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COURS
2015-‐2016
L’EXPERIENCE
Claire Etchegaray
CM et TD
Chapitre 1
Table des matières en fin de document
36 pages
Avertissement :
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1
CHAPITRE 1 : AVOIR DE L’EXPERIENCE – ou en quoi l’expérience
propre est-elle source de savoir ?
Pour traiter ce double problème, deux auteurs majeurs vont être ici convoqués :
Aristote (-384, -322) et Montaigne (1533-1592).
2
1. La perception et l’induction*
La toile est célèbre. Raphaël, L’école d’Athènes. Le détail ci-dessus parle de lui-même.
Platon, à gauche, et Aristote, à droite, indiquent chacun ce qu’est, selon eux, le domaine des
objets de la connaissance. Du doigt, le Platon de Raphaël pointe le ciel intelligible des Idées
quand son disciple Aristote désigne les objets qui nous entourent, le sensible ici-bas. Aristote
est donc celui qui revalorise le sensible. Mais ces généralités sont encore trop vagues. Il faut
donc entrer dans le détail de leurs arguments.
Platon pensait que savoir ce qu’une chose est et ce qu’elle n’est pas c’était connaître
une essence (en grec eidos, que l’on peut traduire aussi par idée). Ne peut être connu, selon
Platon, que ce qui est et demeure tel qu’il est. Par exemple, savoir ce qu’est la justice c’est
savoir la définir sans jamais que ce qui est défini comme juste ne devienne injuste. Ce truisme
apparent a des conséquences métaphysiques et gnoséologiques importantes chez Platon :
comme les choses sensibles sont indéfiniment changeantes - d’une part parce qu’elles sont
variées (un lit n’est jamais le même qu’un autre lit) et d’autre part parce que chacune d’elle
est variable (le lit vieillit, se corrompt) – seul ce qui est au principe des choses sensibles peut
être, à ses yeux, objet d’une véritable connaissance. Ces essences1 (la Justice en soi, c’est-à-
dire l’Idée de justice par exemple, mais aussi la Science en soi, le Lit en soi, etc.) sont les
seuls objets qui doivent retenir l’attention du philosophe2.
1
Platon
parle
aussi
de
Formes
ou
d’Idées
(cela
pourra
être
utile
de
s’en
souvenir
plus
(le
texte
de
la
ligne
de
la
connaissance
(Rép.
VI
509
c
–
511e),
celui
de
la
caverne
et
celui
de
l’image
du
soleil
(Rép.
VII,
514
a
–
517c)),
la
philosophie
consiste
à
considérer
les
choses
sensibles
comme
des
images
qui
ne
font
que
participer
à
une
essence
universelle,
laquelle
est
l’unique
objet
du
savoir.
3
essence, universelle, est nécessairement une substance séparée des choses sensibles. Pour la
saisir, selon le Stagyrite3, il ne faut donc pas négliger la perception, il faut même l’utiliser.
Nous formons les notions universelles des choses, et ce, en les percevant d’abord dans leurs
singularités. Par exemple, je n’ai l’idée de rose que parce que j’ai d’abord perçu les qualités
sensibles de roses singulières. Comment ? Aristote propose une explication célèbre dans son
traité De l’âme : l’âme est comme un morceau de cire où s’impriment les images des choses.
Par chacun des cinq sens, l’âme reçoit « les formes sensibles sans la matière, comme la
tablette de cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ni l’or » (De l’âme, II.5, 417b15-16).
Quand bien même les présupposés psychologiques d’Aristote paraissent datés, il reste qu’il y
a là une thèse promise à une longue fortune dans l’histoire de la pensée occidentale : la
sensation est tenue pour la réception de qualités émanant de l’objet, qualités qui (puisque je
n’ai pas le stylo dans l’œil !) sont formelles et non matérielles4.
Mais la perception a ses limites. Aristote précise en effet qu’elle est incapable de nous
donner le savoir (Sec. Anal., I.31, 87b). Cela pourrait sembler contradictoire avec ce qui vient
d’être dit, mais ce ne l’est pas : la connaissance des essences (des choses sensibles) vient de la
perception mais la perception ne suffit pas pour avoir cette connaissance. En tant que telle une
perception n’est pas la connaissance d’une essence. Elle n’est qu’une image que l’on reçoit
d’une chose singulière. Elle ne perçoit jamais que cette rose, ce bébé, ce stylo, etc. Mais alors
comment savoir ce qu’est cette chose ?
Pour savoir que cette chose est une rose, que faut-il ? Soit il faut déjà avoir l’idée de
rose (mais on retombe sur notre problème : comment cette idée a pu se former ?), soit il faut
comprendre qu’elle est une parmi d’autres qui lui ressemblent, i.e. il faut déjà rapprocher telle
perception d’une autre (et l’idée se formera en regroupant toutes ces choses dans un même
genre, auquel on pourra donner un même nom, ici rose)5. Ce rapprochement, selon Aristote,
3
On
utilise
souvent
cette
dénomination
pour
désigner
Aristote.
Celui-‐ci
est
en
effet
né
à
Stagyre,
en
Grèce.
Sachez
donc
qu’il
s’agit
de
lui
si
vous
trouvez
l’expression
dans
un
texte.
4
Puisqu’une
image,
néanmoins,
n’est
pas
suffisante
pour
définir
une
sensation,
il
faut
bien
qu’il
y
ait
une
capacité
de
sentir
(sans
laquelle
il
n’y
aurait
pas
de
sensation),
c’est
ce
qu’Aristote
nomme
le
«
sens
commun
»,
qui
unifie
les
différentes
images
des
différents
sens
pour
nous
donner
l’idée
d’un
seul
et
même
objet.
5
Evidemment
une
perspective
platonicienne
défendrait
la
première
option
:
selon
Platon
l’âme
a
toujours
déjà
eu
connaissance
des
Idées
parce
qu’il
est
de
sa
nature
de
les
contempler,
il
lui
faut
seulement
s’en
souvenir.
Il
lui
suffit
de
redécouvrir
les
Idées
à
partir
des
images
sensibles,
mais
elle
n’a
pas
à
les
construire,
car
elle
a
déjà
vu
ces
Idées
comme
telles.
Platon
développe
cette
thèse
dans
les
passages
mythologiques
et
4
se fait par l’induction*. Le terme grec est epagogè, formé à partir de agein (amener) et epi (à,
au-dessus). En d’autres termes, l’induction désigne chez Aristote l’acte de l’esprit qui amène
à concevoir une généralité ou un universel (par-delà le particulier). Le mouvement de l’esprit
par lequel on passe d’une chose à une autre se nomme plus communément raisonnement. On
peut donc définir l’induction de la façon suivante chez Aristote :
Ce raisonnement a la particularité d’être très commun6. C’est celui que l’on fait
spontanément dans notre expérience personnelle, pour se forger un jugement, c’est pourquoi
l’illustration qu’en donne Aristote est souvent très prosaïque. Le feu brûle, une rose a des
épines, les cygnes sont blancs. Mais c’est aussi un raisonnement qui peut être utile au
philosophe (qui se demande ce que c’est que savoir) : ainsi, dit-il dans les Topiques, si on
constate que le plus habile pilote est celui qui a aussi le savoir du pilotage, et également que le
plus habile cocher est aussi celui qui sait mener un attelage on conclura de façon générale
qu’habileté et savoir vont de pair. Il souligne également l’utilité de ce type de raisonnement
pour être persuasif quand on traite de choses qui sont seulement probables et ne relèvent donc
pas de la science7. Il nous porte en effet à croire, à partir d’exemples singuliers, que l’on a
perçu quelque chose de général. D’ailleurs, parmi ces exemples singuliers sur lesquels
l’induction peut s’opérer, il n’y a pas seulement nos perceptions propres, il y a aussi ce que
les témoignages, les proverbes, les poètes peuvent rapporter.
Elle est donc très utile. Pourtant, elle aussi a ses limites. La principale pourrait être
résumée ainsi : elle n’a pas de rationalité déductive. Expliquons-nous. Un raisonnement, pour
être parfaitement concluant, selon Aristote, doit pouvoir être formalisé dans une déduction. Le
raisonnement parfait, c’est-à-dire le raisonnement qui de deux prémisses tire avec une
nécessité parfaite une conclusion, c’est selon Aristote le syllogisme. Par exemple, soit les
deux prémisses suivantes :
(en
fait,
c’est
une
induction
du
particulier
à
un
autre
particulier
cette
fois).
7
Chez
Aristote,
comme
chez
beaucoup
d’auteurs
de
l’Antiquité,
probable
signifie
L’on en tire nécessairement que Noisette est gris. Cette nécessité n’est pas liée à ce dont on
parle mais seulement à la relation établie entre les deux affirmations posées (que Noisette
existe ou non et d’ailleurs que quelque chose comme des chats aient ou non jamais existé).
C’est une nécessité formelle : le syllogisme conduit à une conclusion valide seulement par la
mise en relation de ses propositions (par sa forme).
En revanche de ce que
on ne saurait jamais conclure nécessairement que Tom est un homme. Il se pourrait que Tom
ne soit pas un homme, soit mortel et que tous les hommes soient mortels… il n’y aurait là
aucune contradiction. Dire que « tous les hommes sont mortels, or Tom est mortel, donc Tom
est un homme » ce n’est pas vraiment suivre un syllogisme, c’est faire un faux raisonnement
qu’Aristote nomme « paralogisme ».
Maintenant, pour nous, toute la question est de savoir si l’induction peut avoir une rigueur
syllogistique. Dans les Premiers analytiques (II.23, 68b15-68b29), Aristote concède qu’on
pourrait tenter de formaliser dans un syllogisme, au moins, un certain type d’induction :
l’induction qui serait « complète ». Ainsi, si je sais que « l’homme, le cheval, le mulet vivent
longtemps » et que je sais que « tous les animaux sans fiel sont l’homme, le cheval et le
mulet » alors j’induis que « tous les animaux sans fiel vivent longtemps ».
Induction complète :
Proposition 2 : L’homme, le cheval, le mulet sont tous les animaux sans fiel
Mais évidemment tout le problème est de pouvoir établir l’universalité de la conclusion (qui
tient ici à l’exhaustivité de l’énumération dans la seconde prémisse)… il se pourrait qu’il y ait
d’autres animaux sans fiel que je n’ai pas encore découverts et dans ce cas, rien ne m’assure
dans les prémisses qu’ils vivront longtemps. Si l’on reprend l’exemple pris par Aristote dans
les Topiques, on verra donc que l’induction établit un lien entre habileté et savoir mais
seulement pour les cas observés (le pilote, le cocher… et encore : tel pilote, tel cocher), et
6
nous laisse ignorer ce qui concerne les cas non observés. Comment jamais être certains que
l’induction est complète et se fait sur tous les cas possibles ?
Un premier bilan s’impose. La perception et l’induction ne nous donnent pas de science (ne
nous font pas connaître l’essence universelle des choses avec nécessité). Notez bien que ce
point est déjà souligné par Aristote et que point n’a été besoin d’attendre Hume, au XVIIIe
siècle, pour en prendre conscience. (En temps voulu, il faudra donc mieux comprendre où est
l’apport de Hume). Par exemple, on induit que les cygnes sont blancs à partir de perceptions
singulières, mais il se peut qu’un jour on observe un cygne noir. L’induction ne prouve pas
que tous les cygnes sont noirs – elle montre seulement que tous les cas observés jusqu’ici
étaient des cas de cygne blanc8. On peut donc penser qu’elle ne donne pas une connaissance
sur l’essence du cygne.
Toutefois on ne peut pas en rester là. Ce que nous avons vu conduit en effet à poser deux
questions :
1/ Même si elles ne sont pas science par elles-mêmes, la perception et l’induction ne sont-
elles pas indispensables pour acquérir la science ?
Pour répondre (par l’affirmative, comme on va le voir) aux deux questions ci-dessus,
la référence canonique se trouve au tout début de la Métaphysique. Lisons ce texte dans toute
sa longueur car il fait date dans l’histoire de leur traitement.
Genèse de la sagesse
[980a21] Tous les humains ont par nature le désir de savoir. Preuve en est le plaisir
qu’ils prennent aux sensations, car elles leur plaisent d’elles-mêmes indépendamment de leur
utilité et, plus que les autres, la sensation visuelle. En effet, non seulement pour agir, mais
alors même que nous n’envisageons aucune action, nous préférons la vue pour ainsi dire à
toutes les autres sensations. La cause en est que, entre les sensations, c’est elle qui nous fait au
plus haut point acquérir des connaissances et nous donne à voir beaucoup de différentes. Par
nature donc, les animaux ont la sensation à la naissance ; mais, pour les uns, de la sensation
8
«
Celui
qui
induit
ne
prouve
pas
ce
qu’est
une
chose,
mais
si
elle
est
ou
non
le
cas
»
Commençons par quelques mots sur le titre de l’ouvrage, car il peut paraître abscond :
Métaphysique. En réalité, il y a deux raisons pour lesquelles cette obscurité ne doit pas vous
gêner. D’abord ce n’est pas un titre choisi par Aristote. Le livre d’Aristote que vous pouvez
aujourd’hui acheter sous le titre Métaphysique est en réalité une composition postérieure à
Aristote, regroupant plusieurs traités différents auxquels l’on a donné ce titre pour les
différencier d’un autre recueil reprenant aussi des leçons d’Aristote mais qui traitaient cette
fois de la nature et que l’on avait donc appelé Physique (parce qu’en grec « nature » se dit
« phusis »). « Méta-physique », désigne ici un champ d’études philosophiques qui
accompagne, suit ou encore dépasse la « physique » (méta signifiant « avec », « après », ou
encore « au-delà » en grec)10. En fait, dans ce recueil nommé Métaphysique, Aristote
n’emploie jamais explicitement le terme de « métaphysique ». Son seul souci concerne la
« sagesse », ou encore ce qu’il appelle la « philosophie première ». Toutefois il est clair (et
assez piquant de voir) que le caractère fortuit du titre eut des conséquences radicales dans
l’histoire de la pensée occidentale. Aristote montrant dans ce recueil que la sagesse consiste
en une philosophie première qui est « la science de l’être en tant qu’être » ou ontologie*, la
métaphysique en viendra dans les siècles suivants à désigner la branche de philosophie qui
s’intéresse au sens de l’être (c’est-à-dire qui se demande ce que cela peut signifier de dire que
10
Les
débats
d’interprétation
furent
et
sont
encore
vifs
pour
savoir
si
le
sens
de
meta
doit
être
restreint
à
l’une
des
trois
significations
citées
et
laquelle.
9
les choses sont, ou de dire qu’elles sont telles ou telles)11. Toutefois, et c’est la seconde raison
pour laquelle le titre ne doit pas vous embarrasser, notre texte reprend les premières lignes de
l’ouvrage et Aristote n’y a donc pas encore développé ses réflexions ontologiques. Comme
souvent dans ses ouvrages Aristote part du sens commun*, ou encore des opinions
généralement partagées (endoxa en grec). Il ne présuppose pas de concepts hautement
spéculatifs.
1ier paragraphe : puisqu’Aristote va chercher à caractériser ce qui fait la valeur d’un savoir
(pour définir la sagesse), il s’interroge sur les conditions de l’acquisition d’un savoir, donc les
conditions de l’apprentissage. Ces conditions sont les suivantes : la sensation visuelle, la
mémoire et la sensation propre à l’ouïe. Jusque là, ce sont des capacités partagées par
différents animaux.
2ième paragraphe : Quant au type de savoir proprement humain que l’homme est capable
d’acquérir, il y en a plusieurs :
11
En
ce
sens
«
métaphysique
»
est
souvent
synonyme
d’
«
ontologie
».
Mais
la
«
métaphysique
»
peut
aussi
désigner
aussi
l’étude
de
certains
êtres
plus
particuliers
(tenus
pour
plus
éminents)
:
Dieu,
par
exemple.
10
- l’homme possède l’empereia à un degré plus élevé que les animaux
Dès lors, dans la suite du texte (à partir de « L’art naît lorsque de nombreuses notions
d’expériences… »), pour montrer que la sagesse est communément reconnue comme la
science (théorique) des principes et des causes,
- Aristote montre d’abord que c’est en tant qu’on parvient à dégager un certain
jugement universel sur les principes et les causes, à partir de notions
expérimentales, que l’expérience (entendue ici comme connaissance
empirique) peut engendrer l’art
3ième paragraphe : Aristote répond à cette objection (qui n’était en fait qu’une concession) :
car, même on peut effectivement parfois se le demander, il reste que communément, on pense
que l’homme de l’art en sait plus que l’homme d’expérience (celui qui a une empereia) et est
en ce sens plus sage – parce qu’il connaît la cause et le pourquoi.
longtemps
distingué,
dans
l’Antiquité,
d’un
côté
les
médecins
«
dogmatiques
»
ou
encore
«
méthodistes
»,
disciples
d’Hippocrate
(auteurs
d’aphorismes,
de
conclusions
générales)
et
d’un
autre
côté
les
«
empiriques
»
(dont
la
figure
majeure
est
SERAPION
d’Alexandrie
(IIIe
siècle
av.
J.-‐C.
ou
première
moitié
du
IIe
siècle
av.
J.-‐C.))
qui
professaient
de
n’avoir
besoin
ni
de
spéculation
philosophique,
ni
d’anatomie,
mais
seulement
d’observation
clinique
et
de
pratique
thérapeutique.
(Source
:
W.
Cullen,
Lectures
Introductory
to
the
Course
of
the
Practice
of
Physic,
in
The
Works
of
William
Cullen,
éd.
Creech,
1778).
On
aura
l’occasion
de
rappeler
que
le
terme
empirisme
est
initialement
un
terme
de
l’histoire
de
la
médecine
appliqué
à
un
courant
médical
de
l’Antiquité
(ce
n’est
que
bien
plus
tard,
à
la
suite
de
Kant,
qu’il
sera
employé
pour
désigner
un
courant
philosophique,
principalement
britannique).
11
Fin du troisième paragraphe. La supériorité de l’art ne réside pas seulement dans son utilité
(puisque l’expérience est tout aussi utile), mais bien dans sa sagesse.
Conclusion Ce qui fait la supériorité d’un degré de savoir sur un autre (ou encore la spécificité
de la sagesse) réside dans la connaissance des principes et des causes.
Dans tout ce qui précède nous avons délibérément évité la traduction d’empereia. Il faut
maintenant en préciser le sens. Cela désigne un type de connaissance ou de savoir qu’il est
d’usage de traduire par expérience (comme ici dans l’édition GF), ou par connaissance
empirique. Mais notez bien que ce n’est pas le domaine des objets sensibles (que dans
d’autres contextes on nomme également « expérience »), ou encore un événement vécu, une
expérimentation, une tentative (qui sont aussi parfois appelés « expérience »). Il s’agit ici d’un
discernement qu’on prétend avoir acquis par l’habitude et la pratique.
Il faut donc comprendre comment se forme cette connaissance empirique, et si elle donne
aussi les moyens d’acquérir d’autres savoirs, supérieurs. Sur ces deux points, l’explication
linéaire du texte est éclairante.
12
découverte. C’est l’indice d’un plaisir intellectuel, d’une satisfaction intellectuelle qui vient
bien d’un désir de savoir (et pas seulement d’un désir d’avoir ou d’un intérêt pratique).
La petite digression qui suit sur le rapport entre la sensation et la capacité à apprendre est pour
nous doublement intéressante. Elle nous permet 1/ de comprendre le rôle la sensation dans
l’apprentissage, et dans la formation de l’empereia, 2/ d’appréhender la genèse de
l’apprentissage qui de la mémoire, conduit l’homme à passer à l’intelligence pratique (la
prudence) et enfin à la capacité d’apprendre (d’autres choses).
1/ La sensation. Le propre de l’animal, c’est la sensation. En effet s’il y a une opération, qui
pour Aristote définit un genre de vie, qui n’est propre qu’à certains êtres vivants, i.e. aux êtres
qui peuvent se déplacer par eux-mêmes, qui peuvent agir (nous les appelons les « animaux »),
c’est la sensation. Pourquoi ? Parce que pour agir il ne faut pas seulement consommer le
monde, y trouver des aliments pour y croître, il faut le percevoir (le voir, l’écouter, etc.). En
somme, il faut l’approcher comme monde sensible (et non pas seulement source d’aliment). Il
y a une sensation, en particulier, qui selon Aristote donne une connaissance immédiate,
permettant tout simplement de survivre : le contact du toucher. Aristote pense à des animaux
comme les éponges, proches des plantes, qui sont très rudimentaires et survivent selon lui
seulement par le toucher.
2/ La mémoire et la prudence animale. Chez Aristote, la prudence est une vertu intellectuelle
cruciale. Elle consiste, pour le dire en termes triviaux, à savoir quoi faire dans telle
situation13. C’est donc une certaine capacité à prévoir et on voit bien le lien avec la mémoire :
en se souvenant de ce qui s’est passé, on pourra prévoir ce qui se passera. Chez les animaux,
elle a une forme plus grossière car elle n’est qu’une certaine capacité à attendre ceci ou cela
en fonction d’habitudes sans faire nécessairement de raisonnement.
13
La
notion
philosophique
de
prudence
ne
doit
absolument
pas
être
entendue
au
sens
On a donc le tableau général suivant : la sensation nous donne au minimum une information
présente, si on s’en souvient on peut acquérir une certaine faculté de prévoir (ou d’estimer
l’avenir) qui nous permet d’agir et si en outre on apprendre à donner du sens à certaines
sensations, comme les sons, on peut en outre s’instruire, apprendre.
NB : ainsi on voit déjà qu’il est possible de distinguer une expérience animale (sensation,
mémoire, habitude, anticipation instinctive et interprétation des signes) et une connaissance
empirique qui, comme on va le voir, suppose de formuler un jugement. Les animaux ne
participent que faiblement à la connaissance empirique. Certains peuvent en être capables.
Mais selon Aristote il leur manque tout de même ce qui fait la perfection de l’expérience, et
qui permet à partir de l’expérience de se rendre capable d’art et de science.
14
Evidemment
il
y
a
là
une
double
erreur
de
la
part
d’Aristote.
Non
seulement
les
abeilles
apprennent
des
informations
par
l’usage
de
signes
(comme
l’a
montré
Benveniste),
mais
surtout
qui
irait
aujourd’hui
nier
la
capacité
d’apprentissage
d’un
sourd
et
muet
?
L’important
toutefois
lorsque
nous
lisons
ce
passage
c’est
de
prêter
attention
au
rôle
qu’Aristote
donne
aux
signes.
Un
signe
c’est
l’association
d’un
son
à
un
sens,
il
est
indispensable
pour
s’instruire
ou
acquérir
de
nouvelles
capacités.
14
Nous traiterons plus bas des vertus de la forme rudimentaire, animale, de l’expérience.
Poursuivons ici notre enquête sur l’empereia. De la mémoire provient bien l’empereia : mais
les images, les souvenirs, les habitudes et mêmes les anticipations qu’elles pourraient
engendrer ne suffisent pas. Il faut l’unification de la multiplicité. Même un ensemble de
perceptions et de souvenirs ne donne pas une connaissance empirique si elles demeurent des
perceptions et des souvenirs singuliers les uns à côté des autres. Prenons un exemple trivial :
avoir l’expérience des enfants en difficultés. C’est ne pas s’en tenir à la rencontre qu’on a pu
avoir avec tel ou tel, aux habitudes qu’on a de parler avec tel ou tel, et même aux
présomptions qu’on peut avoir des réactions de tel ou tel, mais juger que telle attitude a créé
le conflit avec Untel, Unetelle, et Untel et qu’il pourrait le recréer avec Tel autre.
L’empereia c’est le tout premier degré de la connaissance rationnelle selon Aristote. Elle est
la présomption de l’universel (dont la compréhension est caractéristique de la rationalité selon
Aristote). C’est en ce sens qu’elle est de même nature que l’art et la science : elle est un degré
de connaissance qui suppose de rapprocher des singularités, même si la connaissance
empirique ne fait pas encore de jugement universel et c’est pourquoi ses rapprochements sont
parfois erronés.
15
raison même de sa caractéristique : elle est connaissance de l’individuel (par synthèse des
perceptions passées et même présentes). Ainsi, l’homme d’expérience sait soigner Callias,
mais point l’homme en général (certes Callias est un homme mais ce n’est pour cela qu’il sait
le soigner, c’est parce que c’est un individu qu’il perçoit par ressemblance ou différence avec
ce qu’il a perçu jusqu’ici).
La pratique, c’est, en termes aristotéliciens, le domaine de la praxis (au sens étroit, action qui
ne fabrique rien) et de la poiesis (production). Or l’action et la production portent sur
l’individuel, selon Aristote. En effet, agir c’est pour Aristote toujours agir ici et maintenant
dans une situation définie par des circonstances singulières. C’est pourquoi pour bien agir il
faut avoir une sensibilité à l’occasion (kairos). Une bonne action n’est pas toujours et partout
la même : elle est opportune dans un certain contexte. En pratique, la science ne suffit pas, il
faut délibérer : la connaissance de principes universels et nécessaires ne suffit pas, il faut
juger de ce qu’il faut faire dans des circonstances QUI AURAIENT PU ÊTRE AUTREMENT
(qui sont contingentes)16. Pour cela, il faut à la fois bien identifier la situation présente, dans
sa singularité, et à la fois savoir lui appliquer avec pertinence la poursuite d’un certain bien.
La connaissance empirique est utile pour savoir bien agir (ce qui relève de la prudence) en
tant qu’elle fournit une certaine connaissance du singulier, contingent. On peut même penser
que la connaissance empirique est plus utile à la prudence, que la connaissance générale17. Il
16
Aristote
dit
que
pour
délibérer
droitement
(afin
d’agir)
;
on
doit
suivre
un
raisonnement
comparable
au
syllogisme
scientifique
:
Majeure
:
Il
faut
que
je
boive
(mon
bien
c’est
de
boire)
Mineure
:
Voici
une
boisson
Conclusion
:
il
faut
avaler
ce
liquide
NB
:
l’interprétation
du
syllogisme
pratique
chez
Aristote
est
encore
sujette
à
débat.
Cf.
en
particulier
G.E.M.
Anscombe,
L’intention,
Gallimard,
§§33-‐41
et
Vincent
Descombes,
Le
raisonnement
de
l’ours,
Paris,
Seuil,
2007.
17
Aristote
crédite
les
empeiroi
(i.e.
les
hommes
d’expérience)
d’un
savoir
privilégié
en
pratique.
Cf.
le
passage
suivant
:
«
La
prudence
n’a
pas
non
plus
seulement
pour
objets
les
universels,
mais
elle
doit
aussi
avoir
la
connaissance
des
faits
particuliers,
car
elle
est
16
ne suffit pas de disposer de grands principes, il faut savoir les appliquer pour formuler un
jugement pertinent, un jugement qui se rapporte aux choses individuelles qui nous entourent.
Il ne suffit pas savoir que les viandes légères sont bonnes pour la santé (ce que les théories
médicales de l’époque préconisent), il faut savoir si cette viande-là est légère.
Pour finir notre commentaire du début de Metaphysique, A.1, venons-en maintenant aux
limites de l’empereia : pourquoi l’art et la science lui sont-ils supérieurs, tout en en
découlant ? Sur la voie de la sagesse, c’est-à-dire sur la voie de l’accomplissement
intellectuel, l’art est supérieur à la connaissance empirique parce que l’art suppose de
maîtriser et donc de savoir comment les choses se font, de connaître leurs causes. Les hommes
d’expériences peuvent avoir l’expérience de ce qu’on leu donne à faire et bien le faire
(comme un ouvrier expérimenté), mais l’homme de l’art saura pourquoi il faut le faire ainsi.
En ce sens l’homme d’expérience est habile, quand l’homme de l’art a pour sa part un vrai
pouvoir, une puissance plus grande sur les choses. Et ainsi ces derniers sont plus aptes à
enseigner ce qu’il faut faire. Pourquoi ? Parce qu’ils ont des jugements universels, propre à
être exprimés dans le langage, en des termes généraux. L’homme d’expérience ne saura pas
toujours exprimer et expliquer ce qu’il fait. C’est en ce sens que l’homme de l’art est dit plus
savant et plus sage. Quant au savant proprement dit, c’est-à-dire celui qui a une science
théorique qui porte sur le nécessaire il établit des principes universels et c’est en quoi réside
son savoir. Lui sait par excellence, enseigner, communiquer son savoir et à partir de ses
principes universels fixer, commander la fin, le but à poursuivre (même si pour le réaliser sans
doute que l’enseignement de l’homme de l’art et l’habileté de l’homme d’expérience seront
très utiles)18.
de
l’ordre
de
l’action,
et
l’action
a
rapport
aux
choses
singulières.
C’est
pourquoi
aussi
certaines
personnes
ignorantes
sont
plus
qualifiées
pour
l’action
que
d’autres
qui
savent
:
c’est
le
cas
notamment
des
gens
d’expériences
(empeiroi)
;
si,
tout
en
sachant
que
les
viandes
légères
sont
faciles
à
digérer
et
bonnes
pour
la
santé,
on
ignore
quelles
sortes
de
viandes
sont
légères,
on
ne
produira
pas
la
santé,
tandis
que
si
on
sait
que
la
chair
de
volaille
est
légère,
on
sera
plus
capable
de
produire
la
santé
[Ethique
à
Nicomaque,
VI,
8,
1141
b
14-‐21]
».
18
Notons
qu’Aristote
reconnaît
que
l’on
peut
avoir
besoin
d’expérience
pour
juger
de
l’art
lui-‐même.
On
peut
avoir
acquis
une
connaissance
empirique
des
œuvres
faites
par
l’art
et
ainsi
avoir
un
jugement
plus
fiable
que
ceux
qui
se
contenteraient
d’être
des
théoriciens
de
l’art
:
«
Ceux
qui,
en
effet,
ont
acquis
de
l’expérience
(empeiroi)
dans
un
art
quel
qu’il
soit,
jugent
correctement
les
productions
de
cet
art,
comprenant
par
quels
moyens
et
de
quelle
façon
la
perfection
de
l’œuvre
est
atteinte,
et
savent
quels
sont
les
éléments
de
l’œuvre
qui
par
leur
nature
s’harmonisent
entre
eux
;au
contraire,
les
gens
à
qui
l’expérience
fait
défaut
(apeirois)
doivent
s’estimer
satisfaits
de
pouvoir
tout
juste
17
Par conséquent, dans tous les types de savoirs communément reconnus (la connaissance
empirique, l’art, et la science) la supériorité vient de ce qu’en s’élevant de l’individuel
immédiat on comprend d’autres individuels, ou l’on comprend leur cause, ou l’on comprend
leurs principes. La science « reine », la sagesse, sera donc celle qui connaît les causes et les
principes. Il y a dans la sagesse de l’art, et ensuite dans la sagesse de la science, une sorte de
pénétration plus profonde des choses (Aristote emploie le terme akribestatè : pénétration,
exactitude, acuité). Mais par conséquent aussi, Aristote en viendra à soutenir que la sagesse
peut-être une forme de savoir à part entière : une science des principes premiers et des causes
premières (cf. Mph, A, 2 982 a 8-9). Qu’entendre par là ? D’après Aristote, il faut distinguer
quatre types de cause : les causes matérielles (ce en quoi la chose est faite), les causes
efficientes (ce par quoi la chose est ce qu’elle est), les causes formelles (ce en tant que quoi
elle est ce qu’elle est) et les causes finales (ce en vue de quoi elle est). [Et Aristote pense
effectivement que ces 4 types de cause fournissent l’explication de l’état, du mouvement ou
du changement d’une chose. Ses recherches physiques notamment s’appliquent toujours à
identifier les quatre causes d’une chose ou d’un événement. Parmi ses explications, Aristote
développe donc des considérations finalistes (sur ce en vue de quoi les choses sont, se
meuvent ou changent). On verra que les héritiers médiévaux d’Aristote vont continuer à avoir
un point de vue finaliste, que Galilée, par exemple, remettra en question.] Quant aux principes
ultimes auxquels Aristote renvoie, ce sont les principes communs à toute choses, i.e. les
catégories par lesquels les choses ne sont pas des êtres ayant telle ou telle particulier, mais des
êtres tout court : la sagesse est donc aussi science de l’être en tant qu’être.
Et c’est ainsi que le sage se rend capable de connaître toute chose. Bien sûr il n’est pas
omniscient, il a seulement la connaissance la plus pénétrante de l’universel.
Revenons à l’expérience minimale qui n’est pas encore une connaissance empirique mais qui
est un ensemble de sensations, de souvenirs et d’habitudes. On va voir qu’Aristote lui
distinguer
si
l’œuvre
produite
est
bonne
ou
mauvaise,
comme
cela
a
lieu
pour
la
peinture.
[…]
Car
on
ne
voit
jamais
personne
devenir
médecin
par
la
simple
étude
des
recueils
d’ordonnances.
Pourtant
les
écrivains
médicaux
essayent
bien
d’indiquer
non
seulement
les
traitements,
mais
encore
les
méthodes
de
cure
et
la
façon
dont
on
doit
soigner
chaque
catégorie
de
malades,
distinguant
à
cet
effet
les
différentes
dispositions
du
corps.
Mais
ces
indications
ne
paraissent
utiles
qu’à
ceux
qui
possèdent
l’expérience
et
perdent
toute
valeur
entre
les
mains
de
ceux
qui
en
sont
dépourvus
[Aristote,
Ethique
à
Nicomaque,
X,
10,
1181
a18-‐
b7,
trad..
J.
Tricot]
».
18
reconnaît également un rôle précieux en pratique et en éthique. On a noté plus haut que la
sensation et la mémoire engendrent des habitudes qui ne sont pas encore des connaissances
empiriques, mais sont essentiels à la vie pratique. On peut alors trouver chez Aristote une
manière d’expliquer l’expérience non plus comme connaissance empirique (qui nous permet
de faire certains jugements), mais comme ce qui nous donne certaines dispositions pratiques,
à force de reproduire certains actes. Ainsi peut-on dire que l’expérience de l’art ne permet pas
seulement de juger certaines œuvres, mais qu’elle permet de les fabriquer avec une certaine
maîtrise. Le texte canonique est cette fois le premier chapitre du second livre de l’Ethique à
Nicomaque.
19
En outre, pour tout ce qui survient en nous par nature, nous le recevons d’abord à
l’état de puissance, et c’est plus tard que nous le faisons passer à l’acte comme cela est
manifeste dans le cas des facultés sensibles (car ce n’est pas à la suite d’une multitude d’actes
de vision ou d’une multitude d’actes d’audition que nous avons acquis les sens
correspondants, mais c’est l’inverse : nous avions déjà les sens quand nous en avons fait
usage, et ce n’est pas après en avoir fait usage que nous les avons eus). Pour les vertus, au
contraire leur possession suppose un exercice antérieur, comme c’est aussi le cas pour les
autres arts. En effet, les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que
nous les apprenons : par exemple, c’est en construisant qu’on devient constructeur, et en
jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi, c’est encore [1103b] en pratiquant les
actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et
les actions courageuses que nous devenons courageux. Cette vérité est encore attestée par ce
qui se passe dans les cités, où les législateurs rendent, bons les citoyens en leur faisant
contraster certaines habitudes : c’est même là le souhait de tout législateur, et s’il s’en acquitte
mal, son œuvre est manquée et c’est en quoi une bonne constitution se distingue d’une
mauvaise.
De plus, les actions qui, comme causes ou comme moyens sont à l’origine de la
production d’une vertu quelconque, sont les mêmes que celles qui amènent sa destruction,
tout comme dans le cas d’un art en effet, jouer de la cithare forme indifféremment les bons et
les mauvais citharistes. On peut faire une remarque analogue pour les constructeurs de
maisons et tous les autres corps de métiers : le fait de bien construire donnera de bons
constructeurs, et le fait de mal construire, de mauvais. En effet, s’il n’en était pas ainsi, on
n’aurait aucun besoin du maître, mais on serait toujours de naissance bon ou mauvais dans
son art. Il en est dès lors de même pour les vertus : c’est en accomplissant tels ou tels actes
dans notre commerce avec les autres hommes que nous devenons, les uns justes, les autres
injustes ; c’est en accomplissant de même telles ou telles actions dans les dangers, et en
prenant des habitudes de crainte ou de hardiesse que nous devenons, les uns courageux, les
autres poltrons. Les choses se passent de la même façon en ce qui concerne les appétits et les
impulsions : certains hommes deviennent modérés et doux, d’autres déréglés et emportés,
pour s’être conduits, dans des circonstances identiques, soit d’une manière soit de l’autre. En
un mot, les dispositions morales proviennent d’actes qui leur sont semblables. C’est pourquoi
nous devons orienter nos activités dans un certain sens car la diversité qui les caractérise
entraîne les différences correspondantes dans nos dispositions. Ce n’est donc pas une œuvre
négligeable de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude ; au contraire, c’est
d’une importance majeure, disons mieux totale.
[Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 1, 1103 a 26 – 1103 b 25]
En voici le plan :
-‐ 1ier
§
:
distinction
de
deux
sortes
de
capacités
ou
facultés
:
o les
facultés
naturelles
au
sens
où
on
les
possède
par
nature,
il
suffit
d’en
faire
usage
dans
les
circonstances
appropriées
pour
que
l’acte
réussisse,
résultat
de
l’exercice
de
ces
facultés.
Ex
:
j’ouvre
les
yeux,
je
vois
:
il
suffit
que
j’exerce
ma
faculté
visuelles
pour
opérer
la
vision
o les
facultés
qui
sont
des
vertus
:
il
faut
d’abord
faire,
répéter
l’acte
pour
que
la
faculté
se
développe.
On
ne
l’a
pas
par
nature.
On
n’est
pas
chanteur
de
naissance,
on
n’est
pas
courageux
de
naissance
–
et
sans
doute
n’est-‐on
pas
bon
de
naissance
pour
Ari
:
c’est
en
faisant
une
fois,
puis
deux,
puis
de
nombreuses
fois
un
acte
qui
en
lui-‐même
n’est
peut-‐
20
être
pas
encore
totalement
réussi
que
l’on
développe
peu
à
peu
une
disposition
-‐ 2ième
§
:
dans
ce
dernier
cas,
les
dispositions
ne
se
développent
que
sous
l’effet
de
la
reproduction
d’actes
qui
se
ressemblent
et
en
particulier
qui
ont
des
qualités
et
des
valeurs
qui
se
ressemblent.
C’est
en
forgeant
qu’on
devient
forgeron
et
c’est
en
forgeant
bien
(ou
de
mieux
en
mieux)
qu’on
devient
un
bon
forgeron.
Dès lors il faut souligner le rôle de l’expérience comme l’exercice répétée d’actes qui
développent des habitudes. Ce rôle est majeur, et même « total » selon le terme pris par
Aristote à la fin du texte : car c’est l’expérience qui permet de développer des vertus =
disposition par où notre nature peut s’accomplir. Notre nature ne s’accomplit pas seulement
en exerçant des capacités qu’on a par nature, elle s’accomplit en se créant de nouvelles
capacités par l’expérience et l’exercice. Car à force de faire des actions de valeur (bonnes
pour nous), nous développons une disposition (hexis) à en faire de nouvelles. Mais cette
disposition, n’est pas une « prédisposition naturelle » : bien sûr: l’activité pratique peut rendre
bon ou mauvais, dans tel ou tel domaine ; nous ne sommes pas bon ou mauvais de naissance.
C’est même une caractéristique de l’action pratique qui la distingue d’un autre mouvement
physique Le devenir exclusivement physique a des causes physiques qui viennent des
qualités préexistantes à tout mouvement. Le devenir pratique est quant à lui absolument
contingent : par l’habitude et l’action, je peux de moi-même devenir mauvais ou bon. Cela est
vrai de toute vertu : de celles de l’art (l’excellence à la cithare, l’excellence à la construction
technique) comme de celles des vertus éthiques (le courage, la tempérance, etc.). En réalité
cette capacité à développer des dispositions selon notre action est bien naturelle, mais - on le
voit - il n’y a pas de prédétermination naturelle. Dès lors toute la question est de savoir ce que
doit être la bonne action qui, répétée, fera naître une disposition. Aristote répondra au second
chapitre du livre II de l’Ethique à Nicomaque : une bonne action est toujours opportune et
comporte une juste mesure. En outre la valeur de l’action vertueuse dépend ausis de la valeur
de l’agent. Il y a une circularité entre action et disposition, qui n’est pas vicieuse (au sens
logique et au sens éthique). « C’est en forgeant que l’on devient forgeron ». Il y a là comme
une dynamique en spirale. Si l’on entend par « cercle vicieux » un paradoxe spéculatif sans
lien avec la pratique ou l’exercice de l’action, l’analyse d’Aristote en est très loin. Parce que
c’est dans l’action que la vertu se forme, l’éthique d’Aristote demande de ne pas attendre pour
agir. Tout ceci vaut pour les vertus de l’art (ex : l’excellence du cithariste) comme pour les
vertus éthique (ex : la modération). Mais dans le cas des vertus éthiques, l’intention est encore
plus déterminante. Ce doit être une résolution à choisir ce qui est bien (proairesis). Elles
excluent toute velléité passagère et elles supposent une résolution ferme, un engagement total
21
de mon être. La qualité de l’agent fait toute la vertu de caractère (ou vertu éthique). Une
bonne action peut être faite par hasard, mais pour qu’elle soit vertueuse, il faut que l’agent
l’ait choisie. Et plus l’agent fera de bonnes choses, moins elles seront difficiles à faire, et plus
grande sera sa disposition à les choisir. C’est pourquoi on (Aubenque) traduit aussi la
proairesis par disposition intentionnelle (tendance à chercher à faire le bien).
4. Transition
Faisons le bilan général de ce que nous avons montré chez Aristote. 1/ L’expérience
est, en tant que connaissance empirique de l’individuel, une étape nécessaire mais non
suffisante sur la voie de la science (i.e. qui consiste à déduire de la connaissance des principes
d’autres connaissances), et finalement sur la voie de la sagesse ; 2/ en tant que pratique, elle
est pourtant supérieure à l’art et la science, et propre à développer les dispositions qui sont
essentielles à l’art et la vertu. Dès lors on peut se demander s’il ne faut pas tout bonnement
reconnaître que la valeur de l’expérience dans la connaissance des choses est réduite et si sa
seule valeur n’est pas dans la constitution et la découverte de soi.
22
certaines conditions sociales qui me sont imposées ? Quand je fais l’expérience de la mort
d’un être cher, est-ce que je me découvre à moi-même ou est-ce que je suis tellement
emportée par la tristesse que ce n’est plus vraiment moi ? Quand je fais l’expérience d’un
échec, ce que j’éprouve m’est-il vraiment propre ou le résultat des circonstances externes, de
la fortune, de ce que je ne maîtrise pas, y compris peut-être mes passions ? En somme, ces
expériences ne sont-elles pas toujours peu ou prou également expérience de l’aliénation de
soi ?
L’auteur classique qui sur ces questions aura un éclairage décisif est Montaigne (1533-
1592), vers qui nous nous tournons maintenant.
Le chapitre pertinent ici se trouve dans Les Essais. C’est plus exactement le tout
dernier chapitre des Essais. L’édition de référence, à laquelle la pagination renverra ci-
dessous, est celle des Presses Universitaires de France, mais comme la lecture de ce chapitre
est rendue difficile par le fait qu’il est écrit en ancien français et parce que le style de
Montaigne est parfois déroutant, vous pouvez utiliser une édition modernisée si vous le
souhaitez.
Quelques remarques sur l’ouvrage général intitulé Les Essais. C’est un ouvrage écrit et
réécrit par Montaigne, et qui connaît plusieurs éditions entre 1580 et 1588 (l’on a même
redécouvert d’autres variantes que Montaigne aurait ajoutées jusqu’à sa mort en 1592). Il n’y
a pas là une simple coquetterie éditoriale. Comme on va le voir, selon Montaigne, le jugement
n’est pas tant instructif sur ce qu’il juge que sur la manière dont on juge. L’intérêt de
conserver nos différents jugements passés est que leur variation même nous révèle à nous-
mêmes. Le titre prend aussi par là son sens : les « essais », ce sont les tentatives que l’on fait
quand on tente de se faire un jugement sur quelque chose. Les « essais », ce sont donc les
essais du jugement (et pour s’y essayer tous les thèmes sont bons, dans les différents
23
chapitres : les passions, la mort, les forteresses, les livres, les femmes, etc.). Comme on va le
voir, ces essais sont instructifs pour chacun parce que ce sont autant d’expériences en
lesquelles chacun se découvre. Dans toute édition scientifique du texte de Montaigne, vous
trouverez la mention de ces différentes éditions. Dans les textes que je vous propose, « A »
renvoie à la version de 1580, « B » à celle de 1588 et « C » à des variantes postérieures.
1. L’expérience est plus instructive par les dissemblances que par les ressemblances
Voici comment débute l’essai De l’expérience. Comme vous le verrez, c’est à la fois un
coup de chapeau et un coup de griffe à Aristote.
19
Cf.
V.
Carraud,
«
De
l’expérience
:
Montaigne
et
la
métaphysique
»,
in
Montaigne.
Métaphysique,
scepticisme
et
théologie,
Paris,
PUF,
2004.
24
[B] Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance. Nous essayons tous les
moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut20, nous y employons
l’expérience,
[C] « Ainsi par divers usages l’expérience a produit l’art ;
L’exemple nous indiquant le chemin »21
[B] qui est un moyen plus faible et moins digne ; mais la vérité est chose si grande,
que nous ne devons dédaigner aucune entremise22 qui nous y conduise. // La raison a tant de
formes, que nous ne savons à laquelle nous prendre ; l’expérience n’en a pas moins. La
conséquence que nous voulons tirer des événements est mal sûre, d’autant qu’ils sont toujours
dissemblables : il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité
et variété. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus exprès exemple de similitude, nous
servons de celui des œufs. Toutefois, il s’est trouvé des hommes, et notamment un en
Delphes, qui reconnaissait des marques de différences entre les œufs, si qu’il n’en prenait
jamais l’un pour l’autre ; [C] et y ayant plusieurs poules, savait juger de laquelle était l’oeuf23.
[B] La dissimilitude s’ingère d’elle-même en nos ouvrages ; nul art peut arriver à la
similitude. Ni Perrozet ni autre ne peut si soigneusement polir et blanchir l’envers de ses
cartes qu’aucuns joueurs ne les distinguent, à les voir seulement couler par les mains d’un
autre24. La ressemblance ne fait pas tant un comme la différence fait autre. [C] Nature s’est
obligée à ne rien faire autre, qui ne fût semblable.
Michel Eyquem de MONTAIGNE, Essais, III.13 « De l’expérience », Paris, PUF,
pp.1065, orthographe modernisée par C. Etchegaray.
C’est bien à la fois un hommage à Métaphysique, A.1 et une prise de distance radicale
avec ce texte canonique. Il faut voir en quoi Montaigne souscrit à Aristote, mais aussi en quoi
il le critique :
-‐ Mais Montaigne fait valoir, contre Aristote, que l’expérience est plus utile par sa
vertu « différentiante », discriminante, que par sa vertu uniformatrice.
20
La
raison
nous
manque
(Note
du
professeur).
«
Nous
faut
»
=
«
nous
fait
défaut
».
21
Phrase
attribuée
à
Polos
contre
Platon,
par
Aristote
en
Métaphysique,
981
a
4
(Note
du
professeur)
22
Nous
ne
devons
négliger
aucun
moyen
(Note
du
professeur)
23
Il
s’est
trouvé
un
homme
qui
reconnaissait
des
marques
de
différences
entre
les
œufs,
si
bien
qu’il
ne
prenait
jamais
l’un
pour
l’autre.
Référence
implicite
à
Cicéron,
Les
académiques,
trad.
fr.
par
P.
Pellegrin,
G.-‐F.,
II.xviii.54-‐58,
pp.179-‐183.
Montaigne
confond
(à
dessein
?)
Delphes
et
Délos.
(Note
du
professeur).
24
A
les
voir
seulement
passer
dans
les
mains
d’un
autre
(Note
du
professeur).
25
Exercice : dégagez le plan du texte (découpez le texte et résumez chaque partie par un
argument).
1ière
partie
:
concession
à
Aristote
:
l’expérience
est
un
moyen
de
satisfaire
le
désir
de
connaissance,
mais
un
moyen
«
inférieur
»
2ième
partie
:
ce
qui
caractérise
la
raison
et
l’expérience
néanmoins,
c’est
la
diversité
de
leurs
objets
3ième
partie
:
ce
que
l’on
constate
d’universel
c’est
la
dissimilitude,
non
la
similitude.
26
parfaite, mais tout au moins à un certain savoir), c’est l’expérience. Comment, et quel savoir –
c’est ce que ce dernier chapitre des Essais doit nous montrer. On peut déjà noter deux choses :
-‐ l’expérience n’est pas ici ce qui peut se prolonger en art et en science, car elle est
une alternative à la raison
Et donc notre problématique est réorientée : le problème n’est plus de savoir comment
elle constitue l’art et la science, mais de savoir comment elle se constitue et si et comment par
elle-même elle nous donne une certaine connaissance (et non une connaissance certaine !). On
a dit que chez Aristote empereia pouvait être traduit par « connaissance empirique », mais le
problème devient : comment l’empereia peut-elle être une connaissance empirique ?
27
d’une rose ? d’une rivière ? Montaigne argue que c’est impossible à dire, à moins que chaque
rivière, que chaque rose ait sa propre Forme intelligible ? sa propre essence ? Mais alors
comment le tenir pour une rose, une rivière (parmi d’autres qui seraient du même genre) ?
Montaigne n’affirme pas non plus avec certitude qu’il n’y a pas de formes ou
d’essences (ce serait pour un sceptique tel que lui, se contredire). Mais il fait valoir que :
25
Rappelez-‐vous
:
«
Formes
»
peut
signifier
«
Essences
»
ou
«
Idées
»
chez
Platon
28
nous sera impossible de déterminer les qualités qui font son essence et la
distinguent par rapport à d’autres essences).
Insistons-y à nouveau : Montaigne ne dit pas qu’il n’y a pas d’universel ou qu’il n’y a
aucune ressemblance – sa thèse n’est pas métaphysique. (Il ne soutient pas comme une vérité
absolue une thèse héraclitéenne, ou un mobilisme universel qui dirait « absolument rien n’est
permanent », cela contredirait son scepticisme.) Mais il dit « la ressemblance est mal sûre » :
l’universel que l’on suppose, on ne peut pas le définir – et à vrai dire, on ne peut pas savoir
s’il y en a un. C’est bien pourquoi dans le langage, le sens des mots vient de leur usage, plutôt
de la dénotation d’un concept universel bien défini.
Troisième partie (fin du texte). Les seules universalités que l’on constate sont la
dissimilitude et la variation. (Encore faut-il entendre que ce ne sont des universels que par
ironie… puisque c’est seulement ce que l’on trouve dans l’expérience, ce que l’on
« constate »). Et Montaigne de s’amuser à prendre l’exemple des œufs ! Il y a là une triple
ironie : 1/ parce que ce n’est qu’un exemple justement… sur lequel les questions posées plus
haut valent aussi (de quoi est-il un exemple ? d’un universel ? d’une généralité ? ou
seulement de lui-même ?)26, 2/ parce que ce n’est pas un exemple de grande dignité
philosophique (des œufs !) et cela va de pair avec la volonté de Montaigne d’abaisser, voire
humilier la présomption de la raison humaine, 3/ parce que son utilisation est une manière de
retourner contre les adversaires du scepticisme leur propre thèse. Ce dernier point, très
26
Montaigne
use
à
l’envi
des
exemples
tout
au
long
des
Essais,
d’ailleurs.
La
question
est
de
savoir
quel
statut
accorder
à
la
conviction
ontologique
qu’il
n’y
a
que
des
exemples
dans
la
réalité.
29
piquant, mérite quelques explications. (Toutefois ce n’est là qu’un détail de l’histoire de la
philosophie. Point n’est besoin d’apprendre par cœur ce qui suit pour le partiel ; il serait bon,
simplement, de comprendre l’argument général). Le contexte auquel il est fait allusion dans
l’exemple, c’est la controverse entre stoïciens et sceptiques, controverse très bien mise en
scène par un auteur ancien dont Montaigne est féru, Cicéron. Dans les Académiques, Cicéron
imagine un dialogue entre un porte-parole stoïcien et lui-même, porte-parole des sceptiques.
Les stoïciens disent qu’on peut accéder à la vérité, avoir un jugement vrai sur une chose en
reconnaissant l’évidence, et qu’il suffit d’être mis en présence d’une représentation évidente
pour la reconnaître, même s’il faut faire l’effort de compréhension sans se fier à l’apparence
trompeuse. Les sceptiques (de l’Antiquité) répondent pour leur part que tout le problème est
là : rien ne permet jamais de savoir si l’apparence est une apparence de vérité (une évidence)
ou une apparence trompeuse… comment faire la différence entre l’illusion et la vérité ? En
somme les sceptiques grecs et latins veulent montrer que pour nous vérité et fausseté sont
indiscernables. Et à l’appui de cela ils avancent notamment l’argument suivant : il y a bien
des choses indiscernables autour de nous, n’est-ce pas ? Par exemple, qu’est-ce qui distingue
un œuf d’un autre œuf ? et bien alors, pourquoi vérité et fausseté ne seraient-elles pas aussi
indiscernables ? L’exemple des œufs (en lien avec la question de l’indiscernabilité des
choses) sera souvent repris dans l’histoire jusque chez Leibniz et Hume et avant eux, on le
voit ici, par Montaigne. Cependant, on va le voir, l’originalité de ce dernier consiste à
retourner contre les stoïciens la défense qu’ils adoptaient. Car que répondaient les stoïciens
aux sceptiques ? Le personnage stoïcien de Cicéron est suffisamment clair : « mais qu’est-ce
que les sceptiques nous veulent avec leurs œufs, leurs jumeaux, etc. ? Tiens d’ailleurs à
Delos, les gens sont des éleveurs professionnels et ils peuvent très bien reconnaître tel œuf
d’un autre en sachant même quelle poule l’a pondu ! »27. Ce passage que je paraphrase ici est
sans aucun doute celui que Montaigne a en tête en écrivant ce dernier chapitre des Essais.
Montaigne parle de Delphes et non de Délos, mais il se trompe en citant de tête… à moins
qu’il ne le fasse intentionnellement, lui qui comme on va le voir, accorde tant de prix à la
connaissance de soi.
Soit. Mais que fait Montaigne de cette référence implicite ici ? A vrai dire il s’amuse.
Il retourne la thèse stoïcienne (selon laquelle il y a de réelles différences entre les choses)
comme une arme sceptique… c’est-à-dire un moyen de justifier que l’on ne peut pas
connaître les choses (que l’on ne peut pas porter de jugement universel, vrai, sur les choses).
27
Cicéron,
Les
académiques,
GF,
p.
181-‐183.
La
référence
n’est
qu’indicative
ici.
Vous
pouvez
vous
dispenser
d’aller
la
lire
si
vous
n’en
avez
pas
le
temps.
30
Montaigne ajouterait donc une coda au dialogue de Cicéron, que l’on pourrait résumer ainsi :
« C’est vrai : il y a de la dissimilitude – rien n’est indiscernable, chaque chose peut nous
paraître différente d’une autre. Mais justement, il y en a trop de dissimilitudes ! Puisqu’on fait
partout (et c’est le sens auquel se réduit le terme « universellement ») l’expérience de la
dissimilitude, on voit mal comment passer de l’expérience à l’art et à la science ». La
connaissance requiert une certaine homogénéisation. Mais cette dernière est compromise par
l’expérience même. L’art, qui suppose une connaissance des principes et des causes, ne peut
parvenir à cette homogénéisation. L’exemple de Perrozet à la fin de notre texte peut paraître
un peu périphérique, pourtant il a encore une signification notable. Perrozet est un fabricant
de cartes à jouer (un « cartier » disait-on). Bien entendu, un cartier doit faire des cartes qui de
dos seront les plus indiscernables possibles pour que l’on puisse jouer. Or Montaigne ironise
là encore : le plus habile cartier, n’empêchera pas que lors de la partie, si on a l’expérience de
jouer avec un tel ou un tel on parvienne assez vite à savoir s’il a du bon jeu ou non,
simplement en le regardant passer ses cartes. Ce que l’exemple montre, c’est que même en
fabriquant des choses très semblables (des cartes), l’art n’empêche pas que l’utilisation de ces
choses les rend toujours singulières. Plus largement : même s’il y avait des choses vraiment
semblables dans le monde, le fait que chacun s’en sert différemment, les manie différemment
ou les vit différemment et finalement les expérimente différemment les rend infiniment variées
(selon celui à qui elles se rapportent). Il n’y a peut-être pas un héraclitéisme métaphysique,
mais il y a un relativisme concernant ce dont nous faisons l’expérience.
-‐ une chose est toujours relative au moins à une autre chose : une chose n’est jamais
lisse ou rouge ou belle ou cruelle, elle l’est toujours plus ou moins qu’une autre.
Ce dont nous faisons l’expérience est toujours mutuellement relatif selon
Montaigne.
-‐ Mais ce rapport entre les choses est également relatif à nous-mêmes. Ce dont le
sujet fait l’expérience lui est toujours aussi relatif.
31
jamais l’œuf, ni un œuf indiscernable, mais toujours cet œuf au goût bien particulier que
toutes nos rencontres ne parviennent jamais à nous découvrir un universel (L’Œuf en soi ou
l’essence de l’œuf).
Comment alors avoir une expérience qui nous mènera à un certain savoir? Montaigne
répond : l’interprétation.
L’avantage de l’interprétation :
-‐ c’est d’abord que c’est un jugement qui peut être relatif à celui qui juge :
l’interprétation ne prétend pas s’abstraire de tout point de vue (elle peut même
laisser, pourquoi pas une certaine part à la liberté d’esprit, voire à l’invention)
-‐ c’est un jugement qui ne réduit pas, ne supprime pas les différences : il établit un
rapprochement mais sans faire d’identification absolue
-‐ c’est un jugement qui, pour comprendre les choses, ne suppose pas tant des lois
naturelles (des grands principes universels par où la nature opère), que des signes
qui peuvent être singuliers
La seule faiblesse de l’interprétation, dont il faut prendre garde, selon Montaigne est
qu’elle suppose elle-même d’être interprétée (par l’auditeur, le lecteur, etc.). L’on en vient
32
alors à interpréter les interprétations davantage que les choses mêmes. « Il y a plus affaire à
interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur
autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser » (p. 1069).
Anticipons alors un peu le sens général de la réponse de Montaigne, qui donne tant de
souffle à l’essai III.13. La condition pour qu’un événement soit un exemple ce n’est pas de
pouvoir définir sa ressemblance avec un autre (on en est incapable), mais c’est de saisir de
quoi ces deux événements sont susceptibles pour moi d’être ceci ou cela, de comprendre en
quoi ils ont des potentialités pour moi. Et alors la seule « forme » qui se dégage c’est le moi.
Toute expérience est expérience de soi, le seul universel dont on fait l’expérience c’est soi.
Mais alors, l’histoire n’est pas terminée. Les difficultés commencent au contraire : car cette
forme dont on fait l’expérience, on est aussi incapable de la définir dans des limites strictes.
Les difficultés qu’on pointait à propos de l’expérience en général se retrouvent aussi au
niveau de l’expérience de soi ! Est-on tombé de Charybde en Scylla ? Non. Car cette fois
l’expérience de soi n’est pas seulement un problème, c’est aussi une solution. C’est ce qui
permet de se ressaisir, et de s’approcher. Comment puisqu’on a toujours à faire à un moi qui
n’est plus celui d’il y a une heure et qui ne sera pas celui de dans une heure ? C’est
précisément que l’on fait en même temps l’expérience que celui qui était il y a une heure et
celui qui sera dans une heure est le même, on fait l’expérience de l’ipséité. On se vit comme
identique à soi-même sans que cette identité soit celle d’un moi idem28.
28
Sur
ce
point
la
distinction
devenue
classique
en
philosophie
et
faite
par
P.
Ricoeur
L’expérience nous en apprend plus sur nous que sur les choses. C’est déjà ce qui est
impliqué par la première phrase du premier texte de III.13. Mais il faut comprendre pourquoi.
C’est en raison de la relativité de ce que nous découvre l’expérience : relativité des choses
entre elles (on les juge toujours les unes par rapport aux autres et c’est ce qui nous découvre
autant les dissimilitudes que les similitudes), et par rapport à nous. Rappelez-vous : les
relations entre les choses sont saisies par le prisme de l’expérience et donc relativement à
nous. C’est l’expérience qui doit nous permettre de juger des choses en les interprétant, mais
cette expérience est toujours relative à soi : les choses se découvrent dans un rapport à soi, lui-
même parfois comparé au rapport de ces choses aux autres. Le passage clé qui fait la
transition entre les deux grands moments de l’essai III.13 et qui en est la thèse centrale est
celui-ci :
Quel que soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l’expérience, à peine servira
beaucoup à notre institution celle que nous tirons des exemples étrangers, si nous faisons si
mal notre profit de celle que nous avons de nous-mêmes, qui nous est plus familière, et certes
suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut (p. 1072).
L’expérience des choses est toujours aussi expérience de soi : ce qui est hors de nous
n’est objet d’expérience pour nous que si nous éprouvons également la façon dont nous nous
y rapportons. Ainsi je suis toujours à la fois sujet et objet de mon expérience. Ce faisant, je
découvre mes capacités, mes besoins, mes potentialités et les nécessités de mon être à la
rencontre du monde et des autres. C’est en quoi l’expérience de soi nous instruit de ce qu’il
nous faut. Les « exemples étrangers » doivent s’entendre en pls sens : 1/ exemples sans lien
avec nous, 2/ et même exemples des autres (l’expérience qu’autrui peut faire des choses) ne
nous sont d’aucune utilité et d’aucune instruction. Sans lien avec nous, ils conduisent à une
science vaine (prétendue mais creuse) qui prétend recueillir des faits dont nous ne pouvons
faire d’expérience propre ; qui se présente pour absolument objective et occulte les principes
d’interprétation nécessairement subjectifs dont elle procéderait. Quant aux « exemples des
autres », l’on doit s’en méfier. Ce qui vaut pour les autres ne peut par principe valoir pour
moi. (Juste avant notre texte, Montaigne a déclaré que les lois se font respecter « non parce
qu’elle sont juste, mais parce qu’elles sont lois » : il faut qu’il y ait des commandements
universels pour assurer la stabilité politique – mais il ne faut pas s’y tromper : elles ne
peuvent par elles-mêmes être juste, c’est-à-dire légitime pour chacun).
[B] J’aimerais mieux m’entendre bien en moi qu’en Platon [C : qu’en Cicéron]. De
l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage, si j’étais bon écolier. Qui
remet en sa mémoire l’excès de sa colère passée et jusques où cette fièvre l’emporta, voit la
34
laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. Qui se
souvient des maux qu’il a couru, de ceux qui l’ont menacé, des légères occasions qui l’ont
remué d’un état à autre, se prépare par là aux mutations futures et à la reconnaissance de sa
condition. La vie de Caesar n’a point plus d’exemple que la nôtre pour nous ; et emperière, et
29 30
populaire , c’est toujours une vie que tous accidents humains regardent . Ecoutons-y
seulement : nous nous disons tout ce de quoi nous avons principalement besoin. // Qui se
souvient de s’être tant et tant de fois mesconté de son propre jugement, est-il pas un sot de
n’en entrer pour jamais en défiance ? Quand je me trouve convaincu par la raison d’autrui
d’une opinion fausse, je n’apprends pas tant ce qu’il m’a dit de nouveau et cette ignorance
particulière (ce serait peu d’acquêt), comme en général j’apprends ma débilité et la trahison
de mon entendement ; d’où je tire la réformation de toute la masse.
MONTAIGNE, Essais, III.13, « De l’expérience », éd. Villey-Saulnier, PUF, p. 1073-
1074, orthographe modernisée.
Le sens de ce texte doit être éclairé par ce qui précède. Exercice : faîtes le plan.
o La
sagesse
est
morale.
«
Qui
remet
en
sa
mémoire
l’excès
de
sa
colère
passée
et
jusques
où
cette
fièvre
l’emporta,
voit
la
laideur
de
cette
passion
mieux
que
dans
Aristote,
et
en
conçoit
une
haine
plus
juste
»
:
se
souvenir
de
ses
propres
excès
nous
fait
éprouver
(laideur,
haine)
en
quoi
ils
sont
haïssable.
La
sagesse
est
donc
une
espèce
d’expérience
–
y
compris
affective
:
qui
nous
fait
éprouver
la
difformité
de
nos
excès,
et
la
vertu
de
la
juste
mesure
(de
ce
qui
nous
convient).
NB
:
chez
Montaigne,
il
n’y
pas
de
condamnation
des
passions,
lesquelles
sont
au
contraire
la
vie
de
l’âme.
o La
sagesse
est
une
«
connaissance
de
soi
».
«
Qui
se
souvient
des
maux
qu’il
a
couru,
de
ceux
qui
l’ont
menacé,
des
légères
occasions
qui
l’ont
remué
d’un
état
à
autre,
se
prépare
par
là
aux
mutations
futures
et
à
la
reconnaissance
de
sa
condition
»
:
sagesse
=
connaissance
de
la
condition
humaine,
non
par
des
théories
de
l’âme
(psychologiques)
ou
des
théories
métaphysiques
et
cosmologiques
(XVIe
siècle,
=
moment
où
les
théories
sur
le
microcosmos
et
le
macrocosmos
qui
assignait
une
place
à
l’homme
dans
l’univers
selon
les
«
éléments
»
dont
sa
nature
était
composée).
La
sagesse
est
dnc
une
connaissance
de
la
condition
humaine
par
réflexion
sur
sa
propre
existence
vécue.
29
Que
ce
soit
la
vie
d’un
empereur
ou
celle
d’un
homme
du
peuple
30
C’est
toujours
une
vie
humaine,
sujette
à
tous
les
accidents
d’une
vie
humaine.
35
o Enfin
(toujours
dans
la
même
phrase
du
texte),
la
sagesse
n’est
pas
tant
connaissance
de
ce
qui
fait
notre
essence,
que
connaissance
de
nos
changements,
mutations,
de
nos
troubles
et
nos
accidents.
Là
encore
il
n’y
a
que
l’expérience,
qui
peut
donner
une
telle
instruction
:
§ par
la
mémoire
des
accidents,
des
troubles,
et
des
changements
passés
§ en
attestant
par
là
de
possibilités
futures.
Car
ultimement,
c’est
bien
cela
la
sagesse
:
savoir
de
l’expérience
passée,
se
préparer
à
des
accidents
futures,
y
compris
–
peut-‐être
–
à
l’imprévisible.
Dès lors on comprend que la vie de César n’est pas plus intéressante que la vie d’un
homme du peuple. Pourtant Montaigne ne cesse de prendre des exemples dans les biographies
d’hommes illustres, comme dans les vies des hommes qu’il a rencontrés. Montaigne cite
souvent au cours des Essais, La guerre des Gaules et il ne se prive pas d’utiliser la biographie
de César écrite par Suétone pour donner des exemples. Comment l’expliquer ? Dans l’un et
l’autre cas, ce qui l’intéresse ce sont les possibles de l’humaine condition. Mais pour les y
découvrir, il faut nous-mêmes y écouter les échos à notre propre expérience possible (on se
met à la place de César, à la place de l’autre homme : c’est ainsi que leurs vies peuvent être
instructives pour nous, pour la connaissance de soi) Il est vrai aussi que Montaigne aime à
prendre les hommes illustres de l’Antiquité comme exemples, plus peut-être que les quidam :
mais ce qu’il aime chez Alexandre, César, Epaminondas, etc. c’est la façon dont ils peuvent
se mettre à l’épreuve, se raconter, se juger – en somme c’est leur propre « expérience de
soi ».
A partir des //, Montaigne développe le thème sceptique qui découle de la thèse selon
laquelle la seule sagesse qu’apporte l’expérience est une connaissance de soi ainsi révisée,
repensée. Thème selon lequel c’est de l’expérience de l’erreur que l’on apprend (mais chez
Montaigne, on n’a jamais aucune garantie d’être dans la vérité). Quand autrui me convainc
que j’avais une opinion fausse, ce que j’apprends sur moi ce n’est pas tant que j’avais tort sur
tel point précis, mais plus exactement que je suis susceptible d’erreur. Capable de mon
tromper : ce sont des virtualités, des potentialités que nous apprend l’expérience. Et c’est
pourquoi je dois en tirer « la réformation de toute la masse » : de tout mon être : parce que
mon erreur n’est pas seulement instructive pour faire mon histoire passée, mais atteste d’une
faillibilité générale (ce qui ne veut pas dire que je me trompe tout le temps, mais que je suis
susceptible de me tromper), c’est la façon dont je me considère tout entier et la façon dont je
vis qui doit être réformée.
36
Ces virtualités, ces potentialités peuvent également être dégagées par l’imagination
selon Montaigne. Dans ces dernières pages qui ressemblent de plus en plus à un testament
philosophique, Montaigne prend l’exemple d’une maladie qui le fait terriblement souffrir et
dont il mourra : la gravelle. Il montre comment l’usage de l’imagination lui procure une
consolation… même s’il y a là une certaine « piperie de l’esprit », c’est, dit-il, la meilleure
médecine, celle notamment qui lui fait accepter que les maux fassent partie de la vie.
L’essentiel est là encore pour lui non pas de découvrir une vérité sur les choses (une vérité
médicale ou scientifique), mais d’échapper à l’aliénation de soi que la souffrance peut causer,
sans néanmoins se renfermer sur soi, et pour préserver la vivacité d’esprit qui fait sa force31.
En somme, dans l’imagination, on s’éprouve encore, et aussi bien.
BILAN ET TRANSITION
Dans ce premier chapitre, notre attention s’est portée sur le sens donné à l’expérience
dans l’expression avoir de l’expérience. C’est un certain savoir qui en résulte du fait que faire
des expériences (au sens où chaque expérience est aussi une épreuve de soi-même) révèle des
potentialités relatives à moi, à ma rencontre avec les choses. Un savoir sur soi, qui, parce qu’il
n’est pas seulement théorique, devient aussi pour chacun un savoir être, un savoir vivre.
Avoir l’expérience des enfants en difficultés, c’est savoir leur parler, savoir partager des
moments avec eux, en somme c’est savoir vivre avec eux. On l’a vu, avoir de l’expérience,
c’est surtout donc en apprendre beaucoup sur soi (et cet apprentissage n’est jamais clôt parce
que le soi qui se découvre n’est pas susceptible d’une définition essentielle). On vient aussi de
voir avec Montaigne que l’imagination peut avoir un rôle non négligeable dans la façon dont
on s’éprouve. Ce point mérite encore d’être approfondi. Jusqu’ici en effet l’expérience paraît
très passive, faite de singularités contingentes. Mais l’imagination n’a pas seulement une
vertu consolatrice, elle invente ce qui se trouve dans la réalité et qui échappe à nos sens, elle
donne à concevoir ce que nous ne voyons jamais, elle permet d’anticiper, d’élargir, de
diversifier et de compléter notre expérience factuelle. Dès lors en extrapolant, en recomposant
ou en construisant d’autres réalités, elle nous donne également l’occasion de nous éprouver et
donc de faire des expériences sur nous mêmes, on s’aperçoit que les potentialités ou les
virtualités que font apparaître des situations, aussi fictives soient-elles, appartiennent de plein
droit au champ de notre expérience. Ce que l’on ressent en lisant un roman, les pensées qui
31
«
[C]
C’est
signe
de
raccourciment
d’esprit
quand
il
se
contente
:
ou
de
lasseté.
Nul
esprit
généreux
ne
s’arrête
en
soi
:
il
prétend
toujours
et
va
outre
ses
forces.
Il
a
des
élans
au
delà
de
ses
effets.
S’il
ne
s’avance
et
ne
se
presse
et
ne
s’accule
et
ne
se
choque,
il
n’est
vif
qu’à
demi
»
(Montaigne,
Essais,
III.13).
37
nous animent en regardant un film, les troubles et les émotions qui nous « changent » parfois
alors en sont l’illustration patente.
Dans le contexte renaissant, Montaigne n’a pas de complexe à affirmer que la maladie
(en tant qu’expérience) alors donne bien davantage une connaissance (sur soi), que la science
médicale – laquelle est à son époque partagée entre les grandes théories humorales
d’Hippocrate et Galien, et les pratiques empiriques qui s’en remettent finalement, elles aussi,
à de grands préceptes généraux dénoncés par Montaigne (saignées, clystères, etc.). L’histoire
des sciences a depuis profondément transformé la théorie, la pratique et la méthodologie
médicale. Un paradigme expérimental, notamment, s’est imposé à l’époque classique et
moderne et il nous faudra maintenant l’expliquer. Or, il est intéressant de se demander si ce
nouveau modèle expérimental suppose que l’expérience à laquelle il prétend s’en remettre est
dénuée de toute part d’invention, de fiction, de création.
En somme la question que nous sommes conduits à poser désormais est la suivante :
ne pourrait-on mettre en forme l’expérience, la provoquer, en partie la contrôler et même
l’inventer, la créer afin qu’elle nous révèle ses potentialités? Est-il envisageable de le faire
afin de découvrir des puissances, des pouvoirs – et même des causalités ou des régularités –
qui ne soient non plus relatifs à un individu (un « soi ») mais dont tout un chacun pourrait être
le témoin ? N’est-ce pas ainsi que l’on peut comprendre l’invention, au XVIIe siècle,
d’expériences auxquels on conviait la communauté savante ?
38
CHAPITRE
1
:
AVOIR
DE
L’EXPERIENCE
–
ou
en
quoi
l’expérience
propre
est-‐elle
source
de
savoir
? .............................................................................................................................. 2
39