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1. À Mersenne, 15 avril 1630, AT I, 144, 5-9 : « Or j’estime que tous ceux à qui Dieu a donné
l’usage de cette raison, sont obligé de l’employer principalement pour tâcher à le connaître,
et à se connaître eux-mêmes. C’est par là que j’ai tâché de commencer mes études… »
2. DM I, AT VI, 2, 6-7.
3. Descartes avait entrepris dès les années 1620 la rédaction d’un Studium bonæ mentis, que
l’on traduit, à la suite de son premier biographe, Adrien Baillet, par l’Étude du bon sens.
Cette traduction se justifie par le fait que la version latine de l’incipit du Discours de la
Méthode donne bona mens pour « bon sens ». Si toutefois l’on se réfère à l’énoncé de la
première des Règles pour la direction de l’esprit (« Studiorum finis esse debet ingenii directio
ad solida & vera, de iis omnibus quæ occurunt, proferenda judicia », AT X, 359, 5-7), et si
l’on constate que cette puissance de bien juger est l’essence même de la bona mens (DM I,
AT VI, 2, 5-7 : « la puissance de bien juger… qui est proprement ce qu’on nomme le bon
sens ou la raison [rectam rationem] »), on pourra penser que le Studium bonæ mentis n’est
rien d’autre qu’un Art du jugement. Sur l’édition de ces textes de jeunesse, voir désormais :
Étude du bon sens, La Recherche de la vérité et autres écrits de jeunesse (1616-1631), éd. par
V. Carraud et G. Olivo, Paris, PUF, 2013. Voir également Descartes, Œuvres complètes
(Premiers écrits ; Règles pour la direction de l’esprit), Tel-Gallimard, 2015.
4. Règle I, AT X, 359, 5-7 (tr.) : « Le but des études doit être de diriger les esprits en sorte
qu’ils portent des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente ». Cette autonomie
et cette universalité du jugement renvoient à ce que, dans la Sagesse (1601, 1604²), Pierre
Charron (1541-1603) donnait pour l’office même du sage : « Juger de tout ». P. Charron,
La Sagesse, II, 2, Paris, Fayard, 1986, p. 389 : « le vrai office de l’homme, son plus propre
et plus naturel exercice, sa plus digne occupation est de juger ». La seconde édition précise
que cette soumission de toutes choses à l’examen du jugement s’entend de tout sauf des
vérités de la foi, « lesquelles il faut recevoir simplement avec toute humilité et soumission »
(ibid., p. 388). Cf., dans le même sens, DM III, AT VI, 28, 15-19 et Reg. III, AT X, 370,
16-25.
5. DM I, AT VI, 10, 10-11.
6. DM I, AT VI, 2, 5.
7. DM II, AT VI, 15, 17-31.
tous, ont eux-mêmes été « enfants avant que d’être hommes », et certains, sans
doute, n’ont pas cessé de l’être. Aussi est-il « presque impossible » de toujours
bien juger (quoi qu’il soit théoriquement en la puissance de chacun de le faire),
troublés que nous sommes tous par des « appétits » et des « précepteurs » qui
ne conseillent « peut-être pas toujours le meilleur1 ».
Le meilleur, c’est assurément de cultiver le bon sens comme tel, c’est-à-dire
qu’au lieu de travailler à augmenter ses connaissances, il faut tâcher d’augmenter
en l’esprit cette lumière « pure2 » dont dépend le jugement, et, partant, toute
la sagesse, puisqu’« il suffit de bien juger pour bien faire […], c’est-à-dire pour
acquérir toutes les vertus3 ». Les objets du savoir auxquels les ignorants vouent
une admiration fétichiste n’ont d’intérêt qu’en tant qu’ils offrent à l’esprit la
matière et l’occasion d’exercer son jugement. C’est presque une évidence. Mais,
bien que tout homme désire naturellement savoir, c’est un fait, suffisant à lui
seul à susciter l’étonnement (et la philosophie dont il est le point de départ),
que la quasi-totalité d’entre eux, aveuglés par ce désir, sombrent dans la vaine
curiosité et pensent voir plus clair dans leurs ténèbres que dans la lumière
même ; à tel point que certains finissent même par n’en plus pouvoir supporter
la clarté4. Compliquant l’incipit de la Métaphysique aristotélicienne, les textes
de jeunesse de Descartes développent ce paradoxe anthropologique : la plupart
des hommes ne désirent savoir que ce qu’ils ne peuvent pas savoir, et ils ignorent
ce qui est à leur portée, car cela ne les intéresse pas.
Du Collège au Studium
Si bonne soit-elle, une éducation qui excite donc la curiosité sans donner
les moyens de la satisfaire, et qui nous transmet les tares de nos aïeux en même
temps que leur savoir, est toujours à refaire. Les formules du Discours sont
choisies, mais le fond reste ce qu’il est, irrévérencieux, voire assassin à l’égard
de ses maîtres1. Descartes a pourtant reçu une éducation exemplaire dans « une
des plus célèbres écoles de l’Europe2 », le Collège Royal de La Flèche, créé par
les Jésuites en 1604, dont il a brillamment et intégralement suivi le curriculum,
avant d’accomplir des études de droit, et de se voir décerner le grade de licencié,
le 10 novembre 1616. Longtemps débattue, la question des dates précises de
la scolarité – vraisemblablement 1607-1615 et non 1606-1614 – n’a pas d’inci-
dence majeure sur la formation elle-même, mais importe en revanche pour
l’identification des futurs destinataires du Discours de la Méthode, notamment
le Père Étienne Noël, principal de la Flèche selon les dates corrigées3. Même
si le Discours ne manifeste aucun désir de rectifier les insuffisances de cette
formation scolaire, et se défend de toute intention réformatrice en matière
pédagogique, la dignité et la crédibilité du Ratio et Institutio Studiorum défini
par Ignace de Loyola, et scrupuleusement observé à La Flèche, ne ressortent pas
indemnes de l’examen auquel le soumet toute la première partie de l’ouvrage,
fait de « diverses considérations touchant les sciences4 ».
Mais pourquoi tant de soin à déceler les déficiences de cette formation
scolaire sans en mettre en cause les responsables ? Le motif profond n’apparaît
pas de prime abord à la lecture du Discours de la Méthode, mais il tient à la
réception et à la diff usion de ce que Descartes appelle sa « philosophie », c’est-
à-dire sa physique déjà élaborée, entre 1629 et 1632, dans Le Monde ou Traité
de la lumière. Conscient, entre autres5, de la difficulté à convaincre un public
inféodé aux préjugés de l’École, et de la censure théologienne de la science
galiléenne dont Descartes s’est trouvé « si fort étonné, qu[’il s’est] quasi résolu
de brûler tous [ses] papiers6 », il cherchait, pour surmonter l’obstacle, à imposer
une alliance tactique à la Compagnie en l’obligeant presque à enseigner sa
physique : les Météores en formaient un échantillon suffisant, qu’il somma
littéralement la Compagnie de « réfuter » ou de « suivre », sans qu’ils aient pour
1. Il l’est moins, toutefois, que dans les Regulæ (Reg. II, AT X, 364, 3-21) ou l’incipit de la
Recherche de la Vérité (AT X, 496, 1-4) : « la connaissance de son premier âge n’étant appuyée
que sur la faiblesse des sens & sur l’autorité des précepteurs, il est presque impossible que
son imagination ne se trouve remplie d’une infinité de fausses pensées ».
2. DM I, AT VI, 5, 1.
3. Sur cette question, voir G. Rodis-Lewis, Descartes, Paris, Calmann Lévy, 1995, ch. 2,
p. 25-44. Cette rectification des dates remonte à J. Sirven, Les années d’apprentissage de
Descartes (1596-1628), Albi, 1928, p. 40-49. Voir Descartes à [É. Noël], AT I, 383, 5-15.
4. AT VI, 1, 3.
5. DM V, AT VI, 41, 21-23 : « Mais pource que j’ai tâché d’en expliquer les principales [lois
de la nature] dans un traité que quelques considérations m’empêchent de publier… » (nos
italiques).
6. À Mersenne, novembre 1633, AT I, 270, 17 – 271, 1. De telles menaces ne sont pas nouvelles :
cf. à Dinet, 18 juillet 1629, AT I, 17, 11-18.
1. À Ét. Noël, octobre 1637, AT I, 455, 18-456, 9 : « Il n’y a personne qui me semble avoir
plus d’intérêt à examiner ce livre, que ceux de votre Compagnie, car je vois déjà que tant
de personnes se mettent à croire ce qu’il contient, que je ne sais pas […] de quelle façon
ils pourront dorénavant les enseigner […] s’ils ne réfutent ce que j’en ai écrit, ou s’ils ne le
suivent ».
2. DM I, AT VI, 8, 18-22.
3. Descartes l’a remarqué : Princ., L.-Préf., AT IX-B, 7, 26-27 : [les opinions d’Aristote]
« sont les seules qu’on enseigne dans les écoles ». Cette affirmation, un peu hyperbolique,
mériterait d’être nuancée, et même problématisée (Aristote, certes, mais lequel ?). Voir les
indications et la bibliographie données par J. Schmutz dans « Aristote au Vatican… », in
Der Aristotelismus in der frühen Neuzeit – Kontinuität oder Wiederaneignung ? G. Frank et
A. Speer (hrsgb.), Harrassowitz Verlag, Wiesbaden, 2007, p. 65-95 (sur l’enseignement
jésuite, p. 66-67).
4. Ratio atque Institutio Studiorum Societatis Iesu (1586, 1591, 1599), éd. L. Lukács, Monumenta
Pædagogica Societatis Iesu, V, Rome, 1986, p. 397 ; voir l’édition française d’Adrien Demoutier
et Dominique Julia, Ratio Studiorum. Plan raisonné des études de la Compagnie de Jésus,
Paris, Belin, 1997. Le Commentateur (Averroès) peut être cité et suivi, mais ses erreurs
doivent être poursuivies avec acribie.
5. M.-P. Lerner, « L’entrée de Tycho Brahé chez les Jésuites ou le chant du cygne de Clavius »,
in Les Jésuites à la Renaissance : système éducatif et production du savoir, éd. par L. Giard,
Paris, PUF, 1995, p. 145-185.
1. Il faut considérer l’imposante somme de Scheiner : Rosa Ursina, sive Sol ex admirando
facularum et macularum suarum phœnomenon varius necnon circa centrum suum
et axem fixum ab occasu in ortum annua, circaque alium axem mobilem ab ortu
in occasum conversione quasi menstrua, super polos proprios libris quatuor mobilis
ostensus (Bracciani, 1630). Scheiner accumule les autorités scientifiques et théologiques,
notamment celle du Père Mersenne (1588-1648), et cite (p. 735 sq.) de larges extraits des
Quæstiones celeberrimæ in Genesim (Paris, 1623 [Question VII, art. 9, conclusion 1]). La
position de Mersenne, fort novatrice de ce point de vue, peut se laisser résumer par cette
citation, répercutée par Scheiner (tr.) : « Il n’y a aucun phénomène qui ne se laisse beaucoup
plus aisément concevoir, sauver et expliquer, en admettant (data) la ténuité ou liquidité des
cieux, que si nous supposons des orbes solides durs et adamantins ».
2. À Mersenne, 30 septembre 1640, AT III, 185, 11-18.
3. Reg. IV, AT X, 375, 1-22, qui fait sans doute allusion à la critique philosophique des
mathématiques dont le Jésuite B. Perera, professeur au Collegium Romanum, s’est fait le
chantre dans son commentaire de la Physique d’Aristote (De communibus rerum naturalium
principiis et aff ectionibus, Rome, 1576) qui a fait autorité dans l’École. Sur ce point, voir
É. Mehl, Descartes en Allemagne 1619-1620. Le contexte allemand de l’ élaboration de la
science cartésienne, Strasbourg, Presses Universitaires, 2001, p. 253-261.
( fons) des vertus et des sciences, ou de demeurer au plus près, est en tous
points semblable à celui d’accéder à leur fondement (fundamentum), comme
il prétendra, trois ans plus tard, y parvenir sans la médiation de quiconque.
Les activités de Descartes durant les deux années qui suivent sont mal
connues. On le dit à Rennes, en famille, mais il est difficile d’admettre que
le bouillonnant jeune homme n’ait pas déjà renoncé à la carrière juridique, et
donc commencé à étudier le « grand livre du monde ». Toujours est-il qu’on
ne le retrouve que deux ans jour pour jour après la date de sa soutenance,
soit le 10 novembre 1618, où il fait la rencontre du médecin Isaac Beeckman
(1588-1637).
On ne saurait exagérer l’importance de cette rencontre, qui a tiré le
jeune homme de son « oisiveté », le conduisant à la rédaction de ses premiers
essais de « physico-mathématique1 », où l’« algèbre géométrique » sert déjà de
moyen démonstratif2, puis à la réalisation d’un petit ouvrage de synthèse, un
Compendium de musique, où l’étude des consonances, ramenée à la proportion
arithmétique, repose sur les principes d’une esthétique étonnamment élaborée,
et procède selon des moyens bientôt formalisés sous le nom de méthode : clarté,
brièveté, réduction de l’objet (la corde vibrante) à la pure et simple dimension
mesurable3.
Ce que Descartes doit à Beeckman n’est pas « rien », contrairement à ce
que lui-même en prétendra avec insolence, lors d’une brouille dont le prétexte
est précisément le soupçon plus ou moins fondé que Beeckman s’attribue la
paternité du Compendium Musicæ4. Ce lamentable épisode explique pourquoi
Descartes refusera à son ancien mentor et premier véritable instituteur5, l’hon-
neur posthume d’une citation dans le Discours de la Méthode. Mais derrière
l’indignation morale, que suscite à juste titre la conception marchande de
la propriété des idées et des textes, on perçoit sans mal l’enjeu théorique : si
la vérité d’une proposition quelconque ne tient qu’à la manière dont on la
1. Il s’agit de deux textes édités sous le titre de Physico-mathematica, AT X, 67-78. Sur cette
première tentative d’explication de la chute des corps, voir A. Koyré, Études galiléennes, Paris,
Hermann, 1966, p. 107 sq., puis A. Charrak et V. Jullien : Ce que dit Descartes touchant la
chute des graves. – De 1618 à 1646, étude d’un indicateur de la philosophie naturelle carté-
sienne, Lille, PU, 2002. Pour l’aspect plus proprement scientifique de la collaboration entre
Descartes et Beeckman, voir la contribution de D. Rabouin dans ce même volume.
2. AT X, 78, 23.
3. Voir l’introduction de F. de Buzon à son édition critique de ce texte, Paris, PUF, 1987,
p. 10-13, puis p. 17.
4. À Beeckman, 17 octobre 1630, AT I, 156-170.
5. Voir le jeu de mots de la lettre à Beeckman du 23 avril 1619, AT X, 162, 16-17 : teque ut
studiorum meorum promotorem & primum authorem amplectar (nous soulignons).
1. AT I, 158, 24-30.
2. L’ouvrage de Jules-César Scaliger, les Exercitationes contre le De subtilitate de Cardan
(Exotericarum exercitationum liber XV de subtililate ad Hieronymum Cardanum)
– qui ne compte pas moins de vingt éditions entre 1557 (Paris, Morel) et 1634 –, comprend
une longue paraphrase du De Cælo aristotélicien, et jouissait d’un grand crédit dans l’ensei-
gnement scolaire de la seconde moitié du XVIe siècle. Sur la critique keplérienne de ce texte,
voir Le Secret du monde, tr. A. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 329-330.
3. Le Monde, AT XI, 40, 14-19 : « Enfin le mouvement dont ils parlent est d’une nature si
étrange, qu’au lieu que toutes les autres choses ont pour fin leur perfection, & ne tâchent
qu’à se conserver, il n’a point d’autre fin ni d’autre but que le repos ; et, contre toutes les
lois de la nature, il tâche soi-même à se détruire ».
4. Princ., II, art. 37, AT VIII, 62, 9-12 : Harum prima est, unamquamque rem, quatenus est
simplex et indivisa, manere, quantum in se est, in eodem semper statu, nec unquam mutari,
nisi a causis externis [soit, selon la « traduction » de Picot : « La première est que chaque
chose en particulier continue d’être en même état autant qu’il se peut, et que jamais elle
a de simple, c’est que l’action qui le conserve est elle-même continue et simple :
« elle ne change point1 ». Ainsi la déduction complète du principe requiert-elle
celle de l’immutabilité divine, car
« […] Ces deux règles suivent manifestement de cela seul, que Dieu
est immuable, et qu’agissant toujours en même sorte, il produit toujours le
même eff et 2 ».
La permanence du mouvement se fonde dans l’essence de sa cause « effi-
ciente et totale », et donc la physique dans la métaphysique. Sans doute cette
avancée fait-elle signe vers la découverte enthousiaste, en novembre 1619, des
« fondements de la science admirable3 », incluant sans doute celle du fonde-
ment métaphysique du mouvement inertial. Mais six longs mois de voyages,
d’expériences et de réflexions le séparent encore de ce qui constituera le véritable
commencement de sa philosophie. Pour lors, Descartes quitte Beeckman pour
un voyage au tracé et aux aboutissants encore incertains, qui doit le mener aux
abords de son propre destin.
Nécessité de la méthode
Beeckman était un érudit, lisant le grec dans le texte, très au fait, dès 1618,
des avancées fondamentales de l’astronomie depuis Tycho Brahé et Kepler,
comme, pour le versant technique, de la construction de la lunette de Galilée4.
Le Journal, retrouvé en 1905, et le catalogue de sa bibliothèque5, donnent une
idée assez précise de l’étendue de ses connaissances, et de ce que Descartes
a pu apprendre « avec lui » plus que « de lui ». Il est probable que tel ou tel
ne le change que par la rencontre des autres », AT IX-B, 84]. Dès Le Monde, Descartes a
parfaitement justifié le fait que la conservation s’entende seulement du mouvement droit
en invoquant sa simplicité : AT XI, 44, 29-45, 2 : « Or est-il que, de tous les mouvements,
il n’y a que le droit qui soit entièrement simple, et dont toute la nature soit comprise en un
instant ».
1. Le Monde, AT XI, 37, 11 ; ; Princ., II, art. 39, AT VIII, 63, 26-29 : Causa hujus regulæ eadem
est quæ præcedentis, nempe immutabilitas et simplicitas operationis, per quam Deus motum in
materia conservat.
2. Le Monde, AT XI, 43, 11-14.
3. AT X, 179.
4. Journal tenu par Isaac Beeckman de 1604 à 1634 ; 4 vol, éd. Cornelis de Waard. La Haye :
M. Nijhoff, 1939-1953 ; août-septembre 1618, vol. I, p. 208-209. Sur Beeckman, voir
K. van Berkel : Isaac Beeckman (1588-1637) and the Mechanization of the World Picture.
Amsterdam, Rodopi, 1983, puis (id.) Isaac Beeckman on Matter and Motion : Mechanical
Philosophy in the Making, Philadelphia, Johns Hopkins U. P., 2013.
5. E. Canone, « Il catalogus librorum di Isaac Beeckman », Nouvelles de la République des
Lettres, Naples, 1991/1 (p. 131-159). Les première notes de Descartes portent la marque
de plusieurs lectures sans aucun doute postérieures à la scolarité à La Flèche, comme celle
du médecin Levin Lemnius, De occultis miraculis naturæ, que Beeckman possède dans sa
bibliothèque et discute dans son Journal.
1. Sur les premières notes et l’organisation matérielle de ce registre, voir H. Gouhier, Les
premières pensées de Descartes. Contribution à l’ histoire de l’anti-Renaissance, Paris, Vrin,
1958, 1979² ; G. Rodis-Lewis, Le Développement de la pensée de Descartes, Paris, Vrin, 1997.
2. À Beeckman, 26 mars 1619, AT X, 156, 7-158, 2.
3. Voir à Beeckman, 29 avril 1619, AT X, 164, 15 – 165, 23. Puis DM II, AT VI, 17, 19-20,
où l’art de Lulle est dit ne servir qu’à « parler, sans jugement, de celles [sc. les choses] qu’on
ignore ».
4. Sur l’usage original que Descartes fait d’un concept dont l’histoire est déjà ancienne,
voir E. Lojacono, « Epistémologie, méthode et procédés méthodiques dans la pensée de
R. Descartes », Nouvelles de la République des Lettres, Naples, 1996, 1, p. 39-105.
et unique inventeur, en tant qu’il ne s’est pas contenté d’en soupçonner la possi-
bilité, comme tant d’autres le font1, mais qu’il a assumé jusqu’au bout les consé-
quences de cette découverte, dans l’ordre spéculatif et pratique : dans l’ordre
spéculatif car cette « méthode » renouvelle complètement la manière tradition-
nelle de comprendre la subordination des sciences théorétiques (métaphysique,
physique, mathématique) les unes aux autres ; et dans l’ordre personnel, parce
qu’elle exige – autant qu’elle la produit – une maturation progressive de l’esprit,
une résolution pratique, et, en un mot, un ethos spécifique. Bref, elle fait d’un
simple particulier, n’ayant pour lui que le bon sens, celui qui doit changer
le visage même des sciences, en leur ôtant ces masques qui les défigurent 2 .
Vocation dont Descartes, partagé entre son désir de tranquillité et l’obligation
morale de partager la vérité avec son prochain, a bien fait sentir, sans pathos
excessif, le poids et la difficulté.
1. Un bon exemple serait ici celui de du philosophe et pédagogue Jan Amos Comenius (1592-
1670), dont l’anglais Samuel Hartlib publie les Conatuum Comenianorum præludia (Oxford,
1637) réédité sous le titre de Pansophiæ Prodromus (Londres, 1639). En dépit d’une évidente
communauté de vues sur la nécessité de la méthode pour parvenir gradatim à la totalisa-
tion du savoir à partir des choses les mieux connues (notissimis), toutes se tenant comme
les anneaux d’une chaîne (ut in catena annulus annulum excipit ac trahit), le jugement de
Descartes sur Comenius sera très sévère, considérant qu’il s’agit chez lui de déclarations
programmatiques sans effet ni contenu. À ce sujet, voir la lettre retrouvée et éditée par
E. J. Bos et J. van de Ven, « Se nihil daturum. Descartes’s Unpublished Judgement of
Comenius’s Pansophiæ Prodromus (1639) », British Journal for the history of philosophy 12 (3),
2004, p. 369-386. Descartes semble avoir eu, depuis quelques années déjà, des contacts avec
le groupe de Samuel Hartlib. G. H. Turnbull (Hartlib, Dury and Comenius from Hartlib’s
papers, London, 1947, p. 167), rapporte un témoignage précieux sur Descartes, à savoir
le rapport d’un entretien avec John Dury, qui eut lieu pendant l’hiver 1634-1635, et où il
fut notamment question d’une « General method of Gen. Et Analys. for the study of all
things ». Descartes aurait fait part, dans cet entretien, d’une méthode d’analyse et donné son
sentiment sur les limites de son application. Dury et Descartes semblent s’être entendus sur
les « principes à partir desquels peut être démontrée la certitude des choses » en philosophie
et en métaphysique. Mais, au reste, Descartes semble surtout avoir insisté sur les raisons
de douter de cette certitude (« He could find no certainties almost in any thing, though
he was able to discourse as largely of any thing as any other »). Source incomparable pour
la connaissance de cette période, les Hartlib Papers ont été tout récemment mis en ligne :
http://hridigital.shef.ac.uk/hartlib.
2. Cog. Priv., AT X, 215, 1-4 ; l’édition Carraud-Olivo réinsère ce fragment dans le Studium ,
op. cit. p. 139 : « À présent les sciences sont masquées ; les masques enlevés, elles apparaîtraient
dans toute leur beauté. À qui voit complètement la chaîne des sciences, il ne semblera pas
plus difficile de les retenir dans son esprit que de retenir la série des nombres ».
1. Sur la question, voir la remarque de la lettre à Mersenne, 20 novembre 1629, AT I, 78, 8-10.
2. Reg. X, AT X, 405, 9-13 : … nonnisi confusam acquirunt scientiam, dum cupiunt profundam…
3. C’est le titre de La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, AT X, 495, 7-8.
4. Sur la datation de la Recherche, et une présentation synthétique de cette œuvre, voir l’édition
de E. Lojacono, La Ricerca della verità mediante il lume naturale, Roma, Editori Riuniti,
2002 (trad. fr. : R. Descartes, La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, Paris, PUF
Quadrige, 2009).
5. AT X, 360, 8.
6. AT X, 331-332.
« Lui n’a encore rien écrit, mais il semble que, en méditant jusqu’ à
l’ âge de trente trois ans, il ait découvert plus parfaitement que les autres
cette chose qu’ il cherchait1 ».
Quant à la version cartésienne, elle repose sur une analyse beaucoup plus
approfondie de la perversion intellectuelle : le désir de savoir, qui n’est pas une
maladie incurable2 mais l’expression même de la nature de l’homme, a fait
place à une « curiosité aveugle3 », c’est-à-dire ignorante à l’égard des objets
– ou plutôt des ombres – qu’elle embrasse compulsivement, et des moyens
de se satisfaire ; la curiosité n’est pas tant le fait des individus que du genre
humain tout entier4, elle fait des hommes des « mortels5 ». Dans cet extrême
affaiblissement de la nature humaine, devenue chroniquement sujette à l’erreur
(mais plus par accident que par essence) l’esprit continue de posséder cette
lumière naturelle instinctivement, sous la forme de l’intuitus mentis, mais il
entre en conflit avec une autre espèce d’instinct naturel, à savoir « une certaine
impulsion de la nature à la conservation de notre corps, [et] à la jouissance
des voluptés corporelles6 ». Il faut donc, pour rétablir le bon sens, ne dériver
la connaissance que de l’instinct qui ne trompe jamais, l’intuitus, et débouter
les prétentions du second, donc récuser le « témoignage fluctuant des sens »,
ou le « jugement faux de l’imagination7 ».
Il n’y a donc, en soi, aucune difficulté pour l’entendement à repérer les idées
claires et distinctes auxquelles il se porte spontanément, voire instinctivement,
mais ce qui rend pour nous cet exercice pénible et difficile, c’est que les mortels
ont aussi cette inclination sourde à l’obscurité qui entrave l’épanouissement
de leur vraie nature. La curiosité les pousse à dédaigner toujours la facilité
(propre à l’intuitus mentis) au profit de leurs « méditations obscures ». On ne
peut donc pas considérer que la lumière naturelle refuse ses dons, ou qu’elle est,
comme l’Artémis de la fable, et comme si sa pureté nous la devait rendre inac-
cessible, d’une telle nature que nul mortel ne peut l’embrasser du regard8. Le
fait est, si étonnant soit-il, que presque personne ne le veut, et que, détournant
1. Cette chose recherchée n’est probablement pas autre chose que la philosophie : DM IV,
AT VI, 32, 28 : « … la philosophie que je cherchais » (nous soulignons).
2. Cf. La Recherche de la Vérité [Epistemon] AT X, 499, 24-26.
3. Reg. IV, AT X, 371, 4.
4. Reg. II, AT X, 362 : communi quodam gentis humanæ vitio ; Reg. IX, AT X, 401, 11 : commune
vitium mortalibus.
5. AT X, 401, 11 ; 446, 12.
6. À Mersenne, 16 octobre 1639, AT II, 599, 6-12. C’est cette lettre (commentaire sur le De
Veritate de Herbert de Cherbury) que cite littéralement Husserl dans un inédit de jeunesse
sur Descartes édité par C. Majolino : « Un inedito del primo Husserl su Cartesio », Nouvelles
de la République des Lettres, 2003 I-II, p. 181-189 (sub fine).
7. Reg. III, AT X, 368, 13-17.
8. Rappelons qu’en grec artemès signifie « intact », « pur » (cf. Platon, Cratyle, 406b).
leurs regards vers des objets futiles et obscurs, presque tous se dénaturent eux-
mêmes ; « perpétuellement travaillés d’une curiosité insatiable1 », ils sont voués
à être dévorés par leurs appétits, tel l’infelix Acteon dévoré par ses chiens.
L’isolement et le scepticisme
Le Studium bonæ mentis – pour autant que l’on puisse se fier aux indications
de Baillet, à qui l’on doit tout ce que l’on sait de ce texte perdu, probablement
entrepris au tout début des années 1620 – prescrit donc un travail de réadap-
tation à cette lumière naturelle que les mortels fuient plus souvent qu’ils ne
la suivent. Inutile de dire que, dans cette perspective initiale, la soupçonner
de fausseté ou de tromperie ne peut procéder que d’un esprit aveuglé qui en
ignore l’essence et en méconnaît les bienfaits. Tel le scepticisme, qui est fonda-
mentalement déraisonnable et inconsistant. Sur ce point, on peut penser que
l’entreprise du Studium bonæ mentis et des Regulæ ad directionem ingenii ne
se démarque pas encore significativement de la grande apologie des sciences,
et de leur « vérité », dont le Père Mersenne est un des principaux instigateurs.
C’est en effet dès la Vérité des sciences contre les septiques et les pyrrhoniens (1625)
que Mersenne énonçait l’argument dont procèdera le cogito cartésien – qu’on
ne peut douter qu’on doute. Il n’est que d’en lire la première phrase pour se
convaincre que l’offensive mersennienne contre le scepticisme détermine pour
partie l’entreprise du Discours de la Méthode :
« Il n’y a rien au monde qui ait tant de puissance sur nos esprits que
la vérité […], l’entendement n’ayant point de liberté pour rejeter la vérité
lorsqu’elle est évidente2 ».
Tant de naïveté peut faire sourire, mais ne risque pas de faire désarmer le
scepticisme, et l’on ne s’étonne pas que le sceptique F. de la Mothe le Vayer
puisse sereinement répliquer dans les Dialogues d’Orasius Tubero (1630), en
ironisant sur la définition de la philosophie comme science de la vérité (epis-
témè tès alètheias), que « cette science de vérité n’est pas le partage de notre
humanité », et qu’« il n’y a aucune chose qui soit si naturelle à l’homme que
de se tromper lui-même3 ».
en 1630. Du moins est-ce l’hypothèse la plus fréquemment retenue depuis les travaux de
R. Pintard jusqu’à ceux de R. Popkin. Voir à ce sujet É. Mehl, « Le méchant livre de 1630 »,
dans Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, 1, Saint-Étienne, Publications de l’université
de Saint-Étienne, 1996, pp. 53-67.
1. Comparer à Mersenne, 6 mai 1630, AT I, 150, 24 : « Je ne veux pas me mesler de la théologie,
j’ai peur même que vous ne jugiez que ma philosophie s’émancipe trop », et le Dialogue
De la Divinité (op. cit., vol. I, p. 413) : « […] Ce n’est pas sans sujet que… le philosophe
Euphrates donne lui-même conseil… de ne croire jamais la philosophie quand elle se mêle
de choses divines ». Plus encore, dans la lettre suivante (27 mai 1630, AT I, 153, 4-13) où
Descartes refuse de répondre à Mersenne à la question « convient-il à la bonté divine de
damner les hommes pour l’éternité ? », la justification avancée (« pour ce que je tiens que c’est
faire tort aux vérités qui dépendent de la foi […] que de les vouloir affermir par des raisons
humaines… ») prend résolument le parti du scepticisme, ici fidéiste, que Mersenne veut lui
faire combattre : cf. Le Vayer, de l’Ignorance Louable, op. cit., p. 104 : « pour ce que je tiens
que c’est faire tort au christianisme de l’autoriser, et avec lui l’immortalité de l’âme, sur des
opinions humaines prises de la philosophie ». Descartes ayant expressément demandé à
Mersenne de faire circuler ses Lettres de 1630, et le dialogue De l’Ignorance Louable n’ayant
été publié qu’en 1631, il n’est pas exclu que Descartes ne soit ici la source de Le Vayer, et
non l’inverse !
2. La célèbre interprétation foucaldienne du cogito (Histoire de la folie à l’ âge classique, 1972)
est prise au piège de son propre présupposé : qu’il y a une constante confusion, chez
Descartes, entre l’expérience de la pensée et l’usage de la raison. Mais peut-on comprendre
Descartes sous le signe un peu obscur, sinon mythologique, d’un « avènement de la ratio » ?
Cette détermination époquale est solidaire d’une conception de la « rationalité moderne »
comme déploiement d’une épistémè de l’ordre et de la mesure, elle-même référée à l’idée
de mathesis universalis (lecture de la modernité cartésienne dont le meilleur représentant
est incontestablement Léon Brunschvicg, cf. L. Brunschvicg, Ecrits Philosophiques, tome I :
L’ humanisme de l’Occident. Descartes, Spinoza , Pascal, Paris, PUF, 19512). Mais il faudrait
poser à Foucault (et à Brunschvicg, dont il dépend étroitement) une question qui excède,
certes, le cadre du présent travail : faut-il considérer que le tournant de la modernité se
traduit par le passage à une épistémè de l’ordre et de la mesure, au lieu de l’épistémè de la
La crise de l’exemplarité
similitude, supposée caractériser le savoir renaissant (Les Mots et les choses) ? Ou bien cette
épistémè de l’ordre et de la mesure, peut-être plus adéquatement représentée par Copernic que
par Descartes, n’est-elle pas reprise et réfléchie, par ce dernier, dans ce qu’il faudrait appeler
une epistémè de la réflexion, dont dépendraient aussi bien les Regulæ que les Meditationes ?
1. Où l’on voit intervenir bon nombre de familiers de Descartes, notamment Mersenne,
Silhon, Guez de Balzac. Sur ce contexte intellectuel, voir R. Pintard, Le libertinage érudit
dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943, Genève, Slatkine, 2000².
2. DM I, AT VI, 3, 22.
3. DM I, AT VI, 2, 27-29.
4. Reg. I, AT X, 360, 19.
5. Les Essais, III, 13, « De l’expérience », éd. Villey-Saulnier, rééd. Paris, PUF, 1999, p. 1110 C ;
il s’agit d’un ajout de la couche C dans une page fortement réécrite ; voir http://artflsrv02.
uchicago.edu/images/montaigne/0501v.jpg.
L’origine de la géométrie
1. DM I, AT VI, 4 : « … ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez
mieux, comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en
trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre… ». La neutrali-
sation de toutes les opinions n’est pas non plus un exemple recommandable (DM II, AT VI,
15, 12-15).
2. AT X, 502, 20.
mais à la verité il étoit de ceste region d’Egypte, natif de la cite de Thebes aux cens portes,
comme luy-mesme l’appelle ».
1. Plutarque, Moralia, 614 b tr. J. Amyot, 1572, II, 359-360 : « Car c’est cela que le poète
appelle Nepenthes, drogue qui garde sentir mal [sic] et qui charme la douleur, c’est à
savoir un parler discret qui sait bien accommoder aux affections, aux temps et aux affaires
qui se présentent, mais les hommes avisés et de bon jugement, encore que directement ils
parlent de Philosophie, conduisent leurs propos par voie douce et aimable de persuasion,
plutôt que par force et contrainte de démonstration » ; Plutarque en déduit directement
que « les questions faciles et légères exercent les esprits commodément et utilement, mais
il se faut abstenir et garder de disputes enveloppées et impliquées, qui étraignent comme
courroies… », ce qui constitue l’objet de la Règle X (AT X, 403-406).
2. Le Trésor de Polybe a été évoqué par un des plus célèbres alchimistes de l’époque : Leonard
Thurneysser zum Thun (1530-1596). Très célèbre et critiqué dans les années 1570 pour ses
fausses promesses et prétentions, Thurneysser fait de ce trésor et de ces richesses l’emblème
de son secret alchimique. Melô Kai Ekplerôsis Und Impletio, oder Erfüllung, der verheissung
Leonhardt Thurneissers zum Thurn…, Berlin, 1580, n. p. : « Uns will ich inen / wo sie also
die ware Tugend erwehlen / auss rechtem warhaftigem grund / wol so gewiss / als Tolemus
dem Cyclopi / dass ime sein Aug ausgestochen werden solt / weissagen / und sie gewiss
vertrösten / das Gott der Allmechtig / welcher ein wolgefallen / an auff richtigen erbarem
leben hat / ihnen solche gnad geben wirdt / damit sie bey solchen hohen Personen / nicht
allein ehrlich / lieb und werth gehalten / sünder dass sie auch mit keyserlicher / königli-
cher / auch Chur und Fürstlichen Begabungen beschenckt / und verehrt / und so reich
als Alcandra / die Thebanerin / welche eine Hausfrau Polibii war / werden sollen [Finis] ».
On ne saurait définir en termes mieux circonstanciés ce que pouvaient être « les promesses
d’un alchimiste » (DM I, AT VI, 9, 9-13) dont le philosophe a appris à se méfier.
3. Platon, Phèdre, 274 a.
4. Voir la fin de la Règle IV, AT X, 379, 10-13.
5. AT X, 361, 4-7.
Sachant que ce savoir ne sort pas de la tête d’un philosophe comme Minerve
de la tête de Jupiter3, et que l’achèvement d’un édifice dépend surtout de la
patience de l’ouvrier, Descartes n’a pu, dans un premier temps, qu’interroger
ses propres forces et anticiper cet achèvement. Les Olympica relatent un épisode
biographique assez signifiant pour faire l’objet d’une narration détaillée : il
s’agit d’une nuit (10 novembre 1619) où il eut trois songes qu’il pensa devoir
considérer comme prémonitoires.
Le premier de ces songes évoque figurativement l’instabilité vertigineuse du
doute, le second la résolution morale (syndérèse) qui procède d’un commande-
ment (interprété comme) divin, le troisième, plus détaillé et complexe, amène
le rêveur à interpréter le sens de deux poèmes dont l’un commence par une
question, Quod vitæ sectabor iter ? et l’autre par une affirmation, Est & Non. Il
s’agit effectivement de deux pièces du poète Ausone, situées au même endroit
d’un recueil scolaire des poètes latins dont il ne se sépare pas. Mais la seule
chose qui compte ici est le sens qu’il leur donne.
L’embarras quant au « genre de vie » (iter vitæ) préférable n’est sans doute
que pratique, si l’on admet que Descartes a déjà décidé de suivre le droit chemin
de la vérité par l’étude de la mathesis4. La question n’est pas de savoir s’il sera
soldat ou philosophe, mais de savoir quelle activité lui permettra de progresser
1. Recherche, AT X, 501, 8-12 : « … mon esprit… jouit du même repos que ferait le roi de
quelque pays à part ».
2. Kant, Kritik der reinen Vernunft, Vorrede zur zweiten Einleitung, B VII sq.
3. Reg. V, AT X, 380, 14-16.
4. Reg. II, AT X, 366, 6-9.
le plus sûrement dans son dessein. Dans l’ignorance des agissements extérieurs
de Descartes entre 1619 et 1629 il est difficile de préciser comment il aura
résolu cette question.
Le second poème l’a aussi marqué par son commencement : Est & Non.
Celui-ci est aussitôt signalé par Baillet comme le commencement d’une idylle
d’Ausone qui fait immédiatement suite, dans le recueil, au Quod vitæ sectabor
iter ? du même auteur :
« Par la pièce de vers Est & Non, qui est le Oui & le Non de Pythagore
[nai kai ou] il comprenait la Vérité et la fausseté dans les connaissances
humaines et les sciences profanes1 ».
Mais Baillet, qui a mal compris certains points d’un manuscrit qu’il jugeait
irrationnel, s’est arrêté trop tôt dans l’identification de la référence, qui recouvre
en fait plusieurs anomalies : Nai kai ou, titre manifestement inauthentique2, ne
traduit pas exactement le Est & Non du premier vers et ne fait que lui ressem-
bler ; Pythagore n’étant aucunement mentionné par l’idylle, on peut penser que
le titre lui-même est une glose d’éditeurs permettant de rassembler trois pièces
(XV-XVII, p. 655 dans l’édition de Descartes) d’un recueil au demeurant fort
disparate. Mieux, il semble que la mention de Pythagore dans ces titres ne soit
pas à prendre comme une indication thématique mais comme une indication
stylistique : ne faut-il pas comprendre qu’il s’agit de trois pièces imitées du grec,
dans le style gnomique qu’on dit avoir été celui des pythagoriciens ?
Seconde anomalie que Baillet ne relève pas : le contenu de l’idylle n’a aucun
rapport avec la question du vrai et du faux dans les connaissances humaines.
Risquons alors, contre Baillet, une autre hypothèse : Est & Non pourrait bien
renvoyer moins à Pythagore qu’au poème de Parménide, dans lequel Est &
non (estin te kai os ouk estin me einai) désigne la voie de la vérité, une voie
largement ouverte aux hommes mais que presque nul ne fréquente, une voie à
l’écart des sentiers battus par l’opinion, et même des chicaneries incessantes des
dialecticiens. Qui est amené par Thémis3 au seuil de cette voie devra apprendre
« toutes choses », de l’inébranlable vérité jusqu’aux opinions fausses dont il
faut savoir juger aussi bien que des vraies4. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que
le jeune Descartes ait vu dans le plus ancien monument de la « philosophie »
la figure du chemin qu’il aurait, lui-même, à parcourir ?
1. AT X, 184, 37-185, 2.
2. Sur les difficultés de lecture et d’interprétation de ces idylles, voir R. P. H. Green, The
Works of Ausonius, Oxford, Clarendon, 1991 (pour les textes concernés : p. 104-107).
3. Hermann Diels Parmenides ; Lehrgedicht (Berlin, Reimer, 1897), Sankt Augustin, Academia
Verlag, 20032 ; Parménide, Le Poème, traduction par Jean Beaufret, Épiméthée, PUF, Paris,
1955 (repris en Quadrige, PUF, Paris, 1996).
4. Dans le même sens, DM I, AT VI, 6, 13-16.
Qu’il faille comprendre, envers et contre Baillet, que Est & Non désigne la
voie sûre de la vérité, indiquée par la déesse du Proemium parménidien, nous
amène à formuler, à rebours d’Henri Gouhier, l’hypothèse que les « premières
pensées » de Descartes vont droit aux pensées les plus anciennes et les plus
fondamentales de la philosophie ; pour le dire avec Plotin, traduit en latin
par Marsile Ficin, Parmenides […] in idem ens intellectumque reduxit 1. Or
Descartes aura compris que pareille « réduction », loin d’appauvrir l’étant
réduit au concept, ou de sombrer dans l’abstraction idéaliste, ouvre la seule
voie praticable en la « recherche de la vérité2 ».
Pour l’heure, on peut avancer une réponse à la question en suspens : Quod
vitæ sectabor iter ? C’est le chemin ouvert de longue date, où le commun des
mortels toutefois ne s’avance guère, par crainte, qui sait, d’y sombrer en même
temps que leur curiosité. Descartes, quant à lui, ne se dérobera pas au destin
philosophique qui lui est ici comme annoncé. Mais ceci permet aussi d’entre-
voir que l’anonyme jouant sa philosophie – « la plus ancienne de toutes3 » – sur
un vers d’Homère, en même temps qu’il se rêve comme le sujet d’un poème
ressurgi de la mémoire humaine4, a bien une conception de l’histoire, qui, fût-
elle fabuleuse, mythique ou poétique, n’en demeure pas moins cette histoire
de la vérité dont les hommes sont tous tributaires, et les philosophes, plus que
tous, responsables.
En tenant, avec le Discours, et en avant-propos aux Essais (La Dioptrique, La
Géométrie et Les Météores), la promesse faite à Guez de Balzac d’écrire un jour
« l’histoire de son esprit », et d’y décrire « le chemin… tenu » et « le progrès…
dans la vérité des choses5 », Descartes n’a pas fondamentalement changé de
projet, ni cessé d’approfondir la méditation qui sous-tendait la plaisante fiction
de « Polybe le Cosmopolite ». L’anonymat de 1637 – aussi paradoxal que peu
efficace, si toutefois son but est d’éviter toute publicité à son auteur – témoigne
en effet d’une même stratégie d’écriture. Stratégie complexe, dans laquelle il
1. Plotin, Ennéades, V, 1, 8, tr. M. Ficin. Rappelons que la traduction par Marsile Ficin des
Ennéades (Florence, 1492) n’a été accompagnée du texte grec que beaucoup plus tardive-
ment (Bâle, 1580).
2. Sur le motif des « voies » de la recherche de la vérité, omniprésent dans les textes de
jeunesse, voir Reg. IV, AT X, 360, 24. On peut en outre comparer directement le motif,
chez Parménide, des « voies de recherche accessibles à l’intelligence » (Fr. 2), à Reg. VII,
AT X, 389, 4 : vias omnes, quæ… hominibus patent ; Reg. VIII, AT X, 396, 6 : vias omnes
quæ hominibus patent ad veritatem, et enfin DM II, AT VI, 10, 30 : « … les chemins que
je devais suivre ».
3. Epistola ad P. Dinet, AT VII, 596, 11-15. Princ., IV, art. 200.
4. Le Poème a été pour la première reconstitué et édité par Henri Estienne (Poesis Philosophica,
1573), une dizaine d’années après les Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus, dont
Estienne avait offert une version accessible en latin (cf. G. Paganini, Skepsis…, op. cit.,
p. 38 sq.).
5. Guez de Balzac à Descartes, 30 mars 1628. Voir É. Gilson, Commentaire, p. 98, qui n’établit
pas particulièrement de rapport avec le motif du « larvatus prodeo ».
s’agit toujours de plaire pour instruire (au lieu d’instruire pour plaire, comme
le font ceux des philosophes qui ne sont que des sophistes), et de divertir pour
convertir, en conviant les mortels à la recherche d’une vérité plus durable. Il n’y
a là ni ruse ni dissimulation libertine, pour cacher on ne sait quelle liberté de
penser – ou de ne rien penser –, mais bien l’expression d’une sagesse supérieure
(mêtis) qui dans l’écriture cartésienne s’avance, et quand bien même voilée se
révèle, car « la vérité se découvre toujours bien1 ».
1. À Ferrier, 8 octobre 1629, AT I, 37, 22. Voir également ci-après la contribution de F. Lelong.