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COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE OU COUPURE POLITIQUE?

SUR UN DIALOGUE DE JEUNESSE


ENTRE FOUCAULT ET ALTHUSSER
Author(s): Jean-Baptiste VUILLEROD
Source: Actuel Marx , Deuxième semestre 2019, No. 66, L’ANARCHISME, cet autre
SOCIALISME (Deuxième semestre 2019), pp. 152-170
Published by: Presses Universitaires de France

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L’ANARCHISME, CET AUTRE SOCIALISME

J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser

COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE
OU COUPURE POLITIQUE ?
SUR UN DIALOGUE DE JEUNESSE
ENTRE FOUCAULT ET ALTHUSSER
Par Jean-Baptiste VUILLEROD

Comme tous les grands concepts, la coupure épistémologique a son


grand récit1. Elle serait née dans les langes de l’épistémologie française
– une tradition qui regroupe des pensées aussi différentes que celles de
Bachelard, de Canguilhem, de Cavaillès ou de Foucault –, puis serait passée
au marxisme par l’intermédiaire de Louis Althusser. Traduction marxiste
de la notion bachelardienne de « rupture » épistémologique, elle aurait été
importée depuis son sol épistémologique originaire pour élever le marxisme
_
au rang de science. Certains ont loué un temps sa puissance théorique qui
152 a su extirper le marxisme des bourbes du pragmatisme, aussi bien celui
_ du dogmatisme stalinien que celui de l’humanisme poststalinien ; d’autres
regrettent qu’elle ait réduit la philosophie marxiste à une épistémologie et
qu’elle ait conduit Althusser vers un « théoricisme » aporétique coupé de
la réalité politique des luttes. La plupart s’accordent pour percevoir dans
la coupure « épistémologique » une notion qui, en dernière instance, et
comme son nom semble l’indiquer, serait de nature épistémologique.
Comme tous les grands récits, celui-ci a sa part de vérité. Althusser sou-
tient lui-même qu’il a emprunté le concept de coupure épistémologique
à Bachelard2. Ses propres élèves se sont attachés, à l’époque, à souligner
sa valeur pour tout marxisme qui se voulait enfin libéré de l’idéologie3
et ont rattaché le concept à la tradition épistémologique française4 – la
critique de Jacques Rancière, au début des années 1970, confirme cette
perspective par la négative en comprenant la coupure épistémologique
comme un moyen de légitimation de la suprématie des savants par rapport
à l’action des masses5. Enfin, l’autocritique d’Althusser à l’égard de son
propre théoricisme a semblé acter le fait que la coupure épistémologique

1. Je dédie cette étude à ma grand-mère.


2. Althusser Louis, Pour Marx (1965), Paris, La Découverte, 2005, p. 24.
3. Voir à ce sujet le texte de jeunesse de Pierre Macherey, « À propos de la rupture », La Nouvelle Critique, n° 166, mai 1965, pp. 131-141,
repris dans Histoires de dinosaure. Faire de la philosophie, 1965-1997, Paris, Puf, 1999, pp. 9-34.
4. Lecourt Dominique, Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, Canguilhem, Foucault), Paris, Maspero, 1972, p. 14.
5. Rancière Jacques, La Leçon d’Althusser (1974), Paris, La Fabrique, 2011, p. 68.

Actuel Marx / no 66 / 2019 : L’anarchisme, cet autre socialisme


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posait uniquement au marxisme la question de sa scientificité et que seule


une redéfinition de la philosophie marxiste comme « lutte des classes dans
la théorie » pouvait permettre de reprendre quelque distance par rapport à
la problématique épistémologique de 19656.
Pourtant, il existe un autre récit, souterrain, tapi dans l’ombre des
archives, qui propose une autre généalogie du concept et qui, par là, met au
jour d’autres enjeux. Cet évangile apocryphe fait remonter à un dialogue
avec le jeune Foucault, celui du début des années 1950, sur l’idée de la
coupure et montre que, avant d’avoir revêtu des atours épistémologiques,
elle a consisté en un geste politique et critique : défendre Marx contre
ses réappropriations bourgeoises. Cette généalogie éclaire alors d’un jour
nouveau le projet qui fût celui d’Althusser dans les années 1960 : non plus
seulement élaborer une science marxiste, mais préserver chez Marx la puis-
sance critique et la portée politique de son discours. Comme l’a démontré
Étienne Balibar, Althusser n’a pas repris naïvement à Bachelard le concept
de coupure épistémologique pour l’appliquer au marxisme, mais il a vérita-
blement transformé ce concept pour intégrer l’histoire des sciences et l’épis-
_
témologie dans une histoire plus large, à l’intérieur de laquelle les enjeux
politiques sont maintenus au premier plan7. C’est cette dimension que 153
nous voudrions mettre en évidence ici à partir des réflexions que le jeune _
Foucault a menées au début des années 1950. L’enjeu est donc double :
d’un point de vue historiographique, il s’agit de documenter la genèse
du concept de coupure épistémologique ; d’un point de vue conceptuel,
l’objectif est de redonner à la coupure épistémologique sa portée politique.
Nous verrons que l’idée d’une « coupure » dans l’œuvre de Marx est
déjà présente dans un manuscrit du jeune Foucault datant du début des
années 1950 (I) et que Foucault, dans ce texte, reprend de manière cri-
tique et inversée la discontinuité mise en avant par les non marxistes qui,
à l’époque, faisaient valoir la philosophie humaniste du jeune Marx contre
le scientisme de l’œuvre de la maturité (II). Nous montrerons qu’Althusser
dialoguait déjà à l’époque avec Foucault sur ce sujet et que cela éclaire la
coupure épistémologique des années 1960 sous un nouveau jour, enrichie
des problèmes et des enjeux que cette généalogie alternative aura permis
de dégager (III). Il ne s’agit nullement, par ce parcours, de choisir entre
coupure politique et coupure épistémologique, ni de donner à Althusser
un précurseur en la personne du jeune Foucault, mais de cerner toutes
les dimensions de la « coupure » et de mettre en évidence la constellation
intellectuelle dans laquelle ce concept pluriel est né.

6. Althusser Louis, « Éléments d’autocritique » (1972), in Solitude de Machiavel, Paris, Puf, 1998.
7. Balibar Étienne, « Le concept de “coupure épistémologique” de Gaston Bachelard à Louis Althusser » (1977), in Écrits pour Althusser,
Paris, La Découverte, 1991, p. 26. On pourra aussi se référer aux remarques de Pierre Macherey à ce sujet dans « Althusser et le jeune
Marx », Actuel Marx, 2002/1, n° 31, pp. 159-175.

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LES MANUSCRITS DU JEUNE FOUCAULT


Dans le deuxième dossier de la boîte 37 du fonds Michel Foucault, à la
Bibliothèque nationale de France, on trouve une série de notes sur Marx.
Parmi ces notes se trouve un manuscrit d’une cinquantaine de pages, dont
seules les quarante-deux premières pages sont numérotées, et qui sont
consacrées à « la formation de Marx 8 ». Le texte date vraisemblablement
du tout début des années 19509 et paraît constituer un cours que Foucault
a pu donner à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm ou à Lille, ou
bien peut-être encore une ébauche d’article. On peut en tout cas imaginer
qu’il date de l’époque où Foucault a adhéré au Parti communiste, de 1950
à l’automne 195210, et qu’il consiste en une mise au point théorique liée à
son récent engagement politique.
L’étude s’ouvre sur l’intérêt « polémique » lié à l’appropriation de
l’œuvre de Marx par des intellectuels non marxistes : « les non marxistes
s’intéressent aussi à lui, mais en s’intéressant à ses œuvres de jeunesse11. »
Foucault fait ici explicitement référence aux articles « Marxisme et phi-
losophie » de Jean Hyppolite12 et « La sociologie du jeune Marx » de
_
Georges Gurvitch13, parus respectivement en 1946 et 1948. Le point
154 commun aux deux penseurs est de faire retour aux œuvres de jeunesse de
_ Marx, récemment exhumées, pour contrer le déterminisme scientiste de
l’œuvre de la maturité grâce à un humanisme philosophique. La théorie
de l’aliénation des Manuscrits de 1844, notamment, révèlerait l’intention
morale originelle de l’œuvre de Marx, dont l’horizon communiste ne
serait autre que le « rêve idéal d’un paradis perdu14 ». Foucault résume
ainsi cet intérêt subit pour Marx, en ajoutant le nom de Gaston Fessard
à cette entreprise :

De tout cela il résulte les idées :


- que la vérité de la pensée de Marx est dans les Écrits de jeunesse
- que le programme de l’œuvre y est inscrit : caractère philosophique
- que le marxisme est l’éthique : idée de l’homme15…

8. Foucault Michel, « La formation de Marx », fonds Michel Foucault, la Bibliothèque Nationale de France, NAF 28730 (boîte 37-2).
9. Le texte « La formation de Marx » rejoint en certains points le développement consacré à l’aliénation chez Marx dans un cours que
Foucault a dispensé à Lille en 1952-1953, « Cours à l’université de Lille, 1952-1953 », fonds Michel Foucault, Bibliothèque nationale de
France, NAF 28730 (boîte 46-1).
10. Gros Frédéric, Michel Foucault, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2017, p. 5. Eribon quant à lui étend l’adhésion de Foucault jusqu’en 1953,
voir Eribon Didier, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989.
11. Foucault Michel, « La formation de Marx », art. cit., p. 1.
12. Hyppolite Jean, « Marxisme et philosophie », La Revue socialiste, novembre 1946, repris dans Études sur Marx et Hegel, Paris,
Rivière, 1955, pp. 107-119.
13. Gurvitch Georges, « La sociologie du jeune Marx », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 4, 3e année, 1948, pp. 3-47.
14. Foucault Michel, « La formation de Marx », art. cit., p. 1.
15. Ibidem, p. 2.

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Il en tire la conclusion d’une stratégie antimarxiste dans ce retour


au jeune Marx : « D’où comme conclusion : 1) le matérialisme de Marx
est l’idéalisme, l’éthique, “un prophétisme” (Hyppolite), une religion
(Fessard) ; 2) le marxisme n’est pas une science ; 3) les marxistes ortho-
doxes ont tort, soit parce qu’ils tournent au scientisme (Hyppolite), soit
parce qu’ils ont la foi (conformément aux Écrits de jeunesse). » L’enjeu
de ces lectures semble donc être, aux yeux de Foucault, le « refus du
caractère scientifique du marxisme16 », c’est-à-dire le refus d’une science
de la société et de l’histoire que l’on trouve dans la Critique de l’écono-
mie politique et dans le Capital, au profit d’une intuition philosophique
de jeunesse qui serait le dépassement de l’aliénation humaine dans la
société communiste.
Le problème posé est par conséquent celui de la continuité ou de
la discontinuité des œuvres de Marx entre textes de jeunesse et textes
de la maturité. L’intérêt polémique fait dès lors signe vers un « intérêt
historique », dont l’enjeu est de prendre position par rapport à la discon-
tinuité que les discours non marxistes voient entre la philosophie huma-
_
niste du jeune Marx et son scientisme dogmatique de la maturité. C’est
alors qu’intervient la notion de « coupure » sous la plume de Foucault. Il 155
indique que _
1/ les non marxistes relèvent certaines thèses idéalistes des
Écrits de jeunesse pour critiquer le Capital. Mais il n’y a pas
d’étude historique sur le passage.
2/ Les marxistes ont eu deux attitudes différentes : – les
uns affirmant une discontinuité entre la jeunesse et la matu-
rité. Mais où est la coupure ? Et quel rôle joua la philosophie
dans la pensée de Marx ? – les autres trouvent dans les Écrits
de jeunesse la plupart des thèses de la maturité. Mais se pose
le problème de la continuité : le Capital est-il une œuvre
philosophique ? Les Écrits de jeunesse n’étaient-il pas autre
chose que de la philosophie17 ?

Foucault prend le parti de ceux qui, comme Auguste Cornu18, avaient


insisté sur les ruptures dans l’œuvre de Marx plutôt que de ceux qui,
comme Henri Lefebvre19, en soulignaient la continuité autour d’une même
pensée de l’aliénation et de la dialectique. Il énonce clairement sa « thèse »,
qui situe la « coupure » en 1945, au moment de L’Idéologie allemande :

16. Idem.
17. Ibidem, p. 3 (nous soulignons le terme « coupure »).
18. Cornu Auguste, Karl Marx et la pensée moderne. Contribution à l’étude de la formation du marxisme, Paris, Éditions sociales, 1948.
19. Lefebvre Henri (éd.), Marx. 1818-1883, Paris-Genève, Éditions des trois collines, 1947.

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« Thèse : L’Idéologie allemande serait le premier texte matérialiste ; les autres


seraient encore philosophiques20. » Il y aurait chez Marx, dans cette cou-
pure, un véritable « passage de la philosophie au communisme21 », qui
serait synonyme d’une rupture entre les écrits de jeunesse et les ouvrages
scientifiques ultérieurs.
Foucault indique que, si les raisons de ce « passage » peuvent être
trouvées depuis la logique interne de la pensée de Marx, qui insistait sur
la nécessaire réalisation pratique de sa philosophie, c’est plutôt du côté
de « la situation historique22 » qu’il faut nous tourner pour comprendre
cet abandon de la philosophie23. Il reprend l’idée, véhiculée par Marx lui-
même dans L’introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel,
d’une Allemagne qui n’appartenait à son temps que par la philosophie,
mais qui, économiquement et politiquement, restait profondément en
retard, maintenue qu’elle était dans une économie agricole et dans un
régime féodal. Le jeune Marx a donc dû se contenter de la philosophie,
c’est-à-dire d’une « activité idéologique24 » qui lui masquait la réalité du
monde social : « D’où le caractère abstrait de l’idéologie allemande : de
_
fausses réponses à de faux problèmes25. » Cette idéologie, ce fut d’abord
156 celle du jeune hégélianisme, celui de Ruge, de Bauer, de Hess, puis celle
_ de Feuerbach quand Marx a commencé à prendre ses distances avec ce
courant auquel il avait pris une part active.
Il aura fallu que Marx sorte d’Allemagne, qu’il s’exile en France et en
Belgique, qu’il prenne connaissance des conditions sociales en Angleterre
grâce à son ami Engels, pour qu’il rencontre la réalité sociale de son temps.
Cette réalité a un nom, c’est le prolétariat. Non pas celui des philosophes,
mais celui de l’économie réelle et des organisations ouvrières. Alors peut
disparaître l’humanisme philosophique de jeunesse : « Intervention
du prolétariat, non seulement comme idée, mais aussi comme réalité.
La réflexion sur la condition du prolétariat fait disparaître la théorie
philosophique de la nature humaine26. » À Paris, la rédaction des Manuscrits
de 1844 restait encore prise dans une conceptualité feuerbachienne qui,
certes, rompait avec l’idéalisme et le libéralisme des jeunes hégéliens, mais
qui se maintenait à l’intérieur d’une perspective utopique, anthropologique

20. Foucault Michel, « La formation de Marx », art. cit., p. 5.


21. Ibidem, p. 6.
22. Ibidem, p. 9.
23. Ibidem, p. 7 : « Ce qui est premier, c’est le mouvement historique réel ; mais les philosophes donnent aux idées qui leur viennent de
l’existence, une signification philosophique. – Et tout cela dépend de l’histoire réelle. »
24. Ibidem, p. 14.
25. Ibidem, p. 15.
26. Idem, page non numérotée.

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et bourgeoise27. Seul le prolétariat réel pouvait sortir Marx des errements


conceptuels de sa jeunesse et le mener à cette science du monde social
qui prend corps pour la première fois dans L’Idéologie allemande – ce que
Foucault nomme « le moment de la libération accomplie : 184528. »
La « coupure » que pointe le jeune Foucault dans l’œuvre de Marx
a donc bien, d’ores et déjà, une certaine dimension épistémologique
puisqu’elle concerne l’abandon d’une idéologie philosophique au profit
d’une conception scientifique du monde social. Elle n’est cependant pas le
fruit d’une évolution interne à la pensée théorique, mais se trouve renvoyée
– de manière il faut bien dire assez rudimentaire et qui n’a encore rien à
voir avec l’écriture de l’histoire que mettra en œuvre Foucault à partir
des années 1960 – à la situation historique de l’Allemagne de l’époque et
à un choc biographique quasi miraculeux : la rencontre de Marx avec le
prolétariat, qui a tout de la rencontre de Saül avec Dieu sur le chemin de
Damas. Cet évitement de l’analyse épistémologique, si elle reste sans doute
maladroite, a cependant une véritable signification pour saisir l’enjeu de
la « coupure » : un enjeu qui est d’ordre non pas uniquement épistémique,
_
mais politique. Pour le comprendre, il nous faut revenir plus en détail sur
les textes d’Hyppolite et de Gurvitch que discute Foucault. 157
_
L’ENJEU POLITIQUE DE LA COUPURE
Les textes d’Hyppolite et de Gurvitch apparaissent à Foucault comme
des réappropriations bourgeoises de la pensée de Marx. Ils doivent par
conséquent à ses yeux être compris pour ce qu’ils sont : des stratégies poli-
tiques et des tactiques idéologiques. Disons d’emblée qu’il s’agit là d’un
tour de force, puisque s’il est vrai que Jean Hyppolite n’était ni marxiste,
ni communiste, il s’est toujours attaché à faire dialoguer son hégélianisme
avec la pensée de Marx de manière subtile et non unilatérale, de sorte que
son rapport au marxisme ne saurait être réduit à une forme d’adversité
bourgeoise ; quant à Georges Gurvitch, il avait participé aux tendances
conseillistes et autogestionnaires lors de la révolution de 1917 en Russie,
son pays d’origine, et bien qu’il se soit montré très tôt hostile aux aspects
déterministes et économicistes du marxisme, il n’a pas considéré la pensée
marxienne comme une ennemie, mais a toujours su y retrouver une

27. Telle était la démonstration d’Auguste Cornu dans Karl Marx et la pensée moderne, op. cit., chapitre 4, qu’il développera de manière
plus détaillée dans Karl Marx et Friedrich Engels. Tome I, Paris, Puf, 1955. Cornu montrait que l’idéalisme des jeunes hégéliens les faisait
concevoir l’histoire comme un progrès dans la conscience de soi et que cela les amenait 1) à situer la critique comme seule activité
intellectuelle de la philosophie, 2) à hypostasier un idéal téléologique et utopique de l’histoire dans une société rationnelle, 3) à penser
cette société rationnelle dans le cadre libéral de l’État moderne. Les jeunes hégéliens ne représentaient par conséquent rien d’autre que
l’avant-garde du « libéralisme bourgeois » allemand en lutte contre l’absolutisme prussien. Cornu soulignait que Feuerbach avait certes
rompu avec cet idéalisme en faisant retour à la nature sensible de l’homme, mais qu’il se situait encore à l’intérieur de cette pensée
bourgeoise du fait, d’une part, qu’il centrait sa critique sur la question religieuse et se maintenait par conséquent encore dans la question
des représentations, et, d’autre part, qu’il continuait à penser l’histoire à l’aune d’une réalisation utopique de l’essence humaine.
28. Foucault Michel, « La formation de Marx », art. cit., p. 17.

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L’ANARCHISME, CET AUTRE SOCIALISME

J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser

source de dialogue intellectuel fécond29. On se gardera donc de prendre


le geste foucaldien, avec l’opposition très tranchée entre marxistes et non
marxistes qu’il propose, trop à la lettre. Il est vrai néanmoins qu’Hyppolite
et Gurvitch se retrouvent dans leur retour commun au jeune Marx contre
ce qu’ils estiment être le scientisme de la maturité, et font valoir contre la
science de l’histoire une philosophie humaniste compatible avec l’hégélia-
nisme ou avec la sociologie.
La réponse de Foucault à ce qu’il perçoit comme des attaques portées au
marxisme mime en quelque sorte la subtilité de leur procédé, puisqu’elle
consiste à leur accorder l’idée d’une « coupure » dans le texte de Marx,
mais à inverser la valeur des deux pans de l’œuvre qu’elle sert à scinder : au
Marx de la maturité revient le mérite d’avoir liquidé la conscience philo-
sophique de sa jeunesse, et non le devoir de s’excuser des déviations scien-
tistes qu’il aurait fait subir à ses intuitions initiales. Un tel renversement
axiologique est d’une extrême importance pour qui veut saisir la genèse
de la coupure épistémologique. Il montre que la coupure épistémologique
est une thèse qui a été soutenue par les intellectuels « bourgeois » et que
_
c’est en se réappropriant cette réappropriation bourgeoise du marxisme
158 que le jeune Foucault parvient à lui faire jouer le rôle d’une défense de la
_ scientificité du marxisme – rôle qu’elle jouera quelques années plus tard
chez Althusser.
Dans « Marxisme et philosophie », Hyppolite propose une lecture
hégélienne de Marx, le marxisme consistant avant tout à ses yeux dans
la volonté de réaliser pratiquement la philosophie spéculative hégélienne.
Il s’agirait pour Marx de « faire passer l’Idée hégélienne dans la réalité des
choses, c’est-à-dire substituer à l’idéalisme spéculatif une philosophie de
l’action qui réconcilie authentiquement la philosophie et la vie […]30. »
C’est pourquoi les écrits de jeunesse sont si importants pour lire Marx, car
par la théorie de l’aliénation qu’ils exposent, ils témoignent au plus haut
point de l’influence hégélienne :

À notre avis, les débats actuels sur le matérialisme de


Marx deviendraient plus clairs si l’on se référait aux travaux
philosophiques antérieurs au Manifeste communiste et au
Capital. On peut admettre, en effet – et c’est là le second
point de vue – que Marx ne peut se comprendre qu’à partir
de ses travaux philosophiques. Une lecture, en particulier,
du Capital, sans la lecture antérieure de la Contribution à

29. C’est ainsi que Gurvitch, rentré en France après un séjour aux États-Unis entre 1940 et 1945, parle dans ses préoccupations
intellectuelles à la fin des années 1940 d’une « nouvelle rencontre avec Marx, après de longues années de séparation » (Gurvitch Georges,
« Mon itinéraire intellectuel ou l’exclu de la horde », p. 10, https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1966_num_1_1_944).
30. Hyppolite Jean, « Marxisme et philosophie », art. cit., p. 107.

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la critique de la philosophie du droit de Hegel et de l’article


Économie politique et philosophie, même sans celle de toute
la Phénoménologie de Hegel que Marx estimait tellement et
qu’il cite littéralement dans cet article, nous paraît conduire
inévitablement à des contresens31.

Le « second point de vue » dont il est question ici s’oppose à celui prôné
par une lecture trop discontinuiste de l’œuvre de Marx, qui postulerait une
rupture complète entre les intuitions philosophiques de sa jeunesse et le
développement ultérieur d’une science de l’histoire32. Cependant, s’il cri-
tique ce qu’on pourrait appeler une thèse discontinuiste forte, Hyppolite
ne défend pas pour autant la thèse d’une continuité absolue entre les
écrits de jeunesse et ceux de la maturité. Il propose en réalité également
une interprétation discontinuiste et considère lui aussi que les écrits de la
maturité constituent une rupture par rapport aux écrits de jeunesse. Mais
il le fait de manière fine en proposant de relire certains éléments de la
maturité du Manifeste, de la Critique de l’économie politique et du Capital
_
à l’aune des textes hégéliens du début des années 1840 pour discréditer ce
qui, dans les textes plus tardifs, se trouve digne d’être maintenu. Foucault, 159
d’ailleurs, ne s’y trompe pas et rattache clairement l’article d’Hyppolite _
aux thèses discontinuistes, comme on l’a vu. Il a pu voir dans la position
subtile de son ancien professeur une stratégie particulièrement dévasta-
trice pour le marxisme, puisque Hyppolite, loin de se contenter, comme
la thèse discontinuiste forte, d’un rejet pur et simple des œuvres de la
maturité, se propose de les relire mais à partir du prisme hégélien des
écrits de jeunesse, ce qui a pour effet de priver les analyses scientifiques
qui y sont contenues de toute valeur et de n’en retenir que les éléments
idéologiques et philosophiques.
C’est à partir du concept d’aliénation qu’Hyppolite développe son
propos et qu’il propose une lecture humaniste du marxisme. Marx n’aurait
fait, au fond, que compléter Hegel par des analyses économiques plus
informées de la réalité du capitalisme33. Les Manuscrits de 1844 ne seraient
à la limite qu’une réécriture du chapitre VI, B de la Phénoménologie de
l’esprit portant sur l’aliénation de l’homme dans la culture, où Hegel
consacre tout un développement à l’aliénation de l’homme dans son rap-
port à l’argent et à la richesse. Toute l’œuvre ultérieure de Marx ne serait
qu’un long post-scriptum à ces analyses hégéliennes, si bien que le Capital

31. Ibidem, p. 110.


32. Ibidem, p. 109.
33. Ibidem, p. 112 : « Hegel a exprimé cette conception de l’aliénation de l’homme dans l’argent, au cours d’un des développements de
la Phénoménologie, et Marx – fort de l’expérience économique que vient de lui révéler Engels – reprend toute l’analyse et même les
expressions de Hegel sur ce point. »

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L’ANARCHISME, CET AUTRE SOCIALISME

J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser

n’est plus qu’une « vivante réplique34 » de la Phénoménologie sous la plume


d’Hyppolite. Hegel, Marx, mais aussi Feuerbach se rejoignent dans un
humanisme qui n’a rien à voir avec le scientisme économiste des œuvres
de la maturité puisqu’il insiste sur la nécessité, pour l’homme, de redevenir
maître de son destin en supprimant l’aliénation de son essence dans le
monde économique qui l’entoure. On aboutit dans tous les cas à la « réali-
sation de l’homme vrai, authentique35 », qui semble incompatible avec une
lecture scientiste du Capital : « Si Marx critique l’aliénation de l’homme
vivant et créateur dans l’argent, il critiquerait aussi bien l’aliénation de
l’homme dans un scientisme objectiviste qui ne verrait pas la science
naître de l’homme36. » De ce fait, s’il faut continuer à lire l’œuvre marxiste
de la maturité, c’est uniquement en y abandonnant ce qui ressort de ce
scientisme et en n’y retenant que ce qui appartient encore aux intuitions
humanistes de jeunesse, à une pensée humaniste de l’aliénation qui seule
serait pertinente37.
La perspective de Gurvitch dans « La sociologie du jeune Marx » est très
proche dans ses conclusions de celle d’Hyppolite, mais cette fois le propos
_
se déploie dans un horizon sociologique et non philosophique. Gurvitch
160 pointe chez Marx une tension entre, d’un côté, les écrits de jeunesse,
_ notamment les Manuscrits de 1844 et L’Idéologie allemande, compatible
à ses yeux avec la sociologie, et, d’un autre côté, les écrits de la maturité
dont le déterminisme économiste serait à l’opposé de l’esprit sociologique.
Gurvitch se donne beaucoup de mal pour faire du jeune Marx un disciple
de Saint-Simon et pour montrer que les deux hommes ont en commun le
refus de réduire la société à ses composantes économiques :

Cette production, cette activité collective, qui s’exté-


riorise dans le travail, sont-elles uniquement matérielles,
techniques et économiques ? Non, répond avec Saint-Simon
le jeune Marx, elles sont globales, totales. […] Il s’agit donc,
dans la réalité sociale, d’un « humanisme procédant positi-
vement de lui-même, d’un humanisme positif 38 ».

C’est dans son refus même de l’économisme que le jeune Marx est
humaniste, car il reconnaît l’ensemble des dimensions de la vie sociale,
34. Ibidem, p. 118.
35. Ibidem, p. 116.
36. Ibidem, p. 112.
37. On ne croira pas pour autant qu’Hyppolite s’adonne à une défense inconditionnelle du jeune Marx. D’une part, dans un texte de la
même époque, Hyppolite donne raison à Hegel contre Marx pour ne pas avoir hypostasié la suppression de l’aliénation dans la société
communiste, qui équivaut à ses yeux à une utopie dangereuse (voir Hyppolite Jean, « La conception hégélienne de l’État et sa critique
par Karl Marx », Études sur Marx et Hegel, op. cit.). D’autre part, si Hyppolite a pu apparaître un temps, dans l’immédiat après-guerre,
favorable à certaines interprétations humanistes de Hegel et de Marx, il a très vite pris ses distances avec l’humanisme, comme en
témoigne la publication de Logique et existence en 1952.
38. Gurvitch Georges, « La sociologie du jeune Marx », art. cit., p. 20.

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PRÉSENTATION DOSSIER EN DÉBAT INTERVENTIONS LIVRES

aussi bien celles qui sont de nature matérielle et économique que celles
qui sont de nature morale et proprement psychique. L’homme, dans les
Manuscrits de 1844, est reconnu en tant qu’il est considéré dans toute la
richesse de son expérience, à la différence de la violence qui lui serait faite
à partir de la préface à la Critique de l’économie politique et dans le Capital,
où il serait réduit à une marionnette dont les structures économiques
tirent les ficelles.
La théorie de l’aliénation permet alors à Gurvitch de montrer que l’im-
portance qu’acquiert l’économie dès les Manuscrits de 1844, au moment
où Marx lit l’économie politique anglaise, n’est qu’une déviation de la
véritable nature de l’homme et de la société : « Les caractères de la réalité
sociale mis en avant par Marx sont, d’après lui, déformés, dénaturés, “alié-
nés”, à cause de la prédominance dans l’organisation de la société bour-
geoise actuelle de la propriété privée39. » Ainsi, s’il est exact de dire que
l’économie a pris le pas sur les autres déterminations de la vie sociale dans
le monde moderne, il ne s’agit pas là d’une vérité générale dotée d’une
validité scientifique universelle, mais seulement d’un constat qui corres-
_
pond à l’état du monde dans le capitalisme. C’est sous cette condition
restrictive que l’aliénation peut valoir comme une catégorie sociologique 161
à même de décrire un aspect de la réalité de nos sociétés et que Marx peut _
être qualifié, de manière emphatique, de « prince des sociologues40 ».
Mais les textes de jeunesse sont eux-mêmes ambigus, selon Gurvitch,
et portent déjà les prémisses de la science de l’histoire que Marx déve-
loppera ultérieurement. Dans les Manuscrits de 1844, c’est le versant
eschatologique et utopique du scientisme ultérieur qui se fait jour lorsque
Marx promet l’avènement du communisme et la disparition de l’aliéna-
tion : « Marx passe ainsi d’une sociologie réaliste à une doctrine sociale
et politique qui frappe par son caractère ultra-optimiste, utopique, on
pourrait même dire eschatologique, quant à la phase finale, représentée
par le régime communiste réalisé41. » Dans L’Idéologie allemande, c’est
l’apparition du déterminisme économique qui vient s’ajouter à la doc-
trine eschatologique et qui limite d’autant plus la valeur descriptive des
analyses de Marx42.
C’est pourquoi Gurvitch ne nie pas toute continuité dans l’œuvre de
Marx, mais il insiste sur la nécessité de marquer une rupture nette dans
ses écrits afin de pouvoir sauver de sa faillite les textes de jeunesse et, au
sein de ces textes, de ne garder en eux que ce qui n’annonce pas encore le
Marx de la maturité :

39. Ibidem, p. 24.


40. Ibidem, p. 27.
41. Ibidem, p. 26.
42. Ibidem, p. 38.

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L’ANARCHISME, CET AUTRE SOCIALISME

J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser

Loin de nous l’idée de contester l’unité de la pensée de


Marx ; en effet, aucune solution de continuité ne peut être
observée dans les différentes phases de son développement.
Mais ce serait aller bien trop loin que d’ignorer l’existence
même de ces phases, et de ne pas voir, par exemple, que
la structure de la réalité sociale n’est pas interprétée et en
tout cas accentuée exactement de la même façon dans les
ouvrages de jeunesse et dans sa Critique de l’Économie poli-
tique ou le Capital43.

Comme chez Hyppolite, la thèse discontinuiste s’élabore ici avec


nuance et subtilité, mais l’idée d’une coupure n’en est pas moins affirmée
pour rendre possible une lecture non marxiste de Marx, en le ramenant
du côté de ce que Gurvitch assume lui-même comme un « relativisme44 »
sociologique, qui refuse le primat de l’économie et l’idée d’une science de
l’histoire au profit d’une description toujours multiple et singulière des
différentes déterminations du monde social.
_
Les voies que suivent Gurvitch et Hyppolite sont certes différentes,
162 l’une passe par la sociologie et Saint-Simon, l’autre par la philosophie et
_ Hegel, mais elles se rejoignent dans une lecture non marxiste de Marx qui
vise, in fine, à discréditer la scientificité du marxisme de la maturité et, par
conséquent, à arracher Marx aux marxistes grâce à une lecture humaniste
de ce dernier. C’est cette offensive que combat Foucault dans son manus-
crit « La formation de Marx ». Mais loin de le faire en réintroduisant une
continuité dans l’œuvre de Marx, il reprend à ses adversaires la thèse de
la discontinuité et la retourne contre eux. La « coupure » a bel et bien eu
lieu, mais elle est positive, et non négative. Elle fait même toute la valeur
du marxisme, puisqu’elle marque la rencontre de Marx avec le prolétariat
et la possibilité d’une science de l’histoire. C’est en ce sens que la coupure
épistémologique est aussi une coupure politique chez le jeune Foucault.
Elle lutte contre les réappropriations « bourgeoises » de Marx tout en
retournant l’arme du crime contre ses adversaires. Ainsi, avant de devenir
un débat interne au marxisme qui porte principalement sur la dimension
scientifique (et non politique) du marxisme, comme ce sera le cas dans les
années 1960 avec Althusser, la coupure, chez le Foucault des années 1950,
se situe dans un débat proprement politique qui oppose les marxistes aux
non marxistes. Elle est ce qui permet de sauver Marx de l’humanisme dans
lequel la philosophie bourgeoise veut l’enfermer.

43. Ibidem, p. 40.


44. Ibidem, p. 47.

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PRÉSENTATION DOSSIER EN DÉBAT INTERVENTIONS LIVRES

Un passage d’un cours du jeune Foucault consacré à l’anthropologie,


donné à l’université de Lille en 1952-1953, est parfaitement clair quant
à la rupture opérée par Marx avec la tradition humaniste qui prendrait sa
source chez Hegel et Feuerbach :

Le marxisme, c’est la fin de toutes les philosophies de


l’homme, c’est la fin de tous les humanismes. Donner son
poids au marxisme, ce n’est pas en faire l’héritier de toutes
les fadeurs humanistes, de toutes les platitudes anthropolo-
giques – où l’homme et la vérité se trouvent liés l’un à l’autre
depuis les formes éléments de l’existence naturelle jusqu’aux
accomplissements les plus spirituels de l’essence humaine45.

La beauté de ce passage et ce qu’il préfigure pour l’œuvre de Foucault


lui-même exigeraient un long commentaire. On en retiendra simple-
ment que ce que Foucault décrit ici comme une rupture consommée du
marxisme avec l’humanisme qui l’a précédé, est à comprendre en lien
_
avec la « coupure » qu’il développe au même moment dans son manuscrit
sur « La formation de Marx ». La coupure marxiste annonce la mort de 163
l’homme, celle-là même qui, dans Les Mots et les choses, sera retournée _
contre le marxisme humaniste. Mais nous n’en sommes pas là, au début
des années 1950, lorsque Foucault pense encore pouvoir trouver chez
Marx, dans la coupure de ce dernier avec sa jeunesse jeune hégélienne, cet
antihumanisme qu’il appelle déjà de ses vœux.
Les deux thèmes de l’antihumanisme et de la coupure se retrouveront
bien sûr chez Louis Althusser une dizaine d’années plus tard. C’est lui
que nous pouvons relire maintenant sous un nouveau jour pour voir non
seulement s’il est possible de retrouver au cœur même de Pour Marx la
surdétermination politique de la coupure épistémologique, mais aussi
pour vérifier si, dès le départ, dès ce début des années 1950, Althusser
n’était déjà pas partie prenante dans l’élaboration foucaldienne de cette
pensée de la coupure.

RELIRE ALTHUSSER
Il nous faut d’abord établir qu’Althusser semble avoir dialogué avec
le jeune Foucault lorsque celui-ci élabore l’idée de coupure pour dis-
tinguer les périodes de l’œuvre marxienne. On remarquera en premier
lieu qu’Althusser n’était nullement resté passif lorsque, au début des
années 1950, la « philosophie bourgeoise » cherchait à se réapproprier
Marx. En novembre 1950, il avait même fait paraître un article sur

45. Foucault Michel, « Cours à l’université de Lille, 1952-1953 », fonds Michel Foucault, NAF 28730 (46-1), feuille 50.

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L’ANARCHISME, CET AUTRE SOCIALISME

J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser

« Le retour à Hegel » dans La Nouvelle critique contre la nomination de


Jean Hyppolite en Sorbonne et contre l’accaparement idéologique de
l’hégélianisme par la pensée réactionnaire bourgeoise46. Dans ce texte, il
attaquait violemment les lectures hégéliennes de Marx, qui rattachaient
Marx à ses influences de jeunesse et qui, certes, accordaient à Marx
d’avoir intégré à la dialectique hégélienne un contenu économique
concret, mais lui reprochaient d’avoir abandonné cette concrétude au
profit d’un idéal communiste utopique47.
C’est cependant un texte de 1953 qui témoigne le plus de l’intime
proximité intellectuelle d’Althusser et Foucault à l’époque. Il s’agit d’un
article intitulé « À propos du marxisme » et paru dans la Revue de l’ensei-
gnement philosophique48. On aurait bien du mal à y reconnaître l’Althusser
des années 1960, tant il y défend un marxisme dogmatique et se contente
d’exposer les lectures que Lénine et Staline avaient proposées de Marx
plutôt que d’élaborer une lecture originale de celui-ci. Néanmoins, il pose
déjà ce qu’il nomme « le problème des œuvres de jeunesse de Marx49 », et
non seulement ce problème recoupe tout à fait les préoccupations du jeune
_
Foucault à cette date, mais ce sont les mêmes interlocuteurs – Hyppolite
164 et Gurvitch – que choisit Althusser pour développer son propos :
_
Si l’on considère que ces œuvres [de jeunesse] contiennent
l’inspiration fondamentale de Marx, elles deviennent le prin-
cipe d’interprétation et le critère de validité du marxisme.
Ainsi, pour prendre deux exemples différents, M. Hyppolite
a défendu la thèse que Marx est resté fidèle, jusque dans
Le Capital, à ses intuitions philosophiques originaires […].
M. Gurvitch, à l’inverse, a défendu les intuitions de jeunesse
de Marx contre ses ouvrages de la maturité, d’inspiration
différente et inférieure (« La sociologie du jeune Marx »,
Cahiers internationaux de sociologie, 4ème vol. 1948). À travers
ces thèses se trouve posé le problème de la tradition marxiste
et du développement de la pensée marxiste50.

46. Althusser Louis, « Le retour à Hegel. Dernier mot du révisionnisme universitaire » (1950), Écrits philosophiques et politiques I, Paris,
Stock-IMEC, 1994.
47. Ibidem, p. 254 : « Voici donc Hegel père des hommes et des dieux, notre père à tous – et père de Marx, bien entendu. Marx l’a mal
compris – bien entendu. Il a tenté de lui échapper en fondant une théorie scientifique et matérialiste de l’histoire. Mais en vérité, Marx
ne lui a pas échappé. Sa vérité est dans Hegel, il est donc tout aussi idéaliste que lui, il n’a fait qu’intégrer au mouvement de l’Idée un
contenu économique qu’il faut bien accorder – accordons-le… Il reste que Marx est un utopiste qui a voulu réaliser l’impossible Idée du
communisme, et à cette fin s’est servi comme d’un “instrument” du prolétariat […]. »
48. Althusser Louis, « À propos du marxisme », Revue de l’enseignement philosophique, avril-juin 1953, 3ème année, n° 4, pp. 15-19.
À notre connaissance, ce texte n’a pas fait l’objet d’une réédition à l’exception de la version anglaise des Early Writings d’Althusser
(Verso, 2014).
49. Althusser Louis, « À propos du marxisme », art. cit., p. 16.
50. Idem.

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PRÉSENTATION DOSSIER EN DÉBAT INTERVENTIONS LIVRES

On a vu, en effet, qu’Hyppolite et Gurvitch se retrouvaient dans le


fait de jouer les œuvres du jeune Marx contre les textes de la maturité et
que, malgré l’insistance d’Hyppolite sur la fidélité du vieux Marx à son
humanisme passé, cela revenait malgré tout à instaurer une séparation
radicale dans l’œuvre entre humanisme et scientisme, et à rejoindre ainsi,
par un biais plus subtil sans doute, mais non moins important, la rupture
hautement affirmée par Gurvitch. Le constat, en tout cas, est assurément
proche de celui dressé par Foucault à la même époque.
Althusser nomme comme enjeux de cette valorisation des œuvres de
jeunesse de Marx les questions de l’aliénation et de la fin de l’histoire qui,
comme chez Foucault de nouveau, font perdre au marxisme sa dimension
scientifique au profit d’une simple idéologie humaniste d’inspiration hégé-
lienne et feuerbachienne51. Il cite notamment Auguste Cornu comme l’un
de ceux qui, avec Mehring, sont parvenus à établir que les œuvres de jeunesse
ne valaient que comme « transition » dans l’itinéraire intellectuel de Marx et
qui permettent ainsi de reprendre, tout en le renversant contre leurs auteurs,
le thème non marxiste d’une opposition ou d’une tension entre les écrits de
_
jeunesse et les écrits de la maturité : « Dans cette perspective, les influences
philosophiques de jeunesse n’apparaissent plus dans le Capital que comme 165
des éléments dépassés dans une conception originale52 ». La coupure – mais _
le terme n’apparaît pas encore sous sa plume – est alors explicitement située,
comme ce sera le cas dans les années 1960, et comme c’est déjà le cas pour
le jeune Foucault, au moment de L’Idéologie allemande53.
Comment douter que cette compréhension de l’œuvre de Marx et
cette première élaboration de la coupure épistémologique, dans laquelle
Foucault et Althusser se trouvent si proches en ce début des années 1950,
est née d’un dialogue entre les deux amis ? Leur questionnement est assu-
rément proche si l’on voit un souci commun d’arracher Marx à ses lectures
non marxistes et de faire valoir une coupure dans son œuvre qui, certes,
est déjà posée comme une coupure scientifique, mais qui, à l’évidence, très
explicitement, est affirmée comme une coupure politique destinée à lutter
contre des récupérations idéologiques du marxisme.
On l’a dit, cependant, le terme de « coupure » n’est pas encore présent
chez Althusser dans ces textes des années 1950. Il faut attendre les articles
du début des années 1960, republiés en 1965 dans Pour Marx, pour que
cette notion apparaisse au centre de son dispositif théorique. Peut-être le

51. Ibidem, p. 17 : « Encore un mot sur les incidences de ce problème des œuvres de jeunesse. Il est certain qu’il n’est pas étranger à
l’intelligence actuelle du marxisme. On le voit à propos de notions comme la “fin de l’histoire”, liée elle-même à la notion d’aliénation.
Si Marx et ses disciples n’ont cherché qu’à illustrer et vérifier dans leurs œuvres les thèses encore philosophiques de la Question juive
ou du Manuscrit économico-politique, s’ils ont essayé de “donner corps” à l’idée philosophique hégélienne de la fin de l’aliénation et de
la “fin de l’histoire”, alors leur tentative vaut ce que vaut cette idée. Et dans ce cas le marxisme perd sa prétention “scientifique” […]. »
52. Ibidem, p. 16.
53. Ibidem, p. 17 : « Marx tenait donc tous ses articles antérieurs à l’Idéologie allemande pour entachés de “conscience philosophique”
et le texte de l’Idéologie allemande pour la critique de ces influences dépassées. »

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L’ANARCHISME, CET AUTRE SOCIALISME

J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser

terme est-il alors repris à Foucault, mais il ne fait nul doute que l’interro-
gation est née d’un dialogue entre les deux philosophes et qu’il serait très
hasardeux d’en attribuer l’initiative solitaire à l’un ou l’autre, puisque, à
l’évidence, c’est dans leur échange constellaire qu’est née cette idée d’un
renversement des arguments d’Hyppolite et de Gurvitch en faveur d’un
marxisme scientifique et antihumaniste qui romprait avec les intuitions de
jeunesse. Le paradoxe, néanmoins, est que lorsqu’Althusser fait usage du
terme de « coupure » dans les années 1960, celui-ci semble avoir perdu
toute portée politique et ne plus avoir pour enjeu l’opposition entre pensée
marxiste et pensée bourgeoise, ou entre pensée marxiste et pensée non
marxiste. De fait, telle qu’elle apparaît dans Pour Marx, la coupure semble
dessiner un enjeu intérieur au marxisme – son rôle étant de marquer la
distance entre un marxisme humaniste et un marxisme scientifique – et se
limiter par conséquent à son seul aspect épistémologique. La coupure ne
passe plus désormais entre la bourgeoisie et le marxisme, mais entre une
idéologie marxiste et une science marxiste, ce qui paraît niveler considéra-
blement son contenu politique et ne plus faire valoir en elle qu’une question
_
épistémologique. Néanmoins, à l’aune de ce que nous avons dit du jeune
166 Foucault et de son dialogue avec Althusser lui-même dans les années 1950,
_ il convient de faire retour avec un autre regard sur les textes de Pour Marx
pour voir s’il ne persiste pas, dans cette polémique épistémologique interne
au marxisme, quelque chose de la polémique politique des années 1950.
Il est vrai que le débat des années 1950 semble n’avoir laissé nulle trace
dans le livre de 1965. Althusser prend soin de ne pas accuser ses camarades
marxistes de tomber dans une idéologie bourgeoise en prônant l’humanisme
du jeune Marx. On le voit parfaitement dans la réponse à Jorge Semprun
que constitue la « Note complémentaire sur l’“humanisme réel” », dans
laquelle Althusser semble ne pas remettre en cause le contenu communiste de
l’idéologie humaniste et ne faire porter le débat que sur une opposition entre
science et idéologie à l’intérieur du marxisme54. Même configuration dans le
texte « Marxisme et humanisme », où Althusser défend l’usage de l’idéologie
humaniste en Union soviétique en affirmant qu’« il s’agit, non de contester
la réalité que le concept d’humanisme socialiste est chargé de désigner, mais
de définir la valeur théorique de ce concept55. » À ce niveau-là, la coupure
épistémologique n’implique aucunement une coupure politique56.

54. Althusser Louis, Pour Marx, op. cit., p. 257 : « Que les communistes fassent le va-et-vient entre les formes encore incertaines,
confuses et idéologiques dans lesquelles s’expriment soit ce vœu, soit des expériences nouvelles, – et leurs propres concepts théo-
riques, qu’ils forgent, quand le besoin en est absolument prouvé, les nouveaux concepts théoriques adéquats aux bouleversements de la
pratique de notre temps, c’est assurément indispensable. »
55. Ibidem, p. 229.
56. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que la coupure épistémologique, à l’intérieur même du marxisme, n’ait pas pour conséquence des
effets politiques. D’une pensée qui rattache Marx à l’humanisme, Althusser affirme que « pratiquement, elle pourrait édifier un monu-
ment d’idéologie prémarxiste, qui pèserait sur l’histoire réelle, et risquerait de l’entraîner dans des impasses. » (Ibidem, p. 236) On notera
que le terme « prémarxiste » remplace ici habilement l’adjectif « bourgeoise ».

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PRÉSENTATION DOSSIER EN DÉBAT INTERVENTIONS LIVRES

Pourtant, une lecture attentive de l’article « Sur le jeune Marx »


montre que l’idéologie humaniste relève bel et bien d’une idéologie bour-
geoise intérieure au marxisme. Le texte traite tour à tour « le problème
politique », « le problème théorique » et « le problème historique » que
posent les écrits de jeunesse de Marx. Il s’ouvre donc sur l’enjeu politique,
mais immédiatement le problème semble se déplacer vers l’épistémologie,
selon l’argument qu’« il n’est pas de bonne politique sans bonne théo-
rie57. » C’est pourquoi, le plus souvent, le commentaire se concentre sur
la deuxième partie dans laquelle Althusser développe le concept de pro-
blématique, qui insiste sur les aspects épistémologiques de la « coupure ».
Mais la dernière partie est d’une importance cruciale pour comprendre
la véritable portée politique de la coupure épistémologique. De manière
étonnamment proche de celle du jeune Foucault, le recours à la situation
historique permet de situer la coupure dans l’œuvre de Marx lors de sa
rencontre avec le prolétariat réel une fois sorti d’Allemagne, mais surtout
de mettre en évidence le fait que la science marxiste rompt avec une idéo-
logie humaniste qui, elle, ne saurait renier son origine bourgeoise.
_
On retrouve ainsi dans le texte althussérien l’idée d’un retard écono-
mique et politique de l’Allemagne au cours du premier xixe siècle, qui 167
serait allé de pair avec le développement d’une philosophie qui n’aurait _
pu penser les problèmes du temps que de manière déformée58. Se trouvant
dans une « impuissance historique à réaliser à la fois son unité nationale et
sa révolution bourgeoise », l’Allemagne n’aurait pu donner naissance qu’à la
philosophie abstraite de Hegel et, à sa suite, aux aspirations libérales des
jeunes hégéliens ainsi qu’à des réflexions sur des objets purement idéolo-
giques, comme c’est le cas de la religion et de l’homme chez Feuerbach :

C’est cette impuissance qui a obligé les intellectuels alle-


mands à « penser ce que les autres ont fait », et à le penser dans
les conditions mêmes de leur impuissance : sous les formes de
l’espérance, de la nostalgie et de l’idéalisation propres aux
aspirations de leur milieu social : la petite bourgeoisie des
fonctionnaires, professeurs, écrivains, etc. – et à partir des
objets immédiats de leur propre servitude : en particulier la
religion59.

Le contenu contestataire des doctrines jeunes-hégéliennes n’empêche


donc nullement la « forme » de leur pensée, ainsi que leurs « objets »,
d’appartenir à la petite bourgeoisie intellectuelle allemande de leur ori-

57. Ibidem, p. 51.


58. Ibidem, pp. 72-73.
59. Ibidem, p. 72.

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L’ANARCHISME, CET AUTRE SOCIALISME

J.-B. VUILLEROD, Coupure épistémologique ou coupure politique ? Sur un dialogue de jeunesse entre Foucault et Althusser

gine. C’est toute la jeunesse de Marx qui reste enferrée dans la pensée
bourgeoise. S’inspirant des travaux d’Auguste Cornu, Althusser montre
que cette pensée bourgeoise consiste essentiellement en une vision téléo-
logique de l’histoire qui, même chez Feuerbach et après le passage d’une
partie des jeunes hégéliens d’une position libérale à une position commu-
niste, continue de promouvoir une réforme de la conscience plutôt que
des conditions réelles d’existence et aboutit par conséquent à une critique
purement intellectuelle du monde existant.
C’est seulement en quittant l’Allemagne que Marx a pu faire cette
« découverte fondamentale : la découverte que la France et l’Angleterre ne
correspondent pas à leur mythe, la découverte de la réalité française et de la
réalité anglaise, des mensonges de la politique pure, la découverte de la lutte
des classes, du capitalisme en chair et en os et du prolétariat organisé60. »
Les Manuscrits de 1844 restant pris dans une idéologie feuerbachienne et
hégélienne d’allure petite-bourgeoise, c’est en 1845 qu’Althusser a situé la
véritable césure intellectuelle de Marx : « Une “coupure épistémologique”
sans équivoque intervient bien, dans l’œuvre de Marx, au point où Marx
_
lui-même la situe, dans l’ouvrage non publié de son vivant, qui consti-
168 tue la critique de son ancienne conscience philosophique (idéologique) :
_ L’Idéologie allemande61. » Et comme chez le jeune Foucault, cette coupure
est pensée en rupture avec une philosophie de l’aliénation et une anthro-
pologie que Marx tenait de Hegel et de Feuerbach : « Quant à L’Idéologie
allemande, elle nous offre bel et bien une pensée en état de rupture avec
son passé, soumettant à un impitoyable jeu de massacre critique tous ses
anciens présupposés théoriques : aux premiers rangs Hegel et Feuerbach,
toutes les formes d’une philosophie de la conscience et d’une philosophie
anthropologique62. »
La coupure épistémologique prend ici sa véritable signification poli-
tique, car si l’idéologie du jeune Marx est d’essence bourgeoise, alors cela
signifie que sa persistance dans le marxisme marque la présence d’une
idéologie bourgeoise en son sein et que la coupure épistémologique est
une coupure politique qui passe à l’intérieur même du marxisme. Tout se
passe comme si le recours à l’humanisme dans la période poststalinienne
représentait le triomphe des lectures bourgeoises de Marx d’après-guerre :
l’abandon d’une science marxiste de l’histoire au profit d’une idéologie
molle et réformiste, parfaitement conciliable avec des régimes politiques
bourgeois. Contre cela, Althusser a repris l’idée de la coupure épistémo-
logique, que Foucault situait entre marxistes et non marxistes au début
des années 1950, pour différencier deux types de marxistes : les marxistes

60. Ibidem, p. 78.


61. Ibidem, p. 25.
62. Ibidem, p. 28.

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PRÉSENTATION DOSSIER EN DÉBAT INTERVENTIONS LIVRES

véritablement révolutionnaires d’un côté, et les marxistes que l’on pourrait


dire « embourgeoisés » ou réactionnaires, de l’autre. Ainsi, la « coupure »,
du jeune Foucault à Althusser, ne s’est pas déplacée de la politique à l’épis-
témologie ; elle a, du début à la fin, tenu les deux ensemble et affirmé par
là sa double nature épistémologico-politique.

CONCLUSION
Faut-il, dès lors, considérer que les réflexions du jeune Foucault ont
eu une influence décisive sur le discours althussérien des années 1960 ?
On sait que les deux hommes avaient développé à la rue d’Ulm une
« profonde amitié63 » et il est par conséquent probable qu’Althusser ait eu
connaissance, au début des années 1950, du travail que développait son
camarade à l’époque et qu’il l’ait réutilisé plus tard dans un autre contexte.
La lettre que Foucault a envoyée à Althusser au moment de la parution
de Pour Marx et de Lire le Capital contient en tout cas des éléments qui
vont dans ce sens64. Dans un langage lyrique et métaphorique, Foucault
paraît évoquer son ancien attachement au marxisme (sa « vieille tête ») et
_
suggère qu’il aurait pu finalement la garder, lui qui se reconnaît dans les
thèses de son ami, ou tout au moins que quelque chose revit en lui à la 169
lecture d’Althusser : _
Tu as « recérébré » tout un domaine que je croyais – que
je constatais ? illusion – mort. Tu as mis un cautère sur une
tête de bois, et la tête s’est remise à bouger […]. Bienfait
(en deux mots aussi bien) pour tous, pour ceux en tout cas
comme moi, qui après avoir brûlé leur vieille tête de cyprès
– le bon feu méditerranéen que ce fût ! – se cherchent les
mains vides […], quelque tronche de rechange pour mas-
quer l’impudeur de leur anencéphalie. Si on avait su, on
aurait donc pu garder sa vieille tête.

Et Foucault d’ajouter : « En te lisant, ne crois pas que je me reconnais.


Je reconnais plutôt que tout ce que j’ai pu essayer de dire depuis quelques
années, me venait déjà de toi, et de ce que tu n’as pas cessé de m’apprendre. »
Dans le contexte des années 1960, cette dernière phrase peut bien sûr faire
référence à l’Histoire de la folie ou à la Naissance de la clinique, auxquels
Althusser rendait lui-même hommage dans Lire le Capital. Cependant,
compte tenu de ce que nous avons analysé et de la mention dans cette lettre,
par Foucault lui-même, de son marxisme passé, on peut aussi lire dans

63. Eribon Didier, Michel Foucault, op. cit., p. 62.


64. Lettre de M. Foucault à L. Althusser du 24 janvier 1966, fonds Althusser, IMEC, ALT2. 16-05.02.

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L’ANARCHISME, CET AUTRE SOCIALISME

R. HERRERA
J.-B. VUILLEROD,
et Z. LONG,
Coupure
Réflexion
épistémologique
sur la croissance
ou coupure
économique
politique ?chinoise
Sur un dialogue
sur le long
determe
jeunesse
: 1952-2014.
entre Foucault et Althusser

ces lignes, ou plutôt entre ces lignes, la présence masquée de la coupure.


Pour autant, Foucault ne retire rien à Althusser, il ne cherche à lui soutirer
aucun aveu ni aucune gloire. Il fait plutôt signe vers une reconnaissance
réciproque des travaux de chacun, c’est-à-dire vers une constellation où les
concepts sont nés d’un échange, d’une réflexion commune.
Il ne s’agit donc pas pour nous de faire l’histoire des précurseurs ou des
« vrais » inventeurs. Qu’Althusser ait pu emprunter à son ami des thèses
et des concepts ne saurait faire oublier les déplacements qu’il leur a fait
subir dans un contexte qui était tout autre, et surtout dans un dispositif
théorique global qui lui était absolument propre. On trouverait en vain,
en effet, chez Foucault, le lien entre la coupure et la notion de problé-
matique, ainsi que la vérification de cette coupure par une pensée renou-
velée du monde social qui passe par les concepts de surdétermination et
de causalité structurale. On ne trouve pas même chez lui l’expression de
« coupure épistémologique » à proprement parler. Au lieu d’en faire une
question d’influence, il s’agit de penser ici la constellation intellectuelle
dans laquelle s’est développée la notion de coupure épistémologique. Une
_
constellation qui ne nous permet pas seulement de mieux saisir la genèse
170 du concept, mais d’en rappeler le contenu profond : Althusser, par la cou-
_ pure épistémologique, n’a pas seulement voulu élever le marxisme au rang
de science, mais il a voulu défendre le marxisme comme position politique
propre, irréductible aux idéologies qui font le jeu de l’ordre dominant.
Contre ceux qui réduisent l’althussérisme à des réflexions sur la science
marxiste, aboutissant potentiellement à des dérives théoricistes, on rappel-
lerait ainsi la possibilité d’un althussérisme politique. n

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