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Science-fiction et psychanalyse

Alain Roquejoffre
Dans Le Coq-héron 2017/4 (N° 231) , pages 75 à 79
Éditions Érès
ISSN 0335-7899
ISBN 9782749256955
DOI 10.3917/cohe.231.0075
© Érès | Téléchargé le 28/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 190.164.150.202)

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Alain Roquejoffre

Science-fiction et psychanalyse
« De deux choses l’une, et c’est toujours la troisième. »
Claude Lévi-Strauss

Dans l’usage courant, « de deux choses l’une » est une exhortation sans
appel faite à celui qui hésite, qui envisage des nuances, à choisir nécessairement
l’une parce que l’autre est tellement inenvisageable qu’elle renforce l’obliga-
tion d’adhérer à la première. Ainsi la formule est-elle toujours une injonction
paradoxale, donc sans issue.
La science-fiction conduit le lecteur vers une voie imprévue, au-delà de
l’alternance binaire qui n’offre sous les apparences du choix que deux possibi-
lités rationnelles, c’est l’une ou l’autre jamais les deux, et en aucun cas une troi-
sième ; la science-fiction, elle, présente d’emblée la troisième, c’est en tout cas
ce que suggèrent souvent les auteurs. Quant à la psychanalyse, elle s’efforce
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d’amener le sujet à lire le texte inscrit en creux entre des lignes qu’il a élaborées
en partie pour échapper à cet intertexte ; la troisième voie est celle du désir,
désir insoupçonné, insu, que l’analyse dévoile peu à peu, au grand étonnement
ou à l’effroi de l’analysant.
La sociologie, dont on s’accorde à dire que le père est Auguste Comte,
a commencé par une fiction, la « loi des trois états », qui annonce la fin de
l’histoire et le bonheur de l’humanité par l’avènement de « l’âge positif »,
après le Théologique et le Métaphysique. L’âge positif, le troisième état, est
une construction idéologique, un des piliers de la modernité au xixe siècle ;
Comte annonce le bonheur prochain grâce à la science et à la technique, une fin
heureuse de l’histoire, le sacre du progrès et de la raison. Le xxe siècle a désen-
chanté le monde, Max Weber le prévoyait ; les guerres mondiales, les processus
de colonisation, les génocides multiples ont remis à plus tard, à jamais, le réen-
chantement du monde.
La sociologie a mûri, dans le sillage d’Émile Durkheim elle s’est voulue
science tout autant que morale puis, assagie, elle a compris que la complexité du
monde social requérait l’abandon des explications surplombantes et une atten-
tion plus précise au terrain, aux acteurs sociaux, au minuscule, aux ruptures,

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Le Coq-Héron 231 aux discontinuités. Les sociologues, à l’instar de Weber, ont cessé d’indiquer
tel ou tel chemin aux sociétés et ont essayé de se comporter en savant plutôt
qu’en politique, pour tenter de forger une clinique de l’analyse des sociétés.
Ils se sont rapprochés d’autres champs de connaissance, y compris ceux des
sciences dites malencontreusement « dures ». La psychanalyse compte parmi
les nouveaux amis de la sociologie, laquelle découvre un sujet désirant qui
n’est pas uniquement mu par des systèmes économiques, juridiques et politiques.
Les sciences « molles », qu’il conviendrait plutôt de qualifier de « plastiques »,
et qui constituent le vaste champ des sciences humaines et sociales, sont mena-
cées par le dernier avatar de la modernité, la maîtrise, au nom de laquelle la
troisième voie relève de l’apostasie.
On peut sans doute faire remonter le désir de maîtrise de soi et de l’envi-
ronnement à la Renaissance et même avant, mais on peut faire aussi l’hypo-
thèse que l’ensemble des sociétés, surtout occidentales, sont concernées par ce
processus qui enferme les individus dans une chaîne d’injonctions à conduire
rationnellement leur présent ; à border sans reste son avenir et à bâillonner
son passé, réduit à l’exercice collectif et obligatoire du « devoir de mémoire ».
Cette soif de maîtrise – Descartes exhortait à se rendre « maître et posses-
seur de la nature » alors que, beaucoup plus tard, Michel Foucault dénonçait
la quête de « la parfaite souveraineté de soi sur soi » – concrétisée à travers
les multiples pratiques de développement personnel, de self, de gestion des
affects, de contrôle des émotions, de pensées positives, de coaching, provoque
ce qu’Alain Ehrenberg appelait « la fatigue d’être soi », et offre à l’anthropo-
logie un bel exemple de pensée magique, laquelle consiste à faire des incanta-
tions pour faire advenir ce que l’on veut.
Les attaques virulentes contre la psychanalyse dans les dix dernières
années (Le livre noir de la psychanalyse, les travaux de Michel Onfray sur
Freud...), la diabolisation des psys placés au rang de charlatans, les positions
de la Haute Autorité de santé à propos de l’autisme, la disparition de la psycha­
nalyse dans les référentiels de formation des métiers sociaux et médico-sociaux,
témoignent du danger qu’elle représente. Cette chasse aux sorcières qui reçoit
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des cautions scientifiques et politiques montre que la psychanalyse gêne les
approches comportementalistes en vigueur, et le découpage catégoriel par le
dsm-5 et ses éditions antérieures.
La psychanalyse, par la plume de François Tosquelles, nous dit que :
« Le moi est une construction imaginaire. S’il n’était pas imaginaire, nous ne
serions pas des hommes, nous serions des lunes. Ce qui ne veut pas dire qu’il suffit
que nous ayons ce moi imaginaire pour être des hommes. Nous pouvons encore être
cette chose intermédiaire qui s’appelle un fou1. »
Ce propos n’est pas fait pour rassurer les exégètes de la rationalité ; or le
fou a disparu, y compris du vocabulaire courant. À l’exception de l’expression
familière « t’es fou », le mot n’a plus cours, sauf à La Borde et peut-être à Saint-
Alban. Foucault a montré comment le malade mental a remplacé le fou, les
nosographies psychiatriques et les catégories du médico-social ont parachevé
le travail d’occultation du mot et de la chose. La figure du jihadiste, par la diffi-
culté que l’on éprouve à interpréter son acte, a réintroduit le terme ; ce sont des
fous – de Dieu, il est vrai...
1. F. Tosquelles, Fonction
poétique et psychothérapie, Pour le sociologue, la folie ne constitue pas un objet sociologiquement
Toulouse, érès, 2003. cernable. Les sociologues observent des pratiques, analysent des discours et

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des représentations, de tout cela il ressort que les catégorisations « officielles » Théories des origines et romans
du sanitaire et du social permettent, par un processus d’essentialisation, de du futur
définir totalement un individu par une seule de ses caractéristiques : l’autiste,
le bipolaire, le sujet en situation de handicap, le mineur protégé, l’Alzheimer,
la personne âgée dépendante... Ainsi, pour la sociologie personne n’est fou
puisque nul n’en parle ni ne se définit comme tel. Pourtant, la ligne qui partage
depuis le Néolithique le dedans et le dehors est bien présente. Le harcelé, le
harceleur, la victime du burn-out, sont pour le sociologue la marque de ce qu’il
entend des séparations établies par nos sociétés.
Il semble que le fou d’aujourd’hui ne se prend plus pour Napoléon ou
Jeanne d’Arc, il est en rupture avec la « bonne » marche du monde qui se
mesure à l’aune du gagnant (on accepte à la limite le gagnant-gagnant), du
connecté, du partenaire collaboratif en harmonie avec l’institution. Elle ne
serait ni folle ni maltraitante, cette institution, il suffit de mettre en œuvre les
« bonnes pratiques » qui sont le contraire des mauvaises, et les procédures,
pour que chacun occupe la place qui lui est assignée et pas une autre. La
« cure-type », jusque-là garante d’un cadre facilitant, pourrait ainsi devenir un
empilement de bonnes pratiques, une procédure vide de sens. Le fou moderne
ou postmoderne est celui qui ne maîtrise pas, qui accepte mal la voie unique,
qui ne se résout pas à « être dans les clous », à « y passer », qui refuse qu’il
y ait « pas de problèmes et que des solutions ». Le sociologue se dit qu’à ce
compte, il y a beaucoup de fous, et qu’il voit assez clairement où et comment
on les fabrique.
Comment la société s’occupe-t-elle de cela ? Comment s’occuper d’autant
de fous, d’inadaptés, de handicapés sociaux, d’incasables ? L’hôpital psychia-
trique souffre d’un déficit d’image et d’un manque de places, la camisole
chimique n’a pas bonne presse, les soins longs sont coûteux ; les psys eux-
mêmes ne sont-ils pas un peu fous ? Le sociologue observe la proliféra-
tion d’institutions, de dispositifs, d’agences, d’associations, parfois auto­
légitimés, traceurs de limites, constructeurs de bords, ajusteurs assermentés
de l’éthique.
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Ces dispositifs qui se veulent neutres, dépourvus de toute intention idéolo-
gique, au service des personnes, produisent des normes de comportement, des
injonctions à penser droit dans une atmosphère conviviale, « sympa », collabo-
rative, avec une attitude positive. Les instruments de cette « microphysique du
pouvoir » (Michel Foucault) qui conduit à la servitude volontaire (La Boétie)
puis à la « barbarie douce » (Jean-Pierre Le Goff) ont pénétré la vie sociale et
professionnelle ; on peut citer l’évaluation sous toutes ses formes, le nouveau
management public, la Révision générale des politiques publiques, l’empower-
ment, l’anesm, l’anap...
À propos de la folie dans nos sociétés, la sociologie peut construire deux
idéaux types : le « fou souffrant » et le « fou consentant ». La souffrance du
premier est reconnue, nommée et lui permet d’échapper à l’effort en vue de la
conformité. Le second est constamment invité, exhorté à progresser, à s’appro-
cher de la juste ligne, à reconnaître qu’il n’y a qu’un chemin, et finalement, à
y consentir. Celui-là doit bien souffrir aussi mais c’est temporaire, comme le
purgatoire, un passage vers des lendemains qui chantent. D’ailleurs, le discours
tenu par les thuriféraires de la nouvelle modernité explique par la voie des
consultants qu’« avant », nous étions innocents, non initiés, mal finis, dans

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Le Coq-Héron 231 l’erreur. La transformation, la renaissance, la rédemption se feront pour peu
que l’on accepte les formatages dispensés dans la novlangue des communicants
pour devenir des born again.
Ainsi, le fou a consenti au projet idéologique de ce vaste mouvement de
maîtrise, il a accepté la contention mentale, la rectification de son passé, la
disparition des références culturelles, le recul de la pensée critique, en un mot,
la vacance du sujet. La psychanalyse doit désormais compter avec une maladie
mentale qui consiste pour les individus à essayer d’échapper à l’injonction qui
leur est faite d’être des unités de calcul programmables.
Bartleby d’Herman Melville se réfugie dans le silence et le non-vouloir,
comme « le baron perché » d’Italo Calvino ne descendra plus de ses arbres ;
ils font ce que certains ont appelé une grève du lien social. Ils sont le symbole
du refus de l’idéologie de la communication, du rêve de la connexion généra-
lisée et instantanée de tous, dans la transparence et la liquidation de l’intério-
rité. Or l’inconscient inspire, traverse, fabrique (au sens des anthropologues)
nos conduites et il n’est pas maîtrisable, au mieux il peut être partiellement
appréhendé à travers quelques-unes de ses manifestations, pour peu que le
psycha­nalyste aide l’analysant à comprendre. Le projet, selon moi émancipa-
teur pour le sujet, de la psychanalyse n’est pas de le soustraire à lui-même par
quelque artifice mais de l’aider à advenir dans sa singularité par la découverte
de son désir.
Nous assistons aujourd’hui peut-être à un rejet de l’humain par les
humains, nous n’avons plus confiance, nous sommes en panne, l’humain est
devenu obsolète. Il nous faut une nouvelle croyance, une fiction porteuse
d’espoir ; le transhumanisme et « l’homme augmenté » feront l’affaire. Sauvé
de la maladie, de la vieillesse et même de la mort, l’homme augmenté par les
techno-sciences est enfin débarrassé de sa condition humaine encombrante
et imprévisible ; il devient rationnel, prédictible, parfaitement emboîté avec
les autres, sans hiatus, sans jeu, sans malentendu, une petite perfection dans
laquelle l’inconscient a laissé la place aux algorithmes.
Pour en revenir à l’alternative initiale que Lévi-Strauss invitait à contourner,
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on peut tenter d’imaginer un avenir à la psychanalyse en prenant appui sur une
phrase de Juan-David Nasio :
« Ce qui guérit, ce qui améliore l’état du patient, n’est pas la technique [mais]
notre volonté d’entrer dans le monde intérieur de l’autre2. »
Si ce monde est ainsi réellement pénétré, deux voies sont possibles. Les psy­­
chanalystes du futur insuffleraient une telle puissance aux analysants qu’ils
transformeraient le monde selon les fantasmes de leurs inconscients débridés.
(Le propre de l’inconscient n’est-il pas d’être débridé ?) Ou alors, contenus et
manipulés par ces mêmes psys, ils imposeraient un système social fait d’ordre
et de contraintes sous la férule de l’ahm (Association pour l’hygiène mentale)
de Philip K. Dick, du secrétariat d’État à l’Âme et à la Précision de Robert
Musil, ou encore, du ministère de la Vérité de George Orwell.
Vue par la sociologie, la science-fiction est observable à travers quatre
analyseurs : l’existence d’autres mondes dans d’autres dimensions ; une sub­­
version des catégories du temps ; une création d’êtres extraterrestres (le
2. J.-D. Nasio, Oui, la psy­ Martien) ; une présence d’entités plus ou moins sympathiques, déjà là mais
chanalyse guérit, Paris, Payot, invisibles. Tout cela est fortement marqué par une pensée anthropomorphe
2016.

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qui borde l’imaginaire de la science-fiction mais porte à y croire. Peut-il en être Théories des origines et romans
autrement ? du futur
Pour clore le propos, je proposerais de réfléchir à l’idée de Lacan qui
considérait que le propre de toute rencontre était de rater ; alors, la rencontre
psychanalyse/science-fiction ? Finalement pas si ratée que cela, car elles sont
superposables, et au moins très voisines, dans la mesure où l’une conduit le
lecteur vers la troisième voie des imaginaires, et l’autre, l’analysant vers les
dévoilements de son intériorité.

Résumé
La psychanalyse et la science-fiction ont un point commun ; elles révèlent à l’analysant
et au lecteur des voies inhabituelles non déterminées par la seule volonté, la seule raison
et l’habitus. L’une et l’autre permettent au sujet d’échapper aux injonctions binaires et
aux catégories identitaires pré-élaborées.

Mots-clés
Sociologie, folie, maîtrise, consentement.

PUDEUR / IMPUDEUR
SOCIÉTÉ MÉDECINE ET PSYCHANALYSE

Qu’en est-il du geste, de la parole et du regard dans le champ


de la médecine, de la psychanalyse et des contacts avec le monde
extérieur à l’ère de la révolution numérique ?
Qu’en est-il de la pudeur, de l’intime, à l’heure où l’impudeur
nous guette dès que notre corps est sollicité ?
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Les samedis 13 janvier, 7 avril et 26 mai 2018
de 14:00 à 18:00

Samedi 13 janvier 2018 : Moins de gestes, plus de regards :


le corps dévoilé
Samedi 7 avril 2018 : La faillite de la pudeur
Samedi 26 mai 2018 : Le triomphe de l’impudeur

À l’École normale supérieure, 45 rue d’Ulm, Paris 5e,


amphithéâtre Dussane
inscription@medpsycha.org
(70€ par après-midi ou 150€ les 3 samedis)

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