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Masarykova univerzita

Filozofická fak ulta

Ústav románsk ých jazyk ů a literatur

Učitelství francouzsk ého jazyk a a literatury pro střední školy

Bc. Alžběta Juránková

L'univers mystérieux de Charles-Ferdinand Ramuz


analyse basée sur l'explication des œuvres choisies

Magisterská diplomová práce

Vedoucí práce: prof. PhDr. Petr Kyloušek, CSc.

Brno 2009
Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947)

2
Prohlašuji, že jsem pracovala samostatně a že jsem používala jen materiály uvedené
v bibliografii.

3
Table des matières

Avant - propos
Introduction
1. Présentation générale de l'auteur et de la terminologie utilisée
1.1. Personnalité de Ramuz dans le contexte de la littérature suisse romande
1.2. Brève esquisse des plus importants moments dans la vie de l'auteur
1.3. Mise au point des termes utilisés
1.4. Les sources d'inspiration chez Ramuz
2. Analyse des romans choisis
2.1. explication du choix des textes
2.2. Règne de l'Esprit Malin
2.2.1. Résumé
2.2.2. Personnages et leur rôle dans la formation du mystérieux
2.2.3. Thèmes menant à la formation de l'univers mystérieux
2.2.4. Composition de l'œuvre
2.2.5. Procédés narratologiques
2.2.6. Construction linguistique du texte et caractéristique de
l'écriture
2.3. Les Signes parmi nous
2.3.1. Résumé
2.3.2. Personnages et leur rôle dans la formation du mystérieux
2.3.3. Thèmes menant à la formation de l'univers mystérieux
2.3.4. Composition de l'œuvre
2.3.5. Procédés narratologiques
2.3.6. Construction linguistique du texte et caractéristique de
l'écriture
2.4. La Grande Peur dans la montagne
2.4.1. Résumé
2.4.2. Personnages et leur rôle dans la formation du mystérieux
2.4.3. Thèmes menant à la formation de l'univers mystérieux
2.4.4. Composition de l'œuvre
2.4.5. Procédés narratologiques
2.4.6. Construction linguistique du texte et caractéristique de

4
l'écriture
2.5. Derborence
2.5.1. Résumé
2.5.2. Personnages et leur rôle dans la formation du mystérieux
2.5.3. Thèmes menant à la formation de l'univers mystérieux
2.5.4. Composition de l'œuvre
2.5.5. Procédés narratologiques
2.5.6. Construction linguistique du texte et caractéristique de
l'écriture
3. Comparaison des œuvres choisies
Conclusion
Bibliographie
Annexes

5
Remerciements

Au terme de ce travail, ma reconnaissance va tout particulièrement à M . Petr


Kylousek, professeur de littérature française à la Faculté de Lettres de Brno, qui a
accepté la direction de ce mémoire. Grâce à ses conseils et encouragements, mon
travail était plus facile à mettre en œuvre.

Mes grands remerciements vont aussi à mon mari Pavel, à ma famille et à nos
amis Daenzer et Gurtner qui m'ont soutenu et qui m'ont aidé à rassembler le matériel
nécessaire pour ma recherche.

6
Introduction

« L'esthétique réaliste ne [...] suffit plus [à Ramuz] ; i l aspire à quelque chose


mal défini encore, mais qui va bien au delà. Il pressent un monde invisible qu'il
s'agit de découvrir. » l

Depuis le début de l'histoire du monde, l'être humain prouve un intérêt


particulier aux mystères qui entourent son existence. Les gens cherchent les réponses
aux questions liées à la mort et à la vie éternelle, méditant sur des phénomènes qui
les dépassent. Mais que signifie le mystérieux en littérature ? V u que ce genre de
roman n'est ni défini, ni exploré, nous nous trouvons dans un univers intact qui invite
à explorer. En général, ce type de textes se montre thématiquement proche des
œuvres soulevant la problématique métaphysique où les écrivains et philosophes
réfléchissent à l'influence des forces surnaturelles à l'existence de l'homme. Ramuz
fait partie des auteurs mettant en relief les inquiétudes intimes qui l'obsèdent. Sa
recherche d'une réalité supérieure se reflète non seulement dans le choix lexical ou
thématique de ses textes mais elle émerge aussi grâce à la façon de structurer et
narrer l'histoire.
Ce mémoire se veut une étude de différents procédés qui contribuent à
percevoir l'univers de Ramuz en tant que mystérieux. Pour établir des principes
constitutifs du mystérieux, nous nous concentrerons sur quatre romans
représentatifs : Le Règne de l'esprit malin, Les Signes parmi nous, La Grande Peur
dans la montagne et Derborence, qui nous dévoileront les tendances dominantes
dans la formation du mystérieux chez l'écrivain.
Avant de procéder à l'analyse des livres choisis, nous présenterons l'écrivain
dans le contexte littéraire suisse et nous poursuivrons avec une brève esquisse
soulevant les moments cruciaux de sa vie. Une fois expliqués les termes de base qui
se rattachent au mystérieux, nous dresserons l'éventail des sources d'inspiration qui
ont façonné l'œuvre du romancier.

G U Y O T , Charly : Comment lire C. F .Ramuz, Paris, Éditions aux étudiants de France, 1946,
p. 31.

7
Ensuite, nous passerons à la partie analytique qui commencera avec un aperçu
général sur la production romanesque de Ramuz. Après avoir exposé les majeures
tendances et thèmes, nous justifierons la sélection des textes qui seront étudiés
isolément selon les mêmes critères. Or, ceci nous permet d'observer les différences
dans le caractère du mystérieux qui varient selon la thématique du texte. La partie
centrale de notre recherche, consistera en une étude des romans représentatifs. La
formation du mystérieux sera démontrée sur six niveaux différents. Nous entamerons
l'analyse de chaque roman par un bref résumé de l'intrigue suivi par la présentation
des personnages clés. Puis, nous les montrerons l'inventaire des thèmes soulignant le
mystérieux pour aborder ensuite son émergence à travers les procédés
compositionnels. En dernier lieu, nous nous consacrerons à l'observation des traits
caractéristiques de la narration et nous terminerons l'explication des œuvres en
mentionnant les empreintes du mystérieux sur les procédés linguistiques.

La partie finale résumera les ressemblances et divergences des œuvres


choisies et tâchera de répondre à la question initiale : « Comment se présente le
mystérieux dans la production romanesque de Ramuz ? » Ce dernier chapitre offrira
aussi un « mode d'emploi » servant à l'identification d'un texte mystérieux.

8
1. Présentation générale de l'auteur et de la
terminologie utilisée

1.1. Personnalité de Ramuz dans le contexte de la littérature


suisse romande

Malgré l'unité territoriale, L a Confédération Helvétique représente un


schéma linguistique et culturel très varié. Formée par quatre langues différentes, la
littérature suisse n'a pas véritablement aspiré à s'identifier par le moyen du langage
mais elle met en relief les thèmes communs qui deviennent le moteur de toute
2

production littéraire.

Pourtant, grâce à la Réforme qui se répand non seulement sur le territoire


3

alémanique mais qui a beaucoup de partisans aussi dans la partie française, le


protestantisme va exercer aussi une influence déterminante au plan littéraire 4

jusqu'au 19 siècle. Les auteurs vont s'exprimer sur différents problèmes qui
e

touchent la religion ainsi que la morale, l'Eglise ou la Bible.

Avant 1793 , l'élément germanophone était beaucoup plus important que les
5

trois autres car la Confédération comprenait avant tout des cantons de langue
allemande. Mais avec l'annexion du canton de Vaud, les francophones commencent
à imposer leur culture dans leur propre langue.
Parmi les premiers auteurs qui représentent les débuts littéraires de
l'expression française, nous pouvons mentionner Jean Jacques Rousseau (1712-
1778), Germaine de Staël (1766-1817) ou Benjamin Constant (1767-1830).

Parmi les thèmes dominent la représentation de la vie alpestre, la vie paysanne et l'image de
la nature.
L a Réforme surgit d'abord à Zurich (personnage de Zwingli) et gagne petit à petit d'autres
cantons. Les promoteurs dans la partie francophone étaient Calvin (Genève), Viret
(Lausanne) et Farel (Neuchâtel).
Voir Dictionnaire des littératures suisses, Lausanne, Edition de L'Aire, 1991, p. 338.
Instauration de la République helvétique

9
Avec la deuxième moitié du 19 siècle arrive l'âge d'or de la littérature
e

nationale, la vie culturelle prolifique donne naissance aux figures illustres de la


Suisse romande : Rodolphe Tôpffer (1799-1846), l'inventeur de la bande dessinée
suisse, ou Henri-Frédéric Amiel (1821-1881).
6

Nourris de l'héritage de leurs prédécesseurs, les auteurs du 19 e


siècle
revendiquent l'autonomie littéraire par apport à la France et vont s'efforcer de
trouver la particularité suisse aussi dans le domaine de la langue.
A cette époque apparaît C F . Ramuz, un auteur qui a d'abord tourné son
regard vers la production littéraire de la France. Et « [c]'est à Paris que s'est formé le
génie de Ramuz... » En fait, i l devait s'éloigner de son pays pour comprendre sa
7

particularité et pour retrouver la vocation d'écrivain que veillait en lui.


L'arrivée de Ramuz sur la scène littéraire suisse signifie un grand changement
car c'est justement lui qui prend la défense du français suisse considéré en tant
qu'une variante inférieure du français de France . Son essai Raison d'être, publié en
8

1914, va représenter un document pragmatique qui, pour la première fois, souligne le


désir de l'écrivain de s'exprimer dans une langue qui lui soit propre.
« Mon pays a eu deux langues : une qu'il lui fallait apprendre, l'autre dont i l
se servait par droit de naissance ; i l a continué à parler sa langue en même temps
qu'il s'efforçait d'écrire ce qu'on appelle chez nous, à l'école, le bon français. » 9

Mais cette défense de sa langue maternelle va exciter aussi de nombreux


auteurs qui sous la direction d'Henri Poulaille vont susciter la polémique Pour ou
contre CF.Ramuz qui paraît 1926 dans les Cahiers de la Quinzaine . 10

Henri-Frédéric Amiel est devenu célèbre grâce à son Journal qu'il écrivait pendant la période
de trente ans.
D U N O Y E R , J . M . : CF.Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959, p. 40.
Voir Histoire de la littérature en suisse romande publié sous la direction de Roger
Francillon. Lausanne, Editions Payot, 1998, tome II, p. 257.
R A M U Z , C F . : OC, t.XX, publié dans Histoire de la littérature en suisse romande publié
sous la direction de Roger Francillon, Lausanne, Editions Payot, 1998, tome II, p. 262.
Le monde des lettres est divisé en deux champs : les détracteurs de Ramuz (comme André
Thérive, André Rousseaux ou Auguste Bailly) l'accusent d'écrire mal exprès, ses défenseurs
(Ch. A. Cingria ou Fernand Chavannes) prônent sa langue.
Voir D U N O Y E R , J.M. : CF.Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959,
p. 140.

10
En contrepartie, en Suisse existaient aussi des revues qui publiaient ses
auteurs. Ceux-ci pouvaient non seulement s'y exprimer librement quant à leur vision
esthétique mais, de même, ils y publiaient leurs œuvres. Parmi les périodiques
littéraires cruciaux, nous pouvons nommer la Bibliothèque universelle 11
qui connaît
son apogée au début du vingtième siècle, la Semaine littéraire 12
ou la Voile latine,
fondée en 1904 par C.F.Ramuz, Alexandre Cingria, Adrien Bovy et Charles-Albert
Cingria.

Les revues des auteurs jeunes qui s'efforçaient de rénover l'esprit romand
sont avant tout la Voile latine (1904-1910) et les Cahiers vaudois (1914-1921).
Ramuz a figuré dans la majeure partie de revues littéraires de la Suisse romande soit
en tant que directeur 13
soit comme un des principaux écrivains collaborateurs.
Pourtant, son principal apport dans la vie culturelle était sa contribution à la
construction de la particularité littéraire suisse.

Néanmoins, même après la mort de Ramuz, la littérature suisse de


l'expression française reste longtemps divisée selon les cantons auxquels les auteurs
appartenaient : « comme si c'étaient les terres qui parlaient sans la moindre
médiation, comme si la littérature se rattachait sans la moindre discussion possible à
une communauté surtout petite, surtout particulière. » 1 4

Selon cette appartenance régionale, la production littéraire de la Suisse


romande regroupe deux champs d'auteurs : les uns qui puisent leur inspiration dans
les Alpes , les autres qui brossent le tableau de la société jurassienne .
15 16

Puisque l'œuvre littéraire de Ramuz se centre aux thèmes typiquement suisses


et introduit également un style romand différent de celui de la France, i l existe un
nombre important d'auteurs qui puisent dans ses ouvrages leur inspiration et
héritage spirituel.

11
Revue suisse de 1879 à 1935 avec laquelle collaborait Ramuz.
12
Dirigé par Louis Debarge
13
Aujourd'hui (1929-1931) ou La Revue romande (1919- de courte durée)
14
C A L A M E , Christophe : Sept cent ans de la littérature en Suisse romande, Paris, Editions de
la Différence, 1991, p. 10.
15
P.ex. Maurice Zermatten (1910-2001), Maurice Chappaz (1916-2009), Maurice Métrai
(1929-2001), Corina Bille (1912-1979).
16
P.ex. Gustave Roud (1897-1976), Jean-Pierre Monnier (1921-1997), ou Jacques Chessex
(*1934).

11
L'un de ses successeurs les plus importants était le valaisan Maurice
Zermatten (1910-2001) qui était après la mort de Ramuz longtemps regardé par les
Français comme le seul représentant de la littérature romande.
Maurice Chappaz (1916-2009) représente un autre écrivain qui s'inspire de
son style en mettant en valeur le caractère extraordinaire de la nature suisse. Il
dénonce l'idéologie du progrès et montre les risques dont il peut être responsable.
Le dernier écrivain de la lignée ramuzienne est Charles François Landry
(1973) qui raconte la vie des bergers et d'artisans et imprègne aussi son œuvre des
traits poétiques.

1.2. Brève esquisse des plus importants moments dans la vie de


l'auteur

En septembre 1878 naît à Lausanne un écrivain qui va devenir le personnage


clé des lettres romandes du début du vingtième siècle. Portant les noms des deux
frères aînés morts prématurément , c'est au cours de son enfance qu'il entreprend sa
17

quête d'identité.
Issu d'une famille de commerçants, i l fait d'abord connaissance de la ville
mais après de nombreux séjours de vacances passés dans le Gros de Vaud, i l trouve
sa grande source d'inspiration dans la campagne.
Il découvre très tôt les œuvres de Hugo, Rousseau ou Maurice de Guérin qu'il
va imiter dans ses premières poésies. En composant ses textes, i l flâne dans les
champs et s'adonne aux rêveries du promeneur solitaire.
Bachelier, i l effectue pendant six mois un séjour d'études à Karlsruhe. Par la
suite, i l entreprend des études de droit pour satisfaire son père, cependant, son
inclination vers la littérature devient de plus en plus forte et c'est ainsi que depuis
1897 Ramuz suit des cours à la Faculté des lettres.

Après avoir obtenu sa licence, il quitte Lausanne pour Paris avec l'intention
d'écrire une thèse sur Maurice de Guérin. Ramuz affirme que son séjour dans la
capitale française représente le moment crucial dans sa vie car : « [...] je revenais de

17
« Je porte les prénoms de deux petits frères morts avant ma naissance, dont l'un s'appelait
Charles, l'autre Ferdinand, ce qui m'a fait un prénom d'archiduc dont je ne suis pas
responsable. »
D U N O Y E R , J . M . : CF.Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959, p. 17.

12
Paris tout différent de ce que j'étais au départ : j ' y avais pris conscience de moi-
même. » 1 8

Son séjour parisien couvre la période de douze ans (1902-1914) pendant


laquelle il côtoie des cercles littéraires, et fait connaissance avec des écrivains et
peintres célèbres . Grâce à ses nombreuses rencontres avec ces érudits, il s'adonne à
19

l'écriture et publie ses premiers livres.

Une de ses œuvres qui datent encore de l'époque parisienne : Aimé Pache,
peintre Vaudois, lui vaut le Prix Rambert que la Section Vaudoise de la Société
suisse d'étudiants de Zofingue lui attribue en 1912.
Suite à son mariage avec madame Cécile Cellier , il s'installe en Suisse au
20

Treytorrens, près de Lausanne. Peu après le retour des jeunes mariés dans le canton
de Vaud, Ramuz s'engage pleinement dans la vie littéraire en collaborant à de
nombreuses revues . 21

Une autre rencontre décisive dans sa carrière est celle du compositeur russe
Igor Stravinsky. Outre les œuvres traduites en français, de leur collaboration
prolifique excelle L'Histoire du soldat , ou Noces .
22 23

En 1923, il est lauréat du Prix Rambert pour son roman Passage du poète et
cinq années plus tard, il est même couronné du Grand Prix Romand. Ceci lui permet
d'acheter une grande maison à Pully qu'il va appeler La Muette et qui devient depuis
1930 sa résidence. Même s'il reçoit beaucoup de visites dans sa maison, il devient de
plus en plus solitaire, recherche le calme en s'enfermant dans son bureau avec des
livres.
En 1936, i l remporte le Grand Prix de littérature que la fondation Schiller lui
décerne à Zurich. Une année plus tard, il est nommé docteur honoris causa de
l'université de Lausanne.

D U N O Y E R , J . M . : CF.Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959, p. 31.


Par exemple Paul Claudel, Jean Cocteau, Cézanne, André Gide, Charles Péguy, Edouard
Rod ou René Auberjonois.
Cécile Cellier est jeune peintre neuchâteloise que Ramuz rencontre à Paris, de cette union
naît en 1913 Marianne, leur fille unique.
Par exemple Cahiers vaudois, La Voile latine, Aujourd'hui, La Revue romande.
Musique de scène en forme de mélodrame basé sur le texte de Ramuz.
Ballet avec chants et musique, Ramuz traduit le texte du russe en français.

13
Ramuz ressent très profondément l'avènement de la deuxième guerre
mondiale même si pour la Suisse c'est plutôt une « drôle de guerre ». De surcroît,
depuis 1940, sa santé s'aggrave et il a de sérieux problèmes d'estomac. Pourtant, les
dernières sept années de sa vie i l retrouve encore de l'élan grâce à son petit fils
Guido qu'il a rebaptisé en Monsieur Paul.

Ramuz succombe à sa maladie le 23 mai 1947 à Pully et même si le livre de


sa vie se ferme définitivement, on ne l'oublie pas en Suisse. En 1950, ses amis ont
2 4
fondé l'association « Les amis de C F . Ramuz » avec l'intention de promouvoir,
conserver et faire publier son œuvre.
25
Depuis 1955, ils décernent tous les cinq ans le Grand Prix Ramuz aux
auteurs suisses d'expression française et dès 1983, certains écrivains deviennent
honorés aussi de son Prix de Poésie.

1.3. Mise au point des termes utilisés

Si on regarde toute la production littéraire de Ramuz, nous ne pouvons pas


parler de lui comme d'un auteur du fantastique car i l n'écrit pas délibérément ses
livres selon les conceptions de ce genre. Pourtant, certains de ses livres dévoilent des
traits fantastiques, dans d'autres textes domine le surnaturel ou le légendaire. C'est
pourquoi nous allons entamer notre analyse par l'explication des termes utilisés pour
pouvoir mieux classer ses romans.

Malgré le fait que le genre fantastique naît et se développe surtout au cours


e 26
du 19 siècle , nous devons constater que certains de ses motifs se cachent déjà dans
27
les légendes ou dans des contes de fées . Les théoriciens de la littérature ne sont pas
encore arrivés à se mettre d'accord sur sa définition, ainsi, de leurs différents points

TLFI [online], [cit.2009-11-07]


Voir http://www.fondation-ramuz.ch/
Parmi les lauréats citons par exemple Charles-F rançois Landry (1960), Alice Rivaz (1980)
ou Pierre Chappuis (2005)
Le mot « fantastique » existait déjà auparavant mais ce n'est que vers 1980 que ce substantif
va servir également pour désigner une catégorie littéraire.
Voir STEINMETZ, Jean-Luc : La littérature fant ast ique, Paris, Presses Universitaires de
France, 1990, p. 4.
Voir ŠRÁMEK, Jiří : Morfologie fant ast ické povídky, Brno, Masarykova univerzita, 1993,
p.3.

14
de vue résultent plusieurs définitions qui soulignent chacune un autre aspect du
fantastique.
Dans notre brève présentation des différentes théories élaborées, nous allons
observer l'ordre chronologique pour rendre compte de son évolution au fil des
années. Bien que le champ théorique du fantastique soit très vaste, nous allons
exposer seulement les théories de base.

L'une des premières théories de haute portée est celle Pierre-Georges Castex.
Elle paraît dans sa thèse Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant
(1951), et met en relief le caractère obscur du fantastique. Castex l'associe souvent
au cauchemar ou au délire et le définit comme « [...] l'intrusion brutale du mystère
dans la vie réelle » '.
28

Vu que Ramuz s'inspire parfois des légendes, le concept de Roger Caillois,


auteur de l'Anthologie de la littérature fantastique (1966), correspond mieux à notre
interprétation du fantastique. Caillois oppose le fantastique au féerique et estime que
la majeure différence entre eux consiste dans la vision subjective ou objective des
faits. Quant au fantastique, « la manifestation, surnaturelle ou non, qui se présente au
personnage, n'a presque toujours de réalité que subjective » 2 9
alors que dans le
féerique, le surnaturel est perçu par tous comme la loi ou « la substance même de
l'univers » .
3 0

Dans ses réflexions, i l mentionne une autre composante importante du


fantastique : le thème. Pour lui « le fantastique ne réside pas dans le thème mais dans
la manière dont celui-ci est traité. » 3 1
Par cette constatation, i l spécifie que ce n'est
pas uniquement le décor macabre qui se rattache à ce genre.

Comme nous pouvons le voir, le fantastique ne consiste pas seulement en son


thème particulier mais il est également caractérisé par d'autres critères. De nombreux
théoriciens abordent cette problématique et publient des textes qui se penchent sur
des spécificités du personnage, de l'espace, du temps ou de la narration dans une

M A L R I E U , Joël : Le fantastique, Paris, Hachette, 1992, p. 39.


Ibid., p. 41.
Ibid., p. 40.
Ibid., p. 41.

15
œuvre fantastique. C'est pourquoi, pour dénommer un livre en tant que fantastique,
nous devons l'étudier minutieusement et tenir compte des critères mentionnés.

La troisième théorie, élaborée par Tzvetan Todorov dans son Introduction à


la littérature fantastique (1970), désigne le genre avant tout selon son lecteur. De
cette façon, i l soumet le fantastique aux trois conditions : « [d]'abord il faut que le
texte oblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde des
personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication
surnaturelle des événements évoqués. » 3 2
Dans sa deuxième condition, l'hésitation
doit devenir « un des thèmes de l'œuvre ; dans le cas d'une lecture naïve, le lecteur
réel s'identifie avec le personnage » . Son ultime condition vise l'attitude envers le
3 3

texte car le lecteur du fantastique « refusera aussi bien l'interprétation allégorique


que l'interprétation « poétique » » . 34

Présentons encore la théorie du fantastique élaborée par Jifí Srámek dans


Morfológie fantastické povídky (1993) où l'auteur définit ce genre aussi selon son
modèle narratif. Suite à l'observation de plusieurs textes considérés comme
fantastiques, Srámek compare les spécificités de leur perspective narrative en
formulant des règles générales qui facilitent la classification du genre.
L'auteur démontre le rôle du héros dans la narration en fonction de neuf
éléments constitutifs de l'action. Srámek appelle ces fonctions narratives :
1. signe
2. tentation
3. initiation
4. manifestation du fantastique
5. doute
6. confirmation du fantastique
7. lutte ou acceptation
8. explication
9. victoire ou défaite

T O D O R O V , Tzvetan : Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil, 1970, p. 29.


M A L R I E U , Joël : Le fantastique, Paris, Hachette, 1992, p. 46.
Ibid.,p. 47.

16
Même si tous ces neufs éléments contribuent à classer une œuvre dans le rang
du fantastique, ce n'est que la victoire ou la défaite qui se montrent clés car ils
35
concluent l'expérience du héros avec le fantastique .

Après avoir examiné ces différentes théories, nous allons essayer de dresser le
tableau des genres apparentés qui peuvent se refléter aussi dans les lettres
ramuziennes et qui ont pour nous une valeur plus importante.
L'un des éléments fondamentaux du fantastique est sans doute le surnaturel
qui représentait au départ l'un des critères de base du fantastique. Le Trésor de la
langue française, le définit comme « [c]e qui relève d'un ordre supérieur à celui de la
nature, ce qui n'est pas réductible aux lois de la nature, aux explications
3 6
rationnelles. » Nonobstant, il commence à s'émanciper du fantastique à partir du
e
18 siècle où les théoriciens le différencient du surréel qu'ils caractérisent comme la
37
représentation de l'épouvantable .

Un autre courant qui est marqué par la mise en place des phénomènes
surnaturels est le mysticisme. Terme dérivé de l'adjectif myst ikos qui « au temps des
38
Pères de l'Eglise désignait le sens caché, visé par Jésus dans le texte biblique » .
Même si ce substantif est souvent associé à la religion ou à la philosophie, il peut être
le fruit des auteurs dont les «visions écrites [...] contiennent bien des fantasmes
3 9
célestes et infernaux qu'ils nomment révélations ou messages » .
Pour préciser le terme de mystique, citons encore le poète français J.C.Renard
qui le perçoit comme « expérience de ce qui nous dépasse tout en nous habitant et
qui n'a de sens que dans le Mystère irréductible que l'on nomme Dieu ou
40
l'Absolu. »

Voir ŠRÁMEK, Jiří : Morfologie fant ast ické povídky, Brno, Masarykova univerzita, 1993,
p. 46-53.
TLFI [online], [cit.2009-26-06]
URLhttp://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1019428290;
Voir ŠRÁMEK, Jiří : Morfologie fant ast ické povídky, Brno, Masarykova univerzita, 1993,
p.7.
Dictionnaire de la mystique, Brepols, 1993, p. 557.
H E L L E N S , F ranz : Le fantastique réel, Stavelot, Editions Labor, 1991, p. 99.
R E N A R D , J.C. : Quand le poème devient prière, Paris, Nouvelle cité, 1987, p. 62.

17
Près du surnaturel se situe aussi le merveilleux où les faits inexplicables ne
provoquent aucune réaction auprès des personnages ni auprès du lecteur. En général,
dans ces récits ne règne pas une ambiance ténébreuse et l'histoire se conclut d'une
manière heureuse ce qui n'est pas le cas des textes ramuziens.
A l'opposé des textes ayant un dénouement heureux, nous rencontrons le
tragique qui désigne tout ce qui est lié au malheur. Le Trésor de la langue française
le caractérise comme « [p]ropre à une situation conflictuelle, dramatique,
douloureuse, dans laquelle une personne est prise comme dans un piège dont elle ne
peut s'échapper. » 4 1

Etant donné que Ramuz puise fréquemment l'inspiration dans la vie des
montagnes valaisannes où longtemps persistaient des croyances populaires, nous
nous permettons d'incorporer dans ce chapitre aussi quelques mots concernant la
légende.

D'après la référence du Trésor de la langue française, la légende est un


« [rjécit à caractère merveilleux, ayant parfois pour thème des faits et des
événements plus ou moins historiques mais dont la réalité a été déformée et amplifiée
par l'imagination populaire ou littéraire. » 4 2
Les légendes sont souvent reliées aux
mythes qui relatent des aventures imaginaires transmises par tradition. De plus, ils
« [mettent] en scène des êtres représentant symboliquement des forces physiques, des
généralités d'ordre philosophique, métaphysique ou social. » 4 3

Suite à cette explication des genres apparentés au fantastique, nous nous


rendons compte que la production romanesque de Ramuz comprend plusieurs traces
du fantastique et du surnaturel. Néanmoins, pour classifier son œuvre, aucune des
définitions citées préalablement ne nous paraît idéale. C'est pourquoi nous optons
plutôt pour une autre conception qui comprendrait tous ces éléments partiels sous un
terme : le mystérieux.

TLFI [online], [cit.2009-26-06] URL


http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2005410015;
TLFI [online], [cit.2009-26-06] URL
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2991423870;
TLFI [online], [cit.2009-26-06] URL
http://atilf .atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?33 ;s= 1019428290;

18
Nous présumons en ce terme non seulement tout ce qui « [...] par sa beauté,
son étrangeté, a un caractère inexplicable, indéfinissable » 4 4
mais aussi l'ensemble du
légendaire, surnaturel et fantastique qui créent l'effet d'incertitude et d'énigme.
Mais notre conception du mystérieux n'est pas seulement liée à un certain
champ thématique, sinon elle suppose aussi une certaine stratégie compositionnelle
et narrative qui dissimulerait systématiquement la causalité et qui gommerait la clarté
de l'énoncé.

1.4. Les sources d'inspiration chez Ramuz

L'un des promoteurs des lettres romandes, Ramuz s'efforçait toujours de


discerner la production littéraire française de celle qui est le fruit des cantons français
en Suisse. Il voit deux symboles majeurs qui contribuent à accentuer l'appartenance
de son œuvre au contexte littéraire suisse : la langue et les thèmes.

Nous allons aborder les particularités linguistiques lors de l'analyse des


œuvres mais dans ce chapitre nous voulons souligner que sa notion de la langue
correspond étroitement à la matière travaillée. Le choix des héros qui descendent des
milieux paysans détermine son écriture dont le modèle est la langue parlée.

Pour qu'on puisse étudier l'univers ramuzien plus en détail lors des chapitres
suivants, nous allons esquisser un bref tableau des sources d'influence qui ont
façonnée sa production littéraire en général.

Sa primordiale source d'inspiration est la nature suisse qui conditionne la vie


de tout habitant aussi bien par sa beauté que par son caractère effrayant. Passant de
nombreux séjours en Valais, Ramuz explore les montagnes et s'imprègne des
beautés et secrets qui les entourent. Pourtant, sa vision de la montagne et des
sommets ne correspond pas à celle d'un alpiniste émerveillé ; Ramuz la regarde par
des yeux de ses paysans.

Ibid., URL http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?33;s=1019428290;

19
Dans plusieurs de ses livres, sans le déclarer directement, i l peint les environs
de Lens où i l a effectué plusieurs séjours dont l'un a duré plus d'une année . 45

Pourtant, il existe un nombre important de textes où Ramuz dévoile clairement les


coins de la Suisse auxquels il se réfère . Prenons l'exemple de Derborence, écrit
46

grâce à une soirée chez un curé où i l a trouvé dans un vieux dictionnaire une
phrase banale : « Derborence, village qui fut détruit en 1876 » , qui a déclenché son
47

fameux roman.
Chez Ramuz, toutes les forces de la nature se matérialisent dans les
montagnes valaisannes et incarnent le rôle du Bien et du Mal. Grâce à cet aspect
contradictoire, c'est justement la montagne qui est un lieu énigmatique et la source
du surnaturel.

Le Valais, où les conditions de vie étaient jadis à la limite du supportable, est


pour lui l'incarnation d'un milieu parfait grâce à son caractère ancestral. Ainsi, la vie
des paysans valaisans, soumise à la merci de la nature et de la montagne, répond à sa
quête d'une société primitive. Ramuz s'imprègne de leur vie pour créer un univers
basé sur l'élémentaire. L a vie de ces hommes simples et authentiques est le fil avec
lequel i l tisse son œuvre. Leurs destins souvent ardus l'enchantent et certains d'entre
eux deviennent même le modèle pour ses textes comme c'est l'exemple du vieux
cordonnier alcoolique de Lens qu'il paraphrase dans le personnage de Branchu, le
protagoniste du Règne de l'Esprit malin . 48

En outre, pour composer certains romans de son « cycle montagnard », i l


puise l'inspiration dans les légendes valaisannes. Ramuz n'emprunte pas l'histoire
entière mais en se posant de nombreuses questions, i l essaie de s'imaginer comment
l'action pouvait se dérouler. De cette façon se développent deux textes : Farinet 4 9

P.ex. : la colline près de Lens devient le calvaire du Règne de l'Esprit malin, et ses alentours
émergent aussi du Village dans la Montagne ou de Jean-Luc persécuté.
Voir R A M U Z , Charles-Ferdinand: Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968,
p. 144.
Voir CINGRIA, Hélène : Ramuz notre parrain, Bienne, Editions Pierre Boillat, 1956, p. 107.
P.ex. : La Grande Peur dans la montagne- Sassenaire, Farinet- les alentours de Sion.
CINGRIA, Hélène : Ramuz notre parrain, Bienne, Editions Pierre Boillat, 1956, p. 158.
GHIRELLI, Marianne : C. F. Ramuz Qui êtes-vous ?, Lyon, La manufacture, 1988, p. 80.
Histoire véridique d'un faux-monnayeur valaisan. Farinet ramuzien est différent de celui de
la légende surtout quant à l'argent qu'il fabrique.

20
et Derborence qui ont largement dépassé le caractère de la légende et qui sont
devenus des écrits remarquables grâce au style et à la langue de l'auteur . 51

Mais ce ne sont pas uniquement les montagnes qui deviennent son milieu
d'action préféré. Ramuz s'imprègne également de sa terre natale : du canton de
Vaud. Autour du décor lémanique avec le lac au premier plan, les champs et les
vignes se forme son deuxième cycle qui est moins prolifique.

Un autre trait qui est présent dans toute sa production littéraire est son
protestantisme. Bien qu'il tende plus tard vers différents courants de la philosophie,
la foi qui a façonné sa personnalité lors de son enfance et adolescence, était
justement le résultat du protestantisme. Le début de son essaie Besoin de grandeur,
explique son attitude envers la religion. L'auteur dévoile qu'il s'en sert plutôt comme
d'outil de référence.
Grâce au protestantisme, i l avait une bonne connaissance de la Bible dont les
différents épisodes se cachent dans ses romans. En observant plus en détail ses
personnages, nous devons affirmer qu'ils ressemblent considérablement à ceux qui
apparaissent dans la Bible. Mais des allusions aux épisodes du Nouveau ou de
/ 'Ancien Testament doivent avant tout mettre en relief des croyances populaires dans
lesquelles ces histoires figuraient.
Suite à la rencontre avec deux auteurs catholiques : Paul Claudel et A .
Cingria, Ramuz prend de plus en plus conscience du caractère pessimiste du
protestantisme en mentionnant que « [t]out est scrupule pour un esprit où
l'inquiétude protestante s'est réfugiée. » . 5 2

Même si Derborence se rattache à un fait réel (éboulement de la montagne survenu en juin


1714), elle était aussi voilée de rumeurs car les gens s'imaginent que c'étaient des forces
obscures qui ont provoqués cette catastrophe.
C'est justement grâce à cette œuvre que nous pouvons mieux comprendre la relation de
Ramuz par apport au langage. Farinet, en dépit d'avoir fabriqué la fausse monnaie, i l la prend
pour meilleure que celle qui est crée par l'état. De même, Ramuz se voit critiqué de ne pas se
servir du français standard mais d'une langue qui rappelle celle des paysans.
Voir Histoire de la littérature en suisse romande publié sous la direction de Roger
Francillon, Lausanne, Editions Payot, 1998, tome II, p. 258.
D U N O Y E R , J . M . : CF. Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959, p. 33.

21
La rencontre avec le catholicisme ne perturbe pas sa vision des choses.
Ramuz y emprunte surtout le personnage de Marie 53
« protectrice et salvatrice » ou
les thèmes des processions religieuses ou de la communion des saints lors de la
résurrection de la chair. D'ailleurs, cette figure féminine porte le nom de la fille
unique de l'écrivain pour laquelle il éprouvait une grande affection en affirmant
qu'« [...] elle peut consoler les maladies, aussi bien celles de l'esprit que celles du
corps » .
5 4

L'image familiale de sa jeunesse s'est également encrée dans ses romans.


Les mauvais pères, les pères absents ou incapables nous renvoient à l'enfance de
55 56

l'auteur et à la relation plutôt compliquée entre l'auteur et son père.


En contrepartie les mères sont chez Ramuz des êtres soucieux, parfois
clairvoyants, qui essaient de protéger leurs enfants devant les épreuves qui pourraient
mal terminer. Ce concept du rôle maternel tire son origine de nouveau dans sa vie
familiale où la mère le soutenait dans sa volonté de devenir écrivain . 57

Si nous cherchons des artistes qui avaient le plus grand impacte sur lui, nous
devons souligner que c'étaient avant tout des représentants du monde de la peinture.
Outre le fait que sa femme Cécile Cellier, peintre neuchâteloise, l'a initié à ce bel art,
Ramuz lui-même confirme que son éducation venait des peintres . 58

Indubitablement, la rencontre avec l'œuvre de Cézanne en 1910 avait une


importante capitale pour la production littéraire de l'écrivain et qui a entraîné une
évolution essentielle dans son écriture aussi bien que dans sa conception du poème . 59

Pareillement comme Cézanne, i l quitte Paris pour retourner vers son pays tant aimé.

Marie est un personnage clé du Règne de l'esprit malin qui sait bannir le mauvais esprit du
village et y fait renaître la vie. Figure de Maire apparaît aussi dans la Guérison des maladies
où elle possède des capacités surnaturelles et guérit des maux de la société.
CINGRIA, Hélène : Ramuz notre parrain, Bienne, Editions Pierre Boillat, 1956, p. 118.
Aline, Derborence, La Séparation des races, La Grande Peur dans la montagne.
Jean Luc persécuté est un père incapable de s'occuper de son fils, le père du protagoniste de
La Guérison des maladies est un alcoolique.
Voir D U N O Y E R , J . M . : CF. Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959,
p. 30.
Voir PIERRE, Jean Louis : CF. Ramuz -Eudes ramuziennes, Paris, Lettres modernes, 1982,
p. 114.
Ramuz publie une étude importante dans laquelle i l parle de l'influence de Cézanne sur son
œuvre : L'Exemple de Cézanne (1914) voir D U N O Y E R , J . M . : CF. Ramuz peintre vaudois,
Lausanne, Editions Rencontre, 1959, p. 97.

22
Dans son cheminement vers l'universel, il apprécie les tableaux de Cézanne
mentionnant que « [c]'est tellement la Provence que ce n'est plus elle » . 60

Mais la musique a joué aussi un rôle essentiel dans sa formation artistique.


Son influence est intensifiée par l'arrivée du compositeur russe Stravinsky qui
s'installe en Suisse pour fuir la première guerre mondiale.
De la collaboration des deux artistes, naissent non seulement des traductions
des écrivains russes mais aussi des œuvres qui jouissent de la célébrité mondiale
comme par exemple l'Histoire du Soldat qui a été réalisée pour la première fois en
1918. Tous les deux se complaisent dans la solitude et recherchent à évoquer l'état
primitif. Grâce à Stravinsky, Ramuz se familiarise avec des contes russes où il
emprunte la figure du diable. Son style connaît aussi une évolution perceptible
surtout quant au rythme de la phrase.

B U C H E T , Gérard : C.F.Ramuz, Lausanne, Editions Marguerat, 1969, p. 77.

23
2. Analyse des romans choisis

2.1.Explication du choix des œuvres

La production romanesque de Charles-Ferdinand Ramuz comprend une


trentaine de romans au total, dont le trait commun est la représentation de la
spécificité suisse . «Auteur façonné par la montagne [et] par sa patrie» , i l
61 62

s'efforce d'employer une stylistique qui le différencierait des écrivains français et de


s'orienter vers des thèmes illustrant la particularité de la vie de son pays.
Puisque l'intrigue de la plupart de ses romans se déroule dans des cantons de
la Suisse romande, certains critiques littéraires situent Ramuz au rang des écrivains
régionalistes . Mais chez lui, la tendance de saisir la vie des paysans n'est jamais un
63

but en soi, mais un procédé méthodique pour représenter l'universel . 64

Même si nous pouvons facilement reconnaître Ramuz à son style d'écriture et


à ses choix thématiques, son œuvre n'est pas homogène et nous pouvons le diviser
d'après deux composantes primordiales de son univers qui sont le lac et la montagne.
Pourquoi accorder de l'importance à cette classification ? Ramuz explique son
attachement à ces deux éléments de la nature déjà dans son Journal où i l mentionne
que « [l]e lac et la montagne [1]'obsèdent par ce qu'ils offrent de général qui convient
à [son] état d'esprit » . Ainsi à l'aide du décor lémanique et montagnard, i l construit
65

deux mondes tout à fait distincts. Tandis que le lac avec ses vignobles incarne pour
Ramuz plutôt le symbole du « bon pays » 6 6
qui permet l'existence de la vie, la
montagne ou « le mauvais pays » 6 7
joue le rôle d'une force dominatrice qui oblige
l'être humain à la lutte et qui le nie. C'est pourquoi la thématique et l'ambiance de
ces deux univers sont différentes.
Quant aux romans où figure la représentation du lac, nous devons constater
que leur atmosphère varie. Le décor est plus calme car la nature n'incarne ni le

Voir R A M U Z , C F . : Raison d'être, Paris, Editions de la Différence, 1991, p. 56.


B L O C H , Peter André : La Suisse romande et sa littérature, Poitiers, La Licorne, 1989, p. 8.
Voir D U N O Y E R , J . M . : CF. Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959,
p. 171.
Voir GHIRELLI, Marianne : C. F. Ramuz Qui êtes-vous ?, Lyon, La manufacture, 1988, p. 4.
R A M U Z , C F . : Journal, Editions Rencontre, Lausanne, 1968, p. 86.
Voir R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Grasset, Paris, 1993, p. 19.
Ibid, p. 143.

24
moteur principal d'action ni la source de l'épouvantable et même le rythme des
œuvres est moins pressé, voire méditatif.
Par contre le cycle de la montagne, appelé aussi « drames alpestres » , 68

établit une atmosphère qui est dans tous ces romans similaire car « Ramuz comprit
que cette matière montagnarde exigerait une forme à elle et que cette forme devait
être épique et tragique » . Les romans qui font partie de ce cycle mettent en relief
69

l'âpre destin des habitants des montagnes vivant dans le voisinage immédiat des
forces perçues comme surnaturelles.

Vu que l'ambiance de ces deux cycles diverge, i l est probable que même la
formation et la perception du mystérieux ne soit pas identique. Dans notre mémoire,
nous voulons souligner que l'adjectif «mystérieux» ne peut pas être attribué à
n'importe quel œuvre de Ramuz car certains textes ne correspondent pas à nos
critères établis . 70

Pour montrer quels sont les romans auxquels peut être attribuée l'étiquette
« mystérieux », nous exposons ci-dessous un tableau explicatif :
Catégorie Sous-catégorie Titre Thème Présence du
mystérieux
Romans aux traits Réalités de la Aline Une fille-mère trahie par son a) Thématique :
réalistes vie paysanne, le amoureux finit par se pendre intervention des forces
Valais de la nature
b) Composition :
alternance d'images

Romans aux traits Représentation Circonstances de la Un homme se ruine à cause Non


réalistes de la ville vie d'une femme
Romans du lac Biographie Aimé Pache, Peintre Biographie Non
vaudois
Romans du lac Biographie Vie de Samuel Belet Biographie inventée Non
inventée
Romans du lac Amour du monde Intrusion du cinéma dans une a) Plusieurs intrigues
petite ville s'entremêlent
b) Personnage de
pseudo-Jésus
Romans du lac - Passage du poète Poète fait réconcilier les gens Non
avec eux-mêmes
Romans du lac - Beauté sur la terre Secret de la beauté d'une Non
femme
Romans du lac Amour Garçon savoyard 71
Milieu du cirque Non
impossible
Drames alpestres Centré sur un Jean-Luc persécuté L'infidélité de sa femme le Thèmes de la folie,

Voir M A R C L A Y , Robert : C. F .Ramuz et la Valais, Lausanne, Libraire Payot, 1950, p. 38.


TISSOT, André : C.-F. Ramuz ou le drame de la poésie, Neuchâtel, Éditions de la
Baconnière, 1948, p. 211.
Voir le chapitre Mise au point des termes utilisés : mystérieux p. 12-13.
Le décor des montagnes se mêle au décor lausannois qui est beaucoup plus présent.

25
personnage conduit à la folie des hallucinations
interviennent dans le
récit et se mêlent à la
réalité
Drames alpestres Centré sur la Séparation des Enlèvement d'une belle fille a) Intertexte biblique
collectivité races allemande par des bergers (Tour de Babel,
romands Judith)
b) Composition,
stratégie narrative
Drames alpestres Vision de la fin Grande Peur dans Les villageois pénètrent dans Oui, voir l'analyse
des temps la montagne une zone que la montagne se p.55-72
réserve
Drames alpestres Vision de la fin Si le Soleil ne U n vieillard s'efforce à a) Thématique
des temps revenait pas convaincre les villageois que b) Procédés
le soleil ne reviendra plus linguistiques,
Drames alpestres - Farinet Désir de liberté Non
Drames alpestres - Derborence Eboulement de la montagne, Oui, voir l'analyse
un homme survit p.73-90
Drames alpestres Amour Adam et Eve Eve quitte son mari sans a) Intertexte biblique
impossible explication b) Procédés
compositionnels et
linguistiques
Romans mystiques Règne de l'esprit Irruption d'un principe Oui, voir l'analyse
malin maléfique dans un village p.22-39
valaisan
Romans mystiques La Guérison des Une fille innocente prend sur
a) Imprégné des
maladies soi les souffrances de son
symboles chrétiens
pays b) thèmes, procédés
linguistiques
Romans mystiques Vision de la fin Les Signes parmi Colporteur biblique annonce Oui, voir l'analyse
du monde nous la fin de l'humanité p.40-54
Romans mystiques Vision de la fin Présence de la mort La nouvelle court que la a) Thématique
du monde Terre retombe au Soleil apocalyptique
(traits du SCI-FI) b) Composition,
stratégie narrative
c) Questions sur la
mort
Romans mystiques Vision du Terre du ciel Résurrection de l'être Thématique
monde après la humain visionnaire de la vie
mort après la mort
Romans relatant La Grande guerre Guerre civile, guerre de Non
certains événements dans le Sondrebond religion en Suisse
historiques
Romans relatant La Guerre dans le Conflit entre le père et le fils Stratégie narrative
certains événements Haut-Pays
historiques
Etudes sur le Le Village dans L'illustration de la Non Non
Valais la montagne vie en Valais
Reflet de la guerre - Histoire du Soldat Soldat revient de l'armée, se Décor merveilleux,
laisse affrioler par le Diable figure du Diable

Après avoir esquissé les principaux courants thématiques de sa production


romanesque, nous remarquons que les romans dits mystérieux englobent une
quinzaine de textes variés. En général, les thèmes de ces livres tournent autour de
trois phénomènes principaux :

26
1. la mise en relief des forces surnaturelles de la montagne
La Grande Peur dans la montagne, Si le Soleil ne revenait pas, Derborence
2. la vision de la fin des temps
Les Signes parmi nous, Présence de la mort, La Grande Peur dans la
montagne, Si le Soleil ne revenait pas
3. la représentation systématique des épisodes ou citations de la Bible
Le Règne de l'esprit malin, La Guérison des maladies, Signes parmi nous,
L'Amour du monde, La Séparation des races, Adam et Eve
Puisque nous voudrions souligner tout un éventail de traits qui contribuent à
la construction de l'univers mystérieux, nous avons choisi quatre textes représentatifs
qui forment le mystérieux différemment. Selon la proposition de Josef Hrabâk , 72

nous allons entamer notre analyse par un bref résumé de l'œuvre continuant par
l'explication du rôle des personnages et thèmes. Ensuite nous allons mentionner
l'importance de la composition dans la formation du mystérieux pour terminer avec
la caractéristique de la narration et des procédés linguistiques et stylistiques.

Deux romans sélectionnés : Règne de l'esprit malin et Signes parmi nous,


s'attachent aux romans mystiques dont le fil principal forment des citations de la
Bible ou des allusions à elle. Outre ce leitmotiv biblique qui prouve une importante
maturation, les procédés compositionnelles et linguistiques des deux œuvres sont très
différents.
Les deux autres romans : La Grande Peur dans la montagne et Derborence,
appartiennent au cycle montagnard, mettant en relief le pouvoir étrange de cette force
surnaturelle. Parfois considérés comme diptyque , ces deux textes illustrent la lutte
73

des hommes avec la montagne mais d'une manière tout à fait distincte.

Voir H R A B A K , Josef : Čtení o románu, Praha, Státní pedagogické nakladatelství, 198L


p. 33-57.
Par exemple J.M. Dunoyer dans son œuvre CF. Ramuz peintre vaudois montre que « certains
amateurs rapprochent ces deux romans qui ne ressemblent que par un point : une catastrophe
engloutissant un alpage » p. 178.
Voir D U N O Y E R , J . M . : CF. Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959,
p. 178, 179.

27
2.2. Règne de Vesprit malin

Selon la classification de l'œuvre romanesque de l'écrivain, ce texte inaugure


le cycle souvent appelé surnaturel ou « mystique » . Leur caractéristique principale
74

réside dans la représentation des pouvoirs insolites des humains aux traits soit divins
soit infernaux. Ces livres nous renvoient aux différents épisodes du Nouveau
Testament employés pour mettre en valeur des croyances populaires, mythes et
superstitions qui habitaient les cœurs des villageois.
Le cycle mentionné se compose de trois romans : Le Règne de l'esprit malin,
La Guérison des maladies et La Terre du ciel, qui reflètent d'une certaine manière
des pensées qui couraient dans la tête de l'auteur avec l'éclatement de la Première
guerre mondiale. Sa perception de la guerre se dévoile surtout lors des scènes du
Règne de l'esprit malin où l'auteur montre à quel point i l est important de savoir
discerner le bien du mal.
Les deux premiers livres Le Règne de l'esprit malin et La Guérison des
maladies, reliés par le personnage « surhumain » de Marie , sont mis en vente en
75

1917 tandis que La Terre du ciel, fresque du monde après la mort, n'est publiée
qu'en 1921.

2.2.1. Résumé

Le sujet principal du Règne de l'esprit malin consiste dans l'irruption du mal


qui surgit à l'improviste lors de la bonne saison dans un petit village valaisan. Le
Diable, vêtu en cordonnier, s'y installe et, petit à petit, le principe maléfique se
répand sur toute la commune.
En prétendant faire du bien, le cordonnier Branchu affriole de nombreuses
personnes qui le prennent pour le bienfaiteur. Un villageois va jusqu'à le diviniser en
proclamant : « [j]e sais qui i l est, c'est Jésus ! » 7 6

Voir la classification des romans de Ramuz selon J.M. Dunoyer :


D U N O Y E R , J . M . : CF.Ramuz peintre vaudois, Editions Rencontre, Lausanne, 1959, p. 97.
Dans Le Règne de l'esprit malin c'est la petite Marie Lude qui sauve le village alors que
Marie Grin, l'héroïne de La Guérison des maladies, est une sainte innocente qui fait des
miracles autour d'elle.
R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1038.

28
Pourtant, un signal avertisseur apparaît peu après l'arrivée de Branchu. Il ne
s'agit de personne d'autre que d'un étudiant en théologie, ayant la renommée de
n'avoir plus sa tête, qui ose s'opposer.
Les gens n'y prêtent pas attention, restent aveuglés et ne se rendent même pas
compte du Malin qui décompose leur morale. Voilà pourquoi ils se transforment jour
après jour en êtres rudes, cruels et insensibles.
Au fur et à mesure, certains prennent conscience du danger que Branchu
représente. L'ennemi doit être mis à la mort, crucifié, car il incarne l'antagoniste du
Christ le sauveur . Mais au cours de son exécution, au lieu de périr, i l se transfigure
77

en Homme.
Tous ceux qui s'associent à lui vivent dans la surabondance de tout. En
contrepartie le peu de personnes qui résistent et s'opposent à lui courent une misère
inimaginable ayant pour compagnons la famine et la mort.
Les accidents et les catastrophes culminent. Les partisans du Malin mènent à
l'auberge une existence obscène qui atteint son comble lors de la profanation de
l'église. L a nuit entière ressemble à une orgie de Sodome et Gomorrhe où les alliés
de l'Homme font coucher une fille avec une statue du Christ démontée de la croix.
Les vices ne font que s'intensifier et quand la procession, ayant pour but de
chasser le diable, reste sans effet, le M a l semble remporter la victoire. Les bribes de
villageois qui persistent dans leur lutte contre ces épreuves difficiles n'attendent rien
que la mort.
A ce moment-là, où tout espoir s'évanouit, arrive la petite Marie Lude. Même
si les villageois veulent la dissuader d'entrer dans la commune maudite par les cris :
« Ne va pas plus loin, ou tu es perdue ! » , elle continue son chemin. Devant
78

l'auberge, elle refuse de faire le signe du faux messie et expulse le démon. Ainsi
l'innocence l'emporte sur le mal.

77
Voir R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions
de la Pléiade, 2005, p. 1075.
78
Ibid.,p. 1107.

29
2.2.2. Personnages et leur rôle dans la formation du mystérieux

Comme c'est le cas de la plupart de ses livres, Ramuz choisit même dans Le
Règne de l'esprit malin pour héros des gens tout à fait ordinaires et simples. Le
tableau de cette société élémentaire, profondément imprégnée de croyances
religieuses est l'un des éléments significatifs dans la formation du surnaturel.
Le roman se concentre moins sur un héros en particulier mais à l'aide des
destins de différents personnages peint la progression des phénomènes inexplicables.
L'abondance des paysans qui figurent dans le récit révèle aussi l'extension des
malheurs en montrant que le village entier en est frappé. De plus, l'accumulation des
catastrophes dont souffrent les paysans multiplie l'effet de désespoir et refoule toute
explication rationnelle des événements survenues.

Les personnes qui figurent dans le livre jouent plutôt le rôle d'une foule sur
laquelle s'abattent des catastrophes horribles. Ce manque de héros central souligne
l'idée de la collectivité, d'une société composée d'individus ayant le destin commun.
Même si le mauvais sort fait tout pour les décimer , ils adoptent différente façon d'y
79

faire front. En général, nous pouvons les diviser en deux groupes majeurs : des gens
qui s'allient au mal et ceux qui le défient.
L'âme du diable qui s'est installé au village pénètre toute existence humaine
d'une manière mystérieuse. Bien que le cordonnier qui vient de s'établir dans le
village ne se manifeste que très peu, le mal affecte cette société et « tout [change]
[...] rapidement » . Ramuz saisit bien toutes les transformations par lesquelles les
80

gens passent. Ces changements ont la nature double : charnelle et morale.


Le cœur des gens de bien ne se tourne pas vers le mal bien qu'ils soient
éprouvés par des accidents, maladies et d'autres catastrophes. Par contre ceux qui se
laissent influencer par le Malin, subissent une transformation en monstres insensibles

Suite à la transfiguration de Branchu en Homme, les catastrophes connaissent une importante


gradation : d'abord vient les maladies des vaches (p. 1079.), ensuite la mère de Lhôte meurt
(p. 1081), puis les maladies frappent aussi les hommes (p. 1081), les inondations, avalanches,
éboulements et débordements succèdent (p. 1087), ultérieurement les enfants ont les
membres noués (p. 1091). Le treizième fléau fait surgir des boules noires au cou des
villageois (p. 1099).
R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1016.

30
comme c'est le cas de Clinche dont le comportement change, i l devient grossier, bat
ses enfants et sa femme et les abandonne par la suite . 81

Nonobstant, même cette histoire a son protagoniste qui n'est personne d'autre
que le cordonnier Branchu. Dès la première ligne du livre, le narrateur lui accorde
une attention particulière ce qui excite le lecteur à l'observer plus en détails.
C'est un « passager » , un homme mystérieux dont on ne sait pas beaucoup
82

qui veut s'introduire dans leur petite société. Son origine vague aussi bien que le nom
étrange et le fait qu' « [...] i l boitait un peu ; i l portait sur le dos un sac de grosse toile
grise » 8 3
évoque toute de suite au lecteur sa ressemblance avec le diable. Or, les
villageois ne le remarquent pas tout de suite.
Au cours du texte, son comportement connaît un développement progressif
qui est, néanmoins, mois radical à ce que l'on pourrait s'attendre. Suite à son arrivée
au village, sa conduite ne diffère pas de celle des autres. A u contraire, i l essaie de
s'insinuer parmi les paysans en leur fabriquant des chaussures qu'il vend au dessous
de leur valeur. Il ne s'extériorise pas beaucoup, voire, son apparition sur scène est
moins fréquente que celle des autres personnages mais ses forces mystérieuses sont à
l'arrière plan de chaque chapitre. Son esprit malin s'empare petit à petit d'une
manière inexplicable des cœurs de la plupart des paysans : « [...] leur nature
changeait rapidement, et pas tout à fait dans le sens qu'il aurait fallu pour leur
bien. » 8 4
Le mal se propage comme un virus : d'une façon invisible, rapide et
menaçante.
Alors que l'écrivain fait allusion à son caractère surhumain dès le début par
de nombreux avertissements : « [i]l y avait bien ainsi quelque chose d'un peu
inquiétant dans son aspect [...] » , les personnages commencent à le percevoir en
85

tant que tel seulement vers la fin du deuxième chapitre qui raconte la guérison
miraculeuse de la mère de Lhôte par Branchu. Mais la caractéristique principale du
diable, ne consiste-t-elle pas dans le fait de nous tromper à tel point qu'il nous mène
vers la perdition en faisant semblant qu'il s'agit de notre salut ?

81
V o i r / ^ J . , p . 1029.
8 2
Ramuz fait une parallèle entre son diable et celui que décrit le livre de Job (La Sainte Bible
Job 1,7-8) : « L'Eternel dit à Satan : D'où viens-tu ? Et Satan répondit à l'Eternel : De
parcourir la terre et de m'y promener. »
8 3
R A M U Z , C F . : Romans L Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1011.
84
Ibid.,p. 1027.

31
Avec la transformation en Homme, ses actions ont plus de traits diaboliques
qu'auparavant : i l subventionne des ivrognes « les entretenant par le vin » 8 6
et invite
les gens à la participation aux méchancetés . Cependant, i l n'incarne pas le rôle du
87

diable effrayant, i l est plutôt tentateur qui essaie d'affrioler les autres de lui faire
confiance . L'écrivain essaie de nous stupéfier et confondre car celui qui incarnait
88

un être infernal ne change pas en Diable ou Démon mais en Homme . Le mystérieux 89

réside surtout dans son esprit maléfique qui poudroie dans l'air en empoisonnant le
village d'une sorte inexplicable.

L'écrivain situe au premier plan du roman encore trois personnages qui


contribuent à la construction du surnaturel. Chacun possède un rôle différent mais ils
sont tous d'une sorte témoins du surnaturel.

Outre le personnage de Branchu, c'est le paysan Lhôte qui peut être perçu
comme un héros plein de contradictions. Leur amitié commence bizarrement suite à
leur première rencontre et s'affermit avec la résurrection de la mère de Lhôte où ce
dernier prend Branchu pour Dieu en disant : «[c]'est Jésus qui est revenu ! » 9 0

Déjà le choix de son prénom est symbolique. L'écrivain se rapporte à ce


fameux neveu d'Abraham qui, comme l'un des justes, a survécu à la destruction de
Sodome . 91

Malgré le fait que notre Lhôte était allié de Branchu, i l se tenait toujours à
l'écart des faussetés commises par les partisans du Malin . L'avertissement 92

prononcé par Luc qui veut le détromper ressemble aussi à une phrase tirée de la
Bible : « [cj'est pourtant pour vous que je viens et pour toi, Lhôte, particulièrement ;
parce que tu as le cœur pur mais i l s'est adressé aux fausses nourritures. » 9 3

Ibid,p. 1013.
Ibid., p. 1040.
Voir Ibid., p. 1089.
Voir l'image du Diable tentateur dans la Sainte Bible : Mt 4,1-11.
« Fils de l'homme » est une dénomination souvent utilisé dans la Sainte Bible pour Jésus
voir l'Evangile de St. Marc 10, 45.
R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1038.
Voir La Sainte Bible, Genèse, chapitre 19.
Par exemple quand tous s'enivraient, i l ne buvait pas.
R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1038.
Ibid, p. 1041.

32
Et justement grâce à son « cœur pur », il demeure le seul épargné de ceux qui se sont
tournés vers le Malin.
Lhôte vit aussi un grand changement le long du livre. A u départ ami de
Branchu, il finit ensorcelé et fanatisé par ce Maudit qui l'éblouit à tel point qu'il le
prend pour le fils de Dieu en dépit des méchancetés que Branchu commet. Le point
de départ de cet aveuglément est le rétablissement de sa mère mais de plus en plus, il
devient incapable déjuger les événements sans parti pris.

Luc incarne l'antipode de cet homme inapte de discerner. Ancien étudiant en


théologie, ne doit-il pas voir au-delà des choses ? L'écrivain se sert de cette figure de
moralisateur pour semer dans le texte de nombreux avertissements, indices et
présages des phénomènes surnaturels à venir : « C'est la dernière heure qui sonne !...
Il vous mène d'une main douce, mais moi, je vous fais voir le lieu où il vous mène
afin que vous puissiez encore lui échapper... » . 94
Comme s'il était un prophète de
Dieu, ses paroles interpellant à se détourner du mal se multiplient de pair avec
l'avènement des malheurs. Il est le seul qui a vu les choses clairement, n'arrêtant pas
de déclarer aux villageois qu'ils sont « [...] artisans de [leur] perdition. » 9 5

La fin du livre met en relief encore une jeune fille qui ne figurait presque pas
dans les chapitres précédents. Marie, nom symbolique de la Vierge biblique qui
sauve l'humanité du péché à force de sa réponse à l'appel de Dieu . Pareillement, 96

cette fille innocente descend vers le village de leur maison où elle et sa mère se sont
réfugiées car elle a entendu la voix de son père porté disparu. Les exclamations
«Marie, est-ce que tu viens, parce qu'on a besoin de toi... » 9 7
ressemblent aux
prières que les fidèles adressent à la mère du Christ. Cette analogie entre elle et la
Vierge Marie apporte à l'histoire un caractère merveilleux et évoque auprès du
lecteur l'effet du mystérieux car le monde réel paraît être relié au monde de l'au-delà.

Ibid., p. 1041. Luc incarne dans cette citation le rôle du bon berger qui mène son troupeau
vers bons pâturages, ce qui nous fait penser au Cantique de David : L'Eternel est mon berger,
je ne manquerai de rien. Voir La Sainte Bible Ps 23.
Ibid., p. 1035.
Voir La Sainte Bible Luc 1,28.
R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1106.

33
Quant à la montagne qui joue fréquemment chez Ramuz un rôle important
dans la formation du surnaturel , elle se situe plutôt à l'arrière plan de l'histoire.
98

Cependant, elle représente le lieu prédestiné à l'avènement de l'inexplicable car


« [l]e contact permanent avec un pays qui se refuse impose au montagnard une vie
rude, une vie qui est un perpétuel effort » " . Puisque ces gens sont exposés à la merci
de la montagne, leur culture est imprégnée par des croyances populaires qui
contribuent à la perception des phénomènes en tant que surnaturels.

2.2.3. Thèmes menant à la formation de l'univers mystérieux

Lors des années difficiles où le monde entier flotte dans les horreurs de la
Première guerre mondiale, Ramuz fait connaissance de sa monstruosité 100
et se
préoccupe de la question du mal et de sa prolifération dans la société. Cette
problématique est méditée dans Le Règne de l'Esprit malin où l'écrivain y associe
encore la question qui touche le discernement du bien et du mal.
Le thème de la prolifération du mal forme le fil principal du texte.
Pareillement comme dans Les Signes parmi nous, « [l]es signes, à vrai dire,
[commencent] à se m o n t r e r » . Même si les indices dévoilant le vrai caractère de
101

Branchu ne manquent pas, de nouveau les personnages y sont indifférents. Ramuz


met en relief cette inaptitude à discerner le mal et le bien encore par le motif
symbolique du brouillard.
Masque qui voile des actions mauvaises, le brouillard arrive sur scène aussi
au moment où les personnages veulent cacher ce qu'ils sont en train de faire. Ramuz
intensifie son effet. Ce n'est plus un brouillard, c'est « le linge [recouvrant] tout »,
« la toile [qui se met] à bouger», « un lambeau » ou « des bouffées de fumée de
pipe » 102
. Ces synonymes ne renforcent pas seulement l'obscurité de l'ambiance mais
ils soulignent l'idée que les villageois ne sont plus en mesure de discerner les
choses . 103

Par exemple dans les livres : La Grande Peur dans la montagne, Si le Soleil ne revenait pas,
Derborence, Farinet, elle incarne le personnage principal, le moteur du mystérieux.
M A R C L A Y , Robert : C. F .Ramuz et la Valais, Lausanne, Libraire Payot, 1950, p. 60.
Voir R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 194-259.
R A M U Z , C F . : Romans L Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1026.
Ibid.,p. 1031.
Voir Ibid., p. 1055.

34
L'auteur avise le lecteur de la perfidie du Diable en se servant du motif de la
neige. Tout d'abord, « une petite neige [...] fine, venant d'en bas, d'en haut, de tous
les côtés à la fois [...] » 1 0 4
agrémente la scène où les villageois pensent découvrir en
Branchu Jésus Christ. De surcroît, la lumière qui jaillit dans le ciel ressemble à
l'étoile de Bethlehem qui illuminait l'étable où i l est né. Et lors de ce passage
mystique, nous nous croyons témoins d'un nouveau Noël au cœur du Valais. Mais la
neige, au lieu d'illustrer l'innocence et la pureté, se convertit par la suite en menace.
Elle a l'air d'engloutir le village entier en le couvrant d'une couche épaisse. Cela ne
ressemble-t-il pas à la modification du cordonnier qui commence par apprivoiser et
finit par terrifier ?

Ce n'est qu'après la mort de la cinquième femme enceinte que les yeux des
villageois s'ouvrent et qu'ils commencent à comprendre et à se poser des
questions : « Comment a-t-on pu se laisser faire, comment n'a-t-on pas deviné plus
tôt?» 1 0 5
L'auteur n'indique pas exactement comment le mal s'efforce à nous
éblouir, au contraire, i l peint un univers où le mal règne et se propage d'une manière
mystérieuse : « [ . . . ] il y a eu des malheurs, [...] [n]on, ce n'est pas tellement ça que
quelque chose, comment dire? Comme une influence qui serait sur nous... Quelque
chose comme une fièvre » . 106
L a gradation des méchancetés paraît incontrôlée et
irrésistible, ce qui met en évidence son origine surnaturelle.
La progression du mal est rendue visible avant tout par la transformation
morale des individus qui se noient dans la déchéance. De même, « i l était difficile de
ne pas voir que jamais tant de maux ne s'étaient abattus à la fois sur le pays. » 1 0 7

La crainte de cette dégradation qui a presque le caractère d'une maladie


incurable, provoque la peur aussi chez le lecteur. Lors du comble de ce déclin moral,
Ramuz indique, en outre, le redoutable « effet de la foule » qui a intensifié les
terreurs pendant ce festin des alliés du Malin à l'église.

Ibid.,p. 1039.
Ibid., p. 1066.
Ibid., p. 1062.
Ibid.,p. 1033.

35
La multiplication du mal souligne l'idée que le Diable transforme cet endroit
108
en enfer où les hommes se sentent exclus de la faveur de Dieu : « Cœurs
1 0 9
abandonnés que nous sommes, i l n'y a plus de Présence pour nous » et où l'amour
du prochain n'existe plus.

La séparation des êtres humains, un autre thème assez présent dans l'œuvre
de Ramuz, façonne considérablement le roman. Puisque la division des familles est
110
le moyen très efficace par lequel le Diable peut se propager dans la société , nous
assistons tout d'abord à la « séparation volontaire » des personnes qui quittent leurs
1 U
familles parce que soudain leur « [...] humeur avait changé [...] » , le mal s'est
emparé de leurs âmes et ils ont tout abandonné. Ultérieurement surgit la « séparation
involontaire » représentée par la mort qui sépare les membres des familles. La
coupure atteint son comble avec la mise à l'écart de la petite communauté du monde
112
entier. Ils étaient « tous prisonniers dans le village » , privés du contact avec
d'autres communautés voisines qui craignaient les horreurs qui les ont captivés.

La solitude, de surcroît, renforce la gravité de cette séparation.


Accompagnatrice de chaque rupture, elle s'amplifie à tel point que le village est
1 1 3
marqué par « [ . . . ] l'absence de tout être vivant » ce qui produit l'effet de vide qui
fait songer à l'apparente victoire du mal.
Le dernier indicateur qui se joint à ce vide total est le silence qui fonctionne
généralement comme le présage des malheurs. Non seulement i l constitue le trait
commun de la plupart des scènes clés du texte, mais aussi i l prend souvent des

Comparons cette image avec la conception de l'enfer du point de vue catholique : « La peine
principale de l'enfer consiste en la séparation éternelle d'avec Dieu en qui seul l'homme peut
avoir la vie et le bonheur pour lesquels i l a été créé et auxquels i l aspire. »
Le Catéchisme de l'Eglise Catholique, paragraphe 1035.
VoirZe Catéchisme de l'Eglise Catholique [online], [cit.2009-26-10]
U R L http://www.vatican.va/archive/FRAOO 13/ P2J.HTM
Ibid., p.1058.
Voir A N G E , Daniel : Raněný pastýř, Kostelní Vydři, Karmelitánské nakladatelství, 1997,
p. 18.
Voir le Diable cause la séparation aussi dans la Bible : « Aussi voulions-nous aller vers vous,
du moins moi, Paul, une et même deux fois ; Mais Satan nous en a empêchés. » (La Sainte
BibleThess. 2,17-18.)
Ibid.,p.1029.
7tó/.,p.l088.
Ibid., p.1088.

36
mesures du silence maléfique qui crispe la gorge des héros aussi bien que du lecteur
car partout règne « [u]n grand silence, rien que ce grand silence ; » 1 1 4
.
L'ambiance pesante, le silence et l'image du village qui ressemble à un
cimetière renforcent l'idée de la mort omniprésente. Elle connaît une gradation
démesurée : au départ, elle afflige plusieurs individus séparément mais par la suite
elle change en une sorte de peste qui attaque tout. Le tableau de la destruction
complète de la vie culmine avec les fausses couches naturelles et avec
l'accouchement des enfants mort-nés suivi de la mort de leur porteuse . Ainsi 115

l'impossibilité d'arrêter la mort toute-puissante renvoie à son origine surnaturelle.

2.2.4. Composition de l'œuvre

Quoique ce roman effleure le fantastique, i l ne peut pas être classifié en tant


que tel car, des fois, l'explication naturelle des événements n'est pas du tout
possible . Nous nous posons plutôt la question si le surnaturel ne forme pas la base
116

primordiale de cet univers.


Le caractère énigmatique du roman ne consiste alors pas dans l'inclination
vers le surnaturel ou vers le réel. « Les hommes des montagnes » pimentent cet
univers mystérieux par leurs hésitations dus à l'égarement dans le discernement du
bien et du mal. Le personnage contradictoire de Branchu suscite un grand chaos dans
les valeurs établies. Ses actes déroutent les personnages entraînant le flottement des
opinions quant à sa nature.

L'auteur nous plonge dans un monde dirigé par un principe maléfique déjà
par le titre du roman. Règne de l'esprit malin ; cette dénomination nous avertit
d'emblée du vrai caractère de Branchu et facilite notre compréhension du texte.

Du point de vue thématique, nous pouvons diviser le texte en trois parties


qui correspondent aux trois stades dans la manifestation du surnaturel :

Ibid.,p. 1098.
L'image du monde dominé par la mort souligne l'idée de la présence du Diable dans cette
société car il incarne la force de la mort. Voir La Sainte Bible Héb.2, 14. « [ . . . ] par la mort,
[Christ] anéantît celui qui a la puissance de la mort, c'est à dire le diable [...] ».
C'est le cas éminemment de la guérison miraculeuse de Marguerite (Voir p. 1057) et de la

37
1. de nombreux présages avisent l'arrivée du surnaturel (chapitres I-IIJII)
2. le caractère surhumain de Branchu se montre pour la première fois ; les
villageois voient en lui le Dieu (chapitres II,IV- 111,1V)
3. les gens se rendent compte du caractère diabolique de Branchu (chapitres
111,1V- la fin)

Après avoir indiqué ces parties, nous allons les présenter plus en détail pour
expliquer encore mieux leur aspect constitutif.
Les deux premiers chapitres laissent sommeiller le surnaturel tout en nous
avertissant par nombreux indices 117
de sa présence secrète. Le mal s'empare de la
petite société, les malheurs, bagarres et disputes se multiplient mais presque personne
n'y prête attention.
A ce stade-là, l'écrivain essaie encore d'élucider certains événements
étranges d'une manière rationnelle : « [ . . . ] et l'événement lui-même aurait été vite
oublié, parce que des pendus, chez nous, on en voit plus qu'on ne voudrait. » 1 1 8
Mais
ultérieurement, les phénomènes qui arrivent sur scène dépassent les frontières du
monde réel à tel point que notre raison répudie immédiatement toute explication
rationnelle. Les situations clés du livre restent dans le vague. Le lecteur n'apprend
pas exactement comment les choses sont arrivées. Mais le surnaturel ne consiste-t- i l
pas justement dans ce caractère flou ? Ainsi, la guérison de Marguerite, la
transfiguration de Branchu ou la chute de la domination du mal restent voilées de
secrets.

La fin du deuxième chapitre qui relate la guérison miraculeuse de la mère de


Lhôte, instaure le règne du surnaturel. A partir de ce miracle, les événements
étranges ne sont pas élucidés ; Ramuz laisse la place aux mystères qui sont au delà de
notre compréhension. De plus, les villageois, n'avaient pas besoin non plus de savoir
comment ces faits se sont déroulés exactement car « [i]ls croyaient fermement au
miracle parce que la vie quotidienne se déroulait sous un ciel tout peuplé d'anges, de

transformation de Branchu lors de la crucifixion (Voir p. 1076, 1077).


117
D'abord c'est le narrateur qui assume le rôle de l'avertisseur en nous signalant le caractère
étrange de Branchu (Voir Ibid., p. 1013, 1016, 1020, 1022, 1024). Plus tard c'est le
personnage de Luc qui indique aux villageois leur égarement (Voir Ibid., p.1025, 1026, 1034,
1035, 1040, 1041).
1 1 8
R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1026.

38
saints, de saintes, attentifs aux prières qu'on leur adressait. » L'auteur bénéficie de
l'enracinement des Valaisans dans la religion catholique ce qui lui permet de bâtir un
univers imprégné de croyances surnaturelles. Non seulement il documente leur
ferveur par des prières « Seigneur, notre Dieu, protégez-nous [...] ayez pitié de nous,
Seigneur » 1 2 0
mais il se réfère souvent aussi à la Bible.

L'interconnexion du Règne de l'esprit malin avec la Bible s'intensifie avec la


guérison de Marguerite. Ramuz nous renvoie aux nombreuses scènes du Nouveau
Testament ce qui contribue à l'instauration du monde mystérieux.
Suite au rétablissement de sa mère, Lhôte devient le premier disciple de
Branchu dans lequel i l voit le Christ . Dès lors, il annonce son « évangile» aux
121

autres :
« Je vous le dis à vous qui m'écoutez, le Seigneur est parmi nous. Il était menuisier, i l s'est
fait cordonnier, mais peu importe que le métier change ; à quoi le reconnaît, c'est qu'il guérit les
malades, c'est qu'il redresse les morts dans leur cercueil. » 1 2 2

L'analogie de certaines scènes avec celles de la Bible est signalée par la


crucifixion de Branchu, où le décor correspond à celui que décrivent les Evangiles :
nous voyons apparaître « [ . . . ] la foule qui faisait la haie [...] et lui cracha au
visage» 123
ou la « branche d'épines » avec laquelle ils lui ont fouetté le visage. Les
passages mouvementés qui accompagnent la fin de sa vie diffèrent extrêmement du
reste du livre. Sommes-nous encore dans notre petit village ? Le roman prend une
tournure mystique 124
en plongeant le lecteur dans une incompréhension totale des
faits.

Z E R M A T T E N , Maurice : Lanna, Lausanne, Editions Pierre Demaurex, 1981, p. 10.


R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1064.
L a récognition de Christ selon ses actes nous rappelle la scène où les disciples se dirigent
vers Emaus après la crucifixion : « Alors, leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent [...]»
La Sainte Bible Luc 24,31.
Ibid., p. 1038. Ramuz emploie aussi une langue typique pour des Evangiles ; cette citation
pourrait être la paraphrase du début de l'Evangile selon Saint Jean (Voir La Sainte Bible Jean
1,14).
Ibid., p. 1074. Voir La Sainte Bible Me 15, 19.
Voir la définition du mysticisme p. 11.

39
Pour mieux visualiser ce jeu systématique avec l'intertexte biblique, nous
nous permettons de l'exposer à l'aide d'un tableau.

Tableau des extraits qui paraphrasent la Bible


Règne de l'esprit malin La Sainte Bible
Criblet parle à Lude « Les premiers « Ainsi les derniers seront les premiers, et
seront les derniers » p. 1048. les premiers seront les derniers. » M t
20,16.
« Les malades demandaient : Est-ce qu'il « Une grande foule le suivit et là il guérit
ne nous guérira pas aujourd'hui ? » les malades. » M t 19,2.
p. 1039.
« [...] à quoi a-t-il servi que j'aie trahi » « Alors Judas, qui l'avait livré, voyant
p. 1074. (phrase prononcée par qu'il était condamné, se repentit, et
Margueritte qui a dénoncé le lieu où rapporta les trente pièces d'argent [...] en
Branchu se cachait.) disant : J'ai péché en livrant le sang
innocent. » M t 27,3-4
Margueritte crie : « Quel mal vous a-t-il Pilate demande au peuple : « Quel mal a-
fait ?»p. 1074. t - i l f a i t ? » M c 15,14
« C'est notre Roi qu'on vous amène, « Pilate dit aux Juifs : Voici votre roi. »
honorez-le comme on doit à un Roi ! » Jn 19,14.
p. 1074.
« Une femme sortit de la foule qui faisait « Et ils lui frappaient la tête avec un
la haie ; elle lui cracha au visage. » roseau, crachant sur lui [...] » Me 15,19.
p. 1074.
« [ . . . ] son visage souillé, ses yeux « Etant en agonie, i l priait plus
pleuraient du sang » p. 1075. instamment, et sa sueur devint comme
des grumeaux de sang, qui tombaient à
terre » Luc 22,44.
La foule des villageois crie : « Clouez-le Les Juifs crient : « Crucifie ! Crucifie ! »
vivant ! » p. 1076. Jn 19,6.
« Et, se prosternant devant l'Homme « [ . . . ] fléchissant les genoux, ils se
[...1 » p. 1076 prosternaient devant lui. » Me 15,19.
« Et ils ont voulu te crucifier, mais ta « On parlera e ta puissance redoutable, et
puissance s'est révélée à eux, » p. 1077. je raconterai ta grandeur. » Ps 145,6
« Fais de moi ce que tu veux ; je crois ce « Me voici, envoie-moi. » Es 6,8.
que tu crois, j'aime qui tu aimes... »
p. 1077
« Va-t'en ! je ne te connais plus. » p. 1077 « Arrière de moi, Satan ! car tu ne
conçois pas les choses de Dieu, tu n'as
que des pensées humaines. » Me 8,33.

Mais l'auteur se sert aussi d'autres symboles de la religion. L a procession


ayant pour but de chasser le Malin du village illustre la force de la foi catholique
dans les cœurs de ces paysans. Grâce à la sincérité qui imprègne les participants de la
procession et par le cheminement symbolique vers les sommets, l'écrivain relie le

40
monde réel au monde surnaturel. Et c'est ainsi que les yeux du lecteur et des
villageois s'attachent au ciel où « [...] i l n'y avait plus autre chose, sauf Dieu qui est
dedans, et son Fils, et le Saint-Esprit, et les saints [...] » 1 2 5
et de cette façon l'auteur
les introduit dans un univers aux traits merveilleux.
Malgré de nombreux gestes des villageois essayant d'infléchir le cœur du
Tout-Puissant, le ciel reste muet en faisant semblant de ne pas vouloir s'immiscer
dans le triste destin humain. En dépit de la ferveur de la procession, le Diable n'est
pas chassé, au contraire, « l'Homme n'eut qu'à ouvrir la porte [...] [et] le dais fut
lâché, la croix pareillement, les bannières, la belle Vierge à robe de soie » 1 2 6
et les
braves vivent dans une incroyable souffrance. Ils réfléchissent sur ce qui avait pu
provoquer cette succession effrayante de catastrophes qui deviennent pour eux des
« plaies d'Egypte ». Le désespoir s'agrandit et ils attribuent la culpabilité à leurs
péchés et l'idée de la fatalité se met à les accabler.
L'univers catholique plein d'espoir est remplacé par la vision calviniste.
L'ambiance macabre prédomine, le mal prend de plus en plus de devant et se
présente presque dominateur, comme si le bien n'existait plus. L a transformation de
la petite société infernale qui cohabite à l'auberge s'achève avec leur style de vie « à
rebours ». Leur satisfactions sont de telle sorte que « on n'en jouit entièrement que
lorsque les ténèbres sont tirés sur nous comme des rideaux, et nous suppriment le
monde. » 1 2 7

Cette inversion des valeurs, de morale et de style de vie est un autre procédé
utilisé pour composer l'ambiance surnaturelle. Tout est à rebours. Le Diable se
masque en Sauveur, les méchants ont l'abondance de tout et les bons périssent
comme si la justice n'existait plus.

L'espace ne fait que renforcer la gravité des événements. Le ciel bas et noir
ou le brouillard sont des signes distinctifs de ce monde : « Sous l'ombre du ciel qui
pendait très bas, et enveloppait le village, comme pour montrer à l'avance
l'isolement où il allait entrer [...] » . 128

Ibid.,p. 1086.
Ibid.,p. 1087.
Ibid., p. 1092.
Ibid., p. 1065.

41
Aussi les descriptions du décor mouvementé créent un fond impressionnant
de l'histoire. Outre le fait que Ramuz illustre de nombreux détails concernant la
nature, ses descriptions précises de la vie paysanne et des coutumes, nous
transportent dans le village même pour assister à l'action . Ramuz aime beaucoup
129

cette petite société montagnarde. Il fait semblant d'être un des leurs, d'y appartenir.
La nature représente pour lui une composante importante du décor et, comme
les valaisans vivent dans une communion directe avec elle, les états d'âme reflètent
fréquemment ceux de la nature. Quelquefois l'écrivain l'invoque pour qu'elle incarne
le rôle d'observateur muet : «Lune, tu es témoin, c'est le soir sur la route [...] et
aussi on a beaucoup bu ; mais ça n'explique pas pourquoi les deux garçons se
tiennent comme ça [...] » . 130

La description animée du décor va de paire avec la culmination des


phénomènes anormaux. Durant l'approche du surnaturel, le décor est tout à fait
contradictoire par apport à ce qui se passe «il [fait] du soleil, les nuages s'étaient
défaits de devant la lune. » 1 3 1
Même les scènes clés du roman se déroulent dans une
ambiance relativement calme et justement ce contraste entre l'action mouvementée et
la nature harmonieuse valorise l'explication surnaturelle des événements racontés.
Suite à la transformation de Branchu en Homme, le décor connaît aussi un
changement considérable. Le soleil ne rayonne presque plus et « la neige [est] de
plus en plus épaisse, la nuit de plus en plus obscure, le froid de plus en plus vif
[,..]» . Le tableau de la déchéance devient de plus en plus sinistre et comparable à
132

un « tombeau ouvert » 1 3 3
.

La dynamique du texte est assurée par la répétition des mots ou interjections.


L'un de ces mini-refrains est lié au motif des clochers qui accentuent la coloration de
la scène. Indicateurs de mort, évocateurs qui résonnent pour appeler au secours lors
des moments difficiles, leur « Boum ! » 1 3 4
retentit plusieurs fois pour parvenir
jusqu'au ciel. L'univers du livre n'est pas saisie seulement visuellement mais la

129
Ibid., p. 1045.
130
Ibid., p. 1028.
131
Tel est aussi le décor de la journée où l'enfant d'Héloïse naît mort car elle s'est promenée
devant chez Branchu. Ibid., p. 1050.
132
Ibid., p. 1080.
133
Ibid., p. 1107.
134
Ibid., p. 1064.

42
perception auditive s'ajoute et permet au lecteur de plonger plus profondément dans
l'histoire.

2.2.5. Procédés narratologiques

La relation de l'écrivain vis-à-vis le texte se manifeste déjà dans la figure du


narrateur qui jouit dans ses romans d'une fonction particulière. En l'observant plus
en détails, nous devons avouer qu'il essaie de ne pas être extérieur à l'action. La
forme « on » prédomine et bien qu'elle soit un trait caractéristique des paysans, elle
lui permet de se situer au cœur de l'histoire : « [o]n discutait maintenant, on se
disputait presque ; [... ] » .
135

Le Règne de l'esprit malin introduit « la polyphonie des narrateurs » 1 3 6


qui
s'entremêlent ce qui permet à l'auteur de non seulement nous rapporter des faits,
mais aussi de fusionner avec des personnages ce qui confère la crédibilité à tout ce
qu'il raconte. Derrière cet « on », nous pouvons imaginer un « nous collectif » 1 3 7
que
Ramuz emploie de préférence. Ce pronom indéfini cause l'effet d'incertitude et nous
empêche de savoir qui parle au juste ou de qui i l parle. L'usage de ce pronom colore
aussi les scènes où l'écrivain essaie de voiler la langue des personnages de secrets :
« Je pensais bien qu'on s'entendrait. C'est réglé comme du papier à musique. On n'a
pas à avoir peur quand on dit la vérité. » 1 3 8

Le narrateur apparaît aussi à la première personne du singulier, éminemment,


dans une séquence où le narré se mêle à de brèves exclamations monologiques ce qui
plonge le lecteur mieux dans l'action : «Elle glissait, et bien des fois elle faillit
tomber ; mais qu'importe que je tombe ou non, que j'aille droit ou non [...] » . 139

Ramuz emploie dans le roman encore un narrateur-avertisseur qui parsème le


texte par de nombreuses remarques. Ces commentaires sont avant tout des signes
avant-coureurs du surnaturel, ils remettent en question l'ordre des choses et des
valeurs ou prennent la forme des soupirs : « Il n'y avait là aucune justice, mais c'est

Ibid.,p. 1014.
R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1637.
Ce terme utilise Ghirelli Marianne dans le chapitre Le diaphane et le solide de son œuvre
C.F.Ramuz Qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1988.
R A M U Z , C F . : Romans L Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1048.
Ibid.,p. 1080.

43
qu'il semblait assez qu' « elle eût quitté le pays. » Avec des messages prononcés
par Luc, le moralisateur, ces remarques sont des indices des événements
inexplicables qui arrivent.

La narration est marquée par l'opposition des passages harmonieux et


calmes à ceux qui sont frappés par l'ubiquité des éléments mauvais. L'action est
claire, ne contient pas d'autres histoires annexes. Puisque l'installation du Diable
dans le village est accompagnée par énormément de changement de caractère,
maladies, catastrophes et d'autres malheurs, Ramuz se sert aussi d'énumérations des
faits qui ajoutent encore au caractère mystérieux du roman car cet accroissement des
catastrophes « ça n'est quand même pas naturel ! » 1 4 1
L'écrivain s'oriente aux
transformations moraux qui sont souvent bien décrites, en revanche, des accidents ou
catastrophes ne sont parfois que énumérés.

2.2.6. Construction linguistique du texte et caractéristique de l'écriture

Pour construire l'univers mystérieux, l'écrivain recourt à la langue qui


constitue un autre élément important. Elle est inspirée par les gestes des paysans qui
forment l'univers ramuzien, c'est pourquoi on lui attribue le surnom de « poète de la
parole du peuple montagnard » 1 4 2
.

Au niveau du discours, nous voyons apparaître surtout les monologues qui


nous plongent dans la vie intérieure des héros. Soit ils représentent des justifications
des gens qui se sont tournés vers le mal soit ils ont pour objet des questions,
hésitations ou peurs comme « Mon Dieu, pourquoi m'a-t-il guéri ? » 1 4 3
qui naissent
après l'arrivée du surnaturel.

La simplicité des énoncés prononcés par des personnages renvoie à leur


caractère rudimentaire : « M a femme me rendait la vie intenable. J'ai bien essayé de

140
Ibid., p. 1029.
141
Ibid., p. 1054.
142
Ainsi appelé par Jarmila Otradovicová dans le prologue de R A M U Z , C F . , A kdyby slunce
nevyšlo. Traduction tchèque, Praha, Dílo, 1947.
Ibid., p. 1080.

44
la corriger ; rien n'y fait, elle est barrée. Alors, je lui ai dit que je foutais le camp. »
Ce ne sont que de mini-conversations qui portent sur des thèmes qui sont en relation
directe avec l'existence des personnages. D'ailleurs, des phrases isolées entrecoupent
souvent des passages du texte, éveillent l'attention du lecteur et animent le décor de
la scène en question. Dans ces courts passages, l'écrivain prête fréquemment la voix
à Luc, le « prophète » du village qui par ses cris : « aveuglement, malédiction,
malheur » 1 4 5
ou « [mjéfiez vous » 1 4 6
essaie de secouer le cœur de ses compatriotes.
De courtes évocations apparaissent aussi et soulignent l'urgence du message qu'elles
contiennent : « Qu'est-ce qu'il arrive ? [...] Mon Dieu ! Mon Dieu !» 1 4 7

Puisque Ramuz s'efforce de saisir la réalité par les yeux de ses personnages,
il emploie dans le Règne de l'esprit malin des procédés linguistiques qui renvoient à
l'oralité. Le texte est fréquemment saccadé, interrompu :
« -Reste avec moi !
Elle recommença :
-Il ne saura rien...
Elle continua :
-Et puis ils disent que c'est un méchant homme.». 148

Parmi les figures stylistiques dominent la personnification et les


comparaisons ou métaphores qui animent le décor de la scène 1 4 9
Fréquemment
apparaissent aussi des refrains qui se montrent un élément constitutif de la
dynamique du roman . 150

R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la


Pléiade, 2005, p. 1078.
145
Ibid.,p. 1034.
146
Ibid.,p. 1025.
147
Ibid.,p. 1028.
148
Ibid.,p. 1070.
149
Voir p. 34 la présentation du motif de brouillard.
150
Voir p. 42.

45
2.3. Les Signes parmi nous

Peu après la fin de la première guerre mondiale, en 1919, paraît un livre de


Ramuz qui se différencie énormément du reste de sa production littéraire. Ecrit lors
des années difficiles marquées par la guerre qui grondait tout autour de la Suisse, le
roman prend l'allure d'une chronique des derniers temps.
Les Signes parmi nous s'accordent dans certains aspects avec d'autres œuvres
de la période mystique de Ramuz , néanmoins, ils surpassent le cadre de sa
151

production à tel point que de nombreux critiques littéraires les considèrent comme
« le plus étrange livre de Ramuz » . 152

2.3.1. Résumé

Le roman nous situe dans une époque lugubre où les visions apocalyptiques
deviennent de plus en plus pesantes. Les croyants submergent la Suisse entière par
des brochures écrites sur le modèle de Y Apocalypse de Saint Jean qui voient dans les
horreurs de la guerre et dans les maladies les signes avant coureurs du Jugement
dernier.
Caille, le colporteur biblique, passe par différents endroits du pays de Vaud
pour vendre la brochure protestante en annonçant que « [l]es Temps vont venir et i l
convient de s'y préparer. » 1 5 3
II poursuit son chemin malgré les moqueurs et d'autres
personnes sceptiques qui tâchent de le dissuader de troubler le calme de leur
existence : « Empêchez-le ! -Comment l'empêcher ? Et puis encore, s'il disait
vrai ? » 1 5 4

Au départ la Suisse semble épargnée du désastre. C'est un « [d]rôle de temps,


partout des malheurs et des deuils ; partout des morts, des ruines, du sang ; et

151
Cette période, soit appelée « Apogée » (DUNOYER, J.M. : CF. Ramuz peintre vaudois,
Lausanne, Editions Rencontre, 1959, p. 89.) soit « Tendances mystiques, Ramuz visionnaire»
(GUYOT, Charly : Comment lire C. F .Ramuz, Paris, Éditions aux étudiants de France, 1946,
p. 37.) comprend la période entre 1914 et 1925 qui est représentée surtout par le cycle
surnaturel-mystique : Le Règne de l'Esprit malin, La Guérison des maladies, La Terre du
Ciel.
152
G U Y O T , Charly : Comment lire C. F .Ramuz, Paris, Éditions aux étudiants de France, 1946,
p. 55.
153
R A M U Z , C F . : Œuvres complètes tome 9, Les Signes parmi nous, Lausanne, Editions
Rencontre, 1967, p. 11
154
Ibid.,p. 85.

46
pourtant ça va bien ici, ça va bien pour nous [...] » . Néanmoins, petit à petit le
nombre de morts qui périssent d'une manière inexplicable augmente et les gens,
effarouchés par des images de la guerre qui sévit dans l'Europe entière, ont
l'impression que de nombreux fléaux gagnent aussi la Suisse. Les hommes les plus
gaillards succombent à une maladie étrange. Est-ce que cette épidémie, qui ressemble
à la peste, va enterrer tous les vivants ? Les obsèques se succèdent et les cimetières
se remplissent. De plus, la révolte des verriers qui travaillent dans des conditions
extrêmes « comme s'ils avaient été déjà condamnés au Feu Eternel » 1 5 6
submerge la
région. L a nature devient aussi menaçante : un orage s'apprête sur le Léman et le
Jura et le monde est aux prises avec la chaleur. « Trente-cinq à l'ombre ! Ça ne s'est
jamais vu. » 1 5 7
La fin de l'humanité est venue, « les morts, un moment n'ont plus été
morts » 1 5 8
et on a l'impression que « l'Ange [...] vient nous chercher » 1 5 9
.
L'Apocalypse semble s'achever. Mais l'auteur ne clôt pas le livre avec les
paroles fatidiques de Caille, mais i l met en scène un couple d'amoureux qui a un
rendez-vous au jour de l'orage. Tout en ayant crainte, Adèle arrive à la rencontre
avec Jules où au lieu de se laisser emporter par des pensées macabres, ils se donnent
l'un à l'autre en croyant que l'amour vaincra. Pour eux ce n'est pas la fin du monde,
au contraire « c'est [son] recommencement » 1 6 0
.
Et cette fois-ci l'amour triomphe et donne de nouveau le sens à la vie qui
reprend son rythme et chasse l'idée de la mort à tel point que toutes les catastrophes
semblent oubliés.

2.3.2. Personnages et leur rôle dans la formation du mystérieux

Pour peindre l'image eschatologique du monde qui va vers sa fin, Ramuz


présente dans le roman une foule de personnages anonymes qui soulignent l'image
des marionnettes aux prises avec le destin. L'auteur s'oriente dans le texte vers la
représentation de l'ensemble frappé par des malheurs et accidents ce qui provoque la
croissance des croyances apocalyptiques. Ces personnages situés à l'arrière plan de
l'histoire laissent la place primordiale aux Signes et aux citations évoquant les

Ibid., p. 21.
Ibid., p. 46.
Ibid., p. 65.
Ibid., p. 111.
Ibid., p. 111.
Ibid., p. 119.

47
passages de Y Apocalypse et ne brisent pas l'alternance continuelle de mystérieuses
visions de Caille.

Jusqu'au chapitre douze, le livre n'a qu'un seul héros qui n'est personne
d'autre que le fameux colporteur biblique Caille. Son aspect de pèlerin ambulant qui
ne veut rien accepter sauf « un verre d'eau, comme dans les premiers Temps » 1 6 1

souligne sa ressemblance avec un apôtre s'efforçant de divulguer le message qui lui a


été confié. Caille ressemble à un personnage mystique 162
par excellence car son
existence semble être pénétrée par celle de Dieu. Sa divulgation de la brochure est le
fruit de la « [...] dédicace de sa personne à Celui qui est, qui était, qui sera [...] » 163
.
Le cheminement avec la brochure représente la réponse à la voix du Créateur qui
agite son cœur. Il se sent appelé à annoncer l'importance de la conversion. Il est relié
à un autre monde, les voix divines le poussent à agir et même s'il le voulait, i l ne sait
pas « comment [les] faire taire ? » 1 6 4
L a véhémence avec laquelle i l répand la
mauvaise nouvelle reflète le fanatisme qui le pousse à voir partout les Signes de la
fin du monde. De même, comme des mystiques passent par des périodes où ils se
sentent exclus de l'unité divine , Caille vit aussi cet abandon de Dieu se posant des
165

questions : « l'Esprit m'a-t-il abandonné ? » 1 6 6

Traversant différents endroits du pays de Vaud, Caille est le témoin de tout


les événements qui s'y produisent. Non seulement les catastrophes et tragédies mais
aussi les images de la nature qui l'entoure éveillent en lui des visions de
Y Apocalypse. Ces images s'apparentent fréquemment aux hallucinations : « i l voit
des montagnes de morts, l'eau des fleuves changée en sang » 1 6 7
ou aux extases qui
peignent des scènes eschatologiques. Prenons l'exemple des verriers dont les

Ibid., p. 12.
Voir définition du mysticisme chapitre 1.3 p. 11.
R A M U Z , C F . : Œuvres complètes tome 9, Les Signes parmi nous, Lausanne, Editions
Rencontre, 1967, p. 11.
L'auteur se sert aussi de la citation de l'Apocalypse de Saint Jean : 1,8.
R A M U Z , C F . : Œuvres complètes tome 9, Les Signes parmi nous, Lausanne, Editions
Rencontre, 1967, p. 60.
Parmi les mystiques éprouvant des grandes douleurs dues au sentiment d'être extrêmement
éloigné de Dieu, citons par exemples Jean de la Croix ou Sainte Thérèse ď Avila qui le
communiquent dans leurs lettres ou autres écrits.
Voir A U G U S T Y N , Józef : V'jeho ranách, Kostelní Vydři, Karmelitánské nak ladatelství,
2000.
Voir Juan de la Cruz : Temná noc, Kostelní Vydři, Karmelitánské nak ladatelství, 1995.
Ibid., p. 60.
Ibid., p. 62.

48
misérables conditions de travail évoquent dans le cœur de Caille la citation
« [q]uiconque ne fut pas trouvé dans le Livre fut jeté dans l'Etang de Feu. » 1 6 8

Caille est le type de personne qui vient pour jeter un trouble dans la vie calme
de la société. Il mène les villageois aux réflexions qui touchent la vie spirituelle, i l
tourne leurs pensées quotidiennes aux choses célestes. Son exhortation « personne ne
connaît le jour, ni l'heure, mais tenons-nous prêts, car les Temps sont proches » 1 6 9
ne
laisse pas les gens indifférents. C'est pourquoi les villageois l'accueillent de
différentes manières : certains ont peur de ses alertes et voient en lui « [un] marchand
de malheur » 1 7 0
et le chassent, d'autres achètent ses brochures pour s'informer sur le
déroulement de la fin du monde et pour être prêts lorsque le Jugement arrive.

Cependant, Caille ne reste pas seul dans son effort de rependre la nouvelle
concernant les derniers temps, il trouve du soutien auprès de Mademoiselle Parisod
qui devient sa protectrice. Elle incarne le modèle de la « bonne femme croyante » qui
apporte du secours à son maître 171
qui perd l'espoir que son dévouement pourrait
servir à quelque chose. Les encouragements de Mademoiselle Parisod : « Allez
quand m ê m e ; [...] allez et l'Esprit reviendra» 172
le renforcent et même « p a r le
moyen d'elle, l'Esprit, en effet, revenait. » 1 7 3

Un autre sympathisant de Caille qui accorde de la véracité à sa mission est


la nature. Déjà dans son Journal, datant du début de la première guerre mondiale,
Ramuz souligne son extrême sensibilité car : « L a nature pressent, et, pressentant,
elle prépare. Elle procède par images, non par prédiction. Il n'y aurait qu'à savoir se
servir de ses yeux, mais on ne sait plus, et de son cœur, mais on ne sait plus. » 1 7 4

Ramuz personnifie la nature car i l veut renvoyer à son intuition ; dans ce


roman elle communique avec les humains. Les personnifications fréquentes de la
nature dévoilent que les choses qui nous entourent « ne sont pas silencieuses : elles

Ibid., p. 47. = La Sainte Bible Ap 20,15.


Ibid.,p. 11. voir Mt 24,42.
Ibid., p. 53.
Voir La Sainte Bible Act 16,15.
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 61.
R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 201.

49
ont un message à nous transmettre. [...] elles sont une réunion qui dit : On est là ;
regardez-nous. » 1 7 5

De plus, la nature joue le rôle d'annonciateur de la fin des temps. Elle


confirme les théories proclamées par Caille. Ses changements étranges : la chaleur
oppressante et le « [l]e ciel [qui] devient noir comme un sac fait de poil » 1 7 6
semblent
apparaître systématiquement selon les signes annoncés par VApocalypse . 111

Parmi d'autres personnages, mentionnons encore quatre autres qui soulignent


le mystérieux du texte par leur différente vision des derniers temps. Le couple
révélateur du livre, formé par Jules et Adèle, se moque des prédictions sinistres. Les
deux amoureux vivent les moments cruciaux embrassés, en croyant que leur amour
est plus fort que la mort . La joie de ce sentiment réciproque leur permet même de
178

proclamer : « C'est nous qu'on a refait le beau temps... » 1 7 9


A u bout d'un moment la
terre entière semble renaître. Est-ce que le cœur du Tout-Puissant s'est attendri
devant ce sentiment suprême ? Est-il possible que l'humanité reçoit une nouvelle
chance grâce à eux ? Ne s'agit-il pas seulement des coïncidences étranges qui ont
poussé l'imagination de Caille trop loin ?
Les deux antagonistes du couple amoureux sont la veuve et le légionnaire
car ils interprètent une conception d'existence tout à fait contradictoire. L'expérience
avec la vie cruelle et impitoyable consolide leur attente de la fin des temps à tel point
qu'ils se dirigent vers leur défaite en réclamant que la mort vienne . Etant témoins
180

des fléaux de l'époque , ils renoncent à la vie et soutiennent les opinions de Caille
181

qui prêche l'avènement des désastres.

R A M U Z , C F . : Œuvres complètes tome 9, Les Signes parmi nous, Lausanne, Editions


Rencontre, 1967, p. 12.
R A M U Z , C F . : Œuvres complètes tome 9, Les Signes parmi nous, Lausanne, Editions
Rencontre, 1967, p. 61.
Voir La Sainte Bible A p 16.1.
R A M U Z , C F . : Œuvres complètes tome 9, Les Signes parmi nous, Lausanne, Editions
Rencontre, 1967, p. 120.
Ibid., p. 123.
Ibid., p. 72 et p. 99.
Le mari de la veuve était médecin. Il succombe à une maladie étrange qui ressemble à la
grippe espagnole. Voir Ibid., p. 50. Le légionnaire a l'expérience avec l'autre fléau :
la guerre, dont i l sera marqué à jamais. Voir Ibid., p. 98.

50
2.3.3. Thèmes menant à la formation de l'univers mystérieux

Les Signes parmi nous représentent la culmination des tendances mystiques


chez Ramuz. Pourtant, nous ne pouvons pas percevoir Ramuz en tant que mystique
chrétien chez qui la foi sert de point de départ de l'accomplissement spirituel car
chez lui «l'état mystique [est] d'essence esthétique» . Pour comprendre un peu
182

mieux la base de la mystique de notre écrivain, citons André Tissot, grand spécialiste
de Ramuz, qui explique dans son Drame de la poésie l'origine du mysticisme de
notre écrivain :

« Chez Ramuz, l'attitude mystique procède directement du besoin d'échapper à la solitude et


à l'angoisse du moi incarné ainsi que du pressentiment d'une unité disparue dont on doit retrouver le
chemin. Elle se forme sur la croyance en la possibilité d'une union intime et directe de l'esprit et du
corps avec le principe fondamental de l'être. »
1 8 3

En étudiant minutieusement le texte, nous devons affirmer que derrière cette


histoire que Ramuz peint se trouve une question quasi philosophique : où se dirige le
monde actuel ? Cette phrase constitue le thème primordial du livre. Ramuz médite
cette problématique déjà dans son Journal 184
datant de la guerre 1914-1918 mais
cette pensée devient son souci permanent qui émerge de tous les romans de la même
période . Cependant, les réflexions sur l'avenir de l'humanité atteignent leur
185

comble avec Les Signes parmi nous où l'écrivain s'imagine la fin des temps à la
lumière de saint Jean. Ce grand thème est élaboré à l'aide des thèmes partiels qui
contribuent à fonder une ambiance pleine d'angoisse en suggérant des visions
catastrophiques.

Le premier thème est celui de la guerre qui décime l'Europe. Même si la


Suisse n'entre pas dans le conflit, de nombreux hommes sont mobilisés et les échos
de ses désastres troublent la vie quotidienne des habitants. Dans les Signes, Ramuz
met en évidence cette peur continuelle qui secoue le pays. Le reflet de la guerre
surgit de la plupart des chapitres. A u départ, elle semble être éloignée des Vaudois

TISSOT, André : C.-F. Ramuz ou le drame de la poésie, Neuchâtel, Éditions de la


Baconnière, 1948, p. 91.
Ibid.,p. 92.
Voir R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 202.
Par exemple Le Règne de l'Esprit malin, Présence de la mort, La Guérison des maladies,
Si le Soleil ne revenait pas.

51
qui vivent dans l'abondance de tout mais le retour des légionnaires suisses qui y
ont péri amplifie le désespoir : « [ . . . ] les plus forts, les mieux portants ; on les avait
envoyés sur leur deux pieds, ils vous reviennent dans une caisse ; on les avait envoyé
en pleine santé, [...] ils vous reviennent fermentes [...] » 187
. L a guerre ne joue pas
dans le texte seulement le rôle d'une force séparatrice qui met à mort tout le vivant
mais l'auteur nous avertit qu'elle peut également détruire la morale et la psychologie
de l'individu. Les parents se demandent : « [ . . . ] est- ce bien mon Henri ? Il y a
quelque chose de décalé; [...] qui me l'a c h a n g é ? » 188
Comme si ces survivants
vivaient une autre existence ; ils sont psychologiquement dévastés, leur corps est
présent mais l'âme est ailleurs. Leurs souvenirs mouvementés dévoilent la frappante
ressemblance de certaines scènes de guerre à celles de VApocalypse : « Du sang par
terre, du sang au ciel. A ce moment ont été tirés des coups de fusil. » 1 8 9

A ceci s'ajoute le thème de la maladie mystérieuse qui n'épargne ni les plus


forts. Les gens apeurés y voient une intervention de Dieu car elle donne rapidement
et inexplicablement la mort. Et tous ceux qui la croisent ; « tombent comme si on
leur coupait le tendon de la jambe. » 1 9 0

Le troisième phénomène qui favorise la vision apocalyptique des événements


est le grand orage accompagné d'une chaleur oppressante. L a nature devient
menaçante, elle a l'air de refermer le cycle des calamités ; elle veut signaler aux
humains que le jugement s'apprête : « Il n'y a plus au ciel qu'une flaque brunâtre,
comme devant la porte de l'étable quand on a saigné le cochon. » 1 9 1
L a nature
exhorte qu'il faut se préparer tant qu'il est encore temps.

Tous ces trois éléments accompagnés de la présence du colporteur


biblique contribuent à instaurer une ambiance favorable à la prolifération des
croyances apocalyptiques. Le travail avec l'Apocalypse permet à Ramuz de puiser à
une source richissime de symboles. Justement cet aspect biblique et symbolique est
le chef moteur dans la création de l'univers mystérieux et souligne la dimension
spirituelle de l'œuvre. Ramuz mentionne dans son Journal que « L'homme [qui] n'a

R A M U Z , C F . : Œuvres complètes tome 9, Les Signes parmi nous, Lausanne, Editions


Rencontre, 1967, p. 20.
187
Ibid., p. 41.
188
Ibid., p. 29.
189
Ibid., p. 98. Voir La Sainte Bible Ap 8,8.
190
Ibid., p. 33.
191
Ibid., p. 100.

52
plus de religion, [...] n'a plus le sens des symboles» C'est pourquoi il met en
scène Caille en tant que prophète pour expliquer ces signes à la population dont le
cœur est resté ignorant.

Le grand thème de la fin de l'humanité est encore renforcé par plusieurs


motifs bibliques parmi lesquels figure le chiffre sept, numéro le plus fréquent de
l'Apocalypse, qui symbolise la plénitude. D'un seul coup dans les Signes périssent
sept personnes dans le village , sept soldats meurent sur le front , l'épouse promet
193 194

la fidélité pour sept fois sept ans . Un autre motif important se constitue autour du
195

temps. Outre le fait que le substantif « temps » prime dans de nombreuses citations,
de même l'auteur l'emploie fréquemment pour nous indiquer que le temps des
humains est relatif car « [ . . . ] la véritable montre, c'est le ciel avec son cadran bleu et
son aiguille d'or [...] qui s'élève, puis redescend. » 1 9 6

A la fin, indiquons encore le dernier thème, celui de l'amour, qui constitue


l'opposition aux thèmes cités préalablement. L'amour contribue à rendre plus
d'équilibre à un mondé hanté par des craintes eschatologiques, elle réduit le
pessimisme et instaure une nouvelle harmonie. Ramuz lui accorde un pouvoir
magique car elle seule peut changer le monde, elle peut détourner la Terre de la
catastrophe annoncée.
La diffusion d'Apocalypse aussi bien que le don d'amour fait par Jules et
Adèle ont un point commun qui consiste dans leur intensité extrême. Non seulement
les visions prophétique de la fin du monde, mais aussi cette rencontre amoureuse ont
une forme d'extase : « Tu as les lèvres grosses, j'aime. Tu as la peau tendue, tu as les
coudes grenus... » 1 9 7

R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 201.


Voir A i d , p. 53 et 84.
Voir Ibid., p. 41.
Voir A i d . , p. 49.
Ibid., p. 91.

53
2.3.4. Composition de l'œuvre

La composition du texte ressemble à une symphonie fantastique où chaque


image apocalyptique représente un autre mouvement musical. Différents fragments
sont entrelacés par la répétition de certains motifs, comme par exemple celui de
l'étang de Feu, l'idée fixe de l'œuvre.
La musicalité de la structure surgit grâce à l'aspect rythmique de l'œuvre qui
peut être également comparée à celle de la symphonie 198
: depuis le premier chapitre
qui a le calme et la majesté d'un Adagio, le rythme accélère vers un Allegretto qui
reflète la proximité des désastres pour retrouver un apaisement dans le largo qui
accompagne la rencontre des deux amants. Le compositeur clôt son œuvre cyclique
avec un autre adagio qui reprend en partie la vision que la date du Jugement dernier a
été retardée mais que sa menace est toujours présente.

Avant même de commencer notre lecture, le titre du livre nous introduit dans
un monde mystérieux et visionnaire. Les Signes parmi nous ; déjà cette dénomination
est révélatrice parce qu'elle souligne la dimension spirituelle et surréelle de l'œuvre.
La période décrite par le livre ne représente qu'une journée, celle du 31 juillet
1918 ce qui permet à l'auteur d'exposer une image assez complexe de toutes les
actions qui ont lieu. Bien que cette courte étape ne signifie qu'un petit fragment de
l'histoire de l'humanité, elle s'apparente à un moment décisif car « [ . . . ] une voix
dira : C'en est fait. » 1 9 9

Comme nous l'avons déjà mentionné préalablement, la période créatrice lors


de laquelle Ramuz compose ses Signes est très particulière . L'écrivain ne sonde
200

pas seulement dans les thèmes mystiques mais i l part à la recherche d'une nouvelle
forme d'écriture qui représente une certaine réaction à la rencontre du grand
musicien russe : Igor Stravinsky . 201

Ibid.,p. 124.
Cette comparaison est plutôt symbolique. Dans les Signes, nous pouvons rencontrer ces
quatre différents passages rythmiques seulement avec une petite différence : Le rythme du
deuxième mouvement est rapide au lieu d'être lent et celui du troisième mouvement est lent
au lieu d'être rapide.
Ibid.,p. 105.
Voir note de bas de page 151
Voir B U C H E T , Gérard : C. F. Ramuz 1878-1947, Lausanne, Éditions Marguerat, 1969, p. 92.

54
L'un des traits musicaux indéniables est la structure du texte et la disposition
des chapitres. V u que l'écrivain efface dans son manuscrit définitif le sous-titre
« roman » et le remplace par celui de « tableau » 202
, i l veut mettre en relief que son
œuvre a une grande valeur symbolique. Son but fondamental consiste alors dans le
fait de se laisser guider par l'imagination et d'aligner les fragments apocalyptiques
selon une certaine stratégie.

Le texte est divisé en quinze chapitres qui peignent diverses scènes dont
l'ensemble forme un tableau apocalyptique. L'auteur fait accroître le suspens et le
mystérieux de l'œuvre par divers moyens dont l'un réside par exemple dans
l'enchaînement des chapitres. Chaque début du chapitre semble n'avoir rien en
commun avec le précédent, si l'un se ferme avec une querelle, le commencement de
l'autre est caractéristique par la tranquillité ce qui lâche toute tension.

Du point de vue thématique, le texte comprend deux parties distinctes dont


la première qui s'étend du premier au onzième chapitre y compris, et qui illustre la
progression d'indices eschatologiques.
Les phrases tirées de VApocalypse pimentent les événements ténébreux en
accentuant leur valeur significative, quasi prophétique. Même si dans les Signes le
texte visionnaire de Saint Jean n'est jamais clairement nommé comme
« Apocalypse » sinon seulement le Livre , 203
les citations choisies par l'auteur
indiquent sur le champ leurs provenance : « Ils n'auront plus faim, ils n'auront plus
soif, car l'Agneau qui est au milieu de trône les paîtra et les conduira aux sources
d'eau vive. » 2 0 4

Le texte s'ouvre déjà avec l'image du quatrième sceau ce qui souligne l'idée
que la marche vers le Jugement dernier est en plein procès. L'alternance des images
se référant aux sept sceaux 205
avec celle des sept anges qui versent les coupes de la
colère de Dieu , amplifie le sentiment que la fin des temps peut venir à tout
206

moment. Mais Ramuz ne copie pas dans son tableau eschatologique les visions de

Voir R A M U Z , C F . : Romains II. Œuvres complètes, Paris, Editions de la Pléiade,


Gallimard, 2005, p. 1683.
Ibid., p. 23, 30,45, 86.
Ibid., p. 114.
Voir La Sainte Bible A p chapitre 6.
Voir La Sainte Bible A p chapitre 16.

55
saint Jean selon l'ordre chronologique, au contraire, i l les présente plus librement .
Son but primordial est d'associer une référence biblique à chaque événement qui
apparaît : « Elles regardent le ciel, [...] le nuage qui passe dessus est tout pâle... Il est
annoncé. Le Livre dit que des Chevaux Ailés viendront, un Roux, un Noir, un Pâle ;
[...] le Pâle, lui, s'appelle mort et sépulcre. » 2 0 8

La deuxième partie du texte qui commence avec le chapitre douze, rompt


complètement la continuité des visions sinistres. Pour la première fois dans ce texte,
nous voyons apparaître l'espoir. L a coupure est très radicale. Le ton subit une
immense transformation, les phrases sont imprégnées par l'amour naïf des
amoureux : «Montre-moi si tu es lourde. [...] Laisse-moi faire, ça me connaît, j ' a i
l'habitude... Jusqu'à des sacs de cent kilos. [...] Eh bien, ça y est... Tu pèses moins
qu'un sac de farine. » 2 0 9

L'auteur continue le reste du livre sur le même ton. Pourtant, le dernier


chapitre brise de nouveau le bonheur établi. Caille se tourne vers Dieu en disant :
« Ça n'a été encore qu'un avertissement, Seigneur. Ta miséricorde est grande. Tu
n'as pas voulu qu'aucun de ceux qui le peuvent manquent l'occasion de se
repentir. » 2 1 0
La fin du texte reste, donc, ouverte ; le communiqué de guerre nous fait
signaler que tous les problèmes n'ont pas été réglés avec l'arrivée du nouveau
matin , les deux amoureux sont obligés de se faire des adieux et la menace du
211

Jugement dernier revient sur scène.


Ramuz se rend compte que l'histoire de l'humanité est très mouvementée
c'est pourquoi il refuse de terminer son livre par une idylle superficielle. L a fin fait
surgir des questions : Est-ce que l'humanité va tirer des leçons de son passé ? Est-ce
que le monde est encore en mesure de se repentir ou est-ce qu'il se dirige vers la
perdition inévitable ?

Les passages descriptifs, surtout ceux qui se réfèrent aux illustrations du


décor, se situent au premier plan dans la construction du monde apocalyptique. Sans
un paysage dramatique et mouvementé, les visions de la fin du monde ne seraient

Le plus grand nombre de citation provient du sixième chapitre d'Apocalypse qui décrit
l'arrivée successive des fléaux.
20«
Ibid., p. 86.
209
Ibid., p. 120.
210
Ibid.,p. 133.

56
que peu crédibles. Mais la nature semble faire des signes aux humains pour les
prévenir.
Les descriptions lyriques et pittoresques du début du livre où l'écrivain chante
la beauté de son pays : « Les maisons ont, pareillement à la plante, des racines non
étrangères à la terre où elles sont logés ; les murs sont frères et coussins du
caillou » 2 1 2
sont bientôt remplacés par celles qui produisent l'effroi : « [il] a tout le
côté rouge ; le bras qu'il lève, rouge ; [...]. Du sang par terre, du sang au ciel. » 2 1 3

Ramuz forme le surnaturel avant tout à grâce à l'association des signes de


menace du paysage aux citations bibliques. Lorsque le colporteur parle des Chevaux
Ailés de VApocalypse, sur le ciel apparaît « [ . . . ] un nuage ; on dirait un oiseau à tête
de cheval. » 2 1 4
Grâce à la nature dont les transformations correspondent exactement
aux images de Saint Jean, l'univers de ce livre n'a pas l'air d'être soumis aux règles
des humains ; i l est mystérieux et suggère à la liaison avec un monde qui nous
dépasse.

2.3.5. Procédés narratologiques

Si nous observons minutieusement la figure du narrateur dans ce texte,


nous devons affirmer que son statut est très particulier. En effet, i l change parfois la
position extra-diégétique et hétéro-diégétique, qui est la plus fréquente, en position
intra diégétique hétéro diégétique. Dans le dernier cas, le narrateur s'intègre dans le
texte à l'aide des pronoms « nous » ou « on » : « Ils semblent vouloir nous dire : De
quoi avez-vous à vous plaindre ? » 2 1 5
Le narrataire est parfois impliqué dans
l'histoire à l'aide des exhortations comme par exemple « Regarde bien encore une
fois autour de toi [ , . . ] » 216
pendent lesquelles l'écrivain l'invite à plonger plus
profondément dans son univers.
Lors de la majeure partie du texte, le narrateur est comme l'ombre de Caille
qui le suit partout où i l s'avère. Parfois, i l pénètre dans ses réflexions ou dans des
pensées des personnes que le colporteur rencontre ce qui renforce l'effet énigmatique

211
Voir Ibid., p. 134.
212
R A M U Z , C F . : Œuvres complètes tome 9, Les Signes parmi nous, Lausanne, Editions
Rencontre, 1967, p. 35.
213
Ibid., p. 98.
214
Ibid., p. 86.
215
Ibid., p. 47.
216
Ibid., p. 38.

57
du texte car la décodification de la voix narrative n'est pas toujours simple :
« On parle bas dans le salon, on parle bas dans la cuisine ; mon Dieu ! qu'ils me le
laissent, qu'ils me le laissent tout à moi, le peu de temps encore qu'il sera là. » 2 1 7
De
plus, le manque de clarté des énoncés accompagné par l'alternance des voix
narratives cause de nombreuses ambiguïtés et rend les énoncés confus.

La structure de la narration est caractéristique avant tout par les coupures et


constantes interruptions de l'histoire dues aux nombreux extraits tirés de
l'Apocalypse. Les citations apparaissent dans les Signes sous double forme : soit elles
sont écrites en italique en formant des citations directes « A celui qui vaincra je
donnerai à manger de la manne cachée » 2 1 8
, soit elles sont introduites par les
formules comme « i l est dit [...] » 2 1 9
ce qui renforce encore la connotation de leur
énoncé. Malgré le fait que la majorité écrasante des citations proviennent de la Bible,
l'écrivain emploie aussi de fausses citations qui portent avant tout son message
personnel 220
: « Un roi et puis un autre roi, et ils ne dureront qu'un peu de
temps ! » 2 2 1
ou celles qui renforcent la coloration de la scène : « Les femmes
pleureront leurs maris. » 2 2 2
Rares au début, ces fragments d'Apocalypse se
multiplient au cours du texte à tel point qu'elles occupent la moitié du onzième
chapitre.
L'auteur procède vers le mystérieux aussi par une narration qui se caractérise
par le manque progressif du côté explicatif. Ramuz essaie de nous induire dans un
chaos total où on ne reconnaît qu'à peine qui parle et où les événements nous sont
seulement présentés sans un commentaire un peu plus détaillé : «L'orage est fini
pour nous, les sept lampes sont allumées ; saint, saint est le Seigneur. » 2 2 3
De
surcroît, Ramuz mélange la narration au discours direct et n'emploie que rarement
des signes typographiques qui nous faciliteraient l'orientation dans le texte.

Ibid., p. 48.
Ibid., p. 114. Voir La Sainte Bible A p 2,17.
Ibid.,p. 16, 107,
Dans son Journal des années 1909-1914, Ramuz souligne que « [l]a guerre, c'est un recul
dans le passé. » (p. 202). Il s'oppose au progrès dans lequel i l voit un grand danger. Ses idées
politiques émergent aussi des Signes grâce à la figure du roi Guillaume p. 22 et p. 30 qui
apparaît comme un monarque despotique.
Ibid., p. 30.
Ibid., p. 51.
Ibid., p. 114. Dans cette citation apparaît aussi une référence à la parabole sur les dix vierges

58
2.3.6. Construction linguistique et caractéristique de l'écriture

La langue des Signes forme un autre élément clé qui collabore à construire
successivement le mystérieux de l'œuvre.

Une des composantes privilégiées du discours dans les Signes est le


monologue. V u que l'intrigue est réduite au minimum, le monologue constitue des
passages importants qui portent le message du livre. Fréquemment, ces réflexions
introspectives sont le fruit des méditations de l'annonciateur Caille qui contemple
tout ce qui accourt le long de son passage . Mais Ramuz pénètre aussi dans
224

l'intimité des personnages qui sont particulièrement touchés par des malheurs. Ces
monologues des âmes déchirées sont écrits avec une extraordinaire empathie qu'on
ne rencontre pas souvent dans ses livres . L'auteur semble vivre ces moments
225

difficiles avec les gens, accablé par les mêmes peurs et angoisses : « Elle a tiré sa
chaise le plus près de lui qu'elle a pu. [...] Tu m'as volé ma vie. Tu m'as prise pour
sept mois seulement ; [...] [i]l m'a menti, tu m'as trompé. » 2 2 6

La crainte de la fin de l'humanité connaît une importante gradation grâce aux


nombreuses questions monologiques que l'auteur accumule au cours du texte. Les
invocations comme « si c'était vrai ?... » 227
, mettent continuellement en doute la
véracité des signes. Bien qu'elles essaient d'impliquer notre raison dans la perception
des événements, le regard critique du lecteur est anéanti sur-le-champ car « [...] les
Signes s'annoncent de toute part, [...] » 228
.
En comparaison avec les monologues, les dialogues ne forment qu'une
minorité du discours direct. V u que la majorité écrasante des conversations tourne
autour du thème de la fin du monde, ces phrases coupées, interrompues et
incomplètes qui ont plutôt le caractère des exclamations, reflètent des inquiétudes

qui sont parties au milieu de la nuit avec leurs lampes à la rencontre de l'époux. Cette courte
histoire nous rappelle qu'il faut être prêt à tout moment car l'arrivé de l'époux (symbole de la
fin des temps) est proche. Voir La Sainte Bible Mt 25,1-13.
224
Voir par exemple Ibid., p. 45, 53, 73...
225
Dans d'autres romans, Ramuz se montre souvent indifférent aux catastrophes qui se
produisent (ce qui est le cas par exemple de Grande Peur dans la montagne ou du Règne de
l'Esprit malin).
Ibid., p. 48. L a veuve assise près du cercueil de son mari pleure leur séparation causée par la
maladie.
227
Ibid., p. 84.
228
Ibid., p. 10.

59
des gens : « -Le petit est mort ! - Pas vrai ! Doucement ! -Eh ! mon Dieu ! mon
Dieu ! - Faites doucement, je vous dis, la porte est ouverte... » 2 2 9

Les dialogues discontinus gomment systématiquement les restes du monde


rationnel dans l'œuvre. Le côté mystérieux de la langue est encore souligné par la
manque de clarté des énoncés où le lecteur se sent confus or l'information clé pour la
compréhension du passage reste complètement absente ou apparaît dans un passage
plus éloigné.
La langue des Signes se montre très musicale. Dans le sous chapitre dédié à la
composition de l'œuvre, nous avons examiné son aspect musical du point de vue
structurel. Mais la musique surgit notamment des jeux de mots et d'autres effets
linguistiques.
Le côté lyrique du livre est assuré surtout par des figures répétitives et des
refrains. Ramuz ne reproduit pas seulement des images eschatologiques ou citations
bibliques, mais i l forme des refrains autour des mots clés comme c'est le cas de la
couleur rouge, du rire du légionnaire ou de la montre qui symbolise le temps.
Notamment le troisième chapitre est très poétique. Non seulement l'auteur
peint minutieusement tous les détails du paysage par lequel passe le colporteur, mais
il y incorpore même une sorte de chanson mélancolique qui pleure les douleurs de la
guerre. Les onomatopées comme « [pjrran... prran...prran...pan... pan... » 2 3 0
font
revivre devant les yeux du lecteur non seulement l'arrivée du train mais aussi
d'autres événements mentionnés.
Outre la personnification de la nature que nous avons présentée plus haut et
les comparaisons , c'est le jeu des contrastes qu'on voit apparaître fréquemment.
231

Le fait de placer deux phénomènes contradictoires tout près, instaure une espèce de
suspens. Ces oppositions où la vie côtoie la mort et où le silence remplace les bruits
mènent vers la continuelle mise en doute des choses. Fréquemment, l'auteur laisse
culminer l'accumulation des contradictions avec la contestation complète des
énoncés ce qui contribue à l'avènement du surnaturel et au gommage de toute sorte
de rationalité car « les choses qui sont là, c'est comme si elles n'étaient pas là. » 2 3 2

Ibid., p. 71.
Ibid., p. 40.
L a comparaison représente une des spécificités ramuziennes mais dans l'analyse des Signes,
nous n'en parlons que brièvement car elle y apparaît moins souvent en comparaison avec
d'autres œuvres.

60
2.4. La Grande Peur dans la montagne

La Grande Peur dans la montagne, publiée en 1926, représente l'une des plus
grandes épopées de l'écrivain. On lui attribue fréquemment le titre de « livre type »
de Ramuz car nous pouvons y observer la culmination de certaines tendances
stylistiques et thématiques 233
qui caractérisent l'ensemble de sa production littéraire.
De surcroît, ce roman, prouve la maturité de l'auteur déjà expérimenté qui n'est plus
à la recherche de son style mais qui recommence à s'expliquer . 234

Les forces inexplicables de la nature entrent petit à petit en scène et préparent


la place à la montagne qui semble omnipuissante. D'un passage à l'autre son statut se
montre plus évident jusqu'à ce qu'elle devienne une Personne qui tient le rôle
principal.

2.4.1. Résumé

L'intrigue du roman met en scène une société valaisanne du début du dix-


neuvième siècle qui est mise à la merci de la montagne. Bien que la vie difficile des
montagnards en Valais ait influencé l'auteur dans la composition de l'intrigue, ce
roman ne se fonde pas sur des légendes concrètes, étant le fruit de la pure
imagination de l'écrivain . 235

L'histoire s'ouvre avec un désaccord entre les anciens du village et les jeunes
concernant le pâturage de Sasseneire, situé entre Val d'Hérens et Val d'Anniviers,
qui, tout en appartenant à la commune, reste toujours abandonné. Les vieux ne
cessent de répéter : « Vingt ans, vous ne vous rappelez pas... Nous, au contraire, on

Ibid., p. 28.
(1925-1946) Il s'agit surtout de la culmination des tendances mettant en relief la montagne en
tant que force surnaturelle, mis en relief par le thème des superstitions et de solitude. Quant à
la stylistique de l'œuvre, nous pouvons y admirer la multiplication des narrateurs qui se
montrait aussi dans d'autres textes ou la langue chaotique et fragmentaire des dialogues.
Ramuz est déjà reconnu comme un grand auteur, ayant écrit des œuvres uniques comme La
Guerre dans le Haut pays (1915), Le Règne de L'Esprit Malin (1917), Le Grand printemps
(1917), L Histoire du soldat (1920) La Guérison des maladies (1917), Les Signes parmi nous
(1919) etc.
E n ce qui concerne la fonte partielle du glacier, Ramuz aurait pu s'inspirer de la réelle
crue du glacier de Moiry décrit par Sébastien Métrailler sans son mémoire intitulé Marges
proglaciaires et évolution récente du pergélisol dans la région de Réchy-Lona (VS).
Voir [cit.2009-15-10] URL
http://www.unifr.ch/science/diplome07/html/pdf/Metrailler%20Sebastien.doc

61
se rappelle » et soulignent ainsi leurs souvenirs inquiétants et des légendes qui
courent autour de l'endroit. Mais les jeunes triomphent et arrivent à persuader leurs
ancêtres de leur permettre d'exploiter les terres longtemps considérées comme
maudites.
Peu de jours après, sept hommes montent avec le bétail pour profiter de la
bonne herbe qui pousse dans ces altitudes. A u préalable, tout semble bien se passer,
en outre, le jour de la montée « [i]l faisait très beau, ce qui était bon signe. » 2 3 7
Mais
à peine installés en haut, ils sont témoins des accidents étranges qui se multiplient et
prouvent que les superstitions n'étaient peut être pas le fruit d'une pure fantaisie.
Bien que les signes du malheur pèsent sur les êtres de là haut, Joseph et
Victorine vivent une idylle grâce à leur amour. Néanmoins, même leurs rencontres se
compliquent car la maladie du troupeau bloque les gens dans le chalet montagnard en
les condamnant à la solitude et à l'isolement.
Le manque de son amoureux pousse Victorine à braver l'interdit et à monter
en secret à Sasseneire. De peur d'être arrêtée, elle fait ce trajet au cours de la nuit.
Mais ne connaissant pas le sentier choisi, elle se fourvoie « [e]lle a dû tomber à la
renverse » 2 3 8
et Joseph ne la revoit que dans son lit de mort. Dès lors, Joseph erre
dans les montagnes comme un fantôme, plus mort que v i f et la petite société de
l'alpe, rongée par l'inquiétude et des soucis, plonge dans un désespoir complet.
L'histoire se clôt d'une manière assez tragique car non seulement les hommes
partis pour Sasseneire y trouvent la mort mais de plus, elle frappe plusieurs
personnes du village. L a montagne semble savoir protéger ses terres sacrées. Quand
le glacier craque et inonde la vallée entière, c'est comme si elle voulait se venger et
régler les comptes.

2.4.2. Personnages et leur rôle dans la formation du mystérieux

La Grande Peur dans la montagne forme partie des romans soulevant la


problématique de la lutte des Valaisans contre la nature puissante qui conditionne la
vie quotidienne de la population vivant dans son voisinage immédiat . Elle incarne
239

R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 9.


Ibid.,p. 41.
Ibid.,p. 119.
Le même thème apparaît dans les romans suivants : Derborence (1934), Si le Soleil ne
revenait pas (1937), Séparation des races (1922).

62
dans le texte le héros principal, une force colossale dotée du pouvoir surnaturel. Dans
ses alpages et ses rochers se déroulent de nombreux phénomènes inexplicables : non
seulement on entend la nuit un bruit « comme si on marchait sur le toit ; [...] » 2 4 0

mais des coïncidences étranges comme la disparition du mulet ou la blessure de


Romain soulignent l'idée qu'elle intervient dans l'existence de tout ce qui s'y
approche.
Mais quel effet exerce-t-elle sur les montagnards ? Georges Duplain y dédie
un court chapitre de sa biographie de Ramuz où il mentionne qu' « [E]lle le rend
peureux, méfiant, superstitieux, elle en fait une brute, elle le tue au travail. » 2 4 1
Si
nous observons les personnages de notre roman, nous devons affirmer que la
montagne détermine vraiment leur comportement. A sa rencontre, chaque être
« [sent] venir sa petitesse [...] » 2 4 2
car elle le domine, elle est la force qui peut
l'anéantir.

Ramuz choisit un lieu concret qui personnifierait le mauvais côté de la


montagne : Sasseneire, dont déjà la dénomination est évocatrice car ce toponyme
signifie en patois « le rocher noir » 243
. Depuis le début du roman, de nombreux
indices signalent que cet endroit est très spécial par son emplacement à une altitude
assez élevée (2300 m ) 244
s'étendant à proximité du glacier 245
de Moiry, aussi bien
que par de nombreuses légendes qui le voilent.
A l'aide de tous ces symboles, l'auteur nous indique que la montagne se
réserve certaines zones où elle ne permet pas aux humains de séjourner. Ramuz
appelle ces lieux « le mauvais pays » où « il n'y a plus de fleurs ici, non plus, ni
aucune espèce de vie [...]. C'est au-dessus des fleurs, de la chaleur, de l'herbe, des

R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 82.


D U P L A I N , Georges : C. F. Ramuz Une biographie, Renens, Éditions 24 heures, Imprimeries
Réunies Lausanne sa, 1991, p. 154.
R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 74.
Sasseneire : le nom de ce belvédère signifie rocher noir, du patois sasse, variante de sex ou
de six, et de neire, noir.
K U N Z I , Gilbert ; K R A E G E , Charles : Montagnes romandes à l'assaut de leur nom, étude
étymologique des noms de montagnes de Suisse romande, Yens sur Morges, Editions
Cabédita, 2001, p. 156.
« Ce pâturage de Sasseneire est à deux mille trois cents mètres ; i l est de beaucoup le plus
élevé de ceux que possède la commune, [...] ». R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la
montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 18.
Le glacier a aussi une grande valeur symbolique car souvent i l est perçu comme lieu hanté
par des damnés qui sortent des crevasses.
Voir : G A L L A Z , Christophe : Contes et Légendes de Suisse, Paris, Nathan, 1996.

63
bonnes choses [...] i l n'y a rien et plus personne, [...] » L a montagne y empêche
toute vie : c'est son domaine, un endroit qui nous initie au monde de la mort. Par
conséquent, tout envahisseur doit être arrêté car « [s]ur ces hauteurs règne la loi
fatale de la pesanteur et de la mort et les forces les plus sournoises finissent toujours
par l'emporter. » 2 4 7
Dans le roman, la montagne semble punir les hommes d'avoir
violé son royaume sacré ; elle se venge en détruisant tout ce qui est en vie. V u que
l'auteur souligne la candeur des villageois 248
et justifie leur transgression dans ces
endroits : « Oh ! ils ne demandaient pourtant pas grand-chose à ces lieux, [...] ils ne
les gênaient pas beaucoup. Us étaient modestes en tout, ils se contentaient de
peu » 249
, la montagne ressemble encore davantage à une force impitoyable et cruelle.

Outre la montagne omniprésente, l'écrivain intègre dans son histoire une


petite société de gens simples qui se tiennent plutôt à l'arrière plan. Nous pouvons y
observer deux groupes de personnages : les jeunes et les vieux qui sont en conflit
permanent à cause de l'exploitation du pâturage mentionné.
Puisque les vieux « [ont] de l'expérience » 250
, ils incarnent dans le roman la
sagesse des Valaisans. Conscients des malheurs étranges qui se sont succédé là haut,
il y a vingt ans, ils essaient d'empêcher les jeunes d'y partir et de répéter la même
faute qu'ils ont commise autrefois. Ramuz leur accorde presque un pouvoir de
prophétie car, au fur et à mesure, leurs inquiétudes s'accomplissent.
En contrepartie, les jeunes audacieux et raisonnables croient « qu' [ils sont
seuls] à y voir clair [...] » 2 5 1
. Les avertissements des anciens représentent pour eux
des superstitions sans fondement : « Des histoires, tout ça ! personne n'y croit
plus... » 2 5 2
Mais la cause de leur perdition, n'est-ce pas leur manque de respect
envers leurs ancêtres et envers la montagne ?

Les personnages qui partent pour l'alpage mystérieux sont présentés et


caractérisés successivement. Mais depuis le commencement du roman, l'auteur

246
Ibid., p.23.
247
R A M U Z , C F . : Besoin de Grandeur, Paris, Grasset, 1954, p. 38.
248
Tous les six villageois sont venus avec des intentions pures ; à l'exception de Clou qui
voulait appauvrir la richesse de la montagne en ramassant des pierres précieuses.
249
R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 164.
250
Ibid.,p.SS.
251
Ibid., p.18.
252
Ibid., p. 31.

64
oriente notre attention vers trois hommes qui jouent le rôle primordial dans la
construction de l'univers mystérieux.
Prenons d'abord la figure du vieux Barthélémy qui a déjà une fois assisté aux
malheurs de Sasseneire et qui représente l'un des rares rescapés. Ses croyances aux
forces surnaturelles de la montagne sont visibles grâce à l'extrême attachement au
talisman qu'il porte perpétuellement pendu autour du cou en se rassurant : « Moi, je
2 5 3
suis protégé. » Priant le soir dans son coin et répétant sans cesse : « [...] avec moi,
254
tu ne risques rien, j ' a i le papier [...] » , i l ressemble à un voyant relié au monde
surnaturel. Guidé par la conviction que seul le papier trempé dans le bénitier du
Saint-Maurice-du-Lac peut le préserver des mauvais esprits, i l incarne le personnage
superstitieux par excellence.
Présentons ensuite Clou, le premier bénévole voulant s'engager à pâtre le
bétail dans la haute montagne. Pourtant, le Président tarde à l'embaucher car c'est un
braconnier, homme louche et étrange, dont la mauvaise réputation est connue de
tous. En plus, sa complaisance « [d'aller] chercher des plantes dans la montagne, [...]
2 5 5
des pierres, et on disait de l'or[...] » dans des endroits désertés, souligne son
extravagance. Asocial et peu communicatif, i l ne craint pas la montagne, au
contraire, i l se plaît dans cette solitude.
Dans le texte, c'est lui qui semble être allié de la montagne. A l'opposé des
autres qui doivent surmonter leurs peurs et d'y partir à cause de leur précarité
256
financière, Clou s'en réjouit car «là-haut [il] serait à portée...» Plus ses
compagnons sont effrayés par des événements qui secouent leur existence à
Sasseneire, plus i l s'y sent à l'aise. Se promenant dans les endroits où nul humain
n'oserait pénétrer et ne rentrant que rarement au chalet, i l a vraiment quelque chose
de diabolique en lui. Comme s'il faisait partie des esprits maléfiques qui demeurent
257
près des sommets , les autres ont peur de lui aussi bien que de la montagne car
même son apparence « [ď] un homme couleur de pierre, [ď] un homme pareil à une
2 5 8
grosse pierre qui viendrait ; [...] » prouve de son caractère demi-sorcier.

Ibid.,p. 18.
Ibid.,p. 138.
Ibid., p. 26.
Ibid., p. 26.
Voir Ibid., p. 163.
Ibid., p. 77.

65
Même si La Grande Peur dans la montagne est une histoire qui peint la
collectivité luttant contre les forces surréelles qui la dépassent, l'auteur accorde une
importance particulière encore à un personnage : celui de Joseph.
N'ayant pas de moyens financiers pour pouvoir se marier, Joseph décide de
partir à Sasseneire malgré les avertissements de sa fiancée. En dépit des catastrophes
qui se produisent dans le mystérieux alpage, Joseph et Victorine vivent une idylle ;
comme si leur union était la seule force capable de résister aux forces surnaturelles
de la montagne. Mais l'arrivée de la maladie aussi bien que l'isolement transforment
l'idylle en mauvais rêve.
Même de ce texte émerge la vision ramuzienne de l'amour malheureux qui
finit par la séparation des amants. Suite à la mort tragique de Victorine, Joseph
semble complètement transformé et privé du bon sens à tel point qu'il vit dans une
sorte d'hallucination, tirant des balles autour de lui. « [E]tant seul, de plus en plus
seul ; étant seul à présent comme i l n'avait jamais été » 259
, i l se dirige vers les
endroits les plus abandonnés de la montagne. L a nature hostile des sommets « où i l
n'y a plus rien, [...] ni même l'herbe, rien qui soit en vie, » 2 6 0
reflète l'image de son
cœur déchiré qui plonge dans le désespoir absolu.
La montagne se montre responsable de cette mort tragique car elle met sa
signature sur le corps inerte de Victorine qui a « [la] main toute froide, [...] comme
de la pierre » 2 6 1
.

2.4.3. Thèmes menant à la formation de l'univers mystérieux

Le champ thématique de la Grande Peur dans la montagne expose un vaste


éventail de sujets que Ramuz incorpore aussi dans la majeure partie de sa production
romanesque. L a fascination par la montagne meurtrière représente en même temps le
grand thème de ce roman aussi bien que le chef pilier dans la formation du
fantastique.
Arrêtons-nous d'abord sur le thème des superstitions qui contribuent à
accroître le mystérieux de l'œuvre. Le premier élément qui favorise leur prolifération
est l'expérience négative vécue à Sasseneire autrefois. Du fait que les événements

Ibid.,p. 172.
Ibid.,p. 143.
Ibid.,p. 158.

66
qui s'y sont déroulés ne peuvent pas être élucidés « parce que ceux qui y étaient se
sont tous contredits » 262
, cet alpage paraît toute de suite très énigmatique ce qui
contribue à la création des légendes.
Ramuz met en relief les superstitions grâce au personnage de Barthélémy
dont chaque geste renvoi aux croyances populaires . Ce n'est qu'avec la perte du
263

papier bénit suivi de la mort tragique de Barthélémy que le lecteur se rend compte de
l'extrême importance que l'écrivain accorde dans le texte à ces superstitions, qui se
montraient plutôt comme imaginations naïves causées par le besoin d'apaiser
l'angoisse des Valaisans.
Les superstitions connaissent une importante évolution surtout avec l'arrivé
de la maladie du bétail. Cette épidémie contagieuse représente le premier événement
tout à fait inexplicable, qui s'annonce comme déclencheur du fantastique car « [...] la
maladie n'était rien encore, n'étant qu'un signe et qu'un commencement [...] ce qui
faisait peur, sans qu'on osât le dire, c'est ce qui viendrait par la suite. » 2 6 4
N i la fin du
roman ne nous élucide comment les événements se sont déroulés au vrai ; Ramuz
nous laisse avec nos suppositions et mentionne simplement : « - c'est que la
montagne a ses idées à elle, c'est que la montagne a ses volontés. » 2 6 5

Sous l'influence des superstitions, Ramuz inverse la vision typiquement


biblique de la montagne, décrite par le psalmiste : « Je lève mes yeux vers les
montagnes. D'où me viendra le secours ? Le secours me vient de L'Eternel qui a fait
les cieux et la terre. » 2 6 6
Dans cette œuvre, la montagne abrite « Lui, l'Autre, le
Méchant, [...] Grand Vieux Malin » 2 6 7
et les personnages ne lèvent les yeux vers les
montagnes qu'avec peur en guettant d'où pourrait venir le mal car « la menace du
malheur était partout autour [...] à ces parois, parmi ces pierrailles là-haut [...] » 268
.
Même si les croyances populaires dominent et que la foi catholique ne soit
représentée que marginalement , ce texte reflète la spiritualité de l'auteur qui croit à
269

une force supérieure qui nous observe et qui dirige nos vies. C'est pourquoi i l
n'aspire pas à élucider des événements qui se sont produits car « [...] i l y a un secret

R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 32.


Voir p. 59.
Ibid.,p. 97.
Ibid.,p. 193.
La Sainte Bible, Ps 121, 1-2
R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 163.
Ibid.,p. 74.
Seules les scènes de Victorine ayant le crucifix sur sa poitrine le jour de l'enterrement et des
images des funérailles renvoient aux croyances chrétiennes.

67
dans ces choses, et nous jugeons d'en bas ces choses, tandis que leur sommet nous
demeure caché. Il ne faut pas chercher à les comprendre. Il faut seulement
comprendre cela, qu'il y a une Main sur nous et un Œil ouvert sur nos vies, à qui rien
ne peut échapper. » 2 7 0

La peur constitue le motif principal qui collabore à l'instauration du monde


des superstitions. L a peur pénètre le roman entier : elle se reflète dans les souvenirs
des anciens , elle ronge la voix de la conscience du Président , elle essaie
271 272

d'empêcher l'arrivée de la catastrophe. A u cours du texte, elle connaît une gradation


vertigineuse. Mais avec l'apparition de la maladie, elle se transforme en une panique
incontrôlable qui et ne laisse pas les bergers tranquilles et conditionne leur
comportement. Ils abandonnent leur travail, « ils ne [font] plus de fromage » 273
, ils ne
dorment ni ne mangent, deviennent solitaires et peu communicatifs . 274

Les croyances aux êtres surnaturels qui se promènent la nuit autour des
sommets se reflètent aussi dans le roman car l'arrivée du crépuscule approfondit
l'effroi des pâtres à tel point « qu'ils [faisaient] grand feu comme pour se donner
l'illusion du jour » 275
.
Le motif de la peur est l'un des éléments clés dans la formation de l'univers
mystérieux. Le roman incite, à plusieurs reprises, le lecteur à se poser des questions
sur la cause de cet inexprimable angoisse. Mais Ramuz ne nous révélera jamais la
réponse car dans cette peur inexplicable réside le mystère du texte.

Le deuxième grand thème du livre met en relief l'absence de vie comme


caractéristique fondamentale de la haute montagne. Cette absence est tellement
intense qu'elle fait penser à un bannissement dans lequel se trouvent les villageois.
Pour la première fois, cette problématique surgit des descriptions du
« mauvais pays » qui indique que l'effort d'introduire la vie dans ces endroits est tout
à fait vain car cette « [...] grande masse noire sans dimensions et sans limites [...] » 2 7 6

renvoie à l'incarnation de la mort. Ramuz souligne ce royaume du minéral par de

R A M U Z , C F . : La mort du Grand Favre et autres nouvelles, Lausanne, Le Livre du mois,


1970, p. 48.
271
Voir Ibid., p. 12.
272
Voir Ibid., p. 17.
273
Ibid., p. 123.
2 7 4
V o i r / ^ J . , p . 133.
275
Ibid., p. 124.
276 Ibid., p. 169.

68
multiples refrains liés aux pierres qui roulent et font des bruits affreux comme s'ils
avaient pour but d'avertir les transgresseurs de ne pas pénétrer dans des zones
interdites.

Puisque « [...] les montagnes constituent un isolement idéal, un sanctuaire du


silence » 278
, Ramuz en forme d'autres composantes principales de son univers
mystérieux dont la pesanteur s'accentue au fur et à mesure. Le calme de la montagne
se modifie en silence maléfique et menaçant qui est comme un présage du malheur :
« on n'entendait rien du tout : c'était comme au commencement du monde [...] ou
bien comme à la fin [...] » 279
. Du fait, le moindre bruit est accompagné d'un fort écho
qui amplifie le sentiment du vide.
Le thème de la solitude est accentué par des refrains mettant en relief la
problématique d'isolement dans lequel les bergers vivent : « personne sur le chemin,
personne non plus dans les prés [...] » 280
. Le décor rocheux des sommets désertés
devient encore plus pénible avec l'apparition de la maladie des animaux qui
emprisonne les bergers dans leur petit chalet. A la solitude corporelle s'associe
encore la solitude de l'esprit car « tant que la maladie n'a pas pris fin, ils sont comme
supprimés du monde » 281
.
En éloignant les gens qui s'aiment et provoquant l'aliénation de l'esprit des
bergers, Sasseneire représente un symbole de séparation. Non seulement elle coupe
ses victimes du contact avec « le bon pays » 282
, mais la nécessité de faire face aux
situations inhabituelles et extrêmes suscite la rupture même dans les relations entre
les montagnards. Hanté par la peur, cette petite société se décompose, chacun
s'enferme dans son désespoir et la montagne devient séparatrice même de ceux
qu'elle a réunit auparavant.
A l'aide de tous ces moyens, l'écrivain peint le tableau du monde dominé par
la mort. Les alentours de Sasseneire ressemblent considérablement à l'image de
Derborence après la catastrophe où « il n'y a plus de place pour la vie [car] [t]out est

Voir Ibid., p. 76, 77, 142, 143.


M O R C O T E , Vico et collectif : Forum alpinum, Zurich, Forum alpinum,1965, p. 106.
Ibid., p. 54.
Ibid., p. 150.
Ibid., p. 86.
Ramuz indique sous la dénomination « bon pays » des étages de la montagne où la nature
n'empêche pas l'existence de vie, où i l y a « l'herbe déjà haute, pleine de fleurs ». Ibid., p.19.

69
recouvert au contraire par ce qui est son empêchement. » L a force mystérieuse de
la montagne meurtrière pénètre tout sans exception, n'excluant ni les humains,
apparemment forts. Comme si la mort était « un signe et une manifestation de la
colère d'En Haut, [...] » 284
, elle semble punir les humains pour leurs crimes secrets.
Le dernier chapitre arrive avec le refrain des clochers qui « [sonnent] pour des
morts » 2 8 5
ce qui renforcent encore l'ambiance pathétique du texte. Ainsi, le roman
se clôt avec une vision de Ramuz le fataliste en soulignant que « [l]e destin peut tout
faire [tant que] l'homme rien » 286
.

2.4.4. Composition de l'œuvre

L'ambiance du monde hanté par la peur surgit déjà du titre de ce roman où


l'écrivain indique son but primordial : de peindre cet inexplicable Peur qui s'empare
comme obsession de tous ceux qui ont quelque chose en commun avec le pâturage de
Sasseneire.

Selon Philippe Renaud, la conception de l'œuvre révèle aussi certains traits


de la tragédie antique 287
qui a façonné la jeunesse de l'auteur . Même si le texte ne
288

respecte pas strictement le principe des trois unités , nous pouvons y trouver le
289

schéma de cinq parties depuis l'exposition jusqu'à la catastrophe . De surcroît, les


290

2 8 3
R A M U Z , C F . : Derborence, Mermod, Lausanne, 1944, p. 32.
2 8 4
R A M U Z , C F . : La mort du Grand Favre et autres nouvelles, Lausanne, Le Livre du mois,
1970, p. 34.
285
R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 184.
286
C H E R P I L L O D , Gaston : Ramuz ou L'Alchimiste, Yverdon, Imprimerie Henri Cornaz, 1958,
p. 18.
Voir R A M U Z , C F . : Romans IL Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions
de la Pléiade, 2005, p. 1588.
Voir R A M U Z , C F . : Raison d'être, Paris, Edtitions de la Différence, 1991, p. 18.
L'unité de temps est un peu brisée car le livre décrit une courte période que les bergers ont
vécu à Sasseneire. L'unité de lieu est respectée, la majeure partie des scènes se déroule dans
les alentours de Sasseneire, mais l'auteur parfois coupe cette image du là-haut pour nous
montrer ce qui se passe en bas dans le village. Quant à l'unité d'action, elle est aussi
respectée. Admettons que Joseph et Victorine semblent vivre une petite histoire amoureuse à
part mais, plus tard, nous nous apercevons qu'elle est aussi énormément conditionnée par la
montagne.
L'exposition correspond aux chapitres 1-4 qui nous situent dans le lieu d'action. L a collision
arrive avec le premier événement étrange : le bruit de pas dans la nuit (chapitre 5), suivi de
crise (chapitre 7-12) qui peint l'accumulation des phénomènes aux traits surnaturels. L a
péripétie arrive avec le chapitre 13 où Joseph descend au village et trouve Victorine morte.
Son retour accompagné d'errance autour de Sasseneire esquisse le désastre à venir. L a
dernière partie, la catastrophe (chapitre 15), clôt le livre avec une énumération de morts en
soulignant le grand pouvoir de la montagne.

70
personnages font face à des situations qui les dépassent et même la fatalité semble
peser sur eux. Le roman aborde aussi la problématique de la morale en nous faisant
réfléchir s'il est convenable de transgresser la loi des anciens ?

D'un autre point de vue, le roman peut être divisé en deux parties dont la
première raconte l'avènement du mystérieux et la deuxième montre sa prolifération
démesurée jusqu'à une catastrophe finale.
Observons d'abord les moyens qui permettent à l'écrivain d'aménager le
terrain pour l'apparition d'un phénomène surnaturel. L'un des fréquents procédés qui
nous initient à l'univers mystérieux du texte sont des avertissements. Des indications
comme « Oh ! pas là haut, parce que... » 2 9 1
parsème le roman dès sa cinquième ligne
jusqu'à l'irruption de la maladie qui leur accorde un caractère quasi prophétique. La
première menace annonçant le caractère étrange de Sasseneire arrive de la part des
vieux. Bien que la majorité des villageois n'y croie pas, l'endroit garde un caractère
inquiétant qui est resté dans le subconscient. Ceci est dévoilé non seulement par les
réflexions du Président concernant la récupération du pâturage : « En tout cas, je suis
couvert» mais aussi de fréquentes préoccupations des villageois: «[...] j ' a i été
inquiète depuis l'autre jour, mais tu me dis que tout va bien là-haut, alors, je te
292

crois. »
En outre, le passé mystérieux des hauteurs désertées ne fait qu'accroître le
suspens. Or jusqu'à la fin du cinquième chapitre, cette histoire reste inexpliqué. En
plus, les personnages semblent avoir peur en racontant leurs mauvais souvenirs ;
comme si leur énoncé avait pu provoquer une catastrophe inouïe. Cet effort de
dissimuler les événements de jadis contribue à y voir l'intervention des forces
étranges à tel point que même les affirmations de Barthélémy expliquant que
plusieurs villageois y ont trouvé mort 293
n'apaisent pas le lecteur.
Mais dès le début du roman, l'écrivain forme aussi un contrepoids rationnel à
ces présages surnaturels. Les jeunes raisonnables réfutent toute sorte de superstitions
ce qui ne fait que souligner l'aspect fantastique de l'œuvre car les croyances
populaires se voient constamment mises en doute : « c'est des bêtises et on n'a même

R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 31.


Ibid., p. 68.
Voir Ibid., p. 56.

71
jamais pu savoir exactement ce qui s'était passé là-haut. » Cette alternance
perpétuelle des opinions contradictoires fortifie la croissance successive d'angoisse
qui prépare le terrain pour l'arrivée du surnaturel.

La deuxième partie décrivant la progression des événements étranges arrive


avec le septième chapitre qui montre l'irruption de la maladie abattant le bétail. Bien
que ce ne soit pas le premier événement étrange, elle est perçue comme
l'intervention inexplicable d'un phénomène surnaturel. D'un instant à l'autre,
l'écrivain nous porte d'un monde réel dans un monde mystérieux, obsédé par des
forces surnaturelles. L a maladie se montre révélatrice des actions antérieures que
certains s'efforçaient d'expliquer à l'aide de la raison.
Les personnages sont tellement effrayés par la maladie qu'ils refusent toute
interprétation logique : « C'est que tu as voulu, Président, t'attaquer à plus fort que
toi... [...] Et elle est méchante, quant elle s'en mêle. » 2 9 5
Faisant parallèle avec des
plaies d'Egypte où « la cinquième fut la mortalité sur le bétail » 296
, l'auteur annonce
les catastrophes à venir. De plus, l'image des « [...] malheurs [qui] se marient entre
eux, ils font des enfants, comme dans le Livre ; » 297
, esquisse une vision
apocalyptique .298

Le rythme du roman connaît une importante évolution et accélération qui se


voit parfois adoucie par l'onirisme de Joseph s'évadant dans un monde imaginaire
qui n'est pas hostile à l'amour . Pour la meilleure compréhension de la gradation
299

démesurée du rythme, nous nous permettons d'exposer le tableau rythmique à l'aide


de l'image du train suivant la direction de l'inconnu.
Malgré l'expérience négative des vieux, les jeunes embarquent dans le « train
des événements » pour faire connaissance d'un endroit qui passe pour mystérieux. Le
trajet à travers les premiers chapitres est assez calme, accompagné par des
observations du paysage. Le rythme accélère avec les premières péripéties mais ce
n'est que l'arrivée de la maladie qui dévoile que ce train a pris la direction de la

294
Ibid., p. 32.
295
Ibid., p. 87.
296
Ibid., p. 87. Voir la Sainte Bible Ex. Chapitre 9.
297
Ibid., p. 90.
298
Dans sa production romanesque, Ramuz se sert de VApocalypse qu'il appelle
« le Livre ».
Voir l'analyse des Signes parmi nous p. 56, 57.

72
perdition. Les personnages pressentent que leur existence est menacée et essaient de
« quitter le bord » : « pour tout l'or du monde, on n'aurait pas pu nous faire rester
une heure de plus ici. » 300
, mais ils n'en sont plus capables, car le cercle vicieux des
événements catastrophiques est en plein procès. Le dernier chapitre est une image du
train sans freins s'écroulant dans un gouffre, ensevelissant tous ces passagers.

Chap. décor Gradation de la peur Langue


2,3 Décor calme : « Ils avaient Seulement à la base des Dialogues ne sont pas coupés,
le coucher de soleil avertissements : « ton histoire est fluidité de la narration301

derrière eux, derrière eux une vieille histoire » p. 15.


ils avaient la haie, ils
s'asseyaient dans l'herbe »
p.27.
5 L a montagne paraît A la base des souvenirs : Rien n'est dit clairement
hostile : « Il n'y avait plus « Parce que l'autre fois, ça avait
de soleil. Il n'y avait plus commencé comme ça... » p.51
que cette grande ombre qui
a été sur nous » p.52.
9 Silence menaçant, « plus Souvenirs revivent, croyances aux Phrases saccadées, interrompues,
aucune chose vivante » forces surnaturelles « Parce que inachevées :
p. 106 peut-être c'est Lui... » p.105. « Dépêchez-vous d'entrer, disait-
il... Ou bien je referme... Mais
l'autre riait toujours. Quand je
voudrai, tu sais... » p. 106
14 Installation du monde de la L a force mystérieuse est nommée Beaucoup de phrases
mort : « les cadavres de « Et où es-tu qu'on te voie une fois, exclamatives
deux ou trois bêtes se Grand Vieux Malin ? » p. 163
montraient » p. 163.
« L'odeur de la mort
continuait à vous venir, et
le silence de la mort à
régner autour de vous »
p.162.
15, 16 Glacier craque, inonde la La succession des catastrophes Dialogues chaotiques, l'énoncé
vallée est peu compréhensible : « A h !
Te voilà... Je savais bien. Joseph
a voulu crier, [...]- A h ! tu ne
veux pas ! » p. 178. Enumération
des catastrophes p.191,192.

La dynamique du texte est encore soulignée par les refrains qui s'associent
aux motifs principaux du roman, comme s'il s'agissait des indices mystérieux que
l'auteur veut signaler au lecteur. Un autre élément qui influence la dynamique du
roman est le motif des trois points qui mettent en relief la langue saccadée des
dialogues et augmentent le suspens.

V o i r / t a / . , p. 102.
R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 57.

73
Pour mieux visualiser l'importance des refrains dans la composition de
l'œuvre, nous nous permettons de présenter un petit tableau dévoilant que ces courtes
phrases s'associent fréquemment aux majeurs motifs du roman :

Refrain Page
« Il faisait très beau ce qui était bon 41,42.
signe. »
« Le ciel faisait ses arrangement à lui sans 73, 106.
s'occuper de nous. »
« Rien que des pierres. » 74.
« -La maladie ! » 72, 75, 85, 97.
« c'était comme toujours et en même 148.
temps pas comme toujours. »
« il n'y avait personne » 149, 150.
« des pierres se sont mis à rouler » 174, 175.
« On avait commencé de sonner pour les 183.
morts. »

La vision de l'espace représente un autre élément clé dans la formation du


mystérieux car Ramuz forme deux mondes distincts : celui du village (appelé le
« bon pays ») et celui d'en haut (appelé le « mauvais pays ») dont l'interconnexion
est assurée par l'alternance des chapitres relatant la vie au Sasseneire avec celle au
village.
La conception traditionnelle du mouvement ascensionnel est perturbée car le
roman accorde aux montées une symbolique de descentes dans un monde infernal et
vice versa. 302
De même, la progression vers les hauteurs est accompagnée par des
malheurs , tandis que la descente représente un chemin vers le bon pays d'en bas
303

« avec son herbe déjà haute, pleine de fleurs » 304


.
Le mauvais pays « où il n'y a plus rien, là où i l n'y a plus personne, là où i l
n'y a plus d'arbres, ni de buissons, [...] » 3 0 5
représente un monde clos, borné par le
torrent, la gorge et le glacier. C'est un endroit qui se montre étranger à l'homme, où
« [l]e ciel [fait] ses arrangements sans s'occuper de nous. » 3 0 6
L'univers de

L a narration est fluide excepté le dialogue entre Joseph et Victorine p. 30 et 32.


Voir D E N T A N , Michel : C. F .Ramuz - L'Espace de la Création, Neuchâtel, Éditions de la
Baconniére, 1974, p. 96.
Citons par exemple Victorine qui meurt en montant au Sasseneire. Voir Ibid., chapitre 11.
Ibid., p. 19.
Ibid., p. 143.
Ibid., p. 73.

74
Sasseneire s'avère maléfique avec ses nuages ; et même le beau temps se transforme
par la suite en une « grande chaleur » 307
.
Ramuz forme minutieusement l'espace du livre en décrivant d'un œil
similaire à une caméra tout déplacement des personnages, comme s'il voulait écrire
un scénario pour animer le notre imagination : « Elle a vu venir à elle l'escarpement
de la pente tombant vers la rivière [...] elle y arrivait déjà ; on n'avait pas appelé, rien
ne bougeait ; au moment où elle allait être forcée de quitter la berge, [...] elle est
entrée sous les pins. » 3 0 8

La formation de l'univers mystérieux s'appuie aussi sur les descriptions


lyriques de la nature. Grâce à l'intérêt que l'écrivain accorde à chaque petit détail, le
lecteur comprend mieux le monde où se déroule l'action.
Le décor romantique des rencontres de Joseph et Victorine 309
disparaît avec la
montée au pâturage et ne revient que dans leurs rêveries. L'auteur joue avec des
contrastes en opposant les événements ténébreux au « beau temps [qui] était toujours
dans le ciel » 3 1 0
ce qui fait amplifier le suspens.
Une autre fonction du décor consiste dans le fait de refléter l'état d'âme des
personnages. Ainsi, la terre hostile des sommets devient l'image d'âme de Joseph
errant « dans une nuit d'autant plus noire qu'il y manquait les étoiles » 3 1 1
car le
désespoir causé par la mort de sa fiancée pénétrait tout son existence.

2.4.5. Procédés narratologiques

Dans La Grande Peur dans la Montagne, Ramuz peint l'image de la société


agressée par un phénomène perçu comme surnaturel, contre lequel elle est
complètement désarmée. Bien que l'auteur puisse expliquer les curieuses
coïncidences qui se sont déroulées là-haut d'une manière tout à fait rationnelle en
mentionnant que la maladie a été causée par une herbe pourrie et que les bruits de
pas sur le toit étaient des morceaux de pierres, il ne le fait pas. Son but primordial
c'est de créer un monde dominé par la peur et les superstitions. Les événements

Ibid.,p. 133.
Ibid.,p. 118.
VoiiIbid.,p. 30,31.
Ibid., p. 115.
Ibid.,p. 149.

75
étranges nous sont présentés par les yeux des personnages, c'est-à-dire d'une façon
assez subjective :
« -Ce mulet, est-ce naturel ? As-tu vu Romain toi ?
-Non.
-Moi, je l'ai vu [...] Tu connais l'endroit comme moi ; alors, écoute bien, cet endroit, est-ce
qu'il n'avait pas été choisi exprès ?... Et cette pierre, c'est quelqu'un ... »
3 1 2

S'appuyant sur la vision peu critique des montagnards vis à vis aux tragédies
de Sasseneire, l'auteur gomme systématiquement le rationnel en effleurant le
fantastique .
313

La Grande Peur dans la montagne se différencie des autres œuvres de


l'auteur avant tout grâce à la stratégie narrative . A l'aide de l'alternance de
314

plusieurs narrateurs, Ramuz multiplie différents points de vues ce qui joue le rôle
crucial dans la formation de l'univers mystérieux.
La majeure partie du temps, nous voyons apparaître le narrateur intra-
diégétique hétéro-diégétique qui se stylise dans le récit en employant la forme
généralisante « on ». Son attitude critique vis-à-vis l'exploitation de Sasseneire nous
fait signaler qu'il pourrait s'agir d'un représentant des vieux : « [l]a jeunesse l'avait
donc emporté, [...] on s'était entendu sur les conditions sans trop de peine ; ensuite i l
avait été convenu qu'on irait voir sur place où les choses en étaient, [... ] » 3 1 5
.
Avec le premier jour au nouveau pâturage, le texte se focalise sur le
personnage de Barthélémy à tel point qu'il semble reprendre pour un certain temps le
rôle du narrateur : « Il y a eu cette première journée plutôt courte quant au soleil qui
est vite caché pour nous. » 3 1 6

Mais le narrateur omniscient arrive aussi sur scène en racontant le départ et la


mort tragique de Victorine : « Elle était arrivée au bord de la rivière ; elle s'était mise
à remonter le cours de l'eau. » 3 1 7

Le dernier type de narrateur s'exprime avec le pronom « vous », ce qui


contribue à approfondir l'intégration du lecteur dans la narration : « [l]à sont rangés
autour de vous à nouveau des milliers de tours, de dents et d'aiguilles [...] » . 318

Ibid.,p. 90.
Voir la définition du fantastique de Roger Caillois p. 9.
Voir R A M U Z , C F . : Romans II. Œuvres complètes, Paris, Editions de la Pléiade,
Gallimard, 2005, p. 1592.
R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 18.
Ibid., p. 51.
Ibid.,p. 118.

76
La narration est caractéristique par l'oscillation entre le présent et le passé.
Les reflets des événements d'il y a vingt ans, dont les détails sont perpétuellement
dissimulés, émergent dans le présent ce qui fonctionne comme menace : « -Vous
n'avez rien entendu, cette nuit? [...] - parce que l'autre fois, ça avait commencé
comme ça... » 3 1 9

Le narrateur ne fait qu'exposer des événements étranges qui ne sont ni


commentés ni expliqués. De surcroît, l'accumulation des catastrophes dont on ne
connaît pas la cause attribue à ces phénomènes une dimension surnaturelle :
«- Et Joseph ?
On ne l'a jamais revu.
[...JEtClou?
On n'a plus entendu parler de lui.
[...] Barthélémy ?
Mort
Et petit Ernest ?
Mort aussi. [,..]».320

2.4.6. Construction linguistique du texte et caractéristique de l'écriture

Comme nous l'avons déjà mentionné préalablement , ce roman jouit d'un


321

prestige particulier grâce à la culmination de certains procédés caractéristiques de


son écriture. Après avoir analysé les composantes thématiques, structurelles et
narratologiques, nous allons nous concentrer sur des procédés linguistiques car
Ramuz, qui se voit avant tout poète , constitue de la langue le chef pilier de son
322

univers.

La langue et la structure des dialogues illustrent la grande peur qui pénètre


chaque personnage du roman. Les courts énoncés n'ont qu'un seul thème : les
événements étranges qui se passent dans la montagne. Les phrases incomplètes et
fragmentaires, souvent chaotiques reflètent l'angoisse et les hésitations des
personnages qui semblent faire attention à leurs paroles de peur de ne pas susciter
l'étrange :

318
Ibid., p. 146.
319
Ibid., p. 51.
320
Ibid, p .192.
321
Voir note de bas de page numéro 234.
322
Voir R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 46.

77
« - J'avais peur... j'avais peur...
-Peur de quoi ?
-Parce qu'on marchait.
-Hein ?
-On...marchait...
-Hein ?
-Sur le toit... » 323

Dans le roman, les monologues n'apparaissent presque pas. En revanche, la


structure de certains dialogues ressemble à celle des monologues car l'interlocuteur
préfère ne pas prononcer son point de vue pour se soustraire à la responsabilité :
« -Dis...allons, ris... Dis que oui... Victorine... Victorine, demain, je vais chez le
Président... [...] Demain... Chez le Président. Oui ou non ? Si tu ne dis rien, c'est
que c'est oui... [...] » 324
.

La sobriété de l'intrigue place le roman dans un univers mystérieux dominé


par le pouvoir surnaturel de la montagne qui se manifeste aussi dans des procédés
stylistiques.
L'auteur personnifie la montagne à tel point qu'elle se transforme en
protagoniste de l'histoire. Les métaphores et comparaisons animent le décor inerte
qui devient presque mythique car « le glacier tousse » 3 2 5
et « une pierre qui
dégringole fait entendre par moment une espèce de voix » 326
.

Ibid., p. 63.
Ibid., p. 32.
Ibid., p. 179.
Ibid., p. 142.

78
2.5. Derborence

En 1936, paraît un autre roman de Ramuz perçu comme unique, entre autre,
grâce à un parfait équilibre établi entre l'amour et la mort et entre le lyrisme et le
pessimisme . S'achevant d'une manière heureuse, ce texte diffère considérablement
327

de la majeure partie de la production romanesque de l'auteur où la fin d'histoire se


clôt avec la séparation.
Les critiques littéraires sont en désaccord quant à la classification du roman.
Même si certains le voient plus près d'une épopée montagnarde , d'autres 328

soulignent son rapprochement vers le surnaturel . Néanmoins, nous devons


329

constater que le roman est considéré par les « ramuzophiles » en tant que l'œuvre
d'un écrivain expérimenté qui prouve sa maturité . 330

L'une des meilleures réussites romanesques de Ramuz, Derborence, est un


texte profondément inspiré par des légendes qui se rattachent aux catastrophes

survenues au début du 18 siècle. L'écroulement d'une partie de la paroi appartenant


e

au massif des Diablerets s'est produit pour la première fois le 23 septembre 1714
mais vu la déstabilisation du sommet de la Tête de Barne, un autre effondrement,
moins dévastateur que le précédent, aura lieu encore le 23 juin 1749 . 331

L'influence des légendes et des superstitions sur la vie des valaisans est
indéniable. Le fait que des histoires merveilleuses se réfèrent aux multiples endroits
de la Haute montagne ne nous est pas transmis seulement par des livres mais aussi
les dénominations telles que « Diablerets, Quille du Diable ou Tête d'Enfer » nous le
témoignent. Les bergers attribuaient aux démons et aux mauvais esprits la
responsabilité des accidents et malheurs . Suite à l'encombrement de Derborence
332

par la pluie de pierres, les légendes se développent d'une façon exubérante dont l'une

R A M U Z , C F . : Romans IL Œuvres complètes, Paris, Editions de la Pléiade, Gallimard,


2005, p. 1671.
Voir D U P L A I N , Georges : C. F. Ramuz Une biographie, Renens, Éditions 24 heures,
Imprimeries Réunies Lausanne sa, 1991, classification de l'œuvre.
Voir D U N O Y E R , J . M . : CF.Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959,
p. 178.
Voir G U Y O T , Charly : Comment lire CF. Ramuz, Paris, Aux étudiants de France, 1946,
p. 73.
Voir site de Derborence [online], [cit.2009-25-08]
URL http://www.derborence.ch/wp-content/pdf/salamandre antre-des-diablotins.pdf
et G L O A G U E N , Philippe et col. : Le Guide du routard suisse, Paris, Hachette, 1997, p. 328.
Voir G A L L A Z , Christophe : Contes et Légendes de Suisse, Paris, Nathan, 1996.

79
raconte qu'un berger est resté longtemps enseveli sous les pierres avant de retrouver
le chemin de son village . 333

Ramuz reprend certaines données de cette légende pour en constituer le cadre


de l'intrigue du livre. Mais son remaniement va au delà d'un simple conte en
octroyant à l'histoire un caractère quasi mythique.

2.5.1. Résumé

A peine marié avec Thérèse, Antoine doit obéir à la vie semi-nomade des
valaisans et partir à Derborence pour paître le bétail avec l'oncle de sa femme.
Amoureux, i l dépérit à cause de la séparation de son épouse.
Un soir autour du feu, son oncle par alliance se met à lui éclaircir le
fondement des bruits qui percent de plus en plus leur silence. Peu après, la montagne
s'écroule et ensevelit le pâturage entier.
Les gens des villages voisins ont cru que « [c]'est un roulement de
tonnerre» 334
et ce n'est que le lendemain qu'ils apprennent la vérité ainsi que
l'étendue de la catastrophe. Le pâturage se transforme en un monde dominé par la
mort où des animaux, chalets et hommes sont inhumés à jamais.
Plus la mauvaise nouvelle envahit le village, plus la mère de Thérèse
s'efforce à ne pas la lui avouer. Cependant, Thérèse apprend la mort de son mari et
n'arrive pas à croire que le petit être qu'elle porte dans son sein va être demi-
orphelin.
Un soir pourtant elle est persuadée d'avoir vu le spectre de son feu mari. Est-
il réel ou est-ce seulement un fantôme ? Les doutes la rongent mais son cœur ne se
trompe pas. Après être submergé sous les pierres pendant plus de sept semaines,
Antoine survit et grâce aux provisions des bergers, il revient au village plus mort que
vivant.
Il commence progressivement à se souvenir de tout ce qu'il a vécu sous les
pierres et après son arrivée, i l quitte de nouveau le village pour retrouver Séraphin
qu'il croit encore en vie. N i les superstitions, ni les pierres n'arrivent à dissuader
Thérèse de partir à la recherche de son mari. Son amour la conduit à travers des
creux et l'aide à le ramener à la vie.

3 3 3
Voir site de Derborence [online], [cit.2009-25-08] URL http://www.derborence.ch/legendes/
3 3 4
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 61.

80
2.5.2. Personnages et leur rôle dans la formation du mystérieux

Derborence correspond au roman du deuxième filon thématique de Ramuz 335

qui au lieu des destins individuels s'oriente à la représentation de l'ensemble. Dans


ce cas, Ramuz peint le tableau de la collectivité villageoise imprégnée de croyances
païennes et chrétiennes à la fois. L a montagne colossale menace la population et leur
destin mouvementé est présenté par un couple marié de Thérèse et Antoine.

Le livre met en relief deux personnages : Antoine et la montagne, liés par un


lien mystérieux. L a communion de cet homme, au début tout à fait ordinaire, avec la
force surnaturelle contribue à ce que les villageois le perçoivent comme un être
surhumain par la suite. Le texte saisit bien sa transformation radicale que les
villageois ne sont pas en mesure d'expliquer rationnellement.
Suivons l'histoire d'Antoine : orphelin sans fortune, c'est grâce à Séraphin
qu'il épouse sa Thérèse chérie. Séraphin lui remplace le père, de surcroît, Antoine
semble trop fixé sur l u i . Ce n'est que la montagne qui fait semblant de régler la
336

question de sa virilité car elle lui ôte le père adoptif pour qui i l éprouvait un grand
attachement . 337

Après la chute de la paroi, i l subit un immense changement : « [...] sorti de


l'ombre, sorti de quelles profondeurs, sorti de la nuit [...] » 338
, i l a l'air d'un
ressuscité échappant à son tombeau de pierres. Il redécouvre successivement son
existence et essaie de se rappeler ce qui s'était passé. Son émerveillement devant le
moindre détail de son corps et de la nature nous fait songer à un enfant qui découvre
petit à petit la vie.
« [I]l est nu à peu près avec un corps qui a la couleur de la pierre, un corps
qui est comme le corps des morts. » 3 3 9
La montagne l'a transformé, elle l'a enterré
pour pouvoir enfoncer dans son âme une mystérieuse empreinte. A l'image d'Adam

Il s'agit des romans publiés après 1914 suite à son Adieu à beaucoup de personnage, texte
qui explique sa volonté d'exprimer la vie de l'individu incorporé dans le « Grand Tout ».
Le premier filon littéraire illustre la vie d'un individu qui incarne le héros principal du texte.
Il s'agit des textes suivants : Aline (1905), Jean-Luc persécuté (1909), Aimé Pache, Peintre
vaudois (1911), Vie de Samuel Belet (1913).
Voir R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 183.
A la fin du roman Antoine abandonne sa quête fanatique de Séraphin et revient accompagné
de sa femme à la maison.
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 117.
Ibid., p. 159.

81
qui se réveille du long sommeil dans le jardin d'Eden où Dieu lui avait ôté une côte,
Antoine se ranime différent comme s'il lui manquait quelque chose.
Peu après son apparition de dessous les pierres, « [...] les mouches viennent
de plus en plus nombreuses ; des papillons aussi [...] » 3 4 0
arrivent en hâte pour
l'observer. Comme si le sommeil hibernatif cessait de dominer en cédant la place au
nouveau printemps. La transformation d'Antoine est accentuée par son insouciance.
Lorsqu'il chemine vers le village et parle aux oiseaux qui « [...] viennent toujours en
plus grand nombre, lui montrant la bonne direction » 3 4 1
: ne voit-on pas une réplique
de Saint François d'Assise ?
Au cours du texte, l'image d'homme simple change. Il ne manifeste plus les
traits d'un enfant mais plutôt celles d'un être primitif, psychiquement malade. La
métamorphose qu'il a vécue sous les pierres se manifeste dans toute son activité.
Non seulement son corps mais aussi sa conduite correspond à un spectre qui erre
sans pouvoir atteindre la paix.
Le village entier voit en lui un revenant : « i l ne pèse plus rien » 342
, i l a l'air
d'un étranger qui n'appartient plus au monde des vivants. Sa femme le reconnaît à
peine, les villageois ne cessent de douter de sa double existence. Les phrases qu'il
prononce, les gestes qu'il fait, à la fois « [...] c'est lui et c'est pas lui [...] » 343
. Sa
distraction et fréquente répétition des phrases et des questions semble une autre
preuve de son anormalité . 344

Antoine joue vraiment le rôle d'un être mystérieux. Sa miraculeuse survie en


est une excellente démonstration. Nonobstant, lorsqu'il quitte le village le lendemain
de son apparition, les villageois « [ont] peur qu'il n'ait plus sa tête... » 3 4 5
et croient
de nouveau à son caractère surnaturel. Mais est-ce que c'est vraiment la voix de
Séraphin qui devient son idée fixe ? Ce retour vers les pierres, est-ce que ce n'est pas
plutôt la montagne qui l'appelle ?
Le lecteur pressent aussitôt ce que la montagne a enlevé au berger. Comme si
son cœur était resté dans un creux sous les cailloux, Antoine est dépourvu du
sentiment suprême : de l'amour. L'attirance de la montagne est tellement puissante

Ibid., p. 120.
Ibid., p. 141.
Ibid., p. 138.
Ibid., p. 137.
Voir Ibid., p. 165, 170, 182.
Ibid., p. 213.

82
qu'elle brise la pensée de Thérèse. Antoine poursuit la mystérieuse voix qui résonne
en lui ; la montagne prend l'allure de son obsession et semble l'engloutir à jamais.
Les bergers qui l'accompagnent dans sa recherche de Séraphin restent
immobiles devant l'immense pierrier : ils ont respect de la montagne. Mais Antoine,
fanatisé, disparaît dans le lointain. Plan, un vieux berger, « [...] dit qu'il est faux » 3 4 6

et les gens deviennent de plus en plus convaincus de l'existence chimérique


d'Antoine et craignent de suivre ses pas. Plan divulgue même la théorie qu'Antoine
« [...] est venu pour nous attirer, parce qu'ils sont malheureux et jaloux de nous et
s'ennuient sous les pierres... » 3 4 7
C'est pourquoi les montagnards se détournent de
lui, persuadés qu'il n'est qu'une âme avide de les attirer vers l'endroit maudit.

Sa femme Thérèse connaît au cours de l'histoire une importante évolution


aussi. Personne romantique et rêveuse, elle mûrit et change déjeune femme en mère.
Elle prend conscience de sa vocation maternelle et du petit qui va venir.
Malgré les malheurs qui la frappent, elle a un caractère fort et ne s'adonne pas
aux pensées macabres. Elle reste dévouée et ne cède pas aux superstitions :
« [vjoyons, est-ce que ça tombe comme ça, une montagne ?... Vous me faites
rire... » 3 4 8
Même si la mauvaise nouvelle la perturbe, elle n'ôte pas son envie de vivre
car le petit, « [...] i l est là, lui, et lui, du moins, ne m'as pas quittée et lui, i l m'est
resté fidèle. » 3 4 9

Thérèse est un personnage extrêmement tendre et très particulier dans


l'univers ramuzien. Son espoir, l'amour sincère et sa fidélité contrastent
considérablement avec la majeure partie des figures féminines ramuziennes qui
incarnent fréquemment des êtres perfides . Thérèse représente l'un des êtres
350

exceptionnels dans sa production or pour Ramuz « [l]es femmes, c'est le quotidien


mis au premier plan : d'où la peur qu'il faut avoir des femmes. » 3 5 1

Thérèse, porteuse de vie, elle est la seule qui ose affronter la montagne en
suivant les pas de son mari égaré. A l'intérieur de son cœur, une voix la pousse sans
cesse à ne pas se résigner. Est-ce le petit qui la presse de suivre son père ?

346
Ibid., p. 202.
347
Ibid., p. 203.
348
Ibid., p. 104.
349
Ibid., p. 133.
350
Voir la femme de Jean-Luc qui est infidèle, Eve qui quitte son époux dans le roman Adam et
Eve, Joséphine qui trahit Farinet,...
R A M U Z , C. F. : Journal - Tome 11895-1920, Lausanne, Éditions de L'Aire, 1978, p. 186.

83
Elle ne craint pas la montagne et dans ce combat inégal elle triomphe sur
cette immense rivale en étant la donatrice d'une double naissance : celle de son
époux et celle du bébé qu'elle porte dans ses entrailles.

Mais i l serait tout à fait incomplet de dire que l'univers de Derborence tourne
seulement autour du couple de Thérèse et d'Antoine. L a solitude, souvent
mentionnée par le narrateur, contraste avec le monde peuplé du roman. Les acteurs
ne sont pas seulement les paysans des villages voisins mais aussi de nombreux
éléments de la nature : la rivière, la lune, les oiseaux qui sont personnifiés par
l'écrivain à tel point qu'ils se métamorphosent en êtres vivants qui vivent en
symbiose avec les humains. Ce texte est un exemple de la déclaration de l'écrivain :
« [l]a nature n'est pas un décor pour moi. » 3 5 2
De même, nous avons parfois
l'impression d'être dans le domaine du merveilleux : Le Rhône « vous raconte la
vieille histoire » 353
, les oiseaux sont des guides du revenant, « la lune [devient]
triste » 354
.

L'élément naturel qui prend de plus en plus la place du protagoniste est la


montagne. Dès les premiers dialogues, des bergers nous signalent son caractère
fabuleux : « [e]h bien, là-haut... Tu n'as qu'à te souvenir comment la montagne
s'appelle... Oui, l'arête où est le glacier... Les Diablerets... [...] Eh bien, q u ' i l 355

habite là-haut, sur le glacier, avec sa femme et ses enfants. » 3 5 6

Puisque la montagne est l'acteur principal du livre et puisque l'écrivain


forme un champ thématique autour d'elle, nous considérons plus convenable
d'expliquer son importance dans un contexte plus vaste qui nous est offert par
l'analyse thématique . 357

R A M U Z , C F . : Questions, Œuvres complètes, tome 16, p. 186 cité dans le


Ramuz et le Valais, p. 19.
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 51.
Ibid., p. 37.
Dans les textes où la montagne joue le rôle d'une force surnaturelle, Ramuz emploie le
pronom « Il » par lequel i l désigne une puissance surréelle ou le Diable. Voir « Venez
m'aider... Il n'y a personne. Il n'est pas là. Je vous assure qu'il n'est pas là. »
R A M U Z , C F . : La Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1993, p. 130.
Ibid., p. 20.
Voir p. 79.

84
L'écrivain souligne le surnaturel de la montagne encore par les résidents
d'Aire qui représentent dans le livre la foule de gens superstitieux. Ils regardent la
montagne comme un ennemi dangereux, n'osent pas lui faire front mais semblent
plutôt vivre à l'écart pour ne pas trop la provoquer.
Outre l'oncle de Thérèse qui est le mystérieux sauveur de son mari, c'est le
vieux berger solitaire Plan à qui l'écrivain accorde une fonction spécifique. V u qu'il
habite à proximité de la montagne, i l a pour fonction d'avertir les paysans et le
lecteur. Son alerte : «[nj'allez pas plus loin ! [...] D...I...A... Vous comprenez ? » 3 5 8

résonne dans toute la vallée et effraie tous. C'est lui aussi qui bien avant la
catastrophe sème les rumeurs et avertissements quant à l'installation de la famille
diabolique 359
en haut. Pris pour un reclus affolé auparavant, les gens commencent à
le regarder comme un sage par la suite. Il accentue l'aspect mystérieux de la
montagne car quoiqu'il demeure dans la zone supérieure à celle où se trouve le
pâturage de Derborence, i l a été épargné par le désastre. En outre, son expérience de
la montagne dépasse celle des autres à tel point qu'il semble être son allié :
« M o i , je sais et toi, tu sais, a-t-il dit à la montagne. Toi, tu te fais en te laissant faire. Mais
celui qui te pousse, tu le connais bien, hein ? D...I...A...B... Et tu les entends comme moi, la nuit, les
pauvres, ceux qu'il retient là prisonniers. » 3 6 0

2.5.3. Thèmes menant à la formation du mystérieux

Après la première approche de l'œuvre, dédiée aux personnages et à leur rôle


dans la formation du mystérieux, pénétrons dans le champ thématique qui s'y associe
aussi.
En général, nous pouvons constater que l'écrivain construit le livre autour de
deux thèmes primordiaux mutuellement connectés : celui de la montagne et celui de
la lutte et des contrastes.

La montagne ou le minéral 361


représentent fréquemment chez Ramuz un
milieu qui « cesse d'être le décor [pour devenir] l'élément constitutif du drame » 362
.

3SS
Ibid., p. 48.
359
« -Tu sais pourtant bien ce qu'on raconte. E h bien, qu'il habite là-haut, sur le glacier, avec sa
femme et ses enfants. » Ibid., p. 20.
360
/te/., p. 114.
361
Jean-Louis Pierre précise dans son œuvre Poétique de Derborence le terme de montagne
qu'il remplace par celui de « minéral » qui englobe pour lui les dénominations le rocher, la
paroi etc.
362
M A R C L A Y , Robert : C. F .Ramuz et la Valais, Lausanne, Libraire Payot, 1950, p. 19.

85
Si nous observons la production littéraire de l'auteur, nous devons affirmer qu'au fil
des années, sa vision de la montagne mûrit en commençant par le rôle de force
naturelle située à l'arrière plan de l'histoire 363
et en terminant par l'incarnation du
rôle de protagoniste . 364

Quel rôle joue la montagne dans le roman Derborence ? L'énoncé de Thérèse


« [la montagne] c'est beau à voir, mais c'est méchant » 3 6 5
dévoile d'emblée la
perception de la montagne par les villageois en tant que lieu dangereux, aux traits
surnaturels. Déjà sa dénomination « Diablerets » est symbolique. Les villageois
n'aspirent pas à grimper les sommets, car ils respectent que la montagne a ses
endroits sacrés où « i l n'y a plus de place pour la vie [où] [fjout est recouvert au
contraire par ce qui est son empêchement. » 3 6 6
Les alpages situés au dessous des
rochers constituent une zone menacée en permanence par des forces qui largement
outrepassent les lois du monde réel dominé par la raison. C'est « [...] la frontière
entre l'habitable et le monde non-humain » 3 6 7
ce qui suscite la naissance de
nombreuses superstitions.
L'écrivain construit minutieusement le mystérieux de la montagne à l'aide de
plusieurs moyens. Grâce à la personnification, elle cesse d'être immobile et se
transforme en géant vivant qui fait peur. Lorsque « la grande paroi se [met] à
rire » 368
, nous avons l'impression qu'elle se moque des villageois réduits au néant.
Son rire maléfique maintient le suspens et provoque l'angoisse des personnages.
Pareillement, l'ensevelissement des bergers à Derborence nous fait songer à la
fatalité qui opprime l'existence humaine.
Le motif du silence renforce la pesanteur de la haute montagne qui symbolise
un endroit déserté où « le moindre petit bruit est comme un immense bruit. » 3 6 9

L'absence d'homme cause un silence maléfique qui est comme un présage des
malheurs car tout autour « i l n'y [a] plus rien [...] que l'immobilité et la tranquillité
de la m o r t » 370
qui contraste avec l'action mouvementée. A u silence s'associe aussi
le motif du vide par lequel l'écrivain crée une image quasi apocalyptique en

363
C'est le cas d'Aline ou de Jean-Luc persécuté.
364
Citons les exemples : Farinet, Grande Peur dans la Montagne, Derborence, Si le Soleil ne
revenait pas.
365
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 106.
366
Ibid., p. 32.
367
PIERRE, Jean-Louis : Poétique de Derborence, Paris, Sorbonne, 1978, p. 208.
368
Ibid., p. 114.
369
Ibid., p. 17.
370
Ibid., p. 111.

86
mentionnant que le monde est « comme s'[il] n'était pas encore crée ou ne l'était
plus, comme si on était avant [son] commencement ou bien après [sa] fin. » 3 7 1

L'image « [...] des pierres et puis des pierres et puis des pierres. [...] tout un immense
champs de pierres [,..]» , met en relief la force meurtrière de la montagne car le
372

pâturage s'apparente à un immense cimetière garni de tombeaux sans croix.

Un autre thème fondamental de Derborence est celui de la lutte. En effet, i l


serait plus exact de spécifier qu'il ne s'agit pas d'une seule lutte mais qu'il y en a
plusieurs que nous pouvons englober sous le terme de lutte de l'humanité contre la
montagne.
Ramuz se rend compte que « le caractère de la montagne est précisément de
ne pas se plier à l'homme, de ne pas être à sa mesure mais de le nier. » 3 7 3
C'est
pourquoi la lutte des humains insignifiants contre un colosse est toujours inégale.
Mais Derborence franchit cette déclaration qui n'accorde à l'homme que peu
d'espoir de vaincre. L'écrivain abandonne la vision que la montagne doit anéantir
tout le vivant 374
accordant la victoire à « une faible femme [qui] s'est levée contre
elle et [qui] l'a vaincue, parce qu'elle aimait, parce qu'elle a osé. » 3 7 5

Thérèse et Antoine sont les seuls individus audacieux qui s'opposent à la


montagne au moment où tout le monde dit : « [n]ous, on n'ose pas. » 3 7 6
Le long
séjour d'Antoine sous les pierres dévoile sa volonté et sa persévérance de ne pas se
laisser emporter . Bien qu'il en réchappe transformé , i l a résisté et i l s'en est
377 378

sorti. Cependant, la figure de Thérèse est encore plus révélatrice : elle et la


montagne, deux rivales entrent en duel pour conquérir le cœur d'Antoine. Cette
femme ordinaire « [...] aura trouvé les mots qu'il fallait dire, elle sera venue avec son
secret ; ayant la vie en elle, elle a été là où il n'y avait plus de vie ; elle ramène ce qui
est vivant du milieu de ce qui est mort. -Hohé ! » 3 7 9
Et ainsi malgré l'omniprésence
des pierres naît une nouvelle existence : celle d'Antoine « ressuscité ».

Ibid., p. 17.
Ibid., p. 122.
M A R C L A Y , Robert : C. F .Ramuz et la Valais, Lausanne, Libraire Payot, 1950, p. 60.
Comme c'est le cas de La Grande Peur dans la Montagne voir chapitre 2.4.
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 228.
Ibid., p. 213.
Voir ibid., p. 181.
Voir chapitre 2.5.2. p.76.
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 228.

87
La lutte entre la vie et la mort s'achève par la victoire de la vie. Même si de
nombreux bergers ont trouvé la mort à Derborence lors de la catastrophe, un d'entre
eux a survécu. L a mort essaie non seulement de frapper le pâturage qui avec ses
herbes et fleurs en abondance représentait la source de vie des paysans. La force
meurtrière de la montagne attaque aussi cet alpage qui change en « énorme désastre
[...], espèce de mer arrêtée, toute cette immensité morte où i l ne reste plus personne
[...] » 380
. Mais la nouvelle vie pénètre tout : l'existence de Thérèse car elle est
enceinte, celle d'Antoine qui revient de la montagne et celle du pâturage où
commence à pousser l'herbe « [...] et l'herbe veut dire la v i e . » 381

La dernière lutte qui accentue le mystérieux du livre est celle des Valaisans
contre des superstitions. Dès le début du roman, l'auteur nous introduit dans un
univers profondément imprégné de croyances païennes qui s'entremêlent aux
croyances catholiques. Les villageois expliquaient les chutes occasionnelles de
grosses pierres par le jeu aux quilles 382
que pratiquaient des diablotins. « Ils visent la
quille avec leurs palets. [...] Seulement i l arrive des fois aux palets de manquer la
quille et tu devines où elles vont, leurs munitions. Qu'est-ce qu'il y a après le bord
du glacier, hein ? Plus rien, c'est le trou. » 3 8 3
L a conviction qu' « Il habite là-haut,
sur le glacier, avec sa femme et ses enfants » situe l'histoire dans le domaine du
surnaturel car la population locale semble cohabiter avec des créatures surhumaines.
Avant l'éboulement de la montagne, les croyances au surnaturel de la montagne ont
plutôt le caractère légendaire : seul le berger Plan y accorde de l'importance mais les
jeunes ne le prennent pas au sérieux.
Bien que la catastrophe accorde plus d'importance aux superstitions, ce n'est
que le retour d'Antoine qui livre les villageois craintifs aux diverses croyances.
L'écrivain approfondit le mystérieux par la continuelle mise en doute quant à
l'appartenance d'Antoine au monde des vivants. A u départ, Thérèse croit avoir vu
son mari dans les buissons mais les gens se rassurent que « [...] dans son état, i l
arrive souvent qu'on croit voir des choses qui ne sont que dans votre tête. » 3 8 4
De
même le fait de rester sans sépulture nourrit des idées que « [cj'est les morts... Us

380
Ibid., p. 199.
381
Ibid., p. 112.
382
Les diablotins visent la Quille du Diable, un rocher situé sur le bord de la paroi, qui
largement surplombe les autres. Voir annexes page 4.
383
Ibid., p. 21.
384
Ibid., p. 134.

88
reviennent, on ne pourra pas les empêcher. » 3 8 5
La force des superstitions s'accroît à
tel point qu'au son de la cloche se déroule à Aire un acte d'exorcisme au cours
duquel les résidents, présidés par le prêtre portant le Saint Sacrement vont à la
rencontre du fantôme mystérieux . 386

Même dans cette lutte contre les superstitions, c'est Thérèse qui triomphe en
suivant son mari dans son cheminement vers la paroi en se laissant guider par la voix
de son cœur : « [rjépare à présent ton erreur, femme négligente ; monte, femme, vers
lui. » 3 8 7

Derborence se distingue des autres textes de Ramuz surtout par la vision de


l'amour. Ce n'est plus l'amour déçu qui mène les êtres vers la mort 388
mais une
force de vie qui célèbre la victoire. Les derniers paragraphes du roman s'apparentent
à un hymne à l'amour souligné par le refrain « Hohé ! » 3 8 9
qui chante la puissance de
ce sentiment suprême qui n'est propre qu'aux humains. Ramuz essaie de révéler le
mystère de la vie qui réside dans la puissance extraordinaire de l'amour : « L'amour,
cette fonction essentielle de la vie, puisqu'elle est la raison d'être de toutes les autres,
puisqu'elle seule perpétue, puisqu'elle seule assure la durée [...]. » 3 9 0

Le dernier thème, celui de la séparation et de la rencontre, souligne l'aspect


contradictoire de Derborence-pâturage. Dans son Journal, Ramuz mentionne :
« Nous sommes seuls, nous naissons seuls, nous mourons seuls. » 3 9 1
Cette solitude
permanente de l'être humain se lie chez lui à la séparation qui prend de plus en plus
le caractère de hantise qui le poursuit tout au long de sa production littéraire . 392

385
Ibid., p. 154.
386
Voir ibid., p. 160.
387
Ibid., p. 209.
Observons le destin des personnages emblématiques de la production romanesque de
Ramuz : Aline, l'amante dupée s'enlève la vie et se pend. Jean-Luc persécuté devient fou à
tel point que l'infidélité de sa femme le pousse à la tuer et à mettre fin aussi à sa vie. Dans
Les Circonstances de la Vie, un homme se ruine à cause de sa femme, de même Farinet est
trahi par Joséphine. Fréquemment, un des amoureux meurt (la femme de Samuel Belet,
Victorine dans La Grande Peur dans la Montagne) ou finit par la séparation (le cas à'Adam
et Eve).
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 228, 229.
390
R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 41
391
Ibid., p. 182.
392
L a séparation ressemble dans la plupart de ses romans à l'élément constitutif de l'histoire.
Les hommes sont séparés par la mort ou par une maladie (Grande Peur dans la Montagne,
Règne de l'Esprit Malin, Séparation des races), par les différents étages de montagne où ils
doivent vivre. A la séparation corporelle se joint même la séparation mentale où les opinions
des héros les différencient des autres (Si le Soleil ne revenait pas, Farinet), etc.

89
Mais Ramuz fait de Derborence un endroit symbolique. Etant situé à la limite
des trois cantons (Valais, Vaud et Berne), il n'est pas seulement une nécropole où la
montagne retire la vie aux nombreux bergers mais i l devient aussi le point de
rencontre où « [...] les hommes de trois pays [...] ont été réunis un moment, buvant de
l'eau-de-vie [...] » 393
. Pareillement, ce n'est qu'à Derborence où Antoine rencontre
de nouveau sa femme.

2.5.4. Composition de l'œuvre

Derborence forme partie des romans où les catastrophes qui se déroulent dans
la haute montagne sont perçues en tant que fruits d'une force surnaturelle. Ramuz
construit l'ambiance mystérieuse du texte non seulement à l'aide de l'intrigue où
apparaissent des phénomènes étranges mais aussi grâce à une stratégie
compositionnelle caractérisée par des césures et flashbacks. Ainsi le début de chaque
chapitre rompt avec le chapitre précédent en entamant une nouvelle partie de
l'histoire, se focalisant sur un autre personnage et en offrant une autre vision. Le
passé s'entremêle avec le présent, les rêveries avec la réalité : « Et, elle, tout de suite
elle avait été là, dans ses rêves, [...] Il lui a dit : -Alors quoi ? elle a dit :- Alors,
394

comme ça » .
Mais n'oublions pas de relever l'importance des jeux de lumières et les jeux
de contrastes en général. On pourrait s'attendre à ce que le désastre de Derborence se
déroule sous un décor quasi apocalyptique mais ce n'est pas le cas. En revanche, la
paroi s'écroule au cours d'une nuit tranquille.
La singularité du texte, vis-à-vis de l'ensemble de la production romanesque
de l'auteur, est assurée aussi par le choix du titre qui se rapporte à une réalité
géographique ce qui est peu fréquent chez l'écrivain. V u que l'éboulement de
Derborence était même à l'époque de Ramuz un site naturel renommé , déjà le titre 395

nous situe dans l'endroit extraordinaire qui favorise la perception mystérieuse des
événements.

R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 98.


Ibid., p. 25.
Voir R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 178.

90
Le roman est divisé en deux parties dissemblables ayant chacune un héros
différent. L a première partie est centrée sur le pouvoir maléfique de la montagne qui
y constitue le héros principal. L a société montagnarde paraît impuissante, oppressée
par son pouvoir suprême.
Au cours de cette partie, le mystérieux mûrit grâce aux présages par lesquels
l'écrivain imprègne le texte. Ramuz se sert des «phrases visionnaires» qui
esquissent quelle pourrait être la suite de certains événements pour accorder un
caractère magique à l'histoire. Ainsi par exemple le dialogue entre Séraphin et
Antoine le soir de la catastrophe où Séraphin remarque qu'il se conduit « [c]omme
s'[il] allai[t] être séparé d'elle pour toujours... » 3 9 6
nous sert d'indice annonçant la
séparation d'avec son épouse. Néanmoins, la plupart des villageois refuse à accorder
la valeur aux croyances populaires. Le temps décrit par le narrateur comprend la
période de deux jours commençant la veille du 23 juin et allant jusqu'au lendemain
du désastre.
La deuxième partie s'ouvre avec un recul de deux mois qui correspondent au
séjour d'Antoine sous les pierres. Ramuz organise cette partie différemment en
plaçant au premier plan Antoine, le survivant de la catastrophe. L a montagne
écrasante ne semble que vivre dans des souvenirs, pourtant, on apprend bientôt
qu'elle est comme l'ombre qui suit le rescapé partout où i l se trouve. Les souvenirs
d'Antoine représentent le fil important de la deuxième partie.

L'écrivain confère de même un caractère poétique au roman aussi par sa


conception cyclique car l'incipit et l'excipit reflètent la différente vision du pâturage
de Derborence de jadis, de la période marquée par l'éboulement et d'aujourd'hui . 397

Une autre particularité de l'univers ramuzien qui se manifeste avant tout dans
ses romans alpestres 398
est la formation de l'espace, caractérisée par les
remarquables « effets de la caméra » 399
. Cette nouvelle technique inspirée par l'art
cinématographique permet à l'auteur de renforcer l'importance de la scène car nous
la regardons de plus près ou de loin, sous différents angles. Le roman nous offre deux

Ibid., p. 14.
Voir la comparaison du pâturage p. 28 et p. 230.
Voir chapitre 2.1.
Terme utilisé par André Tissot dans son essai C.-F. Ramuz ou le drame de la poésie,
Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1948, p. 279.

91
types de vues : la vue montante où la caméra s'élève et vise les sommets lointains et
la vue plongeante où elle se situe dans un endroit idéal pour retenir les moindres
détails de la vallée. Ramuz construit minutieusement son univers en plaçant chaque
objet à un endroit précis et bien déterminé. Les images mirant vers les profondeurs
accentuent la petitesse de l'être humain encerclé de montagnes imposantes. Grâce à
ce montage constitué de différentes visions, le tableau du pâturage de Derborence est
très complexe et authentique. Entre autre, Ramuz zoome certains détails et les
éloigne par la suite pour mieux mettre en relief l'insertion des individus dans le
milieu montagnard. Pour la plupart, la caméra regarde par les yeux des personnages
ou des animaux : « [s]eul l'aigle l'aurait vu, parce que la tête a bougé, et les pierres
autour d'elle ne bougent pas. [...] Un pauvre homme pourtant qui sort de dessous la
terre, un pauvre homme qui est apparu au milieu d'un espace vide que les blocs
laissent entre eux dans leur superposition hasardeuse » 400
.
L'oscillation des images offrant des vues variées aussi bien que l'alternance
des scènes relatant le passé et le présent renforce son aspect cinématographique.
L'insertion des verbes de perception visuelle 401
représente un autre appui pour notre
« théorie cinématographique ». Derborence se transforme dans l'imagination du
lecteur en un film qui saisit le déroulement de la lutte de deux êtres avec la
montagne. De même, Francis Reusser, l'illustre metteur en scène suisse, confirme
notre hypothèse en réalisant le film portant le même nom en 1985 . 402

Derborence est un roman où dominent les passages descriptifs. Leur but


n'est pas seulement de situer l'action dans un décor particulier mais les dialogues
courts et peu fréquents cèdent la place à la nature qui parle, qui agit et revit :

« Derborence, étant là comme un mur qui montait par-dessus un mur. C'était comme une
froisse fumée, mais sans volutes, plate ; c'était comme un brouillard, mais c'était plus lent, plus
pesant ; et la masse de ces vapeurs tendait vers en haut d'elle-même, comme de la pâte qui lève,
comme quand le boulanger a mis la pâte dans le pétrin, et elle déborde du pétrin. » 403

R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 115, 116.


Il s'agit surtout des verbes regarder et voir.
Voir : archives du TSR [online].[cit.2009-09-09]
U R L http://archives.tsr.ch/plaver/ramuz-derborence
Ibid.,p. 38.

92
La dynamique du texte est assurée par l'alternance des passages
mouvementés et calmes. La symétrie à laquelle aspire le roman est visible déjà de
son épigraphe « Derborence, le mot chante triste et doux [...] » 4 0 4
qui instaure un
équilibre entre les forces de la mort et celles de la vie. Un lyrisme admirable assure
au roman la singularité. L a poétisation du texte joint les rêveries naïves et
imaginations romantiques de Thérèse qui allègent les scènes liés à la catastrophe. Les
refrains émergent régulièrement du texte et font songer à un long poème en prose. La
phrase « [cj'est la montagne qui est tombée. » 405
, plusieurs fois répétée par différents
personnages, participe à la structuration du texte tout en accentuant l'impuissance de
l'être humain devant cette force surnaturelle. Le deuxième refrain mettant en relief la
nuit du 22 juin qui précède celle de la Saint Jean nous fait penser aussi à la magie, au
monde féerique et nourrit nos croyances populaires.

2.5.5. Procédés narratologiques

Si nous observons en détail le rôle du narrateur, nous devons affirmer qu'il


représente l'un des piliers dans la formation du mystérieux car l'alternance de
plusieurs voix narratives renforce le caractère vague de certains passages.
Bien que le narrateur emprunte le plus souvent la forme « i l » et utilise la
vision par derrière, i l change parfois en témoin d'action en adoptant la forme
généralisante « on ». Mais lorsque la caméra regarde dans le lointain, le narrateur
s'adresse directement au lecteur, emprunte le « vous » qui fait semblant de nous
poser au lieu en question : « Les parois tombent à pic de tous les côtés, [...] tandis
que le sentier se glisse contre celle qui est au-dessous de vous [...] » . 406

Parfois, le narrateur se mêle dans le récit en conviant les personnages à suivre


ses recommandations. Vers la fin du roman, sa voix incitant Thérèse à ne pas
délaisser la recherche de son mari errant nous fait songer à la voix du bébé qui la
pousse à sauver son propre père : « V a plus près. [...] V a toujours, n'aie pas peur, ne
le lâche plus ; s'il se sauve, cours-lui après... » 4 0 7

Ibid.,p. 230 et p. 28.


R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 143.
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 30.
Ibid.,p. 222.

93
Comme nous l'avons déjà mentionné lors du chapitre précédent, la narration
est marquée par des coupures. Le lecteur est invité à pénétrer plus profondément
dans le mystérieux du livre que l'écrivain crée par le caractère vague de certains
énoncés, fréquemment renforcés par l'expression d'imprécision « ça ». L'auteur les
emploie aussi pendant la description du désastre pour ne pas avoir à préciser l'origine
des faits : « [...] ça bouge et ça gronde ; en même temps ça craque, en même temps ça
siffle [...] comme si c'eût été la fin du monde. » 4 0 8
II y a aussi des situations où
quelqu'un parle sans qu'il soit nommé, où nous sommes censés deviner à qui
pourrait appartenir cette voix.

2.5.6. Construction linguistique du texte et caractéristique de l'écriture

La critique littéraire distingue souvent Derborence de l'ensemble de la


production romanesque de Ramuz surtout grâce à son rarissime « happy end » 409
.
Bien que la thématique rehaussée par le texte dévoile sa singularité, nous estimons
que ce sont surtout des procédés linguistiques qui le mettent au rang des œuvres
inoubliables.

Les dialogues des personnages sont souvent coupés par le silence, dévoilent
les hésitations des montagnards et la simplicité de leurs conversations va de paire
avec leur caractère austère : « - Je crois bien que le diable a été se coucher ; si on
allait en faire autant ? Antoine n'avait donc rien dit. [...] - Bonne nuit, lui avait dit
Séraphin. Il avait répondu : - Bonne nuit. » 4 1 0

En outre, les gens ne font souvent qu'esquisser le thème principal de leur


conversation. Comme s'ils avaient peur de prononcer des mots frappés d'interdit
dont même le son pourrait déclencher quelque chose de terrible :
La montagne ?
Oui.
Et puis alors ?... Sur Derborence ?... Pas possible, voyons, qu 'est-ce que tu racontes ?...
Tu te souviens du bruit qu 'il a fait cette nuit ?... [...]
Voyons, voyons, c 'est des histoires... .4U

Ibid.,p. 42.
Voir D U N O Y E R , J.M. : CF.Ramuz peintre vaudois, Lausanne, Editions Rencontre, 1959,
p. 179.
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 24, 25.
Ibid.,p. 83, 84.

94
Passons maintenant aux monologues qui forment aussi une partie
considérable du discours des personnages. Surtout au cours de la deuxième partie du
roman, l'auteur nous plonge fréquemment dans les réflexions de ses héros et dans
leurs rêveries. L a longue narration d'Antoine qui transmet aux villageois ses
expériences vécus sous les pierres est preuve de la transformation subie, sensible
dans ses questions plusieurs fois répétées et phrases parfois confuses : « Tu t'appelles
Thérèse; tu vois, je me souviens... Et bien sûr qu'on est mariés, seulement, i l
faudrait... avant... » 4 1 2

La langue de Derborence constitue une composante clé dans la formation du


mystérieux. L'écrivain emploie de nombreux procédés pour rendre le milieu plus
animé pour impliquer le lecteur dans l'histoire.
L'un de ces moyens ingénieux qui facilitent l'animation du décor est
l'omniprésente comparaison. L a figure de style la plus fréquente dans le livre, elle se
lie à la personnification pour animer le décor inerte et inédit. Prenons l'exemple de la
masse de pierres percées de trous que Ramuz compare à une éponge . 413

Michel Dentan (1926-1984), professeur de littérature et éditeur lausannois,


s'est concentré dans son essai C. F .Ramuz - L'Espace de la Création sur le rôle de
la comparaison dans l'œuvre de Ramuz et mentionne que « Ramuz essaie de faire
une image de la nature domestique dans le sens étymologique, c'est-à-dire ramenée à
sa fonction du lieu familier, [...] fait de main d'homme et à portée de main. » 4 1 4

Après avoir étudié de nombreuses comparaisons par lesquelles l'auteur parsème le


roman, nous devons affirmer la véracité de sa théorie. Le fait que tous les comparants
sont confrontés à des objets concrets utilisés dans la vie quotidienne suscite aussitôt
l'imagination du lecteur et instaure la meilleure perception visuelle de la scène :
« [cj'est un roulement de tonnerre. Il se prolonge et gronde au-dessus des montagnes
[...] comme un char lourdement chargé de billes de sapin qui s'entrechoquent

Ibid.,p. 187.
Ibid.,p.m.
D E N T A N , Michel : C. F .Ramuz - L'Espace de la Création, Neuchâtel, Éditions de la
Baconnière, 1974, p. 132.
R A M U Z , C F . : Derborence, Lausanne, Mermod, 1944, p. 61.

95
3. Comparaison des œuvres choisies

Après une analyse détaillée qui nous a approché les procédés constitutifs des
quarte textes choisis, nous nous permettons d'en déduire les principaux piliers ou
règles générales qui pourront être appliqués à l'ensemble de la production
romanesque de Ramuz.

L'univers de Ramuz se montre avant tout déterminé par la préférence


accordée aux personnages simples qui deviennent héros de ses romans. Quelle
intention mène l'écrivain à leur accorder une telle importance ? Avant même de
mettre à jour son premier récit intitulé Aline (1906), Ramuz dévoile dans son Journal
d'avril 1904 : « Je mettrai en scène des paysans, parce que c'est en eux que je trouve
la nature à l'état le plus pur » . 416
Mais la mise en relief des personnages qui sont en
contact direct avec l'élémentaire n'influence pas seulement le décor de ses livres et la
thématique. Puisque l'une de ses devises était : « Il faut que mon style ait la
démarche de mes personnages » . 417
Même des procédés compositionnelles, la
narration et la structure de la phrase se voient conditionnés par le choix de ses héros.
Cependant, la conception des personnages connaît un changement décisif qui
arrive en 1914 avec son Adieu a beaucoup de personnages où i l note avec nostalgie
la volonté de rompre avec le roman explicatif 418
: « Vous tous, je vous quitte, et vous
me quittez, vous engageant tous ensemble dans une direction, moi dans l'autre » . 419

A partir de la parution de ce document, l'écrivain va s'orienter vers des «romans


collectifs » qui pourront mieux illustrer la société aux prises avec le destin.

A la base de l'analyse des quarte textes représentatifs, nous pouvons constater


que dans les romans dits mystérieux , l'écrivain tend vers l'illustration de deux
420

groupes de personnages qui jouent un rôle important dans la formation de l'étrange :

R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 112.


Ibid., p. 153.
Ibid., p. 175.
R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Editions de la
Pléiade, 2005, p. 1501.
Voir p.25, 26, 27.

96
1. les personnages excentriques, exceptionnels ou rares qui contribuent à
l'instauration d'une ambiance aux traits surnaturels

Type de personnage Nom du Titre du roman Rôle du personnage


excentrique personnage
Diable Branchu Règne de l'esprit Divulgue l'esprit maléfique dans le village
malin
Diable - Histoire du Soldat Eblouit le personnage, le fanatise, le tente
vers le mal
Allié du Diable Clou Grande Peur dans Met le trouble dans la société de Palpe
la montagne
Allié du Diable Plan Derborence Avertit les gens qu'ils cohabitent dans le
voisinage avec des forces surnaturelles
Etre aux traits Marie Règne de l'esprit Incarne l'antipode de Branchu, sa pureté et
surhumains malin innocence sauvent le village du Malin
Personnage étrange Pseudo-Jésus Amour du monde Incite des habitants à réfléchir sur le sens
de la vie
Personnage biblique Lhôte Règne de l'esprit Encourage l'adoration du Malin dont i l
malin ignore la réelle identité
Personnage biblique Frieda Séparation des Incarne le rôle de Judith qui étourdit par sa
races beauté l'ennemi de son peuple et devient là
cause de son meurtre
Personnage biblique Adam, Eve Adam et Eve Prototype de l'amour humain marqué par
le péché
Personnage mystique 421
Caille Signes parmi nous Sa préconisation d'Apocalypse souligne
ses connections au monde de l'au-delà
Personnage mystique Marie Grin Guérison des Relie le monde réel au monde de l'au-delà
maladies

2. les personnages ordinaires dont la simplicité met en relief la


soumission au destin ou l'impuissance de résister aux forces
surnaturelles
(Aline, Jean-Luc persécuté, Séparation des races, Grande Peur dans
la montagne, Derborence, Adam et Eve, Règne de l'esprit malin,
Présence de la mort, Guerre dans le Haut pays)

Alors que la mise en scène d'un individu excentrique avise sur-le-champ le


lecteur de la présence du mystérieux dans l'histoire, les personnages ordinaires
permettent la gradation des phénomènes étranges qui se montrent inexplicables à
l'aide de la raison.

Voir l'explication du terme de la mystique p. 17.

97
Le choix thématique instaure aussi une ambiance favorable à la prolifération
du mystérieux. Bien que les fables des livres soit variées , nous pouvons y observer
422

certains thèmes dominants qui traversent son œuvre depuis le premier texte jusqu'au
dernier. L'une de ces idées fixes est par exemple le thème de la mort qui a même
donné la naissance au roman Présence de la mort où l'auteur médite la
problématique du sens de la vie.
Ramuz amplifie la gravité du monde dominé par la mort encore à l'aide des
thèmes du silence et de la solitude qui l'obsèdent. Il se laisse pénétrer par le calme
des montagnes valaisannes dont le silence à la fois curatif, à la fois menaçant, surgit
de son cycle montagnard . 423

Mais si nous observons l'œuvre romanesque de Ramuz plus attentivement,


nous devons affirmer que la thématique de la plupart de ses romans est déterminée
par la recherche d'un principe supérieur qui nous dépasse. Cette quête qui commence
avec l'arrivée de la Première guerre mondiale, intervient dans tous les romans
postérieurs.
L'orientation vers la problématique métaphysique suscite dans l'univers de
Ramuz l'apparition de nombreux phénomènes étranges qui incarnent pour lui une
force suprême. Le tableau ci-dessous nous expliquera quelles formes du principe
supérieur apparaissent le plus souvent et quel effet ils évoquent :

Titre Principe supérieur Pour quel but l'auteur se sert-il de cette force surnaturelle ?
apparaît sous forme
de
Règne de l'esprit Dieu et Diable Ramuz réfléchit sur la prolifération du mal dans la société
malin
Signes parmi Prévision concernant L'auteur voit les signes de l'Apocalypse s'accomplir, mais
nous la fin des temps montre aussi la force de la vie qui grâce à l'amour de deux jeunes
sauve l'humanité de la catastrophe
Guérison des Personnage de Marie L'écrivain dévoile l'interconnexion du monde réel avec le monde
maladies de l'au-delà
Terre du ciel Image du paradis Ramuz médite la problématique de la vie éternelle et du bonheur
absolu
Présence de la Prévision concernant L'écrivain est obsédé par la pensée à la mort, illustre le
mort la fin des temps comportement des personnages qui sont avertis que la mort va
bientôt les emporter sur « l'autre rive »
Grande Peur Montagne Ramuz révèle la petitesse de l'être humain vis-à-vis une
dans la puissance qui le dépasse
montagne

Voir le tableau explicatif p. 25, 26.


R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 28.

98
Derborence Montagne Ramuz révèle la petitesse de l'être humain vis-à-vis une
puissance qui le dépasse tout en soulignant l'importance de
l'amour qui peut rendre la vie
Si le Soleil ne Montagne Ramuz révèle la petitesse de l'être humain vis-à-vis une
revenait pas puissance qui le dépasse
Amour du Dieu L'auteur montre l'apathie des humains aux choses célestes
monde

Les quatre romans sur lesquels nous nous sommes concentrée, témoignent
aussi de la recherche d'un principe qui veille sur nous mais d'une manière différente.
Tandis que dans Le Règne de l'esprit malin et les Signes prennent le dessus la
recherche de Dieu et la symbolique religieuse, dans la Grande Peur dans la
montagne et dans Derborence triomphe la montagne en tant que puissance colossale
qui ensorcelé l'écrivain.
Quant à la façon d'aborder les thèmes religieux, nous devons affirmer que
cette tendance connaît une importante culmination chez Ramuz. Pour la première
fois, l'inspiration biblique surgit en 1917 avec le roman Règne de l'esprit malin qui
ouvre le cycle mystique de l'écrivain. Dans ce texte, Ramuz compare différentes
scènes du roman avec celles de la Bible avant tout pour approfondir l'ambiance
mystérieuse grâce à la symbolique religieuse. L a même année est publiée encore la
Guérison des maladies où la petite Marie qui enlève les maladies des autres en les
prenant signale une profonde inspiration biblique. Mais dans les Signes qui
paraissent en 1919, les passages de la Bible n'ont pas seulement une valeur
référentielle, car l'auteur en tisse le fil principal du texte.
Mais la représentation de la montagne est marquée aussi par un important
changement. Dans les premiers écrits de l'auteur, elle ne surplombe pas le cadre des
éléments naturels où l'écrivain situe l'histoire, ne jouant que le rôle d'une de ses
composantes ce qui est le cas d'Aline ou de Jean-Luc persécuté. En 1926, avec le
roman Grande Peur dans la montagne, cette vision se modifie et la nature des
sommets rocheux commence à incarner le protagoniste de l'action.
De surcroît, la montagne n'est presque jamais chez Ramuz un endroit qui
permet la rencontre avec Dieu. A u contraire, elle personnifie le lieu maudit qui
menace l'existence humaine. Puisque l'auteur la regarde par les yeux de ses
personnages qui s'expliquent toutes les catastrophes comme une sorte de punition

99
d'En Haut , i l y voit le siège des mauvais esprits et même celui du Diable ce qui
nous prouve le tableau suivant :

Titre Apparition du Diable Confirme l'auteur la liaison entre


la montagne et le Diable ?
Règne de l'esprit Le Diable s'installe dans un village qui est Non
malin entouré de montagnes
Histoire du Soldat Le Diable erre près des montagnes Non
Grande Peur dans la Selon les villageois, le Diable demeure près du « [...] levant les yeux si haut qu'il
montagne pâturage de Sasseneire où se déroulent des pouvait, [...] à la mi-hauteur des
événements étranges. parois, parce que peut-être est-ce là
qu'il se tient... Et où es-tu qu'on te
voie une fois, Grand Vieux
Malin ? » p . l 6 3
Derborence Les gens croient que la paroi rocheuse des « Tu sais pourtant bien ce qu'on
Diablerets est sa résidence raconte. E h bien, qu'il habite là-
haut, sur le glacier, avec sa femme
et ses enfants » p.20

Dans les textes mentionnés, la formation du mystérieux est encore mise en


relief par le thème de la lutte de l'être humain contre un phénomène qui le dépasse.
Bien qu'au départ, ce combat inégal se termine par l'échec des humains, plus tard
Ramuz permet aussi à l'homme de vaincre.

Titre L'homme lutte contre Comment s'accomplit le combat


Règne de l'Esprit Le Diable qui sème le mal dans le Les villageois ne sont pas en mesure de chasser le
malin village Diable. L'écrivain résout la situation par
l'intervention du « Deus ex machina » : une fille
innocente ne craint pas le Malin et fait devant lui
le signe de la croix
Histoire du Soldat Le Diable et ses intrigues Le Diable emporte le soldat en enfer
Grande Peur dans la La montagne La montagne triomphe, non seulement tous ceux
montagne qui ont pénétré dans les endroits sacrés meurent
ou disparaissent mais même le village au dessous
du pâturage est frappé car le glacier inonde la
vallée
Derborence La montagne Bien que la montagne ensevelisse le pâturage et
les chalets, Antoine sort victorieux de la lutte
avec la montagne grâce à sa femme Thérèse qui
« s'est levée contre elle et [qui] l'a vaincue, parce
qu'elle aimait, parce qu'elle a osé » p.228
Si le Soleil ne Les Superstitions Grâce à Isabelle qui a confiance en vie, plusieurs
revenait pas personnages partent le jour fatidique à la
rencontre du soleil

Comme nous l'avons observé au cours du chapitre précédent, même les


procédés compositionnels fonctionnent comme pilier essentiel du mystérieux. Avant
d'en déduire une théorie servant de « mode d'emploi » du mystérieux, récapitulons

Voir note de bas de page numéro 271.

100
brièvement les principaux traits compositionnels des romans choisis à l'aide du
tableau suivant :

Règne de l'Esprit Signes parmi nous Grande Peur dans la Derborence


malin montagne
Division du texte En 3 parties selon les En 2 parties : En 2 parties : En 2 parties :
thèmes : 1. accroissement des 1. avènement du 1. présages, arrivée de
1. présages indices apocalyptiques mystérieux la catastrophe
2. arrivée du 2. rencontre des jeunes 2. prolifération des 2. arrivée du rescapé et
surnaturel amoureux, renaissance phénomènes ses souvenirs
3. révélation du vrai de tout surnaturels
caractère du surnaturel
Enchaînement Alternance des Juxtaposition de Alternance des Manque de liaison
des chapitres chapitres qui différents tableaux chapitres racontant la entre les chapitres,
instaurent une vie au village avec césures,
ambiance calme avec ceux au Sasseneire passé se mêle au
ceux qui sont présent
mouvementés

Fluidité du texte Le nouveau chapitre Citations de Rêveries de Joseph Changements de


brisée par se focalise sur un autre l'Apocalypse scènes, rêveries
personnage que celui
qui figurait au cours
du chapitre précédent
Arrivée du Chapitre II/II la Le surnaturel en tant que Chapitre 7 montre A u cours de la
surnaturel guérison de tel n'apparaît pas, grâce l'arrivée de la maladie deuxième partie du
Marguerite à la façon dont l'auteur des animaux livre (1173)
voit les choses le lecteur
est averti que la fin de
l'humanité pourrait
bientôt arriver
Refrains « Il y a seulement » L'Etang de feu p. 47 Beaucoup de refrains, « c'est la montagne qui
« On raconte que » voir le tableau p.68. est tombée »
« Le ciel faisait ses
arrangement à lui sans
s'occuper de nous. »
Rythme Gradation perpétuelle Gradation Gradation démesurée Nombreux jeux de
contrastes
Effets sonores Bruit des clochers, rire Rire du légionnaire, Bruit des clochers, Bruits de pierres, rire
du Diable bruit de train, bruits de pierres, rire de la montagne
de Clou
Vision d'espace Ciels bas, brouillard Vision apocalyptique Effets de la caméra, Effets de la caméra,
zooming zooming
Rôle des Transmettent le Pilier constitutif du Rendre le milieu décrit Soulignent le rôle de la
descriptions lecteur dans le milieu décor apocalyptique plus près du lecteur, nature
montagnard refléter les états d'âme
Autres Usage des symboles Usage des symboles Accroissement des Accroissement des
bibliques et religieux bibliques et religieux superstitions superstitions

Alors que le tableau caractérisant les types de personnages ou les thèmes


expliquait que le mystérieux est lié à plusieurs tendances différentes, la comparaison
des procédés compositionnels révèle la similitude de la façon dont les textes sont
organisés. En conséquence, nous nous permettons d'exposer certaines règles

101
compositionnels qui contribuent d'une manière significative à la création de l'univers
mystérieux.

En général, nous pouvons résumer qu'un texte appelé mystérieux obéit à trois
principes compositionnels fondamentaux se rapportant
1) à sa division
2) à l'enchaînement des chapitres
3) à sa nature générale
Quant à la disposition des romans mentionnés, ils ne sont pas homogènes mais, au
contraire, exigent une ou plusieurs péripéties, un changement significatif qui
étonnerait ou confondrait le lecteur. L'importance des ruptures se manifeste aussi au
niveau de l'enchaînement des chapitres qui se montrent peu cohérents. Pour atteindre
l'effet du texte fragmentaire et décousu, l'auteur peut juxtaposer plusieurs tableaux
différents ou employer l'alternance systématique des chapitres où règne le calme
avec les chapitres mouvementés. Grâce à cette technique, l'écrivain instaure
l'ambiance d'une incertitude perpétuelle basée sur le jeu incessant des contrastes.
Somme toute, les coupures deviennent l'élément crucial du texte mystérieux. Elles
pénètrent le roman entier en brisant sa fluidité par des rêveries ou par des citations
des textes bibliques. Ainsi, le monde réel se mélange au monde imaginaire en
accentuant le mystérieux des œuvres.

Le rythme, conditionné par des refrains thématiques répétant plusieurs fois les
motifs principaux, connaît une importante gradation. De même, l'aspect dramatique
des romans est multiplié grâce à l'intégration des mots évoquant divers sons et bruits.

Après avoir élucidé les principaux traits compositionnels, passons maintenant


à la stratégie narrative où réside la majeure différence entre le mystérieux et
d'autres textes. Pour rappeler les traits communs des livres choisis, observons le
tableau suivant :

102
Règne de l'Esprit Signes parmi nous Grande Peur dans Derborence
malin la montagne
Type du Extra-diégétique et Extra-diégétique et Surtout Intra- Surtout extra-diégétique
narrateur hétéro-diégétique hétéro-diégétique diégétique hétéro- et hétéro-diégétique
domine, (intra- domine, diégétique
diégétique hétéro- (intra-diégétique hétéro-
diégétique) diégétique)
Forme Pronom « on » Pronom « on » domine, Pronom « on » le Pronom « i l » domine,
qu'emploie le domine, autres : autres : « nous », plus fréquent, autres : « on », « vous »
narrateur « nous collectif », autres : « vous »,
forme « je » « nous »
Intervention Polyphonie des Plusieurs narrateurs Alternance de Alternance de plusieurs
d'autres narrateurs plusieurs narrateurs voix narratives
narrateurs
Caractéristiques Les situations clés L'intervention de Absence Oscillation entre le
de la narration du livre ne sont pas l'Apocalypse dans la d'explications, le présent et le passé,
élucidées, narration, les narrateur présente flashbacks, le narrateur
opposition des événements sont les événements sans parfois incite les
passages présentés sans un explication personnages à faire
harmonieux et commentaire explicatif quelque chose
mouvementés,
enumerations

Vu le schéma narratif que Ramuz emploie dans ses textes, nous devons
affirmer qu'il suit consciemment certains principes spécifiques ce qui nous permet
d'élaborer une théorie narrative du mystérieux.
Bien que le type du narrateur ne doive pas forcément classer une œuvre dans
le rang du mystérieux, i l est possible de constater une tendance vers le narrateur
intra-diégétique qui introduit dans le texte son point de vue. L a forme privilégiée est
le pronom indéfini « on » permettant au narrateur de s'intégrer dans le récit tout en
dissimulant sa réelle identité. De surcroît, l'usage de ce pronom plonge la narration
dans le vague tout en suscitant des hypothèses par apport à son statut.
Malgré le fait que ces caractéristiques narratives se montrent essentielles dans
l'univers ramuzien, ce n'est que la coexistence et alternance de plusieurs narrateurs
qui constitue l'un des critères du mystérieux. Comme nous avons eu l'occasion de
nous en apercevoir au cours de la présentation des livres choisis, Ramuz ne confie
pas la narration à un seul personnage, mais ses livres sont marqués par une
polyphonie des narrateurs où un narrateur témoin passe la narration à un narrateur
personnage ou même à un narrateur omniscient.
Parmi les principales caractéristiques de la narration, mentionnons encore la
dissimulation continuelle de la causalité qui forme le deuxième règle de base de la
narration du mystérieux. Les événements ne sont souvent qu'exposés sans un
commentaire explicatif ce qui favorise l'idée de leur origine surnaturelle.

103
Concernant les procédés linguistiques et le style de Ramuz, nous devons
mettre en relief sa majeure devise : « [l]e roman doit être un poème » 425
, qui a
influencé le caractère de son œuvre entier.
Puisque sa langue s'efforce à saisir le monde selon ses personnages ; elle tend
vers l'oralité 426
et la simplicité. Bien que chez Ramuz la conception linguistique des
textes mystérieux ne soit pas révolutionnaire par rapport au reste de sa production,
nous pouvons y observer certaines tendances spécifiques.

Règne de l'Esprit Signes parmi nous Grande Peur dans la Derborence


malin montagne
Dialogues Phrases coupées, Phrases incomplètes, Courts énoncés, Dialogues coupés
simples, mini- caractère des fragmentaires, phrases par le silence,
conversations exclamations coupées énoncés peu clairs
Monologues Les gens qui se Beaucoup de Très peu de monologues Surtout apparaissent
sont tournés vers le méditations de Caille des rêveries
mal se justifient d'Antoine
dans leurs
monologues
Figures Personnifications, Personnifications, Personnifications, Comparaisons,
comparaisons comparaisons métaphores, personnifications
comparaisons

Les romans mystérieux se caractérisent avant tout par la structure des


dialogues et la manière de présenter l'énoncé des personnages. Comme c'est le cas
de tous les textes analysés, l'écrivain utilise dans les dialogues une langue
fragmentaire. Les phrases fréquemment interrompues par les hésitations ou par le
silence reflètent la vie intérieure des héros.

Une autre particularité des dialogues qui apparaît dans les romans mystérieux
est la tendance de cacher l'énoncé principal de la conversation. Ramuz se sert
intentionnellement des phrases incohérentes et chaotiques qui semblent n'avoir rien
en commun pour pousser le lecteur à deviner leur signification.
En tant que poète, Ramuz prend soin de la langue et reccourt aussi aux
nombreuses figures de style qui enrichissent son expression. Comme nous pouvons
l'apprendre déjà de son Journal, il « n e [veut] pas décrire, mais évoquer » 427
. Par
conséquence, ses romans sont parsemés de comparaisons qui font revivre les objets

R A M U Z , C F . : Romans I. Œuvres complètes, Paris, Editions de la Pléiade,


Gallimard, 2005, p. 9.
Voir R A M U Z , C F . : Raison d'être, Paris, Editions de la Différence, 1991, p. 56.
R A M U Z , C F . : Journal, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, p. 128.

104
de son univers. De même, de multiples personnifications procurent une nouvelle
dimension au monde réel qui se montre peuplé de figures surnaturelles.

105
Conclusion

Le but du présent mémoire était d'analyser la formation du mystérieux dans


la production romanesque de Ramuz à la base de quatre œuvres : Le R ègne de
l'esprit malin, Les Signes parmi nous, La Grande Peur dans la montagne et
Derborence que nous avons choisies en tant qu'écrits emblématiques du genre.

Ramuz était un grand auteur du début du vingtième siècle. Il s'efforçait de


promouvoir la langue de son pays, préalablement perçue comme une variante
mineure du français standard. Le désir d'émanciper la littérature suisse de celle de la
428
France, l'incite à mettre en scène la spécificité de sa patrie qui émerge surtout de
la représentation de la montagne et du lac. Autour de ces éléments, Ramuz forme
deux cycles distincts dont la majeure différence consiste dans la conception de la
nature. Bien que l'œuvre entière de l'écrivain dévoile que « [...] la grandeur et la
429
souffrance de l'être humain se ressemblent partout. » , nous devons constater que la
vision de la montagne favorise d'emblée la prolifération de la thématique formant le
mystérieux.
Vu que la production romanesque de Ramuz connaît une évolution
importante, i l est évident que étiquette « mystérieux » ne peut pas être attribuée à
n'importe quel texte de l'auteur. Tandis que l'image de l'alpe, évoquant chez lui
l'idée d'un lieu situé entre les frontières du monde réel et celui qui est dominé par les
forces étranges, permet de placer la plupart des romans alpestres au rang des œuvres
mystérieuses, la vision des eaux du lac ne forme pas la source de l'étrange.
Cependant, même certains romans du cycle lémanique peuvent être classés parmi les
textes mystérieux en s'inspirant des épisodes bibliques qui constituent le deuxième
versant thématique du genre.

Comme nous avons pu l'observer au cours de l'étude des quatre livres


choisis, l'univers mystérieux est fréquemment déterminé par le choix esthétique de
l'écrivain qui tâchait de mettre en relief des gens simples en confrontation avec des

4 2 8
Voir R A M U Z , C F . : Raison d'être, Paris, Editions de la Différence, 1991, p. 56.
4 2 9
« [...] velikost i utrpení člověka jsou si všude podobné. » HRBATÁ, Zdeněk : « Lidé, osud a
příroda v díle Charlese-Ferdinanda Ramuze », épilogue pour R A MU Z C F . : Příběhy z hor,
Praha, Odeon, 1988, p. 300.

106
forces étranges. Le deuxième type de personnages illustre des individus excentriques
aux traits surhumains qui viennent bouleverser ou troubler l'ordre des choses. Ainsi,
l'apparition du Diable ou des figures bibliques, souligne le thème fondamental des
romans mystérieux : celui de la recherche d'un principe supérieur qui dépasse l'être
humain. A la base de notre étude, nous pouvons constater que ce principe se révèle
chez l'écrivain soit sous la forme de Dieu ou du Diable, soit sous celle de la
montagne. Les deux premiers textes, nous ont permis de suivre la maturation de
l'écrivain dans la représentation des thèmes religieux commençant par des scènes du
Règne de l'esprit malin qui se sert de la Bible comme d'un livre référentiel, pour
incarner dans Les Signes parmi nous le moteur principal de la narration. Par contre,
La Grande Peur dans la montagne et Derborence nous ont démontré le deuxième
courant thématique du mystérieux basé sur la mise en relief des forces surnaturelles
de la montagne. Qu'il s'agisse de l'inspiration religieuse ou populaire, l'avènement
du mystérieux est souvent accompagné par l'irruption d'un phénomène aux traits
surnaturels qui influence le texte sur tous les niveaux.
Bien que l'orientation thématique se montre importante dans la formation du
mystérieux, ce n'est que le tableau compositionnel qui offre une première grille
d'analyse du genre. Selon les caractéristiques principales des quatres romans, nous
avons défini trois règles compositionnelles du mystérieux soulignant l'importance
des coupures accentuées de nombreux refrains qui brisent la fluidité du texte.
En ce qui concerne la stratégie narrative, nous devons affirmer qu'elle
complète les critères du mystérieux en attribuant le rôle fondamental à l'alternance
de plusieurs narrateurs qui dissimulent systématiquement la causalité. De surcroît, la
narration se voit perturbée par des interventions des rêves ou textes bibliques ce qui
rend l'énoncé plus confus.
Notre analyse s'est terminée avec la mise en relief des procédés linguistiques,
marqués par les empreintes de la langue parlée. Le mystérieux pénètre même dans le
discours des personnages qui s'expriment à l'aide des phrases simples, fréquemment
interrompues par des hésitations. En ce qui concerne les figures de style, nous devons
constater que Ramuz emploie de préférence les personnifications et les comparaisons
qui amplifient la suggestivité de la scène.

Par ceci nous espérons avoir justifié que le mystérieux chez Ramuz ne se
réduit pas seulement à l'orientation thématique des œuvres. En effet, nous voulons

107
souligner que le pilier essentiel consiste dans les procédés compositionnels,
narratives et linguistiques qui obéissent à certaines règles qui ont servi à la création
du « mode d'emploi » du mystérieux.

Enfin, comment résumer l'apport fondamental de Ramuz à la production


littéraire de la Suisse romande ? Même si notre auteur avait connu le monde des
lettres à Paris, i l s'en est éloigné pour trouver la source de son inspiration dans la vie,
la nature et les mœurs de sa patrie. Pareillement comme Jean Giono, son
contemporain, i l écrit à l'écrart des grandes maisons d'édition, pourtant, son œuvre
ne tombe pas dans l'oubli. A u contraire, les spécificités linguistiques influencées par
l'oralité ou la façon de traiter les thèmes de sa région visant l'universel, l'on élevé au
rang des grands écrivains. En outre, ses textes ne cessent d'être publiés ou traduits et
même les analyses de ses romans font toujours l'objet d'investigation littéraire.

108
BIBLIOGRAPHIE

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113
Annexes

Portrait de Ramuz
Source : GHIRELLI, Marianne : C. F. Ramuz Qui êtes-vous ?, Lyon,
La manufacture, 1988.

Page 109 :
1. Ramuz avec sa fille Marianne
Source : GHIRELLI, Marianne : C. F. Ramuz Qui êtes-vous ?, Lyon,
La manufacture, 1988.

2. Son petit-fils Monsieur Paul


Source : GHIRELLI, Marianne : C. F. Ramuz Qui êtes-vous ?, Lyon,
La manufacture, 1988.

Page 110 :

3. Le village de Lens à l'époque de Ramuz


Source : GHIRELLI, Marianne : C. F. Ramuz Qui êtes-vous ?, Lyon,
La manufacture, 1988.

4. La vue sur le lac Léman et le massif des Dents du Midi depuis Chillon
Source : photo prise par Pavel Jurânek

Page 111 :

5. Sasseneire
Source : photo prise par Pavel Jurânek

6. Le manuscrit de Derborence
Source : HAGGIS, Donald R. : C.-F. Ramuz ouvrier du langage, Paris,
Lettres modernes Minard, 1968.

Page 112 :

7. Derborence avec la paroi des Diablerets


Source : photo prise par Hanspeter Daenzer

114
Ramuz avec sa fille Marianne
Le village de Lens à l'époque de Ramuz
Sasseneire

Le manuscrit de Derborence

rmitto. ('ťpäintáin.tL la. cU£»i l ui t ujùu At

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