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www.armand-colin.fr
ISBN : 978-2-200-60037-2
Table des matières
Couverture
Page de titre
Copyright
Avant-propos
Le Moyen Âge
Le récit et l’histoire
Le XVIe siècle
L’essor de la poésie
Les moralistes
L’esprit « philosophique »
Le « préromantisme »
Le romantisme
L’essor du réalisme
Nouvelles formes
Évolution du réalisme
Fin de siècle
Renouvellements
Fin de siècle
Pour une lecture critique de l’histoire littéraire : de la curiosité à
la recherche
2. Le sujet
4. L’histoire
5. L’écriture
L’intertextualité
Complément bibliographique
L’origine du roman
7. La description
8. La temporalité romanesque
Complément bibliographique
1. Étude de l’action
3. Approche psychologique
4. Approche sociologique
5. Structures
1. La poésie et le vers
Complément bibliographique
2. La poésie et le vers
1. La représentation théâtrale
5. Action et découpage
6. Le temps et l’espace
Complément bibliographique
2. La composition
5. Morale et société
I. Approche historique
1. La démarche argumentative
2. L’implication de l’auteur
4. Écriture et argumentation
1. La question du genre
3. L’implication de l’auteur
Conclusion
Chapitre 7. Méthodologie
Le travail de l’étudiant
L’exposé oral
La dissertation littéraire
Complément bibliographique
Annexes
Index
Avant-propos
La première année universitaire réserve quelques surprises aux jeunes
bacheliers. Contrairement à ce que l’on imagine d’ordinaire en terminale, le
rythme hebdomadaire des cours à l’université est très intense, non
seulement parce que l’emploi du temps s’étale sur la totalité de la semaine
mais aussi parce que la nature même des enseignements est en rupture avec
les principes pédagogiques du lycée.
La démultiplication des disciplines littéraires à l’université peut dérouter.
Appelé au lycée « français » ou, plus rarement, « lettres » (« littérature » en
terminale littéraire), cet enseignement apparaît en L1 sous les couleurs
variées des cours de « linguistique », d’« ancien français », de « littérature
française du Moyen Âge », « du XVIe siècle », « du XVIIe siècle », du
« XVIIIe siècle », du « XIXe siècle », du « XX-XXIe siècle », de « littérature
générale et comparée » ; s’y ajoutent les cours de langues anciennes et de
langues vivantes.
Le rapport de l’étudiant à ses enseignants est nouveau lui aussi. Bien
moins encadré et accompagné qu’au lycée, l’étudiant se trouve confronté à
une exigence tacite d’autonomie : recherche d’informations auprès des
secrétariats, méthodes de travail, lectures complémentaires, devoirs
quotidiens, tout est laissé à son appréciation. Il n’est plus question de lui
expliquer par ailleurs qu’il doit écouter, prendre des notes et travailler
régulièrement, même si des tutorats ont été mis en place en première année
dans la plupart des universités.
Le rythme de l’année universitaire peut enfin surprendre. Divisée en deux
semestres (S1 de septembre à début janvier et S2 de fin janvier à la mi-mai),
l’année universitaire propose aux étudiants une validation semestrialisée :
ils passent des partiels pour le S1 en décembre et janvier, en mai pour le S2.
En juin est proposée une seconde session d’examens pour les « unités
d’enseignement » (UE) qui n’auraient pas été validées, ce qui laisse peu de
temps pour des révisions. La concentration des contrôles pour toutes les
disciplines en fin de semestre, même atténuée par le développement du
contrôle continu, constitue un changement assez important de l’état d’esprit
de la formation et implique que l’étudiant s’organise au mieux et sache
planifier, dès avant le début de l’année universitaire, le rythme de son
travail, qu’on appellera désormais étude.
Un changement radical d’univers et de méthode est ainsi constaté. Les
enseignants eux-mêmes appartiennent à un autre continent, qui est celui de
la recherche et des laboratoires, sur le modèle des sciences dures. Ils sont
répartis globalement en deux grandes catégories ou grades : les maîtres de
conférences (MCF) et les professeurs (PR). Ils ont un lien étroit avec la
recherche en sciences humaines : outre leurs titres et diplômes (agrégation,
doctorat), leurs écrits (thèse, ouvrages scientifiques, articles) les qualifient
pour enseigner à l’Université ; à ces trois catégories s’ajoutent des
professeurs agrégés détachés du secondaire (PRAG), des assistants
moniteurs normaliens (AMN), des assistants temporaires d’études et de
recherche (ATER), des doctorants allocataires et des vacataires recrutés par
les enseignants titulaires pour leurs qualités propres et qui sont très souvent
de jeunes chercheurs. De ce fait, leurs cours font écho, directement ou non,
à leurs travaux et immergent leurs étudiants dans un ensemble de
connaissances et d’informations spécialisées. Il convient de se préparer à
ces cours d’une très grande densité et de les accompagner, tout au long du
semestre, d’efforts particuliers sur le plan méthodologique dont nous
tenterons de tracer les contours et les principes dans un chapitre terminal.
Ainsi à l’entrée à l’Université, mais aussi dans les classes préparatoires aux
grandes écoles, on attend des étudiants en lettres un certain nombre de
compétences en matière d’organisation du travail et de recherche
documentaire, de méthodes et de contenus. Notre ambition est donc de leur
présenter les connaissances (incluant un bref rappel d’histoire littéraire)
nécessaires à l’analyse des textes littéraires dans la perspective d’une
lecture plurielle. Elles seront régulièrement mises en œuvre dans diverses
observations et analyses, dans trente-deux exercices (dont les corrigés sont
donnés en annexe) et dans quatre études (réduites) portant sur des œuvres
intégrales courtes, pouvant être (re)lues rapidement.
Ces connaissances et ces exemples, nous ne les concevons pas comme un
savoir figé mais comme des outils pour l’appropriation de compétences de
lecture. L’Université étant un lieu où le savoir est en formation, les
étudiants vont rencontrer des débats, des controverses même concernant
l’approche des textes. Il faut donc qu’ils aient les moyens d’effectuer eux-
mêmes ces confrontations, de comprendre des lectures critiques différentes,
de les mettre en perspective, d’en produire à leur tour : le chapitre
transversal « Méthodologie » devrait les y aider.
Il ne nous reste plus qu’à leur souhaiter une bonne lecture, en les invitant à
la prolonger, en toute autonomie, par celle des ouvrages cités. C’est le
moyen de commencer à explorer l’immense continent de la littérature et du
discours critique qui l’accompagne.
LES AUTEURS
Nota bene. Les ouvrages indiqués dans le texte et les notes ne sont pas
rappelés dans les compléments bibliographiques.
CHAPITRE 1
Histoire littéraire.
Quelques repères
LE MOYEN ÂGE
NOTIONS CLÉS
► troubadours (étymologiquement, ceux qui trouvent, qui
composent) : poètes et musiciens de langue d’oc des XIIe et XIIIe siècles
(comme Bertrand de Born ou Bernard de Ventadour).
► trouvères : poètes du nord de la France qui composaient en langue
d’oïl (comme Thibaut de Champagne ou Rutebeuf).
Le récit et l’histoire
LE XVIe SIÈCLE
Dans les deux premiers tiers du siècle, les arts et la pensée connaissent un
grand renouvellement. Ce mouvement culturel, appelé rétrospectivement la
Renaissance, résulte de plusieurs facteurs : la diffusion du livre imprimé
(qui heurte un clergé concentrant les pouvoirs politique, moral et culturel),
les guerres d’Italie (1494-1559) qui ont fait connaître une civilisation où les
arts se sont épanouis au XVe siècle (le Quattrocento), le développement
économique du royaume et l’essor de la monarchie française qui met les
arts à son service par la pratique du mécénat, l’ouverture d’esprit apportée
par la découverte du Nouveau Monde et les progrès scientifiques (Copernic,
Galilée). Le dernier tiers, très sombre, est marqué par les guerres de
Religion (1562-1598) et leur cortège de massacres (Saint-Barthélemy,
1572).
NOTIONS CLÉS
► Renaissance : période historique marquée par un mouvement de
retour à la culture antique (langues, œuvres, pensée, art) qui s’est
développé en Europe du XIVe siècle (Italie et Flandre) au XVIe siècle
(France) contre les hommes et la culture du Moyen Âge.
► humanisme : mouvement représenté par les humanistes de la
Renaissance qui cherchaient à développer l’esprit humain en renouant
avec les langues et littératures gréco-latines (les humanités).
► évangélisme : attitude des humanistes chrétiens comme Érasme et
Rabelais qui souhaitaient épurer les dogmes et les pratiques de l’Église
catholique en les ramenant à la lettre et à l’esprit des Évangiles.
L’essor de la poésie
Le développement d’une poésie lyrique partiellement affranchie du
religieux accompagne ce grand mouvement novateur avec, au début du
siècle, la figure marquante de Clément Marot, poète de cour pratiquant les
formes anciennes (la ballade, le rondeau) et les nouvelles (le sonnet, les
codes pétrarquistes) mais aussi auteur d’Épîtres plus personnelles et
traducteur des Psaumes.
Au milieu du siècle, la lyrique amoureuse inspire les poètes lyonnais.
Après Pétrarque, humaniste italien du XIVe siècle qui a idéalisé Laure dans
des poèmes élégiaques, Maurice Scève chante Délie, objet de plus haute
vertu (1544) dans 449 dizains décasyllabiques souvent hermétiques. Louise
Labé fait entendre dans ses Sonnets (1555) la voix d’une amante qui est
avant tout poète.
La Pléiade réunit une constellation d’auteurs de renom : Ronsard, Dorat,
Du Bellay, Jacques Peletier du Mans, Rémy Belleau, Antoine de Baïf,
Pontus de Tyard et Étienne Jodelle. Du Bellay écrit un manifeste, Défense
et Illustration de la langue française (1549), pour promouvoir le français
comme une grande langue poétique. Après les sonnets pétrarquistes en
décasyllabes de L’Olive, il écrit les sonnets élégiaques et satiriques des
Regrets et des Antiquités de Rome (1558) qui consacrent l’alexandrin, vers
jugé encore prosaïque et familier. Ronsard, « prince des poètes » et poète
des princes, pratique tous les genres et toutes les formes poétiques. Il chante
le roi et les grands dans son premier recueil, les Odes, en vient à la
célébration obligée des Amours dans des sonnets d’abord en décasyllabes
(pour Cassandre, 1552) puis en alexandrins, dans un « beau style bas »
(pour Marie, 1555), avant de revenir à une inspiration plus noble dans les
Sonnets pour Hélène (1578) – renouant davantage avec l’inspiration
pétrarquiste.
Avec les guerres de Religion, la poésie devient l’expression même des
enjeux politiques, et souvent une écriture de combat. Dans son Discours sur
les misères de ce temps (1562), Ronsard défend le camp catholique – tout
en dénonçant les outrages et les violences dont il est l’auteur – tandis
qu’Agrippa d’Aubigné, un des poètes les plus importants de la fin du
e
XVI siècle, prend parti pour la Réforme dans Les Tragiques.
NOTION CLÉ
► pétrarquisme : esthétique poétique imitée de Pétrarque (1304-1374),
dont les poèmes d’amour (adressés à Laure et recueillis dans le
Canzoniere, imprimé en 1470) se caractérisent par le raffinement des
images, des antithèses, du vocabulaire.
NOTIONS CLÉS
► classicisme : phénomène littéraire et artistique du XVIIe siècle qui
culmine dans les années 1660-1680. Il voit le développement d’une
littérature et d’une doctrine fondées sur l’imitation des Anciens et de la
nature, la raison, l’impersonnalité, la recherche de la vérité morale, un
idéal d’équilibre, et associant le plaisir esthétique et l’intention
didactique.
► honnête homme : idéal humain du XVIIe siècle qui unit à une bonne
culture générale des qualités sociales (bienséance, savoir-vivre) et
morales (modestie, probité, modération).
NOTION CLÉ
► baroque : 1. Arts. Production artistique postérieure à la Contre-
Réforme catholique, qui s’est développée en Europe du XVIe au
e
XVIII siècle et qui a cherché à susciter la ferveur religieuse par le faste,
l’exubérance, le mouvement, les effets de trompe-l’œil et le pathétique.
2. Littérature. Forme esthétique que l’on oppose traditionnellement au
classicisme, caractérisée par les jeux de langage (images, antithèses,
hyperboles), la démesure, le goût du théâtral et du pathétique, les thèmes
de la mort, de l’inconstance humaine et de la vanité de la vie terrestre.
Dans cette vue rétrospective, la littérature baroque est celle qui préexiste
ou survit aux canons « classiques » et jouit d’une plus grande liberté. Celle-
ci apparaît bien dans le mélange des tons, la mise « en abyme »,
l’exubérance verbale, l’invraisemblance de la fable, la multiplicité des lieux
et l’étalement du temps qui font l’originalité et la richesse du théâtre de
Shakespeare (la « tragédie » d’Hamlet est bien éloignée de la « simplicité
merveilleuse » recherchée par Racine dans Bérénice) et des comedias du
« siècle d’or » espagnol (Calderón, La vie est un songe, 1636). En France,
on juge baroques L’Illusion comique de Corneille (1636), Le Véritable Saint
Genest de Rotrou (1647) ou le Dom Juan de Molière, pièce « à machines »
d’une composition plus libre et d’une leçon moins univoque que le
« classique » Tartuffe, son contemporain.
Le baroque est divers. On y rattache, outre Les Tragiques d’Agrippa
d’Aubigné (1616) dont le souffle bouscule bien des règles, les poètes du
premier demi-siècle (Régnier, Théophile de Viau, Saint-Amant) qui
pratiquent une poésie libre, parfois libertine ou satirique, et refusent la
simplification et l’épuration de la langue voulue par Malherbe, la réduction
de l’activité poétique à un métier. Du baroque relèvent encore les
réécritures et récits burlesques, à l’exemple du Virgile travesti de
Scarron (1648) ou de son Roman comique, ainsi que l’Histoire comique
des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac (1649) qui
transfère le baroque théâtral dans l’espace du rêve. L’esthétique baroque se
manifeste aussi dans les romans-fleuves où le foisonnement des
personnages et l’imbrication des récits égarent et séduisent un public
mondain, comme le roman pastoral d’Honoré d’Urfé (L’Astrée, 1607-
1627) ou les romans héroïques de Mlle de Scudéry, grande figure de la
préciosité parisienne (Le Grand Cyrus, Clélie et sa Carte de Tendre, 1649-
1660). Par contraste, le chef-d’œuvre de Mme de La Fayette, La Princesse
de Clèves (1678), considéré aujourd’hui comme le roman « classique »
emblématique mais proche des nouvelles historiques alors à la mode, doit
son efficace à son resserrement et à son écriture sobre et précise.
NOTION CLÉ
► préciosité : phénomène littéraire né au XVIIe siècle dans les milieux
féminins aristocratiques, caractérisé par une recherche de raffinement
extrême dans le langage comme dans la vie morale ou sociale et par des
revendications « féministes » avant la lettre.
Le théâtre classique
Les moralistes
Le dernier tiers du siècle voit paraître des moralistes, souvent issus des
milieux ecclésiastiques comme Bossuet, célèbre pour ses Sermons et ses
Oraisons funèbres, et Fénelon, auteur d’un roman à la fois didactique (écrit
pour l’édification d’un futur roi), romanesque, poétique et philosophique,
qui adresse des critiques au régime et à la société de son temps sous le
masque des figures antiques (Les Aventures de Télémaque, 1699).
L’inspiration chrétienne est aussi sensible chez La Rochefoucauld, proche
des jansénistes et des mondains, dont les Maximes (1664) donnent une
vision sombre de l’homme, et chez La Bruyère, proche des dévots, qui
jette un regard très critique sur les mœurs et les institutions du Grand Siècle
(Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, 1688).
La Fontaine, dans ses Fables (1668-1693), présente lui aussi une vision
des hommes et de la société critique mais résignée, obéissant à un idéal bien
« classique » de modération et de maîtrise de soi (« Rien de trop ») qui est
une forme d’épicurisme (il chante d’ailleurs les plaisirs que peuvent
apporter l’amour, l’amitié, les arts, la nature). Sachant donner « un air
agréable » – humoristique ou poétique – « à toutes sortes de sujets, même
les plus sérieux », cet esprit indépendant mais prudent maîtrise l’art de la
suggestion et laisse au lecteur subtil « quelque chose à penser » : c’est
souvent le récit lui-même, et non les fameuses « morales », qui est porteur
des critiques les plus audacieuses et des leçons les plus subtiles.
Les contestations de la fin du siècle
UN XVIIIe SIÈCLE HUMANISTE
L’esprit « philosophique »
NOTIONS CLÉS
► Lumières : mouvement philosophique du XVIIIe siècle, caractérisé par
l’idée de progrès, la défiance de la tradition et de l’autorité, la foi dans la
raison et les effets moralisateurs de l’instruction, l’invitation à penser et
à juger par soi-même.
► philosophe : au XVIIIe siècle, écrivain qui par l’exercice de la raison,
de la science, de l’esprit critique, de la vertu, vise à développer les
connaissances et à améliorer le sort de l’homme en société.
Le Panthéon des « philosophes »
UN XIXe SIÈCLE DE TOURMENTES
Le « préromantisme »
Le romantisme
NOTIONS CLÉS
► préromantisme : terme d’histoire littéraire désignant la tendance,
apparue en France à la fin du XVIIIe siècle, qui aborde des thèmes
(expression du moi, sensibilité, goût de la solitude, mélancolie, nostalgie
du bonheur) développés ensuite par le romantisme.
► romantisme : mouvement littéraire et artistique qui s’est développé
en Europe à partir de la fin du XVIIIe siècle, plus particulièrement en
France entre 1820 et 1850. Il est marqué par un sentiment de
désenchantement, le « mal du siècle », et par son opposition à la
tradition classique et au rationalisme des philosophes du XVIIIe siècle. Il a
valorisé la sensibilité, la spiritualité chrétienne, l’expression du moi,
affirmé une exigence de liberté et de modernité, renouvelé les sources
d’inspiration artistiques (intérêt pour le Moyen Âge, l’Orient, l’Europe
du Nord).
L’essor du réalisme
NOTIONS CLÉS
► positivisme : doctrine qui rejette les considérations métaphysiques et
religieuses pour s’en tenir à la seule connaissance des faits et des
relations entre les choses par la méthode scientifique.
► réalisme : tendance littéraire qui, principalement dans le roman, vise
à donner de la réalité une représentation fidèle et éclairante, en rejetant
toute idéalisation et toute intention moralisatrice.
Nouvelles formes
NOTIONS CLÉS
► Parnasse : mouvement poétique qui réunit des poètes opposés au
lyrisme et à l’engagement romantiques et prônant une poésie descriptive,
impersonnelle, produite par un travail poétique visant à la plus grande
beauté formelle dans la lignée de « l’art pour l’art » préconisé par
Gautier. La revue Le Parnasse contemporain (1866-1876) publia
notamment des poèmes de Leconte de Lisle, Banville, Heredia, Gautier,
mais aussi Baudelaire et Verlaine.
► symbolisme : mouvement littéraire de la seconde moitié du
e
XIX siècle qui privilégie l’image, souvent concrète, pour figurer un
thème ou un sentiment de façon musicale, expressive et nouvelle.
Évolution du réalisme
Dans les années 1850-1880, l’exigence de vérité est toujours aussi forte
mais elle doit composer avec d’autres principes.
Flaubert voue un culte au beau autant qu’au vrai : le travail de l’écriture,
du « style », est pour lui essentiel. La singularité énonciative d’un roman
comme L’Éducation sentimentale (1869), véritable feuilleté ironique,
diffuse au cœur de la matière une mélancolie d’échec et d’ennui : l’individu
fonctionne sans vivre, le monde existe lourdement, sans prendre davantage
de sens d’être présent. « L’impersonnalité de l’œuvre » – condition pour
Flaubert de sa beauté – est ainsi relative : l’écrivain procède à une approche
sensible des temporalités du quotidien, des souffrances, des petites avanies,
de cet état lamentable des individus oubliés par le « progrès ». Pour les
Goncourt aussi, le romancier « cherche l’Art et la Vérité » mais, engagés
délibérément dans « la grande bataille […] du réalisme », ils subordonnent
l’écriture du roman, si « artiste » soit-elle, à « l’amassement d’une
collection de documents humains ».
Zola, sur qui Germinie Lacerteux (1865) fait une forte impression,
systématise ensuite cette pratique tout en faisant de la personnalité de
l’écrivain (et de tout artiste) le ressort essentiel de son talent. L’importance
de sa documentation et les références biologiques et médicales (Le Roman
expérimental, 1880) exhibées par le théoricien du naturalisme ne doivent
pas faire oublier, dans les vingt romans des Rougon-Macquart (1871-1893),
l’acuité de la satire, le souffle épique, les visions poétiques et fantastiques
de Germinal (1885) ou de La Terre (1887), ni l’invention verbale de
L’Assommoir (1877) que Mallarmé a saluée comme une « admirable
tentative linguistique ». Zola a aussi fait connaître Maupassant (avec Boule
de suif, publié dans Les Soirées de Médan en 1880), qui s’est affirmé
ensuite comme un maître de la nouvelle et du roman réaliste (Bel-Ami,
1885).
NOTION CLÉ
► naturalisme : mouvement littéraire défini et impulsé par Zola, qui en
est le principal représentant. En réaction contre la littérature romantique
et idéaliste, il se propose, dans la lignée du réalisme, de donner une
image exacte et complète de l’homme et de la société. En dépit de ses
prétentions scientifiques, il réserve une place déterminante à la
personnalité et au travail de l’artiste.
Fin de siècle
XX
e SIÈCLE : LA LITTÉRATURE AU DÉFI
Plus que d’autres encore, le XXe siècle est le siècle des contrastes : il connaît
un essor considérable des sciences (notamment des sciences humaines) et
des techniques qui accélère comme jamais la marche du progrès, mais aussi
l’horreur et la barbarie des guerres (mondiales, civiles et coloniales) et des
génocides ; l’aspiration à un monde meilleur et l’antagonisme de blocs
menaçant la planète ; l’internationalisation des idées et des mœurs et le
choc puis la crise des idéologies ; la diffusion croissante de la culture et sa
production industrielle. Dans cette période de mutations profondes,
constantes, la littérature a connu un émiettement peu favorable aux grandes
catégorisations de l’histoire littéraire, c’est pourquoi la présentation qui suit
ne recherche ni l’exhaustivité ni le strict respect de la chronologie.
NOTIONS CLÉS
► Dada : mouvement intellectuel, artistique et littéraire de contestation
radicale fondé notamment par Tzara à Zurich et qui essaimé à Paris,
New York et Berlin (1916-1923). Il visait à « détruire les tiroirs du
cerveau et ceux de l’organisation sociale » par un usage systématique et
paroxystique de la dérision et de la provocation. Le nom dada aurait été
choisi au hasard dans le dictionnaire (« Dada ne signifie rien », Tzara).
► surréalisme : mouvement intellectuel, artistique et littéraire issu du
mouvement dada ; il a orienté dans un sens révolutionnaire le violent
sentiment de révolte et l’exigence de libération des avant-gardes contre
le rationalisme, la société bourgeoise, l’art établi. Le mot a été emprunté
à Apollinaire qui avait créé ce néologisme dans la préface de son
« drame surréaliste » Les Mamelles de Tirésias (1917).
NOTION CLÉ
► réalisme socialiste : doctrine élaborée en URSS dans l’entre-deux-
guerres et qui prône la représentation fidèle de la société dans la
perspective de l’instauration ou de l’édification du socialisme.
Renouvellements
NOTIONS CLÉS
► absurde : 1. Selon la philosophie existentialiste de Sartre,
« l’existence est absurde, sans raison, sans cause et sans nécessité ».
Pour Camus, le sentiment de l’absurdité est inhérent à l’homme, qui se
sent « étranger » dans un monde qui ne peut satisfaire les aspirations de
son esprit ; mais, précise-t-il, ce sentiment n’est qu’un point de départ et
ne doit pas conduire au pessimisme (voir à ce sujet l’exercice 32 et son
corrigé). 2. Le théâtre de l’absurde est une forme d’anti-théâtre mêlant
le grotesque et le tragique et donnant une vision dérisoire (Ionesco) ou
désespérante (Beckett) de la condition humaine en présentant des
personnages dont l’identité est problématique et la parole incohérente ou
vaine.
► Nouveau Roman : mouvement littéraire français, illustré dans les
années 1950-1960 par les romanciers Alain Robbe-Grillet, Samuel
Beckett, Michel Butor, Nathalie Sarraute, Claude Simon. Il refuse les
structures traditionnelles du roman (héros romanesques, temps, histoire,
etc.) et l’engagement.
► OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) : structure fondée
notamment par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain
Raymond Queneau. L’OuLiPo s’est intéressé aux contraintes et
procédures qui président à l’engendrement des œuvres littéraires et s’est
attaché soit à en inventer de nouvelles (comme le lipogramme, utilisé
dans La Disparition de Perec où la lettre e est exclue), soit à analyser
celles qui donnent forme aux œuvres du passé.
Fin de siècle
Les années 1970 et 1980 auront été également des années de grande
créativité poétique, d’une hauteur philosophique frappante : Bernard Noël,
Jaccottet, Bonnefoy, Guillevic, Dupin, Antoine Emaz. La littérature, à la fin
du XXe siècle, assise sur une mémoire gigantesque de ce qu’ont été les
grands auteurs, semble, sous l’effet de politiques éditoriales et
commerciales, s’orienter davantage aujourd’hui vers des écritures brèves,
intimistes, à forte portée sociologique : celle d’un Le Clézio, inclassable,
celle d’Annie Ernaux, qui joue d’un hyperréalisme et de fictions
autobiographiques (ou autofictions) finement orchestrées, et de Pierre
Bergounioux, qui vise à dégager le sens d’une expérience humaine, celles
de stylistes comme Pierre Michon, de moralistes acides comme Michel
Houellebecq ou de perpétuels inventeurs comme Jacques Roubaud. La
chute de l’Union soviétique coïncide également avec l’arrivée d’un nouveau
média, l’internet et ses interfaces numériques, dont on ne mesure pas tout
de suite les conséquences dans les domaines des arts, de la culture et de la
littérature. Avec l’édition numérique, la littérature subit en ce début de
XXIe siècle une des mutations les plus significatives de sa transmission
depuis la presse à caractères mobiles de Gutenberg.
On voit que l’histoire littéraire prétend fixer des faits littéraires envisagés
comme certitudes du savoir commun. Au-delà, elle pense et historicise ces
faits pour les inclure dans une forme de mythe téléologique que l’on peut
assez aisément retenir et c’est d’ailleurs sur le mode du par cœur qu’on
l’apprenait autrefois : à tel mouvement (parfois représenté par un seul
auteur) succédait tel autre mouvement, selon une sorte de dialectique de la
raison, l’un venant contredire l’autre ou le faire « progresser » vers un autre
état de l’esprit humain. On peut cependant à bon droit lui reprocher de
s’être fondée sur des choix au mieux partagés par une époque au nom d’une
grille commune mais ponctuelle de « valeurs », au pire subjectifs et aux
motivations contestables et datées. Dans un ancien manuel de littérature, ce
problème se manifeste par des jugements de valeurs explicites
(glorification d’un auteur moins reconnu de nos jours) ou implicites
(effacement de certains auteurs reçus aujourd’hui comme essentiels). On en
déduit immédiatement que le discours de l’histoire littéraire, même si elle
vise une forme d’encyclopédisme et d’objectivité des recensements, reste
toujours incomplet et peut éventuellement véhiculer de fausses
informations.
On observe ensuite que l’histoire littéraire propose surtout des
périodisations linéaires liées à la recension de certains « mouvements » ou
de certains « groupes » qui la contraignent à reconnaître des « tranches »
dans l’évolution du siècle. Ces frontières des périodisations sont encore
renforcées par certaines coïncidences historiques (chute de
Napoléon/naissance du romantisme, par exemple). De fait, comme le
suggérait Lanson, qui fonda en France cette discipline, il faudrait que
l’histoire littéraire puisse tenir compte de la totalité des informations
historiques, artistiques, politiques, économiques et sociales d’une période
donnée. Mais la tâche se révélant évidemment impossible, le possible se
limite au regroupement de ce qui est le plus saillant dans une époque et par
ailleurs à la contestation des périodisations généralement admises : celle des
siècles tout d’abord puisque l’on voit bien que les tendances esthétiques ne
coïncident pas avec les bornes séculaires ; celle des durées attribuées à tel
mouvement ensuite, puisque le romantisme, à titre d’exemple, existe non
seulement avant sa « période » officielle mais surtout après, sans qu’on
puisse à l’inverse qualifier l’ensemble du XIXe siècle de romantique.
La question des critères et des valeurs qui président à la mémorisation de
tel auteur ou de tel mouvement se pose également de manière aiguë. Tout se
passe comme si l’art littéraire produisait une série de demi-dieux, comme si
l’épopée de la littérature générait des héros, des réfractaires
révolutionnaires et des laissés pour compte finalement reconnus à leur juste
valeur. Des sociologues comme Bourdieu objectent avec force à ce sujet
que les « grands auteurs » d’une période sont ceux qui sont reconnus par la
classe dominante, ce que peut corriger une histoire littéraire qui chercherait
à se déprendre de ces phénomènes d’époque. Mais l’histoire littéraire elle-
même n’est-elle pas le résultat d’un regard qui appartient encore à une
classe dominante ?
Enfin, l’histoire littéraire se présente comme entité nationale, une sorte de
monument, en l’occurrence français, qui tend à effacer de ses recensions les
domaines francophones et bien davantage encore les courants d’influences
et les circulations d’idées entre les cultures, qui sont permanentes.
L’évolution du roman au début du XIXe siècle peut difficilement se penser
dans sa complexité si l’on ne prend en compte l’histoire européenne du
genre : les récits et romans de Goethe en Allemagne, comme le roman
historique d’un Richardson ou Walter Scott sont déterminants et pèsent sur
les choix d’écriture de Balzac et de se contemporains.
Cet ensemble de griefs plaide en faveur d’une attitude patrimoniale
raisonnée (capacité à mémoriser et transmettre l’ensemble visible d’un
socle culturel) mais constitue un appel à une approche critique et productive
de l’histoire littéraire. Transmise comme entité fixe, elle trouve rapidement
ses limites ; mais pensée comme entité vivante et évolutive, elle est une
invitation constante à la recherche. L’étudiant doit d’abord vérifier et
confirmer les informations transmises par l’enseignant, en les croisant avec
d’autres sources puis approfondir une allusion à tel domaine d’influence en
consultant les usuels en bibliothèque ou en ligne (voir le chapitre
« Méthodologie »). Chaque période, auteur, mouvement, chaque discours
sur ces unités vastes de l’histoire littéraire s’ouvrent ainsi sur des
constellations d’auteurs moins connus, de supports mal explorés (revues et
journaux par exemple) et fournissent un terrain stimulant de découverte.
CHAPITRE 2
La lecture plurielle
1. PRÉAMBULE :
QUELQUES NOTIONS LINGUISTIQUES
CONTEXTE
fonction référentielle
DESTINATEUR ………… MESSAGE ……… DESTINATAIRE
fonction fonction
fonction conative
expressive poétique
CONTACT
fonction phatique
CODE
fonction métalinguistique
2. LE SUJET
OBSERVATION ET ANALYSE
Voltaire, Candide, Chap. 3 (1759)
Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux
armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons,
formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer.
► Le locuteur (le conteur) prête à un énonciateur – sans marque
explicite – une description de bataille si exagérément élogieuse que le
lecteur doit comprendre la visée antimilitariste et pacifiste du discours.
Voltaire fait comme s’il tenait un propos militariste pour mieux le
ridiculiser. Pour que ce double discours ne soit pas équivoque, il
comporte des indices de l’ironie, ici les dissonances créées par les mots
« canons » et « enfer », perçus comme des intrus dans cet éloge
emphatique.
OBSERVATION ET ANALYSE
Maupassant, Bel-ami (II, 2), 1885. Le narrateur présente ici le député et
« futur ministre » Laroche-Mathieu.
C’était un de ces hommes politiques à plusieurs faces, sans convictions,
sans grands moyens, sans audace et sans connaissances sérieuses, avocat
de province, joli homme de chef-lieu, gardant un équilibre de finaud
entre tous les partis extrêmes, sorte de jésuite républicain et de
champignon libéral de nature douteuse, comme il en pousse par
centaines sur le fumier populaire du suffrage universel.
► L’intervention du narrateur est marquée par l’imparfait (« C’était »
introduit un commentaire), par la valeur générale du présent (« il en
pousse ») et du pluriel (« un de ces », « par centaines » – le pluriel est
ici, en lui-même, dépréciatif puisqu’il nie toute valeur et toute
individualité au personnage), par un vocabulaire évaluatif (« finaud »,
« douteuse »). La visée polémique est visible dans l’emploi de figures de
rhétorique à valeur satirique : métaphores (« à plusieurs faces »,
« jésuite », « champignon »), anaphore (quatre groupes nominaux
introduits par « sans » soulignent la nullité du personnage), oxymore
(« jésuite républicain »).
Ce texte constitue donc une caricature des politiciens républicains
opportunistes, au pouvoir depuis 1877. Mais il présente aussi les
éléments d’un portrait (en creux) du narrateur et du lecteur censé
partager ses opinions et ses préjugés : condamnation du fondement du
régime républicain, le suffrage universel, développée dans la métaphore
filée du champignon vénéneux poussant sur le fumier, anticléricalisme
définissant un jésuite comme une personne capable de justifier n’importe
quelle action servant ses intérêts, mépris de l’élite parisienne pour les
hommes « de province » et « de chef-lieu » et pour le peuple.
Une notion problématique
Cette notion, d’un usage courant, ne peut être définie que de manière très
générale : elle désigne une catégorie d’œuvres ayant en commun des
critères discriminants (un genre est défini par rapport aux autres). Ces
critères sont divers, hétérogènes (rhétoriques, esthétiques, sociologiques…)
et changeants : la poésie n’est plus caractérisée par la versification, les
romans ne sont plus nécessairement des « fictions d’aventures amoureuses,
écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction du lecteur » (Pierre-
Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, 1670). Les genres reconnus
peuvent toujours être intégrés dans des classes d’une plus grande extension
(le roman et le théâtre relèvent de la fiction) ou divisés en « sous-genres » ;
(tragédievs comédie) dans lesquels on peut encore distinguer des catégories
spécifiques (comédie de caractère, vaudeville…). Les limites entre les
genres sont ainsi difficiles à cerner, d’autant qu’elles ont été et sont encore
régulièrement remises en cause : des catégories auparavant opposées ont été
ainsi réunies dans la tragi-comédie (Le Cid), le poème en prose (Ponge
parlant même de « Proêmes ») ou plus récemment l’autofiction.
Dans les années 1970, les théoriciens de la poétique (Barthes, Genette,
Todorov) croient déceler la mort des genres et contestent l’utilité de cette
notion pour lui préférer celle de texte, d’écriture-lecture. L’histoire littéraire
et le paratexte de l’œuvre (le discours – de l’éditeur, de l’écrivain – qui
l’accompagne : présentation, préface, postface) incitent pourtant à accepter
une typologie commode, qui donnera aussi le plan de ce manuel :
– Le roman et le récit bref (la nouvelle et le conte) sont caractérisés
par le recours à la fiction narrative, qui accorde au narrateur des
statuts divers, de sa présence explicite comme « auteur » (dans
Jacques le Fataliste) à son absence, plus revendiquée
qu’effective, dans les romans de Flaubert ou Zola.
– La poésie (en vers ou en prose), associée, surtout depuis le
romantisme, au lyrisme mais qui peut jouer d’autres « registres »
(polémique, didactique, satirique…).
– Le théâtre et le genre dramatique (tragédie, comédie, drame).
– L’essai et les genres à visée argumentative, réunis parfois sous
l’appellation de « littérature d’idées ».
OBSERVATION ET ANALYSE
Balzac, La peau de chagrin (1831)
Le pouvoir s’est transporté […] des Tuileries chez les journalistes, de
même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg Saint-
Germain à la Chaussée-d’Antin. […] Le gouvernement, c’est-à-dire
l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie
comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de
mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles
idées […].
► L’instauration de la monarchie de Juillet après la révolution de 1830
est dénoncée par Balzac, fidèle à la branche aînée des Bourbons. Il
attribue ces paroles à un journaliste éloquent et cynique qui met l’accent
sur la mystification du peuple. L’humour (exagération, chiasme,
antithèse, métonymie) est au service d’une condamnation radicale que
les lecteurs de 1831 comprenaient aisément ; le lecteur d’aujourd’hui
doit savoir identifier dans le faubourg Saint-Germain la vieille
aristocratie et dans la Chaussée-d’Antin la bourgeoisie d’affaires.
OBSERVATION ET ANALYSE
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, 1848-1850, i, v, 8.
Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet
assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur : si l’on eût
tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse.
Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par
des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de
sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches
de l’Hôtel de Ville ; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée
d’un coup de pistolet : c’est ce spectacle que des béats sans cœur
trouvaient si beau.
► Ce chapitre, rédigé sous la Restauration, donne de l’évènement
historique une vision très critique, conforme aux idées politiques et à la
position de l’auteur, que Louis XVIII a fait pair de France et ministre.
Chateaubriand se prévaut de sa qualité de témoin pour garantir
l’authenticité d’un récit pourtant saturé de jugements personnels : il
réduit à néant l’exploit du peuple en attribuant la prise de la Bastille à
l’absence de véritables défenseurs, à une faute du gouverneur et à la
trahison des gardes-françaises, il accentue ensuite l’horreur et
l’inhumanité du sort réservé à Launay et à Flesselles. Le genre des
Mémoires est par nature subjectif ; la tonalité polémique de ce passage
est à mettre en relation avec le moment historique où il a été écrit.
14 JUILLET
D’abord c’est une pique, puis un drapeau tendu par le vent de l’assaut
(d’aucuns y voient une baïonnette), puis – parmi d’autres piques, deux
fléaux, un râteau – sur les rayures verticales du pantalon des sans-
culottes un bonnet en signe de joie jeté en l’air.
Tout un peuple au matin le soleil dans le dos. Et quelque chose en l’air
à cela qui préside, quelque chose de neuf, d’un peu vain, de candide :
c’est l’odeur du bois blanc du faubourg Saint-Antoine, – et ce J a
d’ailleurs la forme du rabot.
Le tout penche en avant dans l’écriture anglaise, mais à le prononcer
ça commence comme Justice et finit comme ça y est, et ce ne sont pas
au bout de leurs piques les têtes renfrognées de Launay et de
Flesselles qui, à cette futaie de hautes lettres, à ce frémissant bois de
peupliers à jamais remplaçant dans la mémoire des hommes les tours
massives d’une prison, ôteront leur aspect joyeux.
Francis Ponge, Le Grand Recueil. III. Pièces, 1961, © Gallimard.
5. L’ÉCRITURE
Un texte tire sa cohérence des relations qu’il tisse entre les mots qui le
constituent. Pour le comprendre et l’interpréter, le lecteur doit repérer les
réseaux de mots qui le caractérisent : on appelle isotopies sémantiques (ou
réseaux sémantiques) la répétition d’un sème (dénoté ou connoté) dans une
séquence textuelle. La polysémie du vocabulaire et l’emploi des mots en
figures (notamment dans les métaphores) permettent l’association ou la
superposition de plusieurs isotopies. Le texte littéraire, de ce fait, demande
une autre approche que la lecture courante, linéaire : des relectures
successives et sélectives permettent progressivement de repérer de
nouvelles isotopies, de les combiner avec les précédentes, de faire
apparaître des réseaux de sens qui ouvrent la voie à l’interprétation.
OBSERVATION ET ANALYSE
► Dans le poème de Ponge cité plus haut (exercice 3, p. 42), on repère
facilement, appelé par le titre « 14 JUILLET », un réseau associatif
externe qui renvoie au fait historique – ou plutôt à l’imagerie
républicaine qui le célèbre. Le lecteur attentif voit apparaître ensuite une
isotopie originale : les expressions « ce J », « l’écriture anglaise »,
« hautes lettres » évoquent « la forme » des lettres qui composent le mot
« JUILLET ». L’indice décisif est donné dans la première de ces
expressions, qui ne peut faire référence qu’à l’initiale du mot. Cette
observation rend manifeste la pluri-isotopie du texte : il faut lire ce
poème comme une description formelle des signes linguistiques
constituant le titre autant – ou plus – que comme une évocation de
l’évènement qu’il désigne. D’où la nécessité de le relire afin de repérer
si des éléments de ce réseau à la fois sémantique et métaphorique
apparaissent dans le premier paragraphe. (L’étude se poursuit dans
l’exercice 5, p. 50.)
On le voit, du fait de leur emploi en réseaux, les mots d’un texte ne sont pas
porteurs que de leur seul sens lexical. La pluri-isotopie d’un texte provient
aussi de leur emploi en figures, qui introduit une dynamique dans le
discours : une figure de rhétorique consiste à modifier l’emploi ordinaire
des mots dans la chaîne du discours pour exprimer une pensée avec, par
exemple, plus de force, d’originalité ou d’élégance. Ces figures peuvent
avoir plusieurs fonctions : embellir (fonction ornementale), souligner
(fonction expressive), faire comprendre (fonction didactique), appeler
l’interprétation (fonction herméneutique). Certaines introduisent un écart
entre le sens propre d’un mot et son sens figuré : ces figures de signification
font apparaître des isotopies que le thème du texte n’appelait pas
nécessairement, il est donc nécessaire de savoir les repérer et les interpréter.
La présentation suivante, sans être exhaustive, comprend aussi d’autres
types de figures ; elle adopte un ordre pragmatique, les classements
proposés par les rhétoriciens, stylisticiens et linguistes étant divers, et
précise entre parenthèses le genre des noms désignant ces figures quand il
pourrait y avoir une incertitude4.
OBSERVATION ET ANALYSE
Apollinaire, « Zone » (Alcools, 1913).
OBSERVATION ET ANALYSE
Voici le premier et le dernier vers d’un poème célèbre d’Éluard dans
Capitale de la douleur (1926) :
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur (v. 1)
Et tout mon sang coule dans leurs regards (v. 15)
► L’écriture de ces deux vers est telle qu’ils peuvent être lus comme
s’ils se succédaient alors qu’ils ouvrent et ferment le poème. Par un effet
de lecture rétrospective, le mot cœur, compris comme le siège de
l’amour dans le contexte du premier vers, reçoit aussi, grâce aux mots
sang et coule du dernier vers, le sens d’organe assurant la circulation du
sang. La syllepse de sens présente donc l’amour comme un sentiment
absolument vital pour le je poétique (ce que confirment d’autres vers du
poème).
L’allégorie (f., du grec allêgorein, parler par images) est une figure de
pensée qui recourt à la fiction. Faite d’une métaphore filée qui représente un
thème abstrait, elle mêle donc deux isotopies et demande une double
lecture : au sens dénoté (la réalité concrète évoquée) est lié un sens abstrait,
laissé à l’interprétation du lecteur. C’est ce qu’illustre l’exemple suivant
dans lequel Diderot évoque un mystérieux « château » et
Les figures de construction
D’âme égoïste en un corps éperdu, les choses à son avis tournent bien
quand sa robe tourne en tulipe et tout le reste au désordre.
Les figures portant sur le signifiant
OBSERVATION ET ANALYSE
Apollinaire, « Rosemonde » (Alcools).
Je la surnommai Rosemonde
Voulant pouvoir me rappeler
Sa bouche fleurie en Hollande
Puis lentement je m’en allai
Pour quêter la Rose du Monde
► Le surnom attribué à la femme permet un calembour facile, attendu,
et un autre, presque secret. « Rosemonde » appelle en effet le syntagme
« bouche fleurie » si on entend aussi Rosemund : le poète n’ignorait pas
qu’en allemand Mund signifie « bouche ». Ce calembour est un exemple
du « jeu de mots généralisé », marque essentielle du caractère si
particulier du lyrisme d’Apollinaire selon le critique Michel Murat.
C’est un lyrisme « achevé par l’ironie » dans ce recueil de la modernité
qu’est Alcools où la poésie se fait presque prosaïque et où la parole est
soudaine et souvent familière comme l’oral.
L’anagramme (f.) est un mot obtenu en modifiant l’ordre des lettres d’un
autre mot. Ronsard a vu dans aimer l’anagramme de Marie : « Marie, qui
voudrait votre beau nom tourner, / Il trouverait Aimer : aimez-moi donc,
Marie. » Pour se moquer de la vanité de sa « Danseuse », Ponge ne voit
dans cette « étoile applaudie » qu’« une ilote ».
Le rythme de la phrase
RAPPEL : LES ACCENTS
• La langue française place un accent tonique sur la dernière syllabe non muette d’un
mot ou d’un groupe de mots (l’avant-dernière si la dernière comporte un e caduc, qui
ne porte jamais l’accent) : merveiLLEUX, une merVEILL(e).
• Dans une phrase, l’accent grammatical marque les groupes de mots constituant un
ensemble syntaxique : Si l’on vouLAIT, il n’y auRAIT que des merVEILL(es) – l’unité de
cette phrase d’Éluard est renforcée par le retour sous l’accent du même phonème [ε].
• Un accent oratoire, expressif, peut porter sur la première syllabe d’un mot que l’on
veut mettre en valeur (C’est une MERveille !) ou le premier mot d’un vers ou d’un
segment :
Que TOUT ce qu’on enTEND, l’on VOIT ou l’on resPIR(e),
TOUT dise : « Ils ont aiMÉ ! » (Lamartine)
OBSERVATION ET ANALYSE
1. Flaubert, Madame Bovary.
Paris, / plus vague que l’Océan, // miroitait donc aux yeux d’Emma /
dans une atmosphère vermeille.
► Le syntagme nominal et le syntagme verbal sont séparés par une
pause majeure appelée acmé (nom masculin qui signifie sommet en
grec), ils constituent respectivement la phase ascendante (la protase) et
la phase descendante (l’apodose) de la phrase. Chacun de ces deux
membres est composé de groupes syntaxiques terminés par une syllabe
accentuée (on peut parler de mesures, comme pour le vers et la
musique). La longueur de ces groupes (leur nombre de syllabes)
détermine une cadence : ici, la protase (9 syllabes) étant plus courte que
l’apodose (16 syllabes), Flaubert utilise une cadence majeure (ou
progressive), la plus courante en français qui incline à disposer les
éléments de la phrase en masses croissantes. On trouve dans la protase la
même disposition progressive (2/7) alors que l’apodose comprend deux
mesures égales (8/8), correspondant à deux octosyllabes, associés
sémantiquement par les mots « miroitait » et « vermeille » qui les
encadrent. Compte tenu de l’articulation forte marquée dans la protase
par le groupe de l’adjectif entre virgules, on peut lire cette phrase selon
le rythme 2/7/16 qui accentue l’effet d’expansion, de rêverie indéfinie et
infinie dans laquelle Emma se perd.
2. Jules Renard évoque ainsi une chèvre qui « lit » le Journal officiel
affiché sur le mur de la mairie :
Sa lecture finie, / ce papier sentant bon la colle fraîche, // la chèvre le
mange.
► La disposition est ici inverse : c’est une cadence mineure (ou
régressive). La brièveté de l’apodose accentue l’effet de surprise
comique recherché par l’auteur des Histoires naturelles.
► On rencontre aussi des cadences équilibrées.
Une période est une phrase présentant une grande unité et constituée de
plusieurs membres disposés de manière à faire percevoir un mouvement
oratoire, un souffle, une exaltation. Elle comporte souvent des groupes
binaires ou ternaires.
OBSERVATION ET ANALYSE
Dans la troisième de ses Lettres à Malesherbes, Rousseau évoque ainsi
le bonheur expansif dont il jouissait au cours de ses promenades
solitaires dans la forêt de Montmorency :
Alors, / l’esprit perdu dans cette immensité, / je ne pensais pas, je ne
raisonnais pas, je ne philosophais pas, // je me sentais avec une sorte de
volupté accablé du poids de cet univers, / je me livrais avec ravissement
à la confusion de ces grandes idées, / j’aimais à me perdre en
imagination dans l’espace.
► Le lyrisme de Rousseau, qui veut persuader son interlocuteur que la
solitude, loin de le rendre malheureux, lui permet de connaître un
bonheur extrême allant jusqu’à la « volupté », s’exprime dans une
cadence majeure sensible dans l’ensemble de la période et dans chacun
de ses membres. L’acmé est situé après un groupe ternaire qui répète une
même structure syntaxique et ordonne les trois verbes selon une
gradation ascendante. L’apodose, dans un rapport d’antithèse avec la
protase, est elle aussi un groupe ternaire (dont les mesures sont plus
longues) dans lequel les trois verbes se succèdent encore selon une
gradation ascendante : le sentiment de la nature emporte Rousseau, le
transporte (le ravit) dans une exaltation sans borne qui confine au
mysticisme puisqu’il communie avec l’espace (et, dans la suite de la
lettre, avec l’Être suprême).
6. ÉCRITURE ET RÉÉCRITURE :
AVANT-TEXTES ET INTERTEXTES
Une approche poétique doit aussi prendre en compte les relations qu’un
texte entretient avec d’autres textes, les brouillons et les ébauches du
manuscrit (les avant-textes, qui permettent d’étudier sa genèse) mais aussi
des textes et des modèles antérieurs dans un genre donné (les intertextes).
L’intertextualité
L’autonomie du texte littéraire a été relativisée par les travaux du critique
soviétique Bakhtine qui recourt à la notion de dialogisme (voir le chapitre
sur le roman, p. 78) : le discours romanesque, notamment, se compose de
diverses voix (Bakhtine parle de « polyphonie »), de divers discours qui lui
préexistent dans la société et dans la littérature. À partir de ces travaux,
Julia Kristeva a défini la notion d’intertextualité : « tout texte se construit
comme une mosaïque de citations », il est un processus de reproduction et
de transformation de modèles non seulement génériques, mais aussi
linguistiques et idéologiques. Par exemple, les romans de la Table ronde de
Chrétien de Troyes reprennent « la matière de Bretagne » et christianisent le
merveilleux celtique, Apollinaire dans Alcools mêle l’intertexte chrétien
(avec la figure du Christ) à l’intertexte des légendes rhénanes et médiévales
et au merveilleux de la ville moderne. Malraux formule ainsi cette idée :
« les œuvres les plus divergentes, lorsqu’elles se rassemblent dans le musée
ou la bibliothèque, ne s’y trouvent pas rassemblées par leur rapport avec la
réalité, mais par leurs rapports entre elles » (L’Homme précaire et la
littérature, Gallimard, 1977).
OBSERVATION ET ANALYSE
Aragon, « Imité de Camoëns », Les Yeux d’Elsa (1942).
OBSERVATION ET ANALYSE
Dans « À la Musique », Rimbaud évoque les « bourgeois poussifs »
assistant à un concert militaire le 7 juillet 1870 à Charleville. Il existe
deux états manuscrits de ce poème, écrits en juillet et octobre 1870, ce
qui permet d’étudier la variante suivante :
COMPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
Lire le roman
Lire et analyser un roman pose les problèmes du genre, à la fois dans leur
dimension formelle et dans leur dimension historique relative à l’évolution
de ce genre dans le temps en relation directe avec la question du réalisme.
L’origine du roman
XVIIe siècle XVIIIe siècle
Les notions et les analyses de la narratologie présentées ici ne sont que des
outils qui permettent d’éclairer la lecture d’un roman et de mettre
clairement en évidence la diversité et la plasticité du genre2.
La narratologie fait la théorie du récit. Elle s’appuie sur quelques notions
essentielles qu’il importe de ne pas confondre.
Un roman raconte une histoire, « succession d’évènements, réels ou
fictifs », qui constitue « le contenu narratif » du récit (on désigne aussi
l’histoire racontée par le terme de diégèse). Le mot récit désigne « le
discours ou texte narratif lui-même » (Figures III, p. 72). Une même
histoire peut donc prendre des formes différentes selon le récit qui en est
fait ; c’est le cas, de manière exemplaire, dans les Exercices de style de
Raymond Queneau (1947).
OBSERVATION ET ANALYSE
1. Ici semble finir le récit de cette histoire ; mais peut-être serait-elle
incomplète si, après avoir donné un léger croquis de la vie parisienne, si,
après en avoir suivi les capricieuses ondulations, les effets de la mort y
étaient oubliés. (Balzac, Ferragus, 1834.)
► Fonction de régie : le narrateur justifie le contenu et l’ordre du récit.
2. C’était, vous le voyez, une des fautes vivantes de la Restauration,
peut-être la plus pardonnable. La jeunesse de ce temps n’a été la
jeunesse d’aucune époque : elle s’est rencontrée entre les souvenirs de
l’Empire et les souvenirs de l’Émigration, entre les vieilles traditions de
la cour et les études consciencieuses de la bourgeoisie, entre la religion
et les bals costumés, entre deux fois politiques, entre Louis XVIII qui ne
voyait que le présent, et Charles X qui voyait trop en avant ; puis,
obligée de respecter la volonté du roi quoique la royauté se trompât.
(Balzac, Ferragus, 1834.)
► Fonction de communication : le narrateur s’adresse au lecteur, à qui il
veut faire partager ses idées.
► Fonction idéologique : le narrateur exprime sur la Restauration des
jugements marqués par les convictions monarchistes de l’auteur4. Il
donne aussi une cause politique au « mal du siècle » romantique.
Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous qui
vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : Peut-être ceci
va-t-il m’amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot,
vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de
l’auteur, en le taxant d’exagération, en l’accusant de poésie. Ah !
sachez-le : ce drame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est
si véritable, que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans
son cœur peut-être.
OBSERVATION ET ANALYSE
1. Le vidame était encore, à soixante-sept ans, un homme très spirituel,
ayant beaucoup vu, beaucoup vécu, contant bien, homme d’honneur,
galant homme, mais qui avait, à l’endroit des femmes, les opinions les
plus détestables : il les aimait et les méprisait. (Balzac, Ferragus, 1834.)
► Par la focalisation zéro, le personnage est caractérisé brièvement et
une fois pour toutes.
2. À la fin de Ferragus, le narrateur présente soudain un « nouveau
venu » qu’il apparente au « genre des mollusques ».
[…] pâle et flétri, sans soins de lui-même, distrait, il venait souvent nu-
tête, montrant ses cheveux blanchis et son crâne carré, jaune, dégarni,
semblable au genou qui perce le pantalon d’un pauvre. Il était béant,
sans idées dans le regard, sans appui précis dans la démarche ; il ne
souriait jamais, ne levait jamais les yeux au ciel, et les tenait
habituellement baissés vers la terre, et semblait toujours y chercher
quelque chose. À quatre heures, une vieille femme venait le prendre
pour le ramener on ne sait où, en le traînant à la remorque par le bras,
comme une jeune fille tire une chèvre capricieuse qui veut brouter
encore quand il faut venir à l’étable. Ce vieillard était quelque chose
d’horrible à voir.
► La focalisation externe permet de susciter la curiosité du lecteur puis
de créer un effet de surprise au dénouement quand « ce débris humain »
est reconnu comme « Ferragus XXIII, chef des Dévorants », le héros du
roman : jusque-là décrit comme un personnage surhumain, il est
subitement réduit à l’état de loque par la mort de sa fille à laquelle il
vouait un amour singulier, excessif. Le récit illustre ainsi le caractère
fondamentalement destructeur de la passion chez Balzac.
3. Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de
changer d’instrument. C’est à la mitrailleuse qu’ils poursuivaient à
présent leurs sottises ; ils en craquaient comme de gros paquets
d’allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles
rageuses, pointilleuses comme des guêpes. (Céline, Voyage au bout de la
nuit, 1932.)
► La focalisation interne permet de caractériser le protagoniste,
Bardamu, comme un anti-héros et de présenter sa vision d’un monde à la
fois effrayant et dérisoire en faisant part de son expérience de la
Première Guerre mondiale.
4. L’action et les personnages
Le modèle quinaire
Application à Germinal :
Cette analyse montre le rôle décisif d’Étienne dans le déclenchement de la
grève et dans la transformation de la mentalité des mineurs, qui évoluent
d’une résignation séculaire à un engagement révolutionnaire. L’ordre social
bourgeois perturbé par la grève est rétabli mais fragilisé : il apparaît comme
un fait historique et non naturel, sa disparition est annoncée.
Mais le recours au schéma ne doit pas conduire au schématisme :
étroitement liée à l’intrigue sociale, il existe aussi une intrigue amoureuse
qui réunit Étienne, Catherine et Chaval et il n’est pas indifférent pour
l’interprétation du roman que le « meneur » soit aussi le héros malheureux
de cette intrigue et que sa foi révolutionnaire soit présentée comme une
forme de sublimation d’un amour interdit, refoulé.
Ce modèle quinaire est d’une moindre utilité pour l’analyse des romans
dans lesquels le récit est délibérément déceptif, comme La Jalousie de
Robbe-Grillet.
Le schéma actantiel
La caractérisation des personnages
Les fonctions du personnage
Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui
descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On
avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on
pouvait revenir.
Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas,
bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils
ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande. »
Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles
maintenant !
Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent,
discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque
nouveau venu leurs observations et leurs idées.
Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un
chien. »
C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait
que pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-
elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit
chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin
qui jappe.
[…] Mme Lefèvre déclara qu’elle voulait bien nourrir un « quin »,
mais qu’elle n’en achèterait pas.
(Maupassant, « Pierrot », 1882.)
7. La description
La description peut être perçue comme un ornement du discours, un
procédé dont l’abus menace l’unité harmonieuse de l’œuvre par
l’accumulation de détails et l’exhibition d’un savoir-faire rhétorique. Dans
le roman, elle est nécessaire pour inscrire les personnages dans un espace-
temps qui leur permet de passer pour réels mais, constituant une pause dans
le récit, elle risque de ne pas paraître « naturelle » et de lasser le lecteur.
Aussi le narrateur recourt-il à divers moyens pour justifier son insertion,
varier son organisation, multiplier ses fonctions10.
L’insertion de la description
L’organisation de la description
Les fonctions de la description
OBSERVATION ET ANALYSE
Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (Minuit, 1957, p. 19).
C’est elle-même qui a disposé les fauteuils, ce soir, quand elle les a fait
apporter sur la terrasse. Celui qu’elle a désigné à Franck et le sien se
trouvent côte à côte, contre le mur de la maison – le dos vers le mur,
évidemment […]. Les deux autres fauteuils […] ne sont pas tournés vers
le reste du groupe : ils ont été mis de biais, orientés obliquement vers la
balustrade à jours et l’amont de la vallée. Cette disposition oblige les
personnes qui s’y trouvent assises à de fortes rotations de tête vers la
gauche si elles veulent apercevoir A…
► Le texte se présente comme une description de la disposition des
fauteuils sur la terrasse où les personnages vont prendre l’apéritif. Il
décrit en réalité le résultat d’une action réalisée par A…, la maîtresse de
maison, et suggère ainsi qu’une intention secrète a déterminé cette
action : A… a sans doute placé deux fauteuils à l’écart de ceux qu’elle
occupe avec Franck de manière à se protéger des regards de ceux qui y
sont assis, parmi lesquels il y a nécessairement son mari. À partir des
indices signifiants fournis par le texte, le lecteur est en effet conduit à
faire l’hypothèse que cette description minutieuse, loin d’être objective,
est le fait d’un personnage, le narrateur, toujours présent dans le texte
sans être jamais désigné. La description est devenue récit ; elle occupe
d’ailleurs tout le roman, qui apparaît ainsi comme le produit de
l’observation maniaque d’un jaloux. Contrairement à la description
réaliste, elle ne donne pas accès à une vérité établie mais à la perception
subjective d’un homme épiant sa femme et celui qu’il pense être son
amant. Le titre fait référence à un sentiment qui n’est pas exprimé
explicitement dans le roman ; la jalousie y désigne une persienne
derrière laquelle est posté le jaloux.
[…] ils aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes
déteignaient sous la pluie : Au Vieil Elbeuf, draps et flanelles, Baudu,
successeur de Hauchecorne. La maison, enduite d’un ancien badigeon
rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis XIV qui
l’avoisinaient, n’avait que trois fenêtres de façade ; et ces fenêtres,
carrées, sans persiennes, étaient simplement garnies d’une rampe de
fer, deux barres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout
Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bonheur
des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond,
surmontée d’un entresol très bas, aux baies de prison, en demi-lune.
Une boiserie, de la couleur de l’enseigne, d’un vert bouteille que le
temps avait nuancé d’ocre et de bitume, ménageait, à droite et à
gauche, deux vitrines profondes, noires, poussiéreuses, où l’on
distinguait vaguement des pièces d’étoffe entassées. La porte, ouverte,
semblait donner sur les ténèbres humides d’une cave.
(Émile Zola, Au Bonheur des Dames, I, 1884.)
Le rythme (le tempo) du récit est défini par le rapport qu’il établit entre
la durée de l’histoire, mesurée en années, mois, etc., et la durée du
récit, la longueur du texte qui raconte ces évènements, mesurée en pages
et en lignes. Il y a quatre rapports fondamentaux, qui déterminent quatre
mouvements narratifs :
■ La pause descriptive consacre un passage plus ou moins long du
texte à une histoire de durée nulle (il ne se passe rien). Par
exemple, quelques lignes de Madame Bovary décrivent la
casquette du jeune Charles ou de longues pages présentent la
pension Vauquer et ses habitants au début du Père Goriot.
■ L’ellipse narrative, au contraire, passe sous silence une partie de
l’histoire (la durée du récit est donc nulle), soit parce que le
narrateur la juge sans intérêt, soit pour produire un effet (par
exemple de surprise). Le lecteur trouve généralement dans la
suite du récit des informations lui permettant de combler cette
lacune du récit.
■ La scène fait coïncider (de manière conventionnelle) le temps du
récit et celui de l’histoire, donnant au lecteur l’impression
d’assister aux évènements. Les dialogues favorisent cette illusion
en ralentissant la vitesse du récit.
■ Le sommaire correspond à un rythme plus rapide, les
événements y sont comme résumés. Un exemple extrême en est
donné dans ce passage de L’Éducation sentimentale qui évoque
plusieurs années de la vie du héros :
Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente,
l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies
interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore.
La fréquence narrative
Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses
longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir
au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins : il l’oubliait, il en
aimait une autre ! On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse ; et
elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santé et un peu
plus d’amour. (Flaubert, Madame Bovary.)
OBSERVATION ET ANALYSE
Retour sur l’extrait de Madame Bovary présenté p. 60.
► 1, 2. Cette scène comprend une pause descriptive, identifiable par
l’emploi de l’imparfait (la durée est suspendue, indéterminée) et
introduite par un verbe de perception (« on vit ») qui annonce un point
de vue externe, celui du public. Le lieu de l’action est fortement
structuré : il y a « l’estrade » sur laquelle la vieille femme se trouve
brutalement exposée aux regards de la foule, en bas, et, en haut, à ceux
des membres du jury. Un contrepoint (un contre-champ) présente ensuite
le point de vue de la domestique (« elle se voyait… ») « effarouchée »
par la « compagnie » et « les messieurs en habit noir ».
► 3, 4, 6, 7. La focalisation externe caractérise le personnage par son
aspect physique et ses vêtements : le narrateur, d’abord confondu avec le
public, observe sa silhouette, son « regard » monte ensuite des « grosses
galoches » aux hanches et au visage puis redescend au torse et aux
mains, longuement décrites ; l’expression de la figure et du regard est
ensuite décrite avant d’être interprétée. Ce portrait peut être dit réaliste
puisqu’il met en valeur la pauvreté et la dégradation physique et mentale
du personnage, « ratatin[é] », usé par le travail à la ferme (évoqué par un
vocabulaire technique), vivant d’une existence réduite au travail. Il est le
fait d’un narrateur informé, qui se distingue de « la foule » par son
humanité et suscite la compassion du lecteur en évoquant un corps
torturé. Les mains deviennent ainsi le « témoignage », l’emblème
symbolique des « souffrances » de cette domestique, présentée dès lors
comme une victime. L’accusation s’accroît ensuite avec la mention de
son « mutisme » et la comparaison avec un animal : ce travail l’a aliénée
au point de la rendre stupide.
► 5, 8. Le réalisme du texte apparaît aussi dans la vision éclairante,
décapante, qu’il donne de la société de la monarchie de Juillet. La
disproportion flagrante entre une médaille de vingt-cinq francs et le
sacrifice d’une vie révèle la bonne conscience et l’égoïsme de la
bourgeoisie : celle-ci croit faire une bonne action et présente comme un
modèle une domestique que sa condition sociale a manifestement privée
de toute vie familiale et sociale. Le représentant d’un régime qui se
déshonore en légitimant une telle injustice arbore une « croix
d’honneur ».
► 9. Cette vieille femme acquiert ainsi une valeur allégorique, explicite
dans la formule finale : son « service » dans la ferme étant en fait une
« servitude », elle incarne une forme d’esclavage voilée dans la société
née de la Révolution. Le lecteur, contrairement au personnage, peut être
révolté par les sourires de « ces bourgeois épanouis ».
Auerbach et la mimèsis
Référence et inférence
Le « mentir-vrai »
Complément bibliographique
1. Étude de l’action
Schéma de l’action
La fiction est l’histoire d’une crise vécue par une jeune femme
bourgeoise qu’un évènement singulier (un crime passionnel) et une
rencontre (avec un ouvrier au chômage) jettent dans un besoin d’amour
absolu, après des années de vie oisive et vide de femme d’industriel. Cet
amour la conduit près de la mort (un amour suicidaire) mais la laisse
finalement encore plus seule qu’avant, « morte », au terme d’une
véritable « passion ».
Ce schéma quinaire constitue une épure qui met en évidence la logique
de l’action, son sens profond. Il néglige les autres personnages et ne rend
pas compte de la composition spéciale du roman (l’action ne se présente
pas ainsi dans le roman, du fait de la particularité de la narration, qui
prend souvent la forme du dialogue ou de la description).
Les choix narratifs
Schéma actantiel
Le schéma explicite la place centrale d’Anne Desbaresdes et sa quête,
dont l’objet, d’abord mystérieux, se dévoile progressivement au cours de
la narration (1, 2, 3, 4). Il met en valeur le rôle de Chauvin : il n’est pas,
comme dans les romans ordinaires, l’objet de son amour mais le
catalyseur, le médiateur (6) d’un désir qu’il contribue, par ses discours, à
faire émerger à la conscience d’Anne et à orienter vers lui-même (1, 5,
3). Le couple du crime passionnel (7), qui prend forme peu à peu au
cours des conversations entre Anne et Chauvin, la musique (9), le vin et
l’enfant – pour l’amour excessif qu’il inspire à sa mère (8) – favorisent
l’émergence de ce désir qui rejette la jeune bourgeoise (10) en marge de
la société et la rend indigne d’élever son enfant (11, 12).
L’isolement d’Anne et de Chauvin (qui reproduit celui du couple du
crime) est visible dans le fait que tous les autres personnages, à des
degrés divers, jouent des rôles d’opposants. Celui de l’enfant est
ambivalent : il suscite chez sa mère un amour excessif qui préfigure celui
qui naît ensuite de ses conversations au café mais il est aussi le rival de
Chauvin, il est le prétexte de ses rencontres avec Chauvin mais aussi
celui de la sanction qui frappe Anne à la fin.
3. Approche psychologique
Le champ affectif
La connaissance de l’œuvre et de la vie de Marguerite Duras permet de
mesurer l’importance de certains thèmes : l’amour (l’attente de l’amour,
de Un barrage contre le Pacifique à L’Amant), la mort (La Maladie de la
mort), la folie. Dans sa vie, elle dit avoir subi l’emprise du vin et d’un
amour suicidaire. Tout cela contribue à l’univers très particulier et
passionnel du roman.
Anne Desbaresdes est animée de sentiments ambivalents. Sa peur est
une donnée constante de son désir qui est aussi une transgression. Dans
une sorte de sadomasochisme latent, elle a envie d’être tuée par
Chauvin, qui a de son côté envie de la tuer, reproduisant ainsi (du moins
se plaisent-ils à l’imaginer) la situation des amants du café. Souffrance et
plaisir sont liés : Anne sent l’éclatement de ses reins à la fin (chap. VII)
et évoque au début (chap. I) le douloureux souvenir de l’enfantement de
son fils bien-aimé.
Ce désir transgressif va de pair avec le refus de certaines valeurs
morales et sociales : de même que l’enfant au piano refuse
intérieurement la discipline de la leçon conçue comme un dressage, de
même que Chauvin refuse le travail (ouvrier, il est resté un an sans
travail), Anne refuse d’être la femme bourgeoise que la société attend
qu’elle soit.
Les thèmes psychologiques
Interprétation
4. Approche sociologique
Le champ socio-historique
5. Structures
L’organisation de l’espace
L’organisation du temps
Le temps externe (les références à des évènements étrangers à
l’histoire) est réduit à quelques indications symboliques ornant ou
redoublant le récit principal (le soir avec le coucher de soleil, le beau
temps exceptionnel d’un mois de juin marqué par le fleurissement du
magnolia dans le parc de la maison).
Le temps interne seul compte, resserré, minuté, comme dérobé à la
vie réglée d’A. D. et de son milieu social ordinaire. La crise qu’elle vit
occupe ainsi dix jours (du vendredi au dimanche de la semaine suivante)
d’un été. Les six scènes au café sont logées dans une tranche horaire très
étroite, toujours la même, avant la nuit qui est le temps de la
transgression attendue, rêvée mais finalement impossible : le temps est
compté à A. D. et Chauvin, pris dans une urgence qui favorise
l’émergence de la passion.
La temporalité romanesque est organisée en un jeu complexe, le
lecteur doit repérer des indices temporels ténus, comme la floraison du
magnolia. Le récit n’est ni strictement chronologique ni pourvu des
analepses qui permettent habituellement de donner aux personnages un
passé qui détermine leurs sentiments et leurs actions (à l’exception du
chapitre VII où le narrateur est davantage présent). Les éléments d’un
récit rétrospectif discontinu sont fournis par le dialogue d’A. D. et de
Chauvin ; ils révèlent peu à peu le passé qui prépare la crise :
l’insatisfaction d’Anne et son ennui, inhérents à sa condition sociale, son
besoin d’amour absolu, « d’inconnu », et la situation de marginalité,
d’attente (« j’ai besoin de temps en ce moment ») dans laquelle s’est
placé Chauvin.
Lire la poésie
Les troubadours des XIIe et XIIIe siècles (comme Bernard de Ventadour)
sont à l’origine de la poésie française, qui est alors chantée avec un
instrument de musique : c’est la poésie lyrique, au premier sens du terme.
Cette poésie gagne le nord de la France et devient la poésie des trouvères.
Le lyrisme se développe alors de Rutebeuf à Villon, cependant qu’à la fin
du siècle la poésie des Grands Rhétoriqueurs joue davantage des ressources
du langage.
Au début du XVIe siècle, Clément Marot est habile dans ces jeux savants
mais fait aussi entendre, comme Villon, une voix personnelle et invente des
formes poétiques nouvelles. Cette double orientation de la poésie se
retrouve chez les poètes lyonnais et chez ceux réunis dans le groupe de
la Pléiade autour de Ronsard et Du Bellay, qui exprime leur ambition dans
un manifeste, Défense et Illustration de la langue française : humanistes, ils
veulent faire du français une langue poétique et égaler les Anciens et les
Italiens en étudiant et imitant leurs œuvres. Les leurs, de ce fait, sont d’une
grande diversité : poésie élégiaque ou pétrarquiste, chanson légère, satire,
méditation en « style élevé », poésie lyrique, satirique ou polémique,
intervention dans la vie de la cité (Ronsard, Discours sur les misères de ce
temps, 1562).
Agrippa d’Aubigné, obsédé par la mort et par la foi, compose une épopée,
Les Tragiques, qui dénonce longuement les horreurs des guerres de
Religion – imputées aux catholiques – avant d’évoquer l’espoir d’une
résurrection céleste et cosmique.
La poésie du XIXe siècle
LYRISME ROMANTIQUE
• Lamartine, Méditations
ET RÉACTION PARNASSIENNE
poétiques (1820).
• Gautier, Émaux et Camées
• Hugo, Les Orientales (1829), Les
(1852).
Feuilles d’automne (1831).
• Leconte de Lisle, Poèmes
• Vigny, Poèmes antiques et
antiques (1852), Poèmes barbares
modernes (1826), Les Destinées
(1862), Poèmes tragiques (1884).
(1864, posthume).
• Banville, Odes funambulesques
• Musset, Les Nuits (1835-1837).
(1857), Petit Traité de poésie
• Nerval, Les Chimères (1854). française (1872).
• Hugo, Les Contemplations • Heredia, Les Trophées (1893).
(1856), La Légende des siècles
(1859-1883).
Ponge, Le Parti pris des choses (1942). Aragon, Le Roman inachevé (1956).
Prévert, Paroles et Histoires (1946). Philippe Jaccottet, L’Ignorant (1956), Airs
Saint-John Perse, Vents (1946), Amers (1957). (1967), À la lumière d’hiver (1977).
René Char, Fureur et Mystère (1948). Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité
Senghor, Éthiopiques (1956). de Douve (1953), Dans le leurre du seuil (1975).
Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1956). Lionel Ray, Comme un château défait (1993).
OBSERVATION ET ANALYSE
Retour sur le poème de Nerval présenté p. 99.
► 1. Le titre « Une allée du Luxembourg » laisse attendre un élément
référentiel, précis : géographie d’une histoire détaillée. En réalité
l’article indéfini prépare la suite : après la lecture du poème, on se rend
compte de l’effacement poétique du lieu au profit d’une anecdote
poétique elle-même indistincte, le passage fugitif d’une jeune fille, la
tombée de la nuit après un espoir de lumière. Le paysage se fait mental.
► 2. L’octosyllabe, vers lyrique devenu celui de la poésie légère, est
utilisé dans cette petite ode (comme déjà chez Ronsard : « Mignonne,
allons voir si la rose… »). Il faut veiller à faire entendre le e caduc de
jeune, qui compte ici pour deux syllabes puisque l’adjectif est suivi d’un
nom commençant par une consonne.
► 3. Le portrait qui apparaît est poétique dans son art de la suggestion :
nulle description précise du personnage mais la simple mention, presque
magique, de son apparition. La figure n’est pas désignée par son nom
mais simplement évoquée par une périphrase « la jeune fille », qui
semble correspondre au topos de la belle inconnue, de la rencontre
merveilleuse. Une comparaison confère aussitôt une sorte de grâce ailée
(topos romantique, le charme de l’oiseau chez la femme, chez l’enfant,
le caractère insaisissable et aérien, qu’on trouverait aussi chez Hugo) :
« Vive et preste comme l’oiseau ».
► 4. La strophe se clôt dans un système de rimes croisées. C’est donc
un quatrain isométrique d’octosyllabes qui respecte l’alternance de rimes
féminines (fille/brille) et masculines (oiseau/nouveau). La légèreté de
l’octosyllabe, l’alternance des rimes miment en quelque sorte le pas
gracieux, aérien du personnage apparu. La poésie, par opposition à la
prose qui avance tout droit et qui marche, selon une comparaison de
Malherbe et de Valéry, représente une parole qui danse.
► 5. La première personne apparaît dans un déterminant possessif qui le
désigne métonymiquement par le siège des émotions : « mon cœur ». Le
conditionnel dit la solitude de celui dont le cœur reste seul et incompris
– topos romantique, qu’on trouverait aussi chez Lamartine. Une
consolation serait possible – l’écho du cœur de cette jeune fille – mais
elle se dit à l’irréel du présent, comme s’il était déjà trop tard. La parole
poétique réussie semble naître ainsi paradoxalement d’une
communication qui n’arrive pas à s’établir avec le monde dans
l’isolement obligé du poète, témoin exilé, à l’écart.
► 6. Une métaphore filée et une antithèse ferment la strophe : celles de
l’ombre et de la lumière. Le poète est plongé dans l’ombre ; un regard
pourrait lui apporter la grâce – à tous les sens du mot – de la lumière qui
lui manque. L’amour virtuel est présenté sous la forme christianisée,
fréquente dans le syncrétisme de Nerval, d’une rédemption lumineuse au
fond de la nuit.
► 7. Des sensations se combinent et entrent en relation. Ce sont des
perceptions heureuses – et inaccessibles, ou plutôt que seul le poème
peut faire surgir dans sa suggestion. Elles relèvent de correspondances
dans la mesure où elles représentent à la fois un bonheur possible sur le
plan olfactif (« parfum »), visuel (« doux rayon »), sonore
(« harmonie »), pleinement satisfaisant dans sa simplicité même.
► 8. Une émotion finale clôt le poème, celle de la déception, du
bonheur qui a été manqué dans l’expérience relatée. Les trois dernières
syllabes de l’ultime octosyllabe, après le tiret d’un silence, marquent la
douleur de l’évanescence : « il a fui ». Mais, paradoxalement, c’est en
disant la perte que le poème installe au contraire sa réparation et un
moment d’enchantement des mots.
La poésie, dans son acception étroite, est l’art de faire des vers ; le vers
représente, musicalement, visuellement, le principe même de
reconnaissance de l’objet poétique, à tout le moins jusqu’à l’époque
moderne. Jean Cohen l’explique en ces termes : « le vers étant en effet une
forme conventionnelle et strictement codifiée du langage, le poème avait
une sorte d’existence juridique qui ne prêtait pas à contestation ». Le vers,
du latin « versus », c’est ce qui revient, le sillon, par opposition à la prose
« prosa oratio », discours qui va en ligne droite. Le principe du retour, du
retour musical, du retour à la ligne, est fondateur de cet objet identifiable.
Pour l’œil, le vers est nettement ce segment qui débute par une lettre
majuscule et qui se termine avant la fin de la ligne – entre une mise en
évidence et un silence. Selon l’expression de Claudel, c’est « une idée
séparée par un blanc », et qui entre en résonance avec ce qui précède et ce
qui suit.
Garant du poème, le vers a longtemps aussi été l’assurance de sa
perpétuation. Par son rythme, sa régularité, ses retours précisément, il se
grave dans la mémoire. En cela, il est aussi une forme qui permet la durée,
un instrument mnémotechnique, le support de ce qui se fixe, se retient, se
transmet.
Le vers traditionnel français (le mètre) s’organise autour d’un nombre fixe
de syllabes prononcées, qui sont toutes considérées comme égales,
indépendamment de leur longueur réelle (il ne s’agit pas de « pieds », qui
désignent dans la poésie grecque et latine des groupes de syllabes
déterminés). La lecture orale de la poésie demande une attention et des
connaissances particulières car le vers doit être scandé (lu en faisant
entendre chaque syllabe). Sa fin est marquée par la rime. Son rythme est
déterminé par des accents.
Le décompte des syllabes
Les différents vers français
(Aragon)
(Aragon)
(Lamartine)
OBSERVATION ET ANALYSE
Il arrive que l’hexasyllabe soit employé seul – ce qui crée la musique
verlainienne dans Romances sans paroles (voir p. 127) :
Les vers impairs sont moins nombreux dans la poésie française mais
n’en méritent pas moins d’être signalés.
L’heptasyllabe (sept syllabes), d’origine médiévale, se rencontre dans
quelques fables de La Fontaine. Ce vers court au rythme variable (3/4,
4/3, 5/2) et facilement mémorisable convient aussi bien à la poésie légère
de cette « Vieille chanson du jeune temps » :
(Victor Hugo)
À la fin du XIXe siècle, la poésie française commence à transgresser les
règles qui lui imposaient ses formes depuis trois siècles. Verlaine et
Rimbaud multiplient les discordances rythmiques (voir p. 115) et le vers
libéré ne respecte plus toutes les obligations et interdictions du modèle
traditionnel concernant le décompte des syllabes, la rime, qui peut
devenir simple assonance ou disparaître et ne plus se soumettre à
l’alternance des terminaisons masculines et féminines (voir p. 112), le
regroupement des vers, réunis en séquences inégales et non plus en
strophes réglées, l’emploi des majuscules et de la ponctuation.
Au début du XXe siècle, des poètes comme Claudel, Saint-John Perse,
Cendrars pratiquent le verset, intermédiaire entre le vers et le
paragraphe. Il peut être rythmé par des éléments métriques
reconnaissables et par des homophonies jouant le rôle de rimes internes,
ou simplement, comme la prose poétique, par des groupes syntaxiques
disposés en cadence, ou encore n’avoir d’autre mesure que le retour à la
ligne.
La rime
La fonction de la rime est contradictoire, selon Baudelaire, puisque,
comme le rythme, elle répond à un besoin humain à la fois de
« monotonie », de « symétrie » et de « surprise » (projet de préface aux
Fleurs du mal). Elle suscite et résout une attente : celle de l’homophonie
(parfois aussi de l’homographie). Les sons, les lettres correspondent bien
à ce qui est annoncé. Simultanément, la rime produit un effet inattendu
puisqu’elle n’est pas toujours prévisible – parfois elle est d’autant plus
heureuse qu’elle unit deux mots dont on n’attendait pas le rapprochement
(phonique ou sémantique). Il est donc intéressant d’observer les mots que
la rime associe, leur valeur de sens, mais aussi de convention ou de
surprise. Dans les petites unités, elle permet une organisation en
résonnant explicitement à la fin du vers et en marquant ainsi sa mesure.
À l’échelle de plus grandes structures, elle permet ou bien le déroulement
continu et suivi d’un poème (épopée, tragédie), ou bien de bâtir aussi des
unités internes, lorsqu’il y a combinaison des rimes – et c’est alors le
système des strophes, et même des formes fixes qui se composent de
strophes.
OBSERVATION ET ANALYSE
Dans l’avant-dernière strophe du dernier poème des Fleurs du mal, « Le
Voyage », le sujet lyrique invoque la mort de manière désespérée. Les
rimes soulignent la véhémence de cet appel.
► Cette invocation funèbre met à la rime des mots d’un voyage d’ombre
et de lumière : il s’agit de quitter un paysage de noirceur pour essayer de
trouver un salut lumineux. D’où l’importance contrastée de ces mots,
mots maritimes du départ (« l’ancre », « Appareillons »), et mots
antithétiques du clair-obscur (« l’encre », les « rayons »). La disposition
des rimes est croisée comme pour suggérer le balancement de ce départ
rêvé. La quantité des rimes est riche (quatre phonèmes communs : [lãkr]
et [rεj͂ɔ]) comme pour faire résonner longuement l’écho attendu de ce
cri. Enfin l’alternance des rimes féminine (l’ancre/l’encre) et masculine
(Appareillons/rayons) est tout à fait respectée par Baudelaire, jusqu’à
l’homographie (un s final, même non prononcé, pour Appareillons
comme pour rayons) – ce qui illustre la facture encore classique, à bien
des égards, de ces vers.
Le rythme des vers
Il est déterminé par les accents que portent certaines syllabes, et qu’il
faut savoir repérer (sur la place des accents en français, voir p. 51). Leur
place est constitutive de la musique et de l’expressivité du vers. La
singularité et la beauté du vers d’Éluard
OBSERVATION ET ANALYSE
(La Fontaine)
Les rythmes réguliers sont les plus familiers. L’alexandrin est rythmé
ordinairement par deux accents métriques fixes placés sur la douzième
syllabe (la rime est toujours accentuée) et sur la sixième, qui est ainsi
suivie de la césure (marquée par //) : le vers est donc partagé en deux
hémistiches. Dans chaque hémistiche, un autre accent, mobile, est suivi
d’une coupe (marquée par /) qui le divise en deux mesures d’une à cinq
syllabes. On parle d’alexandrin binaire, ou de tétramètre, comme dans ce
vers de La Fontaine, rythmé 2 / 4 // 3 / 3 :
La structure syntaxique de la phrase et celle du vers doivent être
concordantes, les groupes grammaticaux coïncidant avec les accents
métriques. C’est ce que demande Boileau dans son Art poétique : « Que
toujours dans vos vers, le sens coupant les mots, / Suspende
l’hémistiche, en marque le repos. » On rencontre aussi, surtout à partir
des romantiques, l’alexandrin ternaire (ou trimètre) composé de trois
mesures égales, comme dans ce vers d’Hugo :
OBSERVATION ET ANALYSE
Le poème célèbre de Rimbaud « Le Dormeur du val » joue d’emblée sur
ces distorsions possibles :
Les redéfinitions du rythme
OBSERVATION ET ANALYSE
Baudelaire, « Harmonie du soir ».
La strophe
1 SONNET
avec la manière de s’en servir
Réglons notre papier et formons bien nos lettres :
Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu’en marquant la césure, l’un des quatre s’endorme…
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.
Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe : – on en voit quatre, en long ;
À chaque pieu, la rime – exemple : chloroforme,
– Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.
– Télégramme sacré – 20 mots. Vite, à mon aide…
(Sonnet – c’est un sonnet –) ô Muse d’Archimède !
La preuve d’un sonnet est par l’addition :
– Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 -–Tenons Pégase raide :
« Ô lyre ! Ô délire ! Ô… » – Sonnet – Attention !
La poésie et l’écart
Ô saisons ! Ô châteaux !
Quelle âme est sans défaut ?
Tout texte poétique appelle donc une lecture particulière qui cherche à
déceler moins ce que le texte signifie que l’effet qu’il produit dans son
maniement des mots – avec un langage différent qui use souvent de
tournures, d’expressions, de détails qui n’auraient pas leur place dans la
communication ordinaire.
OBSERVATION ET ANALYSE
Apollinaire fait ainsi parler le sujet lyrique à la fin du poème « Marie »
dans Alcools :
OBSERVATION ET ANALYSE
Francis Ponge, dans sa réflexion sur les choses « compte tenu des
mots », évoque ainsi « Le Verre d’eau » :
Le mot VERRE D’EAU serait en quelque façon adéquat à l’objet qu’il
désigne… Commençant par un V, finissant par un U, les deux seules
lettres en forme de vase ou de verre.
► Ponge renoue ici avec un débat antique, issu du Cratyle de Platon.
Les mots imitent-ils les choses ? Non sans humour, il fait voir dans un
jeu de reflet un double récipient graphique qui ouvre et qui ferme
l’expression verre d’eau dans la langue française, comme si le syntagme
mimait en quelque sorte la forme même de l’objet qu’il désigne.
L’image poétique
OBSERVATION ET ANALYSE
« Le Bateau ivre » de Rimbaud développe une suite d’images
hallucinantes de voyages maritimes, de chocs physiques et verbaux.
Le « je » lyrique
OBSERVATION ET ANALYSE
Verlaine exprime un rêve amoureux dans le sonnet « Mon rêve familier »
(Poèmes saturniens) :
La figure du poète
La lecture de la poésie
Complément bibliographique
III. APPLICATION
VERLAINE, ROMANCES SANS PAROLES (1874)
Ce court recueil est composé de quatre sections (que l’on peut appeler aussi
cycles pour souligner leur unité) pourvues d’un titre, la troisième se
présentant comme un long poème réunissant sept groupes de trois quatrains
qui constituaient initialement sept poèmes.
Les titres postulent une beauté et une harmonie musicale (« romances »,
« ariettes »), avant de viser une beauté picturale (« paysages »,
« aquarelles »), selon deux références fréquentes en poésie, la musique et la
peinture. Le titre du recueil, qui figure déjà dans le poème « À Clymène »
(« Mystiques barcarolles, / Romances sans paroles » – Fêtes galantes,
1869) reprend celui que Mendelssohn avait donné à ses airs pour piano,
Lieder ohne Worte : les « romances sans paroles » sont, selon Littré, « des
morceaux de piano ou de quelque instrument assez court, et présentant un
motif gracieux et chantant ». Le langage aspire à se faire pure musique par-
delà les mots, mais sur un mode mineur, cher à Verlaine. L’ariette, dont le
suffixe dit le caractère petit et également gracieux (petite aria) est un petit
air pour l’opéra-comique, qui alterne avec des passages dialogués. On
reconnaît là un principe du mouvement qui s’appellera « symboliste » et qui
a fait sien le premier vers célèbre de l’« Art poétique » de Verlaine (écrit en
1874 et publié plus tard dans Jadis et Naguère) : « De la musique avant
toute chose. »
La tonalité lyrique, au sens premier du mot (qui se rattache à un
instrument de musique – cf. 2 : « L’ariette, hélas, de toute lyre »), est donc
essentielle dans ces Romances sans paroles. Ce lyrisme intimiste et
purement musical n’est pas l’expression débridée des émotions du sujet
romantique. La première personne est très souvent effacée, dédoublée
métonymiquement en l’« âme » et le « cœur » (2 et 7), disséminée dans le
paysage (dès le premier poème). Toutefois, les dates et les lieux mentionnés
dans les titres et les indications figurant au bas de certains poèmes semblent
faire référence à des moments précis de la vie du poète. Le lecteur est donc
incité à s’informer sur les circonstances de composition de ce recueil et à
comprendre qui forme avec le je poétique le couple désigné par la première
personne du pluriel (1, 4, 13), à qui font référence les pronoms de la
deuxième personne (1, 2, 16, 17, 18, 21) et ceux de la troisième (5, 19, 22 et
23), qui est « cette femme » qu’il a fallu fuir (7), la « pauvre enfant », la
« lamentable sœur » qui n’a pas compris l’« amour brave et fort » qui lui
était porté (« Child wife », 21).
La fonction poétique du langage est ainsi illustrée dans ces poèmes où les
mots sont saisis pour eux-mêmes, souvent à la limite du silence et du
chuchotement ; elle joue aussi sur les formes minimales au creux de la page
blanche (poésie moderne dans la mesure où elle est constamment proche de
l’amuïssement, de l’effacement). « Le chœur de petites voix » (1) passe à la
fois par la paronomase et la synesthésie, l’impression auditive étant
caractérisée par les adjectifs « frêles » et « frais », proches phoniquement
mais exprimant deux sensations différentes : « Ô le frêle et frais murmure /
Cela gazouille et susurre. » L’usage même des prépositions reste
délibérément vague et très peu grammatical, interdisant de situer
précisément les objets, les plaçant dans une forme d’indétermination
spatiale. Ou plutôt, ce sont les sons qui guident le repérage. Ainsi du
son [tr] dans ce vers de l’ariette II : « Où tremblote à travers un jour
trouble. »
C’est une poésie de l’écart qui se réalise ici. Dès les interrogations de la
première ariette, on ne sait si c’est un sujet dédoublé qui parle ou deux
entités distinctes (« La mienne, dis, et la tienne ») et ce dédoublement
devient un étrange motif dans la suivante (« Et mon âme et mon cœur en
délires / Ne sont plus qu’une espèce d’œil double ») : reflet, gémellité,
inversion, dont on ne peut exclure la composante codée, érotique et
homosexuelle. Le cœur peut avoir un sens caché scabreux chez Verlaine
comme chez Rimbaud (dans « Le Châtiment de Tartufe » ou « Le Cœur
supplicié »). Ce sont les mots qui s’appellent et qui s’enchantent, jusque
dans leur expression du malaise : « Il pleure sans raison / Dans ce cœur qui
s’écœure » (3).
L’image verlainienne est souvent insaisissable car elle présente un référent
fuyant. Dans la première ariette, on ne sait si l’air, la musique sont l’objet
décrit ou la figure qui permet de rendre compte d’une autre réalité
(« l’extase langoureuse » qui suit l’amour). C’est d’autant plus sensible que
les vers se plaisent à présenter un univers crépusculaire, indistinct, mourant,
un demi-jour, une lumière qui s’éteint, des brumes, des fumées –
caractéristique si fréquente du paysage verlainien (« L’ombre des arbres
dans la rivière embrumée / Meurt comme de la fumée » – 9). Quand des
images claires et reconnaissables apparaissent – dans les poèmes d’amour
de la fin du recueil – leur lyrisme semble gagné par l’ironie, comme dans
l’offrande pétrarquiste ou ronsardienne de « Green » : « Voici des fruits, des
fleurs, des feuilles et des branches / Et puis voici mon cœur qui ne bat que
pour vous. / Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches. » La fausse
naïveté dans l’utilisation du lieu commun amoureux, le cadeau
métonymique du cœur comme siège des sentiments, la peur du cœur blessé
naissent de l’expression toute faite « déchirer le cœur » à la fois convoquée
et tenue à distance.
Lire le théâtre
Le théâtre n’est pas un genre littéraire comme les autres. Il n’est pas
destiné, en principe, à être lu. La simple présentation du texte de théâtre,
son allure morcelée, hétérogène – ses signes différents dans la page –
manifestent son statut particulier : d’un côté, un texte immuable, d’un autre
côté une multitude changeante de représentations. Plus que tout autre genre,
il est indissociable d’une histoire, de ses conditions d’interprétation et de
réception. Il est tributaire d’un espace, d’un moment, d’une troupe, d’un
public, des attentes d’une époque, de traditions et de données matérielles.
Le théâtre, qui fait l’objet d’une réception collective, a partie liée avec la
société. Dans la Grèce antique, la tragédie est inséparable des cérémonies
des grandes Dionysies qui unissent la cité en lui permettant de retrouver des
héros et des histoires mythiques ; dans la France du Moyen Âge, il se joue
sur la place publique et dans les églises ; à l’âge classique, il prétend avec la
tragédie purger le spectateur de ses passions (par la catharsis) et avec la
comédie corriger ses mœurs par le rire. Aussi le théâtre, en France, a-t-il été
longtemps soumis à la censure de l’Église puis du pouvoir politique : en
témoignent les querelles ou les censures qui ont accompagné ou retardé les
représentations du Cid (1637), de L’École des femmes (1662), du Tartuffe et
de Dom Juan (1664-1669), du Mariage de Figaro (1784), d’Hernani (1830)
ou de La Dame aux camélias (1852).
Fondamentalement, c’est la question de la mimèsis qui est en cause.
Inspirée de la Poétique d’Aristote, une doctrine « officielle » se met en
place à l’âge classique, fondée sur le vraisemblable (et non le réel) et les
bienséances (absentes chez Aristote), rejetant les dramaturgies baroques, le
merveilleux, le spectacle, privilégiant la tragédie (Corneille, Racine, puis
Voltaire) par rapport à la comédie (Molière). Cet aristotélisme est contesté
au XVIIIe siècle par Diderot qui tente d’imposer, contre la tragédie
aristocratique un « drame bourgeois », familial, plus proche de la réalité,
puis, au début du XIXe siècle, par les romantiques (Hugo, Dumas, Musset),
épris de liberté et de modernité. Au nom d’une plus grande fidélité au réel
et du rejet des conventions, Zola et le metteur en scène Antoine cherchent
ensuite à promouvoir un théâtre naturaliste, auquel s’oppose vite un théâtre
symboliste (Maeterlinck), surréaliste (Apollinaire, Vitrac), poétique
(Claudel), littéraire (Giraudoux).
L’illusion théâtrale est alors mise en question par le jeu systématique sur la
langue (Tardieu), le grossissement (dans les farces tragiques de Ionesco ou
les bouffonneries sordides de Beckett), la distanciation, théorisée et
pratiquée par le dramaturge allemand Bertolt Brecht : c’est par le biais
d’une théâtralité exhibée qu’est représentée la réalité sociale afin que le
spectateur la comprenne et désire la changer. Dans le théâtre contemporain,
comme dans le Nouveau Roman, l’histoire, les personnages tendent à
perdre de leur consistance.
TRAGÉDIES COMÉDIES
• Corneille, Le Cid (tragicomédie, • Les comédies de Corneille : La
1637), Horace (1640), Cinna Place royale (1634), L’Illusion
(1641), Polyeucte (1642). comique (1636).
• Les théoriciens du théâtre • Les grandes comédies de
classique : d’Aubignac, Pratique Molière : L’École des femmes
du théâtre (1657) ; Corneille, trois (1662), Le Tartuffe (1664-1669),
Discours du poème dramatique Dom Juan (1665), Le Misanthrope
(1660). (1666).
• Racine, Andromaque (1667), • Lesage, Turcaret (1709).
Britannicus (1669), Bérénice • Marivaux, La Double
(1670), Phèdre (1677), Athalie Inconstance (1723), Le Jeu de
(1691). l’amour et du hasard (1730), Les
• Voltaire, Zaïre (1732), Mahomet Fausses Confidences (1737).
(1741). • Beaumarchais, Le Barbier de
Séville (1775), Le Mariage de
Figaro (1784).
LES « PHILOSOPHES » ET LE THÉÂTRE
Éloge du théâtre
Diderot et le drame bourgeois : Le Condamnation du théâtre
Fils naturel et Entretiens avec
Rousseau : Lettre à d’Alembert sur
Dorval (sur Le Fils naturel, 1757).
les spectacles (1758).
– D’Alembert, art. « Genève » de
l’Encyclopédie (1757).
L’illusion théâtrale
« On sait bien que les comédies [= les pièces de théâtre] ne sont faites
que pour être jouées ; et je ne conseille de lire celles-ci qu’aux personnes
qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre »
(Molière, L’Amour médecin, « Au lecteur », 1666). La représentation
théâtrale, en effet, donne vie au texte en présentant au public des
personnages incarnés, évoluant éventuellement dans un décor réaliste, et
suscite ainsi une plus grande participation du spectateur. Le théâtre peut
même donner au spectateur non averti l’illusion de la réalité. Stendhal en
fournit un exemple extrême :
OBSERVATION ET ANALYSE
L’année dernière (août 1822), le soldat qui était en faction dans
l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième
acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria : « Il ne sera
jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme
blanche. » Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un
bras à l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’années sans que
les journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien ! ce soldat avait
de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène. Mais un
spectateur ordinaire, dans l’instant le plus vif de son plaisir, au moment
où il applaudit avec transport Talma-Manlius disant à son ami :
« Connais-tu cet écrit ? », par cela seul qu’il applaudit, n’a pas l’illusion
complète, car il applaudit Talma, et non pas le Romain Manlius ;
Manlius ne fait rien de digne d’être applaudi, son action est fort simple
et tout à fait dans son intérêt. (Stendhal, Racine et Shakespeare,
1re édition, 1823.)
► La méprise du soldat s’explique par le fait qu’il est de service (« en
faction ») et non dans la position du véritable spectateur. Celui-ci n’a
jamais « l’illusion complète » de la réalité, il se sait au spectacle et se
comporte en conséquence, il ne confond pas Talma (1763-1826, le plus
grand acteur de son temps) et le héros de Manlius Capitolinus (tragédie
de La Fosse, 1698).
► De son côté, comme l’a analysé Diderot dans son Paradoxe sur le
comédien (1778), l’acteur est lui aussi double : « tout son talent consiste
non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si
scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y
trompiez ». D’ailleurs, précise-t-il, qu’est-ce qu’« être vrai » au théâtre ?
« Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement.
Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai
de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure,
de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le
poète, et souvent exagéré par le comédien. »
OBSERVATION ET ANALYSE
Retour sur le début de Lorenzaccio présenté p. 133.
► 1. Le titre est le nom du personnage principal, ce qui est une tradition
du théâtre noble (la tragédie), alors que celui de la comédie peut indiquer
le thème traité (Le Misanthrope, La Double Inconstance). Lorenzaccio
est un titre mixte qui renvoie, comme titre de drame historique, à un
personnage ayant réellement existé (Lorenzo de Médicis dans la
Florence du XVIe siècle) mais qui est désigné par un surnom dépréciatif
(le suffixe -accio est péjoratif en italien) ; le jugement porté sur le héros
est un enjeu de la pièce.
► 2. La pièce paraît quatre ans après la révolution de juillet 1830 qui a
permis à Louis-Philippe de devenir « roi des Français ». C’est la pleine
époque du drame romantique, qui fait une large place à l’histoire (voir
p. 136-137). Musset la publie dans Un spectacle dans un fauteuil sans la
faire représenter ; il la qualifie de « drame », mais on n’y trouve pas le
« grotesque » cher à Hugo. La première représentation (une adaptation)
n’a eu lieu qu’en 1896 avec Sarah Bernhardt dans le rôle de Lorenzo
(Gérard Philipe a été le premier interprète masculin mémorable en
1952).
► 3. La première didascalie marque le découpage en actes et en scènes,
conformément à la dramaturgie classique ; la scène est cependant moins
régie par les entrées et sorties des personnages que par l’unité provisoire
du lieu présenté ci-dessous (le lieu change à chaque scène). Cette
disposition mêle ainsi l’organisation en scènes et l’organisation en
tableaux – la continuité chronologique s’impose moins que le
déplacement dans l’espace, des personnages entrent au milieu d’une
scène (ce sera le cas avec la venue de la jeune fille, puis de son frère).
Musset a pu prendre cette liberté parce qu’il ne destinait pas sa pièce à la
scène mais à la lecture.
► 4. La deuxième didascalie indique le décor. Elle a une fonction
informative (où et quand ?) ; mais cela reste vague. L’indication est
doublement paradoxale : le décor semble lunaire, enchanteur et
bucolique, il est le lieu d’une action crapuleuse ; les personnages
semblent se préparer à une action inavouable, ils sont pourtant les
représentants de l’autorité et de la loi. Les signes de théâtre sont ainsi à
la fois fonctionnels et signifiants.
► 5. Le premier échange correspond à un premier bouclage : c’est un
couple de répliques, active et réactive, qui se complètent, un personnage
parle, l’autre lui répond et ils informent par là le public de la situation
(double destination du propos de théâtre). C’est une exposition
in medias res : le spectateur surprend une action en cours.
► 6. Musset écrit en prose (à la différence d’Hugo). Des répliques
brèves (dans la tradition du XVIIIe siècle) caractérisent déjà les
personnages. Le duc apparaît comme un prédateur impulsif et
obsessionnel, tyrannique, violent. Un couple de personnages se dessine,
l’un, secondaire et calculateur (Lorenzo), au service de l’autre, primaire
et impatient (le duc). Le spectateur est mêlé à l’attente du ravisseur
d’une jeune fille et de son complice, qui semblent également cyniques
mais cette complicité peut commencer à éveiller quelques soupçons.
L’exposition donne ainsi des informations, elle a valeur de programme,
paraît crédible (les personnages ne s’apprennent pas ce qu’ils savent
déjà), pique d’emblée la curiosité du public.
► 7. Le troisième échange, qui introduit la première longue prise de
parole du personnage de Lorenzo (coupée ici), s’enchaîne sur le thème
de l’argent (indice de proxénétisme et de prostitution, avec une monnaie
au nom du duc). La préoccupation est triviale pour un duc : celui-ci
signale d’ailleurs sa grossièreté et son impiété par un juron sacrilège.
Lorenzo le modère une nouvelle fois avec une réplique porteuse d’un
double sens implicite : il n’a « avancé que moitié » dans son autre
entreprise, encore secrète. Pour faire attendre le prédateur impatient,
l’entremetteur se porte garant en commençant un éloge cynique de la
proie.
Un texte « troué »
OBSERVATION ET ANALYSE
Dans le drame de Victor Hugo, le valet Ruy Blas, « ver de terre
amoureux d’une étoile », découvre par hasard que la reine d’Espagne
conserve sur elle un morceau de dentelle lui ayant appartenu (Ruy Blas,
II, 3).
(Au même instant, elle a tiré le flacon de sa poitrine, et dans son trouble,
elle a pris en même temps le morceau de dentelle qui y était caché. Ruy
Blas, qui ne la quitte pas des yeux, voit cette dentelle sortir du sein de la
Reine.)
► La didascalie a une valeur scénique : elle exprime le désir de l’auteur
de faire exécuter une action importante par les acteurs (à défaut, de la
faire imaginer par le lecteur). Cette action constitue une péripétie, elle
modifie la situation des personnages : Ruy Blas, en proie jusque-là à un
amour sans espoir, se devine aimé. Avec ses verbes indiquant les
mouvements et le regard, cette indication d’un jeu de scène est à la fois
narrative et descriptive. Elle montre qu’il peut y avoir un style d’auteur
(fait nouveau) dans les didascalies et s’apparente à un passage de roman
du même Hugo.
Une double énonciation
Le dit et l’écrit
OBSERVATION ET ANALYSE
Nathalie Sarraute, Elle est là, 1978 (© Gallimard, coll. « Folio
Théâtre »)
H. 2 : […] Ah, vous savez, je dois vous dire… il faut que je vous parle…
F. : Oui ? De quoi ?
H. 2 : C’est idiot… c’est très difficile… Je ne sais pas comment… Par
où commencer…
F. : Allez-y toujours. Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
H. 2 : Oh rien. Rien. Rien justement, vous n’avez rien fait. Rien dit.
Vous vous taisiez…
► De même que la désignation des personnages, réduite à une lettre
indiquant le sexe (et à un chiffre pour distinguer les trois hommes), le
dialogue se caractérise par son incomplétude, marquée par les points de
suspension et la brièveté des répliques : phrases inachevées, question
sans réponse, réponse décevante (« Rien »). Ces silences sont le signe
d’un silence plus fondamental : on ne saura jamais ce que H. 2 reproche
à sa collaboratrice et amie F. puisqu’elle n’a rien dit (mais son « air » a
été compris comme une désapprobation, a-t-on appris au tout début), ni
l’idée que ce silence et cet air ont fait naître en H. 2, qui les juge
coupables. Plus que d’une idée, il s’agit d’ailleurs d’un état de
conscience difficile à formuler (d’où l’inachèvement des phrases qui
disent seulement qu’elles ne peuvent pas dire) mais obsédant, d’un
mouvement impulsif, d’un « tropisme », qu’il finira par contrôler. La
pièce tend vers l’abstraction.
Le texte de théâtre obéit dès lors à des conventions, qui lui permettent de se
développer selon des modalités diverses.
La tirade
Les répliques
L’aparté et le quiproquo
L’aparté est une brève réplique (cri du cœur ou résolution soudaine)
qu’un personnage profère pour lui-même devant d’autres qui, par
convention, ne l’entendent pas ; le public est le véritable destinataire de
cette parole qui devrait rester secrète.
Dans le quiproquo, deux personnages croient, à tort, parler de la
même chose : cette équivoque, dont la dissipation est artificiellement
retardée, est un grand ressort du comique (exemple : L’École des femmes,
II, 5, vers 607 à 629).
OBSERVATION ET ANALYSE
Musset, Les Caprices de Marianne, I, 1 (1833). Cœlio rencontre son ami
Octave, qui apparaît ici pour la première fois dans la pièce.
CŒLIO. Octave ! ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge sur les joues !
D’où te vient cet accoutrement ? N’as-tu pas de honte en plein jour ?
OCTAVE. Ô Cœlio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues !
D’où te vient ce large habit noir ? N’as-tu pas de honte en plein
carnaval ?
► Ces deux répliques livrent des informations sur l’apparence des
personnages auxquels elles sont adressées. Elles constituent des
didascalies internes puisqu’elles renseignent moins les personnages (qui
n’ont pas besoin de se décrire l’un l’autre) que le lecteur (ou le metteur
en scène), qu’elles laissent d’ailleurs libre d’imaginer l’« accoutrement »
d’Octave et la triste figure de Cœlio. Mais, au-delà du costume, elles
caractérisent le comportement et l’humeur des deux personnages, en
tous points opposés : quelques mots suffisent pour présenter Octave
comme un fêtard frénétique qui reproche à son ami, avec un humour
forcé, de s’abandonner à une mélancolie malsaine. Malgré son
« incomplétude », le texte de théâtre peut donc être d’une grande
richesse.
Personnages et public
OBSERVATION ET ANALYSE
Molière, Le Misanthrope, premiers vers.
PHILINTE. Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?
ALCESTE. Laissez-moi, je vous prie.
PHILINTE. Mais encor dites-moi quelle bizarrerie…
ALCESTE. Laissez-moi, vous dis-je, et allez vous cacher.
PHILINTE. Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.
► Les noms d’Alceste et de Philinte et l’emploi des vers montrent que
ces personnages sont ceux d’une grande comédie classique, comme
l’indiquent aussi les questions et les exclamations d’un dialogue
relativement familier. C’est un début in medias res : une scène
importante (pour Alceste) qui s’est déroulée « avant la pièce » se
prolonge par une querelle et l’intérêt du spectateur est immédiatement
éveillé par cette action. On ignore encore la cause du conflit, qui est
toutefois assez mince pour que le personnage pris à partie (Philinte) ne
la devine pas. Le type psychologique du « misanthrope » est défini
d’emblée par les premières répliques d’Alceste (emporté, excessif, peu
sociable, il coupe brutalement la parole à son ami) et par celles de
Philinte qui lui reproche sa « bizarrerie » et son tempérament colérique.
Le spectateur peut voir en Philinte un homme raisonnable, modéré, et
identifier ainsi un couple de personnages moliéresques opposés dont la
discussion, au début de la pièce, permet à l’auteur d’exposer la situation
initiale de manière vivante.
Le théâtre moderne se soucie moins de fournir ces informations : les
propos de Vladimir et d’Estragon, dans En attendant Godot, les laissent
encore plus indéterminés, presque indistincts, et, parmi les personnages
de Elle est là de Nathalie Sarraute, seul H. 2 se voit attribuer une attitude,
un mouvement psychologique (un « tropisme ») qui le distingue et l’isole
un moment.
Une parole action
OBSERVATION ET ANALYSE
Racine, Phèdre, III, 3
ŒNONE. Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,
Madame. Rappelez votre vertu passée.
Le Roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux ;
Thésée est arrivé, Thésée est dans ces lieux.
Le peuple, pour le voir, court et se précipite.
Je sortais par vos ordres, et cherchais Hippolyte,
Lorsque jusques au ciel mille cris élancés…
PHÈDRE. Mon époux est vivant, Œnone, c’est assez.
J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage.
Il vit : je ne veux pas en savoir davantage.
► L’information délivrée par Œnone à Phèdre constitue une péripétie
majeure dans la pièce : la situation de la reine, déjà très difficile, devient
invivable puisque à l’inceste s’ajoute l’outrage fait au roi. La mort, à
laquelle Phèdre se disait promise dès sa première apparition, est
désormais nécessaire. L’art de Racine consiste à maintenir l’intérêt du
public en retardant ce dénouement par les interventions d’Œnone qui
veut innocenter Phèdre en accusant Hippolyte (IV, 1) puis tente
d’éveiller sa jalousie en lui révélant l’amour d’Hippolyte pour Aricie
(IV, 6).
5. Action et découpage
OBSERVATION ET ANALYSE
Koltès, Dans la solitude des champs de coton (1985). Le Dealer propose
une mystérieuse transaction à un homme qu’il rencontre, le Client.
Début de la pièce :
LE DEALER. Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est
que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi,
je peux vous la fournir…
Fin de la pièce :
LE CLIENT. Je n’ai rien dit ; je n’ai rien dit. Et vous, ne m’avez-vous
rien, dans la nuit, dans l’obscurité si profonde qu’elle demande trop de
temps pour qu’on s’y habitue, proposé que je n’ai pas deviné ?
LE DEALER. Rien.
LE CLIENT. Alors, quelle arme ?
► Le caractère énigmatique de l’entrée en matière et de la fin brutale de
la pièce (qui semble annoncer un combat imminent) exprime en filigrane
l’étrangeté d’un dialogue où se confrontent deux personnages, réunis ou
séparés par un secret qui ne sera jamais dévoilé (on ne saura jamais
quelle « chose » le Dealer peut fournir au Client). C’est contraire aux
principes d’une exposition qui doit définir clairement les relations entre
les personnages et d’un dénouement censé mettre fin à un conflit.
Le découpage de la pièce
Le temps
OBSERVATION ET ANALYSE
Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, II, 5 (1935).
Au retour d’une guerre victorieuse, Hector déclare : « Je ne sais si dans
la foule des morts on distingue les morts vainqueurs par une cocarde.
Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde, la double cocarde.
Ce sont leurs yeux. » La Grèce antique ignorait la cocarde tricolore :
comment interpréter cet anachronisme flagrant ?
► La référence n’appartient pas au temps (mythique) de la fable mais à
l’époque de la rédaction de la pièce : en 1935, pour Giraudoux, pour les
lecteurs et les spectateurs, ce discours (demandé par le nationaliste
Demokos) évoque ceux prononcés devant les monuments aux morts de
la guerre de 1914-1918. Il est ici détourné par le dramaturge, qui pousse
la provocation jusqu’à faire tenir des propos pacifistes à un « général
vainqueur », au lieu de rendre hommage aux morts et de célébrer la
victoire. On peut voir là une dénonciation de l’esprit « cocardier » et
belliciste au nom d’une valeur suprême : la vie. Mais en 1935 la menace
d’une nouvelle guerre était sensible en France depuis l’instauration du
régime nazi et on pouvait aussi estimer que, dans ces circonstances, ce
pacifisme n’était pas de mise. La connaissance des différents
renoncements des démocraties occidentales devant l’Allemagne de
Hitler et des évènements dramatiques qui s’en sont ensuivis rend
aujourd’hui ce jugement encore plus légitime et révèle, mieux encore
qu’en 1935, l’ambiguïté de la pièce.
L’espace
Complément bibliographique
2. La composition
Marivaux a placé une péripétie majeure à la fin de chacun des trois actes :
Dubois apprend à Araminte l’amour que Dorante a pour elle (I, 14), la jeune
femme pousse Dorante à lui avouer cet amour (II, 15) avant de se déclarer
elle-même (III, 12 et 13).
La progression de l’action est marquée par les entrées et sorties des
personnages qui donnent à chaque scène sa cohérence et sa tonalité
(émotion, confrontation, comique, etc.). Cependant l’exécution du plan de
Dubois provoque le retour de certaines scènes, typiques des conventions
dont joue cette comédie.
■ Des scènes de « fausses confidences » (appelées par le titre), où
un personnage prend un masque : celles de Dubois à Araminte
(I, 14, II, 10, II, 12 et III, 9) et à Marton (I, 17), celle –
involontaire – de M. Remy (II, 2), celles de Dorante à Araminte
(II, 1 et III, 8), celle d’Araminte à Dorante (II, 13).
■ Des scènes de mise à l’épreuve (chères à Marivaux) liées aux
fausses confidences ou provoquées par un objet chargé d’une
valeur affective : c’est l’affaire du portrait (II, 9), prolongée par
celle du tableau (II, 10).
■ Des scènes d’explication où le meneur de jeu parle sans fard pour
informer Dorante (et le spectateur) de sa stratégie (I, 2) et de ses
progrès (I, 16 et III, 1).
■ Des interventions de M. Remy qui appuie sans le savoir la
manipulation de Dubois (I, 3, II, 2) et III, 5).
■ Des scènes d’aveux : demi-aveu d’Araminte à Dorante (I, 15),
aveu de Dorante à Araminte (II, 15), aveu complet d’Araminte à
Dorante (III, 12), aveu de Dorante à Araminte concernant
« l’industrie » et le stratagème de Dubois (III, 12), aveu public
d’Araminte amenant le dénouement (III, 13).
5. Morale et société
« La scène est chez Madame Argante », précise la didascalie initiale, mais
les lieux évoqués dans la pièce caractérisent un luxueux hôtel particulier
parisien qui ne peut appartenir qu’à Araminte, veuve d’un riche financier,
propriétaire de « terres » cultivées par des fermiers, et liée à l’aristocratie
(I, 13). La didascalie désigne sans doute un des nombreux appartements de
l’hôtel, celui de la mère (d’où l’observation du Comte : « elle n’est pas
étrangère dans la maison », III, 5) ; l’appartement d’Araminte, lui, se trouve
à l’étage supérieur (I, 1), il constitue l’espace privé de la jeune femme et le
fait qu’à la fin de la pièce elle y introduise Dorante consacre « le triomphe
de l’amour » sur les convenances et les préjugés de la société.
Sur scène, « chez Madame Argante », Araminte est en effet exposée aux
pressions de sa mère, « femme brusque et vaine [vaniteuse] » qui incarne les
travers de la morale sociale critiquée par le moraliste. Imbue de la richesse
que sa fille doit à son premier mari, Mme Argante méprise les personnages
de condition inférieure, les domestiques (au rang desquels elle met Dorante)
mais aussi le « petit praticien » M. Remy. Obsédée par le désir de devenir
« la mère de Madame la comtesse Dorimont », elle reproche à sa fille de
« n’être qu’une bourgeoise », de « s’endor[mir] dans cet état, malgré le bien
qu’elle a » ; elle rejette comme une « petite réflexion roturière », un trait de
« morale subalterne qui [lui] déplaît » (I, 10) l’idée qu’elle ne gagnerait rien
à épouser le Comte.
Le personnage, en quelque sorte, sert de repoussoir, même si – comédie
oblige – Marivaux ne noircit pas le tableau et laisse entendre à la fin que
« sa colère » de voir Araminte épouser Dorante passera. Il permet de faire
accepter l’amour bourgeois qui, s’il n’ignore pas l’intérêt, est d’abord
sensibilité et sentiment. Il y a du bonheur à aimer et à être aimé, et
Araminte ne tient pas rigueur à Dorante de son « stratagème » : « il est
permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui
pardonner lorsqu’il a réussi » (III, 12). Ce pourrait être la « morale » de la
pièce, mais le metteur en scène (ou le lecteur) peut aussi mettre l’accent sur
la manipulation et donc l’ambiguïté de la comédie de Marivaux.
CHAPITRE 6
I. APPROCHE HISTORIQUE
XVIe siècle XVIIe siècle
II. APPROCHE POÉTIQUE
L’argumentation : caractérisation
Les types d’arguments
OBSERVATION ET ANALYSE
Retour sur la préface du Tartuffe (citée p. 168).
► 1. Dans ce passage, Molière s’implique totalement comme auteur de
théâtre ; les verbes d’opinion (« Je sais », « Je ne vois pas », « Je
doute », « je ne sais », « J’avoue », « je ne trouve point », « je
soutiens ») rythment la progression de l’argumentation.
► 2. Il s’oppose aux dévots (le prince de Conti), aux jansénistes (Nicole
et Pascal) et aux hommes d’Église (Bossuet) qui condamnent le théâtre
comme un art pernicieux. Leur argument, en forme de paradoxe, semble
irréfutable puisqu’il ne nie pas que le théâtre français représente des
« passions […] pleines de vertu » mais y voit justement le principe de sa
nocivité : de telles passions sont plus séduisantes, donc plus
dangereuses. Il relève pourtant plus de la logique abstraite que de
l’expérience.
► 3, 5 et 6. Le premier argument de Molière consiste à s’appuyer sur
la concession faite par ses adversaires pour rendre irrecevable leur
condamnation du théâtre en jouant sur l’opposition entre « honnête » et
un « grand crime » ; c’est un argument à la fois empirique et « quasi
logique », qui s’impose comme une évidence. Un deuxième argument,
empirique lui aussi, invoque « la nature humaine » comme une réalité à
laquelle il est vain de vouloir s’opposer. C’est pourtant ce que font les
adversaires du théâtre, inspirés par un radicalisme religieux que Molière
condamne : en feignant de faire l’éloge de ces hommes doués d’« un
haut étage de vertu », d’« une si grande perfection » qu’ils peuvent
bannir tout divertissement, il les présente moins comme des saints que
comme des êtres que leur « pleine insensibilité » rend inhumains. Un
troisième argument (« quasi logique »), sous forme de concession vite
réfutée, accentue cette critique : le théâtre est condamnable « si l’on veut
blâmer toutes les choses », mais justement la démesure de cette attitude
(soulignée par les superlatifs et les adverbes – « directement »,
« entièrement ») la rend indéfendable. Le dernier argument
(empirique) s’appuie à nouveau sur la nature humaine : « les hommes
[ont] besoin de divertissement ».
► 4 et 7. Le vocabulaire employé présente de manière défavorable les
adversaires du théâtre : ces dévots nient la sensibilité inhérente à la
nature humaine, refusent de voir les hommes « s’attendrir » et
voudraient les vouer à des « exercices de piété » sans « intervalles ». La
modestie et la prudence affectées de Molière (il ne condamne pas, il
« doute », il n’affirme pas, « [il] ne sai(t) si… ») sont démenties par
l’emploi de ce vocabulaire qui caractérise les dévots par l’excès : ils
manquent d’une vertu essentielle pour les moralistes classiques, la
modération, les objectifs qu’ils assignent aux hommes sont inaccessibles
(ces dévots seraient donc des hypocrites, comme Tartuffe). L’ironie est
perceptible dans l’hésitation feinte entre le désir – réalisé par le théâtre –
de « rectifier et adoucir les passions » et celui – irréaliste – de « vouloir
les retrancher entièrement ».
► 8. Molière peut alors soutenir une conclusion qui va au-delà de
l’argumentation précédente en affirmant – sans présenter de nouvel
argument – que le théâtre, quand il prend en compte la morale, est le
« plus innocent » des divertissements. Tout en se plaçant habilement sur
le terrain de la morale chrétienne qui condamne les passions, il refuse
que la société soit régie par l’Église.
2. L’implication de l’auteur
Dans les genres voués à l’expression d’une pensée, les idées peuvent être
présentées comme des vérités universelles, impersonnelles : c’est le cas de
la maxime et, dans une moindre mesure, de l’apologue. L’essai, au
contraire, n’occulte pas la personne de l’écrivain (même quand il n’en fait
pas, comme Montaigne « la matière de [son] livre ») et celle-ci est encore
plus présente dans les genres d’inspiration autobiographique.
OBSERVATION ET ANALYSE
1. La Rochefoucauld, Maximes (1678)
72. – Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus
à la haine qu’à l’amitié.
158. – La flatterie est une fausse monnaie qui n’a de cours que par notre
vanité.
► La maxime 72 présente une idée paradoxale : le sens commun
définirait plutôt l’amour comme un sentiment proche de l’amitié, mais
plus intense, plus passionné, plus exclusif. C’est ce caractère, justement,
qui peut justifier son rapprochement avec la haine, visible dans les
« effets » d’un amour déçu ou trahi (voir par exemple le personnage
d’Hermione dans l’Andromaque de Racine).
► Dans la maxime 158, l’association des deux notions paraît au
contraire aller de soi : le compliment flatteur étant excessif, hypocrite
(ce que souligne la métaphore filée de la fausse monnaie), il ne peut être
accepté que par une personne aveuglée par sa vanité.
► Le paradoxe suscite la réflexion du lecteur, la métaphore filée son
adhésion plus immédiate.
2. Alain, Propos sur la nature (1er juillet 1933)
Réveille-toi, c’est le mot du peintre.
► La sentence, très lapidaire, joue sur le sens figuré (à la fois
métaphorique et hyperbolique) du verbe réveiller : un grand peintre
révèle au public – prisonnier de sa sensibilité, de ses habitudes, des
conventions de son époque – des aspects du monde qu’il n’avait pas
remarqués. « Ce sont les peintres qui nous forment à observer », dit
encore Alain. Mais ce jugement vaut-il pour la peinture non figurative ?
Depuis l’origine, l’essai fait entendre une voix, évoque des sentiments
voire des émotions propres à la personne de l’auteur, qui apparaît comme
le garant des réflexions qu’il énonce et veut faire admettre au lecteur. Il
ne se présente pas en effet comme un traité scientifique démontrant une
vérité absolue mais comme l’expression d’une pensée en mouvement,
susceptible d’évoluer. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage », dit
Montaigne, qui sait que « [son] âme […] est toujours en apprentissage et
en épreuve » – et le titre de l’œuvre insiste sur la modestie du projet. Il y
a donc une part de subjectivité dans l’essai, revendiquée chez Montaigne,
plus ou moins perceptible chez ses successeurs.
Cette voix personnelle est d’autant plus sensible que l’essai semble
voué à l’expression d’une pensée originale, souvent en contradiction avec
l’opinion commune, la doxa : il affectionne le paradoxe et même la
provocation, deux moyens d’affirmer la singularité d’un esprit libre et
critique. C’est par exemple le Paradoxe sur le comédien (1769) où
Diderot affirme, contrairement à l’idée reçue, que le grand comédien a
« de la pénétration et nulle sensibilité » car la sensibilité qu’il montre sur
scène est jouée, il imite la nature humaine de manière réfléchie. C’est
aussi Rousseau qui, après Montaigne (voir p. 185), soutient que les
« sauvages » sont plus heureux que « les hommes civilisés » qui veulent
leur imposer leurs mœurs (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les
hommes, 1755). C’est encore le cas de Zola qui, dans Le Roman
expérimental (1880), dénonce « la haine de la littérature » chez le
personnel politique républicain :
Il faut que cela soit dit nettement : la littérature est au sommet avec la
science ; ensuite vient la politique, tout en bas, dans le relatif des choses
humaines. […] Le milieu de vacarme, de secousses, de préoccupations
effrayantes et sottes, dans lequel la politique nous fait vivre depuis dix
ans, n’est-il pas un milieu intolérable où l’esprit fini par étouffer ?
Relisez notre histoire. À chaque convulsion, pendant la Ligue, pendant
la Fronde, pendant la Révolution française, la littérature est frappée à
mort, et elle ne peut ressusciter que longtemps plus tard, après une
période plus ou moins longue d’effarement et d’imbécillité.
OBSERVATION ET ANALYSE
Sartre, Présentation des Temps modernes (1945)
Nous ne voulons pas avoir honte d’écrire, et nous n’avons pas envie de
parler pour ne rien dire. […] L’écrivain est en situation dans son
époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je
tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit
la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce
n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas était-ce
l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de
Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de
ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa
responsabilité d’écrivain.
► Le pronom nous désigne Sartre et le comité de rédaction de la revue
Les Temps modernes, dont il présente ici les orientations. Celles-ci sont
conformes à sa philosophie existentialiste selon laquelle l’écrivain,
comme tout homme, est « en situation dans son époque » et doit
nécessairement en affronter les problèmes, faire des choix au cours
desquels il exerce sa liberté et engage sa responsabilité (il ne peut « tirer
son épingle du jeu »). D’où sa conclusion (formulée implicitement dans
cet extrait) qui demande à l’écrivain de s’engager dans le mouvement
révolutionnaire et qu’il appuie par trois exemples illustres ayant valeur
d’argument puisqu’ils réfutent une objection possible du lecteur.
► Sartre précise dans la suite de son texte qu’il n’entend pas réduire la
littérature à la propagande : « dans la “littérature engagée”,
l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature et […]
notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un
sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui
donner la littérature qui lui convient ».
L’autobiographie et l’argumentation
OBSERVATION ET ANALYSE
Dans son Journal, à la date du 19 janvier 1948, Gide revient sur la
question de l’engagement de l’écrivain que Sartre venait de revendiquer
et de théoriser.
[…] l’art opère dans l’éternel et s’avilit en cherchant à servir, fût-ce les
plus nobles causes. J’écrivais : « J’appelle journalisme tout ce qui
intéressera demain moins qu’aujourd’hui ». Aussi rien ne me paraît plus
absurde à la fois et plus justifié que ce reproche que l’on me fait
aujourd’hui de n’avoir su m’engager. […] lorsque besoin était de
témoigner, je n’avais nullement craint de m’engager ; et Sartre le
reconnaissait avec une bonne foi parfaite. Mais les Souvenirs de cour
d’assises, non plus que la campagne contre les Grandes Compagnies
concessionnaires du Congo, ou que le Retour de l’U.R.S.S. n’ont
presque aucun rapport avec la littérature.
► Bien que Gide ait été donné en exemple par Sartre pour avoir
« mesuré sa responsabilité d’écrivain » (voir p. 181), il rejette ici
l’engagement, jugé incompatible avec « la littérature » : le premier, lié à
l’actualité immédiate, veut intervenir dans le présent alors que la
seconde cherche à s’imposer dans la durée – un chef-d’œuvre traverse
les siècles. La littérature engagée est déconsidérée par la sentence qui la
désigne par le mot journalisme, appelé par l’adverbe aujourd’hui, pour
montrer que son intérêt et son sens s’épuisent dans le présent : elle ne se
voit reconnaître qu’une valeur de témoignage. En qualifiant ainsi
certaines de ses œuvres, Gide se porte garant de la pertinence de son
jugement, qui pourrait paraître polémique s’il était appliqué à d’autres
écrivains.
Vos gens de lettres ont beau crier qu’un homme seul est inutile à tout
le monde et ne remplit pas ses devoirs dans la société, j’estime, moi,
les paysans de Montmorency des membres plus utiles de la société
que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple pour aller
six fois la semaine bavarder dans une académie, et je suis plus content
de pouvoir dans l’occasion faire quelque plaisir à mes pauvres voisins
que d’aider à parvenir à ces foules de petits intrigants dont Paris est
plein, qui tous aspirent à l’honneur d’être des fripons en place, et que,
pour le bien public ainsi que pour le leur, on devrait tous renvoyer
labourer la terre dans leurs provinces. C’est quelque chose que de
donner l’exemple aux hommes de la vie qu’ils devraient tous mener.
C’est quelque chose, quand on n’a plus ni force ni santé pour
travailler de ses bras, d’oser de sa retraite faire entendre la voix de la
vérité. C’est quelque chose d’avertir les hommes de la folie des
opinions qui les rendent misérables. C’est quelque chose d’avoir pu
contribuer à empêcher ou différer au moins dans ma patrie
l’établissement pernicieux que, pour faire sa cour à Voltaire à nos
dépens, d’Alembert voulait qu’on fît parmi nous.
OBSERVATION ET ANALYSE
La première partie de la leçon est livrée dans cette courte scène
(Candide, chap. 30, 1759).
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le
meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss
porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire
pourquoi un aussi étrange animal que l’homme a été formé. – De quoi te
mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? – Mais, mon Révérend
Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. – Qu’importe,
dit le derviche, qu’il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoie
un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le
vaisseau sont à leur aise ou non ? – Que faut-il donc faire ? dit Pangloss.
– Te taire, dit le derviche. – Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un
peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes
possibles, de l’origine du mal, de la nature de l’âme et de l’harmonie
préétablie. » Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez.
► De même que le « beau livre de philosophie » qui devait faire voir
« le bout des choses » à Micromégas était « un livre tout blanc », « le
meilleur philosophe de la Turquie », censé pouvoir répondre aux
questions de Pangloss et Candide, reste muet. Se taire devient en effet
une vertu quand les discours, contradictoires, infinis portent sur des
sujets métaphysiques qui échappent au savoir des hommes et menacent
de les opposer. Cette opinion prend un caractère d’évidence dans les
questions rhétoriques du derviche, la dernière se présentant en outre
comme une allégorie : les réponses aux questions que se posent les
hommes appartiennent à Dieu, qui ne se soucie pas plus d’eux que le
sultan ne « s’embarrasse » des souris dans ses bateaux. L’image est
expressive, efficace, comme l’est celle de la porte fermée au nez des
éternels raisonneurs.
OBSERVATION ET ANALYSE
Pascal a conçu ses Pensées comme une apologie de la religion
chrétienne, destinée aux « esprits forts », libertins et sceptiques. Pour
ébranler leur confiance en la raison, il montre qu’elle est le jouet de
« puissances trompeuses », notamment de l’imagination.
Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux
personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté
imaginante ? Combien toutes les richesses de la terre insuffisantes sans
son consentement !
Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose
le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime et
qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à ces vaines
circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le
entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la
solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec
un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature
lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son
barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît,
quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de
notre sénateur.
► La question rhétorique, rythmée par l’anaphore et l’énumération, puis
la phrase exclamative donnent au premier paragraphe un ton oratoire qui
peut déjà faire impression sur le lecteur, moins toutefois que le second
paragraphe. Celui-ci se présente comme un bref apologue : il suffit que
le prédicateur ait quelque chose de « bizarre » pour que le personnage,
que sa fonction, son âge, sa dévotion devraient disposer à « l’ouïr avec
un respect exemplaire », oublie son zèle religieux et « la solidité de sa
raison ». Le lecteur ne peut qu’accepter la leçon transmise, d’autant que
cette petite scène comique peut évoquer chez lui des expériences
voisines. Il pourra néanmoins remarquer que ce texte, qui entend mettre
en garde le lecteur contre le pouvoir de l’imagination, sollicite la
sienne…
Exercice 31. Dans l’essai « Des Cannibales » (I, 31), Montaigne
s’exerce à « juger par la voie de la raison, non par la voix commune »,
les « opinions vulgaires » concernant les Indiens du Brésil. Ceux-ci
lui étaient connus par des récits de voyages mais il en avait aussi
rencontré quelques-uns amenés à la cour de Charles IX. Analyser
la valeur argumentative de ce passage. (Corrigé p. 225.)
Je parlai à l’un d’eux fort longtemps […]. Sur ce que je lui demandai
quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car
c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi), il me dit que
c’était marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était
suivi, il me montra un espace de lieu, pour signifier que c’était autant
qu’il en pourrait [tenir] en un tel espace, ce pouvait être quatre ou
cinq mille hommes ; si hors la guerre toute son autorité était expirée, il
dit qu’il lui en restait cela, que quand il visitait les villages qui
dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de
leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.
Tout cela ne va pas trop mal ; mais quoi ? ils ne portent point de haut-
de-chausses.
4. Écriture et argumentation
OBSERVATION ET ANALYSE
Péguy explique ainsi que le socialisme qu’il revendique ne doit être lié à
aucun « système de science, ou d’art, ou de philosophie » (« De la
raison », 5 décembre 1901) :
Nous voulons libérer l’humanité des servitudes économiques. Libérée,
libre, l’humanité vivra librement. Libre de nous et de ceux qui l’auront
libérée. Ce serait commettre la prévarication maxima, le détournement le
plus grave que d’utiliser la libération pour asservir les libérés sous la
mentalité des libérateurs. Ce serait tendre à l’humanité comme un guet-
apens universel que de lui présenter la libération pour l’attirer dans une
philosophie, quand même cette philosophie serait étiquetée philosophie
de la raison.
► Mieux que les contemporains de Péguy, le lecteur d’aujourd’hui peut
mesurer la pertinence de sa réflexion, si cruellement illustrée par
l’histoire du XXe siècle. Il peut être séduit aussi par l’affirmation de
valeurs portées ici à leur plus haut degré d’élévation : le
désintéressement total des « libérateurs », condition de la liberté absolue
que doit représenter le socialisme. Cette sacralisation de la liberté est
sensible par la répétition, le martèlement des mots libérée, libre,
librement, libération, libérateurs (dix occurrences, au total, qui
constituent un polyptote) ; le passage est ainsi saturé par l’idée de liberté,
surtout si l’on prend en compte les antonymes (servitudes, asservir, guet-
apens), dans lesquels cette idée est encore présente dans sa négation
même, et la référence constante non à un peuple ou une nation mais à
« l’humanité » (trois occurrences), qui évoque une liberté sans
frontières. L’emploi de la première personne montre que ce discours est
assumé par l’auteur et vaut comme un engagement solennel.
Bien entendu, un certain optimisme n’est pas mon fait. J’ai grandi,
avec tous les hommes de mon âge, aux tambours de la première
guerre et notre histoire, depuis, n’a pas cessé d’être meurtre, injustice
ou violence. Mais le vrai pessimisme, qui se rencontre, consiste à
renchérir sur tant de cruauté et d’infamie. Je n’ai jamais cessé, pour
ma part, de lutter contre ce déshonneur et je ne hais que les cruels. Au
plus noir de notre nihilisme, j’ai cherché seulement des raisons de
dépasser ce nihilisme. Et non point d’ailleurs par vertu, ni par une rare
élévation de l’âme, mais par fidélité instinctive à une lumière où je
suis né et où, depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la
vie jusque dans la souffrance.
OBSERVATION ET ANALYSE
Voici le début d’un chapitre fameux dans lequel Montesquieu condamne
« l’esclavage des nègres » (De l’esprit des lois, XV, 5, 1748) :
Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres
esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû
mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant
de terres.
Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le
produit par des esclaves.
► L’ironie constitue une forme de double discours qui doit être décodé
(voir p. 35) sous peine de commettre un contresens en attribuant au
locuteur les idées que celui-ci ne feint d’adopter que pour mieux les
combattre. Même si le lecteur ignore les prises de position explicites de
Montesquieu dans les chapitres précédents (« [L’esclavage] n’est pas
bon par sa nature : il n’est utile ni au maître, ni à l’esclave »), il trouve
ici des indices de l’ironie dans la tournure hypothétique du premier
paragraphe (le locuteur va soutenir une thèse qui n’est pas la sienne)
puis dans le caractère irrecevable des arguments présentés.
– Le premier justifie l’esclavage des Africains en invoquant un crime
encore plus grand, l’extermination des Indiens d’Amérique. Il accroît
donc la culpabilité des Européens, accusés en outre, implicitement, de
s’être emparés de « tant de terres » qui ne leur appartenaient pas.
– Le deuxième évoque un fait indéniable mais qui n’en est pas moins
moralement condamnable puisqu’il établit un équilibre entre le prix du
sucre pour les Européens et l’esclavage des Noirs.
► Pour juger ces arguments irrecevables et s’indigner contre l’esclavage
et les esclavagistes (ce qui est bien l’effet recherché par le texte), le
lecteur doit faire preuve de discernement mais aussi et surtout partager
les valeurs morales de l’auteur : respecter la liberté et la dignité de
chaque être humain, condamner les crimes (l’extermination, la
spoliation, l’esclavage), considérer que la fin ne justifie pas les moyens.
Le risque existe donc qu’une écriture aussi subtile soit mal comprise ou
détournée.
III. APPLICATION
DIDEROT, SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
(1772)
3. L’implication de l’auteur
Attache-toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton
semblable ; à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le
bien général. Tu es en délire, si tu crois qu’il y ait rien, soit en haut, soit
en bas, dans l’univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la
nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien
général au bien particulier. (III, 60.)
Conclusion
1. Paul Bénichou (Le Sacre de l’écrivain. 1750-1830, Corti, 1973) distingue trois catégories
d’essais : ceux des romantiques visionnaires (B. Constant, Mme de Staël, Senancour), ceux des
artistes qui se proclament autonomes (Barbey d’Aurevilly, Baudelaire) et ceux des savants
positivistes de la IIIe République (Renan, Taine).
2. Voir Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, Payot, 1982. Agonique vient du grec agôn,
combat ; polémique vient de polemikos, relatif à la guerre ; le deuxième terme est souvent pris dans le
sens défavorable de discussion agressive et stérile, contrairement au premier, d’apparition récente.
3. Pierre Glaudes, Jean-François Louette, L’Essai, Hachette, 1999, p. 98 (nouvelle édition Armand
Colin, coll. « Lettres Sup », 2011). Montaigne a écrit : « Je ne vois le tout de rien » (Essais, I, 50).
4. Christian Plantin, L’Argumentation, Seuil, 1996, p. 26.
5. D’après Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, Nathan, 2000, p. 143 à 224.
6. Ce compte rendu est disponible dans l’édition du Supplément procurée par Paul-Édouard
Levayer (Le Livre de Poche, coll. « Libretti », 1995). Nos références renvoient à cette édition, bien
présentée et bien documentée.
7. Dans le même temps où Diderot conduit une réflexion audacieuse sur l’amour et la fidélité, il
prend soin de conclure un beau mariage pour sa fille Angélique en lui faisant épouser le maître de
forges Caroillon de Vandeul le 9 septembre 1772.
CHAPITRE 7
Méthodologie
Le travail de l’étudiant
Une exigence de transparence
L’exposé oral
Très fréquent, l’exposé est régi par une méthode qui varie selon que les
enseignants donnent une consigne très ouverte ou au contraire très précise.
On peut cependant identifier des requêtes récurrentes et des étapes
méthodologiques indispensables.
– La clarification de la consigne est la première étape : il faut
comprendre le sens du sujet proposé ainsi que l’état d’esprit dans
lequel on demande de le traiter. Dans certains cas, il n’est pas
inutile de demander des précisions à l’enseignant sur ce qu’il
attend.
– La relation avec le cours doit être ensuite établie. Il est
indispensable de revenir sur ses notes de cours, de détecter le
lien potentiel entre les concepts généraux du cours et l’exposé
afin de ne pas donner l’impression que l’exposé s’est fait en
dehors de toute référence au cours au sein duquel il est censé
présenter une forme d’exemple précis et approfondi. Si
l’enseignant a pris le temps, pendant quatre heures, de théoriser
le romantisme et qu’au cours de ce processus il a mis en valeur
un certain nombre de concepts, l’exposé doit s’appuyer sur ces
repères initiaux.
– L’étude du sujet peut alors commencer, notamment par la
délimitation des « territoires » du sujet : domaine scientifique,
domaine connexe, éléments implicites, perspectives, tensions
éventuelles dans l’énoncé. Concrètement, avant d’élaborer un
plan, la confection d’une carte conceptuelle (ou mentale, en
anglais mind map) peut apporter des surprises utiles : éléments
inattendus issus d’une association d’idées, mise en relation
d’éléments théoriques, découverte de domaines connexes au
départ inaperçus. Cette carte préalable doit être ensuite enrichie
par une activité d’étude et de recherche dans le temps
disponible : articles, essais, conférences seront une aide
précieuse et donneront à l’exposé les assises et le sérieux
attendus.
– Le plan de l’exposé peut être ensuite élaboré. Comme pour tous
les exercices universitaires, il n’est pas question de se lancer
dans une improvisation vague illustrée par quelques exemples.
On attend une introduction, éventuellement précédée d’un
préambule (articulant par exemple cet exposé à un exercice
précédent), deux ou trois parties (en fonction de la durée de
l’oral, qui peut varier de 15 à 60 minutes) structurées elles-
mêmes en deux ou trois sous-parties et une conclusion.
– L’introduction suit un schéma universel qu’il faut appliquer non
pour la beauté de la structure mais parce qu’elle permet de
préparer l’esprit des auditeurs aux points forts et aux enjeux du
propos. On recommande donc une première phrase d’accroche
(ou d’approche), selon le principe antique de la captatio
benevolentiae, qui peut présenter simplement le sujet mais aussi
revêtir des formes plus originales. Le sujet, même s’il s’agit d’un
simple mot, d’une expression ou d’un thème très simple, doit
être cité, mis en valeur sur les plans sémantique (sens littéral),
culturel (inscription dans l’histoire littéraire, par exemple) et
disciplinaire (lien avec le cours). On dégage alors les éléments
connus mais également ceux qui le sont moins, les domaines
implicites ou les problèmes qui se posent. C’est à partir de ces
deux états de l’analyse du sujet que se construit la
problématique, qui prend en compte évidence, inconnu et
tensions pour formuler un propos attractif sur le sujet.
► À éviter absolument : la perspective plate et descriptive, déjà
difficilement supportable au lycée, qui se réduit à un propos
paraphrastique résumant, plus ou moins adroitement, des
documents qu’on a pu consulter. Le résultat, souvent formulé sur
le mode du « il y a », ne dégage rien de saillant, accumule les
informations et ne propose aucune pensée articulée. Ce mode
d’expression rencontre rarement l’indulgence des enseignants.
Une fois la problématique formulée, on prend le temps d’annoncer
lentement le plan afin de favoriser la prise de notes de
l’auditoire.
– Les parties de l’exposé, classées par ordre de complexité,
doivent être articulées entre elles et éviter, autant que possible,
l’effet catalogue d’une suite thématique. Il s’agit toujours et
d’abord (sauf demande contraire de l’enseignant) d’une
argumentation et non d’un exposé plat de l’existant. On soignera
également le choix des exemples, et on se concentrera sur une ou
deux lectures de détail par sous-partie, en fonction du temps
disponible, en n’oubliant jamais de commenter la citation de
manière à bien mettre en valeur le lien entre l’idée générale et
l’exemple sélectionné.
– La conclusion, enfin, doit résumer en quelques phrases les
conclusions intermédiaires auxquelles l’on est parvenu et ouvrir
sur une question, un problème lié au sujet initial mais ouvrant
sur des perspectives nouvelles.
– En pratique, on aura la prudence de se munir d’un plan rédigé,
détaillé et précis, de citations immédiatement utilisables, d’une
introduction, de transitions et d’une conclusion soigneusement
rédigées : il n’est pas question de commencer par des hésitations
et de conclure par une phrase indécise. Par ailleurs, un oral se
présente de préférence debout devant l’auditoire pour des raisons
de diffusion de la voix. Celle-ci, quelle que soit la terreur que
peut inspirer un tel exercice à ceux qui l’ont fui pendant toute
leur scolarité, doit être claire, forte et lancée : on évalue aussi à
ce stade les aptitudes de l’étudiant à se faire entendre et à
« exister » devant un public. Enfin, il est tout à fait possible de
s’appuyer, si le matériel est disponible dans la salle où l’on
intervient et si l’enseignant ne s’y oppose pas, sur des supports
audio-visuels ou des diaporamas. Ils ont l’avantage de fournir un
support de lecture qui guide le public et marque sa mémoire
visuelle et conceptuelle. Ils favorisent aussi une parole véritable,
à distance de la lecture de la feuille imprimée, qui fait en général
une très mauvaise impression. En outre, la distribution d’un plan
d’exposé imprimé et d’une bibliographie des sources sera
grandement appréciée. Le respect du temps imparti constitue
enfin un absolu : le dépasser trahit une mauvaise préparation de
l’exercice et un manque de considération pour les étudiants qui
vont s’exprimer ensuite.
Le commentaire composé
Déjà abordé au lycée, le commentaire composé est l’une des épreuves les
plus redoutées des concours spécifiquement littéraires. Son principe repose
sur une lecture à la fois scrupuleusement attentive aux phénomènes
d’écriture, aux effets de surface comme aux fonctionnements sous-jacents
d’un texte littéraire et capable de proposer un commentaire problématisé de
ce foisonnement. Il exige une culture générale solide, une intelligence du
texte affinée par l’entraînement et la fréquentation des grandes œuvres. Il
demande également une clarté de formulation, l’ensemble étant mis au
service d’une découverte de l’alchimie d’une création observée dans ses
procédures, ses structures, son imaginaire, sa musicalité, son travail
stylistique, ses suggestions les plus diverses. De plus en plus rarement
abordé de manière globale et frontale dans une épreuve de quatre heures,
cet exercice figure cependant au menu des évaluations universitaires, sous
diverses formes : dans des cours de littérature spécialisée ou de littérature
générale et comparée, avec une durée réduite à deux heures ou au contraire
étendue dans un partiel.
Les étapes qu’il convient de suivre en temps libre pour tendre vers une
forme d’efficacité relèvent de démarches méthodiques et progressives qui
s’emboîtent comme des cercles concentriques.
– Le premier moment doit établir le contexte d’écriture : l’extrait
est à situer dans l’œuvre, la biographie, l’histoire, l’histoire
littéraire, le contexte artistique. Cette recherche fournira certains
éléments de l’introduction et pourra donner également quelques
éclaircissements à des passages énigmatiques ou obscurs du
texte.
– L’étude du texte proprement dite, autre phase préalable, peut
s’avérer d’une grande intensité : on s’assure de la compréhension
du sens littéral, du message explicite, avant de progresser à
l’intérieur de la forêt de significations que recèle un texte
relevant de la littérature. Une lecture ligne à ligne est donc un
préalable nécessaire : elle suscite un grand nombre de remarques,
d’abord éparses puis susceptibles d’être réunies par ensembles.
On interroge, on « stimule » le texte en fonction de ces
observations, de son appartenance générique, mais aussi à partir
de l’identification qu’on a pu faire des registres qu’il emprunte.
Tel extrait de roman peut s’habiller d’accents tragiques ou
épiques, telle scène d’une pièce de Corneille peut relever du
travestissement burlesque : ce point de départ ouvre souvent des
perspectives intéressantes parce qu’il reste fidèle à l’attachement
originel d’un texte à un certain nombre de règles du genre. À ce
stade, de nombreuses notes peuvent être prises au brouillon avant
la découverte d’une problématique générale féconde.
– L’opération de synthèse qui suit l’analyse consiste à repérer
notamment ce qui apporte quelque chose de nouveau par rapport
à une lecture platement littérale et à regrouper les éléments qui
vont dans le même sens démonstratif. Les deux ou trois parties
du commentaire trouvent dans cette étape leur principe de
composition. Avant de passer à la rédaction proprement dite, on
prend soin de bâtir un plan détaillé progressif (en général, de la
proposition la plus simple à la plus complexe). Chaque partie
doit être assez riche pour être, elle-même, organisée en deux ou
trois sous-parties. Dans ces sous-parties, on ordonne les citations
clés de l’extrait proposé et les analyses qui constituent
l’argumentation. C’est la condition d’une belle qualité de la
rédaction.
– L’introduction s’ouvre par une amorce en relation avec le genre,
le registre, la thématique ou le cas échéant par un élément
historique ou biographique. Elle se poursuit avec la situation du
texte dans le contexte immédiat de l’œuvre. Les enjeux et
problèmes de l’extrait proposé sont ensuite clairement présentés
avant qu’une problématique d’ensemble soit formulée (par
exemple, à propos d’un extrait de La Recherche de l’absolu de
Balzac : « Fortement ancré dans le genre réaliste, ce texte est en
fait tout entier orienté vers l’espace symbolique du
fantastique »). Le plan suit naturellement : 1. Le sens du réel et
de la matière. 2. L’inquiétante étrangeté du quotidien d’un
chercheur. 3. La portée philosophique d’une quête philosophale.
– La rédaction du développement peut alors commencer. Bien
préparée par un plan précis (en temps libre comme en temps
limité), elle peut réserver de vrais plaisirs d’écriture. On veille à
introduire correctement les citations, qui sont le cœur de
l’analyse, et à proposer un commentaire précis de leur sens, de
leur effet, de leur insertion dans telle tradition rhétorique, de leur
contenu explicite et allusif, de leur force poétique ou musicale ;
elles prennent ainsi un relief nouveau. Il ne s’agit donc pas
seulement d’un relevé d’isotopies mais d’une dissection
minutieuse des effets ressentis à la lecture. Cela peut se révéler
complexe quand les effets d’une expression se superposent :
1. sens littéral très puissant ; 2. sens figuré suggérant une autre
dimension de l’expression ; 3. portée de l’expression sur
l’ensemble du texte ; 4. lien avec d’autres expressions de sens
voisin ; 5. allusion à une théorie poétique. La finesse de l’analyse
et la fluidité d’une écriture maîtrisée sont attendues dans un
commentaire composé et dans tout exercice universitaire du
même genre.
– La conclusion, ici comme dans l’exposé, résume, met en valeur
l’essentiel en renouvelant les formulations initiales et ouvre sur
un sujet connexe. Au total, un commentaire composé se présente
comme une structure solidement articulée qui révèle une écriture
riche, une pensée ordonnée et rigoureuse, une sensibilité, une
culture.
Conclusion
La dissertation littéraire
« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous
chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est
souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens
qu’on fait sont beaux » (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Folio,
coll. « Essais », p. 298.)
Commentez et discutez ce point de vue en illustrant vos propos
d’exemples précis.
Introduction. ◊ Amorce sur la réception parfois déconcertante des
œuvres pour leurs auteurs puis citation intégrale du sujet.
◊ Contextualisation de la citation, extraite de la conclusion de l’ouvrage
consacré à la question du moi créateur (distinct du moi biographique).
◊ Identification et explication des enjeux. La réflexion est placée
simultanément sur le plan de l’esthétique et sur celui de l’interprétation
dont le lecteur est le seul créateur ; cela présuppose d’une part l’existence
d’un « sens » et d’une « vérité » de l’œuvre et d’autre part une démarche
de traduction de cette « langue étrangère » impliquant le risque d’une
trahison de la vérité implicite. ◊ Problématique. Comment dépasser
l’obstacle d’un contresens possible sur le livre, sinon en investissant le
lecteur d’un pouvoir créateur, reflet et écho esthétique du moi profond de
l’œuvre, seule instance faisant autorité ?
I. La lecture comme traduction et trahison (validation des affirmations
centrales du sujet proposé)
1. Un « beau livre » est comme une langue étrangère, il dépasse
l’usage commun du langage, demande une initiation, une
acceptation. C’est vrai pour les romans de Diderot, Zola, Aragon
(pour qui le roman même est un langage), Céline ; c’est encore
plus vrai en poésie (Rimbaud, Les Illuminations) où le langage
créé peut faire écran à la compréhension immédiate et littérale.
2. Les hypothèses interprétatives du lecteur, du fait de l’étrangeté
de la langue, sont à la fois inévitables et subjectives : l’erreur
peut s’y glisser. Quelle est la marge d’interprétation du lecteur
face à cette création d’une « espèce de langue étrangère » ?
3. La liberté interprétative du lecteur est cependant limitée par la
cohérence esthétique de l’œuvre. Les œuvres surréalistes, qui
prônent une grande liberté de réception, encadrent
paradoxalement la production des images et des représentations
en fixant des rapports inédits et en donnant cet inédit comme
règle associative.
Transition. Le problème de l’étrangeté et du contresens doit être posé
à partir de la dynamique de l’auteur et de l’œuvre.
II. La lecture comme réception contrôlée (nuances apportées à une
affirmation dont on souligne les tensions et les paradoxes)
1. L’auteur rêve de maîtriser le sens de son œuvre en y incluant
des commentaires (exemples de Diderot et Hugo). Aragon dans
ses postfaces précise le sens de ses romans ou de ses poèmes des
années 1930 à 1950, tous marqués par les « circonstances ». Le
« beau livre » serait donc pris dans une exigence d’exactitude
vouée à être constamment relancée.
2. La genèse de l’œuvre confirme cette volonté : l’étude des
brouillons, manuscrits et variantes révèle souvent un travail de
précision sémantique pour fixer justement le sens et l’intention
du texte (chez Balzac par exemple).
3. La réception apparaît comme une comme œuvre possible mais
aléatoire, même dans une œuvre qui se veut complètement
maîtrisée. D’ailleurs, de nombreux auteurs, comme Valéry,
considèrent que l’œuvre, une fois publiée, vit de sa vie propre et
fait l’objet de lectures différentes selon les époques et la nature
des lecteurs ; ils donnent raison aux théories de la réception qui
montrent l’importance de l’« horizon d’attente » du lecteur.
Transition. Il faut donc penser la réception de l’œuvre comme un
prolongement et non comme une trahison.
III. Poétiques de la lecture (dépassement de la tension présente entre I
et II et proposition d’une forme de résolution)
1. La réception d’une œuvre est elle-même une sorte d’œuvre,
selon des théoriciens de la lecture comme Michel Charles, un
prolongement de l’œuvre qui impliquerait, en complément de la
génétique des œuvres, une génétique de la réception.
2. Tout texte est défini par le « bruissement de la langue »
(R. Barthes) ; il bruit de tous les textes précédents mais aussi de
toutes les lectures potentielles qui lui succèderont. Les auteurs-
lecteurs sont ainsi eux-mêmes pris dans un processus de
réception et de lecture qui fonde leur création. La « langue
étrangère » évoquée par Proust pour décrire la puissance créative
des « beaux livres » serait donc un peu plus qu’un sens fixé par
le moi profond de l’auteur placé au cœur de son œuvre et
maîtrisant les rapports entre le langage et le monde.
3. L’œuvre vit dans le temps et dans l’espace imaginaire des
lectures. L’affirmation paradoxale mais rassurante de Proust
rétablit à terme le pouvoir de l’œuvre puisque les contresens du
lecteur font encore partie de la poétique générale et de la vérité
de cette œuvre. Ceci justifie une critique contradictoire des
œuvres dont l’importance est à proportion du génie et qui
qualifie justement ce que Proust nomme les « beaux livres ».
Conclusion. C’est dans le dépassement du caractère anxiogène du
contresens que la lecture devient chez Proust la perception
évolutive dans le temps et l’espace d’une vitalité et d’une vérité
centrales cachées dans l’œuvre, impliquant un recours à la
critique, à l’étude et à la recherche
Complément bibliographique
1. On pourra utiliser l’ouvrage suivant, qui permet un travail autonome : VASSEVIÈRE Jacques, Bien
écrire pour réussir ses études. Orthographe, lexique, syntaxe. 150 règles et rappels. 150 exercices
corrigés, 2e édition, Armand Colin, 2013.
Annexes
CORRIGÉS DES EXERCICES