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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

Della entrata della Compagnia di Giesù e Christianità nella Cina de


Matteo Ricci (1609) et les remaniements de sa traduction latine
(1615)
Jacques Gernet

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Gernet Jacques. Della entrata della Compagnia di Giesù e Christianità nella Cina de Matteo Ricci (1609) et les remaniements
de sa traduction latine (1615). In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 147ᵉ année,
N. 1, 2003. pp. 61-84;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.2003.22540

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2003_num_147_1_22540

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COMMUNICATION

DELLA ENTRATA DELLA COMPAGNIA DI GIESÙ


E CHRISTIANITÀ NELLA CINA DE MATTEO RICCI (1609)
ET LES REMANIEMENTS DE SA TRADUCTION LATINE (1615),
PAR M. JACQUES GERNET, MEMBRE DE L'ACADÉMIE

Le fondateur de la première mission jésuite de Chine, le


célèbre Matteo Ricci, entré dans la région de Canton en 1583,
avait laissé à sa mort à Pékin, le 11 mai 1610, des mémoires qu'il
avait rédigés dans les années 1608 et 1609. Intitulés Délia Entrata
délia Compagnia di Giesù e Christianità nella Cina, ces mémoires
donnaient dans son premier livre un ensemble d'informations
générales sur la Chine, et dans les six suivants un récit de la
mission et des relations de l'auteur avec les élites chinoises.
Arrivé à Pékin en décembre 1611, plus d'un an après la mort de
Ricci, le P. belge Nicolas Trigault avait quitté Macao vers le
9 février 1613 avec le manuscrit de Ricci qu'il avait complété avec
des rapports de mission en portugais et des lettres annuelles en
latin. Il avait ramené le tout à Rome le 11 octobre 1614 après
l'avoir traduit en latin sous le titre De Christiana Expeditione
apud Sinas suscepta ab Societate lesu. L'œuvre devait avoir un si
grand succès qu'elle fit oublier l'original, retrouvé seulement à
l'été 1909 par le P. Pietro Tacchi Venturi qui en donna une
première édition entre 1911 et 19131. Le même manuscrit fut publié
à nouveau par le P. Pasquale D'Elia, dans un texte mieux établi,
sous le titre de Fonti Ricciane entre 1942 et 19492. La traduction
latine de Trigault fut publiée pour la première fois à Augsbourg
en 16153, rééditée en 1616, 1617, 1623 et 1684, traduite en français
en 1616, 1617 et 1618, en allemand en 1617, en espagnol en 1621,

1. Pietro Tacchi Venturi S.I., Commentarji délia Cina, Giorgetti, Macerata, 1913.
2. Pasquale M. D'Elia S.I., Storia dell'introduzione del Cristianesimo in Cina, Scritta da
Matteo Ricci, S.J., Libreria dello Stato, trois volumes, Rome, 1942-1949.
3. Mais j'ai pu consulter au Centre Sèvres de la Compagnie de Jésus une autre édition
datée du 14 février 1615 à Rome et souscrite par le Vicaire général de la Société le 30 mai
de la même année.
62 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

et même en italien en 1622. C'était le premier document quelque


peu précis sur la Chine en même temps qu'une histoire de l'
Expédition chrétienne dans ce pays, le premier aussi qui contribua à
créer une image idéalisée de la Chine dans la culture européenne.
Les mémoires originaux de Ricci en italien n'ont jamais été
traduits en aucune langue. Moins facilement accessibles, ils sont
généralement négligés et c'est presque toujours à la version
latine de Trigault et à ses traductions que se reportent ceux qui
s'intéressent soit à Ricci et aux premiers développements de la
première mission jésuite, soit aux informations que pouvaient
contenir ses mémoires sur la Chine aux environs de 1600. Or,
cette version est loin d'être toujours fidèle à l'original et voici
pourquoi.
En août 1612, Trigault avait reçu de Niccolô Longobardo4
(1565-1655), successeur direct de Ricci, l'ordre de se rendre à
Rome pour résoudre d'importantes questions liées à la liturgie,
obtenir pour la mission de Chine un statut autonome par rapport
à la province plus ancienne du Japon, demander de nouveaux
envois de religieux et s'assurer d'appuis financiers5. M. Luca
Fezzi, de l'École normale supérieure de Pise, a montré dans un
article paru en 20006 combien cette traduction était en effet, dans
sa conception même, inséparable d'une vaste entreprise de
propagande en faveur de la mission jésuite de Chine. Elle visait à
faire connaître en Europe l'œuvre accomplie, provoquer un vif
intérêt pour une grande civilisation encore presque inconnue et
plongée dans les ténèbres du paganisme, attirer de nouvelles
vocations et susciter l'aide des cours d'Europe dont Trigault fit
précisément la tournée avant de retourner en Chine. Elle visait
aussi à défendre et justifier la politique très prudente, mais
rarement comprise au dehors, qu'avait adoptée le fondateur de la
mission. On comprend qu'elle se heurta, comme le relève
M. Fezzi7, à une vive hostilité de la part des Portugais du Japon,

4. Parfois nommé Longobardi. Mais l'excellent Répertoire des Jésuites de Chine de 1552
à 1800 de Joseph Dehergne S. J., Rome, Institutum historicum S. I., et Paris, Letouzey et
Ané, 1973, donne la préférence à Longobardo.
5. Ces demandes auraient dû être d'abord soumises au Provincial du Japon, Valentim
Carvalho, personnage brutal et intolérant, peu fait pour comprendre les précautions prises
par Ricci, et que Longobardo eut peut-être la prudence de ne pas consulter.
6. Luca Fezzi, « Osservazioni sul De Christiana Expeditione apud Sinas suscepta ab
Societate Iesu di Nicolas Trigault » in Rivista di Storia e Letteratura Religiosa, Florence, févr.
2000, p. 541-566, voir p. 546.
7. Op. cit. n. 6, p. 547-550.
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 63

ainsi que des ordres mendiants actifs au Japon et aux Philippines,


franciscains, dominicains et augustins, tous partisans d'une
méthode plus expéditive et de conversions de masse. Mais, pour
répondre à l'objet de sa mission, Trigault a transformé les
mémoires de Ricci en une œuvre de propagande, y ajoutant de-ci
de-là quelques mots ou quelques phrases de son cru, supprimant
des détails et des précisions qui lui ont semblé soit superflus, soit
dangereux pour l'entreprise qui lui avait été confiée. Après avoir
noté que Trigault avoue lui-même avoir arrangé le texte de Ricci,
employant à ce propos le terme de concinnare (orner, embellir),
M. Fezzi ajoute pertinemment que c'est précisément grâce à
l'identification des différences entre l'original italien et la
traduction latine qu'il est possible de découvrir les fins poursuivies par
le traducteur8.
Jugeant des différences entre l'original italien et sa traduction
latine en historien de la mission, M. Fezzi met principalement en
lumière les modifications apportées par Trigault dans trois
domaines : la représentation des élites chinoises, la figure de
Confucius et ce qu'il appelle sa « religion », enfin, les procédés
d'évangélisation adoptés par Ricci et par les tenants de sa
politique. J'ajouterai quelques notes dans le prolongement des
remarques de M. Fezzi, mais je m'attacherai aussi à les compléter
grâce aux données qu'apportent les sources chinoises et grâce à
ce qu'on sait aujourd'hui de l'évolution qui s'est produite en
Chine au cours des années où Ricci s'y trouvait.
Ricci apporte sur les événements et les personnages de cette
période certains détails que nous ne connaîtrions pas sans lui.
Mais ils n'avaient guère d'intérêt pour un public européen
préoccupé avant tout par le succès de la mission. Ils ont donc été
supprimés par Trigault. Et quand ils apparaissent dans sa traduction,
les noms des personnages et des lieux y sont le plus souvent
méconnaissables9. Mais il y a plus : en prenant sur lui de modifier

8. /&w£,p.544.
9. La plupart des identifications ont été communiquées à D'Elia par deux savants
chinois dont l'un était alors directeur de la bibliothèque de l'Université de Pékin et dont
l'autre deviendra lui-même par la suite directeur de cette bibliothèque. D'Elia les remercie
pour leur aide dans ses Fonti Ricciane, I, p. xxn. Il n'y a pas lieu d'insister sur la
transcription des noms chinois dans le texte de Trigault. Quand ces noms ne disparaissent pas de la
traduction, on ne peut les identifier en raison de confusions entre /ou t avec s, de u et de n.
Son lecteur ne profite d'aucune des identifications de grands lettrés, hauts fonctionnaires et
religieux célèbres qui figurent dans les Fonti Ricciane et ne peut les suivre d'un chapitre à
l'autre quand ils apparaissent à nouveau. Parmi ces personnages importants, citons Jiao
64 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

par endroit ce qu'avait écrit Ricci, Trigault a donné sur la


question importante des contacts entre Chinois et missionnaires un
éclairage différent de celui qu'on peut retirer de la lecture de
l'original italien. C'est tout à la fois la tonalité de l'œuvre, sa
signification et sa valeur comme document qui ont été altérées.

Sur la mission même, il faut d'abord rappeler brièvement


quelques données importantes. Avant son départ de Lisbonne en
1574, le P. Alessandro Valignano avait été nommé visiteur de
toutes les missions jésuites de l'Inde au Japon. Partisan d'une
adaptation aux particularités des pays de mission, il était arrivé
au Japon en 1579. Les missionnaires y avaient eu recours jusque-
là à des interprètes, ce qui avait été la cause de fâcheuses
confusions, dont celle du Dieu des chrétiens avec le Buddha
Vairocana10. Valignano leur recommanda de se conformer aux
habitudes de propreté et de politesse des Japonais et d'apprendre
leur langue. Pays profondément bouddhisé, dirigé par une classe
de guerriers, divisé à l'époque entre plusieurs petits royaumes, le
Japon était bien différent de la Chine en dépit de ses très
nombreux emprunts à sa civilisation. Dix fois plus étendue, la Chine
était alors un empire unifié et centralisé, dirigé par une
administration civile qui partageait la même culture et la même langue,
le mandarin, indépendante de la grande diversité des dialectes
locaux. Dès son installation dans la région de Canton en 1583
avec son premier compagnon qui le quitta trois ans plus tard,
Ricci avait remarqué le mépris dans lequel y était tenu le bas
clergé bouddhique et comprit combien il lui était nécessaire de se
distinguer de ces moines avec lesquels il avait été d'abord
confondu11, de s'attacher à gagner la sympathie des élites,

Hong, Feng Qi, qui devait jouer un grand rôle dans la réaction orthodoxe des environs de
1600 et dans l'arrestation de Li Zhi, les grands moines Zhuhong (Lianchi) et Deqing
(Hanshan), le ministre des fonctionnaires Li Dai, le grand secrétaire Shen Yiguan ou encore
Li Zhi, dont les relations avec Ricci présentent tant d'intérêt et qu'il serait impossible de
reconnaître dans Trigault sous le nom de Liciu. Sur ces personnages, voir L. Carrington
Goodrich et Chaoying Fang, Dictionary ofMing Biography, 1368-1644, New York-Londres,
2 vol., 1976.
10. Sur ce grand Buddha, Bernard Frank, Dieux et Bouddhas au Japon, Paris, 2000.
11. Il y avait de nombreuses ressemblances entre cultes bouddhiques et chrétiens :
pénitence, célibat, cérémonies religieuses, images pieuses, chapeaux analogues à ceux des
prêtres chrétiens. « Leur chant, quant ils récitent, semble être proprement notre plain
chant », écrit Ricci. Ces ressemblances avaient d'ailleurs été dès l'abord considérées par les
Pères comme un piège dressé par le Malin. « J'ai vu en cet endroit, dit un missionnaire,
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 65

d'apprendre leur langue et non le seul cantonais qui aurait été


d'un usage limité, et, pour finir, d'acquérir une véritable culture
chinoise, chose de longue haleine mais indispensable pour être
accepté de ces élites, pouvoir converser et débattre avec elles.
Cette politique, conforme en fait aux instructions de Valignano,
devait être de grande conséquence.
En s 'efforçant d'acquérir une bonne culture chinoise, Ricci fut
amené à faire une découverte qui fut pour lui décisive : deux
Classiques vénérés pour leur haute antiquité, le livre des
Documents et celui des Odes dont les plus anciens poèmes remontent
au Xe siècle avant notre ère, faisaient mention d'un Souverain
d'en haut. Ricci y vit la preuve d'une antique Révélation et de la
croyance ancienne des Chinois à un Dieu unique, créateur du ciel
et de la terre. Il prit donc le parti de s'attaquer aux moines et aux
tenants laïcs du bouddhisme, doctrine qu'il croyait avoir perverti
les plus anciennes traditions, et de se déclarer partisan de ce
Confucius qui passait pour avoir revu et transmis les Classiques.
Dans ses relations avec les élites chinoises, il s'attacha donc à
réfuter ce qu'il appelait « la secte des idoles » et à interpréter les
Classiques dans un sens chrétien. Parlant de lui-même à la
troisième personne, « Le Père, dit-il, trouva grand avantage à tirer à
notre opinion {tirare alla nostra opinione) le principal de la secte
des lettrés qui est Confucius, interprétant en notre faveur
certaines choses qu'il avait laissées dans le doute, grâce à quoi les
Nôtres acquirent un grand crédit auprès des lettrés qui
n'adoraient pas les idoles »12. Il estima que, quand les Chinois n'avaient
pas été contaminés par l'hérésie introduite par le bouddhisme, les
Classiques ne faisaient pas obstacle à leur conversion. Trigault
traduit de façon vague ce passage capital sans dire expressément
que Ricci et les siens interprétaient les Classiques en leur faveur :

comment le démon imite les saintes cérémonies de l'Église catholique » (texte cité dans
l'Introduction de la réédition, sous les noms de Matthieu Ricci et Nicolas Trigault, de
l'Histoire de l'expédition chrétienne au royaume de la Chine (1582-1610) (édition de Lyon, 1617),
par Desclée de Brouwer, 1978, p. 32).
12. V, 2. R709, p. 296 de D'Elia. « Procuré molto, écrit-il, di tirare alla nostra opinione il
principale délia setta de' letterati, che è il Confutio, interpretando in nostro favore alcune
cose che aveva lasciato scritto dubiose. Con che guadagnorno i Nostri molta gratia con i
letterati che non adorano gli idoli. » Sera donnée ici successivement la référence aux livres et
chapitres de Ricci, aux paragraphes de l'édition de D'Elia précédés de la lettre R, la page
de la traduction latine précédée de la lettre L, la page de Y Histoire de l'expédition
chrétienne... précédée de la lettre F, éventuellement la page de la traduction anglaise de Louis
G. Gallagher (Random House, New York, éd. de 1953) précédée de la lettre G.
66 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

« Hanc igitur sectam Nostri ad suas partes trahunt et solum ea dicunt


addenda, quae post ipsum Confutium contigerunt »13,
écrit-il seulement.
En effet, la renommée de Ricci dans une partie des lettrés
venait de ce qu'il louait Confucius et rejetait tout ce qui était
étranger aux Classiques, à une époque où dominaient toutes les
formes possible de syncrétisme entre ce que les Chinois
appelaient « les trois enseignements » : ceux de la tradition lettrée,
ceux du bouddhisme et ceux des philosophes taoïstes14,
syncrétisme qui avait eu un grand succès au xvie siècle et contre lequel
se dessinait précisément une vive réaction à l'époque de Ricci.
« C'est pourquoi, écrit-il, on parlait beaucoup de cela entre les
personnages importants, et ils disaient que le Père était le vrai lettré qui
ne se compromettait en rien avec la secte des idoles comme le font la
majeure partie des lettrés de maintenant15. »

Ce terme de vrais lettrés apparaît ailleurs chez Ricci pour


distinguer ceux d'entre eux qui étaient hostiles à toute
interprétation des Classiques au moyen des conceptions bouddhistes ou
taoïstes.
Mais, alors que Ricci avait pensé retrouver dans les Classiques
chinois le Dieu de la Bible, Trigault semble vouloir persuader
l'Europe que les Chinois ennemis des « idoles » et fidèles à ce
que Ricci pensait être la véritable tradition de Confucius étaient
des monothéistes convaincus, proclamant l'existence d'un Dieu
unique, créateur du ciel et de la terre. Ainsi, dans cette formule :
« tametsi Litterati, uti diximus, supremum unumque numen agnos-
cant... »16

Et, à propos d'une cérémonie célébrée au temple du Ciel de


Nankin qu'il appelle « temple royal, dédié à Dieu Seigneur du

13. V, 2. L589. F539 : « Nos Pères donc tirent l'autorité de cette secte à leur intention et
disent seulement qu'il y faut ajouter ce qui arrivé depuis ce Confutius. »
14. Un culte des trois fondateurs de « religions », Confucius, Laozi et le Buddha avait
été fondé au Fukien en 1553 par un certain Lin Zhao'en. Cf. op. cit. n. 9, 912-915.
15. IV, 7. R555. « E per questo si parlava molto di questo fra la gente principale, e dice-
vano essere il Padre il vero letterato che non si imbruttava niente con la setta degl'idoli,
corne fanno la maggior parte dei letterati di adesso. » Selon son habitude, Trigault ajoute à
tort au texte de Ricci : « Et hac de re frequens erat inter magnâtes sermo, illum in omne
congressu verum litteratum appellabant, qui unum Deum veneratus, verum cultum mentitis
deis colendis fœdare nollet, quod plurique faciunt apud Sinas hoc tempore litterati »
(L371).
16. L12.L106.
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 67

ciel », cérémonie célébrée par le clergé taoïste et qui, de ce seul


fait, aurait dû être considérée comme idolâtre, Trigault ajoute de
son propre chef, à propos d'un ensemble d'autels en pierre rosé
qui, à l'extérieur de ce temple, représentaient le soleil, la lune, les
étoiles, les montagnes de la Chine et la mer :
« On dit que par cela ils ont voulu dire que le Dieu qui est adoré en
ce temple a créé tout le reste qui est au dehors, afin que quelqu'un ne
les adorât pas pour Dieu »17.

Il écrit encore d'un célèbre lettré et haut fonctionnaire qu'il


« avait écrit un livre où il avait assemblé les témoignages des
anciens qui faisaient mention d'un seul Dieu modérateur du ciel
et de la terre », là où il n'était question que d'un relevé du terme
« Souverain d'en haut » dans les Classiques18.
Cette assimilation du Souverain d'en haut au Dieu des
chrétiens devait fournir en Europe, lors de la querelle des Rites, un
chef d'accusation contre les jésuites. Mais, dès la mort de Ricci,
les missionnaires de Chine avaient mis en question les
conceptions et la politique du fondateur et une dispute s'était élevée
parmi eux sur ce qu'il fallait entendre par Souverain d'en haut.
Parmi d'autres, le successeur de Ricci à la tête de la mission,
Niccolô Longobardo, s'inquiétait d'un procédé qui consistait à
donner une interprétation des Classiques qui était étrangère à
toute la tradition chinoise. Le texte des Classiques, remarquait-il,
est difficile et quelquefois obscur. Les commentaires sont donc
indispensables. Si les Chinois sont obligés de s'aider des
commentaires, les étrangers doivent le faire à plus forte raison. Les
Chinois ont grande confiance et admiration pour leurs
commentaires. On ne peut aller là-contre. Huit ans après la mort de Ricci,
dans l'incertitude où l'on se trouvait, il avait été décidé entre les
jésuites de Chine que l'on composerait deux traités
contradictoires sur les thèmes qui faisaient objet de dispute : Dieu, les
Anges et l'Âme raisonnable. « Y avait-il rien dans les sciences
chinoises qui eût rapport à ces trois choses ? » Certains
estimèrent que les Chinois en avaient eu quelque connaissance ;

17. IV, 6. R554. L370 « qua re dicuntur innuisse, Deum qui in eo templo colitur, reliqua
condidisse quae extra templum statuuntur, ne ea quis pro numine veneretur ». F421. G337.
18. IV, 15. L432 « librum scripserat, in quem antiquorum testimonia coniecerat, quae de
uno Numine cœli ac terrœ Moderatorem quippiam commemorabat ». F. 479. G394. Cf.
R. 624.
68 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

d'autres, que « selon les préceptes de leur philosophie, ils


n'avaient point connu de substance spirituelle distincte de la
matérielle (...) et que, par conséquent, ils n'avaient connu ni
Dieu, ni Anges, ni Ame raisonnable »19.
Une autre question devait soulever de vives controverses lors
de la querelle des Rites, celle de savoir si les sacrifices à Confu-
cius et aux défunts étaient ou n'étaient pas idolâtres. On connaît
là-dessus l'option de Ricci : il estimait que, puisqu'il ne leur était
rien demandé, ce ne pouvait être, comme il le dit, que de simples
hommages ou des témoignages de reconnaissance. Mais Trigault
insiste sur ce point en plusieurs endroits et prend soin de
supprimer une mention de Ricci qui précise qu'on sacrifiait à Confu-
cius « con profumi e animali morti »20. A l'inverse, à propos des
« sacrifices aux idoles », c'est-à-dire du culte bouddhique, il omet
de dire, ainsi que Ricci, que « ces sacrifices » se bornaient à
l'offrande de bâtonnets d'encens et de quelques fruits, le
bouddhisme interdisant le meurtre des êtres vivants, et que c'est, bien
au contraire, le culte officiel, celui que nous appelons «
confucéen », qui exigeait des sacrifices sanglants.

Puisque les lettrés et les fonctionnaires impériaux étaient ceux


dont dépendait le succès de la mission, il fallait éviter de les
présenter sous un mauvais jour21. C'est ainsi que M. Fezzi note que
Trigault a supprimé un passage sur l'ivrognerie, très répandue à
cette époque, même dans les hautes classes, et relève la
traduction fréquente de « letterati » ou « mandarini letterati » par «
philosophes » ou encore l'emploi de « Sénat philosophique »22.
« Tutto il regno si governa per letterati »23 de Ricci est traduit
par :

19. Longobardo avait mené sur ces points, entre 1622 et 1625, une enquête approfondie
auprès de lettrés chinois, dont certains convertis éminents. En était issu un ouvrage qui
concluait par la négative. Rédigé tout d'abord en latin sous le titre De Confucio ejusque
doctrina tractatus, il avait été traduit en espagnol dans les Tratâdos histôricos, pollticos,
éthicos de la monarchia de China de 1676, puis de l'espagnol en français et publié à Paris en
1701 sous le titre de Traité sur quelques points de la religion des Chinois au moment où
faisait rage la querelle des Rites. C'était une arme redoutable contre les jésuites et leur
politique d'accommodement.
20. I, 5. R55. F95. Détail déjà relevé par Paul Rule, K'ungzi or Confucius ? The Jesuit
Interprétation of Confucianism, Sydney, 1986, p. 28. Cf. L. Fezzi, loc. cit., note 56.
21. Cf. les remarques de M. Luca Fezzi, ibid.,p. 553-556.
22. Cf. aussi, entre autres exemples : 1, 5. R76. L42, « senatus philosophicus ». F105 ; 1, 6,
R107. L47. F118 ; 1, 9. R168. L101, « Philosophicis Magistratibus ». F158.
23. I, 6. Rlll. L106. F120. G55. Cependant, Ricci écrit en R160: « Et a questo tempo
arrivé taie che tutti i servitori, consigleri e più amici del Re, e che si puô dire governano
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 69

« Alterum quoque notatu dignissimum, universum regnum (...) a suis


Philosophis administrari »24.

Il est vrai que Ricci, inspiré sans doute par le souvenir de


l'idéal platonicien, avait usé une fois de ce terme :
« E se di questo regno non si puô dire che i filosofi sono re, almeno
con verità si dirrà che i re sono governati da' filosofi »25.

Mais rien de plus.


Le but final de la mission des missionnaires était de parvenir
un jour jusqu'à l'empereur dont la conversion devait décider,
croyait-on, de celle de toute la population. Il valait donc mieux ne
pas le représenter comme un « ami des idoles », ce qu'il était en
effet, comme l'écrit Ricci :
« il Re, che è anco amico degli idoli e dicono aver scritto di sua mano
una délie loro dottrine... »,

mais Trigault laisse entendre qu'il s'agit d'une rumeur répandue


par les bouddhistes :
« Bien que les sectateurs des idoles, écrit-il, aient semé le bruit que le
roi était passé à l'adoration des idoles et qu'il avait écrit de sa propre
main quelque livre de leur doctrine... »26.

Il réduit à quelques lignes ce que Ricci écrit sur les dix mille
eunuques du Palais, dont les plus puissants servaient à l'empereur
Wanli, toujours invisible, à espionner l'administration régulière et
à piller à son profit les riches particuliers27, sur leur origine
plébéienne, leur inculture et leur intimité avec l'empereur qui en
faisait des intermédiaires obligés pour tous ceux qui voulaient
entrer en contact avec lui, d'où leur puissance et leurs méfaits ; il
saute cette intéressante remarque de Ricci :

questo regno, sono eunuchi ». Les deux affirmations ne sont pas entièrement
contradictoires dans la mesure où il faut distinguer la cour impériale (neiting) de l'administration
régulière {waiting), la règle traditionnelle et le pouvoir exorbitant usurpé par les eunuques
à partir des dernières années du xvr siècle.
24. I, 5. R 50. L25 « Ac tametsi huic regno Philosophi non imperent, dici tamen débet
Reges ipsos a Philosophis gubernari ». F91 (traduit de façon inexacte). Mais le souci de
ménager les fonctionnaires impériaux n'est pourtant pas constant chez Trigault : il
mentionne leur vénalité lors des procès et leurs appropriations illégales. 1, 9. Cf. F156. G 88.
25. L5.R50.
26. « Tametsi idolorum sectatores sparserant, Regem ad idola transisse, et propria manu
doctrinam quemdam... descripsisse. » IV, 16. R636. L440. F487. G401.
27. L'empereur Wanli envoya des eunuques en province à cette fin à partir de 1596.
70 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

« D'où on peut facilement conclure quelle éducation avait le Roi


d'un si grand royaume élevé au milieu de pareils gens et aussi de
femmes sans noblesse »28.

Comme l'a noté M. Fezzi, il supprime ces mots :


« Et, laissant de côté ce qui se passe (quello che succède) entre les
plus grands et les moindres eunuques, entre les épouses et les
concubines du Roi, qui paraît être à la semblance de l'enfer (una semi-
glianza del inferno)29 (...) ».

Or cet état d'avilissement de la Cour à la fin de la dynastie des


Ming, la corruption d'une partie du mandarinat qui avait partie
liée avec les eunuques, est une donnée importante pour
comprendre les réactions de certains membres de l'administration,
leur aspiration à une restauration de la morale, des lois, des rites
et d'une interprétation plus orthodoxe des Classiques, leur intérêt
pour les sciences et les techniques utiles au renforcement de
l'empire, dans leur lutte de plus en plus âpre et héroïque contre le
parti des eunuques. C'est chez ces hommes, généralement
indifférents aux enseignements religieux de Ricci, que ses écrits et ses
propos sur la morale et sur les sciences devaient trouver le plus
vif intérêt.
Trigault est plus méprisant que Ricci à l'égard du bouddhisme,
des religions étrangères de la Chine et des superstitions
populaires30. Quelques exemples suffiront. A propos des juifs établis
en Chine depuis le xie siècle et dont Ricci fut surpris de retrouver,
si loin de son Italie natale, un de leurs descendants venu le visiter
de lui-même à Pékin parce qu'il avait cru retrouver en lui un
coreligionnaire, Ricci écrit simplement
« Ritrovassimo parimente in questo regno (...) giudei »,

et Trigault :
« Nous avons aussi remarqué que dans les années passées l'ordure
des juifs (Iudœam fœcem) s'était insinuée dans ce royaume31. »

28. 1, 9. R160 « Di qui si puô facilmente raccoliere che educatione avrà il Re di si grande
regno fra questa gente e fra donne anco senza nobiltà ».
29. 1,9. R165.
30. « His Astrologis, Geologis, Auguribus, coniectoribus, et uno verbo impostoribus,
pleni sunt vici, plenae tavernae, plena fora (...) ipsœ urbes, métropoles, aulas hac luesca-
tent », écrit Trigault à propos des pratiques de devination (L95).
31. « Annis quoque superioribus Iudaeam etiam fsecem in hœc régna confluxisse depre-
hendimus. » 1, 10. R172 de Ricci, 1, 11 de Trigault. L118. F175.
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 71

Ricci dit des musulmans que


« ne seminano, ne procurano di divulgare la sua legge »,
et Trigault :
« ils ne publient ni ne se soucient de publier leurs inepties32 ».

A propos d'un maître bouddhique éminent que Ricci avait refusé


de rencontrer, Trigault ajoute :
« Oportet enim nostros omnes cum hoc infami gente necessitudinem
vitare. Incredibilis erat impostoris huius superbia (quid enim aliud in
daemonum ludo didicisset) »,
ce que la version française publiée à Lyon en 1617 traduit par :
« Car il faut que les Nôtres fuient autant qu'ils peuvent toute
fréquentation avec cette race infâme. L'orgueil de cet imposteur était
incroyable (car qu'eût-il pu apprendre en l'école du diable)33 (...) ».

On voit mieux, à la lecture des mémoires de Ricci, les


conséquences que devait avoir sa politique : en cherchant tous les
moyens d'attirer à lui les élites, de gagner leur respect et leur
admiration, en s 'efforçant de s'assimiler leur culture, Ricci s'est
trouvé entraîné à ne fréquenter quasiment que de hauts ou
moyens fonctionnaires et des lettrés parfois éminents. Très
souvent convié à de grandes assemblées accompagnées de longs
banquets où il discutait de questions religieuses et scientifiques, il
ne pouvait refuser sans impolitesse des invitations qu'il jugeait en
outre si utiles à ses efforts d'évangélisation. Il avoue lui-même
qu'il aurait été plus rapide et plus facile d'attirer et de baptiser
des gens du peuple, mais il savait que c'était s'exposer à de vives
réactions de la part des milieux dirigeants qui craignaient la
formation et l'extension de sectes qu'ils estimaient dangereuses
pour l'ordre social. Il fallait s'assurer d'abord des sympathies et
opérer si possible des conversions dans les élites. « Piutosto buoni
christiani che molta turba », écrit-il un an avant sa mort dans une
lettre du 15 février 160934, « et si possible, ajoute-t-il, quelques
lettrés de haut grade et mandarins qui pourraient rassurer par
leur autorité ceux qui auraient peur de cette nouveauté ».

32. 1, 9. R153. L95. F153.


33. Addition à IV, 16. R637. L441. F489.
34. Taccchi Venturi, Lettere del P. Matteo Ricci, Macerata, Giorgetti, 1913.
72 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Cette politique était l'objet de fortes réticences au sein même


de la Compagnie et de vives attaques de la part des autres ordres,
partisans de rapides conversions chez les gens du peuple et jaloux
des jésuites qui avaient fait de la Chine leur chasse gardée. Elle
décevait aussi en Europe quand elle n'y était pas ouvertement
critiquée. Trigault s'est donc efforcé, à toute occasion, de la
justifier et de montrer que Ricci ne négligeait en rien son devoir de
missionnaire qui était d'abord de prêcher dans le peuple. Ayant
écrit que lui-même et ses compagnons recevaient sans cesse des
personnes eminentes et toute sorte de personnages importants, si
bien que « les gens de peu n'osaient pas venir dans leur maison,
bien que la porte fût toujours ouverte »35, Ricci se plaint d'être
sans cesse pris par des invitations. Mais, afin de prévenir les
critiques qu'aurait suscitées cet aveu, Trigault pense nécessaire
d'ajouter :
« Et certes, en ce commencement [voilà pourtant dix-sept ans que
Ricci était en Chine], le vulgaire, encore que non des moindres [peut-
on lire dans la traduction française] , n'osait regarder l'entrée de notre
maison jusqu'à tant que nos Pères, ayant laissé passer les premières
émotions de la nouveauté, commencèrent avec plus de liberté à
traiter de la religion chrétienne ; car alors on commença à connaître
que notre maison n'était fermée à aucun, non pas même au plus
petit ; et enfin, plusieurs d'iceux furent acquis à Jésus-Christ »36.

Et après avoir traduit ce qu'écrit Ricci des avantages de la


diffusion des notions chrétiennes au moyen de livres, Trigault éprouve
à nouveau le besoin de rassurer ses lecteurs et ajoute :
« Quod non ita intelligas velim, quasi diebus festivis ad Neophytos
sermones omittantur »37.

Le public européen n'aurait pas compris que des prédications


faites aux gens du peuple eussent pu être sacrifiées à la
publication d'ouvrages imprimés.

35. « Di modo che possiamo dire che vennero ogni sorte di gente grave. La gente di
puoco essere non osava venire alla loro casa, stando pure sempre la porta aperta (...). Per
questo erano invitati molto soventemente a conviti fra persone molto principali, ne' quali
sempre davano il primo luogo ai Nostri, senza poterlo ricusare. » IV, 14. R623.
36. Traduction française de « Et quidem, his initiis vulgus tametsi non infimum, Domus
nostrae limen aspicere vix audebat, donec Nostri primo novitatus strepitu compresso, rem
christianam aggressi sunt, maiore libertate tum enim constare cœpit, nulli ne infimo cuique
dumum nostram claudi, ut ex iis plures Christo denique aggregati. » IV, 14. L431. Addition
au paragraphe R623. F478-479. G393.
37. Addition à V, 2. R704. L486. F536. G446 « on Sundays and on feast days ».
:
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 73

Sa parfaite connaissance de ce qu'il nomme « les Quatre livres


de la secte de Confucius » qui étaient à la base des concours
depuis 131438 ainsi que la mémoire étonnante qu'il devait à la
pratique de procédés mnémotechniques en usage alors en
Europe39 ont beaucoup fait pour la gloire de Ricci, mais aussi ses
opuscules de morale antique et chrétienne, dont, entre autres, un
De amicitia (sans rapport avec celui de Cicéron)40 ou un ouvrage
inspiré de VEnchiridion d'Épictète, d'autant plus apprécié que la
morale chinoise était de tonalité stoïcienne. L'enseignement des
sciences auxquelles il avait été formé au Collège romain par son
maître Clavius, l'auteur de notre calendrier grégorien, et ses
écrits scientifiques devaient lui valoir tout autant de succès. Ricci
est apparu avant tout en Chine comme un moraliste et un savant.
Une de ses œuvres les plus célèbres fut la traduction, avec le
concours de son principal disciple, des six premiers livres d'Eu-
clide dans la version remaniée qu'en avait donnée Clavius41. Elle
devait avoir des effets durables et inciter les Chinois à
redécouvrir leurs propres traditions mathématiques. Ses autres écrits sur
les mathématiques et l'astronomie européenne du xvie siècle et,
dès 1584, sa carte du monde furent aussi pour beaucoup dans son
prestige. Mais, bien que Ricci ait toujours pris soin d'ajouter à ces
écrits une préface en faveur de la religion révélée42, ces
enseignements profanes étaient critiqués en Europe et à l'intérieur même
de la Compagnie. Deux ans après sa mort, Valentim Carvalho,
provincial du Japon et de la Chine, chargera Manuel Dias, visiteur
des missions, d'interdire dans toutes les résidences « d'enseigner
aux Chinois les mathématiques ou toute autre science exceptée
celle de l'Évangile »43. Aux yeux des critiques et ennemis de
Ricci, ce qui était gagné auprès des élites chinoises ne pouvait se
faire qu'aux dépens de son devoir d'évangélisation. Sur ce point

38. Ces quatre livres étaient deux opuscules du Rituel (La Grande étude et L'Invariable
milieu), les Entretiens de Confucius et ceux de Mencius.
39. A la demande du gouverneur du Jiangxi, Ricci avait rédigé une Méthode
mnémotechnique d'Occident, Xiguo jifa, publiée à Nanchang en 1596. II, 13. R490. Cf. J. Spence, The
Memory Palace ofMatteo Ricci, Londres-Boston, 1984.
40. Sur le De amicitia, J. Dehergne, S. J., « Les sources du Kiao Yeou Luen ou Traité de
l'amitié de Ricci », in Recherches de Science Religieuse, LXXII, 1984, p. 51-58.
41. Voir l'article de M. Engelfriet dans Statecraft and Intellectual Renewal in Late Ming
China. The Cross-Cultural Synthesis ofXu Guangqi (1562-1633), éd. par C. Jami, P.
Engelfriet et G. Blue, Leyde, 2001.
42. Il y avait d'ailleurs un lien entre ses démonstrations scientifiques et celles des vérités
chrétiennes, car elles obéissaient toutes deux aux procédés de la scolastique.
43. D. Bartoldi, Dell'historia délia Compagnia di Giesù, La China, Rome 1663, p. 150.
74 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

encore, Trigault s'est attaché à renforcer la défense de Ricci et de


ses compagnons. C'est ainsi qu'il ajoute une sorte de préambule
à un chapitre intitulé « Comment le Père Ricci a commencé à
enseigner les mathématiques... » où il s'exprime en ces termes :
« Qui estimerait que la physique, les mathématiques, la morale
devraient être bannies de cette Eglise ne connaît pas assez le dégoût
des esprits chinois pour des remèdes salutaires qu'ils n'acceptent pas
à moins qu'ils ne soient agrémentés de ces assaisonnements »44.

J'ai fait allusion aux livres et opuscules imprimés par Ricci. Or,
l'écriture chinoise et la reproduction de l'écrit par xylographie
ont eu un rôle déterminant dans sa politique et celle de ses
successeurs.
Le grand avantage de l'écrit en Chine venait de ce qu'il
permettait de se faire comprendre partout, indépendamment de la
multitude des dialectes, mais aussi dans une grande partie de
l'Extrême-Orient, à une époque où la culture chinoise y était
largement répandue. Comme l'écrit Ricci :
« II y a une très grande commodité dans ce système d'écriture (in
questo modo di lettera), c'est que de nombreux royaumes, de langues
très différentes entre elles, peuvent user de la même écriture et se
comprendre entre eux, comme il advient en effet avec cette écriture
de la Chine qui est commune au Japon, à la Corée, à la Cochinchine
et aux Ryûkyû [// s'agit plus probablement de Formose que de
l'archipel des Ryûkyû au nord de cette grande île]45. »

Voilà qui justifiait amplement le long apprentissage de


l'écriture et de la culture qui en était inséparable.

44. Addition à R538. IV, 5. L356. F408. « Qui enim Physica, Mathematica, Ethica ab hac
Ecclesia removentur duxerit, non satis novit ingeniorum Sinensium nauseam, quae salutaria
pharmaca non nisi his illita condimentis admittant. » Ricci n'hésite pas cependant à montrer
les difficultés de sa tâche. Dans une lettre du 4 novembre 1595, douze ans après son
installation dans la région de Canton et déjà admis dans les milieux lettrés et dirigeants de Nan-
chang, il classe ainsi les raisons de sa renommée : la première est que, bien qu'étranger venu
de si loin, il sache parler et écrire correctement le chinois ; la deuxième est qu'il possède une
mémoire étonnante et qu'il ait retenu par cœur « les Quatre livres de la secte de Confu-
cius » ; la troisième, ses connaissances en mathématiques ; la quatrième, les objets curieux
qu'il transporte (peintures religieuses, livres d'Europe, horloges qui sonnent l'heure,
prismes en verre de Murano...) ; la cinquième, les talents d'alchimiste qu'on lui prête ; la
sixième enfin, la doctrine qu'il enseigne. Mais, ajoute-t-il, « ceux qui viennent pour cela sont
les moins nombreux », Tacchi Venturi, Lettere del P. Matteo Ricci, II, p. 209.
45. I, 5. R52. L27. F93. Trigault : « ... maxime quod alias sit res admirabilis, et orbi
reliquo plane inusitata, quod liber quilibet editus non solum per quindecim vastissimas
huius Regni provincias cum fructu percurrat, sed ab Iaponensibus etiam atque Corianis, imo
et Caucincinensibus, Leuchisis etiam et aliis Regnis intelligatur. »
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 75

« Hic porro scribendi modus, écrit Trigault, (...) etsi memoriœ sit per-
molestus, tamen adfert secum insignem quemdam nostrisque inaudi-
tatam commoditatem... ».
La traduction française est, à son habitude, plus prolixe :
« Et encore que leur façon d'écrire soit longue et difficile à
apprendre, toutefois le travail assidu et l'industrie, moyennant la
grâce de Dieu, firent que toutes leurs peines et fâcheries leur
semblaient être bien employées... »46.
Très tôt, Ricci avait compris combien le livre xylographie dont
l'usage courant remontait en Chine au xe siècle47 était un moyen
plus rapide et plus efficace de diffusion des idées que la
prédication orale48.
« Les lettres sont si florissantes dans ce royaume, écrit-il, (...) qu'il y en
a peu parmi eux qui ne sache quelque chose des livres. Et toutes leurs
sectes se sont répandues et développées plutôt par le moyen de livres
que par des prédications et des raisonnements faits au peuple (piutosto
con libri fatti, che con prediche o ragionamenti fatti al popolo) »49.
Et sur la reproduction par xylographie :
« Avec la grande facilité, commodité et liberté d'imprimer des livres,
les Chinois, chacun qui le veut dans sa maison, sont très désireux de
composer des livres et beaucoup plus que les nôtres. Ainsi, il y a
proportionnellement beaucoup plus de livres nouveaux qui sont
imprimés chaque année parmi eux que dans aucune autre nation50 ».

46. Addition à V, 2. L487. F536-537. G447.


47. Sur l'antiquité de la reproduction des livres par xylographie, que Ricci fait remonter
très justement à cinq siècles avant son époque, I, 4. R39. L19. F85. Le premier document
important connu reproduit par xylographie est un texte sur rouleau de papier du Sûtra de
diamant daté de l'année 868. Il se trouve parmi les manuscrits Stein de Dunhuang à la
British Library. Mais le livre et les grandes éditions des Classiques puis du canon
bouddhique datent du Xe siècle.
48. Le premier catéchisme que Ricci et Ruggeri composèrent date de 1584. Cf.
J. Gernet, « Sur les différentes versions du premier catéchisme en chinois de 1584 », Studia
Sino-Mongolica, Festschrift fur Herbert Franke, sous dir. Wolfgang Bauer, Wiesbaden, 1979,
406-16.
49. V, 2. R704 : « Fiorindo tanto le lettere in questo regno, quanto sopra si disse, puochi
sono tra di loro che non sappino qualche cosa di libri. E tutte le loro sette furno seminate e
dilatate piutosto con libri fatti, che con prediche o ragionamenti fatti al popolo ». L486 :
« Litterarum in hoc regno studia, cum ita floreant, (...) pauci apud eos omnino reperiuntur,
qui non ea studia plus minus degustarint. Imo, quod huic Regno peculiare est, satis constat
sectas omnes scriptis potius voluminibus quam habitis ad populum sermonibus fuisse evul-
gatas... »
50. V, 4. R 720 : « Con la grande facilita, commodità e liberté di stampar libri, i Cinese,
ciascheduno che vuole in sua casa, sono avidissimi di compor libri assai più che i nostri. E
cosi, in sua proportione, sono molto più libri che di novo si stampano ogn'anno tra di loro
che fra nessuna altra natione. » Trigault a omis ce passage.
76 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

« Et quant à la facilité et rapidité, il me semble que, dans le même


temps ou peu s'en faut, que nos imprimeurs composent et corrigent
une feuille, leurs graveurs gravent une table ; et ainsi, il leur en coûte
beaucoup moins d'imprimer un livre qu'il n'en coûte aux nôtres »51,

affirmation qui pouvait être encore vraie à l'époque de Ricci.


« Ex hac commoditate nascitur, écrit Trigault, tanta Sinensium
librorum multitudo ac vilitas, quantum non facile est ei, qui non
viderit, explicare »52.

La grande diffusion du livre en Chine et hors de Chine est un


fait important et peu connu. Elle explique en particulier celle des
écrits imprimés par Ricci. L'un de ses plus célèbres exemples est
celui de la carte du monde, accompagnée de légendes et
d'explications, qu'il avait affichée dans le temple qu'il habitait à son
arrivée en Chine. Elle s'était répandue partout à partir de sa
première édition en 1584, et on en a retrouvé des exemplaires non
seulement en Chine, mais au Japon et en Corée. Le Japon a été
longtemps grand importateur de livres chinois et il en fut ainsi
des ouvrages chrétiens rédigés en Chine. Interdits dans l'archipel
à partir de 1637, ils ont été conservés à l'abri des curieux à la cour
d'Edo. Les œuvres de Ricci ont été les premières d'une littérature
de tout genre d'origine jésuite en chinois : catéchismes, théologie,
controverses53, morale, cosmographie, sciences, techniques, hagio-

51. 1, 4. R39 : « E quanto alla facilita e prestezza, parmi che, nello stesso tempo, o puoco
manco, che i nostri stampatori compongono et emendano un foglio, nell'istesso i loro inta-
gliatori intagliano una tavola ; e cosi costa molto manco stampare un libro a loro di quello
che costa ai nostri... Di qui viene la multitudine de' libri che in questo regno si stampa,
ognuno in sua casa, per essere anco grandissimo il numéro di quei che attendono a questa
arte di intagliare. »
52. I,5.L20.F86.
53. L'œuvre principale de Ricci, Le vrai sens du Seigneur du ciel, Tianzhu shiyi,
considéré parfois à tort comme un catéchisme, était un ouvrage où il s'était inspiré des
discussions qu'il avait eues avec différents lettrés ou magistrats. Il s'y attachait à combattre les
conceptions chinoises les plus courantes et celles du bouddhisme à l'aide de passages des
Classiques qui pouvaient lui être utiles. Ricci expose en R709, chapitre 2 du Livre V de ses
mémoires, le contenu de cet ouvrage : « Questo non tratta di tutti i misterij délia nostra
Santa Fede, che solo si hanno da dichiarare a' catecumeni e christiani, ma solo di alcuni
principali, specialmente quelli che di qualche modo si possono provare con ragioni naturali
et intendere con l'istesso lume naturale... Come sarebbe a dire : di esser nell'universo un
Signore e Creator di tutte le cose che continuamente le conserva ; esser l'anima dell'uomo
immortale... ; esser falsa la trasmigratione délie anime... » On en a une traduction dans
Matteo Ricci, S. J., The True Meaning of the Lord of Heaven (T'ien-chu Shih-i), translated,
with Introduction and Notes, Douglas Lancashire et Peter Hu Kuo-chen, S.I., en
coopération avec le Ricci Institute, Taipei, Taiwan The Institute of Jesuit Sources, St. Louis, 1985.
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 77

graphie... Dans une liste encore incomplète, un auteur chinois


relève 164 ouvrages publiés par les jésuites entre 1584 et 175854.

Je m'attacherai pour finir à un cas significatif des relations de


Ricci avec les grands lettrés chinois qu'il a connus et qui est aussi
révélateur des transformations apportées par Trigault aux
mémoires de Ricci. Ricci avait rencontré à plusieurs reprises un
des hommes les plus célèbres de son temps qui était aussi un des
esprits les plus libres, un certain Li Zhi (23 nov. 1527 - 6 mai 1602)
que Ricci nomme de son nom de lettres Liciou (Li Zhuowu)55. Il
avait fait sa connaissance dans les premiers mois de l'année 1599
à Nankin chez un de ses amis56, lui aussi éminent érudit, retiré
dans cette ville et possesseur d'une des plus riches bibliothèques.
Tous deux, vivement intéressés par cet homme venu de l'autre
bout du monde et qu'on disait extraordinaire, lui firent un
excellent accueil57. Ricci rappelle que Li Zhi avait abandonné toute
fonction officielle58, s'était séparé de sa femme et de ses enfants
et « vivait, dit-il, comme un moine ». Il s'était même fait tonsurer,
mais avait gardé sa barbe ce qui, dit-on, lui donnait un air étrange,
et, pour se mettre à l'abri des importuns, il habitait alors dans un
monastère59. Il avait, comme beaucoup de lettrés de son époque,
des sympathies pour le bouddhisme et, plus particulièrement,
pour l'enseignement libertaire et anarchisant du chan (mot que
les Japonais transcrivent par zen). Ayant en horreur l'hypocrisie
de la plupart des membres des élites à l'affût de situations, de
considération et de richesses, Li Zhi opposait à l'ignominie des
gens en place la vraie bonté des humbles, qui, dans l'épreuve,
restaient fidèles à leurs devoirs et se montraient capables
d'héroïsme. Pour lui, l'infériorité des femmes n'était pas de

54. Xu Hongze, Ming Qing jian Yesu huishi yizhu tiyao, Taipei, 1958.
55. Cf. IV, 6, R550-551 ; IV, 10, R577-578 et IV, 16, R635. Sur Li Zhi, op. cit. n. 9, 1, SOT-
SIS et Jean-François Billeter, Li Zhi, philosophe maudit (1527-1602), Genève-Paris, 1979.
56. Jiao Hong (1541-1620). Le nom de Jiao Hong ne figure pas dans Ricci, mais a été
restitué, comme plusieurs autres, par Yuan Tongli ou Xiang Da. Le lecteur de la traduction
latine et des traductions de cette traduction ne profite évidemment pas de cette
identification, nide celle de LiZhi. Sur Jiao Hong, Arthur W.îîummQÏ, Eminent Chinese of the Ch'ing
Period (1 644-1912), Washington, 1943, 145-146.
57. IV, 6. R550-551.
58. Li Zhi avait été préfet dans l'un des plus mauvais postes de tout l'empire, au fin fond
du Yunnan.
59. « Aveva lasciato l'offitio e la sua casa e, rasosi i capelli, viveva come osciano » dit
Ricci en R551. Le mot osciano ou, plus correctement, osciamo correspond au chinois
heshang, appellation usuelle des religieux bouddhiques.
78 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

nature : elle ne tenait qu'à la situation qui leur était faite et à leur
absence d'éducation. Il avait d'ailleurs des femmes parmi ses
disciples, ce qui donna lieu à des calomnies. S 'estimant meilleur
confucéen que ceux qui ne s'attachaient qu'à la lettre des
Classiques, il pensait que le grand sage avait seulement voulu
apprendre à chacun à chercher en lui-même sa propre vérité. Il
insistait sur la valeur de la conscience intime, de la spontanéité,
détestait les relations hiérarchiques, leur préférant les relations
égalitaires de l'amitié, réhabilitait l'intérêt et les passions. Il
faisait grand cas des romans, littérature en langue vulgaire qu'il
était de bon ton de mépriser, annotant les grands romans de son
temps et de l'époque mongole60. Avec sa forte personnalité, il se
rattachait à ce courant de pensée syncretiste que j'ai déjà évoqué
et qui avait eu grand succès au xvie siècle.
Li Zhi était connu pour sa froideur et son comportement
hautain61, ce que confirme Ricci qui le dit « si superbo e
arrogante » qu'il ne laissait pas entrer chez lui les plus grands
magistrats quand ils venaient pour le voir et ne leur rendait jamais
visite. Ses amis sont donc stupéfaits de lui voir faire le premier
une visite à Ricci. Et quand le missionnaire lui rend sa politesse,
Li Zhi le reçoit à son tour, ayant réuni, pour lui être agréable, de
nombreux lettrés de ses amis qui discutèrent longuement « délie
cose délia legge »62. Et, dit Ricci, « il ne voulut rien disputer ni
contredire de ce que disait le Père, mais disait au contraire que sa
loi était véritable »63. Li Zhi avait de nombreux disciples dans la
province du Huguang, au nord de Nankin, et ayant lu le De ami-
citia, où Ricci avait réuni des sentences d'auteurs antiques et
modernes et qu'il avait fait imprimer, Li Zhi en fit faire plusieurs
copies et les envoya à ses disciples, exaltant beaucoup cette
œuvre et sa composition, ce qui fut cause, dit Ricci, que « le
renom des Nôtres fut aussi connu dans cette région, grâce à ce si
fameux lettré. » A son départ, Li Zhi lui donne deux éventails sur
lesquels il avait écrit de sa main « doi sonetti molto belli » qui

60. Voir Jean-François Billeter, op. cit. n. 55.


61. Cf. Jean-François Billeter, ibid.,p. 63, qui cite sa biographie dans son Livre à brûler,
chap. X, p. 3 : « II était ardent de nature mais froid au dehors, souvent cassant. Il
s'emportait facilement, ne se gênait pas pour lancer à la face des gens ce qu'il pensait d'eux et ne
parlait qu'à ceux avec qui il se sentait quelque affinité. »
62. IV, 6. R551. F418.
63. Ibid. : « II Liciou non volse disputare ne contradire niente al Padre, anzi diceva che
la nostra legge era vera ».
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 79

nous ont été conservés et qui sont en effet admirables par la


discrétion de l'éloge qu'il y adresse à Ricci et par l'évocation des
paysages qu'il avait parcourus, avec cette extraodinaire concision
que permet la poésie chinoise64.
Ricci retrouve Li Zhi l'année suivante, entre mars et juin 1600,
lors de son second voyage vers Pékin, à Jining, grande ville
commerciale à mi-chemin entre Nankin et Pékin sur le grand Canal
où il s'est arrêté avec les présents qu'il destine à l'empereur Wanli
qu'il ne verra d'ailleurs jamais65. Li Zhi s'y trouve justement chez
l'un de ses meilleurs amis, Liu Dongxing (1536-1601), Contrôleur
général des transports de grain sur le Grand canal, personnage
considérable auquel il le présente, et tous deux l'accueillent avec
tant de chaleur et d'amitié que Ricci en vient à écrire « che parve
al Padre non stare nel fine del mondo e nel mezzo délia gentilità,
ma in Europa tra christiani molto amici e devoti »66, entente et
cordialité d'autant plus remarquables que Ricci dit de cet ami de
Li Zhi qu'il était « assai dato alla setta degli idoli »67. Liu
Dongxing tient à voir le mémoire que Ricci compte faire parvenir
à l'empereur et que plusieurs lettrés avaient rédigé pour lui à
Nankin et, ne le trouvant pas satisfaisant, il en rédige un autre à
sa place. Il donne en outre à Ricci une lettre de recommandation
pour ses amis de Pékin68.
Cet accueil si chaleureux fournit une nouvelle preuve de
l'amitié que lui porte Li Zhi, son désir de lui être utile et son
extrême ouverture d'esprit.
« J'ai bien reçu vos questions au sujet de Ricci, écrit Li Zhi à un ami
dans une lettre que j'abrège. C'est un homme des régions du grand
Occident69 qui a parcouru cent mille // pour venir en Chine (...). Il n'y
a aucun de nos livres qu'il n'ait lu (...). Maintenant, il est
parfaitement capable de parler notre langue, d'écrire nos caractères
d'écriture et de se conformer à nos usages de bienséance. C'est un homme
tout à fait remarquable. Extrêmement raffiné en lui-même, il est des
plus simples dans son extérieur (...). Parmi toutes les personnes que
j'ai vues, il n'a pas son pareil. En effet, les gens pèchent par excès de

64. R551. D'Elia reproduit le texte d'un de ces poèmes, op. cit. n. 2 vol. II, p. 69.
65. Trigault le nomme alors sous la forme abrégée et méconnaissable de Liciu. IV, 10.
R577-578. L392. F442-443.
66. IV, 10, R578. L393 : «... tanta benevolentia significatione, ut P. Matthaeus sibi non in
extremo orbe apud Ethnicos, sed in Europa inter familiares ordini nostro addictissimos
degere videretur ». L393 et F442-443 ajoutent des détails qui ne figurent pas chez Ricci.
67. IV, 10. R577.
68. IV, 10. R577-579.
69. Le « petit Occident » désignant l'Inde.
80 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

rigidité ou de complaisance, ou ils font étalage de leur intelligence ou


ils ont l'esprit étroit. Tous lui sont inférieurs. Mais je ne sais trop ce
qu'il est venu faire ici. Cela fait déjà trois fois que je l'ai rencontré et
je ne sais toujours pas ce qu'il est venu faire ici. Je pense que s'il voulait
substituer ses propres enseignements à ceux du duc de Zhou et de
Confucius, ce serait par trop stupide. Ce ne doit donc pas être cela70. »
Dans la même lettre, Li Zhi note avec admiration la présence
d'esprit que sait garder Ricci dans une assemblée bruyante et
confuse de plusieurs dizaines de personnes où les répliques
fusent de toute part, ce que confirme Ricci incidemment en
rappelant l'étonnement des participants d'une réunion de ce genre
où, après être resté longtemps silencieux, il se décide à intervenir
et montre qu'il n'a rien perdu de la discussion71.
Ricci parle enfin une dernière fois de Li Zhi, quand, victime
des calomnies répandues à son sujet et de ses écrits peu
orthodoxes, il est mis en accusation le 14 avril 1602 à la suite du
mémoire d'un censeur. Arrêté près de Pékin, il se suicide en
prison le 6 mai 1602, à 74 ans, « s'arrachant ainsi misérablement,
dit Ricci, aux mains de ses ennemis, et voulant montrer à ses
disciples, à ses adversaires et à tout le monde qu'il n'avait pas peur
de la mort »72... Influencé à cette époque par les accusations
portées contre Li Zhi73, Ricci en parle avec quelque éloignement
comme de « ce mandarin appelé Liciou qui avait quitté
l'administration, s'était rasé la tête et s'était fait moine ». Mais on sait bien
que Li Zhi n'était pas moine. Ricci le dit même
« imbu de la renommée qu'il désirait laisser de sa doctrine (...),
écrivant de nombreux livres où, pour montrer son talent, il réfutait les
anciens de la Chine tenus pour saints et en exaltait d'autres qui
étaient tenus pour mauvais »,
ce qui est exact, puisque dans les 86 chapitres de son Livre à
cacher il passe en revue environ 200 personnages de l'histoire de
la Chine depuis le XIe siècle avant notre ère jusqu'à son époque et
y remet en question les jugements consacrés par la tradition.
Mais voyons ce que devient Li Zhi dans la traduction latine de
Trigault. Dans le premier passage où il en parle sans le nommer,

70. Xu Fenshu, Suite du Livre à brûler, chap. 1, p. 35 de l'éd. Zhonghua shuju, Pékin,
1975. Lettre non datée.
71. IV,7.R559.
72. IV,10.R580.
73. IV, 16. R635.
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 81

Trigault en fait « un très célèbre cénobite de leurs temples qui


s'était démis de lui-même des charges publiques qu'il avait eues,
s'était rasé la tête et, rare exemple chez les Chinois, de lettré
s'était fait ministre des idoles »74. Il le qualifie à tort d'« idolorum
minister », mais n'omet pourtant pas le passage où Ricci
mentionne la réception qu'il avait organisée en son honneur, ni
l'approbation par cet « apostat lettré » des propos de Ricci75. Le
nom de Li Zhi apparaît pour la première fois chez Trigault,
transcrit de façon méconnaissable76, lors de l'arrêt de Ricci à Jining,
sur le grand Canal77. Le lecteur ignore que c'est le même
personnage dont il a été question antérieurement. Dans un chapitre
suivant, Trigault en parle à nouveau comme d'un inconnu, puis le
confond avec un « censeur du collège royal de Hanlin »78.
A propos de son Livre à cacher, il le décrit « faisant imprimer des
livres, réfutant les princes des lettrés, approuvant et louant les
ministres des simulacres »79, pure invention, car le bouddhisme
n'intervient en rien dans les jugements de Li Zhi, plusieurs des
personnages dont il traite ayant d'ailleurs vécu avant
l'introduction du bouddhisme en Chine, et on a vu ce que Ricci disait très
justement de cet ouvrage. Lors de son arrestation, Trigault écrit
qu'il était « attendu de plusieurs, à cause de la nouveauté de son
apostasie » et parle de « l'énormité de son crime ».
« II vint donc, écrit-il, non seulement craintivement mais
ignominieusement. La vieillesse de plus de soixante-dix ans rendait cette honte
encore plus sensible. C'est pourquoi il s'égorgea lui-même en prison
avec un couteau, mettant fin à sa vie et à l'infamie de sa doctrine par
une mort infâme »,

là où Ricci ne parle ni d'apostasie, ni de crime, ni d'ignominie, ni


d'infamie80.

74. IV, 6. L367 : « ... celeberrimum eorum templorum cœnobitam, qui publicis quae ges-
serat muneribus sponte abdicatis, caesariem raserat, et e litterato, infrequenti apud Sinas
exemplo, idolorum minister évaser at. », «... un templier très renommé des temples des
idoles, dit la traduction française (F418), qui, s'étant volontairement démis des offices qu'il
avait eus en la république, avait rasé son poil et de lettré était devenu ministre des idoles,
ce qu'on ne voit guère entre les Chinois ».
75. Ibid.
76. Liciu au lieu de Liciou.
77. IV, 10, R577-579. L392-393. F442-443.
78. IV, 16. L439. F487. La cour de Hanlin était une sorte d'académie impériale.
79. Ibid. L439 « litteratae sectae principes confutans, simulacrorum prœdicans ».
80. IV, 16. R635 : « Venne quest'uomo preso a Pacchino e molto pauroso, dit Ricci.
E vedendosi cosi disprezzato nella sua vecchiezza, per essere di più di settanta anni, nella
stessa prigione, ... egli stesso si scannô e morite (il s'égorgea et mourut), togliandosi délie
82 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Même si leurs informations doivent être soumises à la critique


qu'exige tout témoignage, les mémoires de Ricci ont une émi-
nente valeur documentaire. Ce qu'il apporte de neuf à notre
connaissance de la Chine aux environs de 1600 est précieux. Ses
indications sur les personnages et les événements de son époque
sont le plus souvent confirmées par les sources chinoises81 et on
parvient à reconnaître chez Ricci les réalités politiques et
intellectuelles de son époque. La grande crise sociale et politique de
la fin des Ming est déjà sensible dans les dernières années du
xvie siècle. Certaines académies et associations de lettrés, toute
une partie de l'administration régulière s'inquiètent de la
dégradation des mœurs, de la situation qui règne à la Cour, avec un
empereur invisible à l'administration régulière, de l'épuisement
des finances, de la menace mandchoue, de la corruption et des
luttes de factions nées de la puissance des eunuques, des excès
des interprétations syncrétistes qui avaient dominé au xvie siècle,
de la dissociation entre culture personnelle et engagement au
service de l'État. Un renouveau d'intérêt pour les sciences et les

mani de' suoi inimici cosi miseramente. ». L439-440 : « Venit igitur non timide solum sed et
ignominose: cuius sensum augebat annorum supra septagenta gravis œtas... doctrinam
infamem infami morte claudens ». F487.
81. Il arrive pourtant que ses préoccupations l'amènent à commettre des erreurs. Au
chapitre 16 du Livre IV, que la version française intitule « La secte des idolâtres, étant en ce
temps marquée de grande ignominie, délivra les nôtres du danger qui les menaçait », Ricci
associe deux événements sans rapport l'un avec l'autre. Le premier est la condamnation et
le suicide de Li Zhi le 6 mai 1602 à la suite de sa mise en accusation par un mémoire du
ministre des rites. Ce mémoire s'en prenait à Li Zhi en même temps qu'aux nombreux
lettrés de l'époque qui commentaient les Classiques à l'aide des textes bouddhiques et des
écrits de Zhuangzi et Laozi, et exigeait dans les concours un strict respect des
interprétations des frères Cheng et de Zhu Xi. Il avait réjoui les missionnaires qui virent la main de
Dieu dans la condamnation de Li Zhi et des lettrés syncrétistes. Le second de ces
événements est la découverte, au matin du 14 décembre 1603, d'un placard, affiché jusque dans
les appartements de l'empereur, qui dénonçait son intention d'instituer comme prince
héritier un cadet né d'une de ses favorites. Mais cette affaire n'avait aucun lien avec la mise en
accusation de Li Zhi. Elle intervenait à rencontre des auteurs présumés de ce placard, dont
deux maîtres bouddhiques éminents qui s'étaient trouvés impliqués par hasard dans cette
affaire. Or, ces deux maîtres étaient, comme la plupart des amis des missionnaires, hostiles
à la corruption régnante et indignés de cette enfreinte aux rites qu'aurait constituée
l'institution d'un cadet comme prince héritier. L'un d'eux était Deqing (1546-1623), que Ricci
nomme de son appellation de Hanshan, exégète de sûtra de différentes écoles, mais aussi de
textes classiques, tels que la Grande étude et le Zuozhuan, et des auteurs taoïstes Zhuangzi
et Laoz/. On doit à Deqing une autobiographie où il décrit ses expériences mystiques.
L'autre, que Ricci nomme de son appellation de Daguan, était Zhenke (1544-1604), célèbre
pour son ascétisme et sa conception intransigeante de la discipline bouddhique. On lui doit
une nouvelle impresssion du canon bouddhique chinois, œuvre immense qui compte,
d'après les calculs de Paul Demiéville, dans l'édition dite de Taishô publiée de 1924 à 1929,
« quelque 40 millions de mots chinois ». Zhenke mourut de la peine de 30 coups de bambou
qui lui avait été infligée. Voir op. cit. n. 9, p. 1272-1275 et 140-144.
A PROPOS DES MÉMOIRES DE MATTEO RICCI 83

techniques utiles au renforcement de l'empire se manifeste...


Dans l'épitaphe qu'il s'était composée pour lui-même, un certain
Lu Kun, mort en 1618, écrit que
« tout le savoir d'aujourd'hui n'a fait que recueillir les restes de
crachat de Gautama (le Buddha historique) et a étendu sur le monde
un voile épais de lourds nuages. Alors qu'il faudrait prendre en main
l'intérêt général et donner la première place au réel, les gens de notre
époque n'ont pas une pensée pour le peuple, pas un mot sur les
problèmes de gestion et d'économie82. »
Par une coïncidence qui devait accroître la renommée de Ricci,
son hostilité déclarée à l'égard du bouddhisme, son enseignement
des sciences de l'Europe du xvie siècle, ses opuscules de morale,
se sont trouvés en accord avec les courants politiques et
intellectuels de la Chine aux environs de 1600. Mais la partie la plus saine
des élites chinoises et les missionnaires n'avaient pas les mêmes
préoccupations. Alors que Ricci et ses compagnons voyaient dans
le bouddhisme un ennemi de la vraie foi, ces élites rejetaient les
influences bouddhiques et syncrétistes parce qu'elles
affaiblissaient l'unité politique et morale de la Chine et allaient à
rencontre des interprétations traditionnelles. Elles reprochaient
au bouddhisme d'avoir incité les hautes classes à une fuite hors
du monde et à l'oubli de leurs responsabilités.
Par une étrange contradiction, c'est chez ceux que Ricci et ses
compagnons qualifient de « sectateurs des idoles » et
repoussaient comme idolâtres qu'ils auraient sans doute trouvé le plus
de sympathie et de compréhension. C'était eux du moins qui
s'intéressaient le plus « aux choses de l'autre vie »83 et non les lettrés
traditionalistes, attachés à une philosophie que les missionnaires
jugeaient athée et matérialiste. Plusieurs exemples en font foi
dans les mémoires de Ricci84 et, de façon plus éclatante que tout
autre, celui de ce Li Zhi dont la liberté d'esprit avait fait scandale.

En conclusion, les remaniements de Trigault ont fait perdre


aux mémoires de Ricci une grande part de leur intérêt aussi bien

82. Xinwu Lu jun muzhiming dans Les œuvres complètes de Lu Kun, Lu Xinwu quanji,
8b. Sur Lu Kun (24 oct. 1536 - 6 mai 1618), cf. op. cit. n. 9, 1006-10.
83. Sur la propension chinoise à combiner bouddhisme et enseignements des
missionnaires, J. Gernet, Chine et christianisme. La première confrontation, Paris, 1991, p. 104-108.
84. Dont celui de Liu Dongxing, cet ami de Li Zhi mentionné plus haut dont Ricci
indique qu'il était « assai dato (...) aile cose dell'altra vita ».
84 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

pour les historiens de la Chine que pour ceux qui cherchent à


pénétrer la façon dont s'est faite, au cours de ces quelques années
la première rencontre entre des hommes qui vivaient dans deux
univers sociaux et mentaux aussi différents. En accentuant à des
fins de propagande l'opposition entre amis et ennemis des
missionnaires, entre « sectateurs de Confucius » et « adorateurs des
idoles »,Trigault substitue une vision simpliste à une réalité
complexe et nuancée. Mais les mémoires de Ricci en italien sont plus
rarement consultés que le trop célèbre rifacimento du P. Nicolas
Trigault.

*
* *

Mme Colette Caillât, MM. Jean Delumeau, Pierre-Sylvain


Filiozat, Michel Zink, Marc Fumaroli et Gilbert Dagron
interviennent après cette communication.

LIVRES OFFERTS

M. Jacques Gernet a la parole pour un hommage :


« J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de l'Académie le livre de
M. Etienne de la Vaissière, Histoire des marchands sogdiens, publié en 2002
par l'Institut des hautes Études chinoises du Collège de France, 414 p., dont
41 de bibliographie, avec trois index - géographique, des noms et des
notions -, huit excellentes cartes et huit planches d'illustrations.
S'en tenant strictement aux populations qui pouvaient être identifiées
avec certitude comme sogdiennes, populations établies au nord de la Bac-
triane, dans la région de Samarcande entre Amu-Daria et Syr-Daria (l'Oxus
et le Iaxarte des Grecs), l'auteur exploite toutes les sources possibles :
archéologie, numismatique, iconographie, textes retrouvés depuis le début
du XXe siècle en Asie centrale, sources historiques et bouddhiques chinoises,
récits des géographes arabes du Xe siècle... Pour accéder à cette masse
impressionnante de matériaux, l'auteur a dû apprendre à lire le russe et l'arabe,
acquérir plus que quelques notions de sogdien, de persan et de chinois.
Le thème principal de l'ouvrage est l'histoire du grand commerce
caravanier des Sogdiens en Asie centrale, entre Samarcande et la Chine du Nord-
Ouest, depuis le IIe siècle avant notre ère jusqu'au Xe. Mais l'auteur s'attache

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