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Lecture linéaire n° 2 : poème intitulé « Melancholia »

Livre III « Les Luttes et les rêves », Les Contemplations, de Victor Hugo, 1856

Introduction :

Victor Hugo a été le chef de file du Romantisme au XIXème siècle. Il a composé une œuvre gigantesque qui
témoigne de nombreux engagements personnels en utilisant en plus de ses discours tous les genres littéraires : théâtre,
poésie et roman. Député et poète militant, il s’est préoccupé tout au long de sa vie du sort des misérables et a lutté
contre toute forme d’injustice sociale. Dans le livre III « Les Luttes et les rêves » du recueil Les Contemplations,
publié en 1856, il écrit « Melancholia », un long poème en alexandrins qui témoigne de la misère du peuple en
plusieurs tableaux. Nous étudierons un extrait de ce long poème dans lequel il dénonce l’exploitation des êtres les plus
fragiles, celle des enfants que l’on fait travailler.
Lecture de l’extrait.
Problématique : Nous nous demanderons en quoi le poème de Victor Hugo est utilisé comme un
instrument de la dénonciation. / ou en quoi Victor Hugo défend la dignité humaine et le respect de l’enfance
à travers ce passage/ ou comment l’écriture poétique permet de traduire le sentiment de révolte du poète.
! Analyse linéaire
! Construction :

1er mouvement : v.1 à 4 : Un tableau réaliste et tragique : portrait d’enfants qui s’en vont travailler.
2ème mouvement : v.5 à 16 : Description de leur travail.
3ème mouvement : v.17 à 34 : Réquisitoire du poète contre l’exploitation des enfants

• 1er mouvement : v.1 à 4 : un portrait en mouvement d’enfants qui vont travailler


! Tout d’abord, on peut voir que le poète a choisi le rythme majestueux et solennel de l’alexandrin pour évoquer
la misère sociale et souligner l’aspect sérieux, voire tragique de la question. Il dresse dans un 1er mouvement
un tableau réaliste de la misère par un portrait en action d’enfants qui se rendent au travail. Le poème débute
par deux phrases interrogatives (citer). Victor Hugo se place en observateur curieux par l’utilisation du présent
immédiat et du démonstratif « ces » repris de manière anaphorique au vers 2 et 3 (citer) pour insister sur la
tendresse de leur âge. D’emblée l’antithèse « tous ces… »/ « pas un seul » au v.1, renforcée par la tournure
négative « ne rit » invite le lecteur à se poser aussi la question, à réveiller son intérêt. Le CL du mouvement
« vont/cheminer/s’en vont/vont » (v.1-3-4-5) montre le souci réaliste de l’observateur qui témoigne.
! La caractérisation du terme « enfants » v.1, repris par les périphrases du v.2 et 3 « Ces doux êtres pensifs »,
« Ces filles de huit ans », développés pour chacun par une subordonnée relative « dont pas un seul/que la
fièvre/qu’on voit… » recourt d’emblée au registre tragique, voire pathétique, pour susciter la pitié du lecteur.
Il s’agit d’enfants qui se rendent à l’usine pour y travailler 15 heures par jour. Nous sommes au XIXè siècle, à
l’époque de la révolution industrielle, au développement des usines. Aucune loi n’a été votée en France pour
cadrer ou interdire le travail des plus jeunes. La précision « de huit ans » n’est pas anodine. En 1856 c’est
l’âge minimum officieux pour travailler. Les adjectifs « seules », v.3 et l’adjectif « pensifs », v.2 qui confirme
la tournure négative « ne rit », annoncent déjà l’aliénation morale des enfants que le travail dénature, et
préparent la réponse au v.4 « Ils s’en vont travailler ». De même, le CL de la maladie « fièvre maigrit » insiste
cette fois sur l’aliénation physique de ces enfants de familles pauvres par le travail. La subordonnée « qu’on
voit » fait écho à « où vont » et insiste sur le point de vue externe, comme pour inviter le lecteur à prendre de
la distance, du recul sur ce que l’on peut observer tous les jours et qui est devenu banal.
! Hugo ne tient pas longtemps le lecteur en haleine. La réponse tombe comme un couperet au vers 4, (citer) vers
alourdi par le complément circonstanciel « quinze heures » et la préposition « sous » dans « sous les meules »
qui soulignent le poids et la durée du travail qui ne laissent aucune place aux jeux des enfants.
! Après le début du v.5 « Ils vont » reprise de « Ils s’en vont », v.4 le poète glisse de la description du trajet des
enfants à la description de leurs conditions de travail.

• 2ème mouvement : v.5 à 16: Description de leur travail


! A partir de « de l’aube au soir… », Hugo donne une projection rapide et efficace de ce qui attend ces enfants
en chemin chaque jour. Un travail pénible marqué par la répétition : en témoignent le déterminant indéfini
« même » dans le parallélisme « Dans la même prison, le même mouvement », au v.6, accentué par
l’association à la rime de l’adverbe « éternellement » avec « mouvement » ; le rythme binaire de ce vers est
également repris avec la même monotonie au v.11 par la répétition de l’adverbe « jamais » (citer le vers). Le
cycle répétitif évoqué par ces couples de termes, (même/jamais) cumulés aux compléments circonstanciels
« de l’aube au soir » et « éternellement » fait penser au mythe de Sisyphe, condamné à rouler un rocher
jusqu’en haut d’une montagne, le voir tomber et recommencer son ouvrage chaque jour. Travail qui ôte tout
sens et tout avenir, ici, à la vie de ces êtres fragiles. On retrouve cette idée plus loin au v.19 dans l’expression
« œuvre insensée ».
! La durée et la répétition des tâches suggèrent le travail à l’usine, source de progrès selon l’économiste de
l’époque, Saint-Simon, mais lieu qui est vu dans le poème comme une « prison », v.6, privation de liberté
pour l’enfant et véritable labyrinthe où il est enfermé et dévoré par une sorte de minotaure, représentée ici par
la machine. Le CL de la monstruosité le traduit bien avec les termes « monstre hideux », « qui mâche », v.8,
« les dents », v.7 ; l’aspect vorace, dévorant, qui annihile le rêve et la joie de l’enfance s’entend jusque dans
l’allitération en -m et l’assonance en « -on/om » aux v. 7-8 « d’une machine sombre, /Monstre hideux qui
mâche on ne sait quoi dans l’ombre » ; la vision fantastique de la machine industrielle, gigantesque pour les
enfants « accroupis », v.7, devient l’allégorie de la peur où l’imagination féconde et le merveilleux, propre aux
enfants, n’a plus de place. La misère sociale est aussi une misère morale.
! On arrive progressivement à l’idée d’enfer » au v.9, d’abord avec l’aspect obscur donné avec « ombre », v.8
mais surtout à travers l’antithèse qui oppose des termes forts dans « Innocents dans un bagne, anges dans un
enfer », le 2ème hémistiche étant la traduction en image biblique de la réalité du 1er ; cette gradation et ces
termes hyperboliques et antithétiques sont employés pour frapper l’imagination du lecteur et l’amener à
réfléchir sur la situation de ces enfants. Le parallélisme « Tout est d’airain (bronze), tout est de fer », par
l’image dure et froide du métal, ajoute également à cet univers l’idée d’inconfort et surtout de souffrance, de
torture. La révolution industrielle était considérée comme un « âge d’or » à l’époque, ici, Hugo semble
suggérer un retour au monde primitif de l’âge de fer.
! On notera que le rejet « Ils travaillent » au début du v.10 s’opposant à « joue », v.11 semble insister sur cette
activité contre-nature pour des enfants et en accentue le sens de privation de liberté, de loisir. Le poète ne se
contente pas de décrire, il dénonce, prend position en utilisant le registre polémique, en particulier à travers les
modalisateurs tels que « innocents – bagne – enfer – hideux », qui portent un jugement négatif et expriment
toute son indignation.
! Ainsi, à partir du v.12, cette indignation se traduit par des phrases exclamatives qui vont se multiplier jusqu’à
la fin du poème. Le connecteur logique « Aussi », v.12, dans « Aussi, quelle pâleur ! » poursuit le registre
polémique mais il est soutenu par le registre pathétique de plus en plus important. On observe le CL de la mort
dans les noms « pâleur » et « cendre », v.12, « las », v.13, « destin » et l’interjection « hélas ! », v.14 qui font
de ces enfants à peine nés des êtres fantomatiques, sans avenir et sans perspective d’épanouissement. Aussi,
cette dimension fantomatique est soulignée par le pronom indéfini « on » dans « on ne s’arrête/on ne joue »,
v.11 qui marque l’annihilation de l’individu, la suppression de son identité ; Leur innocence est soulignée par
le v.14 « Ils ne comprennent rien » et par le fait qu’ils s’adressent à Dieu. L’emploi du discours direct pour
faire parler les enfants permet de frapper encore les esprits, d’émouvoir le lecteur. (citer les v.15-16). En effet,
leurs paroles prennent le ton implorant d’une prière (« Notre père… »). Pour Victor Hugo qui donne une large
place au thème religieux dans son recueil, le travail des enfants est non seulement un non-sens mais un
blasphème, un non-respect de la création divine. On retrouvera tout un CL à la fin du poème sur le blasphème.
! Au v.13, l’expression « Il fait à peine jour » marque un rappel, un retour au début du poème et montre que le
poète vient de faire une projection d’une journée de travail, par anticipation, pendant l’itinéraire de l’enfant en
route vers son lieu de travail. Cette expression fait écho à « où vont », v.1, « Ils s’en vont », v.4, « Ils vont, de
l’aube au soir », v.5. Cette description du travail des enfants construites par les registres fantastique,
polémique, pathétiques et tragique va laisser place à partir du v.17 à un réquisitoire violent sur ces conditions
de vie infligées aux enfants des masses populaires.

• 3ème mouvement : v.17 à la fin : réquisitoire contre le travail des enfants


! A partir des apostrophes « Ô servitude infâme imposée à l’enfant », v.17, et « Rachitisme !», v.18, Victor
Hugo quitte la description pour se faire l’avocat de la cause des plus jeunes et ouvre un 3ème mouvement qui
va prendre la forme d’un véritable réquisitoire contre le travail des enfants. Le concept de « travail » à partir
du v.18, cause des deux termes précédents « servitude » et « Rachitisme » devient le principal sujet syntaxique
de cette dernière partie, relayé au v.23 par la reprise « Travail mauvais » et au v.26 « Progrès dont on
demande », tous développés par de nombreuses subordonnées relatives jusqu’au v.28 : (… «travail dont le
souffle », v.18 ; « qui tue… », v.19 ; « Et qui ferait », v.21 ; v.23 « travail mauvais qui prend… » ; puis avec
les anaphores « Qui produit/Qui se sert… » aux v.24-25 et enfin « progrès…/Qui brise…/qui donne en
somme », v.27. Ce martèlement de subordonnées à l’intérieur de phrases exclamatives, marque l’indignation
du poète et a un but persuasif, celui de frapper les esprits et d’émouvoir. Mais cette indignation va se
transformer progressivement en colère à travers laquelle il scande les arguments suivants :
- L’argument religieux : le travail est diabolisé, présenté comme la figure inversée de Dieu, comme le
suggèrent les structures en chiasme sonore « Défait ce qu’a fait Dieu », v.19 ou syntaxique : « qui tue…/« la
beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée », v.20 ; Il joue sur les sens de « fruit » au v.21 (citer) : il
désigne les conséquences d’une action mais il fait allusion au fruit du péché originel. Ce travail est donc
l’antithèse de la Création.
- L’argument de la santé physique et intellectuelle : Hugo utilise des formules frappantes, des hyperboles :
« Rachitisme », ce terme fort résume les conséquences de ce travail sur la santé des enfants. Il va, de plus,
chercher des symboles pour appuyer ses arguments : celle de la beauté antique : « qui ferait/D’Apollon un
bossu », pour dire que ce travail ruine le corps ; « de Voltaire un crétin » (v.22) : ce travail réussirait à abêtir
ce philosophe réputé pour sa vivacité d’esprit.
- A la reprise « Travail mauvais » il reprend la métaphore du monstre dans « qui prend l’âge tendre en sa
serre » (« serre » renvoie aux griffes du rapaces) ; il s’ajoute au v.18 « travail dont le souffle étouffant » qui
renvoie au dragon, monstre fabuleux. Cette métaphore filée du monstre tout au long du poème souligne
l’aspect inhumain de ce travail.
- L’argument économique et social : les antithèses dans « produit la richesse en créant la misère », v.24 ;
« d’un enfant ainsi que d’un outil », v.25 suggèrent que le travail des enfants crée le chaos, crée une inversion
des valeurs ; en outre, le parallèle entre le « travail » et le concept de « progrès » (citer le v.26) donne une
dimension ironique à la tirade. Victor Hugo reprend ce terme de Saint-Simon et des partisans de
l’industrialisme (qui voient dans l’industrie un progrès) pour les retourner contre eux dans l’antithèse « qui
donne en somme/Une âme à la machine et la retire à l’homme ». Tout cela souligne l’absurdité de ces théories
économiques et du travail qui dévitalise, déshumanise les enfants.
! Hugo termine l’extrait en reprenant l’argument religieux. Il se fait imprécateur (personne qui profère des
malédictions) à travers les nombreuses anaphores de l’adjectif maudit dont l’occurrence revient 4 fois du v.29
au v. 32 (citer) ; par le CL du vice « vice », « opprobre », « blasphème », il reproche aux hommes de pervertir
par le travail industriel la création de Dieu dont l’enfant est l’image la plus pure (« s’abâtardit », v.30) et en
incluant l’amour maternel à l’amour divin « ce travail, haï des mères », v.29.
! On notera que le rythme des vers à partir du v.29 contribue à donner plus de force persuasive aux derniers
arguments du poète. En effet, on assiste à une gradation en intensité : la rime interne « haï »/ « maudit ! », au
v.29 et l’assonance en [i] qui suit (« maudit »/ « vice »/ « s’abâtardit » v.29-30), plus l’anaphore de « Maudit »
(v.30-31), plus la répétition de « comme » ; (citer le vers) le tout relancé par l’apostrophe « Ô Dieu qu’il soit
maudit », comme dans un dernier élan, l’ensemble cousu à la rime « blasphème/même » donne un rythme
répétitif qui monte en puissance comme dans un bouquet final et laisse exprimer la colère et l’indignation du
poète.
! Enfin, la tension retombe dans le distique final où il oppose ce travail synonyme de société décadente au « vrai
travail », v.33, un travail positif, constructif et sain, respectant la dignité humaine. Les adjectifs « sain, fécond,
généreux » et le CL du bonheur « libre, heureux » montrent que Hugo croit possible cette société de progrès
social et humain et débouchent sur une note d’espoir.

Conclusion :
Ainsi, ce poème témoigne de l’engagement politique de Victor Hugo auprès des plus démunis. A l’époque de la
révolution industrielle qui croit au progrès, le poète donne une voix divergente par ses idées socialistes. Par les
procédés qu’il utilise, les registres variés, le travail sur les mots, le jeu subtil des sonorités, le rythme des vers, il fait
de l’écriture poétique une arme persuasive pour dénoncer. Ces procédés illustrent parfaitement ce que l’auteur écrit
dans la préface de Cromwell : « L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus
éclatant. C’est le fer qui devient acier ».

(L’acier étant plus résistant et plus brillant que le fer)

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