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La leçon

Nicole Oury
Dans Libres cahiers pour la psychanalyse 2011/1 (N° 23), pages 109 à 117
Éditions In Press
ISSN 1625-7480
ISBN 9782848352053
DOI 10.3917/lcpp.023.0109
© In Press | Téléchargé le 16/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.171.212.72)

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La leçon
NICOLE OURY

« REMARQUES SUR L’AMOUR DE TRANSFERT 1 », Freud pro-


D ANS
digue des conseils détaillés, explore toutes les possibilités qui
se présentent au psychanalyste et au patient dans la configuration où une
patiente tombe amoureuse de son analyste ; il donne à ses lecteurs une
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leçon magistrale d’éthique, d’écoute et de clarté sur la « position » du
psychanalyste. Peut-être faudrait-il inciter tout futur psychanalyste à lire
et méditer cet écrit. Rédigé en 1915, il porte en lui le côté optimiste des
débuts de la psychanalyse : prévenir le jeune psychanalyste de l’amour
de transfert, c’est le rendre sensible à la force animique qui sous-tend le
transfert ; les forces négatives et compulsionnelles sur lesquelles il
s’étaie aussi seront abordées de manière explicite dans des textes posté-
rieurs comme « Le Moi et le ça ».
Fuir le transfert, comme Joseph Breuer l’a fait avec Anna O. au
moment où elle pensait porter un enfant de lui, est aussi fâcheux que de
mettre le feu à cet amour qui ne demande apparemment qu’à être attisé.
Une seule issue, une seule voie possible pour Freud, celle d’une écoute
supportant ce transfert avec neutralité et bienveillance. « Il [l’analyste]
lui faut reconnaître que si la patiente tombe amoureuse, cela est produit

1. S. Freud (1915), Remarques sur l’amour de transfert, OCF/P, XII, pp. 197-215.
110 Transfert d’amours

par la contrainte de la situation analytique et ne saurait être attribué aux


avantages de sa personne 2. » Le jeune analyste est-il préparé à une telle
épreuve ? Freud certifie que non : « Il est toujours bon d’en être averti »,
insiste-t-il, mais averti de quoi ?
De ce feu qui surgit, dont les flammes s’approchent si près, sans eau
secourable et salvatrice, sans appui sur un ou des transferts latéraux du
patient, les prémices du texte « Sur la prise de possession du feu », écrit
seize ans plus tard, sont en quelque sorte jetées. Prométhée se brûle au
contact des dieux pour sauver la race humaine et le prix à payer pour
accéder à la culture est celui de la culpabilité. Pour cela, deux condi-
tions sont exigibles : renoncer au plaisir homosexuel de « pisser » sur les
cendres et reconnaître sa propre bisexualité en conservant le feu dérobé
aux dieux dans un bâton creux équivalent d’un contenant. La solution
culturelle apporte la paix, la tranquille homosexualité à l’origine des
liens sociaux, là où l’élan amoureux sème le conflit. La voie culturelle
recouvre la scène des conflits œdipiens mêlant affrontements cruels et
amoureux entre un père, Zeus, et un fils, Prométhée, histoire œdipienne
complexifiée par la présence d’Athéna et de Pandore. Zeus 3, irrité par
les talents divers des hommes, voulait les exterminer, et à la demande
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expresse de Prométhée, il renonce à cette vengeance. Par une succession
de ruses, Prométhée avec l’aide d’Athéna réussit à voler le feu, attribut
divin ôté par Zeus aux hommes. Zeus inflige à Prométhée en rétorsion à
sa transgression une punition éternelle scandée par un rythme nycthé-
méral : être enchaîné à un rocher du Caucase, avoir le foie dévoré chaque
jour par un griffon vautour, foie qui repousse la nuit, et le châtiment se
répète… Cette atemporalité pulsatile du châtiment trouve sa source dans
les forces pulsionnelles inconscientes à l’œuvre.
Tout comme ce feu de la passion attisé entre Prométhée et Zeus, la
patiente amoureuse de son analyste se brûle dans l’actualisation et le
déplacement sur la scène du transfert de sa névrose infantile, hors du
champ social. Du côté de l’analyste, le travail d’écoute permet de ne pas
se consumer sous la tentative d’emprise de la passion amoureuse. La
« leçon » de Freud aux jeunes praticiens – s’appuyer sur les fondements

2. Op. cit., p. 200.


3. R. Graves, Les mythes grecs, t. 1, Pluriel, p. 158.
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de la théorie psychanalytique – met alors en perspective tous les enjeux


de la transmission dont un des aléas serait l’amour de transfert. En cela,
« Remarques sur l’amour de transfert » est un texte d’adresse directe qui
ne s’est pas démodé avec le temps. Freud sait pour l’avoir éprouvé quel
émoi, quelle panique peuvent susciter de telles situations transféren-
tielles. Il s’adresse à tous ses collègues, à n’importe quel moment de leur
parcours.

La situation de supervision n’est pas exempte du rôle moteur indé-


niable que joue, dans la cure, l’amour de transfert. Le temps de la supervi-
sion permet que, quelquefois, se développe chez l’analyste un pan de sa
névrose de transfert resté dans l’ombre, comme cela se déroule lors d’une
deuxième tranche d’analyse. L’analyste a cette chance-là, dans sa forma-
tion, de pouvoir mettre à l’épreuve les multiples facettes de ses attache-
ments infantiles, cette meilleure connaissance de lui-même ouvre son
écoute, même si cela lui coûte des renoncements dont la liste est longue.
Ces moments de reviviscence de la névrose infantile et leur perlaboration
sont inhérents à tout processus de transmission pour peu que le cadre
obéisse à des règles proches de celles instaurant une cure, ils sont tout
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autant déconcertants comme chaque fois que les processus inconscients
sont à l’œuvre. Un des buts d’une supervision n’est-il pas que le supervisé
trouve en lui-même son propre style d’écoute, hors de la relation maître-
élève, et liquide, si possible, les vestiges de la névrose de transfert lui
demeurant de sa cure « thérapeutique » ? Ce « hors » se situerait au sein de
la relation transférentielle analyste supervisé / superviseur – et n’aurait pas
toujours à voir avec le transfert du patient dont le « jeune » analyste vient
parler – le feu tout comme son envers déguisé en inhibition peut y surgir.
L’art avec lequel le didacticien traite ce transfert dans son écoute, dans la
temporalité, dans son style d’interventions ou par ses silences est « leçon »
sur la scène de ce transfert. « Leçon » comme Freud la donne avec ce texte
si détaillé, si précis adressé aux jeunes analystes : « On maintient le trans-
fert d’amour, mais on le traite comme quelque chose de non réel, comme
une situation par laquelle il faut passer dans la cure, qu’il faut ramener à ses
origines inconscientes… 4 »

4. S. Freud (1915), op. cit., p. 206.


112 Transfert d’amours

La situation de supervision permet au supervisé de revisiter les spi-


rales enfouies de sa névrose infantile, il évolue dans son écoute de lui-
même et entend son patient à partir d’autres lieux, d’autres scènes,
d’autres sens. La preuve : souvent après une séance de supervision « per-
laborante » pour l’analyste, quelque chose de nouveau arrive sur la scène
du transfert en résonance aux mouvements internes chez l’analyste. Ce
qui opère alors est la communication d’inconscient à inconscient, cette
magie lente du travail des images et des mots dans l’analyse. La liquida-
tion du transfert inhérent à une cure supervisée aurait pour aboutissement
que les deux protagonistes deviennent collègues à part entière, l’enjeu
final, même s’il est connu et statué par les associations de psychana-
lyse, est placé sur cette scène-là, en perspective. Justement parce que
l’analyste supervisé s’adresse à quelqu’un en position de « maître » ou
de « juge », de parent idéal, la situation transférentielle est davantage
susceptible d’être promotrice d’un transfert amoureux, bien tempéré et
par l’institution analytique en arrière-fond et par l’analyse personnelle,
en demeurant tout de même transfert amoureux. La supervision est donc
une parade à l’amour de transfert.
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*
* *

Dans « Remarques sur l’amour de transfert », Freud décrit l’instant


précis – mais qui perdure dans la cure – où une patiente se consume
d’amour pour son analyste, dans la reviviscence transférentielle et sans
culpabilité aucune. Dans le cadre à l’épreuve de la cure, la fulgurance
de l’amour de transfert envahit le champ des séances, éblouit, aveugle,
cache – souligne Freud – et actualise une scène où une petite fille est
aimée par son père et réciproquement, en lieu et place de sa mère. Elle
est la mère. Le feu est là, comme lorsque Bernard Palissy brûlait tout son
mobilier privé pour découvrir par tâtonnements le secret de fabrication
des émaux. Le feu signifie un interdit transgressé, un savoir que l’enfant
souhaite acquérir et auquel il n’a pas encore droit du fait de sa petitesse.
Ce feu de la passion amoureuse, dans la relation transférentielle, est
bien là, « pour de vrai », comme disent les enfants, sur la scène du trans-
fert. Freud compare cette scène à celle du théâtre où le réel ferait
La leçon 113

irruption sous la forme du signal d’incendie 5. Le feu est là, sur la scène
du transfert et si la patiente, elle, est habitée, mue par la passion, l’ana-
lyste, lui, est déstabilisé, presque penaud de ce qui lui arrive. Comment
passer l’épreuve ? Quand le feu surgit dans un théâtre, les acteurs et le
public sont évacués au-dehors ; sur la scène du transfert, le feu brûle au-
dedans de la scène, en continu, tout un temps sans possibilité de
l’éteindre. Le psychanalyste ne devrait-il pas toujours se dire dans un
mouvement de dénégation – pour tenir et se donner le temps de perla-
borer – non, ce n’est pas à moi que cela s’adresse ! Dans « La néga-
tion 6 », Freud évoque un patient qui rêve de sa mère et commente « ma
mère, ce n’est pas elle ». Le patient, avec ce non, affirme deux assertions,
d’une part qu’il a fait disparaître l’objet œdipien maternel en le détrui-
sant comme figure et d’autre part qu’il l’a conservé dans la forme
d’expression dénégatrice, équivalent du retour de ce qui reste de cette
figure. L’analyste sait qu’il ne sert que de support à l’incarnation d’un
objet infantile. Cependant, il est touché au vif dans ce que cette projec-
tion sur lui de figures d’absents peut réactiver.
Pour que cette magie opère, l’analyste doit rester dans une position
d’écoute et d’interprétation ; l’analyste n’intervient que sur le sens, sou-
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ligne Pierre Fedida :

Nous avons eu, maintes fois, l’occasion d’énoncer comment cette non-
réponse […] était la condition de la temporalisation de l’intervalle, […] et
le désignait comme le seul tiers référentiel possible, à savoir l’absence.
Inversement la réponse annule le pouvoir symbolique de ce tiers et fait de
l’analyste un destinataire présent pris pour l’absent hallucinatoire de la
demande 7.

Cet absent hallucinatoire de la demande a déjà été un opérateur, notam-


ment dans le choix de l’analyste, son quartier, le nom de sa rue, son
propre nom ou prénom, son sexe. Cet absent présent est incarnation
transférentielle du parent séducteur de l’enfance. Freud mettra en garde

5. S. Freud (1915), op. cit., p. 202.


6. S. Freud (1925), La Négation, traduction par J. Laplanche, OCF/P, XVII, Puf.
7. P. Fedida, « Le cauchemar du moi », NRP, nº 24, L’emprise, Automne 1981, Gallimard,
p. 185.
114 Transfert d’amours

l’analyste encore, quelques années plus tard, dans une note concernant le
chapitre sur le sentiment de culpabilité inconscient :

Elle [l’issue de l’effort thérapeutique] dépend peut-être aussi de ce que la


personne de l’analyste permette ou non qu’elle soit mise par le malade à la
place de son idéal du moi, ce à quoi est liée la tentation de jouer, à l’égard
du malade, le rôle du prophète, du sauveur d’âme, du messie 8.

Dans la situation superviseur-supervisé, renoncer, est-ce cela dont il


s’agit ? Ne pas être comme, ni tout l’opposé. Renoncer de chaque côté,
d’une part à posséder le savoir sans l’avoir acquis par et dans le trans-
fert, et d’autre part renoncer à la position de maître sans en écarter ce
qu’il faut supporter des effets transférentiels qu’elle sollicite, renoncer
aux illusions de l’enfance d’obtenir de ses parents ce qu’ils ne peuvent
vous donner. L’amour de transfert rend aveugle à la réalité de l’autre, il
faut le traiter comme quelque chose de non réel, renoncer aux bénéfices
immédiats.
L’amour de transfert est donc tout l’opposé d’un attachement mélan-
colique où les forces œuvrent avec intensité pour l’un et perdurent dans
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une continuité étouffée pour l’autre. L’amour de transfert est l’une des
premières étapes qui autorise à « jouer » avec les liens, avec l’objet
d’amour du passé et à créer une scène, celle du transfert, qui fait vivre
dans sa splendeur étincelante la représentation d’un attachement libi-
dinal. Freud insiste : « Le profane demanderait à être tranquillisé », et
en effet l’analyste est vécu comme séducteur car il porte et supporte la
situation analytique conçue pour qu’un transfert s’opère sur l’analyste.
À maintes reprises, Freud rappelle à quel point l’analyse n’est pas une
rencontre ou une conversation ordinaire, l’analyste ne doit pas céder aux
assauts de sa patiente et à propos de ces situations il constate :

[…] Nouer des relations illégitimes et non destinées à l’éternité ; mais cette
issue est bel et bien rendue impossible, tant par la morale bourgeoise que
par la dignité médicale. Quoi qu’il en soit, le profane demanderait à être

8. S. Freud (1923), « Le moi et le ça », OCF/P, XVI, Puf, p. 293, note 1.


La leçon 115

tranquillisé par une assurance de l’analyste, la plus nette possible, sur


l’exclusion de ce troisième cas 9.

Freud n’expose pas d’exemple clinique précis ; la patiente de


« Remarques sur l’amour de transfert » reste anonyme et impersonnelle.
Il semble que ce soit pour affirmer l’universalité de cette situation. On
peut supposer que Freud n’était pas en mesure, en cette année 1915, de
la théoriser davantage, il ne peut que donner quelques conseils. Les
ravages de l’emprise amoureuse transférentielle ont jalonné l’histoire de
la psychanalyse et ont initié les grandes scissions mais aussi des textes
majeurs. L’homme, à l’instar de Hans, est mu par ses théories sexuelles
infantiles qu’il doit civiliser au fil du temps. L’écriture analytique serait
alors une issue culturelle, elle puiserait sa force dans ce phénomène uni-
versel à l’œuvre dans le transfert amoureux. La complexité des liens
transférentiels entre Freud et Ferenczi 10 vient éclairer après coup
l’impact de l’amour de transfert dans la cure analytique et dans le mou-
vement psychanalytique. Ferenczi a, à trois reprises, suivi des sessions
analytiques avec Freud, il attendait aussi de lui des conseils pour son
mariage, hésitant à s’unir avec Elma, une jeune femme analysée par lui
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ou avec sa mère Gizella. On connaît le transfert qui unissait Freud et
Ferenczi, les attentes déçues de part et d’autre et le texte final « Analyse
finie et analyse infinie » où il est fait référence implicitement à cette pro-
blématique. Ce texte de 1937, posthume à Ferenczi, montre à quel point
les reliquats transférentiels demandent à être théorisés encore et encore.
Il est indéniable que le passionnel était à l’œuvre dans les liens qui unis-
saient Freud et Ferenczi et, même si d’aucuns ont pu reprocher à Freud
de ne pas toujours avoir suivi les conseils qu’il donnait aux autres, cela
en dit long sur l’universalité des mouvements de l’âme, véhiculés par le
transfert. Pour l’analyste, la supervision semble la seule issue pour traiter
au mieux les résidus de son amour de transfert, ce que Freud, en tant que
père fondateur, ne pouvait trouver pour lui-même, sinon dans l’écriture
de ses textes métapsychologiques.

9. S. Freud (1915), op. cit., p. 200.


10. E. Brabant « Les voies de la passion. Les rapports entre Freud et Ferenczi », Le Coq-
Héron 3/2003 (nº 174), p. 100-113.
116 Transfert d’amours

À propos de la compulsion de répétition, toujours à l’œuvre, résis-


tante dans la névrose infantile, Freud insiste :

À présent tout cela est comme balayé, la malade a perdu toute clairvoyance,
elle semble se dissoudre dans son état amoureux, et cette transformation est
apparue très régulièrement à un moment où l’on devait supposer justement
qu’elle allait avouer ou se remémorer une partie de son histoire de vie parti-
culièrement pénible et sévèrement refoulée. L’état amoureux était donc là
acquis depuis longtemps, mais maintenant la résistance commence à s’en
servir pour inhiber la poursuite de la cure, détourner du travail tout intérêt
et mettre le médecin analysant dans un pénible embarras 11.

*
* *

Une patiente est amoureuse de moi, elle me le dit, commente mes


formes, mes saluts, mon air. Ce n’est pas la première thérapeute dont elle
tombe amoureuse, ni la première femme. Ce transfert homosexuel et
amoureux est sans relâche. Elle ne me quitte pas dans son adresse persua-
sive à ma personne. Il est long ce temps de l’attente puis du renonce-
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ment où elle réalise qu’elle n’obtiendra aucun des gestes de ma part tant
attendus par elle, par exemple que je la serre dans mes bras. Le dépit
amoureux est étonnamment inexistant malgré les contraintes imposées
par l’analyse, l’analyste est par avance excusée puisqu’elle doit rester
neutre. Cette femme décrit et donne à voir sa vie sexuelle, ses fantaisies
où j’apparais la plupart du temps sans l’expression d’une quelconque
honte. Fille unique, elle a longtemps et tardivement joué auprès de son
père un rôle de « petite femme » sans que la mère n’intervienne jamais.
Avec sa mère peu affective, la rancœur a longtemps été présente. Pour
supporter ce transfert amoureux, je m’étais formulée la construction sui-
vante : devant l’impossibilité de changer sa mère froide en mère aimante,
elle voulait me séduire et rechercher un contact corporel érotisé avec moi
en lieu et place du deuil d’une relation à sa mère si peu satisfaisante et
répéter, en me séduisant, la proximité corporelle amoureuse qu’elle avait
eue avec son père. M’aimer, à travers des fantasmes et des rêveries

11. S. Freud, (1915), op. cit., p. 202.


La leçon 117

érotisés attachés à ma personne propre, était l’issue pour ne pas me tuer,


et surtout pour ne pas tuer à travers moi la mère, ni renoncer au père.
À la fin de sa cure, elle avait pensé me laisser un objet représentant une
femme et avait imaginé que je le contemplerais chez moi. Je lui avais
dit : « Comme cela vous seriez certaine d’être toujours concrètement et
pour toujours près de moi à me regarder, sans que rien ne bouge ! » Les
associations autour de cet objet concret, ultime bastion pour ne pas
renoncer à son amour œdipien, ont permis justement que ce sujet puisse
enfin venir sur la scène transférentielle.
L’amour de transfert n’est pas seulement l’affaire de deux mais de
multiples figures. Écrire permet de rendre présents aussi bien des textes
mythiques qu’analytiques : autant de situations transférentielles dans un
parcours de vie dont elles sont l’expression et l’aboutissement de
l’amour et de ses renoncements.

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