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Bulletin de l'Ecole française

d'Extrême-Orient

Alain Forest : Les missionnaires français au Tonkin et au Siam XVII-


XVIII siècles. Analyse comparée d'un relatif succès et d'un total
échec
Mme Catherine Clementin-Ojha

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Clementin-Ojha Catherine. Alain Forest : Les missionnaires français au Tonkin et au Siam XVII-XVIII siècles. Analyse
comparée d'un relatif succès et d'un total échec. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 86, 1999. pp. 483-
489;

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à Angkor vat pour que, en dépit d'une absence de rupture avec les acquis monumentaux
passés, l'architecte ait réussi dans ce cas particulier (ou comme à Java au XIVe siècle) à
« créer une œuvre originale » (p. 123) ? Mais notre question surgit à la fin d'un livre déjà
très dense et riche ; on ne peut donc que souhaiter voir Jacques Dumarçay l'aborder plus
en détail dans un ouvrage prochain.
Soixante-dix figures de la main de l'auteur exécutées au trait et une chronologie des
monuments cités illustrent et complètent intelligemment un texte qui s'adresse, rappelons-
le une dernière fois, à tous ceux qu'intéresse, bien au-delà des limites de l'Asie du Sud-
Est, l'histoire des monuments et de la conception architecturale.

Nicolas FlÉVÉ
(CNRS, Équipe « Civilisation japonaise »)

Alain FOREST, Les missionnaires français au Tonkin et au Siam XVIF-XVIIf siècles.


Analyse comparée d'un relatif succès et d'un total échec, [préface de Georges
Condominas], Paris, L'Harmattan, 1998, 3 vol. : vol. 1., Histoires du Siam, 462 p. ;
vol. 2, Histoires du Tonkin, 302 p. ; vol. 3, Organiser une Eglise. Convertir les fidèles,
495 p.

Voilà une histoire des missionnaires français en Asie qui fait penser. Consacrée aux
130 premières années de la Société des Missions étrangères au Siam et au Tonkin, cette
somme de trois volumes (plus de 1 200 pages) a en effet le grand mérite de replacer
l'entreprise française dans ses différents contextes et de rendre attentif à la manière dont
ses agents ont été constamment tributaires des circonstances politiques, sociales et
religieuses dans lesquelles ils ont œuvré. Pour parvenir à ce résultat, Alain Forest s'est
livré à une analyse approfondie d'une masse impressionnante d'archives missionnaires et à
une relecture critique des travaux existants.
Tout commence à Rome en 1622. Alors que l'Église catholique est prise dans une
dynamique de centralisation autour de la papauté, le Vatican fonde la Congrégation pour
la propagation de la Foi et la charge de veiller à la formation d'un clergé indigène, gage
d'un meilleur enracinement du christianisme. Il faudra toutefois quelques décennies pour
que ce projet prenne corps en Asie. Car à l'époque, cela fait plus d'un siècle que le
Vatican a confié la mise en œuvre de sa politique missionnaire asiatique à l'Espagne (aux
Philippines) et surtout au Portugal, dont les possessions s'étendent de l'Inde au Japon. Il
revient à la puissance coloniale portugaise (sur laquelle le roi d'Espagne règne de 1580 à
1640) de superviser l'évangélisation dans ses territoires asiatiques et de procéder aux
nominations ecclésiastiques. Mais, du fait des déboires politiques et maritimes du Portugal
et des différends entre les ordres missionnaires, ce système du patronage (padroado)
portugais connaît de multiples dysfonctionnements. Aussi le Vatican, non sans avoir
quelque peu tergiversé, décide-t-il de reprendre l'initiative. En 1658, il nomme trois
évêques vicaires apostoliques français (François Pallu, Pierre Lambert de la Motte et
Ignace Cotolendi) dans les pays vietnamiens et en Chine et, en 1659, il les charge de
superviser la formation d'un clergé indigène. Cette solution française (et passablement
anti-portugaise) a été imaginée et rendue possible par le missionnaire jésuite Alexandre de
Rhodes, alors auréolé du succès qu'il a remporté en terres vietnamiennes. Car comme le
Vatican, mais à la différence de ses confrères jésuites en Asie, A. de Rhodes est convaincu
que l'avenir des chrétientés asiatiques dépend de la mise en place de structures ecclésiales
autochtones et son grand mérite est de persuader un petit groupe de prêtres séculiers
français, membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, de se consacrer à cette tâche.
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Ainsi naît la Société des Missions étrangères. Celle-ci s'organise en effet autour de ce
premier noyau de prêtres. Remarquons, avec Alain Forest, que du point de vue de
l'histoire des institutions ecclésiales catholiques, la Société des Missions étrangères est
une structure originale : elle ne forme pas une nouvelle congrégation, ses membres, tous
prêtres séculiers, restent incardinés à leur diocèse d'origine (en France) et ils sont mis à la
disposition de la Congrégation pour la propagation de la Foi. Cela signifie, et c'est
primordial, qu'ils maintiennent un lien direct avec le pape et restent à la disposition de ce
dernier. En 1663, la Société des Missions étrangères s'installe rue du Bac à Paris (elle y
est toujours) et elle y établit (au 124) un séminaire chargé de recruter des volontaires pour
la nouvelle mission.
Tout cela est assez bien connu, l'origine de la Société des Missions étrangères a
souvent été contée. Et d'abord par ses membres. Mais l'histoire critique et non partisane
de la poignée de Français qui, entre 1660 et 1780, se sont consacrés à Г evangelisation du
Siam et du Tonkin restait à faire. C'est à cela que s'emploie Alain Forest.
Les premiers missionnaires français quittent Marseille à la fin de novembre 1660. Ils
débarquent au Siam en mai 1662. D'emblée les grandes distances et les dures conditions
de voyage, qui rendent tout projet aléatoire et fort difficile le maintien des contacts avec la
base parisienne, pèsent sur leur entreprise. On part, mais on n'est pas sûr d'arriver, encore
moins de revenir. D'abord voyageurs, tous les missionnaires sont directement dépendants
des navires commerçants (européens et asiatiques), les seuls à se risquer en haute mer à
cette époque. Au demeurant, il leur arrive de se livrer au commerce pour financer leur
activité (ce sera le grand reproche que les prêtres des Missions étrangères adresseront à
leurs confrères jésuites) ou de se faire passer pour des marchands là où les autorités locales
interdisent les activités prosélytes. Il n'y a rien là que de naturel à une époque où les
meilleurs connaisseurs des réalités de l'Asie du Sud-Est sont les marchands et les
missionnaires.
Mais pourquoi le Siam ? Pour aller au Tonkin. Pourquoi le Tonkin ? Pour aller en
Chine. Le Siam n'est qu'une étape vers le Tonkin, lequel intéresse les missionnaires en
raison de ses liens privilégiés avec la Chine. Faute d'aller en Chine et en attendant de
pouvoir y pénétrer, le Siam et le Tonkin offrent une position d'attente. Le Tonkin est aussi
une base de repli quand le Japon, devenu hostile, se ferme aux missionnaires. On aborde
alors facilement au Siam. À la fin du XVIIe siècle, le pays se trouve au centre d'un
important réseau commercial : des produits en provenance des mondes indien et extrême-
oriental s'y échangent. Par contre, le Tonkin, lui, est relativement isolé. C'est qu'à la
différence du Siam, avide d'échanges de toute nature, le Tonkin est davantage préoccupé
par la préservation de son ordre intérieur que par l'établissement de relations avec
l'extérieur. En outre, depuis 1658, ses autorités interdisent la « religion portugaise ». Alain
Forest montre que ces différences entre le Siam et le Tonkin auront des incidences
capitales sur le déroulement de la mission des prêtres français.
Sa démonstration, qui repose sur l'examen quasi exhaustif des sources missionnaires,
tient en deux temps et occupe les deux premiers volumes de l'ouvrage. Pour commencer,
Alain Forest reconstitue l'histoire des royaumes concernés entre la deuxième moitié du
XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle (les pages 83 à 163 du volume 1 traitent du Siam ; les
pages 27 à 122 du volume 2 du Tonkin). Ces synthèses ont certes le mérite d'éclairer le
fonctionnement des sociétés concernées et de rendre intelligibles les rapports de leurs
autorités civiles et religieuses. Mais le lecteur se demande toutefois si les précisions
apportées sur les diverses institutions sont toutes pertinentes pour apprécier
l'environnement politique et social dans lequel les missionnaires ont opéré. De plus, un
certain nombre de détails sont repris dans le volume 3, volume de synthèse, occasionnant
certaines redites. Quoi qu'il en soit, le cadre une fois posé, Alain Forest entreprend dans
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un deuxième temps de retracer (avec la même minutie et la même abondance de détails)


les péripéties de l'arrivée, de l'installation puis du séjour des missionnaires français au
Siam et au Tonkin. Il construit alors un récit passionnant où alternent les péripéties de la
vie d'étonnantes personnalités et les bouleversements de la grande histoire. Résumons.
Au Siam (1, p. 167-313), les Français ont été bien accueillis par les autorités locales,
politiques et religieuses. En 1666, ils ont reçu un terrain du roi à Ayutthaya, acquérant par
là une complète autonomie par rapport au padroado - c'était leur objectif-, et ils ont été
autorisés à y fonder un séminaire, condition essentielle pour l'éducation de futurs prêtres.
Mais en fait, le séminaire a surtout accueilli des... Vietnamiens (et non des Siamois) ou des
prêtres destinés aux autres missions françaises en Asie. Tout en se consacrant à la lente et
difficile formation de ce premier clergé asiatique, les missionnaires ont négocié
l'ouverture de relations commerciales avec la France et ils ont vu leurs efforts couronnés
par l'échange des fameuses ambassades franco-siamoises des années 1684-1687 sous les
règnes de Louis XIV et de Phra Narai (une annexe de cent pages leur est consacrée à la fin
du volume 1). Mais, d'une part, ils ont payé cher leur inexpérience politique et, d'autre
part, leurs tentatives de convertir les Siamois se sont soldées par un échec. Comme l'écrit
Alain Forest, « l'histoire de la mission du Siam est l'histoire d'un rétrécissement » : pour
finir, en effet, le Siam n'intéressera les Français que parce qu'il abrite leur séminaire (2,
p. 299).
La situation au Tonkin est tout autre et le contraste avec le Siam saisissant (2, p. 125-
251). Les Français (le premier, Deydier, est arrivé en 1666) ont dû opérer dans la
clandestinité en raison des différentes vagues de persécution dirigées contre les chrétiens.
Ils ont vécu tantôt cachés au sein de la chrétienté tonkinoise de Thang-long (évangélisée
par Alexandre de Rhodes et ses confrères jésuites), tantôt en se faisant passer pour des
marchands. Pourtant, ils ont réussi à implanter solidement des structures catholiques. D'où
le paradoxe suivant : alors qu'au Siam, relativement facile d'accès et accueillant, les
missionnaires ont connu la frustration, au Tonkin, malgré des conditions matérielles
difficiles et souvent au péril de leur vie, ils ont exercé de vraies responsabilités pastorales
et, surtout, ils ont mené à bien la tâche qu'ils s'étaient fixée en formant un grand nombre
de prêtres ; ils ont ainsi jeté les bases d'une future Église locale.
Pourquoi donc l'échec au Siam ? Et pourquoi le succès au Tonkin ? Au fond, c'est
l'un des principaux objets du livre que d'expliquer cette différence.
L'échec au Siam tient à des causes multiples. Ce sont d'abord des causes internes à la
mission catholique, notamment les relations constamment conflictuelles entre les prêtres
français et les jésuites (j'y reviendrai). L'échec s'explique aussi par les malentendus et les
tensions qui surgissent au sein des Missions étrangères entre les prêtres sur le terrain et les
directeurs basés à Paris, facteurs de désorganisation et de démobilisation. Est aussi
responsable la difficulté des missionnaires à maîtriser la langue siamoise. On l'a vu : dans
l'esprit des Français, le Siam n'est qu'une étape vers le Vietnam. Aussi, alors même qu'ils
résident au Siam, apprennent-ils le vietnamien (1, p. 230) ! L'échec résulte encore de la
malencontreuse implication des missionnaires dans la politique locale et « internationale ».
Les missionnaires travaillent au rapprochement franco-siamois en partie pour se concilier
Louis XIV, trop proche à leur goût des jésuites - leurs ennemis -, mais aussi avec le fol
espoir d'obtenir des privilèges pour leur mission, voire de convertir le roi du Siam. Mais
les relations franco-siamoises tournent à la mésentente. Lorsqu'en 1688, à la suite de la
querelle de succession de Phra Narai et de l'affrontement avec le corps expéditionnaire
français, la « révolution » éclate au Siam, les missionnaires français et leurs élèves sont
même un temps emprisonnés. Surtout, la France se désengage du Siam et la mission
s'enfonce dans le découragement tandis que tout prosélytisme chrétien se voit
officiellement interdit (1731). En 1760, les Birmans attaquent le Siam. En 1767,
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Ayutthaya tombe, le quartier chrétien est détruit. Les missionnaires français quittent
momentanément le Siam. La suite de leur histoire, liée à l'établissement d'une nouvelle
dynastie à Bangkok, sort du cadre de l'ouvrage.
Mais l'échec au Siam a des causes autrement profondes auxquelles ni les sacrifices
consentis par les missionnaires, ni leurs manœuvres politiques ne peuvent rien changer :
les missionnaires français échouent en raison de la résistance locale à leur message.
Résistance remarquable et tout à fait incompréhensible pour les missionnaires. Car d'une
part, les Siamois, bouddhistes theravâdin, « estiment la sainteté de la religion chrétienne »
mais, se lamentent les missionnaires, ils persistent dans leurs « ténèbres, contradictions et
absurdités » (1, p. 169). Certes, les « docteurs de la cour » du roi Phra Narai pensent que
« la religion chrétienne [est] bonne, qu'elle enseign[e] des choses fort relevées », mais ils
n'en jugent pas moins que la religion « dont le roi et eux f[ont] profession [est] aussi
bonne» (1, p. 187). L'attitude des Siamois sidère les Européens (la «tolérance»
religieuse dépasse leur entendement), tout autant qu'elle les navre puisqu'ils sont
sincèrement convaincus et du caractère universel de leur message et de la capacité des
Siamois à l'entendre. Les observations qu'Alain Forest consacre (dans le volume 3) aux
raisons pour lesquelles la société siamoise n'a pas été réceptive au christianisme sont
passionnantes, comme le sont aussi ses analyses des réactions des missionnaires.
En réalité, les Français, méconnaissant les ressorts profonds de l'organisation sociale
siamoise, se trompent sur leur situation au Siam. Quand ils y pénètrent, le pays a déjà une
longue pratique de l'accueil des marchands étrangers (persans et occidentaux), pratique
justifiée par son besoin d'établir des relations commerciales. Tout naturellement, les
autorités siamoises perçoivent les missionnaires comme des agents politiques ou des
représentants d'une puissante nation commerçante. Les missionnaires s'aveuglent donc
lorsqu'ils jugent que la bienveillance des Siamois à l'égard de leur religion annonce la
conversion du roi. En fait, comme ils finissent par le comprendre, leur liberté d'action est
circonscrite. La société siamoise tolère P« autre » tant que ce dernier garde son altérité.
Mais elle refuse de sa part toute forme d'annexion culturelle qui saperait sa cohésion.
D'où les plus grandes réserves des Siamois à l'égard de la méthode d'adaptation si
habilement élaborée par les missionnaires. Ainsi interdisent-ils à ces derniers l'usage du
siamois dans les livres chrétiens. Les analyses d'Alain Forest sur la nature du régime
politique au Siam et sur le rôle tenu par la religion bouddhique dans la structuration de la
société siamoise sont non seulement éclairantes pour la période étudiée, elles gardent aussi
une grande part de leur pertinence pour comprendre la société thaïlandaise contemporaine
et restent donc d'actualité en ces temps de dialogue interreligieux entre bouddhistes
theravâdin et chrétiens.
Regardons à présent la situation au Tonkin. À l'arrivée de Deydier en 1666, les
chrétiens sont environ 80 000 ; au début du XVIIIe siècle, ils sont quelque 130 000-
140 000 ; vers 1766, 275 000 (3, p. 147-148). Au regard de ce qui se passe au Siam, il y a
donc là un réel succès. Mais la chrétienté tonkinoise ne forme qu'une petite minorité (entre
4 et 5 % de la population en 1766 selon les missionnaires). En outre, les Missions
étrangères ne sont pas seules responsables de la christianisation. Elles « profitent » de
l'œuvre ď evangelisation d'Alexandre de Rhodes et des autres jésuites, œuvre qui demeure
d'ailleurs florissante après leur arrivée. C'est ce qui explique qu'en 1766, un cinquième
des chrétiens tonkinois seulement relève de la juridiction des vicaires apostoliques français
et que la majorité « appartienne » aux jésuites àupadroado (2, p. 214). Toujours est-il que
Г evangelisation a remporté un certain succès au Tonkin. Pour Alain Forest, et sa
démonstration emporte l'adhésion, cela s'explique par l'adéquation du message chrétien
aux aspirations d'une partie de la population à une époque où les tensions entre le
bouddhisme et le confucianisme occasionnent une « imparfaite cohésion religieuse
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globale » (3, p. 307). Il montre aussi, en se fondant sur les divers récits de conversion, que
le catholicisme a été présenté par les missionnaires, et perçu par les fidèles, comme une
religion puissante (à l'image des nouveaux arrivants occidentaux) à même d'offrir, ici-bas,
un surcroît de protection contre les maladies et, après la mort, la vie éternelle.
Un autre apport intéressant de son analyse concerne les caractéristiques de la
chrétienté tonkinoise à ses débuts. Retenons-en quatre. Premièrement, les chrétiens
tonkinois se recrutent dans toutes les couches sociales, à l'exception du milieu lettré (qui
restera un opposant farouche au christianisme). Deuxièmement, il y a parmi eux un
nombre important de personnes exerçant des métiers ouverts sur l'extérieur (itinérants,
militaires). Troisièmement, ils sont très attachés à leur nouvelle religion malgré les
persécutions. Enfin, ils font montre d'un grand dynamisme et d'une étonnante capacité à
s'organiser. Pourtant, malgré ces formidables atouts, le christianisme ne parvient pas en
fin de compte à s'intégrer à la société tonkinoise pendant cette époque. Or on ne peut en
rendre responsables les seules persécutions. C'est aussi qu'au Tonkin, comme ailleurs en
Asie, ceux qui dirigent la mission (les missionnaires sur le terrain comme les autorités
romaines) s'avèrent incapables d'adapter le christianisme aux structures sociales et
religieuses du pays. Par-delà leur méconnaissance du terrain, ce qui est en cause, beaucoup
plus profondément, c'est toute une évolution du catholicisme en Europe, qui commence à
se dessiner dans les premières décennies du XVIIIe siècle et tend vers un plus grand
contrôle clérical. Dès lors, prisonniers de leur conception de l'universalité du message
chrétien, les missionnaires rêvent de christianiser le Tonkin (et d'abord ses élites), c'est-à-
dire de le transformer en le faisant entrer dans le giron de l'Église. Aussi, non seulement
renoncent-ils à « tonkiniser » le christianisme, ils exigent également des chrétiens qu'ils
rompent avec leur communauté d'origine. La mission française au Tonkin se voit alors
rattrapée par la fameuse querelle des rites, qui l'avait pourtant épargnée jusqu'alors. La
réception de son message s'en trouve limitée : « craignant pour son intégrité, le
christianisme rate donc son intégration » (3, p. 456). D'où, en définitive, le caractère
relatif du succès au Tonkin.
Mais pour comprendre le contexte dans lequel travaillent les missionnaires français et
les pièges qu'il recèle, il faut aussi garder à l'esprit qu'aux difficultés engendrées par les
réactions des sociétés d'accueil au christianisme s'ajoutent celles qui naissent des tensions
internes à la mission catholique elle-même. On y a déjà fait allusion : les prêtres français
ne sont pas les premiers missionnaires catholiques à débarquer au Siam ou au Tonkin. Au
Siam, ils ont été précédés par des dominicains, des franciscains et des jésuites - ces
derniers y étant installés depuis 1555. Au Tonkin, ils trouvent sur place des jésuites (de la
« province du Japon ») présents depuis quatre décennies. Cela veut donc dire que les
Français arrivent dans des chrétientés déjà établies, dotées de leur propre juridiction. Les
membres de la Compagnie de Jésus - la principale congrégation catholique alors - et les
autres missionnaires religieux obéissent à l'autorité supérieure de l'archevêché de Goa
(qui s'exerce localement par des évêques) et ils opèrent sur des territoires de mission que
le Vatican a lui-même placés sous la responsabilité du padroado du Portugal. Or, les
prêtres des Missions étrangères ne sont pas destinés à s'intégrer dans ce dispositif. Ils sont,
au contraire, chargés de le subvertir puisque, en créant les vicariats apostoliques du Siam
et du Tonkin, la papauté ne souhaitait rien d'autre que reprendre aux Portugais la direction
de Г evangelisation de ces régions d'Asie et discipliner l'action des ordres réguliers déjà en
place. Une telle politique ne pouvait manquer de faire passer les membres des Missions
étrangères pour des intrus et de susciter une formidable rivalité entre eux et leurs
prédécesseurs, jésuites en tête. Ces derniers sont d'autant plus amers qu'ils ont joué un
rôle décisif dans la constitution des Missions étrangères comme dans la formation
spirituelle de leurs premiers membres. Ils sont d'autant plus scandalisés que c'est
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l'immense savoir qu'ils ont eux-mêmes accumulé sur les sociétés asiatiques que les
Français mettent à profit. La « guerre » va durer plus de cent ans, car les jésuites défendent
leurs privilèges, en refusant tout partage territorial de juridiction, jusqu'à la suppression de
leur congrégation (1773). Alain Forest suit toutes les péripéties de ces banales, mais
féroces, luttes de pouvoir. Toutefois, il ne s'en tient pas là. Cherchant, là encore, à
comprendre les raisons profondes derrière les causes apparentes, il montre que les rivalités
missionnaires sont exacerbées par des visions divergentes des objectifs et des méthodes
ď evangelisation. Il montre notamment que, bien que très endettés à l'égard du modèle
d'adaptation jésuite et de ses principes, les Français sont porteurs d'une culture
missionnaire (et nationale) propre qui les conduit à faire montre d'«une étonnante
indifférence à la différence » (3, p. 18). C'est ainsi que, de leur point de vue, les chrétiens
d'Asie valent bien les chrétiens d'Europe. Cet égalitarisme se manifeste de manière
éclatante dans leur politique de promotion d'un clergé indigène.
Rappelons-le : la formation de prêtres autochtones est la raison même de l'existence
de la Société des Missions étrangères, son objectif prioritaire. La Société est en effet
mandatée par le pape pour organiser des Églises locales, c'est-à-dire créer des diocèses -
des structures dépendant directement de Rome - et former le personnel indigène à même
de les administrer. Soulignons aussi que, pour des raisons stratégiques, le Vatican est très
attaché à cette politique et que c'est l'une des raisons pour lesquelles il a créé la
Congrégation pour la propagation de la Foi en 1622. En Asie, l'engagement en faveur
d'un clergé indigène s'explique principalement par la faiblesse des effectifs missionnaires
occidentaux (au vu de l'immensité des régions à évangéliser) ; il vise aussi à réduire les
dangers inhérents à une entreprise qui demeure hautement suspecte aux yeux des autorités
politiques locales. On estime qu'un clergé indigène serait moins vulnérable, car mieux à
même de s'intégrer à la société locale, voire de se dissimuler en cas de persécution.
Les prêtres français, convaincus de l'absolue nécessité de la présence d'un clergé
recruté localement pour donner une solide assise aux chrétientés d'Asie, travaillent sans
relâche à susciter des vocations et à assurer la formation de futurs prêtres, notamment au
séminaire du Siam. Ils conduisent à l'ordination un grand nombre d'Asiatiques, comme le
montre Alain Forest à partir des statistiques disponibles. Cette politique leur vaut les
critiques les plus acerbes des jésuites qui, de leur côté, sont persuadés du caractère
prématuré de telles ordinations. La perception des jésuites tient autant à leur conception de
ce que doit être la chrétienté qu'à leur crainte de voir les prêtres indigènes se transformer
en de sérieux concurrents. Aussi, jusqu'à l'arrivée des Français, rares ont été les indigènes
chrétiens qui ont accédé au statut de prêtre en régime padroado. C'est le système des
catéchistes qui prévalait : les indigènes ne dépassaient pas le stade d'auxiliaires des
missionnaires dans les différentes tâches pastorales.
Toutefois, l'élan égalitaire des Missions étrangères n'est pas illimité. Au début du
XVIIIe siècle, il finit par buter sur la question de la nomination des cadres ecclésiastiques au
Tonkin. Outre les difficultés rencontrées au sein des chrétientés locales lors du
recrutement de tels cadres, ce qui est encore en cause, plus profondément, c'est cette
même évolution du catholicisme européen vers davantage de cléricalisation. Aussi n'est-il
pas question d'adapter localement le modèle de formation cléricale qui est en vigueur dans
toute la catholicité ; aussi impose-t-on de manière rigide aux Tonkinois (et aux autres
Asiatiques) le dur apprentissage du latin (gage d'union à l'Église romaine, estime-t-on).
Tout cela explique que peu à peu la mission française perde son originalité. Les prêtres
français modifient la répartition des tâches pastorales au sein des communautés et
relèguent les prêtres indigènes dans Une position subalterne. Ils en viennent à adopter à
leur égard une attitude proche de celle que leurs prédécesseurs ont dénoncée chez les
jésuites. Un pli est pris qui ne s'effacera pas de sitôt : la mise en tutelle des chrétiens
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tonkinois et de leur clergé durera encore longtemps puisqu'il faudra attendre le XXe siècle
pour que soit créé un épiscopat autochtone (le premier évêque vietnamien sera sacré en
1933).
Toujours attentif à la complexité de la situation locale comme aux contraintes
religieuses et politiques qui, depuis l'Europe, pèsent sur les missionnaires, Alain Forest
examine attentivement cette dramatique évolution. Il montre que l'affirmation de la
supériorité du missionnaire européen repousse pour longtemps la création de diocèses
autochtones et préfigure, de maintes manières, l'entreprise coloniale française au Vietnam.
Loin d'émanciper les chrétiens du Tonkin, comme prévu à l'origine, on les asservit
davantage au modèle européen et à l'autorité ecclésiale venue de l'extérieur. C'est aussi
pourquoi si, par rapport au Siam, il y eut un vrai succès au Tonkin, celui-ci ne fut que
relatif.
L'intérêt de cet ouvrage, qui éclaire d'un jour nouveau les évolutions du catholicisme
européen et français aux XVIIe et XVIIIe siècles comme la réalité culturelle et religieuse
spécifique du Siam et du Tonkin à la même époque, tient d'abord au fait qu'une telle
histoire globale n'avait jamais été tentée. Il s'explique ensuite par le rôle important joué
par les Missions étrangères dans l'histoire des toutes premières relations entre la France et
l'Asie du Sud-Est. Il provient enfin de la richesse de la documentation utilisée. Sans doute
l'ouvrage aurait-il pu être plus succinct. Mais malgré ses répétitions, il est écrit dans un
style fluide qui en rend la lecture agréable. Le lecteur regrettera toutefois l'absence d'un
index thématique et la mauvaise qualité des illustrations, qui ne permet pas de bien
distinguer les traits des personnages représentés.

Catherine Clémentin-Ojha

Wolfgang Franke et Pornpan Juntaronanont, éd., (avec la collaboration de Ни Chun-


Yin et Teo Lee Kheng), Chinese Epigraphîc Materials in Thailand, Taipei, Xin
wenfeng chuban gongsi, 1998, 786 p.

Ce gros volume, format 19 x 25,7 cm, s'inscrit dans le projet de publication des
inscriptions en chinois de l'Asie du Sud-Est lancé par Wolfgang Franke, en 1969, avec le
soutien de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG - Fondation de recherche
allemande). Dans les années 1980, parurent en collaboration avec feu Chen Tieh Fan et
avec l'assistance de Chen Tien, feu Hu Chiin-yin, Teo Lee Kheng et Wang Tze Ping, trois
volumes couvrant la Malaisie {Chinese Epigraphic Materials in Malaysia, Kuala Lumpur,
University of Malaya Press, 1982-1987, xiv+1510 p.) ; puis, en collaboration avec
С Salmon, Anthony Siu et avec l'assistance de feu Hu Chiin-yin ainsi que de Teo Lee
Kheng et avec le financement partiel d'autres institutions - dont l'EFEO et l'Association
Archipel — furent publiés quatre volumes sur l'Indonésie {Chinese Epigraphic Materials in
Indonesia, Singapour, The South Seas Society, 1988-1997, XVIH+575+L+870+424 p.).
L'objectif du projet était de collecter de façon aussi exhaustive que possible les
inscriptions datées, ou éventuellement datables, gravées sur un support durable (métal,
pierre et bois) ayant un caractère historique. Ont particulièrement été prises en
considération les inscriptions funéraires (épitaphes et tablettes ancestrales), les stèles
commémoratives de temples, d'associations, de cimetières, d'écoles, les inscriptions sur
cloches, plaques sonores ou yunban et brûle-encens, les panneaux en bois horizontaux
{biane) et verticaux comportant des sentences parallèles {duïlian) ainsi que le mobilier
daté - lions en pierre placés à l'entrée d'édifices publics, de temples et de tombes,
panneaux de procession ou yizhangpai, autels, tables d'autel, colonnes, poutres, etc. Les

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