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Brentano : étrange « psychologie » !

Yvon Brès
Dans L’Année psychologique 2017/3 (Vol. 117), pages 299 à 309
Éditions NecPlus
ISSN 0003-5033
DOI 10.3917/anpsy.173.0299
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Brentano : étrange « psychologie » !

Yvon Brès
Université Paris 7, France

RÉSUMÉ
Malgré son titre prometteur, le livre de 1874 de Franz Brentano, Psychologie
du point de vue empirique, peut difficilement être considéré comme le
point de départ de l’une ou l’autre des formes de ce que, de nos jours,
on appelle « psychologie ». La notion d’intentionnalité, empruntée par
Brentano à la scolastique médiévale, n’y joue pas un grand rôle. De la notion
d’inconscient – qu’il rejette – Brentano ne discute sérieusement aucune des
formes qu’elle avait dès cette époque chez les auteurs sérieux. Quant à la
psychanalyse, elle ne lui emprunte à peu près rien, en dépit du fait que Freud
ait suivi avec intérêt les leçons de Brentano à l’université de Vienne et qu’il
y ait eu par la suite des relations personnelles, voire familiales entre les deux
auteurs.

Brentano : Strange “psychology”!

ABSTRACT
In spite of an apparently promising title, the book Franz Brentano published in 1874,
Psychology form the empirical standpoint, can hardly be considered as the starting point of
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any of the forms of what is nowadays called “psychology”. The notion of intentionality,
borrowed by Brentano from mediaeval scolastics, does not play in our psychology a
prominent part. Rejecting the notion of unconscious, Brentano does not discuss the
various forms taken at that time by this notion in the works of prominent authors. As
for psychoanalysis, it takes almost nothing from Brentano, even though Freud attended
Brentano’s lectures at the university of Vienna, and the fact that the two authors were
acquainted personnaly with one another and shared family ties.

Le livre le plus connu de Brentano est sa Psychologie du point de vue


empirique, dont la première édition date de 1874. Et cela à juste titre
car, d’une part, il l’enrichira et s’y référera continuellement par la suite
et, d’autre part, aucune de ses autres publications n’en a l’ampleur
ni l’originalité : par exemple ni ses thèses sur Aristote, ni L’origine

∗ Correspondance : Yvon Brès, Professeur Emérite, 8, rue des Coudrais, 92330 Sceaux. E-mail : yvon.bres@
wanadoo.fr

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de la connaissance morale (1889), ni La doctrine du jugement correct1 ,


ouvrages souvent faits d’articles de dates diverses et portant sur des
questions philosophiques classiques, ne prétendent révolutionner toute
une discipline, alors que le livre de 1874 semble s’annoncer à la fois
comme créateur d’une discipline nouvelle, prenant position, en tant
qu’« empirique », contre la psychologie rationnelle (suivant la distinction
qu’opérait Christian Wolff entre la Psychologia empirica – 1732 – et la
Psychologia rationalis – 1734) et même comme scientifique au sens des
sciences de la nature. Or qu’en est-il au bout d’un siècle et demi, au moment
où nous célébrons le centième anniversaire de la mort de Brentano (17
mars 1917) ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que le lecteur actuel, instruit
de ce qu’a été depuis lors et de ce qu’est de nos jours la psychologie,
voit mal comment ce livre, dans lequel Aristote joue un grand rôle et
qui est au demeurant assez ennuyeux, a pu être considéré comme faisant
date dans le développement de cette discipline. De nombreux passages
y sont bien consacrés à la discussion d’auteurs anglais (Locke, Stuart
Mill, Hamilton, etc.) ou allemands (Wundt, Fechner, Lotze) dont certains
anticipaient vraiment la psychologie moderne, mais ces discussions sont
très générales et la psychologie de Brentano ressemble beaucoup à la
psychologie traditionnelle des facultés : représentation, sentiments, volonté,
etc. On a de la peine à en dégager des idées originales et surtout «
scientifiques ». Un effort méritoire a été fait jadis par Lucie Gilson – dont
La psychologie descriptive selon Franz Brentano (Paris, 1955, Vrin, 208 p.) est
plus agréable à lire que le livre de Brentano lui-même – pour en présenter
le contenu de façon ordonnée et cohérente sans chercher à y trouver des
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idées plus récentes dépassant les intentions explicites de l’auteur. Mais elle
ne réussit pas, de son propre aveu (pp. 133-135), à en dissiper les difficultés
et même les incohérences, par exemple lorsque Brentano, voulant critiquer
les incertitudes relatives à la distinction aristotélicienne de la substance et de
l’accident, tombe dans les obscurités de sa propre distinction entre l’existant
et le réel, si bien que l’on ne sait plus très bien si le « réisme » des dernières
années de la vie de Brentano sera un réalisme, un empirisme, un idéalisme,
ou un nominalisme, toutes choses qui sont d’ailleurs fort éloignées de la
psychologie telle qu’elle est couramment entendue de nos jours. Comment
se fait-il alors que bien des historiens de la psychologie saluent encore en lui
une sorte de théoricien de cette discipline, comme le sera par exemple, pour
certains, le Politzer de la Critique des fondements de la psychologie (Paris,
Rieder, 1928) ?

1 Ces deux ouvrages sont réunis dans : F. Brentano, L’origine de la connaissance morale, suivi de La doctrine du
jugement correct, trad. par M. de Launay et J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 2003.

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Plutôt que d’essayer de montrer globalement comment et pourquoi le


parcours philosophique de Brentano, dès La psychologie du point de vue
empirique de 1874, et a fortiori dans ses développements ultérieurs (à savoir
ce que certains de ses historiens ont appelé sa période ontologique et sa
période « réiste ») ne peut pas, malgré ce qu’on a pu imaginer, faire de
lui un des créateurs de la psychologie telle qu’elle s’est développée depuis
cette date, je me contenterai d‘évoquer trois thèmes : 1. l’intentionnalité, 2.
l’inconscient, 3. les relations de Brentano avec Freud.

1. L’INTENTIONNALITÉ
Les psychologues et les historiens de la psychologie croient parfois pouvoir
– de confiance, à cause du titre du livre et de la célébrité de la notion
d’intentionnalité – saluer en Brentano un auteur qui, par le biais de cette
notion, aurait contribué à la création de la psychologie moderne, fût-ce par
l’intermédiaire de Husserl. C’est d’ailleurs dans leur initiation à Husserl que
des générations d’étudiants de philosophie, qui en général n’avaient rien lu
de Brentano, en ont au moins connu un passage célèbre de Psychologie du
point de vue empirique :

Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les


Scolastiques du Moyen Âge ont appelé l’inexistence intention-
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nelle (ou encore mentale) d’un objet et que nous pourrions
appeler nous-mêmes – en usant d’expressions qui n’excluent
pas tout équivoque verbal – la relation à un contenu, la direction
vers un objet, sans qu’il faille entendre par là une réalité ou ob-
jectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi
quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon.
Dans la représentation, c’est quelque chose qui est représenté,
dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans
l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose
qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré et ainsi de
suite. (tr. fr. M. de Gandillac, Paris, Vrin, pp. 101-102)

De ce texte, l’original allemand (Bd.1, Leipzig, 1924, Felix Meiner, 124-125)


mérite lui aussi de retenir l’attention, ne serait-ce qu’à cause des problèmes

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que pose le vocabulaire de Brentano (par exemple : Phänomen, Realität,


Objekt, Gegenständlichkeit) :

Jedes psychische Phänomen ist durch das charakterisiert was


die Scolastiker des Mittelalters die intentionale (auch wohl
mentale) Inexistenz eines Gegenstandes genannt haben, und was
wir, obwohl mit nicht ganz unzweideutigen Ausdrücken, die
Beziehung auf einen Inhalt, die Richtung auf ein Objekt (worunter
hier nicht eine Realität zu verstehen ist), oder die immanente
Gegenständlichkeit nennen werden. Jedes enthält etwas als ein
Objekt in sich, obwohl nicht jedes in gleicher Weise. In der
Vorstellung ist etwas vorgestellt, in dem Urteile ist etwas anerkannt
oder verworfen, in der Liebe geliebt, in dem Hasse gehasst, in dem
Begehren begehrt usw.2
Dans le même ordre d’idées, on peut retenir également le texte des pp. 156-
157 de la trad. (all. I, p. 203) :

Tout acte psychique s’accompagne donc d’une double con-


science interne, d’une représentation corrélative et d’un juge-
ment corrélatif, ce qu’on appelle la perception interne, qui est
une connaissance immédiate, évidente de l’acte.
Mit jedem psychischen Akte ist daher ein doppeltes inneres Be-
wusstsein verbunden, eine darauf bezügliche Vorstellung und ein
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darauf bezügliches Urteil, die sogennante innere Wahrnehmung,
welche eine unmittelbare, evidente Erkenntnis des Aktes ist.
Mais cette idée centrale de la conscience comme ayant toujours un objet
immanent, quoique souvent rappelée dans la suite de l’œuvre de Brentano,
ne s’y développe jamais en une vraie science psychologique, avec un
minimum de recherches, d’exemples concrets, de lois. On ne peut même
pas dire qu’à défaut d’avoir bâti lui-même cette psychologie il en ait donné
le programme, peut-être tout au plus l’inspiration, et encore ! En effet,
même si la psychologie et la psychiatrie phénoménologiques se rattachent
dans une certaine mesure à Brentano à travers Husserl et Heidegger, elles
n’ont pas vraiment usé scientifiquement de ce concept d’intentionnalité,
lequel, de l’aveu même de Brentano, est d’origine scolastique et dont,

2 F. Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkt, édition d’Oskar Kraus, Leipzig, Felix Meiner, 1924-1925,
Bd. 1, 124-125

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d’ailleurs, Descartes faisait aussi usage dans un texte classique de la


Méditation III : « Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images
des choses et c’est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée
[. . .] D’autres, outre cela ont encore quelques autres formes [c’est moi,
YB, qui souligne], comme lorsque je veux, que je crains, que j’affirme
ou que je nie. . . » (A.T. IX, 37). Il n’y a pas de véritable filiation de ce
concept soi-disant brentanien à la richesse clinique de ces psychologies,
dont, d’ailleurs, les théoriciens et les praticiens se contentent souvent de
simples rappels rapides, au détour d’une note3 , comme, par exemple :
Binswanger, dans Mélancolie et manie (1960, tr. fr. Paris, Puf, 1987, p.
31, n. 1.). Bref, ce n’est pas par le biais du concept d’intentionnalité que
Brentano pourrait avoir eu une vraie place dans le développement de la
psychologie scientifique des cent cinquante dernières années.

2. L’INCONSCIENT
Ce n’est pas non plus par le biais de l’inconscient. D’abord il le refuse, mais
ce refus aurait pu avoir sa fécondité, comme le pensèrent, à leurs risques
et périls, quelques décennies plus tard, Politzer et Sartre pour leur propre
refus de l’inconscient. De l’inconscient, Brentano en parle bien, et même
assez longuement (Psychologie du point de vue empirique, trad. pp. 114-149,
texte all. I. 143-194), avec une abondance de références à des philosophes
et à des psychologues anglais et allemands ayant pris position pour ou
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contre. Il consent même à évoquer des cas « concrets » (quoique toujours
assez généraux). Ces auteurs lui inspirent différents degrés de sympathie :
il est méchant avec Hartmann dont la Philosophie de l’inconscient, qui date
de 1869, avait alors beaucoup de succès (peut-être est-il jaloux) et dont il
tourne en dérision les ambitions métaphysiques. Pour chaque auteur adepte
de la notion d’inconscient, il essaye de montrer que les faits invoqués pour la
justifier pourraient s’expliquer autrement. Mais c’est ici que le bât le blesse,
car ces autres « explications » sont multiples et peu convaincantes. Elles ne
se ramènent pas toutes à l’utilisation de la notion de « conscience interne »
(innere Bewusstsein), qui est le titre du chapitre, et quand Brentano y a
recours, ce n’est pas très clair. Pourtant le chapitre aboutit à une conclusion
négative très nette :

3 Comme le fait, par exemple, Ludwig Binswanger dans Mélancolie et manie (1960), tr. fr. J.-M. Azorin et Y.
Totoyan, Paris, Puf, 1987, p. 31, n. 1

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À la question de savoir s’il existe une conscience inconsciente,


compte tenu du sens que nous avions donné à cette question,
nous pouvons donc répondre par un non catégorique (p. 149,
texte all. p. 194)
La brutalité de cette conclusion pourrait être atténuée par la restriction :
« compte tenu du sens que nous avions donné à cette question » (in dem
Sinne wie sie gestellt hatten). Mais quel est ce sens ? Brentano examine (et
réfute) les conceptions de l’inconscient proposées par différents auteurs,
mais il ne dit jamais clairement ce que serait l’inconscient s’il avait un sens.
On le regrette d’autant plus que, souvent plus logicien que psychologue
(ce que montrent bien les textes postérieurs à l’édition de 1874), il
aurait pu, par exemple, discuter conceptuellement la définition qu’en avait
donnée en 1864 Immanuel Hermann Fichte (non point le philosophe
bien connu, mais son fils) : « une représentation non représentée » :
eine unvorgestellte Vorstellung (cf. Psychologie. Die Lehre vom bewussten
Geiste des Menschen oder Entwicklungsgeschichte des Menschen, Leipzig,
Brockhaus, 1864, §§ 197-199). En effet, cette formule a le mérite de
faire entrer l’invention de la notion d’inconscient dans la famille de ces
découvertes scientifiques consistant à dépasser une ancienne contradiction
: par ex., en mathématiques, l’invention des irrationnelles au Ve siècle avant
Jésus-Christ, celle du calcul infinitésimal au XVIIe et celle des imaginaires
au XIXe . Certes, Brentano avait le droit d’en rejeter l’application à la notion
d’inconcient, mais elle méritait une discussion, d’autant plus facile pour
lui que, dans un texte postérieur (6 janvier 1917)4 (trad. pp. 364-365 ;
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texte all. II, 249-250) il évoquera lui-même ces épisodes de l’histoire des
mathématiques. Bref, il est dommage qu’en 1874 il ait « oublié » ce livre
d’I. H. Fichte.
Mais cet « oubli » n’est pas le seul. D’abord, Brentano ne se préoccupe
pas de savoir quand le mot inconscient a été créé (il l’a été, en anglais –
unconscious – en 1751 par Henry Home et, en allemand – bewusstlos –
en 1793 par Ernst Platner) ; ensuite il ne fait pas état de son emploi
dans le langage courant des philosophes (Fichte, Schelling, Hegel), des
poètes (Wagner) et des romanciers (Tolstoi) ; enfin, même dans un cadre
plus psychologique, il oublie que l’utilisation systématique de la notion
d’inconscient commande toute l’architecture du livre de Gustav Carus,
Psyche. Zur Entwicklungsgeschichte der Seele, qui date, lui, de 1846 ! Il
est vrai que ce livre, présentant une théorie générale du développement

« Suppléments posthumes à la classification des


4 F. Brentano, Psychologie du point de vue empirique, op. cit.
phénomènes psychiques », pp. 364-365 ; Psychologie vom empirischen Standpunkte, op. cit. 2, 249-250

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du psychisme humain, avait aussi des prétentions psychopathologiques


et pouvait dans une certaine mesure s’inscrire dans la ligne du Traité
des maladies de l’âme (Lehrbuch der Störungen des Seelenlebens oder der
Seelenstörungen und ihrer Behandlung) publié par Heinroth en 1818, qui,
sans parler explicitement de l’inconscient, peut être considéré comme
ouvrant la voie à l’usage de ce concept en psychiatrie. Or, visiblement,
Brentano n’aimait pas beaucoup la psychiatrie ! Non seulement il fait
l’impasse sur le livre de Carus, mais, plus généralement, sa Psychologie
du point de vue empirique est très pauvre en références psychiatriques et
psychopathologiques. C’est à peine s’il semble parfois se rappeler qu’il y
a des « fous ». C’est à peine s’il se risque à évoquer « certains idiots »
qui ont une mémoire surprenante (das wunderbare Gedächtnis von gewissen
Idioten, trad. pp. 124-125 ; texte all.I, 157-159). Mais il n’y a rien chez lui
qui annonce le rôle qui sera, dès la fin du XIXe siècle, assigné à l’inconscient
dans la genèse des maladies mentales. Il demeurera ferme dans son refus,
souvent ironique, de la notion d’inconscient. Bien des années après la
Psychologie du point de vue empirique, il dira, dans une conférence du
23 janvier 1889 à la Société viennoise des sciences juridiques : « Que ce
propos n’aille pas vous faire soupçonner en moi un tenant de cette fameuse
philosophie de l’inconscient » (cf. L’origine de la conscience morale, tr. fr.
Paris, 2003, Gallimard, p. 83). D’où les surprises qui attendent quiconque
cherche à établir un lien entre Brentano et Freud.
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3. BRENTANO ET FREUD

Tous les étudiants en médecine de l’université de Vienne devant suivre


aussi un cours de philosophie, Freud avait, autour de 1875, choisi celui de
Brentano sur Aristote5 . Mais il suivait probablement également ceux dont
le contenu avait été publié dans la Psychologie du point de vue empirique, car
(cf. Jones, p. 62) Brentano était un conférencier de grand talent que venait
écouter un large public. Donc la pensée « psychologique » du Brentano de
cette époque était connue du jeune Sigmund Freud. Or Freud n’apparaît
jamais, dans la suite de sa carrière, comme étant le moins du monde
son disciple, ni même comme lui étant redevable de la moindre idée. Ses
« œuvres psychanalytiques » ne nomment Brentano qu’une seule fois :
dans Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905, OCP, VII, p. 42,

5 Voir Jones, La vie et, l’œuvre de Sigmund Freud, tome 1, trad. fr., Paris, Puf, 1958, pp. 41-42

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note 1), Freud cite de Brentano un trait d’esprit (probablement tiré d’une
collection de devinettes publiée en 1879 par celui-ci sous le titre Neue Rätsel
(Vienne, Gerold) et dont une nouvelle édition, fortement augmentée, aura
pour titre Aenigmata (Munich, 1909, Beck). Mais Freud cite ce trait sans
parler de son interprétation par Brentano : il se contente d’une remarque
un peu désobligeante sur « les fiançailles de cet homme dans ses années
de maturité » (Brentano avait quitté la prêtrise pour se marier). Le mot
« Brentano » apparaît bien également dans l’article de 1917 consacré à
Goethe, « Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité », mais il s’agit alors
de l’écrivain Bettina von Arnim, née Brentano (1785-1859) (cf. OCP, XV,
p. 70). Bref, le silence de Freud sur Brentano n’a presque d’égal que celui
de Bergson, qui, lui non plus, ne le nomme pas, bien que les questions
traitées dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889
ressemblent à ce dont avait traité Brentano en 1874 dans Psychologie du
point de vue empirique et que sa thèse complémentaire (Quid Aristoteles de
loco senserit6 ) porte sur Aristote comme la thèse de Brentano (De la diversité
des conceptions de l’être d’après Aristote7 ) – ce qui aurait pu unir les deux
auteurs dans une certaine fraternité aristotélicienne.
Mais, à la différence de Bergson, Freud avait avec Brentano, faute d’une
vraie dette scientifique, bien d’autres relations. D’abord, même du point de
vue scientifique et philosophique, le dialogue entre eux n’a pas toujours
été nul, mais il fut annulé. Jones (o.c. t. I, p. 62) signale bien que c’est
Brentano qui avait donné à Gomperz le nom de Freud comme traducteur
possible d’un volume de Stuart Mill : il avait donc repéré et apprécié ce
jeune étudiant, lequel le lui rendait bien, comme le prouve une lettre à
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Eduard Silberer du 7 mars 1875 (citée par Alain de Mijolla, Dictionnaire
international de psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy, 2001, t. I, p. 227) :
Freud – qui avait 18 ans – s’y dit enthousiasmé par son professeur de
philosophie qui réussit presque à le persuader d’étudier cette discipline ;
il racontera même ensuite avoir eu avec lui des entretiens philosophiques
passionnants. Mais l’imperméabilité de Freud aux questions théologiques
fit qu’ils n’allèrent pas plus loin, ce qui explique l’absence de vraie dette
scientifique ou philosophique. Pourtant Freud continua de fréquenter
mondainement Brentano, par exemple au salon d’Anna von Lieben, épouse
d’un riche banquier, où il pouvait aussi retrouver, entre autres représentants
de la société viennoise, son ami Breuer. Et cette Anna von Lieben n’est
autre que la patiente qui sera appelée Cäcilie dans les Études sur l’hystérie de
1895 ! Et Breuer, coauteur du livre, était le médecin personnel de Brentano

6 Paris, Alcan, 1890.


7 Von der mannigfaltigen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, Fribourg, 1862, Herder.

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Brentano et la psychologie 307

(cf. OCP II, p. 12) ; et l’épouse que s’était choisie Brentano après avoir
quitté la prêtrise, Ida von Lieben, était la belle-sœur d’Anna von Lieben.
Bref, bien qu’en tant que théoricien du psychisme Brentano n’ait, après un
premier enthousiasme du jeune Freud, apparemment joué aucun rôle direct
dans la genèse de la psychanalyse, il baignait dans le climat dans lequel
celle-ci est née. De plus, il n’aurait peut-être pas manqué de raisons d’y
avoir recours pour lui-même, car il a rencontré dans sa vie toutes sortes de
difficultés. Difficultés religieuses avec l’Église catholique : ordonné prêtre
en 1864 à l’âge de 26 ans (il était né le 16 janvier 1838), il combattit
très vivement en 1869 l’infaillibilité pontificale, qui sera pourtant définie
comme dogme au concile du Vatican le 18 juillet 1870 ; puis, en 1873,
il abandonna la prêtrise pour se marier. Difficultés de carrière, car, après
un début universitaire brillant (professeur à Würzburg, puis à Vienne) il
fut, toujours à cause de ses problèmes religieux et conjugaux, privé de sa
chaire à l’université de Vienne ; il y enseigna ensuite comme Privat-Dozent
mais ne put jamais récupérer la chaire elle-même ; il partit pour Florence,
vint sur le tard en Allemagne, à Munich, et mourut en Suisse, à Zurich.
Difficultés dans sa vie amoureuse (deuil à la mort d’Ida von Lieben – 1894 –
et remariage). Enfin difficultés de santé : cécité et probablement dépression.
Que d’occasions d’être aussi victime de difficultés psychologiques qui
auraient pu le conduire sur le divan du psychanalyste ! Il ne semble pourtant
pas qu’il ait eu recours à cette thérapie qu’étaient en train d’inventer son
ancien étudiant Freud et son médecin Breuer. Ce n’est donc pas non plus
en tant qu’ayant contribué à la genèse de la psychanalyse que Brentano
pourrait être inscrit parmi les pères fondateurs de la psychologie du siècle
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et demi qui vient de s’écouler.
En définitive, ce que Brentano appelait « psychologie du point de vue
empirique » ou psychologie descriptive – et qu’il disait « scientifique » –
n’a pas grand-chose à voir ni avec ce que font de nos jours les psychologues
praticiens et les psychanalystes, ni avec les recherches des expérimentalistes,
c’est-à-dire avec quoi que ce soit de ce qui s’enseigne aujourd’hui comme
« psychologie » dans les universités. Sa philosophie ne serait-elle pas plutôt
une sorte de métaphysique, bizarrement revendiquée comme science ? C’est
ce que donne à entendre Lucie Gilson, qui lui attribue « toute une attitude
métaphysique » (Méthode et Métaphysique selon Franz Brentano (Paris,
1955, Vrin, 288 p., p. 192)) et même « une métaphysique implicite » (ibid.
196). C’est peut-être ce que pressentait déjà Ribot quand il publia dans la
Revue Philosophique (1876, pp. 209-213) un compte rendu de Psychologie du
point de vue empirique, et que confirmera la suite de l‘œuvre de Brentano,
auteur au destin en définitive très étrange. En effet, il lui arrive bien – mais
très rarement – de s’intéresser à des questions de psychologie vraiment

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308 Yvon Brès

expérimentale comme la perception des sons8 et même de plaider en faveur


de la création d’une chaire expérimentaliste à l’université de Vienne9 , mais
l’essentiel de ses préoccupations et de son activité concerne les preuves
de l’existence de Dieu au terme d’un effort énorme et compliqué pour
reformuler, contre Kant, Hegel et Schelling, une notion de causalité de style
aristotélicien et thomiste à l’aide du calcul des probabilités. Des ouvrages
comme Vom Dasein Gottes10 (De l’existence de Dieu, 1929), bien que publiés
après sa mort à partir de divers manuscrits et notes de cours, révèlent,
par leur ampleur, un Brentano beaucoup plus préoccupé de réflexion
métaphysique ou religieuse à partir des sciences existantes (mathématiques,
physique, biologie, théories de l’évolution) que de la création ou même du
développement de la discipline psychologique. Donc le titre du livre de 1874
est passablement trompeur.

Reçu le 25 juillet 2017.


Révision acceptée le 31 août 2017.

ŒUVRES DE FRANZ BRENTANO (16 JANVIER


1838-17 MARS 1917)

1862 : Von der mannifachen Bedeutung des 1895 : Meine letzten Wünsche für Österreich,
Seienden nach Aristoteles, Fribourg en Bris- Stuttgart, Cotta.
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gau, Herder (La diversité des significations de 1906 : « Von der psychologischen Anal-
l’étant d’après Aristote). yse der Tonqualitäten in ihre eigentich
1874 : Psychologie vom empirischen Stand- ersten Elemente », in Atti del V Con-
punkte, éd. par Oskar Kraus, Leipzig, Felix gresso Internationale di Psicologia, Rome,
Meiner, 1924-1925 ; Psychologie du point de Forzani.
vue empirique, trad. par M. de Gandillac, 1909 : Aenigmata, Munich, Beck.
nouvelle édition revue par J.-F. Courtine,
1929 (posthume) : Vom Dasein Gottes, éd.
Paris, Vrin, 2008.
par A. Kastil, Leipzig, F. Meiner.
1879 : Neue Rätsel, Gerold, Vienne.
1956 (posthume) : La doctrine du jugement
1889 : L’origine de la connaissance morale, correct, tr. M. de Launay et J.-C. Gens, Paris,
tr. M. de Launay et J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 2003.
Gallimard, 2003.

8 Cf. par exemple F. Brentano, « Von der psychologischen Analyse der Tonqualitäten in ihre eigentlich ersten
Elemente », in Atti del V Congresso Internationale di Psichologia, Roma, Forzani, 1906, pp. 157-165
9 F. Brentano, Meine letzten Wünsche für Österreich, Stuttgart, Cotta, 1985
10 F. Brentano, Vom Dasein Gottes, édit. D’A. Kastil, Leipzig, 1929, F. Meiner.

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Brentano et la psychologie 309

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