) et le désordre (des vêtements, de la coiffure) ;
–  l’éloignement de l’enfant par rapport à sa mère (il trouve un
camarade) ;
– la musique et l’effet qu’elle produit sur A. D. (progression liée à
celle du désir).
Les différents récits se développent peu à peu et les motifs se
précisent  : érotisme et magnolia (en relation avec une nudité croissante
d’Anne), la mort (motif de la victime qui est « consommée » : la femme
assassinée, l’enfant par rapport à Mlle  Giraud, le canard du repas
mondain chez Anne, Anne elle-même)
La progression s’opère ainsi par répétition et par superposition  : les
deux couples et les deux histoires finissent par se confondre, Anne et
Chauvin «  répétant  » (au sens théâtral du terme aussi) l’histoire du
meurtrier et de sa victime amoureuse. La nature subtile de cette
progression permet de parler d’une composition « musicale » en relation
avec la connotation musicale du titre du roman.

L’organisation de l’espace

Les lieux sont peu nombreux, ce qui contribue à l’aspect théâtral du


roman, mais ils sont structurés par des oppositions fortes,
sociologiquement marquées.
Le quartier du « boulevard de la Mer » s’oppose à celui du port où se
trouvent l’arsenal, le café ouvrier et l’appartement de Mlle  Giraud. La
fréquentation de ce café par l’épouse du patron des Fonderies de la Côte
fait scandale, et plus encore son comportement. Ces deux lieux fermés
sur eux-mêmes s’opposent par ailleurs à la mer, associée à une ouverture,
à un départ possible.
Chaque lieu est lui-même subdivisé, ambivalent :
–  La villa du mari d’A.  D. (le patron des Fonderies de la Côte),
protégée par des grilles, des arbres, des vitres, s’oppose au
boulevard (en impasse) où rôdent des hommes (dont Chauvin)
qui attirent le regard (le désir) d’A.  D. Dans cette maison, la
chambre d’Anne s’oppose à celle du mari (le couloir qui les relie
est toujours vide, signe de la séparation de fait entre les deux
personnages).
– L’appartement du professeur de piano, lieu du « supplice » de
l’enfant et de la «  honte  » de sa mère, est opposé à l’extérieur
(par la fenêtre ouverte sur le café et la mer), qui fait horreur à
Mlle  Giraud (contrainte d’habiter dans ce quartier alors qu’elle
partage les principes et les valeurs de la bourgeoisie) mais attire
l’enfant et sa mère.
–  Dans le café, une arrière-salle, lieu des couples, de la passion
sauvage, asociale et amorale, s’oppose à la salle principale et au
comptoir où la patronne, les ouvriers, la radio témoignent de
l’emprise de la morale sociale.
L’opposition clos/ouvert (enfermement/libération) est aussi marquée
par les bateaux qui fascinent l’enfant et par les oiseaux et les poissons qui
sont libres (sauf le saumon du repas bourgeois enlevé aux « eaux libres
de l’océan  »). Les barrières sociales sont toujours là entre Anne et
Chauvin : Chauvin s’attaque vainement à la grille, brise la baie le soir du
repas mondain, mais cela ne change rien. La chambre est pour Anne un
lieu de mort dans l’ennui, symbolisé aussi par d’autres lieux vides du
roman (le couloir vide de la chambre du mari qui conduit à la chambre de
l’enfant, le boulevard vide, en impasse).

L’organisation du temps
Le temps externe (les références à des évènements étrangers à
l’histoire) est réduit à quelques indications symboliques ornant ou
redoublant le récit principal (le soir avec le coucher de soleil, le beau
temps exceptionnel d’un mois de juin marqué par le fleurissement du
magnolia dans le parc de la maison).
Le temps interne seul compte, resserré, minuté, comme dérobé à la
vie réglée d’A. D. et de son milieu social ordinaire. La crise qu’elle vit
occupe ainsi dix jours (du vendredi au dimanche de la semaine suivante)
d’un été. Les six scènes au café sont logées dans une tranche horaire très
étroite, toujours la même, avant la nuit qui est le temps de la
transgression attendue, rêvée mais finalement impossible  : le temps est
compté à A.  D. et Chauvin, pris dans une urgence qui favorise
l’émergence de la passion.
La temporalité romanesque est organisée en un jeu complexe, le
lecteur doit repérer des indices temporels ténus, comme la floraison du
magnolia. Le récit n’est ni strictement chronologique ni pourvu des
analepses qui permettent habituellement de donner aux personnages un
passé qui détermine leurs sentiments et leurs actions (à l’exception du
chapitre  VII où le narrateur est davantage présent). Les éléments d’un
récit rétrospectif discontinu sont fournis par le dialogue d’A.  D. et de
Chauvin  ; ils révèlent peu à peu le passé qui prépare la crise  :
l’insatisfaction d’Anne et son ennui, inhérents à sa condition sociale, son
besoin d’amour absolu, «  d’inconnu  », et la situation de marginalité,
d’attente («  j’ai besoin de temps en ce moment  ») dans laquelle s’est
placé Chauvin.

6. Les choix d’écriture

Le récit est particulier par sa brièveté, par sa structuration qui combine


différents sujets (le crime, la leçon de piano, le coucher de soleil, le couple
Anne-Chauvin) selon une logique complexe, déroutante, par l’importance
qu’il accorde au dialogue et par la faiblesse du récit et de l’analyse qui ne
donnent pas les clés habituelles du roman classique : le lecteur est face à un
roman à lire, à relire, à méditer, à déconstruire…
Ainsi la conversation centrale (en cinq épisodes) est construite et écrite
comme une action qui modifie profondément les personnages. C’est un
véritable «  cérémonial  » qui assume une fonction  : les personnages sont
censés avoir des rôles clairs, simples. Anne interroge Chauvin sur le crime
passionnel qui vient d’avoir lieu dans le café (récit 1) et Chauvin apporte les
renseignements qu’Anne demande, mais ce faisant, ils usent d’un prétexte
pour se découvrir et se constituer en couple possible (récit 2). Cette « narco-
analyse  » dont parle Marguerite Duras (exploration de l’inconscient sous
l’effet d’un stupéfiant, ici le vin) est produite par une écriture subtile : une
technique de narration avec des phrases de dialogue elliptiques, inachevées,
mal enchaînées qui font alterner deux sujets (et deux récits) : l’histoire du
couple du café (et du crime passionnel) et l’histoire d’Anne et Chauvin.
D’abord distincts, ces deux sujets se mêlent et se confondent par une
écriture subtile qui joue sur les doubles référents des pronoms personnels
il et elle.
Les isotopies lexicales et les métaphores obsédantes contribuent à cerner
des thèmes latents. L’importance du vocabulaire de l’ingestion, de la
dévoration (explicite mais symbolique dans la scène du repas, au chap. VII)
dessine en creux la situation psychologique d’Anne Desbaresdes en attente
d’une libération. Le vocabulaire de l’enfantement signale qu’au-delà de
l’enfantement réel et de l’amour fou pour son fils qui en a résulté, c’est bien
un autre enfantement qu’espère Anne. Quant au vocabulaire de l’ivresse et
du vin, c’est le signe trivial que ce désir d’amour absolu, transgressif ne
peut encore s’exprimer que grâce à l’alcool et qu’il est voué, pour le
moment, à l’échec. Mais « un jour, […] ça recommencera »…

1. Thomas Pavel, La Pensée du roman, Gallimard, 2003.


2. Nos références théoriques sont ici Mikhaïl Bakhtine (Esthétique et théorie du roman, Moscou,
1975, trad. française Gallimard, 1978) et Gérard Genette (Figures I, II et surtout III, Seuil, 1972).
3. G.  Genette qualifie le narrateur d’homodiégétique s’il est présent dans l’histoire et
d’hétérodiégétique s’il en est absent.
4. Balzac a revendiqué ces opinions dans l’«  Avant-propos  » de La Comédie humaine (1842)  :
«  J’écris à la lueur de deux Vérités éternelles  : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les
évènements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de
ramener notre pays. »
5. Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, p. 243-246 et Métalepse, Seuil, 2004.
6. Jean-Pierre Goldenstein, Pour lire le roman. Initiation à une lecture méthodique de la fiction
narrative, Duculot, 1983. Ce modèle quinaire a été élaboré à partir des analyses de Claude Brémont,
V. Propp, A. J. Greimas, T. Todorov et J.-M. Adam.
7. Voir Roland Barthes, «  Analyse structurale des récits  », dans Poétique du récit, Seuil, 1977.
Barthes prolonge les analyses de Propp, Brémont et Greimas.
8. Expression de Philippe Hamon (voir la bibliographie p. 87).
9. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Moscou, 1975, traduction française
Gallimard, 1978. Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Seuil, 1981.
10. Philippe Hamon (Introduction à l’analyse du descriptif, Hachette, 1981), Jean-Michel Adam et
André Petitjean (Le Texte descriptif, Nathan, 1989) ont fourni des cadres pour l’analyse du texte
descriptif.
11. Les théoriciens de la description parlent de «  fonction mathésique  » (et pour la suivante de
« fonction sémiosique »).
12. Erich Auerbach, Mimèsis. Essai sur la représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, Berne, 1946, trad. fr. Gallimard, 1968.
13. Georg Lukács, La Théorie du roman, Berlin, 1920, trad. fr. Gonthier, 1963.
14. Georg Lukács, Balzac et le réalisme français (articles de 1934-1935 réunis en 1951), trad. fr.
Maspéro, 1967.
15. Alain Robbe-Grillet, « Du réalisme à la réalité », in Pour un nouveau roman, Minuit, 1963.
16. Thomas Pavel, La Pensée du roman, Gallimard, 2003.
17. Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, no 11, 1968 ; repris dans Littérature et
réalité, Points Seuil, 1982. La notion de mimèsis a été contestée par Barthes et certains critiques qui
ont considéré que la littérature ne renvoie qu’à elle-même.
18. « Le mentir-vrai » est le titre d’une nouvelle de 1964 dans laquelle Aragon évoque sa propre
enfance en imaginant la vie du petit Pierre, «  pauvre gosse dans le miroir  » et comme lui enfant
illégitime.
19. Louis Aragon, « C’est là que tout a commencé… », postface de 1965 aux Cloches de Bâle.
CHAPITRE 4

Lire la poésie

La poésie est un genre difficile à cerner. Existe-t-il des critères génériques ?


Est-ce le vers  ? (mais la forme poétique a évolué au XXe  siècle)  ; le
lyrisme ? (mais les tenants de « l’art pour l’art » l’ont récusé) ; la distinction
entre poésie et récit ? (mais il y a des poèmes narratifs). On retrouve dans la
poésie du XIXe siècle tout l’héritage des genres poétiques anciens. Un poème
peut être épique (en racontant une histoire ample et triomphale), satirique
(en s’attaquant par la dérision à un adversaire), didactique (en délivrant une
vérité (sur le monde, sur l’homme). Un poème enfin –  et c’est de plus en
plus souvent le cas au XIXe siècle – peut exprimer une émotion, de manière
vibrante ou voilée. La nouvelle tripartition des genres à l’époque moderne
(théâtre, roman, poésie) définit la poésie comme une expression singulière,
produisant une émotion, par l’usage d’un langage différent, élaboré et non
convenu.

Cadre pour l’étude d’un poème


(Les pistes proposées ici sont développées p. 105).

I. LA POÉSIE : APPROCHE HISTORIQUE

La poésie obéit à des définitions multiples et très problématiques. Faut-il la


considérer comme un genre qui engloberait tous les poèmes (avec des sous-
genres  : poésie lyrique, satirique, didactique) ou comme une essence de
certains textes – ce que, depuis Roman Jakobson, on nomme « poéticité »,
et qui donnerait une nature totalement différente à certains textes  ? Ce
qu’on appelle « poésie » est souvent relatif : résultat d’une décision, parfois
d’une convention. Ce choix varie selon les époques. Une approche
historique permet de voir les acceptions différentes de la « poésie ».
Au Moyen Âge, la poésie est artisanale et chantée –  et elle est l’art des
troubadours, puis des trouvères. Au XVIe siècle, la poésie devient un langage
sacré et magnifié – notamment sous l’influence de la Pléiade. Puis la poésie
trouve des règles qui la codifient  – en particulier avec Malherbe au
e
XVII   siècle. Elle devient facilement un jeu de salon, parfois une mise en
forme des idées –  comme la poésie didactique du XVIIIe  siècle. Au
XIXe  siècle, la poésie romantique rompt avec cette conception pour
retremper la poésie aux sources de l’émotion, de l’imaginaire et du chant.
La poésie moderne hérite de cette conception et la modifie. Elle revient au
poème comme objet ; elle cherche à trouver un langage neuf, jusque dans
l’invention de formes nouvelles (vers libre, poème en prose). Au XXe siècle,
la poésie française, après le surréalisme qui donne une autre vision de la
poésie, multiplie alors les formes nouvelles, comme si la poésie devait se
réinventer chaque fois dans chaque poème.
Schématiquement, la poésie, originellement usage très réglé de la langue –
  comme l’attestent notamment sa pratique médiévale, l’importance
originelle du vers et du rythme  –, s’est orientée vers un usage souvent
déréglé de la langue dans la poésie moderne et contemporaine. L’aperçu
historique permet de mesurer ce double aspect inhérent à tout acte poétique,
le choix d’une contrainte qui devient conquête supérieure d’une liberté du
langage.

La poésie du Moyen Âge et du XVIe siècle

Poésie médiévale Poésie du XVIe siècle

• XIIe  s.  : Bernard de Ventadour, • Clément Marot, Adolescence


Cansos [Chansons]. –  Marie de clémentine (1532), Psaumes (1541),
France, Lais. L’Enfer (1542).
• XIIIe  s.  : Thibaut de • Pétrarque, Canzionere (sonnets,
Champagne, Chansons d’amour XIVe s., traduction française, 1555).
–  Rutebeuf, Complainte  – • LES POÈTES LYONNAIS  : Maurice
Guillaume de Machaut, Dits. Scève, Délie (1544) –  Louise Labé,
• Christine de Pisan (1364- Sonnets (1555).
1431), Cent Ballades d’amant et • LA PLÉIADE :
de dame. –  Du Bellay, Défense et Illustration
• Charles d’Orléans (1394- de la langue française et L’Olive
1465), Ballades et Rondeaux. (1549), Les Regrets et Les Antiquités
• François Villon (1431-1463), de Rome (1558).
Lais et Testament. –  Ronsard, Les Amours (1552),
• Les Grands Rhétoriqueurs  : Hymnes (1556), Sonnets pour Hélène
Jean Meschinot (1420-1491) – (1578).
  Jean Molinet (1435-1507)  – • LA POÉSIE MILITANTE  : Agrippa
Jean Marot (1450-1526). d’Aubigné, Les Tragiques (1577-
1616).

Les troubadours des XIIe et XIIIe  siècles (comme Bernard de  Ventadour)
sont à l’origine de la poésie française, qui est alors chantée avec un
instrument de musique : c’est la poésie lyrique, au premier sens du terme.
Cette poésie gagne le nord de la France et devient la poésie des trouvères.
Le lyrisme se développe alors de Rutebeuf à Villon, cependant qu’à la fin
du siècle la poésie des Grands Rhétoriqueurs joue davantage des ressources
du langage.
Au début du XVIe siècle, Clément Marot est habile dans ces jeux savants
mais fait aussi entendre, comme Villon, une voix personnelle et invente des
formes poétiques nouvelles. Cette double orientation de la poésie se
retrouve chez les poètes lyonnais et chez ceux réunis dans le groupe de
la Pléiade autour de Ronsard et Du Bellay, qui exprime leur ambition dans
un manifeste, Défense et Illustration de la langue française : humanistes, ils
veulent faire du français une langue poétique et égaler les Anciens et les
Italiens en étudiant et imitant leurs œuvres. Les leurs, de ce fait, sont d’une
grande diversité  : poésie élégiaque ou pétrarquiste, chanson légère, satire,
méditation en «  style élevé  », poésie lyrique, satirique ou polémique,
intervention dans la vie de la cité (Ronsard, Discours sur les misères de ce
temps, 1562).
Agrippa d’Aubigné, obsédé par la mort et par la foi, compose une épopée,
Les Tragiques, qui dénonce longuement les horreurs des guerres de
Religion –  imputées aux catholiques  – avant d’évoquer l’espoir d’une
résurrection céleste et cosmique.

La poésie du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle

• LA POÉSIE « CLASSIQUE », DE SA NAISSANCE À SON BILAN :


Malherbe, Prière pour le roi allant en Limousin (1605) et nombreux poèmes de
circonstance (1606-1616).
Boileau, Satires et Épîtres (1666-1669), L’Art poétique (1674).
• LA POÉSIE « BAROQUE » :
Théophile de Viau, Œuvres (1621).
Tristan L’Hermite, Les Amours (1638).
Saint-Amant, Le Poète crotté (1631), Moïse sauvé (1653).
• LE POÈTE DU XVIIe SIÈCLE CONSACRÉ PAR LA POSTÉRITÉ
La Fontaine, Les Fables (1668-1693).
• DEUX POÈTES DU XVIIIe SIÈCLE :
Voltaire, Le Mondain (1736), Poème sur le désastre de Lisbonne (1756).
André Chénier, Bucoliques et Élégies (1785-1787), Odes et Iambes (1794).

Au début du XVIIe  siècle en France, un poète fait autorité, Malherbe, qui


rompt avec l’invention parfois débridée de ses prédécesseurs et entend
régler le langage poétique. Mais, paradoxalement, les grands vers
classiques appartiennent aux poèmes dramatiques de Corneille et de
Racine.
La poésie la plus séduisante est le fait d’auteurs comme Théophile de Viau
ou Tristan L’Hermite que, par facilité et par opposition à la rationalité, à
l’équilibre attendus, on a appelés baroques. Ils chantent la nuit, un paysage
horrible, la solitude, l’oisiveté, les fruits délectables… Ils ont toutes les
audaces d’expression, le goût de la transgression. Ils le paient parfois de
leur confort et de leur liberté.
La Fontaine est le grand poète du XVIIe  siècle. Il a transformé un genre
mineur, destiné aux enfants, en véritables poèmes, intégrant tous les genres
(petites épopées subverties, idylles, contes, épîtres, discours…) et jouant de
toutes les ressources du vers. En quelques mots, il fait surgir du
« mensonge » de la « fable » un monde imaginaire, souvent humoristique,
parfois amer, livrant une forme de «  vérité  » au terme d’une recherche
poétique, inquiète et amusée.
Boileau a réalisé la synthèse rétrospective de ce que la poésie classique a
représenté, faisant le bilan du siècle, de ses acquis et de ses règles dans son
Art poétique et apportant sa pierre à l’édifice en écrivant des Épîtres et des
Satires sur le modèle du poète latin Horace.
Le siècle des Lumières voit l’affaiblissement de la poésie, considérée
comme une «  éloquence harmonieuse  » (Voltaire). La poésie de cette
époque se trouve plutôt dans la prose lyrique ou enflammée de Rousseau et
dans les poèmes de Chénier  : c’est le poète des formes antiques (élégies,
iambes) et du lyrisme mythologique retrouvés, faisant confiance à
l’émotion et au charme d’une inspiration endeuillée annonciatrice du
romantisme.

La poésie du XIXe siècle

LYRISME ROMANTIQUE

• Lamartine, Méditations
ET RÉACTION PARNASSIENNE
poétiques (1820).
• Gautier, Émaux et Camées
• Hugo, Les Orientales (1829), Les
(1852).
Feuilles d’automne (1831).
• Leconte de Lisle, Poèmes
• Vigny, Poèmes antiques et
antiques (1852), Poèmes barbares
modernes (1826), Les Destinées
(1862), Poèmes tragiques (1884).
(1864, posthume).
• Banville, Odes funambulesques
• Musset, Les Nuits (1835-1837).
(1857), Petit Traité de poésie
• Nerval, Les Chimères (1854). française (1872).
• Hugo, Les Contemplations • Heredia, Les Trophées (1893).
(1856), La Légende des siècles
(1859-1883).

MODERNITÉ SYMBOLISME ET DÉCADENCE

• Baudelaire, Les Fleurs du mal • Mallarmé, L’Après-midi d’un


(1857), Le Spleen de Paris (1869, faune (1876), Poésies (1887).
posthume). • Tristan Corbière, Les Amours
• Verlaine, Poèmes saturniens jaunes (1873).
(1866), Romances sans paroles • Charles Cros, Le Coffret de
(1874), Jadis et Naguère (1884). santal (1873).
• Lautréamont, Les Chants de • Laforgue, Les Complaintes
Maldoror (1869). (1885).
• Rimbaud, Une saison en enfer • Moréas, Manifeste du
(1873), Illuminations (1886). symbolisme (1886).

Avec le romantisme de Lamartine, se fait jour la sensibilité nouvelle d’un


moi blessé, mal défini, atteint d’une perte irréparable, et dont le chant se fait
pure musique.
Victor Hugo incarne la figure du poète romantique, qu’il a fait évoluer vers
le «  mage  ». Il développe l’exaltation du moi dans l’autobiographie
poétique des Contemplations, se montre sensible à une nature habitée par
l’esprit, dépasse toutes les limites dans le voyage, le rêve, le retour au passé
et à l’histoire, la célébration de l’enfance ou de la vieillesse, la défense des
opprimés, l’appel à la liberté et le combat politique.
Vigny demeure pour sa célébration de la poésie, « perle de la pensée », ses
récits allégoriques et stoïques («  La Mort du loup  »), ses grands cris
bibliques, Musset pour son apologie vibrante de l’amour et de la souffrance
rédemptrice («  Les Nuits  ») mais aussi pour une petite musique
d’autodérision. Nerval réhabilite les formes versifiées plus traditionnelles,
évoque des figures mythiques, souvent énigmatiques, et fait entendre le
secret mélodieux d’une poésie familière et savante, dont le sens ne saurait
s’épuiser.
Contre le romantisme, son lyrisme et ses ambitions, Gautier prône «  l’art
pour l’art ». D’autres Parnassiens (Heredia, Banville), recherchent comme
lui la perfection formelle et l’impersonnalité.
La naissance de la poésie moderne est associée au nom de Baudelaire,
qui exalte la « modernité » dans l’art : « Il s’agit […] de tirer l’éternel du
transitoire  », du fugitif, du contingent, et même d’«  extraire la beauté du
Mal ». Héritier du Parnasse et d’un romantisme noir, il transforme le moi
lyrique  : la douleur se dit en se projetant dans des paysages et dans des
objets (dans ses fameux « Spleens »). Il chante la poésie de la ville (dans les
« Tableaux parisiens » et les poèmes en prose du Spleen de Paris), exhibe le
corps jusqu’au scandale, rejette une imagerie convenue et le
sentimentalisme au profit de la violence et du sarcasme.
La poésie moderne naît vraiment avec ses successeurs. Verlaine réoriente la
poésie vers une pure musique. Rimbaud apparaît comme le poète d’un
langage radicalement neuf (« absolument moderne »), énigmatique (selon le
trop fameux «  Je est un autre  »). La «  poésie subjective  » (en réalité
stéréotypée) se trouve disqualifiée, la forme poétique absorbe et dépasse
tous les mots et tous les langages, le vers comme la prose. Le langage
poétique se réinvente dans chaque poème. Mallarmé, d’abord continuateur
de Baudelaire et de Rimbaud, revendique une poésie exigeante, qui refuse
le langage prosaïque, reprenne à la musique son bien, donne «  l’initiative
aux mots » en effaçant à la fois le poète (c’est sa « disparition élocutoire »)
et l’objet, remplacé par le signe poétique. La poésie devient langue à part,
hermétique dans les vers sonores et mystérieux du sonnet en  yx, «  sonnet
nul », « allégorique de lui-même »).
Le renouvellement radical de la poésie se manifeste chez des poètes que
l’on appelle «  symbolistes  » (mouvement qui se réclame de Mallarmé,
théorisé par Moréas), « décadents » (pour caractériser leur pessimisme « fin
de siècle », qui s’exprime par l’humour et la provocation). Les Complaintes
de Jules Laforgue ont parfois la modernité du clin d’œil parodique et de
l’autodérision dans l’expression lyrique de la désespérance. Le même
humour caractérise les poèmes de Tristan Corbière et Charles Cros.
Lautréamont, méconnu de son vivant, est devenu une référence absolue au
siècle suivant –  comme Rimbaud. Son recueil Les Chants de Maldoror,
réécriture parodique de la Bible, d’épopées antiques, de grands textes
classiques ou romantiques, dans sa fureur, son humour noir et son
allégresse, qui déjouent tous les genres, toutes les formes, tous les tons,
sonne la révolte de la poésie nouvelle. Son aspect constamment parodique
en fait un modèle de la « réflexivité » chère désormais à la modernité.

La poésie du premier XXe siècle

• LES POÈTES INSPIRÉS  : Claudel, « LA CONSTELLATION


Cinq grandes odes (1910) – SURRÉALISTE »
  Péguy, Mystère de la charité de • Breton, Les Champs magnétiques
Jeanne d’Arc (1910). (1920, avec Ph.  Soupault), Clair
• LES POÈTES DU MONDE MODERNE : de terre (1923), L’Union libre
Verhaeren, Les Villes tentaculaires (1931).
(1895) –  Cendrars, Les Pâques à • Aragon, Feu de joie (1919), Le
New York (1912), Prose du Paysan de Paris (1926).
Transsibérien (1913)  – • Éluard, Capitale de la douleur
Apollinaire, Alcools (1913). (1926), L’Amour la poésie (1929).
1
• Péret, Le Grand Jeu (1928).
Saint-John Perse, Éloges (1911). • Desnos, Corps et biens (1930).
Reverdy, Plupart du temps (1915- LES POÈTES DE LA RÉSISTANCE
1922). Aragon, Le Musée Grévin (1943) –
Supervielle, Débarcadères (1922).   Éluard, Au rendez-vous allemand
Valéry, Charmes (1922). (1944)  – Desnos, Le Veilleur du
Pont-au-Change (1944) –  Char,
Michaux, La nuit remue (1934),
Feuillets d’Hypnos (1946).
Plume (1938).

Au début du siècle, Claudel, doublement inspiré par Rimbaud et par sa foi


catholique, réinvente un langage poétique, poème en prose dans
Connaissance de l’Est, versets bibliques dans ses Cinq grandes odes.
Péguy, après sa conversion, exprime sa foi dans des litanies poétiques
mêlant la prose rythmée, le vers libre et le vers traditionnel.
Le renouvellement poétique s’opère surtout chez des poètes proches des
peintres cubistes, adeptes d’une libre création formelle. La vie moderne et
l’aventure sont exaltées par Blaise Cendrars. Apollinaire associe les
formes médiévales et la modernité de la ville, la tradition d’une poésie
amoureuse et la figure nouvelle d’une errance emportée au rythme du vers
libre dépourvu de ponctuation.
Saint-John Perse, Reverdy ou Supervielle disent aussi les rapports,
euphoriques ou angoissés, du poète et d’un monde parfois élargi jusqu’au
cosmos. Valéry, d’abord continuateur de Mallarmé, fixe une définition
exigeante de la poésie comme exercice de l’esprit. Henri Michaux remet
en question le langage poétique traditionnel.
Les surréalistes décadrent les processus créatifs pour détacher la
conscience de ses habitudes logiques et défendent l’autonomie de la poésie,
art absolu de voir et de vivre. Breton veille à l’orthodoxie du mouvement
en publiant un Manifeste du surréalisme (1924 – puis un second en 1930).
Certains exclus du surréalisme (et d’autres) soutiennent «  l’honneur des
poètes » pendant la Résistance. C’est le cas d’Éluard, de Desnos et surtout
d’Aragon qui, pour lutter contre les nazis et le régime de Pétain, pratique
une poésie de «  contrebande  », savante, codée, reprenant tout un héritage
culturel et la grande figure de la femme aimée (Les Yeux d’Elsa, 1942).
La poésie depuis la Seconde Guerre mondiale

Ponge, Le Parti pris des choses (1942). Aragon, Le Roman inachevé (1956).
Prévert, Paroles et Histoires (1946). Philippe Jaccottet, L’Ignorant (1956), Airs
Saint-John Perse, Vents (1946), Amers (1957). (1967), À la lumière d’hiver (1977).
René Char, Fureur et Mystère (1948). Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité
Senghor, Éthiopiques (1956). de Douve (1953), Dans le leurre du seuil (1975).
Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1956). Lionel Ray, Comme un château défait (1993).

Il serait vain de chercher désormais à unifier le champ poétique en France


depuis la Seconde Guerre mondiale. On se contentera ici d’évoquer
quelques noms nouveaux et d’abord celui de Francis Ponge, inventeur
d’une langue poétique qui entend prendre le parti des choses dans leur
matérialité, leur mystère et leur évidence, mais « compte tenu des mots »,
c’est-à-dire en jouant sur leur forme graphique et phonique. La poésie orale
de Prévert, proche de la chanson, a rencontré un succès populaire que ne
connaît pas celle de René Char, beaucoup plus secrète, notamment dans
l’usage du fragment, des aphorismes qui font pourtant sa célébrité (« Ah, le
pouvoir de se lever autrement ! », Fureur et mystère). Saint-John Perse fait
passer un souffle épique et lyrique dans des versets flamboyants et
mystérieux, scandé par des éléments métriques. Une poésie dite de la
« Négritude » fait entendre avec Césaire ou Senghor la parole de ceux qui
veulent «  être la bouche de ceux qui n’ont pas de bouche  », les anciens
peuples coloniaux.
Chaque poète désormais pose le problème de la définition de la poésie.
D’où l’étonnement fréquent devant la poésie moderne –  comme devant la
peinture ou la musique de ses dernières décennies. Le vers n’est plus le
repère sûr, pas plus que la belle image, pas plus que l’expression d’une
émotion, amoureuse ou autre, clairement identifiable. C’est ainsi qu’il faut
essayer de reprendre les critères poétiques pour voir à quel point ils ne
cessent, par-delà les différentes époques, de poser la question de leur
pertinence. Paradoxalement ce qui est trop nettement identifié comme
poétique devient un peu attendu –  et donc cesse de créer cette surprise
espérée d’un poème. Dès lors la poésie est peut-être une des images les plus
justes de ce qui arrive dans la vie, faite, comme disaient les surréalistes, de
hasards et de rencontres.
II. LA POÉSIE : APPROCHE POÉTIQUE

Pendant très longtemps, en France, la poésie a été assimilée à l’art de faire


des vers. C’est pourquoi il faut reprendre les définitions du vers, forme
traditionnellement nécessaire (sinon suffisante) pour qu’il y ait un poème.
Un texte poétique se reconnaît à son rythme qui s’entend, à sa disposition
visuelle sur la page, qui se voit.
Simultanément et paradoxalement, la poésie est l’art de la différence et de
l’écart – définition sans doute plus moderne. De ce point de vue, il a fallu
aussi s’écarter du vers qui la fossilisait pour la faire revivre. Contrairement
à la doctrine classique qui voyait dans la poésie, comme Boileau, la
meilleure expression possible des idées, on s’accorde à considérer comme
poétique ce qui donne la préférence aux mots, hésitant sans cesse entre leur
forme (visuelle et sonore) et leur sens –  d’où ces notions modernes de
« fonction poétique », de « signifiance ». S’il est une constante de la poésie,
c’est l’art (esthétique ou littéraire) d’installer un rythme (mais cette notion
est problématique) et de renouveler notre vision du monde émoussée par
l’habitude – d’où la force reconnue de l’image poétique.
Enfin la poésie est par excellence une voix : par opposition au théâtre qui
fait alterner les voix ou au roman qui les mêle dans une polyphonie, elle fait
entendre un timbre propre. C’est une monodie. D’où l’importance de ce
sujet lyrique qui fait retentir sa parole et la fait entendre aussi à chaque
lecteur qui peut se l’approprier.

OBSERVATION ET ANALYSE
Retour sur le poème de Nerval présenté p. 99.
► 1. Le titre «  Une allée du Luxembourg » laisse attendre un élément
référentiel, précis  : géographie d’une histoire détaillée. En réalité
l’article indéfini prépare la suite : après la lecture du poème, on se rend
compte de l’effacement poétique du lieu au profit d’une anecdote
poétique elle-même indistincte, le passage fugitif d’une jeune fille, la
tombée de la nuit après un espoir de lumière. Le paysage se fait mental.
►  2. L’octosyllabe, vers lyrique devenu celui de la poésie légère, est
utilisé dans cette petite ode (comme déjà chez Ronsard  : «  Mignonne,
allons voir si la rose… »). Il faut veiller à faire entendre le e caduc de
jeune, qui compte ici pour deux syllabes puisque l’adjectif est suivi d’un
nom commençant par une consonne.
► 3. Le portrait qui apparaît est poétique dans son art de la suggestion :
nulle description précise du personnage mais la simple mention, presque
magique, de son apparition. La figure n’est pas désignée par son nom
mais simplement évoquée par une périphrase «  la jeune fille  », qui
semble correspondre au topos de la belle inconnue, de la rencontre
merveilleuse. Une comparaison confère aussitôt une sorte de grâce ailée
(topos romantique, le charme de l’oiseau chez la femme, chez l’enfant,
le caractère insaisissable et aérien, qu’on trouverait aussi chez Hugo)  :
« Vive et preste comme l’oiseau ».
► 4. La strophe se clôt dans un système de rimes croisées. C’est donc
un quatrain isométrique d’octosyllabes qui respecte l’alternance de rimes
féminines (fille/brille) et masculines (oiseau/nouveau). La légèreté de
l’octosyllabe, l’alternance des rimes miment en quelque sorte le pas
gracieux, aérien du personnage apparu. La poésie, par opposition à la
prose qui avance tout droit et qui marche, selon une comparaison de
Malherbe et de Valéry, représente une parole qui danse.
► 5. La première personne apparaît dans un déterminant possessif qui le
désigne métonymiquement par le siège des émotions : « mon cœur ». Le
conditionnel dit la solitude de celui dont le cœur reste seul et incompris
–  topos romantique, qu’on trouverait aussi chez Lamartine. Une
consolation serait possible – l’écho du cœur de cette jeune fille – mais
elle se dit à l’irréel du présent, comme s’il était déjà trop tard. La parole
poétique réussie semble naître ainsi paradoxalement d’une
communication qui n’arrive pas à s’établir avec le monde dans
l’isolement obligé du poète, témoin exilé, à l’écart.
► 6. Une métaphore filée et une antithèse ferment la strophe : celles de
l’ombre et de la lumière. Le poète est plongé dans l’ombre ; un regard
pourrait lui apporter la grâce – à tous les sens du mot – de la lumière qui
lui manque. L’amour virtuel est présenté sous la forme christianisée,
fréquente dans le syncrétisme de Nerval, d’une rédemption lumineuse au
fond de la nuit.
►  7. Des sensations se combinent et entrent en relation. Ce sont des
perceptions heureuses –  et inaccessibles, ou plutôt que seul le poème
peut faire surgir dans sa suggestion. Elles relèvent de correspondances
dans la mesure où elles représentent à la fois un bonheur possible sur le
plan olfactif («  parfum  »), visuel («  doux rayon  »), sonore
(« harmonie »), pleinement satisfaisant dans sa simplicité même.
►  8. Une émotion finale clôt le poème, celle de la déception, du
bonheur qui a été manqué dans l’expérience relatée. Les trois dernières
syllabes de l’ultime octosyllabe, après le tiret d’un silence, marquent la
douleur de l’évanescence  : «  il a fui  ». Mais, paradoxalement, c’est en
disant la perte que le poème installe au contraire sa réparation et un
moment d’enchantement des mots.

1. La poésie et le vers

La poésie, dans son acception étroite, est l’art de faire des vers  ; le vers
représente, musicalement, visuellement, le principe même de
reconnaissance de l’objet poétique, à tout le moins jusqu’à l’époque
moderne. Jean Cohen l’explique en ces termes : « le vers étant en effet une
forme conventionnelle et strictement codifiée du langage, le poème avait
une sorte d’existence juridique qui ne prêtait pas à contestation ». Le vers,
du latin « versus », c’est ce qui revient, le sillon, par opposition à la prose
« prosa oratio », discours qui va en ligne droite. Le principe du retour, du
retour musical, du retour à la ligne, est fondateur de cet objet identifiable.
Pour l’œil, le vers est nettement ce segment qui débute par une lettre
majuscule et qui se termine avant la fin de la ligne –  entre une mise en
évidence et un silence. Selon l’expression de Claudel, c’est «  une idée
séparée par un blanc », et qui entre en résonance avec ce qui précède et ce
qui suit.
Garant du poème, le vers a longtemps aussi été l’assurance de sa
perpétuation. Par son rythme, sa régularité, ses retours précisément, il se
grave dans la mémoire. En cela, il est aussi une forme qui permet la durée,
un instrument mnémotechnique, le support de ce qui se fixe, se retient, se
transmet.
Le vers traditionnel français (le mètre) s’organise autour d’un nombre fixe
de syllabes prononcées, qui sont toutes considérées comme égales,
indépendamment de leur longueur réelle (il ne s’agit pas de « pieds », qui
désignent dans la poésie grecque et latine des groupes de syllabes
déterminés). La lecture orale de la poésie demande une attention et des
connaissances particulières car le vers doit être scandé (lu en faisant
entendre chaque syllabe). Sa fin est marquée par la rime. Son rythme est
déterminé par des accents.

Le décompte des syllabes

On compte dans le vers autant de syllabes que l’oreille perçoit de


voyelles. Une syllabe est un groupe de phonèmes centré sur une seule
voyelle phonique. Toutefois, le traitement du e caduc (dit aussi – à tort –
muet, et noté par le signe  [ə] dans l’alphabet phonétique) obéit à des
règles qui rendent délicate la lecture des vers :
■   Un  e caduc est élidé (non prononcé) en fin de vers (cette
apocope caractérise les rimes dites féminines – voir p. 112) et, en
fin de mot, devant un mot commençant par une voyelle ou un h
muet. Tous les e sont élidés dans ce vers célèbre puisqu’ils sont
suivis de voyelles ou qu’ils sont à la rime  : «  Heureux qui,
comm(e) Ulyss(e) a fait un beau voyag(e). »
■   Un  e caduc est sonore à l’intérieur d’un mot (bouleversé
= 4 syl.) et, en fin de mot, devant un mot commençant par une
consonne ou un  h dit «  aspiré  » (qui ne se prononce pas mais
interdit la liaison). Tous les  e sont sonores dans ce vers de
Du Bellay : «  France, mère des arts, des armes et des lois  ». Il
arrive que Ronsard, selon l’usage ancien, compte encore comme
une syllabe un  e final devant consonne  : «  Marie, qui voudrait
votre beau nom tourner.  » Les poètes modernes comme
Apollinaire pratiquent parfois l’apocope du e : « Les enfants de
l’écol(e) viennent avec fracas / Vêtus de hoquetons et jouant d(e)
l’harmonica. »
■ Une licence poétique permet de supprimer le e final de certains
mots, notamment de l’adverbe «  encore  », pour que le vers
compte une syllabe de moins. Dans un décasyllabe, La Fontaine
parle ainsi de deux veuves, « L’un(e) encor vert(e), et l’autr(e) un
peu bien mûr(e) ».
Deux autres règles sont à prendre en compte :
■ L’hiatus (la rencontre de deux sons voyelles), jugé disgracieux,
est interdit entre deux mots dans la poésie classique, d’où
l’importance des liaisons («  J’ai quelquefois [z]  aimé  : je
n’aurais pas [z] alors […] », La Fontaine). Il est toléré quand le
premier mot se termine par une consonne écrite («  l’orage  /
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage », La Fontaine) ou par
un  e caduc («  Quand on eut des palais de ces filles du Ciel  /
Enlevé l’ambroisie en leurs chambres enclose », La Fontaine).
L’interdiction de l’hiatus n’est plus respectée dans la poésie moderne
(« Le pré est vénéneux, mais joli en automne », Apollinaire).
■ La diérèse, à l’intérieur d’un mot, permet de dissocier en deux
syllabes une série comportant la lettre i (plus rarement u et ou)
suivie d’une autre voyelle phonique. Le langage courant pratique
la synérèse en prononçant cette suite en une seule syllabe, par
exemple dans action, la lettre i notant la semi-consonne  [j]  ; la
diérèse fait entendre deux syllabes et oblige à prononcer acti-on
(dans l’alphabet phonétique [aksi͂ɔ] et non [aksj͂ɔ]).
La diérèse peut avoir une valeur stylistique. La Fontaine fait ainsi rugir
l’emphase du nom du roi des animaux : « C’est que je m’appelle Li-on. »
Elle trouve en outre ici (comme souvent) une justification savante dans
l’étymologie latine qui comporte deux voyelles prononcées (leo →  Li-
on).

Exercice 11. Relever et commenter les diérèses contenues dans


les vers du Tartuffe cités dans l’exercice 19 (p. 145). (Corrigé p. 219.)

   
Les différents vers français

Les vers pairs sont les plus connus.


L’octosyllabe (huit syllabes) est le vers le plus ancien, celui de la
poésie narrative du Moyen Âge (les romans courtois de Chrétien de
Troyes, les lais de Marie de France, le Roman de Renart) mais aussi de la
poésie lyrique (« Le vent a laissé son manteau / De vent, de froidure et de
pluie », Charles d’Orléans). C’est sans doute la plus grande longueur de
vers que l’on puisse reconnaître à l’oreille, il n’est donc pas
obligatoirement divisé par une césure (sur la césure, voir p. 114 et suiv.)
et la place de celle-ci, quand elle existe, est variable. La concurrence avec
des vers plus longs a changé le statut de l’octosyllabe qui est devenu un
vers de poésie plus légère :

Mon beau Paris emprès Suresnes


De la Madeleine à Suffren
Que portes-tu dans ton panier

(Aragon)

Il peut aussi avoir une valeur conclusive après des alexandrins :

C’est par toi que je vis Elsa de ma jeunesse


Ô saisons de mon cœur ô lueurs épousées
Elsa ma soif et ma rosée

(Aragon)

Le décasyllabe (dix syllabes) est le vers noble du Moyen Âge, celui de


la chanson de geste (La Chanson de Roland) et de la poésie lyrique
(« Frères humains qui après nous vivez, / N’ayez les cœurs contre nous
endurcis », Villon). Il le reste au XVIe siècle : il est employé par Maurice
Scève, Louise Labé, les poètes de la Pléiade ; Ronsard le choisit pour son
épopéeLa  Franciade. À la différence de l’octosyllabe, il n’est pas
immédiatement perçu à l’oreille comme vers, d’où la nécessité d’une
césure qui le partage en deux hémistiches.
L’alexandrin (douze syllabes) tire son nom du Roman d’Alexandre
(vers 1180) mais ne s’est imposé comme le vers français par excellence
qu’avec les poètes de la Pléiade : Ronsard (dans les Amours de Marie) et
Du  Bellay (dans Les  Regrets) voyaient dans sa longueur la possibilité
d’une expression plus familière du vers (le «  beau style bas  » de
Ronsard). Cette longueur le ferait percevoir comme prosaïque s’il n’était
partagé en deux hémistiches de six syllabes par une césure médiane. La
structure régulière et binaire de l’alexandrin est propice à toutes les
symétries, toutes les oppositions, tous les renversements internes. La
familiarité prosaïque ou la noblesse possible de l’alexandrin, sa régularité
ou sa souplesse sont devenues des enjeux de genre et de combat.
La  Fontaine écrit des alexandrins, tantôt nobles, tantôt familiers.
L’alexandrin est noble –  grâce aux parallélismes, aux antithèses de ses
hémistiches – dans les tragédies de Corneille et de Racine ; il peut aussi
devenir très familier, coupé, prosaïque dans la comédie de Molière. C’est
en vertu de toutes ses potentialités que Victor Hugo le bouleverse en
inventant le trimètre romantique, lui fait subir tous les traitements
possibles («  J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin  » –  Les
Contemplations). Protéiforme, transversal, omniprésent, sans cesse
redéfini et contesté, l’alexandrin reste ainsi le vers de référence de notre
poésie – mais aussi d’une grande partie de notre théâtre, jusqu’à Edmond
Rostand. La poésie moderne s’est largement définie avec et contre
l’alexandrin, poussant jusqu’au bout ses possibilités (chez Rimbaud ou
Verlaine), réempruntant de manière cachée son rythme (chez
Apollinaire), le neutralisant souvent en dodécasyllabe (vers de
12  syllabes, sans césure ni accent permettant de le reconnaître  ; par
exemple chez Jaccottet : « Alors, je me ressouviendrai de ce visage » – À
la lumière d’hiver).
Grand maître de la versification, qu’il a revisitée et élargie, Aragon a
utilisé dans Le Roman inachevé le vers de seize syllabes, qui paraît
encore plus prosaïque, sauf quand il est perçu comme composé de deux
octosyllabes :
J’ai traversé toute la France et toi tout au bout tu m’attends
Je revois le papier mural dans notre chambre à Carcassonne
Et le désespoir qu’on ne pouvait partager avec personne

Il est allé jusqu’au vers de vingt syllabes dans l’« Épilogue » à la fois


grave et familier des Poètes (1969) :

J’ai choisi de donner à mes vers cette envergure de crucifixion


Et qu’en tombe au hasard la chance n’importe où sur moi le couteau
des césures

D’autres vers pairs, plus courts, entrent souvent en composition avec


l’alexandrin. L’hexasyllabe (six syllabes), notamment, perçu souvent
comme un hémistiche, donne l’impression d’un soupir dans des strophes
se terminant dans un souffle :

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,


Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : « Ils ont aimé ! ».

(Lamartine)

OBSERVATION ET ANALYSE
Il arrive que l’hexasyllabe soit employé seul –  ce qui crée la musique
verlainienne dans Romances sans paroles (voir p. 127) :

Il pleure dans mon cœur,


Comme il pleut sur la ville

► L’hexasyllabe, fréquent dans les chansons ou les romances, donne à


cette « ariette oubliée » la musicalité simple d’une chanson. Mais cette
simplicité sert un glissement célèbre qui permet de passer d’un
microcosme intérieur (les pleurs dans le cœur, avec le redoublement
sonore) à un macrocosme urbain saisi par analogie : la pluie sur la ville.
Ce sont les rythmes et les sons qui guident ici le poème  : la
ressemblance phonique pleure/pleut (effet de paronomase) permet dans
le premier hexasyllabe de construire un néologisme impersonnel des
larmes, «  Il pleure  », sur le modèle de «  Il pleut  ». L’enchantement
musical est d’autant plus grand que l’élément liquide unit les deux
phénomènes, et que les larmes ont la forme et la matière des gouttes de
pluie. Ce sont bien deux hexasyllabes qui se construisent donc dans ce
parallélisme et non un hypothétique alexandrin découpé en deux
hémistiches successifs –  d’autant plus que le deuxième hexasyllabe ne
rime ensuite avec aucun autre vers dans la strophe (rime dite
« orpheline »).

Les vers impairs sont moins nombreux dans la poésie française mais
n’en méritent pas moins d’être signalés.
L’heptasyllabe (sept syllabes), d’origine médiévale, se rencontre dans
quelques fables de La  Fontaine. Ce vers court au rythme variable (3/4,
4/3, 5/2) et facilement mémorisable convient aussi bien à la poésie légère
de cette « Vieille chanson du jeune temps » :

Je ne songeais pas à Rose :


Rose au bois vint avec moi ;
Nous parlions de quelque chose,
Mais je ne sais plus de quoi.

(Victor Hugo)

qu’à la chanson grave de «  La Rose et le Réséda  » destinée sous


l’Occupation à circuler de bouche en bouche dans laquelle Aragon unit

Celui qui croyait au ciel


Celui qui n’y croyait pas

L’ennéasyllabe (neuf syllabes) s’utilise exceptionnellement (chez


Malherbe notamment) mais Verlaine le réhabilite en promouvant ce vers
impair dans son « Art poétique » : « De la musique avant toute chose, /
Et, pour cela, préfère l’Impair  » (Jadis et Naguère). Il utilise aussi
l’hendécasyllabe (onze syllabes), peu usité dans notre poésie  : «  De
froids ruisseaux courent sur un lit de pierre » (« Crimen amoris »). Les
autres vers impairs, plus courts (le pentasyllabe –  cinq syllabes  – et le
trisyllabe), entrent souvent en composition chez La  Fontaine, Rimbaud
ou Verlaine.

Exercice 12. Identifier et analyser les différents mètres dans


la première strophe et le refrain du « Pont Mirabeau » d’Apollinaire
(Alcools, 1913). (Corrigé p. 219).

Sous le pont Mirabeau coule la Seine


Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
 
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

 
À la fin du XIXe siècle, la poésie française commence à transgresser les
règles qui lui imposaient ses formes depuis trois siècles. Verlaine et
Rimbaud multiplient les discordances rythmiques (voir p. 115) et le vers
libéré ne respecte plus toutes les obligations et interdictions du modèle
traditionnel concernant le décompte des syllabes, la rime, qui peut
devenir simple assonance ou disparaître et ne plus se soumettre à
l’alternance des terminaisons masculines et féminines (voir p.  112), le
regroupement des vers, réunis en séquences inégales et non plus en
strophes réglées, l’emploi des majuscules et de la ponctuation.
Au début du XXe siècle, des poètes comme Claudel, Saint-John Perse,
Cendrars pratiquent le verset, intermédiaire entre le vers et le
paragraphe. Il peut être rythmé par des éléments métriques
reconnaissables et par des homophonies jouant le rôle de rimes internes,
ou simplement, comme la prose poétique, par des groupes syntaxiques
disposés en cadence, ou encore n’avoir d’autre mesure que le retour à la
ligne.

La rime

C’est elle qui signale la pratique poétique de la manière la plus


voyante (des doux poèmes d’enfants aux airs de rap aujourd’hui). Elle
fonde, selon Aragon, la poésie française en la distinguant d’autres
poésies et notamment de la poésie latine (Préface aux Yeux d’Elsa).
La rime est un système de liaison entre les vers. Elle a été précédée
dans la littérature médiévale par l’assonance, c’est-à-dire l’homophonie,
à la fin des vers, de la dernière voyelle accentuée.

Li quens Rollant ad la buche sanglente,


De sun cervel rumput en est li temples.

(La Chanson de Roland)

L’assonance apparaît aussi dans les vers modernes quand le poète ne se


soucie plus de respecter strictement les règles classiques.
La rime est l’identité, entre des mots situés en fin de vers, de leur
dernière voyelle (phonique) accentuée et éventuellement des phonèmes
qui la suivent et la précèdent.
La qualité de la rime varie avec le nombre de phonèmes communs :
–  Une rimepauvre comporte un phonème commun (une voyelle,
donc) : attraits/jamais (rime en [ε]).
–  Une rimesuffisante comporte deux phonèmes communs  :
verdure/nature (rime en [yr]).
–  Une rimeriche comporte au moins trois phonèmes communs  :
gothique/rustique (rime en [tik]).
Les virtuoses de la rime, des Grands Rhétoriqueurs à Aragon, ont
déployé tout un arsenal de rimes complexes (brisées, léonines,
couronnées, équivoquées, annexées…) qui ne peuvent être évoquées ici.
La nature de la rime, elle, est fondée sur sa graphie :
–  Une rime est dite féminine si elle est terminée par un  e caduc
(suivi ou non de  -s ou  -nt)  : aurore/encore, propices/délices,
implorent/dévorent.
–  Une rime est dite masculine dans tous les autres cas  : fuit/nuit,
perdus/plus, évanoui/joui.
L’alternance des rimes masculines et féminines est traditionnelle dans
la poésie depuis la Pléiade. La poésie moderne ne la respecte pas toujours
ou la remplace par une alternance phonique, celle des rimes vocaliques
(terminées par une voyelle prononcée) et des rimes consonantiques
(terminées par une consonne prononcée).
En outre, dans la poésie régulière et pour une question de liaison
supposée, une rime terminée par un s ne peut rimer qu’avec un mot lui-
même terminé par un s (ou un x) : pour rimer avec repos, il faut le pluriel
à échos…
La disposition verticale des rimes s’organise selon trois combinaisons
courantes :
– les rimes plates (ou suivies), selon le schéma aabb ;
– les rimes croisées (ou alternées), selon le schéma abab ;
– les rimes embrassées, selon le schéma circulaire abba.
D’autres organisations existent comme la rime redoublée (qui se répète
plus de deux fois), la rime orpheline (sans écho), la rime continue (les
vers sont alors monorimes).

Exercice 13. Analyser les rimes dans ces deux strophes de « La


Chanson du Mal-Aimé » d’Apollinaire (Alcools). (Corrigé p. 220.)

Mon beau navire ô ma mémoire


Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir
 
Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s’éloigne
Avec celle que j’ai perdue
L’année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus

 
La fonction de la rime est contradictoire, selon Baudelaire, puisque,
comme le rythme, elle répond à un besoin humain à la fois de
« monotonie », de « symétrie » et de « surprise » (projet de préface aux
Fleurs du mal). Elle suscite et résout une attente : celle de l’homophonie
(parfois aussi de l’homographie). Les sons, les lettres correspondent bien
à ce qui est annoncé. Simultanément, la rime produit un effet inattendu
puisqu’elle n’est pas toujours prévisible –  parfois elle est d’autant plus
heureuse qu’elle unit deux mots dont on n’attendait pas le rapprochement
(phonique ou sémantique). Il est donc intéressant d’observer les mots que
la rime associe, leur valeur de sens, mais aussi de convention ou de
surprise. Dans les petites unités, elle permet une organisation en
résonnant explicitement à la fin du vers et en marquant ainsi sa mesure.
À l’échelle de plus grandes structures, elle permet ou bien le déroulement
continu et suivi d’un poème (épopée, tragédie), ou bien de bâtir aussi des
unités internes, lorsqu’il y a combinaison des rimes –  et c’est alors le
système des strophes, et même des formes fixes qui se composent de
strophes.

OBSERVATION ET ANALYSE
Dans l’avant-dernière strophe du dernier poème des Fleurs du mal, « Le
Voyage  », le sujet lyrique invoque la mort de manière désespérée. Les
rimes soulignent la véhémence de cet appel.

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !


Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

► Cette invocation funèbre met à la rime des mots d’un voyage d’ombre
et de lumière : il s’agit de quitter un paysage de noirceur pour essayer de
trouver un salut lumineux. D’où l’importance contrastée de ces mots,
mots maritimes du départ («  l’ancre  », «  Appareillons  »), et mots
antithétiques du clair-obscur (« l’encre », les « rayons »). La disposition
des rimes est croisée comme pour suggérer le balancement de ce départ
rêvé. La quantité des rimes est riche (quatre phonèmes communs : [lãkr]
et [rεj͂ɔ]) comme pour faire résonner longuement l’écho attendu de ce
cri. Enfin l’alternance des rimes féminine (l’ancre/l’encre) et masculine
(Appareillons/rayons) est tout à fait respectée par Baudelaire, jusqu’à
l’homographie (un  s final, même non prononcé, pour Appareillons
comme pour rayons) – ce qui illustre la facture encore classique, à bien
des égards, de ces vers.

Le rythme des vers

Il est déterminé par les accents que portent certaines syllabes, et qu’il
faut savoir repérer (sur la place des accents en français, voir p. 51). Leur
place est constitutive de la musique et de l’expressivité du vers. La
singularité et la beauté du vers d’Éluard

La courbe de tes YEUX fait le tour de mon CŒUR

proviennent du parallélisme des deux groupes nominaux dont les


voyelles accentuées assonent : les « yeux » de la femme et le « cœur » du
poète sont d’autant plus liés que les noms qui les désignent comportent
deux phonèmes voisins ([ø] et [œ]) et sont précédés de deux autres noms
que rapprochent leur sonorité commune ([Ur]) et leur sens.
L’analyse du rythme est délicate, elle prend en compte le mètre
employé, la syntaxe de la phrase, ses sonorités. Un même vers peut en
outre faire l’objet d’interprétations orales différentes.

OBSERVATION ET ANALYSE

Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,


Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

(La Fontaine)

► Cette apostrophe célèbre est passible de plusieurs lectures. La lecture


ordinaire met l’accent sur la troisième puis sur la dernière syllabe de
l’octosyllabe  : Hé  ! bonJOUR, Monsieur du CorBEAU  ! Mais une
diction expressive et théâtrale pourrait faire porter l’accent, de manière
plus expressive, sur les premières syllabes de l’interpellation  : HÉ  !
BONjour, MONsieur du Corbeau ! De même, on pourrait prononcer de
manière explosive les deux que du vers suivant  : QUE vous êtes joli  !
QUE vous me semblez beau  ! On accentuerait alors le ton de
bonimenteur du renard, –  au détriment sans doute de la musique
régulière des vers.

Les rythmes réguliers sont les plus familiers. L’alexandrin est rythmé
ordinairement par deux accents métriques fixes placés sur la douzième
syllabe (la rime est toujours accentuée) et sur la sixième, qui est ainsi
suivie de la césure (marquée par  //)  : le vers est donc partagé en deux
hémistiches. Dans chaque hémistiche, un autre accent, mobile, est suivi
d’une coupe (marquée par /) qui le divise en deux mesures d’une à cinq
syllabes. On parle d’alexandrin binaire, ou de tétramètre, comme dans ce
vers de La Fontaine, rythmé 2 / 4 // 3 / 3 :
 
La structure syntaxique de la phrase et celle du vers doivent être
concordantes, les groupes grammaticaux coïncidant avec les accents
métriques. C’est ce que demande Boileau dans son Art poétique : « Que
toujours dans vos vers, le sens coupant les mots,  / Suspende
l’hémistiche, en marque le repos. » On rencontre aussi, surtout à partir
des romantiques, l’alexandrin ternaire (ou trimètre) composé de trois
mesures égales, comme dans ce vers d’Hugo :

Toute la MER // semblait flotTER // dans ses 4 // 4 // 4


cheVEUX

Le décasyllabe est divisé par la césure en deux hémistiches


asymétriques, généralement de quatre et six syllabes pour créer un effet
d’amplification rythmique, parfois de six et quatre syllabes, et de manière
plus moderne en deux hémistiches de cinq syllabes. Porté par ce vers
ancien, Valéry en a fait le principe du flux et du reflux rythmique de son
« Cimetière marin » dans Charmes :
Ce toit tranQUILL//(e) où marchent les 4 // 6
coLOMB(es)
Entre les pins palPIT//(e), entre les TOMB(es). 6 // 4

Les phénomènes de discordance peuvent rendre la lecture plus


difficile. La concordance entre le mètre et le sens donne en effet au vers
une unité qui permet en outre de le mémoriser facilement. Ce vers de
Lamartine est resté dans les mémoires :
Un seul êtr/e vous MANQU(e) et tout / est 3 / 3 // 2 / 4
dépeuPLÉ.

Mais un poète peut introduire, généralement à des fins expressives, un


décalage entre les structures métrique et syntaxique, soit à la césure, soit
en fin de vers, créant ainsi des phénomènes de discordance. Victor Hugo
s’est illustré dans ce travail de dislocation de l’alexandrin (qui a fait
scandale dès les premiers vers de sa première pièce jouée, Hernani  :
« C’est bien à l’escalier / Dérobé »). Dans son sillage, l’alexandrin a été
souvent délibérément malmené par les poètes de la fin du XIXe siècle. Les
exemples suivants sont empruntés à Rimbaud (« À la Musique »).
■   L’enjambement dépasse la limite métrique en fin de vers
(enjambement externe) :

Je ne dis pas un mot : // je regarde toujours


La chair de leurs cous blancs // brodés de mèches folles

ou à la césure (enjambement interne) :

Sur les bancs verts, des clubs // d’épiciers retraités

■ Le rejet met en valeur un mot en le plaçant au-delà de la limite


métrique :
Un bourgeois à boutons // clairs, bedaine flamande, Savoure son rejet interne
onnaing // d’où le tabac par brins
Déborde – vous savez, // c’est de la contrebande – ; rejet externe

Le contre-rejet, inversement, place ce mot avant la limite métrique :


Très naïfs, et fumant // des roses, les pioupious contre-rejets interne
Caressent les bébés // pour enjôler les bonnes… et externe

OBSERVATION ET ANALYSE
Le poème célèbre de Rimbaud « Le Dormeur du val » joue d’emblée sur
ces distorsions possibles :

C’est un trou de verdure où chante une rivière


Accrochant follement aux herbes ses haillons
D’argent ; où le soleil de la montagne fière
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

► Dans les deux premiers vers, un enjambement semble créer la vision


lumineuse d’un paysage protégé de verdure  ; puis deux rejets, l’un
métaphorique et oxymorique (« ses haillons/D’argent »), l’autre rejetant
au vers suivant un verbe monosyllabique («  Luit  »), créent un effet de
surprise, préparant celle qui clôt le poème, bâtie sur une chute funèbre
(le trou de verdure va devenir « trous rouges », blessures mortelles d’un
jeune soldat gisant dans ce paysage faussement bucolique).

Les redéfinitions du rythme

La prose elle-même est passible d’un traitement poétique. Fénelon au


XVIIe  siècle, Rousseau au XVIIIe  siècle, Chateaubriand au XIXe  siècle
développent une prose dont les lecteurs sentent la puissance et l’émotion
poétique. Le rythme n’est pas celui d’un vers régulier mais celui de la
phrase, dont on perçoit la construction interne, les segments ordonnés, les
récurrences de sons (allitérations, assonances), l’utilisation de
balancements binaires, d’organisations ternaires des éléments qui font
résonner chaque phrase.
Contrairement à la prose poétique, le poème en prose est une
construction autonome, un objet-poème, que Suzanne Bernard définit par
trois critères  : la brièveté, la cohésion, le caractère différent (donc
poétique) du langage pratiqué. Baudelaire a consacré ce genre avec Le
Spleen de Paris, qui réunit des textes de facture très diverse  :
méditations, dialogues, petits récits, apologues, descriptions, portraits,
chroniques. Il peut contenir des éléments métriques aisément repérables
dans la prose et que l’on appelle des vers blancs (dans un poème versifié,
un vers blanc est un vers sans homophonie).

Exercice 14. Repérer les vers blancs dans le poème en prose de Ponge


« 14 Juillet » cité dans l’exercice 3. (Corrigé p. 220.)
   

Dans la poésie moderne, la notion de rythme ne se confond plus avec


le rythme d’un mètre régulier. Il ne reste même parfois comme critère de
l’objet poétique que le critère minimum de la « brièveté » (essentiel pour
Baudelaire) : un texte est perçu comme poème à partir du moment où il
s’offre comme un texte court et clos. On ne peut non plus réduire le
rythme à un décompte de syllabes et d’accents.

OBSERVATION ET ANALYSE
Baudelaire, « Harmonie du soir ».

1 Voici venir les temps où vibrant sur sa tige,


2 Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir.
3 Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir.
4 Valse mélancolique et langoureux vertige !
 
5 Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
6 Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
7 Valse mélancolique et langoureux vertige.
8 Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

►  Dans cette imitation de pantoum (poème malais importé par Victor


Hugo et fondé notamment sur des reprises de vers), il n’est pas suffisant
de dire que le rythme est celui d’alexandrins réguliers (6  / 6) en rimes
embrassées. La reprise des mêmes vers d’une strophe à l’autre (les vers
2 et 4 deviennent les vers 5 et 7) crée un phénomène rythmique et
incantatoire, fondé sur un déséquilibre. Par-delà les effets sonores
perceptibles (allitérations en [v] et en [t] dès le premier vers), l’effet de
reprise crée une impression d’hypnose et de crescendo. On réentend les
vers mais leur sens se déplace. L’impression première de fête
(tournoiement de la musique et des parfums) vire à la mélancolie (avec
l’image du vers  6, rendue plus stridente et douloureuse par la diérèse).
La caractérisation de la voûte céleste fait même l’objet d’une projection
émotionnelle : un ciel n’est pas triste – c’est le sujet qui le regarde qui
peut l’être, et c’est ainsi que Baudelaire crée ici (sans apparition nette de
la première personne avant le dernier vers) un paysage musical.

La strophe

La strophe est, au sens strict, un ensemble de quatre à dix vers réunis


par une combinaison de rimes. Elle ne se confond, à proprement parler, ni
avec la laisse (groupement médiéval de vers), ni tout à fait avec la stance
qui correspond dans le théâtre préclassique à un monologue lyrique, à
une sorte de pause poétique combinant les mètres et les rimes (les stances
du Cid) – mais elle a aussi fait l’objet d’un traitement poétique hors du
théâtre. La strophe peut être composée de vers de même mesure (strophe
isométrique) ou de mètres différents (strophe hétérométrique).
Le distique est un groupe de deux vers rimant ensemble. Le quatrain
réunit quatre vers aux rimes croisées ou embrassées. Le quintil, qui en
compte cinq, demande, par son chiffre impair, une rime redoublée. Le
sizain, strophe de six vers, combine un jeu de rimes plates et un jeu de
rimes croisées ou embrassées. Le septain, qui se bâtit également sur trois
rimes, a été pratiqué au Moyen Âge avant de revenir dans la poésie
romantique (chez Hugo ou Vigny). Le neuvain est resté l’apanage de
quelques poètes virtuoses. En revanche les strophes paires les plus
longues, le huitain et le dizain, ont eu une immense fortune dès le
Moyen Âge, tant elles permettaient de combinaisons de rimes. Ce sont
les strophes des ballades de Villon.

Exercice 15. Analyser la disposition des vers dans l’avant-dernière


strophe de la « Ballade des pendus » de Villon. (Corrigé p. 220.)

La pluye nous a debuez [lessivés] et lavez,


Et le soleil dessechiez et noircis ;
Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez [enlevés],
Et arrachié la barbe et les sourcis.
Jamais nul temps nous ne sommes assis ;
Puis ça, puis la, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charie,
Plus becquetez d’oiseaulx que dez a couldre.
Ne soiez donc de nostre confrairie ;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !

Les poèmes à forme fixe

Ces poèmes obéissent à des agencements prédéfinis de strophes, selon


des critères de répétition, de progression, de clôture finale.
Les formes fixes médiévales privilégient la répétition, notamment de la
rime, et ont une disposition circulaire.
■   La ballade (voir l’exercice précédent) se compose de trois
strophes isométriques et souvent carrées (le nombre de vers est
égal au nombre de syllabes dans le vers, par exemple trois
huitains d’octosyllabes). Elles sont bâties sur le même dispositif
de rimes et se terminent par le même vers, qui constitue un
refrain. Elles sont suivies d’un envoi adressé à une personne
(souvent le « Prince » d’un concours de poésie, mais Jésus dans
«  L’Épitaphe Villon  ») et correspondant à la seconde moitié
d’une strophe.
■ Le rondeau est composé de trois strophes de 5, 3 et 5 vers, les
deux dernières suivies d’un refrain qui reprend les premiers mots
du poème. Il ne comporte que deux rimes (le refrain ne rime
pas).
■   L’ode, d’inspiration antique, combine la répétition et la
progression. Construite en trois temps, strophe, antistrophe et
épode, elle a une mission de célébration (d’où sa solennité, ses
apostrophes, ses références mythologiques) et chante aussi bien
les événements solennels, les dieux et les héros (ode héroïque,
pindarique) que plus simplement les plaisirs terrestres sur le
modèle épicurien d’Horace. Largement définie par son ton et son
contenu élogieux, l’ode est sans doute plus un genre poétique
qu’une «  forme  » à proprement parler (puisqu’elle peut avoir
plusieurs apparences et dimensions).
■ Le sonnet a traversé les époques depuis le XVIe siècle, où il est
arrivé d’Italie. Il se compose d’un premier ensemble, deux
quatrains unis par les mêmes rimes embrassées (abba), et d’un
deuxième constitué d’un sizain que la typographie divise
généralement en deux tercets. Dans sa disposition italienne, ce
sizain comporte un distique et un quatrain de rimes embrassées
(ccd  eed)  ; le «  sonnet français  », adapté par Marot, utilise un
quatrain de rimes croisées (ccd  ede). Il a connu une nouvelle
fortune à partir du XIXe  siècle, certaines de ses règles n’étant
alors plus respectées.
Le sonnet est construit sur une progression qui va des quatrains (dont
le dernier vers est souvent mis en valeur) aux tercets et se clôt par une
chute : comme l’épigramme, brève et incisive, il est en effet souvent tenu
de se terminer par un vers surprenant – la pointe (le « concetto » italien).
Sa disposition en deux ensembles permet la formulation d’une antithèse,
d’une comparaison ou d’une loi suivie de son exemple (ou l’inverse), un
changement de voix ou de ton, une élucidation inattendue. Sa structure
progressive et pyramidale en fait «  une machine à penser  », selon
l’expression d’Aragon. Propre à toutes les expressions, il peut dire chez
Du  Bellay le sentiment amoureux comme la nostalgie du pays natal.
Paradoxalement, cette forme fixe, si réglée qu’elle soit, s’est prêtée à un
nombre inépuisable de variations formelles et thématiques.

Exercice 16. Analyser le jeu qui consiste à décrire le sonnet


en le pratiquant dans ce poème de Tristan Corbière (Les Amours
jaunes, 1873). (Corrigé p. 220.)

1 SONNET
avec la manière de s’en servir
Réglons notre papier et formons bien nos lettres :
 
Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu’en marquant la césure, l’un des quatre s’endorme…
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.
 
Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe : – on en voit quatre, en long ;
À chaque pieu, la rime – exemple : chloroforme,
– Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.
 
– Télégramme sacré – 20 mots. Vite, à mon aide…
(Sonnet – c’est un sonnet –) ô Muse d’Archimède !
La preuve d’un sonnet est par l’addition :
– Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 -–Tenons Pégase raide :
« Ô lyre ! Ô délire ! Ô… » – Sonnet – Attention !

2. La poésie comme langage différent

La poésie ne se réduit pas à la versification, elle correspond à un usage


particulier de la langue.

La poésie et l’écart

Jean Cohen, Jean Molino et Joëlle Gardes-Tamine définissent le


langage poétique par la notion d’écart par rapport au langage ordinaire.
Si les contraintes formelles, le langage réglé de la versification signalent
pour l’œil et l’oreille le fait poétique, le poème n’en reste pas moins,
chaque fois, le texte qui échappe précisément aux règles –  règles du
langage ordinaire, règles établies par ceux qui veulent que le poème soit
un objet « conforme ».
Depuis Mallarmé, notamment, on rêve d’un «  langage dans le
langage ». Il est clair que le poème se signale d’abord par une évidence,
il ne nous dit rien en soi, il nous dit d’abord, selon l’expression d’Antoine
Compagnon  : «  Je suis un poème  » (Le Démon de la théorie). Il donne
ainsi un pouvoir aux mots qui n’est pas leur pouvoir ordinaire d’informer,
de demander, de peser sur les choix d’un interlocuteur. Il en fait des
« mots-choses », selon l’expression de Jean-Paul Sartre, qui analyse ainsi
deux « vers admirables » de Rimbaud dans Qu’est-ce que la littérature ?
(1948) :

Ô saisons ! Ô châteaux !
Quelle âme est sans défaut ?

Personne n’est interrogé ; personne n’interroge : le poète est absent. Et


l’interrogation ne comporte pas de réponse ou plutôt elle est sa propre
réponse. […] Il [Rimbaud] a fait une interrogation absolue ; il a conféré
au beau mot d’âme une existence interrogative. Voilà l’interrogation
devenue chose, comme l’angoisse du Tintoret était devenue ciel jaune.
Ce n’est plus une signification, c’est une substance.

Tout texte poétique appelle donc une lecture particulière qui cherche à
déceler moins ce que le texte signifie que l’effet qu’il produit dans son
maniement des mots –  avec un langage différent qui use souvent de
tournures, d’expressions, de détails qui n’auraient pas leur place dans la
communication ordinaire.

OBSERVATION ET ANALYSE
Apollinaire fait ainsi parler le sujet lyrique à la fin du poème « Marie »
dans Alcools :

Je passais au bord de la Seine


Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine
►  La strophe semble débuter par la mise en évidence précise d’une
promenade parisienne. Pourtant très vite, les vers perdent toute valeur
narrative et informative. Pourquoi préciser «  Un livre ancien sous le
bras  »  ? Ce détail apparemment insignifiant désigne seulement
l’environnement culturel et la nostalgie. Suit non une description de la
promenade mais une analogie entre le fleuve et l’état d’âme du poète –
 sa « peine ». Et le dernier vers est encore logiquement en rupture avec
ce qui précède en faisant entendre une question intérieure de lassitude,
qui ne semble plus en rapport avec le fleuve. La poésie des vers vient de
l’écart avec un récit circonstancié et habituel d’une promenade sur les
bords de Seine – transformée ici en promenade mentale et mélancolique.

La fonction poétique du langage

Parmi les six fonctions du langage distinguées par Roman Jakobson


(voir p. 32-33), la « fonction poétique » se caractérise par « l’accent mis
sur le message pour son propre compte  », c’est-à-dire la prise en
considération du signifiant. De manière plus imagée, Sartre dit que le
poète traite les mots comme le peintre les couleurs, le musicien les notes.
Le mot dans un poème vaut moins par son sens lexical (sa dénotation)
que par ce qu’il évoque ou suggère (sa connotation), par sa forme sonore
(et parfois graphique).

POUR ALLER PLUS LOIN


Jakobson, dans un article célèbre de 1960, «  Linguistique et
poétique » (repris en 1963 dans ses Essais de linguistique générale),
définit la poésie comme la projection de l’axe paradigmatique (axe de
la sélection et son principe d’équivalence) sur l’axe syntagmatique
(axe de la combinaison)  : le principe d’équivalence se trouve
généralisé sur tout l’axe syntagmatique, qui fait que le langage
poétique peut employer un mot pour un autre (tout l’arrière-plan d’un
paradigme et de ses isotopies) et jouer sur des permutations possibles
et des glissements de sens. Cela entraîne, par le biais de la
versification, l’isomorphisme des plans (parallélisme ou équivalence
entre niveaux prosodiques et sémantiques par l’interaction de la forme
–  la structure métrique, les sonorités  – et du sens). Le langage
poétique repose ainsi sur une série de couplages, de parallélismes
d’ordre sonore, syntaxique, sémantique le long de la chaîne du poème
(son axe syntagmatique). La rime et la structure métrique sont des
facteurs d’équivalence et de « couplaison ».

La poésie joue aussi de la polysémie des mots  : dans le vers


d’Apollinaire «  Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine  », la
locution « à peine » dénote la légèreté, l’effleurement, mais connote aussi
la douleur (le lecteur entend également « avec peine »).
Tout signifie dans le poème, même sa disposition sur la page blanche.
Le poème peut ainsi figurer une réalité, comme le montrent de manière
exemplaire les Calligrammes d’Apollinaire et déjà son poème
« Chantre », composé d’un vers unique et mystérieux :

Et l’unique cordeau des trompettes marines

Ce segment énigmatique et musical évoque un instrument ancien (sans


doute ignoré du lecteur) qui ne comporte qu’une seule corde. L’utilisation
du mot cordeau –  et non du mot propre  – permet de jouer sur
l’homophonie avec corps d’eau, l’élément aquatique étant appelé ici par
le nom de l’instrument (celui-ci n’a pourtant rien à voir avec la mer – ni
avec une trompette…). La phrase laissée en suspens, le balancement de
l’alexandrin binaire qui fait attendre une suite, la référence à une sonorité
musicale inconnue peuvent intriguer le lecteur et le faire rêver, d’autant
que la page blanche lui présente, sous la forme de ce vers unique, la ligne
que forme cet « unique cordeau ».

OBSERVATION ET ANALYSE
Francis Ponge, dans sa réflexion sur les choses «  compte tenu des
mots », évoque ainsi « Le Verre d’eau » :
Le mot VERRE D’EAU serait en quelque façon adéquat à l’objet qu’il
désigne… Commençant par un  V, finissant par un  U, les deux seules
lettres en forme de vase ou de verre.
►  Ponge renoue ici avec un débat antique, issu du Cratyle de Platon.
Les mots imitent-ils les choses ? Non sans humour, il fait voir dans un
jeu de reflet un double récipient graphique qui ouvre et qui ferme
l’expression verre d’eau dans la langue française, comme si le syntagme
mimait en quelque sorte la forme même de l’objet qu’il désigne.

L’image poétique

Le terme d’image est polysémique. Il peut renvoyer à des données


perceptives ou imaginaires (ce qu’on a l’impression de voir) comme à
une réalité esthétique (l’image iconographique). Tous ces sens ne sont
pas à négliger en poésie, où la force des représentations modernes est
souvent de nous faire hésiter sur le statut de ce qui est présenté. Est-ce
une vue, une vision, une hallucination, un souvenir, ou même la
figuration verbale d’un tableau –  ce qu’on nomme «  ekphrasis  »  ? La
communication poétique et moderne des sensations (les
«  correspondances  » chez Baudelaire  – en langage médical,
«  synesthésies  ») accentue les équivalences possibles et l’incertitude de
ce qui est perçu. Dans le célèbre sonnet des Fleurs du mal (« La Nature
est un temple où de vivants piliers…  »), ces correspondances sont à la
fois horizontales – des sensations entre elles – et verticales – du monde
matériel et du monde spirituel.
L’image littéraire, elle, correspond à un emploi des mots en figures,
elle est rhétorique (voir p.  44). Dans la poésie traditionnelle, elle est
d’autant plus recevable qu’elle est claire et reconnaissable : les images de
la «  flamme  » et des «  feux  » comme expression métaphorique de la
passion, du «  cœur  » comme lieu métonymique des sentiments se sont
d’ailleurs lexicalisées (sont devenues des catachrèses). Toute une poésie
amoureuse inspirée par Pétrarque n’a cessé de produire des variations sur
de grandes antithèses métaphoriques, dès les épigrammes de Marot en
France  : «  Anne par jeu me jeta de la Neige  / Que je croyais froide
certainement ; / Mais c’était feu, l’expérience en ai-je, / Car embrasé je
fus soudainement. »
L’évolution poétique de l’image tend à en faire au contraire quelque
chose de nouveau, d’inattendu –  ce qu’Aragon, dans un jeu de mots,
nomme un peu ironiquement « le stupéfiant-image » dans Le Paysan de
Paris. C’est un rapprochement des réalités les plus opposées, une
confrontation opaque, un brouillage de l’élément figuré et de l’élément
figurant, un bouleversement d’autant plus grand que le lecteur ne le
comprend pas tout de suite ou pas exactement. La force poétique de
l’image tient alors dans sa possibilité de révélation de ce que le langage
ordinaire ne peut pas communiquer, dans sa capacité à unir ce qu’aucun
discours logique ne pourrait réunir.

OBSERVATION ET ANALYSE
«  Le Bateau ivre  » de Rimbaud développe une suite d’images
hallucinantes de voyages maritimes, de chocs physiques et verbaux.

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides


Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

►  L’efflorescence des couleurs, avec le sème floral («  Florides  »,


«  fleurs des yeux  ») et céleste («  arcs-en-ciel  », «  horizon  »), unit les
éléments opposés, le microcosme de l’œil et le macrocosme des mers, et
on assiste à une inversion stupéfiante du règne humain et du règne
animal dans le renversement des expressions attendues : « des yeux de
panthères à peaux / D’hommes ! ».

Exercice 17. Pour commenter les douze premiers vers du poème


de Philippe Jaccottet « Fruits » (Airs, Gallimard, 1967), étudier
les isotopies et les images littéraires. (Corrigé p. 221.)
Dans les chambres des vergers
ce sont des globes suspendus
que la course du temps colore
des lampes que le temps allume
et dont la lumière est parfum
 
On respire sous chaque branche
le fouet odorant de la hâte

Ce sont des perles parmi l’herbe


de nacre à mesure plus rose
que les brumes sont moins lointaines
 
des pendeloques plus pesantes
que moins de linge elles ornent

3. Le poète et son lecteur

Le « je » lyrique

Qui parle dans un poème ? C’est un premier problème de terminologie.


On donne souvent directement le nom du poète comme s’il s’exprimait
en son nom propre. Ce n’est pas Rimbaud qui parle dans «  Le Bateau
ivre » mais cette entité improbable que désigne précisément le titre – et
qui pourtant parle un peu au nom du poète Rimbaud, raconte une
expérience d’ivresse, de crise et de désillusion transformée en appel au
naufrage : « Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! » Le sujet
qui parle n’est donc pas non plus un sujet totalement construit de manière
fictive, comme l’est le narrateur dans le récit romanesque. Ni moi
autobiographique, ni moi fictif, le moi lyrique est cette étrange personne
qui est et qui n’est pas le poète lui-même, qui fait entendre une voix dans
laquelle tout lecteur est susceptible d’entendre sa voix propre. Il faut
donc toujours examiner ce qui marque et universalise une figure du sujet
lyrique dans un poème –  mais aussi son (ou ses) destinataire(s),
dessiné(s) ou non dans le texte (de la femme à qui est adressé un poème
d’amour à tout destinataire potentiel du texte). Lire un poème, c’est ainsi
trouver une parole commune ou, comme dit Char, une «  commune
présence », la parole d’un autre qui peut devenir la parole du lecteur : une
parole plus dense, plus chargée de sons et de sens, plus récurrente aussi
(le poème installe l’idée d’un retour dans l’esprit du lecteur).

OBSERVATION ET ANALYSE
Verlaine exprime un rêve amoureux dans le sonnet « Mon rêve familier »
(Poèmes saturniens) :

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant,


D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

►  Si l’être aimé et rêvé est indéfinissable, le sujet qui énonce ce rêve


l’est aussi, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, mu par le
bercement de sa propre voix qui dissémine la lettre  m et le verbe
« aime » dans le murmure de sa parole.

La figure du poète

On a dès lors coutume d’identifier la poésie à la poésie lyrique, et


souvent à la poésie lyrique intime, où une personne dévoile ses affects les
plus secrets et les plus douloureux. D’où ces thèmes poétiques si
fréquents de l’amour, du ravissement, de la perte, du deuil et de la
mélancolie, parfois attachés à des formes : plainte de l’objet perdu dans
l’élégie, célébration de l’objet adoré dans l’ode. La poésie semble
indissociable de l’émotion –  ou de ce que Michel Collot nomme, en
reprenant une expression de René Char, «  la matière-émotion  ». C’est
dans la matérialité des mots que réside cette puissance du poète, déjà
proclamée par Du  Bellay dans Défense et Illustration de la langue
française. Le poète atteint par là un pouvoir que l’Antiquité et Cicéron
réservaient à l’orateur, communiquer toutes les émotions possibles à son
lecteur : « Celui-là sera vraiment le poète que je cherche en notre langue
qui me fera indigner, apaiser, éjouir, douloir  [souffrir], aimer, haïr,
étonner  [bouleverser], bref qui tiendra la bride de mes affections
[émotions]. » On sait la variation que les siècles valorisant la poésie ont
produite sur ce pouvoir démiurgique du poète : stimulateur de toutes les
émotions et égal des grands pour la Pléiade, génie chargé d’une mission
de mage ou de prophète dans la poésie romantique, « voyant » et « voleur
de feu  » dans une lettre exaltée de Rimbaud. Le mythe fondateur
d’Orphée nous montre un poète capable de mettre en mouvement la
nature entière par son chant mais aussi, dans une initiation interdite aux
autres mortels, de descendre dans l’univers de la mort pour aller chercher
l’être aimé.

Exercice 18. Comment interpréter ce dernier tercet du sonnet initial


et célèbre des Chimères de Nerval, « El Desdichado » ? (Corrigé
p. 221.)

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron,


Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

La lecture de la poésie

La poésie ne se lit donc pas nécessairement de manière continue. On


peut cueillir tel ou tel fragment, tel ou tel poème, tel ou tel vers dans le
vagabondage de la lecture –  ou bien décider de lire un recueil dans sa
continuité. C’est affaire de goût et de décision du lecteur, mais aussi
d’architecture des recueils poétiques. Certains ne font que réunir des
poèmes dans un ordre que l’on peut considérer comme aléatoire et qui
permet d’ouvrir l’ouvrage à n’importe quelle page  : on peut considérer
ainsi les Illuminations (que Rimbaud n’a jamais publiées). En revanche,
l’ouvrage quasi contemporain du même auteur, Une saison en enfer,
semble bâtir la progression narrative et mentale d’une crise, d’un
prologue (« Jadis, ma vie était un festin ») à un départ final. Mais, même
dans ce deuxième cas, la poésie ne se lit pas comme un roman captivant
que l’on ne peut quitter des yeux.
Elle est réussie, selon le poète Yves Bonnefoy, quand elle suggère au
lecteur des associations mentales, quand elle le pousse non à terminer
vite sa lecture mais «  à lever les yeux de son livre  » –  à voir soudain
autrement le monde ou ce qui se passe en lui-même. En ce sens, la poésie
–  radicalisée en essence de la littérature  – construit un langage propre,
qui, dans ses définitions modernes, « ne raconte pas d’histoires » (jeu de
mots d’Henri Meschonnic pour dire la vérité de la poésie moderne et son
refus aussi de bâtir des schémas narratifs). Depuis Rimbaud et Mallarmé,
on oppose ainsi facilement la poésie à la parole de tout récit (ce qui est
aux antipodes de son ancienne définition épique où la poésie était récit en
vers)  ; on l’oppose à toute démarche mimétique (qui est également aux
antipodes de la définition de la poésie par Aristote comme fiction
mimétique) : la poésie bâtirait son propre univers de langage, refusant la
désignation d’un référent (« l’universel reportage » selon Mallarmé) ; elle
n’informerait pas et ne signifierait pas ; elle ne produirait pas d’influence
directe sur le destinataire et procèderait de la suggestion  : intransitive,
perlocutoire, connotative, selon des expressions savantes.
Cette conception autonome (« autotélique ») de la poésie ne laisse pas
d’être problématique et il serait dangereux de l’enfermer dans sa
condition linguistique, de considérer qu’elle ne mettrait en œuvre que la
«  fonction poétique  » du langage, à l’exclusion des autres. Cela
reviendrait, nous dit Yves Bonnefoy, à lui dénier la possibilité de
« représenter authentiquement un objet du monde » et de « formuler une
vérité indépendante du texte  » alors qu’elle est aussi «  connaissance  »
(Entretiens sur la poésie, Mercure de France, 1992). Michel Collot,
favorable à «  un nouveau lyrisme  », rappelle de son côté que «  toute
expérience poétique engage au moins trois termes : un sujet, un monde,
un langage », et que certains poètes ont tort de l’oublier : « En accentuant
l’écart entre le langage poétique et la langue commune, ils cultivent
désormais un hermétisme de commande, qui risque de détourner
beaucoup de lecteurs de la production poétique contemporaine  »
(Paysage et poésie du romantisme à nos jours, José Corti, 2005).
Pour le lecteur, il s’agit donc d’appréhender cet univers propre que
bâtit la poésie – en regardant les grandes structures à l’échelle du recueil
(découpage, sections, genres pratiqués, vers utilisés, images récurrentes),
mais aussi à l’échelle plus réduite de chaque poème, ce qui permet
notamment de voir les phénomènes de construction, les significations
possibles du titre, la valeur de l’incipit, le bouclage final par une clausule
plus ou moins perceptible. Tout poème crée un système d’attente qu’il
satisfait ou qu’il trompe, à la fois dans ses mots ou dans son rythme – ne
serait-ce que par son dispositif de rimes dont l’effet est toujours par
définition rétroactif.

Complément bibliographique

AQUIEN Michèle, Dictionnaire de poétique, Le Livre de poche, 1993.


– La Versification appliquée aux textes, Nathan, 1993.
BERNARD Suzanne, Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours, Nizet,
1988.
BUFFARD-MORET Brigitte, Précis de versification, Armand Colin, 2011.
COHEN Jean, Structures du langage poétique, Flammarion, 1971.
DE CORNULIER Bernard, Théorie du vers, Seuil, 1982.
DESSONS Gérard, Introduction à l’analyse du poème, Nathan Université,
2000.
DESSONS Gérard, MESCHONNIC Henri, Traité du rythme, Dunod, 1998.
JAKOBSON Roman, Questions de poétique, Seuil, 1973.
MAZALEYRAT Jean, Éléments de métrique française, Armand Colin, 1974.
MOLINO Jean, GARDES-TAMINE Joëlle, Introduction à l’analyse de la poésie,
t. 1 et 2, PUF, 1987.
RABATÉ Dominique (dir.), Figures du sujet lyrique, PUF, 1996.
RICHARD Jean-Pierre, Poésie et profondeur, Seuil, 1955.
RIFFATERRE Michael, Sémiotique de la poésie, Seuil, 1983.

III. APPLICATION
VERLAINE, ROMANCES SANS PAROLES (1874)

1. Approche globale du recueil

Pour avoir un aperçu synoptique du recueil, on complètera le tableau


suivant en numérotant les poèmes de 1 à 23.

poèmes mètres strophes rimes


ariettes oubliées
3 str. de
1. I 7 s. M/F
6 vers
[…]
23. Beams – Douvres-Ostende, à bord
4 str. de
de la « Comtesse-de-Flandre », 4 avril 12 s. M/F
1873 4 vers

Ce court recueil est composé de quatre sections (que l’on peut appeler aussi
cycles pour souligner leur unité) pourvues d’un titre, la troisième se
présentant comme un long poème réunissant sept groupes de trois quatrains
qui constituaient initialement sept poèmes.
Les titres postulent une beauté et une harmonie musicale («  romances  »,
«  ariettes  »), avant de viser une beauté picturale («  paysages  »,
« aquarelles »), selon deux références fréquentes en poésie, la musique et la
peinture. Le titre du recueil, qui figure déjà dans le poème « À Clymène »
(«  Mystiques barcarolles,  / Romances sans paroles  » –  Fêtes galantes,
1869) reprend celui que Mendelssohn avait donné à ses airs pour piano,
Lieder ohne Worte : les « romances sans paroles » sont, selon Littré, « des
morceaux de piano ou de quelque instrument assez court, et présentant un
motif gracieux et chantant ». Le langage aspire à se faire pure musique par-
delà les mots, mais sur un mode mineur, cher à Verlaine. L’ariette, dont le
suffixe dit le caractère petit et également gracieux (petite aria) est un petit
air pour l’opéra-comique, qui alterne avec des passages dialogués. On
reconnaît là un principe du mouvement qui s’appellera « symboliste » et qui
a fait sien le premier vers célèbre de l’« Art poétique » de Verlaine (écrit en
1874 et publié plus tard dans Jadis et Naguère)  : «  De la musique avant
toute chose. »
La tonalité lyrique, au sens premier du mot (qui se rattache à un
instrument de musique – cf. 2 : « L’ariette, hélas, de toute lyre »), est donc
essentielle dans ces Romances sans paroles. Ce lyrisme intimiste et
purement musical n’est pas l’expression débridée des émotions du sujet
romantique. La première personne est très souvent effacée, dédoublée
métonymiquement en l’« âme » et le « cœur » (2 et 7), disséminée dans le
paysage (dès le premier poème). Toutefois, les dates et les lieux mentionnés
dans les titres et les indications figurant au bas de certains poèmes semblent
faire référence à des moments précis de la vie du poète. Le lecteur est donc
incité à s’informer sur les circonstances de composition de ce recueil et à
comprendre qui forme avec le je poétique le couple désigné par la première
personne du pluriel (1, 4,  13), à qui font référence les pronoms de la
deuxième personne (1, 2, 16, 17, 18, 21) et ceux de la troisième (5, 19, 22 et
23), qui est « cette femme  » qu’il a fallu fuir (7), la « pauvre enfant », la
« lamentable sœur » qui n’a pas compris l’« amour brave et fort » qui lui
était porté (« Child wife », 21).

2. La poésie et le vers

Verlaine contribue largement à changer la perception du vers. Dans


l’ariette VII, si la répétition de « triste » peut encore appartenir à un code
lyrique, celle d’«  à  cause  » met curieusement en valeur une locution
grammaticale et donne l’impression d’un sanglot ou d’un bégaiement
expressif dans l’octosyllabe  : «  Ô  triste, triste était mon âme  / À  cause, à
cause d’une femme. »
Les variations de mètres sont nombreuses et font ressortir la rareté des
vers longs classiques, employés dans des poèmes de facture traditionnelle,
l’alexandrin (17 et 23) et le décasyllabe (16, où de nombreux vers césurés
5/5 font d’ailleurs entendre deux pentasyllabes). Verlaine préfère en effet
les vers courts (16 poèmes sur 23), l’octosyllabe (6, 15, 18, 20), le vers plus
rare de l’hexasyllabe (employé en isométrie dans 6 : « Il pleure dans mon
cœur…  »). Il atteint la brièveté fulgurante dans le claquement du
tétrasyllabe (10 et 11). Les vers impairs, qu’il prône dans son «  Art
poétique  » («  préfère l’impair  »), sont présents dans neuf poèmes sous
diverses formes  : des vers courts, le pentasyllabe (8, 13 et 22 –  avec ses
cinq strophes carrées) et l’heptasyllabe (1, 9, 12), aux verts plus longs – et
très rares –, l’ennéasyllabe (2, 14) et l’hendécasyllabe (4).
Les rimes sont traitées avec une liberté nouvelle. L’alternance des
terminaisons masculines et féminines est pratiquée parfois dans un même
jeu de rimes (6) ou d’une strophe à l’autre (14 et 16). Elle peut être refusée
au profit de rimes exclusivement féminines ou masculines, le choix ainsi
opéré n’étant pas insignifiant. Les pièces entièrement féminines (2, 4, 8, 9,
12) font entendre la petite musique du lyrisme verlainien alors que la
tonalité des poèmes masculins est tout autre : dans l’évocation de la relation
amoureuse, le  je poétique y fait montre d’un détachement qui va de
l’humour (13) à la provocation (19) et même à l’invective («  Et vous
gesticulez avec vos petits bras  / Comme un héros méchant,  / En poussant
des cris poitrinaires  », dans le poème  21, qui n’est sans doute pas le
meilleur…). Verlaine s’autorise aussi des rimes orphelines (3 et 19), des
rimes équivoquées qui relèvent du jeu de mots (Sais-je/piège dans 7,
l’on/Fénelon dans 15), des rimes « pour l’œil » (fous/tous dans 16, las/hélas
dans 18) ; il peut enfin n’utiliser que des terminaisons au pluriel (10).
Les rythmes sont heurtés par des enjambements, rejets ou contre-rejets
souvent surprenants, jusque dans les vers courts comme le pentasyllabe où
l’adjectif épithète rejette le nom au vers suivant  : «  Dans l’interminable  /
Ennui de la plaine » (8). La régularité n’est pas à chercher non plus dans les
«  formes fixes  »  : Verlaine ne pratique plus le sonnet comme dans les
Poèmes saturniens, il préfère une disposition souvent circulaire, qui
rappelle celle de la chanson (voire du rondeau médiéval), où la dernière
strophe reprend la première (8, 11, 22). Il fait tous les usages de la
répétition, anaphore (1), répétition de vers (7, 8, 22), refrain régulier (19).
On ne peut donc réduire chez Verlaine le rythme à la prosodie régulière des
mètres, si différents soient-ils. Le murmure verlainien passe aussi par les
sons et leur agencement. Ainsi dans le cliché revisité des « âmes sœurs »,
qui décline une allitération nouvelle en [m] et [s] : « Ô que nous mêlions,
âmes sœurs que nous sommes  » (4). Mais on entend, aussi bien que
l’instabilité d’une musique souvent impaire et en sourdine dans les
« Ariettes », un rythme explosif et assourdissant, accentué par une syntaxe
minimale et la brièveté des vers qui donne plus de force à la rime, en
harmonie avec une vision ferroviaire et industrielle plus sombre, teintée de
fantastique (11).
C’est bien une série d’unités sémantiques juxtaposées qui créent le rythme
autant que la métrique et les répétitions sonores. Selon Henri Meschonnic,
« le rythme est dans le langage, dans un discours, il est une organisation du
discours. Et comme le discours n’est pas séparable de son sens, le rythme
est inséparable du sens de ce discours. Le rythme est une organisation du
sens dans le discours. […] Et le sens étant activité du sujet de l’énonciation,
le rythme est l’organisation du sujet comme discours dans et par son
discours ».

3. La poésie comme langage différent

La fonction poétique du langage est ainsi illustrée dans ces poèmes où les
mots sont saisis pour eux-mêmes, souvent à la limite du silence et du
chuchotement ; elle joue aussi sur les formes minimales au creux de la page
blanche (poésie moderne dans la mesure où elle est constamment proche de
l’amuïssement, de l’effacement). « Le chœur de petites voix » (1) passe à la
fois par la paronomase et la synesthésie, l’impression auditive étant
caractérisée par les adjectifs « frêles  » et « frais », proches phoniquement
mais exprimant deux sensations différentes : « Ô le frêle et frais murmure /
Cela gazouille et susurre.  » L’usage même des prépositions reste
délibérément vague et très peu grammatical, interdisant de situer
précisément les objets, les plaçant dans une forme d’indétermination
spatiale. Ou plutôt, ce sont les sons qui guident le repérage. Ainsi du
son  [tr] dans ce vers de l’ariette  II  : «  Où tremblote à travers un jour
trouble. »
C’est une poésie de l’écart qui se réalise ici. Dès les interrogations de la
première ariette, on ne sait si c’est un sujet dédoublé qui parle ou deux
entités distinctes («  La mienne, dis, et la tienne  ») et ce dédoublement
devient un étrange motif dans la suivante («  Et mon âme et mon cœur en
délires  / Ne sont plus qu’une espèce d’œil double  »)  : reflet, gémellité,
inversion, dont on ne peut exclure la composante codée, érotique et
homosexuelle. Le cœur peut avoir un sens caché scabreux chez Verlaine
comme chez Rimbaud (dans «  Le Châtiment de Tartufe  » ou «  Le Cœur
supplicié  »). Ce sont les mots qui s’appellent et qui s’enchantent, jusque
dans leur expression du malaise : « Il pleure sans raison / Dans ce cœur qui
s’écœure » (3).
L’image verlainienne est souvent insaisissable car elle présente un référent
fuyant. Dans la première ariette, on ne sait si l’air, la musique sont l’objet
décrit ou la figure qui permet de rendre compte d’une autre réalité
(« l’extase langoureuse » qui suit l’amour). C’est d’autant plus sensible que
les vers se plaisent à présenter un univers crépusculaire, indistinct, mourant,
un demi-jour, une lumière qui s’éteint, des brumes, des fumées –
  caractéristique si fréquente du paysage verlainien («  L’ombre des arbres
dans la rivière embrumée  / Meurt comme de la fumée  » –  9). Quand des
images claires et reconnaissables apparaissent –  dans les poèmes d’amour
de la fin du recueil – leur lyrisme semble gagné par l’ironie, comme dans
l’offrande pétrarquiste ou ronsardienne de « Green » : « Voici des fruits, des
fleurs, des feuilles et des branches / Et puis voici mon cœur qui ne bat que
pour vous. / Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches. » La fausse
naïveté dans l’utilisation du lieu commun amoureux, le cadeau
métonymique du cœur comme siège des sentiments, la peur du cœur blessé
naissent de l’expression toute faite « déchirer le cœur » à la fois convoquée
et tenue à distance.

4. Le poète et son lecteur

Le «  je  » lyrique qui apparaît dans ces poèmes se caractérise ainsi,


paradoxalement, par sa relative impersonnalité, sa présence masquée ou
voilée  : peu d’occurrences de l’émotion, sur un mode romantique, à la
première personne, mais des tournures indéfinies («  Il  pleure  »), des
présentatifs vagues («  C’est…  »), des dédoublements métonymiques («  le
cœur  » et «  l’âme  »), tout un jeu de l’indistinction voulue qui redonne au
lyrisme son acception musicale. La ponctuation très expressive et émotive
(multiplication des points d’interrogation, d’exclamation) n’évoque pas une
déclamation tonitruante du moi (celle de l’aède de l’épopée ou du poète
lyrique en majesté)  ; elle suggère un jeu constant d’approximations,
d’interrogations, de surprises et d’énigmes (voir le jeu des voix croisées de
« Spleen » : « Je crains toujours, – ce qu’est d’attendre ! – »).
La lecture de cette poésie est donc ouverte. Le lecteur peut faire une place
dans son intériorité à la figure du poète ainsi effacée. L’émotion naît alors
d’un langage murmuré de connivence, qui joue beaucoup sur les
formulations familières et orales, sur la reconnaissance de codes populaires
et de chansons  (6). Loin de bâtir une figure triomphante, Verlaine préfère
moduler une voix qui semble constamment nous parler à l’oreille, nous
livrer des confidences amères, amusées, énigmatiques.
Pour mieux l’entendre –  aux deux sens du mot  –, le lecteur peut aussi
s’informer des circonstances de composition de ces poèmes, partiellement
indiquées dans les titres, les noms de lieux et les dates. Celles-ci révèlent
que la disposition des poèmes respecte à peu près la chronologie de leur
écriture, liée aux évènements marquants d’une période où Verlaine était lié
à Rimbaud tout en cherchant à sauver son union avec sa jeune épouse
Mathilde.
– La section des « Ariettes oubliées » comporte les poèmes les plus
anciens écrits dans la fréquentation de Rimbaud, à Paris et en
Belgique. On croit y percevoir des allusions à la relation du
poète avec Mathilde (1, 4, 5, 7), les sentiments indécis d’une
« âme qui se lamente », trouve un écho à sa « langueur » et à ses
« espérances noyées » dans des paysages incertains, une nature
« embrumée » que les poèmes donnent à ressentir plus qu’à voir,
les mots décrivant moins qu’ils ne (se) font entendre.
– Les « Paysages belges » datent de l’époque du séjour en Belgique
avec Rimbaud (juillet-août 1872). Verlaine s’y écarte de cette
«  poésie subjective  » que son ami jugeait «  horriblement
fadasse ».
– L’écriture du moi réapparaît dans « Birds in the night », écrit au
moment où Verlaine, passé en Angleterre avec Rimbaud,
s’éloignait davantage de Mathilde. Celle-ci y est évoquée de
manière ambivalente  : condamnée pour sa froideur et sa
«  trahison  » («  Vous ne m’aimiez pas, l’affaire est conclue  »),
elle est célébrée dans le souvenir de l’amour physique (« ô corps
léger que l’amour emporte  ») et, dans un espoir informulé de
réconciliation, prise à témoin de la souffrance du poète («  je
meurs la mort du Pécheur »). Verlaine voulait d’abord écrire un
cycle de poèmes intitulé «  La Mauvaise chanson  », par
opposition au recueil de 1870 La Bonne Chanson, dédié à « [sa]
bien-aimée Mathilde Mauté de Fleurville ». Cette opposition ne
se manifeste que dans les thèmes, le poète revenant au contraire,
après la poésie descriptive et impressionniste des «  Paysages
belges », à une poésie du discours complaisant.
–  La même ambivalence, dans l’écriture poétique et dans les
thèmes, se manifeste dans les «  Aquarelles  », écrites en
Angleterre.
Henri Scepi a pu ainsi définir Romances sans paroles comme un journal de
bord poétique. Si Verlaine n’a pas voulu transposer littéralement dans ce
recueil ses relations avec Mathilde et avec Rimbaud (dont l’influence se fait
par ailleurs souvent sentir, dès l’épigraphe de l’ariette III), il lui a donné la
forme d’un itinéraire, à la fois géographique et mental. On peut aussi y lire
les secrets, le «  je-ne-sais-quoi  » qui habite l’expérience de tout être,
restituée ici dans une expérience nouvelle du langage.
CHAPITRE 4

Lire le théâtre

Le théâtre n’est pas un genre littéraire comme les autres. Il n’est pas
destiné, en principe, à être lu. La simple présentation du texte de théâtre,
son allure morcelée, hétérogène –  ses signes différents dans la page  –
manifestent son statut particulier : d’un côté, un texte immuable, d’un autre
côté une multitude changeante de représentations. Plus que tout autre genre,
il est indissociable d’une histoire, de ses conditions d’interprétation et de
réception. Il est tributaire d’un espace, d’un moment, d’une troupe, d’un
public, des attentes d’une époque, de traditions et de données matérielles.

Cadre pour l’étude d’un texte théâtral


(Les pistes proposées ici sont développées p. 143.)

I. LE THÉÂTRE : APPROCHE HISTORIQUE

Le théâtre, qui fait l’objet d’une réception collective, a partie liée avec la
société. Dans la Grèce antique, la tragédie est inséparable des cérémonies
des grandes Dionysies qui unissent la cité en lui permettant de retrouver des
héros et des histoires mythiques ; dans la France du Moyen Âge, il se joue
sur la place publique et dans les églises ; à l’âge classique, il prétend avec la
tragédie purger le spectateur de ses passions (par la catharsis) et avec la
comédie corriger ses mœurs par le rire. Aussi le théâtre, en France, a-t-il été
longtemps soumis à la censure de l’Église puis du pouvoir politique  : en
témoignent les querelles ou les censures qui ont accompagné ou retardé les
représentations du Cid (1637), de L’École des femmes (1662), du Tartuffe et
de Dom Juan (1664-1669), du Mariage de Figaro (1784), d’Hernani (1830)
ou de La Dame aux camélias (1852).
Fondamentalement, c’est la question de la mimèsis qui est en cause.
Inspirée de la Poétique d’Aristote, une doctrine «  officielle  » se met en
place à l’âge classique, fondée sur le vraisemblable (et non le réel) et les
bienséances (absentes chez Aristote), rejetant les dramaturgies baroques, le
merveilleux, le spectacle, privilégiant la tragédie (Corneille, Racine, puis
Voltaire) par rapport à la comédie (Molière). Cet aristotélisme est contesté
au XVIIIe  siècle par Diderot qui tente d’imposer, contre la tragédie
aristocratique un «  drame bourgeois  », familial, plus proche de la réalité,
puis, au début du XIXe siècle, par les romantiques (Hugo, Dumas, Musset),
épris de liberté et de modernité. Au nom d’une plus grande fidélité au réel
et du rejet des conventions, Zola et le metteur en scène Antoine cherchent
ensuite à promouvoir un théâtre naturaliste, auquel s’oppose vite un théâtre
symboliste (Maeterlinck), surréaliste (Apollinaire, Vitrac), poétique
(Claudel), littéraire (Giraudoux).
L’illusion théâtrale est alors mise en question par le jeu systématique sur la
langue (Tardieu), le grossissement (dans les farces tragiques de Ionesco ou
les bouffonneries sordides de Beckett), la distanciation, théorisée et
pratiquée par le dramaturge allemand Bertolt Brecht  : c’est par le biais
d’une théâtralité exhibée qu’est représentée la réalité sociale afin que le
spectateur la comprenne et désire la changer. Dans le théâtre contemporain,
comme dans le Nouveau Roman, l’histoire, les personnages tendent à
perdre de leur consistance.

Le théâtre en France jusqu’au XVIIIe siècle

TRAGÉDIES COMÉDIES
• Corneille, Le Cid (tragicomédie, • Les comédies de Corneille  : La
1637), Horace (1640), Cinna Place royale (1634), L’Illusion
(1641), Polyeucte (1642). comique (1636).
• Les théoriciens du théâtre • Les grandes comédies de
classique  : d’Aubignac, Pratique Molière  : L’École des femmes
du théâtre (1657) ; Corneille, trois (1662), Le Tartuffe (1664-1669),
Discours du poème dramatique Dom Juan (1665), Le Misanthrope
(1660). (1666).
• Racine, Andromaque (1667), • Lesage, Turcaret (1709).
Britannicus (1669), Bérénice • Marivaux, La Double
(1670), Phèdre (1677), Athalie Inconstance (1723), Le Jeu de
(1691). l’amour et du hasard (1730), Les
• Voltaire, Zaïre (1732), Mahomet Fausses Confidences (1737).
(1741). • Beaumarchais, Le Barbier de
Séville (1775), Le Mariage de
Figaro (1784).
LES « PHILOSOPHES » ET LE THÉÂTRE
Éloge du théâtre
Diderot et le drame bourgeois : Le Condamnation du théâtre
Fils naturel et Entretiens avec
Rousseau : Lettre à d’Alembert sur
Dorval (sur Le Fils naturel, 1757).
les spectacles (1758).
–  D’Alembert, art. «  Genève  » de
l’Encyclopédie (1757).

La pratique médiévale du théâtre ignore l’héritage antique et fait alterner


les spectacles religieux, « miracles » (Jean Bodel, Le Jeu de saint Nicolas,
1201) et drames liturgiques (Le Jeu d’Adam, fin du XIIe s.), et les farces (La
Farce de maître Pathelin, 1464). Au XVIe  siècle, Garnier instaure la
tragédie d’inspiration grecque (Hippolyte, 1573) ou biblique (Les Juives,
1583).
La tragédie française se définit comme un poème dramatique en cinq actes
et en alexandrins, mettant en forme une fable située dans un temps et un
espace lointains, avec des personnages de condition élevée parlant un
langage soutenu (magnifié par le vers) et confrontés à un péril immense qui
mêle un sort personnel et celui d’une famille ou d’un État. Les tragédies de
Corneille présentent une parole en action qui vise à convaincre, une
éloquence judiciaire qui préside au dénouement (Le Cid, Horace, Cinna)  ;
le tragique y naît d’un dilemme (un choix à la fois impossible et nécessaire)
que le personnage résout en assumant sa liberté au nom de valeurs plus
hautes (ce qui consacre son héroïsme). Les tragédies de Racine renouent
avec les principes de la tragédie antique  : la fatalité tragique résulte de
l’impuissance des héros voués à des passions destructrices qui aliènent leur
liberté et leur interdisent de maîtriser ce qui les dépasse.
La grande comédie en cinq actes et en vers est d’abord pratiquée par
Corneille avant d’être enrichie par Molière qui ajoute à l’intrigue
amoureuse (un mariage contrarié) la perturbation que le « vice » immodéré
d’un personnage crée dans une famille (Le Malade imaginaire, Le Tartuffe)
et même dans la société (Dom  Juan). Ses succès lui valent l’hostilité des
puristes, qui l’accusent de dévoyer la comédie par des éléments farcesques,
et celle de l’Église et des dévots, mis à mal de L’École des femmes au
Misanthrope.
Au XVIIIe siècle, les « philosophes » (combattus sur ce point par Rousseau)
voient dans le théâtre un art et une école de vertu. Voltaire insuffle dans la
tragédie l’esprit des Lumières mais s’enferme dans les formes classiques
alors que le genre plus souple de la comédie (en prose) voit naître des
formes nouvelles. Marivaux développe le thème de la surprise de l’amour
en inventant, sous l’influence de la comédie italienne, un dialogue subtil
(critiqué à l’époque comme du marivaudage) dans lequel les personnages
semblent se répondre sur le mot et non sur la chose et dévoilent au public
des sentiments naissants qu’ils ignorent eux-mêmes. Beaumarchais,
disciple de Diderot, transpose dans un univers moins noble les passions des
héros de la tragédie ; il donne plus de vivacité au dialogue et multiplie les
signes visuels et sonores pour animer la scène. Il crée par ailleurs la société
des auteurs dramatiques pour préserver les droits des auteurs sur les pièces
qu’ils ont écrites et assurer ainsi leur indépendance par rapport au mécénat
royal. À cette époque s’impose le théâtre «  à l’italienne  » qui crée un
« quatrième mur » entre la salle et la scène (par opposition au XVIIe siècle où
des spectateurs se trouvaient sur scène)  ; les changements de décor et les
jeux de scène s’en trouvent facilités, enrichissant ainsi le spectacle théâtral.

Le théâtre en France au XIXe siècle

• COMÉDIES : Labiche, Un chapeau de paille


DRAMES ROMANTIQUES d’Italie (1851), La Cagnotte (1864).
• Hugo, Cromwell et sa préface Feydeau, La Dame de chez Maxim (1899).
• THÉÂTRE NATURALISTE : Becque, Les Corbeaux
(1827), Hernani (1830), Ruy  Blas (1882).
(1836), Les Burgraves (1842). • DRAME SYMBOLISTE : Maeterlinck, Pelléas et
Mélisande (1892).
• Dumas, Antony (1831). • DRAMES LYRIQUES : Claudel, Tête d’or (1889), La
Jeune Fille Violaine (1892).
• Musset, Les Caprices de • FARCE POLITIQUE : Jarry, Ubu roi (1896).
Marianne (1833), Lorenzaccio
(1834, représenté en 1896).
• Vigny, Chatterton (1835).
• Dumas fils, La Dame aux
camélias (1852).

La «  bataille du drame romantique  » a marqué la première moitié du


e
XIX   siècle théâtral en France. Après la Révolution, les écrits de
Mme  de  Staël (De  l’Allemagne, 1813) et de Stendhal (Racine et
Shakespeare, 1823) annoncent un changement de littérature et de mentalité ;
Shakespeare est joué à Paris. Avec sa pièce non représentée, Cromwell, et sa
célèbre préface, Victor Hugo lance le genre nouveau du «  drame  »
romantique, accordé à l’âge moderne : au nom de la liberté, de la nature et
de l’art, il rejette la plupart des règles classiques, la séparation des genres
tragique et comique et mêle le «  grotesque  » et le «  sublime  »  ; il entend
enraciner le théâtre dans l’histoire concrète et moderne, comme le montre
son drame anglais Cromwell, et non dans une histoire antique et abstraite ; il
sauvegarde le vers (contrairement à Dumas) pour préserver la majesté du
drame.
Mais ce vers disloqué, dramatique, heurte le goût classique (des tragédies
continuent d’être écrites et jouées). La bataille d’Hernani (1830) tourne à
l’avantage des partisans de ce drame nouveau, peu respectueux des
bienséances. Ruy Blas donne le beau rôle au peuple en opposant un valet
vertueux à des nobles corrompus.
En recherchant des effets visuels et émotionnels, le drame romantique et
plus encore le mélodrame (dont il est parfois proche), touchent un large
public. De ce point de vue, le théâtre connaît alors un âge d’or  : c’est le
début du règne du grand spectacle et des acteurs célèbres. Avec ses pièces
écrites en prose, mêlant émotion et ironie dans une dramaturgie innovante
qui ignorait les contraintes techniques de la représentation, Musset a offert
au lecteur de son temps Un spectacle dans un fauteuil et rencontré un
succès posthume et durable  : on voit maintenant dans la liberté, la
modernité et l’ambiguïté de Lorenzaccio le chef-d’œuvre du théâtre
romantique.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la question de la représentation
de la réalité devient déterminante dans le théâtre français. À une époque où
triomphent les pièces « bien faites » de Scribe, Sardou, Meilhac et Halévy,
Zola demande que «  l’évolution naturaliste  » qui a vu naître les chefs-
d’œuvre de Balzac et de Flaubert s’accomplisse au théâtre. Il adapte (ou fait
adapter) ses romans à la scène, de même que Goncourt (Germinie
Lacerteux, 1889) ou Jules Renard (Poil de Carotte, 1900). Par-delà la
doctrine baptisée « classique » par les romantiques, c’est la question de la
mimèsis posée par Aristote qui est désormais en débat. Faut-il essayer de
reproduire de manière cohérente et vraisemblable la vie des hommes sur la
scène de théâtre  ? Faut-il prendre des distances avec ce principe pour
construire une vision nouvelle du théâtre ?
S’impose alors une réflexion sur la manière de jouer les pièces, qui conduit
à la naissance d’un art nouveau : la mise en scène. L’acteur André Antoine
fonde ainsi le Théâtre-Libre, en 1887, pour faire prévaloir l’idée d’un
théâtre qui imite au plus près la réalité. Le renouvellement du théâtre sera
aussi assuré par les metteurs en scène  : Lugné-Poe fonde le théâtre de
l’Œuvre en 1893 où il monte une pièce avant-gardiste, Ubu  roi de Jarry,
théâtre grossier de marionnettes qui parodie Œdipe  roi de Sophocle et
Macbeth de Shakespeare. Plus tard, Jacques Copeau fondera le théâtre du
Vieux-Colombier et aura une influence décisive sur les plus grands metteurs
en scène français du XXe siècle (de Dullin à Jean Vilar, et à sa conception
d’un théâtre populaire).
Contre le «  naturalisme  », des auteurs font le choix de la poésie, comme
Claudel ou Maeterlinck, dont la pièce Pelléas et Mélisande constitue un
repère marquant dans le sillage du mouvement qu’on finit par appeler
« symboliste » (elle doit aussi sa fortune à l’opéra qu’en a tiré Debussy en
1902).
Entre ces deux courants, survit un théâtre populaire qui ne prend pas de
positions théoriques mais donne tous ses droits au rire, fondé sur les
situations les plus cocasses et les plus mécaniques. On finit par lui donner le
nom de «  vaudeville  » –  dans une acception nouvelle du terme. Après
Labiche, Feydeau lui donne cette forme accomplie dans laquelle le
comique, accentué par une logique rigoureuse, se développe jusqu’à
l’absurde. Servies par des metteurs en scène inventifs et des acteurs de
talent, également soucieux de relever le défi que constitue la mise en
mouvement de telles machines, ces pièces intéressent toujours les metteurs
en scènes, les comédiens et le public.

Renouvellement et expérimentations au XXe siècle

LE THÉÂTRE POÉTIQUE LA RUPTURE AVEC LES

Claudel, L’Annonce faite à Marie CONVENTIONS THÉÂTRALES

(1912)  ; Le Soulier de satin Genet, Les Bonnes (1947), Les


(1924). Paravents (1966).
LES TRAGÉDIES MODERNES Ionesco, La Cantatrice chauve
Cocteau, La Machine infernale (1950), Rhinocéros (1959).
(1934). Beckett, En attendant Godot
Giraudoux, La guerre de Troie (1953), Fin de partie (1956).
n’aura pas lieu (1935), Électre N. Sarraute, Pour un oui pour un
(1937). non (1982).
Anouilh, Antigone (1944). Marguerite Duras, Savannah Bay
LE THÉÂTRE DES PHILOSOPHES (1983).
Sartre, Les Mouches (1943)  ; Koltès, Combat de nègre et de
Huis  clos (1945). –  Camus, Les chiens (1979), Dans la solitude
Justes (1949). des champs de coton (1985).

L’interrogation du théâtre sur lui-même s’accentue au XXe  siècle  : une


pièce doit-elle montrer la réalité, en donner une représentation mimétique
ou distanciée, transmettre une culture, permettre une réflexion sur la vie des
hommes et les valeurs qui les animent, privilégier le langage du texte ou
celui du spectacle ?
De grandes influences étrangères s’exercent alors  : en Italie, Pirandello
pratique le théâtre dans le théâtre (Six personnages en quête d’auteur,
1921)  ; en Allemagne, Brecht prône un «  théâtre épique  » qui, par des
effets systématiques de «  distanciation  », empêche le public d’adhérer
passivement au spectacle, sollicite sa réflexion, l’incite à jeter un regard
critique sur le monde dans lequel il vit (L’Opéra de quat’sous, 1928 ; Maître
Puntila et son valet Matti, 1940).
La tradition intertextuelle de la tragédie se maintient en France (parfois
sur un mode humoristique ou poétique) dans les pièces de Cocteau,
Giraudoux, Sartre, Anouilh qui interrogent le présent en réactivant les
mythes antiques. Le théâtre reste ainsi un moyen privilégié d’aborder les
problèmes moraux et philosophiques que les évènements historiques posent
aux hommes du premier XXe siècle. Ce renouveau du théâtre est favorisé par
la collaboration nouvelle des auteurs et des metteurs en scène : Giraudoux
et Louis Jouvet, Claudel et Jean-Louis Barrault (Le Soulier de satin est
représenté en 1943), plus tard Koltès et Patrice Chéreau (Combat de nègre
et de chiens, 1983). Le texte appelle une réflexion sur sa représentation. Il
est parfois décrié : Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double (1938)
récuse ainsi toute la tradition, selon lui malsaine, de prééminence du texte
au théâtre, pour lui préférer les sortilèges de ce qui se passe brutalement sur
scène.
 
Après la guerre, les conventions sont mises à mal au théâtre (comme
dans le Nouveau Roman). Les notions de personnage, d’intrigue, de beau
langage volent en éclats, des personnages sur scène se défont au lieu de se
construire, leur actionsemble plutôt une non-action, leur langage s’use,
s’appauvrit, s’emplit de contradictions comiques et de silences –  et on ne
sait plus s’il faut en rire ou en pleurer : tout un « anti-théâtre », un « théâtre
de l’absurde » s’est ainsi construit dans l’après-guerre, porté par des auteurs
très différents.
Les frontières entre les genres s’effacent dans les pièces de Nathalie
Sarraute où des personnages n’existent que par « l’usage de la parole » qui
laisse entrevoir leurs sentiments les plus ténus, le dit et le non-dit (Pour un
oui pour un non). Dans Savannah Bay de Marguerite Duras, les
spectateurs attendent vainement que le dialogue entre les deux personnages
leur fasse connaître leur histoire. Jean Tardieu, proche de l’OuLiPo, écrit
des Poèmes à jouer (1969), s’intéresse à La Comédie du langage et place
dans le dialogue de ses personnages Un mot pour un autre, des Mots
inutiles, des phrases systématiquement inachevées qui n’empêchent
pourtant pas le public de les comprendre (Le Professeur Frœppel, 1978).
Genet, dans Les Bonnes, dénonce tous les simulacres cruels des codes
sociaux et de leurs imitations dans le dialogue sans pitié de deux bonnes
haïssant leur maîtresse. Ionesco montre des couples dont la conversation
atteste la déroute du langage et du sens (La Cantatrice chauve). Beckett
campe deux clochards clownesques attendant une venue incertaine et
cherchant à conjurer leur angoisse par la parole (En attendant Godot).
Pour autant, Molière, Corneille, Racine, Marivaux, Beaumarchais, Hugo,
Musset figurent toujours en bonne place dans les programmes de théâtre.
Loin d’être délaissé, ce répertoire « classique » a été regardé d’un œil neuf,
revivifié, réinterprété par de grands metteurs en scène (Jean Vilar, Roger
Planchon, Antoine Vitez, Patrice Chéreau, Ariane Mnouchkine, Giorgio
Strehler). Servies par une technique moderne (notamment l’éclairage) qui
décuple les pouvoirs de la scénographie, leurs «  lectures  » permettent de
revisiter ces pièces en révélant des potentialités jusque-là inaperçues.

II. LE THÉÂTRE : APPROCHE POÉTIQUE

L’originalité du théâtre réside d’abord dans sa réception, généralement


collective (lors d’une représentation), mais qui peut aussi être individuelle
(le lecteur se donne alors le plaisir d’Un spectacle dans un fauteuil, comme
le voulait Musset, quand il ne lit pas à la demande d’un professeur…). Elle
réside aussi dans la spécificité du dialogue théâtral qui veut faire oublier
qu’il a été écrit avant d’être joué et donner l’impression que les personnages
représentés sur scène parlent entre eux de manière spontanée alors qu’ils
disent un texte appris et destiné au public. C’est un dialogue fabriqué, qui
recourt à des conventions ignorées des conversations courantes (tirades,
monologues, apartés, enchaînement des répliques) pour présenter au public
une image de la vie plus émouvante, plus drôle, plus inattendue – plus riche
en un mot  – que la vie réelle. Il faut donc s’interroger sur les relations
particulières que les personnages, par leur parole, instaurent entre eux, le
public et l’auteur.
Par cette parole sont définis des personnages et une situation initiale qui, en
général, évolue rapidement. Au théâtre, en effet, contrairement à ce qui se
passe dans d’autres textes, la parole est action : dans le temps réduit de la
représentation se déroule une histoire fictive (une fable) qui peut avoir
l’intensité et l’urgence d’une crise et, par là même, toucher davantage le
spectateur. La distribution des évènements dans des actes, des scènes ou des
tableaux contribue à obtenir cet effet ainsi que leur inscription dans le temps
et l’espace.

1. La représentation théâtrale

Le théâtre ne se réduit pas à un texte : celui-ci, dans une représentation, est


à la fois transmis et interprété par des acteurs, orienté par une mise en
scène, enrichi par une scénographie, des éclairages, des costumes qui lui
donnent une vie éphémère, particulière et constamment renouvelée. C’est
un art total, qui envoie simultanément au spectateur de multiples messages,
verbaux et non verbaux  ; cette «  polyphonie informationnelle  » (Barthes,
Essais critiques, 1964), qui tient le spectateur dans une constante activité,
constitue l’essence même de la théâtralité.

L’illusion théâtrale

« On sait bien que les comédies [= les pièces de théâtre] ne sont faites
que pour être jouées ; et je ne conseille de lire celles-ci qu’aux personnes
qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre  »
(Molière, L’Amour médecin, «  Au lecteur  », 1666). La représentation
théâtrale, en effet, donne vie au texte en présentant au public des
personnages incarnés, évoluant éventuellement dans un décor réaliste, et
suscite ainsi une plus grande participation du spectateur. Le théâtre peut
même donner au spectateur non averti l’illusion de la réalité. Stendhal en
fournit un exemple extrême :

OBSERVATION ET ANALYSE
L’année dernière (août  1822), le soldat qui était en faction dans
l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième
acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria : « Il ne sera
jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme
blanche. » Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un
bras à l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’années sans que
les journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien ! ce soldat avait
de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène. Mais un
spectateur ordinaire, dans l’instant le plus vif de son plaisir, au moment
où il  applaudit avec transport Talma-Manlius disant à son ami  :
« Connais-tu cet écrit ? », par cela seul qu’il applaudit, n’a pas l’illusion
complète, car il applaudit Talma, et non pas le Romain Manlius  ;
Manlius ne fait rien de digne d’être applaudi, son action est fort simple
et tout à fait dans son intérêt. (Stendhal, Racine et Shakespeare,
1re édition, 1823.)
► La méprise du soldat s’explique par le fait qu’il est de service (« en
faction  ») et non dans la position du véritable spectateur. Celui-ci n’a
jamais « l’illusion complète » de la réalité, il se sait au spectacle et se
comporte en conséquence, il ne confond pas Talma (1763-1826, le plus
grand acteur de son temps) et le héros de Manlius Capitolinus (tragédie
de La Fosse, 1698).
►  De son côté, comme l’a analysé Diderot dans son Paradoxe sur le
comédien (1778), l’acteur est lui aussi double : « tout son talent consiste
non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si
scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y
trompiez ». D’ailleurs, précise-t-il, qu’est-ce qu’« être vrai » au théâtre ?
« Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement.
Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai
de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure,
de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le
poète, et souvent exagéré par le comédien. »

Ainsi ce qu’on pourrait appeler le paradoxe du spectateur réside dans


le fait qu’il pratique une forme de dénégation : il sait que les personnes et
les objets qu’il voit existent concrètement mais aussi qu’ils constituent
seulement des images du réel : « Tout ce qui se passe sur la scène (si peu
déterminé et clôturé que soit le lieu scénique) est frappé d’irréalité  »
(Anne Ubersfeld).

Mimèsis, catharsis, distanciation

Depuis Aristote, on appelle mimèsis cette représentation de la réalité


obtenue par des moyens artistiques. Elle n’est pas une copie mais une
construction, une composition, qui oblige à distinguer le réel du vrai.
«  Le théâtre n’est pas le pays du réel  : il y a des arbres de carton, des
palais de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l’or de
clinquant, du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui sort de
dessous terre. C’est le pays du vrai  : il y a des cœurs humains sur la
scène, des cœurs humains dans la coulisse, des cœurs humains dans la
salle  » (Victor Hugo, «  Post-scriptum de ma vie  », Le Tas de pierres,
recueil posthume de 1942).
La tragédie présente des héros pris dans un conflit sans issue heureuse,
confrontés à deux exigences contradictoires mais tout aussi
contraignantes car également douées de force et de valeur (un dilemme).
La position paradoxale du spectateur lui permettrait de se libérer des
émotions douloureuses que sont la terreur et la pitié en les éprouvant sans
en être vraiment affecté  : c’est la catharsis aristotélicienne. Dans la
perspective moralisatrice du théâtre classique, cette libération a été
ensuite comprise comme une «  purgation  » de toutes les passions et a
servi de justification au théâtre à une époque où il était en butte à
l’hostilité de l’Église. De leur côté, les «  philosophes  » des Lumières
voyaient dans le théâtre une école de vertu. Rousseau a combattu cette
théorie en invoquant l’argument de l’inévitable adaptation de l’œuvre au
public  : «  Qu’on n’attribue […] point au théâtre le pouvoir de changer
des sentiments ni des mœurs qu’il ne peut que suivre et embellir. Un
auteur qui voudrait heurter le goût général composerait bientôt pour lui
seul. […] Ainsi le théâtre purge les passions qu’on n’a pas, et fomente
celles qu’on a. Ne voilà-t-il pas un remède bien administré ? » (Lettre à
d’Alembert sur les spectacles, 1758).
Plus radicalement encore, dans la perspective de «  la dialectique
matérialiste  », le dramaturge allemand Bertolt Brecht (1898-1956) a
rejeté le théâtre « dramatique » qui suppose la participation émotionnelle
du spectateur. Il a théorisé (et illustré par ses nombreuses pièces qui ont
eu une grande influence sur le théâtre français) un théâtre « épique »  :
didactique, et non plus seulement récréatif, ce théâtre, par des effets de
distanciation scénique (récits, chants, pancartes), interdit au spectateur
de s’identifier aux comédiens et aux personnages, éveille son esprit
critique et «  l’oblige à des décisions  » dans le domaine des rapports
sociaux.

L’adaptation du théâtre au public

Faisant l’objet, par le spectacle, d’une réception collective, le théâtre,


plus que le roman, a dû composer avec les conventions et les lois de la
société.
La vraisemblance, à l’époque classique, voulait que l’histoire, qui
coïncidait avec un moment de crise, ne fût pas trop chargée de matière
pour pouvoir se dérouler en vingt-quatre heures et paraître naturelle au
spectateur. C’était aussi une condition de la mimèsis, imitation de la
nature, mais imitation raisonnée qui excluait le particulier, le bizarre, et
entendait saisir le permanent, l’universel (les « caractères »).
Les bienséances imposaient le respect de certaines conventions
morales (les bienséances externes) : on ne mangeait pas, ne tuait pas sur
scène (mais Racine fait mourir Atalide – dans Bajazet – et Phèdre sur le
théâtre). En 1640, le meurtre sur scène de Camille par son frère Horace
avait choqué les doctes ; en 1660, Corneille ajouta des didascalies pour
que le meurtre s’accomplît «  derrière le théâtre  ». Les bienséances
internes exigeaient que le comportement et le langage des personnages
fussent conformes à des types conventionnels : dans la Phèdre de Racine,
contrairement à celle d’Euripide, pour que la dignité du roi Thésée ne soit
pas amoindrie, Hippolyte n’est pas accusé d’avoir voulu violer la reine.
Le non-respect de ces conventions a suscité des débats retentissants : la
querelle du Cid (1637) et plus tard la bataille d’Hernani (1830) font date
dans l’histoire littéraire.
À cela s’ajoutait la censure (et l’autocensure) morale et politique, dont
Zola demandait l’abolition en 1885  : son roman Germinal avait paru
librement mais son adaptation au théâtre avait été interdite. La liberté
revendiquée par les auteurs depuis le romantisme s’est imposée peu à peu
et le théâtre français contemporain ne craint pas de choquer le public ou
de le dérouter par des répliques incomplètes, incongrues ou absurdes.

2. La spécificité du texte de théâtre

Une œuvre théâtrale a ceci de particulier que sa lecture laisse au lecteur le


soin d’imaginer les personnages et les lieux dans lesquels ils évoluent  :
contrairement au roman, en effet, ce genre de texte privilégie le dialogue
des personnages. Il n’y a pas au théâtre l’équivalent du narrateur
romanesque, l’auteur ne peut intervenir qu’indirectement, par le truchement
de personnages auxquels il confie le soin de décrire et de juger : ainsi dans
le premier acte du Tartuffe, le personnage éponyme est présenté par les
discours de tous les autres personnages avant son entrée en scène au début
de l’acte III.

OBSERVATION ET ANALYSE
Retour sur le début de Lorenzaccio présenté p. 133.
► 1. Le titre est le nom du personnage principal, ce qui est une tradition
du théâtre noble (la tragédie), alors que celui de la comédie peut indiquer
le thème traité (Le Misanthrope, La Double Inconstance). Lorenzaccio
est un titre mixte qui renvoie, comme titre de drame historique, à un
personnage ayant réellement existé (Lorenzo de Médicis dans la
Florence du XVIe siècle) mais qui est désigné par un surnom dépréciatif
(le suffixe -accio est péjoratif en italien) ; le jugement porté sur le héros
est un enjeu de la pièce.
► 2. La pièce paraît quatre ans après la révolution de juillet 1830 qui a
permis à Louis-Philippe de devenir « roi des Français ». C’est la pleine
époque du drame romantique, qui fait une large place à l’histoire (voir
p. 136-137). Musset la publie dans Un spectacle dans un fauteuil sans la
faire représenter ; il la qualifie de « drame », mais on n’y trouve pas le
« grotesque » cher à Hugo. La première représentation (une adaptation)
n’a eu lieu qu’en 1896 avec Sarah Bernhardt dans le rôle de Lorenzo
(Gérard Philipe a été le premier interprète masculin mémorable en
1952).
► 3. La première didascalie marque le découpage en actes et en scènes,
conformément à la dramaturgie classique ; la scène est cependant moins
régie par les entrées et sorties des personnages que par l’unité provisoire
du lieu présenté ci-dessous (le lieu change à chaque scène). Cette
disposition mêle ainsi l’organisation en scènes et l’organisation en
tableaux –  la continuité chronologique s’impose moins que le
déplacement dans l’espace, des personnages entrent au milieu d’une
scène (ce sera le cas avec la venue de la jeune fille, puis de son frère).
Musset a pu prendre cette liberté parce qu’il ne destinait pas sa pièce à la
scène mais à la lecture.
►  4. La deuxième didascalie indique le décor. Elle a une fonction
informative (où et quand  ?)  ; mais cela reste vague. L’indication est
doublement paradoxale  : le décor semble lunaire, enchanteur et
bucolique, il est le lieu d’une action crapuleuse  ; les personnages
semblent se préparer à une action inavouable, ils sont pourtant les
représentants de l’autorité et de la loi. Les signes de théâtre sont ainsi à
la fois fonctionnels et signifiants.
► 5. Le premier échange correspond à un premier bouclage  : c’est un
couple de répliques, active et réactive, qui se complètent, un personnage
parle, l’autre lui répond et ils informent par là le public de la situation
(double destination du propos de théâtre). C’est une exposition
in medias res : le spectateur surprend une action en cours.
►  6. Musset écrit en prose (à la différence d’Hugo). Des répliques
brèves (dans la tradition du XVIIIe  siècle) caractérisent déjà les
personnages. Le duc apparaît comme un prédateur impulsif et
obsessionnel, tyrannique, violent. Un couple de personnages se dessine,
l’un, secondaire et calculateur (Lorenzo), au service de l’autre, primaire
et impatient (le duc). Le spectateur est mêlé à l’attente du ravisseur
d’une jeune fille et de son complice, qui semblent également cyniques
mais cette complicité peut commencer à éveiller quelques soupçons.
L’exposition donne ainsi des informations, elle a valeur de programme,
paraît crédible (les personnages ne s’apprennent pas ce qu’ils savent
déjà), pique d’emblée la curiosité du public.
►  7. Le troisième échange, qui introduit la première longue prise de
parole du personnage de Lorenzo (coupée ici), s’enchaîne sur le thème
de l’argent (indice de proxénétisme et de prostitution, avec une monnaie
au nom du duc). La préoccupation est triviale pour un duc  : celui-ci
signale d’ailleurs sa grossièreté et son impiété par un juron sacrilège.
Lorenzo le modère une nouvelle fois avec une réplique porteuse d’un
double sens implicite  : il n’a «  avancé que moitié  » dans son autre
entreprise, encore secrète. Pour faire attendre le prédateur impatient,
l’entremetteur se porte garant en commençant un éloge cynique de la
proie.

Un texte « troué »

Le texte de théâtre se caractérise par ses manques. On ne sait rien de


l’âge ni de l’apparence d’Alceste dans Le  Misanthrope, sinon qu’il est
désigné comme «  l’homme aux rubans verts  » par Célimène, et les
relations exactes de celle-ci avec les hommes qui la courtisent ne sont pas
non plus précisées. Ce qui pourrait être considéré comme une faiblesse
du texte de théâtre est au contraire la condition même de son
interprétation à la scène et fait même sa richesse : « l’incomplétude du
texte oblige le metteur en scène à prendre un parti » (Anne Ubersfeld), à
présenter sa  vision des personnages, permettant ainsi une constante
recréation (relecture) des œuvres du passé.
Dans une certaine mesure, très variable selon les époques, cette
«  incomplétude  » est réduite par les didascalies, qui constituent la
deuxième strate du texte de théâtre : ce discours, qui n’est pas à dire mais
à appliquer (par ses divers destinataires possibles  : metteur en scène,
scénographe, comédiens, lecteurs), commence avec la liste des
personnages et se poursuit par des indications scéniques diverses
demandant un jeu de scène, un geste, un ton, un silence, un costume, etc.
(le metteur en scène les ignore souvent aujourd’hui) ; l’auteur peut aussi
y préciser ses intentions. Rares dans le théâtre classique, les didascalies
n’en sont que plus signifiantes. Abondantes chez certains auteurs
contemporains, elles rapprochent le théâtre du roman. Par extension, on
appelle didascalies internes les informations contenues dans certaines
répliques comme celle qui, au début d’Iphigénie de Racine, indique
l’heure très matinale  («  Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui
t’éveille »).

OBSERVATION ET ANALYSE
Dans le drame de Victor Hugo, le valet Ruy Blas, «  ver de terre
amoureux d’une étoile  », découvre par hasard que la reine d’Espagne
conserve sur elle un morceau de dentelle lui ayant appartenu (Ruy Blas,
II, 3).
(Au même instant, elle a tiré le flacon de sa poitrine, et dans son trouble,
elle a pris en même temps le morceau de dentelle qui y était caché. Ruy
Blas, qui ne la quitte pas des yeux, voit cette dentelle sortir du sein de la
Reine.)
► La didascalie a une valeur scénique : elle exprime le désir de l’auteur
de faire exécuter une action importante par les acteurs (à défaut, de la
faire imaginer par le lecteur). Cette action constitue une péripétie, elle
modifie la situation des personnages : Ruy Blas, en proie jusque-là à un
amour sans espoir, se devine aimé. Avec ses verbes indiquant les
mouvements et le regard, cette indication d’un jeu de scène est à la fois
narrative et descriptive. Elle montre qu’il peut y avoir un style d’auteur
(fait nouveau) dans les didascalies et s’apparente à un passage de roman
du même Hugo.

Exercice 19. Molière, Le Tartuffe, IV, 5. Le faux dévot souhaite


persuader l’épouse de son hôte qu’elle peut se donner à lui sans
commettre un péché. Commenter la didascalie que Molière a ajoutée
à cette réplique au cours de la querelle du Tartuffe. (Corrigé p. 222.)

Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,


Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
(C’est un scélérat qui parle.)
Mais on trouve avec lui des accommodements ;
Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.

Une double énonciation

Le texte de théâtre instaure une double situation de communication : le


dialogue des personnages est englobé dans un discours à la fois verbal et
non verbal adressé, d’une part par l’auteur au lecteur (explicitement dans
les didascalies, implicitement dans les répliques des personnages),
d’autre part par les divers praticiens du théâtre au spectateur. Cette
double énonciation peut être figurée ainsi :

Ainsi, le discours d’un personnage n’a de sens qu’en situation  : en


donnant à Ruy Blas, devenu grand d’Espagne, un ordre humiliant
(«  Faites-moi le plaisir de fermer la croisée  »), Don Salluste rétablit le
pouvoir absolu qu’il avait sur lui dans l’acte I (III, 5).

Exercice 20. Molière, Le Tartuffe, IV, 5. Dans ce passage, Elmire


ne peut plus repousser les demandes pressantes de Tartuffe sans
éveiller ses soupçons mais Orgon, caché sous la table, n’intervient
toujours pas. Étudier les effets de double énonciation. (Corrigé
p. 222.)

ELMIRE, après avoir encore toussé.


Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder,
Qu’il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu’à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu’on puisse être content, et qu’on veuille se rendre.

Le dit et l’écrit

Le texte de théâtre est « un compromis entre le dit et l’écrit » (Pierre


Larthomas). Il doit faire oublier qu’il est un texte pour donner l’illusion
d’une parole improvisée et vivante, avec tous les défauts éventuels du
langage quotidien. Un tel dialogue est plus elliptique que l’écrit ordinaire
(il ne décrit pas ce qui est montré sur la scène) mais aussi plus redondant
(comme dans la parole courante, il faut se répéter, ne pas donner trop
d’informations à la fois pour que les interlocuteurs sur scène et dans la
salle ne perdent pas le fil). Tout ce qui serait mal reçu à l’écrit (tournures
segmentées, interruptions ou inachèvement des phrases, approximations,
impropriétés, parfois familiarités) peut ici trouver sa place. Le langage de
Molière se comprend par sa destination orale  : les interjections, les
pronoms personnels disjoints (moi, toi), les tournures expressives, parfois
les jurons (« Morbleu ! ») répondent à ce souci d’oralité et permettent au
comédien d’attaquer sur une syllabe forte, accentuée (alors qu’en français
l’accent se porte en principe sur la dernière syllabe tonique du mot).
Même les alexandrins (qui permettent, mieux que la prose, la
mémorisation du texte par les comédiens) simulent, certes
artificiellement, un flot naturel de paroles et ne doivent pas paraître trop
fabriqués ou poétiques. «  Pas de beau vers  !  », rappelle Hugo en citant
Talma dans la Préface de Cromwell : « Ce sont en effet les beaux vers qui
tuent les belles pièces.  » Ils font trop entendre la voix de l’auteur, ils
privilégient le plaisir lyrique par rapport au plaisir dramatique. De même
les « mots d’auteur » au théâtre montrent la virtuosité de l’écrivain mais
au détriment de la vraisemblance de l’action et de ses personnages. Nos
plus grands auteurs cèdent à ces « tentations de l’écriture » (Larthomas)
en énonçant une sentence définitive qui résume la pièce (« L’enfer, c’est
les autres », dans Huis clos de Sartre) ou en plaçant un bon mot dans la
bouche d’un balourd. Ainsi c’est avec l’esprit de repartie de
Beaumarchais que le jardinier du Mariage de Figaro répond à la
Comtesse qui lui reproche son ivrognerie  : «  Boire sans soif et faire
l’amour en tout temps, Madame ; il n’y a que ça qui nous distingue des
autres bêtes. »
Le dialogue de théâtre exclut aussi, généralement, les ratés de la
conversation ordinaire, les brouillages, les silences prolongés.
L’inachèvement d’une réplique ou son interruption n’en sont que plus
signifiants dans le théâtre classique. Le théâtre contemporain, lui, use
volontiers de différentes formes de brouillage. Dans les pièces de
Beckett, parfois de Ionesco, des didascalies comme «  Un temps  »,
« Silence », suscitent une atmosphère à la fois angoissante et comique.

OBSERVATION ET ANALYSE
Nathalie Sarraute, Elle est là, 1978 (©  Gallimard, coll.  «  Folio
Théâtre »)
H. 2 : […] Ah, vous savez, je dois vous dire… il faut que je vous parle…
F. : Oui ? De quoi ?
H. 2 : C’est idiot… c’est très difficile… Je ne sais pas comment… Par
où commencer…
F. : Allez-y toujours. Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
H. 2  : Oh rien. Rien. Rien justement, vous n’avez rien fait. Rien dit.
Vous vous taisiez…
►  De même que la désignation des personnages, réduite à une lettre
indiquant le sexe (et à un chiffre pour distinguer les trois hommes), le
dialogue se caractérise par son incomplétude, marquée par les points de
suspension et la brièveté des répliques  : phrases inachevées, question
sans réponse, réponse décevante («  Rien  »). Ces silences sont le signe
d’un silence plus fondamental : on ne saura jamais ce que H. 2 reproche
à sa collaboratrice et amie F. puisqu’elle n’a rien dit (mais son « air » a
été compris comme une désapprobation, a-t-on appris au tout début), ni
l’idée que ce silence et cet air ont fait naître en H.  2, qui les juge
coupables. Plus que d’une idée, il s’agit d’ailleurs d’un état de
conscience difficile à formuler (d’où l’inachèvement des phrases qui
disent seulement qu’elles ne peuvent pas dire) mais obsédant, d’un
mouvement impulsif, d’un «  tropisme  », qu’il finira par contrôler. La
pièce tend vers l’abstraction.

Exercice 21. Racine, Phèdre, I, 3 (1677). Commenter cet échange


par lequel Phèdre avoue son amour à sa confidente. (Corrigé p. 222.)

PHÈDRE.   Tu vas ouïr le comble des horreurs.


   J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
   J’aime…
ŒNONE.      Qui ?
PHÈDRE.         Tu connais ce fils de l’Amazone,
   Ce prince si longtemps par moi-même opprimé ?
ŒNONE.   Hippolyte ! Grands Dieux !
PHÈDRE.            C’est toi qui l’as nommé.

3. Les conventions du langage théâtral (un dialogue fabriqué)

Le texte de théâtre obéit dès lors à des conventions, qui lui permettent de se
développer selon des modalités diverses.

La tirade

« La tyrannie de la tirade » (Jacques Scherer) régnait dans la poétique


classique. Ces longues prises de parole permettent la confrontation des
points de vue, l’expression des sentiments ou la délibération d’un
personnage placé devant un dilemme. Elles constituaient des morceaux
de bravoure pour les comédiens dont on appréciait la déclamation (elles
forçaient ainsi l’attention d’un public souvent turbulent) et pour l’auteur
de la tragédie, considérée alors comme un « poème dramatique ». Deux
exemples : la tirade pathétique dans laquelle Antiochus déclare enfin son
amour à Bérénice (I,  4)  ; le récit épique de la mort d’Hippolyte par
Théramène (Phèdre, V, 6).
Elles sont aussi fréquentes dans la comédie. Gabriel Conesa distingue
trois types de tirades chez Molière (mais cette tripartition est
transposable) :
– La tirade-portrait qui décrit un personnage est souvent utilisée
dans la satire mondaine. Ex.  : les deux portraits-charges que la
prude Arsinoé et la coquette Célimène s’adressent l’une à l’autre
sous couvert de se rendre service (Le Misanthrope, III, 4).
–  La tirade narrative relate ce qui est antérieur au début de la
pièce ou ce qu’on ne peut pas montrer sur scène. Ex. : la tirade
d’Orgon racontant comment il s’est entiché de Tartuffe (vers 281
à 310).
–  La tirade didactique développe une thèse. Ex.  : la tirade de
Don Juan justifiant son libertinage amoureux (I, 2).

Les répliques

Au théâtre, elles s’enchaînent plus rigoureusement et efficacement que


dans la vie courante (Pierre Larthomas remarque qu’une conversation
enregistrée au hasard ferait généralement un piètre dialogue dramatique)
et selon diverses possibilités : question et réponse, affirmation et repartie
(dans un débat), ordre et réaction. Ces modalités gouvernent les grandes
scènes d’affrontement dans le théâtre de Molière.
La stichomythie (où les vers se répondent en écho un à un) peut
accentuer le comique ou la tension dramatique.
OBSERVATION ET ANALYSE
Corneille, Le Cid, I, 3
LE COMTE.   Ce que je méritais, vous l’avez emporté.   (1)
DON DIÈGUE.   Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.   (2)
LE COMTE.    Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.   (3)
DON DIÈGUE.    En être refusé n’en est pas un bon signe.   (4)
► La stichomythie met en valeur les arguments des deux adversaires et
souligne la violence du conflit en juxtaposant des figures de rhétorique
expressives coulées dans le moule de l’alexandrin binaire  : paradoxe
signalant une injustice (1), reprises en chiasme soulignant les
oppositions (2/1, 3/2 et 4/3), sentence apparemment sans appel (3), litote
accentuant l’accusation (4).

L’enchaînement des répliques peut se faire sur ce dont on parle,


comme dans la première scène du Tartuffe, structurée par un échange vif
entre madame Pernelle et sa famille concernant le faux dévot. Il peut
s’effectuer par la reprise d’un mot quand une réplique rebondit sur un
terme de l’interlocuteur. C’est le cas notamment de ce cri célèbre de
Bérénice de Racine en réponse à la priorité affirmée par Titus : « Mais il
ne s’agit plus de vivre, il faut régner. – Eh bien ! régnez, cruel, contentez
votre gloire. » Le théâtre de Marivaux ne cesse de proposer des réponses
sur le mot dans la tradition de la comédie italienne.

Exercice 22. Beckett, Fin de partie (1956). Deux vieillards infirmes,


Nell et Nagg, dialoguent du fond d’une poubelle. Analyser
l’enchaînement des répliques dans ce bilan de santé qu’ils échangent.
(Corrigé p. 223.)

NELL. Notre vue a baissé.


NAGG. Oui.
NELL. Notre ouïe, elle, n’a pas baissé.
NAGG. Notre quoi ?
Le monologue

Il permet à un personnage de livrer au public ses pensées et ses


émotions, généralement dans une situation de crise qui l’isole sur la
scène et immobilise provisoirement son action  : une décision difficile
peut être prise dans un monologue délibératif, une plainte peut
s’exprimer dans un monologue lyrique. Dans le cas célèbre des stances
du Cid, Rodrigue, confronté à un douloureux dilemme, exhale sa
souffrance (ce que traduit la rime insistante et chantée, «  peine  » et
«  Chimène  ») tout en se résolvant progressivement, au nom même de
l’honneur qu’il juge indissociable de l’amour, à tuer le père de la femme
qu’il aime.
La double énonciation joue ici à plein dans cette situation de
communication artificielle. D’une part, le personnage s’adresse à lui-
même, à des interlocuteurs absents, à des abstractions personnifiées,
parfois même à des objets (dans les stances de Rodrigue, l’épée qu’il
vient de recevoir de son père  : «  Fer qui causes ma peine,  / M’es-tu
donné pour venger mon honneur  ?  / M’es-tu donné pour perdre ma
Chimène  ?  »). D’autre part, il informe évidemment le public de ses
sentiments, de ses projets. Molière y recourt plusieurs fois dans L’École
des femmes pour Arnolphe, personnage sans confident, isolé par son
obsession du cocuage.

Exercice 23. Molière, L’École des femmes, I, 4 et II, 1. Dans ces deux


scènes, analyser brièvement la fonction des monologues d’Arnolphe.
(Corrigé p. 223.)

   

L’aparté et le quiproquo
L’aparté est une brève réplique (cri du cœur ou résolution soudaine)
qu’un personnage profère pour lui-même devant d’autres qui, par
convention, ne l’entendent pas ; le public est le véritable destinataire de
cette parole qui devrait rester secrète.
Dans le quiproquo, deux personnages croient, à tort, parler de la
même chose  : cette équivoque, dont la dissipation est artificiellement
retardée, est un grand ressort du comique (exemple : L’École des femmes,
II, 5, vers 607 à 629).

4. Les personnages et leur parole

La parole au théâtre relève d’une énonciation multiple. Elle est celle de


l’auteur qui a écrit le texte ; elle est celle du personnage, entité fictive qui
est supposée prononcer les paroles ; elle est enfin celle de l’acteur qui les
prononce effectivement sur scène et peut les infléchir dans tel ou tel sens en
fonction de son interprétation du rôle.

OBSERVATION ET ANALYSE
Musset, Les Caprices de Marianne, I, 1 (1833). Cœlio rencontre son ami
Octave, qui apparaît ici pour la première fois dans la pièce.
CŒLIO. Octave ! ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge sur les joues !
D’où te vient cet accoutrement ? N’as-tu pas de honte en plein jour ?
OCTAVE. Ô Cœlio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues !
D’où te vient ce large habit noir  ? N’as-tu pas de honte en plein
carnaval ?
►  Ces deux répliques livrent des informations sur l’apparence des
personnages auxquels elles sont adressées. Elles constituent des
didascalies internes puisqu’elles renseignent moins les personnages (qui
n’ont pas besoin de se décrire l’un l’autre) que le lecteur (ou le metteur
en scène), qu’elles laissent d’ailleurs libre d’imaginer l’« accoutrement »
d’Octave et la triste figure de Cœlio. Mais, au-delà du costume, elles
caractérisent le comportement et l’humeur des deux personnages, en
tous points opposés  : quelques mots suffisent pour présenter Octave
comme un fêtard frénétique qui reproche à son ami, avec un humour
forcé, de s’abandonner à une mélancolie malsaine. Malgré son
«  incomplétude  », le texte de théâtre peut donc être d’une grande
richesse.

Personnages et public

Le dialogue des personnages fournit au public les informations dont il


a besoin pour comprendre l’intrigue (on a vu que les répliques ont une
double destination), notamment dans l’exposition initiale  : des
personnages sont esquissés, une situation est définie, ancrée dans un
passé plus ou moins proche et grosse d’un possible conflit qui fait
attendre des développements. Cette attente peut être entretenue quand
une information essentielle est retardée  : dans la pièce de Musset on
apprend seulement dans l’acte III que Lorenzaccio, jusque-là mystérieux,
joue un double jeu pour pouvoir tuer le tyran. Dans cette phase, les
personnages (certains d’entre eux) en savent plus que le spectateur, qui
doit enregistrer et organiser les informations qu’il reçoit pour construire
l’intrigue.
Mais le spectateur peut disposer d’une information supérieure à celle
de certains personnages et cette situation de surplomb lui donne plus de
plaisir ou d’émotion. Ainsi, dans Le Jeu de l’amour et du hasard de
Marivaux, le public sait, à la différence des personnages concernés, que
chacun des deux maîtres a provisoirement échangé son rôle et ses habits
avec son domestique pour observer l’autre sans être reconnu. Les
personnages qui agissent en étant privés de certaines informations que
d’autres personnages et le public connaissent sont frappés d’une forme
d’ironie dramatique. Celle-ci peut accentuer le tragique (quand Junie,
soumise à un chantage de Néron qui épie la scène, est tenue de montrer
de la froideur à son amant sans pouvoir lui révéler le piège qui leur est
tendu –  Britannicus, II,  6) ou le comique (quand Tartuffe, ignorant
qu’Orgon est caché sous la table, trahit sa confiance et tente d’abuser de
sa femme – Le Tartuffe, IV, 5).
Personnages et auteur

Au théâtre, les interventions de l’auteur se font par le truchement de


personnages qui expriment des opinions convaincantes. Orgon décrivant
Tartuffe comme un saint ne montre que son aveuglement ; au contraire,
son beau-frère Cléante, en distinguant les «  dévots de place  » des
«  dévots de cœur  », fait entendre la voix de la raison, qui est celle de
l’auteur (acte I, scène 5). Des couples de personnages tenant des discours
et adoptant des comportements opposés mettent ainsi en scène des débats
en laissant clairement entendre le point de vue de l’auteur et le font
préférer au public : les propos de Burrhus sont valorisés face à ceux de
Narcisse (Britannicus), ceux d’Hector face à ceux de Demokos (La
guerre de Troie n’aura pas lieu).
Mais le rapport de certains personnages avec l’auteur (et le public) est
plus ambigu. Ainsi, c’est Don Juan, « grand seigneur méchant homme »
(qui s’est montré odieux avec Elvire, les paysans, un pauvre,
M. Dimanche et son propre père) mais capable de « parle[r] tout comme
un livre », qui prononce un éloge cynique du « parti dévot » ; le public
comprend pourtant facilement que ce discours du libertin devenu
hypocrite exprime l’indignation de Molière devant le pouvoir maléfique
et l’impunité de ceux qui ont fait interdire Le Tartuffe. La leçon est loin
d’être aussi claire dans Électre de Giraudoux  : la sympathie de l’auteur
va-t-elle à la fille du roi assassiné qui exige une justice absolue et
immédiate et provoque la ruine d’Argos ou à l’usurpateur qui reconnaît
sa faute et accepte de l’expier mais voudrait d’abord, comme il en a le
pouvoir, sauver le royaume menacé d’une invasion  ? Au lecteur de
répondre, ou au spectateur – et celui-ci se déterminera aussi en fonction
de l’interprétation de la pièce par le metteur en scène et les acteurs.

La caractérisation des personnages par leurs paroles

Chaque personnage est sommairement défini par sa présentation dans


les didascalies initiales qui peuvent indiquer son statut, son sexe, son âge,
sa place dans une constellation sociale et familiale. Son nom même peut
contribuer à le définir  : les spectateurs peuvent identifier en Ruy  Blas
l’homme du peuple opposé à l’aristocrate don Salluste, en Sganarelle et
Arlequin des types de valets comiques, en Électre et Égisthe des héros
mythiques de l’Antiquité (ce qui n’empêche pas Giraudoux de les
surprendre, par exemple en revalorisant le personnage d’Égisthe). Ils
peuvent l’être aussi par les autres didascalies, rares dans le théâtre
classique, abondantes chez certains auteurs (Beaumarchais précise lui-
même les « Caractères et habillements » des personnages du Mariage de
Figaro).
Ce sont surtout les paroles d’un personnage, sa manière de parler, ce
qu’il dit de lui-même et des autres (corrélé à ce que les autres disent de
lui, dans un «  portrait  » par exemple), qui le caractérisent, établissent
avec d’autres des relations qui se nouent dans une intrigue. On distingue
le sociolecte, les marques de l’appartenance du personnage à une
catégorie sociale, et l’idiolecte, les marques d’un caractère supposé du
personnage, ce qui l’identifie individuellement. Les premières répliques
des personnages (les « attaques ») au début d’une pièce ou d’une scène
peuvent suffire à les caractériser.

OBSERVATION ET ANALYSE
Molière, Le Misanthrope, premiers vers.
PHILINTE.   Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?
ALCESTE.         Laissez-moi, je vous prie.
PHILINTE.   Mais encor dites-moi quelle bizarrerie…
ALCESTE.   Laissez-moi, vous dis-je, et allez vous cacher.
PHILINTE.   Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.
► Les noms d’Alceste et de Philinte et l’emploi des vers montrent que
ces personnages sont ceux d’une grande comédie classique, comme
l’indiquent aussi les questions et les exclamations d’un dialogue
relativement familier. C’est un début in  medias  res  : une scène
importante (pour Alceste) qui s’est déroulée «  avant la pièce  » se
prolonge par une querelle et l’intérêt du spectateur est immédiatement
éveillé par cette action. On ignore encore la cause du conflit, qui est
toutefois assez mince pour que le personnage pris à partie (Philinte) ne
la devine pas. Le type psychologique du «  misanthrope  » est défini
d’emblée par les premières répliques d’Alceste (emporté, excessif, peu
sociable, il coupe brutalement la parole à son ami) et par celles de
Philinte qui lui reproche sa « bizarrerie » et son tempérament colérique.
Le spectateur peut voir en Philinte un homme raisonnable, modéré, et
identifier ainsi un couple de personnages moliéresques opposés dont la
discussion, au début de la pièce, permet à l’auteur d’exposer la situation
initiale de manière vivante.

Exercice 24. Racine, Britannicus, IV, 1 et 2. Dans la première scène


de la pièce, Agrippine raconte amèrement que son fils, devenu
empereur grâce à elle, vient de s’émanciper de sa tutelle (« L’ingrat
[…] m’écarta du trône où je m’allais placer »). Souhaitant rétablir
son autorité sur Néron et sur l’empire, elle a exigé de pouvoir
lui parler. Comment Agrippine est-elle caractérisée ici ? (Corrigé
p. 223.)

Acte IV, scène 1. AGRIPPINE, BURRHUS


BURRHUS.   Oui, Madame, à loisir vous pourrez vous défendre :
   César lui-même ici consent de vous entendre. […]
   Mais voici l’empereur.
AGRIPPINE      Qu’on me laisse avec lui.
Scène 2. AGRIPPINE, NÉRON
AGRIPPINE, s’asseyant. Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.

 
Le théâtre moderne se soucie moins de fournir ces informations  : les
propos de Vladimir et d’Estragon, dans En attendant Godot, les laissent
encore plus indéterminés, presque indistincts, et, parmi les personnages
de Elle est là de Nathalie Sarraute, seul H. 2 se voit attribuer une attitude,
un mouvement psychologique (un « tropisme ») qui le distingue et l’isole
un moment.

Une parole action

Le discours des personnages peut avoir une valeur informative (dans


les scènes d’exposition), poétique ou philosophique, s’organiser en un
débat d’idées (dans des scènes de discussion), exprimer une prise de
position de l’auteur (par le truchement d’un personnage), il peut aussi
être un ressort du comique (par exemple dans le comique de mots ou les
quiproquos) mais il a pour fonction essentielle de faire progresser
l’action. Au théâtre, par définition, la parole est efficace et commande ce
qui se passe : les aveux, engagements, promesses, menaces, déclarations
définitives, récits des personnages modifient leur situation, leurs rapports,
provoquent un bouleversement, au sens à la fois physique et affectif du
mot (on parle de péripéties).
Dans le théâtre classique, par exemple Britannicus, ces péripéties
«  nouent  » l’action au début de la pièce (quand Néron annonce à Junie
qu’il a décidé de l’épouser –  II,  3), la font rebondir (quand il ordonne
l’arrestation de Britannicus – III, 8) puis la « dénouent » (quand la prière
de Junie devant la statue d’Auguste déclenche l’intervention du peuple
qui la met hors d’atteinte du tyran et tue son âme damnée, Narcisse –
 récit d’Albine, V, 8).
La parole théâtrale doit son efficacité au fait qu’elle est toujours en
situation et tire de là une grande économie de moyens. Un mot de
Roxane (« Sortez. »), interrompant brutalement un plaidoyer de Bajazet
(« et si jamais je vous fus cher… »), suffit à l’envoyer à la mort. Jouant
d’une ironie tragique à la toute fin de sa pièce, Giraudoux imagine que
c’est une accusation (mensongère) portée par le Troyen nationaliste et
belliciste Demokos contre Ulysse qui déclenche la guerre de Troie.

OBSERVATION ET ANALYSE
Racine, Phèdre, III, 3
ŒNONE.   Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,
   Madame. Rappelez votre vertu passée.
   Le Roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux ;
   Thésée est arrivé, Thésée est dans ces lieux.
   Le peuple, pour le voir, court et se précipite.
   Je sortais par vos ordres, et cherchais Hippolyte,
   Lorsque jusques au ciel mille cris élancés…
PHÈDRE.   Mon époux est vivant, Œnone, c’est assez.
   J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage.
   Il vit : je ne veux pas en savoir davantage.
►  L’information délivrée par Œnone à Phèdre constitue une péripétie
majeure dans la pièce : la situation de la reine, déjà très difficile, devient
invivable puisque à l’inceste s’ajoute l’outrage fait au roi. La mort, à
laquelle Phèdre se disait promise dès sa première apparition, est
désormais nécessaire. L’art de Racine consiste à maintenir l’intérêt du
public en retardant ce dénouement par les interventions d’Œnone qui
veut innocenter Phèdre en accusant Hippolyte (IV,  1) puis tente
d’éveiller sa jalousie en lui révélant l’amour d’Hippolyte pour Aricie
(IV, 6).

Exercice 25. Racine, Phèdre. La tragédie est scandée par les trois


aveux de l’héroïne (I, 3, II, 5, V, 7). Analyser leur nature et les effets
qu’ils produisent sur les destinataires. (Corrigé p. 223.)

   

5. Action et découpage

La fable, les forces en présence, les étapes de l’action


La «  fable  » (ou l’histoire) est le nom donné à l’ensemble des
évènements (fictifs) évoqués dans la pièce et envisagés dans l’ordre
chronologique (cet ordre n’est pas strictement celui du texte de théâtre,
qui comprend toujours des rappels du passé  : dans Œdipe roi de
Sophocle, ce sont eux qui font avancer l’action). La fable était souvent
présentée dans l’«  argument  » rédigé par les dramaturges classiques.
Ainsi dans la préface de Bérénice, Racine la résume par une citation
historique de Suétone : « Invitus invitam dimisit » (« Malgré lui, malgré
elle, il la congédia  »). Cette fable n’est pas racontée mais montrée sur
scène (et parfois mise à distance, comme dans le théâtre de Brecht). On
peut l’étudier selon des modalités diverses.
Les forces agissantes (qui font progresser l’action) peuvent être
analysées selon le schéma actanciel qui distingue le destinateur, le
destinataire, le sujet agissant, l’objet de sa quête, ses auxiliaires, ses
adversaires (il a été défini à propos du roman, p. 74). Ces « actants » ne
se confondent pas avec des êtres humains. Ainsi dans Œdipe  roi, si le
héros Œdipe est bien le sujet agissant, le destinateur est la cité de Thèbes,
qui est également destinataire. L’objet de la quête d’Œdipe est d’abord
d’identifier le meurtrier de l’ancien roi de Thèbes, Laïos, afin de faire
cesser la peste qui frappe la cité (et Œdipe – ironie tragique – découvre
que c’est lui-même) puis de découvrir sa véritable origine et son histoire
(qui le révèlera parricide et incestueux). Les auxiliaires (ou adjuvants) de
sa quête sont encore la cité qui demande l’enquête et Créon  ; les
adversaires (ou opposants) sont Tirésias et Jocaste qui retardent la
révélation de la vérité mais aussi Œdipe lui-même (par son emportement
et son long aveuglement).
Le développement de l’action passe par plusieurs moments.
–  L’exposition doit informer le public, mettre en place l’intrigue
mais aussi susciter l’intérêt et la curiosité du public. Elle peut
ainsi se faire dynamique quand elle montre des personnages déjà
engagés dans une action ; c’est un début in  medias res, comme
celui du Misanthrope (analysé p.  152). Il s’agit de définir une
situation initiale dans laquelle le public identifie les personnages,
le lieu, le moment, les relations qui se tissent, les conflits et les
projets qui s’esquissent.
–  Le nœud de l’intrigue, dans la partie centrale de la pièce, fait
apparaître clairement des conflits entre les personnages qui
voient des obstacles s’opposer à leurs desseins. Dans la tragédie,
ils sont confrontés à des dilemmes (Titus doit choisir entre
l’exercice légitime de son pouvoir d’empereur et son amour pour
une reine étrangère, Bérénice). Des péripéties qui opèrent un
retournement de situation assurent la progression de l’action.
–  Le dénouement est produit par une ultime péripétie. La
« catastrophe » tragique dénoue l’intrigue par la consommation
des malheurs (les morts successives d’Hippolyte et de Phèdre, le
départ de Bérénice). Dans la comédie, les périls disparaissent
avec les obstacles, externes (le mariage un moment empêché
pourra être conclu) ou internes (l’amour l’emporte sur l’amour-
propre chez les personnages de Marivaux). La dramaturgie
classique voulait à la fin de la pièce un dénouement rapide,
complet (réglant le sort de tous les personnages) et nécessaire
(amené par tout ce qui précédait). L’intervention d’un
personnage extérieur surgissant soudain comme un dieu
descendu du ciel (le deus ex machina) était peu recommandée.

OBSERVATION ET ANALYSE
Koltès, Dans la solitude des champs de coton (1985). Le Dealer propose
une mystérieuse transaction à un homme qu’il rencontre, le Client.
Début de la pièce :
LE DEALER. Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est
que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi,
je peux vous la fournir…
Fin de la pièce :
LE CLIENT. Je n’ai rien dit ; je n’ai rien dit. Et vous, ne m’avez-vous
rien, dans la nuit, dans l’obscurité si profonde qu’elle demande trop de
temps pour qu’on s’y habitue, proposé que je n’ai pas deviné ?
LE DEALER. Rien.
LE CLIENT. Alors, quelle arme ?
► Le caractère énigmatique de l’entrée en matière et de la fin brutale de
la pièce (qui semble annoncer un combat imminent) exprime en filigrane
l’étrangeté d’un dialogue où se confrontent deux personnages, réunis ou
séparés par un secret qui ne sera jamais dévoilé (on ne saura jamais
quelle «  chose  » le Dealer peut fournir au Client). C’est contraire aux
principes d’une exposition qui doit définir clairement les relations entre
les personnages et d’un dénouement censé mettre fin à un conflit.

Le découpage de la pièce

La tradition classique française distribue l’action dans des actes dont la


durée correspond sensiblement à l’impression de temps vécu par le
spectateur  ; ils sont séparés par des ellipses temporelles pendant
lesquelles l’action peut continuer à progresser (au XVIIe  siècle, la
représentation s’interrompait pour permettre de moucher les chandelles).
Dans chaque acte, des scènes, de longueur très inégale, sont délimitées
par les entrées et sorties des personnages. L’enchaînement entre les
scènes peut correspondre à un départ (liaison de fuite) ou à l’arrivée
(liaison de recherche) d’un personnage nouveau, le « théâtre » ne devant
jamais rester vide.
La composition en cinq actes et en vers est le grand modèle de la
tragédie française mais aussi de la comédie qui essaie de l’égaler en
dignité : la même année (1636-1637), Corneille écrit deux pièces en cinq
actes et en vers, l’une (L’Illusion comique) présente un faux héros,
Matamore, qui se ridiculise par ses fanfaronnades, et l’autre (Le Cid) un
jeune noble, Rodrigue, qui s’illustre par de véritables exploits. La pièce
en trois actes et en prose est inspirée par le modèle italien  ; c’est la
structure fréquente des comédies de Marivaux. La pièce en un acte est un
héritage de la farce que pratique encore Molière dans son premier succès
à la cour, Les Précieuses ridicules.
Cette structure en actes et en scènes est propre à une dramaturgie
française fondée sur une progression chronologique, un enchaînement
serré et continu des évènements dans un temps réduit et dans un lieu qui
ne change pas beaucoup. D’autres dramaturgies traitent l’espace et le
temps différemment  : l’espace peut être utilisé en hauteur et en
profondeur (c’est la cour d’auberge du théâtre élisabéthain), l’actionpeut
s’étendre sur plusieurs années. Les séquences sont aussi différentes  :
Claudel reprend dans ses drames la «  journée  » de la «  comédie  »
espagnole qui correspond à un nombre défini de vers ; la composition en
«  tableaux  » se fonde sur un déplacement dans l’espace (et une scène
peut être alors simultanée, antérieure ou postérieure par rapport à la
précédente – les allers et retours deviennent possibles dans le temps).

6. Le temps et l’espace

Toute action s’inscrit dans le temps et l’espace. Chacune de ces notions, au


théâtre, appelle plusieurs types d’analyse.

Le temps

La durée de l’action dans le théâtre classique est généralement


réduite à vingt-quatre heures pour n’être pas trop éloignée de la durée de
la représentation (deux heures). Nourrie par un passé proche
(l’installation de Tartuffe chez Orgon) ou plus lointain (le massacre des
Troyens dans Andromaque), que certains personnages portent à la
connaissance du public, une crise se noue et se dénoue rapidement. Cette
concentration du temps accroît la tension dramatique, notamment dans la
tragédie où l’action se déroule dans l’urgence et prend le caractère d’une
fatalité (« le destin, – dit Cassandre dans La guerre de Troie n’aura pas
lieu – c’est simplement la forme accélérée du temps »).
La règle classique de l’unité de temps paraît plus tard invraisemblable :
on ne peut saturer une journée d’évènements, sauf si l’on en fait un
ressort dynamique et comique, comme Beaumarchais dans La Folle
Journée, premier titre du Mariage de Figaro. Hugo la rejette dans la
préface-manifeste de Cromwell et joue librement de la temporalité. Dans
les trois premiers actes de Ruy Blas, il étire l’action sur sept mois,
marquant par des ellipses temporelles les étapes de l’ascension sociale du
héros (valet dans le premier, écuyer du roi dans le deuxième, au pouvoir
dans le troisième), puis, dans les deux derniers, concentre sa chute
brutale en une journée.
Dans la dramaturgie moderne, la temporalité est souvent distendue,
figurant une attente dans laquelle on ne peut mesurer exactement
l’écoulement du temps. De Beckett à Koltès, le temps de l’action devient
indéfini.
L’époque à laquelle se déroule l’action de la tragédie est située dans
le passé lointain de l’Antiquité grecque ou romaine. Le drame
romantique la situe dans un passé plus proche qui peut être défini
explicitement par des didascalies initiales (pour Ruy  Blas,
«  Madrid.  169.  » –  plus précisément, 1698) ou implicitement par la
référence à des faits de société (dans Ruy Blas, don Salluste porte le
«  costume de cour du temps de Charles  II  ») ou par la présence de
personnages historiques (Alexandre de Médicis qui, comme le rappellent
les éditions modernes de Lorenzaccio, a été assassiné en 1537). L’auteur
se soucie d’ailleurs plus d’être compris de ses contemporains que de
respecter strictement la chronologie historique. Ces distorsions entre
l’époque du drame et celle du public auquel il est initialement destiné
peuvent prendre la forme d’anachronismes volontaires et signifiants.

OBSERVATION ET ANALYSE
Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, II, 5 (1935).
Au retour d’une guerre victorieuse, Hector déclare : « Je ne sais si dans
la foule des morts on distingue les morts vainqueurs par une cocarde.
Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde, la double cocarde.
Ce sont leurs yeux.  » La Grèce antique ignorait la cocarde tricolore  :
comment interpréter cet anachronisme flagrant ?
► La référence n’appartient pas au temps (mythique) de la fable mais à
l’époque de la rédaction de la pièce : en 1935, pour Giraudoux, pour les
lecteurs et les spectateurs, ce discours (demandé par le nationaliste
Demokos) évoque ceux prononcés devant les monuments aux morts de
la guerre de 1914-1918. Il est ici détourné par le dramaturge, qui pousse
la provocation jusqu’à faire tenir des propos pacifistes à un «  général
vainqueur  », au lieu de rendre hommage aux morts et de célébrer la
victoire. On peut voir là une dénonciation de l’esprit «  cocardier  » et
belliciste au nom d’une valeur suprême : la vie. Mais en 1935 la menace
d’une nouvelle guerre était sensible en France depuis l’instauration du
régime nazi et on pouvait aussi estimer que, dans ces circonstances, ce
pacifisme n’était pas de mise. La connaissance des différents
renoncements des démocraties occidentales devant l’Allemagne de
Hitler et des évènements dramatiques qui s’en sont ensuivis rend
aujourd’hui ce jugement encore plus légitime et révèle, mieux encore
qu’en 1935, l’ambiguïté de la pièce.

Le théâtre contemporain se soucie peu de situer dans le temps


l’histoire représentée qui, de ce fait, est donc contemporaine de la
représentation.
L’époque de la représentation d’une œuvre du passé peut conduire
à la réinterpréter à la lumière de préoccupations ou d’idées nouvelles.
C’est aujourd’hui le travail de tout metteur en scène d’interroger le passé
représenté à la lumière du présent de la représentation et par là de (faire)
comprendre ce qui se dit de l’histoire des sociétés, des hommes et du
langage dans le texte. En 1995, l’interprétation de Tartuffe donnée par
Ariane Mnouchkine au théâtre du Soleil renouvelait l’actualité de la
satire de la fausse dévotion en faisant directement écho, par les costumes
et le jeu des comédiens concernés, aux intégrismes religieux du Moyen-
Orient.

L’espace

La pluralité des lieux structure l’action dans le théâtre élisabéthain


(Shakespeare) et la comedia du « siècle d’or » espagnol. Ainsi, dans La
vie est un songe (Calderón, 1635), les déplacements du jeune prince
Sigismond entre son « palais rustique » et solitaire sur la montagne et le
palais de son père sont hautement significatifs. Le théâtre classique
français se prive de cette ressource en associant l’unité de lieu à l’unité
de temps au nom de la vraisemblance (un personnage ne pourrait
fréquenter plusieurs lieux en un jour). Aussi le lieu est-il en général
sommairement défini dans les didascalies initiales (dans Le Misanthrope
et Le Tartuffe, «  La scène est à Paris  »  ; dans Phèdre, «  La scène est à
Trézène, ville du Péloponnèse  »). Il faut être à l’affût des didascalies
internes pour comprendre que les personnages du Misanthrope se
rencontrent dans les salles nobles du premier étage où Célimène reçoit
ses visites (Oronte y monte dans la scène 2), et plus encore pour suivre,
dans L’École des femmes, les déplacements d’Arnolphe de la « place de
ville  » annoncée initialement à son «  autre maison  » où il tient Agnès
enfermée et dont seul le jardin est représenté. Le texte définit ici,
implicitement, un espace conçu pour permettre le développement de
l’histoire, cet espace double (public/privé, et même secret) correspondant
à la double identité du personnage (Arnolphe/Monsieur de la Souche).
Dans la dramaturgie classique française, l’action se déroule dans un
lieu de passage, unique mais où peuvent se rencontrer tous les
personnages. Ce lieu varie avec le genre  : dans la tragédie racinienne,
c’est «  un cabinet qui est entre l’appartement de Titus et celui de
Bérénice  » ou «  une chambre du palais de Néron  », c’est-à-dire une
«  antichambre  » placée devant une pièce plus secrète  ; la comédie,
comme on l’a vu, appelle davantage la place publique ou l’espace
domestique.
Peu présent dans le texte, l’espace théâtral s’impose dans la
représentation où il est une construction du scénographe et du metteur en
scène à partir du texte. Ses utilisations se sont développées avec la
disparition des spectateurs aristocratiques qui occupaient une partie de la
scène aux XVIIe et XVIIIe siècles et l’installation du rideau séparant la scène
de la salle (le « quatrième mur »). Au début de chaque acte du Mariage
de Figaro, Beaumarchais, en décrivant ce que « le théâtre représente  »,
multiplie les espaces de jeu, sur scène (un fauteuil, une alcôve) et hors
scène (un couloir, un cabinet, des pavillons), que les personnages en
mouvement occupent et quittent sur le rythme frénétique de cette « folle
journée  ». Les nombreuses indications spatiales du drame romantique
répondent au désir de situer la fable dans la géographie et l’histoire.
Musset, qui ne se soucie pas de la représentation, désigne des lieux
différents au début de chaque scène de Lorenzaccio.
Certains auteurs modernes consacrent de nombreuses didascalies pour
décrire l’espace où évoluent les personnages, allant jusqu’à régler
précisément leurs entrées et leurs sorties dans un «  tableau  ». Dans le
dernier acte de Rhinocéros, Ionesco prévoit l’utilisation de sons pour
faire exister l’espace extérieur  : des barrissements, des bruits effrayants
rendent sensible l’isolement de Bérenger et la menace qui pèse sur lui. La
rareté des didascalies de lieu peut aussi être signifiante  : dans En
attendant Godot, Beckett se contente de mentionner un espace extérieur
vide et un arbre, premiers indices d’une déréliction.

Complément bibliographique

ABIRACHED Robert, La Crise du personnage dans le théâtre moderne,


Grasset, 1978.
BIET Christian et TRIAUD Christophe, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard,
coll. « Folio », 2006.
CONESA Gabriel, Le Dialogue moliéresque, SEDES, 1992.
CORVIN Michel, Lire la comédie, Dunod, 1994.
COUPRIE Alain, Lire la tragédie, Dunod, 1998.
COUTY Daniel et RYNGAERT Jean-Pierre, Le Théâtre, Bordas, 1980.
DELOFFRE Frédéric, Une préciosité nouvelle. Marivaux et le marivaudage,
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HUBERT Marie-Claire, Le Théâtre, Armand Colin, 2008.
LARTHOMAS Pierre, Le Langage dramatique, Armand Colin, 1972.
LOUVAT Bernard, La Poétique de la tragédie classique, SEDES, coll.
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ROUBINE Jean-Jacques, Introduction aux grandes théories du théâtre,
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RULLIER-THEURET Françoise, Le Texte de théâtre, Hachette Supérieur, 2003.
SCHERER Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1954.
UBERSFELD Anne, Lire le théâtre I, II, III, réédition Belin, 1996 et 1999.
III. APPLICATION
MARIVAUX, LES FAUSSES CONFIDENCES (1737)

La pièce apparaît immédiatement comme une comédie de la première


moitié du XVIIIe  siècle. Son titre est thématique et désigne un élément
moteur de la pièce : l’utilisation de paroles « fausses » imitant des paroles
intimes de vérité, des «  confidences  », pour faire naître un amour
authentique légitimé par un mariage.
On trouve dans cette pièce des interrogations qui caractérisent l’auteur et
son époque sur les rapports entre la nature et l’artifice, l’amour et la
condition sociale, le sentiment et l’intérêt, l’amour et l’amour-propre, les
maîtres et les domestiques, l’aspiration des femmes au bonheur et les
contraintes qui pèsent sur elles.

1. L’action et les forces agissantes

Cette fable a le caractère conventionnel de la comédie traditionnelle. Elle


s’en distingue par le fait que ce n’est pas la volonté d’un père tyrannique
qui retarde l’union attendue de deux personnages mais les préjugés sociaux
et l’amour-propre de l’un d’eux. Chez Araminte, l’amour est à naître et il se
heurte à un obstacle intérieur, difficile à lever : comment une jeune veuve
belle et riche peut-elle aimer (ce qui dans la comédie implique le mariage)
un homme qu’elle a engagé pour la servir  ? D’où le recours à la
manipulation par l’emploi de masques (ici, c’est la parole qui est déguisée)
pour faire tomber les résistances du personnage et lui faire éprouver «  la
surprise de l’amour  ». Bien plus qu’un auxiliaire, le valet Dubois est le
meneur de jeu, il tire les ficelles de l’entreprise de séduction et règle
entièrement la communication entre Dorante, d’une part, Araminte et les
autres personnages, d’autre part. Sans l’action froide et calculée de ce
meneur de jeu, la « bonne mine » de Dorante ne suffirait pas à lui assurer le
succès.
Le schéma actantiel analysant les forces en présence peut donc placer
Dubois en position de sujet, l’objet étant bien sûr le mariage de Dorante et
d’Araminte. Son action est inspirée par la sympathie qu’il éprouve pour son
ancien maître («  vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime  »,
I, 2) et par l’amour de Dorante pour Araminte (destinateur). Le destinataire
de cette action est double lui aussi  : elle bénéficie à Dorante, que le
dénouement heureux «  transporte  » de joie (III,  12), mais aussi à Dubois,
qui retire de sa victoire un grand plaisir de vanité («  Ouf  ! ma gloire
m’accable  », III,  13) et peut en espérer une récompense qui le fasse
échapper à sa condition de domestique (« Ma fortune serait la tienne », lui a
promis Dorante –  I,  2). Les opposants sont nombreux  : c’est d’abord
l’absence de fortune de Dorante, qui rend a priori impensable son mariage
avec Araminte, suscite l’hostilité constante de Mme Argante et favorise le
comte Dorimont ; ce sont aussi les désirs de Marton et de M. Remy ; ce sont
surtout les fortes réticences d’Araminte, attachée à la liberté que lui donne
son veuvage. Mais la liste des adjuvants est encore plus longue : le génie de
Dubois, essentiel, peut faire fond sur la beauté de Dorante et la sensibilité
d’Araminte mais aussi sur la résistance de Mme  Argante, de Marton et
d’Araminte elle-même (selon une «  loi  » de la psychologie classique qui
veut que les obstacles aiguillonnent l’amour).
Les enjeux de l’action sont multiples. Les personnages cherchent le
bonheur dans l’amour (Dorante, Araminte), souvent associé à la fortune
(Marton, mais aussi Dorante), dans l’ascension sociale (Mme  Argante,
Marton), dans l’argent (Marton), dans la vanité satisfaite (Dubois). Le
lecteur/spectateur a le plaisir de voir comment le dénouement attendu est
amené par le dramaturge et celui-ci doit faire la preuve de son talent et de sa
connaissance du cœur humain.

2. La composition

Marivaux a placé une péripétie majeure à la fin de chacun des trois actes :
Dubois apprend à Araminte l’amour que Dorante a pour elle (I, 14), la jeune
femme pousse Dorante à lui avouer cet amour (II, 15) avant de se déclarer
elle-même (III, 12 et 13).
La progression de l’action est marquée par les entrées et sorties des
personnages qui donnent à chaque scène sa cohérence et sa tonalité
(émotion, confrontation, comique, etc.). Cependant l’exécution du plan de
Dubois provoque le retour de certaines scènes, typiques des conventions
dont joue cette comédie.
■ Des scènes de « fausses confidences » (appelées par le titre), où
un personnage prend un masque  : celles de Dubois à Araminte
(I,  14, II,  10, II,  12 et III,  9) et à Marton (I,  17), celle –
 involontaire – de M. Remy (II, 2), celles de Dorante à Araminte
(II, 1 et III, 8), celle d’Araminte à Dorante (II, 13).
■  Des scènes de mise à l’épreuve (chères à Marivaux) liées aux
fausses confidences ou provoquées par un objet chargé d’une
valeur affective : c’est l’affaire du portrait (II, 9), prolongée par
celle du tableau (II, 10).
■ Des scènes d’explication où le meneur de jeu parle sans fard pour
informer Dorante (et le spectateur) de sa stratégie (I, 2) et de ses
progrès (I, 16 et III, 1).
■   Des interventions de M.  Remy qui appuie sans le savoir la
manipulation de Dubois (I, 3, II, 2) et III, 5).
■  Des scènes d’aveux  : demi-aveu d’Araminte à Dorante (I,  15),
aveu de Dorante à Araminte (II, 15), aveu complet d’Araminte à
Dorante (III,  12), aveu de Dorante à Araminte concernant
« l’industrie » et le stratagème de Dubois (III,  12), aveu public
d’Araminte amenant le dénouement (III, 13).

3. Les personnages et leur parole

Les Fausses Confidences emmènent le spectateur dans un monde plein


d’artifices mais qui est, paradoxalement, le « Monde vrai ». Les hommes y
« disent tout ce qu’ils pensent, et tout ce qu’ils sentent », « ils se montrent
toujours leur âme à découvert, au lieu que la nôtre est masquée  », mais
«  leur naïveté [sincérité] n’est pas dans leurs mots  […]  : elle est dans la
tournure de leurs discours, dans l’air qu’ils ont en parlant, dans leur ton,
dans leur geste, même dans leurs regards […]. Tout cela forme une langue à
part  » que le théâtre de Marivaux nous fait entendre et comprendre (Le
Cabinet du philosophe, 1734).
C’est cette langue de l’âme que parlent Dorante et Araminte, placés dans
des situations qui les obligent à exprimer leurs sentiments de manière
indirecte et parfois presque inconsciente. Leur parole n’est jamais plus
éloquente (pour le public) que quand elle s’interrompt, se détraque, quand
elle exprime autre chose que les mots qui la composent : un bouleversement
qui ne peut (encore) se dire. Pour être crédible, pour que les personnages
conservent la sympathie du public et n’apparaissent pas comme des roués
ou des hypocrites, cette langue doit paraître naturelle, et c’est ce que
Marivaux voulait obtenir des acteurs en confiant sa pièce aux comédiens
italiens et en multipliant les didascalies significatives qui indiquent une
attitude («  un peu boudant  »), un ton («  brusquement  », «  vivement  »,
« tendrement », « négligemment »), un « air délibéré » ou « rêveur » (et cet
« air » n’est pas affecté), un mouvement (« se jetant à ses genoux »). L’aveu
final d’Araminte (« Et voilà pourtant ce qui m’arrive ») doit être lâché dans
la plus grande spontanéité, «  d’un ton vif et naïf  ». Les modalités de la
parole trahissent, en quelque sorte, les sentiments profonds des
personnages, leur dualité.
Pour ne rien perdre de la subtilité de leur parole, qui est toujours une parole
en situation, le spectateur doit pouvoir connaître ou deviner à tout moment
les sentiments présents des personnages. C’est la fonction, en l’absence de
monologues, des brèves paroles prononcées par un personnage « un moment
seul  » en début ou en fin de scène et des nombreux apartés qui, dans les
phases de tension, font connaître au public un sentiment caché ou refoulé
(« ARAMINTE, à part. – Je n’ai pas le courage de l’affliger !… » – I, 15).
Ces paroles solitaires permettent aussi de compléter les informations
données dans les scènes qui réunissent Dubois et Dorante sur la progression
de la machination. C’est ainsi que Dubois apprend au spectateur que la
colère d’Araminte consécutive à l’aveu de Dorante n’est pas un obstacle
mais une étape attendue de son évolution vers l’amour («  Voici l’affaire
dans sa crise  » –  II,  16). Des didascalies signalent aussi la duplicité des
personnages masqués, comme dans la première scène où les deux complices
se rencontrent devant Araminte : «  DUBOIS. – Madame la Marquise se porte
mieux, Madame (il feint de voir Dorante avec surprise), et vous est fort
obligée… fort obligée de votre attention. (Dorante feint de détourner la
tête, pour se cacher de Dubois). »
Cette position de surplomb par rapport aux personnages est sans doute la
principale source du comique ainsi que du plaisir du spectateur. Elle lui
permet d’apprécier les répliques à double entente de Dorante (par exemple
quand, à la réflexion d’Araminte «  vous avez le temps de devenir
heureux  », il répond «  Je commence à l’être aujourd’hui, Madame  »,
déclaration d’amour implicite –  I,  7), le demi-aveu d’Araminte à Dubois
(«  sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m’aime, et je n’aurais que
faire d’y regarder de si près » – II, 12), la naïveté de Marton (« Ce ne peut
être que mon portrait » – II, 8) ou le double jeu d’Araminte qui se donne le
plaisir d’entendre la déclaration d’amour de Dorante sous prétexte de
vérifier l’information que lui a donnée Dubois (II, 13 et 15).
Le public apprécie aussi l’enchaînement rapide des propos qui accentue
la vivacité des personnages (et du dialogue) par la reprise d’un mot de la
réplique précédente, selon un procédé de la commedia dell’arte : « Est-ce là
la figure d’un intendant  ? Il n’en a non plus l’air…  / L’air n’y fait rien  »
(I,  10). La particularité du dialogue de théâtre de pouvoir être elliptique
lorsqu’il est complété par des gestes ou des signes du corps donne enfin au
spectateur le plaisir de comprendre ce que les personnages ne veulent ou ne
peuvent pas dire. Dans la très courte scène de dénouement qui règle leur
sort, le dernier mot d’Araminte, «  finissons  », adressé implicitement à
Dorante, peut être interprété comme le désir de mettre fin à la discussion
avec Mme  Argante après qu’elle a décidé d’épouser Dorante mais aussi
comme une invitation à la suivre (ce qu’indique la disdascalie  :
« Ils sortent ») et à conclure cette longue scène de séduction dans l’intimité.
Car l’amour, chez Marivaux, n’est pas désincarné.

4. Une illustration de l’amour moderne

L’amour que connaissent les personnages des Fausses Confidences n’est


plus celui des bergeries, idéalisé et exclusivement fondé sur les sentiments.
Déjà en 1723 Marivaux a illustré la défaite de cet amour ancien en montrant
« la double inconstance » d’un couple de villageois : transplantés (de force)
à la cour du prince, Silvia et Arlequin cèdent aux séductions du luxe, se
prennent d’amour pour ceux qui les leur offrent et rompent leur ancien
engagement. Le dramaturge est encore plus clair dans deux pièces
allégoriques  : Le Triomphe de Plutus (1728) affirme que l’amour
désintéressé n’existe plus et qu’«  Un maître sot,  / Un ostrogot  » est aimé
« S’il est pourvu d’un bon magot » ; La Réunion des Amours (1730) conclut
que l’Amour, « trop tendre », doit s’unir à Cupidon, ce libertin qui « ruin[e]
les mœurs », afin que chacun d’eux corrige l’autre de ses excès. C’est cet
amour moderne que connaissent les personnages des Fausses
Confidences ; complexe, il obéit à diverses déterminations.
– La sensualité : Marton (I, 4) et Araminte (I, 6) sont tout de suite
sensibles au physique de Dorante  : «  votre bonne mine est un
Pérou ! », lui dit Dubois, qui vante aussi sa « taille » (I, 2) puis
(« [les] yeux, [les] grâces, [la] belle taille » d’Araminte (I, 14).
– L’intérêt : Marton, fille de procureur devenue « suivante » après
la ruine de son père, est prête à épouser Dorante pour retrouver
sa place dans la société ; Dorante lui-même, qui parle à Araminte
le langage de la tendresse et du désintéressement, n’ignore pas
qu’elle « a un rang dans le monde, [qu’]elle est liée avec tout ce
qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge
dans les finances » et qu’« elle a plus de cinquante mille livres
de rente  » –  il promet d’ailleurs de partager sa future fortune
avec Dubois si celui-ci lui fait épouser Araminte (I, 2).
– La vanité : M. Remy fait valoir son neveu aux yeux de Marton
au moyen d’une fausse confidence (la première de la pièce)  :
«  Savez-vous ce qu’il me dit la première fois qu’il vous vit  ?
Quelle est cette jolie fille-là ? (Marton sourit.) » (I, 4). La vanité
d’Araminte est aussi flattée par les manifestations de la passion
de Dorante que lui rapporte Dubois et elle se donne le plaisir de
se faire courtiser sans en avoir l’air, croyant que Dorante ne sait
pas qu’elle sait qu’il l’aime… D’où aussi sa colère quand l’aveu
de Dorante interdit la poursuite de ce jeu.
– L’amour-propre : les différentes déclarations d’amour indirectes
de Dorante et les preuves de sa passion (le refus du beau parti, le
portrait, le tableau, la lettre) touchent Araminte. C’est pourquoi
cet amour est fortifié par les obstacles qu’on lui oppose ; Dubois
sait bien que les pressions de Mme Argante sur sa fille poussent
celle-ci à affirmer son indépendance en gardant Dorante près
d’elle (« Je serais bien fâché qu’elle la laissât en repos » – III, 1).
–  Les convenances sociales  : quand l’amour se heurte à cet
obstacle, comme chez Araminte, il se manifeste de manière
oblique en prenant les masques de l’estime (I,  12), de la pitié
(« Elle opine tout doucement à vous garder par compassion », dit
Dubois, qui n’est pas dupe –  I, 16), de la mauvaise foi et de la
colère (contre Mme Argante, Dubois, Marton), de l’intérêt (« Je
suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d’un
intendant » – I, 14) ou des bonnes manières (« Je ne vois pas trop
comment m’en défaire, honnêtement  » –  I,  14). Dubois, le
meneur de jeu, prend soin de ne pas lever ces masques qui
permettent à l’amour d’Araminte de se développer sans qu’elle
en prenne une claire conscience.

5. Morale et société

« La scène est chez Madame Argante », précise la didascalie initiale, mais
les lieux évoqués dans la pièce caractérisent un luxueux hôtel particulier
parisien qui ne peut appartenir qu’à Araminte, veuve d’un riche financier,
propriétaire de «  terres  » cultivées par des fermiers, et liée à l’aristocratie
(I, 13). La didascalie désigne sans doute un des nombreux appartements de
l’hôtel, celui de la mère (d’où l’observation du Comte  : «  elle n’est pas
étrangère dans la maison », III, 5) ; l’appartement d’Araminte, lui, se trouve
à l’étage supérieur (I, 1), il constitue l’espace privé de la jeune femme et le
fait qu’à la fin de la pièce elle y introduise Dorante consacre « le triomphe
de l’amour » sur les convenances et les préjugés de la société.
Sur scène, «  chez Madame Argante  », Araminte est en effet exposée aux
pressions de sa mère, « femme brusque et vaine [vaniteuse] » qui incarne les
travers de la morale sociale critiquée par le moraliste. Imbue de la richesse
que sa fille doit à son premier mari, Mme Argante méprise les personnages
de condition inférieure, les domestiques (au rang desquels elle met Dorante)
mais aussi le « petit praticien » M. Remy. Obsédée par le désir de devenir
«  la mère de Madame la comtesse Dorimont  », elle reproche à sa fille de
« n’être qu’une bourgeoise », de « s’endor[mir] dans cet état, malgré le bien
qu’elle a » ; elle rejette comme une « petite réflexion roturière », un trait de
« morale subalterne qui [lui] déplaît » (I, 10) l’idée qu’elle ne gagnerait rien
à épouser le Comte.
Le personnage, en quelque sorte, sert de repoussoir, même si –  comédie
oblige  – Marivaux ne noircit pas le tableau et laisse entendre à la fin que
« sa colère » de voir Araminte épouser Dorante passera. Il permet de faire
accepter l’amour bourgeois qui, s’il n’ignore pas l’intérêt, est d’abord
sensibilité et sentiment. Il y a du bonheur à aimer et à être aimé, et
Araminte ne tient pas rigueur à Dorante de son «  stratagème  »  : «  il est
permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui
pardonner lorsqu’il a réussi » (III, 12). Ce pourrait être la « morale » de la
pièce, mais le metteur en scène (ou le lecteur) peut aussi mettre l’accent sur
la manipulation et donc l’ambiguïté de la comédie de Marivaux.
CHAPITRE 6

L’essai et les genres littéraires


de l’argumentation

Traditionnellement, la typologie des genres distingue quatre grands


ensembles de textes dont les trois premiers seuls doivent à leurs
caractéristiques formelles d’être facilement identifiés. Le dernier ensemble,
désigné sous l’appellation de «  prose d’idées  », réunit des textes qui
cherchent moins à divertir le lecteur qu’à lui transmettre une opinion ou des
valeurs, à le persuader d’adopter un point de vue que l’auteur présente
comme sa vérité et qui tirent une valeur esthétique de leur écriture, de leur
composition. L’essai sera donc au cœur de ce chapitre, qui abordera aussi
d’autres genres de l’argumentation.

Cadre pour l’étude d’un texte argumentatif


(Les pistes proposées ici sont développées p. 176.)

I. APPROCHE HISTORIQUE

L’essai s’impose comme «  genre  » au XIXe  siècle où il concurrence et


remplace les autres formes de « littérature d’idées » comme l’apologue et la
fable, qui recourent à la narration d’une histoire fictive plus ou moins
longue, ou la maxime, qui recherche au contraire l’abstraction dans une
formulation concise et frappante. Dans son développement, il peut être
comparé au roman : ce genre « fourre-tout » est devenu dominant dans le
domaine de la prose non fictionnelle vouée à la pensée discursive,
argumentée. Mais, contrairement au roman (ou au théâtre, à la poésie), il
n’adopte pas une visée esthétique et, de ce fait, n’est pas en soi littéraire.
Les Essais de Montaigne constituent le modèle canonique de ce genre
hybride et multiforme, caractérisé par la modestie déclarée de son projet (ce
n’est pas un traité scientifique et il ne prétend pas atteindre à une vérité
absolue), par sa subjectivité assumée qui permet l’expression d’une pensée
originale, voire paradoxale, par sa liberté d’écriture et de composition, par
une propension à l’autoréflexivité (il peut intégrer son propre
commentaire).
Le XVIIe siècle et les classiques, épris d’universalité, condamnent l’écriture
personnelle de Montaigne : la maxime et la fable, héritées de l’Antiquité, le
sermon (Bossuet), les Pensées de Pascal (pour qui « le moi est haïssable »)
prétendent délivrer une vérité générale, non l’expérience et la personnalité
d’un homme. Montaigne trouve un continuateur en Rousseau dont les
Rêveries introduisent la dimension autobiographique dans le genre de
l’essai. Auparavant, celui-ci, sous différentes formes (dialogues, lettres), a
largement contribué au débat d’idées, à la réflexion philosophique et
politique, à la critique de l’Ancien Régime.
Au XIXe  siècle, avec l’autonomie croissante des écrivains, l’essai connaît
une réelle fortune, en relation avec le développement du journalisme. Au
e
XX  siècle, grâce à la réactivité que lui confère la rapidité de son écriture, à
la diversité de ses formes, à sa liberté de ton, il devient un genre majeur,
favorisé par le rôle dominant des médias : sur les sujets les plus divers et les
plus actuels, il permet aux écrivains et aux intellectuels de participer aux
grands débats idéologiques mais aussi de réfléchir sur leur pratique. Il
conserve, depuis Montaigne, une aptitude à exprimer des prises de position
originales, paradoxales.

La littérature d’idées aux XVIe et XVIIe siècles

XVIe siècle XVIIe siècle

Érasme, Éloge de la Folie (1509). Guez de Balzac, Lettres (1624).


Machiavel, Le Prince (1513). La Mothe Le  Vayer, Dialogues
Thomas More, L’Utopie (1516). (1631).
Rabelais, Pantagruel (1532), Vaugelas, Remarques sur la langue
Gargantua (1534) française (1647).
Du  Bellay, Défense et illustration D’Aubignac, Pratique du théâtre
de la langue française (1549). (1657).
André Thevet, Singularités de la Pascal, Les Provinciales (1656) –
France antarctique (1557).  Pensées (1670).
Jean de Léry, Histoire d’un voyage Bossuet, Sermons (1662).
fait en la terre du Brésil (1578). La Rochefoucauld, Maximes
La Boétie, Discours de la (1664).
servitude volontaire (1574). La Fontaine, Fables (1668-1693).
Jean Bodin, La République (1576). Fontenelle, Histoire des oracles
Montaigne, Essais (1588-1595). (1686).
La Bruyère, Les Caractères
(1688).
Bayle, Dictionnaire historique et
critique (1695-1697).
Fénelon  : Les Aventures de
Télémaque (roman pédagogique,
1699).

La révolution culturelle de la Renaissance voit l’essor de la littérature


d’idées : la pensée critique, satirique, paradoxale s’exprime dans L’Éloge de
la Folie, L’Utopie, les romans de Rabelais (qui sont aussi des apologues
inspirés par l’humanisme et l’évangélisme du premier XVIe  siècle).
L’ouverture d’esprit se manifeste dans les récits de voyage d’André Thevet
et de Jean de  Léry et de manière plus éclatante dans les Essais de
Montaigne, qui abordent tous les sujets et font une large place à
l’expression du moi. Avec Machiavel, La Boétie, Bodin, l’essai s’ouvre à la
réflexion politique. Le manifeste de Du Bellay en faveur de la langue et la
littérature françaises marque une date dans l’histoire littéraire.
Au XVIIe  siècle, la doctrine classique s’élabore dans les écrits de Guez
de Balzac, Vaugelas, d’Aubignac et dans l’Art poétique de Boileau (1674).
Les moralistes rivalisent de virtuosité en pratiquant dans les Fables, les
Maximes, les Caractères une esthétique de la discontinuité conforme au
goût des mondains ou en recourant à l’éloquence religieuse (Bossuet)  ; ils
donnent de l’être humain et de la société une vision pessimiste, souvent
accentuée par l’inspiration chrétienne et le jansénisme (Pascal), et
n’épargnent pas le pouvoir royal (Fénelon). L’esprit critique, né avec le
libertinage (La  Mothe Le  Vayer), vise aussi la religion  ; il se fait plus
systématique et «  philosophique  » à la fin du siècle avec Fontenelle et
Bayle.

Le débat d’idées au XVIIIe siècle

Marivaux, Le Spectateur français et autres Rousseau, Lettres à Malesherbes (1762) et autres


« journaux » (de 1717 à 1734). écrits autobiographiques (rédigés de 1767 à
Voltaire, Lettres philosophiques (1734). 1778) : Confessions, Rêveries du promeneur
Montesquieu, De l’esprit des lois (1748). solitaire, Dialogues.
Diderot, Lettre sur les aveugles (1749) Voltaire, contes philosophique (Zadig, 1748 ;
Encyclopédie (1751-1772). Candide, 1759 ; L’Ingénu, 1767) – Traité sur la
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts tolérance (1763) – Dictionnaire philosophique
(1750) et Discours sur l’origine de l’inégalité (1764).
parmi les hommes (1755) – Lettre à d’Alembert Diderot, Le Rêve de d’Alembert (1769) –
(1758).  Supplément au Voyage de Bougainville (1773).
Voltaire, Essai sur les mœurs (1756). Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des
Helvétius, De l’esprit (1758). progrès de l’esprit humain (1795).
Rousseau, Émile et Du contrat social (1762).

Au XVIIIe  siècle, les écrivains utilisent ou inventent différentes formes


d’essais pour dialoguer et se confronter avec leur temps. Comme le
Spectator anglais, Marivaux, dans des périodiques, se fait l’observateur
malicieux des mœurs de ses contemporains. C’est aussi après Locke (Essai
sur l’entendement humain, 1690) et Hume (Traité de la nature humaine,
1739-1740) que Voltaire rédige ses Lettres anglaises (ou son Essai sur les
mœurs et l’esprit des nations).
Le « genre » multiforme de l’essai devient l’instrument du combat que les
« philosophes » mènent contre la monarchie absolue, l’Église, la religion et
pour diffuser, habilement et sur tous les modes (sérieux, plaisants,
satiriques), les idées nouvelles (Condorcet en fera le «  tableau  » sous la
Révolution). Les essais des Lumières se caractérisent par la prééminence de
la dimension politique et par la diversité de leur forme : polémiques et non
plus méditatifs, ils se présentent comme des traités ou des discours, parfois
versifiés (Voltaire, Discours sur l’homme, 1738), mais aussi comme des
contes à valeur d’apologues, des articles de dictionnaire, des dialogues
(Supplément au Voyage de Bougainville), des lettres (Lettres
philosophiques), parfois adressées à un destinataire bien réel (Lettre à
d’Alembert sur les spectacles, Lettres à Malesherbes).
Le débat d’idées est général, il se poursuit dans les écrits autobiographiques
de Rousseau, sous-tendus par un souci d’autojustification, et jusque dans le
roman (Lettres persanes, La Nouvelle Héloïse, Jacques le Fataliste).

L’avènement de l’essai au XIXe siècle


Chateaubriand, Essai sur les révolutions (1797) – Sainte-Beuve, Causeries du lundi et Nouveaux
 Génie du christianisme (1802). lundis (de 1851 à 1870).
Mme de Staël, De la littérature (1800) – De Hugo, William Shakespeare (1864).
l’Allemagne (1810). Larousse, Grand dictionnaire universel du
e
Courier, Pamphlets (1815-1824). XIX  siècle (1864-1876).
Stendhal, De l’amour (1822) – Racine et Taine, Les Origines de la France contemporaine
Shakespeare (1825). (1875-1893).
Tocqueville, De la démocratie en Amérique Zola, Mes haines et Mon Salon (1866), Le Roman
(1835-1840). expérimental (1880), La Vérité en marche (1901).
Baudelaire, Salons de 1845, 1846 et 1859 – L’Art Bourget, Essais de psychologie contemporaine
romantique (1869). (1883-1885).
Michelet, Le Peuple (1846). Renan, L’Avenir de la science (1888).

Dans la société industrielle et libérale qui se met progressivement en place


après la Révolution française, les repères, les valeurs, la morale publique
sont en débat. L’essai connaît un développement considérable, favorisé par
l’essor de la presse qui permet aux écrivains de s’exprimer, de se faire
connaître et pour certains de trouver des ressources qui assurent leur
autonomie par rapport aux pouvoirs1. À côté d’ouvrages monumentaux
mûrement réfléchis (Génie du christianisme, De la démocratie en
Amérique, William Shakespeare) paraissent des recueils d’articles,
chroniques, critiques littéraires ou artistiques (les Salons de Baudelaire, les
Lundis de Sainte-Beuve). Des textes fragmentaires, écrits dans l’urgence de
combats littéraires ou politiques pour défendre des idées et des valeurs, sont
réunis en volume et prennent une valeur de témoignage (Zola). Dans la
lignée de l’Encyclopédie, les articles d’un Grand dictionnaire annoncé
comme universel ne sont pas dépourvus de parti pris.
L’essai se prête en effet à l’affirmation d’idées nouvelles, littéraires
(Mme de Staël, Stendhal) ou politiques (Renan, qui rédige L’Avenir de la
science en 1848), à l’expression des personnalités artistiques (Baudelaire,
Zola), à l’examen critique de la société (Tocqueville, Michelet). À la fin du
siècle, les « intellectuels » interviennent dans les questions qui agitent leur
époque (Zola).

Fortune et diversité de l’essai au XXe siècle

Péguy, Cahiers de la quinzaine, Notre jeunesse Camus, L’Homme révolté (1951).


(1910). Lévi-Strauss, Race et histoire (1951) – Tristes
Rolland, Au-dessus de la mêlée (1915). tropiques (1955).
Alain, Propos (1906-1936). Fanon, Peau noire, masques blancs, (1952).
Valéry, Variété (1924-1944). Malraux, Les Voix du silence (1951).
Breton, Manifestes du surréalisme (1924 et 1930) Barthes, Le Degré zéro de l’écriture (1953) –
– Le Surréalisme et la Peinture (1946).  Essais critiques (1964).
Benda, La Trahison des clercs (1927). Genette, Figures (1966 à 2002).
Gide, Voyage au Congo (1927), Retour de l’URSS N. Sarraute, L’Ère du soupçon (1956).
(1936). Foucault, Folie et Déraison. Histoire de la folie à
Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune l’âge classique (1961).
(1938). Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (1964).
Rousset, L’Univers concentrationnaire (1946). Aragon, Les Incipit (1969) – Henri Matisse,
Sartre, Réflexions sur la question juive (1946) – roman (1971).
 Situations II (1948). Régis Debray, Le Pouvoir intellectuel en France
Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949). (1979).
S. Weil, La Condition ouvrière (1951). Furet, Le Passé d’une illusion (1995).

Les ruptures, les engagements des écrivains (Breton, Sartre, Robbe-Grillet),


leurs réflexions diverses (Valéry), portant souvent sur leur propre écriture
(Aragon) ou sur l’art (Breton, Malraux, Aragon), s’expriment dans les
essais, de même que la critique littéraire, fortement renouvelée au XXe siècle
(Barthes, Genette). S’y développe aussi, dans la première moitié du siècle,
un constant débat d’idées suscité par des événements historiques majeurs et
amplifié par les médias. La Première Guerre mondiale (R.  Rolland), le
communisme (Gide, Camus et plus récemment Furet), le colonialisme
(Gide), le franquisme (Bernanos), la déportation (Rousset), l’antisémitisme
(Sartre), l’ethnocentrisme (Lévi-Strauss) suscitent témoignages, analyses et
prises de position, ainsi que la condition ouvrière (S.  Weil), celle de la
femme (S. de Beauvoir) ou du colonisé (Fanon).
Dans les décennies suivantes, l’essor des sciences humaines et la
médiatisation croissante assurent la fortune de ce genre multiforme et
ouvert à toutes les disciplines  ; l’édition lui consacre désormais des
collections spécifiques, certains intellectuels acquièrent le statut de penseurs
autorisés. Se prêtant à la polémique, à l’expression d’opinions originales
voire paradoxales et favorisant ainsi le relativisme illustré déjà par
Montaigne, il peut aussi être utilisé pour le combattre (Alain Finkielkraut,
La Défaite de la pensée, 1987).

II. APPROCHE POÉTIQUE

L’approche historique a montré la place centrale que l’essai occupe depuis


deux siècles parmi les genres de l’argumentation. Il doit son succès à son
caractère hybride, réunissant un ensemble de propriétés qui lui permettent
de concurrencer les autres genres. Comme l’utopie, l’apologue et souvent la
maxime, il fustige les idées reçues, cultive volontiers le paradoxe, pratique
la polémique : c’est un discours agonique2, qui combat toutes les formes du
conservatisme. Comme l’apologue, il peut recourir au récit (même s’il
exclut a  priori la fiction) et au dialogue. Comme les récits
autobiographiques, les Mémoires, les journaux, il peut faire entendre la voix
de l’auteur et s’examiner lui-même, dans une attitude réflexive.
Caractérisant l’essai comme un « entre-deux énigmatique », Pierre Glaudes
et Jean-François Louette le situent entre prose et poésie et mettent l’accent
sur l’importance de la dimension poétique dans l’essai où s’exercent à la
fois la rigueur logique du texte argumentatif et la dérive de l’imprévisible
du texte poétique.
Certes, l’essai prétend se situer du côté de la pensée, c’est-à-dire aussi de la
vérité, mais son ambition est limitée. «  Les essayistes, à commencer par
Montaigne, s’attachent à des objets qu’ils ne se flattent jamais d’embrasser
en totalité3. » Contrairement aux auteurs de traités, aux écrivains d’idées, ils
ne refoulent pas non plus leur personnalité, n’ignorent pas leurs partis pris,
connaissent même le doute. Depuis Montaigne, le mot essai porte d’ailleurs
en lui-même une idée de doute  : «  Si mon âme pouvait prendre pied
[se fixer], je ne m’essaierais pas, je me résoudrais. » C’est leur vérité qu’ils
expriment, elle-même sujette à évolution, à interrogation, mise en balance
dans une réflexion qui passe par une confrontation ou un dialogue avec
l’autre. Ils se soucient aussi du style, ce qui, paradoxalement, rapproche
l’essai de la poésie, par exemple dans certains essais de Camus (Noces et
L’Été).
Les genres de l’argumentation n’ont donc pas de frontières assurées, ce qui
incite à les aborder de manière transversale, selon des catégories qui
permettent de les opposer ou de les rapprocher : la démarche argumentative,
qu’il faut pouvoir comprendre et apprécier  ; l’énonciation personnelle, à
laquelle ils accordent une place variable  ; le recours à la narration et au
dialogue ; le travail du style et de la forme.

1. La démarche argumentative

L’argumentation : caractérisation

Argumenter, c’est répondre à une question en confrontant un discours


à un autre. Dans un texte à visée argumentative, l’auteur soutient une
conclusion (la thèse proposée) et en combat une autre (la thèse rejetée).
Pour ce faire, il présente au lecteur un argument recevable (ou plusieurs,
ordonnés dans une argumentation) qui l’oriente vers l’acceptation de la
conclusion. «  Il y a toujours à la fois “plus” et “moins” dans la
conclusion que dans l’argument  : la conclusion est moins assurée que
l’argument exactement dans la mesure où elle dit plus que l’argument4. »
Un argument qui va à l’encontre d’une conclusion (ou d’un argument)
constitue une objection ; celle-ci appelle une réponse qui consiste soit en
sa réfutation par un nouvel argument, soit en son acceptation et donc à
l’abandon de la conclusion initiale.
Si l’on peut caractériser l’argumentation comme le passage d’un
énoncé argumentatif à un énoncé conclusif, il ne s’ensuit pas que la
structure de l’argumentation corresponde toujours à ce schéma de
base  : la conclusion peut être présentée d’emblée et justifiée ensuite,
comme dans certaines fables de La  Fontaine («  La Jeune Veuve  », par
exemple) ; elle peut être laissée à l’appréciation du lecteur, comme dans
la parabole ou dans certains contes philosophiques de Voltaire (Zadig ou
Petite digression) ; elle peut encore tirer sa force de persuasion non d’un
argument mais de sa forme même, particulièrement dans le genre
lapidaire de la maxime.
L’argumentation est dynamique  : elle assure la progression de la
pensée, vise à modifier les idées du destinataire, à lui faire rejeter les
idéologies dominantes, les opinions établies, la doxa (particulièrement
dans le discours utopique –  voir l’analyse du Supplément au Voyage de
Bougainville p. 189). De ce fait, elle recourt souvent au paradoxe et peut
prendre des formes polémiques comme le pamphlet.
Le destinataire de l’argumentation (pour nous, le lecteur), s’il ne veut
pas être manipulé, doit donc être capable de l’analyser, de faire apparaître
son caractère problématique et non purement démonstratif (la question
posée n’appelle pas qu’une seule réponse). Il doit notamment expliciter
ce qui est implicite, repérer les appréciations ou les connotations
affectives ainsi que les valeurs binaires (opposant, par exemple, le vrai et
le faux, le bien et le mal, le beau et le laid, l’utile et l’inutile, la croyance
et la réalité) qui transforment les faits évoqués en arguments, comprendre
l’idéologie qui la sous-tend (et que l’on peut contester).

Les types d’arguments

L’argumentation n’est pas une démonstration scientifique  : les


arguments visent, par des moyens divers et plus ou moins acceptables, à
imposer une opinion à l’interlocuteur. Les rhétoriciens, les logiciens et
les linguistes en ont distingué un grand nombre, qui ne peuvent qu’être
sommairement évoqués ici5.
■ Les arguments « quasi logiques » doivent à leur enchaînement,
au maniement de concepts, à leur abstraction une apparence
démonstrative mais restent réfutables.
– Ils peuvent procéder par (re)définition ou association de notions,
établir des comparaisons, des distinctions, des incompatibilités
(notamment des dilemmes).
–  Ils peuvent être fondés sur la logique formelle  : le principe
d’identité  ; les règles de réciprocité ou de transitivité  ; le raisonnement
par l’absurde qui montre le caractère illogique d’un principe en évoquant
ses conséquences  ; la division d’un problème en différentes questions
examinées successivement ou l’inclusion d’un élément dans un ensemble
déjà jugé ; la référence à un cas semblable ou à un précédent.
■ Les arguments « empiriques », fondés sur la réalité, recourent
à :
–  l’observation des causes, des conséquences ou de la succession
des faits  ; l’évocation de faits émouvants, qui semblent parler
d’eux-mêmes ;
–  la confrontation (disqualification de la personne de l’adversaire,
argument d’autorité, argument a fortiori) ;
–  l’induction, qui généralise en invoquant un exemple, une
illustration (comme le fait l’apologue), un modèle ; l’analogie.
■ Certains arguments visent plus particulièrement à manipuler ou
intimider l’interlocuteur :
– en faisant appel au « bon sens », au conformisme : aux valeurs
d’une société, à de prétendues vérités générales (maximes,
proverbes), à une normalité admise sans examen, aux lieux
communs  ; l’interlocuteur peut aussi être amené à accepter une
opinion par des questions rhétoriques ou être embarrassé par des
questions polémiques lui faisant, par exemple, constater son
ignorance ;
– en recourant à la ruse ou la violence pour tromper délibérément
l’interlocuteur par des sophismes qui n’ont que l’apparence de la
vérité (des paralogismes sont simplement faux)  ; au paradoxe
pour le déstabiliser, à l’ironie pour le ridiculiser, à l’émotion (au
pathos) pour mieux le persuader.

OBSERVATION ET ANALYSE
Retour sur la préface du Tartuffe (citée p. 168).
► 1. Dans ce passage, Molière s’implique totalement comme auteur de
théâtre  ; les verbes d’opinion («  Je sais  », «  Je ne vois pas  », «  Je
doute  », «  je ne sais  », «  J’avoue  », «  je ne trouve point  », «  je
soutiens ») rythment la progression de l’argumentation.
► 2. Il s’oppose aux dévots (le prince de Conti), aux jansénistes (Nicole
et Pascal) et aux hommes d’Église (Bossuet) qui condamnent le théâtre
comme un art pernicieux. Leur argument, en forme de paradoxe, semble
irréfutable puisqu’il ne nie pas que le théâtre français représente des
« passions […] pleines de vertu » mais y voit justement le principe de sa
nocivité  : de telles passions sont plus séduisantes, donc plus
dangereuses. Il relève pourtant plus de la logique abstraite que de
l’expérience.
► 3, 5 et 6. Le premier argument de Molière consiste à s’appuyer sur
la concession faite par ses adversaires pour rendre irrecevable leur
condamnation du théâtre en jouant sur l’opposition entre « honnête » et
un «  grand crime  »  ; c’est un argument à la fois empirique et «  quasi
logique », qui s’impose comme une évidence. Un deuxième argument,
empirique lui aussi, invoque « la nature humaine » comme une réalité à
laquelle il est vain de vouloir s’opposer. C’est pourtant ce que font les
adversaires du théâtre, inspirés par un radicalisme religieux que Molière
condamne  : en feignant de faire l’éloge de ces hommes doués d’«  un
haut étage de vertu  », d’«  une si grande perfection  » qu’ils peuvent
bannir tout divertissement, il les présente moins comme des saints que
comme des êtres que leur «  pleine insensibilité  » rend inhumains. Un
troisième argument (« quasi logique »), sous forme de concession vite
réfutée, accentue cette critique : le théâtre est condamnable « si l’on veut
blâmer toutes les choses », mais justement la démesure de cette attitude
(soulignée par les superlatifs et les adverbes –  «  directement  »,
«  entièrement  ») la rend indéfendable. Le dernier argument
(empirique) s’appuie à nouveau sur la nature humaine  : «  les hommes
[ont] besoin de divertissement ».
► 4 et 7. Le vocabulaire employé présente de manière défavorable les
adversaires du théâtre  : ces dévots nient la sensibilité inhérente à la
nature humaine, refusent de voir les hommes «  s’attendrir  » et
voudraient les vouer à des « exercices de piété » sans « intervalles ». La
modestie et la prudence affectées de Molière (il ne condamne pas, il
«  doute  », il n’affirme pas, «  [il] ne sai(t) si…  ») sont démenties par
l’emploi de ce vocabulaire qui caractérise les dévots par l’excès  : ils
manquent d’une vertu essentielle pour les moralistes classiques, la
modération, les objectifs qu’ils assignent aux hommes sont inaccessibles
(ces dévots seraient donc des hypocrites, comme Tartuffe). L’ironie est
perceptible dans l’hésitation feinte entre le désir – réalisé par le théâtre –
de « rectifier et adoucir les passions » et celui – irréaliste – de « vouloir
les retrancher entièrement ».
►  8. Molière peut alors soutenir une conclusion qui va au-delà de
l’argumentation précédente en affirmant –  sans présenter de nouvel
argument  – que le théâtre, quand il prend en compte la morale, est le
« plus innocent » des divertissements. Tout en se plaçant habilement sur
le terrain de la morale chrétienne qui condamne les passions, il refuse
que la société soit régie par l’Église.

Exercice 26. Étudier l’argumentation dans cet extrait des Lettres


persanes de Montesquieu. (Corrigé p. 224.)

On a beau dire qu’il n’est pas de l’intérêt du prince de souffrir


plusieurs religions dans son État. Quand toutes les sectes du monde
viendraient s’y rassembler, cela ne lui porterait aucun préjudice, parce
qu’il n’y en a aucune qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la
soumission.
J’avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion. Mais,
qu’on y prenne bien garde : ce n’est point la multiplicité des religions
qui a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance, qui animait celle
qui se croyait la dominante  ; c’est cet esprit de prosélytisme que les
Juifs ont pris des Égyptiens, et qui, d’eux, est passé, comme une
maladie épidémique et populaire, aux mahométans et aux chrétiens ;
c’est, enfin, cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être
regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine.
Exercice 27. 1. Expliciter les thèses qui s’opposent dans ce texte
de Camus extrait de « Surréalisme et révolution » (L’Homme révolté,
1951). 2. Quels sont les moyens littéraires de l’argumentation ?
(Corrigé p. 224.)

Le mythe construit autour de Rimbaud suppose et affirme que plus


rien n’était possible après la Saison en enfer. Qu’est-ce donc qui est
impossible au poète couronné de dons, au créateur inépuisable  ?
Après Moby Dick, Le Procès, Zarathoustra, Les Possédés,
qu’imaginer  ? Pourtant, de grandes œuvres, après celles-ci, naissent
encore qui enseignent et corrigent, témoignent pour ce qu’il y a de
plus fier en l’homme et ne s’achèvent qu’à la mort du créateur. Qui ne
regretterait cette œuvre plus grande que la Saison, et dont une
démission nous a frustrés ?

2. L’implication de l’auteur

Dans les genres voués à l’expression d’une pensée, les idées peuvent être
présentées comme des vérités universelles, impersonnelles : c’est le cas de
la maxime et, dans une moindre mesure, de l’apologue. L’essai, au
contraire, n’occulte pas la personne de l’écrivain (même quand il n’en fait
pas, comme Montaigne « la matière de [son] livre ») et celle-ci est encore
plus présente dans les genres d’inspiration autobiographique.

L’argumentation impersonnelle : la maxime et la sentence

La maxime, illustrée par La  Rochefoucauld au XVIIe  siècle, est un


genre savant et mondain qui s’oppose au proverbe, populaire. Elle veut
énoncer une pensée, une sentence de la plus haute importance
(étymologiquement maxima sententia), elle assène une vérité générale (le
présent « gnomique » est habituel) présentée dans une forme lapidaire et
impersonnelle. Cette forme élaborée, jouant sur les figures de rhétorique,
les oppositions, les symétries donne un caractère d’évidence à une pensée
pourtant volontiers paradoxale. L’effet de surprise est recherché  ; il est
souvent accentué, chez les moralistes, par une vision démystificatrice,
pessimiste de la condition humaine. Mais, au total, le lecteur peut être
davantage séduit par l’originalité et la formulation de la pensée que par
sa justesse.
La sentence se distingue de la maxime par sa forme : elle ne constitue
pas un genre en elle-même. C’est une pensée détachable (et souvent
connue hors de son contexte) qui se rencontre dans les fables, dans le
théâtre classique (où elle se moule dans l’alexandrin), dans l’essai, où
elle formule de manière mnémonique la conclusion d’une argumentation,
mais aussi dans le carnet et le journal où elle contribue à exprimer une
personnalité originale.

OBSERVATION ET ANALYSE
1. La Rochefoucauld, Maximes (1678)
72. – Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus
à la haine qu’à l’amitié.
158. – La flatterie est une fausse monnaie qui n’a de cours que par notre
vanité.
►  La maxime 72 présente une idée paradoxale  : le sens commun
définirait plutôt l’amour comme un sentiment proche de l’amitié, mais
plus intense, plus passionné, plus exclusif. C’est ce caractère, justement,
qui peut justifier son rapprochement avec la haine, visible dans les
«  effets  » d’un amour déçu ou trahi (voir par exemple le personnage
d’Hermione dans l’Andromaque de Racine).
►  Dans la maxime  158, l’association des deux notions paraît au
contraire aller de soi  : le compliment flatteur étant excessif, hypocrite
(ce que souligne la métaphore filée de la fausse monnaie), il ne peut être
accepté que par une personne aveuglée par sa vanité.
►  Le paradoxe suscite la réflexion du lecteur, la métaphore filée son
adhésion plus immédiate.
2. Alain, Propos sur la nature (1er juillet 1933)
Réveille-toi, c’est le mot du peintre.
►  La sentence, très lapidaire, joue sur le sens figuré (à la fois
métaphorique et hyperbolique) du verbe réveiller  : un grand peintre
révèle au public –  prisonnier de sa sensibilité, de ses habitudes, des
conventions de son époque  – des aspects du monde qu’il n’avait pas
remarqués. «  Ce sont les peintres qui nous forment à observer  », dit
encore Alain. Mais ce jugement vaut-il pour la peinture non figurative ?

Exercice 28. Analyser et commenter les sentences suivantes. (Corrigé


p. 225.)

1.  LITTÉRATURE. Combien on s’ignore, on le mesure en se relisant.


(Valéry, Tel quel, Pléiade II, p. 625.)
2. Le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie. (Claude Lévi-Strauss,
Race et histoire, 1951.)

L’écriture personnelle de l’essai

Depuis l’origine, l’essai fait entendre une voix, évoque des sentiments
voire des émotions propres à la personne de l’auteur, qui apparaît comme
le garant des réflexions qu’il énonce et veut faire admettre au lecteur. Il
ne se présente pas en effet comme un traité scientifique démontrant une
vérité absolue mais comme l’expression d’une pensée en mouvement,
susceptible d’évoluer. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », dit
Montaigne, qui sait que « [son] âme […] est toujours en apprentissage et
en épreuve » – et le titre de l’œuvre insiste sur la modestie du projet. Il y
a donc une part de subjectivité dans l’essai, revendiquée chez Montaigne,
plus ou moins perceptible chez ses successeurs.
Cette voix personnelle est d’autant plus sensible que l’essai semble
voué à l’expression d’une pensée originale, souvent en contradiction avec
l’opinion commune, la doxa  : il affectionne le paradoxe et même la
provocation, deux moyens d’affirmer la singularité d’un esprit libre et
critique. C’est par exemple le Paradoxe sur le comédien (1769) où
Diderot affirme, contrairement à l’idée reçue, que le grand comédien a
« de la pénétration et nulle sensibilité » car la sensibilité qu’il montre sur
scène est jouée, il imite la nature humaine de manière réfléchie. C’est
aussi Rousseau qui, après Montaigne (voir p.  185), soutient que les
« sauvages » sont plus heureux que « les hommes civilisés » qui veulent
leur imposer leurs mœurs (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les
hommes, 1755). C’est encore le cas de Zola qui, dans Le Roman
expérimental (1880), dénonce «  la haine de la littérature  » chez le
personnel politique républicain :

Il faut que cela soit dit nettement : la littérature est au sommet avec la
science ; ensuite vient la politique, tout en bas, dans le relatif des choses
humaines. […] Le milieu de vacarme, de secousses, de préoccupations
effrayantes et sottes, dans lequel la politique nous fait vivre depuis dix
ans, n’est-il pas un milieu intolérable où l’esprit fini par étouffer  ?
Relisez notre histoire. À chaque convulsion, pendant la Ligue, pendant
la Fronde, pendant la Révolution française, la littérature est frappée à
mort, et elle ne peut ressusciter que longtemps plus tard, après une
période plus ou moins longue d’effarement et d’imbécillité.

L’auteur parle ici en son nom propre et affirme sa personnalité (le


«  tempérament  », selon le mot de l’époque), bien persuadé, comme
Baudelaire avant lui, que celle-ci est la marque et la condition de l’art (on
pourrait même dire que c’est quand il exprime une personnalité que
l’essai appartient à la littérature –  nous y reviendrons). Son
argumentation tire sa force de conviction des arguments factuels
présentés par Zola (les considérations sur l’histoire littéraire) mais aussi
de l’implication personnelle de l’auteur  : la critique adressée aux
républicains modérés qui venaient d’accéder au pouvoir a d’autant plus
de poids qu’elle est formulée par un romancier dont le talent est reconnu
depuis le succès de L’Assommoir et qui n’a cessé d’affirmer ses
convictions républicaines depuis 1868.

OBSERVATION ET ANALYSE
Sartre, Présentation des Temps modernes (1945)
Nous ne voulons pas avoir honte d’écrire, et nous n’avons pas envie de
parler pour ne rien dire. […]  L’écrivain est en situation dans son
époque  : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je
tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit
la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce
n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas était-ce
l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de
Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de
ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa
responsabilité d’écrivain.
► Le pronom nous désigne Sartre et le comité de rédaction de la revue
Les Temps modernes, dont il présente ici les orientations. Celles-ci sont
conformes à sa philosophie existentialiste selon laquelle l’écrivain,
comme tout homme, est «  en situation dans son époque  » et doit
nécessairement en affronter les problèmes, faire des choix au cours
desquels il exerce sa liberté et engage sa responsabilité (il ne peut « tirer
son épingle du jeu »). D’où sa conclusion (formulée implicitement dans
cet extrait) qui demande à l’écrivain de s’engager dans le mouvement
révolutionnaire et qu’il appuie par trois exemples illustres ayant valeur
d’argument puisqu’ils réfutent une objection possible du lecteur.
► Sartre précise dans la suite de son texte qu’il n’entend pas réduire la
littérature à la propagande  : «  dans la “littérature engagée”,
l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature et […]
notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un
sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui
donner la littérature qui lui convient ».

Exercice 29. Camus a réuni des essais poétiques dans Noces et L’Été.


Dans cet extrait de « Retour à Tipasa », daté de 1952, à qui s’adresse-
t-il ? Quelle thèse développe-t-il concernant la justice et l’amour ?
Quel est le sens de la métaphore de la lumière de Tipasa ?
 (Corrigé p. 225.)
[…] il y a seulement de la malchance à n’être point aimé : il y a du
malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce
malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ;
la longue revendication de la justice ne suffit pas. C’est pourquoi
l’Europe hait le jour et ne sait qu’opposer l’injustice à elle-même.
Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui
ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa
qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie,
aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec
cette lumière conquise.

L’autobiographie et l’argumentation

L’exercice de la pensée peut aussi se pratiquer de manière intime dans


les textes autobiographiques, souvent sans le souci même de l’édition.
Des écrivains comme Valéry, Camus ou Bergounioux confient
régulièrement leurs réflexions à leur journal, leurs carnets ou leur
correspondance. Quand ils sont publiés, ces textes donnent à voir au plus
près la pensée d’un auteur. La frontière entre l’essai et les genres
autobiographiques est donc floue : l’essai porte la marque de son auteur,
l’écriture du moi comporte souvent une dimension apologétique qui
conduit l’auteur à justifier sa conduite mais aussi sa pratique et ses
principes d’écrivain.

OBSERVATION ET ANALYSE
Dans son Journal, à la date du 19  janvier 1948, Gide revient sur la
question de l’engagement de l’écrivain que Sartre venait de revendiquer
et de théoriser.
[…] l’art opère dans l’éternel et s’avilit en cherchant à servir, fût-ce les
plus nobles causes. J’écrivais  : «  J’appelle journalisme tout ce qui
intéressera demain moins qu’aujourd’hui ». Aussi rien ne me paraît plus
absurde à la fois et plus justifié que ce reproche que l’on me fait
aujourd’hui de n’avoir su m’engager. […] lorsque besoin était de
témoigner, je n’avais nullement craint de m’engager  ; et Sartre le
reconnaissait avec une bonne foi parfaite. Mais les Souvenirs de cour
d’assises, non plus que la campagne contre les Grandes Compagnies
concessionnaires du Congo, ou que le Retour de l’U.R.S.S. n’ont
presque aucun rapport avec la littérature.
►  Bien que Gide ait été donné en exemple par Sartre pour avoir
«  mesuré sa responsabilité d’écrivain  » (voir p.  181), il rejette ici
l’engagement, jugé incompatible avec « la littérature » : le premier, lié à
l’actualité immédiate, veut intervenir dans le présent alors que la
seconde cherche à s’imposer dans la durée –  un chef-d’œuvre traverse
les siècles. La littérature engagée est déconsidérée par la sentence qui la
désigne par le mot journalisme, appelé par l’adverbe aujourd’hui, pour
montrer que son intérêt et son sens s’épuisent dans le présent : elle ne se
voit reconnaître qu’une valeur de témoignage. En qualifiant ainsi
certaines de ses œuvres, Gide se porte garant de la pertinence de son
jugement, qui pourrait paraître polémique s’il était appliqué à d’autres
écrivains.

Exercice 30. En janvier 1762, Rousseau, retiré à Montmorency,


envoie Quatre lettres à M. le Président de Malesherbes qu’il réunit
ensuite parce qu’elles contiennent « le vrai tableau de [son] caractère
et les vrais motifs de toute [sa] conduite » ; elles constituent un avant-
texte des Confessions qu’il souhaitait déjà écrire. En quoi son écriture
personnelle rend-elle plus recevable l’opinion qu’il exprime ici ?
 (Corrigé p. 225.)

Vos gens de lettres ont beau crier qu’un homme seul est inutile à tout
le monde et ne remplit pas ses devoirs dans la société, j’estime, moi,
les paysans de Montmorency des membres plus utiles de la société
que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple pour aller
six fois la semaine bavarder dans une académie, et je suis plus content
de pouvoir dans l’occasion faire quelque plaisir à mes pauvres voisins
que d’aider à parvenir à ces foules de petits intrigants dont Paris est
plein, qui tous aspirent à l’honneur d’être des fripons en place, et que,
pour le bien public ainsi que pour le leur, on devrait tous renvoyer
labourer la terre dans leurs provinces. C’est quelque chose que de
donner l’exemple aux hommes de la vie qu’ils devraient tous mener.
C’est quelque chose, quand on n’a plus ni force ni santé pour
travailler de ses bras, d’oser de sa retraite faire entendre la voix de la
vérité. C’est quelque chose d’avertir les hommes de la folie des
opinions qui les rendent misérables. C’est quelque chose d’avoir pu
contribuer à empêcher ou différer au moins dans ma patrie
l’établissement pernicieux que, pour faire sa cour à Voltaire à nos
dépens, d’Alembert voulait qu’on fît parmi nous.

3. Le recours à la narration et au dialogue

On le voit, l’argumentation est dialogique  : elle implique toujours un


échange (très souvent une confrontation) entre un locuteur et un
interlocuteur, qui peuvent être implicites ou représentés dans le texte par
des personnages soutenant par leurs paroles ou illustrant par leurs actions
des opinions opposées. C’est le moyen pour l’auteur de rendre le texte plus
vivant, surtout quand il prend la forme d’un récit, plus séduisant pour le
lecteur que la présentation d’une argumentation abstraite. Le détour par la
fiction (souvent humoristique) pour être écouté et peut-être entendu fait la
force de l’apologue, récit porteur d’une leçon. Les écrivains des Lumières
l’avaient bien compris : « Il faut être très court et un peu salé, sans quoi les
ministres et Mme  de Pompadour, les commis et les femmes de chambre
font des papillotes du livre », écrivait Voltaire (lettre à Moultou, 5 janvier
1763), dont les contes sont passés à la postérité.
La fable, genre pédagogique, transmet une leçon, généralement explicite :
c’est la fameuse morale, qui est loin d’épuiser la richesse du texte chez
La Fontaine. Ainsi la critique appuyée de « Messieurs les courtisans » à la
fin de la fable «  Le Lion, le Loup et le Renard  » (VIII,  3) ne doit pas
masquer au lecteur attentif celle du roi que le récit présente comme
tyrannique, égoïste et cruel. De même, «  Les Obsèques de la Lionne  »
(VIII, 15) fait entendre comme en contrebande – car elle est plus risquée –,
à côté de la critique explicite des courtisans et des rois, celle de la religion,
que le cerf utilise habilement pour tromper le lion. L’argumentation profite
ici de toutes les ressources de la narration, du style et de la versification,
comme dans ces deux vers :

Le cerf ne pleura point : la reine avait jadis


Étranglé sa femme et son fils.

Le choix du verbe, le rejet qui le met en valeur et la brièveté de


l’octosyllabe accentuent ici l’horreur de l’action évoquée et donc la critique
de la monarchie absolue.
Le conte philosophique met la fiction et l’humour au service de
l’argumentation. Les aventures et les réflexions de Candide permettent à
Voltaire de présenter une satire appuyée de l’optimisme leibnizien, une
critique acérée des abus de la société d’Ancien Régime et de la religion et
de terminer par une leçon, qu’il revient au lecteur – comme au personnage –
de bien comprendre.

OBSERVATION ET ANALYSE
La première partie de la leçon est livrée dans cette courte scène
(Candide, chap. 30, 1759).
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le
meilleur philosophe de la Turquie  ; ils allèrent le consulter  ; Pangloss
porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire
pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé. – De quoi te
mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? – Mais, mon Révérend
Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. – Qu’importe,
dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoie
un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le
vaisseau sont à leur aise ou non ? – Que faut-il donc faire ? dit Pangloss.
– Te taire, dit le derviche. – Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un
peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes
possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme et de l’harmonie
préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.
►  De même que le «  beau livre de philosophie  » qui devait faire voir
« le bout des choses » à Micromégas était « un livre tout blanc », « le
meilleur philosophe de la Turquie  », censé pouvoir répondre aux
questions de Pangloss et Candide, reste muet. Se taire devient en effet
une vertu quand les discours, contradictoires, infinis portent sur des
sujets métaphysiques qui échappent au savoir des hommes et menacent
de les opposer. Cette opinion prend un caractère d’évidence dans les
questions rhétoriques du derviche, la dernière se présentant en outre
comme une allégorie  : les réponses aux questions que se posent les
hommes appartiennent à Dieu, qui ne se soucie pas plus d’eux que le
sultan ne «  s’embarrasse  » des souris dans ses bateaux. L’image est
expressive, efficace, comme l’est celle de la porte fermée au nez des
éternels raisonneurs.

L’apologue recourt souvent au dialogue à visée argumentative pour


confronter des idées et présenter une opinion. Les philosophes des Lumières
en ont beaucoup usé, Voltaire mais aussi Rousseau et Diderot (voir l’étude
du Supplément au Voyage de Bougainville, p.  189). Dans les récits de
voyage du XVIe siècle (comme celui de Jean de Léry, Histoire d’un voyage
fait en la terre du Brésil, 1578), ce genre de dialogue permet de faire
apparaître la relativité des civilisations et les préjugés des Européens en
rapportant leurs conversations avec les “sauvages” du Nouveau Monde.
L’essai, ce genre libre et divers accordé à la personnalité de Montaigne, se
prête bien aux remises en question et à l’ouverture d’esprit caractéristiques
de la Renaissance. Il peut prendre la forme d’un récit autobiographique,
comme celui, minutieux, de l’accident de cheval qui a permis à l’auteur de
faire l’expérience de la mort et qu’il conclut par cette «  leçon  » toute
personnelle : « à la vérité pour s’apprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a
que de s’en avoisiner  » («  De  l’exercitation  », II,  6). Comme le font
observer P.  Glaudes et J.-F.  Louette, «  l’Essai est souvent placé sous
l’influence d’un tropisme narratif, voire gagné par un processus de
fictionalisation ».

OBSERVATION ET ANALYSE
Pascal a conçu ses Pensées comme une apologie de la religion
chrétienne, destinée aux «  esprits forts  », libertins et sceptiques. Pour
ébranler leur confiance en la raison, il montre qu’elle est le jouet de
« puissances trompeuses », notamment de l’imagination.
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux
personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté
imaginante ? Combien toutes les richesses de la terre insuffisantes sans
son consentement !
Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose
le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime et
qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à ces vaines
circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles  ? Voyez-le
entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la
solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec
un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature
lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son
barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît,
quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de
notre sénateur.
► La question rhétorique, rythmée par l’anaphore et l’énumération, puis
la phrase exclamative donnent au premier paragraphe un ton oratoire qui
peut déjà faire impression sur le lecteur, moins toutefois que le second
paragraphe. Celui-ci se présente comme un bref apologue : il suffit que
le prédicateur ait quelque chose de « bizarre » pour que le personnage,
que sa fonction, son âge, sa dévotion devraient disposer à « l’ouïr avec
un respect exemplaire », oublie son zèle religieux et « la solidité de sa
raison ». Le lecteur ne peut qu’accepter la leçon transmise, d’autant que
cette petite scène comique peut évoquer chez lui des expériences
voisines. Il pourra néanmoins remarquer que ce texte, qui entend mettre
en garde le lecteur contre le pouvoir de l’imagination, sollicite la
sienne…
Exercice 31. Dans l’essai « Des Cannibales » (I, 31), Montaigne
s’exerce à « juger par la voie de la raison, non par la voix commune »,
les « opinions vulgaires » concernant les Indiens du Brésil. Ceux-ci
lui étaient connus par des récits de voyages mais il en avait aussi
rencontré quelques-uns amenés à la cour de Charles IX. Analyser
la valeur argumentative de ce passage. (Corrigé p. 225.)

Je parlai à l’un d’eux fort longtemps […]. Sur ce que je lui demandai
quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car
c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi), il me dit que
c’était marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était
suivi, il me montra un espace de lieu, pour signifier que c’était autant
qu’il en pourrait [tenir] en un tel espace, ce pouvait être quatre ou
cinq mille hommes ; si hors la guerre toute son autorité était expirée, il
dit qu’il lui en restait cela, que quand il visitait les villages qui
dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de
leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.
Tout cela ne va pas trop mal ; mais quoi ? ils ne portent point de haut-
de-chausses.

4. Écriture et argumentation

Ce qui précède permet maintenant d’aborder une question délicate  : si la


maxime, la fable, le conte philosophique sont des genres littéraires reconnus
–  et la visée littéraire y est intentionnelle  –, qu’est-ce qui fait qu’un essai
peut être qualifié de (reçu comme) littéraire, c’est-à-dire que sa fonction ne
se réduit pas à transmettre un jugement ou une argumentation  ? Il faut
invoquer ici à la fois la fameuse « fonction poétique » du langage et le rôle
du lecteur –  et cette réponse vaut d’ailleurs pour tous les textes à visée
argumentative.
De tels textes appartiennent à la littérature si leur forme intéresse le lecteur
autant ou plus que les idées qu’ils expriment. C’est donc le temps, à travers
l’intérêt persistant de générations de lecteurs, qui les consacre comme des
œuvres littéraires. Les idées sont sujettes au vieillissement, l’œuvre doit de
durer à ce que Valéry appelle « une forme efficace ». Une telle forme, selon
lui, a quelque chose d’essentiel, participe de la «  structure  », du
«  fonctionnement de l’organisme humain  », de «  l’être même  », en cela
qu’elle s’appuie sur «  la nature constante de l’homme  », épargnée par le
temps, et met en jeu (en  œuvre) des éléments dénués en eux-mêmes de
signification : « rythmes, rimes, nombre, symétrie des figures, antithèses »
(« Victor Hugo créateur par la forme », Variété, 1924). L’analyse de Valéry,
inspirée par l’œuvre d’un poète, vaut aussi pour les textes « d’idées » : ils
sont considérés comme littéraires si leur forme est pour les lecteurs une
source de plaisir ou d’émotion.
Le style est ici d’autant plus essentiel qu’il ne marque pas seulement la
littérarité du texte, il favorise l’adhésion du lecteur aux idées exprimées.

OBSERVATION ET ANALYSE
Péguy explique ainsi que le socialisme qu’il revendique ne doit être lié à
aucun «  système de science, ou d’art, ou de philosophie  » («  De la
raison », 5 décembre 1901) :
Nous voulons libérer l’humanité des servitudes économiques. Libérée,
libre, l’humanité vivra librement. Libre de nous et de ceux qui l’auront
libérée. Ce serait commettre la prévarication maxima, le détournement le
plus grave que d’utiliser la libération pour asservir les libérés sous la
mentalité des libérateurs. Ce serait tendre à l’humanité comme un guet-
apens universel que de lui présenter la libération pour l’attirer dans une
philosophie, quand même cette philosophie serait étiquetée philosophie
de la raison.
► Mieux que les contemporains de Péguy, le lecteur d’aujourd’hui peut
mesurer la pertinence de sa réflexion, si cruellement illustrée par
l’histoire du XXe  siècle. Il peut être séduit aussi par l’affirmation de
valeurs portées ici à leur plus haut degré d’élévation  : le
désintéressement total des « libérateurs », condition de la liberté absolue
que doit représenter le socialisme. Cette sacralisation de la liberté est
sensible par la répétition, le martèlement des mots libérée, libre,
librement, libération, libérateurs (dix occurrences, au total, qui
constituent un polyptote) ; le passage est ainsi saturé par l’idée de liberté,
surtout si l’on prend en compte les antonymes (servitudes, asservir, guet-
apens), dans lesquels cette idée est encore présente dans sa négation
même, et la référence constante non à un peuple ou une nation mais à
«  l’humanité  » (trois occurrences), qui évoque une liberté sans
frontières. L’emploi de la première personne montre que ce discours est
assumé par l’auteur et vaut comme un engagement solennel.

Le style contribue à persuader le lecteur, qui trouve en lui l’expression


originale, sincère d’une personne. Cette implication de l’auteur dans l’essai
est essentielle pour Péguy :

Ne me parlez pas de ce que vous dites. Je ne vous demande pas ce que


vous dites. Je vous demande comment vous le dites. Cela seul est
intéressant. Cela seul m’intéresse. Parlez-moi de comment vous le dites.
Cela seul prouve. Cela seul apporte et peut apporter une preuve. (Un
poète l’a dit, 1907 – texte cité par P. Glaudes et J.-F. Louette.)

Exercice 32. Dans un essai de 1950, « L’Énigme » (publié dans


L’Été), Camus s’élève contre « la rage contemporaine de confondre
l’écrivain avec son sujet » : il n’est pas « toujours un peintre
de l’absurde » ni l’auteur d’« une littérature désespérée ». Comment
le dit-il ? (Corrigé p. 226.)

Bien entendu, un certain optimisme n’est pas mon fait. J’ai grandi,
avec tous les hommes de mon âge, aux tambours de la première
guerre et notre histoire, depuis, n’a pas cessé d’être meurtre, injustice
ou violence. Mais le vrai pessimisme, qui se rencontre, consiste à
renchérir sur tant de cruauté et d’infamie. Je n’ai jamais cessé, pour
ma part, de lutter contre ce déshonneur et je ne hais que les cruels. Au
plus noir de notre nihilisme, j’ai cherché seulement des raisons de
dépasser ce nihilisme. Et non point d’ailleurs par vertu, ni par une rare
élévation de l’âme, mais par fidélité instinctive à une lumière où je
suis né et où, depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la
vie jusque dans la souffrance.

L’argumentation dans l’essai et les genres littéraires à visée argumentative a


donc partie liée avec la rhétorique et notamment avec les figures qui non
seulement contribuent à l’ornement du discours mais jouent un rôle
important dans la formation de la pensée comme dans la persuasion du
lecteur. Celui-ci est supposé sensible, intelligent, cultivé, attentif au libre
développement d’une pensée (Montaigne n’écrivait pas pour un « indiligent
lecteur  »…). Le plaisir du texte est à ce prix, il implique un minimum
d’activité et de complicité du lecteur, notamment quand l’auteur recourt à
l’ironie.

OBSERVATION ET ANALYSE
Voici le début d’un chapitre fameux dans lequel Montesquieu condamne
« l’esclavage des nègres » (De l’esprit des lois, XV, 5, 1748) :
Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres
esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû
mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant
de terres.
Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le
produit par des esclaves.
► L’ironie constitue une forme de double discours qui doit être décodé
(voir p.  35) sous peine de commettre un contresens en attribuant au
locuteur les idées que celui-ci ne feint d’adopter que pour mieux les
combattre. Même si le lecteur ignore les prises de position explicites de
Montesquieu dans les chapitres précédents («  [L’esclavage] n’est pas
bon par sa nature : il n’est utile ni au maître, ni à l’esclave »), il trouve
ici des indices de l’ironie dans la tournure hypothétique du premier
paragraphe (le locuteur va soutenir une thèse qui n’est pas la sienne)
puis dans le caractère irrecevable des arguments présentés.
–  Le premier justifie l’esclavage des Africains en invoquant un crime
encore plus grand, l’extermination des Indiens d’Amérique. Il accroît
donc la culpabilité des Européens, accusés en outre, implicitement, de
s’être emparés de « tant de terres » qui ne leur appartenaient pas.
–  Le deuxième évoque un fait indéniable mais qui n’en est pas moins
moralement condamnable puisqu’il établit un équilibre entre le prix du
sucre pour les Européens et l’esclavage des Noirs.
► Pour juger ces arguments irrecevables et s’indigner contre l’esclavage
et les esclavagistes (ce qui est bien l’effet recherché par le texte), le
lecteur doit faire preuve de discernement mais aussi et surtout partager
les valeurs morales de l’auteur  : respecter la liberté et la dignité de
chaque être humain, condamner les crimes (l’extermination, la
spoliation, l’esclavage), considérer que la fin ne justifie pas les moyens.
Le risque existe donc qu’une écriture aussi subtile soit mal comprise ou
détournée.

POUR ALLER PLUS LOIN


L’ESSAI : TROIS DIRECTIONS D’ÉTUDE
COMPLÉMENTAIRES
■ Une lecture sociologique, comme celle de Pierre Bourdieu
(Les  Règles de l’art, Seuil, 1996), s’intéresse aux lieux
institutionnels de l’activité littéraire  : dans le champ de la
production, l’essai, avec le roman, est devenu le genre qui
permet la consécration économique et sociale de l’écrivain
(qui n’est écrivain que s’il est romancier ou essayiste).
■   Une lecture historique et générique, comme celle de
Marielle Macé (Le Temps de l’essai, Belin, 2006), explique
ce succès au XXe  siècle par le caractère protéiforme du
genre  : l’essai a pu annexer les genres argumentatifs qui
l’ont précédé.
■   Une lecture stylistique, comme celle de Gilles Philippe et
de Julien Piat (La Langue littéraire, Fayard, 2009), montre
comment le choix d’une prose permet aux auteurs
modernes d’imposer leur voix dans le genre souple de
l’essai, de la prose électrique et ironique de Jean-Paul
Sartre à la prose assertive et paradoxale de Roland Barthes.

III. APPLICATION
DIDEROT, SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
(1772)

En 1771, Bougainville publie son Voyage autour du monde qui consacre


quelques pages à l’île de Tahiti, comparée au « jardin d’Éden » et d’abord
appelée Nouvelle-Cythère eu égard à la liberté sexuelle des Tahitiens, dont
«  [la] seule passion est l’amour  ». Diderot, après en avoir fait un compte
rendu6, compose le Supplément au Voyage de Bougainville, conçu comme
un « conte », moins narratif toutefois que philosophique, comme l’indique
le sous-titre : Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées
morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas.

1. La question du genre

Le Supplément combine librement plusieurs genres dans une structure


d’enchâssement : dialogue philosophique, conte, apologue, auxquels il faut
ajouter la catégorie particulière de l’utopie.
Le «  Dialogue entre  A et  B  » constitue le discours le plus englobant. Il
réunit deux personnages non individualisés qui discutent d’un Supplément
(fictif) au Voyage de Bougainville. On observe vite que ce dialogue est
conduit par  B, qui fournit les informations, répond aux questions de  A et
finit par le faire adhérer à son jugement sur les mœurs européennes ; serait-
il le porte-parole de l’auteur ?
Un premier récit, le prétendu Supplément, est inclus dans ce dialogue. Il
raconte la confrontation entre les Français de Bougainville et les Tahitiens
et présente par là deux tableaux opposés : celui de la société française, où
les hommes sont malheureux, et celui de la société tahitienne, organisée de
manière idéale dans l’intérêt des individus et de la collectivité. Cette
confrontation des mœurs et des valeurs, qui passe elle-même par la parole
(le discours du vieux Tahitien puis le dialogue entre l’aumônier et Orou),
est une des caractéristiques de l’utopie : des habitants de la société idéale
font prendre conscience aux voyageurs des graves défauts de la société
réelle (c’est la visée critique, polémique du genre utopique) et de la
nécessité pour eux d’adopter des lois qui aillent à l’inverse de celles qu’ils
suivent (c’est sa visée théorique, révolutionnaire).
Un second récit, beaucoup plus court, l’histoire de Polly Baker (racontée
par B), illustre l’injustice des lois dans la société réelle.
Pour plus de clarté, il serait utile de rédiger un résumé analytique – qui ne
peut trouver sa place ici  – qui mettrait en évidence l’enchâssement du
Supplément dans le dialogue englobant.

2. La démarche argumentative : conversation et conversion

Le «  Dialogue entre  A et  B  » assigne aux deux interlocuteurs des rôles


adaptés à la visée argumentative du texte : les réflexions de B conduisent à
des vérités que  A doit admettre. C’est vrai dans les considérations
météorologiques qui encadrent le texte (de I, 23 et 38 à V, 96) et plus encore
dans la discussion de fond  : A, d’abord sceptique devant les jugements
que  B porte sur les sociétés française et tahitienne («  Est-ce que vous
donneriez dans la fable d’Otaïti ? », I, 37), finit par adhérer à sa thèse, dont
il donne une reformulation claire (« Que le code des nations serait court, si
on le conformait strictement à la nature  ! combien de vices et d’erreurs
épargnés à l’homme ! », V, 91). Le Supplément peut ainsi être lu comme le
récit de la conversion de A aux idées de B, ces deux personnages figurant
respectivement (jusqu’à un certain point) le lecteur et l’auteur. Leur
dialogue inclut d’autres discours.
Le discours du vieillard, que Bougainville est censé avoir entendu mais
« supprimé » de son Voyage (II, 48), doit lui aussi faire une forte impression
sur le lecteur qui constate que le navigateur n’a rien à opposer à cette
violente dénonciation des colonisateurs et de leurs mœurs.
«  L’entretien de l’aumônier et d’Orou  » est conduit par le Tahitien qui
soumet la religion et les mœurs chrétiennes en matière de mariage à une
critique radicale et rigoureuse. Le prêtre reconnaît la supériorité des mœurs
des Tahitiens («  Je crains bien que ce sauvage n’ait raison  », IV,  77) et
exprime son regret de ne pouvoir « passer le reste de ses jours parmi eux »
(V,  82). Diderot s’amuse donc à imaginer qu’un «  sauvage  » convertit un
prêtre à ses valeurs et à ses mœurs : chez l’aumônier, la nature l’a emporté
sur « [sa] religion » et « [son] état » d’ecclésiastique (III, 56 et IV, 80).
Le discours de Miss Polly Baker (III, 67-69) invoque les mêmes valeurs
qu’Orou pour montrer, après lui, «  l’injustice des lois  » qui régissent les
rapports entre les hommes et les femmes dans la société chrétienne.
La convergence des discours du vieillard, d’Orou, de Miss Polly Baker et
de B relève donc d’une stratégie de persuasion, à laquelle participent aussi
les récits.
Le conte tahitien est fait pour plaire et persuader (en cela, c’est bien un
apologue) : le choix d’un moine confronté au dilemme de devoir satisfaire
ses hôtes (et son désir…) ou respecter ses vœux et sa foi crée une situation
comique  ; il a aussi une fonction exemplaire puisque l’aumônier est
précisément le dernier personnage qui aurait dû transgresser la morale
chrétienne.
L’histoire de Miss Polly Baker forme un diptyque avec l’aventure de
l’aumônier. Elle vaut comme une dénonciation de l’hypocrisie d’une morale
qui profite exclusivement aux hommes. « Ce discours singulier » produit un
dénouement digne d’un conte moral  : accusée de libertinage, la «  fille
mère  » se présente comme la victime d’un séducteur, qu’elle amène à se
corriger (c’est une autre conversion…).
La progression de l’argumentation, plus rigoureuse qu’il n’y paraît,
s’effectue ainsi en trois mouvements :
1.  Le chapitre  I conduit à un jugement paradoxal et provocant  :
selon  B, les mœurs européennes sont insensées et
incompréhensibles pour les Tahitiens (I,  37). Cette affirmation
constitue une partie de la thèse à démontrer.
2. Dans les chapitres II à IV, la convergence des discours, dialogues
et récits enchâssés confirme et précise cette thèse : les Européens
sont malheureux parce que, contrairement aux Tahitiens, ils sont
soumis à des lois qui contredisent la nature.
3.  Le chapitre  V, par la voix de  B, reformule les idées énoncées
dans les discours précédents et élargit la réflexion en évoquant
les causes de la dénaturation qui fait le malheur des hommes.
Ce texte est ainsi structuré et animé par un fort désir de persuader, sensible
notamment dans les nombreux passages de dialogue où les mêmes idées (à
quelques variantes près) sont soutenues successivement par le vieillard,
Orou, Polly Baker et B (tous très éloquents), et validées respectivement par
Bougainville (son silence constituant un aveu), l’aumônier, les juges (et le
séducteur) et  A. Le lecteur peut donc s’interroger  : ces voix convergentes
sont-elles des échos de celle de l’auteur ?

3. L’implication de l’auteur

Le discours éloquent du vieillard (II,  40-47) est la réécriture du compte


rendu (disponible dans notre édition de référence, p. 101-109) que Diderot
avait rédigé – mais non publié – sur le Voyage de Bougainville. Un indice
de cette transposition est donné peu après, quand  A dit y «  retrouver des
idées et des tournures européennes  » (II,  47) –  ce qui est aussi une
manifestation de l’humour de Diderot, qui aimait jouer avec les masques.
Les valeurs qui sous-tendent ce discours sont bien celles du « philosophe » :
– le bonheur (40), aspiration légitime et valeur dans laquelle toutes
les autres sont en quelque sorte subsumées ;
– la nature et ses lois, que les hommes sont invités à suivre par un
«  pur instinct  » (40), qui exclut la morale chrétienne et rend
légitimes, innocentes, nécessaires même les «  jouissances  »
sexuelles liées à la procréation (45) ;
–  la liberté, dont on ne peut priver les hommes sans les rendre
malheureux, d’où la condamnation radicale de la colonisation,
définie comme un « esclavage » (41-42) ;
–  la sagesse, qui consiste à rejeter les «  besoins factices  » pour
réduire le travail et jouir du «  repos  », bonheur modéré mais
durable, prisé des moralistes classiques (42-43) ;
– l’intérêt général qui commande d’« enrichir la nation » (45).
Le discours d’Orou est orienté par les mêmes valeurs et par une
conception du monde sans dieu(x). Le Tahitien tourne en dérision les
explications laborieuses de l’aumônier sur « le vieil ouvrier qui a tout fait
sans tête, sans mains et sans outils  ; qui est partout et qu’on ne voit nulle
part » (III, 57). Il n’y a manifestement pour lui qu’un seul ouvrier, la nature,
conformément au matérialisme philosophique de Diderot qui, sur ce point
comme sur bien d’autres, fait  fi du témoignage de Bougainville (celui-ci
note au contraire que « les Tahitiens reconnaissent un Être suprême » et des
«  divinités subalternes  », qu’ils ont «  un grand nombre de pratiques
superstitieuses », parmi lesquelles des « sacrifices humains »).
Le personnage de B, qui déclare : « Le Voyage de Bougainville est le seul
qui m’ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne » (I, 36), doit
manifestement quelque chose à Diderot, qui a écrit dans son compte rendu :
« Voici le seul voyage dont la lecture m’ait inspiré du goût pour une autre
contrée que la mienne » (108).
Tout semble donc indiquer que ces différentes voix expriment le point de
vue de Diderot, ce que confirme le rapprochement du Supplément et
d’autres œuvres du «  philosophe  ». Celui-ci, à partir de certaines des
observations de Bougainville, a imaginé une fiction tahitienne et l’a inscrite
dans un dialogue philosophique pour illustrer et approfondir la réflexion
qu’il venait d’engager sur la morale, les lois, le bonheur, la sexualité :
–  Le Rêve de d’Alembert (rédigé en 1769) exprime une critique
radicale des « lois tant civiles que religieuses », que les hommes
ont «  faites sans équité, sans but et sans aucun égard pour la
nature des choses et l’utilité publique  ». Dans une perspective
clairement antireligieuse, «  la chasteté et la continence  » sont
condamnées.
–  Les Deux Amis de Bourbonne et l’Entretien d’un père avec ses
enfants (rédigés en 1770-1771) évoquent la difficulté de
concilier les lois et les aspirations morales ou sentimentales des
individus.
–  Madame de La  Carlière (conte rédigé quelques mois avant le
Supplément) et l’histoire de Mme  de La  Pommeraye (incluse
dans Jacques le Fataliste, composé de 1765 à 1784) illustrent à
leur tour les malheurs provoqués par les lois et les usages qui
règlent les rapports entre les sexes. Le deuxième récit est donné à
lire avec la «  fable de la Gaine et du Coutelet  », apologie du
libertinage qui reçoit une caution divine : « Coutelet, ne voyais-
tu pas que Dieu te fit pour aller à plusieurs Gaines, et toi, Gaine,
pour recevoir plus d’un Coutelet ? »
La particularité du Supplément est de permettre, par la combinaison de la
fiction (du «  conte  ») et du dialogue philosophique, une présentation plus
concrète et une systématisation des idées de Diderot.

4. Les ambiguïtés de l’utopie

En choisissant d’imaginer la mise en œuvre de ses idées dans une société


idéale présentée comme réelle (une utopie), Diderot est tenu, d’une part de
préciser la manière dont elles s’articulent, d’autre part de les développer
jusque dans leurs conséquences les plus concrètes.
L’armature conceptuelle de cette utopie découle d’un principe général
qu’Orou formule ainsi :

Attache-toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton
semblable ; à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le
bien général. Tu es en délire, si tu crois qu’il y ait rien, soit en haut, soit
en bas, dans l’univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la
nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien
général au bien particulier. (III, 60.)

L’utopie concilie ainsi la nature, la morale individuelle et l’intérêt général.


Cette harmonie se développe sur deux plans :
–  La vie sexuelle et familiale est réglée selon la nature, qui
légitime la sexualité par la procréation. Cela présente un double
avantage : d’une part, le primat accordé à la fécondité justifie la
liberté et la recherche du plaisir dans les relations sexuelles (la
nudité, l’inconstance, l’inceste même ne sont plus des crimes) ;
d’autre part, la naturalisation de ces relations les détache du
sentiment, de la passion, les souffrances de la jalousie laissent la
place au « repos ».
–  L’économie et la société sont aussi ordonnées pour le bonheur
général selon trois principes : grâce aux ressources naturelles et à
leur sagesse qui leur fait rejeter les «  besoins factices  », les
humains travaillent peu et peuvent donc jouir, là encore, du
«  repos  »  ; la collectivisation des biens («  tout est à tous  »,
II, 40) les place dans des relations d’égalité et rend impossible un
crime comme le vol ; la valeur essentielle que la société attribue
à l’enfant concilie l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Deux
autres éléments préservent les Tahitiens du malheur  : l’absence
(explicite dans le discours d’Orou) de religions qui divisent les
hommes et l’absence (implicite) de chefs –  que l’harmonie
générale rend inutiles.
On le voit, la société idéale se définit essentiellement par son opposition
systématique à la société réelle  : ce qui est criminel dans celle-ci (comme
l’inconstance, le vol) devient légitime ou vertueux dans celle-là. Le
Supplément illustre ainsi la double fonction du genre utopique : plus qu’un
véritable modèle, il présente une critique de la société et une réflexion sur
les valeurs. Mais le désir de persuasion qui l’anime conduit à un excès
d’organisation, contradictoire, dans le cas présent, avec la liberté et
l’harmonie attendues.
Le Supplément reproche à la société réelle de n’avoir «  point […] de
mœurs » puisque les lois civiles, religieuses et naturelles s’y contredisent et
constituent ainsi, paradoxalement, une source de désordre, de crimes, de
malheur. Pour être crédible, l’utopie doit donc concilier le bonheur et la
morale, montrer que les Tahitiens ont « des mœurs » et que la liberté dont
ils jouissent n’est pas un libertinage. Au nom d’une conception de l’amour
et des relations individuelles fondée sur le primat du biologique (censé
fournir des règles universelles car « naturelles ») et de l’intérêt (substitué à
« la tendresse maritale » et à « l’amour paternel », IV, 76), des prescriptions
et des interdits stricts sont imposés à chaque individu.
Les femmes subissent ainsi une discrimination  : la subordination des
relations sexuelles à la procréation condamne celles qui sont infécondes à la
chasteté, dont le Rêve de d’Alembert disait pourtant « qu’il n’y a rien de si
puéril, de si ridicule, de si absurde, de si nuisible, de si méprisable  ».
Diderot est ici emporté par l’esprit de système inhérent à la pensée
utopique, qui s’élabore contre la réalité existante  : la dénonciation du
caractère conventionnel de la réserve féminine conduit à l’affirmation d’une
liberté de mœurs quasiment obligatoire et qui profite surtout à l’homme.
Dans cette société qui se veut harmonieuse, «  [les] femmes et [les] filles
[…] sont communes » aux hommes et offertes aux hôtes de passage. B se
prononce d’ailleurs quasiment pour la dépénalisation du viol.
L’enfant dans ce système, tend aussi à être nié en tant que personne. Pour
ne plus être une charge comme dans la société réelle, il est érigé en « objet
d’intérêt et de richesse  » (IV,  72) et risque par là d’être estimé pour sa
valeur marchande. Une curieuse arithmétique est ainsi consacrée à la
gestion de cette richesse «  naturelle  » qui laisse les femmes stériles sans
ressources. En outre, le sperme devient aussi une marchandise  : les belles
Tahitiennes se donnent aux étrangers pour «  recueillir la semence d’une
race meilleure  », plus intelligente que la leur (IV,  77-78). Voilà un
eugénisme qui a de quoi refroidir bien des enthousiastes !

5. L’écriture : du sérieux à l’humour

La gravité du constat, le ton péremptoire, pathétique ou oratoire, la violence


du réquisitoire (du pamphlet) contre le colonialisme et la civilisation
chrétienne ne doivent pas faire oublier l’humour du texte.
Il est visible dans la fable elle-même qui place un ecclésiastique dans la
situation la plus contraire à son « état », le montre incapable de résister bien
longtemps à un désir naturel («  le bon aumônier  » n’en est que plus
sympathique), lui fait cautionner enfin les idées les plus scandaleuses pour
l’Église. L’anticléricalisme et l’athéisme de Diderot s’expriment en outre
dans le passage savoureux où le Tahitien, cherchant vainement à
comprendre « ce que c’est que le mot religion », développe l’image du Dieu
«  ouvrier  » que lui a présentée l’aumônier pour en montrer l’absurdité
(III, 56-57). Dans un dialogue lapidaire et digne de Voltaire, ses questions
amènent le moine lui-même à faire la satire de son état («  OROU –  Que
faites-vous donc  ? L’AUMÔNIER  – Rien  », IV,  79). Dans la même veine
antireligieuse, Diderot s’amuse à souligner que le moine a eu «  plusieurs
fois » des remords pendant la nuit qu’il a passée avec Palli, suggérant par là
une belle ardeur et une belle santé (IV, 80). On appréciera aussi la référence
implicite à la Bible pour justifier la liberté sexuelle des Tahitiens («  ils
croissent pour multiplier », II, 45).
Mais Diderot est capable d’un humour plus subtil quand  B assure que le
Supplément au Voyage «  n’est point une fable  », qu’il est «  là, sur cette
table », et que A peut passer « ce préambule qui ne signifie rien » (I, 38).
En effet, ce préambule ne manquera pas au lecteur puisque c’est le premier
chapitre qu’il vient de lire…

Conclusion

« Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre », déclare B, qui associe


les législateurs à des tyrans et préfère «  l’anarchie de la Calabre  » à la
civilisation (V,  93). Son avertissement vaudrait aussi pour la pensée
utopique, essentiellement animée par le désir d’ordonner autrement la
réalité. On peut voir en effet dans les mœurs de Tahiti, idéalement fondées
sur la nature et la raison, une menace pour l’individu dont on nie
l’affectivité et la personnalité et qu’on apprécie pour ce qu’il rapporte à la
collectivité, comme père ou mère de nombreux enfants. La société
tahitienne n’est assurément pas un modèle pour Diderot mais une création
de la pensée spéculative qui explore la possibilité de libérer la sexualité
humaine de la morale chrétienne. En imaginant une «  débauche  » réglée,
positive, accordée et même nécessaire au bien général, il poursuit une
rêverie hédoniste jusque dans ses plus extrêmes conséquences, au prix de
quelques ambiguïtés qui révèlent qu’il n’exprime ici qu’un aspect de sa
pensée. Il combine ainsi les ressources de la réflexion et de la fantaisie : au
lecteur de ne pas oublier que ceci est un conte7…

1. Paul Bénichou (Le Sacre de l’écrivain. 1750-1830, Corti, 1973) distingue trois catégories
d’essais  : ceux des romantiques visionnaires (B.  Constant, Mme  de Staël, Senancour), ceux des
artistes qui se proclament autonomes (Barbey d’Aurevilly, Baudelaire) et ceux des savants
positivistes de la IIIe République (Renan, Taine).
2. Voir Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, Payot, 1982. Agonique vient du grec agôn,
combat ; polémique vient de polemikos, relatif à la guerre ; le deuxième terme est souvent pris dans le
sens défavorable de discussion agressive et stérile, contrairement au premier, d’apparition récente.
3. Pierre Glaudes, Jean-François Louette, L’Essai, Hachette, 1999, p. 98 (nouvelle édition Armand
Colin, coll. « Lettres Sup », 2011). Montaigne a écrit : « Je ne vois le tout de rien » (Essais, I, 50).
4. Christian Plantin, L’Argumentation, Seuil, 1996, p. 26.
5. D’après Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, Nathan, 2000, p. 143 à 224.
6. Ce compte rendu est disponible dans l’édition du Supplément procurée par Paul-Édouard
Levayer (Le Livre de Poche, coll. « Libretti », 1995). Nos références renvoient à cette édition, bien
présentée et bien documentée.
7. Dans le même temps où Diderot conduit une réflexion audacieuse sur l’amour et la fidélité, il
prend soin de conclure un beau mariage pour sa fille Angélique en lui faisant épouser le maître de
forges Caroillon de Vandeul le 9 septembre 1772.
CHAPITRE 7

Méthodologie

L’élargissement de la culture générale

La formation littéraire ne peut se priver d’une culture générale en extension


permanente, animée par une vraie curiosité : les cours, les bibliothèques et
les ressources en ligne, tout contribue à développer une mémorisation
sensible de l’univers des études de lettres. Les attentes implicites des
enseignants portent tout d’abord sur l’histoire littéraire  : afin de ne pas
placer Molière au Moyen Âge ou Ronsard au XIXe siècle, il convient de se
forger rapidement un socle de connaissances historiques sur les périodes,
les mouvements, les grands auteurs. Objet d’une étude régulière, cette
histoire littéraire deviendra en peu de temps un matériau à partir duquel
l’étudiant pourra situer les œuvres abordées en cours et approfondir dans le
même mouvement des périodes dont il n’a qu’une connaissance
superficielle.
Cette histoire littéraire doit ouvrir également sur la philosophie, sur les
autres arts (peinture, dessin, gravure, sculpture, musique, photographie,
cinéma, architecture), sur l’histoire politique et sur les grandes tendances
idéologiques des époques envisagées. Cette culture s’acquiert par un long et
patient travail de lecture, de documentation et de mémorisation, qui facilite
ensuite grandement l’assimilation des cours et de leurs problématiques. Les
mises en fiches, les frises chronologiques, les échanges et les confrontations
sont les outils de cet enjeu qui vise à spécialiser progressivement les
compétences de l’étudiant. On attend par ailleurs une solide connaissance
des grands textes fondateurs. L’Antiquité grecque en fournit un certain
nombre (l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, Les Travaux et les Jours
d’Hésiode, la mythologie grecque dans son ensemble, les tragédies de
Sophocle, Eschyle, Euripide, les comédies d’Aristophane) mais également
la littérature latine. Des textes religieux doivent aussi être connus : l’Ancien
et le Nouveau Testament ainsi que le Coran. Ces connaissances rendront de
grands services dans le repérage et l’exploitation des allusions constantes de
la littérature à ces ouvrages sources.

Le travail de l’étudiant

À l’université, dès la première année, un cours magistral, des travaux


dirigés ne peuvent être compris comme une totalité qui se suffirait à elle-
même et il serait fort imprudent de s’en tenir au cours pour réussir ses
examens et donner une vraie force à la formation littéraire dans son
ensemble. S’ils apportent l’essentiel de l’information sur une œuvre, s’ils en
révèlent des détails inaperçus, ils n’en restent pas moins des invitations à
l’étude. Cette notion, qui reste très floue pour les étudiants, est pourtant
fondamentale  : l’étude est un long et patient travail de réflexion sur les
objets et les enjeux de la discipline, elle permet la formation d’un esprit
critique, d’une culture et d’une pensée théorique. Plus concrètement, cela
signifie que chaque cours doit être suivi d’un travail d’approfondissement
personnel : une œuvre citée en cours constitue en soi une exigence implicite
de recherche d’information et si possible de lecture, même partielle. Afin
d’éviter une trop grande dispersion, les enseignants proposent du reste
souvent des bibliographies indicatives. Nullement décoratives, elles
permettent d’assimiler le cours plus rapidement.
Organiser ses temps de lecture devient donc un enjeu majeur pour
l’étudiant  : pas d’études de lettres sans ce goût de la lecture lente,
approfondie et régulière, sans une curiosité de chaque instant pour les
contenus qui sont abordés frontalement ou simplement esquissés. La
rédaction de fiches de cours et de lectures constitue dans ce domaine une
approche synthétique favorisant la mémorisation mais également la mise en
relation des notions. Manuscrite ou imprimée, la fiche permet ensuite une
manipulation aisée des données et une possibilité concrète de
combinatoires, en vue d’un simple contrôle de connaissances, d’une
synthèse, d’un exposé, ou d’une dissertation.
L’acquisition d’une langue

Ce travail régulier – qui doit amplifier et prolonger le cours – est également


l’occasion d’un perfectionnement linguistique. La variété et la précision
du vocabulaire, la souplesse et la justesse de la syntaxe, la correction de
l’orthographe, la maîtrise des modalités rhétoriques attendues par les
professeurs exigent une vraie rigueur et une attention prolongée. Dans ce
domaine, des remises à niveau sont souvent indispensables1. Il faut en outre
acquérir une langue claire, solidement articulée, fluide et efficace. On y
parvient par l’écoute, la lecture et l’écriture.
Du côté de l’écoute, on se concentrera utilement sur la rhétorique, le
lexique et l’élocution d’une conférence ou d’un exposé et l’on notera tout
ce qui dans l’expression d’un enseignant ou d’un étudiant relève pour soi de
l’inconnu et du nouveau, les modèles ne se situant évidemment pas dans la
prose journalistique dont les licences lexicales, syntaxiques et
grammaticales sont nombreuses.
Du côté de la lecture, l’imprégnation lexicale liée à une fréquentation
assidue des œuvres de tous les siècles, mais aussi des essais contemporains,
joue un grand rôle dans l’apprentissage d’une langue soutenue. Un travail
plus approfondi encore est possible dans le repérage du fonctionnement
logique des pensées. Trop souvent impressionnistes, les copies d’étudiants
gagnent en effet à se structurer selon les lois élémentaires de la logique que
l’on retrouve assez aisément chez les essayistes aguerris.
Les exercices d’écriture proposés lors des trois années de licence sont
aussi l’occasion d’acquérir cette maîtrise linguistique, rhétorique et
logique  : dissertations, commentaires, questions de cours sont autant de
moments de concentration qui incitent à trouver en soi-même les ressources
d’une langue pertinente, articulée et cohérente.

Ressources en ligne et bibliothèques universitaires

Depuis 1990, et particulièrement ces dix dernières années, l’internet,


comme moyen de communication, associé à des bases de données
documentées, a ouvert dans le paysage des études de lettres un nouveau
monde aux possibilités infinies. On accède avec facilité à deux grands
groupes de textes, autrefois disponibles uniquement dans les bibliothèques
ou les librairies universitaires.
Les œuvres elles-mêmes sont accessibles dans des catalogues qui
regroupent des centaines d’ouvrages libres de droit (jusqu’aux années 1920
environ, à quelques exceptions près) numérisés en mode image ou en mode
texte. Le mode image, s’il peut occasionner une fatigue oculaire lors de la
lecture à l’écran, permet de se faire une idée assez précise de tel roman de
Balzac, de revenir sur un poème oublié de Voltaire, ou de replonger dans les
Essais de Montaigne. Le mode texte, conversion de l’image d’un texte en
caractères modifiables, offre davantage de possibilités encore, associées au
traitement automatisé du texte  : recherche d’occurrences et de fréquences
en plein texte, extraction de texte pour citation, travail éditorial. Le site
Gallica (gallica.bnf.fr), prolongement numérique de la Bibliothèque
nationale de France, reste la référence européenne de ce type de ressources :
entièrement gratuit, il offre la possibilité de consulter, de parcourir, parfois
de lire intégralement (le téléchargement est possible), autrement dit
d’étudier. De même, le site du Gutenberg Project (gutenbergproject.org)
donne accès à des milliers d’œuvres dans leur langue d’origine et en
traduction. D’autres espaces, commerciaux ou non, proposent des œuvres
gratuites (comme inlibroveritas.net), parfois les œuvres complètes d’un
auteur (par exemple toutmoliere.net). Ce médium de la vitesse et de
l’impatience offre donc une interface stable vers laquelle on peut revenir en
suivant le rythme d’un programme, les suggestions d’un cours, les
exigences d’un dossier à rendre ou des recherches plus personnelles. Les
téléchargements permettent ainsi de se créer un outil de travail commode :
une bibliothèque numérique, complétant la bibliothèque traditionnelle.
Les portails de revues scientifiques en ligne offrent à l’étudiant des
centaines d’articles en français issus de revues anciennes numérisées et
diffusées au format pdf ou html (c’est le cas du site Persée) ou de revues
récentes dont les numéros en vente sont inaccessibles mais mis en ligne dès
que la période de vente a cessé (quelques mois en général). Des portails
comme Cairn.org et Revues.org affichent ainsi des centaines de revues et
des milliers d’articles sur des sujets qui sont susceptibles de croiser certains
éléments de cours ou de recherche.
D’autres ressources non liées à des institutions scientifiques sont
disponibles sur des sites d’information et d’analyse comme Fabula
(fabula.org) ou des sites spécialisés dans le cinéma (on notera le trésor que
constitue ubuweb.com regroupant les premiers films de l’histoire), le
théâtre, les arts du spectacle, la littérature comparée ou l’archivage de
revues importantes comme les archives Dada de l’université de l’Iowa
(www.lib.uiowa.edu/dada). On sera également attentif aux dispositifs de
plus en plus fréquents de conférences vidéo enregistrées  : le Collège de
France, par exemple, offre un panel de conférences en ligne de grande
qualité qui peuvent venir compléter un cours ou servir d’appui à une
argumentation. Un tel ensemble de ressources peut donner le vertige mais il
constitue en réalité un complément aux bibliothèques universitaires. De
plus en plus numériques, celles-ci voient leur statut évoluer vers celui des
learning centers mais elles demeurent des lieux essentiels d’étude. La
lecture d’une revue en ligne, que l’on peut trouver peu confortable, diffère
d’une lecture faite au cœur d’une bibliothèque où le silence, l’isolement,
mais également la présence de documentalistes peuvent aider à une
assimilation plus profonde des contenus. Les portails internet des
bibliothèques universitaires regroupent par centaines les abonnements
numériques auxquels elles ont des accès privilégiés et les consultations sur
place des sites de ressources dialoguent naturellement avec leur équivalent
papier lorsqu’il existe.

Une exigence de transparence

Le respect et l’affichage des sources utilisées s’imposent comme un


principe absolu dans tous les exercices. L’étudiant doit en effet se
documenter, trouver des textes, des articles, des essais théoriques, des
documents qui viennent illustrer ou étayer son propos. Mais il doit bien
évidemment citer les articles ou les supports qui lui ont permis de construire
son discours. Il ne s’agit en rien d’un aveu de faiblesse, mais bien d’un acte
scientifique pur qui est attendu comme une évidence par l’enseignant : sur
tel sujet, on recherche un spécialiste, que l’on reconnaît comme tel et que
l’on cite entre guillemets en assortissant cette citation d’un appel de note
établissant avec précision la source. Rien n’interdit ensuite, lorsque la
source est donnée, de la commenter, d’en proposer une approche critique.
À l’inverse, seraient considérés comme du plagiat une synthèse opaque ou,
pire encore, une citation partielle ou intégrale d’un article, d’un essai ou
d’un document sans aucune mention de source. Les universitaires disposent
de leur expertise pour le détecter mais ils peuvent également utiliser des
logiciels très performants pour identifier l’importance du plagiat dans tel
exercice réalisé en temps libre. La sanction peut être légère (la note
plancher) ou plus lourde et s’étendre après commission disciplinaire jusqu’à
l’interdiction de passer un examen universitaire.

Principes généraux des exercices universitaires

Les exercices universitaires que sont l’exposé, le dossier, le commentaire de


texte, l’analyse critique, la synthèse, la dissertation ne relèvent pas
uniquement du contrôle usuel des connaissances débouchant sur l’obtention
d’unités d’enseignement puis d’un diplôme. Déjà présents au lycée,
notamment en première (épreuves anticipées de français) et terminale
(épreuves de philosophie et, en TL, de littérature), ils ont aussi pour finalité
de préparer à un certain nombre de concours débouchant sur des métiers où
ces connaissances et compétences sont requises.
En lettres, les étudiants ont la possibilité de passer, après la licence obtenue
en troisième année, des concours de la fonction territoriale ou de la fonction
publique, des concours d’entrée aux écoles de journalisme ou aux écoles de
sciences politiques. L’ensemble de ces concours s’appuie sur des
compétences et aptitudes similaires  : culture générale, mémorisation de
vastes corpus d’œuvres, synthèse ou analyse critique de documents,
commentaire littéraire de textes ou d’ensembles de textes, maîtrise de l’écrit
et de ses codes, maîtrise de l’oral et de ses codes, analyse de ses propres
pratiques et méthodes. Au-delà de la licence, le diplôme du master, qui
s’obtient au terme de deux années, ouvre la voie des concours de
l’Éducation nationale (concours de professeur des écoles, Capes,
agrégation) qui évaluent, à un niveau plus élevé encore, ces aptitudes.
Ces exercices oraux et écrits sont aussi l’occasion d’un retour sur le cours,
d’un dialogue avec l’enseignant et d’un approfondissement des
informations qui seraient restées dans l’ombre. Ils font vivre des contenus,
des théories et des méthodes d’approche qui sont à la fois inspirées par le
cours et déjà la manifestation d’une pensée.

L’exposé oral

Très fréquent, l’exposé est régi par une méthode qui varie selon que les
enseignants donnent une consigne très ouverte ou au contraire très précise.
On peut cependant identifier des requêtes récurrentes et des étapes
méthodologiques indispensables.
–  La clarification de la consigne est la première étape  : il faut
comprendre le sens du sujet proposé ainsi que l’état d’esprit dans
lequel on demande de le traiter. Dans certains cas, il n’est pas
inutile de demander des précisions à l’enseignant sur ce qu’il
attend.
–  La relation avec le cours doit être ensuite établie. Il est
indispensable de revenir sur ses notes de cours, de détecter le
lien potentiel entre les concepts généraux du cours et l’exposé
afin de ne pas donner l’impression que l’exposé s’est fait en
dehors de toute référence au cours au sein duquel il est censé
présenter une forme d’exemple précis et approfondi. Si
l’enseignant a pris le temps, pendant quatre heures, de théoriser
le romantisme et qu’au cours de ce processus il a mis en valeur
un certain nombre de concepts, l’exposé doit s’appuyer sur ces
repères initiaux.
–  L’étude du sujet peut alors commencer, notamment par la
délimitation des «  territoires  » du sujet  : domaine scientifique,
domaine connexe, éléments implicites, perspectives, tensions
éventuelles dans l’énoncé. Concrètement, avant d’élaborer un
plan, la confection d’une carte conceptuelle (ou mentale, en
anglais mind map) peut apporter des surprises utiles  : éléments
inattendus issus d’une association d’idées, mise en relation
d’éléments théoriques, découverte de domaines connexes au
départ inaperçus. Cette carte préalable doit être ensuite enrichie
par une activité d’étude et de recherche dans le temps
disponible  : articles, essais, conférences seront une aide
précieuse et donneront à l’exposé les assises et le sérieux
attendus.
– Le plan de l’exposé peut être ensuite élaboré. Comme pour tous
les exercices universitaires, il n’est pas question de se lancer
dans une improvisation vague illustrée par quelques exemples.
On attend une introduction, éventuellement précédée d’un
préambule (articulant par exemple cet exposé à un exercice
précédent), deux ou trois parties (en fonction de la durée de
l’oral, qui peut varier de 15 à 60  minutes) structurées elles-
mêmes en deux ou trois sous-parties et une conclusion.
– L’introduction suit un schéma universel qu’il faut appliquer non
pour la beauté de la structure mais parce qu’elle permet de
préparer l’esprit des auditeurs aux points forts et aux enjeux du
propos. On recommande donc une première phrase d’accroche
(ou d’approche), selon le principe antique de la captatio
benevolentiae, qui peut présenter simplement le sujet mais aussi
revêtir des formes plus originales. Le sujet, même s’il s’agit d’un
simple mot, d’une expression ou d’un thème très simple, doit
être cité, mis en valeur sur les plans sémantique (sens littéral),
culturel (inscription dans l’histoire littéraire, par exemple) et
disciplinaire (lien avec le cours). On dégage alors les éléments
connus mais également ceux qui le sont moins, les domaines
implicites ou les problèmes qui se posent. C’est à partir de ces
deux états de l’analyse du sujet que se construit la
problématique, qui prend en compte évidence, inconnu et
tensions pour formuler un propos attractif sur le sujet.
► À éviter absolument  : la perspective plate et descriptive, déjà
difficilement supportable au lycée, qui se réduit à un propos
paraphrastique résumant, plus ou moins adroitement, des
documents qu’on a pu consulter. Le résultat, souvent formulé sur
le mode du «  il y a  », ne dégage rien de saillant, accumule les
informations et ne propose aucune pensée articulée. Ce mode
d’expression rencontre rarement l’indulgence des enseignants.
Une fois la problématique formulée, on prend le temps d’annoncer
lentement le plan afin de favoriser la prise de notes de
l’auditoire.
–  Les parties de l’exposé, classées par ordre de complexité,
doivent être articulées entre elles et éviter, autant que possible,
l’effet catalogue d’une suite thématique. Il s’agit toujours et
d’abord (sauf demande contraire de l’enseignant) d’une
argumentation et non d’un exposé plat de l’existant. On soignera
également le choix des exemples, et on se concentrera sur une ou
deux lectures de détail par sous-partie, en fonction du temps
disponible, en n’oubliant jamais de commenter la citation de
manière à bien mettre en valeur le lien entre l’idée générale et
l’exemple sélectionné.
–  La conclusion, enfin, doit résumer en quelques phrases les
conclusions intermédiaires auxquelles l’on est parvenu et ouvrir
sur une question, un problème lié au sujet initial mais ouvrant
sur des perspectives nouvelles.
– En pratique, on aura la prudence de se munir d’un plan rédigé,
détaillé et précis, de citations immédiatement utilisables, d’une
introduction, de transitions et d’une conclusion soigneusement
rédigées : il n’est pas question de commencer par des hésitations
et de conclure par une phrase indécise. Par ailleurs, un oral se
présente de préférence debout devant l’auditoire pour des raisons
de diffusion de la voix. Celle-ci, quelle que soit la terreur que
peut inspirer un tel exercice à ceux qui l’ont fui pendant toute
leur scolarité, doit être claire, forte et lancée : on évalue aussi à
ce stade les aptitudes de l’étudiant à se faire entendre et à
« exister » devant un public. Enfin, il est tout à fait possible de
s’appuyer, si le matériel est disponible dans la salle où l’on
intervient et si l’enseignant ne s’y oppose pas, sur des supports
audio-visuels ou des diaporamas. Ils ont l’avantage de fournir un
support de lecture qui guide le public et marque sa mémoire
visuelle et conceptuelle. Ils favorisent aussi une parole véritable,
à distance de la lecture de la feuille imprimée, qui fait en général
une très mauvaise impression. En outre, la distribution d’un plan
d’exposé imprimé et d’une bibliographie des sources sera
grandement appréciée. Le respect du temps imparti constitue
enfin un absolu : le dépasser trahit une mauvaise préparation de
l’exercice et un manque de considération pour les étudiants qui
vont s’exprimer ensuite.

Le dossier et le traitement de texte

Le dossier est le prolongement naturel de l’exposé oral et souvent les deux


exercices sont demandés ensemble (un dossier issu de l’oral ou un oral
comme présentation d’un dossier). Il repose sur les mêmes principes que
l’exposé mais relève d’exigences scripturales différentes. Entièrement
rédigé, il ne doit laisser aucune place à l’impression de désordre et
privilégier un plan d’une grande clarté.
–  L’introduction, particulièrement soignée, doit être précédée,
notamment si le dossier est long, d’un sommaire (résumé de la
table des matières placée à la fin) qui permet d’avoir un aperçu
de l’ensemble. Elle s’achève sur la présentation d’un plan rédigé
qui préfèrera aux formules scolaires (« dans une première partie
nous verrons que  ») des formulations plus légères concentrées
sur le contenu et les arguments du développement concerné. Elle
est détachée de la première partie par un « saut de page ».
–  Les parties elles-mêmes peuvent être annoncées par un titre,
mais en aucun cas leur contenu ne doit être laissé sous forme de
notes ou de phrases nominales. On y développera intégralement
l’idée, le commentaire, l’explication ou la synthèse, et la
rédaction visera dans tous les cas à aboutir en conclusion à une
formule de clôture qui soit intelligible et facilement
mémorisable. Chaque partie, séparée de la précédente par un
blanc identique, sera aérée et rythmée par des alinéas (surtout
pas de textes d’un seul bloc) et par des citations.
–  La mise en pages peut être grandement améliorée par
l’utilisation d’un traitement de texte. Celui-ci a engendré chez
les enseignants à la fois des réactions de méfiance (notamment à
l’égard du plagiat et du «  copier-coller  » non déclaré) et, la
pratique étant réellement passée dans les habitudes, des attentes
spécifiques concernant la propreté et la lisibilité des pages qui
leur sont remises. Autrement dit, un devoir imprimé mal mis en
pages sera traité de la même manière qu’une copie manuscrite
couverte de ratures, à la graphie négligée et parsemée d’ajouts
maladroits. Le traitement de texte permet de concevoir des
couvertures attractives et de produire des sommaires ou des
tables des matières automatiques. Dans tous les cas, il assure une
mise en pages claire et rigoureuse, à condition d’être bien
utilisé…

► Traitement de texte et mise en pages


– Les styles donnent au document une présentation régulière et
maîtrisée en définissant des paramètres de mise en forme
pour distinguer les différents types de paragraphe (police de
caractère, taille, interligne, espace avant ou après, etc.).
– Ils distinguent notamment les niveaux de titres, facilitent leur
hiérarchisation et la composition automatique d’une table des
matières.
–  Pour le corps du texte, le style inclut un alinéa (retrait de
première ligne qui améliore la lisibilité) et la justification
(alignement des deux marges pour éviter l’effet d’escalier sur
la droite de la page).
–  On crée aussi un style pour les citations longues, qui sont
placées dans des paragraphes précédés et suivis d’un espace
et disposés légèrement en retrait par rapport à la marge de
gauche.
– On utilise les guillemets « typographiques » français pour les
citations et l’italique pour les titres des œuvres. Les
guillemets “anglais” sont réservés aux citations de deuxième
rang (il y en a un exemple p. 181).

Le commentaire composé

Déjà abordé au lycée, le commentaire composé est l’une des épreuves les
plus redoutées des concours spécifiquement littéraires. Son principe repose
sur une lecture à la fois scrupuleusement attentive aux phénomènes
d’écriture, aux effets de surface comme aux fonctionnements sous-jacents
d’un texte littéraire et capable de proposer un commentaire problématisé de
ce foisonnement. Il exige une culture générale solide, une intelligence du
texte affinée par l’entraînement et la fréquentation des grandes œuvres. Il
demande également une clarté de formulation, l’ensemble étant mis au
service d’une découverte de l’alchimie d’une création observée dans ses
procédures, ses structures, son imaginaire, sa musicalité, son travail
stylistique, ses suggestions les plus diverses. De plus en plus rarement
abordé de manière globale et frontale dans une épreuve de quatre heures,
cet exercice figure cependant au menu des évaluations universitaires, sous
diverses formes : dans des cours de littérature spécialisée ou de littérature
générale et comparée, avec une durée réduite à deux heures ou au contraire
étendue dans un partiel.
Les étapes qu’il convient de suivre en temps libre pour tendre vers une
forme d’efficacité relèvent de démarches méthodiques et progressives qui
s’emboîtent comme des cercles concentriques.
– Le premier moment doit établir le contexte d’écriture : l’extrait
est à situer dans l’œuvre, la biographie, l’histoire, l’histoire
littéraire, le contexte artistique. Cette recherche fournira certains
éléments de l’introduction et pourra donner également quelques
éclaircissements à des passages énigmatiques ou obscurs du
texte.
–  L’étude du texte proprement dite, autre phase préalable, peut
s’avérer d’une grande intensité : on s’assure de la compréhension
du sens littéral, du message explicite, avant de progresser à
l’intérieur de la forêt de significations que recèle un texte
relevant de la littérature. Une lecture ligne à ligne est donc un
préalable nécessaire : elle suscite un grand nombre de remarques,
d’abord éparses puis susceptibles d’être réunies par ensembles.
On interroge, on «  stimule  » le texte en fonction de ces
observations, de son appartenance générique, mais aussi à partir
de l’identification qu’on a pu faire des registres qu’il emprunte.
Tel extrait de roman peut s’habiller d’accents tragiques ou
épiques, telle scène d’une pièce de Corneille peut relever du
travestissement burlesque : ce point de départ ouvre souvent des
perspectives intéressantes parce qu’il reste fidèle à l’attachement
originel d’un texte à un certain nombre de règles du genre. À ce
stade, de nombreuses notes peuvent être prises au brouillon avant
la découverte d’une problématique générale féconde.
–  L’opération de synthèse qui suit l’analyse consiste à repérer
notamment ce qui apporte quelque chose de nouveau par rapport
à une lecture platement littérale et à regrouper les éléments qui
vont dans le même sens démonstratif. Les deux ou trois parties
du commentaire trouvent dans cette étape leur principe de
composition. Avant de passer à la rédaction proprement dite, on
prend soin de bâtir un plan détaillé progressif (en général, de la
proposition la plus simple à la plus complexe). Chaque partie
doit être assez riche pour être, elle-même, organisée en deux ou
trois sous-parties. Dans ces sous-parties, on ordonne les citations
clés de l’extrait proposé et les analyses qui constituent
l’argumentation. C’est la condition d’une belle qualité de la
rédaction.
– L’introduction s’ouvre par une amorce en relation avec le genre,
le registre, la thématique ou le cas échéant par un élément
historique ou biographique. Elle se poursuit avec la situation du
texte dans le contexte immédiat de l’œuvre. Les enjeux et
problèmes de l’extrait proposé sont ensuite clairement présentés
avant qu’une problématique d’ensemble soit formulée (par
exemple, à propos d’un extrait de La Recherche de l’absolu de
Balzac : « Fortement ancré dans le genre réaliste, ce texte est en
fait tout entier orienté vers l’espace symbolique du
fantastique »). Le plan suit naturellement : 1. Le sens du réel et
de la matière. 2.  L’inquiétante étrangeté du quotidien d’un
chercheur. 3. La portée philosophique d’une quête philosophale.
–  La rédaction du développement peut alors commencer. Bien
préparée par un plan précis (en temps libre comme en temps
limité), elle peut réserver de vrais plaisirs d’écriture. On veille à
introduire correctement les citations, qui sont le cœur de
l’analyse, et à proposer un commentaire précis de leur sens, de
leur effet, de leur insertion dans telle tradition rhétorique, de leur
contenu explicite et allusif, de leur force poétique ou musicale ;
elles prennent ainsi un relief nouveau. Il ne s’agit donc pas
seulement d’un relevé d’isotopies mais d’une dissection
minutieuse des effets ressentis à la lecture. Cela peut se révéler
complexe quand les effets d’une expression se superposent  :
1. sens littéral très puissant  ; 2. sens figuré suggérant une autre
dimension de l’expression  ; 3.  portée de l’expression sur
l’ensemble du texte  ; 4.  lien avec d’autres expressions de sens
voisin ; 5. allusion à une théorie poétique. La finesse de l’analyse
et la fluidité d’une écriture maîtrisée sont attendues dans un
commentaire composé et dans tout exercice universitaire du
même genre.
– La conclusion, ici comme dans l’exposé, résume, met en valeur
l’essentiel en renouvelant les formulations initiales et ouvre sur
un sujet connexe. Au total, un commentaire composé se présente
comme une structure solidement articulée qui révèle une écriture
riche, une pensée ordonnée et rigoureuse, une sensibilité, une
culture.

Exemple de plan de commentaire

Apollinaire, « Mai » (Alcools, 1913)

Introduction. ◊  Amorce et situation du poème. Le regard neuf


qu’Apollinaire porte sur les thèmes du lyrisme dans Alcools introduit la
modernité en poésie. « Mai » appartient aux poèmes rhénans du recueil liés
à une expérience amoureuse douloureuse. ◊ Enjeux et problème. Comment
renouveler la lyrique amoureuse  ? Comment lier modernité et tradition  ?
◊ Problématique. Une orchestration de thèmes traditionnels coloriés par une
expérience et une mythologie personnelles. ◊ Annonce du plan.
I. La réécriture d’un topos romantique : le printemps
1. Une imagerie romantique
–  Personnification de la nature (la barque à la première et la
dernière strophes qui permet la personnification du mois de mai).
–  Beauté des images printanières de la nature (le fleuve avec ses
barques, les roseaux jaseurs, les fleurs des rosiers et des cerisiers
de mai). Des images qui sont comme des tableaux animés par la
présence de toute une série de personnages liés aux paysages
rhénans.
–  Harmonie  : elle provient de la structure de chanson du poème
avec le caractère de refrain joué par le vers  1 qui revient en
clôture dans la dernière strophe. Elle provient aussi de la
régularité du rythme des vers. Ex. de la strophe  1  : v.  1 [2/4  //
2/4], v. 2 [2/4 // 2/4], v. 3 [2/4 // 3/3], v. 4 [2/4 // 2/4] avec pour
ce dernier vers l’enjambement interne à la césure. Ex. de la
strophe 3 : v. 1 [4/2 // 3/3] et v. 2 [2/2/2 // 2/4] avec enjambement
externe (entre les 2 vers) et interne (à la césure du v. 1).
2. Et sa démystification
C’est par le biais de dissonances que se produit cette réinvention d’une
imagerie traditionnelle dans la poésie.
– Tout d’abord par la présence d’un élément de l’automne dans le
printemps : le vent du Rhin qui secoue les osiers et fait tomber
les pétales des cerisiers en fleurs.
– Ensuite par la coexistence de deux isotopies opposées : on passe
de la gaieté des promenades sur le Rhin à la tristesse d’une
saison mentale qui associe le printemps aux couleurs de
l’automne. Le départ de la barque qui s’éloigne, celui des
tziganes qui suivent leur roulotte et des soldats qui suivent le
fifre de leur régiment provoquent la tristesse des personnages
imaginaires : les pleurs des dames qui regardent le fleuve du haut
de la montagne comme la Lorelei deviennent, par une sorte
d’hypallage, ceux des saules (ici on assiste à une double figure
de rhétorique  : l’hypallage se superpose à une métaphore qui
prend au pied de la lettre l’expression «  saules pleureurs  » et
permet une autre occurrence de cette personnification de la
nature présente tout au long du poème avec la masculinisation du
mois de mai et des roseaux « jaseurs ».
– La rupture de l’harmonie provient de l’irrégularité du rythme de certains
vers. (Ex. de la strophe 2 : v. 1 [1/3/2 // 3/3], v. 2 [3/3 //4/2] et v. 3 [3/3 //
3/3] avec enjambement interne pour ces 2 vers, v. 4 [3/3 // 1/3/3]. Ex. de la
dernière strophe avec un mélange de régularité (v.  1 et  4) et d’irrégularité
(v. 2) : v. 1 [2/4 // 3/3], v. 2 [3/3 // 1/5], v. 3 [4/2 // 3/3], v. 4 [4/2 // 4/ 2].
Transition : À cela s’ajoute la tonalité douloureuse du poème.
II. Un lyrisme paradoxal : l’amour mort
Alcools est un recueil de poésie lyrique où s’affirme une vision renouvelée
et paradoxale du lyrisme  : chez Apollinaire le lyrisme est «  achevé par
l’ironie  » (Michel Murat) et la chanson est celle du «  mal aimé  » dont
l’amour est mort, parce que la femme est cruelle et que le temps a passé.
1. Les jolies dames (st. 1) vs la femme aimée (st. 2)
Bien que fermé par la structure cyclique de la chanson avec son refrain qui
en marque l’ouverture et la fermeture, le poème est aussi construit sur une
opposition.
–  Une structure en opposition  : «  Or  » oppose la première et la
deuxième strophes. Et opposition apparente (« Tandis que ») au
cœur de la strophe 3 entre les tziganes et les soldats, qui sont en
réalité marqués par la même nostalgie du départ).
– Analyse de cette opposition : les belles dames de la strophe 1 sont
jolies et promises à l’amour ou objet de désir comme la Lorelei
alors que l’amour du poète est déjà mort («  celle que j’ai tant
aimée  » n’est plus là comme l’indique ce passé composé
irrévocable).
2. La cruauté de la métaphore-métonymie centrale
– Relevé des termes de l’image : les pétales « tombés » et « flétris »
sont le comparant unique (mais exprimé par deux adjectifs
redondants) d’un double comparé : les ongles et les paupières de
la femme aimée
–  Explication des connotations négatives  : les fleurs du printemps
ne sont pas vues dans la fraîcheur de leur éclosion, ni dans la
gloire de leur maturité mais dans la beauté périssable de leur
flétrissement, quand, par une sorte de nouvelle superposition des
images, elles sont comparées implicitement aux feuilles
d’automne qui tombent tristement. Quant aux deux éléments du
corps féminin, ils sont chargés de connotations négatives qui
modifient singulièrement les topoï du lyrisme amoureux  : les
ongles partagent avec les fleurs de cerisiers la couleur blanc
nacré, mais un transfert de sèmes (les pétales tombés par terre)
leur donne une tonalité agressive et mortifère. Le même
fonctionnement métaphorique se produit pour les yeux de la
femme aimée qui se trouvent ainsi associés aux ongles et perdent
eux aussi leur tonalité angélique.
III. Une mythologie personnelle
Apollinaire introduit la modernité dans la poésie lyrique et renouvelle
l’expression du temps par toute une mythologie personnelle et par le jeu
subtil des images. En revisitant les clichés de l’imaginaire rhénan il parvient
à exprimer de manière à la fois légère et poignante le sentiment de
l’écoulement universel.
1. L’opposition mouvement/immobilité
– Le mouvement : il est donné à la fois par les barques sur le Rhin
dans la strophe  1 et par le double cortège des Tziganes et du
régiment dans la strophe 3.
– L’immobilité : est celle des femmes-Lorelei qui regardent le Rhin
et les bateliers dans leur barque du haut de leur rocher. C’est
aussi celle de la mort, des pétales comme de la bien-aimée-
statue.
2. Le jeu des temps
–  L’opposition passé (passé composé des vers  4 et  7) / présent
(dans toutes les strophes) sur laquelle repose tout le poème.
3. La métaphore du fleuve
Le Rhin et le temps embarqué (personnification du mois de mai qui vient de
la peinture du Moyen Âge). Cette métaphore hardie qui associe l’espace et
le temps renouvelle des images anciennes et retrouve une tradition  : le
symbolisme de la vie qui s’exprime à travers un jeu d’oppositions  :
vie/mort, naissance/dégradation.

Conclusion

Insister sur la double tonalité paradoxale d’Alcools.

La dissertation littéraire

En préambule, il faut reconnaître que cet exercice, aussi nommé


«  composition française  » dans de nombreux concours, peut légitimement
inquiéter les étudiants, pourtant préparés au lycée par des dissertations
partielles ou complètes. Dans son principe, en effet intimidant, il soumet à
leur réflexion le jugement d’un écrivain ou d’un critique concernant un
phénomène général constaté dans l’univers littéraire ; il peut porter sur des
œuvres.
Le sujet constitué par ce jugement apparaît souvent comme un paradoxe ou
une énigme. Il relève de la tradition très ancienne de la dispute et du débat :
un avis, émis par un membre d’une communauté (scientifique, politique,
juridique) provoque d’autres avis, qui en déclenchent d’autres, au sein d’un
processus argumentatif où il s’agit de trouver des preuves pour valider un
raisonnement. On attend que l’étudiant écoute l’avis d’autrui, en perçoive
les données littérales comme les données culturelles, théoriques et
esthétiques implicites et, une fois réalisé ce travail d’explicitation, prenne
position dans le débat en présentant une argumentation raisonnée étayée par
des connaissances précises qui ont ici valeur de preuves.
L’analyse du sujet constitue donc la première étape, primordiale, de la
préparation. Elle donne l’occasion d’exercer sa capacité d’examen et de
surplomb en s’interrogeant sur son origine (l’auteur et le contexte du
jugement), sur sa teneur sémantique littérale (il faut savoir reformuler ce
que dit le sujet), sur ses sous-entendus (contexte polémique, allusion à
d’autres textes, défense d’un point de vue paradoxal), sur son style
(structure de la phrase, tonalités, jeux rhétoriques), sur ses enjeux et sur les
problèmes qu’il pose. Particulièrement intense, cette analyse mobilise à la
fois la sensibilité lexicale, la mémoire, la culture générale, la logique, la
hauteur de vue et la plasticité du raisonnement. On doit être capable de
remettre en cause une première lecture trop hâtive, d’évaluer et de corriger
sa démarche, de lui donner une véritable efficacité. En général, on se
concentre sur les problèmes et les paradoxes sans négliger le sens premier.
À ce stade, on prend des notes pour l’introduction, on esquisse un plan
général et on cherche des exemples qui viendront à l’appui des arguments
avancés.
La collecte des exemples diffère évidemment en fonction du temps dont on
dispose, mais le principe est le même  : formuler des hypothèses
susceptibles d’être étayées par des exemples précis, ce qui demande une
bonne connaissance des œuvres et de leur contexte. L’approche méthodique
de la dissertation est ainsi une excellente occasion d’enrichir sa culture
générale. Si le sujet porte sur le théâtre par exemple, on commence donc par
réunir ses souvenirs de lectures, de mises en scène, ou de spectacles
auxquels on aurait assisté. Puis on se concentre sur ce qui, dans ce corpus,
peut être mis en rapport avec le sujet et les problèmes qu’il pose. Dans le
cas où la collecte serait insuffisante, on prend le temps de lire ou de relire
quelques pièces afin de nourrir la réflexion. S’il est souvent utile de
consulter des manuels qui opèrent une synthèse des « grandes questions »
présentes dans la théorie et l’histoire des genres, rien ne vaut le retour aux
œuvres, qui doit être un réflexe systématique. Se constituer une
bibliothèque, des œuvres classiques aux auteurs les plus récents, relève en
ce sens d’une évidence  : ce travail de longue haleine, associé à de grands
plaisirs de lecture, est la colonne vertébrale des études de lettres.
La problématique d’ensemble doit permettre d’articuler une analyse
précise du sujet, des pistes de réflexion (sens littéral, enjeux, paradoxes,
problèmes) et de nombreux exemples, d’introduire une tension entre
l’énoncé et un corpus supposé connu (l’argumentation ne doit pas rester
purement logique et abstraite). Il ne s’agit pas (sauf demande expresse de
l’enseignant) de contester la validité d’un sujet ni d’approuver longuement
le jugement proposé. La problématique, à partir d’un nœud d’enjeux que
l’on cherche à dépasser, formule le fil directeur du discours. Par exemple
pour le sujet suivant (inspiré de Blanchot) : « Toute œuvre littéraire abolit la
notion même d’auteur qui se dissout et meurt dans le moment même où
l’œuvre naît », la problématique pourra être formulée ainsi : « La mort de
l’auteur et sa dissolution dans l’œuvre dissimule sa recréation par
l’exigence, toujours présente chez le lecteur, d’une régie humaine
identifiable créatrice du sens. » On voit qu’il ne s’agit pas d’un plan mais
d’une réaction et d’une réponse au paradoxe de la citation. Son rôle est de
donner un horizon à la dissertation, de capter l’intérêt du lecteur,
éventuellement de surprendre par la pertinence et l’originalité du point de
vue adopté.
Le plan est annoncé, le moins lourdement possible, à la fin de
l’introduction. Le poids des conventions universitaires (qui ne sont pas
inutiles) invite à proposer un plan dit «  en 27  points  », c’est-à-dire trois
grandes parties, elles-mêmes subdivisées en trois sous-parties articulées
autour de trois arguments (3 x 3 x 3 = 27), à quoi s’ajoutent l’introduction
et la conclusion. Convention n’est cependant pas obligation (sauf pour les
concours de l’Éducation nationale) et l’on peut alléger le dispositif en
fonction du sujet et des attentes de l’enseignant, l’essentiel étant de
maintenir un équilibre. À titre indicatif, une dissertation composée en temps
libre peut comporter 14  pages manuscrites  : une page entière pour
l’introduction, quatre pour chacune des trois parties et une pour la
conclusion. En deçà, l’argumentation risque d’être insuffisante, au-delà le
correcteur, qui doit évaluer plusieurs dizaines de copies, peut se lasser et
certains passages importants peuvent lui échapper.
Le développement de l’argumentation, sur près de 12 pages, se présente
comme une approche critique du sujet, c’est-à-dire un examen et non une
brutale contestation. D’où le plan attendu, qui ne correspond pas à
l’enchaînement thèse-antithèse-synthèse :
–  Une première partie valide les concepts centraux, explicites ou
implicites, contenus dans le sujet, qu’il s’agisse d’une
déclaration paradoxale (comme ici la mort de l’auteur au
moment de la réception de l’œuvre) ou d’une évidence assez
commune. C’est la partie la plus simple à concevoir, à condition
de pousser le sujet dans ses retranchements, d’en examiner les
conséquences et, déjà, les limites.
–  La seconde partie n’est évidemment pas une antithèse qui
annulerait l’argumentation précédente de manière absurde : elle
met en valeur les limites, les excès, les insuffisances du jugement
à discuter. L’esprit critique fonctionne ici pleinement sans jamais
s’éloigner du sujet (à cet effet, les mots-clés de la problématique
sont repris au début des seconde et troisième parties).
– La troisième partie n’est pas non plus la synthèse des deux propositions
constituées par les deux premières parties mais leur dépassement, sous
forme d’une équation logique  : si  1 est vrai, mais que  2 en a montré les
limites, alors comment penser le problème initial sinon en proposant 3 ?

Le plan de la dissertation peut donc s’organiser ainsi :

Introduction comprenant successivement : une amorce (jamais de


citation initiale), la citation intégrale du sujet (si elle est trop
longue, n’en donner que les éléments essentiels), l’analyse du
sujet, la problématique, l’annonce du plan.
Deux lignes blanches de séparation.
Première partie : validation des concepts essentiels du sujet.
1re sous-partie : arguments, appuyés par des exemples (citations ou
références à des œuvres) commentés a, b, c.
Résumé-transition vers la sous-partie suivante.
2e et 3e sous-parties (structurées comme la précédente).
Transition vers la seconde partie.
Deux lignes blanches de séparation.
Seconde partie  : mise en évidence des limites du sujet (même
structuration que la précédente).
Deux lignes blanches de séparation.
Troisième partie : dépassement et renouvellement des concepts
initiaux (même structuration que la précédente).
Deux lignes blanches de séparation.
Conclusion  : résumé de l’essentiel, nouvelles formulations  ;
ouverture sur une problématique connexe (jamais de citation
finale).
On le comprend, il s’agit d’un raisonnement, d’une argumentation, de ce
qu’on pourrait nommer un scénario de pensée qui respecte les principes de
l’approche critique au sens humaniste du terme  : écoute, considération,
examen, validation, contestation nuancée des points fragiles puis nouvelle
proposition de pensée. À ce processus logique s’ajoute une autre
compétence, celle de la citation ou de la référence à un univers d’œuvres
précis. Relativement aisée en temps libre, la citation d’un extrait d’une
œuvre relève de l’exploit en temps limité lorsqu’on ne dispose d’aucun
texte, notamment quand le sujet porte sur des questions générales de
littérature. La qualité du commentaire de la citation permet en outre
d’évaluer les compétences de l’étudiant. Il faut en effet une certaine
virtuosité pour mener à bien à la fois la progression d’une argumentation
équilibrée et l’analyse fine de chacune des citations sur lesquelles elle
s’appuie.

Exemple de plan de dissertation

« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous
chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est
souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens
qu’on fait sont beaux  » (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Folio,
coll. « Essais », p. 298.)
Commentez et discutez ce point de vue en illustrant vos propos
d’exemples précis.
Introduction. ◊  Amorce sur la réception parfois déconcertante des
œuvres pour leurs auteurs puis citation intégrale du sujet.
◊ Contextualisation de la citation, extraite de la conclusion de l’ouvrage
consacré à la question du moi créateur (distinct du moi biographique).
◊  Identification et explication des enjeux. La réflexion est placée
simultanément sur le plan de l’esthétique et sur celui de l’interprétation
dont le lecteur est le seul créateur ; cela présuppose d’une part l’existence
d’un « sens » et d’une « vérité » de l’œuvre et d’autre part une démarche
de traduction de cette «  langue étrangère  » impliquant le risque d’une
trahison de la vérité implicite. ◊  Problématique. Comment dépasser
l’obstacle d’un contresens possible sur le livre, sinon en investissant le
lecteur d’un pouvoir créateur, reflet et écho esthétique du moi profond de
l’œuvre, seule instance faisant autorité ?
I. La lecture comme traduction et trahison (validation des affirmations
centrales du sujet proposé)
1. Un « beau livre » est comme une langue étrangère, il dépasse
l’usage commun du langage, demande une initiation, une
acceptation. C’est vrai pour les romans de Diderot, Zola, Aragon
(pour qui le roman même est un langage), Céline ; c’est encore
plus vrai en poésie (Rimbaud, Les Illuminations) où le langage
créé peut faire écran à la compréhension immédiate et littérale.
2. Les hypothèses interprétatives du lecteur, du fait de l’étrangeté
de la langue, sont à la fois inévitables et subjectives  : l’erreur
peut s’y glisser. Quelle est la marge d’interprétation du lecteur
face à cette création d’une « espèce de langue étrangère » ?
3. La liberté interprétative du lecteur est cependant limitée par la
cohérence esthétique de l’œuvre. Les œuvres surréalistes, qui
prônent une grande liberté de réception, encadrent
paradoxalement la production des images et des représentations
en fixant des rapports inédits et en donnant cet inédit comme
règle associative.
Transition. Le problème de l’étrangeté et du contresens doit être posé
à partir de la dynamique de l’auteur et de l’œuvre.
II.  La lecture comme réception contrôlée (nuances apportées à une
affirmation dont on souligne les tensions et les paradoxes)
1. L’auteur rêve de maîtriser le sens de son œuvre en y incluant
des commentaires (exemples de Diderot et Hugo). Aragon dans
ses postfaces précise le sens de ses romans ou de ses poèmes des
années 1930 à 1950, tous marqués par les « circonstances ». Le
«  beau livre  » serait donc pris dans une exigence d’exactitude
vouée à être constamment relancée.
2. La genèse de l’œuvre confirme cette volonté  : l’étude des
brouillons, manuscrits et variantes révèle souvent un travail de
précision sémantique pour fixer justement le sens et l’intention
du texte (chez Balzac par exemple).
3. La réception apparaît comme une comme œuvre possible mais
aléatoire, même dans une œuvre qui se veut complètement
maîtrisée. D’ailleurs, de nombreux auteurs, comme Valéry,
considèrent que l’œuvre, une fois publiée, vit de sa vie propre et
fait l’objet de lectures différentes selon les époques et la nature
des lecteurs ; ils donnent raison aux théories de la réception qui
montrent l’importance de l’« horizon d’attente » du lecteur.
Transition. Il faut donc penser la réception de l’œuvre comme un
prolongement et non comme une trahison.
III. Poétiques de la lecture (dépassement de la tension présente entre I
et II et proposition d’une forme de résolution)
1. La réception d’une œuvre est elle-même une sorte d’œuvre,
selon des théoriciens de la lecture comme Michel Charles, un
prolongement de l’œuvre qui impliquerait, en complément de la
génétique des œuvres, une génétique de la réception.
2. Tout texte est défini par le «  bruissement de la langue  »
(R. Barthes) ; il bruit de tous les textes précédents mais aussi de
toutes les lectures potentielles qui lui succèderont. Les auteurs-
lecteurs sont ainsi eux-mêmes pris dans un processus de
réception et de lecture qui fonde leur création. La «  langue
étrangère » évoquée par Proust pour décrire la puissance créative
des « beaux livres » serait donc un peu plus qu’un sens fixé par
le moi profond de l’auteur placé au cœur de son œuvre et
maîtrisant les rapports entre le langage et le monde.
3. L’œuvre vit dans le temps et dans l’espace imaginaire des
lectures. L’affirmation paradoxale mais rassurante de Proust
rétablit à terme le pouvoir de l’œuvre puisque les contresens du
lecteur font encore partie de la poétique générale et de la vérité
de cette œuvre. Ceci justifie une critique contradictoire des
œuvres dont l’importance est à proportion du génie et qui
qualifie justement ce que Proust nomme les « beaux livres ».
Conclusion. C’est dans le dépassement du caractère anxiogène du
contresens que la lecture devient chez Proust la perception
évolutive dans le temps et l’espace d’une vitalité et d’une vérité
centrales cachées dans l’œuvre, impliquant un recours à la
critique, à l’étude et à la recherche

Complément bibliographique

ANDRÉ François-Xavier, DUFFAU Catherine, J’entre en fac. Méthodes du


travail universitaire en lettres, langue, arts et sciences humaines, Presses de
la Sorbonne nouvelle, Paris, 2013.
MERLIN Hélène, La Dissertation littéraire, Seuil, coll. « Mémo », 1996.
PREISS Axel, La Dissertation littéraire, Armand Colin, 1994, 2002.
TOURSEL Nadine, VASSEVIÈRE Jacques, Littérature  : textes théoriques et
critiques, 3e édition, Armand Colin, 2011.

1. On pourra utiliser l’ouvrage suivant, qui permet un travail autonome : VASSEVIÈRE Jacques, Bien
écrire pour réussir ses études. Orthographe, lexique, syntaxe. 150  règles et rappels. 150  exercices
corrigés, 2e édition, Armand Colin, 2013.
Annexes

CORRIGÉS DES EXERCICES

1.  Le «  discours  » du narrateur est perceptible dans la modalisation de


l’énoncé, qui tient à distance les propos du personnage. Elle est évidente
dans l’emploi du verbe prétendre, qui amène le lecteur à rejeter comme
révoltante l’opinion du négrier considérant que si un homme ne se trouve
pas « commodément assis » dans un entrepont d’un mètre de haut, c’est que
sa taille n’est pas «  raisonnable  ». En rapportant les propos de son
personnage, le narrateur pratique ainsi un double discours caractéristique de
l’ironie. Celle-ci est encore plus perceptible dans les deux phrases suivantes
qui affectent pourtant de transcrire les paroles du capitaine sans les
commenter, au discours direct libre puis au discours direct (voir p.  76).
L’incise qui interrompt la phrase attribuée à Ledoux constitue un indice de
la modalisation. L’ironie apparaît aussi dans l’onomastique  : le nom du
capitaine et celui de son bateau sont choisis par antiphrase. Celle-ci est
aussi visible dans l’«  honneur  » attribué à Ledoux par les «  marchands
d’esclaves  », qui distinguent non une particulière dignité morale mais
l’ingéniosité dont le négrier a fait preuve pour rendre la traite plus rentable
au détriment du sort des Africains.
2. La visée référentielle est limitée à l’emploi de quelques mots évoquant la
chaîne (« wagon », « outils », « courroies et volants »), qui ne permettent
nullement de décrire la tâche des ouvriers. Le narrateur présente au
contraire une vision personnelle et hallucinée du travail en donnant au
wagon les caractéristiques d’un être animé, autonome et tyrannique, qui
prend plaisir à soumettre les ouvriers à un rythme frénétique de
« contraintes ». Les relations entre les hommes et les machines se trouvent
donc inversées, la domination de celles-ci étant marquée par l’utilisation de
la modalité injonctive (expression de l’ordre) dans les phrases qui semblent
donner la parole au wagon. La modalisation de l’énoncé est perceptible
dans l’emploi d’un vocabulaire évaluatif («  hystérique  », «  fou  ») et
dépréciatif («  tortillard  », dont le suffixe péjoratif -ard trouve des échos
dans « quincaille » et « se tracasse »).
3. Contrairement à Chateaubriand, Ponge écrit un poème de célébration du
14 Juillet (devenu fête nationale en 1880) qui traduit une adhésion à l’élan
révolutionnaire  : il est significatif que le poème s’achève sur le mot
«  joyeux  », déjà présent sous sa forme nominale à la fin du premier
paragraphe. Il réunit des signes emblématiques de la Révolution (les
« piques », les « bonnets » phrygiens, les « sans-culottes ») et du « peuple »,
caractérisé, métonymiquement, par la mention de ses outils (« deux fléaux,
un râteau  », un «  rabot  »). Les deux premiers n’appartiennent pas à la
panoplie des menuisiers du faubourg Saint-Antoine (désignés par la
référence au «  bois blanc  »)  : ils font référence aux paysans, qui ne
figuraient sans doute pas parmi les assaillants de la Bastille. Leur évocation
dans ce poème n’est donc pas motivée par le souci de la vérité historique
mais par le désir de montrer l’union des paysans et des ouvriers, mot
d’ordre du Front populaire en 1935. Le parti pris du poète est visible dans
l’humour (noir) avec lequel sont évoquées «  au bout de leurs piques les
têtes renfrognées de Launay et de Flesselles  », excluant toute compassion
pour les victimes  : dans cette commémoration du 14  Juillet, c’est
l’exaltation de la geste populaire qui prime, et qui appelle, en 1942 comme
en 1935, d’autres soulèvements libérateurs. Cette exaltation se lit aussi dans
la tonalité lyrique du poème, visible dans les métaphores de la forêt et dans
le rythme du deuxième paragraphe (qui fait l’objet de l’exercice 14).
4.  La concision et la cohérence de l’expression sont favorisées par de
nombreuses figures de signification et de construction, accentuant ainsi la
charge, la densité satirique de ce début de poème en prose.
– Un jeu de mots (un calembour) fondé sur l’homophonie fait
entendre à la fois « D’âme » et « Dame » : attribué à son âme,
l’égoïsme de la danseuse n’en paraît que plus essentiel.
– Le parallélisme de la construction (nom-adjectif/nom-adjectif)
met en valeur une double antithèse, celle – évidente – des noms
«  âme  » et «  corps  » et celle des adjectifs, rapprochés par leur
première syllabe et opposés par l’idée d’un mouvement vers soi
(«  égoïste  ») ou expansif («  éperdu  »). Une autre antithèse
oppose les mots « bien » et « désordre », confirmant l’égoïsme
de la danseuse.
– Cet égoïsme est aussi accentué par la répétition du verbe tourner,
qui met sur le même plan « les choses » et « sa robe », puis par
l’ellipse du même verbe qui rapproche pour mieux les opposer
« sa robe » et « tout le reste » dans une construction symétrique.
L’antanaclase portant sur les deux sens du verbe tourner donne
la même importance à la marche des « choses » et au mouvement
de la robe de la danseuse.
– Deux anacoluthes (« D’âme » / « les choses » et « tourne en » /
[tourne] « au ») rendent sensible l’idée de « désordre ».
– Ce désordre est-il produit par la forme « en tulipe » que prend sa
robe, la métaphore suggérant qu’elle veille à montrer ses
jambes  ? Ou est-il mentionné pour accentuer le narcissisme de
cette dame qui ne se soucie nullement de «  tout le reste  » du
monde  ? Quelle que soit l’interprétation retenue, elle ne lui est
pas favorable et le lecteur est d’autant plus disposé à adopter ce
point de vue qu’il peut goûter à la fois la prouesse que constitue
cette accumulation de figures et leur effet humoristique.
5. On a déjà relevé (p. 42) l’indice – décisif – selon lequel « [le] J a […] la
forme du rabot ». En 1935, cette image laissait Paulhan perplexe (« est-ce
que le J ressemble à un rabot ? », écrivait-il à Ponge). Si on visualise cette
lettre couchée, la boucle du  J peut figurer la poignée de l’outil et le
jambage, en position horizontale, le « fût » (la base) du rabot. L’analogie est
certes très forcée, elle a l’intérêt de signifier le caractère systématique des
jeux sur le signifiant graphique, qui concernent tous les signes composant
l’expression 14  JUILLET (écrite en lettres majuscules et inclinées) à
l’exception de la lettre E. Ainsi, le chiffre 1 est vu comme «  une pique  »,
le  4 comme «  un drapeau tendu par le vent de l’assaut  » ou «  une
baïonnette  » (cette hésitation contribuant à signaler le procédé poétique).
Une analogie est ensuite établie entre les jambages verticaux du J, du U et
du I et « d’autres piques », puis entre les LL et « deux fléaux » de paysan,
entre le T et «  un râteau », toutes ces lettres étant globalement comparées
aux «  rayures verticales du pantalon des sans-culottes  », puis à une
« futaie », un « frémissant bois de peupliers ». Le point sur le I figure « un
bonnet [phrygien] en signe de joie jeté en l’air » (avec, peut-être, un jeu de
mots sur signe : au sens de marque et de signe linguistique), les points sur
le I et le J évoquent « au bout de leurs piques les têtes […] de Launay et de
Flesselles  ». Pour être surmontées d’un point, ces lettres doivent être des
minuscules et on voit ici une autre preuve du caractère systématique du
procédé, qui apparaît encore dans l’analogie établie entre «  l’écriture
anglaise  » qui «  penche en avant  » et une troupe en marche (on écrit de
gauche à droite, les lettres penchent donc en arrière…).
Le jeu sur le signifiant sonore est explicite dans le paragraphe 4 où juillet
est traité comme une sorte de mot-valise composé à partir des quatre mots
JUstice ça Y  EST. Un autre écho sonore met en relation l’expression «  ça
y est » et le nom « peuplier », qui peut être lu comme peuple y est. Dans la
page de Mimologiques (1976) où il analyse «  la mimographie  » de ce
poème, Gérard Genette établit en outre une relation en paronymie entre
juillet et joyeux.
Le parti pris idéologique de Ponge a déjà été signalé (exercice 3) ; un parti
pris poétique préside aussi à cette célébration du 14  Juillet, proprement
jubilatoire et bien dans la manière d’un Ponge toujours à la recherche du
«  bonheur de l’expression  ». Pour être pleinement goûtée, elle exige du
lecteur une complicité active et lui offre en retour le bonheur de la lecture…
6.  Des jeux sur le signifiant apparaissent dans chaque vers  : aux deux
paronomases, dont l’une intègre un jeu de mots (« ou moi / émoi » / et moi),
l’autre un néologisme, une répétition et un parallélisme («  le vent tape-
joue  / le vent tapageur  »), s’ajoutent d’autres jeux mêlant assonances et
allitérations dans la reprise d’éléments sonores d’un mot dans un mot voisin
(« l’Univers verse  », «  meilleur –  merveilles  », «  J’invente  – le vent  »,
« à bas – bâtis »). Les quatre premières phrases (repérables aux majuscules
dans ce poème sans ponctuation), très brèves, traduisent le bouleversement
des perceptions du sujet poétique  ; elles sont suivies de phrases plus
longues, respectivement de  9, 12,  15 et 10  syllabes, correspondant à un
mouvement d’expansion euphorique, à la création d’un nouvel équilibre,
sensible dans le rythme régulier de l’alexandrin binaire puis dans les trois
mesures de cinq syllabes qui constituent la phrase suivante. Le dernier vers,
décasyllabe au rythme régulier (4/6), sonne comme une conclusion
(provisoire, car le poème ne s’achève pas ici)  : le sujet se trouve dans un
état où il est doté d’un pouvoir nouveau qui lui permet d’échapper au
« monde » de la guerre.
7. Le narrateur se présente implicitement comme un parfait connaisseur de
Paris et garantit ainsi l’exactitude de son récit (fonction de témoin). Il
justifie ce passage qui pourrait être reçu comme une digression retardant le
début du récit (fonction de régie). Il sollicite la complicité du lecteur –
 virtuel (fonction de communication).
8. L’intrigue amoureuse de Germinal peut être analysée ainsi :

Le schéma révèle la complexité de l’intrigue puisque Catherine et Étienne


jouent aussi le rôle d’opposant (7 et  8) à leur propre désir (1 et  5). Cette
ambivalence peut être interprétée en référence à un stéréotype idéologique,
patent chez l’anarchiste Souvarine (le refoulement du désir sexuel, sublimé
en ardeur révolutionnaire) ; elle correspond aussi à une vision angoissée de
l’amour dans de nombreux romans de Zola où un interdit ou une
malédiction pèsent sur les relations amoureuses entre un homme et une
femme qui est déjà sous l’emprise d’un autre homme (voir notamment
Thérèse Raquin, L’Assommoir, La Terre).
9. On rencontre successivement :
– le discours indirect libre  : On avait volé, volé Mme  Lefèvre  !
Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir.
– le discours direct : « Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs
pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande. »
– le discours indirect libre  : Comment dormir tranquilles
maintenant !
– le discours narrativisé : les deux femmes expliquaient à chaque
nouveau venu leurs observations et leurs idées.
– le discours direct : « Vous devriez avoir un chien. »
– le discours indirect libre : C’était vrai, cela ; elles devraient avoir
un chien, quand ce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros
chien, Seigneur  ! Que feraient-elles d’un gros chien  ! Il les
ruinerait en nourriture. Mais un petit chien […], un petit
freluquet de quin qui jappe.
– le discours indirect  : Mme  Lefèvre déclara qu’elle voulait bien
nourrir un « quin », mais qu’elle n’en achèterait pas.
L’alternance des formes de discours engendre des variations de rythme qui
animent le récit. Les sentiments et les réflexions des deux femmes sont
souvent rapportés au discours indirect libre, insérés comme des collages qui
révèlent brutalement leur manière d’être (leur ethos), présentée au lecteur
(parisien) comme une curiosité exotique et comique (le lecteur
d’aujourd’hui y est encore plus sensible que celui de 1882).
10. Le thème-titre est la façade de la maison de l’oncle Baudu, que l’incipit
du roman a située à Paris (rue de la Michodière). La description ressortit à
l’esthétique réaliste, naturaliste, telle que l’a définie Zola  : elle associe la
précision des détails (issue de la documentation de l’auteur) et l’originalité
de la vision, attribuée dans le récit aux personnages. Elle est ainsi rendue
plus dynamique, suivant le regard des nouveaux venus qui observent
successivement quatre éléments  : l’enseigne, la façade au-dessus de la
boutique, l’entresol et la boutique, la porte donnant accès à la boutique.
Chacun d’eux reçoit des qualifications défavorables faciles à relever qui
soulignent la vieillesse et la dégradation qui en découle, l’absence
d’ornements et de lumière.
L’opposition avec les « clairs étalages » du grand magasin est totale : il y a
là le deuxième volet d’un diptyque, prélude à une confrontation entre le
commerce nouveau et le commerce traditionnel. Outre sa fonction
mimésique évidente, la description assure une fonction narrative  : elle
donne une vision dramatique du lieu, menacé d’emblée de ruine. Le texte
est saturé de notations dysphoriques : les couleurs sont sombres, l’entresol
est vu comme une « prison », la boutique comme une « cave » dont « les
ténèbres humides » évoquent même un caveau. Il est déjà question de mort,
le dénouement est inscrit discrètement dans cette description initiale. La
vision du narrateur zolien (épris de modernité) se confond avec celle des
personnages, qui est censée être aussi celle d’éventuels clients  : personne
n’a envie d’entrer dans cette boutique, vouée à la faillite et à la disparition.
11. Les quatre derniers vers de cet extrait du Tartuffe comptent six diérèses :

Selon divers besoins, il est une sci-enc(e)


D’étendre les li-ens de notre consci-enc(e)
Et de rectifi-er le mal de l’acti-on
Avec la pureté de notr(e) intenti-on.

Il n’y a pas là qu’une facilité de versification. L’artifice de la prosodie


signale l’artifice de la casuistique, invention et spécialité des jésuites : cet
art de résoudre les cas de conscience, « science » subtile et sophistique, va
en fait à l’encontre de la « conscience » morale puisqu’elle n’apprécie une
« action » qu’en fonction de l’« intention » qui est censée l’inspirer. Molière
ne s’attaque donc pas seulement à un faux dévot mais à un ordre religieux
(comme Pascal dans sa septième Provinciale).
12.  Le premier vers est un décasyllabe. Le second, visuellement, est un
tétrasyllabe mais comme le suivant est un hexasyllabe et qu’il rime avec le
premier, on est tenté d’entendre un décasyllabe masqué dans sa présentation
visuelle et coupé en deux pour entretenir une sorte d’ambiguïté de la phrase
(la Seine et les amours sont unies dans une même coulée), d’autant que le
dernier vers de la strophe est aussi un décasyllabe (le  e de  joie ne se
prononce plus depuis longtemps en poésie). La rime en  [en] («  Seine  »,
«  souvienne  », «  peine  ») introduit un écho lancinant. Dans le refrain, le
retour du même rythme  4/3 dans les deux heptasyllabes rend sensible le
retour des mêmes moments. L’écoulement du temps est accentué par le
parallélisme de la construction « Vienne la nuit sonne l’heure » ; la structure
grammaticale est indécise : elle peut être injonctive comme concessive – et
c’est un effet de la disparition de la ponctuation qui fait prévaloir le rythme
par rapport à la syntaxe, pour opposer l’immobilité de l’espace et du poète,
et la mobilité du temps.
13.  Les deux rimes de chaque quintil ont une disposition régulière (rimes
croisées suivies de la reprise de la première rime pour clore la strophe  :
ababa). L’alternance des rimes n’est pas fondée sur l’écrit (comme pour les
rimes masculines et féminines) mais sur les sons (rimes consonantiques
[war] et [a?] et rimes vocaliques en [ge] et [y]). La rime en [ar] surprend
dans la mesure où le son voyelle est noté par des graphies différentes
(s’éloigne/Allemagne). La rime en [ge] accentue les effets produits par la
paronomase et la gradation ascendante dans le couple de mots
navigué/divagué.
14. Dans le troisième paragraphe du poème de Ponge, des rimes intérieures
(« dos/rabot », « préside/candide ») ponctuent des groupes de 12 syllabes,
délimitant ainsi cinq alexandrins binaires (rythmés 6/6), le quatrième étant
dépourvu de rime  : du point de vue du rythme et des sonorités, ce
paragraphe est donc composé de « vers blancs ». Une nouvelle lecture plus
attentive montre alors qu’au prix de quelques apocopes (des élisions du  e
caduc en fin de mot) Ponge a donné aux groupes constituant ses phrases des
rythmes de vers classiques  : tout le poème, sans qu’il soit besoin de
supprimer ou de déplacer un mot, pourrait être disposé comme une
succession librement ordonnée de mètres de 6, 8, 10 ou 12 syllabes.
15.  L’avant-dernière strophe est exemplaire des «  strophes carrées  » de la
grande ballade : c’est un dizain de décasyllabes. Le dispositif des rimes crée
un effet de miroir qui ajoute à toutes les répétitions douloureuses (du mètre,
des mots, de la structure du balancement de la pendaison et de la prière
d’intercession) : le dizain comprend une demi-strophe aux rimes croisées et
redoublées (ababb) suivie d’une autre où les rimes sont disposées
symétriquement (ccdcd) ; la répétition du phonème aigu [i] dans les rimes b
(en [si]) et c (en [ri]) produit une assonance qui unit les deux demi-strophes.
On peut voir aussi dans ce dizain quatre vers aux rimes croisées, deux vers
aux rimes plates redoublant les rimes croisées et formant une transition,
puis à nouveau quatre vers aux rimes croisées.
16. La virtuosité de Corbière consiste à décrire la forme fixe du sonnet en la
pratiquant, à donner, avec humour, «  la manière de s’en servir  ». D’où
l’emploi systématique des mots qui désignent ou caractérisent, directement
ou indirectement, le « sonnet  » (cinq occurrences, avec le titre)  : « vers  »
(deux occurrences), «  quatre  » (cinq occurrences), «  césure  », «  rime  »
(deux occurrences), «  3  » (deux occurrences). L’humour apparaît dans les
jeux sur les mots : métaphores filées des « vers filés à la main » et des « fils
du télégraphe », des « soldats de plomb » et du « peloton » pour évoquer les
quatrains, syllepse de sens sur «  pied  » désignant aussi la syllabe,
assimilation de la composition d’un sonnet à un difficile problème
d’arithmétique (d’où la panique feinte  : «  à mon aide  », «  ô  Muse
d’Archimède ! »). Le poème se clôt par une évocation de figures poétiques
convenues (« Pégase », «  la lyre  »), une invocation lyrique (parodique) et
une pointe nommant l’objet qui vient d’être reconstitué  : «  Sonnet –
  Attention  !  ». Tristan Corbière –  on peut faire ici le parallèle avec
Verlaine  – participe de cette poésie moderne (on l’a parfois appelée
«  décadente  ») qui joue sans cesse de la distance, de la réflexivité, de
l’humour et de l’ironie –  refusant d’être dupe de toute forme et de tout
lyrisme de convention. Ici, le sonnet ne décrit que lui-même et la difficulté
pour le poète de le composer, la forme fixe du sonnet est à la fois pratiquée
et frappée de dérision.
17.  On remarque tout de suite la métaphore originale et non motivée du
premier vers («  vergers  »/«  chambres  »). Sa motivation apparaît ensuite
dans les métaphores filées qui la développent dans le premier paragraphe
(« Ce » [« Fruits »] / « globes », « lampes ») puis dans les suivants (« Ce »
[« Fruits »] / « perles », « pendeloques ») : c’est donc la forme et la couleur
des fruits qui les font assimiler à des lampes puis à des bijoux. L’association
entre lampes et bijoux est favorisée par la polysémie du mot pendeloque (au
pluriel, cristaux attachés à un lustre, au singulier, pierre précieuse en forme
de poire, qui pend à une boucle d’oreille). Les bijoux introduisent dans un
univers féminin, de même que la métaphore in  absentia du «  linge  »
(comparé  : les feuilles), auquel est associé le sème nudité. Ce texte se
caractérise ainsi par sa pluri-isotopie qui unit :
– deux réseaux associatifs à valeur référentielle, que le titre pouvait
faire attendre  : les fruits («  fruits  », «  vergers  », «  parfum  »,
«  branche  », «  l’herbe  », «  rose  »), et le temps («  temps  »,
« brumes ») ;
– une isotopie complexe concernant une présence féminine dans
une chambre éclairée, donc nocturne («  chambre  », «  globes  »,
«  lampes  », «  lumière  », «  parfum  », «  perles  », «  nacre  »,
« rose  », «  pendeloques », «  linge », « ornent »). De ce fait, le
« temps » est à la fois celui de la durée (de la maturation), de la
saison et celui du désir : la « hâte » est celle des « fruits » à être
consommés et celle de jeunes filles (désignées implicitement par
le parfum, les bijoux, la nudité permise dans la chambre, où elles
portent «  moins de linge  », les formes rondes) impatientes de
connaître l’amour. C’est bien le réseau sémantique du désir
féminin qui donne au poème son unité et son sens (son
mouvement et sa signification) et qui règle en profondeur la
distribution du vocabulaire.
18.  Ce dernier tercet met en scène un jeu lyrique triomphant au passé –
  après avoir affiché sa déréliction et sa détresse dans les deux premiers
quatrains du sonnet. C’est la victoire finale qui s’affirme au début du tercet
dans la traversée initiatique et réussie du fleuve des Enfers l’Achéron (une
lecture biographique rapide y lit souvent la traversée de deux crises de folie
par l’auteur Nerval). Les deux derniers vers se terminent en rimes plates –
  ce qui n’est pas conforme à la tradition française. Loin de clore
complètement le sonnet, ils ouvrent sur toute une étendue possible de
suggestions. La grande figure d’Orphée rappelle l’image du poète capable
de descendre dans l’univers des morts (descente aux enfers pour chercher
Eurydice). Le syncrétisme de Nerval se dit dans sa capacité d’unir la figure
exemplaire du poète mythique, l’image d’une voix religieuse mystérieuse
(«  les soupirs de la sainte  », avec l’allitération en  s) et la clôture par le
merveilleux inattendu : « les cris de la fée ». La rime féminine « Orphée »
et « fée » unit féminin et masculin, mythe antique et contes modernes dans
l’imaginaire que brasse sans cesse le poète traversant les époques et les
unissant les unes aux autres – comme il unit ici les figures féminines. Selon
l’analyse de Julia Kristeva (Soleil  noir), le poète nous montre par
excellence la conjuration de la mélancolie romantique en échappant à la
solitude par l’évocation de tout un entourage mythique (d’ascendants et de
créatures extraordinaires formant une famille symbolique) et en échappant à
l’anéantissement en construisant l’objet musical et ferme du sonnet. Le
pouvoir de la poésie serait ainsi en effet, par les mots, de pouvoir surmonter
l’isolement, la douleur et la mort.
19.  Le Tartuffe, jugé attentatoire à la religion par l’Église et le «  parti  »
dévot, a été interdit en 1664 puis, dans sa deuxième version (intitulée
L’Imposteur), en 1667. Quand Molière, fort de l’appui du roi, peut enfin
faire représenter puis publier sa pièce, après quatre ans de combat, il prend
bien soin de réfuter cette accusation, dans la préface (« j’ai mis tout l’art et
tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de
l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot  ») mais aussi dans le texte. En
ajoutant cette didascalie qui rappelle que Tartuffe n’est pas un dévot mais
« un scélérat » (présenté ensuite, dans le discours de l’Exempt, comme « un
fourbe renommé  » auteur d’«  un long détail d’actions toutes noires  » –
  V,  7), Molière a voulu se prémunir contre le risque d’une nouvelle
interdiction. Mais, ce faisant, il n’en condamne qu’avec plus de force la
pratique de la «  direction d’intention  » que les jésuites avaient introduite
dans l’Église et qui permettait de déclarer une action innocente si elle
n’était pas accomplie avec le dessein de faire le mal. Pascal l’avait critiquée
dans la septième de ses Provinciales, Molière la juge ici tout simplement
scélérate.
20.  L’énonciation est double, et même triple… Les propos d’Elmire
s’adressent à son interlocuteur, Tartuffe, auquel elle dit qu’elle se résout à
lui « tout accorder », à satisfaire les désirs impérieux dont il la presse depuis
le début de la scène  ; il sera ainsi «  content  » et il pourra «  se rendre  » à
l’évidence : elle lui aura prouvé qu’elle l’aime. Mais ses propos s’adressent
aussi à son époux Orgon, caché sous la table, et qui aurait dû intervenir
depuis longtemps pour mettre fin à la situation horrible dans laquelle son
silence prolongé place sa jeune femme. Celle-ci attire son attention en
toussant puis en tenant un discours à double entente dans les deux derniers
vers : elle demande à Orgon de s’interposer immédiatement, faute de quoi
c’est lui qui aura permis à Tartuffe d’abuser d’elle. Elle lui reproche aussi
son obstination à ne pas vouloir reconnaître (« se rendre » à l’évidence) que
celui qu’il considérait comme un saint est un scélérat. L’emploi du pronom
personnel indéfini on lui permet de désigner à la fois Tartuffe et Orgon,
chacun d’eux pouvant prendre sa phrase dans le sens qui lui est destiné.
Contrairement à eux, le spectateur, qui connaît la situation des trois
personnages, comprend le double sens de cet énoncé (c’est un troisième
niveau de communication). Il peut être sensible à la détresse d’Elmire,
personnage sympathique et digne, tout en souriant de son habileté et du
silence d’Orgon.
21.  La parole interrompue (l’aposiopèse, en langage savant) accroît la
tension dramatique. Par cette réticence à dire le nom de celui qu’elle aime,
Phèdre exprime toute l’horreur que lui inspire sa passion incestueuse. Son
sentiment de culpabilité est tel qu’elle aurait considéré comme une faute
supplémentaire le fait de le prononcer, d’où le recours à une périphrase
transparente qui permet de signifier sans dire. Malgré l’absence de
didascalie (conforme à la pratique de l’époque), un interprète pourrait
accroître la tension en ménageant un silence après «  je frissonne  ». La
trouvaille de Racine, qui produit un fort effet dramatique, est de mettre le
« nom fatal » dans la bouche de la confidente.
22. Le dialogue de Beckett est drôle et grinçant dans la mesure où c’est au
sens propre un dialogue de sourds. Le bilan de santé se dément lui-même.
Quand l’un des vieillards affirme que leur audition n’a pas baissé, à la
différence de leur vue, l’autre, par sa question, montre évidemment qu’il
n’entend pas mieux qu’il ne voit…
23.  Arnolphe est toujours en scène (sauf dans II,  3) et il est aussi le seul
personnage à se voir attribuer des monologues (sept en tout). C’est la
marque de son activité frénétique et de son isolement  : à partir de la
première confidence d’Horace (I,  4), qui devient pour lui un dangereux
rival, le barbon imprudent est tenu au secret, il ne peut plus se fier et se
confier à personne d’autre que lui-même –  et c’est le moyen pour le
dramaturge de faire connaître au public les pensées d’un être en voie de
désocialisation.
Ainsi, après qu’Horace lui a appris qu’il a découvert Agnès et la courtise,
Arnolphe, resté seul, fait le point sur sa situation nouvelle puis veut
rejoindre son rival pour l’interroger (I, 4). Ne l’ayant pas trouvé, il décide,
après l’entracte, d’interroger Agnès (II, 1). Ces deux monologues informent
le public de ses sentiments et de ses projets.
24.  À la fin de la scène  1, Agrippine demande à se trouver seule avec
Néron ; elle prive celui-ci du soutien de ses deux gouverneurs, Burrhus et
Narcisse, et pense réussir à rétablir la relation qui lui permettait de régner
sous son nom.
Au début de la scène  2, la didascalie montre qu’elle se comporte
ostensiblement en détentrice du pouvoir  : c’est elle qui s’assoit et invite
Néron à s’asseoir, et non l’inverse. Dans sa première phrase, elle lui donne
sèchement deux ordres et lui assigne la « place » qu’il doit occuper vis-à-vis
d’elle : s’il tient compte de cette didascalie interne, le metteur en scène peut
attribuer à Néron un siège plus bas ou moins noble afin de souligner la
volonté de domination qui anime sa mère. Quelques mots suffisent ainsi
pour rappeler le conflit qui oppose les deux personnages et accentuer la
tension dramatique.
25. –  Acte  I, scène  3. Le premier aveu de Phèdre lui est arraché par sa
confidente Œnone qui menace de se suicider si elle ne lui dit pas le « mal »
dont elle meurt. Son extrême difficulté à faire l’« aveu si funeste » de son
amour incestueux pour son beau-fils révèle son sentiment de culpabilité  :
cet amour est un «  crime  », il suscite d’ailleurs l’effroi d’Œnone. En
informant sa confidente, Phèdre a évidemment informé le public dans cette
scène d’exposition.
– Acte II, scène 5. Après l’annonce de la mort de Thésée (I, 5), qui
décharge (provisoirement) Phèdre de son sentiment de
culpabilité, Phèdre est encouragée à vivre par Œnone. Cédant à
la violence de sa passion (marquée par le passage brutal au
tutoiement et à l’explicite), elle déclare son «  fol amour  » à
Hippolyte en le présentant comme l’effet des «  vengeances
célestes ». Ainsi informé, le jeune homme éprouve une surprise
et une horreur extrêmes et se sent souillé par cette déclaration.
Le public, en situation de surplomb par rapport aux deux
personnages, voit l’action se nouer.
– Acte  V, scène 7. Le retour de Thésée (III,  3), la dénonciation
calomnieuse d’Œnone (IV,  1) suivie de la mort d’Hippolyte
(V, 6) conduisent Phèdre à s’empoisonner puis à avouer à Thésée
sa « flamme funeste » et la perfidie d’Œnone avant de mourir sur
scène. Cette ultime péripétie constitue le dénouement. Elle
amène aussi Thésée à mesurer l’« erreur » de jugement qui lui a
fait condamner son fils sur la seule foi de la dénonciation
d’Œnone : c’est maintenant lui qui a une faute à « expier » (par
ces aveux, la culpabilité de Phèdre se diffuse à Œnone,
Hippolyte et Thésée). Dans la perspective des moralistes
classiques, le public peut éprouver de la terreur et de la pitié et
mesurer le danger des passions.
26.  Montesquieu présente la thèse rejetée comme une idée reçue. Elle est
aussitôt réfutée par un argument factuel  : aucune religion ne prêche le
désordre ou la révolte. C’est donc la thèse inverse qui est légitimée  : la
tolérance religieuse n’est nullement préjudiciable à une monarchie.
Implicitement, c’est évidemment de la monarchie française qu’il est
question : puisque même la réunion de « toutes les sectes du monde » dans
le royaume serait sans danger, elle devrait tolérer l’existence d’une
deuxième religion, le protestantisme (argument a  fortiori). Or l’édit de
tolérance promulgué par Henri  IV à Nantes en 1598 a été révoqué par
Louis XIV en 1685.
Une objection attendue (fondée sur des faits historiques) est ensuite
formulée, pour être aussitôt réfutée par un nouvel argument factuel qui
consiste à donner aux guerres de religion leur véritable cause  : trois
attitudes de la religion dominante, présentées selon une gradation
ascendante (soulignée par un mouvement anaphorique), de l’intolérance au
prosélytisme et à l’« esprit de vertige », qui désigne dans la langue biblique
et religieuse (mise ici subtilement au service de la lutte contre l’intolérance
religieuse) un esprit de folie passagère, d’erreur ou d’aveuglement.
En outre la modalisation concernant la religion « qui se croyait dominante »
ruine la justification que l’on pourrait donner à l’intolérance religieuse : il
n’existe pas de religion supérieure et capable de faire disparaître les autres.
27.  La thèse selon laquelle Rimbaud n’aurait plus pu écrire après avoir
atteint un sommet avec Une saison en enfer est présentée d’emblée comme
fausse : elle ne s’appuie que sur une supposition. Camus lui oppose d’abord
un argument logique  : il y a une contradiction (soulignée par donc) à
imaginer qu’un « poète couronné de dons » (comme Rimbaud) ne pourrait
plus écrire après avoir composé un chef-d’œuvre. Contre ce «  mythe  », il
invoque ensuite un argument factuel, empirique, en citant quatre grandes
œuvres qui n’ont pas été les dernières pour leurs auteurs. Il donne alors au
silence de Rimbaud une autre explication, beaucoup moins valorisante pour
l’auteur puisqu’il est accusé de « démission » : le poète est donc condamné
pour avoir manqué à sa mission qui est celle de tout écrivain selon Camus,
«  enseigne(r) et corrige(r), témoigne[r] pour ce qu’il y a de plus fier en
l’homme  ». Les deux questions rhétoriques donnent à cette argumentation
un caractère d’évidence.
28.  La sentence de Valéry tire sa force de son caractère elliptique et
paradoxal. Le pronom indéfini désigne l’écrivain, envisagé dans deux
situations successives : ce n’est que lorsqu’il se fait son propre lecteur qu’il
découvre certains aspects de son œuvre. Valéry, opposé à l’inspiration,
considère la création littéraire comme un travail qui échappe pour une part à
la conscience claire de l’écrivain. « Créateur créé », celui-ci n’est donc pas
le mieux placé pour parler de son œuvre : « Il faut regarder les livres par-
dessus l’épaule de l’auteur », dit aussi Valéry.
La sentence de Lévi-Strauss est frappante par sa concision qui rapproche les
deux mots barbare et barbarie et joue sur leurs différents sens. Au nom du
relativisme culturel, l’ethnologue rejette le préjugé ethnocentrique qui place
certains peuples hors de la «  civilisation  », dans la barbarie. C’est
précisément l’usage de cette notion qui définit le barbare, mais cette fois au
sens moral : l’histoire a montré en effet que « celui qui croit à la barbarie »
s’autorise de sa prétendue supériorité pour traiter de manière inhumaine
ceux qu’il considère comme des sauvages.
29. Camus s’adresse aux Européens qui viennent de vivre les horreurs de la
Seconde Guerre mondiale («  les pires années de notre folie  », dit-il plus
loin). Il s’inclut d’abord dans ce groupe (désigné par «  nous tous  ») pour
s’en distinguer aussitôt en évoquant l’expérience qu’il a vécue en retournant
en Algérie (l’essai comporte ici une dimension autobiographique). Dans
une sorte d’illumination (qui n’a rien de mystique), il a compris que
l’amour que lui inspiraient la lumière naturelle et la beauté de Tipasa
constituait une forme de transcendance, figurait une forme de justice idéale
et généreuse, bien supérieure à celle des hommes gâtée par «  le sang  » et
« les haines ». Le « jour » a donc une valeur symbolique.
30.  La référence autobiographique a une fonction essentielle dans
l’argumentation. L’opinion énoncée tire sa valeur du fait qu’elle est
personnelle, paradoxale, sans doute unique, comme pensait l’être Rousseau
qui cherche ici à se distinguer aux deux sens du mot  : il marque sa
singularité par rapport aux « gens de lettres » (dont s’occupe Malesherbes
en tant que directeur de la Librairie) et affirme par là sa supériorité morale.
Son argumentation vaut par l’image qu’il donne ici de lui, proche des
«  paysans de Montmorency  », défenseur du «  peuple  », contempteur de
Paris et de ses salons fréquentés par ses anciens amis les «  philosophes  »
qui veulent que l’homme se distingue par des « qualités sociables » (« il n’y
a que le méchant qui soit seul », a écrit Diderot). Se posant en victime d’une
accusation injuste (sa solitude le rendrait «  inutile  »), il s’emploie à la
réfuter en invoquant sa vie (il affirme « donner l’exemple aux hommes de la
vie qu’ils devraient tous mener  ») et ses œuvres et en présentant ses
accusateurs comme des «  désœuvrés  », des parasites qui font profession
d’écrire. La personnalité de l’ermite de Montmorency anime ce passage,
son exaltation –  sensible dans le mouvement oratoire «  C’est quelque
chose… » – peut toucher le lecteur.
31.  Pour persuader ses contemporains que les Indiens ne leur sont
nullement inférieurs, Montaigne leur présente son propre témoignage, se
portant ainsi garant de l’authenticité des faits. Un roi indien lui décrit la
condition qui lui est réservée, en tous points opposée à celle d’un roi en
Europe  : à la guerre, il s’expose le premier aux coups des ennemis et ne
commande qu’une armée réduite, hors de la guerre, il ne bénéficie que d’un
traitement honorifique. L’étonnante modestie de cette condition constitue
une critique implicite des monarchies européennes.
L’essai se clôt par une pointe ironique que Montaigne lance à ses
contemporains (ses lecteurs) en imaginant la leçon qu’ils tirent du récit
précédent : ils concèdent (de mauvais gré : « Cela ne va pas trop mal ») que
les Indiens ont des qualités mais, toujours soumis au préjugé
ethnocentrique, invoquent l’argument –  irrecevable pour Montaigne  – de
leur nudité pour réaffirmer que ce sont des sauvages.
32.  Camus rejette l’étiquette de «  philosophe de l’absurde  » qui lui est
accolée depuis L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe et qui fait de lui un
pessimiste. S’il concède que l’optimisme lui est impossible (comme à
«  tous les hommes de [son] âge  »), il refuse «  le vrai pessimisme  », qu’il
associe à la haine et juge déshonorant. Dans sa philosophie, le nihilisme est
bien lié au sentiment de l’absurde (on ne peut trouver un sens au monde
dans la divinité ou dans l’histoire) mais il se heurte à des valeurs morales
(«  meurtre, injustice ou violence  », «  cruauté  » et «  infamie  » sont
inacceptables) et il faut donc le «  dépasser  »  : Camus écrit plus loin que
«  l’absurde ne peut être considéré que comme une position de départ  ».
Toutefois, ce sursaut salutaire est attribué à son tempérament méditerranéen
qui lui permet de « saluer la vie jusque dans la souffrance » ; la « lumière »
joue ici un rôle essentiel  : associée à «  la vie  », à l’amour de la vie, elle
renvoie efficacement le pessimisme aux ténèbres.
LES PHONÈMES DU FRANÇAIS
Index
 
absurde (théâtre de) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
accent tonique 1
acmé 1, 2
actant (et schéma actanciel) 1, 2
action 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62, 63
alexandrin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
allégorie 1, 2, 3
allitération 1, 2, 3
anacoluthe 1
anagramme 1
analepse 1, 2
anaphore 1, 2, 3, 4
antanaclase 1, 2
antiphrase 1, 2, 3
antithèse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
antonomase 1
aparté 1, 2
apodose 1, 2, 3
argumentation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37
art pour l’art 1, 2, 3, 4
assonance 1, 2, 3, 4
assonance
dans le vers 1
asyndète 1
autobiographie 1, 2, 3, 4, 5
avant-texte 1
 
ballade 1, 2, 3
BAROQUE 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
bienséances (classiques) 1, 2, 3, 4, 5
 
cadence 1, 2, 3, 4, 5
catharsis 1, 2, 3, 4
chiasme 1, 2, 3
CLASSICISME, CLASSIQUE 1, 2, 3, 4, 5
comédie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
commentaire composé 1, 2, 3, 4
composition (découpage) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20
connotation 1, 2, 3, 4
conte philosophique 1, 2
courtois (amour) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
 
dada 1, 2, 3, 4
décadence 1
décadents 1, 2
décasyllabe 1, 2, 3, 4, 5, 6
dénotation 1, 2
description 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
dialogue de théâtre 1, 2
dialogue de théâtre, à visée argumentative 1
didascalie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
discours rapporté 1, 2, 3
dissertation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
dossier 1, 2, 3, 4, 5, 6
drame (romantique) 1, 2, 3, 4, 5, 6
 
ellipse syntaxique 1, 2, 3
énonciation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
épique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
épopée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
espace romanesque 1
essai 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
euphémisme 1
évangélisme 1, 2, 3
existentialisme 1, 2
exposé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
 
fable 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
figure de rhétorique 1, 2, 3
fin’amor 1, 2, 3
focalisation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
fonctions du langage 1
 
génétique (critique) 1, 2, 3
genres littéraires 1, 2, 3
geste (chanson de) 1, 2, 3
gradation 1, 2, 3, 4
 
histoire littéraire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
honnête homme 1, 2
humanisme 1, 2, 3, 4, 5
hypallage 1, 2
hyperbate 1
hyperbole 1
 
image littéraire 1, 2
intertextualité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
ironie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
isotopie 1, 2, 3, 4, 5, 6
itératif 1
 
jansénisme 1, 2, 3, 4
jésuites 1, 2, 3, 4, 5
 
langage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38,
39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52
libertinage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
litote 1, 2, 3
lyrique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43
lyrisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23
 
maxime 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
métalepse 1, 2, 3
métaphore 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24
métonymie 1, 2, 3, 4, 5
mimèsis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
modalisation 1, 2, 3, 4, 5
monologue 1, 2, 3
motif 1, 2, 3, 4
mythe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
 
narrateur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38,
39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57,
58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66
naturalisme 1, 2, 3, 4
négritude 1, 2
Nouveau Roman 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
 
octosyllabe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
ode 1, 2, 3, 4
OuLiPo 1, 2, 3
oxymore 1, 2, 3
 
paradoxe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
parallélisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Parnasse 1, 2, 3
paronomase 1, 2, 3, 4
période 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
périphrase 1, 2, 3, 4, 5
personnage de roman 1
personnage de théâtre 1
pétrarquisme 1
philosophe des Lumières 1
Pléiade 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
pléonasme 1
point de vue narratif 1, 2, 3
polyptote 1, 2, 3
polysémie 1, 2, 3, 4
polysyndète 1, 2
positivisme 1, 2
préciosité 1, 2, 3, 4, 5
préromantisme 1, 2, 3
prolepses 1
prosopopée 1
protase 1, 2
 
Querelle des Anciens et des Modernes 1
quiproquo 1, 2
 
réalisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
réalisme socialiste 1, 2, 3
registre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Rhétoriqueurs (Grands) 1, 2, 3, 4
rime 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
romantisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21
rondeau 1, 2, 3
rythme de la phrase 1
rythme du vers 1, 2, 3
 
sentence 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
signe linguistique 1, 2, 3
signifiant 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
signifié 1, 2, 3
sonnet 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
stichomythie 1, 2
strophe 1
style 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23
surréalisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
syllepse 1, 2, 3, 4
symbolisme 1, 2, 3, 4, 5
synecdoque 1, 2
 
temporalité 1, 2, 3, 4
tirade 1, 2, 3, 4, 5, 6
tonalité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
topos 1, 2, 3, 4, 5
tragédie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
troubadours 1, 2, 3, 4, 5
 
Utopie 1, 2, 3
 
vers blancs 1, 2, 3
versification 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
 
zeugme 1

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