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Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris

LA THÉORIE CRITIQUE : UNE PENSÉE DE L'EXIL ?


Author(s): Miguel ABENSOUR
Source: Archives de Philosophie, Vol. 45, No. 2 (AVRIL-JUIN 1982), pp. 179-200
Published by: Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/43034534
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Archives de Philosophie 45, 1982, 179-200.

LA THÉORIE CRITIQUE :
UNE PENSÉE DE L'EXIL ?

par Miguel ABENSOUR


à Edmond A. El Maleh

RÉSUMÉ : Cet essai tente de décrire les lignes de force de la théorie critique ,
définie comme une pensée de Vexilt ou de ce que Von appelle à tort
r L 'école de Francfort ». Les principaux thèmes abordés sont : l'unité ou la
pluralité de la théorie critique , la relation au marxisme , la tâche émancipa-
trice de la philosophie , la place de la question politique dans la théorie
critique. On pourrait distinguer non pas deux théories critiques comme le
soutenaient Horkheimer et Marcuse , mais plutôt trois formes , en mettant
en lumière une théorie critique k intermédiaire » entre 1939 et 1947 qui
correspondrait à une radicalisation de la théorie et à une redécouverte du
politique. Quelle serait alors la relation entre cette troisième théorie critique
et la pensée d'Adorno ? Ce qui conduit à une autre question : la relation
complexe entre Adorno et W.Benjamin ne constituerait-elle pas une
dimension cachée de la Théorie critique ?
SUMMARY : This essay attempts to describe the main lines of critical
theory , presented as a thought of exile, or of the so wrongly called
Frankfurt School The principal themes are : the unity or the plurality of
the critical theory , the relationship of critical theory to marxism , the
function of philosophy in the struggle for emancipation , the political
question in critical theory. One could distinguish not two critical theories ,
as Horkheimer and Marcuse thought , but rather three forms of the critical
theory , by insisting upon an intermediary phase between 1939 and 1947,
which corresponds to a radicalization of critical theory and a rediscovery
of politics. The author tries to discover the relationship between this third
critical theory and the peculiarity of Adorno' s thought . Thus, a new
question arises : is not the complex relationship between W. Benjamin and
Adorno a hidden dimension of critical theory ?

Comment définir la Théorie critique ? Est-ce une école, un lieu, un


dogme ? Historiquement, il paraît plus exact et plus satisfaisant de

1 . Ce texte, qui se veut une présentation générale de la théorie critique est issu d'un
travail de préparation à un entretien réalisé par Edmond El Maleh, publié dans Le
Monde du 2 mars 1 980.

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parler de l'Institut de Recherche sociale (Institut für Sozialforschung),


fondé officiellement en 1923 avec pour premier directeur Cari
Grünberg, Horkheimer n'en prenant la direction qu'en 1931, et d'un
organe, la Revue de Recherche sociale (Zeitschrift für Sozial-
forschung), publiée de 1932 à 1941.
A partir des pratiques, des trajets, de la masse de publications, des
écrits de Horkheimer, Pollock, Adorno, Marcuse, etc... est-on autorisé
à parler d'école ? École signifie - et on peut penser légitimement aux
Saint-Simoniens - la cristallisation, autour de la pensée d'un
fondateur, sous forme d'élaboration collective, d'un certain nombre de
thèses en doctrine unitaire, voire même en dogme , et la diffusion de ce
nouveau système dans un espace public, en vue d'aider au passage
d'une époque critique à une nouvelle époque organique. S'il est vrai
que le mouvement qui s'est rassemblé autour de Horkheimer aurait pu
reprendre à son compte la grandiose vision saint-simonienne de la
crise sans précédent de la société moderne, à aucun moment ce
mouvement n'a cherché à définir une orthodoxie susceptible de
constituer le ciment doctrinal d'un nouveau mouvement social.
Comment penser ensemble Théorie critique et école ? La pensée
critique - pensée de la crise au sens objectif du terme - est aussi
pensée contre le dogmatisme au sens kantien du terme. De cette dualité
de traditions (Kant-Marx) exclusive de tout repli sur une école, et sur
un système, on peut tirer qu'une approche soucieuse de faire droit à cet
anti-dogmatisme doit dans son appréhension du phénomène privilégier
la pluralité plutôt que l'unité.
Plutôt que d'une école, il s'agit d'un cercle , ou mieux d'un
mouvement , au sens où l'on parle d'un mouvement d'avant-garde. A
partir d'affinités électives, de rencontres, de recherches communes, un
petit groupe d'amis, partageant une même hostilité au monde, se
constitue pour entreprendre une critique radicale du temps présent.
Expérience récurrente dans la modernité que celle d'une association
portée par le souci d'une intervention philosophique ; ainsi, au sein de
l'idéalisme allemand, le projet d'Institut critique conçu par Schelling et
Fichte en 1799-1800.

Peut-être la mise en perspective la plus éclairante serait-elle de voir


comment la Théorie critique s'est frayée une voie par un recours à
deux types d'expérimentations : la réactivation d'un « parti
philosophique » tel que celui des Jeunes-Hégéliens dans les années
1840 en Allemagne, et l'essai, dans le champ de la philosophie, d'une
pratique collective « d'avant-garde », assez proche de ce point de vue,
semble-t-il, du Collège de Sociologie en France, dont certains membres
avaient traversé le surréalisme. Bref, il s'agirait d'une communauté
intellectuelle utopique qui, dans sa pratique même, annoncerait la
liberté et la spontanéité de l'avenir.

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Privilégier la pluralité implique d'abord de périodiser la Théorie
critique. Il n'existe pas une, mais plusieurs théories critiques : deux,
selon Horkheimer, celle des années 1930, marxiste révolutionnaire,
celle des années 1970 qui, en même temps qu'elle effectue une critique
du monde administré, abandonne explicitement le projet
révolutionnaire et tend à opérer un repli sur des positions strictement
défensives. De même pour Marcuse qui reconnaît la dualité de la
théorie critique, mais pour en tirer des conséquences inverses, à savoir,
l'exigence de repenser la révolution. Encore faudrait-il interroger cette
auto-interprétation et voir s'il n'est pas légitime de percevoir chez
Horkheimer lui-même, une troisième théorie critique entre 1939 et
1947 qui, loin de congédier le projet révolutionnaire, le radicaliserait,
incluerait la lutte de classes dans une critique de la domination,
inviterait à une critique de la rationalité , sans pour autant ouvrir la
voie à l'irrationalisme. Troisième théorie critique qui, outre son intérêt
intrinsèque, mérite d'autant plus de retenir l'attention qu'ignorée de la
plupart des interprètes, elle ne serait pas étrangère à la trajectoire
d'Adorno, trajectoire originale en ce qu'elle reste irréductible aussi
bien à un repli défensif qu'à l'élaboration d'une nouvelle utopie
« positive ».
Pluralité de cercles aussi ; on pourrait définir ce mouvement en
prenant la mesure approximative de cette image, comme un cercle de
cercles : au delà du cercle fondateur, il faut compter avec d'autres
cercles de collaborateurs dont l'intervention à un moment donné a pu
être déterminante, W. Benjamin, au premier chef, Neumann,
Kirchheimer, etc. Aussi faut-il s'attacher à saisir ces trajets, et les
points de rencontre des trajets qui ont donné naissance à des
constellations originales.
C'est en partant de cette pluralité, intimement liée à l'antidogma-
tisme du mouvement, et en déplaçant l'angle d'approche de la périodi-
sation de Horkheimer, que l'on peut dégager ces constellations, ou
cristallisations pour, dans un second temps, s'interroger sur l'unité de
la théorie critique.
On peut distinguer trois constellations principales :
1) La constellation de Königstein, ou les entretiens d'Adorno et de
Benjamin, fin 1929.
2) La constellation de 1937, marquée par les deux articles
fondateurs : - Théorie traditionnelle et théorie critique de Horkheimer
- La philosophie et la théorie critique de Marcuse.
3) La constellation Adorno-Horkheimer pendant les années 1940
d'où sortiront :
Horkheimer : Raison et conservation de soi (1942) - Éclipse de la
raison (1944)
Adorno-Horkheimer : Dialectique de la raison (1947)
Adorno : Minima moralia (1951)

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Cette troisième forme de la Théorie critique représente très


certainement la constellation de loin la plus intéressante et la plus
riche pour nous. Consécutive à la rupture que marque l'avènement du
fascisme, elle est d'abord découverte de la non-pertinence de la théorie
marxiste face à ce qui, dans le fascisme, excède les catégories d'une
théorie matérialiste du social-historique et en dessine du même coup
irrémédiablement les limites. Pas décisif qui va bien au-delà d'une criti-
que du marxisme. S'inaugure là, en effet, à la mesure du vertige que
provoque l'événement, un écart radical à l'égard du rationalisme de la
philosophie occidentale, comme si ce surgissement de la déraison dans
l'histoire révélait soudain avec une acuité inégalée les ombres du mou-
vement des lumières, la part de bêtise que contient en elle la raison his-
torique, son autodestruction. « Le nouvel ordre, l'ordre fasciste, c'est la
raison se dévoilant elle-même en tant qu'ir-raison »2.
Il ne s'agit pas alors de renoncer, dans un mouvement de
résignation, au projet de l'émancipation, mais de poser et de penser
l'émancipation comme problème, c'est-à-dire d'accueillir dans leur
interminable complexité, et sans garantie aucune, les exigences d'une
philosophie de la liberté. C'est de façon très symptomatique dans
l'espace que creuse cet écart, très sensible par exemple dans
l'opposition de Horkheimer et Adorno à F. Neumann à propos de son
interprétation marxiste wéberienne du fascisme dans Behemoth , que
fait retour, au sein de la théorie critique, la question politique.
Au delà de cette ligne de faîte, on peut plutôt percevoir un éclate-
ment, comme si le champ de forces antérieures s'était brisé, disloqué
pour se résoudre en directions, en orientations diverses. Pour simplifier,
on peut en dénombrer quatre :
1) Un infléchissement de la Théorie critique vers une position
défensive qu'on ne saurait pourtant réduire à un simple retour au
libéralisme. De par une réflexion sur le judaïsme et par une voie assez
proche, semble-t-il, de celle de Lévinas, Horkheimer invite à pratiquer
la seconde Théorie critique comme une nostalgie de l'Autre, sorte de
rempart contre la pensée identifiante et le monde administré.
2) Une tentative de débordement de la Théorie critique vers
l'utopie : Marcuse.
3) Une radicalisation de la Théorie critique dans le sens de la
dialectique négative : Adorno.
4) La définition de la Théorie critique comme théorie de la
connaissance qui est aussi théorie de la société : Habermas.
Certains pourraient estimer cette présentation de la Théorie critique

2. Horkheimer, «Raison et conservation de soi», 1941-42, in Éclipse de la


Raison , Payot, 1974, P. 234 ( Vernunft und Selbsterhaltung, Fischer, Frankfurt am
Main, 1970, p. 54).

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trop historique, voire purement doxographique. L'idée d'un « noyau
théorique » n'en reste pas moins inacceptable. Cette recherche, ou cette
affirmation, d'un noyau théorique3, outre ses connotations chargées,
fait violence à l'antidogmatisme du groupe, et ouvre la voie à des
jugements globalisants sans aucun égard pour les différences, se
prêtant par cette voie aux manœuvres réductrices, non innocentes, qui
consistent à dissimuler la complexité d'une œuvre de pensée et à
attribuer, par exemple, à Adorno la position de Horkheimer ou de
Marcuse.
Cela dit, définir la Théorie critique implique de mettre en valeur une
perspective unitaire structurée par de grandes options théoriques
auxquelles les membres donnent leur adhésion, même si ces positions
de départ peuvent s'actualiser différemment, donner naissance à des
visées non-identiques.
Aussi la Théorie critique est-elle plutôt à concevoir comme un
champ de forces, de tensions traversant une problématique commune
et exerçant en tant que telle une certaine contrainte sur ceux qui la
partagent. Il va de soi que ces tensions n'existent pas seulement entre
des sujets différents, mais peuvent apparaître au sein d'une même
conscience théorique.
Les grands axes sont :
1) Une théorie réflexive en ce sens que, contrairement à la théorie
traditionnelle, la théorie critique, porte en elle la volonté d'une
auto-élucidation continuée de son rapport au social-historique,
c'est-à-dire, du rapport qui se noue entre la structure conceptuelle de la
théorie et l'extériorité, à savoir, l'ensemble de la praxis sociale. De par
la critique de l'autonomie du sujet pensant, il s'ensuit le refus d'une
théorie close sur elle-même, plus précisément, le refus de la
systématicité propre à toute pensée se nourrissant de l'illusion de
l'auto-suffisance, du mythe de l'identité de la pensée et de l'être.
2) Il s'agit d'une théorie critique de la société qui à partir d'une
critique dialectique de l'économie politique et d'une critique des
idéologies vise à participer, en tant que telle, à la transformation de la
société présente, à une rationalisation du social ou plutôt au travail de
l'émancipation. Rationalisation du réel telle que le monde soit le
produit de la spontanéité consciente d'individus libres, de l'auto-
détermination du genre humain d'où la réification, la part de non-
humain tendrait à disparaître. Oeuvre de la raison, la théorie critique
est de par sa forme même le lieu d'un travail dialectique permanent
entre l'intérêt émancipatoire et la théorie.
3) Une critique matérialiste de la raison qui instaure un nouveau

3. Cf. P. L Assoun et G. Raulet, Marxisme et théorie critique , Petite


bibliothèque Payot, 1978.

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rapport à l'utopie, en rouvre l'espace, appelle à une transformation


radicale de la société, sans pourtant que cette impulsion utopique,
perceptible à des titres divers chez les membres du groupe, puisse
donner naissance à un dogme commun.
Quel est le rapport de la Théorie critique au marxisme, peut-on
considérer que c'en est une variante, un marxisme parmi les
marxismes ? La question est légitime, d'autant plus que la Théorie
critique a été reçue par certains comme une des voies pour sortir des
apories du marxisme orthodoxe ou institutionnel, ou, plus, comme une
invitation à une véritable reconstruction du marxisme, c'est-à-dire à
une nouvelle articulation de la théorie avec ses présupposés, telle
qu'elle puisse accueillir les transformations de l'histoire survenues
depuis Marx. Voie certainement sans issue dans la mesure où la crise
du marxisme est partie intégrante de la crise de la société
contemporaine, où ce qu'il s'agit, entre autres, d'interroger, de
contester, non pour favoriser, je ne sais, quelle entreprise aussi
bruyante que vaine de restauration, est le marxisme lui-même. Pour
une pensée indépendante qui n'a pas le respect des autorités, même
quand il s'agit de celle de Marx, combien stérile théoriquement serait
de faire de la Théorie critique une bouée de sauvetage pour
consciences marxistes aux abois.
En outre, une telle interprétation a pour effet de minimiser, voire
d'occulter la mise à distance du marxisme par la Théorie critique - la
mise à distance plutôt que la rupture - . Aussi pourrait-on formuler la
question ainsi : la théorie critique, au moment de sa constitution,
appartient-elle en son entier au marxisme ou bien se situe-t-elle à sa
frontière ? Ou bien vise-t-elle déjà une sortie hors du marxisme ?
- Historiquement, l'enracinement dans le marxisme est incontes-
table. C'est au cours d'une première semaine de travail marxiste, l'été
1922 en Thuringe, qu'est né le projet de créer une structure
permanente qui deviendra ¡Institut . Le premier directeur Grimberg,
directeur également d'une revue consacrée à l'histoire du mouvement
ouvrier, s'inscrit explicitement dans la tradition de l'austromarxisme.
- Il faut compter aussi, dans le moment d'auto-constitution de la
Théorie critique, avec les rapports complexes qui se sont noués avec
les œuvres de deux marxistes hérétiques à l'époque : Histoire et
conscience de classe de Lukàcs (1923) ; Marxisme et philosophie de
Korsch (1923).
De Lukàcs et de son essai sur la réification, on pourrait dire que les
théoriciens de Francfort ont retenu, outre un diagnostic sur la crise de
la modernité, la possibilité d'une déduction matérialiste des catégories
de la pensée bourgeoise. Mais n'a-t-on pas trop souvent tendance à
surestimer l'importance de ce rapport à Lukàcs ? L'apport de
Marxisme et Philosophie n'a-t-il pas été, en un sens, beaucoup plus

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fondamental ? On peut observer, en effet, une structure théorique
commune entre la démarche de Korsch et les principes constitutifs de
la théorie critique sous sa première forme, au sens où l'entend
Horkheimer, et ce à trois niveaux :
1) Dans la mesure où Korsch applique la méthode dialectique à
l'histoire même des formes du marxisme, il procède bien à un
retournement, à un regard réflexif de la théorie sur elle-même. Or, c'est
là une première définition de la théorie critique, en tant que théorie
reflexive qui se donne pour objet une auto-interprétation de son
rapport à la praxis sociale ;
2) dans le rapport à la philosophie : on sait que pour Korsch, la
« fin de la philosophie » ne peut s'interpréter comme un simple rapport
de négation, ou une mise à l'écart, mais qu'il s'agit d'un dépassement
qui conserve un caractère philosophique, d'un « sauvetage par
transfert » de la philosophie, cette dernière se transformant en théorie
unitaire de la révolution sociale ;
3) dans une réévaluation de la culture en tant que force spirituelle
pour inciter à une critique des formes de la conscience sociale propres
à l'époque capitaliste.
Aussi peut-on définir ce rapport premier au marxisme non comme
une adhésion à une doctrine venue de l'extérieur ou reçue passivement,
mais comme une intervention offensive dans la crise du marxisme , telle
qu'elle fut définie par Korsch en 1931, dans le texte «Crise du
marxisme »4, au moment où Horkheimer assumait la direction de
l'Institut. Intervention offensive, cela veut dire d'abord prendre acte de
la crise, sans en dissimuler ni la profondeur, ni le caractère aporétique,
en refusant aussi bien la version social-démocrate, le léninisme, que le
fantasme de la restauration d'une doctrine pure et originelle.
Politiquement, on pourrait dire, en ayant recours au schéma de
Rosenberg dans Histoire du Bolchévisme (Paris, 1967), que la Théorie
critique dans son premier état est proche de ceux que cet analyste
nomme les « théoriciens marxistes de l'avenir » qui, attachés à l'idée de
l'auto-émancipation du prolétariat, refusent aussi bien le réformisme
social-démocrate que la dictature sur le prolétariat de type léninien.
Enfin, et cela est d'importance, tout au moins en ce qui concerne le
cercle fondateur, aucun des membres ne paraît avoir été victime de
l'illusion selon laquelle l'U.R.S.S. aurait incarné le socialisme.
Pas davantage de complaisance à l'égard des analyses de Trotsky
définissant l'U.R.S.S. comme un État ouvrier dégénéré. Très vite,
semble-t-il, les membres du groupe de Francfort ont perçu à l'Est la
naissance d'une formation sociale originale, obéissant à sa propre
logique bureaucratique et dont le marxisme échouait précisément à

4. K. Korsch, L'anti-Kautsky , éditions Champ Libre, Paris, 1973.

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rendre compte. Il semble que Horkheimer ait lu très tôt le grand livre
de B. Souvarine sur Staline . Tout cela signifie théoriquement un
rapport complexe et nouveau à l'œuvre de Marx, un rapport qu'on
pourrait presque qualifier de ludique. En entendant par là qu'il s'agit
de confronter Marx à un autre penseur tel qu'on puisse faire jouer,
« faire danser les catégories réifiées du marxisme », non pas seulement
pour leur rendre leur fluidité et leur pugnacité d'origine, mais en
associant Marx à un penseur ou à un courant qui lui est étranger, pour
pluraliser le marxisme, lui éviter par cette « complication » de se
refermer sur l'illusion d'une solution au plan du réel telle que le
communisme serait, pour reprendre les termes de Marx en 1844,
l'énigme de l'histoire résolue. On peut observer la mise en œuvre de ces
dispositifs conceptuels qui visent à réintroduire, contre le quiétisme
marxien, de l'interrogation au cœur de l'action historique, chez
Horkheimer, par exemple sous la forme du couple Marx- Schopenhauer
(où l'on perçoit très nettement l'introduction d'une relation
conflictuelle entre deux formes de matérialisme, un matérialisme
rationaliste de type révolutionnaire et un matérialisme proche du
matérialisme antique, plus pessimiste d'inspiration et qui pose le
monde comme extériorité absolue, laissant ainsi une place à ce
qu' Adorno désignera comme l'autonomie des choses5), chez W. Benja-
min, dans l'affrontement de la Kabbale et de la pensée matérialiste,
dans le dispositif Marx-la phénoménologie chez Marcuse.
Bref, il s'agit de confronter Marx à d'autres penseurs de
/' émancipation, en tout premier lieu à Kant. C'est dire que la Théorie
critique se situe non par rapport à l'orthodoxie d'un parti ou d'un État
se réclamant du marxisme, mais subordonne son rapport au marxisme
à la question fondamentale de Y émancipation humaine. Au moment où
s'effectuera de la part de la théorie critique la mise en question du
marxisme, dans les années 40, la pensée de Marx paraissant alors trop
prisonnière des limites du rationalisme, cette distance prise ne se
traduira à aucun moment par un dépassement du marxisme ou par une
rupture ostentatoire succédant à une adulation. Plus positivement, on
peut dire de Adorno et Horkheimer qu'ils sont comme les pionniers
d'un rapport libre à Marx, traitant Marx comme un penseur de
l'émancipation parmi d'autres.
Pour évoquer une image qu'affectionnait Adorno, il faut prendre
garde de jeter le bébé avec l'eau du bain. Contre l'empirisme, le
positivisme et contre la sociologie de l'establishment, il convient de
réactiver la théorie dialectique de la société sans pour autant tomber

5. Sur la distinction très éclairante des deux matérialismes, C. Rosset, « L'autre


matérialisme», Critique , avril 1978, n°371, p. 347-351.

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dans une attitude de révérence stérilisante. Aussi, selon les exigences
de l'émancipation, faut-il reprendre le mouvement de Marx pour aller
au delà des limites de sa propre pensée, cerner ce qui, chez lui, va dans
le sens d'une reproduction de l'ordre existant, ce qui révèle un
positivisme latent, ou est susceptible d'engendrer une véritable
« dialectique du socialisme », au sens où Horkheimer et Adorno
diagnostiquent, au sein de la modernité, une dialectique de la raison.
Il faut, par exemple, cesser de se laisser intimider par la fameuse XIe
thèse de Marx sur Feuerbach, véritable « pétard mouillé » selon
Adorno : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de
différentes manières, ce qui importe, c'est de le transformer », qui
autorise n'importe quel agent de l'exécutif, n'importe quel ignare à
traiter la philosophie en « chien crevé », et qui a permis, en outre, à
tous les bureaucrates de l'Est et de l'Ouest de mettre les intellectuels au
pas, ou de leur faire exécuter les pires contorsions, au nom de la
primauté de la praxis.
L'émancipation exige d'émanciper la philosophie de l'accusation de
désuétude portée par Marx. C'est une décision en faveur de la
possibilité de la philosophie qui constitue l'ouverture de Dialectique
Négative : « La philosophie qui parut jadis dépassée, se maintient en
vie parce que le moment de sa réalisation fut manqué. Le jugement
sommaire selon lequel elle n'aurait fait qu'interpréter le monde et que
par résignation devant la réalité, elle se serait aussi atrophiée en
elle-même, se transforme en défaitisme de la raison, après que la
transformation du monde ait échoué »6.
Comment la Théorie critique conçoit-elle la tâche émancipatrice de
la philosophie ? Pour répondre à cette question, on pourrait, une fois
encore, citer une phrase d'Adorno dans Dialectique Négative , phrase
qui loin d'être transparente nous ouvre plusieurs directions et nous
permet de mieux situer la Théorie critique, au sein de la modernité :
« La philosophie est ce qu'il y a de plus sérieux, mais elle n'est pas non
plus si sérieuse que cela. La philosophie contient aussi le moment du
jeu ».
Première direction : la tentative d'élaborer une autre pratique de la
philosophie en maintenant la philosophie à l'écart de deux institutions
qui visent à l'asservir, à la subordonner : l'État et le parti.
- Dans la lignée de Schopenhauer et de Nietzsche, d'abord tenir la
philosophie à l'écart de l'État, c'est-à-dire d'une pratique universitaire
qui fait de la philosophie, de la théorie, la servante de l'État et de ses
buts. Effort d'autant plus remarquable de la part du mouvement de
Francfort que certains parmi les plus grands de notre siècle - Lukàcs

6. T.W.Adorno, Dialectique négative , Payot, 1978, p. 11 (Negative Dialektik ,


Suhrkamp, 1975, p. 15).

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ou Heidegger - ont cédé à cette volonté d'asservissement. D'où la


décision de créer un Institut de Recherche Sociale, à l'aide de fonds
privés, pour « saisir et comprendre ce qui est », loin du point de vue de
l'État.
- Indépendance également à l'égard du parti et de la doctrine de
parti, « le Diamat », qui pousse tant d'intellectuels à confondre militan-
tisme et philosophie et qui est un des principaux lieux où s'est effectuée
de notre temps une « bureaucratisation » de la pensée sans précédent.
- Indépendance enfin à l'égard de la rationalité scientifique et
technique, purement instrumentale, de ce que le sociologue Lazarsfeld
nomme, pour l'opposer à la Théorie Critique, la « recherche
administrative ».
A l'origine de cette indépendance, la thèse que l'acceptation de toute
forme politique autoritaire ne peut engendrer qu'une forme de pensée
autoritaire. En ce sens, le groupe d'amis qui aménage un lieu de lutte
antibureaucratique et ouvre in vivo un espace d'intersubjectivité est
dans sa forme même l'illustration d'une pratique anti-autoritaire de la
philosophie où viennent se fondre et se confondre désir de savoir et
désir de liberté.
Cette liaison posée entre forme politique et forme de la pensée , cette
sécession à l'égard de l'État nous fait percevoir une seconde direction.
Le groupe de Francfort s'inscrit dans l'achèvement de la philosophie à
la mort de Hegel. Hegel, dont on pourrait dire qu'il a mené les
questions philosophiques jusqu'au point extrême où la philosophie se
heurte au non-philosophique : la société et l'État tout en effectuant,
cependant, une réconciliation sublimée qui reste dans « l'élément » de
la philosophie.
C'est en quelque sorte de 1'« échec » de la philosophie hégélienne
- mais qui n'est pas n'importe quel échec - que l'activité philoso-
phique selon Adorno, tire sa légitimité. Pour simplifier, on pourrait
dire d'Adorno (et de la théorie critique) que sa situation par rapport à
la dialectique hégélienne n'est pas sans analogie avec la situation de
Kant par rapport à l'épanouissement du dogmatisme rationaliste (par
exemple Leibniz). De même que Kant s'interrogeait sur la possibilité
de la métaphysique et dénonçait les illusions de la raison en limitant le
domaine de la connaissance, de même la théorie critique s'interroge
sur la possibilité de la dialectique. C'est dire qu'elle dénonce la
dialectique hégélienne et la dialectique marxiste comme formes
achevées d'une dialectique affirmative et tend à effectuer, par rapport à
la tradition philosophique, une véritable conversion, telle que la
dialectique s'interdirait de produire du positif, s'attacherait au
non-identique, telle que le mouvement de la négation ne produirait pas
une nouvelle affirmation, une positivitě.
- D'où l'importance de Kant (le plus juif des philosophes
allemands selon Horkheimer) et l'accent mis sur la dimension critique

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LA THÉORIE CRITIQUE 189
de la philosophie, en tant que lieu d'une critique des idéologies, l'insis-
tance sur la finitude du sujet (contre l'illusion d'un sujet infini, par
exemple Dieu, l'esprit absolu, ou l'Histoire). Pour le groupe de
Francfort, cela signifie reprendre les trois questions de Kant (Que
puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que suis-je en droit d'espérer ?) en
les faisant émigrer - le thème de l'émigration est fondamental pour la
Théorie critique - dans le champ ouvert par la critique matérialiste
(Feuerbach, Marx).
- Par rapport à la dialectique hégélienne, dialectique affirmative,
on assiste à une contestation du postulat fondamental de l'idéalisme
(l'unité de la pensée et de l'être) et à l'insistance sur l'extériorité qui fait
éclater cette unité (par exemple, l'expérience irréductible de la
souffrance).
La Théorie critique peut se définir comme une œuvre du soupçon
contre deux formes de systématicité qui atteignent leur sommet chez
Hegel : la systématicité philosophique (identité du concept et de
l'objet), la systématicité ou l'intégration étatique (identité de la société
et de l'État). Hegel est l'objet d'une double reconnaissance : apogée de
l'œuvre philosophique, Hegel est l'incontournable adversaire. En
raison du parallélisme posé entre le système et l'État (l'État étant
l'illusion réalisée), il faut retourner, « comme on retourne une peau »
- sans s'abuser sur la portée de cette métaphore-, la médiation
hégélienne, faire jouer le mouvement hégélien contre la clôture
hégélienne, non à la manière des jeunes hégéliens, mais en mettant en
quelque sorte Hegel hors de ses gonds, en faisant produire à « l'identité
à une extrême limite le non-identique ».
La Théorie critique dévoile la fausseté des processus identifiants qui
existent soit comme rapport logique, soit comme rapport social. Elle
récuse l'identification qui s'effectue au niveau de la pensée par la
domination du sujet sur l'objet ; elle récuse l'identification qui
s'effectue au niveau de la réalité socio-politique par la domination des
sujets entre eux. Seule en un sens, l'expérience de la souffrance, au sens
matérialiste, en tant qu'expérience de la fausseté de ces deux identifica-
tions peut ouvrir la voie à la vérité, comme expérience de la possibilité
utopique de la non-souffrance. C'est dans la mesure où la Théorie
critique ne cesse de viser le non-identique qu'elle se constitue comme
dialectique négative.
Troisième direction : A aucun moment, cette orientation vers le
non-identique ne verse dans l'illusion d'un fondement ontologique. La
Théorie critique mène une lutte sur deux fronts : - contre le système
(Hegel) ;- contre toutes les philosophies qui, au sein de la modernité,
ont voulu faire accueil à l'immédiat, au non-conceptuel (Bergson,
Husserl, Heidegger). C'est du sein même de la conceptualité que doit
s'opérer l'orientation vers le non-identique. Telle est la tâche de la
philosophie pour Adorno : « faire l'effort d'arriver au delà du concept

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190 M . ABENSOUR

par le concept »7. En ce sens, la dialectique négative, tout en prenant


en charge la critique de la subjectivité effectuée par Heidegger, refuse
de se laisser interpeller par l'objet ou plutôt d'ouvrir la voie à tout
surgissement de l'être, sous forme d'une expérience de la sérénité, de
l'authenticité qui, aux yeux d'Adorno, n'est qu'acceptation de l'ordre
établi et réintroduction subreptice d'un mode de pensée autoritaire.
Quatrième direction : Cette conception nouvelle de la philosophie se
traduit par la prédilection pour une rhétorique et une écriture
spécifiques. Les philosophes du groupe de Francfort affectionnent
particulièrement la rhétorique de la double négation, le ni... ni... Ni
relativisme, ni dogmatisme ; ni raison subjective, ni raison objective
pour Horkheimer, non pour aller vers un fade éclectisme, non pour
élaborer une synthèse fallacieuse et sécurisante, mais pour dénoncer
dans la forme même de l'alternative le modèle bureaucratique de la
pensée.
Pour une dialectique qui n'est plus orientée « à l'identité », il ne
s'agit pas de trouver un terrain sûr, un sol, des racines, un fondement
premier, - figure de l'hétéronomie -, mais d'engendrer et de communi-
quer en permanence le vertige - seul accès possible à l'autonomie - .
Ce qui frappe et retient dans la pratique du groupe de Francfort,
c'est à la fois une grand virtuosité philosophique, une connaissance et
une maîtrise de la tradition - de ce point de vue, Adorno est un
orfèvre - et une méfiance permanente à l'égard du langage philoso-
phique. Plus encore, la Théorie critique tient en suspicion les grands
problèmes philosophiques. On perçoit une vigilance sans relâche
envers ce que l'on pourrait désigner comme la transfiguration
philosophique, l'opération qui consiste à donner un sens à ce qui est de
l'ordre de la contrainte, à faire passer le comble de la contrainte pour
la liberté. Contre la sublimité philosophique, Horkheimer aimait à
souligner que la dialectique matérialiste a affaire à ce qui est commun,
mauvais, temporel. Pour reprendre une très belle image qui se trouve
déjà dans Feuerbach, Horkheimer et Adorno font sans cesse remonter
dans le texte « noble » de la philosophie, le non-philosophique, ce que
les philosophes traditionnels ou d'école ravalent à l'état de note. Et ce
pour bouleverser le texte de la philosophie, le subvertir. De là, au sein
du texte philosophique le recours quasi-permanent à une stratégie de
V anticlimax, de là une écriture philosophique délibérément abrupte,
rocailleuse même, chez Adorno qui vise à produire plusieurs effets :
- Ne pas s'enliser dans la technicité philosophique, mais s'efforcer
de toujours faire apparaître les enjeux qui informent telle ou telle
élaboration conceptuelle, dans une société antagoniste, tant la
métaphysique et l'organisation de la vie sont étroitement imbriquées.

7. Dialectique négative , op. cit. p. 20 (Negative Dialektik , p. 27).

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LA THÉORIE CRITIQUE 191
Non pour s'orienter vers une sociologie de la connaissance, véritable
entreprise de quadrillage de la pensée, mais pour briser les effets de la
division du travail et réactiver les fragments de vérité, pour renforcer
la liberté du sujet critique et l'inciter en permanence à une
déconstruction de tous les dogmatismes.
- Casser les développements philosophiques par le surgissement du
non-philosophique, produire des effets de choc, comme s'il s'agissait
d'éclairer brutalement le tas d'ordures, les coins d'ombre, sur lesquels
repose la philosophie et, au-delà la culture, ce qu' Adorno nomme la
« fosse à charogne ». Si le penser ne se mesure pas à ce qu'il y a de plus
extérieur et qui échappe au concept, « il est par avance du même acabit
que la musique d'accompagnement dont la S.S. aimait à couvrir les
cris de ses victimes. »8
- En reprenant l'inspiration de Walter Benjamin, pousser la philo-
sophie à descendre jusqu'au détail, la transformer en micrologie.
Là se constitue une politique de la théorie et, du même coup, une
politique.
Politique de la théorie qui amène à s'interroger sur la question de la
politique dans la Théorie critique, question épineuse à laquelle il
convient d'apporter une réponse extrêmement nuancée. En un sens, la
question politique est présente dans la texture même de la Théorie
critique ; on peut parler d'une dimension véritablement constitutive.
Dès le prélude de Minima Moralia , Adorno évoque non sans
mélancolie les liens de la philosophie et de la politique et rappelle que
la tâche de la philosophie était l'enseignement de la « juste vie », du
« bien vivre », qui avait à voir, chez les classiques avec la recherche du
meilleur régime « en parole ». Il s'agit bien, comme l'a réaffirmé
Habermas plus tard, d'une « raison décidée », d'une raison orientée à
l'émancipation. Mais par ailleurs, même si dès le départ la Théorie
critique met le cap sur l'émancipation, elle tend dans sa première
période à sous-estimer le politique, et ce n'est qu'à l'épreuve du
fascisme que se déploiera vraiment une problématique de la domina-
tion. Aussi très souvent les interprètes ont-ils tendance à réduire, ou
bien même à défigurer la dimension politique dans la Théorie critique.
- Pour les uns, la Théorie critique est à envisager d'abord comme
une théorie de la connaissance, la question à poser en priorité étant : à
quelles conditions une théorie matérialiste de la connaissance est-elle
possible ? Question certes légitime mais, semble-t-il, insuffisante, dans
la mesure où, pour reprendre une distinction de Feuerbach, elle
considère la Théorie critique plus comme « l'enfant du besoin
philosophique » que comme une philosophie qui répond à un besoin de
l'humanité, qui est immédiatement histoire de l'humanité.

8. Dialectique négative , op. cit. p. 286 (Negative Dialektik , p. 358).

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192 M. ABENSOUR

- Pour d'autres, la Théorie critique, sensible à la domination,


aurait cédé à un pathos de la domination, en ne concevant le politique
que comme soumis de façon ontologique à une logique invariante de la
domination, ou encore dérivant d'une logique de la raison instrumen-
tale, et de la technologie. De là découlerait, dans le cadre de la Théorie
critique, une incapacité à penser le politique, une fuite vers « le grand
refus », ou l'appel à une révolte de type messianique9.
Disons pour commencer que nous sommes en présence d'un groupe
de philosophes qui, au XXe siècle, n'ont pas cru déchoir en écrivant
sur la société moderne et les formes contemporaines de la domination,
ou mieux qui. ont conçu leur critique de la société moderne, dans ses
manifestations les plus diverses, du point de vue de l'émancipation. Le
phénomène est suffisament rare pour être noté et on voit combien une
approche qui ne retiendrait que la théorie de la connaissance tend à
ignorer ou à faire passer en arrière-plan ce travail de sape qui ne cesse
de creuser des galeries souterraines dans les directions les plus
diverses. Qu'il suffise de citer : l'ouvrage collectif publié sous la
direction de Horkheimer : Études sur l'Autorité et la Famille , Paris
1936 ; de Horkheimer, Égoïsme et émancipation , 1936, Raison et
Conservation de soi , 1941, L'État Autoritaire , 1942, L'Éclipsé de la
Raison , 1944, la direction des Studies in Prejudice , notament le grand
livre où la collaboration d'Adorno a été déterminante, La Personnalité
autoritaire , 1950; de Léo Lowenthal et N. Guterman, Les
faux-prophètes , 1949 ; de Marcuse, La lutte contre le libéralisme dans
la conception autoritaire de l'État , 1934, Quelques implications
sociales de la technologie moderne , 1941, sans parler de ses ouvrages
les plus connus, les articles d'Adorno sur la propagande fasciste, sur
l'astrologie, la critique de l'industrie culturelle, le livre de F. Neumann
sur le nazisme, Behemoth , 1942, les travaux de Pollock sur le
Capitalisme d'État , Y Automation. Un ensemble impressionnant qui
constitue ce qu'on pourrait appeler une critique de la politique dont les
principaux chapitres sont : une critique de l'autorité et de la famille,
une critique de l'émancipation bourgeoise, une critique du fascisme, du
« totalitarisme bourgeois », de la culture comme domination, une
critique d'une nouvelle espèce anthropologique propre à nos démocra-
ties modernes, l'homme autoritaire. Aussi reste-t-il à penser la relation
entre ce corpus considérable et la partie plus proprement dite de
critique philosophique. Dans cette perspective, il convient de noter une
distance sensible par rapport à Marx.
En mai 1843, au moment où Marx, selon les interprétations tradi-
tionnelles, passe d'une critique de la politique à la critique de
l'économie politique, il écrit dans une lettre à Ruge : « domination et

9. O. Mongin, « Eclipse du politique », Esprit , mai 1978, p. 84-94.

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LA THÉORIE CRITIQUE 193
exploitation sont un seul concept, ici comme ailleurs ». Il s'ensuit, pour
parler vite, la tendance à dériver le politique de l'économique posé et
pensé comme une instance déterminante. La théorie critique de la
société refuse cette confusion de la domination et de l'exploitation, ce
rabattement du politique sur l'économique, cette inclusion d'une
critique de la politique dans celle de l'économie politique.
Pour Horkheimer - et, ce, dès 1933 - l'histoire est constituée par et
dans la division en groupes dominants et groupes dominés, la
domination permettant l'appropriation du travail aliéné. En 1936, dans
la présentation des Études sur l'Autorité et la famille , il pose que
« l'autorité est une catégorie essentielle de l'histoire », propose ce qu'on
pourrait définir comme une déduction politique des catégories et des
types anthropologiques dans l'histoire. Reste que dans cette première
phase, la Théorie critique occuperait une position que l'on pourrait
qualifier de « centriste », en reconnaissant une autonomie relative au
politique qui se fonde principalement sur une articulation du marxisme
et de la psychanalyse permettant de mieux rendre compte du fonction-
nement interne des idéologies et de l'acceptation des structures
autoritaires. Position médiane, en effet, car quel statut reconnaître à la
domination ? et il ne suffit pas d'élaborer une théorie de la domination
pour constituer une pensée du politique. Mais, ultérieurement, une hypo-
thèse proche de celle de Rousseau selon qui « tout tient radicalement à
la politique » devient thèse, certitude pour le XXe siècle : le surgisse-
ment de l'État autoritaire, sous la forme du capitalisme d'État, selon les
analyses de F. Pollock (1941), transforme totalement le caractère de la
période historique. Là s'effectue le passage d'une ère principalement
économique à une ère fondamentalement politique .
C'est la même visée qui pousse Adorno à s'interroger dans
Dialectique Négative sur l'origine et la fonction du primat de
l'économie chez Marx. Travail de démontage, de déconstruction
remarquable et en quelque sorte exemplaire :
1) Posant la possibilité d'une catastrophe contingente à l'origine de
la société humaine, Adorno ruine, du même coup la « Raison dans
l'histoire », l'idée même de nécessité historique, sans pour autant poser,
sous la forme de la contingence, une nouvelle réification qui abolirait
du même coup tout projet d'une intervention pratique.
2) Véritable déification de l'histoire du sein de l'athéisme, cette
primauté de l'économie a pour effet de sécuriser, d'offrir des garanties
à la praxis ; en effet si l'économie a le primat sur la domination, la
transformation de l'économie entraînera du même coup la disparition
de la domination. « Le primat de l'économie doit fonder historique-
ment avec rigueur, l'heureux dénouement comme immanent à l'écono-
mie »10.

10. Dialectique négative , op. cit., p. 251 {Negative Dialektik , p. 315).

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194 M. ABENSOUR

3) A l'inverse, tant l'hypothèse d'une catastrophe irrationnelle aux


commencements que le vertige face à la catastrophe présente, jettent à
bas l'idée d'une totalité historique comprise comme douée d'une
nécessité économique calculable.
D'où l'exigence d'une nouvelle pensée de la domination extérieure à
l'économie, sans qu'apparaisse pour autant une fétichisation de la
politique, ni une tendance à l'éternisation de la domination. C'est au
contraire dans une mise en question du caractère inévitable de la
totalité que s'origine et se retrempe en permanence l'intention de
transformer le monde.
Mais, cependant, ne peut-on reconnaître là l'idée d'une logique de la
domination se déployant de façon invariante dans l'histoire, supra-
historique en quelque sorte ?
Si l'on veut seulement dire par là que pour la Théorie critique la
domination est coextensive à l'histoire, comme pour Marx l'est la
division en classes, la proposition est juste mais ne permet pour autant
à personne d'en tirer une logique invariante, supra-historique de la
domination. Coextensive à l'histoire, la domination y apparaît à
chaque fois avec une organisation spécifique, selon des médiations
singulières. Pour Adorno, discontinuité et histoire universelle sont à
penser ensemble et si l'on peut comme il le propose, non sans
provocation, penser l'histoire universelle comme catastrophe
permanente - et donc penser la domination du côté de l'unité - il n'en
distingue pas moins trois grandes formes générales : domination sur la
nature, domination sur l'homme, domination sur la nature intérieure
(ensemble des mécanismes de contrôle de la conscience).
A un niveau plus directement politique, on trouve, au coeur de la
Théorie critique, la distinction massive entre phase libérale et phase
autoritaire . Distinction apparemment banale - encore faut-il en exami-
ner le contenu - mais qui prend sens quand on la rattache à l'hypo-
thèse d'une « bureaucratisation du monde » proche de celle formulée
par la gauche allemande (Korsch, Rühle) ou des thèses de Socialisme
ou Barbarie en France, sur la bureaucratie comme nouvelle classe
sociale.
Sous le choc conjugué du bolchevisme, du fascisme et de la
transformation de l'État libéral en un « État social », un petit groupe
d'intellectuels isolés a, dans les années 1930 posé, au delà des
différences, l'existence d'un nouvel ordre que Horkheimer décrit de
façon magistrale dans le texte de 1942, L'État autoritaire . Une
nouvelle période est née dans l'histoire avec sa structure sociale
propre. Par contraste avec la domination bourgeoise - domination
médiatisée - le nouvel ordre se caractérise par une domination
ouverte, immédiate - soit effectivement, soit tendanciellement.
D'un côté, phase libérale , une société concurrentielle structurée par
l'économie de marché, société conflictuelle mais où règne encore une

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LA THÉORIE CRITIQUE 195
certaine décentralisation de par la multiplicité des entrepreneurs
indépendants et où tous les rapports d'antagonisme sont médiatisés, et
en ce sens relativement atténués, par le pluralisme des partis, le
marché, par les garanties juridiques, la rationalité formelle de la loi,
et où la reproduction du système social s'effectue par des
intermédiaires (la famille, l'école) qui sont eux-mêmes traversés de
conflits et en tant que tels sont des lieux de résistance possible. Cette
description du libéralisme n'en signifie pas l'éloge et ce d'autant moins
que c'est au sein de cette société - à partir de ses antagonismes non
résolus - que surgit le totalitarisme, sous ses formes diverses.
Totalitarisme, c'est-à-dire pour l'ensemble des théoriciens de Francfort
une réalité socio-historique à tendance universelle qui s'incarne soit
dans les sociétés totalitaires proprement dites (fascisme, pays de l'Est),
soit dans le monde administré tel qu'il a été dépeint par Marcuse dans
l'Homme Unidimensionnel.
De l'autre côté, la phase autoritaire , une société qualifiée à plusieurs
reprises de société de masse par Horkheimer, sans le « mépris pour les
masses » que ce terme reçoit chez les sociologues américains. Les
caractères fondamentaux en sont :
- la tendance à la domination immédiate par la suppression des
garanties juridiques ou par la transformation de l'Etat de Droit
obéissant à une logique interne, en son contraire.
Domination immédiate également par l'intervention directe de la
société à la place des instances classiques de socialisation (famille,
école, etc). Il s'ensuit une transformation de l'autorité qui, de
problématique, devient inconditionnelle, omni-présente et quasiment
anonyme.
- Substitution du plan au marché, qui s'accompagne de l'apparition
au niveau étatique, dans les entreprises, dans les organisations de
masse (partis, syndicats) des grandes bureaucraties. La classe
dirigeante se transforme de par l'installation, à côté des propriétaires
des moyens de production, de la grande bureaucratie industrielle. Un
nouveau triangle de domination se constitue : les « généraux » de
l'industrie, de l'armée, de l'administration contrôlent l'ordre nouveau.
- L'opacité organisationnelle caractérise cette nouvelle structure
sociale qui exige des dominés non pas tant l'obéissance que l'adapta-
tion fonctionnelle aux appareils, à l'organisation. Cette opacité est
renforcée par un véritable voile technologique.
- Un contrôle sans précédent des loisirs, du temps libre, des relations
personnelles, de la sexualité. Sous couvert de ce que Marcuse désigne
comme une « tolérance répressive » se met en place une société de
discipline généralisée.
- Destruction de l'individu et ébranlement de l'anthropologie
bourgeoise avec l'apparition de la personnalité autoritaire , et ce au
sein même des démocraties pluralistes (par exemple, le Mac

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196 M. ABENSOUR

Carthysme aux États-Unis). Au delà des traits connus (intériorisation


de toutes les normes de la société répressive), ce nouveau type
d'homme se distingue par la perte du rapport avec l'universalité, par
une relation à autrui qui n'est vécue et conçue que sous la forme de la
haine de l'autre et de l'agression. La socialisation que portait le projet
de révolution sociale s'est renversée en son contraire : l'universalisa-
tion, la généralisation de l'hétéronomie et de l'impuissance.
Cette vision est encore plus accusée chez Adorno par une mise en
perspective philosophique. Ainsi, plutôt que de poser la question
classique : qu'est-ce qui, chez Hegel, intéresse encore l'époque
présente, Adorno pose la question inverse : que signifie l'époque
présente face à Hegel. De là surgit l'étonnante réponse que l'époque
présente constitue en quelque sorte la « vérité » du système hégélien.
Notre monde - en tant que monde unifié dans la production par le
travail social suivant la relation d'échange - est le système réalisé.
Une analogie profonde relie l'unité du système (identité du sujet et de
l'objet) opérant par la violence (rapport Etat-Société civile) et la fausse
totalité d'une société complètement socialisée, la fausse identité du
Tout et du particulier. Sous l'emprise des grands monopoles et des
grandes puissances surgit une totalité sans faille, un monde uniformisé
qui tend à se rapprocher d'un procès global. D'où la nécessité de
penser derrière l'unification totalitaire au niveau social, l'entreprise
métaphysique comme identité du système qui ne laisse rien échapper.
De là un état de dépendance sans précédent, la transformation du
statut de l'idéologie qui d'illusion socialement nécessaire devient un
simple ciment matériel, la suprématie, dans quelque société que ce soit,
d'un élément objectif sur les individus, suprématie qui s'alimente dans
nos sociétés de l'illusion individualiste. Aux yeux d'Adorno règne un
froid universel - sorte d'apogée de la froideur bourgeoise s'enracinant
dans la conservation de soi - qui se traduit par une décomposition
inouïe de l'individu, la disparition de la spontanéité humaine indivi-
duelle, la disparition à la limite de toute expérience possible. Ce que
certains ont cru pouvoir claironner comme un programme, la mort de
l'homme, n'est qu'un constat ou un aveu. Et pour lutter contre la
barbarie, toute entreprise de restauration quelle qu'elle soit
(monothéisme, libéralisme, etc) est vaine : elle ne fait que renforcer la
barbarie.
Mais à cela Adorno ajoute la mise en valeur de contre-tendances
- c'est en ce sens que l'analyse adornienne est ouverte. Cette
unification totalitaire révèle du même coup son propre échec. Ce qui
ne tolère aucun élément parcellaire se trahit par là-même comme ne
dominant que de façon parcellaire. L'universel (l'État, le parti, etc.),
qui torture le particulier en le comprimant jusqu'à le dissoudre,
travaille contre lui-même, puisqu'il a sa substance dans la vie du
particulier, dans la « satisfaction » du particulier. Reprenant les

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LA THÉORIE CRITIQUE 197
analyses remarquables de Neumann dans Behemoth , selon lequel
derrière la façade monolithique de l'État fasciste s'effectue une lutte
sans merci entre bureaucraties rivales, un véritable éclatement en
appareils de pouvoirs indépendants et antagonistes, Adorno les
transpose pour montrer que ce même mouvement antagoniste (unifica-
tion-dislocation) se reproduit au niveau du social même. Plus la société
met le cap sur la totalité, sur la socialisation totalitaire, plus se fait
jour en elle une tendance profonde à la dissociation, à l'éclatement.
Derrière la structure sociale totalitaire, se met en place une logique de
la dislocation ; la désintégration s'annonce sans qu'on puisse dire s'il
s'agit de la catastrophe - l'auto-destruction de l'espèce humaine - de
la libération (contre la fausse universalité, les revendications et les
mouvements en faveur d'un vrai pluralisme).
Peut-on parler de perspectives directement, immédiatement politi-
ques ? Certainement pour Marcuse, sous forme de l'utopie d'un
nouveau principe de réalité non répressif, au delà du principe de ren-
dement ; certainement pour Horkheimer, sous forme d'un défaitisme
de la raison, d'un retour au libéralisme plus interrogatif que défensif ;
certainement pas dans le cas d'Adorno chez qui l'on voit s'effectuer un
déplacement de la question politique. Le blocage historique de la pra-
tique - à savoir l'échec du projet révolutionnaire - libère paradoxa-
lement un temps pour la pensée qu'il serait criminel de ne pas utiliser.
Ainsi, pour Adorno, l'accès au politique passe-t-il nécessairement par
un travail de la théorie sur et contre elle-même. L'auto-réflexion du
penser exige du penser qu'il pense contre soi-même. « Ce qui, chez
Hegel et Marx, restait théoriquement insuffisant se transmit à la praxis
historique ; c'est pourquoi il faut le réfléchir à nouveau théoriquement
au lieu de faire en sorte que la pensée se plie irrationnellement au
primat de la praxis »n. Comme si le discours politique se transformait
en un discours sur les conditions d'une politique de la liberté, comme
si le discours émancipatoire devait nécessairement se redoubler d'un
discours sur les conditions de l'émancipation. En commençant
modestement par déconstruire les mythologies politiques, les positi-
vités illusoires qu'elles visent à répandre, en pratiquant sans relâche le
rejet des idoles et des fétiches. C'est en ce sens que le refus du primat
de la praxis va de pair avec le refus de la résignation puisque se
découvre dans ce double refus une nouvelle exigence de la pensée. Au
point du temps où nous sommes, très précisément pour Adorno, après
Auschwitz, on s'accroche à l'action en raison de l'impossibilité de
l'action. Hautement significatif à cet égard, et confirmant le diagnostic
adornien, est ce symptôme des plus effrayants de l'intelligence
politique mutilée et de la praxis aveugle qui, pour sauver la « raison
dans l'histoire », et du même coup un certain marxisme, se voient

11. Dialectique négative, op. cit. p. 118 ( Negative Dialektik , p. 147).

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198 M. ABENSOUR

contraintes par une logique qui leur échappe totalement de nier


l'existence même d'Auschwitz.
A l'écart de toute résignation, la pensée qui se mesure à ce qu'il y a
de plus extérieur retrouve dans son mouvement même l'impulsion
utopique - le penser libre et qui résiste vise au-delà de lui-même -
pour autant qu'elle ne se réifie pas dans la position d'une nouvèlle
utopie.
De ce point de vue, la position d'Adorno - et c'est sa force - est
irrésumable , d'autant plus irrésumable, incernable, que son choix (qui,
en un sens, est à la hauteur de son sujet) est de ne se rattacher à rien ,
en prenant « rien » au sens fort du terme. Il s'agit avant tout de se
dégager d'une société fausse. Si l'on peut dire de la philosophie
moderne qu'elle est traversée par une problématique de la patrie et de
l'exil, les penseurs de ce groupe sont des penseurs de l'exil, Adorno
plus que les autres, semble-t-il, et leur rapport complexe au judaïsme
serait à interroger. Pensée de l'exil d'autant plus radicale qu'à aucun
moment elle n'entretient l'illusion d'un retour à une quelconque patrie,
(État national), ou à une demeure natale. Contre ceux qui caressent
l'illusion d'un nouvel habiter, au sein d'un monde faux, le temps de la
maison est passé, prononce Adorno. Il n'y a de salut à attendre ni d'un
absolu, ni d'un fondement premier, ni d'une invocation à l'Etre. Seule
l'affirmation jusqu'au bout de cet exil - faire du lieu de nulle part son
séjour - peut préserver la possibilité sans garantie de l'autre, d'une vie
transformée, d'une société juste. « Il ne peut y avoir de vraie vie dans
un monde qui ne l'est pas »12. Aussi n'est-on admis à parler tout au
plus que de directions, de tendances.
On perçoit des accents stirnériens chez Adorno. Contre la phrase de
Brecht, grosse de toutes les servilités et de tous les meurtres possibles :
« le parti a mille yeux, l'individu n'en a que deux », Adorno appelle les
individus à se fier à leurs deux yeux, c'est-à-dire à lutter contre tous les
universels qui veulent nous faire voir le réel à travers leurs « lunettes
roses », qui prétendent agir, penser, en notre nom et pour notre bien.
Comme Stirner dans l'Unique et sa propriété invite à lutter contre les
formes sécularisées du sacré : État, Humanité, Classe, qui sont autant
d'instances d'autodestruction du moi, ce à quoi la lecture d'Adorno
invite me semble-t-il, c'est à ce que chacun d'entre nous, au lieu où il
est, dans la fonction qu'il occupe, tente de déchiffrer le mensonge de la
totalité, de l'objectivité, dans les moments, dans les manifestations
qu'il en connaît et dont il est partie prenante.
Chaque détail, chaque fragment de la société présente contient en
microcosme, sous une forme condensée une image dialectique de la

12. T.W Adorno, Minima Moralia , Payot, Paris 1980, p. 36 (Suhrkamp, 1951,
p. 42).

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LA THÉORIE CRITIQUE 199
fausse totalité. Que chacun engage donc ici et maintenant le combat
- et c'est ce qu'a fait Adorno lui-même dans sa lutte contre
l'establishment sociologique en Allemagne, au cours de la querelle sur
le positivisme. Que se multiplient les actes de résistance contre la
fausse totalité, les actes de dissidence contre les universels mensongers.
Pour une individuation de la connaissance, pour une individuation de
la résistance, pourrait-on dire, contre le primat de l'objectif.
Ajoutons à cela une dimension que l'on a souvent tendance à
négliger et qui me paraît néanmoins constitutive : je veux dire la haine
de la souffrance, de la souffrance physique et de toute transfiguration
soit religieuse, soit ontologique de la souffrance. Une société éman-
cipée qui renoncerait au principe du renoncement, aurait pour visée
la négation de la souffrance physique du moindre de ses membres. On
rencontre cette tendance aussi bien chez Marcuse, dans un très bel
article de jeunesse, « Contribution à la critique de l'hédonisme »13, chez
Horkheimer : « Égoïsme et émancipation », que sous la forme d'une
critique du travail chez Adorno : « Une humanité libérée du travail
serait libérée de la domination » affirme-t-il dans les Trois études sur
Hegel. Sensualistes, matérialistes, par des voies diverses, les théori-
ciens de Francfort appellent à « une réhabilitation de la chair » ou plutôt
à une réhabilitation de ce que Merleau-Ponty nommait la « chair du
monde ». Rapport à la chair du monde qu'il faut tenter de concevoir à
l'écart de toute perspective d'appropriation, ou de possession. Non-
violence constitutive, comme s'il s'agissait d'épurer l'utopie - utopie
négative qu' Adorno se garde bien de définir - de tout ce que l'exigence
de la plénitude contient encore d'équivoque. « Pas de plénitude sans
manie de la puissance »14 ; pas d'espérance sans apaisement du désir,
sans bannissement de l'avidité, de l'assujettissement, sans rupture du
cycle de la plénitude et de l'appropriation.
L'écart d'Adorno à l'égard de tous les projets politiques connus - sa
non-appartenance - se mesure à ce qu'il vise tendanciellement (et c'est
là que la critique de la métaphysique est une médiation nécessaire et
essentielle) à opérer une conversion des rapports sujet-objet (surmonter
le dualisme qui n'est ni absolu, ni originaire sans pour autant faire
violence au non-identique), une conversion du rapport homme-nature,
de l'être-au-monde, une conversion du rapport des hommes entre eux.
Le terme de conversion ne doit pas égarer : il ne s'agit en aucune
manière d'une réforme morale, intellectuelle ou esthétique. Cette
conversion en effet est à la fois condition et conséquence d'une
organisation sociale radicalement autre, où disparaîtrait la contingence

13. Zeitschrift für Sozialforschung , vol. VII, 1938 in H.Marcuse, Culture et


société , Éditions de Minuit, Paris 1970, p. 173-211.
14. Dialectique négative , op. cit. p. 296 (Negative Dialektik , p. 371).

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200 M. ABENSOUR

des vies individuelles et se constituerait un ordre sans violence. De par


la rupture avec tout modèle de l'identité naîtrait la possibilité d'une
attitude qui fasse accueil à l'objet sans lui faire violence, qui soit
susceptible de faire accueil à l'autre, de libérer le non-identique. Bref,
la possibilité d'une expérience.
A propos de la société émancipée, Adorno écrit : « Une société
émancipée ne serait pas un État unitaire, mais la réalisation de
l'universel dans la réconciliation des différences. Aussi une politique
qu'intéresserait encore sérieusement une telle société devrait-elle éviter
de propager - même en tant qu'idée - la notion d'égalité abstraite des
hommes. Elle devrait, au contraire, attirer l'attention sur la piètre
égalité actuelle, (...) et concevoir un meilleur régime, à savoir des
hommes pouvant affirmer leur différence sans peur »15.
Quant à notre présent, pris dans le monde administré, combien loin
est-il d'une expérience de la non-identité. « Ce qui pourrait être
différent n'a pas encore commencé »16.

15. Minima Moralia , op. cit. p. 99 (Ibid., p. 130-131).


16. Dialectique négative.

VIIth INTERNATIONAL
WITTGENSTEIN SYMPOSIUM

22-29 August 1982, Kirchberg/Wechsel (Lower Austria, near Vienna).

« EPISTEMOLOGY AND PHILOSOPHY OF SCIENCE »

1. Wittgenstein : Re-evaluation of his Philosophy. - 2. Theory of


Knowledge, including a Seminar on Evolutionary Epistemology. -
3. Philosophy of the Formal and the Natural Sciences. - 4. Philosophy of the
Social Sciences and the Humanities. - 5. History of Science.
Scholars wishing to present a paper on a topic which falls within the above
themes (papers for sections 2-5 need not be connected with Wittgenstein's
philosophy) should request an abstract style sheet from either the President of
the Austrian Wittgenstein Society, Dr A. Hübner, Markt 234, A-2880
Kirchberg am Wechsel/Austria, (Tel. : 02641-280) or Professor Werner
Leinfellner, University of Nebraska, Department of Philosophy, Lincoln,
Nebraska 68508/USA. The deadline for receipt of abstracts is June 15, 1982.
Official languages will be English and German. Those planning to attend
the conference should contact Dr Hübner. The final date for registration is
June 15, 1982. Conference fees : 700 Austrian Schillings for non-students
and 200 for students. (US Dollars 45).

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