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J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE
OU COUPURE POLITIQUE ?
SUR UN DIALOGUE DE JEUNESSE
ENTRE FOUCAULT ET ALTHUSSER
Par Jean-Baptiste VUILLEROD
6. Althusser Louis, « Éléments d’autocritique » (1972), in Solitude de Machiavel, Paris, Puf, 1998.
7. Balibar Étienne, « Le concept de “coupure épistémologique” de Gaston Bachelard à Louis Althusser » (1977), in Écrits pour Althusser,
Paris, La Découverte, 1991, p. 26. On pourra aussi se référer aux remarques de Pierre Macherey à ce sujet dans « Althusser et le jeune
Marx », Actuel Marx, 2002/1, n° 31, pp. 159-175.
J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
8. Foucault Michel, « La formation de Marx », fonds Michel Foucault, la Bibliothèque Nationale de France, NAF 28730 (boîte 37-2).
9. Le texte « La formation de Marx » rejoint en certains points le développement consacré à l’aliénation chez Marx dans un cours que
Foucault a dispensé à Lille en 1952-1953, « Cours à l’université de Lille, 1952-1953 », fonds Michel Foucault, Bibliothèque nationale de
France, NAF 28730 (boîte 46-1).
10. Gros Frédéric, Michel Foucault, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2017, p. 5. Eribon quant à lui étend l’adhésion de Foucault jusqu’en 1953,
voir Eribon Didier, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989.
11. Foucault Michel, « La formation de Marx », art. cit., p. 1.
12. Hyppolite Jean, « Marxisme et philosophie », La Revue socialiste, novembre 1946, repris dans Études sur Marx et Hegel, Paris,
Rivière, 1955, pp. 107-119.
13. Gurvitch Georges, « La sociologie du jeune Marx », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 4, 3e année, 1948, pp. 3-47.
14. Foucault Michel, « La formation de Marx », art. cit., p. 1.
15. Ibidem, p. 2.
16. Idem.
17. Ibidem, p. 3 (nous soulignons le terme « coupure »).
18. Cornu Auguste, Karl Marx et la pensée moderne. Contribution à l’étude de la formation du marxisme, Paris, Éditions sociales, 1948.
19. Lefebvre Henri (éd.), Marx. 1818-1883, Paris-Genève, Éditions des trois collines, 1947.
J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
27. Telle était la démonstration d’Auguste Cornu dans Karl Marx et la pensée moderne, op. cit., chapitre 4, qu’il développera de manière
plus détaillée dans Karl Marx et Friedrich Engels. Tome I, Paris, Puf, 1955. Cornu montrait que l’idéalisme des jeunes hégéliens les faisait
concevoir l’histoire comme un progrès dans la conscience de soi et que cela les amenait 1) à situer la critique comme seule activité
intellectuelle de la philosophie, 2) à hypostasier un idéal téléologique et utopique de l’histoire dans une société rationnelle, 3) à penser
cette société rationnelle dans le cadre libéral de l’État moderne. Les jeunes hégéliens ne représentaient par conséquent rien d’autre que
l’avant-garde du « libéralisme bourgeois » allemand en lutte contre l’absolutisme prussien. Cornu soulignait que Feuerbach avait certes
rompu avec cet idéalisme en faisant retour à la nature sensible de l’homme, mais qu’il se situait encore à l’intérieur de cette pensée
bourgeoise du fait, d’une part, qu’il centrait sa critique sur la question religieuse et se maintenait par conséquent encore dans la question
des représentations, et, d’autre part, qu’il continuait à penser l’histoire à l’aune d’une réalisation utopique de l’essence humaine.
28. Foucault Michel, « La formation de Marx », art. cit., p. 17.
J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
29. C’est ainsi que Gurvitch, rentré en France après un séjour aux États-Unis entre 1940 et 1945, parle dans ses préoccupations
intellectuelles à la fin des années 1940 d’une « nouvelle rencontre avec Marx, après de longues années de séparation » (Gurvitch Georges,
« Mon itinéraire intellectuel ou l’exclu de la horde », p. 10, https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1966_num_1_1_944).
30. Hyppolite Jean, « Marxisme et philosophie », art. cit., p. 107.
Le « second point de vue » dont il est question ici s’oppose à celui prôné
par une lecture trop discontinuiste de l’œuvre de Marx, qui postulerait une
rupture complète entre les intuitions philosophiques de sa jeunesse et le
développement ultérieur d’une science de l’histoire32. Cependant, s’il cri-
tique ce qu’on pourrait appeler une thèse discontinuiste forte, Hyppolite
ne défend pas pour autant la thèse d’une continuité absolue entre les
écrits de jeunesse et ceux de la maturité. Il propose en réalité également
une interprétation discontinuiste et considère lui aussi que les écrits de la
maturité constituent une rupture par rapport aux écrits de jeunesse. Mais
il le fait de manière fine en proposant de relire certains éléments de la
maturité du Manifeste, de la Critique de l’économie politique et du Capital
_
à l’aune des textes hégéliens du début des années 1840 pour discréditer ce
qui, dans les textes plus tardifs, se trouve digne d’être maintenu. Foucault, 159
d’ailleurs, ne s’y trompe pas et rattache clairement l’article d’Hyppolite _
aux thèses discontinuistes, comme on l’a vu. Il a pu voir dans la position
subtile de son ancien professeur une stratégie particulièrement dévasta-
trice pour le marxisme, puisque Hyppolite, loin de se contenter, comme
la thèse discontinuiste forte, d’un rejet pur et simple des œuvres de la
maturité, se propose de les relire mais à partir du prisme hégélien des
écrits de jeunesse, ce qui a pour effet de priver les analyses scientifiques
qui y sont contenues de toute valeur et de n’en retenir que les éléments
idéologiques et philosophiques.
C’est à partir du concept d’aliénation qu’Hyppolite développe son
propos et qu’il propose une lecture humaniste du marxisme. Marx n’aurait
fait, au fond, que compléter Hegel par des analyses économiques plus
informées de la réalité du capitalisme33. Les Manuscrits de 1844 ne seraient
à la limite qu’une réécriture du chapitre VI, B de la Phénoménologie de
l’esprit portant sur l’aliénation de l’homme dans la culture, où Hegel
consacre tout un développement à l’aliénation de l’homme dans son rap-
port à l’argent et à la richesse. Toute l’œuvre ultérieure de Marx ne serait
qu’un long post-scriptum à ces analyses hégéliennes, si bien que le Capital
J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
C’est dans son refus même de l’économisme que le jeune Marx est
humaniste, car il reconnaît l’ensemble des dimensions de la vie sociale,
34. Ibidem, p. 118.
35. Ibidem, p. 116.
36. Ibidem, p. 112.
37. On ne croira pas pour autant qu’Hyppolite s’adonne à une défense inconditionnelle du jeune Marx. D’une part, dans un texte de la
même époque, Hyppolite donne raison à Hegel contre Marx pour ne pas avoir hypostasié la suppression de l’aliénation dans la société
communiste, qui équivaut à ses yeux à une utopie dangereuse (voir Hyppolite Jean, « La conception hégélienne de l’État et sa critique
par Karl Marx », Études sur Marx et Hegel, op. cit.). D’autre part, si Hyppolite a pu apparaître un temps, dans l’immédiat après-guerre,
favorable à certaines interprétations humanistes de Hegel et de Marx, il a très vite pris ses distances avec l’humanisme, comme en
témoigne la publication de Logique et existence en 1952.
38. Gurvitch Georges, « La sociologie du jeune Marx », art. cit., p. 20.
aussi bien celles qui sont de nature matérielle et économique que celles
qui sont de nature morale et proprement psychique. L’homme, dans les
Manuscrits de 1844, est reconnu en tant qu’il est considéré dans toute la
richesse de son expérience, à la différence de la violence qui lui serait faite
à partir de la préface à la Critique de l’économie politique et dans le Capital,
où il serait réduit à une marionnette dont les structures économiques
tirent les ficelles.
La théorie de l’aliénation permet alors à Gurvitch de montrer que l’im-
portance qu’acquiert l’économie dès les Manuscrits de 1844, au moment
où Marx lit l’économie politique anglaise, n’est qu’une déviation de la
véritable nature de l’homme et de la société : « Les caractères de la réalité
sociale mis en avant par Marx sont, d’après lui, déformés, dénaturés, “alié-
nés”, à cause de la prédominance dans l’organisation de la société bour-
geoise actuelle de la propriété privée39. » Ainsi, s’il est exact de dire que
l’économie a pris le pas sur les autres déterminations de la vie sociale dans
le monde moderne, il ne s’agit pas là d’une vérité générale dotée d’une
validité scientifique universelle, mais seulement d’un constat qui corres-
_
pond à l’état du monde dans le capitalisme. C’est sous cette condition
restrictive que l’aliénation peut valoir comme une catégorie sociologique 161
à même de décrire un aspect de la réalité de nos sociétés et que Marx peut _
être qualifié, de manière emphatique, de « prince des sociologues40 ».
Mais les textes de jeunesse sont eux-mêmes ambigus, selon Gurvitch,
et portent déjà les prémisses de la science de l’histoire que Marx déve-
loppera ultérieurement. Dans les Manuscrits de 1844, c’est le versant
eschatologique et utopique du scientisme ultérieur qui se fait jour lorsque
Marx promet l’avènement du communisme et la disparition de l’aliéna-
tion : « Marx passe ainsi d’une sociologie réaliste à une doctrine sociale
et politique qui frappe par son caractère ultra-optimiste, utopique, on
pourrait même dire eschatologique, quant à la phase finale, représentée
par le régime communiste réalisé41. » Dans L’Idéologie allemande, c’est
l’apparition du déterminisme économique qui vient s’ajouter à la doc-
trine eschatologique et qui limite d’autant plus la valeur descriptive des
analyses de Marx42.
C’est pourquoi Gurvitch ne nie pas toute continuité dans l’œuvre de
Marx, mais il insiste sur la nécessité de marquer une rupture nette dans
ses écrits afin de pouvoir sauver de sa faillite les textes de jeunesse et, au
sein de ces textes, de ne garder en eux que ce qui n’annonce pas encore le
Marx de la maturité :
J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
RELIRE ALTHUSSER
Il nous faut d’abord établir qu’Althusser semble avoir dialogué avec
le jeune Foucault lorsque celui-ci élabore l’idée de coupure pour dis-
tinguer les périodes de l’œuvre marxienne. On remarquera en premier
lieu qu’Althusser n’était nullement resté passif lorsque, au début des
années 1950, la « philosophie bourgeoise » cherchait à se réapproprier
Marx. En novembre 1950, il avait même fait paraître un article sur
45. Foucault Michel, « Cours à l’université de Lille, 1952-1953 », fonds Michel Foucault, NAF 28730 (46-1), feuille 50.
J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
46. Althusser Louis, « Le retour à Hegel. Dernier mot du révisionnisme universitaire » (1950), Écrits philosophiques et politiques I, Paris,
Stock-IMEC, 1994.
47. Ibidem, p. 254 : « Voici donc Hegel père des hommes et des dieux, notre père à tous – et père de Marx, bien entendu. Marx l’a mal
compris – bien entendu. Il a tenté de lui échapper en fondant une théorie scientifique et matérialiste de l’histoire. Mais en vérité, Marx
ne lui a pas échappé. Sa vérité est dans Hegel, il est donc tout aussi idéaliste que lui, il n’a fait qu’intégrer au mouvement de l’Idée un
contenu économique qu’il faut bien accorder – accordons-le… Il reste que Marx est un utopiste qui a voulu réaliser l’impossible Idée du
communisme, et à cette fin s’est servi comme d’un “instrument” du prolétariat […]. »
48. Althusser Louis, « À propos du marxisme », Revue de l’enseignement philosophique, avril-juin 1953, 3ème année, n° 4, pp. 15-19.
À notre connaissance, ce texte n’a pas fait l’objet d’une réédition à l’exception de la version anglaise des Early Writings d’Althusser
(Verso, 2014).
49. Althusser Louis, « À propos du marxisme », art. cit., p. 16.
50. Idem.
51. Ibidem, p. 17 : « Encore un mot sur les incidences de ce problème des œuvres de jeunesse. Il est certain qu’il n’est pas étranger à
l’intelligence actuelle du marxisme. On le voit à propos de notions comme la “fin de l’histoire”, liée elle-même à la notion d’aliénation.
Si Marx et ses disciples n’ont cherché qu’à illustrer et vérifier dans leurs œuvres les thèses encore philosophiques de la Question juive
ou du Manuscrit économico-politique, s’ils ont essayé de “donner corps” à l’idée philosophique hégélienne de la fin de l’aliénation et de
la “fin de l’histoire”, alors leur tentative vaut ce que vaut cette idée. Et dans ce cas le marxisme perd sa prétention “scientifique” […]. »
52. Ibidem, p. 16.
53. Ibidem, p. 17 : « Marx tenait donc tous ses articles antérieurs à l’Idéologie allemande pour entachés de “conscience philosophique”
et le texte de l’Idéologie allemande pour la critique de ces influences dépassées. »
J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
terme est-il alors repris à Foucault, mais il ne fait nul doute que l’interro-
gation est née d’un dialogue entre les deux philosophes et qu’il serait très
hasardeux d’en attribuer l’initiative solitaire à l’un ou l’autre, puisque, à
l’évidence, c’est dans leur échange constellaire qu’est née cette idée d’un
renversement des arguments d’Hyppolite et de Gurvitch en faveur d’un
marxisme scientifique et antihumaniste qui romprait avec les intuitions de
jeunesse. Le paradoxe, néanmoins, est que lorsqu’Althusser fait usage du
terme de « coupure » dans les années 1960, celui-ci semble avoir perdu
toute portée politique et ne plus avoir pour enjeu l’opposition entre pensée
marxiste et pensée bourgeoise, ou entre pensée marxiste et pensée non
marxiste. De fait, telle qu’elle apparaît dans Pour Marx, la coupure semble
dessiner un enjeu intérieur au marxisme – son rôle étant de marquer la
distance entre un marxisme humaniste et un marxisme scientifique – et se
limiter par conséquent à son seul aspect épistémologique. La coupure ne
passe plus désormais entre la bourgeoisie et le marxisme, mais entre une
idéologie marxiste et une science marxiste, ce qui paraît niveler considéra-
blement son contenu politique et ne plus faire valoir en elle qu’une question
_
épistémologique. Néanmoins, à l’aune de ce que nous avons dit du jeune
166 Foucault et de son dialogue avec Althusser lui-même dans les années 1950,
_ il convient de faire retour avec un autre regard sur les textes de Pour Marx
pour voir s’il ne persiste pas, dans cette polémique épistémologique interne
au marxisme, quelque chose de la polémique politique des années 1950.
Il est vrai que le débat des années 1950 semble n’avoir laissé nulle trace
dans le livre de 1965. Althusser prend soin de ne pas accuser ses camarades
marxistes de tomber dans une idéologie bourgeoise en prônant l’humanisme
du jeune Marx. On le voit parfaitement dans la réponse à Jorge Semprun
que constitue la « Note complémentaire sur l’“humanisme réel” », dans
laquelle Althusser semble ne pas remettre en cause le contenu communiste de
l’idéologie humaniste et ne faire porter le débat que sur une opposition entre
science et idéologie à l’intérieur du marxisme54. Même configuration dans le
texte « Marxisme et humanisme », où Althusser défend l’usage de l’idéologie
humaniste en Union soviétique en affirmant qu’« il s’agit, non de contester
la réalité que le concept d’humanisme socialiste est chargé de désigner, mais
de définir la valeur théorique de ce concept55. » À ce niveau-là, la coupure
épistémologique n’implique aucunement une coupure politique56.
54. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 257 : « Que les communistes fassent le va-et-vient entre les formes encore incertaines,
confuses et idéologiques dans lesquelles s’expriment soit ce vœu, soit des expériences nouvelles, – et leurs propres concepts théo-
riques, qu’ils forgent, quand le besoin en est absolument prouvé, les nouveaux concepts théoriques adéquats aux bouleversements de la
pratique de notre temps, c’est assurément indispensable. »
55. Ibidem, p. 229.
56. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que la coupure épistémologique, à l’intérieur même du marxisme, n’ait pas pour conséquence des
effets politiques. D’une pensée qui rattache Marx à l’humanisme, Althusser affirme que « pratiquement, elle pourrait édifier un monu-
ment d’idéologie prémarxiste, qui pèserait sur l’histoire réelle, et risquerait de l’entraîner dans des impasses. » (Ibidem, p. 236) On notera
que le terme « prémarxiste » remplace ici habilement l’adjectif « bourgeoise ».
J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser
gine. C’est toute la jeunesse de Marx qui reste enferrée dans la pensée
bourgeoise. S’inspirant des travaux d’Auguste Cornu, Althusser montre
que cette pensée bourgeoise consiste essentiellement en une vision téléo-
logique de l’histoire qui, même chez Feuerbach et après le passage d’une
partie des jeunes hégéliens d’une position libérale à une position commu-
niste, continue de promouvoir une réforme de la conscience plutôt que
des conditions réelles d’existence et aboutit par conséquent à une critique
purement intellectuelle du monde existant.
C’est seulement en quittant l’Allemagne que Marx a pu faire cette
« découverte fondamentale : la découverte que la France et l’Angleterre ne
correspondent pas à leur mythe, la découverte de la réalité française et de la
réalité anglaise, des mensonges de la politique pure, la découverte de la lutte
des classes, du capitalisme en chair et en os et du prolétariat organisé60. »
Les Manuscrits de 1844 restant pris dans une idéologie feuerbachienne et
hégélienne d’allure petite-bourgeoise, c’est en 1845 qu’Althusser a situé la
véritable césure intellectuelle de Marx : « Une “coupure épistémologique”
sans équivoque intervient bien, dans l’œuvre de Marx, au point où Marx
_
lui-même la situe, dans l’ouvrage non publié de son vivant, qui consti-
168 tue la critique de son ancienne conscience philosophique (idéologique) :
_ L’Idéologie allemande61. » Et comme chez le jeune Foucault, cette coupure
est pensée en rupture avec une philosophie de l’aliénation et une anthro-
pologie que Marx tenait de Hegel et de Feuerbach : « Quant à L’Idéologie
allemande, elle nous offre bel et bien une pensée en état de rupture avec
son passé, soumettant à un impitoyable jeu de massacre critique tous ses
anciens présupposés théoriques : aux premiers rangs Hegel et Feuerbach,
toutes les formes d’une philosophie de la conscience et d’une philosophie
anthropologique62. »
La coupure épistémologique prend ici sa véritable signification poli-
tique, car si l’idéologie du jeune Marx est d’essence bourgeoise, alors cela
signifie que sa persistance dans le marxisme marque la présence d’une
idéologie bourgeoise en son sein et que la coupure épistémologique est
une coupure politique qui passe à l’intérieur même du marxisme. Tout se
passe comme si le recours à l’humanisme dans la période poststalinienne
représentait le triomphe des lectures bourgeoises de Marx d’après-guerre :
l’abandon d’une science marxiste de l’histoire au profit d’une idéologie
molle et réformiste, parfaitement conciliable avec des régimes politiques
bourgeois. Contre cela, Althusser a repris l’idée de la coupure épistémo-
logique, que Foucault situait entre marxistes et non marxistes au début
des années 1950, pour différencier deux types de marxistes : les marxistes
CONCLUSION
Faut-il, dès lors, considérer que les réflexions du jeune Foucault ont
eu une influence décisive sur le discours althussérien des années 1960 ?
On sait que les deux hommes avaient développé à la rue d’Ulm une
« profonde amitié63 » et il est par conséquent probable qu’Althusser ait eu
connaissance, au début des années 1950, du travail que développait son
camarade à l’époque et qu’il l’ait réutilisé plus tard dans un autre contexte.
La lettre que Foucault a envoyée à Althusser au moment de la parution
de Pour Marx et de Lire le Capital contient en tout cas des éléments qui
vont dans ce sens64. Dans un langage lyrique et métaphorique, Foucault
paraît évoquer son ancien attachement au marxisme (sa « vieille tête ») et
_
suggère qu’il aurait pu finalement la garder, lui qui se reconnaît dans les
thèses de son ami, ou tout au moins que quelque chose revit en lui à la 169
lecture d’Althusser : _
Tu as « recérébré » tout un domaine que je croyais – que
je constatais ? illusion – mort. Tu as mis un cautère sur une
tête de bois, et la tête s’est remise à bouger […]. Bienfait
(en deux mots aussi bien) pour tous, pour ceux en tout cas
comme moi, qui après avoir brûlé leur vieille tête de cyprès
– le bon feu méditerranéen que ce fût ! – se cherchent les
mains vides […], quelque tronche de rechange pour mas-
quer l’impudeur de leur anencéphalie. Si on avait su, on
aurait donc pu garder sa vieille tête.
R. HERRERA
J.-B. VUILLEROD,
et Z. LONG,
Coupure
Réflexion
épistémologique
sur la croissance
ou coupure
économique
politique ?chinoise
Sur un dialogue
sur le long
determe
jeunesse
: 1952-2014.
entre Foucault et Althusser