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Yvon Brès
Dans L’Année psychologique 2017/3 (Vol. 117), pages 299 à 309
Éditions NecPlus
ISSN 0003-5033
DOI 10.3917/anpsy.173.0299
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Yvon Brès
Université Paris 7, France
RÉSUMÉ
Malgré son titre prometteur, le livre de 1874 de Franz Brentano, Psychologie
du point de vue empirique, peut difficilement être considéré comme le
point de départ de l’une ou l’autre des formes de ce que, de nos jours,
on appelle « psychologie ». La notion d’intentionnalité, empruntée par
Brentano à la scolastique médiévale, n’y joue pas un grand rôle. De la notion
d’inconscient – qu’il rejette – Brentano ne discute sérieusement aucune des
formes qu’elle avait dès cette époque chez les auteurs sérieux. Quant à la
psychanalyse, elle ne lui emprunte à peu près rien, en dépit du fait que Freud
ait suivi avec intérêt les leçons de Brentano à l’université de Vienne et qu’il
y ait eu par la suite des relations personnelles, voire familiales entre les deux
auteurs.
ABSTRACT
In spite of an apparently promising title, the book Franz Brentano published in 1874,
Psychology form the empirical standpoint, can hardly be considered as the starting point of
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∗ Correspondance : Yvon Brès, Professeur Emérite, 8, rue des Coudrais, 92330 Sceaux. E-mail : yvon.bres@
wanadoo.fr
1 Ces deux ouvrages sont réunis dans : F. Brentano, L’origine de la connaissance morale, suivi de La doctrine du
jugement correct, trad. par M. de Launay et J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 2003.
1. L’INTENTIONNALITÉ
Les psychologues et les historiens de la psychologie croient parfois pouvoir
– de confiance, à cause du titre du livre et de la célébrité de la notion
d’intentionnalité – saluer en Brentano un auteur qui, par le biais de cette
notion, aurait contribué à la création de la psychologie moderne, fût-ce par
l’intermédiaire de Husserl. C’est d’ailleurs dans leur initiation à Husserl que
des générations d’étudiants de philosophie, qui en général n’avaient rien lu
de Brentano, en ont au moins connu un passage célèbre de Psychologie du
point de vue empirique :
2 F. Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkt, édition d’Oskar Kraus, Leipzig, Felix Meiner, 1924-1925,
Bd. 1, 124-125
2. L’INCONSCIENT
Ce n’est pas non plus par le biais de l’inconscient. D’abord il le refuse, mais
ce refus aurait pu avoir sa fécondité, comme le pensèrent, à leurs risques
et périls, quelques décennies plus tard, Politzer et Sartre pour leur propre
refus de l’inconscient. De l’inconscient, Brentano en parle bien, et même
assez longuement (Psychologie du point de vue empirique, trad. pp. 114-149,
texte all. I. 143-194), avec une abondance de références à des philosophes
et à des psychologues anglais et allemands ayant pris position pour ou
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3 Comme le fait, par exemple, Ludwig Binswanger dans Mélancolie et manie (1960), tr. fr. J.-M. Azorin et Y.
Totoyan, Paris, Puf, 1987, p. 31, n. 1
5 Voir Jones, La vie et, l’œuvre de Sigmund Freud, tome 1, trad. fr., Paris, Puf, 1958, pp. 41-42
note 1), Freud cite de Brentano un trait d’esprit (probablement tiré d’une
collection de devinettes publiée en 1879 par celui-ci sous le titre Neue Rätsel
(Vienne, Gerold) et dont une nouvelle édition, fortement augmentée, aura
pour titre Aenigmata (Munich, 1909, Beck). Mais Freud cite ce trait sans
parler de son interprétation par Brentano : il se contente d’une remarque
un peu désobligeante sur « les fiançailles de cet homme dans ses années
de maturité » (Brentano avait quitté la prêtrise pour se marier). Le mot
« Brentano » apparaît bien également dans l’article de 1917 consacré à
Goethe, « Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité », mais il s’agit alors
de l’écrivain Bettina von Arnim, née Brentano (1785-1859) (cf. OCP, XV,
p. 70). Bref, le silence de Freud sur Brentano n’a presque d’égal que celui
de Bergson, qui, lui non plus, ne le nomme pas, bien que les questions
traitées dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889
ressemblent à ce dont avait traité Brentano en 1874 dans Psychologie du
point de vue empirique et que sa thèse complémentaire (Quid Aristoteles de
loco senserit6 ) porte sur Aristote comme la thèse de Brentano (De la diversité
des conceptions de l’être d’après Aristote7 ) – ce qui aurait pu unir les deux
auteurs dans une certaine fraternité aristotélicienne.
Mais, à la différence de Bergson, Freud avait avec Brentano, faute d’une
vraie dette scientifique, bien d’autres relations. D’abord, même du point de
vue scientifique et philosophique, le dialogue entre eux n’a pas toujours
été nul, mais il fut annulé. Jones (o.c. t. I, p. 62) signale bien que c’est
Brentano qui avait donné à Gomperz le nom de Freud comme traducteur
possible d’un volume de Stuart Mill : il avait donc repéré et apprécié ce
jeune étudiant, lequel le lui rendait bien, comme le prouve une lettre à
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(cf. OCP II, p. 12) ; et l’épouse que s’était choisie Brentano après avoir
quitté la prêtrise, Ida von Lieben, était la belle-sœur d’Anna von Lieben.
Bref, bien qu’en tant que théoricien du psychisme Brentano n’ait, après un
premier enthousiasme du jeune Freud, apparemment joué aucun rôle direct
dans la genèse de la psychanalyse, il baignait dans le climat dans lequel
celle-ci est née. De plus, il n’aurait peut-être pas manqué de raisons d’y
avoir recours pour lui-même, car il a rencontré dans sa vie toutes sortes de
difficultés. Difficultés religieuses avec l’Église catholique : ordonné prêtre
en 1864 à l’âge de 26 ans (il était né le 16 janvier 1838), il combattit
très vivement en 1869 l’infaillibilité pontificale, qui sera pourtant définie
comme dogme au concile du Vatican le 18 juillet 1870 ; puis, en 1873,
il abandonna la prêtrise pour se marier. Difficultés de carrière, car, après
un début universitaire brillant (professeur à Würzburg, puis à Vienne) il
fut, toujours à cause de ses problèmes religieux et conjugaux, privé de sa
chaire à l’université de Vienne ; il y enseigna ensuite comme Privat-Dozent
mais ne put jamais récupérer la chaire elle-même ; il partit pour Florence,
vint sur le tard en Allemagne, à Munich, et mourut en Suisse, à Zurich.
Difficultés dans sa vie amoureuse (deuil à la mort d’Ida von Lieben – 1894 –
et remariage). Enfin difficultés de santé : cécité et probablement dépression.
Que d’occasions d’être aussi victime de difficultés psychologiques qui
auraient pu le conduire sur le divan du psychanalyste ! Il ne semble pourtant
pas qu’il ait eu recours à cette thérapie qu’étaient en train d’inventer son
ancien étudiant Freud et son médecin Breuer. Ce n’est donc pas non plus
en tant qu’ayant contribué à la genèse de la psychanalyse que Brentano
pourrait être inscrit parmi les pères fondateurs de la psychologie du siècle
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1862 : Von der mannifachen Bedeutung des 1895 : Meine letzten Wünsche für Österreich,
Seienden nach Aristoteles, Fribourg en Bris- Stuttgart, Cotta.
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8 Cf. par exemple F. Brentano, « Von der psychologischen Analyse der Tonqualitäten in ihre eigentlich ersten
Elemente », in Atti del V Congresso Internationale di Psichologia, Roma, Forzani, 1906, pp. 157-165
9 F. Brentano, Meine letzten Wünsche für Österreich, Stuttgart, Cotta, 1985
10 F. Brentano, Vom Dasein Gottes, édit. D’A. Kastil, Leipzig, 1929, F. Meiner.
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