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CASALMAGGIOR
E

Rives du Pô à Casalmaggiore
2

Jean-Luc Goi

Casalmaggiore
Roman
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A la mémoire de mes arrières grands-parents, César et Marie-Eugénie.


Le Rital et la Vosgienne

CASALMAGGIORE
Place Garibaldi vers 1870
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LA CHAPELLE AUX BOIS


Route de Xertigny vers 1900

PREMIERE PARTIE
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LE FIL DE 2 VIES

Capella, juillet 1857. (Italie) « Le mariage »

Ce mois de juillet était particulièrement chaud, cette année 1857, même en cette
Italie du Nord pourtant peu habitué à des étés caniculaires. Et en effet, l’été se révélait une
saison idéale pour se marier, les jours longs et ensoleillés prêtaient facilement leur concours
aux futures agapes qui allaient réunir deux familles.
Tout le monde avait mis la main à la pâte, car on n’était pas très fortuné dans cette
vallée du Po, où seuls les gros propriétaires terriens jouissaient d’une aisance quelque peu
éhontée. De plus on était encore sous domination autrichienne et seuls les nantis tiraient leur
épingle du jeu. La famille d’Ange Goi n’était pas de ceux là ! Celle d’Andréa Gualtiéri non
plus ! Peu s’en fallait ! Malgré ce peu de moyen, les deux familles avaient à cœur que ce fut
un beau mariage.
Cependant, la fête ne serait peut-être pas si joyeuse que prévue car on n’oubliait
pas qu’Ange et Andréa étaient partis rejoindre leurs aïeux dans le petit cimetière de Capella,
juste quelques mois auparavant. Mais pour l’heure, on en était aux préparatifs de la
cérémonie, il ne fallait pas que ces quelques douloureux souvenirs ternissent ces deux jours de
retrouvailles. C’était l’occasion de renouer avec des membres de la famille que l’on n’avait
pas revu depuis longtemps. Chacun y penserait lors de la messe qui serait dite également en
mémoire des défunts de ces deux familles.
Giovanni était dans ses petits souliers, il allait prendre femme et plus tard fonder
un foyer. Cela le rendait nerveux et inquiet. Luiza, sa future épouse, l’était encore plus que lui.
Elle allait devoir se séparer des siens, quitter la maison familiale, rude transition pour cette
jeune fille douce et timide qui découvrait subitement un autre monde. Elle se sentait bien en
famille, et appréhendait secrètement sa future vie. Bien sûr, elle connaissait Giovanni depuis
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longtemps, ils avaient fréquenté les mêmes lieux, couru ensemble dans la campagne, sauté et
pataugé dans les mêmes ruisseaux. Tant qu’elle était restée dans sa prime enfance, à
l’adolescence, « la Mama » veillait au grain ! Giovanni se montrait toujours prévenant envers
elle, lui tenant la main et l’aidant à franchir les endroits un peu difficiles de cette campagne
qu’il connaissait par cœur. Ils avaient fréquenté un peu l’école du village, mais leurs parents
respectifs ne pouvaient se passer d’eux, on travaillait dur dans ces contrées essentiellement
vouées à la culture et à l’élevage. On avait besoin de bras et de jambes pour subvenir aux
besoins quotidiens.
Aussi, Giovanni et Luiza se retrouvaient-ils le plus souvent dans les prés et les
champs où ces deux familles s’aidaient mutuellement aux travaux agricoles. Liés depuis leur
tendre enfance par une naïve et juvénile amitié, ils s’arrangeaient, lorsque c’était possible,
pour se retrouver ensemble aux mêmes tâches. Et puis, le fil des jours aidant, naquit entre eux
une envie de se voir à l’abri des regards indiscrets. Un léger trouble les envahissait, en eux un
certain émoi grandissait lors de leurs rencontres. Insensiblement, ils s’apercevaient que
l’amitié de gamin et de gamine laissait la place à un autre sentiment, encore plus fort. Ils
finirent par se rendre compte que l’amour, ce coquin d’Eros, avait planté une de ses flèches
dans leur cœur.
Giovanni aimait Luiza il fallait bien se l’avouer et elle, elle lui rendait son amour
autant qu’elle le pouvait. Ils devinrent inséparables, se voyaient parfois en cachette. Plusieurs
jours sans se voir devenaient un supplice pour ces deux jeunes gens et les retrouvailles étaient
magnifiques.
Giovanni était devenu un homme maintenant, beau et solide gaillard. Parfois les
filles se retournaient sur lui, mais il aimait Luiza, alors cela le laissait indifférent. La vie au
grand air, le travail des champs et surtout à la forge, avait développé en lui une musculature
non dénuée de charme.
Il le savait, et parfois s’en amusait. Mais rien cependant ne l’aurait détourné de
Luiza.
Quant à Luiza, ses formes frêles et fluettes de la petite fille puis de l’adolescente
qu’elle était, se muèrent en rondeurs là où il fallait. Elle affichait maintenant un joli corps de
femme sur lequel les garçons lorgnaient cupidement. Elle n’en n’avait cure, seul Giovanni
comptait pour elle…
Finalement les mois passèrent, quelques années aussi. Leur amour grandissait,
s’épanouissait, se fortifiait, et on en arriva à cette journée du 5 juillet 1857, où Giovanni allait
prendre Luiza pour femme.

On était en été et on avait dressé les tables à proximité de la maison, à l’ombre de


quelques oliviers tordus et crevassés, burinés et torturés par les vicissitudes du temps qui
maintenant n’avait plus de prise sur eux. Certains de ces arbres plusieurs fois centenaires se
souvenaient des rires d’enfants, des déclarations d’amour, des commérages, des histoires
racontées par les aînés aux plus jeunes. Combien de lignages avaient-ils connus ? Aujourd’hui
encore, ils abriteraient de leur feuillage protecteur plusieurs générations de convives. La fête
serait belle. Le ciel se montrait clément et nul nuage ne se profilait à l’horizon, oui vraiment,
ce serait une belle journée. Après la cérémonie religieuse tous se retrouveraient ici, parents et
amis pour participer aux festivités.
Bien sûr ! On avait quelque peu écorné les économies, mais ce jour le méritait
bien ! On était fier de marier son fils, et il fallait bien montrer aux invités qu’on avait de quoi
les satisfaire. La table regorgeait de victuailles, malgré ces temps de disette. La famille
Gualtiéri apporta les vins à profusion. Tant pis ! On se priverait un peu plus tard, mais ce jour
était trop beau. Il fallait que tout le monde en profite à son aise et reparte satisfait et content.
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Cela flattait aussi ces deux familles modestes qui avaient déployé des trésors d’ingéniosité
pour que la fête fût grandiose.
Ces agapes se passèrent dans la joie et la bonne humeur, certains avaient apporté
leurs instruments de musique. Les invités dansèrent au son des guitares, des flûtes et autres
pipos, les têtes tournèrent, autant par la danse que par le vin. Les gamins s’en donnaient à
cœur joie, contents d’échapper pour la circonstance, à l’autorité ancestrale des adultes, et
chapardaient des friandises de-ci, de-là. Les vieux évoquaient le temps d’antan, les récoltes à
venir, devenaient un peu nostalgiques en parlant de leur jeunesse. Mais c’était cela la vie ! On
mangea, on bu, et l’on dansa toute l’après midi. Le soir on finit les restes, le vin aidant on
raconta des histoires un peu égrillardes. Des jeunes couples se formèrent et se dissimulèrent
dans la nuit pour échanger quelques furtifs baisers. La jeunesse continuait de danser et de
batifoler à la lumière des lampions, la plupart des enfants s’étaient endormis sur les bancs ou
dans les bras de leurs mères. La nuit s’avançait et la fête battait son plein, où se mêlaient rires
et chansons, musique et danses.
Giovanni et Luiza avaient hâte que tous ces invités s’en aillent afin de se retrouver
en toute intimité. Ils le désiraient depuis longtemps. Ils devaient s’éclipser discrètement, la
coutume le voulait ainsi, sinon ils seraient repris par les fêtards et cela repousserait le moment
où ils pourraient enfin être seuls. Patience, se disaient-ils ! Puis quelques aînés, vaincus par la
fatigue, commencèrent à prendre congé et s’en retournaient chez eux. Giovanni et Luiza
profitèrent alors de l’une de ces vagues de départ, s’y mêlèrent le plus discrètement possible
et s’évanouirent dans la nuit étoilée. Ils se prirent la main afin de n’être pas séparés par
quelques fêtards un peu éméchés.
Pendant ce temps les derniers convives poursuivaient la fête, faisant semblant de
n’avoir rien remarqué. Il serait bien temps d’aller à la recherche des jeunes mariés au petit
matin, en attendant on s’amuserait encore comme des fous.
Enfin, à l’aube naissante, les plus acharnés de ces bambochards décidèrent qu’il
était maintenant raisonnable de réveiller les jeunes mariés. Ce serait le clou de la fête,
l’occasion de boire un dernier godet et, repus et content l’on s’en retournerait chez soi. Après
ces ultimes libations, les invités les plus éloignés reprirent donc le chemin du retour car on
voyageait à pied ou au mieux en carriole à cheval. Il ne fallait pas être en retard pour les
travaux du lendemain ! Ainsi, les réjouissances terminées chacun en garderait un bon souvenir
en attendant de prochaines retrouvailles…
Giovanni et Luiza s’installèrent à Cappella dans un petit logement, qu’ils
aménagèrent avec goût, et surtout avec des moyens limités. Luiza y apporta une subtile
touche féminine, don que lui avait légué sa mère et sa grand-mère. Une nouvelle vie
commençait….

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Capella, avril 1858 (Italie) « La naissance »

L’hiver n’en finissait pas de languir, il ne se décidait pas à abandonner la place au


printemps. Un hiver rude dans cette Italie du Nord. La Lombardie ne bénéficiait pas en cette
saison de la clémence des éléments. Seule, cette basse plaine du Po connaissait un climat un
peu moins rigoureux, à cause de la mer proche. Mais tout de même !
Le Po charriait un flot boueux où s’y mêlaient branches et troncs d’arbres, arrachés
et emportés par la montée des eaux, résultat de la fonte des neiges et des pluies hivernales.
Comme tous les ans, elles allaient fertiliser le sol et on espérait ainsi que les récoltes seraient
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bonnes. Enfin en cette fin avril, la terre se réveillait ! Le soleil printanier commençait à la
réchauffer. On pourrait bientôt la préparer et cela provoquait un affairement général. Giovanni
n’avait pas manqué d’ouvrage durant cet hiver, en tant que charron et maréchal-ferrant, la
remise en état du matériel agricole et le ferrage des chevaux constituaient sa principale
activité.
Non ! Ce n’est pas cela qui le tracassait… Certes, malgré des heures et des jours de
dur labeur, le travail ne l’avait pas vraiment enrichi. Juste de quoi vivre ! Les petits
propriétaires et les métayers peinaient à le payer et souvent il n’avait pas le cœur à leur
réclamer son argent. En cela, il savait qu’il mettrait en difficulté toute une famille qui trimait
dur comme lui et ne gagnait que quelques sous. Quant aux gros propriétaires terriens, si
certains se montraient honnêtes, d’autres oubliaient volontairement de le payer. Là aussi,
Giovanni hésitait à demander son dû, il savait qu’on l’écouterait d’une oreille distraite et que
dans la plupart des cas, l’argent ne rentrerait pas !
Non ! Vraiment, en ce moment, ce n’était pas cela qui le tracassait !... C’était plus
important ! …Il allait devenir père. Luiza était tombée enceinte dès le début de leur mariage.
Si dans l’ensemble sa grossesse s’était bien déroulée, grâce aux soins bienveillants et aux
conseils de sa mère, maintenant elle arrivait au terme. La venue de son premier enfant
s’avérait imminente, et Luiza se montrait, elle aussi inquiète. On était allé chercher la sage-
femme, le médecin ne pourrait pas venir avant quelques heures. Il accomplissait sa tournée en
carriole dans les hameaux avoisinants. Il venait juste de partir, au nord pour Camminata,
lorsqu’un messager était venu le chercher. Celui-ci courant derrière lui, le rattrapa au bout de
plusieurs centaines de mètres et lui expliqua la situation.
- Je ne peux pas venir tout de suite !, avait répondu le brave docteur Martinoni. Je
dois d’abord me rendre à Camminata, un blessé urgent. Tu comprends Francesco ?
- Oui, oui ! Docteur.
- Ah ! Dis-leur aussi que je dois me rendre ensuite à Vicobonéghiso, un autre
accouchement. Mais qu’est-ce qu’elles ont donc toutes à vouloir accoucher en même temps
ces femelles, marmonna Martinoni entre ses dents. Je ne serai pas à Capella avant la fin de
l’après midi. Tu as bien compris, Francesco ?
- Oui, oui. Docteur. J’y cours.
Et Francesco était reparti en courant. Ce n’était pas une lumière d’intelligence
mais il avait au moins le mérite de rapporter fidèlement ce qu’on lui demandait. En arrivant à
bout de souffle, il délivra ses informations.

Alors la sage-femme et « La Mama » prirent les choses en main. Elles


connaissaient parfaitement la marche à suivre, mais pour Luiza c’était son premier né,
l’accouchement risquait d’être un peu difficile. Elle était allongée sur le lit, dans de beaux
draps blancs, les premières douleurs commencées depuis deux ou trois heures, s’accentuaient
au fil des minutes. Les deux femmes avaient tout préparé, et pour lors on ne pouvait
qu’attendre. D’après la sage-femme, le bébé se présentait bien. Certes, il était gros mais bien
engagé. Pour Luiza se serait un peu pénible, un peu long aussi, mais il n’y aurait pas de
complications.

Bien sûr ! Giovanni était venu s’informer. On l’avait renvoyé gentiment mais
néanmoins fermement dans son atelier, en lui disant que ce n’était pas une affaire d’homme.
- Vous êtes suffisamment inquiet comme ça ! Ne venez pas perturber votre
femme ! Vous ne seriez d’aucun réconfort, pour l’instant. On vous préviendra lorsque votre
fils sera là. On n’a pas besoin d’homme dans ces cas là ! Allez ! Ouste….
Parce que cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, il ne pouvait s’agir que d’un
garçon. Le docteur Martinoni le pensait fortement, présomptions confirmées par les femmes
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de la famille. Elles avaient l’habitude, elles ! Avec toute sa science, le docteur pouvait bien
dire ce qu’il voulait, toutes « les mamas » de la famille et du quartier avaient prédit à Luiza un
beau garçon.
Alors Giovanni tournait en rond dans son antre comme un lion en cage. De temps
en temps il ranimait le feu de la forge, mais sans enthousiasme, comme ça sans conviction,
machinalement. Ses pensées s’évadaient ailleurs, dans cette chambre où sa femme allait
mettre au monde leur premier enfant. Mille suppositions envahissaient son cerveau, mais en
fin de compte il n’en ressortait rien de concret. Il fallait attendre ! Attendre… Encore
attendre ! Il ne voulait pas retourner chez lui, il savait qu’on le renverrait comme la première
fois. Et d’ailleurs, qu’aurait-il pu faire ? Les femmes avaient sans doute raison, il ne serait
d’aucune utilité ! Mais tout de même ! Plus les minutes qui devenaient des heures passaient,
plus il s’inquiétait. Pourquoi ne lui donnait-on pas de nouvelles ?
Finalement il se résolut à risquer un œil. Il traversa la cour d’un pas décidé. A
peine arrivé dans la cuisine, il fut happé par une matrone moustachue qui lui intima l’ordre de
retourner immédiatement dans son atelier.
- On vous a dit qu’on vous appellerait ! Allez ouste, dehors ! Ce n’est pas le
moment de nous embarrasser ! Pas d’homme ici, compris !
- Mais dites-moi au moins quelque chose !
- Tout se passe, pour l’instant comme prévu, le mieux possible. Allez ! Ne vous en
faites pas ! Dès que ce sera fait, on vous préviendra.
Une fois de retour dans son atelier, il se tracassa de nouveau. Il entendait les
paroles de Josepha. Elle avait dit : « Pour l’instant », que cela voulait-il dire ? Pouvait-il y
avoir des complications ?

Luiza aussi n’en pouvait plus d’attendre. Les contractions s’accentuaient et


devenaient de plus en plus rapprochées. Sa mère et la sage-femme s’affairaient autour d’elle,
et d’après elles tout se déroulait pour le mieux. Puis tout à coup, les douleurs lancinantes du
début, se firent plus violentes, les spasmes plus fréquents. Le travail commençait. Chacune
savait ce qu’elles devaient faire. Luiza gémissait, puis ses gémissements s’intensifièrent et des
cris de douleurs déchirèrent la chambre. La sage-femme prit les choses en main, aidée par « la
mama », et quelques instants plus tard, un autre cri s’éleva dans la pièce. Un cri de vie. César
arrivait sur terre.

Giovanni n’en pouvait plus de tourner et retourner dans son atelier. Il bouillait
d’impatience. Il avait bien entendu quelques plaintes et quelques cris, puis après plus rien.
Mais quand donc ces femmes viendraient-elles le chercher ? Quelques voisins et amis étaient
là, avec lui, mais cela ne suffisait pas à le rassurer.
- Ne t’en fais donc pas comme ça !, lui disait Roberto. Et puis le médecin va
arriver. Tu vas voir, cela va aller…
Ca ne réconfortait pas Giovanni pour autant, mais que pouvait-il faire d’autre ?
Attendre, encore attendre, toujours attendre !...
Il fit trois pas dans la cour. A ce moment là, il aperçut Josepha qui venait à sa
rencontre en lui faisant de grands gestes :
- Allez ! Allez ! Venez vite ! Il est là…
- C’est un garçon ?
- Oui, oui ! Evidemment ! Un beau gros garçon, tout rose. Il vous ressemble…
Ca, Giovanni, que pour l’instant son garçon lui ressemble, il s’en moquait
éperdument. Ce qui importait, c’était qu’il soit là, en bonne santé, et que la maman aille bien.
- Luiza ? Comment va-t-elle ?
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- Un peu fatiguée, mais elle a bien tenu le coup ! Mais maintenant, venez donc,
bon sang ! Ne restez pas là pétrifié comme une statue !
Et Giovanni se rendit compte, effectivement, que tout impatient qu’il était, il
restait là. N’osait plus faire un pas. Puis subitement, comme mu par un ressort, il courut au
chevet de sa femme. Il la vit, fatiguée mais radieuse, elle tenait son bébé contre son sein, il
pleurait, de faim sans doute. Déjà !
Il s’approcha, embrassa Luiza sur le front et les regarda tous les deux. Maintenant
tout allait bien.
- Tu peux le porter, lui dit Luiza. Maintenant c’est fini….
Avec mille précautions, Giovanni prit le paquet de dentelles contenant son bébé, le
regarda longuement et contrairement à ce qu’avait dit Josepha, il ne trouva pas qu’il lui
ressemblait. Plutôt à sa mère. Puis brusquement, il traversa la chambre et la cuisine, et courut
montrer son enfant, le premier, à ses voisins et amis qui l’attendaient dans la cour de l’atelier.
Maintenant, César était là ! La vie allait changer….

*****

Ferme de La Rosière, commune de la Chapelle aux Bois, 1867. (France)


« Retour à la ferme »

François revenait de Xertigny, sous un ciel bas et gris, juché sur sa carriole tirée
par son fidèle cheval qui peinait sur ce chemin cahoteux où se dissimulaient, sous la neige,
quelques traîtresses fondrières. Il sortait de chez Maître Doyen afin de concrétiser l’achat
d’une terre que son voisin de Grémifontaine lui avait vendue. Il était content, son domaine,
légué par ses parents, s’agrandissait, et ce pré de quatorze ares au « Grand Rot » complétait à
merveille ce qu’il possédait déjà.
Un peu contrarié, car ayant pris du retard chez le notaire, il avait hâte de rentrer à
la Rosière où sa femme et ses filles l’attendaient. De plus, il n’aimait pas être sur les chemins
si tard, il était près de 4 heures et en cette fin décembre, la nuit tombe vite. Non, il n’avait pas
peur, mais sait-on jamais ! D’après les vieux du pays on rencontrait encore des lous en cette
basse vallée de la Vôge. En période hivernale, ils pourraient très bien sortir de la forêt et
poussés par la faim, s’attaquer à son cheval. Alors brusquement un frisson lui parcourut
l’échine et une vague appréhension l’étreignit au creux de l’estomac. Lui n’en n’avait jamais
rencontré mais il ne se sentait pas rassuré pour autant. S’il croisait un ou deux de ces
carnassiers, que ferait-il ? Et surtout que ferait son cheval ? Sans cheval, comment pourrait-il
rentrer à la Rosière, où l’attendait femme et enfants.

Mais pour lors, ce dernier ne montrait aucun signe de nervosité. S’il sentait un
danger, il n’avancerait pas de son pas si sûr et si régulier malgré les pièges de la route. Aucun
mouvement d’inquiétude ne se voyait sur le comportement de l’animal, et quelque peu
réconforté il se dit que dans une heure il serait chez lui. Il traversa la Chapelle aux Bois où
quelques chins aboyèrent sur son passage. Le village était désert, chacun restait bien calfeutré
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chez soi, au coin de la cheminée. Que faire en ces temps d’hiver où le froid et la neige
engourdissaient la campagne ? Il laissa donc le village derrière lui. Deux ou trois de ces beus
téméraires l’accompagnèrent encore quelques dizaines de mètres quand il s’engagea sur le
chemin de la Rosière, puis après quelques derniers jappements, renoncèrent à le suivre.

François tenait les rênes de son cheval d’une main plus ferme. Dans un quart
d’heure, si tout allait bien, il serait chez lui. Le chemin menant à la Rosière, plus étroit et
complètement recouvert par la neige, n’était guère praticable et surtout pas très fréquenté.
Particulièrement à cette heure tardive ! Les seules traces qu’il y revoyait étaient les siennes,
laissées ce matin, et qui se retrouvaient à moitié recouvertes par de nouveaux flocons qui
virevoltaient dans cette pâle clarté de l’hiver vosgien. Des korbê tournoyaient sous les nuages
cherchant une maigre pitance, leurs croassements résonnaient dans l’air, se répercutaient sur
le mur noir et menaçant de la forêt et revenaient vriller les oreilles de François. Il n’aimait pas
ça ! « Oiseaux de mauvaise augure », pensa-t-il. Un nouveau frisson le reprit. « Vivement que
je sois rendu à la maison », se dit-il ! Mais son cheval avançait toujours, calme et déterminé,
lui aussi avait hâte de retrouver sa place à l’écurie. Un bon picotin d’avoine et une bonne
litière de paille lui ferait du bien après ce périple dans la boue, les ornières glacées et la
neige… Soudain, il les entendit…

Des grondements sourds accompagnés de grognements déchirèrent le crépuscule


opaque de cette fin de journée. Inquiet, il pressa son cheval. Un frisson de froid et de peur lui
parcourut à nouveau la colonne vertébrale. Il essaya de se raisonner. Si c’était des loups, ils
pousseraient plutôt des hurlements que ce genre de grondements. Il regarda alentour, et
n’aperçut que la pâle lueur du jour qui s’éteignait à l’horizon.

Il examina alors son cheval, Axel dressait les oreilles mais ne montrait pourtant
aucun signe de peur, il continuait d’avancer, au contraire même, il se mit à accélérer le pas
comme s’il était, cette fois, pressé d’en finir. Son instinct d’animal avait reconnu, avant
François, Lucifer et Princesse, les deux chiens de la ferme. Ces derniers, eux aussi, en
apercevant l’équipage, changèrent leurs grognements en jappements amicaux, coururent à la
rencontre de François et sautèrent dans la carriole.

François, soulagé, les caressa, il ne lui restait plus que quelques dizaines de mètres
et il serait enfin chez lui, bien au chaud et bien au sec. Ses vêtements étaient complètement
gaugés, il accusait sur ses épaules le poids de sa pèlerine gorgée de neige. Il ne s’était pas
perdu, ni n’avait fait de mauvaises rencontres !

Les doigts engourdis par le froid, il détela Axel et le rentra à l’écurie. Le


bouchonna rapidement, vérifia qu’il ne manquait de rien, et, les chiens gambadant
joyeusement autour de lui, se dirigea vers la maison, en leur tapotant l’échine. Il n’eut pas à
pousser la porte, celle-ci s’ouvrit d’un trait, deux mains le happèrent solidement, Marie
Eugénie l’attendait avec impatience. Il entra amenant avec lui une grande brassée d’air glacial
et referma immédiatement derrière lui. Il serra sa femme dans ses bras et lui raconta sa
journée, pendant que les chiens se blottissaient au coin de la cheminée.

Ses deux filles vinrent le rlécher et dans quelques instants on se mettrait à table….
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Ferme de La Rosière, La Chapelle aux Bois. « Le domaine »

Marie Eugénie, prénommée comme sa mère, avait cinq ans, Clémence, la cadette,
la suivait à deux ans. Pour ces deux enfants, la vie commençait et elles en profitaient
pleinement. Trop jeunes pour participer aux travaux de la ferme, elles prenaient une petite part
aux travaux domestiques, et dans la mesure de leurs moyens, aidaient leur mère en cuisine et
en ménage.
Marimarie, comme l’avait surnommée son père, était une petite fille enjouée,
toujours prompte à faire une bêtise. Clémence, sans être toutefois taciturne, se montrait plus
réservée. La fougue de l’une dynamisait l’autre et le calme de celle-ci freinait parfois certains
élans incontrôlés de Marimarie.
Marimarie préférait courir la campagne avec les gochnos et les fêys de son âge.
Chaque fois qu’elle le pouvait elle accompagnait son père par monts et par vaux. Mais on
n’emmène pas toujours une gamine de 5 ou 6 ans avec soi, aussi lorsque son père refusait ou
oubliait volontairement de l’emmener, Marimarie lui en faisait le reproche le soir lorsqu’il
rentrait de sa dure journée de labeur.
- Voyons petite Marimarie, j’étais au Rasey, voir le pré du Grand Rot que nous
avons acheté dernièrement. Je suis parti toute la journée, c’aurait été trop long pour toi et trop
difficile. J’ai beaucoup tripé, tu sais !
- Oui mais, ça fait rien, Papoune, t’aurais dû m’emmener quand même ! Jure que
la prochaine fois j’irai avec toi !
- Mais oui, mais oui ! C’est promis.

François avait agrandi son domaine au fil des saisons et des années, et pour le seul
homme de la maison cela représentait un travail considérable. Sa femme le secondait bien,
mais bien qu’elle montrât une certaine opiniâtreté et un réel courage, il restait des travaux
qu’elle ne pouvait pas faire. Certes, elle ne rechignait pas à la tâche, mais certaines de celles-
ci n’étaient pas de son ressort.

Ils possédaient à présent 49 acres, environ 20 hectares, de bonnes terres, sur


moitié desquelles ils cultivaient orge et avoine, et aussi leur provision de fourrage pour
l’hiver, et où, sur le reste, paissait en été son cheptel. Sa provision de bois pour la mauvaise
saison était assurée par 15 ou 20 acres de bois, taillis et broussailles. Ces étendues de terres et
de biens faisaient de lui un peizan aisé, et parfois excitait quelque peu la jalousie des moins
fortunés.

Marie Eugénie s’occupait surtout des bêtes, et aussi de la basse cour qui assurait en
temps ordinaire les victuailles pour le foyer. Jlines, jôs, pèr et mèr, oyottes étaient ainsi
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souvent transformés en civet ou terrines et pâtés. La famille élevait aussi deux ou trois pochés,
dont 1 ou 2 se trouvaient mis au saloir ou au fumoir. Non vraiment on ne manquait de rien, le
travail ainsi créé était bien récompensé, aussi la famille Mougeot faisait presque figure de
nantis, en regard d’autres paysans qui vivotaient sur moins de terres que cela.

Toujours prêt à aider quiconque, François avait noué de bonnes relations avec ses
voisins, et lorsque lui-même avait besoin d’un coup de main, beaucoup répondait présent à
son appel. D’ailleurs, dans ces régions oubliées des Dieux, il valait mieux compter sur soi
même et sur la reconnaissance des voisins. Aussi, François s’était lié d’amitié avec Nicolas
Baudoin, un de ses plus proches voisins. Lui et François avaient quasiment le même âge et
déjà du temps de leurs parents, les échanges de bons procédés étaient monnaie courante.
Ainsi, les deux émis se connaissaient depuis leur tendre enfance. Ils avaient couru les mêmes
sentiers, pataugé dans les mêmes ruisseaux, joué dans les mêmes greniers, maraudé dans les
mêmes vergers… Puis plus tard, fréquenté les mêmes filles.
Et finalement, François avait choisi Marie-Eugénie, et Nicolas, Marguerite. Ils
s’étaient mariés presque en même temps.

Liés par une amitié indéfectible, on les voyait souvent ensemble dans les mêmes
fwêrs, discutant ferme avec les makignons sur le prix d’une bête. Ils faisaient corps, si l’un
demandait tel prix, jamais l’autre ne proposait moins. Avec eux, les transactions s’avéraient
difficile, les commerçants et les marchands de bestiaux le savaient et souvent préféraient
estamper de pauvres naïfs à leur place. Cela ne plaisait pas toujours à François et à Nicolas, et
le négociant qui avait abusé délibérément de la crédulité ou de la faiblesse d’un petit paysan,
se faisait vertement rappeler à l’ordre lors de la foire suivante.

Les deux familles passaient régulièrement les veillées d’hiver les unes chez les
autres, les deux fermes n’étant pas très distantes l’une de l’autre. Les hommes jouaient aux
cartes, ou aux dames, et parlaient travail, envisageaient mille et une choses, devant un pichet
de vin clairet ou un verre de « petite gnôle ». Marie-Eugénie et Marguerite avait appris à
mieux se connaître. Oh ! On ne peut pas dire qu’elles ne se connaissaient pas, mais les liens
s’étaient resserrés. Tout en papotant gentiment, elles élaboraient de la dentelle, dentelle des
Vosges, dentelle de Luxeuil… Cela améliorait quelque peu l’ordinaire et mettait « du beurre
dans les épinards » !

Aussi quand Marie-Eugénie attendit son troisième enfant, Marguerite, malgré son
travail, vint l’aider et au moment venu, l’assister. Cette fois ce fut un garçon…. François en
fut très fier ! Joseph Eugène venait de voir le jour….
- Enfin ! se dit-il, un héritier mâle qui pourra reprendre la ferme plus tard !

Et la vie continua son cours… Trois ans plus tard, la France entrait en guerre
contre les Prussiens… Avec les conséquences que l’on sait ! Annexion par l’Allemagne des
deux départements, Haut Rhin et Bas Rhin, une grande partie de la Moselle, de la Meurthe et
une petite partie des Vosges. La Chapelle aux Bois restait Française ! On y avait bien vu
passer quelques hussards et quelques uhlans prussiens mais ceux-ci ne firent qu’un passage
éclair sans commettre de gros dégâts….. On avait eu bien peur tout de même !!!...

*****

Capella, années 1870…. « Les joies de la campagne »


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César avait maintenant douze ans. Son ami Armando, le fils de Roberto, avec ses
six mois de plus exerçait sur César son droit d’aînesse et faisait office de chef de bande. Les
deux amis s’entendaient comme les doigts de la main. On voyait l’un, l’autre n’était jamais
très loin ! Armando, plus taquin et plus espiègle que son presque jumeau, avait mille tours
dans son sac. César en faisait parfois les frais mais n’en tenait aucunement rancune à son
turbulent ami. Plus tard ses parents lui donnèrent un frère, de sept ans son cadet, Guiseppe, dit
Peppo qui à cause de cette grande différence d’âge ne put, dans les premières années, partager
les mêmes jeux que nos deux chenapans, Armando et César.

Ensemble ils découvrirent tout ce que Capella pouvait leur offrir comme
distractions. Cependant Giovanni et Luiza, de même que Roberto et Isabella, ne l’entendaient
pas toujours de la même oreille et nos deux lascars usaient de mille ruses pour se soustraire à
l’autorité parentale. Dès qu’il fut en âge de rendre de menus services, Papa Giovanni
l’employa à la forge. C’est ainsi qu’il apprit les premiers rudiments du métier de forgeron, de
charron et de maréchal-ferrant.

Cependant, chaque fois qu’ils pouvaient s’évader, ils couraient les ruelles de
Capella qu’ils finirent par connaître par cœur. Un jour cela ne leur suffit plus et ils décidèrent
d’aller explorer les environs. Ce fut d’abord Camminata, hameau le plus proche et au nord de
Cappella qui fit les frais de nos deux chenapans turbulents. Oh ! Ils ne furent pas les seuls !
D’autres gamins se joignirent à eux et ensemble inventèrent mille jeux et mille facéties.

Ils finirent toutefois par épuiser les ressources de Camminata, ils en connaissaient
les moindres ruelles, les moindres sentes, les moindres cachettes… Bientôt cela ne leur suffit
plus… D’un commun accord, ils décidèrent de monter une expédition sur Vicoboneghiso. Ils
enrôlèrent quelques gamins de Camminta et prirent le chemin de ce hameau. Il se montrait un
peu plus grand que Capella et Camminata réunis mais au bout de quelques semaines ils en
connurent aussi pratiquement tous les coins et recoins. Enhardis et poussés par leur curiosité
de gamins, puis plus tard de jeunes adolescents, un jour ils se retrouvèrent à Ponteterra.
Hameau situé au sud-est de Capella et nettement plus grand que ce qu’ils avaient connus
jusqu’alors.

En fait, Ponteterra bien que dépendant de Casalmaggiore, se présentait plus


comme un beau et joli village que comme un hameau. On y trouvait de tout et pratiquement
tous les corps de métiers nécessaires à la vie de ce petit bourg y étaient représentés. Ils en
firent un inventaire méticuleux, épicerie, coiffeur et barbier, cafés, cordonnier… et bien sûr
maréchal ferrant. César et Armando s’arrêtaient souvent devant son atelier, étonnés et
subjugués par son ampleur. Beaucoup plus grand que la modeste forge de Papa Giovanni.
Alberto Regazzoni y régnait en maître absolu sur deux compagnons et deux
apprentis. Nos deux gamins regardaient fascinés l’agitation fébrile mais minutieuse qui était
de mise en cette antre du démon puisqu’elle y crachait le feu dans deux ou trois endroits à la
fois. Lorsqu’ils rentraient à Capella ils racontaient encore tout émerveillés ce qu’ils avaient vu
chez le maître Alberto. Papa Giovanni n’en prenait pas ombrage, il savait bien qu’à lui seul il
ne pourrait jamais rivaliser avec Signore Regazzoni. Et puis il avait assez de travail comme
ça ! Cela lui suffisait bien pour subvenir au besoin de sa famille.
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En courant sur les chemins poussiéreux de la contrée, nos deux compères


rencontraient parfois le brave docteur Martinoni. Celui-là même qui les avait mis au monde.
Quelques fois Vittorio Martinoni les ramenait un bout de chemin dans son antique carriole. Il
avait été obligé de changer de cheval, mais par contre ne s’était jamais résolu à changer sa
carriole. Il l’aimait bien cette voiture, il en avait tanné le cuir de son siège et tellement usé de
pantalon sur celui-ci qu’il lui paraissait totalement impossible de s’en séparer.
Armando et César aimaient bien quand Vittorio les ramenait. Tous les trois se
montraient d’intarissables bavards et le bon docteur avait toujours quelque chose à leur
apprendre.
- Ah ! Vous voilà ! Eh bien, vous êtes propres ! Il ne faut pas demander d’où vous
sortez ! Allez, montez, je vous ramène, petits chenapans, aventuriers en herbe…
- Bonjour docteur Vittorio ! Vrai ! Vous voulez bien nous ramener !
- Oui ! Allez, grimpez ! Il se trouve justement qu’aujourd’hui je remonte à Capella.
C’est une aubaine n’est-ce pas !
Nos deux lascars ne se le firent pas dire deux fois et se juchèrent dans la carriole
derrière le siège du brave docteur. Celui-ci, pour on ne sait quelle raison, les avait pris en
affection et derrière son air ronchon, n’hésitait pas à faire un détour pour les ramener à
domicile. Giovanni ou Roberto lui offrirait bien une anisette….
- Alors ! D’où sortez-vous comme ça ? Capella ne vous suffit plus ! Il vous faut de
l’espace…Mais regardez-moi ça, dans quel état vous êtes ! Mama Luiza va encore
certainement vous faire des compliments ! Quant à Papa Giovanni, il se pourrait bien qu’il
vous administre quelques taloches. Avec mon approbation, bien sûr ! Quant à Roberto et
Isabella, à ta place Armando, en rentrant je me ferais tout petit !...
- C’est pas not’e faute, M’sieur ! On est tombé sur la bande à Léonardo et
Bernardo. I z’avaient un p’tit différent à régler avec nous… Alors !
- Oui ! Si je comprends bien, vous n’avez pas couru assez vite…
- Oui ! C’est un peu ça !
- Mais regardez dans quel état ils vous ont mis ! Je passe sur les bleus et les bosses,
aussi sur les égratignures. Ca, je peux arranger. Mais vos habits, ce sera du ressort de Mama
Luiza et de Mama Isabella. Enfin ! J’essaierai de plaider votre cause, mais je doute que Papa
Giovanni et Papa Roberto soient content !
Souvent cela se passait ainsi. Et quelques années plus tard, un jour que comme
d’habitude Vittorio les avaient ramassés en route il leur dit :
- Alors les jeunes ! On rentre au bercail. Vous êtes encore allés courir les filles…
- Ben ! Heu… C'est-à-dire que….
- Allez ! Vous fatiguez pas ! J’ai été jeune avant vous. Je ne dirai rien à vos parents
mais promettez-moi de faire attention.

Pour l’instant les escapades amoureuses des deux garçons ne prêtaient pas à
grandes conséquences. Cela se limitait à quelques baisers furtifs, volés à celle qui le voulait
bien, parfois aussi une légère caresse dérobée à la va vite lors d’une rencontre fortuite. Alors,
en véritable homme de science, un peu en père quelque part, il leur prodigua moult conseils et
recommandations que tout jeune homme doit savoir.

Vittorio Martinoni était resté célibataire, par amour de son travail ou peut-être
n’avait-il pas voulu faire supporter toutes les vicissitudes de celui-ci à une épouse, si bien
attentionnée soit-elle. Peut-être aussi tout simplement la perle rare qu’il attendait tardait à
venir. Certes, il ne vivait pas en ermite mais on ne lui connaissait pas de femme dans sa vie.
Sur ce chapitre là, il se montrait très discret.
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Alors, toutes ces choses que par pudeur et aussi peut-être parce qu’ils ne savaient
pas comment s’y prendre, Papa Giovanni et Papa Roberto ne leur avaient pas encore dit, il
s’en chargea. Quant à Mama Luiza et Mama Isabella, c’était des garçons, elles ne pouvaient
pas leur parler aussi facilement qu’elles l’auraient fait s’agissant de filles. Alors les propos du
bon docteur Martinoni s’avéraient les bienvenus… D’autant plus que c’était un éminent
homme de science. Et il continua :
- Cela vous servira un jour. D’ici peu, au train où vont les choses, vous finirez bien
par descendre à Casalmaggiore. Là… Ce sera une autre histoire…

C’est vrai qu’ils y avaient déjà pensé, mais ils n’osaient pas encore franchir le pas.
Maintenant que Vittorio leur en parlait, cela ne paraissait plus si stupide ni insensé.
Casalmaggiore la grande ville…Bien sûr, elle ne leur était pas complètement inconnue.
Giovanni et Luiza, ainsi que les parents d’Armando, les y avaient bien emmenés deux ou trois
fois, mais juste comme ça, pour y faire quelques courses indispensables, dans les faubourgs.
Les familles ne s’y étaient pas éternisées, d’ailleurs leurs parents n’aimaient pas la foule, le
bruit et autres désagréments d’une telle agitation. Et puis que faire en ville quand on n’a pas
beaucoup d’argent à y dépenser….

Seulement voilà !... Maintenant que Vittorio leur avait mis cette idée en tête, ils ne
pensaient plus qu’à ça. Sans cesse cette pensée les tarabustait, ils devraient bien pouvoir la
réaliser…. Un jour… Et ce serait sûrement un beau jour…

*****

La Chapelle aux bois…. Années 1872 et suivantes. « L’accident »

La France venait de sortir de la guerre amputée d’une sérieuse partie de son


territoire. Le moral des Français en avait pris un sérieux coup et l’heure n’était plus à la
plaisanterie. Cependant, ces problèmes politico-économiques ne touchaient guère François,
pas plus que plusieurs de ses amis. On avait d’autres chats à fouetter !... Militairement, cette
région de la Vôge s’en sortait sans trop de dommages, hormis quelques jeunes gens qui
avaient payé du prix de leur vie les folies d’un empereur dépassé par les événements.
Insensiblement la vie repris son cours.
François et Nicolas devaient faire prospérer leur ferme, aussi s’y employaient-ils
presque comme des forcenés. Toujours au travail….

Ce matin de novembre 1875 les deux hommes avaient décidé d’aller au bwa. Il
fallait préparer des provisions de bois de chauffe pour les hivers à venir. Nicolas prit François
au passage, celui-ci chargea le matériel de coupe dans le chariot ; cognées, héchs, passe-
partout, coins, … sans oublier un solide casse-croute pour midi et ce qu’il fallait pour le faire
descendre. Car on ne perdrait pas de temps à revenir à la ferme pour se restaurer, les journées
de fin novembre étaient courtes. La nuit tombe vite en cette période de l’année. François et
Nicolas ne voulaient pas inquiéter leurs épouses outre mesure…

Après un bon quart de lieue à travers la campagne, Mouchette, la jument de


Nicolas, les amena à pied d’œuvre. Ce dernier l’attacha à un arbre pendant que François
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déchargeait le matériel. Les deux hommes s’octroyèrent une bonne rasade de gnôle, celle du
Père Jules, la meilleure du pays, et commencèrent à attaquer leur ouvrage. Après avoir abattu
quelques petites troches de chérmines et autres baliveaux pour dégager la place, ils décidèrent
que le grand hêtre, probablement centenaire, serait leur prochaine victime.

Ils ébranchèrent les brins et les perches déjà abattus, puis avec l’aide de
Mouchette, les tirèrent à quelques dizaines de mètres de-là. Ils se donnèrent quelques minutes
de repos en examinant la situation et en supputant le meilleur point de chute du grand foyard
qui les narguait de sa hauteur. Finalement, il était trop tard pour ce matin d’entamer l’arbre à
la cognée. François alla chercher la musette dans la carriole. Il sortit les victuailles préparées
par Marie Eugénie et tendit une belle miche de pain à Nicolas. Ce dernier en coupa quelques
larges tranches pendant que François taillait de bons morceaux de lâ. Nicolas sortit de sa
besace une bouteille de vin clairet qu’il avait pris au cellier, à l’insu de Marguerite. Si cette
dernière l’avait vu, elle aurait dit non. Elle n’aimait pas que son homme boive de trop, elle le
savait, cela ne lui réussissait pas toujours…

Enfin repus et reposés, les deux hommes reprirent le travail, non sans avoir
dégusté encore une fois une bonne rasade de gnôle du Père Jules. Décidément cette
« mirabelle » était excellente… Sacré Père Jules… Mais personne ne connaissait son secret !
- Ah ! Ah ! Ca requinque et réchauffe son homme, c’tte p’tite merveille, dit
François.
- Ah ça ! Pour sûr ! Y a pas à dire, Père Jules l’est un sacré bouilleur de cru. Faudra
quand même qu’un jour j’y demande son s’cret, répondit Nicolas.
- Oh ça ! Y a pas d’danger ! Nos jlines auront des dents avant qu’on l’ sache ! L’est
ben foutu de clamser sans nous l’dire !
- C’est vrai ! Têtu comme l’est, on peut étondr’ longtemps !
- Bon allez ! On y va. T’l’attaques à gauche, moi j’l’prends par la droite. Faut
qu’on s’débrouille pour qu’i’ tombe entre la p’tite troche de chermines et le grand châgne, là
juste en face.
- Oh ben ! C’est pas gagné mon vieux….
- Non ! Pour sûr ! Mais c’est là qu’on aura l’plus facile à l’ébrancher une fois qu’i’
s’ra par terre. Si faut, on mettra des kwins pour l’ maintenir en ligne….
La forêt résonna bientôt des deux cognées qui s’abattaient, chacune leur tour, sur
le tronc de l’arbre. Ils commencèrent par l’épater, en enlevant ces excroissances qui ne sont
déjà plus le tronc mais pas encore les racines. Au bout d’une grosse demi-heure de travail le
fayard présentait de grosses blessures blanches tout autour du tronc…
- Bon allez ! Maint’nant on attaque la face du côté où ça doit tomber. Vu sa taille,
n’a intérêt à aller au moins aux trois quart, après on verra. On l’reprendra par l’aut’e côté,
déclara François.
- Faudra quand même dégager un peu les deux aut’es côtés, sinon i va tourner. S’i
tourne, n’aura intérêt à s’garer, mon vieux !
- Oui ! Mais pas trop, faut qu’on l’garde en ligne…

Après s’être offert encore une petite rasade de gnôle, et permis de souffler
quelques instants, nos deux compères reprirent leur besogne. On n’entendait pas un bruit dans
la forêt, hormis le claquement sec des haches qui continuaient inexorablement leur travail de
sape. Mais l’arbre ne bronchait pas encore, et ils durent redoubler d’efforts. Les ahanements
des deux hommes se firent plus forts et malgré cette fin novembre, ils étaient couverts de
sueur et ruisselaient de partout.
- L’est drôlement coriace c’t’affutiau là, se plaignit Nicolas.
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- Ah ! Pass qu’t’appelles ça un affutiau, toi. Un foyard qu’ fait au moins nonante


centimètres de diamètre ! T’verras, quand on aura tout débité, ça f’ra ben au moins huit à dix
moules de bois.
- Ah ! Cré vingt-dieu, pour sûr ! Si pas douze !
La gnôle du Père Jules leur donnait du courage et ils firent encore un aller et retour
jusqu’à la musette où ils y avaient laissé la bouteille.

Ragaillardis par l’alcool, ils continuèrent leur travail. Les cognées incisaient,
taillaient, écorchaient, martyrisaient l’arbre mais celui-ci tenait bon. Ils en dépassèrent le
milieu sans que maître Foyard en éprouve encore le moindre frémissement.
- Bon allez ! On y est presque ! Encore dix centimètres et on l’reprendra d’l’aut’e
côté, déclara Nicolas.
- Oh ben pardi ! Au moins dix bons centimètres, lui confirma François.
Et en s’encourageant mutuellement, ils firent voler une multitude d’ételles qui
vinrent grossirent le tas jonchant déjà le sol.
Finalement, ils jugèrent que leurs efforts n’avaient pas été vains. L’entaille était
suffisante.
- Bon allez ! On s’en jette encore une et on l’finit, proposa François.
- Ah ! C’est pas d’refus. Foutre-dieu ! On l’a ben mérité !
- Dans un quart d’heure l’est par terre et on rentre. On l’débitera d’main…

Ils se crachèrent dans les mains, s’essuyèrent le front d’un revers de manche et
reprirent leurs cognées. Les claquements de celles-ci vrillèrent à nouveau le silence de la
forêt. Silence qui ne se trouvait même pas interrompu par le chant des oyés, qui à cette époque
de l’année se blottissaient au fond de leurs nids. Seulement par le martèlement régulier des
haches….
Puis l’arbre commença à trembler à chaque coup…
- C’est bon signe. On tient l’bon bout ! affirma Nicolas.
- Allez ! Bonhomme, on continue ! Y a plus guère….

Les tremblements de l’arbre se firent plus marqués, puis se muèrent en


craquements. Il commençait à céder sérieusement. Un craquement sec plus bruyant que les
autres retentit, suivi par une salve continue de craquètements sourds et le foyard vacilla.
Encore quelques coups et il partit… Pratiquement là où les deux hommes l’avaient prévu….
Satisfaits, ils s’écartèrent de quelques pas et le regardèrent amorcer sa chute. Puis
tout à coup, l’arbre se cabra. Imbu de sa hauteur, il tombait avec force lorsqu’une branche du
gravelin à côté duquel il devait tomber, l’obligea à tourner sur lui-même.
En une fraction de seconde il changea de direction se dirigeant droit sur François
qui surpris ne put faire aucun mouvement de replis, coincé qu’il était par une troche de jeunes
charmilles. Il vit arrivé avec effroi cette masse énorme s’abattre sur lui…
En un éclair il revit femme et enfants. Il eut à peine le temps d’entendre les appels
désespérés de Nicolas, et le fracas de l’arbre qui écrasait les charmilles, que déjà il recevait un
choc épouvantable sur la poitrine. Puis ce fut le grand trou noir, le néant s’ouvrait à lui…
Complètement écrabouillé et disloqué, François venait de cesser de vivre…. Les yeux remplis
autant de terreur que de surprise… L’arbre s’était vengé….

*****

Casalmaggiore, année 1872 et ….. « Casalmaggiore »


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Cela faisait quelques temps que l’idée leur trottait par la tête. Mais maintenant que
Vittorio avait aiguisé leur curiosité, nos deux adolescents ne tenaient plus en place…
César allait atteindre ses quatorze ans et Armando tout juste quinze. Très capables
depuis longtemps d’aider Papa Giovanni et Papa Roberto à la forge ou à l’atelier, ces derniers
ne se privaient pas de les mettre à contribution. Cela, bien sûr, ne s’avérait pas toujours de
leur goût ! Aussi, dès qu’ils pouvaient déjouer l’attention de leurs pères, ils se carapataient en
douce vers de nouvelles aventures… Seulement, cette fois ci, ils visaient grand… Ils iraient à
Casalmaggiore… Seuls…
Casalmaggiore se trouvait à peine à quatre kilomètres de Capella. Ou plus
exactement, Capella n’était éloigné de Casalmaggiore que de quatre kilomètres. Pour nos
deux adolescents cela représentait une petite heure de marche, mais comme ils couraient plus
qu’ils ne marchaient, la distance fut avalée en à peine une demi-heure !
Casalmagiore, ville d’environ douze mille âmes, représentait la plus grande
agglomération à des dizaines de lieues à la ronde. Construite au bord d’un méandre du Po,
l’un de ses symboles et son plus fidèle compagnon, elle en jouissait par ses largesses.
Cependant, fidèle compagnon, certes, mais aussi parfois terrible adversaire, par ses crues
exceptionnelles qui noyaient des centaines de kilomètres carrés dans la plaine alentour ! Cette
plaine probablement occupée depuis l’âge du bronze, n’a vraiment été domestiquée et
aménagée sérieusement qu’à l’époque romaine. Casalmaggiore en devint un centre important
sous le nom de « Castra Majora ».
Ce camp fortifié romain évoluera peu à peu, et aux environs de l’an 1000 on y
remarque un superbe château fort, construit sous la domination de la famille d’Este. Par les
désirs et surtout les envies autant que les caprices des seigneurs et des princes de ce monde, la
ville passe sous l’emprise de Venise, au XVe siècle. Elle connaît alors un essor florissant grâce
aux marchands vénitiens et florentins, et devient un important port commercial sur le Po.
De fait, elle étend sa juridiction sur les localités avoisinantes, comme Capella,
Vicoboneghisio, Fossacaprara, hameaux bien connus de nos deux flibustiers en culotte courte
qui les ont arpentés en long, en large et en travers…. Elle subit aussi les guerres d’Italie
commanditées par François 1er, qui veut absolument rattacher la Lombardie au royaume de
France et par de-là réduire l’emprise et l’extension de l’empire de Charles Quint.

En raison de cette position stratégique, tant du point de vue commercial que sur le
plan militaire, Casalmaggiore attisa les convoitises du duché de Milan et du marquisat de
Mantoue, qui sous prétexte de la protéger contre les français, levaient à tour de rôle moult
taxes et impôts. Ainsi, au XVIIe siècle les élus de la ville décidèrent d’ériger Casalmaggiore
et ses environs en véritable seigneurie, pour mieux contrecarrer et déjouer les obligations
auxquelles la ville était soumise.

Malgré tout, cela ne suffit pas, et vers 1750, Casalmaggiore et sa région passe sous
domination autrichienne. Marie Thérèse d’Autriche obtient le titre de la ville et ensuite toute
la communauté passe sous tutelle de l’empereur d’Autriche Joseph II. Ce dernier définit alors
le territoire d’influence de Casalmaggiore pratiquement tel qu’il est actuellement.

Napoléon Ier vint bouleverser l’ordre établi et tout le nord de l’Italie passe alors
sous domination française. A la chute de ce dernier, par le Congrès de Vienne, les autrichiens
reviennent en force et s’installent à nouveau dans la région. Finalement ils en seront chassés
par les forces italiennes après la deuxième guerre d’indépendance, fomentée et financée par le
royaume de Sardaigne, avec l’aide politique et également financière de Napoléon III.
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Puis le royaume de Sardaigne étendit son influence et devint enfin le Royaume


d’Italie en 1861… César avait 3 ans…..

Casalmagiore reçoit en 1862 la visite de Guiseppe Garibaldi… Marie-Marie venait


au monde.

*****

Ferme de La Rosière, La Chapelle aux Bois. 1875… « La dépouille de François »

Nicolas restait prostré ! Complètement éfantomé, il n’affichait plus aucune


réaction. Il resta dans cet état second plusieurs minutes, regardant obstinément le bout de ses
croquenots. Puis, subitement, mu comme un ressort, il franchit les quelques mètres qui le
séparait de François, en un éclair il fut près de lui. Le silence devenait maintenant
oppressant… La nature reprenait ses droits….

Il se rua sur le corps de son ami, enfin de ce qu’il pouvait apercevoir, le secoua,
tenta vainement de le dégager. Gestes dérisoires, dus à un élan de franche camaraderie. Tout à
coup il réalisa le drame. François gisait sans vie sous plusieurs centaines de livres de bois, la
poitrine et le bassin broyés… Il croisa le regard terrorisé de son ami mort et malgré
l’appréhension qui le tenaillait, lui ferma les yeux. La main sous sa tête il jura comme un
chartiêy…
- Cré nom de Dieu de bordel de Dieu ! C’est pas Dieu possible ! Ah ! Bon Diouss
de bon Diouss.
Puis, toujours en le tenant et en le secouant, il appela François :
- François ! Bondiouss ! Mais réponds-moi ! Dis-moi qu’t’es pas mort ! François,
quèqu’j’vais dire à Génie ! Moi. Mais nom de Dieu, réponds-moi François ! Allez va, fais pas
l’con ! Réponds-moi…. Sors de là d’ssous ! Mille milliards de bon Diou !... Il espérait… En
vain…

Enfin, au bout de quelques minutes, il réalisa pleinement l’étendue du drame.


Effectivement qu’allait-il dire à Eugénie ? François était bien mort, maintenant plus rien ne
changerait le cours des choses.
Nicolas se ressaisit et se dirigea d’un pas mal assuré vers la charrette. Glacé par les
circonstances autant, sinon plus, que par cette fin novembre, où la bîj soufflait à travers les
arbres squelettiques, il ne prit même pas le temps de ramasser les outils. A quoi bon…
Personne ne viendrait lui voler… Il détacha Mouchette, monta dans la carriole comme un
automate, prit les rênes et se décida à rentrer. Il ne put presser le pas du cheval, il n’avait pas
vraiment envie de rentrer… Seul…. Il réfléchissait, pensait, tournait et retournait les
événements dans sa tête. Tout s’y bousculait. Il cherchait désespérément un moyen
d’annoncer la terrible nouvelle à Eugénie, aux enfants.
Non vraiment, il n’avait pas le cœur à rentrer ! Mais il le fallait, il n’avait déjà que
trop tergiverser ! Cela ne servait plus à rien d’attendre. La mort dans l’âme, de rage et de
dépit, il fouetta Mouchette, celle-ci réagit en se demandant dans sa brave tête d’animal si
Nicolas avait toute sa raison…Jamais il ne l’avait fouettée comme aujourd’hui…. Il jeta un
dernier regard derrière lui, où gisait François, rentra la tête dans les épaules et partit en
reuminant de sombres pensées…
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Transi de froid et d’émotion, il arriva enfin dans la cour de la ferme. Il descendit


de la carriole avec des semelles de plomb. Pendant tout le trajet, il avait bien réfléchi.
Comment annoncer la nouvelle à Marie Eugénie ? Il avait échafaudé un plan, il savait par
cœur ce qu’il devait dire… Mais maintenant il était là, incapable de faire un pas devant
l’autre.

Marie Eugénie donnait à manger aux lapins sous l’appentis. Elle leur distribuait
leur ration de foin et de son, remplissait leurs auges d’eau, avant que ceux-ci ne soient
transformés en terrines ou en civet. A moins qu’ils ne soient tout simplement vendus au
marché de Xertigny. Absorbée dans sa besogne, tout d’abord, elle n’entendit pas la charrette
entrer dans la cour. Quelques instants plus tard, elle perçut les aboiements répétés de Lucifer
et de Princesse…Bizarre, leur comportement n’était pas vraiment naturel. Vaguement inquiète
et surtout curieuse elle s’avança devant la porte et vit l’équipage…Son sang se glaça dans ses
veines… Nicolas était là, mais pas François. Il était à peine deux heures de l’après midi, alors
qu’ils devaient seulement revenir vers cinq heures, pratiquement à la nuit tombée. Non,
décidément cela ne semblait pas normal…. Pourquoi Nicolas revenait, et pas François ? Et
puis cette mine de chien battu, qu’affichait Nicolas, n’augurait rien de bon….

Nicolas, la mine basse, une boule dans la gorj grosse comme une courge, se décida
à se porter à sa rencontre. Arrivé à sa hauteur, tenant et triturant sa casquette, tout ce qu’il
avait prévu de lui dire s’évanouit comme neige au soleil. Marie Eugénie comprit….
- Où est François ?
- Resté dans l’bois !
- Tout seul ? Et toi, pourquoi qu’t’es rentré ?
- Ben on a eu un accident, et François…
- Oh mon Dieu ! Comment ça un accident ?
- Ben… L’arbre qu’on a coupé, l’est mal tombé…
- Comment ça ! Mal tombé ?
- Ben l’est pas tombé ou qu’on a voulu…
- Et alors ? C’est pas la première fois qu’ça arrive…
- Oui ! Mais c’t fois ci… François l’était d’ssous…
- C’est pas possible ça !... Et alors… Dis-le, mais dis-le, bon sang !
- François est mort ! L’a pas eu le temps d’sauver…. Marie Eugénie !…. Ecrasé
comme une puce… Oh va! l’a pas souffert…

Bien qu’elle s’en doutât pratiquement depuis le début, la confirmation de la mort


de François lui faucha toute énergie. Certes ! François n’avait pas souffert longtemps mais
désormais il ne serait plus là !... Regardant Nicolas, avec quand même une vague incrédulité,
à moins que ce ne soit tout simplement une ultime lueur d’espoir, elle s’accrocha à lui.
- Dis ! T’es ben sûr, au moins ?
- Hélas oui ! Génie ! L’a plus rien à espérer… J’ lui ai fermé les yeux…. Et j’ suis
revenu l’ plus vite qu’ j’ai pu…

A ce moment, elle réalisa l’affreuse vérité. La terre se déroba sous elle. Nicolas eut
juste le temps de la rattraper avant qu’elle ne s’affale au sol. La soutenant dans ses bras, ils
regagnèrent ainsi la maison, sans voir que trois pairs d’yeux les observaient derrière la
fenêtre… Ces trois pairs d’yeux étaient loin d’imaginer le drame qui se déroulait devant
elles… Qu’allait-on leur dire !... Marie Eugénie se ressaisit et leur dit :
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- Mes èfans, Papa a eu un accident dans l’ bois. Z’allez chez Marguerite pour
l’instant. J’ viendrai vous chercher un peu plus tard. Partez avec Nicolas… Et toi Nicolas, tu
r’viens tout d’suite, on va aller l’ chercher le François.
Marie Eugénie habilla les enfants chaudement, Nicolas les installa dans la carriole
et prit le chemin de sa ferme. Quand Marguerite les vit arriver ainsi, elle aussi pensa
immédiatement qu’il était survenu quelque chose. Elle accueillit les enfants, les installa
devant l’âtre… Nicolas la prit à part et lui résuma brièvement la situation.
- J’ r’tourne là-bas. On n’ peut pas laisser François comme ça… Pour l’instant tu
dis rien aux enfants, i’ savent pas encore qu’leur père est mort !...
- Sois prudent au moins…

Nicolas entendit à peine le conseil qu’il était déjà dans sa carriole et repartait sans
tarder chercher Marie Eugénie. Dans le peu de chemin qui séparait les deux fermes, Nicolas
se demandait si vraiment il devait l’emmener avec lui. Mais cette dernière ne lui laissa pas le
choix…
- Génie ! C’est pas raisonnab’ ! Tu d’vrais rester ici…
- Non ! Ma place est là-bas… Près d’lui. Tu l’sais bien…
- Mais quèqu’tu pourras faire ?
- J’en sais rien ! Mais j’ dois y aller. J’ dois voir François. Maint’nant ! Tu
comprends.
- Oui, oui ! J’comprends… Bon, ben on va passer par la Pigolière, d’mander au
Tiennot qu’i’ vienne nous aider avec son ch’val. On s’ra pas trop d’ deux, et surtout i’ faudra
ben les deux chevaux…

Cela ne faisait pas un grand détour, mais tout de même il fallait s’activer. Dans une
bonne heure, le jour déclinerait rapidement. Nicolas fouetta Mouchette et au bout de dix
minutes ils arrivèrent dans la cour du Tiennot. Celui-ci se trouvait dans sa grange en train de
rsèfté des vieux outils, lorsqu’il entendit les roues de la charrette grincer et gémir sur les
cailloux inégaux de sa cour, il sortit.
- Cré nom d’bon Diou ! Qui c’est encore qu’arrive à c’t’ heure ?

C’est vrai qu’à la ferme de la Pigolière on ne recevait pas souvent de visite.


Tiennot et son épouse Eulalie avaient eu largement leur part de malheur. Ils restaient là tous
les deux. Pas dans la misère, mais presque. Sur leurs trois enfants, il ne leur en restait aucun.
Les deux premiers, un garçon et une fille, étaient morts en bas âge de maladie que les
médecins ne savaient pas soigner à cette époque. Le dernier un beau, grand et fort garçon,
s’en était allé se faire tuer bêtement lors du désastre de Sedan, aux côtés de l’Empereur.
Dire qu’il aurait pu reprendre la ferme !…Tiennot le regrettait beaucoup et ne s’en
consolait pas. Eulalie sûrement encore plus que lui !

Il fit trois pas dans la cour au devant des visiteurs et en les apercevant, s’arrêta net.
Surpris et incrédule à la fois. Il les scruta avec ses yeux verts d’éperviers, et finalement
comprit que quelque chose clochait… Le Nicolas avec l’Eugénie, ça c’était pas normal…
Nicolas ne lui laissa même pas le temps de poser la question :
- Vite Tiennot ! Sors ton ch’val. Prends un jeu d’cordes… François s’est fait écrasé
par un arbre…
- Quoi ? Z’êtes fôs ! Où ça ? Il est mort ?
- Hélas oui ! Mais on peut pas l’laisser là-bas…
23

- Cré bon Diou d’ mille Diou ! Y manquait plus qu’ça ! Bon, j’apprête Sedan et
j’vous rejoins… Cré nom de Diou d’ nom de Diou !
Oui, il avait baptisé son cheval ainsi, pour honorer la mémoire de son fils. A
chaque fois qu’il appelait son cheval, ainsi immanquablement il repensait à son fils. Cela
ravivait en lui certaines blessures mais c’était comme ça… C’était plus fort que lui… Eulalie,
attirée par le bruit et surtout par les jurons de son homme, sortit sur le pas de la porte. Elle lui
cria :
- Y a quèqu’chose qui va pas mon homme ?
- T’esspliqu’rai plus tard. François vient d’se faire écrabouiller par un arbre à la
combe aux cerfs… J’y vais….

Nicolas et Eugénie prirent donc les devants… Déjà une escadrille de grosses
corneilles tournoyaient dans un ciel de plomb. Elles avaient senti la mort et comptaient bien
prendre leur part du festin. Il était temps d’agir…
Eugénie sauta de la charrette à peine arrêtée et couru vers François. Nicolas n’avait
pas menti… Tout espoir s’envola… Elle tomba à genou à côté de son mari et lui prit la tête
dans ses bras. Pratiquement seule partie intacte, elle la caressa tout en pleurant à chaudes
larmes. Une vie venait de se briser…Quatre autres en dépendaient…
Nicolas la laissa tout à son chagrin… Pendant ce temps il détela Mouchette de la
carriole, lui arrima solidement une corde au collier et l’amena au pied de l’arbre. Tiennot
arriva sur ces entrefaites, fit de même que Nicolas et à eux deux ils attachèrent les deux
cordes autour du tronc.
- Cré bon Diou ! Pauv’ François, l’en a pris un rude coup ! Soliloqua Tiennot.
Dans quel état l’est !...

Avec mille prévenances, Nicolas alla relever Eugénie.


- Allez viens ! On va tirer l’arbre avec les deux chvos. T’ peux pas rester là !
- Oui ! Nicolas ! T’as raison, c’est fini… On n’ peut plus rien pour lui…

Puis toujours sous le coup de l’émotion, elle remonta dans la charrette, et les yeux
noyés par le chagrin, regarda les deux hommes s’affairer. Ceux-ci vérifièrent que les cordes
étaient solidement attachées autour du tronc du foyard. Tiennot se mit entre les deux chevaux,
les tint par le mors et attendit que Nicolas lui donne l’ordre de les faire tirer. Nicolas, lui,
récupéra un gros et long rondin afin de s’en servir comme levier. Il ne voulait pas désarticuler
complètement son ami… Il interpela Tiennot…
- Bon ! Ca y est, j’suis prêt. Vas-y, tires… Mais doucement… J’essaie d’ faire
levier en même temps… Allez, vas-y…
- T’en fais pas, vu l’ poids d’ ton arbre, j’ne pense pas qu’ les deux bestiaux vont
faire une course de vitesse.

Sous l’impulsion de Tiennot, Sedan et Mouchette tirèrent de concert, les cordes se


tendirent… Mais le foyard ne bougea pas d’un pouce. Alors Tiennot fit face aux deux bêtes et
à reculons, tira avec elles de toutes ses forces.
- Allez ! Mes carnes ! Tirez bordel de Diou…
Les deux chvôs se raidirent, tendirent leurs jarrets, s’arc-boutèrent, toute leur
masse musculaire était en action. C’était deux solides « Comtois », qui avaient déjà convoyé
moult charrettes et tiré moult charrues. Tiennot les exhortait à coup d’injures, puis les
encourageait à coup de compliments. Finalement, injures et compliments, les chevaux
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comprirent qu’ils n’avaient pas le choix et centimètres par centimètres, à force de ténacité, ils
déplacèrent suffisamment le foyard.
- Arrête ! C’est bon ! cria Nicolas.

Aussitôt Marie Eugénie sauta de la charrette et s’affala sur François. Il était déjà
tout froid. Ce n’était pas beau à voir… La poitrine et le bassin complètement écrasés, les
membres inférieurs disloqués, François avaient pratiquement réduit de moitié. Les deux
hommes en avaient déjà vu des blessés et des morts, mais amochés et écrabouillés à ce point
là, jamais. Ils ne disaient rien… Ils attendaient, le cœur et les tripes remués, au bord de la
nausée. Endurcis, certes, ils l’étaient… Mais François était leur ami, même parfois
bienfaiteur, pour Tiennot. Alors, tête baissée, ils attendaient toujours… Puis Nicolas prit
Eugénie par les épaules, l’écarta doucement, pendant que Tiennot enveloppait François dans
une couverture. Ils le chargèrent dans la charrette, las et fatigués. Nicolas réattela Mouchette.
Tiennot ramassa les cordes, s’assit à l’arrière de la charrette, à côté de François, en tenant
Sedan par le licol, et ils prirent le chemin du retour avec leur macabre fardeau. Pas un ne dit
un mot, tous avaient une boule dans le cœur, les deux hommes serraient les poings, Marie
Eugénie laissait couler ses larmes, sans pudeur….

Il était temps, la nuit commençait à envelopper la campagne de son linceul noir…

*****

Casalmaggiore, années 1875 et suivantes…. « Les découvertes »

Nos deux adolescents, se trouvaient à l’âge de toutes les audaces… Période où l’on
n’est, certes, pas très rassuré mais où aussi on ne doute de rien. L’insouciance de la jeunesse
les portait, légers et curieux, sur les ailes fragiles et diaphanes de la vie. Dix sept ans…

Ils étaient arrivés à Casalmaggiore par la Case Sparse Capella, chemin poussiéreux
et caillouteux, qui malgré son mauvais état n’avait pas vraiment réussi à freiner leur course.
Toujours en courant, ils empruntèrent alors la Via Albarone, celle-ci annonçait déjà par son
importance, la grande ville. Ils débouchèrent ensuite dans la Via del Santuario, qui comme son
nom l’indique compte un des plus beaux monuments de Casalmaggiore.

Ce sanctuaire, érigé au 15ième siècle, à proximité d’une source considérée comme


miraculeuse, abrite une peinture représentant la Vierge, nichée à l’intérieur d’une petite
crypte. Dans une des chapelles latérales on aperçoit le tombeau du célèbre peintre « Il
Parmigiano », dont certaines de ses œuvres ont acquis une renommée internationale.
Aujourd’hui encore, ce sanctuaire représente la destination de nombreux pèlerinages, où un
vieux couvent monacal sert de lieu de retraite lors de leurs dévotions et leurs prières, selon les
uns ou leurs radotages selon les autres…

Cela, bien sûr, ils s’en moquaient éperdument. Mama Luiza et Mama Isabella
avaient bien fait de leur mieux pour leur inculquer quelques rudiments d’éducation religieuse,
mais nos deux garnements oublièrent bien vite ces préceptes qui devinrent le cadet de leurs
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soucis. Ils empruntèrent donc sur leur lancée la Via Matteoti et dans la foulée la Via Cavour.
Nom donné à cette artère de Casalmaggiore en hommage à Camillo Benso, comte de Cavour,
homme politique piémontais, qui fut un des principaux artisans de l’unité italienne. Et de-là,
ils débouchèrent sur la Piazza Garibaldi, le cœur et certainement la plus belle place de
Casalmaggiore.

Cette place conçue entre 1780 et 1783 par Antonio Spinelli, porta d’ailleurs
plusieurs noms, entre autres celui de Napoléon, le grand Napoléon pas Badinguet, avant de
devenir officiellement Piazza Garibaldi, en 1870. Cet homme aventurier devenu militaire, né à
Nice de parents génois, fut d’abord italien puis devint français lors du rattachement du comté
de Nice à la France sous Napoléon III. Lui aussi fut un artisan acharné et un maillon essentiel
de l’unité italienne. Lors du conflit franco-allemand de 1870-1871, la France fera appel à lui
et il se distinguera avec ses deux fils, à la tête de dix mille tirailleurs français en remportant
une grande victoire à Dijon. Hélas ! Ce brillant fait d’armes n’a pas suffit et la France perdra
ce conflit, avec les conséquences que l’on sait.

Cela nos deux héros s’en moquaient tout aussi éperdument que leur première
chemise. Tout émerveillés, ils en firent plusieurs fois le tour. Jamais ils n’avaient vu tant
d’agitation, tant de boutiques, tant d’échoppes, un lieu de vie où grouillait une foule
considérable. César, lors de ses précédentes venues avec Papa Giovani et Mama Luiza,
s’étaient arrêtés dans les faubourgs de Casalmaggiore, les quartiers populeux. Leurs parents
n’ayant nul besoin de tout ce luxe qui s’étalait autour de cette place.
Là, devant leurs yeux grands ouverts et où brillaient des milliers d’étoiles,
s’étalaient à profusion toutes sortes de denrées. Brusquement cela réveilla leurs estomacs et
ils réalisèrent qu’ils avaient oublié la faim qui sournoisement les tenaillait. Ils achetèrent donc
quelques pâtisseries et confiseries, s’installèrent au bord de la fontaine où en même temps
qu’ils mangeaient, ils purent étancher leur soif.
Les quelques piécettes qu’ils trouvèrent au fond de leurs poches, ne leur permirent
pas de s’offrir un grand festin mais ils n’étaient pas là pour ça. Ils voulaient surtout voir à quoi
ressemblait la grande ville. Ils en remplir leurs yeux et leurs oreilles, avec tous ces souvenirs
ils pourraient épater leurs copains, le soir en rentrant à Capella. Partant de la place Garibaldi,
ils découvrirent tout un lacis de petites rues, voire de ruelles, qu’ils arpentèrent de long en
large tellement ils demeuraient avides de découvrir cet univers qu’ils avaient imaginé en rêve
maintes et maintes fois. Là, grouillait tout une foule chamarrée, bigarrée, nonchalante ou
pressée, gouaillante ou discrète….
Finalement ils arrivèrent sur une très large avenue, la Via Argine Maestro, qu’il
leur suffit de traverser pour se retrouver sur la rive du Po. Là, ce fut un choc pour ces deux
gamins, jamais ils n’avaient imaginé à sa juste valeur la grandeur et l’immensité de ce géant
de l’Italie du Nord. Ici, à Casalmaggiore, sur environ neuf cents mètres de large, le Po étalait
sa masse d’eau tranquille. Navigable sur près de quatre cents kilomètres, il offrait à
Casalmaggiore une fraîcheur sensuelle, avec ses rives ombragées. Le bassin de ce fleuve
donnait aux environs de la ville une allure de Camargue, avec ses multiples divisions, ses
zones marécageuses, où grouillait une faune volatile très diversifiée.
Ils traînèrent une paire d’heures au bord du fleuve, courant sur les pontons, sautant
dans les embarcations attachées à la rive, manquant mille fois de se flanquer à l’eau. A bout de
souffle et ayant épuisé pour l’instant les innombrables ressources de jeux, ils regagnèrent le
centre ville, et de là avec une certaine nostalgie, le chemin de Capella. Papa Giovanni, Mama
Luiza, Papa Roberto et Mama Isabella devaient se ronger les sangs, jamais leurs escapades
n’avaient duré si longtemps.
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Ils allaient sûrement encourir les foudres des premiers et les remontrances des
secondes, mais qu’importe ! Ils remontaient avec eux une foule inestimable de souvenirs. Du
jamais vu, jusqu’à présent. Ils se promirent de revenir dès que possible, Casalmaggiore ne leur
avait sans doute pas livré tous ses secrets…

De fait, à leur retour, on ne peut pas dire que Papa Giovanni fut content ! Après un
savon mémorable, il consigna César un mois à l’atelier. Période où il entreprit de parfaire ses
connaissances en matière de charronnage et où il lui apprit également les astuces et les tours
de main du métier de maréchal-ferrant. Bien sûr, il trouva le service dur, mais l’espoir de
retourner prochainement à Casalmaggiore, le fit patienter…et il patienta. Mais avait-il le
choix ! Il y retournerait, sans aucun doute….

Comme ils se l’étaient promis, à chaque fois que Papa Giovanni et Papa Roberto
pouvaient se passer d’eux, ils couraient à Casalmaggiore. Cette ville les fascinait, eux gamins
de la campagne. A chacune de leurs visites, ils découvraient quelque chose. Cependant leur
passe-temps favori se bornait à arpenter les rues et les ruelles du centre, leurs bourses ne leur
permettaient guère autre chose. Puis fatigués de courir, ils allaient flâner et admirer les abords
de ce fleuve magnifique et toute l’agitation qui régnait sur ces rives.

En ville ce n’est pas du tout comme à la campagne où on a l’impression que tout le


monde s’affaire. Non ! En ville, on assiste à d’innombrables allées et venues, et on s’imagine
qu’il y a une quantité immense d’oisifs. Alors César et Armando décidèrent de faire de même,
et ils se mirent à déambuler parmi les rues, les places, les avenues, les squares…
C’est ainsi qu’ils découvrirent une foule de monuments et de sites historiques, où
ils comprirent que Casalmaggiore représentait une autre Italie. Une Italie chargée d’histoire,
une Italie tranquille, où il faisait bon flâner en même temps que de s’instruire.
Ils s’étaient déjà arrêtés au Sanctuaire, où cela leur avait malgré tout rappelé
quelques souvenirs religieux inculqués par Mama Luiza et Mama Isabella. Et là, en ce jour
d’été, ils découvraient une autre place, la place Marcheselli…

Sanctuaire de Casalmaggiore

Au fil des semaines et des mois où ils descendaient à Casalmaggiore, ils


connaissaient maintenant presque par cœur tous les sites et monuments de cette ville. L’église
Santa Croce et la cathédrale Santo Stefano, avec sa magnifique coupole, réglaient
pratiquement toute la vie religieuse de la cité, en y ajoutant, bien sûr, l’église San Chiarra. La
vie civile des habitants était régie par le Palazzo Municipale, immense bâtiment néogothique
qui donne sur la place Garibaldi et qui maintenant abrite une des plus grandes bibliothèques
de la région.
Casalmaggiore, au fil des événements historiques qui se sont déroulés dans sa
région, est devenue une véritable perle architecturale, un petit joyau de la pierre taillée. Le
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paysage fascinant et grandiose des rives du Po, offrait et offre encore aujourd’hui une
multitude de sentiers pédestres dans le parc Golena et dans le bois des Nascituri.

Mais tout cela, une fois que nos deux aventuriers en herbes en eurent fait le tour
plusieurs fois, finit par les lasser. Ils préféraient de loin retrouver une bande de chenapans,
comme eux, dans les quartiers populeux périphériques. Avec eux au moins, ils perpétuaient
les mêmes jeux, les mêmes occupations, les mêmes espiègleries qu’avec leurs condisciples de
Capella.
Et puis maintenant à seize et dix sept ans, ils commençaient à reluquer
sérieusement les filles, et celles-ci se montraient moins farouches qu’à la campagne. Eros
commençait tout de bon à aiguillonner les deux garçons. Ainsi, César et Armando préféraient
nettement les jeunes filles un peu délurées de ces quartiers, plutôt que les saintes nitouches
des beaux quartiers du centre.
Les mois et quelques années passèrent, maintenant ils ne descendaient plus à
Casalmaggiore que le dimanche, Papa Giovanni et Papa Roberto ayant besoin d’eux à la forge
et à l’atelier. Ils étaient devenus de beaux et solides gaillards, et certaines de leurs conquêtes
féminines raffolaient de leurs bras musclés et de leur odeur de charbon, d’acier trempé et de
cuir. Ils brûlaient toutes leurs cartouches avec la fougue de la jeunesse et ne vivaient toute la
semaine à Capella que dans l’espoir de faire la fête le dimanche à Casalmaggiore.

Seulement voilà ! L’Italie se reconstruisait, pas toujours avec facilité… Papa


Giovanni avait toujours du travail, certes, mais pas pour trois. Il faudrait bien qu’un jour
César vole de ses propres ailes… Pas facile quand on a dix sept ans et que la mère patrie ne
peut nourrir tous ses enfants, ni vraiment leur donner du travail. Malgré leur force, leur
expérience, car Papa Giovanni lui avait inculqué tout ce qu’un bon charron et maréchal-
ferrant doit savoir, et aussi son enthousiasme, le travail ne se bousculait pourtant pas à sa
porte.
César commençait sérieusement à envisager une autre solution. Il n’osait pas en
parler, il savait que Mama Luiza allait éclater en pleurs… Papa Giovanni, lui, ne dirait rien, ce
n’était pas vraiment un bavard, mais il n’en penserait pas moins. Et puis un homme ne peut
pas étaler ses sentiments ni ce genre de sensiblerie devant ses enfants. Il en parlerait peut-être
à Roberto, lui c’était son meilleur ami, il le comprendrait, le réconforterait aussi, le
conseillerait sûrement… Mais cette idée de voir partir César lui coûtait plus qu’il ne le laissait
paraître. On peut être un homme…on n’en reste pas moins un père…

*****

La Chapelle aux Bois. Novembre 1875 « Les formalités »

Nicolas et Tiennot avaient ramené François et installé sa dépouille dans sa


chambre, à l’étage. Marie Eugénie les suivait, sortant à peine d’un état second, que lui donnait
le choc des circonstances.
Les trois enfants étaient restés chez Marguerite, elle saurait bien s’en occuper
pendant qu’on prendrait les dispositions nécessaires. Marimarie avait treize ans et Clémence
onze, Marguerite leur avait donc expliqué avec douceur et ménagement la situation. Bien sûr
elles fondirent en larmes, elles ne reverraient donc plus leur père. Joseph Eugène le petit
dernier, tout juste deux ans, braillait encore dans ses couches…
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Un silence lourd et pesant oppressait la pièce, ni les deux hommes ni Marie


Eugénie n’osaient le rompre pour l’instant. Tous réfléchissaient…. Puis soudain la voix de
Nicolas résonna et subitement on revint à la dure réalité.
- Bon ! Ben, j’vais chercher le médsin à Xertigny…
- T’es fô ! Lui répondit Tiennot. A ct’heure ci ! Y fait d’jà nuit ! Même en forçant
ton ch’val i’ t’faudra ben une heure… Tout’façon, y s’déplac’ra pas c’soir. S’ra ben assez tôt
d’y aller deumin métin.
- Tiennot à raison ! Acquiesça Marie Eugénie. Et pis va ! Ca chang’ra pas
grand’chose. J’vais l’ veiller c’t nuit, on avisera d’main matin.

Nicolas se rendit à l’évidence et se mura dans un profond silence… Tiennot


l’imita, puis brusquement il dit :
- Bon, ben piss’ que c’est comme ça, on reste avec toi, Marie Eugénie. Tu n’ peux
pas rester toute seule… Qu’es c’t’en penses Nico ?
- Oui ! T’as raison. On peut pas laisser Génie toute seule…
- Oh ! Savez tous les deux, ça changera plus rien maintenant…Pouvez rentrer chez
vous, vos femmes vous attendent… Pis j’ai les deux chiens, alors qu’est-ce qui peut
m’arriver ?
- Non Génie ! Se récria Tiennot. Tu rest’ra pas toute seule…Et pis ça porte
malheur d’ rester toute seule avec un mort… Moi j’ reste là !
- Moi aussi, renchérit Nicolas.
- Bon alors dans ce cas, vous allez prendre chacun une lantên, z’irez chercher vos
femmes. Toi Nicolas tu reviendras avec Marguerite et les enfants, et toi Tiennot tu r’viendras
avec Eulalie… Allez, j’vous prépare un p’tit quéq’ chose à manger et du café.

Environ une heure plus tard tout le monde était de retour. Les deux filles coururent
se blottir dans les jupons de Marie Eugénie qui les réconforta comme elle pu. Puis
accompagnée de Marguerite, de Marimarie et de Clémence, elles montèrent dire un dernier
adieu à François, pendant qu’Eulalie couchait Joseph dans son bêrso. Marimarie se jeta sur le
lêy et embrassa son père en pleurant de toutes les larmes de son corps. On aurait dit qu’une
partie d’elle-même se déchirait… Clémence, elle, se tenait en retrait, elle n’aimait pas les
morts. Elle en avait peur… Marie Eugénie alla les coucher, les consola avec le cœur d’une
mère, elle aussi en pleine détresse. Enfin elle redescendit.
Marimarie et Clémence ne dormirent pas beaucoup cette nuit là… Le cœur en feu
et la tête assaillie de pensées funestes, elles se tournèrent et se retournèrent toute la nuit en
étreignant leur oreiller comme si c’était leur père.

Les adultes restèrent seuls. Le repas fut lugubre. Chacun ruminait de tristes
pensées… Les choses ne seraient plus comme avant. La mort de François commençait à peser
lourd dans les têtes… Nicolas perdait un ami, presque le double de lui-même. Dorénavant il
faudrait jouer serré sur les foires et les marchés. Tiennot perdait un voisin et un bienfaiteur. Il
se souvenait des moments difficiles où François l’avait dépanné et aidé sans rien demander en
retour… Oui, décidément, la vie était bien cruelle dans cette région de la Vôge, où déjà
naturellement elle ne s’avérait pas toujours facile…

La nuit passa tant bien que mal, où chacun s’était plus ou moins assoupi. Personne
ne put vraiment dormir… Le petit matin les trouva tous les cinq fatigués et accablés d’une
grande lassitude morale. Cependant, maintenant il fallait aviser….
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Nicolas partit de bonne heure, avec sur les épaules, une chape d’air humide et
embrumé à La Chapelle aux Bois. Environ dix minutes de carriole le séparaient de la terrible
nouvelle qu’il devait annoncer. Il réfléchissait… D’abord prévenir les autorités de la
commune, le maire et le curé. Ensuite il irait à Xertigny chercher le docteur afin qu’il délivre
un certificat de décès et le permis d’inhumé. Simple formalité, car François était bel et bien
mort. Rien n’y changerait plus rien !
Il se rendit en premier lieu chez le maire, Amédée Garet. En cette heure matinale,
il avait en effet plus de chance de trouver Amédée chez lui plutôt qu’à la mairie. Il frappa…
Au bout d’interminables secondes, Amédée apparut, pas encore tout à fait habillé et les
cheveux en bataille. Il ouvrit des grands yeux pleins de surprise et demanda :
- Nicolas ?! … Mais quéq tu fais là, à c’t’heure ? Sitôt le matin… T’es pas fô d’
réveiller les gens aux aurores !... T’es tombé du lit c’matin !... Ou alors c’est ta Marguerite qui
t’a foutu dehors !...
- Oh ben ! Pour sûr qu’non… Ben ! Voilà, dit Nicolas. François est mort…
- Comment ! Nom de Dieu de foutre Dieu! T’es d’jà ron ou quoi ! Tu m’ déranges
tôt le matin pour m’annoncer cette ineptie ! J’ crois ben qu’t’es pas encore dessaoulé d’hier
soir !...
- C’n’est pas une neptie, comme vous dites. C’est la vraie vérité… Et puis j’n’ai bu
qu’du café, sans gnôle dedans… Alors !...
Nicolas lui narra alors par le détail les événements. Au fur et à mesure qu’il parlait,
le maire se demandait si c’était du lard ou du cochon. A la fin du récit, pourtant il dut se
rendre à l’évidence. Nicolas aimait bien la bouteille mais il ne l’avait jamais vu ivre dès le
matin…
- Nom de Dieu de nom de Diou ! Bordel de Diou ! C’est pas possib’ ça !
- Hélas ! Si…
- Bon ! J’ vais à La Rosière, voir c’que j’peux faire. Toi vas voir le prét…
Nicolas se rendit donc au presbytère. Il sonna….Le Père Maurice Demulder ouvrit
la porte et stupéfait regarda ce dernier. En effet, si François et Marie Eugénie fréquentaient
assez assidument ses offices, il n’en était pas de même de Nicolas et de Marguerite. Ni l’une
ni l’un n’étaient à proprement parlé des grenouilles de bénitier. Le brave curé on ne peut plus
surpris et Nicolas dans ses petits souliers, se dévisagèrent quelques secondes. Puis le prêtre
prit la parole :
- Nicolas ! Est-ce bien toi ? Ce doit être très important pour que tu me déranges de
bon matin !
- Oh oui Mon Père ! Scusez-moi d’ vous déranger ! C’est pour François…
- Quoi François ! Qu’est-ce qu’il a François. Il ne peut pas faire ses commissions
lui-même !... Tu lui diras…
Alors dans un sursaut d’énergie ou de fierté, Nicolas lui coupa la parole. Ce n’était
pas ce petit curaillon barbichu qui allait lui dicter sa conduite. Ce qui lui en coûta fort car le
Père Demulder, tout prêtre qu’il était, ne possédait pas un caractère facile.
- Non ! Non ! Et Non !... Je ne lui dirai plus rien… Il est mort !
- Comment ? Comment ! François est mort ! Quand ça ?
- Hier après midi. Dans l’ bois d’ la Combe aux Cerfs…
Et Nicolas pour la deuxième fois fit son récit.
- Bon ! Je file à La Rosière. Je suppose que tu as déjà prévenu Amédée. Je le
rejoins on ne sera pas trop de deux… Et toi ? Tu fais quoi maintenant ?
- Ben j’ vais à Xertigny, chercher l’ docteur…
- C’est ça ! Allez, dépêche-toi…
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Deux lieues, même en carriole, cela représentait une bonne heure de temps.
Mouchette n’était pas un pur-sang arabe, elle ne pouvait pas galoper à bride abattue
longtemps sur la pierraille. Et puis à quoi bon se presser… Cela ne changerait rien au cours
des choses. Pendant toute la durée du trajet, Nicolas repassa les événements dans sa tête. Tout
s’y bousculait… Et puis si on avait fait comme ça au lieu de comme ci, François serait peut-
être encore là… Et puis ci, et puis ça…
Et puis aussi, peut-être que la « P’tite Gnôle » du Père Jules, y était un peu pour
quelque chose. Nos deux compères n’avaient plus les idées très claires…Alors…

Absorbé dans ses funestes pensées, il arriva aux premières maisons de Xertigny.
Quelques personnes de sa connaissance lui firent des signes amicaux. Il les remarqua à peine,
s’attirant ainsi des haussements d’épaules peu amènes. Mais pour l’instant il s’en moquait, il
s’expliquerait plus tard sur sa conduite, ses amis et connaissances comprendraient…

Le docteur Félix Bauzon habitait la rue du Pré Leveau. Nicolas décida de passer
par la rue de la Vallée de l’Aître, ensuite il coupa par la ruelle des Deux Anes. Ainsi il éviterait
le centre de Xertigny, il éviterait surtout les regards inquisiteurs qui vu sa mauvaise tête ne
manqueraient pas de lui poser des questions. Le peu qu’il venait de subir lui suffisait
amplement !...

Félix Bauzon s’était installé à Xertigny après avoir obtenu son diplôme de docteur
en médecine à Nancy, voilà bientôt trente ans. Malgré la cinquantaine passée, il paraissait
encore jeune… Enfin, quand il était de bonne humeur !

Le docteur Bauzon passait pour un excellent médecin, doté d’un caractère assez
trempé et parfois assez bourru. Mais ses patients lui pardonnaient volontiers ce petit travers
car souvent, vis-à-vis des moins fortunés, il oubliait de se faire payer. Au grand dam de sa
gouvernante qui lui disait :
- Vous savez docteur ! A ce train là, vous ne serez jamais riche !...
Et invariablement il lui répondait :
- Mais ma bonne Amandine ! Tu sais bien que ce n’est pas cela qui compte pour
moi. Il y a tant de malheureux dans nos campagnes !...
Et tout aussi invariablement, elle lui rétorquait :
- Je sais bien Monsieur Félix ! Mais ce n’est tout de même pas une raison ! Il faut
bien que je tienne la maison ! Moi…
Issu de famille rurale modeste, il pu faire ses études de médecine grâce à la
générosité d’un oncle qui l’avait pris en affection. Sous des faux airs d’ours mal léché, Félix
Bauzon avait un cœur d’or, mais cependant pas de femme. Probablement que l’occasion ne
s’était jamais présentée. Peut-être une maîtresse… Sûrement une maîtresse même…Mais cela,
en dépit des mauvaises langues qui l’affirmaient, seule Amandine le savait. Et bien qu’elle
soit assez pipelette, sur ce chapitre là, elle restait muette comme une carpe… « Vous savez,
disait-on, comme les grosses que certains braconniers pêchent dans l’étang Monnin, la nuit
quand les braves gens dorment sur leurs deux oreilles ».

Nicolas frappa avec insistance à la porte et toujours triturant sa casquette, attendit


impatiemment qu’on vienne lui ouvrir. Amandine traversa le couloir et se précipita pour
ouvrir la porte, juste quand ce dernier se préparait à nouveau à tambouriner sur l’imposant
panneau de bois sculpté. Sous l’effet de la surprise, il resta un moment la main en l’air….
31

Amandine, après un mouvement de recul, ne lui laissa pas le temps de s’expliquer et


l’apostropha :
- Mais bon sang de bois! C’est toi qui fais tout ce bruit ? C’est pas le jour des
consultations ! Reviens demain…
- Non, non ! S’écria Nicolas. J’ dois voir l’ docteur, c’est important.
- C’est pour une urgence, au moins…
- Ben oui et non ! Mais c’est important…
- Dis-donc ! Nicolas, il faudrait savoir ce que tu veux…
- Ben ! C’est sûr qu’c’est pus une urgence, mais c’est important quand même…
François est mort !...
Amandine en lâcha son plumeau de surprise et s’écria :
- François ? François Mougeot ? De la ferme de La Rosière ?!...
- Oui m’dame ! Vous comprenez, l’ docteur e’ n’ peut pus rien pour lui, ça c’est sûr.
Mais c’est pour les formalités.

Amandine se remettait à peine de sa surprise. François était mort, pensa-t-elle,


dans la force de l’âge. Native Des Voivres, elle connaissait presque toutes les âmes de La
Chapelle aux Bois, distante d’à peine une lieue.
Du reste elle y comptait une nombreuse parenté, nveû, niés, cousins, cousines…
Mais bien que n’étant pas de sa famille, François Mougeot représentait pour elle une figure de
La Chapelle.
Amandine reprenant ses esprits courut, traversa le corridor et le salon à la vitesse
d’un éclair, se retrouva dans le bureau de Félix toute essoufflée et articula à toute vitesse :
- Vite, vite ! Docteur Félix ! Ah ! Docteur Félix c’est affreux…
- Eh ! Mais doucement ma bonne Amandine ! Qu’est-ce qui te met dans un état
pareil ? Tu lis trop de romans de Jules Vernes, on dirait que tu as aperçu un extra terrestre ?!
- Non, non docteur ! Fran… Fran… François est mort…
- Comment ça ? François est mort. Mais de quel François s’agit-il ?
- François Mougeot, pardine ! Nicolas est là, il vient de me l’annoncer, et vous
chercher par la même occasion…
- Bon Dieu ! François Mougeot ? T’est sûre Amandine ?
- Puisque je vous dis que Nicolas est là et qu’il vient vous chercher !
- Bon, bon. Et bien qu’attends-tu ? Fais-le entrer…

Le bon docteur Bauzon restait perplexe. Il avait vu François quelques jours


auparavant sur la place de Xertigny. Il paraissait en pleine forme… Nicolas entra.
- Ah ! Te voilà toi ! Alors ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? T’es sûr de ne
pas avoir abusé de la bouteille ces derniers temps toi ?
- Ah ça non docteur ! C’t’ une manie ça ! Amédée m’a d’jà dit la même chose t’à
l’heure. J’vous jure, c’est vrai…
- Bon ! Assied-toi et explique-moi…
Et Nicolas raconta son histoire pour la troisième fois. Félix l’interrompit plusieurs
fois pour se faire expliquer quelques détails et à la fin, il déclara :
- Bon ! Il faut que j’aille consulter à Grémifontaine, je passerai à La Rosière vers
midi. De toute façon, on ne peut plus rien pour lui, rien ne presse…
- Bien, docteur. Bon, ben dans c’cas j’m’en r’tourne…
- Oui, c’est ça ! Retourne là-bas… Et surtout ne t’arrêtes pas au café ! Rentre tout
de suite, ils auront certainement besoin de toi à la ferme.
- Oui, oui docteur ! C’est promis…
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Il aurait pourtant bien aimé prendre un petit remontant chez Séraphin, mais il avait
promis. Alors, à regret il passa devant chez ce dernier, cependant comme il avait promis, il tint
sa promesse ! Il ne fit que passer devant, sans s’arrêter…
Il reprit cette fois la route du retour, pas vraiment plus pressé qu’à l’aller. En
traversant les rues de Xertigny, maintes fois il fut obligé de raconter l’objet de sa visite... Puis
lassé de toujours répéter la même chose, il fouetta Mouchette qui accéléra le pas. Bientôt il
sortit de Xertigny, soulagé et bien décidé à s’enfermer dans le plus profond mutisme. Et c’est
avec une tête de cent pieds de long qu’il arriva dans la cour de La Rosière où il trouva le
phaéton de l’abbé Demulder et la calèche d’Amédée.

La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et bientôt tous les habitants
de Xertigny et des communes avoisinantes commentaient, souvent à leur façon, la mort de
François Mougeot…

*****

Capella. 1875 et suivantes…. « Le projet »

César et Armando étaient toujours aussi inséparables. Maintenant qu’ils avaient


fait le tour de Casalmaggiore, ils en connaissaient les moindres recoins par cœur. Lorsqu’ils
s’y rendaient aussi souvent que possible, toujours à l’insu de leurs parents, c’était surtout pour
voir les filles.

Chacun possédait une petite amie, mais en Italie on a le sang chaud, et lorsqu’une
nouvelle occasion se présentait, ils ne s’en privaient pas. Certes, César n’affichait pas une
grande taille mais il était bien bâti et généreusement musclé. Son esprit vif et ses réparties
faciles amusaient et charmaient beaucoup les demoiselles. D’autant qu’Armando n’avait pas
non plus sa langue dans sa poche…. Cela générait parfois des conflits entre certaines de ces
gourgandines, avec crises de jalousie et crises de larmes. Les deux garçons s’en gaussaient
beaucoup.
Quelques fois aussi, en marchant sur des plates-bandes qui ne leur appartenaient
pas, nos deux lascars s’en tiraient avec quelques bleus et bosses ou autres contusions, assénés
par d’autres charmeurs qui ne goûtaient que très modérément que l’on empiétât sur leur
territoire. Là, ils remontaient tout penauds sur Capella, se jurant qu’un jour ils auraient leur
revanche sur cette bande de Jean-foutre citadins. Le bon docteur Martinoni réparait tout cela
le soir, les bleus du corps, le vague à l’âme…et apaisait les rancunes.

Les parents de César, outre l’arrivée de Guiseppe sept ans plus tard, avait eu une
troisième naissance, cette fois ci une fille, Adriana. Giovanni travaillait maintenant pour
nourrir cinq bouches, cela commençait à devenir difficile. Certes, le travail ne manquait pas,
c’était plutôt les rentrées d’argent qui ne se montraient pas au rendez-vous. L’Italie se
construisait mais la fortune n’était pas toujours de mise et dans cette plaine du Po, à vocation
essentiellement agricole, chacun peinait et bouclait difficilement son budget.

Giovanni et Luiza n’affichaient pas leurs difficultés mais à dix huit ans César
commençait à comprendre leur embarras et leurs problèmes. Guiseppe n’avait que douze ans
et il serait à charge encore quelques années. Adriana aussi du reste, mais une fille, plus tard on
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la mariera et elle allègera ainsi les charges du foyer. Cependant, le mariage d’Adriana n’était
pas pour tout de suite, ni même pour les prochains mois…

Un soir d’été nos deux compères, Armando et César, descendirent sur


Casalmaggiore, ils gagnèrent les rives ombragées du Po et à l’abri des grands peupliers firent
des projets d’avenir. Comme on les imagine souvent à dix huit ans…
- Tu sais, Armando ! Je crois bien que je vais partir…
- Mais tu es fou, Césario ! Où veux-tu aller ! On n’est pas bien ici !...
- Si, si… Ce n’est pas ça, Mando ! Bien sûr que je suis bien ici…
- Eh ! Alors ! Qu’est-ce qui te prend ! Explique-toi…
- Tu sais, chez nous, nous sommes cinq. Maintenant cela fait beaucoup. Papa a
encore du travail, certes, mais pas pour trois. Pour toi, c’est plus facile, tu es fils unique. Ton
père te cédera sa boutique et tu deviendras le cordonnier le plus beau, le plus charmeur et le
plus réputé de Capella. Pour toi en tant que cordonnier, c’est toi qui auras toutes les filles à ta
botte. Sacré veinard, va !...
- Mais, dans ce cas, installe-toi ici, à Casal. Il y a autant de chevaux et de
charrettes en ville qu’à la campagne !
- Bien sûr ! Mais avec quel argent ? Et puis tu as vu toi-même, maintenant Signore
Reggazoni a ouvert un atelier pas très loin d’ici et il règne en maître sur le quartier. Lui et
deux ou trois de ses compères se sont quasiment partagés la ville. Non ! Je pense qu’il est plus
raisonnable de partir…
- Mais enfin ! Partir où, Césario ? A milan ? A Turin ? T’embarquer à Venise ?
- Non, non, Mando ! Je pense que je vais partir en France…
- Quoi ?! Mais tu veux quitter l’Italie ! Renier ta patrie !

- Mando ! Écoute ! Il ne s’agit pas de renier l’Italie. Il importe pour moi de


soulager mes parents et de leur rendre la vie plus facile. Et puis en France, là bas il y a du
travail. Une partie de ce pays, après la guerre de 1870, est en pleine reconstruction et en plein
essor. On y construit des routes, des voies de chemin de fer, des canaux, des forts…
- Mais d’où tu sors tout ça, Césario ?
- Enfin, Mando ? Tu ne lis pas les journaux ?
- Et comment que tu te débrouilleras là-bas ? Tu ne parles pas français !
- Si, un peu. Tu sais, Mando, nous avons souvent été envahis par des troupes
étrangères ces derniers siècles et ces dernières années, et notamment par des français. Mama
Luiza parle et comprend un peu cette langue, elle tient ça de son père et de sa grand-mère.
Elle m’en a appris quelques mots, juste assez pour me débrouiller. Et puis tu sais, cela
ressemble aussi beaucoup à l’italien.
- Si je comprends bien, il y a déjà un moment que cette idée te trotte dans la tête !
Et moi ? Tu vas me laisser là ? Tout seul !
- Si tu veux, tu peux venir avec moi ! Mais je doute que Papa Roberto soit
d’accord !
- Je le convaincrai ! Il ne sera pas dit que je te laisserai tout seul courir les filles de
France.

Sur ces belles et homériques paroles, les deux garçons revinrent à Capella la tête
pleine de pensées voyageuses, surtout César. En fait, depuis le temps qu’il y pensait, sa
décision était presque prise, et sauf circonstances éminemment contraires à ses projets, il
restait convaincu au fond de lui-même que cette solution s’avérait la bonne. Par contre, il ne
se faisait aucune illusion sur les bonnes résolutions d’Armando, ce dernier n’était pas un
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aventurier et, du reste, n’avait aucune raison de l’être. Ses parents opposeraient leur veto et
Armando se plierait à leurs exigences, satisfait au fond, de pouvoir rester à Capella.

Il décida donc que demain il parlerait, d’abord à Papa Giovanni à la forge, puis à
Mama Luiza lorsqu’il rentrerait pour le dîner.

*****

La Chapelle aux Bois. Novembre 1875. « L’enterrement »

Amédée Garet et le Père Maurice Demulder, passèrent une grande partie de la


matinée à la ferme de la Rosière. L’un mettant au point les dispositions d’ordre civil, et
l’autre, d’ordre religieux. Ils quittaient La Rosière sur les coups de onze heures et demie
lorsque le cabriolet de Félix Bauzon entra en trombe dans la cour de la ferme.
Les trois hommes se saluèrent, échangèrent quelques banalités dues à la situation.
Félix ayant horreur des mondanités et surtout d’une certaine hypocrisie sous-jacente, mit fin à
la conversation et jugea plus utile de s’occuper de Marie-Eugénie et des enfants. Il n’était pas
foncièrement anticlérical mais les abus et le dirigisme de la religion le laissaient sceptique et
prenaient le pas sur la foi. Quant à Amédée, sans avoir quelque affinité avec lui, il n’avait pas
vraiment de griefs contre lui, c’était un brave homme qui menait les destinées de sa commune
comme il le pouvait, tiraillé entre les uns et les autres.

Il entra dans la cuisine. Nicolas alla au devant de lui puis s’effaça pour laisser la
place à Marie-Eugénie. Ils ne se dirent rien ou pas grand-chose, Félix monta à l’étage avec
Marie-Eugénie. Dans sa vie de médecin, il avait déjà vu des cas difficiles et des blessés
sérieusement amochés mais à la vue du corps de François, même endurci comme il l’était, il
ne put réprimer un sourd frémissement qui lui vrilla le cœur. Il fit les constatations d’usage,
délivra le certificat de décès et le permis d’inhumer et redescendit. Celle-ci lui proposa :
- Vous prendrez ben un p’tit quéqu’chose avec nous docteur ?

Félix avait bien d’autres chats à fouetter mais il se dit que ceux-ci attendraient. Il
ne pouvait pas laisser cette femme et ses trois enfants dans la détresse. Amandine allait encore
le sermonner en rentrant parce qu’elle avait tout préparé et que ce serait froid, comme
d’habitude. Mais il s’en moquait… Pour lui le réconfort passait avant le confort, qu’il soit de
son estomac ou de son logis. Donc il accepta…
- Je ne voudrais pas trop vous déranger. Vous savez une bricole me suffira…

Et tout en mangeant cette bricole, comme il avait demandé, il réconforta… surtout


les filles. De tous, c’est elles qui en avaient le plus besoin. Elles ne disaient rien, pleuraient en
silence. Elles savaient que dorénavant, rien ne serait plus comme avant…

Deux jours plus tard, l’église ou plutôt la chapelle était pleine à craquer. Beaucoup
de gens, du reste, étaient forcés de rester dehors. François Mougeot, sans être un notable à
proprement parler, s’avérait tout de même comme une forte personnalité du canton. Chacun
voulait lui témoigner une dernière marque de respect. A gauche dans la chapelle, les hommes
et à droite les femmes, selon la coutume.
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Les notables sont là en costume et chapeau haut de forme qu’ils portent à la main.
Juste devant eux, occupant les deux premiers rangs, la famille et les intimes comme Nicolas et
Tiennot, dont Marie-Eugénie a tenu absolument à ce qu’ils soient à cette place. Marguerite et
Eulalie sont avec elle, à droite, avec les cousines des deux familles, Mougeot et Gury. La
plupart des femmes portent des coiffes blanches, cachées en parties par des capuches noires.
Suivent derrière quantité de petites gens, amis et connaissances, qui ont tous sorti leurs habits
du dimanche afin d’honorer dignement la mémoire de François.

L’abbé Demulder, habillé en grande pompe, portant le costume noir réservé à cette
cérémonie, orné d’une étole violette, célèbre l’office, assisté de quatre enfants de chœur en
chasuble noire et surplis blanc. Il profite de la nombreuse assistance, au passage, dans son
homélie, pour en égratigner quelques-uns et quelques-unes. Personne ne pipe, certains
regardent même leurs chaussures, tellement ils n’ont pas envie de croiser le regard du prêtre.

A la fin de la messe, le prêtre prend, avec ses enfants de chœur, la tête du cortège,
précédé par le sacristain porte-croix et se dirige vers le cimetière. Jusqu’aux années 1860, le
cimetière était autour de la chapelle, mais il devint trop exigu et la municipalité décida
l’implantation d’un nouveau lieu d’inhumation, environ cinq cents mètres au nord de celle-ci.
Le porte-croix ouvre donc la marche, deux enfants de chœur le suivent, l’un
portant l’encensoir, l’autre le goupillon et l’eau bénite. L’abbé Demulder, son bréviaire en
mains, lit les psaumes, suivi par les deux autres enfants de chœur qui ne le quittent pas des
yeux. Viennent ensuite deux bedeaux, employés laïcs de l’église, qui s’assurent du bon
déroulement de la cérémonie, et de la bonne formation du cortège funèbre.

En tête du cortège, d’abord la famille, puis certains bourgeois et notables de


Xertigny et des villages avoisinants. On y voit notamment monsieur Charles Mialet, maire et
négociant de Xertigny, également Nicolas Dusapin, usurier et créancier d’une foule de petites
gens de la région. Maître Doyen, notaire à Xertigny est là aussi, il avait rédigé la plupart des
actes d’acquisition de François ces dernières années. Ensuite viennent les voisins, les amis, et
Dieu sait s’il en comptait, et les connaissances d’affaires et de transactions. Vraiment
beaucoup de monde.
Marie-Eugénie tient ses deux filles par la main. Elle avait demandé, même presque
exigé, que Nicolas et Marguerite soient à ses côtés, ainsi que Tiennot et Eulalie qui tiennent le
petit Joseph par la main.
Les hommes affichent une mine de circonstance, les femmes prient et certaines
pleurent, tout ce monde suivant le corbillard, arriva au cimetière, où Antoine Gaspard, le
fossoyeur, les attendait. Ce fils de cordonnier et paysan pauvre améliorait son quotidien en
enterrant ses concitoyens. Il avait posé sa veste et son bonnet de laine au bord de la fosse qu’il
venait de creuser et un genou au sol, il attend l’arrivée du cercueil.
Son regard tourné vers les officiants de l’au-delà et la haute croix invite les
participants au recueillement spirituel. Le reste de son corps, lui, tourné vers la fosse, semble
attirer les pauvres mortels vers le « monde d’en bas » et sa dure réalité ; l’ensevelissement
prochain de François.
Quatre porteurs, munis de gants blancs et tenues noires, portant de grands
chapeaux à bords ronds, sortent le cercueil entouré d’un drap blanc, du corbillard. Ils vont le
poser sur des madriers au-dessus de la fosse, et le descendront lorsque l’abbé Demulder aura
terminé la cérémonie. Ce dernier devant la fosse, deux enfants de chœur de chaque côté, et le
porte-croix en face de lui, expédie les dernières lectures et prières, bénit une dernière fois la
dépouille de François et la foule ici présente. Il s’en retourne d’un pas vif, pressant ses
officiants. Il a hâte de rentrer, il fait un peu frisquet en cette fin novembre…
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Devant la famille et les intimes, les porteurs descendent le cercueil, eux aussi ont
envie de rentrer au chaud. Les participants massés autour de la fosse attendent chacun leur
tour pour présenter leurs condoléances à Marie-Eugénie et ses filles. Après un dernier signe
d’adieu à François, ils reprennent rapidement le chemin du retour. Personne n’a vraiment
envie d’attraper une fluxion de poitrine. Certains sont même venus d’assez loin et en cette fin
brumeuse d’automne, ils ne souhaitent pas être pris en route par la nuit.

Marie-Eugénie et ses filles, entourées de Nicolas et Marguerite, Tiennot et Eulalie,


quittent enfin ce cimetière où maintenant repose le père de ses enfants. Gaspard se met alors
au travail, dans une heure il aura fini. Une heure ! Cela lui laisse largement le temps de
discuter avec François. Il est comme ça, Gaspard, peut pas rester muet plus de deux minutes,
alors il fait la causette aux morts qu’il enterre. Au moins il est sûr d’avoir toujours raison.

François restera là, gravé dans les mémoires…

*****

Capella. 1876… « L’aveu »

Césario était en train de travailler une pièce de charrue. Ses pensées se


bousculaient dans sa tête… Bien sûr ! Il fallait qu’il parle à son père, cela revêtait une
importance capitale… Il y allait de son avenir. Mais comment faire ?
Papa Giovanni, très occupé à retailler des fers de chevaux, frappait sur ceux-ci
comme un forcené, sans s’être aperçu de l’appréhension qui tenaillait son fils, alors que le
jeune Guiseppe actionnait le soufflet. Dans l’atelier, il règnait une chaleur étouffante, les trois
hommes transpiraient à grosses gouttes. Pas un ne parlait… d’ailleurs comment auraient-ils pu
s’entendre avec le martèlement des outils sur les fers qu’ils façonnaient !

Césario pensa qu’il serait préférable de parler avec son père, à la pause de midi,
lorsqu’ils rentreraient à la maison pour se restaurer avec le modeste repas que préparait Mama
Luizia. En traversant la cour, il aurait juste le temps de discuter avec Giovanni. Cinq minutes,
cela lui suffisait… En attendant il cherchait un moyen d’entamer la discussion, tout en ne
froissant pas trop la susceptibilité paternelle…

Peu avant midi, Guiseppe n’ayant plus besoin d’actionner le soufflet, son père
l’envoya en éclaireur auprès de Mama Luizia. En le voyant arriver, celle-ci comprit que les
deux autres larrons seraient bientôt là et elle s’affaira à ce que tout soit prêt à leur retour.
Giovanni et César défirent leur lourd tablier de cuir et l’accrochèrent à un clou à
côté de la porte. Ce faisant, César se décida, et brusquement le cœur serré d’angoisse, se jeta à
l’eau… Il se tourna vers son père…
- Papa ! Il faut…
Giovanni l’interrompit d’un geste :
- Il faut quoi ?... Je le sais, fils !
César en resta un moment interloqué, puis difficilement avec une boule
d’inquiétude dans la gorge, il demanda :
- Mais !... Tu sais quoi, papa !
- Je le sais, fils ! J’attendais simplement que tu m’en parles… Tu veux partir, n’est-
ce pas ?
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- Oui ! Mais comment le sais-tu ?


- Oh ! Toi et Armando, avez fait des projets de départ. Ton ami en a déjà parlé à
son père. Roberto m’a mis au courant. Voilà ! Je sais… Enfin ! Je sais presque tout…
- Mais Papa ! Depuis quand le sais-tu ?
- Plusieurs semaines, fils… Mais rassure-toi, je n’en ai encore rien dit à ta mère.
- Mais papa ! Pourquoi toi, tu ne m’as rien dit ?
- C’était à toi de me le dire, Césario !
Le père et le fils se regardèrent avec chacun un éclair d’amour dans les yeux. Face
à face ils se prirent par les épaules… Ils s’étreignirent longuement… Dans ces circonstances,
parfois, les gestes valent mieux que les paroles. De toute façon, Giovanni n’était pas très
bavard de nature. Il reprit son fils par les épaules et sortirent ainsi de l’atelier…
- Viens fils ! Allons manger, nous en parlerons à ta mère en même temps.

Mama Luizia n’avait pas vu son mari prendre son fils aîné comme ça, par les
épaules, depuis longtemps. Son instinct de femme et de mère lui fit comprendre qu’il se
passait quelque chose d’important. Du regard, elle interrogea les deux hommes… L’instant
était grave, l’attente angoissante…
- Asseyons-nous ! dit Giovanni.
Puis il regarda sa femme et son grand fils, et déclara :
- Mamina Luizia ! Césario vient de prendre une grande décision… Il veut partir en
France !

Mama Luizia se tourna alors vers Césario, ses yeux de mère se remplirent de
larmes. C’était des larmes muettes, mais des larmes de mère qui avait choyé César comme les
autres et surtout avant les autres. En un éclair elle pensa que dorénavant elle devra mener la
maisonnée sans lui. Sans jamais l’avoir vraiment laissé paraître, César était son préféré sans
aucun doute ! Elle s’essuya les yeux avec le coin de son tablier et dans un murmure elle dit :
- Je le savais ! Je le savais… J’en avais le pressentiment. Que la Madone nous
protège !
Giovanni intervint :
- Mais ! Mamina ! Comment le savais-tu ?
- Le cœur d’une mère ne se trompe pas, Vanino. Et d’ailleurs, toi aussi tu le savais,
et tu ne m’en as rien dit ! Sûrement pour ne pas me faire de peine. Mais tu vois, il fallait bien
que ça arrive un jour… Mais tout de même ! Partir pour la France…

Pendant ce temps, César et Guiseppe échangeaient des regards, le premier


d’inquiétude et d’incertitude, le second d’étonnement et d’envie. La petite Adriana regardait
ses parents et ses frères sans vraiment comprendre la situation. Elle n’osait pas ouvrir la
bouche, une petite fille ne se mêle pas comme ça des affaires des grandes personnes.
D’ailleurs qu’avait-elle à dire ? Rien…
Un silence pesant plombait l’assistance, inconsciemment aucun des protagonistes
n’osait le rompre. Mama Luizia réprimait difficilement ses larmes, mais elle pleurait toujours,
en silence aussi. Guiseppe observait ses parents sans dire un mot, il savait que le moment était
grave. Connaissant son père, il préférait se taire. Pas la peine de s’attirer des réprimandes ! Et
de toute façon, lui aussi, qu’aurait-il dit ?
César attendait, également dans un parfait mutisme. Il avait parlé, son père
connaissait maintenant ses projets, c’était à lui, en tant que chef de famille de prendre une
décision ou d’émettre un avis…
Giovanni se racla la gorge et rompit enfin le silence.
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- Mon fils ! Je pense que tes projets et ta décision sont mûrement réfléchis. Tu en
parles depuis des mois avec Armando… Ah ! A ce sujet, je dois t’aviser que malgré ses belles
promesses, ton ami ne partira pas avec toi.
- Je le sais, Papa !...
- Alors, c’est très bien. De ce côté-là au moins tu n’auras pas de désillusions. Tu as
maintenant dix huit ans, je comprends ton envie de quitter la maison et de faire ta propre vie.
Je te demande simplement ; « Est-il bien nécessaire pour toi de partir si loin ? ». Tu pourrais
descendre sur Casalmaggiore et chercher du travail chez Maître Regazzoni ou un de ses
collègues.
- Non Papa ! J’y ai déjà pensé. Mais il n’y a pas d’embauche chez aucun maréchal-
ferrant de Casal avant longtemps ! Et puis la France, en ce moment, a besoin de bras et
d’ouvriers qualifiés. Il me sera plus facile de trouver du travail là-bas. Et tu sais très bien
qu’en restant ici, je continuerai d’être une charge pour vous. L’atelier n’a pas de travail pour
trois ! Alors…
- Alors ! Alors tu veux nous quitter ! s’écria Mama Luizia. Tu n’es pas bien ici,
avec nous ? Ton père a toujours besoin de toi à l’atelier ! Alors pourquoi veux-tu partir ? Et si
loin en plus !...
- Non Mama ! Papa Vanino, comme tu l’appelles, n’aura bientôt plus assez de
travail pour trois. Ca aussi, tu le sais, Mama… Je vais vous faire beaucoup de chagrin à tous
mais il faut que je parte. Une fois en France, je vous enverrai de l’argent.
Alors Guiseppe, qui jusque là, était resté dans un mutisme absolu, s’écria :
- Césarino ! Attends encore quelques années et nous partirons ensemble !

- Mais non Pépino ! Laisse-moi partir d’abord et dans quelques temps, si Papa le
veux bien, tu viendras me retrouver.
Mamina Luizia éclata alors en gros sanglots. Elle ne pouvait plus se retenir. C’en
était trop ! Voilà qu’à présent, ses deux fils, la chair de sa chair, voulaient partir. A travers ses
larmes elle gémit :
- Mais qu’est-ce que j’ai fait à la Madone pour mériter ça !...
Giovanni reprit tout ça en main et déclara :
- Mamina Luizia ! Laisse la Madone en dehors de tout ça, elle n’y est pour rien.
Ensuite, je te signale que Guiseppe n’est pas encore parti. Il n’a que douze ans ! Je pense que
maintenant que Césarino a pris sa décision, il faut aviser et l’aider dans ce sens.
- Oui ! Tu as sans doute raison, Vanino ! Mais tout de même ! Dix huit ans, c’est
bien jeune aussi !...
- Bien mon fils ! C’est entendu ! Quand souhaites-tu partir ?
- Le plus tôt possible, papa ! J’ai déjà beaucoup réfléchi, tu sais.
- Oui, je le sais ! Seulement vois-tu, nous sommes à la fin de l’automne. Il me
semblerait préférable que tu partes à la fin du printemps prochain. On voyage mieux quand
les jours sont meilleurs. Six mois, cela nous laissera le temps d’envisager tes préparatifs
sereinement. De plus ta mère aura un peu plus de temps pour s’habituer à l’idée de devoir se
séparer de toi. Qu’en penses-tu ?
- Oui papa ! C’est très bien…

La fin du repas fut lugubre. Personne ne parlait. Même la petite Adriana,


d’ordinaire si gazouillante, mangeait le nez dans son assiette, sans piper mot. Mamina Luizia
s’était reprise, elle ne pleurait plus, certes, mais affichait une mine de cent pieds de long.
Guiseppe était dans ses pensées, il se voyait déjà rejoindre son grand frère en France. La
France ! Ah ! La France… Il s’imaginait sur les routes… Les retrouvailles avec Césarino…
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Giovanni, en tant que chef de famille, veillait sur sa couvée. Il pensait aussi au travail qui
l’attendait. Heureusement pour l’instant celui-ci ne manquait pas…

*****

Ferme de la Rosière. 1876 « Le tracas de Tiennot »

Cela faisait maintenant une bonne année que François était parti rejoindre ses
parents dans le petit cimetière de la Chapelle aux Bois. Les choses avaient bien changé…
Marie-Eugénie tenait la ferme comme elle pouvait ! Elle ne chômait pas ! François
avait vu grand… trop grand maintenant pour une femme seule avec trois enfants. Les deux
filles l’aidaient dans les tâches ménagères et domestiques, plus quelques petits travaux que
leur force de fille leur permettait. Eugène gambadait maintenant comme un jeune chien,
créant plus de tracas à sa mère, qu’il ne lui rendait service.
Nicolas venait aider et soulager Marie-Eugénie, pour les gros travaux, lorsque sa
ferme lui laissait un peu de répit. Tiennot y mettait du sien aussi. Lui, il avait le temps, il
continuait sa ferme uniquement pour deux, sans entrain. Il s’était résolu à vendre quelques
terrains, cela lui constitua une petite rente et surtout lui procura moins de travail. Il était donc
plus libre que Nicolas et s’empressait d’aider Marie Eugénie plus souvent mais cependant pas
autant qu’il aurait voulu. Il n’oubliait pas ce que François avait fait pour lui. Mais l’âge, le
contraignait à se modérer, aussi maugréait-il souvent après ses rhumatismes mais cela ne
changeait rien. Il fallait faire avec !...
Un jour Tiennot se rendit chez Nicolas. On ne pouvait pas dire que ces deux
ménages se fréquentaient assidûment, mais ils se rencontraient quelques fois, les uns chez les
autres. Nicolas montrait envers Tiennot un sentiment bizarre, ce n’était pas vraiment de
l’amitié, mais plutôt une certaine affection. Son père étant mort lorsqu’il était encore jeune, il
considérait Tiennot un peu comme le père qu’il n’avait pas eu. Tiennot, quant à lui, reportait
une partie de ce qu’il ne pouvait plus donner à son fils, sur Nicolas. Et les choses allaient bien
ainsi… Sans trop en parler, évidemment, les terriens ne sont pas très diserts sur leurs
sentiments, encore moins sur leurs émotions…

Tiennot arriva chez Nicolas l’air grave et embarrassé :


- B’jour Marguerite ! Nicolas, l’est pas là ?
- Ah ! B’jour Tiennot ! Si l’est là, l’Nicolas ! L’est en train d’bassoter dans la
grinj, en face ! Qu’est-ce tu lui veux ?
- Oh ! Pas grand-chose ! Lui d’mander un p’tit service…
- Et ben ! Vas l’retrouver ! S’ra sûr’ment content d’te voir ! C’est vrai, Tiennot ! Y
a un moment qu’on t’a pas vu chez nous. Eulalie va ben, au moins ?
- Oui, oui ! … Bon ! J’vais voir Nico !
- C’est ça ! Allez kours ! Bougre d’animal…

Effectivement Tiennot trouva Nicolas dans sa grange en train de trier du matériel.


Il se tenait sur le pas de la porte, ne sachant véritablement pas s’il voulait entrer ou tourner les
talons, remettant à plus tard ce qu’il avait sur le cœur. Nicolas ne lui laissa pas le temps d’y
réfléchir outre mesure… Il avait vu une ombre se profiler dans la porte, une ombre qu’il
connaissait bien. Et cette ombre fut interpellée séance tenante…
- Alors Tiennot ! Que me vaut ta visite ? Y a belle lurette que j’ t’ai pas vu dans le
keugno !
40

Tiennot se tenait toujours dans l’encadrement de la porte. Cette fois, il était pris…
Il ne pouvait plus reculer. Alors en triturant sa casquette pour se donner une contenance, il
s’avança à pas mesurés vers Nicolas. Celui-ci le regarda et décela tout de suite, avec cette
sorte d’instinct que possèdent les gens accrochés à leur terre, que quelque chose le tracassait.
Il lui demanda à nouveau :
- Alors Tiennot ? Ca pas l’air d’aller c’mètin ! T’en fais une drôle de caboche ! On
dirait qu’tu viens d’voir le Diâch !
- Ah ben ! Boun Diou ! C’t’à peu près ça !
- Oh ! Oh ! Tu m’intrigues, bon sang de bois ! Allez ! Raconte mordiou…
- Y a longtemps qu’t’es pas allé voir Marie Eugénie, à la Rosière ?
- Oh ! Oui et non ! Quèqu s’maines, pas plus !
- Alors ! T’as t’y ren rluké ?
- Ben non !... Mais bon Dieu !... J’aurais t’y dû voir quèqu chose ? Esspliqu’toi,
corne d’bouc !...
- Ben moi, j’en viens d’la Rosière. Et j’ai vu l’Zidor ! Et ça, ça n’ m’ plaît pas du
tout ! Mais alors pas du tout, si t’vois c’que j’veux dire !
- Mais enfin Tiennot ! Isidore n’est pas l’ Diâch ! L’a ben l’droit d’rendre visite à
Génie, tout d’même !
- C’est p’t’être pas le Diâch, le Zidor, mais j’te dis qu’j’ n’aime pas ça !
Cornebidouille ! T’ sais ben qu’François n’l’aimait pas beaucoup non plus ! S’rait venu faire
la cour à Génie, qu’ça m’étonn’rait pas. Cherche à s’placer, voilà tout ! T’sais ben aussi
qu’l’est veuf avec ses cinq féy… Hein ! T’crois pas c’est louche !
- Holà ! Holà ! Mon bon Tiennot ! Où qu’t’vas chercher tout ça !
- Ben ! T’verras ben ! Mais moi, j’t’dis qu’y a anguille sous roche… Et pis j’vas
dire encore une chose… L’Zidor, l’est criblé de dettes… Y doit d’l’argent à tout l’monde…
Alors t’vois, mett’ la main su’ les terres de Génie, et ben, ça l’arrangerait ben l’Zidor !
- Dis donc Tiennot ! T’t’rends compte de c’qu’ tu dis ! Nom de bleu !
- Oui Nico ! J’m’en rends compte ! D’autant plus que c’n’est pas la première fois
que j’le vois rendre visite à Génie ! Et pis l’aut’ jour, sont partis ensemb’ au mèrché à
Xertigny…
- Dis Tiennot ! Y a longtemps qu’tu sais ça ?
- Ben ça fait plusieurs mois !
- Et pourquoi t’n’m’en jamais parlé ?
- Pass’ qu’ toi, t’as jamais rien vu ?
- Ben non, Tiennot ! Alors ! Pourquoi t’m’en parles maintenant !
- Ben j’t’dis ! Nom d’une pipe en bois ! L’Zidor, y cherche à s’ placer et à bon
compte en plus !...
- Bon ! T’as ben fait, Tiennot ! Mais dans l’fond, qu’est-c’t’veux qu’on y fasse ?
- Qu’est-c’t’veux qu’on y fasse ! Qu’est-c’t’veux qu’on y fasse ? T’en as de
bonnes toi ! Faut mett’ en garde Génie ! Sait p’t’être pas qu’l’ Zidor l’est étranglé par les
dettes ! En mémoire d’François, j’voudrais pas qu’ses terres servent à renflouer la ferme du
Zidor !
- Dis donc Tiennot ! T’as pas l’air d’l’ porter dans ton cœur Isidore ?
- Ah ben ! Foutre non ! Un zigoto d’c’t acabit ! On voit ben qu’t’as jamais eu
affaire à lui ! Moi si ! Toujours à t’déplacer les bornes pour t’rabioter une ornée ! Ah ! T’peux
dire, j’en a eu des mô avec c’t’apôtre là !
- Bon ! Rassur’toi ! J’irai voir Eugénie… Et puis non, nous irons voir Eugénie. Tu
lui esspliqu’ras toi aussi ce qui t’ turlupine.
- Ben… C'est-à-dire que…
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- Quoi ! Qu’est-c’ ça veut dire le « C'est-à-dire que… ». C’est toi, Tiennot, qu’a
soul’vé le lièvre, alors maint’nant tu coures après avec moi. Sinon, moi, j’y vais pas tout seul.
- Bon d’accord ! C’est pas d’gaieté d’ cœur mais t’as raison. Vaut mieux qu’on
aille les deux…

De la fenêtre de sa cuisine, Marguerite vit sortir les deux hommes de la grange et


se diriger vers le charretin. Ils y attelèrent Mouchette et partirent en lui faisant un signe de la
main. Nos deux compères affichaient un air maussade, une tête renfrognée jusqu’aux épaules.
Marguerite se dit que quelque chose les tracassait ce qui n’était pas vraiment fait pour la
rassurer… Elle aurait à ronger son frein de grande curieuse tant qu’ils ne seraient pas
rentrés …

*****

Capella. Printemps 1877… « L’itinéraire »

Les préparatifs pour le grand départ étaient terminés depuis longtemps. Mama
Luizia avait tout rangé, tout attendait et tous attendaient les vrais beaux jours. Enfin ! Tous,
c’était beaucoup dire ! Mama Luizia ne voyait pas d’un très bon œil, partir son fils préféré.
Elle savait bien, au fond d’elle-même, qu’elle ne le reverrait pas de sitôt. Et encore !
Reviendrait-il ? En tant que mère elle ressentait une infinie tristesse jusque dans les tréfonds
de son cœur et de son âme. Sa gaieté et sa raison de vivre s’étaient singulièrement émoussées,
de nouvelles rides creusaient son front. Bref ! Le chagrin et l’inquiétude la rongeaient…
Giovanni ne disait rien. Cela n’était guère mieux. On ne l’entendait plus siffloter
dans l’atelier, ni en rentrant chez lui. Lui aussi, au fur et à mesure qu’approchait l’échéance,
perdait de son entrain. Certains de ses clients le remarquèrent, étant au courant de la situation,
personne ne fit le moindre commentaire. Le seul qui osa le faire essuya une sérieuse rebuffade
dont tout le quartier s’en souviendra. Depuis on abordait plus le sujet du grand départ…

Oh ! Le paquetage avait été vite emballé, César ne pouvait pas s’encombrer de


beaucoup de chose. Deux ou trois chemises, une veste de velours, un gros pantalon de travail
et un pour le voyage, une paire de solides brodequins, une autre paire de chaussures plus
légères pour le dimanche et dans une sacoche quelques babioles, souvenirs des temps heureux
auxquels il tenait. Il travaillerait et ferait les emplettes dont il aurait besoin le long de la
route… Et elle promettait d’être longue cette route ! Parce qu’il en ferait une grande partie à
pied…
Plusieurs fois Giovanni et César en discutèrent… On avait retrouvé un vieil atlas
de géographie tout recouvert de poussière et l’on étudiait le parcours. Mais ce vieux volume,
s’il était joliment décoré, n’apportait pas vraiment de grandes précisions sur la route à suivre.
César revint un jour de Casalmaggiore avec une grande carte nettement plus
précise et plus moderne que leur vieil atlas. Tous se penchèrent sur cette merveille, en
donnant, bien sûr, un avis différent. L’établissement d’un bon itinéraire s’avéra finalement très
complexe, et cela prit nettement plus de temps que n’en avait mis Mama Luizia pour fignoler
le baluchon de son fils.
César voulait couper par le Nord, c’était naturellement plus court mais infiniment
plus difficile. On a beau s’appeler « César » et vouloir faire comme son illustre prédécesseur,
on ne traverse pas les Alpes comme ça ! Le Grand César disposait de toute une armée de
porteurs, lui, le petit César ne pouvait que compter sur ses épaules et son dos, et pour faire
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avancer le tout, sur ses deux jambes. C’était peu mais il faudrait faire avec ! D’autant plus que
César était pressé d’arriver…
Giovanni prétendait qu’en passant par le sud du comté de Nice, ce serait nettement
plus facile. Plus long, certes, mais plus facile…
- Et puis tu verras, fils, tu auras l’impression d’être encore un peu en Italie ! A la
belle saison, quand tu partiras, tu trouveras plus facilement de quoi te nourrir. Et du travail
aussi ! Tu te feras embaucher comme journalier dans les cultures maraîchères…

Pour l’heure, chacun campait sur ses positions. Ni l’un ni l’autre ne se décidait à
changer d’avis. César refit plusieurs fois la route sur la carte en modifiant ceci ou cela mais
toujours en passant par le Nord. Giovanni pensait, que même en été, ce n’était pas raisonnable
et que la route du Sud s’avérait, de loin, la meilleure et la plus rassurante.
- Tu sais, fils ! En été, la France du sud ressemble un peu à l’Italie. Je te l’ai dis, je
crois ! Il sera certainement plus aisé pour toi de trouver du travail en Provence que dans les
montagnes, qui, même à la belle saison ne sont pas si accueillantes que ça !
- Je sais Papa ! Les chemins de montagnes sont difficiles ! Mais leurs habitants
probablement plus chaleureux et prêts à aider quiconque en a besoin !
- Mais enfin ! Es-tu si pressé que ça d’arriver en cette France du Nord ! Froide et
pluvieuse.
- Mais Papa ! C’est là que se trouve le travail ! Et avec tout ce que tu m’as appris,
il me sera facile de me faire embaucher. Cette France là manque de bras, il faut en profiter.
- Soit ! Mais je t’en prie, passe par le plus facile. Cela rassurera ta mère…
- Et toi aussi ! Hein Papa !...
- Peut-être fils ! Peut-être….

Giovanni n’en dit pas plus. Il alla s’asseoir sur le banc dans la petite cour entre sa
maison et l’atelier. L’air grave, il réfléchissait… Quelque part il ressentait le départ de son fils
comme un abandon. Il avait bien compris aussi que Luizia en souffrait et il s’ingéniait, à sa
manière, à lui rendre la vie plus facile. Mais cela ne suffisait pas à lui rendre son sourire. Son
vrai sourire ! Celui qu’elle affichait avant. Maintenant c’était plutôt un vague rictus qui
traversait fugitivement son visage. Pour faire plaisir à Vanino… On ne l’entendait plus
chantonner dans la maison. Le silence régnait dans la maison, un silence lourd et pesant,
parfois interrompu par les chamailleries de Guiseppe et Adriana… César partait avec ses dix
huit ans et laissait ces dix huit années derrière lui. Probablement les meilleures de sa vie !...
César vint retrouver son père et les deux hommes entamèrent une nouvelle
discussion. Si l’un et l’autre campaient toujours sur leurs positions, ce n’était plus aussi
catégorique. Ils tombèrent d’accord sur un chemin qui passerait par les Alpes du Sud. Les
apparences étaient sauves…

*****

Ferme de la Rosière. 1876 « La mise en garde »

De chez Nicolas à la Ferme de la Rosière, il y avait à peine une demi-lieue. En


temps ordinaire, c’eut été fait en un petit quart d’heure, mais là visiblement les deux hommes
n’étaient pas très pressés d’arriver ! Nicolas restait silencieux, ce qui ne présageait rien de
bon ! Nicolas silencieux ! C’est comme le feu qui couve ! Tiennot bougonnait ou marmonnait
toujours la même rengaine :
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- T’sais Nicolas ! J’m’d’mande si on fait ben fait d’ v’nir ici ! Tout d’même ! C’est
pas ordinaire ! Tu t’rends compte ! Comment va-t’-y prendre ça, Génie ! T’crois pas qu’on
s’mêle de c’qui nous r’garde pas !
Nicolas laissait dire mais en son for intérieur il bouillait. Pour sûr ça ne lui plaisait
pas non plus cette histoire. Mais maintenant qu’ils étaient en route, s’ils rebroussaient chemin,
ils auraient l’air de quoi ! Il avait secoué Tiennot pour qu’il l’accompagne, alors… Bien sûr,
jusqu’à présent, personne ne les avait vus. Ils ne s’étaient pas non plus confiés à quiconque,
personne ne saurait quoi que soit. Alors il était encore temps de faire demi-tour ! Pourtant
Nicolas pensait qu’il fallait aller jusqu’au bout. Il s’agissait d’une question d’honneur. Il se
devait, de part l’amitié qu’il portait à François, de mettre en garde Eugénie contre les
agissements de ce grigou d’Isidore. Sa décision prise, en proie à une grande exaspération
contre les radotages de Tiennot, à la fin n’y tenant plus, il intima l’ordre à celui-ci de cesser
ses jérémiades.
- Bon ! Maint’nant Tiennot ça suffit ! T’arrêtes tes litanies et tu réfléchis à ce
qu’on va dire à Eugénie.
Du coup ces reproches lui coupèrent net le fieutô, il regarda Nicolas avec de gros
yeux ronds comme des billes, se renfrogna et devint muet comme une carpe. Nicolas lui avait
déjà dit des sottises mais jamais sur ce ton là. Non mais ! Nicolas s’en aperçut et s’en trouva
contrarié, après tout Tiennot était son aîné, il lui devait le respect. Alors un peu pris de
remord, il lui donna une tape sur l’épaule en lui disant :
- Allez ! Fais pas cette tête là ! Vieille tête de mule ! T’as peut-être raison mais
maintenant qu’on est lancé, on doit continuer ! Alors, on y va, vieille ganache…
Tiennot se retourna vers Nicolas pour lui répondre et à ce moment il s’aperçut
qu’ils arrivaient dans la cour d’Eugénie.
- Mêd ! T’as vu, c’t fois ci, on y est !..., dit-il, toute rancune passée.
Les deux hommes se regardèrent, chacun lisant dans les yeux de l’autre qu’ils ne
s’en voulaient pas le moins du monde. Ils descendirent du charretin et se dirigèrent vers la
maison.
La ferme était silencieuse, seules quelques jlins kèktaient dans la cour en picorant
des restants de grains. Ce calme gênait les deux hommes qui se tenaient raides comme la
justice à quelques pas de la porte. Ils n’osaient pas avancer, pris d’une vague inquiétude. Puis
sur un signe de tête de Tiennot, ils firent avec des semelles de plomb, les deux ou trois mètres
qui les séparaient de l’entrée. Ils frappèrent… Attendirent… Attendirent…
Ils avaient à peine les talons tournés que la porte s’ouvrit sur Marie Eugénie qui les
rattrapa au vol.
- Ah ! C’est vous ! Quèque chose ne va pas ! L’est arrivé quèque chose à
Marguerite ? Z’en faites une tête ! On dirait deux conspirateurs dont les affaires ont mal
tourné.
- Non ! Non !... Marguerite va bien.
- Bon ! Alors ? Qu’est ce qui vous amène ? Avec les têtes que vous avez, je
présume que vous ne m’amenez pas des bonnes nouvelles !
- Ben ! C'est-à-dire que… Génie ! Est-ce qu’on peut entrer ?
- Oui, oui ! Bien sûr ! Allez, v’nez, échôté vô là. J’ vous sers un p’tit r’montant et
vous m’ direz c’ que vous avez sur le cœur.
En tant qu’ancien, Tiennot se décida, encouragé en cela par une mimique
approbative de Nicolas :
- Ben voilà, Marie Eugénie !... J’sais ben qu’ça n’nous r’garde pas… Mais…
Enfin….
- Mais quoi ! Mon brave Tiennot !
- Ben ! C’est à propos d’Isidore !
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- Ah ! Nous y v’là ! C’est donc ça ! Qu’est-ce qu’i’ t’as fait, Isidore ?


- Oh ! Maint’nant, à moi, plus rien… Mais Nicolas et moi on a pensé… Enfin, on a
pensé qu’on d’vait t’prév’nir.
- Mais ! Me prév’nir de quoi, Tiennot ? Y a quèque chose qu’j’saurais pas ?
Voyant que Tiennot n’osait pas aller plus loin, Nicolas prit le relais :
- Marie-Eugénie ! C’que veut t’dire Tiennot, c’est qu’Isidore l’est cousu d’ dettes.
Alors… Alors, en mémoire de François, nous n’ voudrions pas qu’ ce soit ses propriétés qui en
fassent les frais !
- Ah ! Voilà, voilà ! C’est donc ça ! Ben figurez-vous que j’le sais, et j’en connais
même le montant. Et que voulez-vous qu’j’y fasse ?
- Ben ! Avant d’ t’engager plus avant avec lui, réfléchis bien Marie-Eugénie ! Pis
t’as pensé aux efans ! Tu crois qu’ ça leur fera plaisir !
- Ecoutez-moi bien, tous les deux. Je sais qu’Isidore ne roule pas sur l’or. Je sais
aussi qu’ce n’est pas une perle. Mais il est comme moi, seul. Moi, seule avec trois enfants, lui,
seul avec cinq filles. Alors vous comprenez, on a décidé d’ mettre nos misères en commun. Je
n’ peux plus t’nir la ferme toute seule, vous le savez bien…
- Mais Marie Eugénie, t’ sais ben qu’on peut toujours t’ donner un coup d’main !
- Oui certes ! Mais je n’ peux pas vous monopoliser à chaque instant ! Que diraient
vos fôms ? Alors Isidore viendra s’installer ici et nous pensons même nous marier.
Pour le coup, la gnôle du Père Jules que Tiennot était en train de siroter, se mit
sournoisement en travers de son gosier. Il en devint écarlate, toussa, puis s’essuya les
moustaches et dit d’un ton sentencieux :
- Bon ! Ben ! Puisse qu’ c’est d’jà décidé nous n’avons plus rien à dire. Je crois qu’
la cause est entendue… T’ viens Nico… L’est temps de rentrer. A la revoyotte Génie.
Il se leva, embrassa Marie-Eugénie, probablement pour la dernière fois, puis sortit,
infiniment triste mais digne. Nicolas aussi embrassa Marie-Eugénie et aussitôt emboîta le pas
de son compagnon.
Une fois dehors une bouffée d’air frais leur cingla le visage et les rappela à la triste
réalité. Complètement abasourdis, ils grimpèrent dans le charretin et repartir sans même se
retourner. Marie-Eugénie les regarda partir d’un air infiniment las et pensa, elle aussi, qu’elle
ne les reverrait pas avant longtemps.
Sur le chemin du retour, les deux compères ressentaient un terrible sentiment
d’incompréhension. Marie-Eugénie les avait pratiquement congédiés. Ils en éprouvaient aussi
une grande frustration et une profonde vexation. Ils restèrent, l’un et l’autre, dans un état de
prostration, perturbé seulement par les soubresauts et les cahots de leur carriole que lui
imposait ce chemin mal empierré. Puis soudain Tiennot explosa.
- Non mais ! Tu t’ rends compte, Nico ! T’as vu comme elle nous a renvoyés la
Génie. Comme deux malpropres ! Mais Bon Diou de mille Diou, qu’est-ce qui lui a pris ?
Nous faire ça, à nous ! Mais qu’est-ce qui lui a fait cet avorton d’Isidore ? Faut croire, foutre
Dieu, qu’elle en est d’jà ben toquée ! Ah ! Sacré vind’zi, sait pas ousqu’elle met les pieds. J’
t’avais ben dit, Nico, qu’ c’était l’ Diach le Zidor ! Ben tu vois, j’ n’ m’étais pas trompé !...
Nicolas laissa passer l’orage, il connaissait assez bien Tiennot. De toute façon, il
n’aurait servi à rien de le contredire, cela eut fait monter la pression. Et ce dernier était bien
capable d’attraper un coup de sang ! Il ne se voyait pas ramener à Eulalie un Tiennot à moitié
mort. Alors une fois le calme revenu et Tiennot à bout d’arguments, il déclara :
- C’est vrai, Tiennot, t’as mille fois raison ! Mais qu’est-ce tu veux qu’on y fasse ?
Eugénie est assez grande pour savoir, elle-même, c’ qu’elle veut faire ! Allons ! Mon bon
Tiennot, c’t’ affaire nous r’garde plus.
- Nous r’garde plus ! Nous r’garde plus ! C’est vite dit ça ! On n’ peut pas laisser
cette demi-portion mett’ la main sur la ferme de François. Corne de bouc, l’ François y doit s’
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r’tourner dans sa tombe ! L’aura fait tout ça pour rien ! Pass’que tu vas voir, le Zidor, i’ va
tout lui bouffer ! Lui rest’ra plus qu’ les yeux pour pleurer à la Génie !
- Sûr mô Tiennot ! Mais j’ t’ l’ai dit, c’est plus nos affaires ! C’est malheureux,
mais c’est plus nos affaires. On a fait c’ qu’i’ fallait. T’en fais pas Tiennot, ni toi ni moi, on
aura quèqu’ chose à s’ r’procher ! Tiens ! On arrive, viens boire un coup, ça nous r’mettra
d’aplomb !
- Ah ! Pour sûr, que j’ vais boire un coup ! Faut qu’ je fasse passer la gnôle du Père
Jules de t’à l’heure. J’ te jure qu’elle m’est restée en travers d’ la garguillote ! Sacré nom de
Dieu !

*****

Capella. Eté 1877. « Le départ »

Le printemps tardait à laisser la place à l’été. Il distribuait encore de-ci de-là


quelques averses, quelques ondées, quelques bourrasques aussi. Cela contraria un peu le
départ de César qui dut le remettre de semaine en semaine. Mama Luizia s’en réjouissait en
son for intérieur, elle gardait son fils préféré encore quelques temps avec elle. Elle goûtait et
savourait ces journées avec une extrême gourmandise sentimentale. Papa Giovanni s’était fait,
lui aussi, une raison, il savait bien que César serait parti un jour de la maison. Mais tout de
même, si loin ! Pourquoi vouloir partir si loin !...
« Que les enfants sont ingrats », pensait-il, avec quelque amertume…

Le baluchon attendait. César aussi et cela le chagrinait, l’énervait également.


Vraiment, il n’était pas à prendre avec des pincettes ! Il devrait déjà être parti depuis deux ou
trois semaines… Maintenant tout était prêt, l’itinéraire également. Son père et lui, avaient
finalement trouvé un compromis, non sans mal, d’ailleurs !
Et les averses tombaient toujours ! Le vent ne faiblissait pas ! Il apportait avec lui
de gros nuages gris chargés d’une pluie froide qui vous glaçait jusqu’à la moelle. Le Pô
montait. Certes, sa cote d’alerte était loin d’être atteinte mais la navigation risquerait de
devenir difficile. Car d’un commun accord, César et Papa Giovanni pensaient qu’il serait
préférable de faire une partie du chemin par la voie fluviale. Le courant devenait de plus en
plus important et Papa Giovanni jugeait l’aventure trop dangereuse, tout du moins dans
l’immédiat.
Alors César rongeait son frein. Mama Luizia lui mitonnait des bons petits plats,
sachant que c’était probablement les derniers qu’elle lui préparait et qu’il n’en mangerait pas
d’aussi bons avant longtemps. Guiseppe ruminait sa rancœur de ne pouvoir partir avec son
grand frère mais Giovanni avait mis son veto. Un gamin d’à peine treize ans ne pouvait pas
partir comme ça sur les routes ! Fût-t-il accompagné de son grand frère ! Peppo savait qu’il
était inutile d’insister, aussi se refermait-il très souvent sur lui-même. Ce mutisme ne
contribuait pas à améliorer l’ambiance familiale ! Seule Adriana paraissait indifférente aux
événements… En apparence seulement… Elle préférait Césarino à Pepino et son cœur de
petite fille pleurait de chagrin. Personne ne le savait, elle laissait couler ses larmes seulement
lorsqu’elle se retrouvait seule dans sa chambre, confiant sa tristesse à la poupée que Césario
lui avait achetée un jour à Casalmaggiore. Mais on ne demandait pas à la petite fille qu’elle
était, d’avoir un quelconque jugement sur la situation. Encore moins un état d’âme !

Puis la pluie cessa… Le soleil réchauffa un peu l’atmosphère et aussi l’ambiance


familiale. Pour un peu, on en aurait oublié le cours des événements tellement on était heureux
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de retrouver un peu de lumière et de chaleur… Ceux-ci se rappelèrent à la triste réalité lorsque


que César dit :
- Bon ! Papa, voilà une semaine qu’il ne pleut plus, je crois qu’il est temps que je
parte. Je descends à Casal pour trouver une embarcation. Je demanderai aux « barcari » s’il y
a un « burchi » qui remonte sur Crémone.
- Bien mon fils ! Tu as raison, je crois que maintenant il est temps d’y penser !

César descendit à Casal et se rendit aux embarcadères. Après plusieurs tentatives,


il obtint d’un négociant en denrées alimentaires le droit d’embarquer. A la condition, toute
fois, qu’il gagnerait son voyage à la sueur de son front et qu’il travaillerait comme le modeste
équipage que comptait cette « padouane ».
- C’est entendu mon ami. Lorenzo n’a qu’une parole, présente-toi ici même dans
trois jours. Passé ce délai, si tu n’es pas là, je pars sans toi. J’ai déjà pris assez de retard à
cause des intempéries, je ne peux pas me permettre de faire attendre plus longtemps mes
commanditaires. Trois jours ! Tu entends ! C’est le temps qu’il me faut pour finir de charger
le bateau…
- Oui, oui Signore Lorenzo ! Ne vous inquiétez pas, je serai là. Mes affaires sont
prêtes… Juste à dire au-revoir à la famille et aux amis et je serai là comme prévu.
- Tant mieux, mon garçon ! Ah ! Si tu fais plus vite que prévu, tu peux venir nous
aider à terminer le chargement… On partira plus tôt…
- Oui, oui ! Bien sûr !

Le cœur battant la chamade, César remonta comme le vent à Capella. Il arriverait


juste pour le repas du soir. Il ferait ses adieux à ses amis le lendemain…
Lorsqu’il franchit le seuil de la porte, la famille commençait à peine de dîner.
Mama Luizia mit son couvert, sans dire un mot. A la mine qu’arborait son fils, elle avait
compris. César s’assit et raconta comment il avait trouvé à s’embarquer. Sous le coup de son
excitation due à son départ imminent, il ne s’aperçut pas que deux paires d’yeux le
regardaient avec une mélancolie et une tristesse incommensurable… Mamina Luiziana allait
perdre son fils préféré et Adrianella son frère adoré… C’était ainsi, la destinée de ces cinq
êtres allait profondément changer le cours de leur existence…

*****

La Rosière. 1876 « La désapprobation de Marimarie »

Marimarie et Clémence n’avait rien perdu de la conversation de leur mère avec


Nicolas et Tiennot. Elles s’en trouvaient consternées. Jamais elles n’auraient pu imaginer un
seul instant que leur mère prenne une telle décision. C’était impensable ! Toutefois,
Clémence, plus jeune que sa sœur, restait réservée et quelque peu fataliste. Après tout Marie-
Eugénie était libre de faire ce que bon lui semblait. Elle n’approuvait pas, loin de là. Mais
qu’y pouvait-elle ?
Dans la tête de Marimarie soufflait un vent de révolte, animé par une colère froide.
Jamais elle ne supporterait que quelqu’un d’autre remplace son père dans cette maison.
Surtout Isidore, sans savoir trop pourquoi, elle ne l’aimait pas. Non vraiment, elle ne l’aimait
pas ! Son instinct de femme, probablement… Alors le feu qui couvait en elle se réveilla, se
transforma en volcan et éclata :
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- T’as entendu, sœurette ! On n’ peut pas laisser faire ça ! Tiennot et Nicolas ont
raison. Et moi, j’ te l’ dis, j’aime pas cet Isidore… Mais alors, pas du tout. T’ kompenr !
- Oui, bien sûr ! Moi non plus j’ l’aime pas plus qu’ ça ! Mais qu’est-ce qu’on i
pieu ?
- Qu’est-ce qu’on i pieu ? Pour l’ po branle j’ sais pas ! Mais j’ te jure que j’ vais
tout faire pour empêcher ça ! D’abord j’ vais parler à Maman. C’est moi l’aînée, c’est à moi
qu’ revient cette tâche.

En rentrant dans la cuisine, Marie-Eugénie surprit la conversation des deux sœurs,


surtout la dernière phrase. Elle sauta sur l’occasion et appela ses deux filles.
- Marimarie, Clémence ! Descendez tout d’ suite. Ca tombe ben, moi aussi j’ai à
vous évozié. Allez ! Allez ! Venez !...
Les deux sœurs se regardèrent. Elles réalisèrent alors que leur mère avait dû
entendre leur conversation. Marimarie appuya son regard sur celui de Clémence et lui fit
comprendre qu’elle prenait les choses en main. En descendant l’escalier, elle lui chuchota tout
de même dans le creux de l’oreille :
- Laisse-moi faire ! J’ m’en occupe.

Elles arrivèrent dans la cuisine où Marie Eugénie les attendait, assise devant la
table. Elles s’assirent en face et patientèrent quelques instants. Le temps que leur mère trouve
les mots qui devaient faire mouche. Mais maintenant qu’elle avait ses deux filles en face
d’elle, ce n’était plus si simple. Quelque peu en colère par la visite et la discussion avec ces
deux dadais de voisins, elle allait attaquer de front…
Finalement, elle se ravisa et jugea qu’il était préférable d’employer plutôt la
persuasion que la manière forte. Elle redoutait que cela ne braque définitivement ses deux
filles contre elle. Et par là même contre Isidore. Ce qu’elle voulait éviter à tout prix. Ses yeux
de mère posés sur ceux de ses gamines elle prit la parole.
- Bon ! J’ suppose qu’ vous avez entendu les conseils, ou plutôt la mise en garde de
nos deux idiots de voisins. Moi, j’ tiens à vous dire ceci : « Isidore viendra bentôt s’installer
ici. C’est une importante décision qu’ j’ai prise. J’ai réfléchi longtemps, croyez-moi. Mais
c’est la seule qui soit viable pour l’instant. Je n’ peux plus t’nir la ferme toute seule, vous l’
voyez bien. Il faut un om dans cette maison. C’est bien compris ? »

Clémence ne dit rien. Ces événements la dépassaient quelque peu. Marimarie ne


put se contenir plus longtemps et elle lança à sa mère d’un ton acerbe :
- Mais t’es pas obligée d’ le faire v’nir ici ! Il a un chô li ! Qu’i’ vienne t’aider,
soit ! Et après i’ r’tourne chô li… Et en plus, t’es pas forcée de t’ mérié avec lui. Ca j’ le
supporterai pas ! J’ préfère partir !
- Et où iras-tu ? Grande nigaude ! T’ viens seul’ment d’avoir seize ans ! T’es pas
encore lib’e d’ faire c’ qu’i’ t’ plaît ! Encore moins d’ partir ! Et d’ te mérié aussi, pendant qu’
tu y es !
- Toi non plus, t’es pas forcée de t’ mérié avec Isidore ! Tu pourrais au moins
penser à Papa ! J’ veux pas que quelqu’un d’autre le remplace ici ! Tu m’entends !
- Ca, ma p’tite, c’est pas tes affaires. Et ton père n’est plus là ! J’ suis, maint’nant
la seule responsab’ d’ vous trois et d’ la ferme. C’est comme ça et pas autrement !
- Si Papa était encore là, ça n’ se passerait pas comme ça !
- Si votre père était encore là, comme tu dis, l’ problème n’ se poserait pas !... Et
d’abord il n’était pas obligé d’aller se faire ziké dans la forêt avec ce plô de Nicolas !
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Pour le coup c’en était trop. Marimarie fusilla sa mère du regard, monta l’escalier
quatre à quatre et se réfugia dans sa chambre. Elle chercha dans l’armoire la poupée que
François lui avait rapportée un jour de la foire de Bains les Bains et l’inonda de larmes.
Clémence vint la retrouver, essaya de la consoler. Et lorsqu’enfin elle y parvint, toutes les
deux se mirent à échafauder mille plans et milles ruses pour déjouer les intentions de leur
mère. Marimarie le pensait avec la ferme résolution de réussir, Clémence par solidarité envers
sa sœur mais sans grande conviction.

*****

Capella. 1877 « Les adieux à Casalmaggiore»

César ne dormit pas beaucoup cette nuit là. La fièvre du départ s’était emparée de
lui et le consumait d’impatience. Pourtant la fatigue et le sommeil le gagnèrent au petit matin,
juste au moment où il fallait se lever ! Mais son esprit travaillait, il avait imprimé l’heure du
lever dans les méandres de son cerveau. Celui-ci la restitua seulement avec quelques dizaines
de minutes de retard, sans grandes conséquences d’ailleurs…

Il avala le petit déjeuner que Mamina Luizia avait eu le temps de lui préparer et
courut chez Armando. Il devait descendre à Casal avec lui. Il trouva les deux hommes, père et
fils, dans l’échoppe du cordonnier. Armando avait obtenu de son père la permission de se
rendre à Casal avec César. Ils allaient faire la tournée des grands ducs, et fêter joyeusement le
départ de Césario. Roberto le regarda entrer et l’apostropha :
- Ah ! Te voilà ! Alors ? C’est le grand jour ? Tu pars demain… Tu n’as pas changé
d’avis… Tu sais que tu es la désolation de tes parents ! Du quartier même ! Mais pourquoi
Diable, veux-tu partir si loin ? Quand je pense que tu as failli entraîner Armando avec toi !
- Bonjour Signore Siméoni ! Oh ! Vous savez, je pensais bien qu’Armando ne
viendrait pas avec moi. Mais cela l’a fait rêver un peu ! Moi, je ne rêve plus, je sais que je
dois partir. Il n’y a plus d’avenir en tant que maréchal-ferrant dans la région. Tandis que dans
l’Est de la France, tout est à construire ou à reconstruire. Les Français craignent, dans les
années à venir, une nouvelle attaque des Prussiens. Alors ils installent des forts un peu partout
sur la frontière et pour ravitailler ces ouvrages défensifs, ils aménagent des lignes de chemin
de fer… Le travail est là-bas, Signore Roberto !
- Mais comment tu sais tout ça, toi ?
- Les journaux, les journaux…Signore Roberto.
- Mais tu sais lire les journaux, toi ? Et comment tu vas te débrouiller en France ?
Tu ne parles pas le français !
- Si ! Un petit peu, Signore Siméoni. Mamina Luizia m’en a appris quelques mots
qu’elle tenait elle-même de sa grand-mère. Juste assez pour me faire comprendre.
- Alors ! Il ne me reste plus qu’à te souhaiter bonne chance, mon garçon. Prends
garde à toi ! J’espère que j’aurai de tes nouvelles par tes parents ! Allez, bonne route, Césario,
que Dieu te garde !
- Oh ! Dieu ou un autre, plaisanta César. Allez ! Adieu ! Signore Roberto !

César allait franchir le seuil de la porte avec Armando lorsque Roberto le rappela :
- Ah ! Au fait, César ! Tiens, j’allais oublier, prends ça.
Et en disant cela, il tendit à César une superbe paire de brodequins, attachés
ensemble par les lacets.
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- Je les ai faits exprès pour toi. Je pense que tu en auras besoin, la route est longue,
surtout à pied.
- Mais… Signore Roberto, je… je… c’est trop…
- Allez, allez ! Surtout ne dit rien et pars. Allez ! Files, nom de bleu… Tu
risquerais de me faire pleurer…
- Merci, encore merci…

Encore tout rempli d’émotion, César bredouilla quelques mots d’adieu et parti
avec Armando. Ils descendirent en ville à la vitesse du vent. Arrivés à Casal, ils reprirent leur
souffle et s’installèrent à la terrasse d’un café, sur la place Garibaldi. Tout en dégustant
chacun un café, un véritable « San Marco », le meilleur café italien qui soit, ils firent le tour
de la place des yeux. Le café fumait dans leur tasse, un arôme racé et subtilement voluptueux
s’en dégageait, dans la plus pure tradition des cafés vénitiens d’antan. N’oublions pas en effet
que l’Europe connut cette nouvelle boisson grâce aux marchands vénitiens et que Venise
conquise par ce délicat breuvage ouvrit son premier « Café », sur la place Saint Marc qui
donna ainsi son nom à une des plus célèbres marques de cafés italiens.
Nos deux jeunes gens en étaient là à rêvasser en savourant leur nectar lorsqu’ils
furent interpelés par Domenico :
- Alors les jumeaux ! On n’est pas en train de travailler à Cappela ? On est pas
dimanche aujourd’hui, que je sache ?
Armando lui répondit :
- Eh non ! C’est vrai ! Nous ne sommes pas dimanche ! Je te signale Domenico,
que c’est décidé, César part demain pour la France.
- Merde alors ! C’était vrai cette histoire ! Tu veux vraiment quitter l’Italie ?
- Oui ! Enchaîna César. Là-bas, en France, il y a du travail et de l’argent à gagner.
Tu sais à Cappela, Guiseppe reprendra l’atelier de mon père. Il n’y a pas de place pour deux !
- Personne n’y croyait à ton histoire ! Et bien ! J’en connais une qui va rudement
être déçue. Tu sais au moins que Rosaria en pinçait pour toi et tes beaux yeux de geais !
- Bien sûr que je le sais, Domenico !
- Elle ne s’en remettra jamais !
- Il le faudra bien, pourtant. Je lui avais déjà dit mais elle pensait que ce rêve ne se
réaliserait jamais. Et puis Rosaria n’a que seize ans, elle se consolera vite…
- Sacré veinard va ! Tu vas en voir du pays ! Et comment tu vas partir ?
- D’abord, je vais remonter le Pô en bateau, le plus loin possible. J’ai trouvé une
padouane sur laquelle j’embarque demain matin. Après on verra…

Domenico parti, la nouvelle se répandit dans le quartier comme une traînée de


poudre. Tous et toutes voulaient dire un dernier adieu au fils prodigue et la terrasse du « Caffe
Centrale » fut envahie par bon nombre de jeunes, connaissances plus ou moins intimes de
César. Au bout de quelques temps ne restaient que les amis, les vrais, ceux à qui on pouvait se
confier. Les autres, relations sans véritable intérêt, n’étaient venus là que dans l’espoir de se
voir offrir une consommation, ce que fit César avec manifestement l’envie de se débarrasser
rapidement de ces pique-assiettes.
César et ses amis se transportèrent donc au « Bar Italia », établissement plus
discret que le « Centrale ». Entouré de Federico, Riccardo, Umberto et Emiliano et de
quelques filles comme Francesca, Marianna, Veronica et Graziella, César raconta sa décision
et ses projets tout en sirotant un « Cinzano ». La conversation s’anima, tous et toutes avaient
envie de refaire le monde, avec leurs yeux de dix huit ans… Tout était magnifique… Plus
tard, certains déchanteraient… Ainsi va la vie…
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Cependant César se montrait un peu inquiet. Rosaria ne s’était pas manifestée…


Peut-être n’avait-elle pas pu échapper quelques instants à la surveillance de ses parents ?
Pourtant, il aurait bien aimé lui dire adieu… Quelque peu contrarié par cette absence, César
reprit avec Armando le chemin de Cappela délesté des quelques pièces économisées qui
avaient servi à régaler ses amis.
« Mais, en France, j’en regagnerai d’autres et sûrement plus » se dit-il…

*****

Ferme de la Rosière. 1876 – 1877 « La cohabitation »

Marimarie enrageait. Ce n’était pas encore la guerre mais les hostilités venaient
d’être déclenchées. Marie-Eugénie avait fait son choix, et ça Marimarie ne lui pardonnait pas.
Jamais elle n’accepterait à la ferme la présence de cet Isidore. Et sa mère qui voulait se marier
avec ! A quoi pensait-elle ! C’est évident que la ferme avait besoin d’un homme, mais Isidore
tout de même ! Il restait encore des célibataires à La Chapelle aux Bois et dans les environs,
certainement mieux que ce traîne-savates. Marimarie affutait ses armes, il allait voir de quel
bois elle se chauffait ! Isidore n’était pas encore là…

Non ! Il n’était pas encore là… Mais il arriva vite… Et comme affirmé par Marie-
Eugénie, il s’installa. Il prit possession des lieux avec gourmandise, depuis le temps qu’il
lorgnait sur cette ferme, maintenant il y était, il pensait ne se priver de rien. Il vivait
maritalement avec Marie-Eugénie et bien sûr avait amené avec lui ses cinq filles.

Cela faisait vraiment beaucoup de monde à la maison. L’aînée avait quasiment le


même âge que Marimarie, elles auraient pu devenir amies toutes les deux, mais Marimarie ne
le désirait pas. Aussi ne fit-elle rien pour faciliter un certain rapprochement. Quant aux quatre
autres, elle les considérait comme du menu fretin et des têtes sans cervelle que leur père, à
force d’hurler et de vociférer après elles, avait rendues un peu beûbeû.

Chez Marimarie le feu couvait toujours, ne manquait plus qu’une étincelle pour le
faire repartir.
- Tu t’ rends compte ! Disait-elle à Clémence. Il a complèt’ment pris la place de
Pôpa. Mmâ lui a même donné certains d’ ses habits. I’ mange à sa table et en plus i’ dort dans
son lit. C’est quand même un peu fort !
- J’ sais bien ! Mais quéqu’ tu veux qu’on y fasse. T’as bien entendu Mmâ, c’est
comme ça et pas autrement.
- Oui ! Mais moi, je n’ m’y f’rai jémâ ! Et pis t’as vu, il a amené toute son armée
de gâchots. T’as vu comme elles s’ pavanent. On a l’air de quoi, nous maint’nant ! N’ont pas
intérêt à faire un pas d’ travers, j’ les rat’rai pas. C’est moi qui te l’ dis !
- Bèy té t wât quand même, grande sœur !

Les choses allaient ainsi… Les deux sœurs ruminaient leur amertume et
remâchaient leur rancœur. La situation de tendue qu’elle était, devenait au fil des jours
explosive. Alors, Marie-Eugénie annonça à ses filles son prochain mariage avec Isidore. Ce
fut le détonateur, la tempête se déclencha dans la tête de Marimarie et balaya tout sur son
passage. Faisant fi des convenances et du respect qu’elle devait à sa mère, elle lui fit une
scène et lui dit tout ce qu’elle avait sur le cœur. Elle la menaça de partir et d’emmener
Clémence avec elle mais sa mère ne changea pas d’avis.
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- J’ te l’ai d’jà dit, tête de mule ! Où iras-tu ? Et sache qu’il est hors d’ question que
Clémence parte avec toi ! Ca j’ te l’ défends bien, tu m’entends ! C’est encore moi qui
commande ici ! Et n’ t’avise plus de m’ parler sur ce ton !

Marimarie une fois de plus se rendit à l’évidence. Où aller ? Que faire ? Serrer les
poings dans sa poche et attendre… Attendre quoi ? A dix sept ans, elle était encore trop
jeune ! Mais dans un an ou deux, on verrait. Ce ne serait plus la même chose. Marimarie se
résigna, Clémence l’avait déjà fait depuis longtemps. Les deux sœurs se replièrent sur elles-
mêmes essayant de donner le moins de prises possibles aux nouvelles arrivantes et surtout à
Isidore qui maintenant était devenu leur beau-père.

La vie cahotait ainsi… Les jours défilaient, se transformaient en semaines qui


elles-mêmes devenaient des mois. Marimarie se métamorphosa en femme, une belle femme
même. L’adolescente qu’elle était, à cause, ou grâce aux événements, avait mûri. Son
caractère s’affirma encore plus et ses formes s’affinèrent avec une certaine grâce. Ces
dernières, bien visibles, attiraient les regards des garçons lorsqu’elle se rendait avec sa mère
sur les marchés et les foires de Xertigny et de Bains. Marie-Eugénie le remarqua mais ne s’en
inquiéta pas outre mesure car elle ne la laissait jamais seule.

Un autre aussi avait remarqué les changements de Marimarie, et la tête en


ébullition, il se dit qu’il en ferait bien son affaire. Après tout ce n’était pas sa fille, alors
pourquoi s’en priver. En attendant il guettait l’occasion… Celle-ci se présenta un jour que
Marimarie était dans la grange pour chercher du foin pour les lapins. Isidore la suivit et
lorsqu’elle se baissa pour ramasser une brassée de foin, il lui sauta dessus. Marimarie surprise
encaissa le choc, puis voyant son beau-père, se débattit comme une forcenée.
Un profond sentiment de dégoût l’envahit et en une fraction de seconde se
demanda ce que sa mère avait bien pu trouver à cette demi-portion. Elle n’eut pas le temps de
se poser d’autre question, Isidore commençait à fourrager dans son corsage. Elle appela de
toutes ses forces mais le bougre avait bien choisi son jour, tout le reste de la maisonnée était
parti à la foire de Bains. Il ne restait que Joseph-Eugène mais que pouvait faire un gamin de
huit ans contre un homme de cinquante ?
Marimarie dû se résoudre à se défendre seule. Ce qu’elle fit bec et ongle, Isidore
enrageait. Il avait bien cru qu’il pourrait en faire son affaire de cette pucelle mais celle-ci se
révélait coriace. Il continuait de s’escrimer avec frénésie sur le corsage de Marimarie qui se
débattait comme une diablesse lorsqu’elle réussit à attraper une pioche qui se trouvait là par
hasard. Il était temps, Isidore avait déjà baissé son pantalon et s’attaquait maintenant aux
jupons de Marimarie. Elle réussit à lui en asséner un bon coup sur le crâne et enfin abruti par
le choc et la douleur, autant que par la surprise, il lâcha prise. A ce moment là, affolé par les
cris et les hurlements de sa sœur, Joseph-Eugène arriva en courant. Il vit sa sœur le corsage à
moitié arraché, la jupe retroussée qui se débattait rouge de honte et surtout de colère et Isidore
à moitié dépantaloné. Il ne comprit pas tout de suite l’étendue du drame mais réalisant que ce
n’était pas normal, il se jeta entre sa sœur et Isidore. Ce dernier frustré et furieux, se rajusta en
quatrième vitesse et les menaça :
- Ekouté-mi ben tous les dous. Si vo djé quoi qu’ ce soit à vot’e mêr, j’ vo garantis
qu’ vo aurez à faire à mi. Foi d’Isidore.
Et plein de morve et de rancune il sortit de la grange avec une belle bosse sur le
crâne. « Il ne l’a pas volé ! » pensa Marimarie.

Marimarie essaya de se remettre de ses émotions et de sa frayeur. Elle savait


Isidore comme fourbe et moins que rien mais elle n’avait jamais imaginé qu’il en viendrait à
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vouloir la violer. Elle remit de l’ordre dans ses vêtements comme elle put. Elle prit son petit
frère par la main et lui dit :
- T’as vu c’ qu’ é vô m’ faire Isidore. Reus’ment qu’ t’es arrivé ! San sa je n’ sais
pas comment j’ m’en s’rais sortie. Te sévo, c’est vrai, Mmâ n’ doit pas savoir, cela lui f’rait
trop d’ mal. Ne dis rien à pochônn mais t’ vas voir, on va lui en faire baver à cet abruti
d’Isidore. Allez, veuno on continue d’ donner à manger aux lapins. Et quand Mmâ rentrera
avec les fêys on fait comme si de rien n’étô. D’accord ?
- Oui, grand’ sœur ! Comme tu voudras ! Mais dis ? Qu’est-ce qu’on va lui faire à
Isidore ?
- J’ sais pas encore mais on trouv’ra ben quèqu’ chose. Toi et moi on a plein
d’idées, non ? On verra…

Ils n’eurent pas longtemps à ressasser leur vengeance, le destin s’en chargea lui-
même. Malgré son mariage avec Marie-Eugénie et les subsides qu’elle avait apporté, les
affaires d’Isidore ne s’arrangeaient pas vraiment. Au bout de quelques mois on vit arriver des
créanciers. Puis des lettres de mise en demeure. Et enfin les huissiers…
Ce qu’avaient prédit Tiennot et Nicolas arrivait. Marimarie n’eut pas le temps de
mettre ses menaces à exécution qu’il fallut déménager…

*****

Cappela. 1877 « Les adieux d’amourette »

César remontait à Capella, un peu déçu. Il n’avait pas revu Rosaria. Il aurait
pourtant bien aimé lui dire adieu.
- Tu ne dis rien Césario ! Quelque chose te tracasse ?
- Non ! Non ! Armando. Simplement un peu d’inquiétude avant le départ…
- Oui ! Oui… Et tu n’as pas vu Rosaria ! Hein ! Avoue-le…
- Oui ! C’est vrai, j’aurais bien aimé lui dire au-revoir…
- Ou plutôt adieu ! Sait-on quand tu reviendras ! Veux-tu qu’on fasse le détour, on
la rencontrera peut-être dans sa rue ?
- Oh ! Non va ! Ca ne servirait à rien, ses parents ont certainement dû l’empêcher
de sortir ! Allez va ! On rentre, les nôtres vont s’inquiéter…

Mais si Césario était têtu, Armando ne l’était pas moins. Voyant son meilleur ami
tout triste et tellement absorbé dans ses pensées qu’il en oubliait sa présence, Armando se
dirigea vers le quartier où résidait Rosaria. Césario le suivait docilement la tête remplie de ses
souvenirs partagés avec Rosaria, il marchait mécaniquement dans les pas d’Armando si bien
qu’il ne s’aperçut pas où celui-ci l’emmenait. Ce n’est qu’en débouchant au coin de la rue où
habitait Rosaria qu’il se rendit compte où il se trouvait. Evidemment son cœur se serra et il
apostropha quelque peu mécontent son ami Armando :
- Armando ! Traître que tu es ! Tu n’aurais pas dû ! Et puis tu vois, ça ne sert à
rien, il n’y a personne ! Alors ! Ne perdons pas de temps, on remonte en vitesse sur Capella.
- Traître, moi ! Et toi, espèce de faux-jeton ! Mais enfin Césario ! Tu es sûr que tu
ne veux pas voir une dernière fois Rosaria ?
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- Non ! De toute façon ça nous ferait du mal à tous les deux, surtout à Rosaria !
Alors à quoi bon !...
- Bon comme tu voudras….

Armando déçu de voir son stratagème échoué prit Césario par les épaules, le
secoua énergiquement, essayant de le ramener à la réalité, et tous deux tournèrent les talons en
reprenant la route de Capella… Ils n’avaient pas fait trois pas qu’ils s’entendirent appelés…
Césario crut rêver, on aurait dit la voix de Rosaria. Indécis et incrédules, les deux amis se
retournèrent… Elle était là, radieuse dans une belle robe blanche… Elle attendait en souriant
sur le bord du trottoir… Dans un élan incontrôlé, en faisant jaillir de la poussière sous ses
croquenots, Césario se précipita vers elle. Elle ouvrit les bras et Césario comme un fou, se jeta
à son cou. Ils restèrent là, accrochés l’un à l’autre une éternité de secondes, en priant la
Providence que ces secondes fussent des heures… La voix d’Armando les rappela à la réalité :
- Bon ! Et bien, moi je remonte. Je t’attends à l’entrée de Capella, Césario.
Césario acquiesça machinalement, fit un vague signe de la main à son ami, il prit
Rosaria par la main et allèrent s’asseoir sur un banc sous les peupliers, à l’abri des regards
indiscrets. Maintenant il fallait expliquer à Rosaria qu’il avait pris sa décision et qu’il partait
demain matin.

- Tu sais Rosaria ! Cette fois, c’est sûr, je pars demain matin.


- Non ! Césarino ! Tu ne peux pas me faire ça ! J’en mourrai tu sais !

Rosaria accusa le coup. Bien sûr, elle savait que Césario partirait un jour, depuis le
temps qu’il en parlait. Mais elle pensait, secrètement au fond d’elle-même, que ce jour était
encore loin et que d’ici là Césarino aurait changé d’avis. Maintenant, devant l’air grave de
Césario, elle venait de comprendre que tous ses espoirs s’envolaient et que l’amour qu’elle lui
portait se trouvait réduit en poussière. Tout d’un coup son cœur se brisait en milliers
d’éclats… Néanmoins elle se serra contre lui.
- Tu sais Rosaria, je n’ai pas vraiment le choix ! Je te l’ai déjà expliqué…
- Oui ! Bien sûr ! Tu me l’as déjà dit cent fois… Mais je croyais que ce jour
n’arriverait jamais… J’espérais… Tu comprends…
- Je sais Rosaria, je sais… Mais il faut que je parte…
- Mais pourquoi ? Attends encore quelques mois, quelques années…
- Non Rosaria ! Je ne peux pas, ma décision est prise. Et puis, tu sais très bien
qu’au fond de toi-même cela ne changera rien. Le même dilemme se posera à nouveau plus
tard.
- Mais je t’aime Césarino ! Je t’aime ! Tu le sais…
- Bien sûr que je le sais ! C’est pour ça que cela rend les choses difficiles. Moi
aussi je t’aime, mais…
- Mais quoi ? Emmène-moi Césarino !
- Tu n’y penses pas ! Tes parents ne voudront jamais…
- Alors enlève-moi ! Mais partons ensemble…
- Rosaria ! Tu n’as que seize ans et moi à peine plus de dix-huit ! Tu nous vois sur
les chemins d’Italie avec tous les carabiniers à nos trousses. Et tes parents ? Tu as pensé à tes
parents ?
- Alors épouse-moi ! Et reste avec moi, ici, à Casal.
- Mais je te l’ai dit ! Tes parents ne voudront jamais ! Tu n’as que seize ans…
- Je les convaincrai. Laisse-moi essayer.
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- Ce sera peine perdue ! D’abord nous sommes trop jeunes, et ensuite nous ne
sommes pas issus des mêmes conditions. Tes parents n’accepteront jamais un ouvrier forgeron
dans leur famille. Tu le sais !
- Je demanderai à mon père qu’il te trouve du travail !
- Ton père se moque pas mal de mon tablier de cuir et de mes mains noires. Je ne
l’intéresse pas et il ne voudra jamais que tu m’épouses. Au contraire même, il fera tout pour
nous séparer !
- Alors partons ensemble ! S’il te plaît, Césarino !
- Rosaria ! Ne me rends pas les choses plus compliquées ! Je t’écrirai, je te le
promets… Si tu tiens à moi, attend-moi, je reviendrai. Et à ce moment là, on avisera…
- Non Césarino ! Je sais bien que tu ne reviendras pas…

César la prit à nouveau dans ses bras. Il savait qu’elle avait raison. Il ne reviendrait
probablement jamais à Casal. Son cœur se serra. Rosaria désemparée pleurait à chaudes
larmes dans ses bras, sa tête enfoncée contre son épaule. Des secondes interminables
s’égrainaient lentement, très lentement. Ils restèrent là sans bouger pendant de longues
minutes… Enfin Césario rompit le silence et en développant ses derniers arguments, il
raccompagna Rosaria jusque devant chez elle. Les derniers instants furent déchirants.
Finalement César réunissant ce qu’il lui restait de courage et de lucidité, se détacha de
Rosaria, lui donna un dernier baiser et s’enfuit en courant.

Il courut si vite ce soir là qu’il rattrapa Armando juste à l’entrée de Capella. Celui-
ci se retourna et aperçut son ami ruisselant de sueur et de larmes. Cela lui remua le cœur,
depuis toutes ces années passées ensemble il n’avait jamais encore vu Césario pleurer. Il
pensait naïvement au fond de lui-même qu’un homme ne savait pas pleurer, qu’un homme ne
pouvait pas pleurer. Et subitement, il venait de comprendre, et une certaine vision des choses
venait de voler en éclat. Alors maladroitement et avec une pudeur mal dissimulée, il tendit les
mains à Césario.
- Viens Césario ! Viens !
Une boule dans la gorge, il ne put ajouter autre chose. De toute façon Césario
l’apostropha vivement.
- Tais-toi, Armando ! Surtout ne dis rien !

Armando comprit le message. Il prit Césario par les épaules et les deux compères
finirent le reste du chemin dans un silence absolu. Armando raccompagna son ami jusque
devant sa porte et après un dernier signe d’amitié, se dirigea d’un pas lourd jusque chez lui.
Tout était dit, demain il savait qu’il ne verrait plus Césario avant longtemps.

*****

La chapelle aux Bois. 1877 « Les adieux à la ferme »

Mille huit cent soixante dix-sept, le printemps tirait à sa fin. L’été s’annonçait
radieux mais la maisonnée de la Rosière vivait dans la tristesse. De l’opulence de la ferme de
François, il ne restait plus grand-chose. Pratiquement toutes les terres avaient été vendues.
Bradées même ! Tous les vautours qui se ressentaient une dent contre François profitèrent de
l’aubaine, se jetèrent, en bons rapaces qu’ils étaient, sur les biens et les acquirent pour une
bouchée de pain.
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Tiennot et Nicolas ne purent faire face à la curée. Tiennot ne possédait pas de


liquidité et à son âge il n’éprouvait plus le besoin de s’agrandir. A quoi bon ! Il ne lui restait
plus d’enfant à qui léguer son bien. Quant à Nicolas, ne roulant pas sur l’or non plus, il ne put
acquérir que des petits bouts de champs. Des terres pauvres dont personne ne voulut. Pourtant
l’un et l’autre auraient bien voulu aider de façon plus substantielle Marie Eugénie mais
comme ils savaient aussi que cela arrangerait les affaires du Zidor, ils n’avaient pas vraiment
le cœur à secourir cet énergumène.
La maisonnée quitta donc la ferme de la Rosière pour s’installer à Xertigny. On
emporta quelques meubles, quelques effets personnels mais l’essentiel resta sur place au
grand regret de Marimarie qui voyait ainsi une foule de souvenirs s’évanouir. Bien sûr elle les
garderait toujours, en secret, au fond de sa mémoire, car en partant elle savait qu’elle ne les
reverrait plus jamais. Elle laissait une grande partie d’elle-même dans ces lieux où elle avait
vécu probablement les meilleures années de sa vie. Elle serra contre sa poitrine la poupée que
François lui avait rapportée de Bains, seul souvenir tangible de ses heureuses années à la
Rosière. Le cœur battant la chamade, elle monta dans la carriole, se retourna une dernière fois
en pensant qu’effectivement ses plus belles années étaient derrière elle. Elle regarda la ferme
jusqu’à ce qu’un détour du chemin lui en cacha la vue définitivement. Alors elle se mit à
pleurer à chaudes larmes, inconsolable.
L’on passa devant la ferme de Nicolas où, là aussi Marimarie avait vécu des
veillées magnifiques en compagnie de sa mère, sa sœur, du couple Nicolas et celui de Tiennot.
D’ailleurs, tous les quatre se tenaient à l’entrée de la cour, ils regardèrent passer l’équipage
avec une énorme tristesse. Les deux femmes, les yeux rougis de chagrin et noyés de larmes,
reniflaient et se lamentaient en agitant leur mouchoir.
Tiennot et Nicolas, chacun un étau dans la poitrine, serraient leurs poings dans
leurs poches à s’en faire péter les phalanges, avec une furieuse envie de les aplatir sur la tête
du Zidor.
Tous quatre savaient maintenant, qu’à moins d’un miracle, ils ne reverraient pas
Marie-Eugénie et ses enfants de sitôt. Quant au Zidor, ils le vouèrent aux cinq cents diables.
Qu’il aille se faire pendre ailleurs ! Ils ne rentrèrent que lorsqu’ils ne virent plus la carriole,
pas soulagés pour autant. Une page de leur vie venait de se tourner. Inexorablement ! C’était
ainsi…. Assis dans la cuisine de Marguerite, les deux hommes, devant la fameuse petite gnôle
du père Jules, commentaient les événements :
- T’ i wé ! J’ te l’avais ben dit, Nico, qu’ le Zidor c’était l’ Diach. Y a tout minjé à
la Génie ! Ah ! L’est bê l’ résultat ! Ah ! Si j’ tenais c’tte voulou, j’ te jure ben que j’
l’étrandié ! Aussi vrai qu’ j’ me nomé Tiennot !
- C’est vrâ ! T’avais raison Tiennot ! Mais i pieu pus ran maint’nant ! T’ é sevo la
Génie, elle s’en sortira toujours, mais les féys et l’ gâchon ! Qu’est-ce qui vont d’venir ! M’est
avis qu’on n’est pas près d’ les r’ wêr !
- Qui sait ! Stèpwé un jwo à la fwêr de Xertigny ou de Bains !
- Stèpwé ! Stèpwé !....

Tristes et résignés, les deux hommes continuèrent à siroter la gnôle du Père Jules,
dont d’ailleurs, ils ne connaissaient toujours pas le secret. Ce dernier étant toujours là, bien
que presque centenaire, et se refusant toujours à divulguer quoi ce soit !

Marie-Eugénie et ses trois enfants s’installèrent donc à Xertigny. Isidore regagna


son ancienne ferme, enfin ce qu’il en restait ! Il promit de venir rejoindre Marie-Eugénie
lorsque ses affaires seraient toutes réglées.
Marimarie se disait en elle-même : « Pourvu qu’ ça traîne, on n’est pas pressé d’ le
r’voir ». Elle ne se trompait guère, par la suite elle n’eut pas souvent l’occasion de le revoir.
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Marie-Eugénie s’installa rue de la Vallée de l’Aître. Non loin de là habitait le bon


docteur Bauzon, dans la rue du Pré Leveau et en fait c’est lui qui avait déniché cette vielle
bâtisse qui allait abriter Marie-Eugénie et les enfants. N’était-ce la mitoyenneté, cette maison
ressemblait par certains côtés à la ferme de la Rosière. Certes, le loyer en était modique mais
pratiquement tout s’en allait en lambeaux et Marie-Eugénie dû retrousser ses manches pour la
rendre un peu plus confortable. Marimarie et Clémence l’aidèrent de leur mieux avec le petit
Joseph qui tenait absolument à se rendre utile. Au bout de quelques semaines, puis de
quelques mois, la maison respirait déjà un certain bonheur de vivre. Bien sûr ! La maisonnée
vivait toujours dans le regret d’avoir perdu la ferme de la Rosière mais cette maison, à force
de soins et d’aménagements y ressemblait de plus en plus
.
C’était une grosse maison, dite en bloc de pierre de taille calcaire, matériau très
abondant dans la région. Elle avait appartenu à un riche laboureur dont le seul et unique fils
préférant les attraits de la grande ville, était parti s’installer à Epinal. Les linteaux et les
encadrements, taillés dans le grès des Vosges, donnaient une décoration modeste tout en
rehaussant la couleur de l’ensemble. Elle possédait un pan de toit arrière très étiré, sous lequel
on pouvait y entreposer le matériel de culture, de jardinage, les provisions de bois pour l’hiver
et autres denrées de première nécessité. En zone citadine la plupart de ces habitations sont
mitoyennes, avec des pignons communs entre elles, et la façade centrale, côté rue, manque
singulièrement d’ouvertures, notamment la cuisine. Cette pénurie d’ouvertures étant
certainement due aux rigueurs hivernales et de cette façon on luttait mieux contre les entrées
du froid et du vent.
Souvent la cuisine se trouvait éclairée par une « Flamande », sorte de verrière
située au deuxième niveau associée à la cheminée. Un immense couloir traversait quasiment
toute la maison et donnait accès au jardin et aux annexes derrière celle-ci.
Le mur gouttereau donnant sur la rue est pratiquement le seul mur qui soit protégé
par un chéneau, celui-ci servant également à récupérer les eaux de pluie. Devant cette maison
se trouvait « l’usoir », espace communal utile à de nombreuses choses, pour y entreposer du
matériel et aussi le tas de fumier. Maintenant le nouvel univers de Marimarie résidait là… Ce
n’était pas pire qu’à la Rosière, à la différence près qu’ici on avait des proches voisins. Il
faudrait faire avec !
Alors avec le temps, les regrets et le chagrin s’estompèrent et la vie reprit son
cours, avec ses joies, ses peines, ses soucis… De toute façon les nombreuses occupations pour
remettre la maison en ordre ne leur laissaient pas vraiment le temps de s’apitoyer sur leur
sort ! A présent la vie était là….
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Xertigny (Rue d’Epinal)

*****

Capella 1877. « Le grand départ »

C’était la dernière nuit. La dernière nuit que César passerait dans la maison
familiale. Signore Lorenzo l’attendait demain matin de bonne heure. César savait que s’il
arrivait en retard, Lorenzo partirait sans lui et qu’il lui faudrait trouver un autre bateau. Ca
c’était une autre histoire et il ne tenait pas tellement à en arriver à cette extrémité. Il serait la
risée de Capella et Casal, son orgueil ne le supporterait pas. Il devrait à nouveau refaire des
adieux à Rosaria, et cela se montrerait certainement encore plus difficile et douloureux que la
première fois. Il n’en avait ni l’envie ni le courage…

Le dernier repas en famille fut lugubre. Papa Giovanni s’était enfermé dans un
silence absolu et regardait fixement son assiette. La pensée de ne plus revoir César avant
longtemps le tenaillait, lui rongeait le cœur et lui mettait la tête en feu. Il savait pourtant que
c’était inévitable et que cette décision s’avérait la bonne mais il n’arrivait pas à s’en faire une
raison. Depuis tant d’années qu’il travaillait avec son fils…
Mama Luiza maintenant pleurait en silence. De grosses larmes ne cessaient de
couler sur ses joues rougies à force de les essuyer. Son cœur de mère déchiré par l’absence
proche de son fils préféré saignait à l’intérieur. Cela se voyait malgré tous les efforts qu’elle
faisait pour dissimuler son désarroi. Ses gestes étaient devenus maladroits, ses mains
tremblaient, tout son corps se cabrait pour dire non à la triste réalité.
Guiseppe ne disait rien non plus mais il espérait secrètement qu’au dernier
moment César l’emmènerait. Bien sûr ! Il savait que c’était impossible mais sa jeune cervelle
ne pouvait se résoudre à cette réalité. Et il espérait… espérait…
La petite Adriana ne réalisait pas vraiment l’ampleur de la situation. Ce qui la
contrariait c’était ce silence. Elle savait comme les autres que Césario partait mais elle
n’imaginait pas qu’elle ne le reverrait plus. Pour elle, la France c’était comme Casal, elle
pensait naïvement que son grand frère reviendrait souvent à la maison. Personne n’osa la
détrompée…
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Après une nuit quasiment sans sommeil, César se leva las et résigné. C’était
l’heure, il fallait partir… il devait partir. Il s’habilla, prit son paquetage et descendit dans la
cuisine. Mama Luiza l’attendait, dans ses yeux rougis de pleurs on lisait aussi un manque
évident de sommeil. Mais cela faisait déjà plusieurs nuits qu’elle ne dormait plus du sommeil
du juste !
Un bol de café fumant attendait Césario sur la table.
- Où est Papa ?
- Déjà parti dans son atelier… Il t’attend…
- Bon je passerai lui dire au revoir.
- C’est ça mon garçon. Entre hommes !

César ne répondit rien. Il savait ce que cela sous entendait. Il se leva, comme un
gamin, il se jeta dans les bras de sa mère et la serra si fort qu’elle failli en perdre le souffle. Ils
restèrent ainsi quelques instants lorsque l’arrivée de Guiseppe rompit le charme. Les deux
garçons se regardèrent, se donnèrent l’accolade et Guiseppe demanda :
- Alors grand frère ! Tu ne m’emmènes pas ?
- Tu sais bien Peppo ! Je ne peux pas. Tu dois rester pour veiller sur Mama. C’est à
toi de le faire maintenant. Tu me rejoindras plus tard. Je t’attendrai… C’est promis.
- Oui, oui… Vas. Papa t’attend.
César prit son sac et se rendit à l’atelier. Juste sur le pas de la porte, Mama Luiza
lui glissa un petit viatique dans la poche en lui murmurant :
- C’est pour le voyage. Je l’ai économisé pour toi.
- Merci ma mia Mama !

En entrant dans la forge, César vit son père prostré sur son vieux tabouret. Il le
rejoignit et lui posa la main sur l’épaule. Giovanni tressaillit, absorbé dans ses pensées, il
n’avait pas entendu l’arrivée de son fils.
- Ah ! C’est toi, fils !
- Oui Papa. Je suis venu de dire au revoir. C’est l’heure, tu sais…
- Oui, oui ! Je sais. Je sais mon fils !
Tous deux ne savaient que faire. Les bras ballants ils se regardaient. Puis,
coïncidence ou pas, au même moment ils se prirent par les épaules. Ils se serrèrent ainsi de
longues minutes. Quand ils se séparèrent tous deux avaient des larmes dans les yeux.
César prit son sac et se dirigea vers la cour. Son père le rattrapa et lui glissa
quelque chose dans sa poche.
- Ne dis rien à ta mère, je l’ai mis de côté pour ton voyage.
- Merci Papa.

Giovanni et César se retrouvèrent dans la cour, bientôt rejoins par Luiza et


Guiseppe. Ils l’accompagnèrent jusqu’à la porte donnant sur la rue. Après un dernier signe
d’adieu, César s’éloigna, son cœur cognait dans sa poitrine. Il n’aurait pas pensé que les
adieux seraient aussi difficiles… Il passa devant la cordonnerie où Roberto et Armando
l’attendaient sur le pas de la porte. Les trois hommes se serrèrent la main.
- Bon voyage, mon garçon !
- Merci Signore Roberto !
César se retourna une dernière fois, un ultime signe de la main à la famille et il
tourna le coin de la rue. Une demi-heure plus tard il s’embarquait… Signore Lorenzo
l’attendait.

*****
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Xertigny. Eté 1878. L’idée du Dr Bauzon

Un an déjà que Marie-Eugénie s’était installée à Xertigny avec ses trois enfants.
On n’avait pas revu le Zidor, et Marimarie ne s’en portait que mieux. Elle n’avait pas oublié
la séance dans la grange, et ça, elle lui en garderait rancune toute sa vie.
Le bon docteur Bauzon avait trouvé à Marie-Eugénie quelques ménages à faire
dans sa clientèle. Ajoutés aux travaux de couture et de dentelles que réalisaient Clémence et
Marimarie, et les quelques volailles qu’elle vendait sur les marchés, la famille ne s’en sortait
pas trop mal.
Un jour que le petit Joseph se sentait patraque, Marie-Eugénie l’emmena consulter
le docteur Bauzon. Celui-ci l’examina, ne trouva vraiment rien d’extraordinaire, et rassura
Marie-Eugénie sur l’état de santé de son fils. Un peu d’huile de foie de morue tous les matins
et tout rentrera dans l’ordre, lui avait-il assuré. Puis après avoir parlé de tout et de rien, le bon
docteur aborda un tout autre sujet. Il avait une idée en tête…
- Dites-moi ma chère Eugénie ! Marimarie vient de passer ses seize ans, il serait
temps de penser à son avenir.
- Oh ! Vous savez docteur, pour l’instant rien ne presse ! Elle est encore bien à la
maison ! Et puis elle m’aide dans les ménages et repassages que vous m’avez trouvés. Pour
l’instant c’est bien suffisant.
- C’est sûr ! C’est sûr ! Pour l’instant, rien ne presse. On en reparlera plus tard.

Le docteur Bauzon rangea son idée dans un recoin de ses méninges, il la


ressortirait le moment venu. Il ne voulait pas heurter la susceptibilité de Marie-Eugénie. Et
puis elle avait sans doute raison, pour l’instant rien ne pressait. Effectivement, on aviserait
plus tard mais pas trop tard non plus. Il se le promit, malgré la foultitude de choses qu’il avait
à penser et à gérer. Heureusement qu’Amandine, sa fidèle gouvernante, arrondissait parfois
les angles et lui servait aussi de mémoire !

Ainsi les semaines et les mois passèrent… On n’avait toujours pas revu le Zidor.
Personne ne le pleurait d’ailleurs ! Marie-Eugénie avait rencontré plusieurs fois Nicolas et
Marguerite sur les marchés de Bains et de Xertigny où chacun y vendait leurs produits
fermiers. D’après Nicolas, le Zidor se débattait avec ses créanciers et pour noyer ses ennuis,
usait et abusait de la dive bouteille. On lui avait retiré ses filles sur lesquelles il passait ses
colères et finalement maintenant il se retrouvait seul.
Malgré cela il n’avait pas osé venir rejoindre Marie-Eugénie, surtout qu’il se
rappelait un certain contentieux entre lui et Marimarie. Cette histoire pourrait très bien
ressortir un jour et au fond de lui-même il n’y tenait pas tellement. Cela lui fermerait
définitivement la porte de Marie-Eugénie alors qu’il cultivait quand même le secret espoir de
venir la retrouver… Un jour, peut-être… Lui aussi se le promit mais comme aurait dit Tiennot
« Que valent les promesses de ce diach de Zidor ! ».

Deux années s’écoulèrent… Le « Père Jules » avait enfin confié son âme à Dieu et
le Père Demulder lui fit un bel enterrement. Mais comme un dernier pied de nez à ses
congénères, il emporta avec lui le secret de sa fameuse petite gnôle, au grand dam de ses
héritiers.
Nicolas et Marguerite n’avait toujours pas d’enfants et cette dernière s’en consolait
difficilement. Nicolas, lui, s’était fait une raison, il n’aurait donc pas d’héritiers pour
reprendre la ferme. Alors, à quoi bon vouloir s’agrandir, ses quinze ou vingt hectares de terres
et de bois lui suffisaient amplement. D’ailleurs, Tiennot lui en avait cédé quelques-uns et
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venait assez régulièrement l’aider, accompagné d’Eulalie. Les deux couples passaient les
veillées d’hiver ensemble, les deux femmes en divers travaux de coutures et de dentelles
devant un bouillon fumant ou une quelconque tisane d’herbes ramassées au cours de l’été. Les
deux hommes jouaient aux cartes ou aux dominos devant un verre de la fameuse gnôle du
Père Jules. La dernière bouteille venait d’être entamée…. Alors !

Alors ? Alors ! Le bon docteur Bauzon revint à son idée première au sujet de
Marimarie. Il débarqua donc un beau matin chez Marie-Eugénie sous le prétexte futile de lui
acheter des œufs. Lui qui ne faisait jamais de courses, préférant laisser ce genre de choses à
Amandine, brusquement il se souvenait qu’il n’y avait plus d’œufs dans le garde-manger.
Marie-Eugénie trouva cela un peu bizarre mais ne s’en offusqua pas. Comprenant que Félix
ne s’arrêtait pas chez elle par hasard, encore moins pour acheter une quelconque provision de
bouche, elle attendit poliment que celui-ci lui exprime le but de sa visite. En tant que médecin
de famille, il s’enquit de la santé des filles, du petit Joseph, parla de choses et d’autres. Enfin
bref, maintenant qu’il était là, il s’apercevait que ce qu’il avait à dire n’était pas si facile que
cela paraissait l’être de prime abord. Après avoir quelque peu tourné autour du pot, finalement
Marie-Eugénie lui tendit la perche et lui demanda :
- Dites-moi docteur ! Vous n’êtes tout de même pas venu ce matin rien que pour
acheter une douzaine d’œufs et me parler de la pluie et du beau temps ?
- Non ! Certes non ! Et bien voilà ! Comment vous dire ? Vous rappelez-vous, il y
a déjà deux ans nous avons eu une discussion au sujet de l’avenir de Marimarie ?
- Ah ! C’est donc ça !
- Mais oui ! Marimarie a maintenant dix huit ans, il faut y penser sérieusement.
Elle ne peut pas toujours rester à votre charge ! Tout de même !
- Oh ! Vous savez docteur, on se débrouille. On ne roule pas sur l’or mais pour
l’instant on ne manque de rien. D’ailleurs un peu grâce à vous.
- Oui bien sûr ! Mais il faudra bien que Marimarie prenne son envol un jour ou
l’autre. Alors j’ai pensé que…. Maintenant qu’elle a passé ses dix huit ans.
- Alors ! Alors vous avez pensé quoi ? Docteur.
- Et bien il se trouve qu’un confrère et ami qui habite Conflandey, a dans sa
clientèle une personne qui recherche une jeune fille pour tenir sa maison. Marimarie est assez
débrouillarde pour ce genre d’emploi. Elle serait placée « à maître », nourrie et logée, plus des
gages et un jour libre par semaine.
- Ah oui ! Et comment ira-t-elle à Conflandey ? Je ne sais même pas où ça se
trouve !
- Ne vous inquiétez pas de cela. J’irai moi-même la présenter en même temps que
je rendrai visite à mon confrère.
- Et pourquoi feriez-vous tout ça, docteur ?
- Mais tout simplement pour vous aider, Marie-Eugénie ! Vous savez très bien que
Marimarie ne pourra pas rester indéfiniment avec vous. Vous savez, parfois je ne suis pas que
médecin des corps, je le suis aussi des âmes. Amandine me le reproche assez souvent…
- Bon admettons ! Mais cela demande quand même réflexion ! Et puis je ne sais
pas si Marimarie sera d’accord ! Certes, une bouche de moins à nourrir mais quelques francs
de revenus en moins, vous comprenez !
- Oui je comprends ! Je vous trouverai bien quelques petits travaux en plus pour
compenser tout cela. Ne vous en faites pas…
- Bien ! Nous en parlerons avec Marimarie et nous vous tiendrons au courant.
- Très bien Marie Eugénie ! Je repasserai la semaine prochaine. Au revoir Marie-
Eugénie.
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Le brave docteur Bauzon sortit quelque peu soulagé. Il devrait expliquer son
absence à Amandine, sa gouvernante, mais ça c’était son affaire et aussi une autre histoire !
D’ailleurs en bon célibataire qu’il était, il en avait l’habitude….

*****

Casalmaggiore 1877. Le grand voyage.

Signore Lorenzo donna le signal du départ. Césario appuyé au bastingage regardait


une dernière fois Casalmaggiore pendant que le bateau quittait lentement le quai. Il pensait et
il savait qu’il n’y reviendrait pas de sitôt. Son cœur se serra dans sa poitrine, balloté entre
l’envie de la découverte et la mélancolie de devoir s’expatrier.
Lorenzo ne lui laissa pas le temps de s’épancher sur ses souvenirs et lui trouva
d’emblée du travail sur le pont. Ceci eut pour effet de le sortir de sa torpeur et lui permit pour
un temps d’oublier ses états d’âme. Lorenzo n’aimait pas les tires-aux-flancs et il lui fit
comprendre tout de suite. Pourtant César n’était pas un fainéant ! Papa Giovanni ne l’avait pas
habitué ainsi. Il eut donc la bonne idée d’enregistrer immédiatement ce conseil et ceci facilita
grandement les relations entre les deux hommes.

Après deux ou trois jours de navigation Signore Lorenzo accosta à Zibello. César
n’avait fait qu’une infime partie du voyage, il bouillait d’envie de continuer. Seulement ce
n’était pas lui le maître à bord. Si cela ne dépendait que de lui, comment il les aurait brûlées
les étapes ! Mais ce bateau ne lui appartenait pas et même avec le pécule que lui avaient
donné ses parents, à peine une voile aurait-il pu se payer ! Et que faire d’une voile quand on
n’a pas la coque !
Ils étaient arrivés à Zibello dans la fraîcheur du petit matin. Un voile de brume se
déchirait nonchalamment sur le Po, en une succession vaporeuse d’écharpes légères
s’effilochant au gré du vent. Le quai grouillait déjà de porteurs qui vendaient leurs bras aux
plus offrants. Lorenzo ayant ses propres marins faisant aussi office de dockers, ignora sans
ménagement ces rustauds braillards et gesticulateurs. Il interpella son équipage :
- Je descends en ville chercher une cargaison de « Culatello » avec Pascalino.
Pendant mon absence, personne ne bouge, j’aurai besoin de bras et de muscles pour charger
tous ces jambons à bord. C’est bien compris !

La demi douzaine d’hommes d’équipage baissa la tête en marmonnant quelques


insanités à l’intention de leur capitaine et patron. Ils mouraient d’envie de se dégourdir les
jambes et d’aller boire quelques bonnes lampées de Valpolicella. Mais ils savaient que s’ils ne
respectaient pas les consignes, au mieux ils boiraient de l’eau croupie à fond de cale, au pire
leur mentor se passerait de leurs services. Lorenzo n’était pas vraiment un tyran ou un despote
qui régnait sur son navire mais il savait se faire respecter en exigeant de l’ordre et de la
discipline. Et chacun avait encore en mémoire le jour ou Fabrizio et Albano furent débarqués
au premier port venu, pour manquement à cette discipline, sans espoir de reprise lors de la
redescente au retour.
De fait, Lorenzo et Pascalino ne furent pas absents très longtemps. A peine deux
heures, et ils revinrent avec deux charrois de ce fameux jambon qui fait tant la renommée de
Parme. A peine arrivé au bateau, il héla son équipage :
- Allez ! Secouez-vous fainéants que vous êtes. Vous disposerez le premier
chargement en avant sur le pont. On le débarquera au terminus, à Torino. Et tâchez de le
recouvrir correctement avec des bâches au cas où il pleuvrait, je ne veux pas livrer de la
marchandise avariée chez Maître Bortolomei. Compris ! Le deuxième vous le mettrez dans
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l’entrepont, également au sec, il fera la descente avec nous jusqu’à Ferrara. Et attention à la
vermine, je ne dois livrer que des jambons intacts ! Allez exécution !

Trois heures après tout était terminé. Lorenzo passa le travail en revue et
apparemment satisfait déclara :
- Allez ! Quartier libre jusqu’à demain matin cinq heures. Attention ! Tout homme
non rentré à bord à cinq heures restera sur le quai, et soyez sûrs que je ne le reprendrai pas au
retour.
Ca, ils le savaient, inutile de leur répéter. Césario partit ainsi en compagnie de
Sebastiano, un vieux de la vieille, qui l’avait pris sous son aile. Sebastiano était le plus ancien
de l’équipage, il naviguait déjà depuis plusieurs années avec Lorenzo.
De caractère entier et diamétralement opposé, les deux hommes avaient appris à se
connaître et maintenant se respectaient mutuellement. Sebastiano, faisant quasiment office de
second, avait donné quelques conseils à Césario sur le tempérament, parfois fantasque et
bourru de Lorenzo, pour faire bon ménage avec ce dernier. Césario, en bon novice qu’il était,
écouta attentivement, il ne voulait pas se faire débarquer à la première occasion au premier
port venu. Il tenait absolument à se rendre en France. Ah ! La France ! Le nouvel eldorado de
ceux qui ne pouvaient partir en Amérique.
Lorenzo interpella Sebastiano sur le quai :
- Tu pars avec le « Petit ». Ne l’oublie pas dans une de tes tavernes ! Il travaille
bien, ramène nous-le. Sinon tu resteras à terre avec lui.
- Pas de danger patron, il tient trop à aller en France !

Enrico, un joyeux drille, se joignit aux deux hommes et tous trois partirent vers le
centre de Zibello. Ils arrivèrent sur la place Garibaldi et un moment Cesare se crut sur la
même place à Casal. En plus petit, bien sûr, mais la disposition s’en révélait pratiquement
identique. D’un côté de la place le Palais Pallavicino, grande bâtisse du quinzième siècle, avec
de magnifiques arcs en briques rouges. De l’autre côté, l’église Saint Gervaso et Saint
Protaso, également en briques rouges, ils étaient là au cœur de Zibello.

Sébastiano entraîna ses deux compagnons dans un petit bistro où il avait ses
entrées et où il savait qu’ils pourraient déguster quelques bonnes tranches de « Culatello »,
tout en sirotant quelques verres de Valpolicella.
- Ah mes amis ! leur dit-il. Vous verrez ce jambon, c’est probablement le meilleur
jambon d’Italie. Du monde même ! Pas de couenne, façonné à la main en forme de grosse
poire, uniquement du sel et du poivre, on en salive rien que d’en parler ! Ah ce parfum ! Avec
un verre de Valpolicella, je sens déjà les vapeurs qui me montent à la tête.
Ils entrèrent et s’assirent à une table, un peu à l’écart pour pouvoir déguster ce
nectar de jambon au calme. Julietta vint prendre la commande.
- Tiens ! Sebastiano ! Quel bon vent t’amène ?
- Les jambons, Julietta ! Les jambons ! Mais hélas ! Cette fois je me passerai des
tiens, ce sera pour une autre fois, nous repartons demain matin à cinq heures.
Julietta donna une tape amicale sur l’épaule de Sebastiano en le regardant d’un œil
complice en lui murmurant à l’oreille :
- Mais il n’est que dix heures ! D’ici cinq heures nous avons tout le temps !
Visiblement ces deux là se connaissaient depuis longtemps. Puis elle regarda
Cesario avec un air de vieille chatte gourmande et avança la main pour lui caresser les
cheveux.
- Alors comme ça tu m’amènes un petit nouveau. Il est très mignon, tu sais !
- Pas touche Julietta ! Je dois le ramener au bateau sain et sauf. Tu comprends.
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Elle fit mine de s’offusquer mais dans le fond elle s’en moquait. Elle voulait juste
taquiner Sebastiano. Quoi que, si les circonstances avaient été favorables, elle se serait bien
payé un petit extra avec Césario… Elle était comme ça Julietta, elle ne vendait pas ses
charmes mais les offrait volontiers à qui lui plaisait. Et ce soir Césario eut pu être de ceux là,
il en était rouge de confusion.
Sebastiano ramena le calme dans le cœur de Julietta et surtout dans celui de César
en lui faisant avaler quelques tranches de Culatello et boire quelques verres de Valpolicella.
Après ces généreuses libations les trois hommes prirent le chemin du retour. César tenait à
peine sur ses jambes, le vin faisant effet et Julietta lui ayant quelque peu tourneboulé la tête.
Heureusement, il n’était que deux heures du matin, ils auraient tout de même quelques heures
de sommeil avant de repartir.
César n’avait fait qu’une bonne dizaine de lieues…

Au petit matin, Lorenzo secoua ses hommes. Ils préparèrent le navire et une demi-
heure plus tard l’embarcation quittait le quai. Césario connaissait maintenant les principales
tâches et manœuvres à accomplir, il commençait à se rôder. La vie sur l’eau ne lui déplaisait
pas vraiment mais ce qui lui manquait le plus, c’était de pouvoir se dégourdir les jambes dans
la campagne. Enfin ! Il attendrait…
Il était le plus jeune et sans expérience. Deux ou trois de ses compagnons l’avaient
bien pris pour cible mais Sébastiano veillait au grain et recadra les choses tout de suite. Les
autres comprirent le message, n’insistèrent pas et le laissèrent tranquille.
Lorenzo en homme prudent naviguait rarement la nuit. La navigation sur le Po ne
s’avérait déjà pas toujours facile de jour, alors la nuit seuls quelques téméraires tentaient
l’expérience. Parfois à leurs dépens ! Lorenzo préférait allonger les délais et arriver à bon
port. La plupart de ses commanditaires le savait et lui confiait souvent des cargaisons de
grande valeur.
Cette fois on avait mis une bonne semaine pour arriver à Piacenza. César en fut
tout ébloui, jamais il n’avait vu une si grande ville. Ce chef-lieu de la province de Plaisance
en Emilie-Romagne, riche d’environ quarante trois mille âmes, se situait juste à la limite de la
Lombardie. Elle s’enorgueillissait de multiples édifices, palais, églises, monuments… mais sa
plus grande fierté sera sans aucun doute le « Foie de Piacenza ». Mais cela César l’ignorait car
il ne fut découvert que quelques mois après son passage !
Ce foie est un vestige étrusque en bronze, il servait à des rites divinatoires par
l’examen attentif des entrailles animales. Il représente un foie de mouton, datant
vraisemblablement du 2ième ou 3ième siècle. Il comporte une quarantaine de zones regroupées
suivant les divinités étrusques, telles que Fufluns (Bacchus), Hercle (Hercule) ou Nethuns
(Neptune).

Lorenzo n’avait rien à décharger ni à charger à Piacenza, aussi s’arrêtait-il là pour


réassortir quelques provisions. Notamment pour refaire le plein d’eau potable, donc l’escale
serait brève. Il en prévint ses hommes :
- Après l’approvisionnement en eau refait, vous avez deux heures pour vous
dégourdir les jambes et vous rafraîchir le gosier en ville. Pas une minute de plus, compris ?
Accompagné de son ange gardien, Césario partit en ville. Il en revint tout ébloui,
encore plus qu’il ne se l’était imaginé en découvrant Piacenza depuis le milieu du Po.

Et l’on mit environ deux semaines pour atteindre Valenza. Cette cité d’environ
quinze mille âmes du Piémont, ne devait son essor économique qu’aux thermes. Et signore
Lorenzo apportait à ces maisons thermales les marchandises nécessaires pour nourrir les
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curistes. Principalement du riz de la basse plaine du Po que ses hommes déchargèrent et


entassèrent soigneusement sur une partie du quai réservée à cet effet. Les émissaires et
économes des principaux établissements viendraient prendre possession de ces sacs le
lendemain. Aussi chargea-t-il trois de ses hommes de veiller pendant la nuit sur ces provisions
qui auraient fait la joie de revendeurs peu scrupuleux si elles n’eussent été gardées.

Ensuite l’équipage eut droit à deux jours de permission où effectivement tout leur
fut permis par Lorenzo, toujours à condition, bien sûr, qu’ils soient à bord à l’heure dite.

Après ces deux jours de liberté et d’oisiveté, César fut content de remonter à bord,
il avait de plus en plus hâte d’arriver en France. Et aussi le pécule donné par ses parents
s’amenuisait dangereusement.

Trois jours après, on arrivait à Casale-Monferrato. Environ de la taille de


Casalmaggiore, cette cité, de part ses occupations successives, tantôt autrichienne, tantôt
française et même espagnole, subit les influences baroques et surtout françaises, et nombre de
ses constructions en témoignent encore aujourd’hui. D’ailleurs, lors de sa campagne d’Italie,
Napoléon Bonaparte y fit construire quelques édifices publics, tels que tribunal, lycée,
caserne…
A l’époque où César y fait étape, l’explosion industrielle bat son plein. Ainsi grâce
à la quantité et à la composition des roches de la colline de Montferrat, Casale-Monferrato
devint la capitale italienne du ciment. La première société cimentière italienne fut fondée en
1864 à Bergame et exploita rapidement les roches calcaires silicatées et aluminées des monts
environnant Casal-Monferrato.

En même temps Torino s’industrialisait et il fallait construire, et pour cela le


besoin en matière première s’avérait vital. Voilà comment après avoir déchargé quelques
denrées alimentaires, Signore Lorenzo les remplaça par des sacs de ciment qu’il livrerait aux
entrepreneurs turinois. Cette matière n’étant pas une marchandise périssable, le transport
fluvial représentait sans aucun doute le moyen de livraison le plus économique.

Le transbordement de toutes ces fournitures ne demanda que la journée. Lorenzo,


une fois le travail accompli accorda à ses hommes la soirée libre.
- Hé ! Attention ! Retour à cinq heures. Ah Bastiano ! Tu pars avec le « petit »
comme d’habitude.
- Si, si, patron. Ne vous inquiétez pas, je vous le ramènerai frais et dispos.
- Frais et dispos, ça m’étonnerait ! De toute façon, il vaudra mieux pour toi ! J’y
tiens à ce « petit ».
- Vous tenez surtout à ses bras et ses muscles ! Dommage qu’il nous quitte à
Torino, hein ! Patron.
Lorenzo ne voulait pas l’avouer mais lui aussi s’était attaché un peu à César.
Certainement parce qu’il était le benjamin de l’équipe mais aussi, il reconnaissait en lui des
qualités de travail indéniables. Il ferait certainement un excellent ouvrier en France. Et il
pensait : « Si seulement l’Italie pouvait compter sur des hommes comme lui ! Si c’est pas
malheureux, c’est toujours les meilleurs qui partent ! »
Sébastiano avait emmené César dans un estaminet de sa connaissance où ils
passèrent une soirée inoubliable. Enfin, inoubliable, surtout pour César ! Ils dînèrent en
présence de jolies filles, relations privilégiées de Sébastiano. Puis on ne sait pour quelle
raison, Sébastiano s’éclipsa avec à son bras une accorte demoiselle ! Avec un clin d’œil
complice à César, il le laissait là en galante compagnie. Une gigolette un peu plus délurée que
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les autres se rapprocha de César et appuya fermement sa cuisse contre la sienne. Il en fut tout
retourné ! Jamais encore il n’avait connu ce genre de situation et il ne savait pas vraiment
comment y faire face. Marietta ne lui laissa pas le temps de réfléchir et… finalement César
passa une très agréable soirée.
Sébastiano le récupéra deux heures plus tard avec un radieux sourire aux lèvres.
En voyant sa tenue quelque peu dépenaillée, il l’interpela d’une moue complice :
- Eh bien ! Petit gars, si tu commences comme ça, tu feras des ravages en France !
César ne répondit rien, il n’en éprouvait pas le courage. Il courait encore sur son
nuage, le parfum de Marietta embaumant encore ses cheveux. Sébastiano comprit et se
contenta de le ramener au bateau…

Le lendemain Lorenzo quitta Casal-Monferrato sur le coup des huit heures. Tout le
monde était remonté à bord, certains avec une bonne gueule de bois. D’autres comme César
avec des souvenirs plein la tête et des émois qui trahissaient encore une soirée mouvementée.

Quelques jours plus tard on atteignait Chivasso. Pas d’arrêt prévu à Chivasso,
Lorenzo gagnerait ainsi deux jours pour livrer ses jambons à Torino. César ne put qu’admirer
de loin la « Chiavica d’imbocco », grand édifice abritant les vannes de régulation du « Canale
Cavour ». Ce superbe canal de quatre vingt cinq kilomètres de long débute à Chivasso et finit
à Galliate dans la province de Novara.
Il fut construit sous l’impulsion de l’homme d’état Cavour pour réguler
l’hydrologie de la région et faciliter ainsi la culture du riz.

Personne ne se plaignit de cette escale manquée, tous étaient pressés d’arriver à


Torino. Césario le premier ! Ah ! Torino !... Cette ville ressemblait déjà pratiquement à la terre
promise. D’après ce qu’en disait Sébastiano, cette cité regorgeait de splendeurs et de bien
d’autres choses qui intéresseraient sûrement plus un jeune comme Césario qu’une militante de
l’Armée du Salut. Au fur et mesure qu’il écoutait son mentor, son impatience ne faisait que
croître. Et cette fois ci, des fourmis dansaient dans ses chaussures qu’il fallait secouer au plus
vite…

Finalement, trois jours après avoir laissé Chivasso, ils furent en vue de Torino.

Traversée par le Po, Torino, capitale du Piémont en Italie, est bordée à l’est par le
« Monte dei Cappuccini » surplombant la ville, et à l’ouest par les Alpes. Cette situation se
caractérise par de forts écarts de température entre l’hiver et l’été et par une pluviométrie
abondante au printemps, réveillant ainsi les caprices du grand fleuve. Balayée par des vents de
« foehn » important, Turin subit aussi les affres de l’hiver par sa proximité avec les Alpes.

Césario découvrait là une des plus grandes villes de l’Italie, chargée d’histoire,
dont il avait vaguement entendu parler pendant ses quelques années d’école. Elle fut fondée
cinq ou six siècles avant Jésus Christ par le peuple celte des Taurins, ce qui, bien sûr, lui a
valu son nom. Puis d’invasion en invasion, elle est définitivement soumise par Rome au cours
du troisième siècle de notre ère, par Auguste qui lui donne le nom d’Augusta Taurinorum.
La déliquescence de l’Empire Romain ne peut assurer sa protection et Turin passe
sous contrôle des Lombards et enfin sous les Francs de Charlemagne. Finalement après de
nombreuses turpitudes, la Savoie annexe l’ensemble du Piémont et Turin devient Savoyarde,
perd sa place de capitale au profit de Chambéry.
66

Turin récupèrera sa place de Capitale des états de Savoie en 1563 et prendra alors
un essor considérable puisqu’elle deviendra ensuite la capitale du Royaume de Sardaigne en
1718.
Après une brève occupation par les troupes de Napoléon 1er, elle devient
rapidement une importante capitale et va lancer le processus d’unification de l’Italie, grâce à
Victor-Emmanuel et Cavour. Ainsi, en 1861 où César avait trois ans, elle est la première
capitale du royaume d’Italie, elle perdra ce rôle quatre ans plus tard au profit de Florence qui
à son tour s’inclinera devant Rome en 1870.
A cette époque, Turin comptait environ 250 000 âmes. César n’avait encore jamais
vu une ville de cette importance… Au fur et mesure que le bateau approchait du quai, il
découvrait pratiquement à l’infini des maisons, des villas splendides, des monuments, des
églises, des entrepôts, des usines…, et se demandait, finalement, pourquoi tant d’Italiens
comme lui, continuaient de s’expatrier ! Sébastiano lui fournit la réponse…
- Tu vois « Petit » ! C’est grandiose, hein ! Mais ne t’y fie pas trop. Il n’y a pas
plus de travail ici que dans tout le reste de la province. Les gens du Sud de l’Italie sont montés
en masse, en s’installant en conquérants. Ils ont presque tout verrouillé ! Ah ! Tu as bien
raison d’aller en France. Si j’étais plus jeune, je partirais bien avec toi. En attendant, demain
je t’emmène visiter la ville, comme tu ne la verras jamais plus !

Nous étions en fin d’après-midi, et Lorenzo après s’être frayé un chemin dans un
dédale d’embarcations, accosta. Il réunit ses marins sur le pont.
- Bon ! Il est trop tard pour décharger. Vous avez quartier libre jusqu’à dix heures
ce soir. Mais attention, hein ! Je ne veux pas de viande saoule. Je veux que tout le monde soit
frais et dispos demain matin à six heures. Compris ! Après le déchargement nous resterons 3
jours ici, vous aurez tout le temps de manger votre paie.

Sébastiano prit César par les épaules et lui dit :


- Allez vient Petit ! On va se dégourdir les jambes.
César ne se le fit pas dire deux fois et nos deux compères partir en ville. Ils
arrivèrent sur la place Vittorio Veneto, la plus grande place d’Europe, qui débouche sur
l’église de la Gran Madre di Dio. Sébastiano entraîna son protégé, ils contournèrent l’église et
se retrouvèrent dans une petite rue, juste devant une « trattoria ». Comme par hasard !
- Bon allez ! On casse la croûte ici ce soir en dégustant deux ou trois verres de
Chianti et ensuite on rentre. Lorenzo ne supporte pas qu’on lui désobéisse et il le fait savoir
aux téméraires en rognant leur salaire. Quand il ne les laisse pas sur place !
- Mais toi Sébastiano ! Depuis le temps que tu travailles avec lui ! Il ne te ferait
pas ça, tout de même !
- Peut-être pas Petit ! Mais je respecte les consignes, et c’est sûrement pour cette
raison que je travaille avec lui depuis 20 ans. Nous avons appris à nous connaître et on
s’estime mutuellement. Tu sais, Lorenzo n’est pas un mauvais cheval, il a son caractère, voilà
tout ! Et puis je dois aussi montrer l’exemple au reste de l’équipage, en tant que le plus
ancien, justement.
- Oui, oui ! Bien sûr ! Je comprends ! Cela me rappelle mon père. Il me disait
souvent : « L’exemple fils ! La conduite, il n’y a que ça de vrai ! Rappelle-t-en ».
- Et bien tu vois Petit, Sébastiano ne radote pas ! Ton père a raison et cela te
servira en France, tu verras. Bon, en attendant, on casse la croûte et on rentre. On aura tout le
temps de visiter la ville, puisque Lorenzo nous accorde trois jours de congé. Je te la ferai voir
comme personne ne l’a jamais vue…
- Dis Sébastiano ! Tu connais toutes les villes d’escale comme ta poche, on dirait.
- Oui, oui Petit ! Un peu, un peu…. Mais tu verras….
67

Avec un clin d’œil complice, Sébastiano paya les deux repas et les deux hommes
rentrèrent au bateau.

Xertigny, printemps 1878.

L’or des genêts resplendissait et jetait ses paillettes lumineuses sur le vert
émeraude des prés et des coteaux de la Vôge. La vie s’était organisée à Xertigny et déroulait
ses jours et ses mois dans une certaine quiétude. Marie-Eugénie avait oublié l’idée du bon
docteur Bauzon. Ou plutôt, elle l’avait rangée dans un tréfonds de sa mémoire, avec la ferme
envie de ne pas la ressortir de sitôt. Cela lui déplaisait de penser au futur départ de sa fille.
Cependant elle savait bien que cette idée, le docteur Bauzon lui en ferait part à nouveau dès
que l’occasion s’en présenterait.
Et elle se présenta un beau matin où les oiseaux lançaient leurs trilles stridentes
dans les bosquets. Le bon docteur Bauzon passa, dit-il, par hasard devant la maison. Et
comme il avait du temps devant lui, il s’arrêta, pour prendre des nouvelles, mentit-il
ingénument.
- Bonjour Marie-Eugénie, bonjour les enfants !
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- Ah docteur ! Quel bon vent vous amène ? Amandine a-t-elle besoin d’œufs, d’un
beau lapin ou d’un joli coq ?
- Non, non, rien de tout cela. Je passais juste devant la maison et comme il me
restait un peu de temps avant mes consultations de cet après-midi, je venais voir comment se
portait la maisonnée.
- Bien docteur ! Nous allons bien ! Nous allons tous bien !
- Ah ! Et bien tant mieux ! Je me disais justement : « Il y a longtemps que je n’ai
pas vu Marie-Eugénie et les enfants ». Alors je venais un peu en curieux….
- Ah ! Et bien c’est très gentil, docteur.

Marie-Eugénie, avec son sens inné de bonne paysanne, scruta le bon docteur et elle
poursuivit :
- Vous êtes ben sûr, docteur, que vous êtes venu que pour ça ? Simplement un peu
de curiosité !

Celui-ci se troubla, regarda Marie-Eugénie, puis bafouilla quelques banalités et


finalement reprit son idée.
- Ben ! A vrai dire… C'est-à-dire que… Vous comprenez Marie-Eugénie…
L’année passée nous avions un projet pour Marimarie.
- Non docteur ! Vous, vous aviez un projet ! Pas nous !
- Oui, peut-être ! Alors maintenant, qu’en pensez-vous ?
- Pas grand-chose de plus que l’année dernière !
- Mais enfin ! Marimarie va bientôt avoir dix huit ans ! Il faut y penser
sérieusement maintenant. Ma proposition tient toujours, vous savez.
- Je sais, je sais docteur ! Vous êtes certainement un très bon médecin mais aussi
têtu que la mule du Jeannot. Nous allons y réfléchir, vous aurez la réponse la semaine
prochaine.
- C’est bien ! Alors je repasserai jeudi prochain. Bonne fin de journée, Marie-
Eugénie !
- Au revoir docteur ! A bientôt.

Le bon docteur repartit pas tout à fait satisfait. La partie n’était pas encore gagnée.
Cependant Marie-Eugénie lui avait dit « A bientôt », cela le rassurait un peu.
Effectivement, Marie-Eugénie lui avait dit « A bientôt ». Elle se rendait bien
compte qu’il fallait prendre une décision mais jamais elle ne le ferait sans le plein accord de
Marimarie. Aussi tous les quatre en discutèrent au repas du soir.

- Voilà mes enfants ! Le docteur est venu cet après midi pour me reparler du projet
de placement de Marimarie. C’est à elle de décider !

Clémence se récria :
- Non, non ! Je ne supporterai pas d’être séparée de ma sœur.

Et le petit Joseph demanda :


- Pourquoi elle devrait partir, Marimarie ?
- Mes enfants ! Je dois prendre une décision. Clémence, je sais que ce sera difficile
pour toi de ne plus voir Marimarie. Mais le docteur Bauzon a cependant raison, il faut penser
à l’avenir. Alors Marimarie, qu’en penses-tu ?
- Que je n’ai pas envie de partir ! Mais il le faudra bien un jour ou l’autre. Alors si
le docteur Bauzon pense que c’est une bonne place, pourquoi pas !
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- Bien ! Il revient jeudi prochain. Nous pourrons donc lui dire que tu es d’accord !
- Oui m’man !

Clémence éclata en pleurs et se jeta dans les bras de sa sœur. Le petit Joseph ne
comprenait pas grand-chose, mais il sentait que c’était grave. Il se réfugia dans les bras de sa
mère en lui demandant encore une fois pourquoi Marimarie devait quitter la maison. Et c’est
dans cette atmosphère que Marie-Eugénie prépara le trousseau de Marimarie. La semaine fut
longue et triste. Chacun espérait secrètement que ce départ n’aurait pas lieu. Tous redoutaient
la venue du docteur Bauzon et pour une fois, tous pensaient qu’il n’était plus le « bon »
docteur Bauzon.
Le jeudi tant redouté arriva. Il amena avec lui le docteur Bauzon qui se présenta
dans son beau cabriolet. La famille Mougeot sortit sur le pas de la porte et tous en chœur le
saluèrent.
- Bonjour Marie-Eugénie ! Bonjour les enfants ! Ah ! Je vois que j’étais attendu !
Alors Marie-Eugénie, les nouvelles sont bonnes, au moins !
- Oui et non, docteur !
- Comment ça ? Oui et non !
- Ben oui, parce que nous allons bien. Et non, parce que vous avez gagné !
Marimarie ira avec vous pour sa nouvelle place. C’est ça qui nous rend triste, vous
comprenez !
- Oui, oui ! Je comprends ! Mais attendez, ce n’est pas pour tout de suite. Il faut
que j’avertisse mon confrère de Conflandey et qu’il me donne la réponse. Ca nous laisse
encore un bon mois avant de vous séparer.
- Bien docteur ! Nous finirons les préparatifs pendant ce temps là.

Un mois cela passe vite. Marie-Eugénie avait largement eu le temps de terminer le


trousseau de Marimarie. Tout était enfin prêt. Il ne manquait rien. Tout du moins il y avait tout
ce qu’une jeune fille de dix huit ans doit posséder dans ses bagages lorsqu’elle se prépare à
affronter seule les choses de la vie.

Un bon mois s’était donc écoulé lorsque le cabriolet du docteur Bauzon fit son
entrée dans la cour. Le petit Joseph jouait avec quelques bouts de ficelles et quelques
morceaux de bois. Il courut au devant de Félix et celui-ci le prit dans ses bras :
- Alors gamin ! Ta mère est là ?
- Oui m’sieur ! L’est derrière la maison. Ell’ s’occupe des lapins…
- Bon ! Allons la voir…
Félix traversa la maison précédé du petit Joseph. Il trouva Marie-Eugénie en train
de donner de la belle herbe grasse à ses lapins tandis que Marimarie leur remplissait leurs
auges d’eau. En entendant Félix et Joseph discuter, elle se retourna :
- Ah ! C’est vous docteur ! Vous m’avez presque fait peur !
- Bonjour Marie-Eugénie ! Bien voilà ! Je viens de recevoir un courrier de mon
confrère de Conflandey. Il attend Marimarie dès que possible…
- Ah !... C’est donc ça !
- Si vous êtes toujours d’accord, je peux la conduire ce lundi.
- Oui, oui… docteur ! Marimarie sera prête…

Avec un profond soupir de résignation, elle raccompagna Félix jusque dans la


cour. Ce dernier jugea bon de ne rien ajouter, la peine de Marie-Eugénie se lisait sur son
visage, il était inutile d’aggraver son chagrin. Il savait par expérience que les gens de la
campagne, par pudeur, répugnent à se répandre en lamentations et pleurnicheries infantiles. Il
70

la salua et remonta dans son cabriolet. Finalement lui aussi avait le cœur gros. Il appréciait
cette famille dont il était devenu le protecteur, le confident en même temps que le médecin.
Par sa faute, il allait l’amputer d’un membre. Marie-Eugénie ne lui en voudrait certes pas,
elle, elle savait que cela devait finir ainsi. Mais tout de même… Clémence lui en tiendrait
rigueur un certain temps, puis finirait par se résoudre à l’évidence. Elle aussi un jour quittera
la maison. Quant à Joseph, il sentait bien qu’il se passait quelque chose mais son âme d’enfant
n’évaluait pas tout. Et puis, il lui resterait ses deux femmes, Marie-Eugénie sa mère et
Clémence sa sœur.
D’humeur taciturne et d’un pas lourd, Félix entra dans le vestibule où il fut
accueilli par Amandine. En le voyant ainsi, elle comprit et le connaissant par cœur, elle se
garda bien de lui poser la moindre question.
Chez Marie-Eugénie l’ambiance n’était pas vraiment meilleure ! Il restait trois
jours… trois jours et nous serons lundi. Le jour du grand départ…

******

Torino. César traverse la frontière. 1877.

Comme promis Sébastiano et César rentrèrent pour dix heures. Pratiquement tous
les hommes étaient déjà rentrés, il ne manquait plus qu’eux. Lorenzo les attendait. Il leur
donna les dernières consignes en vue du déchargement du lendemain matin. Chacun regagna
sa couchette sachant parfaitement ce qu’il aurait à faire au petit jour.
César ne dormit pas beaucoup cette dernière nuit qu’il devait passer sur le bateau
car il en était sûr, pour lui ce serait la dernière nuit. Seulement voilà ! Un bateau chargé
jusqu’à la gueule, ça ne se décharge pas en une journée. Et césar dut patienter encore trois
jours avant de toucher sa paie et de s’estimer enfin libre.
Il était très reconnaissant envers Sébastiano, aussi lorsque ce dernier voulu lui
montrer les trésors de Torino, il n’osa pas refuser. César pensait que ce serait une journée
perdue, mais qu’était-ce une journée dans une vie qui commence à dix-huit ans ! Ainsi les
deux hommes partirent en goguette…

Ils passèrent devant le Castello del Valentino, une construction unique en son
genre en Italie puisque qu’elle mélange un style baroque resplendissant à une architecture
largement inspirée des plus beaux châteaux français. Ils parcoururent les rues avec leurs
fameuses arcades, totalisant environ vingt quatre kilomètres de promenades abritées, autre
caractéristique de cette ville au climat alpin. Ceci les amena devant la cathédrale Saint Jean
Baptiste qui abrite le célèbre et controversé Saint Suaire. Néanmoins, il se révèle comme un
symbole de la dévotion religieuse et se montre un des principaux emblèmes de cette ville en
représentant une forte attraction touristique. Croyants et non croyants confondus !
Sébastiano dénicha une petite « trattoria » et César savoura là vraisemblablement
son dernier repas en Italie.
Ils revinrent au bateau en passant devant l’église San Carlo, dédiée à Saint Charles
de Boromée. Elle fut construite en 1619 et la façade fur remaniée en 1834 par Ferdinando
Caronesi. Ils ne purent ignorer l’église de Santa Christina qui fut érigée à l’initiative de
Christine de France en 1639. Ces deux églises sont comme ainsi dire les églises « jumelles »
de la place San Carlo.
71

Puis finalement Sébastiano l’emmena devant la gare de Torino Porto Nuova, gare
principale de Turin, disposée en terminus. Elle se trouve au débouché de la ligne du Mont
Cenis, qui, par le tunnel du Fréjus, relie les réseaux ferroviaires italiens et français.

- Tu vois « Petit », demain je te ramène ici. Tu prendras le train pour la France. Je


te dirai adieu et je ne te reverrai plus.
- Mais Sébastiano ! Si tu venais avec moi ?
- Non, non ! « Petit » ! Je suis trop vieux pour m’exiler. A mon âge, l’Italie me
manquerait certainement plus qu’à toi ! Et puis je ne peux pas laisser tomber Lorenzo. Tu
sais ! Il a beau être un peu bourru et autoritaire, mais je lui dois beaucoup. Sans lui, je serais
peut-être encore sur le pavé. Tu comprends.
- Mais si tu lui expliques, il comprendra !
- Non « Petit » ! C’est sûr qu’il pourrait comprendre, mais… Et puis, mis à part les
bateaux, je ne sais rien faire d’autre. Toi, grâce à ton père, tu as un métier. Et un beau métier.
Ce beau métier te fera une place en France, ne l’oublie pas « Petit ». Et plus tard, quand tu y
repenseras, tu te diras : « C’est sûr ! Sébastiano avait raison ! ». Allez « Petit » on rentre, cette
fois ci ce sera ta dernière nuit sur le bateau. Demain je te ramène à la gare, je te dis adieu et
aussi à la grâce de Dieu.
- Ah ! Tu y crois, toi, Sébastiano au Bon Dieu ?
- Oh ! Tu sais, qu’on l’appelle Dieu ou la Providence, l’essentiel c’est que l’un ou
l’autre te préserve !
- Ah bon !...

Césario ne sut qu’ajouter, il ne s’était jamais vraiment posé la question. Entre un


père qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable et une mère qui priait la Madone vingt fois par jour, il
se sentait, à vrai dire, assez désorienté. Sur cette pensée hautement spirituelle, ils arrivèrent
enfin au bateau. Chacun regagna sa couchette…. Pour Césario la nuit fut longue…. Enfin le
petit matin arriva, le soleil venait de se lever sur Torino… Une brise légère bruissait dans les
voiles repliées du bateau de Lorenzo. Seuls Sébastiano et Césario étaient levés, ils avalèrent
un bol de café brûlant, saluèrent Lorenzo qui se balançait dans son hamac. Lorsqu’ils furent
sur le pont, au moment de descendre sur la passerelle, Lorenzo les interpella :
- A la grâce de Dieu, Césario ! Et surtout ne m’emmène pas Sébastiano avec toi,
j’en ai besoin ! Bonne chance « Petit »…
- Non, non ! Signore Lorenzo, soyez sans crainte je pars seul. Et merci encore pour
tout.
- Allez ! Va « Petit » et Dieu te garde.

Décidément, Sébastiano puis Lorenzo, tous parlaient de Dieu comme s’ils le


connaissaient de longue date. Il n’aurait jamais cru cela d’eux. « Il faudra que j’y réfléchisse
plus tard » se promit-il.

Sébastiano l’accompagna à la gare, Césario acheta son billet. Un billet pour la


France, c’était marqué dessus. Torino – Modane. Sébastiano le mit dans le compartiment et
attendit patiemment que le train démarre. Ces instants furent pour les deux hommes
interminables, Sébastiano ne cessant de lui faire des signes d’adieu, auxquels Césario
répondait frénétiquement. Sébastiano perdait un ami, voire un fils qu’il n’avait jamais eu,
étant resté célibataire endurci. Césario perdait aussi un ami, un tuteur et protecteur. Tous les
deux avaient la gorge serrée et le cœur lourd…
72

Enfin le train s’ébranla et mit fin au supplice sentimental des deux hommes.
Sébastiano vit une dernière fois le bras de Césario s’agiter par la fenêtre puis, brusquement
des larmes au bord des yeux, tourna les talons et revint la tête dans les épaules au bateau.
C’est vrai qu’il l’aimait bien ce « Petit »… Césario partait pour la France, il était sûr qu’il ne
le reverrait pas……

*****

Xertigny. Un lundi d’été, 1878…. (1ière partie du voyage)

Marimarie et Clémence n’avaient pas beaucoup dormi. Leur nuit passa en


discussion, l’une et l’autre évoquait leurs souvenirs depuis la ferme de La Rosière jusqu’ici, à
Xertigny. Clémence n’arrivait pas à se résoudre à voir sa sœur partir loin de chez eux.
Pourtant Conflandey, ce n’était pas le bout du monde ! Seulement soixante kilomètres !
Autrement dit, environ quinze heures de marche ! Inutile de penser que Marimarie reviendrait
à la maison tous les mois. Clémence ne se faisait aucune illusion, elle n’était pas à la veille de
revoir sa sœur. Ainsi va la vie….

Le bon docteur Bauzon se présenta donc le lundi matin vers huit heures, comme
convenu. La famille Mougeot l’attendait sur le pas de la porte…
- Bonjour Marie-Eugénie ! Bonjour les enfants !
Tous répondirent en chœur :
- Bonjour Docteur !
- Bien ! Je vois que tout est prêt ! Je prends les bagages de Marimarie et on s’en
va.
Clémence tremblait d’émotion, instinctivement elle se serra contre sa sœur.
Marimarie la prit dans ses bras, l’étreignit comme si c’était pour la dernière fois, sans rien
dire. Chez elle aussi l’émotion était à son comble. Elle savait de plus qu’en de telles
circonstances, les mots de consolation ne serviraient pas à grand-chose. Puis le cœur rongé de
chagrin elle s’accroupi devant le petit Joseph, le couvrit de poutounes et lui dit :
- Maintenant, c’est à toi de veiller sur maman et sur Clémence. Ne l’oublie pas !
Les yeux noyés de larmes et un paquet de sanglots dans la gorge, il lui répondit :
- Ne t’en fais pas sœurette, maintenant je suis presque un homme ! Je le ferai, c’est
promis.
Enfin Marimarie se jeta dans les bras de sa mère. Là aussi, ni l’une ni l’autre ne
parlèrent. Inutile, depuis plusieurs jours déjà, elles s’étaient tout dit. Il n’y avait rien à
ajouter ! Marie-Eugénie lui dit simplement :
- Allez va ! Et prends bien soin de toi !
Puis elle s’adressa à Félix pendant que sa fille montait dans le cabriolet où ce
dernier avait déjà disposé les bagages :
- Dites-moi Docteur ! Vous ne comptez tout de même pas faire toute cette route
dans cette seule journée ?
- Mais non ! Ne vous inquiétez pas Marie-Eugénie, nous ferons une pause pour la
nuit chez mon confrère de Vauvillers. Pour ce midi, Amandine a tout prévu, nous ne
manquerons de rien.

Il fouetta son cheval et le cabriolet s’ébranla. Marimarie fit de grands signes


d’adieux auxquels les deux femmes répondirent pendant que Joseph courait quelques dizaines
de mètres à côté du cabriolet. Puis tout essoufflé il s’arrêta, leva une dernière fois la main et
73

revint d’un pas las vers sa mère et sa sœur. Tous trois rentrèrent à la maison, Marimarie était
partie. L’atmosphère ne serait plus jamais la même….

Marimarie, absorbée dans ses pensées, regardait la crinière d’Esculape danser dans
le vent, un beau cheval anglo-arabe que Félix avait acheté chez un éleveur à Epinal. Il l’avait
rebaptisé « Esculape », comme ses précédents, en l’honneur de son métier ou plutôt de sa
vocation.
Chacun respectait le mutisme de l’autre… Marimarie ne savait quoi dire, quant à
Félix ce n’était pas ce qu’on pouvait appeler un grand bavard devant l’Eternel. Ainsi l’on
passa la Regingotte et la côte d’Amerey, environ une demi-heure plus tard, ils étaient en vue
de La Chapelle aux Bois. A nouveau une foule de souvenirs assaillit la mémoire de
Marimarie. Félix, en fin psychologue qu’il était, s’en aperçut et crut bon d’intervenir.
- Alors Marimarie ! A quoi penses-tu ? A beaucoup de choses, je pense !
- Oh ! Vous savez docteur ! Oui, à beaucoup de choses ! A trop de choses même !
- Oui ! Je sais ! Ainsi va la vie ! Tu as vécu ici, malgré les malheurs qui ont frappé
ta famille, les plus belles années de ton enfance. Tu as raison, il ne faut pas les oublier. Mais
maintenant l’avenir t’appartient. Tu verras, là où je t’emmène, tu te feras une belle situation.
- J’espère docteur ! J’espère…

Effectivement, là où l’emmenait Félix, elle pouvait se faire une belle situation.


Dans un premier temps elle serait d’abord « Femme de chambre ». Plus tard elle pouvait
espérer devenir gouvernante… Gouvernante dans un château, ce n’était pas rien, tout de
même. Ce poste pouvait conduire Marimarie à avoir de grandes responsabilités. Sa mère et sa
sœur seraient sûrement fière d’elle… Mais on n’en était pas encore là !

La Chapelle aux Bois passée, l’équipage attaqua la grande ligne droite qui menait
à Bains. La route avait beau être relativement rectiligne, elle n’en comportait pas moins de
nombreuses côtes ! Certes, Esculape se montrait robuste mais Félix n’était pas un homme à
crever sa monture aussi laissait-il son cheval aller à sa guise. Et puis ils avaient largement le
temps d’arriver à Vauvillers.

Ils traversèrent Bains en laissant le temps à Esculape de se désaltérer à une des


nombreuses fontaines. Là encore quelques souvenirs remontèrent à la surface. Marimarie se
rappelait les journées passées avec son père à la foire de Bains. Aussi le jour où il n’avait pas
pu, ou plutôt pas voulu l’emmener, et pour se faire pardonner il lui rapporta une jolie poupée.
Poupée fétiche, dont elle ne se séparait jamais et elle avait bien pris soin de la mettre dans ses
bagages. Elle n’était plus de prime jeunesse mais qu’importe ! Il y a des objets comme ça
qu’on ne jette pas. Marimarie la considérait comme sa consolatrice, sa confidente, son amie et
même à dix huit ans, parfois on a encore besoin de se raccrocher à une mémoire. Et ce bout de
chiffon usé qui conservait tout juste la forme d’une poupée, renfermait des trésors de secrets
et moult confidences.

A la sortie de Bains, ils prirent la route qui serpente à travers la forêt et rejoint
Fontenoy le Château. Un peu d’ombre pour Esculape et nos deux voyageurs fut la bienvenue.
L’attelage descendit tranquillement la route qui passe devant le Moulin aux Bois, grande
bâtisse industrielle spécialisée dans le travail du fer. Cette usine métallurgique bâtie sur les
ruines d’une ancienne forge du 16ième siècle, devint ensuite une papeterie et malheureusement
fut ruinée au début du 18ième siècle. Elle fut rachetée en 1769 par Joseph Antoine Vallet pour
fournir des fers affinés à l’industrie métallurgique. En 1872, elle cesse d’être dépendante de la
74

Manufacture Royale et devient la société Béjot-Plaisance. Elle est alors transformée en


clouterie.

Félix essayait d’expliquer tout cela à Marimarie mais celle-ci n’en avait cure. Elle
lui répondait machinalement mais restait toujours absorbée dans ses pensées. Elle se
demandait quel accueil on lui réservait au château de Conflandey. Et puis quel intérêt pouvait
avoir une clouterie pour une future femme de chambre ! Félix n’insista pas…

Esculape trottinait en toute quiétude à l’ombre des aulnes qui bordaient la route au
bord du Coney, en secouant de temps en temps son épaisse crinière, pour se débarrasser des
mouches et des taons qui lui tournaient autour. Ainsi on arriva à Fontenoy le Château…

Fontenoy le Château, une ville chargée d’histoire, fut souvent au cœur des conflits
entre les Ducs de Bourgogne et les Ducs de Lorraine, en qualité de « terre de surséance ».
Cette ancienne ville forte, capitale d’un comté, se formait jadis en deux localités bien
distinctes, la première Fontenoy le Chastel sur la rive gauche du Coney et la deuxième
Fontenoy la Coste qui s’étageait hors les murs en rive droite. Deux siècles durant, cette bonne
ville de Fontenoy fut le centre d’une prévôté seigneuriale et d’un comté très étendu composé
de vingt sept villages, dont Xertigny faisait partie. En passant, nos voyageurs aperçurent les
vestiges du château au centre desquels émergeait encore le donjon. Félix en amoureux de
l’histoire admira aussi la tour des Lombards, aujourd’hui bâtiment classé datant du 14 ième
siècle.

Ils laissèrent Esculape se désaltérer une dernière fois avant d’attaquer la côte qui
même à Monmotier. Ce long raidillon avait le don de vous casser les pattes, que vous soyez
un homme ou un cheval. Ensuite ce serait plus plat avant la descente sur Ambiévillers. Le pur
sang de Félix aurait le temps de se remettre de ses fatigues ! En traversant le pont juste avant
Ambiévillers, Félix expliqua à Marimarie que l’on changeait là de département. « Des Vosges
nous passons en Haute Saône », lui dit-il. Toujours absorbée dans ses pensées, elle acquiesça
mollement. Pour elle, les Vosges ou la Haute Saône ne signifiait pas grand chose, elle se
trouvait maintenant séparée des siens. Alors !...

Alors !... Alors, Félix n’ajouta rien, il respecta son silence jusqu’à Vauvillers.
Marimarie parut sortir quelque peu de sa torpeur et regarda ce grand bourg qui ressemblait
vaguement à celui de Xertigny. Une grande église, un beau et grand château, avec cependant
des rues un peu plus étroites qu’à Xertigny. En cette fin d’après midi d’été, il y régnait une
certaine animation, les habitants profitant de la fraîcheur vespérale pour vaquer à leurs
occupations.
Félix rangea le cabriolet dans la cour de son confrère, le docteur Alfred Ménardin,
où ils furent accueillis par Rose, la gouvernante. Cette dernière jeune et avenante, mise au
courant de la situation par son docteur de patron, prit Marimarie sous son aile et lui fit les
honneurs de la maison. Pendant ce temps, les deux hommes se rendirent au salon, devant un
verre de Cognac, péché mignon de Félix bien connu de son confrère. En discutant des
dernières avancées de la médecine et en faisant de superbes volutes de fumée avec leurs
cigares, ils attendirent patiemment l’heure du dîner.
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Pour Marimarie le dîner fut lugubre. Elle eut cent fois préféré manger avec Rose à
l’office. Dîner avec Félix n’était pas vraiment un problème, mais avec son confrère et la
femme de ce dernier, quel calvaire pour Marimarie. Marie Thérèse Ménardin pérorait sur un
air hautain et suffisant, et en fin de compte se demandait bien pourquoi Marimarie se tenait à
la même table qu’elle. Non mais ! Une paysanne des Vosges ! Au fil de la conversation et du
déroulement du repas, Félix était de plus en plus dans ses petits souliers car il avait demandé
comme une faveur à son confrère la présence de Marimarie à leur table. Il avait cru bien faire
et maintenant il le regrettait. Oh ! Par pour lui mais pour sa protégée ! Marimarie avec son
intuition de femme, s’en aperçut et requerra son autorisation pour aller aider Rose à l’office.
Ceci fut accordé bien volontiers et soulagea tout le monde. Marie Thérèse ne put s’empêcher
de faire quelques allusions acerbes envers Marimarie auxquelles Félix répondit, avec
politesse, certes, mais aussi avec fermeté en lui faisant comprendre que ce n’était pas son
problème.

Rose débarrassa le couvert et aidée de Marimarie remit en ordre l’office. Puis les
deux femmes montèrent se coucher, elles papotèrent quelques instants et Rose mit à profit
ceux-ci pour prodiguer quelques conseils à la future femme de chambre que serait Marimarie.
Puis les fatigues du voyage se firent ressentir et Marimarie s’endormit comme une masse.

Vauvillers (Rue Notre Dame)

Passage de la frontière. Septembre 1877.

Le bruit lancinant des roues du train sur les rails, berçait doucement César.
Béatement il somnolait en pensant naïvement que dans une demi-heure il serait en France.
Une petite appréhension cependant le tourmentait, la France ce n’est pas l’Italie mais
maintenant il se trouvait à un point de non retour. Le train n’allait pas s’arrêter uniquement
pour lui parce que subitement il éprouvait un peu de nostalgie en quittant son Italie natale.
Ce voyage il l’avait voulu. Il n’était plus question de fuir la réalité, il fallait aller
de l’avant. Et ceci passait par son exil vers cette France dont il avait tellement rêvée. Puis
soudain ce fut le noir presque complet et sous l’effet de la surprise, il interrogea
machinalement son voisin.
- Qu’est-ce qu’il se passe ? Où sommes-nous ?
- Rassure-toi fiston ! Lui répondit celui-ci. Nous traversons le tunnel, un long
tunnel. Tu as le temps de te rendormir !
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Mais se rendormir il ne put. Son voisin, un grand bavard devant l’Eternel, se fit un
devoir de lui expliquer l’histoire de ce tunnel.
- Tu vois, fiston ! Le roi Victor-Emmanuel II ordonne le début des travaux le 31
août 1857.
- Mais ! Je n’étais encore pas né ! S’exclama César.
- Tu vois, fiston ! Ces travaux furent conduits par un grand ingénieur français,
monsieur Germain Sommeiller. Alors symboliquement, le premier bloc arraché au Mont
Fréjus, constitue la première pierre du pont de Culoz, déposée le 1er septembre 1857.
- Mais comment savez-vous tout ça ! S’extasia César.
- Tu vois, fiston ! Il se trouve que je suis professeur d’histoire et de géographie
dans un grand lycée à Turin et que j’ai suivi cette aventure de très près. Et toi, fiston, où vas-
tu, comme ça ?
- Oh ! Moi, je n’ai pas connu l’école longtemps. Mon père avait besoin de moi à la
forge !
- Tu vois, fiston ! Je comprends, je comprends… Et tu es venu tenter ta chance en
France. Tu as peut-être raison, il y a sûrement plus de travail en France qu’en Italie. Pourtant
tu vois, fiston, ce tunnel a donné du travail à des milliers de gens, pendant quatorze ans ! Il fut
inauguré du 17 au 19 septembre 1871 et le convoi inaugural est parti de Torino pour rejoindre
Modane où l’attendait le Ministre des Travaux Publics Victor Lefranc en compagnie de
Ferdinand de Lesseps. Des gens parfaitement inconnus pour toi, je suppose ?
- Oui, oui….
- Tu vois, fiston ! C’est le plus long tunnel ferroviaire du monde ! Douze mille
deux cent trente trois mètres ! Tu te rends compte plus de douze kilomètres ! Alors comme ça
tu te rends en France. Et que sais-tu faire dans la vie ?
- Je suis charron et maréchal-ferrant…
- Tu vois, fiston ! C’est un joli et beau métier. Tu trouveras certainement du travail
car la France est en plein essor industriel et en plein effort de guerre. Parce que c’est sûr, il y
aura une autre guerre avec la Prusse. Les français veulent à tout prix récupérer l’Alsace et la
Lorraine. Alors ils construisent des forts, des fortifications et pour approvisionner tout ça, ils
installent des lignes de chemins de fer et percent des canaux. Ce serait bien le diable si avec
tout ça tu ne trouvais pas à t’embaucher ! Ils auront certainement besoin d’un homme
courageux comme toi…
- Et vous, monsieur le professeur ? Pourquoi allez-vous en France ?
- Tu vois, fiston ! Je ne vais pas en France mais à Modane !
- Mais Modane, c’est bien en France !
- Tu vois, fiston ! Modane c’est la France, oui mais c’est aussi Modane. Une ville
extraordinaire !
- Mieux que Torino ! Mieux que l’Italie !
- Tu vois, fiston ! Ce n’est pas comparable ! Dès 1850, des pionniers, appelés par
l’ingénieur Germain Sommeiller, s’installent au pied de la montagne du Fréjus. Ils sont venus
par milliers beaucoup d’Italie, certains de Suisse et d’Allemagne, d’autres de Belgique,
quelques Espagnols et Portugais. Tous ces gens donnent une coloration particulière à Modane.
Nous n’avons pas cela à Torino… Alors je vais à Modane, j’y passe quelques jours et je
retourne dans mon lycée à Torino. C’est presque comme une drogue ! Quand on a goûté à
l’ambiance de Modane on ne peut plus s’en passer ! Tu verras, fiston ! Tu verras…

César n’en croyait pas ses oreilles. Le récit de cet érudit le fascinait. Sa cervelle de
jeune homme peinait à imaginer les ressources de Modane. Sébastiano ne lui avait rien dit sur
Modane pourtant il devait bien savoir des choses sur cette ville. Ah ! Sébastiano ! Où était-il
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maintenant ? Peut-être préférant son Italie natale, Sébastiano n’avait pas jugé bon d’informer
César sur les plaisirs mais aussi les risques que comportait une telle ville. Soudain le jour
revint…
- Tu vois, fiston ! Encore cinq ou six kilomètres et nous serons arrivés.

*****

Vauvillers. Un mardi matin d’été, 1878… (2ième partie du voyage)

Rose et Marimarie se levèrent tôt. Cette dernière, quoi que s’étant endormie dans
un sommeil de plomb, se réveilla plusieurs fois dans la nuit. Des souvenirs d’enfant à la
Rosière, à la Chapelle aux Bois et enfin à Xertigny, l’assaillirent sournoisement dans
l’obscurité. Malgré les conseils de Rose, elle imaginait mal ce qui l’attendait à Conflandey.
Les deux femmes prirent leur petit déjeuner à l’office et Rose mit à profit ces
derniers instants pour prodiguer encore quelques ultimes recommandations à Marimarie. Elle
estimait, à juste titre d’ailleurs, que celles-ci ne seraient pas superflues.
- Là où tu vas, fais attention à tout et ais l’œil sur tout. Lui dit-elle.
Puis elle l’embrassa et la conduisit dans la cour où l’attendait déjà Félix en
compagnie de son collègue. Esculape piaffait d’envie de se dégourdir les jambes et agitait
d’impatience sa longue crinière. Marimarie monta à côté de Félix sous les regards outrés de
Marie Thérèse qui les épiait depuis le perron. Elle ne put s’empêcher de marmonner, assez
fort tout de même, pour qu’on l’entendit :
- Si c’est pas honteux ! Une paysanne à côté d’un médecin ! Mais où va-t-on ? Et il
aura fait tout ce chemin pour cette campagnarde ! Et je me demande bien si….

Félix fit mine de ne pas entendre, il fouetta Esculape, ce qui lui permit d’échapper
à la suite des remarques acerbes de la femme de son collègue. Le cabriolet s’ébranla et
Marimarie fit un dernier signe d’adieu à Rose qui agitait son mouchoir.

En une petite demi-heure ils atteignirent Polaincourt qu’ils traversèrent en laissant


à Esculape le temps de s’abreuver. Quelques centaines de mètres après la sortie du village, le
docteur-historien Félix expliqua à Marimarie :
- Tu vois sur ta gauche ce château abrite une célèbre faïencerie. On y fabrique de
superbes pièces de collection. Mais ce site ne fut pas toujours aussi florissant. Au début, en
1131 un monastère y fut fondé. Il fut pillé et ruiné en 1361 par les Grandes Compagnies, qui
pour parfaire leur œuvre de destruction, assassinèrent tous les moines. Reconstruit et à
nouveau incendié en 1569, et pillé une nouvelle fois en 1595 ce monastère finit par être brûlé
en 1636 lors de la conquête de la Franche Comté. A nouveau reconstruit, il abrite aujourd’hui
cette faïencerie.
Marimarie écoutait distraitement Félix en se disant tout de même qu’il savait une
foule de choses. C’était intéressant, certes, mais en aurait-elle besoin là où il la conduisait ?
Plus tard ils laissèrent Senoncourt sur leur droite, il était inutile de s’y arrêter, Esculape
n’ayant pas encore eu le temps d’avoir soif. Ils entrèrent donc dans Amance, ancien fief du
comte de Bourgogne, appartenant à l’époque à l’abbaye de Faverney. Marimarie eut, au
passage devant la Vierge, une pensée pour celle-ci et lui demanda en son for intérieur
d’exaucer ses souhaits. Elle ne s’avérait pas particulièrement croyante, mais une pensée
envers cette Vierge, représentée si joliment à l’entrée du village, ne pouvait pas lui nuire.
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Félix, en amateur averti, admira les anciennes maisons « Renaissance ». Il montra à


Marimarie, notamment la « Maison Bûcheron », avec sa tourelle et ses nombreuses
meurtrières.

- Tu vois Marimarie, dans une demi-heure nous serons à Port d’Atelier, nous
aurons encore une autre demi-heure de route et nous serons enfin arrivés.
- Ah ! Très bien docteur !
- Tu n’as pas été très bavarde pendant le voyage.
- Oh ! Vous savez docteur, vous connaissez tellement de choses ! Je ne sais pas,
moi, ce que j’aurais pu vous apprendre.
- Tu regrettes cette décision et tu m’en veux un peu d’avoir forcé la main à ta
mère !
- Oui et non ! De toute façon, il aurait bien fallu que je parte un jour ! Maintenant
ou un peu plus tard, cela ne changera pas grand-chose. C’est sûr, c’est un peu loin de
Xertigny ! Mais j’écrirai….
- Oui ! Tu as raison ! Enfin je pense que j’aurai de tes nouvelles par mon confrère
de Conflandey. D’ailleurs nous allons déjà nous arrêter chez lui et demain nous te conduirons
ensemble au château.
- Mais docteur ! Pourquoi vous faites tout ça pour moi ?
- Mais parce que tu le mérites ! Et si tu arrives à te faire une belle situation au
château, j’en serai très content. Voilà ! C’est tout !
- Mais cela fait deux jours que nous sommes partis ! Et il vous faudra encore deux
jours pour rentrer ! Amandine va se désespérer !
- Non ! Non ! Elle le sait, je l’ai prévenue avant de partir.
- Et vos malades ? Vous les avez prévenus aussi !
- Non ! Mais ils attendront ! S’il y a une urgence, mon collègue de Bains s’en
occupera. Et puis quelques jours de vacances me feront du bien.
- Tout de même, docteur !
- Ne dit plus rien à ce sujet. De toute façon je tenais à te présenter moi-même à
Monsieur de Boismoreaux. Il m’a été recommandé par mon confrère mais je tenais à voir sa
tête. Je veux me faire une opinion moi-même. Probablement une manie de vieux garçon !
- C’est vrai ça ! Pourquoi ne vous êtes-vous jamais marié ?
- Certainement pas eu le temps ! Ou encore je n’ai sûrement pas trouvé chaussure à
mon pied.
- Dommage ! Vous auriez certainement pu rendre une femme heureuse !
- Oh ! Je ne crois pas Marimarie ! Rien qu’à voir la tête que me fait Amandine
quand je rentre tard de mes visites, une femme je pense qu’elle n’aurait pas pu supporter !
- Si vous le dites…
- Eh oui ! Que veux-tu, c’est la vie ! Oh ! Tu sais, je ne suis pas malheureux pour
autant.
- Je l’espère…

Puis Félix se tut. Pourquoi Marimarie avait-elle dit « Je l’espère » ? Au fond, il


aurait bien aimé une femme comme Marimarie. Elle était de la campagne, de sa campagne. Il
y songea un instant. Mais non, ce n’était pas possible, il avait trente ans de plus qu’elle.
« Qu’est-ce que c’est que cette idée, se dit-il. Je déraille, moi ! »

Esculape, lui, se dit qu’il avait à nouveau soif et instinctivement il se mit à


accélérer le pas. Félix encore un peu dans ses réflexions, ne s’aperçut pas tout de suite que le
cabriolet s’était arrêté devant une fontaine. Ce ne fut que lorsqu’il entendit les glouglous
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d’Esculape qu’il réalisa qu’ils étaient arrivés à Conflandey. Félix n’osait se l’avouer mais il
était troublé. Et pour masquer ses émotions, il vociféra quelques propos à l’égard de son
cheval, ce qui ne lui ressemblait pas vraiment.
- Regarde-moi ce canasson ! Un vrai soiffard…. Bon laissons-le étancher sa soif
puis nous irons chez mon confrère, le docteur Guérin.

Ils furent accueillis par la gouvernante du docteur Guérin. Celui-ci était en visite
mais d’après les dires de Léonie et il ne tarderait pas rentrer. Victor Guérin, bien qu’un peu
plus jeune que Félix, était resté lui aussi célibataire. Décidément c’était comme une habitude,
le célibat, chez les médecins ! Comme Amandine, Léonie gérait la maison avec autorité et
fermeté mais Victor, aussi philosophe que Félix, laissait faire. De toute façon, il avait horreur
de ces choses matérielles qui vous prennent du temps et vous empêchent de vous consacrer à
vos malades. Elle introduisit Félix au petit salon et prit Marimarie par le bras en l’entraînant
dans son domaine où Victor y mettait rarement les pieds.

En fait Victor rentra deux heures plus tard, un accouchement un peu difficile
l’avait fatigué. En franchissant le seuil de la porte, il aperçut Félix qui se prélassait dans un
fauteuil au salon. Derechef, il l’apostropha :
- Alors ! Cher collègue, on se prélasse pendant que les autres travaillent !
Félix se leva, comme mu par un ressort, et se précipita au devant de son ami.
- Ah ! Te voilà enfin ! Tu as encore fait des heures supplémentaires !
- Que veux-tu ! Tu en sais quelque chose, nous n’avons pas vraiment le choix !
- Certes oui !
- Avez-vous fait bon voyage, toi et ta protégée. Mais, où est-elle ?
- Léonie s’en occupe. Entre femmes !
- J’aurai certainement le plaisir de la voir tout à l’heure ?
- Mais certainement…. Cependant si cela ne t’ennuie pas, je pense qu’elle
préférera dîner avec Léonie à l’office. Elle a subi les remarques acides de Marie-Thérèse à
Vauvillers, ça lui suffit comme ça !
- Mais Léonie ne mange jamais seule, elle s’assied à ma table, sauf quand je ne
suis pas là. Evidemment ! Nous dînerons donc tous les quatre au salon. Alors ! Toujours aussi
pimbèche, la femme d’Alfred ?
- Je crois que ça ne s’arrange pas avec le temps !
- Vive le célibat. Une gouvernante me suffit…

Les deux hommes venaient à peine de commencer de déguster leur « absinthe »


que Léonie vint leur annoncer que le repas serait servi dans cinq minutes. Tous passèrent à
table et Victor se dit que Marimarie représentait ce qu’on appelle joliment « un beau brin de
fille ». « Au château, elle fera tourner les têtes », pensa-t-il.
- Bon ! Nous irons donc au château demain matin. J’ai pris rendez-vous avec
Monsieur Charles. Il nous attend à dix heures.

« Monsieur Charles » comme l’appelaient les gens de la région avait racheté le


château et ses dépendances où fonctionnait des anciennes forges qu’il transforma en
papeterie. Cette dernière procurait du travail aux habitants de Conflandey et des environs, ce
qui donnait une certaine importance à « Monsieur Charles ». Il le savait et en abusait
parfois…
Monsieur Charles de Boismoreaux n’était pas né noble, il avait tout simplement
acheté sa particule. Peu de gens le savaient, mais ceux connaissant cette histoire, s’en
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moquaient et souvent en riaient sous cape. Cependant la grande majorité du menu peuple
l’ignorait et cette particule impressionnait et provoquait un certain respect envers « Monsieur
Charles » et le reste de la châtellenie, tout autant que sa réussite industrielle.

C’est là que Marimarie ferait ses premières armes, en tant que femme de chambre.

*****

Modane. Automne 1877…

Le train venant de Torino arrive enfin en gare de Modane dans crissement de


ferraille et un concert de sifflet.
- Tu vois, fiston ! Nous sommes arrivés. Je te souhaite bonne chance et que Dieu
de garde !
- Merci monsieur le professeur. Au revoir….

Les deux hommes se séparèrent. Notre professeur sachant parfaitement où il allait


tandis que César débarquait dans l’inconnu. Il s’assit donc sur un banc et se mit à réfléchir.
Pour l’instant il n’y avait pas péril en la demeure, le pécule donné par ses parents ne se
trouvait pas très écorné et Lorenzo s’était montré généreux envers lui.

Il regarda tout autour de lui, s’emplissant les yeux et les oreilles de toute cette
agitation qui régnait dans cette gare. Depuis le 16 octobre 1871, où le premier train Rome-
Paris s’était arrêté à Modane, la gare et la ville grouillait de vie. Cette gare, importante
construction, est faite tout en longueur. A leur arrivée, des deux côtés, les trains et les convois
pénètrent sous une immense marquise, sorte de grand auvent métallique et vitré servant à
abriter les voyageurs en queue de train. Le côté gauche est réservé aux bureaux français du
PLM et le côté droit aux bureaux des chemins de fer et des administrations italiennes,
douanes, postes, police… Cette partie « voyageurs » se trouve entourée des dépôts de
locomotives italiennes et françaises, l’échange de machine ayant lieu à Modane. Des halles et
de nombreux quais couverts abritent les trains de marchandises, le trafic de ces dernières
allant grandissant.

César émerveillé regardait toute cette agitation. Voyageurs en transit, contrôleurs,


personnels des chemins de fer Français et Italiens, employés de bureaux, douaniers,
manutentionnaires, badauds et curieux, grouillaient de partout. César ne sait où poser ses
yeux, où qu’il regarde ce n’est que mouvements, interpellations, cris, gesticulations, parfois
altercations. Personnes en civils et en uniformes se côtoient, se rudoient aussi parfois, César
s’en amuse ou s’en inquiète mais ces discussions ou ces disputes ne vont jamais bien loin.
Malgré l’agitation incessante, il règne une atmosphère bonne enfant.

Autour de cette nouvelle gare s’est créé rapidement un quartier très étendu le long
de l’Arc. Des habitations et des logements se sont construits et se mêlent aux commerces et
aux nombreux hôtels où César trouvera le gite et le couvert pour quelques temps.

Nous sommes encore dans les beaux jours et l’activité est intense. Les deux ou
trois semaines que César passera à Modane lui feront connaître quelques grandes figures
locales. Comme Monsieur Thomasset, le vendeur de journaux avec sa gouaille persifleuse, les
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frères Favre de Bramans qui vendent leur viande de montagne. Aussi le père Giaccone,
immigré italien qui rapporte deux fois par semaine des marchandises et des victuailles de
Chambéry. Certaines femmes de Haute Maurienne s’organisent et viennent vendre leurs
marchandises et autres colifichets aux habitants de Modane et aux voyageurs en transit.

Pratiquement tous les jours en fin d’après midi, les agents de la gare font les
boutiques avec leurs épouses, qui chez le chapelier, qui chez la lingère, qui chez le tailleur,
sans compter tous les commerces de bouches qui fleurissent à qui mieux-mieux. Ainsi, les
Savoyards affirment même, avec un peu de chauvinisme, que Modane est la ville la plus
animée de toute la province.
César ne peut leur donner tort, lui qui n’avait jamais connu pareille agitation. A
côté Casalmaggiore n’existe pas, même Torino est surpassée, le professeur avait raison ;
Modane… c’est Modane.

A Modane les commerces sont nombreux, de nationalité française mais aussi


italienne, frontière oblige ! D’ailleurs les Italiens se trouvent particulièrement présents avec
des cafés qui ne désemplissent pas. Et la contrebande se développe, activité inévitable à toute
frontière. Outre les découvertes faites par les douaniers dans les trains, il existe tout un
commerce parallèle entre les habitants locaux de chaque côté de la frontière. Finalement
Césario est à peine dépaysé, à Modane on parle aussi bien Italien que Français et il y fait la
connaissance de nombreux compatriotes. Pour un peu, il resterait là ! Mais il doit travailler, et
pour lui le travail se trouve dans l’est. Avec une grande nostalgie, au bout de trois semaines,
César reprend la route…

Modane (La gare aux environs de 1900)


Conflandey, automne 1879

Le trio se présenta au château le matin, comme convenu. Le rendez-vous avait été


arrangé par Victor, en tant que médecin il soignait le personnel du château. Monsieur Charles
et sa famille, se faisaient soigner par un médecin de la ville, à Vesoul mais le plus souvent à
Paris lors de leurs nombreux déplacements en la capitale. Noblesse oblige…
Victor tira la chaîne et une clochette aigrelette résonna dans le vestibule. Aussitôt,
raide comme un piquet, Constantin, le majordome des lieux sortit, engoncé dans un habit de
circonstance. Il referma prestement la porte derrière lui, traversa l’allée en faisant crisser les
graviers sous ses souliers et vint ouvrir la lourde porte de fer. Les visiteurs entrèrent,
Constantin les salua au passage et leur dit :
- Je vais prévenir Monsieur. Si vous voulez bien me suivre.
Il les planta là, dans le vestibule et partit chercher son maître. Il revint quelques
minutes plus tard accompagné de Monsieur Charles.
- Laissez-nous Constantin, je vous rappellerai si j’ai besoin de vous.
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- Bien Monsieur.
Constantin parti, Monsieur Charles s’adressa à Victor.
- Alors mon cher toubib, voici donc la perle rare que vous nous avez déniché par
l’intermédiaire de votre éminent collègue ici présent. Monsieur…
- Félix Bauzon. Médecin à Xertigny, répondit Victor.
Monsieur Charles n’avait même pas pris la peine de saluer les deux hommes,
encore moins Marimarie. Celle-ci était dans ses petits souliers, et une étrange impression
traversa son intuition de femme. Quelque chose lui disait qu’elle ne resterait pas très
longtemps dans cette maison.
Monsieur Charles la dévisageait avec une curiosité de fauve qui n’attend que le
moment propice pour se jeter sur sa proie. Il la fixait et la passait en revue de haut en bas et de
bas en haut avec une insistance éhontée. Cela accentua le malaise de Marimarie qui aurait
disparu dans un trou de souris si elle l’avait pu. Félix s’en aperçu et lui aussi avait décelé
quelque chose de bizarre, une impression indéfinissable qui lui fit penser qu’il n’avait peut-
être pas fait le bon choix pour Marimarie. Trop tard !....

Puis après cet examen de quelques instants qui parurent une éternité à Marimarie,
Monsieur Charles appela Constantin. Celui-ci, obséquieux, arriva dans la seconde, à croire
qu’il écoutait derrière la porte ! Ce qui, à vrai dire ne s’avérait pas complètement faux ! Avec
son long nez de fouine et ses yeux de rapace, on ne lui aurait pas donné le Bon Dieu sans
confession !

- Constantin ! Veuillez conduire cette demoiselle aux cuisines. Bérangère la mettra


au courant des tâches qu’elle aura à accomplir.
- Bien Monsieur Charles.

Constantin était le seul domestique à qui Monsieur Charles l’autorisait à l’appeler


par son prénom. Et Constantin en usait et abusait à profusion, certainement pour se démarquer
aussi des autres gens de maison, qui, eux, ne venaient pas de la ville, comme lui. « Bien
Monsieur Charles ! Mais certainement Monsieur Charles ! Comme Monsieur Charles
voudra ! ». Des expressions de ce style, il en ressassait des dizaines par jour, au grand dam du
jardinier qui, lui, ne le portait pas en odeur de sainteté. Les deux hommes se détestaient
cordialement… mais ils étaient bien forcés de cohabiter !

Constantin fit signe à Marimarie de le suivre, en oubliant ostensiblement de l’aider


à porter ses bagages. Marimarie eut tout de suite une véritable aversion pour ce bipède
arrogant à tête de faucon. Par la suite leurs relations ne s’arrangèrent pas vraiment. Et cette
aversion se changea progressivement en haine farouche, et pourtant Marimarie n’avait jamais
éprouvé ce sentiment envers quiconque. Chaque fois qu’elle le pouvait, elle l’évitait
soigneusement.

Bérengère accueillit Marimarie à la cuisine, simplement mais néanmoins


chaleureusement, en bonne paysanne qu’elle était.
- Alors p’iote ! Te v’la enfin ! Allez viens t’asseoir là et raconte-me d’où t’ viens.
Marimarie lui fit le récit de son voyage, devant une tasse de lait que lui avait servi
Bérengère. Celle-ci écouta en l’interrompant à peine, puis quand ce fut fini, elle lui dit :
- Bon ! C’est pas tout ça ! Fanette va t’montrer ta chambre et puis ensuite tu
r’descends à la cuisine. On a du travail toutes les trois !
Sous le coup de la surprise, Marimarie esquissa une vague protestation :
- Mais… Je croyais que… Je croyais que je m’occuperais des chambres !...
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- Ah ! Ca, p’iote, c’était bon l’année dernière ! Main’nant, ta place est à la cuisine,
avè’ nous ! La place d’ femme d’ chambre, l’est prise. Fallait v’nir plus tôt !

Marimarie ne répondit rien. Ce fut une cruelle désillusion. Elle avait connu des
malheurs auparavant, la mort de son père, le remariage de sa mère, l’agression d’Isidore dans
la grange… Mais là, ce fut vraiment une désillusion, elle ne s’attendait pas à rester reléguer au
fond de la cuisine avec ces deux femmes. Elle en voulut un instant à Félix mais lui non plus
ne pouvait imaginer ce changement au cours des choses. D’ailleurs il n’en saurait rien, elle se
promit de ne jamais lui en parler… Si elle le revoyait un jour !…

Elle suivit Fanette, une gamine malingre de quatorze ans, qui était sortie d’on ne
sait où. Celle-ci lui montra sa chambre sans lui dire un mot et redescendit à la cuisine.
Marimarie installa ses maigres bagages, fit le tour de son nouvel univers, puis elle aussi
redescendit à la cuisine. La cuisine ! Cette pièce et cette activité feraient maintenant partie
intégrante de sa nouvelle vie…

Félix tint à dire au-revoir à Marimarie. Monsieur Charles, de mauvaise grâce, lui
accorda cette faveur et demanda à Constantin d’aller quérir cette dernière. Félix dans un élan
de naïve spontanéité l’embrassa et l’assura de faire à sa mère un bref compte-rendu de la
situation. Puis il repartit en compagnie de Victor, qui, fin psychologue avait remarqué le léger
trouble de Félix.
- Alors ! Mon cher confrère ! Quelque chose te tracasse ?
- Oui ! Je me demande si j’ai fait le bon choix pour elle ! Quelque chose me dit
qu’elle ne restera pas très longtemps dans cette maison !
- Tu es sûr !? Dis, t’en pincerais pas un peu pour elle ?
- Ne raconte pas de bêtise ! Je pourrais être son père !
- Et alors ? On a vu pire, tu sais.
- Oui certes ! Mais….
- Allez ! Viens ! On rentre à la maison, on se déguste un vieil Armagnac, tu passes
une bonne nuit et tu repars tranquillement demain matin.
- Oui ! Tu as raison ! Mais promets-moi une chose. Tâche de veiller un peu sur
elle.
- Promis Félix ! Tu ne changeras jamais ! Médecin des corps, médecin des âmes.
Tu sais que tu aurais pu faire un bon curé, toi, vocation pour vocation.
- Idiot ! Tu sais bien que je ne crois ni à dieu ni à diable…
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Conflandey (L’entrée du château)

*****

Modane, octobre 1877.

Après environ trois semaines d’escale à Modane, César reprend la route. Ou plutôt
le train ! Il avait bien passé quelques jours d’oisiveté à Modane mais, en fait, il n’était pas
venu en France pour cela. Alors pour ne pas trop entamer le pécule que ses parents lui
donnèrent et le salaire de Signore Lorenzo, César trouva quelques petits boulots. Garçon de
course, manutentionnaire, balayeur, garçon de café… mais cela ne pouvait durer. Il reprit
donc le train, avec un peu de nostalgie, car il laissait là nombre de ses compatriotes.

Un coup de sifflet retentit et le train où César se trouvait installé, s’ébranla dans un


nuage de fumée et de multiples grincements de ferraille. Il quittait Modane. Un bref instant il
pensa qu’il y repasserait probablement un jour lorsqu’il retournerait au Pays voir ses parents.
Mais, pour sûr, ce n’était pas prévu avant longtemps !

Une très brève incursion sur le territoire suisse, puis le train traversa Orelle, petite
commune nichée au fond de la vallée de l’Arc, à environ huit cents mètres d’altitude.
Quelques minutes d’arrêt à Saint Michel-Valloire et poussivement le convoi repartit sur Saint
Julien-Montricher. Cette charmante commune, blottie au milieu du massif de la Maurienne,
s’abrite au pied de la plus haute falaise calcaire d’Europe ; la Croix des Têtes, culminant à
deux mille quatre cent nonante deux mètres. César en était tout ébloui, ces paysages le
changeaient grandement des plaines de Casalmaggiore. Le train se faufila en serpentant dans
la vallée de l’Arvan et après moult contorsions arriva à Saint Jean de Maurienne. Il y admira
une importante toile d’araignée, imposante gare de triage où certains wagons de marchandises
sont isolés de leur rame initiale et ensuite incorporés à d’autres trains de fret.

Dans un site magnifique on atteignit Pontamaffrey-Montpascal, charmant petit


village de Maurienne situé sur un plateau à mille quatre cent mètres d’altitude. Cet écrin de
nature se trouve limité au nord par le Grand Coin de Saint Jean de Belleville, arrosé à l’est par
le ruisseau de la Ravoire, protégé au sud par les à-pics de la Loza, et enfin dominé à l’ouest
par le col du Chaussy. Cette commune est certainement une des plus anciennes du plateau de
Maurienne qui compte environ une soixantaine d’émigrés en hiver. Ceux-ci partent comme
cochers à Paris ou comme ramoneurs et porte-faix dans différentes autres villes. Et bien vite
nombreux de ces émigrés temporaires devinrent des émigrés définitifs, comme César allait le
devenir. Il était encore dans ses pensées lorsque le convoi s’immobilisa en gare d’Aiguebelle,
ce village occupant une position stratégique en fait un lieu de passage obligé. De cette gare
partit « La Victor-Emmanuel », en 1859, afin d’activer le transport des troupes françaises qui
battront avec les Piémontais les troupes autrichiennes à Magenta le 4 avril 1859. En
remerciement le roi Victor-Emmanuel offre le Duché de Savoie et le Comté de Nice à la
France, le 22 avril 1860. A peine remit en marche, le train s’arrête à Cruet, haut lieu
historique, puisque l’armée d’Hannibal passa par ce défilé pour se rendre en Italie par le Petit
Saint Bernard, en 218 avant JC.
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A Montmélian, l’arrêt fut assez longtemps, au point que César un peu impatient ne
put s’empêcher de se dérouiller les jambes. Curieux de nature, il regarda quelque peu étonné
cette gare particulière. Gare de bifurcation entre la ligne de la Maurienne et la ligne de
Grenoble-Montmélian-Chambéry elle forme un triangle, enserrée par les voies de jonction de
ces trois lignes, à l’intérieur duquel se trouve le bâtiment des voyageurs. Autre particularité,
pour le moins bizarre, on y remarque un mini vignoble entre les deux lignes ferroviaires,
protégé par deux énormes conifères. En somme, c’est une gare « Nature », d’autant plus que
par beau temps on aperçoit depuis le quai ouest, le Mont Blanc.

Au coup de sifflet, César se précipita et remonta prestement dans son wagon.


Direction Chambéry-Challes les Eaux. Chambéry, bien calée entre le massif des Bauges et la
Chartreuse, rivalise d’audace envers sa principale concurrente, Modane. Capitale politique des
Comtes de Savoie jusqu’à son transfert à Turin en 1562, elle reste cependant la capitale
historique des Etats de Savoie, grâce à sa maîtrise des grands cols alpins et de la route d’Italie,
ce qui lui a valu le surnom de « Portier des Alpes ». Par les vitres ouvertes du compartiment,
César entendit parler italien, il s’en étonna. Son voisin le rassura en lui expliquant que,
comme à Modane, une forte communauté italienne résidait là. Un instant il fut tenté de rester
là. Mais non, impossible, le travail était encore plus haut, dans cette France de l’est, amputée
de ses plus beaux fleurons. Depuis Torino, il n’avait parcouru que deux cents kilomètres !
Nouveau départ… Nouvel arrêt ! Cette fois Aix les Bains…

Aix les Bains, dominée par le Mont Revard et bordée par le lac du Bourget, plus
grand lac naturel de France, se révèle comme un haut lieu de villégiature pour les familles
princières et les gens fortunés. César est ébloui par ce luxe de la « Belle Epoque », il se dit
que cette ville n’est pas pour lui. Autant il serait bien resté à Modane, autant Aix les Bains, le
peu qu’il en voit, lui fait peur. Il a hâte de repartir et trouve que cet arrêt est bien long !

En passant à Champleury, sur la commune de Saint Germain la Chambotte, César


ne savait pas qu’il précédait en ces lieux des personnages très importants comme Félix Faure
et Jules Ferry mais surtout la Reine Victoria. Les destinées et les chemins des uns et des autres
se croisent mais pas toujours au moment opportun.
Il ne savait pas non plus qu’Alphonse de Lamartine résida à Chindrieux en 1819 et
que c’est là qu’il écrivit son fameux poème ; le lac. Il traversa Chanaz, surnommée la « Petite
Venise Savoyarde », en raison du canal de Savières qui relie le lac du Bourget au Rhône.

Terminus Culoz. Cette gare d’architecture Sarde, avant le rattachement de la


Savoie à la France, servait de « Gare-Frontière ». Et c’est là que débarquait César, avant de
reprendre ses esprits et son souffle pour un nouveau périple vers le Nord-Est.

*****

Conflandey, au château. Fin 1879, début 1882.

Marimarie se trouvait donc au « Château » déjà depuis plusieurs mois. La


désillusion digérée elle se mit à la tâche sous la haute autorité de Bérengère. Celle-ci régnait,
avec un certain despotisme que lui permettait sa position en tant que responsable vivrière du
château et de la papeterie, sur une équipe de cinq ou six subalternes, dont Marimarie.
Finalement, plus habituée aux travaux ménagers et culinaires que
d’ordonnancement de chambres et autres cabinets de toilette, Marimarie s’intégra facilement
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dans cette nouvelle tâche de « Cantinière ». Bérengère le remarqua et lui confia de plus en
plus de responsabilités, ce qui ne fut pas pour lui déplaire. Cela lui attira quelques jalousies et
un peu de convoitise de la part de certains autres membres des lieux, auxquelles Bérengère
mit bon ordre et en profita pour recadrer les choses vis-à-vis des attributions de chacun.

Gaétan de Boismoreaux, de son vrai nom Alphonse Cordier, neveu de Monsieur


Charles, cavaleur et coureur de jupon impénitent, avait lui aussi remarqué Marimarie. Il
comptait bien en faire son affaire, la mettre dans son lit et ensuite s’en débarrasser comme une
vieille chaussette. Ce qu’il faisait d’ailleurs avec chacune de ses conquêtes. Pour ça tous les
moyens étaient bons ; ruse, force, mais surtout intimidation et chantage. Ce personnage vil et
retors s’était attiré pas mal d’ennemis à l’exception de Constantin qui lui facilitait la tâche et
en retour parfois partageait ses dulcinées de quelques jours. Sur ce plan là, malgré leur
différence sociale, les deux hommes s’entendaient à merveille, s’attirant l’antipathie de tout le
personnel domestique du château et de la papeterie où l’un et l’autre régnaient en maître.

Monsieur Charles avait recueilli Alphonse après la mort de ses parents et lui donna
son nom et plus tard la direction de la papeterie. Voilà comment Alphonse devint Gaétan de
Boismoreaux et directeur adjoint de l’usine. Après Monsieur Charles, bien sûr !

N’ayant plus rien à se mettre sous la main car pratiquement tout ce qui portait
jupon était passé à la « casserole », comme il se plaisait à dire, il décida de s’attaquer à
Marimarie. Avec l’aide de Constantin, il la harcela en paroles et en gestes déplacés. Il la
poursuivit de ses assiduités malsaines et un jour la coinça dans la cuisine à l’insu de
Bérengère. Il lui promit monts et merveilles mais Marimarie ne céda pas. Alors devant ce
refus, il changea de tactique et employa les menaces et le chantage.
- Que dirais-tu, petite gourde, si je révélais à mon oncle que toi et Bérengère
dissimulez une partie des fonds qui vous sont attribués pour l’intendance des cuisines ?
- Mais ! Vous savez très bien que c’est faux !

- Bien sûr que je sais fort bien que c’est faux. Mais rien ne m’empêche de
prétendre le contraire. D’ailleurs Constantin t’a vu, lui aussi sait tout. Et mon oncle a toute
confiance en lui. Sa parole et la mienne contre celle de deux gourgandines de bas étages
feront merveille aux oreilles de Monsieur Charles.
- Mais c’est impossible ! Monsieur Charles ne croira jamais cela !
- Oh ! Que si ! Et toi et Bérengère n’aurez plus qu’à rentrer chez vous.
- Vous êtes fou ! Vous êtes deux monstres !
- Ah ! Si en plus tu ajoutes des insultes, le départ risque d’être encore plus rapide.
Réfléchissez bien toutes les deux. Je vous donne huit jours…

Marimarie en resta toute abasourdie. Elle n’imaginait pas qu’une chose pareille
existât. Et surtout que cette situation lui arriverait, à elle ! A La Chapelle aux Bois et plus tard
à Xertigny, elle avait connu des moments de conflits, certes, mais jamais de cette ampleur. Cet
individu malfaisant lui répugnait. Mais que faire ? Tout raconter à Bérengère ? Non ! C’était
impossible. Au mieux, elle ne la croirait pas, au pire elle lui rirait au nez, en lui demandant si
elle ne prenait pas ses désirs pour une réalité. Elle décida donc de garder cela pour elle et se
mura dans un silence complet. Cela la plongea dans un profond souci et son attitude changea
profondément. Bérengère s’en aperçut mais n’osa lui dire quoi que soit, son travail ne s’en
ressentant nullement.
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Huit jours passèrent et Gaétan revint à la charge. Sur de son fait, il n’y alla pas par
quatre chemins.
- Alors ! Petite gourgandine, qu’as-tu décidé ?
Marimarie avait bien essayé d’éviter la rencontre avec ce Don Juan impénitent et
retors mais en vain. Elle dû donc l’affronter de pleine face et toute tremblante de peur et de
colère dans un souffle, elle lui répondit :
- Non ! Il n’en est pas question !
-Ah ! Ah ! La demoiselle se rebiffe ! Elle joue les « Saintes Nitouche » ou elle
préfère garder ses charmes pour un autre galant. Ce n’est pas raisonnable, petite gourde.
Quand Monsieur Charles apprendra que toi et Bérengère trafiquez les comptes de la cuisine
pour arrondir vos gages, je pense qu’il ne vous restera plus qu’à faire vos bagages. Pour toi ce
ne sera peut-être pas très grave, mais pense à Bérengère ! Cela fait plus de vingt ans qu’elle
est dans la maison et se retrouver, comme ça du jour au lendemain, à la rue et sans un sou, ça
risque de lui faire drôle. Non ! Tu ne trouves pas !
- Mais, mais… Enfin ! Vous ne pouvez pas faire ça !
- Oh ! Que si, je le peux. Je n’ai qu’un mot à dire…
- Non, non ! Mais pourquoi vous acharnez sur moi ?
- Pourquoi ? Mais parce que j’ai envie de te mettre dans mon lit. Et tu verras tu ne
le regretteras pas ! Beaucoup y sont passées, tu sais…
- Mais c’est impossible ! Vous ne pensez qu’à ça !
- Bien sûr, que je ne pense qu’à ça. Tiens ! Je vais être bon prince. Je te donne
encore un délai d’une semaine, après il me faut une réponse. Et j’espère que ce sera la
bonne… Réfléchis, petite sotte, à la chance que tu as… Je patiente encore huit jours pas plus.
Compris ?

Gaétan tourna les talons laissant Marimarie complètement désemparée.


Décidément cet homme était un monstre. Un mufle froid et glacial. Marimarie retourna à la
cuisine et s’effondra sur un tabouret, en larmes. Elle restait là muette et silencieuse, secouée
de spasmes et de sanglots lorsque que Bérengère entra.
- Mais qu’est-ce qu’i’ t’arrive, petite Marimarie ?
Marimarie demeurait toujours silencieuse, prostrée sur son tabouret. Perdue dans
ses pensées, en plein désarroi, elle s’apercevait à peine de la présence de Bérengère. Celle-ci
la secoua et lui redemanda :
- Allons ! Allons ! Petite Marimarie ! Quelqu’un t’a fait des misères ? En voilà un
gros chagrin ! Un chagrin d’amour, peut-être ?
Marimarie n’en pouvait plus, elle se leva d’un bond et se jeta dans les bras de
Bérengère qui n’eut que le temps de les ouvrir. Elle pleurait toujours… Comme elle eut été
contente que sa mère soit là. Mais depuis qu’elle était au château, Bérengère en faisait un peu
office et les deux femmes s’étaient prises d’une franche amitié.
- Alors ! Petite Marimarie, dis-moi ce qu’i’ n’ va pas ?
- Oh ! Madame Bérengère ! C’est affreux… Gaétan, enfin Monsieur Gaétan…
- Quoi ? Monsieur Gaétan ? Il lui est arrivé quelque chose ?
- Non, non…..
- Et bin alors ?

Alors Marimarie vida son sac. Elle raconta tout à Bérengère. Elle ne put faire
autrement. Au fur et à mesure que Bérengère écoutait le récit de Marimarie, elle changeait de
couleur, de pâle qu’elle était devenue elle redevint rouge de colère. Elle éclata :
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- Ah ! Le saligot ! Un ch’tiot que j’ai porté sur mes genoux, que j’ai bercé quand il
n’arrivait pas à s’endormir. Il va voir d’ quel bois j’ me chauffe ! Si c’est tout le remerciement
qu’i’ m’en donne ! J’ vais tout raconter à Monsieur Charles.
- Non Madame Bérengère, non ! Cela ne servirait à rien… Monsieur Charles ne
nous croira jamais !
- Moi si ! Il me croira !
- Non, non, Madame Bérengère ! Même s’il vous croit, il ne désavouera pas son
neveu. Et nous serons mises toutes les deux à la porte.

A la réflexion, Marimarie avait raison et Dame Bérengère se rendit à l’évidence.


Les deux petits pots de terre n’étaient pas de taille à lutter contre les deux pots de fers que
représentaient les deux principaux personnages du château.

- Alors ! Que veux-tu faire, petite Marimarie ?


- Accepter ! Je n’ai guère le choix ! En espérant qu’ensuite il nous fichera la paix.
- Espérons ! Espérons ! Ah le monstre, si j’ le tenais, j’ crois bien que j’
l’estourbirais d’un trait !

Gaétan revint chercher sa réponse la semaine suivante. Marimarie la lui donna. Il


afficha alors un air cynique et triomphant :
- Et bien, tu vois ! Ce n’était pourtant pas difficile !
Puis brusquement il changea d’attitude et se radoucit. Il devint charmant, enjôleur,
si bien que Marimarie, un peu désorientée par ce changement d’humeur, ne sut plus que
penser. Il lui promit monts et merveilles. Si elle l’écoutait, il se faisait fort de convaincre son
oncle et alors elle ne resterait pas longtemps aux cuisines. Marimarie écoutait ces sirènes
toujours aussi décontenancée mais la musique était belle et elle se laissa prendre au piège.
Gaétan était devenu charmant avec elle, relativement attentionné, prévenant même.
Marimarie se laissait griser par ses beaux discours. Ce fourbe lui promit même le mariage et
Marimarie, en bonne « oie blanche » qu’elle était, se fit prendre dans les filets de cet escroc
des cœurs.
Elle ne se rendit compte de son erreur que quelques temps plus tard lorsque sa
taille finit par s’arrondir et que ses seins devinrent plus fermes. Pas de doute, elle était
enceinte. De Gaétan, bien sûr ! Elle s’en ouvrit à celui-ci qui prit la chose de très haut.
- Bon ! Tu iras voir Victor, il arrangera ça. En attendant il n’est pas question que tu
restes au château. Nous t’installerons au village le temps que Victor fasse le nécessaire.
- Que Victor fasse le nécessaire ?!
- Evidemment ! Il n’est pas question que tu gardes cet enfant.
- Mais vous ne voulez tout de même pas…
- Oh ! Mais que si ! Et Victor arrangera ça très bien.

Sur ce il la planta là, complètement effondrée. Maintenant Marimarie ne


l’intéressait plus. Mais ce qu’il venait de lui demander, elle ne pouvait pas s’y résoudre. Une
nouvelle fois elle tomba dans les bras de Bérengère.
- T’en fais pas ch’tiote ! Nous irons voir Victor ensemble. En attendant, moi, j’ vas
aller voir M’sieur Charles. Et c’tte fois ci, il m’écoutera.

Bérengère tint parole. Elle déballa tout à Monsieur Charles. Il l’écouta


dédaigneusement mais l’écouta quand même et enfin déclara :
- Bon ! Vous irez avec votre protégée chez Victor. Je ne veux pas de scandale au
château. Vous direz à Victor de faire le nécessaire.
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- Mais M’sieur Charles ! Marimarie ne veut pas avorter !


- Dans ce cas là, nous ferons autrement. Trouvez une chambre au village, installez-
y votre protégée. Quand elle aura accouché nous lui retirons son enfant et le placerons dans un
orphelinat. Je ne veux pas qu’un rejeton de Boismoreaux se ballade comme ça dans la nature.
Vous avez bien compris Bérengère, c’est à prendre ou à laisser. Je m’occupe des frais et vous
chargez-vous du reste. Si vous voulez garder votre place…
- Bien M’sieur Charles ! Je vais en informer Marimarie.

La mort dans l’âme, Bérengère revint aux cuisines où l’attendait Marimarie. Ce


qu’elle devait lui annoncer s’avérait moins dramatique qu’un avortement mais en contre
partie, elle devait renoncer à son enfant. En tant que femme, elle savait que ce serait
difficile… Contre toute attente, Marimarie accepta sans trop de difficulté. C’était dur, certes,
mais l’idée de tuer une vie, lui insupportait. Alors elle se résolut à la deuxième condition. La
vie n’était pas faite que de miel et de confiture, il y avait aussi du fiel et des épines.

Bérengère lui trouva donc une chambre au village où Victor passerait la voir de
temps en temps pour surveiller l’évolution de sa grossesse. Monsieur Charles tint ses
promesses et envoya des subsides par l’intermédiaire de Victor. Marimarie ne manqua de rien
et quelques mois plus tard la mairie de Conflandey enregistra une naissance.

« L’an mil huit cent quatre vingt deux, le 15 avril, à midi, devant nous Colombat
Auguste, Maire officier de l’état civil de la commune de Conflandey, canton de Port sur
Saône (Haute Saône) a comparu en la maison commune ; Avit Pierre âgé de 53 ans,
terrassier domicilié à Conflandey, lequel nous a présenté un enfant de sexe masculin, né en
sa présence en la maison commune de Conflandey, le jour d’hier, 14 avril, à 11h du soir, de
Mougeot Marie âgée de 21 ans, sans profession, célibataire, domiciliée précédemment à
Epinal et actuellement à Conflandey et de père inconnu, auquel enfant il a donné le
prénom d’Auguste.
Lesdites déclarations et présentation ont été faites en présence de Valleur
Constant âgé de 25ans, instituteur, premier témoin et de Berthet Bondet Joseph, âgé de 50
ans, second témoin, les deux domiciliés à Conflandey.
De quoi nous avons aussitôt dressé le présent acte, et après en avoir donné
lecture aux déclarants et témoins, ils l’ont immédiatement signé avec nous. »

Voilà ! Marimarie venait d’avoir un fils qu’elle ne verrait plus. Monsieur Charles
avait probablement graissé la patte du maire afin que n’apparaisse pas dans l’acte de
naissance la présence antérieure de Marimarie au château. Les mauvaises langues s’étaient
déjà suffisamment déchaînées sur les frasques de Gaétan, il ne s’avérait pas utile de leur
donner du grain à moudre supplémentaire. Bien que cette liaison fût connue de presque toute
la population de Conflandey, il convenait d’en effacer toutes traces le plus rapidement.
On envoya donc Gaétan se refaire une morale à Paris. On donna un petit pécule à
Marimarie, on lui paya un billet de train et on lui intima l’ordre de regagner au plus vite
Xertigny où elle retrouva sa famille fin avril. Nous étions en 1882…

*****

Culoz. Hiver 1877-1878.


90

César débarquait, il n’était plus en Savoie mais Culoz en tant que gare frontière
fourmillait d’émigrés italiens comme lui. Il se sentait à peine dépaysé, si ce n’est par le climat
et par la géographie des lieux.
Cette ville, d’environ mille cinq cents âmes, nichée au pied du Grand Colombier,
comme Modane était assez cosmopolite. Et puis comme Casalmaggiore, bordée par le Pô,
Culoz se trouvait arrosée par le Rhône. Ce fleuve se montrait moins imposant que le Pô mais
il n’en restait pas moins tout aussi capricieux et imprévisible. Il avait dû être canalisé pour
protéger la ville de ses sautes d’humeur, notamment lors de la fonte des neiges.

Important nœud ferroviaire, dont les lignes se dirigeaient vers Genève, vers Aix les
Bains, Bourg Saint Maurice, Lyon et Paris, Culoz offrait pratiquement toutes les directions
possibles. Aix les Bains et Modane, César en venait, il hésitait entre la France de l’Est ou la
Suisse, vers Genève. Il s’était toujours dit qu’il irait dans l’Est, et aujourd’hui il restait dans
l’expectative. Il décida donc qu’il resterait à Culoz pour l’hiver, cela lui donnerait le temps de
réfléchir…

César trouva rapidement de quoi s’occuper, on avait besoin de bras. Les siens
étaient forts et vigoureux, le travail ne manquait pas ; manutentionnaire, porteur à la gare,
garçon de course… Cependant son véritable travail lui manquait, c’était quasiment le seul
qu’il savait effectuer correctement et de bon cœur. Malheureusement, il ne trouva pas de poste
de charron et maréchal-ferrant, et dû se contenter de ces petits boulots moins bien payés et
pour lui pas vraiment valorisants. Il s’était intégré dans une petite communauté d’émigrés
italiens comme lui et le soir ou dans la journée se retrouver avec ses compatriotes le
réconfortait un peu.

Quand il en avait le temps et que les conditions atmosphériques le permettaient,


César allait se promener aux alentours du grand marais de Lavours. Cela lui rappelait
vaguement les rizières de la plaine du Pô et il rêvassait là avec une certaine nostalgie. Ce
marais, de plusieurs centaines d’hectares, inondé par les crues du Rhône, fourmille d’une
foultitude d’animaux. Cela l’intriguait et excitait aussi sa curiosité, il n’y en avait pas autant
dans les rizières autour de Casal.

Ce marais, exploité pour ses gisements de tourbe, était également fauché l’été et le
foin ou la « bache » ainsi récoltée servait à pailler les vignes et de litière pour le bétail. Ces
travaux agricoles, César ne les verra pas. Le printemps arrivant, il décide de reprendre la
route. L’hiver fut rude à Culoz, et César peu habitué à ces températures excessivement basses
était pressé de quitter la montagne.
Après moult hésitations et mûre réflexion, César revient à son idée première et
reprend le train pour l’Est… Il ne s’agissait plus de traîner, s’il voulait arriver pour l’été…

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Dernière partie du voyage. Eté 1878

César refait donc son baluchon et reprend le train. Cette fois direction Lyon. Les
cent kilomètres séparant Culoz de Lyon sont faits à toute vapeur, environ deux heures et
demie de train.
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Une fois arrivé en gare de Lyon, César se trouve un peu désorienté. Il n’a jamais
vu une foule si grande, une agitation aussi intense. En baragouinant les quelques mots de
français qu’il connaît, il réussit à se faire comprendre. Il veut aller dans l’Est, alors comment
faire ? Une bonne âme le conduit au guichet des renseignements. Là, toujours dans un français
zézayant, il demande au préposé quel train doit-il prendre pour se rendre dans l’Est de la
France.
- Vous voulez aller dans l’Est ? Mais c’est grand l’Est ! Et pas très précis comme
destination !

Finalement, compatissant, ce brave homme des renseignements lui trace un plan


grossier des différentes villes de cette région de la France, où parait-il on trouve du travail.
- Il se construit une liaison ferroviaire pour l’armée de Troyes à Epinal, lui dit ce
brave homme. Elle doit passer par Chaumont et Langres, allez dans cette région. Vous y
trouverez certainement de l’embauche. A cause de la guerre de 1870, on manque de bras dans
ces coins là. Vous y serez sûrement le bienvenu.
- Et comment ze fait pour aller ?
- Prenez le train jusqu’à Dijon. Ensuite il doit bien y avoir une liaison pour
Chaumont.
- Merci monsieur. Arrive-derchi !

Tant bien que mal, César réussit à se faire comprendre et obtint un billet pour
Dijon. A présent il n’avait plus envie de faire du tourisme, il lui tardait d’arrivée à destination.
Le train était un peu plus confortable et un peu plus rapide que les tortillards de
montagne dont il avait fait la connaissance quelques temps auparavant. Il traversa Mâcon,
puis Chalon sur Saône et enfin arrêt à Dijon. Là il s’octroya un vague casse-croûte au buffet
de la gare et dormit dans le hall avec son baluchon en guise d’oreiller.
Secoué dans son sommeil par un balayeur, César se réveilla en sursaut, le jour
pointait à peine. Il sortit de la gare, trouva une fontaine pour faire un brin de toilette et prit un
café à la terrasse d’un bistrot. Tout en sirotant son café, nettement moins bon que ceux de
Turin, César réfléchissait.
Le but de son voyage approchait, il était peut-être temps de donner quelques
nouvelles à ses parents. Il acheta une carte postale, y griffonna quelques mots et la posta en
revenant à la gare. Il prit un billet pour Chaumont, ce faisant il compta sa fortune. Celle-ci
s’amenuisait dangereusement, il devenait urgent de faire escale définitive avec un travail à la
clé
Dans le train qui l’emmenait vers Chaumont, il compta et recompta son pécule. Il
lui restait environ une semaine, dix jours au plus d’autonomie, suffisant pour regagner cet
Eldorado tant convoité, et y faire sa pelote. Encore tout dans ses pensées, le train entra en gare
de Chaumont dans un grincement de ferraille assourdissant. César descendit. « Enfin ! Se dit-
il, me voilà arrivé ».
Restait maintenant à trouver ce fameux travail et ensuite un logement. Oh ! Il
n’était pas difficile, une simple chambre avec un lavabo lui suffirait amplement. Vite dit mais
moins vite fait, surtout quand on ne peut s’exprimer correctement en français. D’autant plus
que dans cette région on ne rencontrait pas beaucoup d’Italiens, sauf évidemment sur les
chantiers ferroviaires !
César traîna sa misère quelques jours, en tournant en rond dans le hall de la gare de
Chaumont et de ses environs immédiats. Il n’était pas difficile, mais tout de même, cela faisait
presque une semaine qu’il dormait à même le sol ou sur un banc, cela ne pouvait plus durer. Il
avait espéré, en restant là, rencontrer des compatriotes cherchant comme lui du travail mais de
quel côté qu’il se tournât, il n’entendait que parler français. Il fut pris d’un doute, « Et si je
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m’étais trompé ! », pensa-t-il. Il fallait faire quelque chose, mais quoi ! De toute façon, ce
n’était pas en restant dans ce périmètre restreint qu’il trouverait une solution…
César ramassa son baluchon et se décida. Il irait en ville, là il rencontrerait bien
quelque chose ou quelqu’un. Le centre de Chaumont ne se trouvait qu’à cinq minutes de la
gare, ce n’était pas le bout du monde ! Il en avait fait beaucoup plus avant d’arriver ici ! Il
aperçut un clocher sur un toit et se dirigea droit dessus, au bout de quelques centaines de
mètres il arriva au pied d’un grand bâtiment, l’Hôtel de Ville, le cœur de Chaumont. Tout
autour n’était que rues et ruelles avec boutiques et bistrots. Ce serait bien le diable s’il ne
dénichait en ces endroits du travail ou à tout le moins quelques renseignements. Dans une
ville d’environ douze mille âmes, il y avait forcément du travail !
Dans les années 1850, Chaumont avait connu une formidable évolution
économique et industrielle. Des entreprises de ganterie, de bonnèterie et de draperie,
s’installèrent à Chaumont et malgré l’occupation par les Prussiens de juillet 1870 à mai 1871,
elles étaient toujours là. Elles avaient sûrement besoin de bras. Seulement, ces activités
n’étaient pas vraiment dans les cordes de César. Il était charron et maréchal ferrant, il ne
faisait pas dans la dentelle !...

Chaumont (Rue Chamarande)

La compagnie des Chemins de Fer de l’Est avait construit en 1856 un imposant


viaduc. Celui-ci surplombait la vallée de la Suize à plus de 50 mètres de haut, sur une
longueur de 650 mètres. Cet ouvrage avait nécessité la construction de cinquante arches, en
employant deux mille cinq cents ouvriers et en utilisant trois cents chevaux. Et les travaux de
cette compagnie ne s’arrêtèrent pas en si bon chemin. Elle réalisa en autre les lignes de Paris à
Strasbourg, via Nancy et Mulhouse et Paris à Gray, via Troyes, Chaumont et Langres. Toutes
ces réalisations n’étaient pas totalement terminées et le plan Freycinet lancé en 1878 allait
procurer du travail à de nombreux ouvriers, du terrassier au maréchal-ferrant.

En effet, en 1878, monsieur Charles de Freycinet lança un ambitieux programme


de travaux publics. Il voulait doter la France d’un réseau important de chemins de fer, de
canaux et d’installations portuaires. L’objectif majeur de ce plan Freycinet était de donner
accès au chemin de fer à tous les français, ceci afin de favoriser le développement
économique du pays et réaliser le désenclavement des régions reculées. Ce plan prévoyait la
construction de 8700km de voies ferrées d’intérêt local. Cette réalisation dura jusqu’en 1914,
et fut pratiquement entièrement réalisée, ce qui allait procurer du travail à quantité de gens.
Ajoutons à cela la construction de lignes à des fins militaires en région Est, on comprend
aisément que la main d’œuvre française n’y suffisait pas.

César en était là de ses interrogations lorsqu’au détour d’une ruelle, il entendit


parler italien. Surpris, il se retourna et aperçut un groupe d’hommes qui approchait vers lui.
Arrivé à sa hauteur, César, prit d’une inspiration, les salua en italien. Le groupe s’arrêta tout
net devant lui. L’un d’eux le dévisagea et lui demanda :
- Alors comme ça, tu parles italien ?
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- Bien sûr ! Puisque je suis italien !


- Sans blague ! Et d’où viens-tu ?
- De… De Casalmaggiore…
- De Casalmaggiore ? Et bien comme tu vois, nous venons de Torino !
- Mais j’y suis passé !
- Bon ! Y a combien de temps que tu es là ?
- A Chaumont ? Trois ou quatre jours.
- Et bien sûr, tu cherches du travail !
- Oui ! Parce que je n’ai plus guère de sous en poche !
- Bon ! Du travail en France, c’est pas ça qui manque. Mais avant tout il faut te
trouver un logement. Je suppose que tu ne sais pas où dormir ?
- Non ! Jusqu’à présent j’ai dormi dans la gare. C’est pas très confortable !
- Bon ! Viens avec nous. Nous logeons dans une grande cambuse, on trouvera
bien un matelas pour toi. Au moins tu seras à l’abri des courants d’air.
- Ben ! C'est-à-dire que je ne sais pas si je peux…
- Comment ? Tu ne veux pas venir avec nous ?
- Si, si ! Mais vous êtes déjà nombreux. Je ne voudrais pas être de trop.
- Ecoutez-moi ça, les gars ! Monsieur fait son grand timide ou alors on n’est pas
assez bien pour lui !

D’autres compatriotes s’approchèrent de lui et commencèrent à le chahuter. César


prit peur et faillit se sauver les jambes à son coup lorsqu’un grand type lui mit la main sur
l’épaule. Il dépassait César d’une bonne tête, avait une carrure de déménageur et un regard
bleu acier qui figea César sur place. A ces airs dominateurs, César pensa qu’il devait être le
chef du groupe.

- Ecoute bonhomme ! Peu importe d’où tu viens mais maintenant tu es en France,


en pays inconnu, alors entre compatriotes il faut s’entre-aider. Tu viens avec nous et après on
avise. Tu ne peux pas rester seul ni continuer à coucher sur un banc dans le hall de la gare
sinon tu vas te faire ramasser par la police, et là, crois-moi, ce sera une autre histoire.
- La police ! Bredouilla César. Mais je ne fais rien de mal !
- Bien sûr ! Bien sûr ! Mais la police ne l’entend pas toujours de cette oreille. Alors
le mieux pour toi, c’est que tu viennes avec nous. Comme ça la police t’oublie et demain on
t’emmène au bureau de placement, ils te trouveront forcément un travail. Tu sais, la police
n’aime pas les gens qui n’ont pas de travail. Tu comprends…
- Si, si…
- Bon ! Tu vois, tu deviens raisonnable. T’as un métier au moins ? Tu sais faire
quoi ?
- Je suis charron et maréchal-ferrant.
- Bien ! Très bien ! Avec ça il te sera facile de trouver du travail. Il y a beaucoup de
chevaux et de carrioles sur les chantiers des chemins de fer et des canaux.

Contraint et forcé, mais au fond de lui-même ravi, César leur emboîta le pas. A
plusieurs, la vie devient tout de suite plus facile…

Ainsi, pendant deux ans, César resta en compagnie de ses compatriotes de


rencontre. Ils travaillèrent sur différents chantiers, César forgeait, changeait les fers des
chevaux, recerclait les roues de chariot et réparait quantité de moyeux. Il préférait de loin
cette occupation plutôt que celle de ses « pays » qui souvent sans sérieuse qualification,
déblayaient, terrassaient, et charriaient nombre de mètres cubes de déblais et remblais.
94

César était en train de retaper des fers de chevaux lorsqu’il vit arriver vers lui un
homme. Visiblement sa démarche et son maintient vestimentaire ne faisait pas de lui un
simple ouvrier. Intérieurement César s’en étonna puis machinalement reprit son travail,
pensant que l’arrivée de cet homme ne le concernait pas. Il se trompait… L’individu chaussé
de solides bottes en cuir se planta devant lui et demanda :
- C’est toi le maréchal-ferrant sur ce chantier ?
- Si, si… Monsieur…
- Bon ! Viens avec moi, je t’emmène voir mon patron.

Interloqué, inquiet et surtout décontenancé, César ne savait que penser. Il objecta :

- Mais… Je ne peux pas partir, je n’ai pas fini et je fais bien mon travail ici !
- Et bien justement ! Mon patron estime que ce travail tu le feras aussi bien,
sinon mieux ailleurs. Il a besoin d’un maréchal-ferrant et d’un charron comme toi. D’après ce
qu’on lui a dit, tu es le meilleur sur ce chantier. Et Monsieur Derochs a besoin d’un très bon
ouvrier.
- Mais… Mais… Je ne peux pas quitter Monsieur Collineau comme ça !
- Ne t’inquiète pas ! Monsieur Derochs s’est entendu avec lui. A partir de
demain tu es libre de quitter ce chantier. Range tes outils personnels et tes affaires, je passe te
prendre ici-même demain matin à 9 heures. Au revoir…

César restait perplexe. Il se sentait bien ici, pourquoi devrait-il s’en aller ? Ses
compatriotes l’avaient adopté, et même, vu sa petite taille, ils en avaient fait leur mascotte. Il
réfléchissait mais ne comprenait pas pourquoi il devait changer de patron. Dans son
étonnement, lors de la conversation avec le contremaître de Monsieur Derochs, à aucun
moment il n’avait pensé à discuter la question du salaire.
Le soir, rentré au baraquement, il s’en ouvrit à Giorgio, l’armoire à glace qui lui
avait fortement recommandé de se joindre à eux. D’ailleurs celui-ci venait juste de remarquer
que quelque chose tracassait César, et il lui demanda :
- Quelque chose ne va pas sur le chantier ?
- Si, si… Enfin, je sais pas… Mais…
- Mais quoi ? Alors raconte…
- Le contremaître de Monsieur Derochs est venu me voir et il veut que je vienne
travailler sur ses chantiers.
- Monsieur Derochs ! Mais c’est un très gros entrepreneur d’Epinal, ça !
- Je sais pas ! Je le connais pas.

Giorgio ne put s’empêcher de reprendre sa langue natale.


- Ma idiota è il più grande imprenditore della regione ! E’una possibilità per voi !
Hai capito ! *
- Si, si ! Ho capito ! Ma a me dà fastidio lasciare tutti voi. Io sono con voi! *
- Et tu pars quand?
- Demain matin...
- Bene, bene…

César ne dormit pas beaucoup cette nuit là. Il aurait bien aimé rester avec ses
compagnons des premiers jours. Mais Giorgio l’avait convaincu qu’il fallait partir, en lui
démontrant que ses qualités de maréchal-ferrant et de forgeron étaient reconnues. « Tu peux
être fier de toi », lui avait-il dit en sirotant un énième café avant d’aller se coucher.
95

Le lendemain matin, Giorgio attendait César pour lui dire au revoir. Les adieux
furent brefs, aucun des deux hommes n’étaient du genre à larmoyer lors d’un départ. Ils se
serrèrent la main et se donnèrent l’accolade, en se séparant, César entendit :
- Go go ! Che Dio vi benedica ! *

Décidément, lui aussi, tout comme Sebastiano l’avait fait en le mettant dans le
train à Turin, lui aussi, le remettait sous la bénédiction de Dieu. Ce Dieu, dont tout le monde
parlait, il devait bien exister, tout de même ! Cela lui rappela Mama Luiza. Aussi Giovanni,
son père, qui lui ne croyait ni à Dieu ni à Diable. Une montée de larmes lui envahit les yeux et
il ne se retourna pas, il se contenta simplement de lever la main vers Giorgio en signe d’adieu.
Les dés étaient lancés, maintenant il n’était plus maître de son destin. Il devait avancer…

César arriva sur le chantier, le contremaître de monsieur Derochs l’attendait déjà,


assis sur son charretin. César monta sans tarder, un coup de fouet claqua dans le petit matin et
les deux chevaux s’élancèrent. César partait vers un nouvel avenir sous le soleil de l’été
1880…
Il restera sur les chantiers de Monsieur Derochs, environ 2 ans…

* - Mais! Imbécile, c’est le plus grand entrepreneur de la région! C’est une chance
pour toi ! Tu comprends !
*- Oui, oui ! Je comprends ! Mais ça m’embête de vous laisser tous ! Je suis bien
avec vous !
* Allez va ! Que Dieu te bénisse !

Xertigny, mai 1882. Le retour.

Marimarie revenait à Xertigny, heureuse de retrouver les siens. Marie-Eugénie,


entourée de ses deux autres enfants, Clémence et Joseph-Eugène, l’accueillirent à bras
ouverts. Tout à la joie de leurs retrouvailles, Marimarie n’avait pas vu tout de suite, une
présence insolite, une ombre au fond de la cuisine, mais bien réelle. Lorsqu’elle entra dans la
maison, le doute n’était plus permis, il se trouvait bien là, assis sur un banc, à côté de la
cheminée.
Isidore la regarda entrer avec des airs de chiens battus et la mine ravagée par les
nombreux « canons » qu’il ingurgitait à longueur de journée. Malgré cela, on distinguait
encore une lueur de vive rancune dans ses yeux. Celle-ci s’aviva comme un charbon ardent
sur lequel souffle le vent du Nord, lorsqu’il croisa les yeux de Marimarie qui le fusillait du
regard. Il n’avait pas oublié, et lorsque Marie-Eugénie lui avait dit que Marimarie allait
rentrer, intérieurement il en jubilait d’avance. Dans sa piètre cervelle de rustre paysan,
s’échafaudait déjà mille pensées pour prendre sa revanche. Depuis le temps qu’il ruminait sa
rancune.
Marimarie soutint crânement le feu de ses prunelles, alors que dans les siennes
luisait et brûlait une haine viscérale. Comment sa mère avait-elle pu à nouveau tolérer la
présence d’un tel individu sous son toit ? Elle comprit, dès cet instant, que son séjour à
Xertigny serait de courte durée et qu’elle se tiendrait constamment sur ses gardes.

La cohabitation fut difficile. Marimarie se dit que cette situation ne pouvait plus
durer. Il fallait faire quelque chose. Elle devait repartir, à nouveau. Elle s’en ouvrit à sa mère :
- Mais enfin ! Pourquoi veux-tu repartir si vite ? T’es pas bien avec nous !
96

- Si ! Mais maintenant il faut que je gagne ma vie. Je ne peux pas toujours être à ta
charge.
- Oui, bien sûr ! Mais rien ne presse !
- Si Mmâ ! Je sais qu’il le faut !
- Très bien ! Et tu penses faire quoi ?
- Ben t’sais ! A Conflandey, je devais être chambrière. Finalement, je m’suis
retrouvée aux cuisines. Alors cuisinière ou cantinière, ça maintenant, je sais faire.

Elle ne savait pourquoi, mais Marie-Eugénie avait le sentiment que sa fille ne lui
disait pas tout. Son instinct de mère devinait quelque chose d’indéfinissable. Il fallait qu’elle
en ait le cœur net.
- Pourquoi es-tu rev’nue après deux ans de travail ? Tu n’ te plaisais plus à
Conflandey ?

Marimarie hésita. Elle n’avait pas jugé utile d’informer sa mère de ses
mésaventures avec Gaétan. A quoi bon l’alarmer ! Elle était revenue sans son enfant. Devait-
elle dire à sa mère que la plus grave décision de sa vie, elle avait dû la prendre seule,
contrainte et forcée. Son cœur de jeune mère en saignait encore, la plaie ne s’était pas encore
refermée. Se refermerait-elle un jour, d’ailleurs ! Le temps adoucirait peut-être les choses, les
circonstances de la vie lui feraient peut-être oublier momentanément ces moments difficiles.
Mais oublier complètement, Marimarie se disait que ce serait impossible. Absorbée dans ses
pensées, elle entendit à peine sa mère lui reposer la question.
- Alors ma p’tiote ! Tu rêves ? Pourquoi es-tu rev’nue ?

Cette fois Marimarie ne put esquiver, ni différer sa réponse. Confuse et pétrie


d’angoisse, ne sachant qu’elle serait la réaction de sa mère, elle se jeta à l’eau. Elle vint
s’asseoir d’un pas lourd, sur le banc à côté de Marie-Eugénie. Elle entreprit de tout lui
raconter. Et elle lui raconta tout, avec moult trémolos dans la voix. Des larmes plein les yeux
aussi. Au fur et à mesure qu’elle parlait, ses mains s’agitaient en de nerveuses arabesques,
dénotant sa confusion et son immense désarroi.
A la fin, Marie-Eugénie la prit dans ses bras. Elle caressa son visage, essuya les
larmes qui inondaient les joues de sa fille d’un liquide salé et amer comme le fil de la vie. Pas
un reproche, pas l’ombre d’une réprobation ne sortirent de ses lèvres de mère. Elle faisait
corps avec sa fille, elle essayait de prendre une partie de sa douleur. Certes ! Cela réconfortait
grandement Marimarie mais ne résolvait pas tout.
- Ma pôvre petiote ! Articula enfin Marie-Eugénie, complètement bouleversée, elle
aussi. Mâ pokwé té né no â jémâ ran di ?

Rassurée par ces gestes de mère, Marimarie éprouva subitement le besoin de lui
confier un autre secret. Lourd secret, qu’elle et Joseph-Eugène avaient enfoui au fond de leur
cœur et de leur mémoire. Terrible secret qui remontait maintenant en elle comme la vérité
remonte du puits dans lequel elle se trouvait enfermée depuis tant d’année. Horrible secret,
que maintenant elle ne pouvait plus cacher à sa mère.
Elle se raccrocha à sa mère comme à une bouée de sauvetage et lui raconta sa
mésaventure dans la grange avec Isidore. Elle lui narra comment elle avait réussi à s’en
débarrasser. Grâce aussi au courage de son petit frère qui avait compris qu’Isidore voulait
faire des méchancetés à sa sœur et s’était jeté sur ce dernier en brandissant un manche d’outil.
97

- Tu comprends Mmâ, pourquoi je dois repartir. En le voyant ici, maintenant, j’ai


lu une telle haine envers moi dans ses yeux, qu’il me fait peur. Je ne comprends pas pourquoi
il est revenu ! Ni comment tu le tolère encore sous ton toit !
- Ma pôvre p’tiote ! Oui ! Maint’nant je comprends ! Je t’aiderai… Plutôt, nous
t’aiderons…
- Pourquoi, ce « nous » Mmâ ? Je ne veux pas de l’aide d’Isidore !
- Non ! Rassure-toi, il ne s’agit pas de lui. Non ! Je vais en parler au docteur
Bauzon. Non ! Ne proteste pas, il nous doit bien ça. Il te doit bien ça !
- Mais Mmâ ! Félix n’y est pour rien !
- Si un peu quand même. S’il ne s’était pas mis en tête de vouloir te placer à tout
prix, nous n’en serions pas là. J’ vais lui demander s’il ne connaît pas une place pour toi à
Epinal. Mais cette fois, quelque chose de sérieux…
- Mais Mmâ ! Ce n’est pas la peine ! J’irai bien toute seule à Epinal, ce n’est pas si
loin !
Non ! Tu n’iras pas toute seule. Le docteur Bauzon t’accompagnera… C’est dit. Et
s’il ne veut pas t’accompagner, j’irai avec toi.

Félix avait appris le retour de Marimarie et il s’étonnait de ne pas encore l’avoir


revue. Aussi, décida-t-il de rendre visite à la famille Mougeot. Il trouverait bien un prétexte…
Et puis avait-il besoin d’un prétexte ? Après tout, il était médecin, et ne devait-il pas s’occuper
de ses malades….
Lorsqu’il arriva devant l’usoir, il trouva Isidore en train de retaper de vieux outils
et de ronchonner tout seul dans sa barbe. Il grommela d’un air bougon un :
- Bonjou’ docteur !
- Bonjour Isidore ! Marie-Eugénie est-elle là ?
- Peutêd bié do la keugîne !
- Merci Isidore !

Félix, connaissant parfaitement la maison, entra. Il ne trouva que Clémence.


- Bonjour Clémence ! Ta mère est-elle là ?
- Ah ! Bonjour Docteur Félix ! Oui, elle est derrière la môjon avec Marimarie. Je
vais la chorché, si vous voulez.
- Oui, Clémence, va, s’il te plaît ! Merci !

Félix, presque en habitué de la maison, se permit de s’asseoir à la table, en


attendant les trois femmes. Ce fut Joseph-Eugène qui entra le premier, en voyant Félix, il se
précipita et fit mine de s’asseoir sur ses genoux.
- Voyons, voyons Joseph ! Tu es trop grand maintenant !
- Bonjour Docteur Félix!
- Enfin Joseph ! Je t’ai d’jà dit cent fois de n’ pas app’ler le docteur Bauzon par
son prénom ! S’écria Marie-Eugénie en entrant dans la cuisine.
- Mais si ! Mais si ! Laissez-le Marie-Eugénie, ce n’est pas encore un homme
mais ce n’est plus tout à fait un enfant. Je lui ai donné le droit de m’appeler par mon prénom,
vous le savez bien.

Elle le savait en effet. Mais il avait fallu de patientes tractations entre Félix et
Marie-Eugénie pour qu’elle consente enfin à ce que son fils, appelle Félix par son prénom.
Encore y avait-elle mis un bémol, en demandant à Joseph : « Tu lui diras – Bonjour Docteur
Félix ». Un peu à contre cœur, Joseph avait accepté. Félix, en souriant, aussi. Il ne fallait pas
contrarier une mère qui éduque bien son enfant.
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- Hé ben ! Qu’est-ce qui nous vaut le piégi d’ vot’e visite, Docteur Félix. Et en
souriant elle appuya volontairement sur le « Docteur Félix ».
- Hé bien ! Je passais par là et en chemin je m’étonnais de ne pas avoir vu
Marimarie. Depuis le temps qu’elle est rentrée !
- Oh docteur ! Ben, c’est tout simplement qu’elle n’a pas eu b’soin d’ vos soins.
Mais, réflexion faite, maint’nant qu’ vous êtes là…
Elle hésita. Et après ce court moment d’hésitation, elle se lança.
- Et ben voilà, docteur…

Alors elle lui raconta tout, sans omettre le moindre détail. Au fur et à mesure
qu’elle avançait dans son récit, Félix mesurait combien avait été grande la déception de
Marimarie en arrivant à Conflandey. Il devinait et imaginait très bien les affres dans lesquelles
elle avait dû se débattre. Le cruel dilemme qui s’imposa à sa conscience, puis l’immense et
insoutenable déchirure qui fut la sienne lorsqu’on lui arracha son fils… En proie à un profond
remord, à la fin il s’écria :
- Mais enfin ! Marimarie pourquoi n’avoir rien dit à ta mère ?
- Oh ! Vous savez Docteur, je ne voulais pas l’inquiéter !
- Mais pourquoi, dans ce cas, n’en n’as-tu pas parlé à Victor ! Il aurait pu
m’avertir !
- Peut-être, oui ! Mais il venait si peu au château. Et puis je suppose que Gaétan et
Monsieur Charles avaient dû lui demander de garder le silence, sinon…
- Oui, je vois ! Sinon… le chantage habituel de ce genre de gens ! Mais c’est
terrible ce que tu me dis là ! La perte de ton fils, Marimarie, nul ne pourra la réparer mais je
vais essayer de t’aider à prendre un nouveau départ. Pour l’instant, je ne sais pas trop
comment, mais je trouverai bien un moyen… Je vais y réfléchir…
- Merci Docteur ! Dit simplement Marie-Eugénie. Repassez quand vous
voulez…
- Ne vous inquiétez pas Marie-Eugénie, je reviendrai bientôt.

Sur ce, il se leva. Il se dirigea vers la porte, avec des semelles de plomb et le cœur
chaviré par ces révélations. Pourtant il en avait déjà pas mal vu et entendu dans sa carrière de
médecin. Mais là, jamais il n’aurait pu imaginer une chose pareille. Tout absorbé dans ses
funestes pensées, il entendit alors derrière lui :
- Attendez Docteur Félix, je vous raccompagne…

Il se retourna. Marimarie était sur ses talons, en un instant, elle le prit presque par
le bras. Elle le reconduisit jusqu’à son cabriolet et lorsqu’il monta sur le marchepied, son
instinct de médecin le mit en alerte. Il se retourna une nouvelle fois vers Marimarie, la regarda
droit dans les yeux, et lui dit :
- J’ai le sentiment « Petite Marimarie » que tu ne m’as pas tout dit ! Alors
qu’est-ce qui te tracasse encore ?
- Et ben, docteur ! Si c’t fois ci vous voulez m’aider, faites-le vite, parce-que…
- Parce que quoi ? Marimarie !
- Parce que je n’ peux pas rester longtemps, à cause d’Isidore !
- Comment ça ? A cause d’Isidore !
- Oui Docteur Félix ! Lorsque nous étions encore à La Chapelle aux Bois, il a
essayé de m’ violer dans la grange. Heureusement qu’ j’ai pu lui donner un bon coup d’ pioche
sur la tête et qu’ le petit Joseph m’a entendu crier. Sinon…
- Ah ! Nom de Dieu ! Ta mère est courant…
- Oui ! J’ lui ai dit quand j’ suis rev’nue à la maison.
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- Je comprends, je comprends ! Je vais tâcher d’arranger cela…


- Oui ! S’il vous plaît Docteur ! Mais pas dans une maison de soi-disant bonne
famille…
- Oui Marimarie ! Promis. Avec tous les travaux que le gouvernement vient de
décider, c’est bien le Diable si je ne te trouve pas quelque chose, en tant que cantinière. Je
vais me renseigner auprès de mes amis à Epinal.
- Merci Docteur. Au revoir et à bientôt.
- A bientôt Marimarie, je te le promets.

Contrarié, bouleversé, ennuyé, décontenancé, Félix regagna son cabinet. Arrivé


chez lui, il ne put faire autrement que de s’en ouvrir à Amandine, sa fidèle gouvernante mais
aussi sa précieuse confidente.
Le surlendemain, il se rendait à Epinal, chez des amis et des relations. Il rentra
satisfait. Dormit comme un loir avec le sentiment d’avoir réparé une injustice. Oh ! Certes !
Pas complètement ! Mais il avait trouvé une place de cantinière à Marimarie sur un des
nombreux chantiers de construction ferroviaire.
Le cœur un peu plus léger que lors de sa dernière rencontre avec la famille
Mougeot, il leur rendit visite. Il expliqua à Marie-Eugénie et Marimarie ce qu’avaient donné
ses démarches. Il attendit leur approbation qui ne fut pas très longue à venir.

Et c’est ainsi que Marimarie se retrouva « Cantinière », avec la responsabilité de


nourrir quelque cinquante ouvriers, sur un chantier de la ligne de chemin de fer « Chaumont-
Epinal ».
Nous étions en juin 1882…

DEUXIEME PARTIE

CESAR ET MARIMARIE
100

(Ou le fil d’une vie à 2)

Octobre 1944. César assis sur le banc, devant chez son fils, réchauffait ses vieux
os au pâle soleil d’automne. En cette saison qui annonce la fin de l’année, lui, en était au
crépuscule de sa vie… Il méditait, et comme si, lui aussi, pensait qu’il ne finirait pas l’année,
il tentait de mettre de l’ordre dans ses souvenirs… Il y a bien longtemps de ça… Quatre vingts
ans déjà ! Pour les plus anciens… Son enfance en Italie…
Passavant venait d’être libéré par les troupes françaises et alliées. Une chape de
plomb se retirait, et la France, sa patrie, pouvait enfin respirer ! Car la France était bel et bien
devenue sa patrie ! Oh ! Certes ! César n’avait pas renié son Italie natale mais sa vie s’était
construite en France. Et César y avait connu deux guerres, avec ses angoisses, ses espoirs…
Mais pour l’heure, il n’en était plus là. Non ! Il refaisait ou plutôt non, il repensait sa vie….
On ne refait jamais sa vie, elle se déroule, tout simplement… Celle de César connut des joies,
des peines, des émotions, des moments difficiles mais aussi des petits et des grands bonheurs.
Il était arrivé en France à tout juste vingt ans. Cette France tant convoitée dans son
adolescence, il y avait fait sa vie. Elle l’avait accueilli, en lui donnant du travail… Non ! Il ne
regrettait rien, il pensait, c’est tout… Bien sûr, il serait resté en Italie, les événements
n’auraient pas été du tout les mêmes. Non ! Décidément, il ne regrettait rien. Sauf peut-être le
Pô et le doux soleil de Casalmaggiore… Minces regrets par rapport à une vie bien remplie…

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La rencontre. Printemps 1883.


101

Avril 1882, César venait de changer d’employeur. Non pas, qu’il ne se plaisait pas
chez Monsieur Derochs mais un des émissaires de Monsieur Cencelme lui avait proposé un
meilleur salaire. César n’avait d’ailleurs jamais vu son patron-entrepreneur, l’entreprise de ce
dernier étant basée à Lons-le-Saunier. Il ne connaissait et n’avait à faire qu’à un de ses
nombreux chefs de chantiers. Celui-là même qui venait de le repérer et de le débaucher de
chez Monsieur Collineau. Il est vrai qu’en ce temps là, il y avait du travail et on pouvait
facilement changer d’employeur…
César travaillait déjà depuis deux ou trois mois sur un de ces chantiers de la ligne
de chemin de fer, « Chaumont-Epinal », quand son mentor le fit appeler par son contremaître.
Contrarié et un peu mal à l’aise, avec une pointe d’appréhension nichée au fond du cœur, il se
rendit dans la cabane-bureau de son chef de chantier. Debout sur le pas de la porte, triturant sa
casquette, il n’osait entrer, lorsque son supérieur, avec son fort accent d’Europe Centrale,
l’apostropha :
- Ah ! Te voilà Cezary! Entre et assied-toi… Mais entre, que Diable, je ne vais
pas de manger !
César fit quelques pas et s’assit du bout des fesses, mal à l’aise, sur une chaise
bancale face au bureau. Il se demandait bien ce que lui voulait Boleslaw Krazinski, émigré
comme lui, mais en provenance de Pologne. Nettement plus âgé que César, à force de travail
et de ténacité, il avait tracé son chemin et était devenu Chef de chantier. Evidemment, tous les
ouvriers sous ses ordres le jalousaient un peu et le surnommaient le « Polak », il le savait mais
ne s’en offusquait pas. De toute façon, il possédait l’art et la manière de remettre gentiment
mais énergiquement à sa place quiconque lui manquait de respect sous prétexte qu’il était
étranger. Se montrant exigeant et pointilleux avec ses hommes, il n’en était pas moins juste et
humain envers eux. Craint et respecté à la fois… Aussi, César un peu anxieux attendait que
Boleslaw lui explique ce qu’il voulait.
- Bon ! Demain tu fais ton sac. Tu déménages, je te transfère sur un autre
chantier.
Sous le coup de la surprise, César sentit monter une boule dans sa gorge. Il eut
quand même le courage de demander :
- Ma perqué ?! Yé souis bien ici… avec vous !
- Je le sais Cezary ! Mais j’ai besoin de toi sur un autre chantier. Le maréchal-
ferrant du chantier de Mirecourt vient d’avoir un accident et il n’y a que toi qui peux le
remplacer. Alors tu fais ton sac, tu prends tes outils et tu pars demain par le premier train.

En effet, cette ligne « Chaumont-Epinal » était en service régulier depuis 1878


mais il restait encore de nombreux aménagements à terminer, comme certains ouvrages d’art,
et de non moins nombreux mètres cubes de remblais à charroyer. Ceci nécessitait moult
chevaux et aussi moult tombereaux qu’il fallait ferrer et réparer, et ces travaux relevaient des
éminentes compétences de César. Il n’avait pas le choix et murmura :
- Si ! D’accord signore Boleslaw ! Yé serai prêt !
Devant son air penaud et résigné, Boleslaw crut bon d’ajouter :
- Cezary !... Ce n’est pas une punition ! Il n’y a que sur toi que je peux compter
pour le remplacer. Tu comprends !
- Si ! Si ! Signore Boleslaw ! Né vous en faites pas, yé serai prêt.
- Ah ! Encore une chose « Petit Cezary » ! Tu auras avec toi deux compagnons
de travail mais c’est toi le responsable. C’est toi qui dirigeras ces hommes, tu m’as bien
compris ?
- Si ! Si ! Yé comprends ! Mille grazie signore Boleslaw !
102

Lui, le petit Rital, depuis le temps qu’il trimait, quelqu’un avait enfin reconnu ses
capacités et lui confiait des responsabilités. Rassuré et avec un brin de fierté dans l’âme, le
lendemain César partait avec armes et bagages… Depuis quatre ans qu’il se trouvait en
France, il en avait connu des chantiers, des baraquements, et rencontré pas mal de déracinés
comme lui. César s’adaptait vite, et voilà, il s’adapterait une fois de plus…

Le lendemain, son paquetage rassemblé et ses outils bien rangés dans sa grande
sacoche en cuir, il prit le premier train en partance pour Mirecourt. Après une heure trente de
trajet où pendant ce temps César admira le paysage, il débarqua enfin en gare de Mirecourt ou
un colosse l’attendait. Ferdinand Leroyer, du haut de ses deux mètres, repéra d’emblée le petit
Rital. Quand il l’accosta, César eu un choc, à Chaumont lorsqu’il avait rencontré Giorgio,
celui-ci lui avait déjà paru très grand mais là, cela dépassait tout, dans tous les sens du terme.
Ferdinand, deux mètres zéro cinq, cent vingt kilos de muscles, fut obligé de se pencher pour
serrer la main de César et quand celui-ci le regarda, il n’en finissait pas de lever les yeux.
Pratiquement deux bonnes têtes séparaient les deux hommes. Normand d’origine, Leroyer
avec pourtant un nom bien français, avait des allures de Vikings, probablement héritées de ses
lointains ancêtres. Quand il broya les phalanges de César en guise de bonjour, ce dernier se
demanda s’il pourrait encore se servir de sa main après un tel contact. Ce duo, en sortant de la
gare, présentait un tel contraste que bon nombre de personnes ne purent s’empêcher de se
retourner sur leur passage. Malgré son naturel d’ordinaire paisible, Ferdinand se montrait
parfois un peu ombrageux, et il ne faisait pas bon lui chercher noises. Ses collègues et amis le
connaissait, et pour qui savait le prendre, Ferdinand se serait fait couper en quatre pour eux.
Vu sa grandeur, peut-être même en six ! Aussi adopta-t-il César d’emblée tout en le
conduisant dans ses nouveaux appartements.

César s’installa donc dans le coin du baraquement qui lui était réservé. En tant que
« responsable » maréchal-ferrant il disposait d’une espèce de box qui le mettait un peu à l’abri
des regards indiscrets et lui conférait de plus une certaine autorité. En règle générale, dans ce
type de baraques de chantiers une cinquantaine d’hommes, tous des manouvriers, dormaient
dans une grande salle sur de simples lits de camp, avec une ou deux vieilles caisses en bois
qui leur servaient de table de chevet, dans lesquelles ils rangeaient les quelques effets leur
appartenant. En majeure partie des émigrés, comme César, après ce qu’ils avaient connu,
certains n’en demandaient pas tant et se contentaient facilement de ce confort tout à fait relatif
et rudimentaire. Au moins, ils dormaient et mangeaient à l’abri d’un toit ! Luxe suprême pour
quelques-uns ! César comprit que, lui avait de la chance de pouvoir disposer d’un endroit où
lui seul y règnerait en lui laissant un peu d’intimité. Malgré la solidarité existant entre tous ces
travailleurs venus des quatre coins de l’Europe, il s’en trouverait bien quelques-uns qui le
jalouseraient un peu. En y pensant, César se dit, que s’il le fallait, Ferdinand y mettrait bon
ordre. Rasséréné, il s’installa du mieux qu’il pu. Un tantinet méticuleux, il rangea ses
quelques vêtements et autres objets personnels, puis il prépara ses outils, en fit une inspection
rigoureuse, sélectionna ceux dont il aurait probablement besoin dès l’après midi. Satisfait, il
fit rapidement le tour de son appartement des yeux et se rendit à la cantine où Ferdinand lui
avait donné rendez-vous. Ce dernier se trouvait déjà là en compagnie de deux autres hommes
habillés de rudes vêtements de grosse toile protégés de lourds tabliers de cuir. Ferdinand le
héla, l’invita à s’asseoir à leur table et lui présenta ses deux futurs compagnons de travail. Un
« Polak » comme Boleslaw, avec des yeux de fouine et un menton en galoche, et un « Rital »
comme lui avec des cheveux frisés noirs comme les ailes d’un corbeau. D’instinct, César sut
103

qu’avec les « Yeux de fouine », il serait difficile de s’accorder, il décela quelque chose de
fuyant chez cet homme et décida, en son for intérieur, de se rapprocher de son compatriote.

Il en était là de ses réflexions, lorsqu’il la vit… Elle passait de table en table,


servant tous ces affamés en disant à chacun un mot gentil ou les remettant à leur place
lorsqu’ils se permettaient certaines privautés envers elle… César la voyait belle… Elle avait
vingt ans…

*****

L’inactivité l’avait engourdi et les derniers rayons du soleil réchauffant sa vieille


carcasse le firent basculer dans une sorte de béatitude bienheureuse. César somnolait sur son
banc, lorsque son fils lui posa la main sur l’épaule :
- Allez ! Viens papa ! On mange, la soupe est prête…
César encore dans ses pensées se leva et se dirigea vers la cuisine où sur la table
fumait un grand bol de soupe, devant un verre de vin rouge. Petit plaisir d’une fin de vie… Le
fil de cette vie, il serait bien assez tôt de s’en rappeler demain.

*****

La belle vosgienne…

Ce jour là, César ne vit qu’elle ! Certes les femmes n’étaient pas nombreuses sur
ces chantiers mais parmi la demi douzaine qui travaillait à l’intendance vivrière, il n’en vit
qu’une. Une jeune femme de vingt, cela se remarque vite, surtout quand elle se montre
avenante et qu’elle est jolie. Il la regarda, et sans malice elle lui rendit son regard. Chez César,
Cupidon venait de faire son œuvre, la flèche qu’il lui décocha lui resta plantée dans le cœur.
Cependant, il ne savait pas encore que son type méditerranéen l’avait, elle aussi, un peu
chaviré. Le reste ne serait qu’une question de temps…
Sous ses airs bourrus de Viking, Ferdinand le colosse s’en aperçut. En plaquant
une tape amicale sur l’épaule de César qui sous l’effet de la surprise accusa le coup, car même
un geste amical de Ferdinand vous secouait, disons un peu plus que légèrement. Ce dernier lui
dit :
- Allez ! En route maréchal-ferrant, il faut que je te montre tes ateliers ! Tu
penseras aux filles plus tard, pour l’instant il y a du travail en retard, alors on doit s’activer, toi
et moi.
César regarda Ferdinand incrédule et interloqué, il lui demanda :
- Vo avez bien dit « mes ateliers » ! Perqué mes ateliers ?
- Ben pardi ! Parce que vous êtes trois, bourrique ! Et que vous avez chacun le
vôtre. Mais attention, hein ! C’est toi qui dirige les trois, tu en es le responsable en titre. Les
ordres transmis par le « Polak » sont formels, c’est toi le chef. Tu as ton atelier et tu
supervises ceux de tes deux acolytes. Allez viens ! On va voir ça !
104

- Bene, bene ! Yé vous souis !

Ferdinand toisa César, ce qui vu sa taille n’était pas bien difficile, et le fixa droit
dans les yeux. Une ombre de crainte envahit le cœur de César. Mais d’un air bon enfant le
géant lui dit :
- Ecoute petit Rital ! Ce n’est pas parce que j’ai deux têtes de plus que toi que tu
ne peux pas me tutoyer. Tu sais on est tous dans la même galère, alors… Et puis si ça te gêne,
appelle-moi Ferdinand !
- Oh ! Ze n’oserai zamais ! Yè viens youste d’arriver !
- Et bien, il faudra t’y faire, César. Descendant d’empereur… Allez viens… On
est amené à travailler ensemble, alors autant que ça se fasse dans la bonne humeur.

Ferdinand balada César sur le chantier où s’activait une cinquantaine de


travailleurs ; manouvriers, terrassiers, charretiers… Il lui réserva les ateliers de maréchalerie
et charronnage pour la fin de l’après-midi. En les découvrant, César se sentit comme chez lui,
l’antre d’un maréchal-ferrant, finalement à quelques détails près est partout la même. Yeux de
fouine et le Rital étaient au travail, si le premier n’accorda aucun regard à César, par contre
son compatriote vint au-devant de lui et lui serra la main. Avec lui, au moins, le courant
passait bien, du Polak « Yeux de fouine » il faudrait s’accommoder et surtout se méfier. César
venait de se rendre compte que tous les Polaks ne ressemblaient pas à Boleslaw ! Hélas !
Au bout de trois heures, Ferdinand lui mit la main sur l’épaule, ce qui pour le
géant représentait un exploit car il lui était nettement plus facile de la poser carrément sur la
tête de son interlocuteur. Il lui dit :
- Bon ! Moi je rentre terminer quelques paperasses. Toi tu retournes finir de
t’installer et demain on bosse. Rendez-vous à la cantine à sept heures. D’accord ?
- D’accord, signore Ferdinand !
- Ah ben ! Tu vois, c’est facile ! Mais je te signale que le « Signore » est de trop !
Allez files ! A tout à l’heure… Fils d’empereur…
- A tout à l’heure, signore Ferdinand…

César rentra dans ses appartements, enfin, ce qu’il considérait comme tel. Il ferma
la porte soigneusement derrière lui et rangea méticuleusement ses affaires. César n’aimait pas
le désordre, mais par-dessus tout ce qu’il détestait le plus, c’était de chercher quelque chose
de mal rangé. De l’ordre et de la méthode, cela s’avérait de même avec ses outils. Il partait
d’un principe, inculqué par Papa Giovanni, qu’un bon ouvrier prend soin de son matériel.

Ce rituel accompli, il s’assit sur l’unique chaise se trouvant dans son box, fit
encore un rapide tour d’horizon de son nouvel univers, et entreprit aussi de remettre de l’ordre
dans ses idées. Ca, c’était moins facile ! Cette première journée bien remplie, n’était pas
encore terminée. En effet, sa fin approchait et César, n’osant se l’avouer, ne tenait pas en
place. Il jeta un coup d’œil à sa montre, dix huit heures ! Encore une heure à patienter ! Et de
toute façon, serait-elle là ? Il n’en savait rien ! Et si elle ne travaillait qu’à midi, il ne la verrait
pas ce soir. Il lui faudrait attendre demain ! Impatient et inquiet, il était bien obligé d’admettre
qu’il devenait amoureux. Oh ! Certes ! Des filles, il en avait connu quelques-unes depuis qu’il
se trouvait en France. Mais pour la plupart des filles faciles qu’on trouve sur les chantiers,
afin de divertir les célibataires. Dans le fond, elles ne s’avéraient pas si différentes de celles de
son Italie natale. Pour le coup cela lui rappela Rosaria et une bouffée de nostalgie lui emplit le
cœur. Il se revit à Casal, le soir de ses adieux. Et maintenant, que devenait-elle ? Puis il chassa
bien vite ses souvenirs et pensa à celle qu’il espérait revoir ce soir…
105

Absorbé dans ses pensées, il n’entendit pas tout de suite qu’on frappait à sa porte.
Le deuxième coup le fit sursauter, il se leva prestement et alla ouvrir. Son compatriote le Rital
se tenait là, devant lui. César eut à peine le temps de lui demander le motif de sa venue que
l’autre enchaîna tout de suite :
- Z’est Ferdinand. I’ m’envoyé te zercher…
Puis se souvenant que César était Rital comme lui, il reprit sa langue maternelle :
- E’stato Ferdinando. Mi mando a prendere te. Lui dice se volete i pezzi migliori, è
interesse di fretta. Ah! Ha anche detto che ci fu una sorpresa per voi.
- Una sorpresa ? Ma che sorpresa ?
- Ma io non lo so ! Ma lui ha detto che è necessario fare in fretta!
- Bene, bene, sto arrivando! *

Intrigué, Césario suivit son compatriote. Arrivés à la cantine, Ferdinand les héla. Il
leur avait réservé deux places près de lui. Les deux hommes s’installèrent et Ferdinand
chuchota à l’oreille de César :
- T’as de la chance ! Elle est là !
César se fit tout petit. Ferdinand avait déjà tout deviné. Pourtant il n’avait fait que
croiser son regard, et elle le sien. Rien de plus. Il ne put que s’exclamer :
- Ma qué, est là ?
- Mais ta belle cantinière ! Fils d’empereur !

 - C’est Ferdinand. Il m’envoie te chercher. Il a dit que si tu veux


avoir les meilleurs morceaux, t’as intérêt à te dépêcher. Ah ! Il a dit aussi qu’il y a une
surprise pour toi. - Une surprise ? Mais quelle surprise ? - Mais je ne sais pas ! Mais il a bien
dit qu’il faut que tu te dépêches ! - Bien, bien, j’arrive !

César rougit jusqu’aux oreilles et piqua le nez dans sa gamelle. Quelques instants
plus tard quand elle revint tenant une marmite à bout de bras et qu’elle la posa bien en
évidence devant César, celui-ci n’osa relever la tête. Il aurait pu se faufiler dans un trou de
souris, qu’il y aurait plongé corps et âme. Ferdinand lui bourra un coup de coude dans les
côtes et lui dit :
- Tu vois ! Elle est t-y pas belle la surprise !
- Si, si, signore Ferdinand !
- Ah ! Ecoute-moi, fils d’empereur ! Si tu m’appelles encore une fois « Signore »,
je te fais manger ta casquette. Compris !
- Capito, capito ! Sign… Pardon ! Ferdinando.

Puis César se concentra sur son repas, sous le regard amusé de Ferdinand qui
venait de comprendre que le Petit Rital, qu’il appelait maintenant « Fils d’empereur », venait
de tomber amoureux d’une belle vosgienne. Elle revint plusieurs fois au cours du repas, César
osa l’impensable, il promena son regard sur son visage, la trouva belle, et décida que ce serait
la femme de sa vie. La belle vosgienne observa, elle aussi, ce Rital tout frisé et si elle
n’éprouva pas tout de suite un réel élan amoureux, César venait de changer quelque chose en
elle. Quelque chose d’indéfinissable pour l’instant mais qui allait bien vite se muer en
attirance, en tendresse puis en amour. Décidément Cupidon frappait à la porte de deux cœurs,
dont l’un avait pas mal roulé sa bosse depuis son arrivée en France, et dont l’autre avait été
pas mal cabossé par la vie.
106

César trouva n’importe quel prétexte pour s’attarder à la cantine, tant que sa belle
vosgienne allait et venait entre les tables. Finalement quand il ne resta pratiquement plus que
quelques ouvriers attardés devant un dernier canon, Ferdinand le Viking l’entraîna au dehors.
- Allez viens ! Fils d’empereur. Tu la reverras demain ta belle vosgienne !
Maintenant on fait une partie de carte et on va se coucher. Demain y a du boulot !
- Ma Ferdinando ! Yé né sais pas zouer aux cartas françaises !
- Et ben ! C’est pas grave, tu nous regarderas ! Et puis tu apprendras. Allez
viens !

Après la partie de carte, les deux hommes rentrèrent se coucher. Ferdinand dans sa
cabane-bureau et Césario dans son box au dortoir. Il ne dormit pas beaucoup cette nuit là…
Son sommeil fut peuplé de rêves, tous aussi beaux les uns que les autres. Parmi eux, il se
voyait au bord du Pô, à Casal, sa belle vosgienne à son bras ou assis à la terrasse d’un café sur
la place Garibaldi.

*****

César n’était plus très alerte mais il éprouva néanmoins le désir d’aller au jardin.
Son jardin. Il regarda ses arbres, les arbres qu’il avait planté lui-même. Il y a bien des années
de ça. Il contempla ses belles et bonnes pommes, comme posées sur un lit d’herbe sèche taché
par une multitude de feuilles multicolores. C’est en ramassant une de celles-ci qu’il eut un
léger étourdissement. Il eut juste le temps de s’asseoir sur un banc. Son banc, fabriqué de ses
propres mains… Et il repartit dans ses pensées… Où en était-il ? Ah oui ! Il se souvenait
maintenant…

*****

Premier contact…

Sur le chantier de Mirecourt, tous s’affairaient, y compris César. Il ne chômait pas,


entre le ferrage des chevaux et les réparations des charretons et des tombereaux, il ne lui
restait plus beaucoup de temps pour s’occuper de ses affaires personnelles. De plus « Yeux de
fouine » se montrait un tantinet jaloux et cherchait constamment des noises à Césario. Oh !
Des petits riens, mais c’était ce genre de broutilles qui à la fin vous pourrissaient la vie.
Jusqu’au jour où une grosse querelle éclata. Intentionnellement ou pas, « Yeux de fouine »
répara avec une telle négligence un moyeu de roue, que celui-ci recassa, et le charreton
bascula, propulsant le charretier à terre. Heureusement, il ne fut que légèrement commotionné
et s’en tira avec une grosse frayeur, ayant vu quelques grosses pierres lui passer au ras des
étiquettes. Bien évidemment on accusa César, en tant que responsable, il aurait dû vérifier.
En temps ordinaire, il l’aurait sûrement fait mais devant le surcroît de travail, le
temps lui manqua. Alerté, Ferdinand dû remettre bon ordre à cet incident. Finalement, après
quelques palabres, Césario fut disculpé, grâce aussi à Sergio, son compatriote Rital.

Le lendemain de l’incident, César se rendit à son atelier et n’y trouva pas Yeux de
fouine. Contrarié, il se rendit chez Ferdinand, qui lui dit :
- Ne t’inquiète pas Fils d’empereur, je l’ai transféré sur un autre chantier. Tu ne
le reverras pas de si tôt. Il y a longtemps que j’ l’avais à l’œil, c’t apôtre là ! Demain tu auras
un autre compagnon, un Rital comme toi… Ah tiens ! En attendant, tu vas aux cuisines, les
femmes ont que’ques soucis avec les cuisinières. Ca fume de partout, paraît-il !
107

- Ma qué ! Vous êtes sour, Ferdinando ?


- Puisque j’ te l’ dis. Allez files !
- Tout dé souite ?
- Oui, tout dé souite, comme tu dis ! Et n’oublie pas tes outils !
- Si, si ! Signore Ferdinando !

Ferdinand, en souriant, ne releva pas le « Signore » et laissa filer César, content de


lui. Bien sûr, de temps en temps, il y avait de l’entretien à faire aux cuisines, mais n’importe
qui pouvait s’en charger aussi bien que César. Alors…
Alors ?... Alors, César arriva aux cuisines avec sa sacoche… Il fut accueilli par
une espèce de matrone avec une verrue à la Raspoutine qui lui demanda sur un ton rogue ce
qu’il voulait.
- Ma ! Z’est Ferdinando qué m’envoyé per répararé la forno.
- Quoi ! Le fourneau ? Quel fourneau ?
- Yé sait pas ! Ferdinando a dit qué fallait répararé la forno !
- Ben ! C’est pas le mien en tout cas !

Sur ce elle appela :


- Marie-Eugénie ? Le maréchal-ferrant est là. I’ paraît qu’i’ vient réparer un
fourneau d’ la part du Viking. T’es au courant, toi ?

Marie-Eugénie apparut, sortie d’on ne savait où, comme par magie ou par
enchantement. Ce qui pour César revenait au même ! Enfin, c’est ce que pensa César en la
voyant arriver dans un trottinement léger et gracile. Jusqu’à présent, il ne l’avait jamais
encore vu de si près. Il en fut tout confus et se préparait à repartir quand Marie-Eugénie dit :
- Oui ! Enfin, j’ crois ! Ce doit être c’ui d’ la Fanette ! L’aut’e jour elle s’
plaignait qu’ ça fumait d’ partout.
- Bon ! Occupe-toi d’ ça, moi j’ai à faire aux p’luches.
Elle entraîna César dans une seconde cuisine où effectivement Fanette s’affairait
devant un énorme fourneau qui fumait de partout. Il avait surtout besoin d’un bon nettoyage.
Un homme à tout faire eut pu s’en occuper, cela ne nécessitait pas les compétences d’un
maréchal-ferrant. César déclara :
- Ze ne peux pas fare grand-chose ! Il faut qué il forno, il est éteint ! Ze
reviendrai domani.

Il avait dit ça dans un souffle mais il restait planté là comme hypnotisé par Marie-
Eugénie. Elle s’en aperçut, et exprès fit durer le plaisir. César voulait partir, mais il n’osait
pas. En Italie peut-être aurait-il su comment faire, mais en France il ignorait encore beaucoup
de choses des us et coutumes de son nouveau Pays. Devant Marie-Eugénie il se sentait
comme prit au piège, il ne savait plus que faire. Finalement il bredouilla quelques mots,
pratiquement incompréhensibles pour Marie-Eugénie :
- Bene ! Il faut qué zé retourné au travail ! Yé reviendrai domani ! Addio !

Puis, en remettant sa sacoche en bandoulière, il tourna les talons, sans que Marie-
Eugénie ne puisse esquisser un geste ni proférer une parole. Elle aussi repartit par où elle était
apparue, se retourna juste avant de franchir la porte, mais Césario se trouvait déjà hors de
portée de son regard. « Idiot » pensa-t-elle, puis elle continua de vaquer à ses occupations.
Césario traversait le chantier en direction de son atelier lorsqu’il fut hélé par
Ferdinand, qui le regardait planté devant la porte de sa cabane-bureau :
108

- Holà ! Fils d’empereur ! Où coures-tu comme ça ? T’as déjà fini ta réparation ?


T’es un rapide toi !
César se retourna :
- Ma qué ! Fernandino ! Zé né peux niente faire ! La forno è encore troppo
caldo ! *
- Bon ! Je suppose que tu y retourneras demain ?
- Si, si, Fernandino ! Domani.

Et Césario détala vers sa maréchalerie comme un gamin pris en faute, ne laissant


pas le temps à Ferdinand d’ajouter quoi que soit. Heureusement qu’il avait du travail, il trouva
le temps moins long. Mais il avait aussi l’esprit occupé ailleurs, et plusieurs fois il faillit se
brûler en laissant échapper des fers chauffés à blanc. Il se demandait surtout comment il ferait
ce soir à la cantine. La peur d’être chambré par ses collègues de chantier le tenaillait, lui le
petit Rital qui osait seulement rêver à l’avenir avec une française. Il comprenait bien que cette
situation allait forcément engendrer des rivalités et des jalousies. Ce qui ne manqua pas
d’arriver, bien évidemment !
La cloche de chantier sonna l’heure du repas du soir. César enleva son lourd tablier
de cuir. Rangea ses outils et fit le tour de son atelier des yeux. Tout était apparemment en
ordre, ceux de ses deux acolytes aussi. Les feux couvraient bien toute la nuit, ils n’auraient
besoin que d’un peu de souffle pour redémarrer demain matin. Il pouvait se rendre à table
avec le sentiment du travail bien accompli. Il prit sa place habituelle, avec ses deux
compatriotes et non loin de Ferdinand. Quelque peu anxieux et sur le qui-vive il se demandait
bien comment se présenterait la suite des événements. C’est alors qu’il la vit sortir de la
cuisine, comme à l’accoutumée avec une grande marmite dans les bras. Il fut soulagé mais
passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel pour finalement rester sur le rouge. Rouge qui lui
monta jusqu’aux oreilles !

* Mais ! Ferdinand ! Je ne peux rien faire ! Le fourneau est encore trop chaud !

Elle était bien là ! César attendait qu’elle vienne servir la table. Il ne tenait pas en
place, et cela trahissait une certaine inquiétude. Ne s’était-il pas comporté comme un idiot lors
de sa visite aux cuisines ? Il ne savait ! Il regardait Marie-Eugénie, mais celle-ci l’ignorait ou
plutôt faisait semblant de ne pas le voir. Pas un seul instant elle ne vint servir à la table où
Césario mangeait. Il semblait qu’elle avait délégué ses pouvoirs à la Fanette. Sans se l’avouer,
César en fut très contrarié. Il imaginait très mal sa seconde intervention demain matin. Au
point qu’il pensa y envoyer son ami Sergio… Cette nuit là, César dormit comme un boisseau
de puces…, d’un sommeil très agité et peuplé de moult pensées, souvent aussi contradictoires
les unes que les autres…
Le lendemain matin, avec une mine chiffonnée de quelqu’un qui a passé une
mauvaise nuit, César traversait l’esplanade du chantier en trainant les pieds pour se rendre à
son atelier. Il n’avait pas fait trois pas qu’il fut hélé par Ferdinand :

- Alors ! Fils d’empereur ! La nuit a été dure à c’ qu’on dirait ! T’es sûr que tu
auras les yeux en face des trous, c’ matin. N’oublie pas qu’ tu dois aller aux cuisines !

Raté ! C’était raté ! Césario s’était imaginé qu’en arrivant à la forge, il enverrait
Sergio à sa place. Mais éperonné par Ferdinand, il se devait d’y aller. D’autant plus que celui-
ci enfonçait le clou en ajoutant :
- Vas-y ce matin, parce que maintenant « Il forno, il plou caldo ».
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Ferdinand l’avait un peu taquiné en imitant ses expressions de Rital, mais ce


n’était pas méchant. César le prit ainsi, d’ailleurs ce n’était pas la première fois que Ferdinand
le mettait en boîte de cette façon. Gentiment… Il répondit :
- Si, si ! Ferdinando ! Yé passe à studio per ottenere mes strumenti et j’y vais tutto
dé souite !
- C’est ça ! Allez file !
Puis Ferdinand attendit que Césario reprenne sa marche et dans un grand éclat de
rire, il ajouta :
- Dépêche-toi ! Bougre d’âne ! Avant qu’elle ne rallume le fourneau. Elle
t’attend…
César n’osa pas se retourner mais inconsciemment il accéléra le pas. En proie à
une grande agitation intérieure, mal à l’aise il se rendit à la cantine. En arrivant, il déchanta.
Miss « Raspoutine » l’attendait. De prime abord, il crut que Ferdinand l’avait envoyé dans un
traquenard. Miss « Raspoutine » l’apostropha :
- Ah ben ! C’est pas trop tôt ! On t’attend pour rallumer l’ fourneau ! Et
dépêche-toi, sinon ta pitance n’ s’ra jamais prête à midi ! Bon ! Tu connais l’ chemin, tu
trouv’ras ben tout seul. Allez ! Bon sang d’ bois ! N’ reste pas planté là comme un poireau !
R’mue-toi ! Marie-Eugénie ou la Fanette doivent déjà t’attendre d’puis un bon moment !

A entendre le nom de Marie-Eugénie, César se ressaisit. C’est tout juste si,


brusquement des ailes ne lui auraient pas poussé dans le dos. Il passa prestement devant Miss
« Raspoutine » et se rendit dans la seconde cuisine. Personne ! Il attendit quelques secondes.
Toujours personne ! Il ne pouvait pas rester là sans rien faire, alors il se mit au travail. Ainsi,
tout affairé qu’il était, il ne l’entendit point arrivé. C’est en se retournant pour prendre un outil
dans sa sacoche qu’il la vit. Sous le coup de la surprise, celui-ci lui tomba des mains. Plus
rapide que lui, Marie-Eugénie se baissa et le ramassa. Elle lui tendit en souriant et César
comme dans rêve entendit une voix féminine qui lui disait :
- Ah ! Vous v’là enfin ! Allons ! Allons ! Dépêchons-nous, sinon nous ne
mangerons pas tous à midi.

César était comme sur un nuage, sa bonne fée lui avait parlé. Car il n’en doutait
pas une seconde, Marie-Eugénie serait sa bonne fée. D’ailleurs n’avait-elle pas dit
« Dépêchons-nous », comme si déjà elle pensait pour deux. L’avenir allait lui donner raison…

*****

Cet après-midi, le soleil brillait… César faisait une sieste bien mérité devant la
maison de son fils Albert. D’un appétit plutôt frugal, vu son grand âge, il n’avait pas
l’estomac lesté de façon inconsidérable. Malgré tout, il somnolait, à nouveau repartit dans ses
pensées… Il se revoyait un certain nombre d’années en arrière… Mais quelle année, déjà…
Ah oui ! Il en était seulement là…

*****

Premier rendez-vous

César dut retourner aux cuisines où il effectua encore de menus travaux


d’entretien. Miss Raspoutine veillait au grain. Cependant, malgré son air un peu rustre de
brave paysanne mal dégrossie, elle avait quand même compris. Et finalement, elle paraissait
110

plus revêche qu’elle ne l’était en réalité, et chaque fois que César venait vérifier la moindre
bricole, elle s’arrangeait pour disparaître. Fanette aussi, d’ailleurs…

Dans un italien chantant et dans un français pratiquement incompréhensible, en


guise de cour, il raconta à Marie-Eugénie ses péripéties et son arrivée en France. Celle-ci,
devant un certain charme latin, écoutait. Pas vraiment fascinée mais attentive. Et au fond,
c’est ce que demandait Césario, qu’on l’écoute. A part quelques rencontres furtives de la gent
féminine, Césario ne fréquentait que des hommes. D’ailleurs à cette époque, les femmes au
travail n’étaient pas légion. Mises à part les cantinières, dont faisaient partie Marimarie…

César revint encore quelques fois aux cuisines où Marie-Eugénie lui inventait de
petits travaux, parfois non indispensables. Mais il fallait bien justifier la présence de Césario
en ces lieux, il faut bien le dire, inhabituels pour lui. Ses absences à la forge forçaient ses
compagnons à le remplacer et leur apportaient un surcroît de travail. Etant « Ritals » comme
lui, ils ne disaient rien. Entre compatriotes on a plutôt tendance à se serrer les coudes. Mais ils
ne pouvaient pas toujours faire face aux multiples tâches qui leur incombaient. Si bien qu’un
jour César alla trouver Ferdinand et lui dit :
- Ferdinando ! Zé né peu plou aller aux cuisines ! Zé trop beaucoup de lavoro à
la forge et avec les cavalli !
- Ah ! C’est ça ! Ca ne te plaît plus le travail avec les filles !
- Si ! Si ! Ma Sergio et Fabiano, e non puô fare tutto ! *
- Comment ! Ils ne peuvent pas tout faire ! s’écria Ferdinand car depuis quelques
mois qu’il côtoyait César et ses compatriotes, il avait fini par décoder d’instinct leur langage
fait d’Italien et de mauvais français. Bon ! C’est vrai, ils ne peuvent pas tout faire ! Et puis tu
as raison, sur les trois, c’est toi le responsable. Alors dans ce cas tu retournes à temps complet
à ton atelier. Capito !

 Mais Sergio et Fabiano ne peuvent pas tout faire !

- Si, si ! Ferdinando ! Capito, capito !


- Bon ! J’enverrai un nouveau pour l’entretien du matériel des cuisines, à ta
place.
- Grazie ! Ferdinando !
Ferdinand le regarda partir, puis avec un sourire en coin, il héla César.
- Oh ! Césario ! J’envoie quelqu’un d’autre aux cuisines mais ça ne t’empêche pas
de surveiller ton cheptel !

César se retourna et devant sa mine ahurie, Ferdinand s’aperçut que César n’avait
pas bien saisi le sens de ses paroles. « Bon ! C’est pas grave ! Je lui expliquerai ce soir »,
pensa-t-il. Il fit un signe à César et rentra dans son bureau. Une fois installé à son bureau, en
fait une vieille table en bois presque vermoulue, Ferdinand réfléchit. « Ce n’est peut-être pas
la meilleure solution de lui parler de ça à la cantine, devant les autres », se dit-il. « Bon ! J’irai
le voir tout à l’heure ! ». Et il se remit au travail….

César finissait de ranger les nouveaux fers pour les chevaux, lorsqu’en se
retournant, il aperçut Ferdinand qui traversait le terre-plein du chantier et se dirigeait vers ses
ateliers. A tout le moins qu’on puisse dire, d’un pas décidé. César pensa immédiatement que
quelque chose clochait et il se tint sur le qui-vive. Il laissa Ferdinand venir jusqu’à lui et
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attendit l’orage. Après tout, c’était Ferdinand le plus haut responsable du chantier et ce n’était
pas parce qu’il estimait bien César qu’il n’avait pas le droit de lui faire des remontrances.
Ferdinand arriva derechef et apostropha Césario :
- Césario ! Il faut que je te parle !
Puis il se tourna vers Sergio et Fabiano qui enlevaient leur lourd tablier de cuir et
les renvoya. César n’en menait pas large. Il regardait Ferdinand ne sachant quelle contenance
prendre. Pourtant ce dernier n’avait pas l’air en colère, il affichait plutôt une mine bon enfant.
Et il attaqua en détachant bien ses mots :
- Bon Césarino ! Je pense que tu n’as pas bien compris ce que je t’ai dit tout à
l’heure. Alors voilà ! Ecoute-moi bien. Je sais que tu en pinces pour une de nos cantinières.

Devant les hochements de tête négatifs de César, il enchaîna :


- Si, si, ne dit pas non. Pourquoi crois-tu que je t’ai envoyé aux cuisines ? Hein !
J’ai bien vu depuis un moment que tu regardais Marie-Génie avec des yeux qui en disaient
long. Alors, maintenant, si tu ne vas plus aux cuisines, débrouille-toi pour ne pas te la faire
souffler par un autre. Tu sais, il n’y a pas que toi qui lorgne sur elle. Et d’après
« Raspoutine », je crois savoir qu’elle aussi a un faible pour toi. Alors, ne laisse pas passer
l’occasion.

César en resta tout abasourdi. Il s’attendait à tout, mais pas à ça. Il mit de longues
secondes à réaliser ce que Ferdinand venait de lui dire. C’est comme s’il sortait d’un rêve. Il
restait là, debout, et avait bien du mal à se réveiller. Encore sur son nuage, il entendit comme
un écho, la voix de Ferdinand :
- Césario ! Césario ! Oh ! Tu m’entends ?

Oui, il entendait, mais il n’en croyait pas ses oreilles. Encore un peu sonné il
bafouilla quelques mots :
- Si, si Ferdinando ! Yé t’entend ! Ma solo ! Ma yé né sais pas cosa dire.

- Et bien tu ne dis rien mais tu fais ! Après-demain c’est dimanche. Alors après
le repas de midi, tu emmènes Marie-Génie au bord de l’eau et, et… Oh ! Et puis merde !
Après tu te débrouilles. Capito Césario !

César restait toujours là, presque pétrifié sur place. Il n’osait bouger d’un pouce.
Incrédule il regardait toujours Ferdinand comme un chien regarde une saucisse sans pouvoir
la mordre. Finalement, Ferdinand lui prit le bras, le secoua et lui dit :
- Allez ! Viens ! On va casser la croûte ! Et arrange-toi pour lui proposer ton
rendez-vous ce soir ou demain quand tu la verras pour la dernière fois dans ses cuisines. Tu
m’entends ! T’as compris ! Capito !
- Si, si Signore Ferdinando…

Les deux hommes traversèrent l’esplanade et s’engouffrèrent dans la cantine.


Ferdinand l’estomac dans les talons et ravi du bon tour qu’il venait de jouer à César. César le
cœur complètement chaviré et l’esprit passablement tourneboulé par la tournure des
événements.
A la fin du repas, sur les conseils de Ferdinand, César ramassa sur la table une pile
de gamelles qu’il porta aux cuisines. Marimarie était déjà à la plonge. César posa ses
ustensiles à côté du bac dans lequel elle s’affairait et dans un souffle lui glissa à l’oreille :
- Hmm ! Dimanche après-midi. Voulez-vous venga con me a piedi.
112

Il avait presque repris sa langue maternelle, et Marimarie, bien qu’elle ne saisisse


pas tout à fait le sens de sa demande, comprit qu’il l’invitait à un rendez-vous galant. Elle
tourna la tête, regarda César, le gratifia d’un fin sourire et lui dit :
- Hé ben ! Pourquoi pas ! Venez me chercher vers trois heures.

Et suprême hardiesse venant de la part d’une femme, elle lui effleura la main et se
remit bien vite au travail. César aurait bien voulu lui rendre la pareille mais trop tard,
Marimarie avait déjà ses mains au fond du baquet rempli d’une eau de vaisselle saumâtre.
« Ce sera pour dimanche », pensa-t-il.

Autant dire que pendant les deux nuits qui le séparaient de son rendez-vous, César
ne dormit pas beaucoup. Elles lui parurent aussi longues qu’un jour sans pain, mais il prit son
mal en patience. Il n’avait pas le choix. Cependant grâce au coup de pouce de Ferdinand, les
choses avançaient. Au fond de lui-même, César était heureux. Peut-être pour la première fois
il éprouvait un réel sentiment d’amour envers une femme. Et cette femme s’appelait Marie-
Eugénie. Maria-Eugenia dans son italien natal. Il en aurait encore des choses à lui raconter…

Comme promis César vint chercher Marie-Eugénie à trois heures précises. Il ne


voulait pour rien au monde rater ce premier rendez-vous. C’était trop important pour lui. Les
deux jours précédents, il avait travaillé comme un fou pour retaper un vieux cabriolet, avec
lequel il espérait emmener Marie-Eugénie au bord du Madon à Mirecourt.
Mirecourt, Marie-Eugénie, en bonne Vosgienne qu’elle était, connaissait un peu
cette ville. Elle y était même aller une fois avec son père mais ces souvenirs ravivés lui
rappelèrent brutalement que François n’était plus là. Aussi pour ne pas ternir cette belle
journée, elle les réenfouit au plus profond de sa mémoire. Assise à côté de César sur le siège
avant du cabriolet, comme elle l’avait été autrefois sur le charreton de son père, elle se laissa
aller. Un cahot malicieux du chemin les secoua un peu et innocemment elle se retrouva tout
contre César. Celui-ci tenait les rênes et sentant soudain Marie-Eugénie plus proche, il tourna
la tête vers elle et lui sourit.
Ils traversèrent Mirecourt, capitale vosgienne de la lutherie et de la dentelle, et se
dirigèrent vers les bords de la rivière. Né dans les collines de la Vôge, le Madon coulait
nonchalamment sous le chaud soleil d’été en léchant amoureusement les butomes et les
roseaux tout en berçant d’un doux clapotis les grands nénuphars. Après avoir serpenté au
travers du plateau du Xaintois, il rejoint à Mirecourt son petit frère, le Val d’Arol et tous deux
vont enrichir la Moselle un peu en aval de Nancy. Mais cela, nos deux amoureux s’en
moquaient… Marie-Eugénie, en bonne cantinière qu’elle était, avait pris la précaution
d’apporter quelques provisions de bouche. César, lui, avait trouvé de quoi étancher leur soif…

Ils avaient trouvé une vieille couverture qui trainait dans le cabriolet. Ils
l’étendirent sur l’herbe et s’y installèrent, le panier à provisions à portée de main. Quelques
grands peupliers leur dispensaient une ombre bienfaitrice et rafraîchissante, et ils restèrent
ainsi pendant de longues minutes. Ni l’un ni l’autre n’osaient rompre le charme de cette
splendide journée d’été. Alors d’un commun accord, ils décidèrent d’attaquer le casse-croûte.
Cela ferait diversion et un ou deux petits verres de vin détendraient peut-être l’atmosphère.

Finalement, ce fut Marie-Eugénie qui entama la conversation la première et


comme il fallait bien commencer par quelque chose, elle lui demanda :
- Dis-moi César ! Il y a longtemps que tu es arrivé en France ?
113

D’emblée elle l’avait tutoyé et aussi appelé César. A la cantine, devant les autres,
elle ne se serait jamais permis une telle chose. Mais ici, ce n’était plus pareil, ils se trouvaient
à l’abri des oreilles indiscrètes et surtout des jalousies et des ragots du chantier. Voyant qu’il
ne répondait pas tout de suite, elle continua l’air interrogateur:
- Je peux t’appeler César et je peux aussi te tutoyer ? Ca ne te dérange pas ?

Revenu à lui, César lui répondit enfin :


- No, no ! Yé peut t’appeler aussi Maria-Eugenia et te tuteyer ?
- Mais oui ! Bien sûr ! Alors, dis-moi César ! Depuis combien d’années tu es en
France ?
- Quattro o cinqo, yé crois.

Voilà! La conversation était lancée. Maintenant César parlait, et comme tout bon
Italien, il parlait avec les mains. Celles-ci virevoltaient dans l’air comme des lucioles affolées
et prisonnières d’une lumière invisible. Marie-Eugénie les regardait, des mains de forgeron,
calleuses à souhait. Des mains de travailleur.
César lui raconta son enfance, lui parla de son Italie natale, de sa famille, de ses
camarades. Il passa sous silence l’épisode de Rosaria, ce n’était pas le moment. Et puis c’était
aussi le passé, maintenant sa vie se trouvait ici. Rosaria… Qu’était-elle devenue ? Il la chassa
de ses pensées et revint en France. Marie-Eugénie profita de ces quelques instants d’hésitation
pour lui demander :
- Tes parents et ta famille ne te manquent pas ? Et l’Italie non plus ?
- Si, si ! Ma yé n’avait pas le scelta ! *
- Comment ? Le scelta ?
- Si, si ! Scelta ! Y’étais oblizé de venir en France ! En Italie, y avait pas de
travail.
- Oui, oui ! Je comprends. Et tu as fais beaucoup de chantiers avant d’arriver sur
celui-ci ?

*Le choix.
- Si, si ! Molto ! Peut-être dieci o dodeci ! Oui, dix ou douze !

Comme il put, César lui parla des différents chantiers qu’il avait connus, depuis
son arrivée à Chaumont. Puis à court d’idées, il s’allongea sur le dos et ferma les yeux, bercé
par le léger bruissement du vent dans les feuilles des peupliers. Marie-Eugénie respecta son
silence et pendant ce temps rangea le restant des provisions dans le panier. Elle remit un peu
d’ordre dans ses vêtements, se leva et alla se dégourdir les jambes au bord de la rivière.
Absorbée dans ses pensées, elle n’entendit pas Césario s’approcher, l’herbe épaisse
ayant amorti ses pas. Soudain, elle sentit deux bras musclés l’enlacer. Elle ne put se retourner
tout de suite tellement César la tenait serrée contre lui. Elle ne résista pas à l’étreinte, au
contraire même. Césario la retourna vers lui et l’embrassa. Un peu surprise, elle lui rendit
néanmoins son baiser. Et ce jour là, ce baiser scella leur future union.
- Maria ! Parle-moi de toi !
- Pas maintenant César ! Il se fait tard, nous devons rentrer, sinon toi et tes
compagnons n’aurez rien à manger pour ce soir ! Nous en reparlerons dimanche prochain. Si
tu veux bien.

La mort dans l’âme de voir une si belle journée se terminer, César aida Marie-
Eugénie à ranger le panier et la couverture dans le cabriolet et ils reprirent le chemin du
retour. Leur cheval fut tout heureux de pouvoir à nouveau se dégourdir les pattes. Depuis le
114

temps qu’il était attaché à son peuplier, il trouvait le temps long. Personne ne lui avait fait la
conversation !

César tenait à nouveau les rênes et rentrait avec Marie-Eugénie au chantier. Il était
heureux. Marie-Eugénie, malgré la chaleur de cette fin de journée estivale, se serrait contre
lui. Elle aussi, était heureuse… Ils arrivaient à proximité du chantier, ils traversèrent
l’esplanade… Alors il entendit une voix familière qui l’appelait. Trop familière, même très
familière… Il écouta… Cette voix disait : « Allez papa ! Viens manger. Le diner est prêt ». Il
reconnut la voix de son fils et César comprit qu’il s’était encore évadé dans ses souvenirs…

Mirecourt (Le Madon)

*****

Après le repas du soir, César écouta les dernières nouvelles à la radio. Les troupes
allemandes reculaient d’un peu partout du territoire français. « La fin de la guerre approche »,
pensa-t-il. La verrait-il seulement la fin de cette guerre absurde qui avait détruit des millions
de vies innocentes. Puis il alla se coucher. A cette heure de la soirée, que pouvait-il faire
d’autre ? Une fois au lit, César ne put trouver tout de suite le sommeil. Il se revit… Ah oui ! Il
en était seulement là !....

Mirecourt. Sur les bords du Madon. Eté 1883

César et Marie-Eugénie avaient vite pris l’habitude de venir se réfugier sous les
grands peupliers sur les bords de la rivière. De leur rivière. Les rares dimanches où les
canards et les poules d’eau ne les voyaient pas, c’était les dimanches de pluie. Ces jours là, ils
restaient à l’abri dans le box de César, mais ils préféraient de loin s’évader en pleine nature.
L’un et l’autre étant nés à la campagne, ils avaient besoin de verdure, d’air, de vent et de
soleil… Assez vite ils en étaient venus aux confidences.

- Maria !
- Oui César ?
- Tou m’avais promis dé me parler dé toi !
- Oh ! Tu sais, il n’y a rien d’extraordinaire dans ma vie.
- Même si ce n’est pas straordinario, j’aimerais bien savoir. S’il te plaît Maria !

César lui prit la main, la regarda dans les yeux et lui dit :
- Tu me l’avais promesso ! Tu te rappelles…
- Oui César ! J’avais promis, alors… Viens marchons un peu…
115

Ils partirent le long des berges, escortés par le chant des oiseaux, et Marie-Eugénie
se livra. Elle éprouvait un sentiment bizarre. Devait-elle absolument tout raconter à César ou
garder enfoui en elle-même une part de son intimité. Quelques secrets avec lesquels elle
cohabitait, en étant la seule, hormis sa mère et le brave docteur Bauzon, à les connaître. Les
partager avec un autre ? Sa pudeur de femme l’en empêchait.
Mais d’un autre côté, César n’était plus n’importe qui, puisqu’elle envisageait de
partager sa vie avec lui. Dans le fond, il avait bien le droit de savoir. D’ailleurs, lui aussi lui
avait parlé de son enfance, de son travail avec son père, de ses amis à Capella puis à Casal. Il
avait même fini par lui raconter son aventure avec Rosaria. Puis sa décision de venir en
France, laissant Rosaria quelque peu désemparée.

Alors brusquement revenue à la réalité par une nouvelle question de César, elle se
décida et lui raconta tout. Enfin presque tout…

Elle lui parla de son enfance à la ferme de la Rosière à La Chapelle aux Bois,
certainement ses meilleures années. Ses jeux avec sa sœur, puis plus tard avec son petit frère,
à qui elle servait plutôt de nounou quand sa mère était trop occupée aux travaux de la ferme et
de la maisonnée. Ses voyages avec son père, lorsque celui-ci l’emmenait sur les marchés et les
foires de Bains ou de Xertigny. Puis elle relata à César, avec une infinie tristesse, l’accident et
la mort de son Père. Ce père qu’elle aimait tant et qui était parti trop tôt. Nicolas et Tiennot,
avec leurs épouses, les plus proches voisins qui avaient entouré sa mère après la mort de
François, mais qui n’avaient pas pu empêcher les vautours de La Chapelle aux Bois de
racheter les terres de François presque pour une bouchée de pain. Le remariage de sa mère
avec Isidore, qui possédait un singulier penchant pour la bouteille, dilapidant les biens de sa
ferme et plus tard ceux de sa mère.
Elle s’abstint néanmoins de parler à César de sa mésaventure dans la grange, avec
ce poivrot d’Isidore qui avait d’ailleurs failli mal tourner si son frère n’était pas arrivé à
temps. Non ! Cela, elle lui raconterait peut-être… mais plus tard. Aujourd’hui, ce n’était
vraiment pas le moment, inutile de ternir une si belle journée.

Elle lui narra aussi leur installation forcée à Xertigny, toujours parce que cet
ivrogne d’Isidore avait une fois de plus tout dilapidé. Son départ ensuite pour Conflandey,
placée comme cuisinière au « Château ». Et puis son… Non ! Cela aussi elle lui dirait plus
tard, beaucoup plus tard, pensa-t-elle…

- Et voilà César ! Tu sais tout, ou presque tout ! Allez viens, rentrons


maintenant. Il se fait tard et « Raspoutine » va encore m’houspiller quand on rentrera tout à
l’heure.

César s’était contenté d’écouter. Il avait opiné par de brefs hochements de tête, et
en lui pressant la main pour lui faire sentir qu’il comprenait. En revenant sous leur peuplier et
en rangeant panier et couverture dans le cabriolet, il regardait Marie-Eugénie et réalisait à
quel point elle avait été pas mal cabossée par la vie. Plus que lui, en somme. Lui, n’était
qu’expatrié, déraciné, mais son enfance et sa jeunesse ne l’ont jamais traumatisé. L’attention
et l’amour naissant qu’il portait à Marie-Eugénie, montèrent d’un cran et à cet instant il aurait
bien voulu lui manifester ce sentiment mais il se faisait tard et il fallait rentrer. Et puis il ne
savait pas trop comment faire…

Le long du chemin de retour, ils échangèrent encore quelques banalités, des


bricoles que Marie-Eugénie avait oubliées de lui dire. Des choses presque sans importance…
116

César tenait les rênes d’une main, de l’autre, il prit Marie-Eugénie par la taille et rentrèrent
enlacés ainsi au chantier. En arrivant, César rangea le cabriolet et s’occupa du cheval pendant
que Maria-Eugénia se rendait aux cuisines. Ils se reverraient pour le repas du soir.

En traversant l’esplanade du chantier il fut hélé par Ferdinand :


- Alors ! Fils d’empereur ! Belle après-midi, n’est-ce pas !
- Si, si Ferdinando !

*****

Sur le matin César avait fini par s’endormir… Une nuit un peu agitée. On ne
réveille pas ainsi des souvenirs sans qu’il en reste des traces dans son subconscient.
Aussi dormait-il du sommeil du juste lorsqu’il sentit une main qui le secouait
gentiment. Il ouvrit péniblement les yeux et aperçut penchée au-dessus de lui sa belle-fille,
Yvonne, un peu inquiète de ne pas l’avoir vu descendre prendre son bol de café comme
d’habitude.
- Alors Papa ! Ca va ce matin ?
- Si, si… Je descends…

Et dans la matinée, César repartit dans ses souvenirs… Décidément….

*****

Marnay. Haute-Marne, automne 1883 (Le Moulin de La Pommeraye)

Les jours passaient. Les dimanches aussi. César et Marie-Eugénie étaient de plus
en plus heureux de pouvoir s’évader au bord de la rivière. Les couleurs chatoyantes et
mordorées de l’automne avaient remplacé la lumière crue et éblouissante de l’été.
Il faisait moins chaud, les jours devenaient plus courts mais chaque fois que le
temps leur permettait, ils venaient au bord de leur rivière, sous leurs peupliers, environnés de
tout un petit peuple bruissant, fourmillant, voletant et caquetant autour d’eux.
- Maria !
- Oui César ! Qui y a-t-il ?
Embarrassé et très contrarié, il ne savait comment lui dire.
- Maria ! Yé vais partir !
- Quoi ? Mais où ça ?
- Su un altro sito ! Oune autre chantier. A côté de Chaumont. Ferdinando me l’a
dit ieri sera . Ils ont necessità d’un ferragio-caballo sur un autre chantier.
- Et moi ? T’as pensé à moi ! Moi, je reste ici…
- Ma no ! Y’ai demandé à Ferdinando. Il a dit que si tou voleva, tou pouvais
venire avec moi.
- Mais bien sûr César que je veux partir avec toi !

Soulagé, César prit Marie-Eugénie dans ses bras, la souleva de terre et la fit
tournoyer dans l’air, en riant. Quand il la reposa, l’un et l’autre avaient la tête qui tournait. Ils
s’allongèrent dans l’herbe, et…. Seuls les oiseaux surent ce qui se passa par la suite…

La semaine suivante, Ferdinand convoqua César dans son bureau.


117

- Ah ! Te voilà, fils d’empereur ! Bon cette fois, c’est décidé tu pars sur le
chantier de Marnay. Tu as trois jours pour faire ton paquetage.
- Si, si Fernandino !
- Ah ! Au fait ! Tu as parlé avec Marie-Génie ? Je suppose qu’elle part avec toi
maintenant.
- Si, si… Enfin si vous voulez bene !
- Mais bien sûr que je veux bien. Il va simplement falloir que je retrouve une
nouvelle cantinière. T’as de la chance, petit veinard. C’est un beau brin de femme que tu nous
enlèves là !

Les préparatifs furent vite faits. César, mis à part ses outils personnels et quelques
effets vestimentaires, ne fit pas de gros bagages. Marie-Eugénie, en tant que femme disposait
d’un peu plus de linge et d’effets personnels mais cela ne représentait pas non plus un gros
volume. Ils mirent tout ce qu’ils possédaient dans un charreton et se préparèrent à partir.
Sergio, qui venait d’être promu responsable des ateliers à la place de César, les conduirait à la
gare de Mirecourt.
Ils étaient pratiquement sur le point de partir lorsque Ferdinand courut à leur
rencontre :
- Bon alors, t’as compris, fils d’empereur ! Direction Marnay. Mais le tacot que
tu prendras à Mirecourt ne s’arrête pas à Marnay. Tu descendras donc à Vesaignes sur Marne.
De là, tu trouv’ras bien un moyen d’ te rendre à Marnay et ensuite au moulin d’ la
Pommeraye. A moins que quelqu’un t’attende à la gare, normalement i’ sont prévenus de ton
arrivée. C’est là qu’ se trouve ton nouveau chantier. Au bord du canal. D’après c’ que j’en sais
tu log’ras au moulin. Hein ! T’as compris !
Puis Ferdinand se tourna vers Marie-Eugénie et lui dit :
- Bon ! J’ compte sur vous Marie-Génie ! Vous avez compris où vous d’vez
aller ?
- Oui ! Monsieur Ferdinand ! N’ vous en faites pas, ce n’est pas très loin, nous y
arriv’rons bien. Encore merci pour tout.

Puis Ferdinand serra la main de César et dans un élan de sympathie lui flanqua une
grande tape sur l’épaule. Il se permit d’embrasser Marie-Eugénie qui n’y trouva rien à redire.
Plusieurs collègues de César leur firent un adieu en levant leur casquette. Miss « Raspoutine »
se tenait devant les cantines et agitait un mouchoir. Fanette pleurait… Puis Sergio fouetta le
cheval et l’attelage s’ébranla et les deux amoureux entendirent derrière eux la voix de
Ferdinand :
- Allez ! Bon vent ! Et que Dieu vous garde !

Un dernier signe de la main et le charreton disparut derrière le monticule, direction


Mirecourt. Sergio ne disait rien. Lui aussi en avait gros sur la patate, il aurait bien aimé
continuer à travailler avec Césario. Mais bon… les choses allaient ainsi. César pensait aux
dernières paroles de Ferdinand ; « Et que Dieu vous garde ». Décidément lui aussi pensait que
cela pouvait avoir une influence sur le cours des événements. En tout cas cela ne ferait
sûrement pas de mal. Il en était là dans ses pensées lorsque Marie-Eugénie lui posa une
question :
- Dis-moi Césarino ! Pourquoi Ferdinand t’a appelé « Fils d’empereur » ?
- Oh ! C’est sicuramente parce que je viens d’Italie et qu’un famoso imperatore
Romain s’appelait César, comme moi !
- Ah bon ! C’est gentil, non ! Tu n’ trouves pas ?
- Si, si…
118

Sergio les laissa à la gare de Mirecourt et après un dernier geste d’adieu, repartit
pour le chantier. César et Marie-Eugénie montèrent dans le train et comme prévu deux heures
plus tard, descendirent à Vesaignes. Comme promis par Ferdinand, un commis à tout faire, les
attendaient à la gare. Ils n’eurent pas trop de mal à le repérer car sur le charretin avec lequel il
venait les chercher, s’inscrivait le nom et la raison sociale de son employeur. Ils s’en
approchèrent et par acquis de conscience lui demandèrent :
- Bonjour ! Yé souis le nouveau maréchal-ferrant ! C’est vos qui nous attendez
là ?
- Oui, bonjour ! J’ dois vous conduire chez vous.
- Chez nous ?
- Ben oui ! Chez vous, au moulin de la Pommeraye.
- Au moulin de la Pommeraye ? Mais nous ne sommes pas meuniers !
- Ah ! D’abord ma p’tite dame, c’est y point un moulin où qu’on y fait de la
farine. C’est une coutellerie, une fabrique d’ couteaux.
- Mais ! Mon mari est forgeron et maréchal-ferrant. Les couteaux ce n’est pas
son métier !
- Ah ! Ben moi ! D’après c’ que j’ai compris, vous logez là. Mais vous travaillez
pour mon patron, au chantier du canal.

Jusqu’à maintenant, César n’avait pas dit grand-chose. C’était surtout Marie-
Eugénie qui posait les questions. Mais un mot retint son attention, elle avait dit ; « Mon
Mari ». Elle se considérait donc à lui, et ça, César lui en était reconnaissant.
Ils traversèrent donc Marnay, passèrent devant l’église et la mairie et prirent le
chemin de la Pommeraye. Après un bon quart d’heure de route, ils aperçurent au détour d’un
virage, une grande bâtisse à trois étages. Louis qui conduisait le charretin leur dit :
- Et ben v’là ! Dans trois minutes vous êtes chez vous.

Marnay sur Marne (L’église et la mairie)

Pour César qui n’avait connu que jusqu’ici des baraques de chantier, le moulin de
la Pommeraye était grandiose. Il n’en revenait pas qu’on les logerait là. Pour tout dire c’était
inespéré. Arrivé dans la cour, un homme les attendait. Il les accueillit et les conduisit dans
leurs nouveaux appartements. Albert ne servait pas vraiment de majordome, mais cependant
c’est lui qui était chargé de gérer les départs et les arrivées. Et comme souvent les baraques de
119

chantiers n’étaient pas faites pour les couples, il avait trouvé cette solution, en accord avec le
propriétaire du moulin.
Cette coutellerie fondée en 1846, tournait maintenant à plein régime. Albert
négocia donc le logement de César et Marie-Eugénie. Il expliqua à Monsieur Derey,
propriétaire des lieux, que César étant forgeron, en contre partie du logement, il serait à même
de lui rendre quelques menus services.
Puis pendant que Marie-Eugénie s’installait dans les deux pièces qui leur étaient
réservées, il emmena César sur le chantier du Canal. Il le présenta au contremaître, Marcellin,
et s’éclipsa vers d’autres tâches. Marcellin toisa César, le regarda de la tête au pied et du bout
des lèvres lui adressa la parole :
- Alors, c’est toi le nouveau maréchal-ferrant et forgeron ! J’espère au moins que
tu connais ton métier parce qu’ici le travail ne manque pas. Bon, tu t’installes chez toi et
demain matin t’es là à sept heures. Compris !
- Si, si, monsieur. A demain.

Cela se voyait tellement, que cela transpirait presque par tous les pores de la peau
de Marcellin, visiblement il n’aimait pas les étrangers. Surtout ceux de petites tailles, et César
ne mesurait qu’un mètre soixante quatre. De plus César arrivait avec une femme, avec
laquelle il n’était pas marié. Cette situation choquait les bonnes mœurs et l’esprit puritain de
Marcellin, qui par la suite ne fit aucun cadeau à César.
Instinctivement César le comprit tout de suite.

César repartit retrouver Marie-Eugénie. Ce premier contact ne lui plaisait pas,


l’homme ne lui plaisait pas. Ah ! Tout le monde ne s’appelait pas Ferdinand ! Il garda cette
impression pour lui, inutile d’affoler Marie-Eugénie. Mais la cohabitation serait difficile,
pensa-t-il.
Cependant, le seul avantage que César obtenait en venant ici, se situait au niveau
du logement. Tout de même mieux que ses éternelles baraques de chantier. Et maintenant
Marie-Eugénie et lui se trouvaient enfin réunis officiellement.
Le moulin de la Pommeraye, situé à l’intérieur d’un méandre de la Marne, se
révélait comme un superbe écrin de verdure, et le chantier du canal sur lequel travaillait
César, se trouvait à seulement quelques centaines de mètres. Cinq minutes de marche.
Les jours s’écoulaient ainsi. César et Marie-Eugénie s’étaient achetés quelques
meubles et avaient ainsi embelli les deux pièces dans lesquelles ils vivaient.

Le Moulin de la Pommeraye (Rénové)

Ainsi, au bout de quelques mois, c’est dans cet univers bucolique et verdoyant,
bercé par les bruits et les cris du chantier et de la coutellerie, que vint au monde leur premier
120

enfant. Le huit août mille huit cent quatre vingt quatre, Joseph-Henri GOI poussait son
premier cri. Marie-Eugénie a 23 ans, César 26….

*****

Passavant. Septembre 1884.

César travaillait toujours sur les chantiers de Monsieur Censelme, comme charron
et maréchal-ferrant, sous la férule et parfois la mesquinerie de Marcellin. Il se trouvait
toujours sur le chantier du canal de la Marne à la Saône, lorsque ce dernier décida de
l’envoyer vers un autre chantier.

Et c’est ainsi que César quitta femme et enfant pour aller exercer ses talents sur un
chantier de construction de la ligne de chemin de fer Jussey-Epinal. Il revenait de temps en
temps à la Pommeraye, y passait un jour ou deux, puis repartait le cœur meurtri de devoir
laisser Marie-Eugénie et son enfant.

Toujours suivant le plan Freycinet, cette ligne de chemin de fer d’intérêt local,
avait été déclarée d’intérêt public le 14 avril 1881. La concession en fut attribuée à la
Compagnie des Chemins de Fer de l’Est, qui débuta les travaux dès le 11 juin 1883. Elle fut
mise en service et inaugurée le 21 novembre 1886.

Cette voie de chemin de fer s’embranche sur la transversale « Mirecourt-Epinal »,


en gare de Darnieulles-Uxegney. Dès sa sortie, elle franchit un pont sur le charmant petit
ruisseau des Lins et se dirige vers le canal de l’Est. A partir de Girancourt, elle serpente à
travers bois et collines, coupant sur différents ouvrages d’art, plusieurs cours d’eau comme
l’Illon et le Madon, lointains affluents de la Moselle. Dans la forêt des Trois Bois, par le
viaduc de Belrupt, elle entre dans le bassin de la Saône, toujours dans une région verdoyante
et vallonnée.
Elle franchit l’Ourche sur un nouvel ouvrage d’art de belle dimension, aujourd’hui
dénommé « Pont Tatal », à proximité de Darney. Tandis que la Saône poursuit son cours
tortueux vers l’Ouest, la ligne franchit une nouvelle bosse en forêt de Darney-Martinvelle,
marquée par le souterrain de Regnévelle et le Viaduc de Passavant, d’une longueur de 127m.
Ensuite, elle retrouve le canal de l’Est à Demangevelle et suit en dent de scie la plaine de la
Saône jusqu’à Jussey.
Après plusieurs déclassements successifs de quelques tronçons, le dernier tronçon,
Jussey-Passavant, cessera définitivement sont activité dans les années 1980. Elle aura tenu le
coup environ un siècle !

Ainsi, à cause de la bêtise et surtout de l’inimitié de Marcellin envers César, ce


dernier se retrouva forcé d’aller travailler assez loin de chez lui. Nul se sait, d’ailleurs, si
Marcellin n’avait pas non plus agit en ayant quelque arrière pensée vis-à-vis de Marie-
Eugénie. Elle ne s’en plaignit, ni ne s’en ouvrit jamais auprès de César…

Et voilà comment César, au cours de l’été 1884, se retrouva sur le chantier de


Passavant, affecté à la construction du viaduc. Viaduc qui fait toujours aujourd’hui la fierté de
121

cette charmante bourgade aux confins de la Haute-Saône. Et, encore à ce jour, je ne sais
pourquoi, César décida de s’y fixer. Dans ce but, il achète une maison, sise rue de Selles, au
numéro 6. Passavant deviendra la résidence officielle de César et de Marie-Eugénie le 8
septembre 1884. Ce qui ne les empêchera pas de continuer à travailler en déplacement, l’un et
l’autre, et de revenir enfin se fixer à Passavant définitivement environ dix ans plus tard, où
César y exercera la profession de charron et maréchal-ferrant.

*****

César continuera de travailler pour Monsieur Censelme jusque fin juin 1886, ce
dernier cessant toutes activités. N’ayant plus d’employeur, il décide de travailler pour
Monsieur Philippe Combralin, un entrepreneur de travaux publics de Humes, en Haute-
Marne. Celui-ci l’affecte au raccordement militaire de Bricon…

Et, toujours assis sur son banc, il se revoit s’installer à Valdelancourt, ou Marie
Eugénie le suit avec son fils Henri… Une autre partie de sa vie.

*****

Passavant -Valdelancourt. Juillet 1886 à Janvier 1891.

Le couple laisse donc leur nouvelle maison de Passavant, et s’installera à


Valdelancourt. Cependant, César laissant Marie-Eugénie à Passavant, suivra les chantiers de
Monsieur Combralin, notamment ceux de construction de la ligne de Saint Florentin à Troyes,
ce qui l’éloignera de Marie-Eugénie et de son fils de nombreux mois.
122

Document attestant officiellement l’arrivée de César à Passavant


123

Puis il revint sur un de ses derniers chantiers, juste à côté de Valdelancourt, à


Bricon. César et Marie-Eugénie se retrouve enfin réunis, et s’installe définitivement à
Valdelancourt.
La France ayant décidé de renforcer ses frontières de l’Est, il lui fallait des voies
de communication. Cette jonction raccordait donc deux lignes de chemin de fer, la première
venant de Troyes et la deuxième venant de Dijon.
César et Marie-Eugénie resteront à Valdelancourt de juillet 1889 à janvier 1891,
date à laquelle César quitte Monsieur Combralin et revient à Passavant avec armes et bagages.
A Passavant, où il décide de travailler pour lui et s’installe donc définitivement comme
maréchal-ferrant et réparateur d’outils agricoles.
Pendant ces deux années à Valdelancourt, Marie-Eugénie y exerça la profession de
cantinière, sur ce chantier de Bricon, comme l’atteste un reçu de patente délivré par les
Contributions Directes du département de la Haute-Marne, en date du 5 mai 1890.
C’est donc à Valdelancourt, petit hameau de la Haute-Marne que Léon Marcel Goi,
mon grand-père, vit le jour, le 21 février 1890.

*****

Passavant. De janvier 1891 à ….

Dans les pas de mon arrière grand-père, en me promenant avec mon épouse, sur
l’ancienne voie ferrée, sur laquelle il a probablement dû s’échiner et suer à souhait. Sur le
viaduc, accoudés à la rambarde, nous contemplons le village et derrière nous « La Côte ».

Après avoir roulé sa bosse pendant plusieurs années, d’abord seul, puis avec
Marie-Eugénie, César décide de poser son sac à Passavant, charmante bourgade d’environ
mille cinq cents âmes…
Passavant… Bien qu’à Passavant même, on ne retrouve aucune trace de la
civilisation romaine, l’origine du véritable bourg datant vraisemblablement des environs de
1125, il existe dans la forêt de la « Côte Française », au lieu-dit le Rondey, les restes d’un
« Camp Romain ». Cet endroit stratégique fut repris ensuite comme base par des mercenaires
suédois, à la solde de Louis XIV, lors de la guerre de trente ans, lorsque ce dernier entreprit la
conquête de la Franche-Comté. Et nombre de Passavantais connaissent cet endroit sous le
nom effectif de « Camp des Suédois ».
Cependant, des vestiges de voies romaines ont été retrouvés non loin du hameau
de La Rochère. Un axe principal partait de Besançon, desservait Corre au confluent de la
Saône et du Coney, et aboutissait à Chatel sur Moselle. De là, il se dirigeait vers Trèves, en
Allemagne, réalisant ainsi la liaison Rhône-Mer du Nord.

Un des premiers Sires de Passavant, Guiscart dit l’Eveillé, sous le nom de Wichard
1er fut sans doute le fondateur du Bourg de Passavant. Il reçut du Comte de Champagne,
l’ordre de construire le château-fort, et pour ce utilisa nombre de pierres du Rondey. Cette
seigneurie de Passavant se forme à la fin du 12ième siècle, en englobant trois autres villages,
Martinvelle, Regnévelle et Moignenemont, ce dernier aujourd’hui disparu.

Les terres de cette Seigneurie sont riches, notamment en forêts, que l’on appellera
plus tard les « Hautes Forêts de Darney ». Celles-ci seront divisées en trois bans d’après leur
situation géographique ; le Ban de Belrupt, le Ban d’Attigny, et le Ban de Passavant, délimité
au Sud par le ruisseau du Brot et qui prendra plus tard le nom de ruisseau de la Nonne
Châtelain.
124

Le premier château fort de Wichard 1er de Passavant est établi en surplomb de la


vallée de ce ruisseau. Lui et les Sires qui suivront, seront à l’origine de la construction de
l’Eglise Notre-Dame, et probablement la Chapelle de la Côte qui lui fait face. Ces Sires de
Passavant, durant tout le 13ième siècle rendront un fervent hommage aux Comtes de
Champagne. Puis, aux Ducs de Lorraine, ces derniers s’étant rendus maître de la région en
annexant la vallée supérieure de la Saône et la forêt de Darney.
Bien vite, la forteresse de Passavant prend l’aspect d’un bourg, entouré de tours et
de murailles, renfermant les habitations seigneuriales, une halle, des maisons, des rues et des
jardins. Et vers la fin du 12 ième siècle, les Sires de Passavant édifient un second château, un
peu en-dessous du premier. Ce second édifice, appelé « Château Neuf », consistera en une
seule grosse tour ronde, qui subsiste encore de nos jours.
Malheureusement, cette coexistence de deux châteaux préfigure le partage de la
souveraineté qui va être réalisée, au début du 14ième siècle, entre la France et la Lorraine. Les
Ducs de Lorraine, installés à Darney, s’efforcent par incursion successives de s’emparer de la
place forte de Passavant, qu’ils confieront à des Capitaines de guerre. Toutefois le « bourg »
de Passavant leur échappe et reste possession française, il sera érigé en Prévôté Royale
relevant de la Champagne.
Dans la forêt de Darney des verreries commencent à voir le jour, comme celle de
Saint Vaubert, et celle de Patenostère, qui deviendra celle de la Grande Catherine. Ajoutons-y
celle de La Rochère, fondée en 1475 par Simon du Thysac, maître verrier lorrain.
Au 15ième siècle, après les guerres de Bourgogne, le Duc de Lorraine confie la place
forte de Passavant à Charles de Beauvau, en remerciement de sa participation positive lors de
sa campagne contre Charles le Téméraire. Il sera à l’origine de la fondation de la verrerie de
La Rochère et de la reconstruction de l’église de Martinvelle. Lorsqu’il meurt en 1505, son
fils Charles II lui succède. Il meurt à son tour, tué par un sanglier qu’il poursuivait dans la
forêt entre Passavant et la Baisse-Vaivre. Sur le lieu de l’accident sera édifiée une Chapelle
Ronde, qui sera probablement détruite pendant la guerre de trente ans. Une partie des pierres
de cette chapelle forme actuellement le retable de la Chapelle Saint Antoine.
Antoine du Chatelet épouse alors la fille de Charles II, Anne de Beauvau et fonde
la « Côte Saint Antoine », troisième section de Passavant, encore appelée de nos jours « Côte
Lorraine ». Aux environs de 1560, il ordonne le défrichement de cette côte boisée, afin d’y
construire de toute pièce un village nouveau sur d’anciennes cabanes de bûcherons qui
environnent la vieille chapelle romane.
Malheureusement, le dessein d’Antoine du Chatelet ne lui survivra pas ! Moins de
dix après sa mort, le village de la Côte Saint Antoine est partagé en deux, une partie ira au roi
de France et l’autre au Duc de Lorraine. A cet effet des bornes en pierre de quatre pieds sont
posées, avec d’un côté l’écu de France et les trois fleurs de Lys, et de l’autre l’écu de Lorraine
avec les trois alérions de la Croix de Lorraine.
Le site de la Roche des Huguenots témoigne également de cet étonnant partage.
Vers 1685, les Protestants persécutés, se réunissaient au fond d’un ravin, dit « Bas des
Cuves » et cette roche se trouvait à la frontière de la Lorraine, de la Champagne et de la
Comté. De par son emplacement privilégié, un saut de ruisseau et l’on changeait de Pays,
cette roche servait de point de ralliement aux Protestants de ces contrées.
Tout au long des 17 et 18 ième siècles, la seigneurie de Passavant restera partagée de
cette façon… jusqu’en 1789, où la révolution change tout. Ainsi, la commune de Passavant,
celle de la partie de France, de la Côte, de la partie Lorraine et de La Rochère, se trouvent
alors incorporées dans le canton de Monthureux sur Saône, département des Vosges. Les
habitants de Passavant se souvenant de toujours avoir été « Hommes du Roi », ne veulent pas
être rattachés à la Lorraine. Ainsi le 4 février 1791, un décret de l’assemblée rectifie la
situation et attribue Passavant au canton de Jonvelle, en Haute-Saône.
125

Pendant la révolution et jusqu’au Consulat, les habitants de Passavant eurent à


supporter maintes réquisitions, consistant en denrées de toutes sortes, en grandes parties
destinées à l’armée du Rhin. Déjà à cette époque on comptait à Passavant plus d’ouvriers,
comme carriers, meuliers, verriers, fondeur de fer, forgerons, que de cultivateurs. Une
salpêtrerie fut créée, et des ouvriers meuliers furent spécialisés dans la fabrication de meules à
« émoudre canons, fusils et baïonnettes ».
Au début des années 1800, la vieille église étant dans un état de décrépitude
avancé et n’offrant rien de remarquable, la municipalité d’alors décida d’en reconstruire une
autre. Les travaux ne commencèrent que vers 1840, et le maire de Passavant, un certain
Coeurdassier, habitant la Côte Saint Antoine, exigea que son entrée fût en face de son
habitation, afin de voir les allées et venues des fidèles.
Passavant fut aussi une cité industrielle où on y travaillait le fer, puisqu’elle
comptait deux forges. Enfin vint le règne de la tuile, sur cette bourgade étaient installées cinq
à sept tuileries, dont la dernière cessa de fonctionner au début des années 1980. La disparition
des forges, puis des tuileries provoqua une nette baisse de la démographie, et Passavant ne
compte plus aujourd’hui que huit cents âmes. Parmi celles-ci deux descendants de César et de
Marie-Eugénie, cousine Simone, leur petite-fille et votre serviteur, leur arrière petit-fils.

César arrivait donc dans ce charmant village chargé d’histoire, pour y exercer la
noble profession de charron, maréchal-ferrant et mécanicien de machines agricoles.

*****

Toujours absorbé dans ses pensées, César repasse le fils de sa vie. A présent les
souvenirs se font de plus en plus précis, et défilent dans sa mémoire tranquillement les uns
après les autres, tous bien rangés…

*****

A peine installée à Passavant, Marie-Eugénie met au monde son troisième fils.


Paul-Eugène Goi, pousse son premier cri au 6 rue de Selles, le 21 octobre 1893. Quelques
mois plus tard, en janvier 1894, les autorités départementales, via la mairie, lui délivre un
certificat de résidence officielle en la commune de Passavant. Dans la foulée, ladite commune
lui donne également une attestation de vie maritale avec Marie-Eugénie.

Dans le même temps, dans cette attestation, César sollicite sa naturalisation en vue
de régulariser sa situation et aussi celle de ses enfants. Et le 8 février 1894, César obtient un
extrait de casier judiciaire, en vue de cette naturalisation. A cette époque, le couple a quatre
enfants dont le dernier mourra en bas âge.

César avait entamé une procédure pour recouvrer l’orthographe originelle de son
nom. En effet, dès son arrivée en France, de nombreuses fois son nom fut écrit avec un « Y »,
à la française. Cela ne lui plaisait pas, car malgré son installation définitive en France et sa
demande de naturalisation, il ne voulait pas complètement renier ses origines. Au fond de lui,
il ne pouvait pas ! Aussi César fut-il soulagé lorsque sa requête du 22 octobre 1894, fut
avalisée par un jugement du tribunal de Chaumont, en date du 25 janvier 1895. César
récupérait son « i », officiellement.
126

Et comme un bonheur ne vient jamais seul, tout comme le malheur d’ailleurs,


Marie-Eugénie, à 34 ans met au monde Albert-Henri Goi, le 22 août 1896, toujours au 6 de la
rue de Selles. Deux mois plus tard, César reçoit un document émanant du Juge de Paix du
canton de Jussey, l’informant que la République Française l’accepte dans son giron, en lui
conférant ainsi qu’à ses enfants la qualité de Français. César se sent enfin vraiment chez lui.

Document de demande de naturalisation délivré par la commune de Passavant.


127

Passavant la Rochère. « La Côte » Rue de Selles

Passavant la Rochère. « La Côte » Rue Principale.


Actuellement la Rue Saint Antoine

Après tous les laïus administratifs d’usage, le document se termine ainsi :

« Déclaration conférant la qualité de Français.


Enregistrée au Ministère de la Justice
Le vingt octobre 1896.
Sous le N° 6808X96
Par application des articles 834, 9310 CC
Le Chef du Bureau du Sceau
J Fabrègue »

Le 20 octobre 1896, César et ses fils deviennent officiellement français.

*****
128

Le Mariage. Passavant avril 1898.

Le printemps venait de s’installer, les narcisses scintillaient au soleil et


balançaient nonchalamment leur éclatante et gracieuse tête dorée au gré d’une brise légère et
fantasque. L’herbe drue reverdissait et sur cet épais et moelleux tapis de verdure, crocus,
pâquerettes et primevères s’étalaient en une multitude de taches multicolores. Dans les
buissons bourgeonnant, chardonnerets, mésanges, merles piaillaient et s’égosillaient jusqu’à
en perdre le souffle. Ils n’étaient pas les seuls, d’ailleurs…

Dans la cour de l’école, une joyeuse escadrille de gamins turbulents, gesticulait et


criait aussi à en perdre haleine. Tout et tous revivaient au clair soleil de ce mois d’avril
1898… Et dans un coin de la cour de récréation, un petit groupe d’écoliers discutait, assez
vivement d’ailleurs…

- Pisqu’ j’ te dis qu’ mes parents vont s’ marier ! Déclarait Henri à ses copains
incrédules.
- Alors ça ! c’est pas possible ! Lui répondit un gamin rondouillard, un peu plus
dégourdi que les autres. C’est pas possible, j’ te dis ! I’ faut d’abord s’ marier, et ensuite
seulement les gens ont des enfants. Et toi ? Tes parents i’ t’auraient eu avant d’se marier ?!
- Mais enfin ! T’es louf ou quoi ! J’ te dis qu’ c’est vrai ! D’mand’ à Marcel, i’ va t’
dire la même chose. Hein Marcel ! Ben dis-leur, à ces d’meurés qu’ c’est vrai…
- Ben oui ! C’est vrai, affirma Marcel d’un ton on ne peut plus sérieux et
catégorique.
- Ah tu vois ! Et pis d’abord, rétorqua Henri, tout malin qu’ t’es, t’ sais même pas
comme ça s’ fait des mômes, alors…
- Oh si ! J’ sais ! Sûr’ment d’puis plus longtemps qu’ toi ! Non, non ! Vous n’ f’rez
jamais croire à une conn’rie pareille ! Vous n’êtes que des jobards tous les deux ! Des jobards
et des prétentieux…
- Et toi, t’es qu’un nabot plein d’ graisse, répliqua Marcel, les deux poings levés à
hauteur du visage de Léon.

Henri et Marcel étaient prêts à rentrer dans le lard de cet idiot de Léon et lui faire
comprendre qu’on ne traite pas impunément des fils de « Ritals » de la sorte, sans qu’il lui en
coûte quelques bleus et quelques bosses. Heureusement, la cloche de l’école annonça la fin de
la récréation et sauva Léon d’un œil poché, en mettant ainsi fin à leur querelle. Les trois
garçons se rangèrent et on entendit Henri marmonner entre ses dents, à l’adresse de Léon :
- T’inquiète pas gros lard ! On s’ retrouv’ra à la sortie…

Ce qui lui valut une taloche retentissante de la part du maître d’école qui ne tolérait
aucun manquement à la discipline. Et ça, parler dans les rangs, c’était défendu ! Mais Henri
s’en moquait éperdument, dans quelques mois, il passerait son Certificat d’Etudes. Alors, finie
l’école…

A la maison de César et Marie-Eugénie, effectivement on commençait


sérieusement à parler des festivités futures. Oh ! Certes ! Elles seraient réduites au minimum,
la famille ne disposant pas d’une fortune colossale et surtout n’ayant pas l’habitude de faire
des dépenses inconsidérées. Mais tout de même ! Un mariage, il fallait marquer le coup…
Cependant on était loin des fastueuses cérémonies de gens fortunés… qui voulaient que…
129

…Le jour de cette union la mariée porte sur elle quatre éléments caractéristiques,
dont le premier, un élément ancien caractérise le lien familial de la mariée et sa vie jusqu’au
mariage. Un deuxième élément, neuf celui-là, qui assurera réussite et succès pour la vie à
venir. Le troisième élément sera emprunté à un membre de la famille ou une amie intime et
sera sensé porter chance et apporter le bonheur aux futurs mariés. Enfin, un dernier élément
de couleur bleue qui sera un gage de pureté et de fidélité au couple marié.

Maria-Eugénia et Césario ignoraient tout cela. De plus l’auraient-ils su que ce


genre de tradition leur serait passée par-dessus la tête. Ce mariage ne représentait, pour eux
qu’une simple formalité !
Par contre ce que savait César, à la fin de la journée, en rentrant chez lui, il aurait à
porter Marie-Eugénie dans ses bras pour franchir le seuil de sa porte. Il ne savait pas trop à
quoi cela correspondait, mais c’était la coutume, même dans son Italie natale cela se passait
ainsi. Alors pour respecter cette coutume, César porterait Maria en franchissant le pas de sa
porte. Enfin, s’il en avait encore la force…

« Cette tradition vient d’une légende, du temps de l’Empire Romain, qui nous dit :
Toute femme qui trébuche, en entrant pour la première fois en tant qu’épouse dans la maison
commune, voit son mariage courir à la catastrophe. La porter permet d’éviter ce risque et
ainsi de conjurer le mauvais sort ! »

Quant à la « Jarretière », après pratiquement quinze ans de vie commune, on s’en


passerait purement et simplement, pourtant… son histoire est touchante et non dénuée de
sentiment…
« Cette Jarretière pourrait remonter à l’époque du Paléolithique, et représenter un
certain pouvoir chamanistique. Ainsi, au cours de la Préhistoire elle fut un symbole de
pouvoirs magiques détenus par certains initiés. En fait, cette Jarretière symbolise le mystère
et surtout la virginité. D’ailleurs chez les Hébreux, le bleu et le blanc sont les symboles de
l’amour de la pureté et de la fidélité. Aussi les mariés était-ils fortement encouragés à porter
une jarretière de ces deux couleurs.
Enfin l’Ordre de la Jarretière est considéré comme l’Ordre le plus important dans
la Chevalerie britannique. Celui-ci se serait inspiré d’un incident qui eut lieu au 14ième siècle,
tandis que le roi Edouard III dansait avec la Comtesse de Salisbury. La jarretière de ladite
comtesse qu’elle portait au bras gauche, serait tombée à terre et le roi en signe de galanterie
la ramassa et l’attacha à sa propre jambe. Dans cet Ordre, elle était effectivement portée par
les dames au bras gauche et par les messieurs juste en-dessous du genou gauche.
De nos jours, la tradition de la jarretière de la mariée, mise en vente, provient du
fait que les invités, bien avant l’apparition des listes de mariage, se devaient de participer,
financièrement, au départ dans la vie des nouveaux mariés. »

Par contre Marie-Eugénie, malgré les quelques réticences de Césario, décida qu’on
ne se passerait pas de dragées. Les dragées, c’était la fête, la gourmandise, les douceurs… Et
puis il n’en fallait pas des quantités astronomiques, alors chaque invité aurait ses dragées…
En souvenir…
« Les dragées… on les retrouve à l’occasion de toutes les fêtes familiales. Ainsi,
tout commença avec l’amande que, dans la Grèce Antique, on trempait dans du miel avant de
la déguster. D’ailleurs, une légende grecque a associé l’amande et l’amour… Un jeune
homme qui devait épouser la femme qu’il aimait, dû, juste avant le mariage, retourner à
Athènes où son père venait de mourir. Il promit à son aimée de revenir au plus vite, mais
malheureusement il ne put revenir que trois mois plus tard.
130

Entre temps, persuadée que son amour ne reviendrait pas la jeune femme se donna
la mort… Les Dieux, touchés par cette preuve d’amour, la transformèrent en amandier, arbre
qui se mit aussitôt à fleurir lorsque le jeune homme lui offrit son amour éternel.
En Europe, dès le 16ième siècle, on fait une grande consommation de dragées. Tous
les monarques possèdent un drageoir de poche. Verdun devient alors la capitale européenne
de la dragée, et exporte sa production dans toutes les Cours Princières. Ces premières
dragées furent fabriquées en cette ville dès 1220, et à cette époque, elles sont vendues par les
Apothicaires aux femmes enceintes, comme bienfaisantes pour leur grossesse.
Ainsi, ces dragées symbolisent donc principalement l’Amour éternel, la fécondité
et la descendance aux jeunes mariés. Les invités les emporteront comme un souvenir de ce
jour de fête, et ceux qui n’ont pu être présents, en recevront comme témoignage de l’affection
des jeunes mariés. Elégante façon de prolonger la fête… »

- Et les alliances ? Césario, il nous faut des alliances ! C’est important…


- Si, si ! Maria… Mais tou sais bien qué jé non posso lavore con. Ca me gene, et
jé risque de la perdere !...
- Et ben ! Tu la mettras pour le jour du mariage et puis tu l’enlèveras après si tu
veux. Mais il nous faut des alliances…

C’était dit… Marie-Eugénie voulait un lien officiel visible… Une alliance, la plus
simple possible, mais elle y tenait… car…

« Lorsqu’on se marie, on fait alliance, on s’unit à vie pour le meilleur et pour le


pire. D’où le nom Alliance, donné à cet anneau lors du mariage. Cette alliance est
traditionnellement portée à l’annulaire gauche, doigt qui, selon une légende de l’Ancienne
Egypte, se trouve placé sur le chemin de la Vena Amoris, veine de l’amour, qui mène
directement au cœur.
Cela fut repris au 17ième siècle, lors des mariages chrétiens, mais pour une toute
autre raison. Le prêtre officiant lors de cette cérémonie, après avoir touché, les uns après les
autres, les trois premiers doigts de la main gauche, la main du cœur, le pouce (Au nom du
Père), l’index (Au nom du Fils), et le majeur (Au nom du Saint Esprit), arrive au quatrième
doigt qu’il choisit pour y placer l’alliance. »

La question de la robe de mariée fut vite réglée, tout simplement, il n’y en aurait
pas. Après quinze ans d’union libre, ce n’était vraiment pas nécessaire… Marie-Eugénie et
César seraient habillés le simplement possible, pas de frais inutiles… Donc pas de robe de
mariée, alors pas de voile non plus… pourtant…

« Cette tradition du voile pourrait venir de l’époque ancienne où l’homme passait


un drap sur la tête de la femme de son choix, pour la kidnapper. Cette coutume se serait
ensuite transformée à l’époque des mariages arrangés, pour devenir une habitude de
masquer le visage de la mariée jusqu’au moment où les époux étaient officiellement engagés.
Ainsi on le voit, les critères physiques ne devaient pas entrer en ligne de compte pour le choix
de la mariée.
Puis, plus tard, la mariée qui porte un léger voile de tulle, le découpe en rubans
assez longs et le distribue aux jeunes filles célibataires présentes, en gage de leur prochain
mariage… »
131

Tous ces préparatifs arrêtés, la liste des invités fixée, toute la maisonnée attendit ce
jour du 23 avril 1898, où César et Marie-Eugénie officialiseraient leurs quinze années de vie
commune. Toutefois, il restait encore la question du repas à régler. Il n’était pas possible, là
aussi, de se lancer dans des dépenses extravagantes. On se contenterait d’un repas simple mais
festif tout de même… En entrées on s’arrêta sur une assiette de cochonnailles fumées des
Vosges. Suivrait une tête de veau ravigote. Du poulet rôti complèterait ce repas avec les
légumes de saison et de la salade. Brioches et tartes aux pommes, confectionnées par Marie-
Eugénie et quelques voisines, complèteraient agréablement ce repas.
Césario s’offrit un petit plaisir et décida que l’on boirait du Chianti et qu’avec le
café on servirait quelques liqueurs maisons pour les femmes et une petite gnôle de derrière les
fagots pour les hommes. Evidemment, on se passerait de champagne…

Le matin du 23 avril, toute la famille était dans ses petits souliers et en « Habits du
dimanche ». César s’y sentait un peu engoncé et à l’étroit mais pour une journée, il
supporterait bien cet état. Marie-Eugénie avait trouvé une jolie robe bleu marine avec un
élégant col en dentelle blanche. Les gamins, Henri, Marcel et Paul avaient troqué leurs
galoches contre des souliers en cuir, savamment et astucieusement cirés par leur mère. Tout
paraissait neuf, enfin presque…

Tout se petit monde partit pour la mairie, à pied, suivi par les invités, voisins et
amis. Ensuite on se rendrait à l’église où Marie-Eugénie avait tenu à avoir une messe de
mariage. Simple… Mais une messe tout de même… Au sortir de celle-ci, les mariés furent
accueillis par quantité de poignées de riz qui pleuvaient sur eux… César n’aimait pas le
gaspillage, mais c’était la coutume. De toute façon, cela, personne ne lui avait demandé son
avis…
« Le lancé de riz… à la sortie de l’église symbolise la prospérité et la fertilité pour
les jeunes mariés. C’est un très ancien rite païen qui consistait à lancer des graines sur les
nouveaux mariés. Graines, dont la force et surtout la fertilité leur seraient automatiquement
transmises. »

Puis l’on se retrouva au café de « La Côte » où César et Marie-Eugénie offrirent


un rafraîchissement aux personnes présentes, amis et connaissances, qui ne se trouvaient pas
officiellement invités au festin de midi. Vers treize heures, seuls restaient la famille et les amis
intimes et l’on se rendit au 6 rue de Selles où l’on festoya jusque tard dans l’après midi.
Quelques-uns restèrent pour le repas du soir où l’on finit les restes et, heureux et contents l’on
rentra chacun avec sa chacune en son logis respectif.

César et Marie-Eugénie, après un brin de rangement, finirent, harassés et fourbus,


par aller se coucher. Ils avaient échappé à la cérémonie du pot de chambre… Cérémonie
pourtant très prisée par les jeunes. Mais demain c’était lundi et le travail recommencerait…

« Cette tradition typiquement Franco-Française, viendrait tout droit de la région


aveyronnaise, avant d’être reprise par d’autres régions. En fait, le jour du mariage, les
mariés se promenaient dans une charrette tirée par un âne, en tenant un Pot de chambre,
annonçant ainsi la cérémonie aux villageois. Puis, le lendemain du mariage, très tôt le matin,
les jeunes se mettaient à la recherche des mariés, qui s’étaient éclipsés pendant la nuit, pour
leur rapporter le fameux Pot de chambre. Malgré que les nouveaux époux fussent bien
cachés, la tradition voulait qu’ils soient tout de même retrouvés.
132

Ils étaient alors sortis du lit et devaient boire dans le Pot de chambre, où
généralement dans un liquide alcoolisé surnageaient quelques denrées alimentaires
hétéroclites. La mariée buvait en premier, puis le marié et ensuite tous les invités présents. Ce
Pot de chambre revêtait une grande importance, il devait redonner vigueur aux mariés après
leur nuit de noce, et symbolisait aussi la fin des noces et le changement de statut des
nouveaux mariés, qui maintenant devenaient alors définitivement des adultes. »

Mais pour César et Marie-Eugénie, mariage ou pas cela ne changerait pas grand-
chose… Ils avanceraient quand même sur le chemin de la vie.

*****

Nouvelle naissance. 8 octobre 1898.

Cette année 1898 sera sans doute relativement fertile en évènements de la vie
française. Pour le couple César et Marie-Eugénie aussi…. Mariage et naissance….

Esterhazy, dont l’histoire montrera qu’il était le véritable coupable dans l’affaire
Dreyfus, est acquitté. Il fit porter le chapeau à Picquard, un petit bleu, qui ne fut en fait,
coupable que d’avoir découvert une vérité, que ni l’armée ni le pouvoir n’étaient enclins à
entendre. Accusé et jugé responsable, il sera incarcéré au Mont-Valérien, puis enfin exclu de
la Grande Muette.
Suivra ensuite le fameux « J’accuse » de Zola.

Suite à cette affaire Dreyfus, soutenu par Zola, les intellectuels se regroupent et
fondent « La Ligue des Droits de l’Homme. Dans l’été de cette même année Zola sera obligé
de partir en exil ! Il se réfugie à Londres, et le gouvernement français le radie de la liste des
officiers de la Légion d’Honneur.

En juillet, dans le domaine de la médecine, Pierre et Marie Curie découvrent, issu


d’un minerai d’uranium, un élément radioactif, qu’ils baptiseront « Polonium », eu égard au
pays d’origine de Marie Curie.

Quatre jours avant l’arrivée de Joseph-Gabriel, cinquième fils de César et Marie-


Eugénie, on donne le premier coup de pioche du Métro Parisien, par la compagnie du Chemin
de Fer Métropolitain de Paris.

Ainsi, après leur mariage officiel, quelques mois plus tard, Marie-Eugénie donna
naissance à son cinquième fils. Joseph Gabriel pousse son premier cri au domicile familial, le
8 octobre 1898. César a quarante ans, Marimarie trente sept…

*****

Changement de domicile. 27 février 1901.

Avec cinq fils, la maisonnée se sent un peu à l’étroit au 6 rue de Selles. La maison
est grande certes, mais seules quelques pièces s’avèrent réellement habitables. Et puis César,
dans cette dernière, n’a pas véritablement d’atelier ni de forge. Il faut donc envisager à plus ou
moins brève échéance une nouvelle solution.
133

Cette solution s’offrira au 4 rue Maffioli dès le début de l’année 1901.

César n’était pas ce qu’on pouvait appeler un « grand bavard devant l’éternel ». Il
parlait peu, d’autant plus qu’il avait gardé son fort accent italien et que son vocabulaire
français n’était pas des plus étendus. Pour les choses quotidiennes, cela s’avérait amplement
suffisant.
Cependant, il avait quand même dû se résoudre à soutenir quelques conversations
avec ses clients, parfois avec grandes difficultés. Certains très bavards le mettaient à rude
épreuve. Il préférait les taciturnes ou les gens qui savaient ce qu’ils voulaient sans entrer dans
des détails parfois très compliqués. Surtout que ces clients, pour la plupart paysans, parlaient
un horrible français, mâtiné de surcroît de patois.
Mais même si César était peu enclin au bavardage, cela ne l’empêchait nullement
d’écouter ce qui se disait autour de lui, et qui plus est dans le quartier. Aussi, revint-il un jour
de son atelier et assis à table devant son assiette, brusquement il demanda à Marie-Eugénie :
- Maria ! Il y a oune maisone à vendita dans la rue juste au-dessus dé la nôtre !
Quelque peu surprise, Marie-Eugénie lui demanda :
- Mais pourquoi César ! On n’est pas bien ici ?
- Si, si ! Ma dans la maisone de dessus, y a oune studio jé pourrais installare
oune forge. Pour lé travail ce serait plou facilé.
- Césario ! Cela d’mande réflexion !
- Ma qué réflexion ! Qu’est-ce qué tou veux dire ?
- Mais voyons Césario ! Cela r’présente une grosse dépense ! Aurons-nous assez
d’argent ?
- Ma Maria ! Si, si ! Avec plous de place et oune grande atelier, yé pourrai
travailler ancora plous et nous gagnerons plous d’argent !
- Oui ! P’t’être ben! Mais, sais-tu au moins à qui qu’elle est c’tte maison et
combien el’ vaut ?
- Non ! C’est Auguste mi en a parlato. Il ne sait pas non plous !
- Et y a longtemps qu’ tu sais ça Césario ?
- Depuis due o tre giorni !
- Et ben, i’ faut qu’ tu r’demandes à Auguste un peu plus de renseign’ments!
- Si, si Maria ! Yé lui r’demand’rai domani !

Le repas terminé, les gamins repartis à l’école et César dans son atelier, Marimarie
réfléchissait. Bien sûr ! Une maison à eux, c’était fort tentant. Alors brusquement, Marie-
Eugénie se souvint avoir vu sa mère être obligée de vendre la ferme de La Rosière pour faire
face aux dettes de ce moins que rien d’Isidore. Elle n’aimerait pas que cela leur arrive à leur
tour.
Mais César n’était pas Isidore. Depuis qu’elle le connaissait, elle ne l’avait jamais
vu ivre. Même pas le jour de leur mariage ! Il ne pensait qu’au travail. D’ailleurs, depuis
qu’ils étaient installés à Passavant, après quelques années de chantiers itinérants, César avait
décidé de se mettre à son compte. Le travail ne manquait pas, et par la qualité de celui-ci, il
voyait de plus en plus de clients. Sans toutefois rouler sur l’or, César gagnait honorablement
sa vie…
Ils en reparlèrent quelques jours plus tard.

- Mais Césario ! Deux mille deux cents francs ! Tu t’ rends compte ! Où qu’ nous
allons trouver une somme pareille !
- Ma Maria ! Yé demandé à Augusto, il a dit qué Louis, lui serait d’accordo per
qu’on paye en diverse fois.
134

Et c’est ainsi que Marie-Eugénie se laissa convaincre. César et elle deviendrait


enfin propriétaire d’une belle et grande maison. Cette fois, bien à eux. Une maison avec une
grande cuisine et trois chambres. Une grange-écurie à côté de ces dernières et un grenier sur le
tout. Un joli jardin derrière et à côté de la maison. Un petit bâtiment en face où César avait
déjà prévu d’y installer son atelier et sa forge. Cette construction comprenait une chambre à
four, avec le four en état de fonctionnement, un grenier sur le dessus et une cave en-dessous.
Largement de quoi satisfaire les besoins de la famille….

César et Marimarie se rendirent donc chez le notaire, Maître Hugny, à Jonvelle.


Louis Queminet et son épouse Rosine Sautrot, les y attendaient déjà, ainsi que deux témoins,
Alfred Fenouillet et Charles-Joseph Petizon.

En ce jour du 27 février 1901, César et Maria devenaient propriétaire. Mais ils


durent patienter jusqu’au 25 avril pour en jouir pleinement et définitivement. Le
déménagement fut vite fait. Les quelques meubles que possédait la famille traversèrent la
route de Selles, puis montèrent par le jardin et s’installèrent au 4 rue Mafioli.

César et Marie-Eugénie s’acquittèrent de leur dette sur plusieurs années, la


dernière échéance intervenant le 4 mai 1911. Monsieur Louis Queminet, eu égard à la probité
et à l’honnêteté de César, avait bien voulu patienté dix ans avant de recouvrer l’intégralité de
son dû.

*****

Et c’est devant cette maison, sa maison, tranquillement installé sur son banc, que
César repasse le fil de sa vie… Interrompu de temps en temps par un passant ou un voisin qui
s’arrêtent pour lui faire un brin de causette… Et puis, une fois ce bavard parti, César repart
dans ses souvenirs…

*****

Heurs et malheurs. 1901 et plus…

Ils venaient à peine de s’installer, lorsque quelques mois plus tard, le malheur
frappe à leur porte.
Dès les premiers beaux jours, alors que l’été arrive, Joseph-Gabriel tombe malade.
Appelé d’urgence, le médecin diagnostique une forte rougeole.
- Ne vous en faites pas Madame Goi, ce n’est qu’une simple rougeole. Nous allons
arranger cela. Je vous fais une ordonnance, vous irez chercher ça à la pharmacie.
- Merci docteur ! Au revoir !
- Au revoir Madame Goi ! Je repasserai dans deux ou trois jours…

Le docteur Planchard tint sa promesse et revint voir le petit Joseph quelques jours
plus tard. Malheureusement il ne constata aucune amélioration significative. Il se montra
même inquiet mais en bon médecin de famille, il n’en laissa rien voir à Marie-Eugénie. Il refit
une nouvelle ordonnance et donna de nouveaux conseils… Mais malgré sa science et sa
bonne volonté, l’état du petit Joseph ne s’améliora pas, même il empira.
Marie-Eugénie était de plus en plus inquiète. César tournait en rond dans la
cuisine, il n’aimait pas ça. Si le médecin se montrait impuissant devant les complications de la
maladie. Que pouvait-il faire lui ?
135

Nous étions en 1901, la science avait ses limites. Malgré les soins maternels
assidus et attentifs de Marie-Eugénie, Joseph fut emporté par une broncho-pneumonie, le 20
juin 1901. Il avait deux ans et demi…

Le couple avait déjà perdu un premier enfant en bas âge, Joseph était le deuxième.
Cela commençait à faire beaucoup pour Marie-Eugénie, qui de temps en temps se souvenait
aussi d’avoir dû abandonner son premier enfant. Auguste, il y avait déjà presque vingt ans…
Où était-il ? Qu’était-il devenu ?
Bien sûr ! Elle s’était habituée, depuis le temps ! Mais en perdant Joseph, une
foule de souvenirs désagréables remonta à la surface… Pas forcément les biens venus…

A peine plus d’un an après, Marie-Eugénie mettra son dernier fils au monde.
Georges Gabriel pousse son premier cri, rue Mafioli, le 18 août 1902. Marimarie a quarante
ans et César quarante quatre…

Les jours passent, deviennent des mois, suivent des années… Maintenant le couple
est bien installé, César travaille comme un forcené. Il doit toujours de l’argent pour la maison
et il aimerait bien solder cette affaire le plus rapidement possible. Seulement, César a cinq
bouches à nourrir, et cinq garçons ça mangent…

Nous sommes en 1908, Henri a maintenant vingt quatre ans. A un an près Henri
échappe au service militaire. En effet, en 1905, l’ancien système du tirage au sort est supprimé
par le général André sous le gouvernement de Maurice Rouvier.
César et Marie-Eugénie doivent faire face à un nouveau mariage. Depuis quelques
temps, Henri avait trouvé une petite amie et cela devint on ne peut plus sérieux. Les deux
tourtereaux s’aimaient d’amour tendre, aussi en accord avec leur famille respective, ils
fixèrent leur mariage au printemps.
Le 17 avril 1909, Henri convolait en juste noce avec Mademoiselle Quenisset
Gabrielle Victorine. Ensuite, les amoureux volèrent de leurs propres ailes. Ils s’y entendirent
assez bien et réussirent quelques-unes de leurs entreprises. Gabrielle se révéla une maîtresse
femme et défendit bec et ongles la situation et plus tard les affaires de son mari.
Tante Gaby, comme certains l’appelaient affectueusement, gérait pratiquement
tout, avec parfois une certaine suffisance agrémentée d’une bonne dose d’autorité. Ces traits
de caractère, ajoutés à quelques-autres tout aussi flatteurs, firent que certains, dans la famille,
un peu par dérision et moquerie, l’appelèrent « Tante Gudule ».
Tante Gaby ou Tante Gudule, cela ne changea rien à sa détermination et elle mena
sa barque, contre vents et marées, suscitant certainement un brin de jalousie au sein de son
entourage. Mais là ne résidait pas son problème…

Passavant ne l’intéresse plus et elle se débrouille, probablement en faisant jouer


certaines relations, pour faire entrer Henri aux « Chemins de Fer ». Il deviendra ainsi un
honorable employé de la gare d’Epinal, pendant toute la période de la Grande Guerre,
échappant de ce fait au casse pipe.
Ambitieuse, tante Gaby intrigue et par un heureux concours de circonstances, le
couple rachète pratiquement pour une bouchée de pain, le « Grand Café de la Gare » à Epinal.
Affaire qu’ils remettront à flot, la revendront et s’installeront ensuite comme hôteliers à Paris.

*****
136

Quelque part au fond d’eux même, César et Marie-Eugénie, étaient soulagés.


Certes ! Le mariage de leur aîné, sans les avoir ruiné, avait quand même quelque peu écorné
leurs économies. Alors, maintenant qu’Henri était marié et avait une situation, cela ferait une
bouche de moins à nourrir… Restaient tout de même encore quatre garçons…

Nous étions en 1910, Marcel reçut sa convocation pour le Conseil de Révision. Il


dut se rendre à Vesoul. Il se présenta à l’Hôtel de Ville comme le stipulait sa fiche de route. Il
n’était pas le seul…
Ils reçurent l’ordre de se dévêtirent complètement, ce qui pour certains très
pudiques, se révéla un tantinet gênant. Ensuite, dans une grande salle, tous bien alignés et
toujours nus, ils passèrent devant un jury composé majoritairement de médecins militaires. On
les mesura, les pesa, et plusieurs médecins les examinèrent de fond en comble, avec
auscultation complète. Un médecin palpa Marcel et le tâta pour constater que nulle hernie
n’était présente. Ensuite d’autres examinèrent sa bouche et ses dents, les cheveux, les
membres, la tête…
Ainsi, les médecins examinateurs exprimaient à haute voix ce qu’ils constataient
afin de permettre aux autres médecins pompeux, assis devant une grande table, de pouvoir
transcrire sur le dossier de chacun ce qu’ils entendaient. C’était d’une discrétion à toute
épreuve !... Et parfois suscitait des rires, des remarques, voire des quolibets de tous ces jeunes
qui se découvraient pour la première fois.
Finalement, le dossier complété au niveau médical, avec d’autres éléments, dont le
niveau d’instruction, ferait décider plus tard, l’Administration militaire l’incorporation de tous
ces conscrits de leur appel sous les drapeaux et surtout de leur affectation.
Lorsque la jeune recrue se trouvait déclarée « Bon pour le Service Armé », elle
était alors très fière d’épingler sur le revers droit du veston, de l’autre côté de la cocarde de
conscrit, la broche en métal portant l’inscription « Bon Service Armé ».

Pour tous les conscrits, le jour du conseil était jour de fête. La plupart, pour ne pas
dire tous, portaient un calot aux couleurs nationales et une cocarde notant le millésime de la
classe. Le soir était organisé un repas au restaurant où dans une salle des fêtes où étaient
conviées les filles nées la même année que les conscrits. Marcel faisait partie de la classe
1910.
Quelques jours avant de passer le Conseil de Révision, Marcel avec trois ou quatre
camarades conscrits, se rendirent au domicile des Conscrites afin de leur remettre la cocarde
blanche portant également le millésime de leur classe. Cette distinction, de forme identique à
celle des garçons, était effectivement de couleur blanche au lieu d’arborer les couleurs
tricolores de celles des mâles.

Afin de financer l’achat des calots, des cocardes, et le repas du soir, les conscrits
organisaient les mois précédents ce conseil de révision, une soirée dansante à la salle des fêtes
de Passavant. Presque tout le village y assistait, et les entrées payantes et les consommations
laissaient assez de bénéfices pour faire face à ces dépenses. C’était la fête et tout le monde
s’en réjouissait dans l’euphorie et l’insouciance, sans penser le moins du monde à la grande
boucherie qui aurait lieu quatre ans plus tard….

Donc, un an plus tard, Marcel partait au service militaire, le 10 octobre 1911. Il


avait un peu plus de vingt ans… Deux ou trois ans plus tard, Albert partirait à son tour. César
et Marie-Eugénie auraient donc deux fils sous les drapeaux. Intérieurement ils en étaient fiers,
mais à ces instants ils ne savaient pas encore qu’ils trembleraient pour leur vie pendant quatre
ans…
137

Quatre années passées dans l’incertitude, l’angoisse et la peur de voir arrivé le


facteur avec ce fameux formulaire leur annonçant la triste réalité…

*****

Le 4 mai 1911, César soldait sa créance sur la maison. Monsieur Louis Queminet,
sans jamais avoir douté de la parole de César, avait tout de même eu de la patience.
Maintenant César et Marie-Eugénie étaient véritablement chez eux.

Courant septembre, Marcel reçu sa feuille de route pour rejoindre sa caserne, à


Remiremont. Il y arriva le dix octobre 1911, et grâce à son degré d’instruction générale du
niveau trois, il fut affecté au 47ième régiment d’artillerie comme 2ième canonnier servant. Il se
retrouva ainsi muté à Héricourt, et pratiquement un an plus tard, il devenait Maître pointeur, le
25 septembre 1912.
Le quinze octobre 1911, Marcel reçut déjà une lettre de sa mère dans laquelle elle
lui dit son impatience de le voir habillé en soldat. En bonne mère de famille, elle en profite
pour lui reprocher de ne pas avoir été dire « au revoir » à Marie Pinson, et Roger trouve
également le temps long de ne pas recevoir une carte de ta part ! Marie-Eugénie le remercie
pour les piments qu’il leur a envoyés et l’informe que son père a été très content et voudrait
en avoir d’autres. Marcel reçu également une carte de Denise et de Jeanne, sœur de Denise.
Le 12 novembre 1912, Marcel reçoit une lettre de son frère Albert. Ce dernier est
toujours sur les quatre chemins ; « tantôt à la musique, tantôt voir les filles ». Albert dit : « Je
voudrais bien te voir habillé en soldat, tu ne dois pas la foute trop mal, tu dois déguotté avec
tes petits cors de fourneaux, tu en bardes là-bas, ils te dressent, ils te font bien marcher, je
voudrais bien savoir si tu es toujours aussi vif que chez nous, tu n’arrives pas tous les jours ½
heure en retard sur les rangs sans quoi c’est la boîte… Papa est revenu d’Italie depuis mardi
et aujourd’hui il est parti à la fête à Cey sur Saône chez un copain… Maman a dit que si tu
trouvais que t’avais trop d’argent sur toi pour le moment que tu envoies au moins la moitié de
ce que tu as, tu en auras encore assez, elle te le renverras plus tard quand tu en auras besoin
plutôt que de te les faire volés ce n’est pas ce que ça coute pour nous les renvoyer et tache de
ne pas les dépenser mal à propos car tu sais les maux qu’on a pour les gagner… Maxime a
été content de sa carte. Ton frère qui t’aime. Albert »
Le 20 décembre 1911, Marie-Eugénie écrit à son fils et l’informe que Denise
trouve toujours le temps long : « Tu ne lui as toujours pas répondu…, elle t’a encore envoyé
une carte, cela n’est pas gentil de ta part car elle croit que tu es faché, elle ne sait à quoi se
penser… Je te dirais qu’Henri nous a promis de venir nous voir ses jours ci tous les deux…
Je finis en t’embrassant tout de cœur et d’amitié, tes parents qui pensent souvent à toi. Ta
mère. »
Le 10 janvier, Marcel reçoit une lettre de son frère Paul, sur laquelle Marie Goi, sa
cousine, fille de Guiseppe, lui souhaite une bonne année. Elle termine ainsi : « Ta petite
cousine qui t’aime pour la vie. Goi Marie. »

Il restera ainsi deux ans sous les drapeaux, pendant lesquels il reçut quantité
d’autres lettres. On lui accorda en outre un « Certificat de bonne conduite », et il fut transféré
dans la réserve active le 8 novembre 1913. Nous étions à moins d’un an de la déclaration de
guerre entre la France et l’Allemagne…
138

Les 3 et 13 avril 1913, se produit entre l’Alsace occupée et l’Allemagne, ce qu’on


appellera l’incident de Saverne. Cette crise intérieure fut déclenchée par des propos injurieux
tenus par un sous-officier allemand envers le peuple alsacien. Celui-ci traita en effet les
habitants de Saverne de « Wackes », autrement dit de voyous ou de personnes peu dignes de
confiance.
Auparavant un certain mécontentement au sein de l’opinion publique alsacienne-
lorraine vis-à-vis du comportement colonial et autoritaire de l’administration prusso-
allemande, avait mené à de fortes tensions entre les deux camps. Déjà en 1912 des ouvriers
autochtones avaient chanté la Marseillaise lors d’une manifestation dans une usine de
Graffenstaden. Ces frictions entre alsaciens et prussiens culminèrent à la suite de l’incident de
Saverne, ce fut l’apogée de ces tensions.
Les choses auraient pu en rester là, mais ce sous-officier irascible commet un
nouvel acte scandaleux. Lors de manœuvres d’une de ses unités, en le voyant passer, un brave
cordonnier à demi paralysé éclate de rire et se moque ouvertement de lui. Perdant tout sang-
froid ce jeune sous-lieutenant le frappe alors à la tête avec son épée.
Ces faits aggravent encore la situation et les relations entre l’Alsace-Lorraine et
l’Empire Allemand se dégradent inexorablement. La consigne prônée par l’état allemand, vise
à écarter les alsaciens des responsabilités et de mener une germanisation plus ferme.
Ces incidents et particulièrement celui de Saverne tendent de plus en plus les
relations franco-allemandes et contribuent à attiser encore plus l’esprit de revanche et le désir
de reconquête des provinces perdues. Cependant la France reste prudente et ne veut pas se
laisser entraîner dans une guerre qui malheureusement surviendra quelques mois plus tard
après l’attentat de Sarajevo.
Suite à cet attentat, le 28 juillet 1914, l’Autriche-Hongrie déclare une guerre
« préventive » à la Serbie, ce qui, par le jeu des alliances, mènera inévitablement à la
Première Guerre Mondiale.
Pendant ce temps là, une nouvelle guerre s’était rallumée dans les Balkans,
conséquence d’une paix fragile signée en 1912 après les premiers affrontements. Lors de cette
première guerre de 1912, la Bulgarie, la Grèce, le Monténégro et la Serbie, s’étaient alliés et
ensemble sont venus à bout de l’occupant Turc. Mécontente, la Bulgarie repousse fermement
l’arbitrage de la Russie, et finalement attaque ses anciens alliés, déclenchant ainsi la seconde
guerre balkanique. Seule, la Bulgarie sera vaincue et perdra de ce fait une grande partie de son
territoire. Ces guerres accentueront les tensions internationales et participeront à l’engrenage
qui mènera à la Grande Guerre de 14/18.

Le 1er août 1914, la France décrète la mobilisation générale et le 3 août


l’Allemagne déclare la guerre à la France. Ce sera le début de la « grande boucherie ».

Le 8 novembre 1913, Marcel fut versé dans la réserve de l’armée active, et


renvoyé dans ses foyers. Marie-Eugénie, ravie de revoir son fils, se faisait néanmoins pas mal
de souci vu la tournure des événements internationaux. D’autant plus qu’Albert devrait partir
bientôt pour son service militaire, auquel suivraient forcément quelques années de guerre.
César lisait très mal le français et Marimarie lui relatait parfois les grands titres des journaux.
Certains l’effrayaient passablement, et parfois elle s’en ouvrait à César :
- Césario ! Tu vas voir ! J’te dis qu’ si ça continue comme ça, y aura bentôt une
nouvelle guerre !
- Ma no ! Maria ! Perqué ? Ca serait idiota !
- Idiot ou pas, je te dis que c’est très possible. Et si c’est l’ cas, tes deux fils,
Marcel et Albert partirons faire la guerre.
- Ma no ! Les uomini ne sont non si pazzo que ça !
139

- Les hommes, peut-être ! Mais ceux qui les dirigent…


- Ma Maria da fastidio pas ! Nous verrons bene !

Marie-Eugénie n’était pas convaincue par les propos rassurant de César. Ce


dernier, d’ailleurs, ne comprenait pas vraiment la situation. Elle, par contre, les Prussiens elle
connaissait de « ouï-dire », ses parents avaient connu la guerre de 1870. Et la Vôge avait vu et
subit le passage de quelques Uhlans prussiens, et d’après ce qu’on lui avait dit dans son
enfance, ces guerriers là n’étaient pas des tendres. Elle se rappelait aussi que le seul fils de
Tiennot, s’était fait tué à Sedan par ces mêmes Prussiens. Alors Allemands ou Prussiens, pour
Marie-Eugénie c’était « Bonnet blanc et blanc bonnet ».

*****

Alphonse était triste ce matin là, sa tenue de facteur le gênait un peu aux
entournures. S’il avait pu, il n’aurait pas quitté son bureau de poste, mais le règlement restait
intransigeant. Il connaissait bien les formulaires de l’armée qu’il allait distribuer tout au long
de sa tournée… La mort dans l’âme, il commença sa sinistre distribution… Lorsqu’il tendit
celui de Marcel à Marie-Eugénie, il vit celle-ci froncer les sourcils…
- Eh oui ! Madame Goi, ça y est, c’est arrivé ! Oh ! Mais rassurez-vous, i’ paraît
que ça n’ dur’ra pas longtemps.
- Longtemps ou pas, vous savez i’ faut pas longtemps, justement, pour s’ faire
tuer !
- Oui ! Je sais, je sais… Allez ! Bonne journée quand même…
- Oui, oui, Alphonse, bonne journée à vous aussi.

Marcel venait donc de recevoir son ordre de mobilisation. Il arriva à son corps
d’armée le 2 août 1914, au 47ième régiment d’artillerie, à Héricourt. Ce régiment faisait partie
de la 7ième Brigade d’Artillerie et constituait l’artillerie principale de la 14ième division
d’infanterie. Divisé en trois groupes, il comptait 9 batteries de 75, soit en tout 36 canons.

Marcel partit tout de suite pour les opérations d’Alsace et subit le feu de la guerre
pour la première fois à Mulhouse, où fin août ce régiment dû se replier. Ensuite, ce fut la
bataille de la Marne. Sur les bords de l’Ourcq, le canon tonne, comme pointeur Marcel ne
chôme pas. Le 12 septembre il est sur Bouillancy et Betz, puis Nouvron, où il y restera
jusqu’en janvier 1915. En début de ce mois de janvier, le 47ième part pour la bataille de l’Aisne,
à Crouy, au nord-est de Soissons.
Marcel et son régiment resterons là jusqu’en mars 1915, à cette date il est muté au
ième
6 régiment d’artillerie à pied. De là il participera à la bataille d’Artois, au Cimetière de
Souchez et au Cabaret Rouge. Le 21 juillet 1915 il est à nouveau muté au 34ième régiment
d’artillerie de campagne où il participe à la grande bataille de Verdun. Toujours à Verdun, il
passe au 104ième régiment d’artillerie lourde, le 1er novembre 1915. Il y restera jusqu’au 6
juillet 1916, jour où il fut blessé par un éclat d’obus, lui occasionnant une large plaie de la
région fronto-temporale gauche. Maintenu en service armé, il est à nouveau blessé par une
explosion de grenade, le 18 octobre 1916, dans laquelle il perd trois dents et acquiert une belle
cicatrice à la lèvre supérieure.
Suite à ses blessures, Marcel sera détaché le 31 mars 1917 au dépôt de
métallurgistes de Nantes. De là, il repassera au 107 ième régiment d’infanterie le 1er juillet 1917,
en Champagne, où en tant qu’artilleur, il appuiera l’infanterie par des tirs sur le front
allemand. Ces tirs avaient pour but de casser les bouteilles et les tuyaux des gaz, que l’ennemi
s’apprêtait à lancer sur les troupes françaises.
140

Il revient à la maison Goi, à Passavant, le 22 décembre 1918. Il aura fait deux ans
de service militaire et pratiquement quatre ans de guerre.

Quatre années au cours desquelles Marie-Eugénie et César n’ont pas cessé de


trembler, à chaque passage du facteur. La peur et la hantise de voir arriver ce fameux
formulaire des armées annonçant l’issue fatale, les étreignaient tous les jours… Aussi, lorsque
le 11 novembre 1918, l’Allemagne signa l’armistice avec la France, ce fut un vrai
soulagement au domicile de la rue Mafioli.
Ce soulagement fut toutefois très mitigé, car depuis un moment on était sans
nouvelle d’Albert, quatrième fils de César….

Albert avait été incorporé le 9 avril 1915 et admis comme cavalier de 2 ième classe
dès le 10 avril. Il passe au 109ième régiment d’infanterie le 1er août 1915, où il participe en
septembre à la bataille d’Artois. L’attaque du 25 septembre le voit sur la crête de Givenchy,
puis en novembre et décembre au Bois en Hache. En mars, il revient à la bataille de Verdun,
au fort de Douaumont, au bois de la Caillette et à l’étang de Vaux.
Le 23 avril 1916, il passe au 53ième régiment d’infanterie, et reste toujours à
Verdun. Ce régiment étant pratiquement réduit à néant, les rescapés sont versés dans le 5 ième
régiment d’infanterie, où ils s’illustreront toujours à Verdun. Puis en 1917, il est transféré sur
le Chemin des Dames, pour terminer en 1918 sur l’Ourcq, l’Aisne et la Lys. Là, plusieurs fois
ce régiment se couvre de gloire, méritant trois citations à l’ordre de l’armée.

Cependant, Albert ne verra pas la fin de la guerre sur le front. Il est porté disparu le
3 septembre 1918 à Bucy le Long dans l’Aisne. Cette disparition plonge la famille dans un
affreux désarroi. Marcel était revenu blessé, certes, mais il se retrouvait en famille. Albert, qui
sait ce qu’il est devenu ?
Alphonse, le brave facteur, apporte un nouveau papier officiel émanant de l’armée.
Marie-Eugénie l’ouvre avec fébrilité, ses mains tremblent comme jamais auparavant… Elle
lit, s’attendant au pire… Et subitement son visage s’éclaire, l’armée lui annonce qu’Albert a
été fait prisonnier et qu’il est interné à Ramshadt.
Dans l’euphorie elle traverse la cour, faillit trébucher sur les pavés inégaux et
déboule dans la forge de César. Elle lui crie :
- Albert est vivant ! Vivant, tu comprends ! Tiens regarde !

Elle tend à César le précieux document. Il le regarde d’un air éberlué mais ne
comprenant pas tout ce charabia, il le redonne à sa femme. Devant son incompréhension
celle-ci lui crie alors :
- Mais Césario ! Tu comprends ! Albert est prisonnier en Allemagne ! Ca veut
dire que pour lui la guerre est finie et qu’il reviendra ! Il reviendra vivant ! Vivant Césario,
est-ce que tu comprends cette fois ?
- Si, si, Maria !

Oui ! César venait enfin de comprendre. Il ne dit rien, s’approcha de Maria-


Eugénia, la prit dans ses bras et la serra très fort en l’embrassant. Ce qui pour lui représentait
un énorme effort, César n’étant pas d’un naturel très expansif. Mais là, l’émotion s’avérait
tellement forte qu’il fallait qu’elle s’exprime, et c’était le meilleur moyen qu’il avait trouvé.
Marie-Eugénie lui en fut reconnaissante et ils restèrent ainsi quelques instants qui parurent
une éternité tant ils étaient heureux. Ils sursautèrent lorsqu’ils entendirent une voix derrière
eux :
- Alors ! Les amoureux ça va ce matin, on dirait ?
141

Ils se retournèrent et aperçurent leur premier client de la matinée. Ernest se tenait


au beau milieu de la cour, n’osant aller plus loin. César lui fit signe d’approcher et Marie-
Eugénie l’informa de la grande nouvelle.
- Ah ben ! Bondiouss ! J’ suis sacrément content pour vous. On peut dire qu’
vous avez eu d’ la chance d’ voir vos deux fils rentrer !
- Oh ! Albert l’est pas encor’ rev’nu mais au moins on sait qu’l’est vivant !

*****

Marcel avait entretenu pendant ces années de service militaire et de guerre, une
correspondance suivie avec Denise. Et il arriva ce qui devait arriver, ils décidèrent de se
marier. La date du mariage fut fixée au 20 octobre 1917. Les deux frères, Albert et Marcel
avaient obtenu une permission pour la circonstance. Marcel en tant que futur marié et Albert
en tant que frère du futur marié. La permission d’Albert avait été appuyée par un de ses
supérieurs qui estimait que de par sa conduite exemplaire devant l’ennemi, il était normal et
légitime de lui accorder ces quelques jours pour cette cérémonie.
En ce jour heureux où la guerre continuait de faire des ravages, à Passavant on
était content. Deux familles se trouvaient réunies, en toute simplicité certes, pour célébrer
l’union des deux amoureux.

D’ailleurs ni l’un ni l’autre n’avaient failli devant l’ennemi. Marcel revenait avec
la « Médaille Militaire » et la « Médaille de Verdun », et deux blessures, ainsi qu’Albert, lui
sans blessures. Ce dernier, en plus de ses deux médailles, affichait dans son dossier militaire
une citation. « Agent de liaison d’un dévouement absolu et d’un courage à toute épreuve. Les
20 et 21 mars 1918 est parti à plusieurs reprises porter des ordres en première ligne et
recueillir des renseignements malgré des bombardements très violents. Une citation
antérieure de 34 mois de front. »

Si Albert était revenu indemne, ce qui fut une chance extraordinaire, Marcel écopa
donc de deux blessures. Blessures sans gravité extrême mais qui lui laissèrent des séquelles
pendant de nombreuses années. D’ailleurs, ceci lui sauva peut-être la vie, puisque suite à
celles-ci il finit la guerre à l’arrière dans un dépôt de métallurgistes, puis à nouveau comme
artilleur en Champagne.
Quant à Albert, il fut fait prisonnier, ce qui probablement aussi le sauva des
dernières grandes batailles et hécatombes de l’été et de l’automne 1918.

Un an plus tard, la famille Goi verra se terminer cette grande hécatombe, soulagée
d’avoir récupéré ses deux fils mais compatissant avec toutes les familles de Passavant qui,
elles, n’ont pas eu la chance de voir revenir tout leurs enfants…

*****

Toutes ces années avaient été riches en événements dramatiques et toujours assis
sur son banc, au soleil, César les revivait. Il aurait bien aimé encore une fois partager ses
souvenirs avec Marie-Eugénie… Mais elle était déjà partie…
142

MARIAGE DE MARCEL ET DENISE

1ER Rang : Au centre, Denise et Marcel, les mariés. (Mes Grands-Parents)


A droite de Marcel, ses parents Marie-Eugénie et César.
A droite de César, probablement son frère « Peppo »
A gauche de Denise, ses parents Alfred et Fanny Chapitel.
ième
2 Rang : Juste derrière Denise, Albert, frère de Marcel.
A droite d’Albert, Jeanne, sœur de Denise.
ième
3 Rang : Juste au-dessus d’Albert, Henri, frère de Marcel et Albert.
A gauche d’Henri, Georges Gabriel, dit « Maxime », frère de Marcel.

Paul le 5ième frère de Marcel n’est pas là.

*****
Les souvenirs de César étaient moins loin à présent, mais tout aussi précis. Marie-
Eugénie et lui avaient vécu ces années de guerre comme un cauchemar. Mauvais rêve, dont ils
avaient eu tout de même la chance de revoir leurs deux fils revenir sains et saufs. Marie-
Eugénie en remerciait le ciel, César lui n’y croyait toujours pas…

*****
143

Le calme était revenu, la vie reprenait son cours. Les uns pansaient leurs blessures
et assuraient dignement leurs drames. Les autres se remettaient au travail.
Ce fut le cas de César et Marie-Eugénie, qui, épargnés par les horreurs de cette
guerre, avançaient à nouveau dans la vie. Les gens et la France avaient beaucoup souffert
mais il fallait avancer… On pensait toujours aux disparus, aux mutilés mais le pays reprenait
vie.
César forgeait, réparait divers outils et divers charretons. Marie-Eugénie
entretenait la maison. Marcel après son mariage avait quitté la maison et reprit son métier de
facteur qu’il abandonnera plus tard.
Après les fêtes de Noël et de Nouvel-An, Paul annonça à ses parents son intention
de se marier. On fixa donc la date de cette cérémonie au 29 mai 1920. Celle-ci ne fut pas
grandiose, les finances de César et Marie-Eugénie ayant quelque peu été écornées par ces
années passées.
Donc, ce 29 mai 1920, à onze heures, en la Mairie de Passavant, devant Monsieur
Boileau Marie Joseph Amédée maire et Chevalier de la Légion d’Honneur, Paul prenait pour
femme, Berthe Julia Mougeot. Acte de mariage paraphé par deux témoins, Angel Bataglia
tailleur à Jussey et Marcel Goi, mécanicien à Passavant.
Paul et Berthe, sans enfants, divorceront treize ans plus tard, le 5 avril 1933. Paul,
resté sur Passavant, se remariera en 1942 avec Rosa Humblot de Demangevelle, malgré la
désapprobation de sa famille, notamment de ses deux frères, Marcel et Albert. Il reconnaîtra
officiellement les deux enfants de Rosa, Gilbert et Alice à qui il donnera son nom.
En 1943, Paul sera interné à la prison de Vesoul. En cette nouvelle période de
guerre, c’était un peu le système de la débrouille… Paul vole dans un champ quelques
pommes de terre, un soir en rentrant du travail, pour nourrir sa famille. Vu par les voisins ou
les propriétaires du champ, il est dénoncé aux autorités françaises et incarcéré à la prison de
Vesoul. Il y décédera des suites d’une broncho-pneumonie. Il est probablement inhumé à
Vesoul.

Si la guerre avait épargné leurs deux fils, Marcel et Albert, les aléas de la vie leur
apportèrent de nouvelles épreuves. Georges, danseur émérite et fort convoité pour ses talents
par la gent féminine, revient d’un bal du dimanche soir. Nous sommes en été, Georges s’est
dépensé sur la piste de danse jusque fort tard dans la nuit et rentre à la maison en nage. Pour
se rafraichir, il dort à même le sol et attrape ce que l’on nomme à l’époque un « chaud et
froid ». Il décèdera quelques jours plus tard le 22 juillet 1922. Il avait tout juste vingt ans ! Il
ne verra pas, à trois semaines prés, la naissance de son neveu, Robert, fils de Denise et
Marcel, mon père.

Ainsi, pour César et Marie-Eugénie, la vie soufflait aussi le chaud et le froid,


puisqu’entre les mariages elle intercalait les décès. Et quelques mois plus tard, Albert
annonçait à ses parents son intention de se marier.
Après s’être rendue au cimetière, quelques mois auparavant, la famille se rendrait
à nouveau à la mairie pour le mariage d’Albert. Le 8 septembre 1923, Albert prit donc pour
femme, Adèle Yvonne Pierre, à dix heures trente, en la mairie de Passavant. Jules Prudhon,
maire et officier d’état civil, les unit pour le meilleur et pour le pire en présence de Marcel
Goi, frère de l’époux et de Raymond Buffard, beau-frère de l’épouse.

*****
144

Et puis les années passent, il ne reste à Marie-Eugénie et César que quatre fils.
Tous mariés et installés. Brusquement le couple se retrouve seul.
Henri, l’aîné, devenu hôtelier à Paris, ne revient pas souvent à Passavant. Il écrit
parfois mais prétend que lui et sa femme sont très occupés. Sorte d’excuse pour le peu de
courrier qu’il envoie à ses parents…
Marcel et Denise, tout de suite après la Grande Guerre, sont à Champagnole, où
naîtra leur fille Irène, au mois de juin 1919. Marcel avait trouvé du travail à la cimenterie
Bourdet où son frère Albert viendra le retrouver en juillet 1920.
Peut-être en mal du pays, les deux frères décident de remonter en Haute-Saône.
Albert trouve du travail à Thaon dans les Vosges, dans une blanchisserie en qualité de
forgeron-mécanicien. Après un court séjour à Passavant où naîtra leur fils Robert, Marcel et
Denise rejoignent Albert où les deux frères trouveront du travail à Vittel. Puis ensuite vers
1925, Marcel et Albert, inséparables se font embaucher comme mécanicien aux
Etablissements Geistodt à Golbey. Ils habitent ensemble dans la même cité ouvrière…
Plus tard les deux frères sont obligés de se séparer. La mort dans l’âme Marcel
revient à Passavant. Sa femme Denise est obligée de s’occuper de sa mère, Fanny, qui vient de
faire une attaque. Marcel et Denise s’installent donc provisoirement chez les parents Chapitel.
Provisoire qui devait tout de même durer quelques années…

Marcel, associé avec une certaine Madame Lhuillier, reprend une quincaillerie à
Passavant. Cette charmante dame, peu scrupuleuse, confondait tiroir-caisse et bénéfice et se
servait largement dans la caisse du magasin. Ce petit jeu ne pouvait durer longtemps, et la
quincaillerie mit la clef sous la porte…
Marcel travaille alors pour la société « Caïffa ». Il devient ainsi commerçant
ambulant et propose toutes sortes de marchandises, principalement des denrées alimentaires.
Avec une jolie voiture verte, aux couleurs de la Maison Caïffa, il fait des tournées dans
Passavant même et les villages environnants. En même temps, à cette activité, il adjoint la
vente et la réparation de cycles.
Puis vers 1930, tout en gardant son activité de cycles, il entre à nouveau aux PTT,
son premier métier. Il y restera jusqu’à sa retraite, en 1955 et décèdera malheureusement deux
ans plus tard des suites d’une longue maladie… Après une triste période de sénilité précoce,
Denise le rejoindra dans l’éternité en 1963.

« Au Caïffa »
« La société Au Planteur de Caïffa est fondée en 1890, date de naissance de
Marcel. Initialement torréfacteur de café, peu à peu cette société se transforme en magasin
d’épicerie. Un deuxième magasin est ouvert, puis un troisième et enfin de nombreux autres en
province.
Dans cette France toujours très rurale du début du 20 ième siècle, il est important
d’aller chez l’habitant. Ainsi, avant la seconde guerre mondiale, cette société comptera plus
de quatre cents succursales, qui serviront à irriguer les campagnes.
De nombreux colporteurs iront de ferme en ferme, de village en village, proposer
les produits de la société, d’abord à pied, puis en vélo-triporteur et voiturettes tirées par des
chiens ou un cheval, et enfin avec les premières voitures automobiles. Ainsi, le « Caïffa »,
comme on l’appelle affectueusement, avec son uniforme vert-bouteille et sa casquette devient
bientôt aussi populaire que le facteur. Il propose aux ménagères, café, épices, levure, farines
et différentes spécialités vendues directement sous la marque « Caïffa ».
145

Pour retenir ses clients, le « Planteur de Caïffa » invente les timbres fidélité que
les ménagères collent méticuleusement dans un petit carnet. Une fois rempli, celui-ci
s’échange contre quelques babioles, style assiettes ou serviettes.
Après la deuxième guerre mondiale, cette société n’est plus que l’ombre d’elle-
même. Se recentrant essentiellement sur la torréfaction du café, elle se sépare de la plupart
de ses succursales. En 1962, elle acquiert un quart du capital de « La Maison du Café » et
ainsi change de dénomination. En 1977, elle est rachetée par Douwe-Egberts, qui à son tour
est repris par Sara Lee Corporation. Actuellement elle fait toujours partie d’un groupe qui est
l’un des trois plus grands torréfacteurs au monde. »

Albert, après les Vosges, revient en Haute-Saône et s’installe près de Passavant, à


Demangevelle. Il travaille à la filature comme mécanicien et Yvonne, sa femme, comme
encaisseuse. Puis Albert et Yvonne déménagent à nouveau et retournent dans les Vosges, à
Cheniménil.

Marie-Eugénie et César suivent ces départs, et ces retours au fil des années.
Lorsque Marcel et Denise reviennent se fixer définitivement à Passavant, ils sont très heureux
de les retrouver. Restent Henri et Albert qui demeurent toujours loin du bercail familial. Henri
et Tante Gaby séjourneront à Paris comme hôtelier jusqu’à ce que leur fils Fernand reprenne
leur affaire. Ainsi, beaucoup plus tard, ils reviendront en retraite à Passavant.
Albert et Yvonne travailleront à Cheniménil jusqu’en 1937. A partir de cette date,
ils reviennent définitivement à Passavant et habiteront chez César et Marie-Eugénie faisant la
joie de ces derniers.

Ainsi, sur toute la nichée Goi, il ne restait que quatre fils. Henri, l’aîné, à Paris,
Marcel et Paul à Passavant et Albert à Cheniménil.

*****

- Alors Père César ! Ca va-t-y c’matin ? La nuit a t-i’ été bonne ?


Sur son banc, César sursaute, décidément il s’était encore plus ou moins endormi.
- Ah ! C’est toi, Tonio !
- Ben oui ! C’est moi ! Alors, comment ça va c’matin Père César ? Toujours
dans vos souvenirs ?
- Si, si ! Tonio ! Ma tou sais maintenant, il né mé reste plous qué ça ! Viens
Tonio, véné boire un canon.
- Ah ben ! C’est pas d’refus Père César ! I’ fait d’jà ben soif ce matin !

Et voilà. Tous les deux assis devant un canon, César raconte à Tonio quelques
bribes de sa vie…

*****

Les années passent. César se revoit dans son atelier et dans sa forge. Le travail ne
manque pas, et souvent Marie-Eugénie lui reproche de trop en faire. Il a maintenant 72 ans et
sa femme trouve qu’il devrait se reposer. Mais César ne peut rester sans rien faire ! Au grand
dam de Marie-Eugénie qui de temps en temps aimerait bien l’avoir près de lui…

*****
146

Nous sommes en 1920. La France sortait de quatre années de guerre contre


l’Allemagne. Elle en sortait victorieuse, certes, mais à quel prix. Toute une jeunesse fauchée
au champ d’honneur, un million cinq cent mille morts, presque autant de blessés et de
mutilés… Une grande partie du pays ravagée par la guerre, des ruines et encore des ruines…Il
faudra des années pour s’en remettre complètement. Cette période des années 20 va servir
presque uniquement à restaurer la nation, à relancer l’économie… avec une démographie en
baisse… Bref, la France manque de bras, ainsi qu’une grande partie de l’Europe et de ce fait
connaît des difficultés importantes et diverses…
A Passavant, au sein de la famille Goi, on ne chôme pas mais on a un mal fou à se
faire payer. César et Marie-Eugénie ne roulent pas sur l’or. César travaille comme un forcené
mais l’argent a du mal à rentrer… Surtout qu’à cette époque là, le travail se payait à l’année…

Et puis à la fin de ces années 1920, survient la grande crise de 1929. Les cours de
la Bourse de New-York s’effondrent, s’ensuit une grande panique financière… C’est la ruine
pour nombre de petits porteurs d’actions… L’économie est brisée dans son élan… La
spéculation ponctionne celle-ci et prive la sphère réelle de capitaux précieux qui ne font
qu’alimenter une bulle financière.
Très vite, la crise traverse l’Atlantique et touche plus ou moins violemment et
rapidement les pays européens, selon leur degré de dépendance envers les Etats-Unis. Cette
crise se propage très rapidement en Allemagne, les Etats-Unis ayant suspendu leurs prêts.
Plusieurs grandes banques font faillite portant un réel coup dur aux finances du pays.
En France, la crise apparaît plus tardivement, notre pays ayant moins de relations
avec l’extérieur, et surtout disposant d’un vaste empire colonial lui apportant richesses et
matières premières. Cela n’empêche pourtant pas les exportations de chuter, d’où une perte
importante de devises étrangères…

Nous arrivons cahin-caha dans les années 1930. Le Royaume-Uni dévalue d’une
manière spectaculaire en 1931, puis il laisse la livre flotter, ce qui remettra un peu le pays à
flot. Aux Etats-Unis, l’économie se redresse grâce aux réformes hardies de Roosvelt et dès
1935 tout le système bancaire est assaini.
En France, depuis le début des années 1930, le pays traverse plusieurs phases
d’instabilité ministérielle. En 1936, ce sera l’aboutissement de cette période d’instabilité avec
l’arrivée au pouvoir de la gauche. Celle-ci entame de grandes réformes pour le prolétariat ;
samedi chômé sans perte de salaire, instauration de deux semaines de congés payés,
augmentation sensible des salaires… et de grandes entreprises sont nationalisées.
En Allemagne, dès le début de 1933, Hitler accède au pouvoir. Il est officiellement
nommé Chancelier par le Président Hindenbourg. Obtenant les pleins pouvoirs, en 1934 il
entreprend une réorganisation complète du pays et met en place un régime totalitaire et
raciste. Des travaux titanesques sont entrepris dans tout le pays, par là, résorbant une grande
partie du chômage et supprimant un certain mécontentement des masses laborieuses. La
politique extérieure de l’Allemagne devient agressive, celle-ci se retire de la Société Des
Nations et remilitarise la Rhénanie en parfaite violation du Traité de Versailles.
Entre 1933 et 1935, l’Allemagne nazie se dresse seule face à l’Europe. Cela ne
dure pas, les autres grandes dictatures, comme l’Italie de Mussolini, se rallient à cette
idéologie et font face aux démocraties isolées et surtout repliées sur elles-mêmes.

*****
147

César est loin de tout cela. Ses enfants lui ont donné des petits-enfants. La famille
s’agrandit. Elle ne pense pas trop aux soubresauts d’une Europe en crise qui aboutira à un
nouveau conflit. Marie-Eugénie qui se rappelle le dernier s’en inquiète :
- Tu vas voir, Césario ! Cet Hitler va ben nous am’ner une nouvelle guerre. Et
tout c’ que nos braves poilus ont faits en 14/18 s’ra réduit à rien !
- Ma no ! Maria ! Tou sais bien qu’ils ont compris ! Z’ont perdou la dernière
fois, yé né crois pas qu’ils veulent recommencer.
- Pas si sûr, Césario ! Pas si sûr !
- Ma no ! Ma no !

Marie-Eugénie ne se trompait pas. Le grand chambardement se préparait. Ses


craintes étaient fondées et son intuition de femme ou son bon sens lui disait.

Au cours de l’été 1937, le soleil tape dur, l’écrasante chaleur rend l’atmosphère
moite et irrespirable. Marie-Eugénie n’en a cure, elle a traversé d’autres épreuves, rien ne lui
fait peur. Tranquillement assise devant sa porte, elle épluche des haricots avec sa voisine.
Soudain elle s’effondre. César appelé d’urgence par la voisine et aidé de quelques voisins la
transporte à la maison. On appelle le médecin. Il diagnostique une « attaque », autrement dit
un accident vasculaire cérébral. Marie-Eugénie ne réalise plus très bien ce qui lui arrive…
Ce repos forcé la contrarie. César, qui n’a jamais été un grand cuisinier, est mis à
contribution. Il s’en tire du mieux qu’il peut mais pour le ménage, c’est une autre histoire. Il
s’est toujours reposé sur Marie-Eugénie pour ces choses là, et de fait il se sent un peu dépassé
par les événements. Heureusement Marcel et Denise ne sont pas loin. Denise se charge du
plus important et après s’être occupée de sa mère, maintenant elle soigne sa belle-mère.
Marie-Eugénie, bien entourée, dans un état semi-conscient essaie de prendre son
mal en patience. Mais malgré les soins bien intentionnés de Denise, de son fils Marcel et de
César, son état ne s’améliore pas vraiment. Le médecin prescrit un nouveau traitement mais
l’état de Marie-Eugénie reste stationnaire.
Finalement, fatiguée et désabusée, ayant bien rempli sa vie, elle ne se sent plus
vraiment la force de lutter. Son état s’aggrave et finalement survient l’embolie pulmonaire.
Après quelques jours de souffrance, elle sombre dans le coma. Le prêtre appelé conformément
à ses souhaits, lui administre l’extrême-onction. Et quelques heures plus tard, elle exprime un
dernier souffle et rend son âme à Dieu, le 28 juillet 1937, à l’âge de 75 ans… Elle ne verra pas
les prémices ni le début de la seconde guerre mondiale…

Les deux jours précédents l’enterrement, César et ses fils sont là, ils veillent la
défunte à tour de rôle avec leurs épouses. Le lendemain, César entouré de ses fils, se rend à
l’église où famille et amis les attendent déjà. La cérémonie sera simple, chacun se recueille
dans la tristesse. Il n’est nul besoin de faire un éloge fastidieux de Marie-Eugénie qui a mené
une vie de labeur et de dévouement envers sa famille et aussi envers d’autres plus démunis
qu’elle.
A la sortie de l’église la foule attend, nombre de personnes veulent l’accompagner
à sa dernière demeure. Témoignage d’affection et d’estime que voisins, amis et connaissances
portent à Marie-Eugénie et à ses proches. César marche derrière le corbillard, soutenu par ses
deux fils, Albert et Marcel, Paul et Henri suivent en silence.
Arrivé au cimetière, César assiste à la descente du cercueil dans la fosse. Il ne
pleure pas, il pleurera une fois revenu chez lui, sa pudeur d’homme et de Rital empêche les
larmes de couler. César a déjà enterrer trois fils, cela commence à faire beaucoup…
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Marie-Eugénie et lui ont déjà passablement pleuré à ces tristes occasions, mais là,
maintenant il se retrouve seul… C’est dur, très dur… Après un dernier adieu à sa compagne
de plus de cinquante ans, il prend le chemin du retour, toujours soutenu par ses deux fils… Il a
les yeux secs mais le cœur lourd, si lourd… Il sait maintenant qu’il terminera les dernières
étapes de sa route seul. Heureusement deux de ses fils restent à Passavant, il continuera d’être
entouré. Puis Albert reviendra vivre aussi à Passavant et le couple s’installera avec lui, dans
cette maison maintenant trop grande pour lui seul.

*****

Et c’est toujours assis sur son banc que César repasse les dernières années de sa
vie. Il sait que la fin est proche et qu’il ira bientôt rejoindre son épouse. Il n’espère plus
grand-chose… Enfin si, finir sa vie et ses derniers instants paisiblement…

*****

Septembre 1939, le Royaume-Uni et la France viennent de déclarer la guerre à


l’Allemagne, suite à l’annexion par celle-ci de la Pologne. L’Allemagne n’attendait que ce
prétexte, et en l’espace de quelques mois ce sera la grande déferlante sur l’Europe de l’Ouest.
En apprenant la nouvelle, César entend encore les paroles de Marie-Eugénie : « Tu
vas voir César ! Ils vont bien nous refaire le coup de 14/18 ! ». - Décidément, les femmes ont
toujours raison ou elles sentent mieux les choses que nous, pense-t-il.

César est monté chez Marcel et Denise, assis sur le banc devant la porte, il pense…
Il pense qu’en effet Marie-Eugénie avait raison… Il ne sait pas encore que ce sera encore pire
qu’en 14/18… L’embrasement total de l’Europe et du monde va faire une hécatombe jamais
encore égalée…

César vivra ces années de guerre, tantôt chez Albert, tantôt chez Marcel. Il
assistera impuissant à l’invasion de la France, sa France, qui l’a accueilli. Il ne renie pas ses
origines, mais est fort contrarié de voir que sa première patrie s’est rangée aux côtés de
l’Allemagne… Il verra son dernier fils, Albert, être rappelé sous les drapeaux le 25 août 1939,
dans une formation sanitaire, certes ! Mais il sera quand même soulagé lorsqu’il apprendra sa
démobilisation le 27 juin à Lyon. Marcel, lui avait été rappelé le 3 septembre 1939 et
définitivement démobilisé le 25 juin 1940. Ses deux fils sortaient de cette nouvelle guerre
indemnes…
César éprouvera un dernier chagrin en perdant Paul à la prison de Vesoul où il s’y
trouvait incarcéré pour un vol de pommes de terre dans un champ. Le propriétaire du champ
où un voisin mal intentionné l’ayant dénoncé aux autorités. César ne put même pas assister à
ses obsèques, Paul fut inhumé rapidement au cimetière de Vesoul, où probablement ses restes
s’y trouvent encore.

Albert, ayant fait une mauvaise chute lorsqu’il était mobilisé à Epinal comme
garde-voie, est envoyé à Grenoble, loin de la guerre. Après avoir été soigné, il est transféré
sur Lyon où il rencontre tout à fait par hasard son neveu Robert.
Celui-ci avait tout simplement enfourché son vélo et était parti afin de n’être pas
réquisitionné pour le STO et partir en Allemagne.
Finalement après quelques semaines, Albert et Robert décident de rentrer au Pays
et de franchir la fameuse ligne de démarcation… Ce qui fut fait non sans mal !... En 1941.
149

En accord avec ses fils, César vendra sa maison à son fils Albert, en 1942. Et il
finira sa vie entre le 4 Rue Mafioli et le 2 Rue Royale. Rue Mafioli où il s’y éteindra en avril
1945, après une vie bien remplie… La guerre prendra officiellement fin quelques semaines
plus tard, et il n’aura pas eu le plaisir de savourer la victoire des Alliés.
César et Marie-Eugénie reposent tous deux au cimetière de Passavant. Paix à leur
âme !...

Passavant été 2011.

*****

Index traduisant certains termes de patois, en italique, cités dans cet ouvrage,
par ordre chronologique. (Par chapitre)
Lous = Loups. Chins = Chiens. Beus = Chiens fous ou chiens méchants.
Korbê = Corneilles ou corbeaux. Gaugé = Trempé, mouillé à tordre.
Rlécher = Embrasser.

Gochno = Gamin. Féys = Filles. Triper = Marcher longtemps et durement.


Peizan = Paysan. Jline = Poules. Jô = Coq.
Pèr et Mèr = Lapin mâle et lapin femelle. Oyottes = Oies. Poché = Cochon.
Emi = Amis. Compères. Fwêr = Foire.
Makignon = Marchand et acheteur de bestiaux. (Maquignon)

Bwa = Bois ou forêt. Héch = Hache. Kwin = Coin à fendre.


Chérmine = Charme ou charmille. (Arbre) Lâ = Lard.
Etondr’ = Attendre. Ojé = Oiseau. Châgne ou gravelin = Chêne

Efantomé = Hébété ou abasourdi. Chartiêy = Charretier


Bondiouss = Bon Dieu ! (Juron) Bîj = Bise (Vent d’est ou nord-est)
Reuminant = Ruminant (Au figuré) Gorj = Gorge ou gosier
Efan = Enfants. Chvô = Cheval. Rséfté = Retaper ou réparer des vieux outils
Fô = Fou

Médsin = Médecin ou docteur. Deumin mètin = Demain matin


Lantên = Falot ou Lanterne. Bersô = Berceau ou lit de petit enfant.
Lêy = Lit. Ron = Saoul ou ivre. Prét = Curé ou prêtre.
Nveû = Neveux. Niés = Nièces.

Bassoter = Bricoler. Faire quelque chose sans motivation.


Grinj = Grange Kours = Courir ou filer comme le vent.
Keugno = Coin. Par extension pas d’ici. Diâch = Diable.
Mèrché = Marché ou petite foire. Mô = Mal ou douleur physique ou morale.

Fieutô = Sifflet. Mêd = Merde ! Jlin = Poule. Kèktè = Caqueter


Echôt vo = Asseyez-vous. Efan = Enfants. Fôm = Femmes. Sûr mô = Sûrement.
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Kompenr = Comprendre. I pieu = Il peut


Po branle = Le moment ou l’instant.
Evozié = à vous parler. Chô li = Chez lui.
Plô = Lourdaud ou Idiot. Om = Homme. Mérié = Marier

Beûbeû = Bête ou débile. Pôpa = Papa. Mmâ = Maman


Jémâ = Jamais. Gâchot = Filles.
Bèy té t wât = Fais attention ! Ekouté-mi = Ecoutez-moi.
Dous = Deux. Vô djé = Vous dites.
Mêr = Mère. Vo = Vous. E vô = à voulu.
San sa = Sinon. Té sévo = Tu sais. Pochônn = Personne.
Veuno = Viens. Etô = Etait.

Minjé = Manger ou bouffé. Bê = Beau


Voulou = Voleur, fripouille.
Etrandié = Etrangler. Nomé = Se nommer ou s’appeler.
T’i wé = Tu vois !Vrâ = Vrai. I pieu = J’y peux (Rien) ! Ran = Rien
I sévo = T’sais. Féys = Filles. Gâchon = garçon ou gamin.
R’wêr = Revoir. Jwo = jour. Fwêr = foire. Stépwé = peut-être !

Bonjou = Bonjour.
Mâ pokwé té né no â jéma ran di ? = Mais pourquoi tu ne nous as jamais rien dit ?
Peutêd bié do la keugîne ! = Peut-être bien dans la cuisine !
Môjon = Maison. Chorché = Cherché. Piégi = Plaisir.

LISTE DES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE CE ROMAN

AMANDINE : Gouvernante du Docteur Bauzon. (Personnage fictif)


ARMANDO : Fils de Roberto, le cordonnier de Cappella et ami de César.
(Personnage fictif)
BAUDOIN Nicolas et Marguerite : Couple de voisins de François et de Marie-
Eugénie MOUGEOT. Probablement nés et décédés à La Chapelle aux bois. (Personnages
réels)
BAUZON Félix : Médecin de Xertigny. (Personnage réel avec nom d’emprunt)
BERENGERE : Chef de cuisine au château de Conflandey. Supérieure de Marie-
Eugénie. (Personnage fictif mais ayant sûrement existé)
BOILEAU Marie Joseph Amédée : Maire de Passavant en 1920. (Personnage
réel)
BOISMOEAUX Charles : Propriétaire et directeur de la papeterie de Conflandey.
Nobliau sur le retour. Patron de Marie-Eugénie. (Personnage réel avec nom d’emprunt)
CENCELME : Troisième employeur de César. (Personnage réel)
CHAPITEL Denise : (Ma grand-mère) Epouse de Marcel. Mère d’Irène, de
Robert et Maxime Goi. (Personnage réel)
CHAPITEL Fanny : Mère de Denise, qui épousa Marcel et de Jeanne qui mourra
à 23 ans d’un chagrin d’amour.
COLLINEAU : Premier employeur de César. (Personnage réel avec nom
d’emprunt).
CONSTANTIN : Majordome du château de Conflandey. (Personnage fictif)
COMBRALIN Philippe : Dernier employeur de César. (Personnage réel)
151

CORDIER Alfred : Dit Gaétan de Boismoreaux. Neveu de Charles de


Boismoreaux. (Personnage fictif)
DEMULDER Maurice : Prêtre de La Chapelle aux Bois. (Personnage réel avec
nom d’emprunt)
DEROCHS : Deuxième employeur de César. (Personnage réel et nom réel).
DOYEN : Notaire de Xertigny. (Personnage réel et nom réel)
DUSAPIN Nicolas : Créancier et usurier de Xertigny. (Personnage réel et nom
réel)
GARET Amédée : Maire de La Chapelle aux Bois. (Personnage réel mais nom
d’emprunt)
GASPART Antoine : Fossoyeur de La Chapelle aux Bois. (Personnage réel avec
nom d’emprunt)
GEGOUT Isidore : Peut-être second mari de Marie-Eugénie GURY. (Personnage
réel et nom réel)
GIORGIO : Chef de clan des Italiens de Chaumont. Protecteur de César.
(Personnage fictif)
GOI Adriana : Fille de Giovanni et Luiza. Sœur cadette de César et Guiseppe.
(Personnage réel)
GOI Albert : Quatrième fils de César et M Eugénie. Né le 22 08 1896 à
Passavant. Se marie à Yvonne Pierre le 8 septembre 1923. Le couple aura une fille, Simone,
ma cousine demeurant toujours à Passavant. Albert décède en 1982. (Personnage réel)
GOI Ange : Grand-père paternel de César. Né et mort probablement à
Casalmaggiore. (Personnage ayant réellement existé)
GOI Georges Gabriel : Sixième fils de César et M Eugénie. Né le 18 août 1902 à
Passavant et décédé le 26 juillet 1922 à Passavant. (Personnage réel)
GOI Giovanni : Père de César. Né et mort à Casalmaggiore. (Personnage réel)
GOI Guiseppe : Dit « Peppo » Fils de Giovanni et de Luiza. Frère cadet de César.
Rejoindra plus tard César en France et fondera une autre branche GOI dans les Ardennes et le
Nord. (Personnage réel)
GOI Henri : Premier fils de César et Marie-Eugénie, né le 8 août 1884, au moulin
de la Pommeraye, à Marnay en Haute-Marne. (Personnage ayant réellement existé)
Se marie avec Gabrielle Victorine QUENISSET, le 17 avril 1909.
Le couple aura 2 enfants, un garçon et une fille. Cette dernière décède en bas âge.
Le garçon, Fernand se mariera avec Elise ROUX à Carpentras. Ils auront 4 enfants. Michel
GOI, alias Michel Modo, acteur et comédien, né le 30mars 1937 à Carpentras et décédé le 25
septembre 2008 à Vaires sur Marne. Marie Claude, née le 21 août 1942 à Carpentras, résidant
actuellement à Paris. Mireille, née le 23 octobre 1948 à Paris, résidant également à Paris.
Geneviève, jumelle de Mireille, résidant à Boulogne-Billancourt.
GOI Joseph Gabriel : Cinquième fils de César et M Eugénie. Né le 8 octobre
1898 à Passavant. Il décèdera en bas âge, le 20 juin 1901. (Personnage réel)
GOI Léon Marcel : (Mon grand-père). Né à Valdelancourt le 21 février 1890.
Deuxième fils de César et de M Eugénie. (Personnage réel) Se marie en 1917 avec Denise
Chapitel. Ils auront 3 enfants, Irène née en 1919 à Champagnole, Robert (Mon père) né à
Passavant en 1922 et Maxime né à Passavant en 1931. Irène se mariera à André Davids et le
couple n’aura pas d’enfant. Robert se mariera en 1946 à Anne-Marie Déchanet, le couple aura
deux enfants, Jean Luc, né en 1949(l’auteur de ses lignes) et Jocelyne, née en 1954. Maxime
aura deux enfants, Odile et Sylvain.
Marcel décédera à Passavant en 1957 et Denise en 1963. Ils reposent tous les deux
au cimetière de Passavant.
152

GOI Paul : Troisième fils de César et M Eugénie. Né le 22 octobre 1893 à


Passavant. Se marie à Berthe Julia Mougeot le 29 mai 1920 et en divorce en 1933. Se remarie
avec Rosa Humblot en 1942 et reconnaît les deux enfants de celle-ci. Paul décède à la prison
de Vesoul en 1943 d’une pneumonie. Il avait été incarcéré suite à une dénonciation de voisins
mal intentionnés pour un larcin de quelques pommes de terre dans un champ. (Personnage
réel)
GUALTIERI Andréa : Grand-père maternel de César. Né et mort probablement à
Casalmaggiore. (Personnage ayant réellement existé)
GUALTIERI LOUISA : Fille d’Andréa, épouse de Giovanni et mère de César.
(Personnage réel)
GUERIN Victor : Médecin de Conflandey et camarade de promotion de Félix
Bauzon. Célibataire endurci, comme Félix. (Personnage fictif, bien qu’il y eut certainement
un médecin à Conflandey)
GURY Marie-Eugénie : Epouse de François Mougeot. Mère de Marie-Eugénie,
de Clémence et de Joseph–Eugène. Née vers 1840, date du décès inconnue. (Personnage réel)
HUMBLOT Rosa : Deuxième épouse de Paul Goi, dont ce dernier reconnaîtra ses
deux enfants, Gilbert et Alice.
ISABELLA : Epouse de Roberto. Mère d’Armando. (Personnage fictif)
JOSEPHA : Sage femme de campagne.
KRAZINSKI Boleslaw : Contre maître et supérieur de César sur un des
nombreux chantiers qu’il a fréquenté. (Personnage fictif).
LEONARDO et BERNARDO : Chefs de la bande rivale de César et Armando.
(Personnages fictifs)
LEROYER Ferdinand : Autre contremaître de César. (Personnage fictif)
LORENZO : Maître batelier. Négociant en denrées alimentaires sur le Po.
(Personnage fictif)
LUIZA : Epouse de Giovanni GOI et mère de César. (Personnage réel)
MARTINONI : Médecin de campagne des environs de Casal. Ce n’est sûrement
pas son nom exact, mais il est fort probable qu’un médecin existât en ces lieux.
MENARDIN Alfred : Médecin de Vauvillers, confrère de Félix. (Personnage
fictif)
MENARDIN Marie-Thérèse : Epouse du docteur Ménardin. (Personnage fictif)
MIALET Charles : Maire de Xertigny. (Personnage réel mais nom d’emprunt)
MOUGEOT Auguste : Fils naturel de Marie-Eugénie. (Personnage réel dont nul
ne sait ce qu’il est devenu).
MOUGEOT Berthe Julia : Première épouse de Paul Goi. Divorce prononcé en
1933. (Personnage réel)
MOUGEOT Clémence : Fille de François Mougeot et de Marie-Eugénie Gury,
sœur cadette de Marie-Eugénie et l’aînée de Joseph-Eugène. Née en 1865 et décédée ( ?)
(Personnage réel)
MOUGEOT François : Fils de Claude Mougeot et père de Marie-Eugénie. Il aura
une autre fille, Clémence et un fils Joseph-Eugène. Né vers 1840, décès vers 1875 à La
Chapelle aux Bois. (Personnage réel)
MOUGEOT Joseph-Eugène : Fils de François Mougeot et de Marie-Eugénie
Gury. Frère de Marie-Eugénie et de Clémence. Né vers 1870, date du décès inconnue.
MOUGEOT Marie-Eugénie : Fille de François Mougeot et de Marie-Eugénie
Gury. Née en 1862 à La Chapelle aux Bois et décédée en 1937 à Passavant. Epouse de César
GOI. Mère d’Henri GOI, de Marcel GOI, de Paul GOI, de Georges GOI, de Gabriel GOI et de
Maxime ( ?) (Personnage réel)
153

QUEMINET Louis : Voisin de César et vendeur de la maison, rue Mafioli, au


profit de César et M Eugénie. (Personnage réel)

QUENISSET Gabrielle : Epouse d’Henri GOI. (Tante Gaby ou Tante Gudule)


(Personnage ayant réellement existé)
ROBERTO : Cordonnier de Cappella, voisin de César. Père d’Armando.
(Personnage fictif)
ROSARIA : Petite amie de César qu’il laissera à Casal. (Personnage fictif mais
qui aurait pu être réel)
ROSE : Domestique du couple Ménardin. (Personnage fictif)
REGAZZONI Alberto : Maréchal ferrant de Ponteterra (Personnage fictif)
SEBASTIANO: Second du maître batelier Lorenzo. (Personnage fictif)
TIENNOT ET EULALIE: Autre couple de voisins de François. (Personnages
plus ou moins fictifs)

NB : Les personnages dits « Fictifs » dans cet ouvrage, ont très bien pu exister,
selon les circonstances. Je les ai imaginés et leur ai donnés des noms probables. Toute
ressemblance avec d’autres noms ayant existé n’est que pure coïncidence.

Les personnages réels, eux, sont bien réels et ont existé. Ils sont cités dans cet
ouvrage sous leurs véritables noms.

*****

Sincères et chaleureux remerciements à ma cousine Simone Rabut, née GOI, fille


d’Albert et d’Yvonne, qui a gardé précieusement des archives conservées par Marie-Eugénie,
mon arrière grand-mère. Archives, grâce auxquelles j’ai pu reconstituer, à quelques détails
près, le chemin de vie de mes arrières grands-parents, César le Rital et Marie-Eugénie la
Vosgienne.
Cet ouvrage romancé s’appuie sur des faits réels, la plupart des événements relatés
dans celui-ci se sont effectivement déroulés. Certains autres ont été imaginés, en essayant de
coller au plus près de la réalité.

Terminé à Passavant en été 2011.

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