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I- L’écriture bâtarde
1- L’idiome mixte
2- La langue mutilée
3- Langage du silence ou du bruit ?
I- L’écriture bâtarde
1- Le bilinguisme
La langue mixte n’est pas loin des écrivains européens : Les romans
de l’italien, André Pasquali, sont « émaillés de mots et de citations en
italien.2 »
Cependant Anne Rosine Delbart affirme que « l’écriture bilingue est
rarissime chez les sédentaires nés sur un sol unilingue français. 3 » En retour
à Makine, on remarque que l’intertexte russe devient rare dans les romans
qui suivent. Il figure au sein du texte, souvent en italique, sans aucune note
en bas de page à laquelle l’auteur substitue une explication dans le corps
même du texte. Voici le terme, technar qui figure avec son propre sens et
son acception socio-culturelle dans Le Testament français : « Il y avait, en
outre, un noyau de forts en mathématiques, futurs « technars » qui, autrefois
mélangés aux prolétaires et dominés par eux, s’en démarquaient de plus en
plus en occupant le devant de la scène scolaire. » (p.223) Pourrait-on dire
que son ancrage sur le territoire français et son éloignement de sa langue et
de son pays maternels l’imprègnent du sceau de la francité et expliquent en
quelque sorte la rareté du lexique russe au fur et à mesure qu’il avance dans
sa création littéraire ?
A mentionner ici que Wszelaki, dans Andreï Makine, l’identité
problématique, consacre deux sous-chapitres pour l’emploi de la langue
russe dans l’œuvre de Makine. Sous le titre, traduction et autotraduction,
elle analyse les termes russes cités au sein du texte et elle en sort par les
1
Cité in Écrire en langue étrangère, Op. cit., p. 74.
2
Les exilés du langage, Op.cit., p.72.
3
Ibid., p.74.
conclusions suivantes : 1- L’auteur met en relief la distance entre la réalité
russe et la réalité française et il empêche leur fusion (au niveau du texte). 2-
« [ce] contact avec l’étranger implique plutôt une négociation, une
rencontre interculturelle qui contribue à son tour à la construction de
l’identité » dans le second sous-chapitre, stylisation et hybridation de la
parole, l’auteur évoque les termes français transférés au russe (comme
Charlota) et elle conclut que cette hybridation des termes « [crée] un univers
où le russe et le français ne soient pas en situation antagoniste ». De plus,
elle souligne qu’ « une voix d’autrui attachée aux paroles françaises
s’incruste dans la réalité russe de façon qu’un espace interculturel
imprévisible surgit de leur union.1 »
Signalons ici que la recherche de Wszelaki s’arrête à l’analyse d’un
lexique hybride qui mêle le russe et le français en un seul mot et des termes
purement russes (qu’ils soient écrits en lettres françaises ou en lettres
russes2) figurant dans le texte et laisse de côté certains déviations lexicaux,
et même grammaticaux de la part de l’auteur qui sortent des normes de la
langue française. En effet, une lecture attentive du texte nous révèle la
présence d’un lexique français qui fait partie de la pure invention de l’auteur.
Prenons le terme engivré que Makine utilise dans plus d’un lieu et qui, en
réalité ne fait pas partie du lexique français : givrer
1- L’apport du russe1
A ajouter l’interview où il parle du russe nouveau et du français
porteur d’un héritage culturel. Dans le chapitre 1
Naître et vivre en Russie présuppose que la langue maternelle soit
russe. Bien que le narrateur de Makine (et Makine lui-même), apprenne,
souvent, le français de sa mère ou de sa grand-mère dès son plus bas âge, le
russe de son entourage, en dehors de la maison familiale, reste considéré
comme langue maternelle2. Du coup, le narrateur russe n’est pas lié à sa
langue par la relation de consanguinité, ni par le lait maternel selon le mot
1
Dans son livre, Andreï Makine, l’identité problématique, Agata Sylwestrazk-Wszelaki consacre le premier
chapitre à l’étude de la langue et ses représentations dans l’œuvre de Makine. Op. cit., pp.19…68.
2
Cependant certains écrivains francophones jouent sur l’adjectif « maternelle » en le prenant dans son sens
initial. Charif Majdalani, écrivain libanais d’expression française affirme, non sans humour dans L’Orient
le jour, que sa langue « maternelle » est le français puisque sa mère est française tandis que l’arabe est,
pour lui, sa langue « paternelle » se référant par là, à son père libanais.
du poète roumain Ion Caraion1. Cette absence du cordon ombilical entre le
narrateur et sa langue faussement dite maternelle provoquerait une insécurité
linguistique ou une rupture entre sa pensée et ses sentiments d’une part et ce
que la langue pourrait lui donner comme outil pour qu’il puisse s’exprimer
d’autre part. En effet, cette langue ne possède pas l’héritage maternel pour
qu’elle puisse prendre sa forme complète. Une langue, mutilée, voire
hybride, incapable de porter en elle, dans l’esprit du narrateur, les signifiants
correspondants aux signifiés adéquats : lorsque le narrateur du Testament
essaye de faire une version russe de l’histoire du président français mort
entre les bras de sa maîtresse, il trouve que la traduction est impossible :
1
Caraion exprime le conflit de son appartenance aux deux langues, maternelle et étrangère en disant : « La
langue implique des souvenirs prénataux, le lait maternel, la semence de la source et le sang des
précurseurs. C’est le sang du sang de la gent, les racines et les origines qu’on ne peut pas confondre, en
même temps l’enfant et l’aïeul. Elle n’a pas d’âge. Les parents n’ont pas d’âge. Ils existent depuis toujours.
Lorsque tu as passé la frontière de la langue ou qu’on t’impose de quitter son aire, il se produit une
rupture irréparable. Et c’est alors que commencent l’éloignement, la solitude, le déséquilibre, l’incertitude,
etc ». Les mots en exil, in Marges et exils. L’Europe des littératures déplacées, Bruxelles, Labor, 1987,
p.43-52, citation, p.49.
code de signifiés que représente la culture russe. Le mot président 1 en
français n’est pas l’équivalent du terme président en russe. De plus, il s’agit
chez Aliocha d’un décalage temporel au niveau du moment de
l’apprentissage, entre sa culture initiale franco-russe d’une part et sa langue
maternelle russe d’autre part. Les deux ne vont pas en parallèle. Par
conséquent, il se crée chez lui une sorte de perturbation et le narrateur se
trouve face à une langue russe maternelle, impotente, qui ne pourrait pas
représenter matériellement sa pensée chargée d’une autre culture.
Lorsqu’Aliocha essaye de raconter à ses amis russes les histoires de
Charlotte, la langue (russe) ne l’aide pas :
1
Dans son livre, Andreï Makine, l’identité problématique, Wszelaki fait l’analyse d’autres termes en
français et leurs équivalents en russe et arrive à la conclusion du décalage entre une langue territorialisée
et une autre déterritorialisée. (C’est moi qui souligne) Par exemple, lorsque le narrateur essaye d’imaginer
le village Neuilly, ce sont des villages russes qui lui viennent à la tête : « le sens du mot français « village »
est ici déterritorialisé par le contexte russe. Les enfants qui ne connaissent pas de villages français,
imaginent Neuilly comme un village russe avec ses maisons en bois. Ils transposent immédiatement le mot
« village » utilisé par Charlotte en russe. Et quand ils pensent au mot dérevina, ou encore dérévo, l’image
d’un typique village russe leur vient à l’esprit ; avec ce mot censé être l’équivalent du « village » en
français, le sens primitif de « village » change de référent. […] le mot en question évoque des signifiés (et
des référents culturels) différents en fonction de la langue nationale, ce qui produit la déterritorialisation
de son sens premier. Ainsi, la déterritorialisation du sens et sa « reterritorialisation » consécutive,
renvoyant à l’identité culturelle russe, s’opèrent par le remplacement de signifiés liés à un même signifiant
dans les deux langues nationales respectives. » Op. cit., p.55.
déjà dit. En effet, la langue, ses représentations et ses styles modernes
semblent incapables de représenter ou d’exprimer les images renvoyant à un
passé lointain. À cela s’ajoute l’incohérence entre une culture ancienne et le
temps moderne : « Personne […] ne se serait intéressé à cet instant ».
1
Murielle Lucie Clément a déjà étudié, dans un de ses articles, les liens intertextuels entre l’œuvre de
Makine et celle de Gabriel Osmonde. Mais après que ce dernier a dévoilé son identité et a déclaré qu’il était
lui-même Andreï Makine, l’article serait ipso facto, une analyse des intratextes et non des intertextes. Voir
le site internet de Murielle Lucie Clément.
l’intratextualité progressive de certains motifs féminins et on finira par
consacrer une analyse spécifique de l’intratextualité dans l’œuvre, Le Livre
des brèves amours éternelles, premier recueil de nouvelles de Makine.