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CONTE PHILOSOPHIQUE

Pascal Roblot

Espérance de moisson

C’est dans une province de la France profonde que se passe cette


histoire. Pas dans n’importe laquelle de ces provinces, mais dans
celle où les jours de beau temps sont ceux où la brume se lève à
partir de treize heure, laissant à la lumière du soleil la possibilité de
traverser les nuages avant la tombée de la nuit qui pendant huit mois
de l’année a lieu vers les dix-sept heures.
Un père, pressentant sa fin proche, convoqua ses deux fils.
Je n’ai qu’un champ à vous léguer, sur ce champ j’ai pu vous élever, il
pourra nourrir vos famille à deux conditions : que vous le travailliez
ensemble et que jamais vous ne vous disputiez quelque soit le fruit
que vous donnera la terre.
Le père mourut un soir de novembre.

Les deux fils se concertèrent sur le fond de leur affaire.


Nous n’avons pas grand-chose, si ce n’est le champ et les justes paroles
de notre Père. Il faut que nous travaillions ensemble. Commençons
les labours et semons, puis nous devrons surveiller notre champ pour

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que le peu de semis que nous avons ne soit mangé par les oiseaux.
Enfin nous pourrons moissonner.

Ainsi fût fait. Le labour était pénible, la charrue trop lourde à tirer
pour le vieux cheval. La terre riche et humide collait au socle, il fallait
plusieurs fois par rang l’alléger à l’aide d’une bèche en évacuant la
terre qui collait sur le métal. Très souvent les deux frères laissaient
le cheval se reposer un peu, conscient des efforts qu’il accomplissait.
Ils devaient aussi le ménager car il était la seule aide qu’ils avaient
en leur possession pour labourer.
Pendant que le cheval reprenait haleine, ils en profitaient pour
ramasser les pierres que la charrue avait mises à jour. Ils écartaient
aussi, à la main, les mottes de racines trop importantes que le
passage du sillon n’avait pu enterrer. Ils étaient fourbus, en plus des
efforts que demandait la charrue sur laquelle ils pesaient de tout leur
poids pour forcer la terre, être courbé pour ramasser les pierres et les
mottes ajoutait à leur peine.
Il pleuvait depuis plusieurs jours, le travail était de plus en plus
difficile, au froid, s’ajoutait la lourdeur des souliers auxquels collait
la terre. Ils finissaient la journée trempés et boueux. Le labourage
terminé, il fallait passer la herse pour casser les mottes de terre, cela
pris trois bon jours.
Puis vint le temps du semi. A grandes enjambées, le geste large du
semeur répartissait les grains. Il fallait, à cause du peu de grains
en leur possession, faire attention de ne pas recouvrir deux fois le
même passage. Le frère ainé se chargea de cette tâche si délicate. Le
cadet, du bout du champ, le guidait de la voix stimulant ainsi une
régularité presque parfaite.
L’hiver arriva plus rude qu’à l’habitude.
Puis suivit le printemps et la naissance des premières pousses. Tous
les jours ils passaient plusieurs heures sur leur champ, surveillant
les pousses de blé qui laissaient envisager une bonne récolte si l’été
tenait ses promesses de chaleur sans sécheresse.
L’été fût chaud et sec, fin aout une pluie fine mais persistante
retarda l’heure de la récolte. C’était un mal pour un bien, cette petite
pluie revigora les grains qui s’alourdirent d’autant plus. Le poids
des grains commençait à faire plier la tige au niveau de l’épi. Le
soleil frappa de plus en plus fort sur le champ. Le frère ainé décida
d’attendre encore quelques jours. Bien sûr, en retardant la moisson,
il leur faudra travailler deux fois plus vite car les pluies de Septembre,
si le grain n’était pas rentré, risqueraient à coup sûr de le faire moisir
sur pied.

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Espérance de moisson

Le dimanche soir de la première semaine de septembre le Frère ainé


s’adressa à son cadet
- On commence demain.
Ils se levèrent à 5 heures, tout était déjà prêt depuis longtemps, le
fil des faux maintes fois repassé, les fourches et les râteaux étaient
rangés, alignés sur le mur de la grange, la ficelle qui devait lier les
bottes était comptée par paquets de vingt, puis accrochés à des clous
plantés dans une poutre.
Les journées qui suivirent furent longues et épuisantes, ils fauchaient,
ratissaient, créant des tas égaux, les ficelaient puis les entassaient. A
la fin de chaque journée, ils rentraient les gerbes dans la grange.
Ainsi fût fait pendant près de douze jours. Lorsque tout fût engrangé,
ils décidèrent de glaner tous les épis qui jonchaient le sol. Ils ne
voulaient perdre aucun grain, tant chacun d’eux avait de valeur à
leurs yeux.

Les jours d’après ils étendirent une bâche dans la cour de la petite
ferme, ils y étalèrent les gerbes et à l’aide de fléaux ils se mirent à
battre le blé. Ils séparèrent le grain de l’ivraie, écartèrent la paille
qu’ils allaient conserver et remplirent des vieux sacs de jute du
fruit de leurs efforts. Les sacs s’amoncelaient dans la grange. Ils
mesurèrent au fur et à mesure que le tas grossissait l’abondance de
leur récolte, celle-ci dépassait le plus fou de leur espoir.
Après huit jours de battage et que tout fût engrangé, ils mirent de
côté le semi de l’année prochaine puis ils se partagèrent en deux
parties exactement égales le restant de leur récolte.
Chacun pu entasser son blé dans la partie de la ferme qui lui était
réservée.
La vielle ferme était disposée en forme de U, l’habitation principale
qui comportait une pièce principale et deux chambres à l’étage était
occupées par le frère aîné et son épouse. Les parents dormaient dans
la première chambre, l’autre était réservée pour les deux enfants.
A l’opposé, séparée par la cour, l’autre partie était plus petite. Elle
ne comportait qu’une seule pièce. C’était là où résidait le cadet,
largement suffisant, car il était célibataire. A chacune de ces parties
était adossé un appentis où chacun des deux frères avait entassé son
tas de blé. La grange faisait la liaison entre ces deux bâtiments.
Pour le dernier soir de la récolte, la femme de l’aîné, avait préparé un
repas plus conséquent qu’à l’habitude. Les deux frères étaient heureux
et satisfait du travail effectué. Le repas fût un peu plus silencieux
que les autres soirs, ils n’avaient plus à parler de l’organisation du
lendemain et chacun pensait au bonheur de leur récolte. Demain,

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grâce à leur travail et pour la première fois depuis longtemps, les


jours s’annonçaient meilleurs.
A ces promesses, comme de bons paysans, ils savaient que seul le
silence donne la mesure de la satisfaction. D’autant plus qu’ils ne se
sentaient pas la force de trop parler tant la fatigue les commandait
vers un repos bien mérité.
Pendant que l’épouse de l’ainé commençait à débarrasser la table, ce
dernier s’adressa à son cadet

- Va te coucher, petit frère, le travail est fini et tu dors debout. Demain


il fera jour et nous n’aurons pas à nous lever avant le soleil. Profites-
en bien. Tu l’as bien mérité.

Ils avaient l’un pour l’autre un amour profond. Cet amour était
renforcé par le labeur, la peine et il faut le dire par la souffrance
qu’ils avaient endurés à travailler ensemble la parcelle de terre que
leur avait léguée leur père.

Ils se couchèrent, sachant chacun de leur côté que la nuit serait


longue et réparatrice.
Le cadet ne trouva pas le sommeil, il tournait et retournait dans son
lit. Une pensée l’obsédait.
Nous avons travaillé ensemble mon frère et moi, nous avons souffert
mais nous avons une bonne récolte que nous avons partagée en deux
parts égales. Deux tas égaux qui ne sont pas justes. Je suis seul et mon
frère a femme et enfants, il a plus de charges et de responsabilités, il
a donc besoin de plus de blé que moi.
La solution fût vite trouvée. Il se leva, mis son tablier, pénétra dans
l’appentis, s’agenouilla et rempli le bas de son tablier de blé qu’il se
dépêcha, traversant la cour sans bruit, de déverser sur le tas de son
frère. Il se recoucha et trouva rapidement le sommeil.

L’ainé dormait depuis longtemps, mais se réveilla en sursaut.


Ce n’est pas possible se dit-il, j’ai une femme et deux beaux enfants,
mon frère lui est tout seul et ne peut pas goûter à ce bonheur. Il va
devoir se marier et pour cela avoir du bien. Il a donc besoin de plus
de blé que moi.
Il se leva, mis son tablier, s’agenouilla devant son tas et rempli le bas
de son tablier de tout le grain qu’il pouvait contenir. Il traversa sans
bruit la cour et déversa le blé sur le tas de son frère. Il se recoucha,
tout à la justesse de la décision qu’il avait prise pour l’avenir de son
frère.

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L’un et l’autre effectuèrent ce manège pendant vingt nuits, sans jamais


se croiser. Pourtant les heures à chaque fois étaient différentes.
Un soir de pleine lune, ils se réveillèrent en même temps, remplirent
leurs tabliers et se retrouvèrent malencontreusement l’un en face de
l’autre au centre de la cour.
- Que fais-tu là, mon frère, à cette heure avec ton tablier plein de
blé ?
- Je porte du blé sur ton tas, car je suis seul et toi tu as femme et
enfants à nourrir. Il y en a trop pour un homme seul et tu as plus
besoin de blé que moi !
Mais dis-moi mon frère, toi qui es mon aîné, que fais-tu là toi aussi
avec ce tablier rempli de blé ?
- J’ai femme et enfants, c’est vrai, mais toi tu n’as pas de femme et si
tu veux fonder une famille il te faudra du blé d’avance, tu en as plus
besoin que moi. J’ai déjà mon bonheur, il te faut le tien maintenant.
Voilà pourquoi je le porte sur ton tas.

A ces mots, leurs yeux se remplirent de larmes, tant la joie de penser


au bonheur de l’autre était partagée. Ils lâchèrent en même temps
leurs tabliers pour s’étreindre, joue contre joue, cœur contre cœur,
corps contre corps de cet amour partagé.

A leur pied s’est créé un nouveau tas de blé, issu du blé que chacun
avait apporté dans son tablier. Ce nouveau tas de blé porte un nom :
Fraternité.n

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