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BRENTANO ET LE POSITIVISME 303

métaphysiques dans la philosophie de Comte 32. Sensibles à ce qui les sépare


du positivisme ancien, les néo-positivistes donnent la préférence aux termes
empirisme rationnel ou empirisme logique. Ces termes soulignent le rôle
prépondérant qui, dans le néo-positivisme, revient à l’analyse logique, com-
plètement absente dans la philosophie de Comte, en même temps qu’ils
reconnaissent la dette du Cercle de Vienne envers l’empirisme anglo-saxon,
dont l’influence semble avoir été plus importante que celle de Comte.
Malgré les réserves formulées par Neurath, le Cercle de Vienne voit en
Auguste Comte un précurseur. Le manifeste Wissenschaftliche Weltauffas-
sung : Der Wiener Kreis, paru en 1929 et rédigé par Carnap, Hahn et
Neurath, reste encore relativement discret au sujet du rôle joué par Comte
dans l’avènement du néo-positivisme. Son nom apparaît seulement dans la
liste des penseurs empiristes et positivistes étudiés et discutés plus systéma-
tiquement au sein du Cercle. En revanche, l’influence exercée par Brentano
est présentée comme tout à fait déterminante. Par son opposition à Kant et
par l’importance qu’il accorde aux recherches logiques, Brentano aurait
directement préparé le terrain au néo-positivisme. Autre fait marquant sur
lequel insistent les auteurs du manifeste : en renouant avec la pensée
leibnizienne, Brentano et son école ont contribué à la diffusion des idées de
Bolzano en Autriche et, en même temps, attiré l’attention sur les problèmes
relatifs à la fondation de la logique 33.
La communication Le développement du Cercle de Vienne et l’avenir de
l’Empirisme logique de Neurath, parue en 1936 à Paris, se réfère plus
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explicitement à Comte. Analysant les multiples sources auxquelles se ratta-


che le néo-positivisme directement ou indirectement, Neurath cite trois
points de convergence majeurs entre le positivisme ancien et le néo-
positivisme : l’opposition à la métaphysique, le scientisme et le projet de la
science unitaire. Quant à l’attitude anti-métaphysique que Neurath décèle
chez Comte, il est certain que celle-ci ne résulte ni de la volonté d’en finir une
fois pour toutes avec la métaphysique ni même d’une position empiriste
outrée, comme c’est le cas du Cercle de Vienne. Chez Comte, la critique de la
métaphysique semble plutôt directement liée au rejet de la notion classique
de causalité au profit de la notion de loi. Quoi qu’il en soit, la volonté de

32. Dans une lettre datée du 9 mai 1934 adressée à Carnap, Otto Neurath note : « Bitte nicht
‘Positivismus’ sagen. Ich las wieder einmal Comtes Werk. Und obgleich ich es gegen zuviel
Beschimpfung schützen muß, es graust einem oft... Ich werde ihn bei ‘Einheitswissenschaft’
schon nennen ¢ aber ‘Positivismus’... o weh ». Cité par H, 1986b, p. 194-195.
33. N, H, C, 1981, p. 301-303. Le fait que Brentano ait développé les
éléments d’une critique du langage n’est certainement pas étranger au prestige dont il jouit
auprès des membres du Cercle de Vienne. Pour les relations de Brentano avec le Cercle de
Vienne, cf. H, 1993, p. 26-28, 40-43 ; S, 1986b, p. 21-41 ainsi que S, 1989,
p. 31-43.
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constituer une conception strictement scientifique de l’univers est commune


à Comte et aux néo-positivistes qui ont inscrit sur leur bannière l’idéal de la
Allgemeinwissenschaft ohne Metaphysik 34. Toutefois, Neurath relève à
raison que Comte n’a pas réussi à expulser tous les spectres de la métaphy-
sique de sa philosophie. Ainsi la loi des trois états, qui réduit l’histoire
intellectuelle de l’humanité à un développement strictement nécessaire,
nous livre un exemple particulièrement frappant de la rémanence d’élé-
ments métaphysiques dans le positivisme comtien.
Enfin, Comte est présenté, avec Saint-Simon et Cournot, comme le
précurseur et le pionnier de l’idée de l’unification de la science (ein Vorläufer
der Bewegung in Richtung Einheitswissenschaft) 35. En effet, Comte
n’assigne-t-il pas à la philosophie positive la tâche de la systématisation de
nos connaissances ? Pour la philosophie positive, ceci ne signifie évidem-
ment pas qu’elle doive interpréter tous les aspects de la réalité à partir d’une
loi unique, mais qu’elle est appelée à révéler l’unité réelle de toutes les
sciences en dévoilant leur organisation différenciée et leurs relations respec-
tives 36. C’est là aussi la signification plus profonde de la classification
comtienne des sciences. Le thème de l’unité de la science figure également au
programme du Cercle de Vienne. Héritier non seulement de Comte, mais
aussi de Leibniz et de Bolzano, le cercle de Vienne estime toutefois que
l’unité de la science devra être réalisée par la logique et plus précisément par
une analyse dévoilant la structure logique commune qui sous-tend toutes les
théories scientifiques.
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Comte et l’Autriche : les voies de la transmission


Bien avant l’avènement du positivisme logique, les idées de Comte,
notamment la loi des trois états, avaient cours à Vienne et influaient sur le
climat intellectuel particulier dans lequel le Cercle de Vienne a pu se
développer. Les conceptions philosophiques de Comte ont pénétré la pensée
autrichienne par plusieurs voies.
Très proche du scientisme comtien, Ernst Mach (1838-1916), titulaire de
la chaire d’histoire et théorie des sciences inductives à l’Université de Vienne
de 1895 à 1901, considéré comme le véritable père spirituel du Cercle de
Vienne ¢ initialement celui-ci s’était donné le nom de Ernst-Mach-Verein ¢,
se réfère en fait très peu à Comte. S’il le cite, c’est pour rappeler brièvement
la loi des trois états, ou bien, comme c’est le cas dans Die Analyse der
Empfindungen und das Verhältnis des Physischen zum Psychischen, pour

34. N, 1981b, p. 694-695.


35. N, 1981b, p. 685.
36. M, 1989, p. 69-71.

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