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III- Doctrines démographiques et politiques de population1

L’histoire de la pensée démographique est un inventaire descriptif et comparatif de doctrines qui ne sont, en définitive,
que les éléments démographiques (éventuels et plus ou moins explicites) d’idéologies dont l’objet est beaucoup plus
vaste. Nous ignorons à quel stade de l’hominisation ces réflexions simples ont pu s’inscrire explicitement dans la
conscience de certains humains. Contentons-nous de reconnaitre que bien avant l’écriture et bien avant l’histoire, nos
lointains ancêtres ont sans doute été capables de penser la population.
1- La Grèce antique : Platon et Aristote
Deux des plus grands penseurs de la Grèce antique ont développé des doctrines démographiques, assez semblables, dans
le cadre englobant d’une utopie politique totale. Platon et Aristote imaginent une organisation sociale radicalement
neuve dans le contexte géopolitique grec de leur temps : la Cité, petit territoire centré sur une ville unique, où les citoyens
(les hommes libres) gèrent les affaires publiques, civiles et militaires, tandis que les femmes et esclaves fournissent le
travail nécessaire à la vie de tous. L’ancienne morale fondée sur le culte des ancêtres, qui faisait de la procréation un
devoir religieux envers la lignée familiale est remplacée par une morale du citoyen, qui fait de la procréation un devoir
civique envers l’Etat.
Dans la République et dans Les Lois, Platon (428-348 av. J. C.) imagine une cité dont l’organisation et la législation
règlent très strictement la vie de chacun. Il y met en œuvre la curieuse théorie des deux fécondités : La fécondité
spirituelle est un échange de pensée entre les esprits des hommes. Sa forme parfaite est l’amour entre maître et disciple,
qui sert de support à la transmission de la science, de la philosophie et du sens de la beauté. C’est l’amour platonique,
sans aucune dimension sexuelle. L’autre fécondité est la procréation réduite à une simple nécessité biologique et sociale.
Tous les pires désordres individuels et sociaux, viennent de ce qu’on mélange les deux fécondités, alors qu’elles
devraient rester absolument étrangères l’une de l’autre.
La procréation étant une pure fonction civique, il revient à l’Etat et à lui seul de l’organiser. L’Etat doit non seulement
régler l’institution du mariage, mais réglementer strictement les relations sexuelles, la « sélection des rejetons »,
(eugénisme), l’éducation et l’orientation des enfants vers les diverses spécialisations fonctionnelles dont la société a
besoin. Le pouvoir de l’Etat en ces matières doit être absolu et aucun intérêt personnel, familial ou autre ne doit pouvoir
le concurrencer ou le contester. Platon est donc conduit par ces prémisses à échafauder une législation démographique
pesante, tatillonne, parfois monstrueuse.
A l’idéal platonicien de modération, de juste mesure, voire de non-évolution, seule fait exception la recherche de la
perfection physique (eugénisme) et spirituelle (philosophie) qui ne peut être limitée. La cité ne doit être ni riche ni
pauvre, la population ne doit être ni clairsemée ni trop nombreuse. Comme toutes les autres dimensions de la cité (qui
ne doit être ni grande ni petite), la population doit absolument être stationnaire. Il est évidemment exclu que cet objectif
se réalise si la procréation est laissée au libre arbitre des individus et des familles. Tous les ressorts de cette fonction
bio-sociale infiniment délicate doivent être intégralement aux mains de l’Etat.
Ce n’est que dans Les Lois que Platon fixe l’effectif de la population stationnaire. Plus exactement, il fixe le nombre des
chefs de famille : 5040. (C’est le produit des sept premiers nombres entiers, ce qui vaut d’avoir soixante diviseurs exacts,
dont les dix premiers entiers et 12). Ce chiffre de 5040 permet le mieux de subdiviser exactement la population en
groupes et sous-groupes numériquement égaux.
Chaque chef de famille doit avoir une épouse, un fils (héritier) et une fille (qui épousera un héritier voisin), il y aura
constamment un peu plus de 20 000 citoyens libres. A aucun moment Platon ne s’inquiète de l’effectif total de la
population de la cité. En effet, il évoque les esclaves pour les fonctions qu’ils remplissent, mais ne traite ni de leur
nombre ni de leur dynamique démographique. L’optimum démographique ainsi élaboré par Platon n’est pas un optimum
économique. Il n’y est pas question d’équilibrer la population avec le territoire, la production ou la consommation.
Aristote (384-322 av. J-C) reprend, dans La politique (livres II et IV), la doctrine de Platon en nuançant et modérant
certains aspects, mais les principes fondamentaux sont bien les mêmes. S’il craint la croissance de la population, c’est
parce que distribuer la terre et ses produits entre un nombre croissant d’individus provoque l’appauvrissement d’une
partie du peuple et que, de là, ne peuvent résulter que des troubles sociaux. Mais il ne craint pas moins le sous-
peuplement, qui priverait la société des avantages économiques de la division du travail. Il est tout aussi autoritaire que
Platon, prévoyant par exemple que l’Etat peut obliger les femmes à avorter si le nombre d’enfants est jugé excessif.
Le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam

1 Sources :
- Vilquin E. « Histoire de la pensée démographique jusqu’en 1940 », in : Caselli G. ; Vallin J. ; Wunsch G. (sous direction).
Démographie : Analyse et synthèse. Histoires des idées et politiques de population, Paris, Edition de l’INED, 2006
- Roussel A. Histoire des doctrines démographiques illustrée par les textes, Nathan, Paris, 1980, 234p.

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Pour la peuple Hébreu, le « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre » est à la fois un précepte et une promesse :
qu’Israël procrée avec confiance, Dieu garantit la fécondité et subsistance. La fécondité a donc une double nature :
devoir humain et faveur divine. Dieu approuve et favorise l’homme qui engendre beaucoup d’enfants, mais c’est aussi
à l’homme dont il est satisfait qu’il accorde une descendance nombreuse.
Le populationnisme est une évidente nécessité pour cette mosaïque de tribus menacées par de puissants voisins. Le
célibat est impensable ; multiplier sa descendance justifie la polygamie des patriarches ; la stérilité est l’un des plus
grands malheurs.
Quant au christianisme primitif, il n’exprime aucune vue sur la population. Il se préoccupe essentiellement d’éthique et
n’envisage pas en tant que telles les implications démographiques de sa doctrine morale. Aussi le populationnisme
chrétien n’est-il qu’une conséquence logique de l’attitude chrétienne face à la vie, à la personne, à l’amour.
Le respect de la vie, la perspective de la résurrection et du bonheur éternel, la confiance en la Providence et la
condamnation du calcul économique sont autant d’encouragements implicites à la procréation. La morale chrétienne
s’oppose à la polygamie, au divorce, à l’avortement, à l’infanticide. Parallèlement à l’exaltation du mariage, monogame
et indissoluble, l’apôtre Paul accordera une supériorité morale au célibat et la chasteté, mais il ne vise qu’une petite élite
et non l’ensemble de la population.
Le populationnisme islamique a les mêmes accents expansionnistes que le populationnisme biblique. Maintes fois, les
enfants sont qualifiés de bienfait d’Allah et un grand nombre de préceptes incitent l’homme au mariage et à la
procréation. Le mariage est l’état normal du croyant ; le célibat volontaire est indécent. Le mariage précoce est
encouragé, de même que le remariage. Il est interdit aux époux de vivre séparément pendant de longues périodes. Les
relations sexuelles conjugales sont d’ailleurs explicitement valorisées. La polygamie traditionnelle des Arabes est
conservée, mais elle est désormais confinée dans des limites précises. La coloration nataliste de ces éléments favorables
au mariage et à la procréation est quelques peu tempérée par d’autres préceptes qui multiplient les périodes d’abstinence
sexuelle (pendant la menstruation, après le veuvage, pendant les temps de jeune et de pèlerinage). L’allaitement de
longue durée est vivement recommandé.
Ibn Khaldoun
C’est dans son introduction méthodologique Al Muqaddima qu’Ibn Khaldoun (1332-1406) développe une théorie
cyclique de l’histoire qu’il baptise « science de la sociabilité humaine ». Les rapports dialectiques entre richesse et
population, fiscalité et psychologie, y joue un rôle clé.
La richesse et la population dépendent l’une de l’autre, mais le sens de leur relation dépend du contexte sociopolitique.
A l’aube d’une civilisation (sédentarisation), la population est croissante. Au fur et à mesure que la densité
démographique augmente, la division du travail allège les charges de tous, élève le niveau de vie et accroît l’efficacité
des institutions politiques, militaires et économiques. Les dirigeants étant respectueux du Coran, la fiscalité est très
légère. Il s’ensuit que les cultivateurs produisent beaucoup de richesses puisqu’ils gardent le bénéfice de leur travail. Le
climat social, naturellement optimiste, est très favorable à la multiplication de la population. La croissance économique
et la croissance démographique enrichissant l’Etat, les gouvernants tombent dans le piège du luxe et de la cupidité : ils
élèvent les impôts. C’est le début de la phase descendante du cycle. Les impôts de plus en plus lourds réduisent peu à
peu l’intérêt que les producteurs ont à travailler et la production ralentit, conduisant les dirigeants à alourdir encore la
fiscalité pour maintenir le niveau des rentrées. La population se sent opprimée, son optimisme primitif fait place au
désenchantement et à la révolte, sentiments peu favorables à la procréation. La fécondité fléchit, tandis que la mortalité
et l’émigration sont momentanément exacerbées par la guerre civile qui ruine la nation. Le champ est libre pour qu’un
peuple neuf, non corrompu, entreprenne un nouveau cycle, où la croissance et la décadence de la civilisation, de la
richesse et de la population iront de pair.
Thomas Robert Malthus :
Dans son Essai sur le principe de population paru en 1798, Malthus a voulu se démarquer des illusions suscitées par
certaines utopies, il y montrait que Godwin, Condorcet et d’autres égalitaristes ou présocialistes se trompaient
lourdement sur les causes de la misère et donc sur les moyens de la supprimer.
L’élément central de sa théorie de la misère est l’énoncé d’une loi naturelle universelle, que bien d’autres auteurs avaient
exposée avant lui en la nommant déjà principe de population : la propension des espèces vivantes à se multiplier (qui
relève de l’instinct de reproduction) tend constamment à déborder l’aptitude de la Terre à produire les subsistances
nécessaires au soutien de cette multiplication. L’espèce humaine, comme les espèces animales, est soumise à une tension
entre deux forces : l’instinct de reproduction, naturellement fort, rapide et insouciant, est en opposition avec l’incapacité
radicale de la nature de multiplier les subsistances au même rythme essoufflant. Nécessairement, l’évolution de la
production alimentaire impose son rythme à la croissance démographique. Selon lui, la population évolue de manière
géométrique, c'est à dire qu'elle augmente très rapidement, tandis que les ressources nécessaires pour faire vivre cette
population, évoluent de manière arithmétique, c'est à dire, moins rapidement que la population.
A tout moment la Terre n’ait que le nombre d’habitants qu’elle peut nourrir. Les animaux et la plupart des hommes s’en
remettent à la nature pour réaliser cette opération d’ajustement et la nature n’a à sa disposition que des moyens
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douloureux, qui consistent à éliminer, après leur naissance, les individus excédentaires, ceux qu’elle n’a pas les moyens
de nourrir. Famines, épidémies, guerres, malnutrition, insalubrité des conditions de vie, chômage et bas salaires, tous
ces facteurs de la mort prématurée, que Malthus appelle globalement positive checks, (obstacles destructifs) constituent
la misère. En effet selon lui, la cause de la misère ne réside pas dans les institutions humaines qu’une révolution peut
changer, (c’est le diagnostic de ses adversaires), mais dans une loi naturelle universelle qu’aucune révolution ne peut
infléchir.
Cependant, l’Homme peut prendre sa vie en mains et remplacer la stratégie destructrice de la nature (la misère) par une
stratégie proprement humaine, préventive, qui consiste à faire en sorte qu’il n’y ait d’individus excédentaires,
condamnés à mourir prématurément faute de subsistances ; il suffit de ne pas les faire naître : un contrôle volontaire de
la fécondité. Chaque homme peut choisir d’éviter la misère. Ou il choisit de procréer en n’obéissant qu’à son instinct et
il prend le risque d’engendrer plus d’enfants qu’il ne pourra en nourrir ; ou il choisit de ne mettre au monde que les
enfants qu’il est sûr de pouvoir faire vivre dignement : la solution de la misère par la mise en œuvre des preventive
checks. (obstacles préventifs)
Malthus écarte, cependant, le vice et la contraception comme moyens –efficaces mais illicites- de contrôle de la
fécondité. Il n’en reste donc plus qu’un : ne se marier qu’après avoir acquis les moyens d’entretenir une famille, rester
chaste dans le célibat et même, s’il le faut, dans le mariage (la contrainte morale)
Le malthusianisme disculpe les classes dirigeantes et privilégiées de toute responsabilité par rapport à la misère et à sa
suppression, coupant l’herbe sous le pied à toute doctrine révolutionnaire. Objectivement, tant que le niveau de vie du
peuple est bas, le mariage et la famille sont des privilèges bourgeois.
Les malthusiens et les néo-malthusiens
Le XIXème siècle est celui de l’épanouissement des doctrines économiques classiques. Tous les auteurs de ce
mouvement traitent l’Essai de Malthus comme un acquis scientifique. Ils sont pour la plupart pessimistes, croient à la
fatalité du principe de population et s’emploient à en perfectionner la démonstration. David Ricardo (1817), conforte ce
principe : le salaire joue un rôle de régulateur démographique car, se stabilisant naturellement au niveau du minimum
vital, il incarne le plafond des subsistances auquel s’adapte toujours nécessairement l’effectif de la population. D’autres
économistes affirment que si la population augmente, le salaire diminue, et le salaire ne peut s’élever que si la population
décroît. John Stuart Mill (1848) pense que la population ouvrière doit se limiter, c’est pour elle le seul moyen d’accéder
au plein emploi avec des salaires décents. Jean Baptiste Say (1815) conseille de « faire des épargnes plutôt que des
enfants ». L’Essai de Malthus sert de preuve pour affirmer que la cause de la misère ouvrière n’est pas dans les
institutions libérales, mais dans l’ignorance et l’imprévoyance des ouvriers et que, si les ouvriers limitent leur fécondité,
la misère disparaîtra sans qu’aient dû être mis en cause les principes de l’économie libérale.
Le néo-malthusianisme se développe aussi à cette époque. Il est principalement le fait de gens qui ont été convaincus
par Malthus que les pauvres doivent limiter leur descendance pour améliorer leur sort. Mais ils balaient les scrupules
moraux du pasteur (Malthus) et professent que tous les moyens ou presque sont bons pour réduire la fécondité.
Les anti-malthusiens
Certains économistes optimistes (tel Frédiric Bastiat, 1850) affirment que les possibilités de l’industrialisation et du
progrès technique réfutent le malthusianisme et permettent d’espérer que le niveau des subsistances peut croitre assez
pour suivre le rythme de la croissance démographique. L’Eglise partage cet optimisme et y ajoute des arguments
théologiques pour rejeter le malthusianisme.
Les premiers socialistes affirment que la société qui, par son organisation et son mode de fonctionnement, est
responsable de la misère. Entre Malthus et Marx, ils sont davantage préoccupés de rejeter le principe de population,
plutôt que de fonder sérieusement leur propre explication et leur propre solution de la misère. Pour eux, c’est l’inégalité
de la répartition des ressources qui, quel que soit l’effectif de la population, engendre la misère d’une partie du peuple
et fait croire à une prétendue surpopulation. Proudhon (1846) affirme que « il n’y a qu’un seul homme de trop sur la
Terre ; c’est Monsieur Malthus »
Karl Marx (1867) va donner consistance et unité aux arguments des premiers socialistes, sans pour autant éclairer le
rôle des variables démographiques dans l’économie et la société socialistes (Marx n’a pas une doctrine démographique).
Il récuse un principe de population indépendant du contexte économique. Il ya, selon lui, une loi de population propre
à chaque société et plus précisément à chaque mode de production. La misère ouvrière est une conséquence et une
nécessité du mode de production capitaliste. Marx semble supposer que la hausse du niveau de vie dans un climat
d’égalité fera baisser la natalité.
En majorité, les socialistes affirment que le socialisme permettra une croissance régulière de la population, supérieure
à celle que tolère le capitalisme, mais loin de la progression géométrique de Malthus.

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