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De la liberté

de conscience à la tolérance:
la voie de la libération

La franc-maçonnerie se distingue des Eglises par le fait qu'elle


ne se prétend nullement détentrice de la vérité. L'enseignement du Rite
[cossais Ancien et Accepté ne comporte ni dogmes ni credo d'aucune
sorte. Chaque Frère est appelé à construire par lui-même l'édifice de ses
propres convictions. C'est dans ce but qui! est initié à la pratique de
l'Art de la pensée.

Cet art s'exerce sur des matériaux qu'il faut dégrossir : il s'agit,
en d'autres termes, d'élaguer les erreurs qui défigurent la vérité. Celle-ci
est partout, mais elle est cachée. Nombre de nos contemporains,
confrontés à la crainte de lendemains sans grandes perspectives, cher-
chent un secours auprès de mouvements sectaires qui expliquent des
effets vérifiables par des causes surnaturelles, voyant des signes d'un
destin hypothétique là où il n'y a que des faits sans signification pro-
fonde. Ces mouvements confondent croyance et superstition. La super-
stition n'est que la pétrification, l'écorce ou le cadavre d'une notion
vraie, dont l'erreur n'est souvent qu'une expression défectueuse condui-
sant à l'aliénation.

S'opposant à l'aliénation, le Rite [cossais revendique la liberté


de conscience pour ses membres. Mais certaines approches font un
contresens fâcheux sur cette notion fondamentale elles confondent
:

cette attitude avec l'agnosticisme, doctrine selon laquelle tout ce qui est
au delà du donné expérimental, tout ce qui est métaphysique, est incon-
naissable, Elles se réfèrent aux données du siècle des Lumières, qui
accordait la prééminence à l'intelligence naturelle du savoir et qui a
abouti au scientisme étroit du XIXe siècle. D'autres approches, encore
plus pernicieuses, s'opposent à toute forme de religiosité sous prétexte
de libre pensée (qui n'a aucune commune mesure avec la pensée libre)

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pour se réfugier dans un athéisme caricatural prônant une liberté absolue
derrière la formule «ni Dieu ni maître» adoptée par les doctrines anar-
chistes.

En réalité, la liberté de conscience est d'une tout autre nature. Il


faut savoir que «conscience», est pris dans son sens étymologique de
«connaissance» à laquelle on parvient par un acte qui consiste à séparer
le vrai du faux, le contingent de l'essentiel. Elle repose sur la connais-
sance intime des êtres et des choses, à commencer par la connaissance
de soi. C'est ce que le Rite propose à ses adeptes dès le premier degré,
où l'Apprenti est invité à descendre au plus profond de lui-même pour
passer de l'acte de connaître, purement subjectif, au fait de connaître
impliquant le rapport du sujet à l'objet et afin d'aboutir au résultat
l'objet connu par abstraction, Il s'agit, en dépouillant le vieil homme, de
procéder à une véritable renaissance destinée à produire un homme
nouveau débarrassé de ses passions vulgaires, prélude indispensable à
une véritable initiation,

Pendant son parcours initiatique. l'Apprenti passe Compagnon


et part à la découverte du monde qui l'entoure. Ayant appris à bien se
connaître. il apprend maintenant à se situer par rapport à son entou-
rage et à situer son entourage par rapport à lui-même. Puis, devenu
Maître, il prolonge ses acquis en les transposant à l'univers. Ainsi, grâce
à une connaissance toujours plus affinée par une analyse critique posi-
tive des faits et des individus, il en vient à porter des jugements motivés
et à se prendre en charge sans être le jouet de ses passions ou de ses
illusions, car il est dépouillé des métaux qui alourdissent l'être humain et
le maintiennent dans l'aliénation des préjugés familiaux, sociaux, profes-
sionnels, culturels et idéologiques qu'il a accumulés durant son existence
profane.

Tel est le but du Rite Ecossais, qui propose une réflexion sur
l'homme comme être individuel et social comme être culturel et spiri-
tuel. Cette réflexion traduit les préoccupations permanentes de l'homme
confronté à lui-même, à sa nature, à son devenir et à sa destinée face
aux problèmes de la liberté et de la justice, de la vie et de la mort, de la
beauté et de l'amour. Ainsi le Frère peut-il en toute liberté de
conscience, c'est-à-dire en toute connaissance de cause, se livrer à sa

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quête de vérité et de justice à travers un idéal d'amélioration du bien-
être matériel et moral de l'humanité.

Parallèlement, par la pratique du Rite, il acquiert une dimension


supplémentaire. Le Rite Ecossais Ancien et Accepté, en effet, pose
l'existence d'un Inconnaissable qui échappe à toute connaissance
d'ordre rationnel. Par le doute métaphysique auquel il soumet son juge-
ment, le franc-maçon a la possibilité, grâce à la transcendance née de
son désir de s'élever au delà de sa condition purement humaine, d'accé-
der aux sphères de la connaissance spirituelle. Ainsi naît progressive-
ment le sentiment religieux non pas au sens étroit des religions révélées,
mais au sens qu'entendait le pasteur James Anderson quand il parlait
des Maçons soumis à la Religion catholique (c'est-à-dire universelle), qui
consiste à faire des hommes bons et loyaux, hommes d'honneur et de
probité soumis à la Loi morale qui est celle de tout homme de bien.

C'est pourquoi un Franc-maçon ne peut être ni un athée stu-


pide ni un libertin irréligieux. Grâce à sa liberté de conscience, il est
apte à se tourner vers sa vie intérieure, acte par lequel il accomplit une
«conversion du regard», expression empruntée au philosophe post-plato-
nicien Plotin. Face à la multiplicité du monde extérieur, le franc-maçon
descend en lui-même pour y découvrir la lumière cachée dont tout
homme est porteur.

Ainsi a-t-il le libre choix de sa foi grâce à sa liberté de


conscience. Et celle-ci n'est pas antinomique avec la pratique d'une reli-
gion révélée, car les fins de la religion et de la franc-maçonnerie ne se
recoupent pas et ne sont pas antagonistes, malgré ce que peuvent en
dire les tenants des Eglises instituées. En effet le franc-maçon sait qu'il
appartient à un ensemble universel solidaire régi par un Principe supé-
rieur que nous invoquons sous l'appellation de Grand Architecte de
l'Univers sans le réduire à un Dieu, un Allah ou un Bouddha, toutes
appellations qui limitent sa portée aux dogmes particuliers d'une Eglise
à l'exclusion de toute autre croyance. Par le biais de l'initiation, la vie
religieuse et la foi se manifestent au niveau d'une expérience spirituelle
intérieure indépendante de dogmes contraignant la liberté de conscience
des fidèles d'une religion fondée sur la révélation.

Dégagés des liens qui entravent notre liberté de conscience,


nous, Francs-macons du Rite Ecossais Ancien et Accepté en quête de

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vérité et de justice, ne repoussons rien o priori. Car nous savons que
toute prévention, tout parti pris s'opposent à notre liberté de jugement,
et donc à notre pensée libre. Le véritable ami de la vérité ne saurait être
un esprit borné, systématiquement enfermé dans le cercle étroit de son
horizon mental. Ce doit, au contraire, être une intelligence largement
ouverte à toutes les idées susceptibles de provoquer une modification
des convictions présentes, dans le but de les affiner. Celui qui a des
idées arrêtées et qui tient à les conserver n'est pas un homme libre,
donc pas un homme de lumière et de progrès. C'est un pontife qui croit
savoir et qui a foi dans son infaillibilité. Si l'initiation ne parvient pas à le
désabuser, c'est qu'il ferme les yeux et qu'il tient à rester profane, donc
il n'a rien à faire chez nous.

Si nous reprenons le Chapitre 10 des Constitutions d'Anderson


de 1723, nous y lisons que le franc-maçon doit se «soumettre seulement
à cette Religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun son
opinion particulière (...) quelles que soient les dénominations ou
croyances qui puissent les distinguer». En d'autres termes, dès le départ,
la franc-maçonnene spéculative accepte la pluralité légitime des confes-
sions. Pour ce faire, on comprend la nécessité de la tolérance, qui fait
de la franc-maçonnerie traditionnelle un véritable centre d'union entre
les hommes.

Encore faut-il s'entendre sur le concept de tolérance, car on le


rencontre aussi bien en philosophie, en religion, en médecine ou en
technologie que dans le langage courant, Sur le plan philosophique, ce
terme était à l'origine relié à l'erreur religieuse et à l'immortalité (c'est
de là que vient le terme «maison de tolérance»). Ainsi, pour Montaigne,
la tolérance est la capacité à endurer, elle représente une épreuve et
une souffrance portées par celui qui tolère, Au plan théologique, la tolé-
rance représente l'indulgence à l'égard de l'opinion d'autrui sur les
points de dogme que l'Eglise ne considère pas comme essentiels. Nous
sommes ici dans le domaine de la condescendance. Pour le médecin,
c'est l'aptitude de l'organisme à supporter plus ou moins bien l'action
d'un médicament. Le technicien y voit la marge d'écart admise entre les

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dimensions prévues d'un objet et ses dimensions réelles. Dans le lan-
gage courant, la tolérance consiste à ne pas interdire ou à ne pas exiger
quelque chose alors qu 'on le pourrait (c'est donc une forme d 'absten-
tion) ou qu'on le devrait (dans ce cas, la tolérance est perçue comme
une faiblesse, voire une lâcheté).

Souffrance, indulgence, condescendance, capacité à supporter,


écart par rapport à une norme, abstention, lâcheté voilà des attitudes à
caractère négatif. De par l'essence même du Rite, on comprend que ces
diverses acceptions ne peuvent être retenues par un initié dont la
démarche est, par nature, positive. Pour le franc-maçon, la tolérance est
une attitude qui consiste à admettre chez autrui une manière de penser
ou d'agir différente de celle qu'il adopte pour lui-même. Sa liberté de
conscience, de jugement et de pensée le met à même d'accepter la
position de son prochain sans pour autant renier ses propres convic-
tions, mais en sachant que de la discussion peut naître la lumière, car
nul n'est détenteur de la vérité.

Car dans sa quête de la vérité, le franc-maçon sait quil ne


pourra jamais atteindre la vérité absolue. A l'instar d'un diamant taillé
dont on ne peut percevoir que quelques facettes à la fois mais jamais
leur totalité en même temps, la vérité ne peut être perçue dans son inté-
gralité. La quête du franc-maçon écossais, fondée sur la foi et sur la rai-
son, ne peut s'appuyer que sur « le demi-jour de la probabilité », selon
l'expression de Locke dans son Essai sur l'entendement humain. C'est
pour cette raison qu'il doit pratiquer la tolérance, mais une tolérance
bien comprise. Nous devons faire preuve d'humilité face à notre igno-
rance mutuelle, et donc ne pas rejeter les autres comme des êtres obsti-
nés ou pervers parce qu'ils ne veulent pas ou ne peuvent pas abandon-
ner leurs opinions pour embrasser les nôtres. La tolérance est tout le
contraire du sectarisme et de l'intégrisme qui sont la négation de la
liberté de conscience.

Une telle attitude positive n'est pas à la portée de tous les


hommes ni même, hélas, de tous les francs-maçons. Et pourtant, en
tant que membres de Loges de Saint-Jean, ce n'est pas une tâche
insurmontable. Il suffit de se reporter au message du quatrième Evan-
gile et de lappliquer dans la vie de tous les jours. Ainsi, au Chapitre
XiV. verset 2, Jean nous rapporte une parole de Jésus s'adressant aux

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Apôtres «Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père)). Si nous
décodons ce message, nous y voyons une allusion à la tolérance. Cette
maison du Père, c'est la Tradition dans sa forme ésotérique elle est
:

unique, mais elle a suivi diverses voies spirituelles. Les circonstances ont
fait que chacune d'entre elles a mis l'accent sur une vertu particulière.
Ainsi l'Inde sublime le Sacrifice, le Bouddhisme célèbre la Charité, le
Judaïsme et l'Islam prônent l'Unité, le Taoîsme et le Zen glorifient la
Simplicité, le Christianisme exalte l'Amour. Au regard de l'ésotérisme,
chaque approche a dégagé la reconnaissance, sous une forme provisoi-
rement plus accessible, dune éternelle et unique vérité.

L'étude approfondie de ces différentes religions nous montre


que la franc-maçonnerie du Rite Ecossais Ancien et Accepté, qui est un
des derniers dépositaires de la Tradition, reprend sous une forme syn-
crétique toutes ces approches pour en faire un système initiatique uni-
versel. Fort de cette constatation, on voit que la tolérance lui est fon-
damentalement inhérente. On voit aussi par là que notre Rite ne peut
être qu'ésotérique et spirituel.

Je rappelle que la tolérance se situe au niveau des opinions et


des croyances, elle ne doit jamais s'appliquer aux comportements.
Ainsi, la tolérance n'est pas et ne doit jamais être pour un franc-maçon
synonyme de laisser-aller, en particulier quant à la tenue vestimentaire
dans le Temple : le blouson de cuir convient au motard, le col roulé à la
décontraction, les baskets au sport, un costume sombre, une chemise
blanche et une cravate sombre ou un noeud papillon témoignent du res-
pect que l'on doit avoir pour le lieu sacré ou l'on se trouve et pour les
assistants que lon y rencontre. Le vêtement maçonnique n'est pas un
bleu de chauffe. De même, une posture relâchée, affalée, jambes croi-
sées, si elle est acceptable dans l'intimité, n'est pas compatible avec la
solennité des travaux en Loge.

La tolérance n'est pas non plus laxisme dans le respect du


rituel, qui doit toujours être pratiqué avec la plus extrême rigueur. Tout
manquement au déroulement rituel d'une Tenue provoque, à la longue
des dérives préjudiciables au Rite.

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La tolérance n'est pas davantage acceptation passive des contradic-
tions entre le comportement des Frères à l'intérieur et hors du Temple,
des écarts entre les paroles et les actes.

La tolérance, enfin n'est pas résignation face à des agissements


que la morale élémentaire réprouve (je pense, entre autres, aux
«magouilles», petites ou grandes, qui sont le lot de certains).

Ce sont toutes des attitudes inadmissibles de la part de leurs


auteurs, et les réactions passives de la part de ceux qui en sont témoins
sont tout aussi indignes de la part d'hommes qui se prétendent initiés.

On ne peut, en effet, laisser faire n'importe quoi sous prétexte


de fraternité. Car il ne faut pas confondre Fraternité maçonnique (qui
est d'ordre initiatique) avec amitié (qui est d'ordre profane). encore
moins avec camaraderie (qui relève de la familiarité), pour ne pas parler
de copinerie, toutes attitudes qui portent atteinte à notre Ordre, particu-
lièrement dans la période actuelle où l'on constate une recrudescence de
l'antimaçonnisme. Ce n'est pas faire du moralisme étroit que de rappe-
ler de telles exigences. Toute ascèse implique une discipline. Or, la disci-
pline, c'est la vraie liberté, car elle mène là où nous le souhaitons.

La Loi morale exige d'abord une moralité exemplaire dans


notre conduite personnelle vis-à-vis d'autrui, qu'il soit profane ou qu'il
soit Frère. Nous pouvons tous, hélas, témoigner de la conduite d'indivi-
dus qui sous couvert de fraternité commettent des actes qu'ils n'ose-
raient envisager dans le monde profane sous peine de sanction immé-
diate. Si nous tolérons le moindre écart à la moralité, nous devenons
complices de tels comportements.

Il ne faut donc pas confondre tolérance et faiblesse. Nous avons


le devoir de réagir fermement si nous ne voulons pas voir notre Loge et
par contrecoup, notre Ordre, dégénérer en une forme de société per-
missive, Face aux dérèglements de toutes sortes, nous avons des règles
qu'il faut respecter selon les engagements solennels que nous avons
pris. On peut tolérer des Francs-maçons médiocres, mais on ne peut
tolérer des parjures. Ceux qui se gargarisent de l'expression «le maçon
libre dans la loge libre » pour faire tout et n'importe quoi confondent la

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Règle maçonnique avec la licence et ne méritent pas le titre de Francs-
maçons.

Par ailleurs, la tolérance n'est pas non plus indifférence, autre


attitude negative, mais bien plutôt vigilance. Elle n'est pas une forme de
nombrilisme stérile. Si le franc-maçon ne se livrait qu'à la spéculation
pure, il resterait dans le domaine abstrait, sans compatir aux maux qui
accablent l'humanité. Le franc-maçon reprend à son compte les vers de
Térence : « Je suis homme et rien de ce qui touche un homme ne m'est
étranger ». Or, les maux dont souffre l'humanité ont leur répercussion
sensible dans le coeur de tout homme généreux. L'initié, plus que tout
autre homme, ne s'isole pas du monde. Il se garde d'imiter ces mys-
tiques égoïstes qui cherchent la perfection loin du contact de la corrup-
tion genérale. Il partage encore moins l'indifférence des satisfaits, qui ne
visent qu'à jouir de faveurs accordées au petit nombre.

Le franc-maçon, comme tout homme de coeur, se sent lésé par


toute iniquité, même lorsqu'il n'en est pas directement victime. Car se
désintéresser du sort d'autrui, c'est rompre le lien de solidarité qui unit
tous les membres de la famille humaine. Or, les individus ne tirent leur
force que de la collectivité dont ils font partie. Se détacher de tout ce à
quoi on est incorporé, c'est se vouer à la mort. L'égoïste, qui ne pré-
tend vivre que pour lui-même, cesse de participer à la vie générale. Il se
comporte comme un corps étranger au sein de l'organisme humanitaire
et devient un élément morbide, une cause de maladie sociale.

On mesure donc à sa juste valeur la portée de la tolérance, qui


va bien au-delà de ce que le profane peut imaginer lorsqu'elle est appli-
quée dans toute son étendue et toute sa rigueur.

Mais, si le franc-maçon a le sens, inné ou acquis, de la tolé-


rance, il a également le devoir d'intolérance, au même titre que les Etats
ont le devoir d'ingérence dans le domaine humanitaire. Et cette intolé-
rance doit d'abord s'appliquer à soi-même. Le Maçon écossais possède
par l'utlisation des outils symboliques, les armes de la connaissance, de
la liberté de conscience et de la tolérance pour combattre en lui-même
les trois mauvais Compagnons que sont l'ignorance, le fanatisme et
l'ambition personnelle. Il lui faut aussi rayonner au dehors l'enseigne-
ment maçonnique par son action individuelle pour défendre la cause de

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la justice et les droits de l'homme contre toute autorité usurpée ou abu-
sive et contre tout système oppresseur des libertés.

Fort de son initiation, le franc-maçon du Rite Ecossais Ancien


et Accepté est un citoyen éclairé et actif engagé dans les affaires de la
cité pour la défense d'un idéal de progrès de la société marqué du sceau
de la devise maçonnique Liberté Egalité Fraternité, Loin du tumulte
du forum laissant ce soin à d'autres organisations spécialisées dans le
débat public, il se doit, par son comportement individuel, d'être un
vivant exemple parmi son entourage. Loin des grands discours destinés
à enflammer les foules versatiles et loin des promesses factices qu'il ne
pourra tenir, seuls ses actes en conformité avec ses paroles lui garantis-
sent l'exemplarité qui doit être la sienne en toutes occasions.

* *

La tâche n'est pas simple dans notre vécu quotidien, mais la


franc-maçonnerie écossaise ne s'est jamais prétendue être une école de
la facilité. Comment parvenir à la vraie tolérance, alors qu'actuellement,
partout dans la société humaine, nous sommes confrontés à des situa-
tions de violence de tous ordres, nées d'un trop-plein d'amour-propre,
source de dérèglements de la conduite humaine ? Ces dérèglements
proviennent essentiellement du refus de l'autre et de la société dans
laquelle nous vivons. Cela découle d'un constat évident : si l'homme ne
sait pas faire le pas qui le sépare d'autrui pour lui tendre une main f ra-
ternelle, c'est parce qu'il souffre d'un vécu mal assumé. Empêtré dans
ses propres contradictions, replié sur lui-même, il ne parvient pas à voir
clair dans sa propre vie. N'intégrant pas sa propre dimension, il ne
comprend pas sa propre démarche. Comment peut-il alors comprendre
les autres?

Pour vaincre l'égocentrisme, il faut mettre en pratique le


«Connais-toi toi-même» socratique. Ce postulat de base nous permet de
transmuer nos faiblesses en une force, car nous nous acceptons tels que
nous sommes, en toute humilité. Si bien que, par transpositions succes-
sives, nous passons progressivement de «Accepte-toi comme tu es» à
«Accepte l'autre comme tu t'acceptes toi-même», pour en arriver à

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«Aime autrui comme tu t'aimes toi-même». Car, sauf à tomber dans le
narcissisme l'amour de soi est un acte naturel et légitime, qui constitue
le principe de tous nos efforts pour accomplir notre Devoir. Il aboutit à
une forme sublimée de l'amour qui consiste à se réjouir du bonheur
d'autrui au lieu de s'en affliger.

Comme on le voit, la victoire de l'initié est avant tout sa victoire


sur lui-même. Grâce à sa Foi libératrice qui génère un phénomène
didentification du sujet avec son objet, l'action du franc-maçon écossais
devient alors source d'affranchissement intérieur de conquête et de maî-
trise de soi par la réaction de la volonté et de l'intelligence réfléchie
contre les passions et toutes les fatalités subjectives. On passe alors de
la passion négative à l'action positive, de la servitude à la libération
morale par un mouvement dynamique,

Par cette démarche initiatique, la raison nous pousse à tendre


vers notre prochain, c'est-à-dire tous les hommes, y compris nos enne-
mis que la nature et la loi nous pousseraient à haïr. C'est bien ce qui
nous fut demandé lors de notre initiation au premier degré, lorsque le
vénérable maître dit «Si vous rencontriez parmi nous des ennemis,
:

seriez-vous disposé à leur tendre la main et à oublier le passé ?» Et si


nous répondons en toute sincérité par l'affirmative, c'est parce que dans
l'amour tout se dissout, la faute la plus grave est abolie.

Si nous appliquons ce précepte, nous aurons fait un grand pas


vers notre propre épanouissement. Dans notre Loi morale, c'est la
démarche volontaire vers le bien qui nous est proposée. Le bien est
l'accomplissement de l'être, il est l'être vers lequel se projette toute exis-
tence. Il invoque le dynamisme de l'être, soit que celui-ci tende vers son
propre perfectionnement, soit qu'il tende à se communiquer Lui-même.
Il attire comme une valeur prête à se diffuser, quand il est hors de l'exis-
tant qui le poursuit : il attire encore, comme une perfection immanente,
dans l'existant qu'il comble. Comme un coeur palpitant de son double
mouvement, il attire en lui l'être et il le redistribue. Le bien est toujours
l'aspect positif, constructif, rayonnant de l'être,

Dans ces perspectives, le mal ne se conçoit que comme une


déchéance, une dégradation, un raté de l'être. Sans aucune consistance
propre, il n'étale ses ravages qu'au détriment de l'être qui le supporte. Il

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est une défaillance de l'être, un défaut d'être. Le bien ordonne et unit, le
mal désagrège et décompose. L'un oriente vers la vie, lautre régresse
vers la mort. A la lumière de ce constat, la conduite morale apparaît
comme une ontogenèse du devenir libre ; elle est la dynamique de l'acte
libre. Tout acte immoral diminue à la fois l'être et la liberté. Comme le
dit Paul Valéry, «la plus grande liberté naît de la plus grande rigueur)).

C'est dans cet esprit que nous procédons à la naissance «un


homme nouveau lors de notre initiation c'est-à-dire à une création nou-
velle. Ainsi conçue. notre ascèse est source de libération, «accomplisse-
ment, car les tensions, au départ négatives, se dissolvent en une pulsion
positive qui mène à la sérénité. Notre action devient une lutte pour la
paix intérieure, source de salut de l'homme en paix avec lui-même et
avec les autres. L'initié peut alors constuire son Temple spirituel sur le
modèle de la Jérusalem céleste. Ainsi s'élabore, le salut de l'initié mani-
festé par l'intégrité de son être, libéré de ses pesanteurs profanes, accé-
dant au bonheur dans la paix de sa conscience. Il peut alors se consa-
crer sans relâche à son perfectionnement.

Alors, oubliant ses aspirations individuelles, l'initié devient un


être rayonnant de Charité, qui est la dimension supérieure de l'amour.
Transcendant sa personne, il se met à la disposition d'autrui, réalisant la
parole de Jésus relayée par Jean (XV,12) : «Il n'est pas de plus grand
amour que de donner sa vie pour ceux que l'on aime». Transposée dans
notre rituel, nous retrouvons cette promesse que nous faisans solennel-
lement de donner notre vie pour la défense de nos Frères et de notre
Ordre. Nous accédons alors au stade de la vertu par l'accomplissement
du Devoir, par pure obéissance à la Loi morale, grâce à la lutte victo-
rieusement menée contre les penchants de la sensibilité.

A ce niveau nous procédons à la sacralisation de notre ascèse.


Nous accédons progressivement à un degré d'initiation plus élevé
lorsque nous prenons conscience de l'existence d'autrui qui devient
sacré à nos yeux et qui donne naissance au sentiment d'abnégation.

Cela nous amène à une approche de la Lumière. Cette illuma-


tion naît de la rencontre du sacré et de la conscience humaine. C'est la
prise de conscience de l'existence de l'autre qui devient nous-même. Ce
qui est vu et entendu de l'»autre» devient le support de l'invisible et de

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l'inaudible, de I' «Autre» , avec un grand A. C'est l'altérité du lumineux
où se mèlent le divin et l'humain.

Voilà comment je comprends le passage de la liberté de


conscience à la tolérance, qui ne peut se faire qu'à travers la vraie
Lumière, celle de l'esprit filtrée à travers la lumière du coeur.

Cest ainsi que voyage l'initié, imprégné de ses croyances reli-


gieuses certes, mais dans une conscience libre, et fort de sa tolérance
qui lui permet d'augmenter le rayon de ses connaissances en les frottant
à celles d'autrui sans pour autant renier ses propres conceptions.

Appliquant les préceptes inculqués par son idéal, transcendant


et spiritualisant des pulsions d'origine purement profane, il devient un
«saint» vivant. Non pas un être désincarné, mais un homme qui a su
sublimer ses bas instincts pour en faire le moteur d'une existence exem-
plaire. Dans cette dimension, il sacralise la vertu en accomplissant le
bien, non plus par la nécessité du Devoir, mais par une inclination natu-
relle dégagée de toute contrainte. Cette sainteté est donc une force par-
ticulière que l'initié introduit dans son univers par sa conduite et sa mise
en pratique des enseignements de notre Ordre, véritables instruments
de libération de l'homme.

Hubert GREVEN

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