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Tiers-Monde

Les blocages socio-culturels en Afrique noire


Philippe Hugon

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Hugon Philippe. Les blocages socio-culturels en Afrique noire. In: Tiers-Monde, tome 8, n°31, 1967. pp. 699-709;

doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1967.2377

https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1967_num_8_31_2377

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LES BLOCAGES SOCIO-CULTURELS
DU DÉVELOPPEMENT
EN AFRIQUE NOIRE

par Philippe Hugon*

Les facteurs socio-économiques sont essentiels pour expliquer la non-


diffusion du progrès; la force des traditions sociologiques explique que la
société africaine soit bloquée. En ignorant les facteurs non économiques,
l'économiste resterait à la surface du réel, il n'étudierait que l'épiphénomène, il
oublierait que le développement ne peut pas être économique si l'on se situe
à son point de départ. Ainsi s'explique l'échec de nombreuses politiques de
développement élaborées par des experts raisonnant en termes
d'investissements financiers et humains. L'économiste européen vivant dans un monde
désacralisé a parfois oublié que les biens et richesses ne sont que l'extériorité
de l'homme; il considère normal que la création et l'usage rationnel des
richesses aient une signification en soi. Il perçoit en Afrique au contraire que
les richesses sont moins un moyen de survivre ou de progresser qu'une
manière de participer au système des relations symboliques qu'est la société.
L'analyse sociologique est ainsi nécessaire à l'explication du
sous-développement. Le développement doit apparaître comme « le faisceau de
transformations dans les structures mentales et institutionnelles qui permet
l'apparition de la croissance » (i). Il implique une modification de la vision du monde
des sociétés africaines, une transformation des croyances, et des comportements
des individus, un bouleversement des structures de la société ; il suppose
l'extension du calcul à tous les échelons de la société, un pari sur l'avenir et
la mobilisation du travail afin de valoriser le devenir.
Traditionnellement la société africaine se situe en deçà de l'économie.
La société est structurée mais non réceptive aux impulsions économiques;
elle admet pour « éthos » la valorisation du passé; elle s'intègre dans un monde
immédiatement explicable. Les structures traditionnelles constituent des
forces de blocage aux impulsions nouvelles. Le colonialisme toutefois a

* Assistant à l'Institut des Sciences sociales du Travail ; ancien chargé de cours à


l'Université de Yaounde ; chargé de recherches à l'I.E.D.E.S.
(i) Cf. les travaux de François Perroux.

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modifié partiellement cette situation, il a conduit à une déstructuration partielle


de la société mais qui n'a pas été suivie d'une restructuration. Ainsi les
structures mentales, le système politique et administratif, et le système économique
sont-ils inadaptés aux besoins du développement.
— sur le plan psychologique, il y a contradiction entre une mentalité
préscientifique et l'esprit expérimental nécessaire à la croissance;
— sur le plan politique et administratif, il y a antithèse entre la réalité tribale,
la mosaïque ethnique et la naissance d'une conscience nationale et d'une
administration qui conditionnent la croissance;
— sur le plan social et économique, il y a antinomie entre les structures
d'une économie familiale et l'existence d'un système économique moderne
qu'exige la croissance.
* **
L'Africain vit dans un univers mental qui est statique; traditionnellement,
Д vit entouré de rites, d'interdits et de tabous. Il valorise le passé et accorde
aux choses matérielles une place secondaire. Le colonialisme, la pénétration
religieuse et éducative qui l'ont accompagné, ont provoqué des
bouleversements qui conduisent le plus souvent à une acculturation des élites. La
survivance d'une mentalité préscientifique est un obstacle au progrès ; l'inadaptation
de la mentalité à l'évolution technique conduit à un déracinement, cause de
graves conflits. L'Africain évolué est placé entre deux mondes; il ne peut
communier avec les valeurs traditionnelles dont il constate les insuffisances;
il ne peut davantage communier avec les valeurs du monde moderne dont il
ne comprend le sens.

I. — La mentalité préscientifique
La mentalité préscientifique peut être considérée comme une constante
de toutes les civilisations, mis à part quelques pays qui ont connu une
révolution scientifique et technique à partir du xvie siècle. L'avènement d'une
mentalité expérimentale est l'essence même du développement. Celui-ci peut
être assimilé à une rupture entre le cours naturel de la pensée de l'homme
qui donne une explication symbolique du monde et l'apparition d'une
mentalité expérimentale qui cherche à expliquer le monde afin de le transformer.

A) La vision du monde des Africains


La religion traditionnelle est la génitrice de la société (i). Dans les sociétés
traditionnelles, la distinction du sacré et du profane s'abolit; toute activité
sociale ou économique est soumise à un rite.

(i) Sur la question religieuse cf. l'ouvrage de base du P. Tempels, La philosophie bantoue.
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Pour l'Africain, Dieu vit en chaque être. Au centre de la religion se trouve


le concept de force vitale, d'énergie universelle autour de laquelle s'ordonnent
toute pensée et toute vie... L'Africain s'est ainsi créé une image explicative
du monde à partir de son univers écrasé par les forces naturelles. La nature
s'exprime à travers les forces qui l'animent. Il existe un lien étroit entre
l'homme et la nature qui participent à la même force vitale. L'homme est tout
à la fois intégré dans la nature et écrasé par elle.
Il importe de distinguer entre l'apparence de l'être (existence) et sa force
(Muntu) qui est son essence. L'enveloppe humaine est l'être apparent; l'homme
véritable est sa nature intrinsèque. La mort n'est ainsi que la disparition de
l'apparence; au-delà de celle-ci, le muntu continue d'être. Le masque est ainsi
le signe le plus manifeste de l'art; il permet la transfiguration de l'être en
l'esprit qu'il invoque ; il est symbole de la force vitale.
Cette croyance religieuse s'accompagne d'une prédominance de la magie. La
magie est l'utilisation des forces que Dieu met à la disposition de l'homme pour
accroître sa puissance vitale. La magie repose ainsi sur deux idées maîtresses :
l'explication totale du monde est donnée mais réservée aux initiés, cette science
permet de capter les puissances de la nature. La magie tient ainsi la place de
la technique qu'elle préfigure; elle donne une explication irrationnelle aux
phénomènes et conduit par là même à perpétuer les gestes; à accepter avec
fatalisme les événements et à croire que seuls quelques sorciers participent à
un langage ésotérique. Ainsi que l'écrit Philippe Laburthe : « L'urgence d'agir
explique les croyances magiques. La raison ancienne veut tout dire à la fois
dans l'instant; elle nage dans le savoir. La magie n'est pas un arsenal de
croyances anciennes mais une tentative de croire la vérité saisissable
immédiatement et l'action immédiatement réalisable. »
L'Africain croit d'autre part que les créatures gardent entre elles un
rapport ontologique. Une même force vitale les rattache aux morts, le vivant
existe sous l'influence de ses ancêtres. Tous les êtres vivants et morts
communiquent entre eux et communient à la même force. Ainsi de nombreux
rapports humains reposent sur une dialectique consistant à convertir le
conflit réel en une relation de coopération, à fonder un rapport social d'amitié
à partir des contradictions initiales. L'Africain participe ainsi à un système de
relations symboliques qui le relie à ses frères.
Enfin l'Africain a une vision du monde rétrospective; il est tourné vers le passé.
La société est ainsi statique. La dynamique de la société est de simple
reproduction. Par la stabilité de ses institutions, la rigueur de sa morale, et la
croyance en ses valeurs ancestrales, la société est essentiellement
conservatrice.

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В) La vision du monde et la subordination de V économique


Cette conception du monde donne à l'acte économique une place seconde.
Le travail, la disposition des terres ou les techniques agraires ont une valeur
symbolique; ils sont participation à un système ordonné. « L'ordre religieux,
l'ordre de l'univers et l'ordre social se correspondent dans l'unité d'un même
système cosmogénique et théogénique » (i).
La vision du monde de l'Africain le conduit ainsi à détruire ou à détourner
de son utilisation le surplus de biens matériels créés. Il transforme les actes
économiques en rituel; il vit sa vie organique comme un sacrement. L'usage
profane d'un bien importe moins que son usage sacré. Les richesses ne sont
qu'un moyen de participer à des relations entre individus. L'accroissement et
l'utilisation rationnelle des richesses sont des préoccupations secondaires.
U accroissement des richesses n'a pas la signification qu'il a dans les pays
développés. Le paysan ne cherche pas à accroître sa production en utilisant
une méthode plus rationnelle; il répond par sa technique à un rite; il donne
une signification au geste qu'il effectue; par exemple en pays kirdi, le rituel
du faiseur de pluie conduit le paysan à irriguer son champ à certaines périodes
déterminées par le forgeron; dans le Sud-Cameroun, le paysan effectuera la
rotation de ses cultures vivrières selon un ordre déterminé par le sorcier.
L'éleveur envisagera son cheptel comme un signe de prestige, et cherchera
seulement à accroître les têtes du cheptel plutôt qu'à l'exploiter rationnellement.
Le propriétaire d'une cacaoyère cherchera à posséder de nombreuses tiges; à
3 ooo tiges il aura pignon sur forêt ; le rendement et la qualité du cacao
importeront peu ; seule comptera la quantité. L'élevage et la culture sont ainsi
contemplatifs. L'amélioration du rendement n'a pas de signification dans un tel univers.
Le travail n'a pas le sens qu'il peut avoir dans une économie développée
et tournée vers la praxis. La durée du travail est déterminée par le rythme des
saisons; l'horizon économique du paysan camerounais ne peut dépasser le
cadre saisonnier; l'agriculteur ne se sent pas concerné par un avenir dont la
plupart des éléments lui échappent.
Uutilisation des richesses n'a pas d'autre part le sens qu'elle a dans une
civilisation orientée vers l'utilitaire. L'Africain se prive de l'usage de certains
biens, il détourne de sa fonction la richesse qu'il a créée, ou même détruit le
surplus de biens matériels qu'il a obtenu.
"Les interdits procèdent du premier phénomène irrationnel, le non-usage de
biens existants. La plupart des interdits au Cameroun concernent les produits
d'origine animale. La signification de ces tabous tient à ce que l'Africain croit
s'identifier avec l'animal qu'il mange. Dans le Nord-Cameroun les interdits

n° i,
(i) 1962.
H. Bastide, L'homme africain à travers sa religion traditionnelle, Présence africainiy

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concernent principalement les animaux à dentition (cheval, âne, chien) ; dans


PAdamaoua chez les Dourous ou les Bayas personne ne doit manger du
serpent car « les enfants qui naîtront deviendront serpents » ; il en est de même
pour le singe. Dans l'Est les principaux interdits concernent les enfants qui
n'ont pas le droit de manger du serpent et les femmes enceintes qui n'ont pas
le droit de manger de panthères ou de serpent; l'homme de savane ne mange
pas de fruits selon la croyance d'après laquelle l'arbre fruitier diminue les
chances de vie de son planteur. Il existe un certain nombre de richesses
inutilisées alors même que les Africains souffrent de graves insuffisances en protides
et vitamines.
La dot, les cadeaux et l'investissement somptuaire conduisent à un
détournement de V utilisation rationnelle des biens. La dot est un cadeau collectif au
caractère sacré ; initialement elle est une solennisation, une rivalité de magnificence
entre deux clans. Elle conduit à une thésaurisation très importante qui mobilise
la quasi-totalité de l'épargne réalisée. Les cadeaux qui scellent des liens d'amitié
représentent, d'après les enquêtes budgétaires, près de 10 % des dépenses
effectuées. Une part importante des richesses est utilisée sous forme de
consommation non utilitaire.
Enfin l'intention religieuse et l'intention magique conduisent à une double
destruction des biens à l'occasion des fêtes et sacrifices (destruction de type
communiel et d'essence religieuse) et à l'occasion de dons (destruction de type
concurrentiel et d'essence magique) (i). "Les fêtes répondent à une symbolique
religieuse; elles sont périodes de recréation du monde. Les richesses matérielles
sont alors détruites pour obtenir une reconstitution de l'univers sacral, elles
sont sacrifiées, brûlées au profit d'une signification mythologique. Les dons
ostentatoires répondent au contraire à une symbolique magique; par la
démonstration de la possession et de la destruction d'un bien, le donateur acquiert un
prestige et une puissance; ainsi dans le Sud-Cameroun chez les Fang et au
Cameroun occidental chez les Mambila, le Biloba rappelle le Potlach des Indiens
du Pacifique (2). Le Biloba repose sur un échange de cadeaux et un défi dans
le don; elle requiert un usage massif de richesses qui seront gaspillées; elle
répond à une dialectique qui consiste à convertir le conflit réel en relation de
coopération.
Les biens accumulés ont ainsi une signification propre indépendante de
leur usage économique; ils servent le plus souvent à la réalisation
d'investissements sociologiques : « La logique sociale traditionnelle continue à prévaloir
sur le seul calcul économique » (3). La société traditionnelle correspond à

(1) Cf. La consommation ostentatoire et l'usage des richesses, Lassudrie-Duchène,


Bulletin S.E.D.E.I.S., ier nov. 1965.
(2) Cf. Balandier, Sociologie de Г Afrique noire, Presses Universitaires de France.
(3) Balandier, op. cit., p. 513.

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un état où les relations économiques ne se font pas entre des agents anonymes,
mais au contraire où les relations sont personnalisées. Le jeu économique
répond à un rituel. La société est un système de relations symboliques avant
d'être un système d'échanges onéreux (i).

IL — L'acculturation et l'obstacle au développement


L'impact des techniques étrangères, la colonisation, la pénétration
religieuse ont partiellement détruit les valeurs traditionnelles sans pour autant
remplacer ces valeurs ni faire en sorte que les nouvelles techniques soient
assimilées. L'Africain évolué est ainsi désemparé; il voit les avantages
individuels qu'il retire de son occidentalisation, mais il ne peut apporter son
adhésion à un système qui lui est étranger. Le phénomène d'acculturation
constitue un obstacle majeur au développement.

A) U acculturation
La mentalité traditionnelle a subi très fortement les conséquences de
l'éthique occidentale; elle s'est d'autre part trouvée confrontée avec un univers
technique nouveau.
L'Afrique au sud du Sahara a subi la pénétration musulmane. L'expansion de
l'islam a été arrêtée à la lisière de la zone soudanienne; les cavaliers Foulbés
ayant été stoppés par la mouche tsé-tsé. (Sont ainsi islamisés les Foulbés, les
M'Bororos, les Haoussas et un certain nombre de Kirdis des plaines, et à
l'ouest les Bamoun depuis la conversion du sultan N'Joya.) La raison du
succès de l'islam est sa simplicité, ce qui explique que le plus souvent elle
n'a exercé que très peu d'effets au niveau des mentalités. Le plus souvent le
rituel social et la forme extérieure de la société sont islamisés, mais les croyances
traditionnelles demeurent; l'islam a exercé une influence sur la structure de la
société davantage que sur la psychologie des Africains (2). Toutefois par certains
aspects la religion musulmane paraît constituer un nouvel obstacle au
développement ; elle encourage la soumission à un ordre de Dieu par la contemplation,
le jeûne, la prière et l'aumône; elle favorise la polygamie; elle admet une
société hiérarchisée de type féodal qui écrase l'individu et apparaît
conservatrice.
\J expansion du christianisme s'est exercée par la mer. La conversion a d'abord
été le fait des chefs; puis l'adhésion des masses n'est venue qu'avec une
relative désagrégation de la civilisation traditionnelle. La côte a été christianisée
par les protestants alors que l'intérieur du Cameroun était au contraire converti

(1) Lévi-Strauss, Introduction à l'œuvre de M. Mauss, in Sociologie et anthropologie,


Presses Universitaires de France, 1950.
(2) Cf. Hercsowitz, Acculturation, 1938.

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au catholicisme; le Sud-Cameroun est ainsi actuellement divisé en une partie


ouest à majorité protestante et l'est à dominante catholique. Longtemps les
missionnaires ont confondu la civilisation occidentale avec la religion
chrétienne, ce qui explique les nombreuses difficultés qu'a eues le christianisme à se
naturaliser au sein du milieu traditionnel; une fois que les missionnaires ont
reconnu les originalités des civilisations africaines, le christianisme s'est
néanmoins heurté à de nombreuses difficultés. Dans la mesure où le message
chrétien s'implante dans un milieu traditionnel, il bouleverse la vie intime et
sociale des Africains ; il conduit à un déracinement. Les croyances à la magie,
la polygamie, le culte des ancêtres le plus souvent ont survécu malgré
l'adhésion formelle au christianisme. En faisant appel à la responsabilité de
l'individu, en exaltant la personne humaine, en rejetant les tabous, en condamnant
la polygamie et en épanouissant la femme, la religion chrétienne tend à modifier
la vision du monde des Africains; elle est ainsi appelée à jouer un rôle essentiel
dans l'émergence d'un esprit expérimental. Le christianisme se trouve toutefois
actuellement en porte à faux; souvent il est resté à la surface et dans les sociétés
les plus structurées telle la société Bamiléké, il ne s'est pas intégré réellement;
parfois il a conduit à une déstructuration et un déracinement des croyants
sans permettre la création d'une véritable communauté chrétienne.
"La colonisation, d'autre part d'une certaine manière, a « broyé les coutumes
irrationnelles de l'Afrique » (i) mais en même temps détruit des valeurs qui
donnaient à l'individu une signification au sein de la société. Trois facteurs ont
joué à cet égard un rôle déterminant dans la désagrégation des valeurs
traditionnelles :
— L'administration coloniale jadis; l'organisation administrative et le
parti depuis l'indépendance essayent d'inculquer une mystique du progrès.
(Le rôle de l'Union camerounaise à cet égard est essentiel.) Ce parti essaye de
mobiliser les masses, d'inculquer aux paysans des techniques rationnelles,
de les éloigner de l'emprise du milieu traditionnel, des fétiches, des gris-gris
ou des tabous. Cette action de masse doit avoir un effet déterminant surtout
sur les jeunes.
— Le développement de la scolarisation et de l'animation rurale permet
de modifier progressivement la mentalité traditionnelle. Les progrès
quantitatifs sont remarquables; le Sud-Cameroun a un taux de scolarisation de
l'ordre de ioo % alors qu'avant la guerre le taux était inférieur à 20 %. Il
s'agit d'une action stratégique qui doit exercer son effet en profondeur.
— Enfin les méthodes psychotechniques exercent une influence
considérable, dont les sociologues commencent seulement à mesurer l'ampleur. La
radio, le cinéma et la presse du cœur seront peut-être considérés demain

(1) Cf. Richard Wright, Ecoute homme blanc.

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TIERS MONDE

comme ayant exercé l'effet déterminant sur les changements psychologiques


des Africains (i).
Cette désagrégation ne conduit pas toutefois à une restructuration.
L'Europe a importé sa conception du monde qui est celle d'un univers
désacralisé et profane d'une civilisation technique détournée où l'âge d'or
se situe non dans le passé mais dans le médiat, où le travail doit valoriser le
devenir. L'intrusion des valeurs du monde occidental n'a pu présenter pour
l'Africain un caractère historique, car celui-ci n'a pu l'intégrer à son passé.
L'Africain évolué a conscience de la vétusté des valeurs traditionnelles, mais
il ne peut accorder son adhésion aux valeurs occidentales qui sont pour lui
sans réelle signification. Ainsi est-il déraciné.
L'Europe a d'autre part importé ses techniques perfectionnées, sa façon
d'organiser, de prévoir, d'administrer qui trouvent leur signification dans
un héritage culturel qui s'étend sur des centaines d'années. L'Africain ne
peut comprendre l'essence de cette technique; même évolué, il a tendance à
n'en retenir que la forme. Subissant l'impact des techniques étrangères, il
l'interprète comme une puissance magique; selon lui l'étranger s'est rendu
maître des puissances et est initié à certaines pratiques ; d'où la croyance selon
laquelle l'on participe aux secrets par la pratique des formes, des rites et des
paroles. L'Africain a tendance à ne retenir du colonialisme que la forme
juridique, l'enveloppe formelle et non l'essence technique. Ce processus est
d'autant plus grave que le décalage entre les réalisations techniques et la vitesse
avec laquelle celles-ci peuvent être assimilées ne cesse de s'aggraver. Ce
phénomène que l'on retrouve dans toutes les civilisations modernes prend en Afrique
une ampleur dramatique.

B) Ueffet de V acculturation sur l'activité économique


Participant au secteur moderne l'Africain évolué s'est inséré dans un réseau
complexe d'échanges onéreux et d'activités productives, mais il demeure
très largement étranger à l'ethnique de ce nouveau système économique. Il
ne peut avoir un comportement « rationnel » dans la création et l'utilisation
des richesses.
a) Le paysan, l'ouvrier, le fonctionnaire et le cadre participent à l'économie
monétaire, mais adoptent le plus souvent une attitude non économique. Le
paysan cherchera à satisfaire en priorité un revenu constant (effet du revenu);
il diminuera sa production si les prix augmentent. Les phénomènes pervers
en Afrique sont d'autant plus graves que les prix n'ont aucune signification;
ils sont indépendants de l'effort de productivité, ils évoluent sans que l'Afrique
soit responsable de cette évolution. Ainsi le paysan aura tendance à donner

(i) Cf. Moderniser les hommes. U exemple du Sénégal, Fougeyrollas, 1967.


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DOCUMENTATION

aux prix un sens magique ou une signification politique; la fixation du prix


du cacao ou du café relève pour lui d'un processus auquel participent quelques
initiés nationaux ou étrangers; il l'accepte avec fatalisme et ne peut trouver
dans le prix de vente de sa production une justification à un effort de
productivité. Comment un paysan isolé de brousse pourrait-il trouver une quelconque
rationalité dans les mécanismes complexes qui déterminent le prix du cacao
sur les places de Paris, New York ou Londres ? Parfois les dirigeants
politiques ajoutent une certaine confusion (i).
S'insérant de même dans une industrie dont les centres de décision sont
extérieurs et dont les motivations sont étrangères aux réalités sociologiques
nationales, l'ouvrier ne peut donner un sens au travail salarié dont il est chargé;
il est heureux de trouver par son travail quelques subsides lui permettant
d'acquérir certains biens dont il a envie, mais il se sent déraciné. Il est conduit
en ville à travailler dans un temps mort sans signification, dans un cadre mort
où les rapports sociaux sont distendus (2). Il ne peut que nier la nature
mécanique du travail moderne pour retrouver sa nature symbolique et empreinte
de mystère (3).
La fonction publique correspond davantage aux goûts des déruralisés.
Le désir de vivre dans un cadre fixe, de participer à la forme d'une société
moderne, et de s'approcher du pouvoir explique son attrait. Le fonctionnaire
a le sentiment d'appartenir à un monde évolué. Néanmoins le plus souvent
une hiérarchie invisible double celle que déterminent les fonctions officielles;
les relations personnelles, les attitudes affectives ne s'effacent pas devant
l'anonymat des rapports administratifs. Ainsi s'expliquent le poids, l'inefficience
et l'anarchie apparente de l'administration. L'étranger qui rentre dans un
ministère croit se trouver dans une quelconque cour des miracles où les
plantons attendent, les femmes et enfants des agents de l'administration parlent
et les hommes palabrent. Au-delà des relations officielles, du sens du service
public subsistent des liaisons affectives entre les agents publics.

(1) II y a deux ans dans le cadre d'une session à Mbalmayo de l'Institut de Promotion
sociale nous répondions à la question d'un paysan nous demandant pourquoi le gouvernement
avait baissé le prix du kilogramme de cacao à 3 5 F : « Le. prix du cacao est fixé hors du
Cameroun en fonction des achats et des ventes de nombreux pays »; il nous répliqua : « Pourquoi
alors le responsable politique nous a-t-il dit l'an dernier que grâce aux efforts du
gouvernement le prix du cacao avait augmenté ? »
(2) Cf. Lassudrie-Duchène, L.a consommation ostentatoire.
(3) Ces thèmes de la poésie noire traduisent cette angoisse :
Me sentir de nouveau moi-même
sentir mon moi d'hier
hier sans complication
hier
Avant l'heure du déracinement
L. G. DA/ШАв.

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TIERS MONDE

Enfin les tâches intermédiaires entre l'exécution immédiate et la direction


apparaissent souvent insatisfaisantes ; le travail du cadre moyen, du technicien,
de l'agent de maîtrise réclame patience, précision, efficacité; elles
n'apparaissent pas significatives.
Dans la société en voie de désagrégation il manque ainsi à tous les niveaux
l'esprit d'entreprise, d'efficience et d'organisation. Le sens de la responsabilité
et de l'initiative a longtemps été étouffé dans les structures ancestrales;
dans la société moderne en voie de s'édifier, l'innovation n'a pu encore émerger.
L'Africain se trouve ainsi dans une phase intermédiaire ; il est encore rattaché
psychologiquement à la société traditionnelle qu'il quitte à regret, mais il
s'insère dans une société rationnelle qu'il aborde sans enthousiasme. Ainsi
s'expliquent les désenchantements, nés de l'indépendance.
b) L'utilisation rationnelle des richesses n'aura dans la société moderne pas
plus de signification que l'organisation et le travail efficient pour créer ces
richesses.
La symbolique du Biloba a perdu de son importance, mais elle se perpétue
sous d'autres formes. Le temps profane qui est celui de l'utilisation rationnelle
des richesses continue à avoir moins de sens que le temps sacré qui est celui
de l'usage extraordinaire des biens; la part de l'imaginaire, du mythe et de
l'identification n'a pas cessé de prévaloir dans l'acte de consommation. La
consommation ostentatoire et l'effet de démonstration conduisent ainsi à
une destruction d'utilités, à un gaspillage de richesses.
Les ethnologues tels Mauss, Caillois ou Lévi-Strauss ont montré la
signification des consommations extra utilitaires. Celles-ci existent quel que soit
le niveau de développement. Ainsi se trouve infirmée la thèse classique selon
laquelle il existerait une hiérarchie de besoins et ceux-ci seraient satisfaits
en fonction du niveau de développement : le phénomène d'épargne et de
consommations extra utilitaires existe dans toutes les sociétés (i). L'échelle
des préférences individuelles des sujets économiques n'est pas indépendante;
il existe au contraire une interdépendance des préférences. L'effet d'imitation
de l'étranger répond ainsi à la recherche de l'affirmation de la personnalité
par la démonstration d'une différenciation extérieure. Les biens seront utilisés
pour raffermir la trame des relations sociales, et assurer un statut dans la
hiérarchie sociale; ils seront signes tangibles d'une mutation avant même de
satisfaire un réel besoin physique. Ainsi s'explique que certains biens introduits
par la traite ont été au début utilisés symboliquement comme des signes

(i) Les économistes abandonnant la hiérarchisation purement abstraite édifiée par les
néo-classiques, perçoivent que dans les sociétés modernes la consommation ostentatoire
exerce un rôle essentiel. La consommation sert moins à satisfaire un désir physique inhérent
à l'individu, qu'à atténuer une frustration, qu'à acquérir sa propre estime en tant que
participant aux valeurs mythiques de la société.
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d'autorité et de prestige. Aujourd'hui l'automobile du député, le whisky du


fonctionnaire, le transistor du paysan joueront le même rôle; ils seront premiers
dans la hiérarchie des besoins.
L'économiste ne peut ainsi ignorer la psychologie réelle de YHomo non
economicus pour comprendre les blocages de croissance, la raison pour laquelle
les impulsions venues de l'extérieur ne se diluent pas dans la société. La plus
grande partie de l'énergie de l'Africain, énergie mentale et énergie physique,
ne se dépense pas en activité économique, car celle-ci ne satisfait pas ses besoins
premiers. De très nombreuses erreurs d'analyse et de politique de
développement tiennent à l'ignorance de ces facteurs psychologiques.
L'absence de valeur accordée au travail, l'orientation des talents dans des
activités non productives, l'absence d'esprit d'initiative et d'organisation ne
résultent pas toutefois des seuls facteurs psychologiques. Le phénomène
d'acculturation est le fruit d'une inadaptation des structures mentales aux
structures économiques et institutionnelles. En ce sens, il n'existe aucune
différence biologique ou de race qui permettrait d'expliquer la non-aptitude
au développement (i). Ce phénomène doit au contraire apparaître comme
semblable à celui qu'ont connu les pays évolués il y a deux cents ans et qu'ils
continuent à subir. L'émergence de l'esprit expérimental ne peut s'effectuer
sans douleur, elle doit apparaître comme une aventure intellectuelle qui
s'oppose au cours naturel de la pensée de l'homme (2). Abandonner la
mentalité traditionnelle, c'est quitter à tout jamais un monde où l'acte est la sœur
du rêve et « partir pour une odyssée sans retour dont on ignore l'issue » (3).
L'Africain évolué est ainsi placé dans une période transitoire ; fils de paysan
il reste attaché aux croyances ancestrales mais en réalise les insuffisances;
travaillant dans le secteur moderne il perçoit l'apport de la science et de la
technique moderne, mais l'apprend souvent comme une religion, comme une
puissance d'origine magique. Son désenchantement est le fruit de son
déracinement par rapport au passé et de son inquiétude à l'égard du futur.

(1) Cf. Kxuckhon : « Pendant deux générations les anthropologues ont été obsédés par
les différences entre les peuples et ont négligé leurs similitudes également réelles qui sont
évidemment à la base des éléments universels de la culture et des traits psychologiques
communs », cité par Hirschman, La stratégie du Développement, p. 16.
(2) Cf. Les conditions de l'esprit scientifique, par J. Fourastié, coll. « Idées ». Cf. Le scandale
du développement, par J. Austruy.
(3) Laburthe, Aspect psychosociologique du sous-développement, Paris, La Table Ronde,
avril 1967.

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