Vous êtes sur la page 1sur 23

Licence 2

Cours magistral

INITIATION À LA SÉMIOTIQUE POÉTIQUE

Chargé du cours :

M. Yagué VAHI
Professeur titulaire
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

1- COURTES, Joseph, Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris,


Hachette, 1976.

2- COURTES, Joseph, Analyse sémiotique du discours de l’énoncé à l’énonciation,


Paris, Hachette, 1991.

3- DE SAUSSURE, Ferdinand, Cours de Linguistique générale, Paris, Gallimard, 1968.

4- ECO, Umberto, La production du signe, Paris, Librairie générale française, 1992.

5- FONTANILLE, Jacques, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 2003.

6- FONTANILLE, Jacques, Sémiotique et Littérature, Essais de méthode, Paris, PUF,


1999.

7- GREIMAS, Algirdas Julien (dir), Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse,


1992.

8- GREIMAS, Algirdas Julien, Sémantique structurale recherche de méthode, Paris,


Larousse, 1966.

9- GROUPE µ, Rhétorique de la poésie. Lecture linéaire lecture tabulaire, Paris, Seuil,


1990.

10- GROUPE, d’Entrevernes, Analyse sémiotique des textes. Introduction – théorie –


pratique, Lyon, PUL, 1976.

11- HEBERT, Louis, Dispositif pour l’analyse des textes et des images, introduction à la
sémiotique appliquée, Limoges, PULIM, 2009.

12- HENAULT, Anne, Histoire de la sémiotique, Paris, PUF « Que sais-je », 1992.

13- KLINKENBERG, Jean Marie, Précis de sémiotique générale, Paris, De Boeck, 1996.

14- PEIRCE, Charles Sanders, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978.

15- RASTIER François, Sémantique interprétative, Paris, PUL, 1987.

16- RIFFATERRE, Michaël, Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil, 1978.

17- STAROBINSKI, Jean, Les mots sous les mots, les anagrammes de Ferdinand de
Saussure, Paris, Gallimard, 1971.

18- VAHI, Yagué (dir.), Le signe poétique en dispersion, Saint-Denis, Publibook, 2016.

2
PRINCIPES GÉNÉRAUX

Sémiologie / Sémiotique

Le linguiste Genevois Ferdinand de Saussure a été la première personne à employer


le terme "Sémiologie" dans son Cours de linguistique générale paru chez Gallimard à Paris en
1968. Selon Saussure « La sémiologie est une science générale de tous les systèmes de signes
(ou symboles) grâce auxquels les hommes communiquent entre eux » ; en d’autres termes, la
sémiologie est une discipline qui étudie la vie des signes dans la société. L’objectif principal
de cette discipline est d’établir les grandes règles qui président à la communication humaine
dans la société. Saussure insiste surtout sur l’aspect humain des signes et leur rôle dans la
communication, inscrivant ainsi la discipline dans le champ des sciences sociales.
Prenons par exemple, une sonnerie mise en place expressément pour communiquer.
En faisant retentir la sonnerie dans un établissement scolaire, tous les élèves comprennent
qu’il est l’heure d’entrer en classe ou d’en sortir. La sonnerie, bien qu’étant un objet, permet
de signifier quelque chose que l’on veut faire partager à quelqu’un d’autre. La sonnerie
communique une information qui a un sens : indiquer le temps, l’heure.
Cependant, pour le philosophe américain Charles Sanders Peirce, tous les objets
n’ont pas été créés pour communiquer et pourtant lesdits objets peuvent revêtir un sens. Fort
de ce constat, il propose une autre science qui étudie les objets comme le vêtement, la chaise,
la maison, l’arbre, la prose, la musique, la poésie, etc. ; cette science, il l’appelle
"Sémiotique". Pour Peirce, « la logique dans son sens général […] n’est qu’un autre nom de
la sémiotique […] doctrine quasi nécessaire ou formelle des signes (Écrit sur le signe, Paris,
Seuil, 1978, p.48).
La sémiotique serait alors proche de la logique, de la science du raisonnement ; une
science qui étudie un enchaînement de lexèmes et donne une impression de cohérence sur la
chaîne discursive. La sémiotique s’occupe donc de l’aspect cognitif et logique du signe. Elle
est une actualisation de la sémiologie qui est une discipline générale. La sémiotique – procès
de la signification – constitue le terme le plus particulier. Ainsi donc, nous pouvons parler de
la sémiotique de l’habitat, de sémiotique de la musique, de sémiotique des médias, de
sémiotique de la culture, de sémiotique narrative,… et en ce qui nous concerne de sémiotique
poétique.

La sémiotique poétique : la communication littéraire et le


mode de génération de la signifiance en poésie

Les activités de la sémiotique poétique ont véritablement commencé en 1972 avec la


parution des Essais de sémiotique poétique. Algirdas Julien Greimas et ses pairs qui en sont
les auteurs se fondaient sur les avancées des enquêtes narratives pour proposer l’étude des
textes poétiques sur les deux actes du récit et de la "taxie", en l’occurrence, les deux plans du
langage élaborés par Hjelmslev que sont les plans de l’expression et du contenu. La théorie du

3
discours poétique qui découle desdits plans considère le stimulus et le signifiant – porte
d’entrée du signe – comme le plan de l’expression alors que le signifié et le référent – point
d’aboutissement du signe – constituent le plan du contenu.
La parution de l’ouvrage Semiotics of poetry en 1978, suivi de sa traduction en
français Sémiotique de la poésie en 1983 révolutionne l’approche analytique des textes
poétiques. Son auteur – Michaël Riffaterre – s’appuie d’abord sur les travaux de Jakobson. En
effet, ce dernier a conçu un schéma de la communication qui met en relief la présence de deux
instances théoriques – l’émetteur et le récepteur – qui nouent une interaction entre eux à
travers un référent – ce dont on communique le sens – et d’un code – les règles permettant
d’attribuer une signification aux éléments du message –.
Les résultats de la recherche brièvement sus-indiqués conduisent Riffaterre à établir
une théorie de la communication littéraire. Pour ce chercheur Franco-américain, la littérature
offre une communication unique en son genre. Elle fait table rase de l’émetteur ou de
l’encodeur et ne privilégie que la présence d’un récepteur ou d’un décodeur, en l’occurrence,
le lecteur. Celui-ci entretient une relation avec le livre dont il se voit contraint de déduire les
réalités extérieures. L’émetteur ou l’encodeur ainsi que le référent sont absents.
Dans cette perspective, le texte demeure le seul élément qui focalise l’attention du
lecteur. Le travail du lecteur consiste donc à interpréter ledit texte en tenant compte de deux
éléments que l’on peut assimiler à une nature. Il s’agit de la prose – forme ordinaire du
discours écrit ou parlé non assujettie aux règles du rythme et de la musicalité propres à la
poésie – qui signifie selon l’axe vertical ou l’axe paradigmatique ou encore l’axe de la
sélection. Là, le sens apparaît sans heurt parce que le lecteur ou l’analyste a recours au
caractère référentiel de la langue, à la réalité ; en un mot à la mimésis.
La poésie, quant à elle, ne réfère pas au réel. Elle s’élabore sur l’axe horizontal ou
axe syntagmatique ou encore axe de combinaison. Elle organise un système cohérent de
signification ou signifiance loin du texte au niveau mimétique auquel Riffaterre réserve le
terme de sens. Il résume sa démarche théorique en disant : « Du point de vue du sens, le texte
est une succession linéaire d’unités d’information ; du point de vue de la signifiance, le texte
est un tout sémantique unifié » (M. Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil, 1983, p.
13). Le sens s’assimile à la référentialité, à la linéarité, à la mimésis tandis que la signifiance
est un "tout sémantique unifié".

Plan du Cours Magistral

Le présent Cours Magistral, au regard de ce qui précède, propose d’élucider quelques


concepts introduits en sémiotique de la poésie, d’indiquer leur fonctionnement dans l’analyse
des textes poétiques. Ce faisant, les chapitres 1 et 2 se consacrent aux notions
d’agrammaticalité ou d’obliquités sémantiques et d’hypogramme développés par Michaël
Riffaterre. Le chapitre 3 s’intéresse à l’isotopie et à l’allotopie, tandis que le chapitre 4 porte
sur l’analyse figurative, thématique et axiologique.

4
CHAPITRE I : L’AGRAMMATICALITÉ OU L’OBLIQUITÉ SÉMANTIQUE
Il existe une relation constante entre le texte et le lecteur. La lecture n’est pas, par
conséquent, une opération banale à sens unique parce que le texte agit sur le lecteur et vice-
versa. L’organisation du texte permet, donc, de révéler au lecteur ses mécanismes et sa
signifiance par le concept d’unité de style. Celle-ci (organisation) fonctionne comme une
dyade, c’est-à-dire des pôles opposés que Riffaterre qualifie de contraste.
Le premier pôle qui engendre la probabilité, c’est la grammaire1 du texte ; laquelle
grammaire renferme tous les énoncés que le lecteur attend et qui lui semblent normaux. Cette
expérience dite mimétique est la toute première qui ne surprend pas le lecteur puisqu’elle
respecte la règle ou la norme établie par la langue. Elle opère, ce faisant, au niveau de la
signification. Le système sémantique qui en découle s’applique sans difficulté au système
descriptif que le texte en prose propose au lecteur ; texte aisément compréhensif, cohérent et
dépourvu de toute contradiction.
Le deuxième pôle frustre le premier indiqué plus haut. Il a pour rôle de déformer, de
menacer la représentation littéraire de la réalité, de la mimésis ; c’est l’agrammaticalité.
Devant cette nouvelle situation, le lecteur est sidéré par l’apparition des éléments incongrus et
la persistance d’un lexique déviant qui agressent la grammaire du texte et la modifie. L’on a
l’impression que le texte ne reflète plus le réel à cause des nombreuses anomalies d’ordre
logique, syntaxique et sémantique qui s’y enchevêtrent lui donnant même un caractère ambigu
qui s’écarte de la vraisemblance que Riffaterre résume en ces termes « les agrammaticalités
se découvrent comme autant d’écueils à surmonter » (Riffaterre, Op.cit, p.17) ; autrement dit,
les "écueils" sont des difficultés liées à la déformation de la mimésis qui provoque une perte
temporaire du sens.
L’agrammaticalité s’assimile à une obliquité sémantique. En effet, le substantif
"obliquité" vient de l’adjectif "oblique", terme emprunté à la géométrie pour désigner une
droite, un plan qui n’est ni vertical ni horizontal ; en un mot, qui n’est pas droit ou
perpendiculaire. Riffaterre en joignant le substantif "obliquité" à la sémantique du poème veut
insister sur le mode de fonctionnement de la signification du texte poétique par rapport au
langage prosaïque. En effet, dans un poème, la signification n’est pas construite selon les
normes de la langue ordinaire. Les mots qui s’imbriquent dans un poème et qui participent à
la mise en place de la signification sont disséminés sur la chaîne discursive. Il revient au
lecteur ou à l’analyste de les répertorier pour établir entre eux une relation qui s’opère sur
l’axe horizontal ou l’axe de la combinaison afin que ladite signification apparaisse ; en
d’autres termes, le lecteur ou l’analyste regroupe les mots, les agence ou les combine pour
donner un système cohérent susceptible de conduire à la signifiance. Il s’agit surtout pour le
lecteur ou l’analyste d’avoir en idée que le langage poétique est très souvent perçu de biais,

1
Cette grammaire ne s’identifie pas à la théorie générative transformationnelle qui se limite à la composante
syntaxique et renvoie à un ensemble fini de règles universelles. Ainsi conçue l’agrammaticalité signale une faute
de grammaire. Dans le système de Riffaterre, le texte poétique est générateur de sa propre grammaire – au sens
large –. Par conséquent, l’on ne doit pas prendre en considération le phénomène d’écart qui se manifeste par
rapport à des règles externes préexistantes. L’agrammaticalité est un terme qui désigne tout fait textuel qui donne
au lecteur le sentiment qu’une règle est violée même si la préexistence de cette règle demeure indémontrable,
même si l’on n’imagine de règle que pour rationnaliser a postériori un blocage de la communication courante.

5
dévié, vertical, penché, infléchi ; en somme, il n’est pas droit, vertical lorsqu’on se réfère à la
norme de la langue que l’encodeur et le décodeur ont l’habitude d’utiliser au quotidien dans la
communication courante ; d’où le caractère "oblique" qui lui est dévolu.
Les trois machines d’analyse faisant partie intégrante de l’agrammaticalité ou de
l’obliquité sémantique sont les suivantes : l’agrammaticalité par déplacement, par distorsion
et par création de sens.

I.1 : L’agrammaticalité ou l’obliquité sémantique par déplacement


Pour Riffaterre, il y a déplacement « quand le signe glisse d’une sens à l’autre »
(ibidem, p.12). Le signe poétique, cette chose qui vaut pour une autre chose dans le poème, se
déploie, se meut, bouge par un mouvement continu sur la chaîne discursive. Il échappe, ainsi,
à la mimésis, à la linéarité, au référent et par ricochet à la grammaire du texte pour s’instaurer,
désormais, dans un registre nouveau que l’analyste ou lecteur perçoit à travers deux lectures
au second degré :
- la métaphore ou la translation des figures lexématiques pour les sémioticiens ;
- la métonymie ou la translation déviante des figures lexématiques pour les
sémioticiens.
(Se référer au TD)

I.2 : L’agrammaticalité ou l’obliquité sémantique par distorsion


Riffaterre parle de distorsion « lorsqu’il y a ambiguïté, contradiction ou non-sens »
(M. Riffaterre, Op. cit, p. 12). La distorsion s’identifie aux écueils que le lecteur doit
surmonter pour faire éclater la signifiance. Dans cette perspective, le signe poétique devient
équivoque et se soumet volontiers à plusieurs lectures ou interprétations possibles.
I.2.1) L’ambiguïté
Il existe plusieurs sortes d’ambiguïtés : l’ambiguïté lexicale homophonique,
l’ambiguïté sémantique homographique et l’ambiguïté syntaxique.

I.2.1.1 : L’ambiguïté lexicale homophonique


L’ambiguïté lexicale peut être phonique ou graphique ou à la fois phonique et
graphique. Elle est due à l’utilisation d’un mot ou de plusieurs mots dans une phrase
polysémique.
LA FABLE DE L’HOMME
À René-Claude LACHAL
La tienne (fable) perd déjà ses plus beaux accents
Hier tu te croyais le soleil
Toujours debout sur le pic de midi
L’homme sans ombre, l’ombre du déclin

6
Tu chantais que le miracle n’est point
La seule affaire de Dieu
Ton sang dans tes veines s’était changé en vin
[…]
Peut-être l’Afrique encore délabrée
T’accordait-elle plus de rêves
À la veille rose de sa germination
(J-B. Tati Loutard, "Poèmes de la mer" in Œuvres poétiques, Paris,
Présence Africaine, p. 64)

Le vers 7 "Ton sang dans tes veines s’était changé en vin" contient une ambiguïté de
type lexical sur les lexèmes "en vin" qui euphoniquement peut aussi se prononcer "en vain".
Le phénomène d’ambiguisation est provoqué par l’homophonie et le caractère
plurisémémique des lexèmes sus-indiqués qui entraînent, ce faisant, diverses lectures ou
interprétations possibles.
- 1ère interprétation
Ce poème, Tati Loutard le dédie à René-Claude LACHAL de nationalité française,
né en 1938. Infirme moteur d’origine cérébrale, René-Claude LACHAL a pu braver son
handicap pour se hisser – à la surprise générale – au grade de Directeur de recherche au
CNRS (Centre National de Recherche Scientifique). L’enfance de cet homme fut parsemée
d’embûches puisqu’à l’âge de 15 ans, il se trouve encore à la maison sans toutefois connaître
le chemin de l’école. Sa mère, institutrice de formation, arrête toutes ses activités pour se
consacrer à l’éducation de son fils unique.
René-Claude LACHAL est un exemple à suivre pour ceux qui souffrent d’un
handicap et refusent de se battre afin de s’insérer dignement dans le tissu social. Le sacrifice
qu’il a consenti comme le Christ sur la croix à Golgotha s’explique par le vers 7 "Ton sang
[…] s’était changé en vin". Le sang transformé en vin est unique en son genre. Il n’enivre
point mais vivifie les cœurs et exhorte au travail en attisant la volonté de faire et de bien faire
malgré les difficultés qui émaillent le chemin de la vie. Le vin qui provient de ce sang –
source de vie – symbolise la rédemption ; car par sa détermination et son courage, René-
Claude LACHAL a racheté tous les handicapés du cercle vicieux de l’oisiveté et de la
dépendance.

- 2e interprétation
L’ambiguïté du vers 7 réside surtout dans l’interprétation que l’on peut faire en
entendant euphoniquement "en vain" au lieu de "en vin". Si le "sang […] s’était changé en
vain", René-Claude Lachal sombrerait dans un désespoir total et rien ne pourrait l’aider à se
défaire du complexe d’infériorité né du handicap dont il souffre. Fort heureusement, c’est le
contraire qui se produit comme nous le soulignions tantôt.

7
I.2.2.2 : L’ambiguïté sémantique homographique
Un mot est sémantiquement ambigu si l’on peut lui faire correspondre au moins deux
sens distincts. Dans le cas d’espèce, l’orthographe du mot ne change pas mais appelle deux
lectures ou deux interprétations :
L’AVENTURE DANS LE TEMPS
Je considérais la douleur
Autant que la grêle sous nos climats
Je frétillais depuis l’enfance
Sous les éclats du jour
Sous les lumignons de la nuit
[…]
Plus je ne me crois parcouru
De la même sève qui donna
L’eau du Congo et l’arbre de Mayombe
(J-B. Tati Loutard, "Les normes du temps" in Œuvres poétiques,
Paris, Présence Africaine, p. 233)

Le lexème "Congo" dans "L’eau du Congo et l’arbre du Mayombe" (Vers 8) est une
structure de surface à laquelle correspondent deux représentations qui constituent une
ambiguïté sémantique homographique. Laquelle ambiguïté entraîne aussi deux lectures ou
interprétations possibles. L’on peut affirmer d’une part que "Congo" désigne un fleuve de
l’Afrique Centrale (Le huitième plus long fleuve du monde avec 4700 kilomètres de longueur)
et d’autre part "Congo" indique un pays, une république.
La première acception conduit l’analyste à faire allusion au poète qui regrette le
paradis perdu de son enfance au cours duquel il "frétillait" trémoussait gaiement sous les
"éclats" lumineux du "jour" et les "lumignons" ou les lumières blafardes de la nuit.
L’imparfait de l’indicatif "considérais/frétillais" (aux vers 1 et 3) - action passée qui dure dans
le temps - corrobore cette assertion. A cette époque, tout allait pour le mieux. Le poète menait
une vie paisible et ne ressentait aucune "douleur", aucune souffrance physique ou mentale
sauf celle des "climats" tropicaux auxquels il est déjà habitué.
Le poète se souvient surtout du fleuve "Congo" dont "l’eau", ce don du ciel qui,
comme une "sève" nourricière engraissait "l’arbre" de Mayombe - Mayombe sa terre natale -
tout en égayant les enfants de son âge. Le corps du poète semble être "parcouru", traversé de
fond en comble par cette "eau" salvatrice qui lui "donna" la vie dont il jouit encore à l’âge
adulte.
La seconde acception est traduite par le lexème "Congo" synonyme d’un pays, d’une
république. Ainsi conçu, il n’a pas assez d’impact sur la personne du poète parce que "l’eau"
qui s’y trouve est de toute nature et devient un simple ornement, un objet esthétique, juste
pour combler le regard. Par conséquent, cette "eau" n’est pas celle qui "donna" naissance au
fleuve Congo dont la portée vitale et identitaire pour le poète, débordent d’exubérance.

8
I.2.3.3 : L’ambiguïté syntaxique
L’ambiguïté syntaxique se produit quand la phrase exprimée a plus d’une structure
réelle possible. C’est l’ambiguïté des combinaisons des mots ou des structures qui complique
l’interprétation des liens entre les différentes unités lexicales. Dans l’ambiguïté syntaxique
une suite de mots-formes peut être interprétée de plus d’une façon :

ACCIDENT
La mort se tient au tournant comme un chien d’affût
Miroir invisible pour un portrait ultime
Au passage le soleil y jette un trouble de lumière
C’est l’éblouissement la chute et le silence du gisant
La pensée s’échappe dans un souffle
[…]
Étrange destin que celui de l’homme
Sans cesse orienté vers la tombe
Comme une antenne
Puis humide humide encore
Et sec pour toujours
(J-B. Tati Loutard, "La tradition du songe" in Œuvres poétiques,
Paris, Présence Africaine, p. 397)
Le vers 1 "La mort se tient au tournant comme un chien d’affût" présente une structure
de surface qui relève de deux structures profondes susceptibles de fournir deux interprétations
différentes. Il traduit, par conséquent, une ambiguïté syntaxique :
I1 : La mort est un chien d’affût qui se tient au tournant.
I2 : La mort au tournant se tient comme un chien d’affût.
I1 : La mort occupe une place importante dans la vie quotidienne de l’homme. Elle est
quotidiennement annoncée comme un évènement dans nos familles, notre entourage, nos
campagnes, nos villages, nos villes ; mort causée par les maladies, les épidémies, les guerres,
les intempéries, les accidents, etc. En effet, chacun de nous sait qu’il mourra tôt ou tard, mais
sans toutefois connaître ni le lieu, ni le temps, ni les circonstances ni même ce qui vient après
- parce que personne n’a jamais fait l’expérience de sa propre mort -. Toutes les questions
sus-indiquées auxquelles personne ne peut apporter une réponse sont à l’origine des angoisses
incessantes qui tourmentent l’existence humaine ; ce qui pousse le poète à identifier la "mort"
à un "chien d’affût", un carnassier farouchement enragé et dressé par la circonstance qui "se
tient" monstrueusement "au tournant", à chaque coin du chemin, de la route prêt à surgir à
l’improviste - sans qu’on ne s’y attende - pour nous emporter contre notre gré et contre le gré
des vivants.
La vie des êtres humains sur terre s’assimile à "un passage du soleil", une randonnée
éphémère, laconique, fugace. Elle ne dure donc qu’un instant absolument réduit, puis
s’évertue à propager momentanément "un trouble de lumière", quelques rayons lumineux
s’étouffant dans le cours ininterrompu du temps qui poursuit son chemin à pas de géant.
Derrière lui - le temps - il n’y a qu’un "miroir invisible", un objet dépourvu de son utilité

9
légendaire parce qu’incapable de reproduire exactement l’image de l’être humain dans sa
conception originelle. A présent, cet objet - qui a disparu de la vue - ne laisse en lieu et place
qu’un "portrait ultime", une image, une représentation sombre, un souvenir vague d’une
personne qui a existé et qui ne reviendra plus jamais parmi les siens ; c’est "le silence du
gisant", le repos éternel, "l’éblouissement", un trouble causé par une éclatante lumière
passagère, une "chute", une descente brusque, fracassante et terrifiante dans un oubli total.
Pour le poète, tout "Homme", quel que soit son statut social connaîtra dans un futur
proche au lointain cet "étrange destin", cette fin tragique "vers la tombe", lieu où il séjournera
dans un état statique, dans l’immobilité comme une "antenne", un pilier figé sans vie, planté
d’abord dans un espace "humide" qui plus tard sera fixée dans un sol "sec", sans eau de vie et
cela à jamais, "pour toujours" dans une éternité qui se confond au temps.
I2 : L’ambiguïté du vers 1 s’aperçoit dans l’emploi grammatical du syntagme
prépositionnel complément de la phrase en l’occurrence "au tournant". A la lecture dudit vers,
l’on se rend compte que la "mort" ne "se tient comme un chien d’affût" lorsqu’elle ne se
trouve uniquement qu’au "tournant" et nulle part ailleurs ; en d’autres termes - au risque de
sombrer dans la répétition -, la mort est dangereuse quand l’on la situe dans un espace
géographique donné ; mais au-delà, elle n’est plus menaçante et par ricochet, il est insensé de
l’identifier à un "chien d’affût", un animal dangereux.
La mort perçue, dans cette perspective, met en relief la conception négro-africaine face
à ce phénomène dont l’importance n’échappe à personne. En effet pour le Nègre, la mort
n’existe pas. Elle n’angoisse pas car mourir, c’est entrer dans l’éternité. La mort n’est qu’un
passage du monde des vivants visibles au monde des vivants invisibles. Par conséquent, elle
se présente à l’être humain dans sa nudité totale - sans se travestir -, en somme, elle n’a pas
besoin de se cacher "au tournant" pour effrayer les vivants visibles qui d’ailleurs ne la
craignent pas du tout. Ce faisant, la mort ne devient alors qu’un épiphénomène, un moment de
joie dans la mesure où elle conduit à une autre vie dans l’au-delà plus resplendissante que
celle d’ici-bas. Elle est loin d’être "un chien d’affût" aux crocs ensanglantés qui terrorise et
attriste mais plutôt une élévation, un moment mémorable face auquel le vivant visible doit
garder toute sa sérénité.

I.2.2 : Le non-sens
Le non-sens est une phrase, une proposition ou un propos dénué de sens. Synonyme
d’aberration, d’absurdité ou d’action contraire à la raison, le non-sens se dévoile au lecteur
lorsque celui-ci constate une infraction à la vraisemblance - à ce qui est admis comme étant
proche de la réalité -. Somme toute, le non-sens est un ensemble de segments qui
obscurcissent le sens d’un énoncé :

LA NOUVELLE
J’apprends ta mort tant le sol se dérobe
Que je me crois au large d’un domaine océanique
L’embrun couvre les feux de marée
[…]
Je regarde la vitre brisée par le sort

10
La nuit descend sur ma peine comme une robe longue
Tu t’éloignes le jour où la lune n’émeute pas le peuple de la nuit
Ah ! vivre moins qu’un sureau avec tant de rêves déployés
Il me reste pour toi le temps d’un chant sans haute mélodie
(J.B. TATI Loutard, "Le Dialogue des plateaux" in Œuvres poétiques,
pp.331-332)

La lecture de ce poème laisse apparaître une incongruité sémantique des lexèmes


"feux" et "marée" dans "L’embrun couvre les feux de marée" (vers 3). Ils désignent
respectivement "la production d’une flamme" et "le processus de variation des hauteurs d’eau
des mers". Là, contre toute attente, l’eau et le feu au lieu de se repousser, cohabitent. Cette
surprenante alliance des lexèmes sus-indiquée donne un sens nouveau et inattendu à l’énoncé.
Le poète révèle au lecteur son état d’âme au moment où il perd l’un des siens :
"J’apprends ta mort…" (vers 1). Il éprouve d’énormes difficultés à accepter cette triste
"nouvelle" à telle enseigne qu’il a l’impression que "le sol se dérobe" sous ses pieds parce
qu’il se sent dans l’incapacité de se maintenir en équilibre ; la force physique et morale lui
faisant défaut. Ne pouvant plus trouver les réponses aux multiples interrogations qui entourent
la mort de cette personne qui lui est chère, il étale son impuissance en accusant "le sort" d’en
être responsable. Plus il y pense, plus sa "peine" va grandissant et l’enveloppe telle "une robe
longue" sur le corps. Pour le poète, la mort est synonyme de ravage, de destruction. Elle
annihile toujours par sa cruauté tout ce qui resplendit de beauté en installant au mépris de la
morale et de la sensibilité humaine, un monde obscur et laid. Les associations de lexèmes : "la
vitre brisée" et "la lune n’émeute pas le peuple de la nuit" l’attestent.
L’homme n’est qu’un "sureau", un arbuste très fragile qui se plie volontiers aux ordres
de la mort implacable ; mort qui brise les "rêves déployés" des vivants visibles. Au vu de ce
qui précède, le poète ne croit-il pas à une vie dans l’au-delà comme tout Nègre ? Loin s’en
faut ! Malgré cette triste réalité, il est contraint de sécher ses larmes et dédier au défunt un
"chant sans haute mélodie", un son musical qui fait ressortir une voix timide et basse. Une
telle attitude n’est pas fortuite. Elle témoigne de l’existence des vivants invisibles après la
mort avec qui l’on peut communier à tout moment même par la chanson car le sens de la vie
que mènent les vivants visibles ici-bas, c’est le non-sens comme l’est cette alliance absurde de
l’eau et du feu dans "feux de marée". Dans le poème ci-dessous, cette autre mort en dit plus :

LE MORT DU MONGO POUKOU


Un jour sur le flanc du Mongo Poukou
Vieille colline, vieux dos dénudé
Par les pluies jusqu’à la veine intime
Apparaît un mort tout en os (la terre ayant retiré son limon)
Par le crâne il émerge d’une nuit épaisse
Jette un regard aveugle au soleil
Et se renverse en glissant sur la pierre
A savoir pourquoi les Morts détournent leur tête
Perçoivent-ils les feux d’une autre planète ?
(J.B. TATI Loutard, "Les Feux de la planète" in Œuvres poétiques, p.
296)

11
Les lexèmes "regard" et "aveugle" dans "Jette un regard aveugle au soleil" (vers 6)
signifient tour à tour "Le mouvement ou la direction des yeux vers un objet" et "La cécité ou
la déficience visuelle totale ou l’absence de la vue". Les deux lexèmes sont donc
sémantiquement antonymiques. Par conséquent, leur combinaison sur la chaîne discursive
crée un effet de surprise qui conduit à un non-sens.
La science admet de façon empirique que la mort est la cessation complète et
définitive de la vie. Elle - la mort - s'assimile, à cet effet, à la disparition totale, au repos
éternel, à la fin d’un processus à l’issue duquel l’organisme humain arrête de fonctionner. Ce
faisant, dès qu’une personne meurt et est ensevelie, elle n’existe plus désormais. Elle se
confond indéfiniment au néant.
Dans le poème ci-dessus, la première stupéfaction naît lorsqu’une personne morte ou
un "mort", contre toute attente, "apparaît" aux vivants sous une forme étrange "tout en os, la
terre ayant retiré son limon", c'est-à-dire que le corps physique est complètement détruit,
abîmé. Le squelette qui, logiquement se présente dans un état statique, inerte, immobile
"émerge, se renverse en glissant, détourne la tête". En un mot, le squelette vit comme un être
humain biologiquement constitué qui se permet même de "jeter un regard aveugle au soleil" ;
en d’autres termes, "le mort" dans sa cécité détient un pouvoir surnaturel. Lequel pouvoir lui
donne la capacité de se doter d’une autre vue, devenant ainsi un "aveugle-voyant" dirait-on.
L’apparition du "mort" sur "le flanc du Mongo Poukou" renforce l’idée -
antérieurement avancée - selon laquelle mourir, c’est entrer dans l’éternité autant que cette
"vieille colline" qui, malgré son "dos dénudé", mis à nu par l’érosion, résiste quand même à la
nocivité du temps. Ce faisant, l’interrogation émise par le poète au dernier vers : "Perçoivent-
ils (les morts) les feux d’une autre planète ? " n’a pas sa raison d’être dans la mesure où un
mort est aussi un vivant même s’il est invisible. Au risque de nous répéter, le "mort" chez le
Négro-africain a la possibilité de voir tout ce qui se déroule dans les deux mondes ; en
l’occurrence le monde d’ici-bas et le monde de l’au-delà. Par conséquent, comme nous le
soulignions tantôt, le mort possède un "regard aveugle" sans être aveugle car sa cécité n’est
qu’une simple apparence.

Exercice
Dans les poèmes ci-dessous, l’obliquité sémantique par distorsion s’offre au lecteur
sous la forme d’un non-sens axé sur deux lexèmes.
1- Identifiez les lexèmes dont le non-sens engendre une obliquité sémantique par
distorsion.
2- Interprétez-les.

« J’ai raccourci cent mille Tutsi


Le héros
C’est moi
J’ai embouti tout seul cent mille Hutu »
(Zadi, Zaourou Bottey, Gueule tempête, Dakar, Silex, 2009)

12
LE CRI PRIMAL
Est-il vrai
Est-il vrai que mes cils
N’ont jamais connu mes sourcils
[…]
Que mon sang a servi d’abreuvoir
Lorsque les fleuves se sont taris
Et les cruches cassées ?
(Babacar SALL, Les voix de l’aube, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 15)

I.2.3 : La contradiction
La contradiction est synonyme d’opposition, d’incompatibilité, de réfutation, de
divergence, de contrariété, de dénégation. Elle désigne donc un énoncé où s’opposent des
opinions qui se contredisent. La contradiction apparaît aussi lorsque deux affirmations ou
deux idées s’excluent mutuellement ; c’est un discours paradoxal, inverse ; une relation qui
existe entre deux ou plusieurs termes dont l’un affirme et l’autre nie.
Pour expliciter le concept de contradiction, l’utilisation d’un carré sémiotique
s’impose. Selon le Groupe d’Entrevernes, « la signification […] n’est possible que sur la base
de différences […] et le repérage d’écarts différentiels »2 ; en d’autres termes, la signification
ne peut s’opérer que par un jeu d’opposition, de contrariété et d’implication. La combinaison
de tous ces éléments génèrent la signifiance du poème.
Le carré sémiotique appelé aussi modèle constitutionnel en structure élémentaire de la
signification est une proposition théorique mise en place par Greimas et Rastier. Son objectif
est d’investir le plan du contenu du discours afin d’y repérer au niveau immanent ou profond
des unités simples ; c'est-à-dire des sèmes nucléaires et classèmes. Il faut surtout souligner
que les sèmes dans leur état initial sont a-sémantique. Ils n’ont de signification lorsqu’ils
entretiennent un rapport différentiel à l’intérieur d’une structure donnée :

VOYAGE DE NOCES
Nous avons enfoui l’éclat des noces
En ce bord du haut fleuve
Et la terre tourne au seul vertige
De notre amour
Les crues vont sonner l’alerte contre l’arbre
Que le destin arrache à la cognée
Où l’oiseau des sables sous les feuillées
N’est plus que son propre cri
Quelques lampées d’eau ne peuvent éteindre
Le feu du cœur
Tu es le seul pâturage qui me reste

2
Groupe d’Entrevernes, Analyse sémiotique des textes, Lyon, PUL, 1979, p.129.

13
Etends ton corps comme l’herbe des champs
Que j’y conduise le troupeau de mes désirs
(J.B. TATI Loutard, "Les feux de la planète" in Œuvres poétiques, p. 263)

Pour mieux élucider le poème ci-dessus et mettre en relief l’obliquité sémantique par
distorsion autour de la contradiction des lexèmes "eau" et "feu" respectivement repérables au
vers 9 : "Quelques lampées d’eau ne peut éteindre" et au vers 10 : "Le feu du cœur", l’on doit
recourir à un carré sémiotique :

feu eau
(S1) (S2)

non-eau non-feu
(S2) (S1)

relations entre contraires

relations entre contradictoires

relations d’implication

Dans ce poème, l’espace qui s’offre au lecteur n’est pas reluisant. Des "crues", des
inondations aux effets nocifs font leur apparition monstrueuse empêchant le cours normal des
activités humaines. "L’oiseau" qui auparavant émerveillait le passant par son "cri" mélodieux
s’enlise dans un mutisme déconcertant "sous les feuillées" qui bordent les rives du fleuve.
L’inquiétude s’amplifie car "l’eau" après avoir débordé son lit "arrache à la cognée" les
"arbres" et les arbustes qui sillonnent le rivage. Malgré la turbulence prononcée de "l’eau"
(S2) et "l’alerte" qui s’en suit, le poète et sa bien-aimée ne désespèrent pas puisque par mesure
de précaution, ils "ont enfoui" dans les profondeurs abyssales des rives, ce qu’ils possèdent de
plus précieux : "l’éclat des noces" ; c'est-à-dire la célébration de leur amour. Le référent
collectif "Nous" dans "Nous avons enfoui l’éclat de nos noces" et sa variante synonymique
"Notre" dans "Notre amour" accentués par des termes laudatifs "Et la terre tourne au seul
vertige/De notre amour/Tu es le seul pâturage qui me reste" montre à quelle enseigne les deux
amoureux tiennent à leur union qui comme un feu (S1) ardent irradie le "cœur" de chacun
d’eux.
En somme, "l’eau" naturellement perçue comme une source de vie ne l’est pas ici
attestant que « l’eau substance de vie aussi substance de mort »3 et « L’amour est la première
hypothèse pour la reproduction objective du feu »4 (S1) vs (S2). Par conséquent, lorsqu’il n’y a
pas "d’eau", l’amour resplendit de beauté et le "feu" attise la chaleur amoureuse : "non-eau"
3
Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves, Paris, Librairie José Corti, 1942, p. 13.
4
Gaston BACHELARD, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 51.

14
(S2) vs (S1) "feu". L’absence du "feu" ternit l’ardeur de l’amour et "l’eau" dans sa fureur
dévastatrice installe le désarroi qui nuit à un vrai épanouissement de l’amour : "non-feu" (S1)
vs (S2) "eau".
Les relations de contraires, d’implication et surtout de contradictions forment sur la
chaîne discursive un tout porteur de signification ; en un mot une signifiance dont la portée
herméneutique a été largement explicitée à travers des poèmes aussi riches que variés.
.
Exercice
« amour amour amour tu me nargues
je te hais je t’aime […]
tu es le pionnier de la passerelle
l’alpha et l’Oméga des chemins de vie
chemins de croix
[…] tu es l’eau et le feu
[…] tu es jour et nuit tu es diable
bon dieu »
(Tanella Boni, Grains de sable, Le bruit des autres, p. 34)

I- Identifiez dans le poème ci-dessus des lexèmes qui s’opposent mutuellement et


sémantiquement.
II- Élaborez un carré sémiotique à partir de deux d’entre eux (au moins).
III- Interprétez le carré sémiotique obtenu sur la base d’un écart différentiel.

I.3 : L’agrammaticalité ou l’obliquité sémantique par création de sens


La création, ici, n’est pas synonyme de concevoir, d’inventer quelque chose. Pour
Riffaterre, il y a création « lorsque l’espace textuel agit en tant que principe organisationnel
produisant des signes à partir d’éléments linguistiques qui autrement seraient dépourvus de
sens » (M. Riffaterre, Op. cit, p. 12) ; en d’autres termes, il s’agit d’une création de sens qui se
construit par l’agencement des éléments linguistiques qui n’ont aucun sens mais qui,
regroupés font sens (rythme, rime, allitération, assonance, anaphore, musicalité,…). Seule la
notion de rythme sera développée dans le présent cours.
Le rythme est souvent assimilé à la notion de débit ; c'est-à-dire à la variation, à
l’alternance de temps fort et de temps faible ainsi qu’à la succession régulière d’unités
accentuelles dont l’écho étant sensible à l’oreille constitue la cadence d’un vers ou d’une
phrase. Cette définition est partagée par Daniel Delas qui dit : « Le rythme linguistique est
celui des sonorités du mot ou du groupe de mot et de phrase. La prosodie, l’accentuation et
l’intonation ou mélodie sont les trois constituants du rythme »5. Là, nous sommes enclin à
penser que le rythme, dans sa mise en œuvre, ne prend en compte que le plan de l’expression,
or « L’objet d’une analyse rythmique ne se limite pas à une scansion mais à ce que nous

5
Daniel Delas, "Rythme et écriture", Revue Cahiers de sémiotique textuelle, n°14, Université de Paris X, p.19.

15
aimerions appeler une polyrythmie »6. Le sens du rythme, sous cet angle, est perçu dans sa
dimension plurielle. A cet effet, Jean Piaget identifie le rythme à certains mouvements -
réalisés par l’organisme humain - semblables à de micro-actions constitués de deux pôles,
l’un ascendant ou positif (ex. : ouvrir la bouche) et l’autre descendant ou antagoniste (ex. :
fermer la bouche). Le rythme se présente selon ses recherches à un jeu de conditionnements
qui donne lieu à une régulation perceptive construite sur la base d’un double faces
contradictoires. Pour Octavio PAZ, « Le rythme engendre en nous une disposition d’âme qui
ne pourra s’apaiser que lorsque ce "quelque chose" surviendra. Il nous situe dans l’attente.
Nous sentons que le rythme est une marche vers quelque chose »7 ; en d’autres termes, le
rythme traduit un mouvement régulier vers un objet quelconque, un déplacement constant,
une mobilité à séquence variable et invariable qui s’effectue dans le but d’aller à la rencontre
d’une "chose", quelle que soit la nature de celle-ci.
Le rythme s’ouvre alors à plusieurs champs. Elle investit le social, l’économie, le
politique, le culturel, etc., ce qui revient à dire que « Le rythme est le retour à intervalles plus
ou moins égaux, d’un élément constant qui sert de repère. Ce repère peut être physique (un
geste), auditif (son musical ou linguistique), un bruit, visuel (feux alternés d’un phare),
naturel (retour d’une saison, du jour et de la nuit), physiologique (battement du cœur,
respiration) ou appartenir à l’art et aux constructions humaines (éléments de musique d’un
poème). Périodicité, alternance, le rythme tend à la régularité, à la cadence »8. La polysémie
du rythme se découvre à travers cette définition englobante.
Concernant le cas spécifique de la poésie qui nous intéresse dans ce travail, l’on s’en
tient à ce qui se résume en ces termes, « Tout rythme est sens de quelque chose. Ainsi donc, le
rythme n’est pas exclusivement une mesure vide de contenu, mais une direction, un sens. »9

Exercice
« Non à ces sombres frères étranglant ma joie
Au bout de leur regard la haine me foudroie
Non à ces bras pleins de mes trésors en lambeaux
Tandis qu’encore je porte nos morts aux tombeaux »
(Pascal BONIN, Le parfum des ondes, Paris, Publibook, 2007, p. 30)

1- Étudiez, dans ce poème, l’obliquité sémantique par création en ne prenant en


compte que le rythme.

6
Claude Zilberberg, "Rythme et écriture", op.cit, p.27.
7
Octavio PAZ, "Rythme et écriture", op.cit, p.138.
8
Gérard DESSONS & Henri MESCHONIC, Traité du rythme, Des vers et des proses, Paris, Nathan, 2003, p.50.
9
Octavio PAZ, "Rythme et écriture", op.cit, p.130.

16
CHAPITRE II : L’HYPOGRAMME
L’hypogramme est un concept inspiré de l’anagramme ou paragramme du linguiste
Genevois Ferdinand De Saussure.
L’anagramme s’assimile au jeu de mots se fondant sur une permutation de lettres dans
un mot ou groupe de mots.
Ex 1: Pablo Picassso  Pascal Obispo
Ex 2: Cirque  Crique
L’anagramme saussurien rapporte que les poètes anciens tels que HOMÈRE,
SÉNÈQUE et VIRGILE s’étaient donné pour règle de faire réapparaître dans leurs textes sous
forme anagrammatique le mot désignant le sujet central du poème.
Ex 1 : Dans un poème qui parle d’un "chien" alors "niche" et "chine" sont des
anagrammes du mot-thème "chien".
Ex. 2 : Dans un poème si le thème ou l’un des mots du thème est "HERCOLEI", le
poète dispose :
- des fragments : "lei" ou "co"
- ou encore une autre coupe de mots : "ol" ou "er"
- d’autres par : "rc" ou "ci", etc.
Ce mécanisme n’est pas aussi simple comme l’on le pense. SAUSSURE admet de
nombreuses façons de former des anagrammes : phoniques, graphiques s’étendant sur
plusieurs vers dans l’ordre ou le désordre. Pour y parvenir, le poète est contraint de mettre
devant lui en vue de ses vers le plus grand nombre de fragments phoniques possibles qu’il
peut tirer du thème.
Souvent un nom propre qui n’est jamais exprimé est pris comme un mot clé ou mot-
thème ou encore un mot indicateur ; c’est-à-dire comme un "réservoir de phonèmes". Ces
phonèmes ou syllabes sont disséminés dans un poème mais reconnaissables et dirigent le
développement dudit poème. En somme, l’anagramme saussurien se conçoit comme un mot-
thème dont le matériel phonique sert à composer les vers.
Michaël Riffaterre en reprenant les travaux de Ferdinand de Saussure a constaté que
les traces phoniques ne sont pas toujours perceptibles à la lecture d’un texte poétique.
D’ailleurs, cette tâche est très fastidieuse. Mieux vaut, ce faisant, se référer à la structure du
poème pour y repérer l’émergence de ce mot noyau. Cet exercice qu’il appelle "programme
sémantique" constitue l’hypogramme.
L’hypogramme riffaterrien se définit comme un système de signes (un mot, une idée,
une phrase tirée d’un texte connu, un cliché, etc.) à caractère référentiel qui a été actualisé
dans le langage ou dans les textes antérieurs. L’hypogramme donne au lecteur une impression
du déjà-vu. Il se présente comme une représentation de la réalité dont l’auteur a hérité à une
certaine période de son existence et dont il rend compte par l’intermédiaire des
agrammaticalités au sein du texte poétique.
Les agrammaticalités renvoient généralement à un modèle hypogrammatique.
Lorsqu’une séquence textuelle comporte une agrammaticalité par rapport à un hypogramme,

17
Riffaterre estime être en présence d’un signe textuel poétisé. Un mot ou un groupe de mots est
poétisé lorsqu’il renvoie à un énoncé préexistant.
L’hypogramme est parfois dit aussi antigramme ou le préfixe "anti" ne doit pas être
pris avec le sens d’opposition mais avec celui de co-présence : il y a face à face deux ou
plusieurs figures du même mot, l’une souterraine, l’autre manifeste.
L’hypogramme a toujours une orientation positive ou négative. Ici, elle est négative.

Exercice
Ex. : (Zadi, Zaourou Bottey, Les Quatrains du dégoût, Abidjan, CEDA/NEI, 2008, p. 195).
À Yasser ARAFAT
« Tu vois ? Laden, le p’tit Laden a griffé la face du lion »

Dans ce vers de Bottey Zadi Zaourou, les lexèmes "Laden, p’tit, lion" sont des signes
textuels poétisés parce qu’ils renvoient respectivement à un énoncé préexistant ; c’est le déjà
vu. Ils constituent à ne point douter une représentation dont le poète a hérité au cours de son
existence.
La lecture heuristique qui découle des lexèmes sus-indiqués, en l’occurrence, "Laden,
p’tit, lion" fait respectivement allusion à :
- un homme né le 10 Mars 1957 et mort le 2 Mai 2011, tué par un commando
américain à Abbotabad (Pakistan). Islamiste apatride d’origine saoudienne, Oussama BEN
LADEN – car c’est de lui qu’il s’agit – est le chef spirituel du réseau djihadiste "Al Quaida".
Il est le principal commanditaire de l’attentat terroriste qui a endeuillé les USA le 11
septembre 2001. Cet homme est donc bien connu à travers le monde ;
- l’adjectif qualificatif "p’tit" mis en syncope désigne une personne d’une modeste
voire médiocre importance sociale ;
- le "lion" est un mammifère carnivore localisé généralement dans des savanes
africaines. Fauve puissant, certaines traditions l’assimilent même au roi de la jungle.
La mise ensemble de "p’tit, lion" a pour hypogramme le mot noyau "Laden". La
lecture herméneutique de cet hypogramme révèle que si Oussama Ben Laden – personne
insignifiante dans la société – a pu "griffer", blesser avec ses griffes ou ses ongles ou
ridiculiser, humilier le "lion", cet animal féroce, cette puissance économique et militaire du
monde, c’est qu’il est lui-même plus qu’un "lion" symbole de la force, du courage ; en un mot
"Laden" se démarque des autres hommes par sa bravoure jusqu’ici inégalée.

18
CHAPITRE III : L’ISOTOPIE ET L’ALLOTOPIE
Le concept ''d’isotopie'' vient du mot ''isotope'' que l’on emploie en physique pour
désigner des éléments de même numéro atomique mais de nombre de masse différents.
Algirdas Julien Greimas a récupéré ce concept ''d’isotopie'' pour l’utiliser dans le cadre d’une
sémantique structurale afin de dégager la totalité de signification postulée à un message ou à
un texte entier. Il dit à cet effet: « Un message ou encore une séquence quelconque du
discours ne peuvent être considérés comme isotope que s’ils possèdent un ou plusieurs
classèmes en commun » (Greimas, 1966, p.53).
Un texte poétique (en ce qui nous concerne) est souvent constitué de plusieurs
sémèmes ou de lexèmes en contexte qui entretiennent entre eux une cohérence sémantique.
Pour homologuer le discours et faciliter la lecture, il faut architecturer cet ensemble que sont
ces sémèmes en faisant ressortir les ''classèmes en commun'', c’est-à-dire les sèmes
contextuels ou les plus petites unités de signification repérées en contexte à partir desquelles
un terme connecteur commun doit apparaître. Un tel procédé montre qu’au départ, des
sémèmes s’aperçoivent à plusieurs reprises sur la chaîne discursive sous une forme
synonymique apparente. Ce processus fait dire à Greimas que l’isotopie est « un ensemble
redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture informe du récit telle qu’elle
résulte des lectures plurielles des énoncés après résolution de leurs ambiguïtés, cette
résolution elle-même étant guidée par la recherche de la lecture » (Greimas cité par le
Groupe µ in Rhétorique de la poésie p. 33). Les ''catégories sémantiques'' sont des sémèmes
déposés pêle-mêle dans un répertoire local qu’est la chaîne discursive. Mais, elles forment,
cependant, ''un ensemble redondant'', une unité sémantique non organisé qui se répète sans
cesse et qui se caractérise par une densité de signification entrainant parfois des ''ambiguïtés'',
des écueils susceptibles de favoriser des ''lectures plurielles'' ou de multiples interprétations. Il
va s’en dire que les obstacles précités nécessite une ''résolution''; en d’autres termes, elles–les
obstacles–doivent être levées afin que ''la lecture unique'' soit possible. Pour Joseph Courtés,
(1976, p. 23), « les sèmes contextuels ou classèmes, définissent, dans un contexte donné, l’(ou
les) isotopie(s) qui garantit (ssent) son homogénéité: une séquence discursive quelconque
sera dite isotope si elle possède un ou plusieurs classèmes récurrent ».
Au risque de nous répéter, l’isotopie est réalisable lorsque dans une séquence donnée,
il y a la présence de ''classèmes récurrents''; c’est-à-dire de sèmes contextuels qui se répètent ;
ce qui rend le message confus et difficile d’accès pour le lecteur. Pour mettre un terme à cette
anomalie, une homogénéité dudit message s’impose ; homogénéité se traduisant par une
homologation du niveau du discours rendue possible par l’isotopie comme nous l’indiquions
tantôt.
Les conditions ou plutôt la réalisation de l’isotopie repose sur la mise en place d’une
lecture sans contradiction. Celle-ci exige du lecteur un savoir acquis antérieurement qui lui
permet de répertorier sur la chaîne discursive la distribution classématique en présence.
L’acceptabilité ou non de cette distribution se fait en suivant les normes lexicales en présence,
lesquelles normes se déploient selon les structures linguistiques ou des démarches empiriques.
Les exemples ci-dessous en témoignent:
« En ces temps modernes, cependant, le poète
Que l’on a rabattu en rang de trouble-fête

19
Rallumera, fertile artiste, l’étincelle
Qui enfante l’amour; la plus belle âme est celle

Qui médite un monde où les hommes de la terre


Plutôt que de boire à la haine planétaire
Noirs, Blanc, Beurs et Jaunes à l’unisson en sommes
Bâtissent un monde où l’homme est vraiment Homme »
(Pascal BONIN, Le parfum des ondes, Saint-Denis, Publibook, 2007,
p. 23)

Dans la première strophe du poème ci-dessus, l’énoncé: ''Le poète que l’on a rabattu
au rang de trouble-fête'' est isotope en vertu de la redondance du sème ''action'' dans les
éléments de prédication puisque le classème ''poète'' est [+animé] et le classème ''trouble-fête''
est aussi [+animé]. Par conséquent, l’on se trouve en présence de la récurrence de la même
catégorie sémantique qui engendre la mise en place d’une isotopie.
Par contre, l’énoncé: ''L’étincelle qui enfante'' est allotope en vertu de la contradiction
dans les éléments de prédication. Le classème ''étincelle'' est [- humain ;- animé] et le
classème ''enfante'' est [+ humain ; +animé].
Dans la deuxième strophe, l’énoncé ''boire à la haine'' est allotope en vertu de la
contradiction dans les éléments de prédications. Le classème ''boire'' appartient à la catégorie
sémantique "nutrition" et le classème ''haine'' à la catégorie sémantique ''sentiment''. Cette
rupture de l’isotopie provient des sèmes exclusifs perçus sous la forme de catégories
sémantiques dont la pertinence relève d’un critère logique comme l’indique François Rastier
dans Sémantique interprétative (1987, p. 284). Ainsi donc, l’énoncé ''La mort est autre chose
que la vie'' est isotope. Mais l’énoncé: ''la mort, c’est la vie'' est allotope.
L’on doit surtout souligner que la démarche empirique à laquelle nous faisions
allusion tantôt montre que les différents savoirs mettent très souvent en relief des distributions
classématiques qui se traduisent par la prise en compte des réalités sociales. À cet effet, le
groupe µ avance: « L’isotopie dépend donc des relations socialement codées à l’intérieur
d’un champ et peut en dernière analyse déboucher sur la critique des idéologies » (Groupe µ,
p. 39) ; en d’autres termes, la lecture d’une séquence isotope s’effectue quand l’on se réfère à
''l’idéologie'', c’est-à-dire à l’ensemble des idées, des croyances d’un groupe humain ou d’une
classe sociale. Ce faisant, l’énoncé : ''La mort c’est la vie'' devient alors isotope par rapport à
la conception négro-africain de la mort. En effet, en Afrique, les morts ne sont pas morts.
Mourir chez le négro-africain, c’est entrer dans l’éternité. Par conséquent, la mort n’est pas
une fin définitive. Elle n’est qu’un passage du monde des vivants visibles au monde des
vivants invisibles. Le critère logique de l’isotopie tel que formulé par François Rastier perd ici
tout son sens lorsque l’on se réfère à l’idéologie dont le caractère empirique quant à l’analyse
de certains faits sociaux qui y sont liés déborde d’exubérance.
L’isotopie a certainement des objectifs. Parmi ceux-ci, nous insisterons
particulièrement sur la capacité de celle-ci (isotopie) à définir la cohérence textuelle : « La
lecture et l’interprétation d’un texte reposent toujours sur un postulat minimal, selon lequel il
offre au moins une dimension cohérente et qu’une partie au moins de ses constituants (mots,

20
phrases ou ensemble de phrases) peuvent être considérés comme formant un tout porteur de
signification » (Fontanille, Jacques, p. 15). Dans ce propos, Fontanille n’insinue pas une unité
de sens. Loin s’en faut ! Pour lui, le texte offre à l’analyste une kyrielle d’interprétations ;
mais chacune d’elles est susceptible de construire la cohérence qui lui convient ; en d’autres
termes, les idées qui s’enchevêtrent dans une interprétation ne sont pas livrées à l’analyste
dans le désordre ou de façon illogique, décousue. Elles sont liées entre elles. Les éléments qui
les constituent sont solidement unis les uns aux autres pour construire un ensemble
harmonieux, ordonné et logique.
Il ne faut surtout pas confondre la cohérence et la cohésion. La cohérence relève de
l’herméneutique littéraire, la cohésion de la grammaire du texte. La cohésion est régie par les
accords grammaticaux qui imposent une solidarité des liaisons logiques à travers les
connecteurs argumentatifs, la répétition des figures comme les anaphores, les cataphores, etc.
La cohésion et la cohérence sont des guides de la lecture du texte. Elles sont donc
complémentaires dans la mesure où : « La cohésion du texte aide à retrouver sa cohérence
(…) un texte qui semble hermétique et difficile à interpréter n’est pas un texte incohérent mais
un texte dont la cohérence est rendue difficilement accessible parce que les indices et les
aides superficielles qui relèvent de la cohésion ont disparus. » (Fontanille, Jacques, p. 16). La
cohérence d’un texte dépend de la cohésion qui en est le socle. Grâce à la cohésion du texte,
l’analyste repère aisément sur la chaîne discursive la cohérence que ledit texte met en place.
François Rastier dans Sémantique interprétative propose que les deux notions –
cohérence et cohésion – soient traitées au moyen d’un seul concept, en l’occurrence,
''l’isotopie''. Mais Jacques Fontanille, dans sa démarche, considère que si l’on s’en tient
uniquement à l’isotopie comme étant ''la redondance'' d’une catégorie sémantique dans le
discours, des zones d’ombres persistent puisque « L’isotopie est le contenu de la cohérence et
de la cohésion mais elle n’indique pas comment ces deux effets sont produits » (Fontanille,
Jacques, p. 16). L’isotopie telle qu’elle est généralement conçue se borne à mettre en relief la
cohérence et la cohésion du discours-énoncé mais pas celle du discours en actes. Pour
remédier à cette anomalie il faut faire la distinction entre le discours et le texte. En effet, l’acte
de signification dans son ensemble s’élabore à partir des règles de constructions sémantiques
dont le plan du contenu est établi par le discours – l’acte et le contenu d’une énonciation ;
procès de signification –. Le plan de l’expression est assuré par le texte – élément concret qui
permet d’exprimer la signification du discours – dans la formation d’un ensemble signifiant.
Donc, il va s’en dire que le discours est mono-isotope et le texte pluri-isotopes même si les
''deux aspects sont produits'' par une même énonciation.

N.B : Ne confondez pas le champ lexical et l’isotopie.


- Le champ lexical regroupe les lexèmes (mots) en fonction de leurs noyaux
sémiques. Il s'établit, ce faisant, à partir d’un dictionnaire.
- L’isotopie regroupe des sèmes contextuels (ou classèmes). Par conséquent, elle
dépend entièrement du contexte.

21
CHAPITRE IV :
L’ANALYSE FIGURATIVE, THÉMATIQUE ET AXIOLOGIQUE
Le figuratif, le thématique et l’axiologie sont trois composantes du discours qui
rendent compte du dynamisme du sens poétique. Le figuratif désigne tout signifié, tout
contenu, toute représentation qui relève de la réalité perceptible. Il a trait au monde extérieur
perceptible par les cinq sens traditionnels : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Le
thématique concerne le monde intérieur. Il est à concevoir comme tout système de
représentation qui n’a pas de correspondant dans le référent. « Si le figuratif se définit par la
perception, le thématique, quant à lui, se caractérise par son aspect proprement conceptuel. »
(Courtés, p. 163). Le figuratif et le thématique sont opposés et complémentaires. Ils
entretiennent des rapports mutuels. Il est pris en charge par un thème et appelle
nécessairement une axiologisation. L’axiologie est un mode d’existence paradigmatique des
valeurs. En effet, toute catégorie sémantique peut être axiologisée du fait d’un investissement
des déixis positives ou négatives par la catégorie thymique (euphorie/dysphorie) ; c’est-à-dire
qu’une sémantique est marquée soit positivement soit négativement. L’axiologie amène le
lecteur ou l’analyste à préférer, en fonction de l’attraction ou de la répulsion, l’un des deux
termes à l’autre.
Le poème ci-dessous illustre le fonctionnement et la portée sémantique des
composantes du discours dont nous parlions tantôt :
Mais d’où te vient à toi pays des rêves
Tous ces glaives
Toutes ces morsures
Ces rages de dents si féroces mère
Pourquoi tant de baisers sanglants
D’où te vient, qui t’accable,
Cette armée de mouches tsé-tsé qui te traque jusque
dans tes fuites éperdues et te circonvient
dans tes plus lointaines retraites?
Me voici au tabernacle de l’amour qui m’oublie que
jʹoublie
Je disais un soir de clair de haine
Ils ont dévoré même l’ivoire et les cornes de bongo
(Bernard Zadi Zaourou, Gueule-tempête, Dakar-Fann, Silex- Nouvelles
du Sud, 2009.)

La société se compose des autres hommes avec lesquels nous vivons (parents, amis,
proches, collègues de services, etc.). Chacun de ces êtres humains différents de nous, c’est
autrui. Pour vivre en société, il faut nécessairement connaître cet autrui et pouvoir
communiquer avec lui. L’interdépendance des statuts sociaux nous y contraint d’ailleurs.
Cependant, ce nécessaire rapport avec autrui n’est pas simple et nous en faisons parfois
l’expérience douloureuse. De là naît l’opposition centrale de ce poème : "amour/haine". En
effet, l’on pense souvent que l’autre est sincère dans "l’amour" qu’il ressent pour son
semblable. Peine perdue ; car contre toute attente, ce dépassement continuel de soi pour

22
enrichir l’autre se transforme en une "haine" indescriptible ; ce qui fait dire au poète que
"l’amour l’oublie" et que lui-même "oublie l’amour". En somme, le poète ne croit pas
entièrement à l’amour parce que celui-ci réserve souvent des surprises désagréables à l’être
humain. Ce dernier pense souvent être aimé de son prochain ou partenaire. Mais voilà que
celui-ci va déclarer son amour ailleurs. Là, toutes ses illusions tombent et il apprend
tragiquement que ses rapports avec autrui sont complexes, difficiles, souvent faux, sinon
même impossible et c’est là l’origine des multiples cas d’incompréhensions, de
méconnaissance, de solitude ou de conflit. Il faut alors s’adonner à l’amour avec prudence ;
d’où la portée significative des oppositions figuratives "baisers/sanglots" et "soir/clair".
Au plan de la perception, "l’amour" n’existe pas. C’est un concept abstrait, ce qui
relève des cinq sens, c’est le geste d’amour, en l’occurrence "les baisers" qui est un figuratif.
Dans le cas d’espèce, "la haine" s’associe aux figures "sanglant" et "soir" dans la mesure où
les "baisers" qui, naturellement, appellent la douceur et la tendresse, se métamorphosent en
une scène obscure, pernicieuse et acerbe. Cette attitude insidieuse est perceptible dans la
figure de la violence qui affleure dans les lexèmes "glaives, morsures, rages, féroce, mouche
tsé-tsé".
Intéressons-nous maintenant à l’axiologie des figures et thèmes dégagés. Les
oppositions sont formulées de telle sorte que le premier terme “amour” soit celui considéré
par le texte comme euphorique; c’est-à-dire corrélé à une facette de la modalité de type
(plaisir ou positif). Sont aussi euphoriques: “baisers, clair”. Inversement sont dysphoriques ou
en d’autres termes corrélés à une facette de la modalité de type (déplaisir ou négatif): “haine,
sanglant, soir”.

23

Vous aimerez peut-être aussi