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Université Paris Ouest Nanterre La Défense


Service d'enseignement À distance
Bâtiment E - 3ème étage
200, Avenue de la République
92001 NANTERRE CEDEX

COURS  2015-­‐2016
 

Matière : Philosophie générale (L1)


Code Enseignement : 3LHU1741

L’EXPERIENCE
Claire Etchegaray
CM et TD
Chapitre 1
Table des matières en fin de document
36 pages

Avertissement :
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  1  
CHAPITRE 1 : AVOIR DE L’EXPERIENCE – ou en quoi l’expérience
propre est-elle source de savoir ?

Dans l’introduction, l’on a distingué l’expérience vécue et l’expérimentation


scientifique, mais l’on a également envisagé que la seconde s’enracine dans la première car
pour faire une observation scientifique, il faut bien considérer que quelqu’un la perçoive.
Dans un premier temps, alors, on considérera la valeur gnoséologique* de l’expérience
propre (on en viendra aux conditions méthodologiques spécifiques à l’expérimentation
seulement dans le second chapitre). Par expérience propre, on entend l’expérience que l’on se
fait par soi-même.

A/ L’EXPERIENCE NATURELLE : SOURCE DE CONNAISSANCE SUR LES CHOSES ?


En philosophie, les mots doivent être bien pesés. Lorsque, dans une copie, vous posez
la question « l’expérience est une source de connaissance ? », il faut préciser que la question
peut s’entendre en deux sens car le terme « source » renvoie à deux choses différentes (mais
pas nécessairement exclusives l’une de l’autre d’ailleurs) : origine et fondement. Le travail
philosophique (du type de celui que vous devez mener dans une copie) consiste à définir
précisément ces termes :

- origine : ce à partir de quoi une chose apparaît, est et éventuellement continue


à exister. Si l’expérience est à l’origine de la connaissance il faut alors
comprendre comment elle peut engendrer ce savoir.

- fondement : la raison d’une chose, que ce soit sa raison d’être ou sa


justification. Dans ce cas, pour savoir si l’expérience est au fondement de la
connaissance, il faut se demander si on peut tenir une opinion pour une
connaissance en raison de l’expérience (si la seule expérience peut la
justifier).

Ainsi pour répondre à la question « l’expérience est-elle source de connaissance ? », il


faut en réalité demander : « l’expérience est-elle à l’origine d’un processus intellectuel qui
aboutit à la connaissance ? », et « permet-elle de justifier ou prouver un jugement ? ».

Pour traiter ce double problème, deux auteurs majeurs vont être ici convoqués :
Aristote (-384, -322) et Montaigne (1533-1592).

  2  
1. La perception et l’induction*

La toile est célèbre. Raphaël, L’école d’Athènes. Le détail ci-dessus parle de lui-même.
Platon, à gauche, et Aristote, à droite, indiquent chacun ce qu’est, selon eux, le domaine des
objets de la connaissance. Du doigt, le Platon de Raphaël pointe le ciel intelligible des Idées
quand son disciple Aristote désigne les objets qui nous entourent, le sensible ici-bas. Aristote
est donc celui qui revalorise le sensible. Mais ces généralités sont encore trop vagues. Il faut
donc entrer dans le détail de leurs arguments.

Platon pensait que savoir ce qu’une chose est et ce qu’elle n’est pas c’était connaître
une essence (en grec eidos, que l’on peut traduire aussi par idée). Ne peut être connu, selon
Platon, que ce qui est et demeure tel qu’il est. Par exemple, savoir ce qu’est la justice c’est
savoir la définir sans jamais que ce qui est défini comme juste ne devienne injuste. Ce truisme
apparent a des conséquences métaphysiques et gnoséologiques importantes chez Platon :
comme les choses sensibles sont indéfiniment changeantes - d’une part parce qu’elles sont
variées (un lit n’est jamais le même qu’un autre lit) et d’autre part parce que chacune d’elle
est variable (le lit vieillit, se corrompt) – seul ce qui est au principe des choses sensibles peut
être, à ses yeux, objet d’une véritable connaissance. Ces essences1 (la Justice en soi, c’est-à-
dire l’Idée de justice par exemple, mais aussi la Science en soi, le Lit en soi, etc.) sont les
seuls objets qui doivent retenir l’attention du philosophe2.

Aristote renverse cette position. Il admet certes, comme on va le voir, que la


connaissance consiste à saisir l’essence des choses. Mais il refuse de considérer que cette

                                                                                                               
1   Platon   parle   aussi   de   Formes   ou   d’Idées   (cela   pourra   être   utile   de   s’en   souvenir   plus  

loin,  chez  Montaigne).  


2   Plus   exactement,   ainsi   que   le   montrent   les   trois   passages   bien   connus   de   la   République  

(le  texte  de  la  ligne  de  la  connaissance  (Rép.  VI  509  c  –  511e),  celui  de  la  caverne  et  celui  
de   l’image   du   soleil   (Rép.   VII,   514   a   –   517c)),   la   philosophie   consiste   à   considérer   les  
choses  sensibles  comme  des  images  qui  ne  font  que  participer  à  une  essence  universelle,  
laquelle  est  l’unique  objet  du  savoir.  
  3  
essence, universelle, est nécessairement une substance séparée des choses sensibles. Pour la
saisir, selon le Stagyrite3, il ne faut donc pas négliger la perception, il faut même l’utiliser.
Nous formons les notions universelles des choses, et ce, en les percevant d’abord dans leurs
singularités. Par exemple, je n’ai l’idée de rose que parce que j’ai d’abord perçu les qualités
sensibles de roses singulières. Comment ? Aristote propose une explication célèbre dans son
traité De l’âme : l’âme est comme un morceau de cire où s’impriment les images des choses.
Par chacun des cinq sens, l’âme reçoit « les formes sensibles sans la matière, comme la
tablette de cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ni l’or » (De l’âme, II.5, 417b15-16).
Quand bien même les présupposés psychologiques d’Aristote paraissent datés, il reste qu’il y
a là une thèse promise à une longue fortune dans l’histoire de la pensée occidentale : la
sensation est tenue pour la réception de qualités émanant de l’objet, qualités qui (puisque je
n’ai pas le stylo dans l’œil !) sont formelles et non matérielles4.

Mais la perception a ses limites. Aristote précise en effet qu’elle est incapable de nous
donner le savoir (Sec. Anal., I.31, 87b). Cela pourrait sembler contradictoire avec ce qui vient
d’être dit, mais ce ne l’est pas : la connaissance des essences (des choses sensibles) vient de la
perception mais la perception ne suffit pas pour avoir cette connaissance. En tant que telle une
perception n’est pas la connaissance d’une essence. Elle n’est qu’une image que l’on reçoit
d’une chose singulière. Elle ne perçoit jamais que cette rose, ce bébé, ce stylo, etc. Mais alors
comment savoir ce qu’est cette chose ?

Pour savoir que cette chose est une rose, que faut-il ? Soit il faut déjà avoir l’idée de
rose (mais on retombe sur notre problème : comment cette idée a pu se former ?), soit il faut
comprendre qu’elle est une parmi d’autres qui lui ressemblent, i.e. il faut déjà rapprocher telle
perception d’une autre (et l’idée se formera en regroupant toutes ces choses dans un même
genre, auquel on pourra donner un même nom, ici rose)5. Ce rapprochement, selon Aristote,

                                                                                                               
3  On  utilise  souvent  cette  dénomination  pour  désigner  Aristote.  Celui-­‐ci   est   en   effet   né   à  

Stagyre,   en   Grèce.   Sachez   donc   qu’il   s’agit   de   lui   si   vous   trouvez   l’expression   dans   un  
texte.  
4   Puisqu’une   image,   néanmoins,   n’est   pas   suffisante   pour   définir   une   sensation,   il   faut  

bien  qu’il  y  ait  une  capacité  de  sentir  (sans  laquelle  il  n’y  aurait  pas  de  sensation),  c’est  ce  
qu’Aristote  nomme  le  «  sens  commun  »,  qui  unifie  les  différentes  images  des  différents  
sens  pour  nous  donner  l’idée  d’un  seul  et  même  objet.  
5   Evidemment   une   perspective   platonicienne   défendrait   la   première   option  :   selon  

Platon  l’âme  a  toujours  déjà  eu  connaissance  des  Idées  parce  qu’il  est  de  sa  nature  de  les  
contempler,   il   lui   faut   seulement   s’en   souvenir.   Il   lui   suffit   de   redécouvrir   les   Idées   à  
partir   des   images   sensibles,   mais   elle   n’a   pas   à   les   construire,   car   elle   a   déjà   vu   ces   Idées  
comme   telles.   Platon   développe   cette   thèse   dans   les   passages   mythologiques   et  
  4  
se fait par l’induction*. Le terme grec est epagogè, formé à partir de agein (amener) et epi (à,
au-dessus). En d’autres termes, l’induction désigne chez Aristote l’acte de l’esprit qui amène
à concevoir une généralité ou un universel (par-delà le particulier). Le mouvement de l’esprit
par lequel on passe d’une chose à une autre se nomme plus communément raisonnement. On
peut donc définir l’induction de la façon suivante chez Aristote :

Raisonnement qui, à partir d’observations simples généralise naturellement une


affirmation.

Ce raisonnement a la particularité d’être très commun6. C’est celui que l’on fait
spontanément dans notre expérience personnelle, pour se forger un jugement, c’est pourquoi
l’illustration qu’en donne Aristote est souvent très prosaïque. Le feu brûle, une rose a des
épines, les cygnes sont blancs. Mais c’est aussi un raisonnement qui peut être utile au
philosophe (qui se demande ce que c’est que savoir) : ainsi, dit-il dans les Topiques, si on
constate que le plus habile pilote est celui qui a aussi le savoir du pilotage, et également que le
plus habile cocher est aussi celui qui sait mener un attelage on conclura de façon générale
qu’habileté et savoir vont de pair. Il souligne également l’utilité de ce type de raisonnement
pour être persuasif quand on traite de choses qui sont seulement probables et ne relèvent donc
pas de la science7. Il nous porte en effet à croire, à partir d’exemples singuliers, que l’on a
perçu quelque chose de général. D’ailleurs, parmi ces exemples singuliers sur lesquels
l’induction peut s’opérer, il n’y a pas seulement nos perceptions propres, il y a aussi ce que
les témoignages, les proverbes, les poètes peuvent rapporter.

Elle est donc très utile. Pourtant, elle aussi a ses limites. La principale pourrait être
résumée ainsi : elle n’a pas de rationalité déductive. Expliquons-nous. Un raisonnement, pour
être parfaitement concluant, selon Aristote, doit pouvoir être formalisé dans une déduction. Le
raisonnement parfait, c’est-à-dire le raisonnement qui de deux prémisses tire avec une
nécessité parfaite une conclusion, c’est selon Aristote le syllogisme. Par exemple, soit les
deux prémisses suivantes :

                                                                                                               

eschatologiques   du   Phèdre   sur   la   métempsychose   et   la   réminiscence.   Les   innéistes  


(Augustin,   Descartes,   Leibniz)   s’en   souviendront  :   l’âme,   diront-­‐ils,   a   déjà   des   idées  
innées  universelles  «  toutes  faites  »  en  elle.  
6  Dans  la  Rhétorique,  il  observe  que  se  servir  d’exemples  c’est  déjà  commencer  à  induire  

(en  fait,  c’est  une  induction  du  particulier  à  un  autre  particulier  cette  fois).  
7   Chez   Aristote,   comme   chez   beaucoup   d’auteurs   de   l’Antiquité,   probable   signifie  

seulement   crédible.   Ce   n’est   absolument   pas   un   concept   mathématique,   statistique   ou  


stochastique,   car   à   vrai   dire   le   probable   n’est   précisément   pas   certain.   De   ce   qui   est  
probable  donc  chez  Aristote  (et  en  ce  sens),  il  n’y  a  point  de  science.  
  5  
Proposition 1 : Tous les chats sont gris

Proposition 2 : Or Noisette est un chat

L’on en tire nécessairement que Noisette est gris. Cette nécessité n’est pas liée à ce dont on
parle mais seulement à la relation établie entre les deux affirmations posées (que Noisette
existe ou non et d’ailleurs que quelque chose comme des chats aient ou non jamais existé).
C’est une nécessité formelle : le syllogisme conduit à une conclusion valide seulement par la
mise en relation de ses propositions (par sa forme).

En revanche de ce que

Tous les hommes sont mortels

Or Tom est mortel

on ne saurait jamais conclure nécessairement que Tom est un homme. Il se pourrait que Tom
ne soit pas un homme, soit mortel et que tous les hommes soient mortels… il n’y aurait là
aucune contradiction. Dire que « tous les hommes sont mortels, or Tom est mortel, donc Tom
est un homme » ce n’est pas vraiment suivre un syllogisme, c’est faire un faux raisonnement
qu’Aristote nomme « paralogisme ».

Maintenant, pour nous, toute la question est de savoir si l’induction peut avoir une rigueur
syllogistique. Dans les Premiers analytiques (II.23, 68b15-68b29), Aristote concède qu’on
pourrait tenter de formaliser dans un syllogisme, au moins, un certain type d’induction :
l’induction qui serait « complète ». Ainsi, si je sais que « l’homme, le cheval, le mulet vivent
longtemps » et que je sais que « tous les animaux sans fiel sont l’homme, le cheval et le
mulet » alors j’induis que « tous les animaux sans fiel vivent longtemps ».

Induction complète :

Proposition 1 : L’homme, le cheval, le mulet vivent longtemps.

Proposition 2 : L’homme, le cheval, le mulet sont tous les animaux sans fiel

Conclusion : Tous les animaux sans fiel vivent longtemps.

Mais évidemment tout le problème est de pouvoir établir l’universalité de la conclusion (qui
tient ici à l’exhaustivité de l’énumération dans la seconde prémisse)… il se pourrait qu’il y ait
d’autres animaux sans fiel que je n’ai pas encore découverts et dans ce cas, rien ne m’assure
dans les prémisses qu’ils vivront longtemps. Si l’on reprend l’exemple pris par Aristote dans
les Topiques, on verra donc que l’induction établit un lien entre habileté et savoir mais
seulement pour les cas observés (le pilote, le cocher… et encore : tel pilote, tel cocher), et

  6  
nous laisse ignorer ce qui concerne les cas non observés. Comment jamais être certains que
l’induction est complète et se fait sur tous les cas possibles ?

Un premier bilan s’impose. La perception et l’induction ne nous donnent pas de science (ne
nous font pas connaître l’essence universelle des choses avec nécessité). Notez bien que ce
point est déjà souligné par Aristote et que point n’a été besoin d’attendre Hume, au XVIIIe
siècle, pour en prendre conscience. (En temps voulu, il faudra donc mieux comprendre où est
l’apport de Hume). Par exemple, on induit que les cygnes sont blancs à partir de perceptions
singulières, mais il se peut qu’un jour on observe un cygne noir. L’induction ne prouve pas
que tous les cygnes sont noirs – elle montre seulement que tous les cas observés jusqu’ici
étaient des cas de cygne blanc8. On peut donc penser qu’elle ne donne pas une connaissance
sur l’essence du cygne.

Toutefois on ne peut pas en rester là. Ce que nous avons vu conduit en effet à poser deux
questions :

1/ Même si elles ne sont pas science par elles-mêmes, la perception et l’induction ne sont-
elles pas indispensables pour acquérir la science ?

2/ Et même : ne procurent-elles une certaine connaissance (évidemment pas une connaissance


certaine, une connaissance parfaite que seule la science donne) mais une sorte de savoir ?

C’est ce que nous allons voir.

NB : sur la science chez Aristote, voir le fichier d’Annexes.

2. La connaissance empirique (empereia) : ses conditions, ses conséquences

Pour répondre (par l’affirmative, comme on va le voir) aux deux questions ci-dessus,
la référence canonique se trouve au tout début de la Métaphysique. Lisons ce texte dans toute
sa longueur car il fait date dans l’histoire de leur traitement.

Genèse de la sagesse
[980a21] Tous les humains ont par nature le désir de savoir. Preuve en est le plaisir
qu’ils prennent aux sensations, car elles leur plaisent d’elles-mêmes indépendamment de leur
utilité et, plus que les autres, la sensation visuelle. En effet, non seulement pour agir, mais
alors même que nous n’envisageons aucune action, nous préférons la vue pour ainsi dire à
toutes les autres sensations. La cause en est que, entre les sensations, c’est elle qui nous fait au
plus haut point acquérir des connaissances et nous donne à voir beaucoup de différentes. Par
nature donc, les animaux ont la sensation à la naissance ; mais, pour les uns, de la sensation
                                                                                                               
8   «  Celui   qui   induit   ne   prouve   pas   ce   qu’est   une   chose,   mais   si   elle   est   ou   non   le   cas  »  

(Seconds  analytiques,  II.7,  92b,  GF,  p.  267).  


  7  
ne naît pas la mémoire, pour les autres elle en naît. [980b] Et c’est pourquoi ces derniers sont
plus intelligents et plus aptes à apprendre que ceux qui ne peuvent se souvenir ; sont
intelligents sans apprendre tous ceux qui ne peuvent entendre les bruits, par exemple l’abeille
et tout autre animal de ce genre, tandis que tous ceux qui, outre la mémoire possèdent aussi
cette sensation apprennent.
Ainsi, tous les animaux, pour vivre, font usage des représentations et des souvenirs,
mais participent peu de l’expérience, à l’exception du genre des humains qui, pour vivre, fait
aussi usage de l’art et des raisonnements. Pour les humains, l’expérience naît de la mémoire :
en effet, les souvenirs nombreux du même objet [981a] valent à la fin une seule expérience.
Et même l’expérience paraît presque semblable à la science et à l’art, comme le dit Polos9,
l’inexpérience au hasard. L’art naît lorsque, de nombreuses notions d’expériences, résulte une
seule conception universelle à propos des cas semblables. En effet, concevoir que, pour
Callias atteint de telle maladie, tel remède est bon, puis pour Socrate, et pour beaucoup de
gens dans le même état, pris un par un, cela relève de l’expérience ; mais concevoir que tel
remède est utile à tous ceux qui sont tels, définis selon une seule forme, et malades de telle
maladie, par exemple les phlegmatiques ou les bilieux qui ont la fièvre du causos, cela relève
de l’art. Donc du point de vue de l’action, on est d’avis que l’expérience ne diffère en rien de
l’art, et même que les gens d’expérience réussissent mieux que ceux qui possèdent une
définition (logos) sans l’expérience. La cause en est que l’expérience est connaissance des
singuliers, l’art, des universels ; or les actions et les générations concernent toutes le singulier,
car celui qui soigne ne guérit pas l’humain, sauf par coïncidence, mais Callias ou Socrate ou
quelque autre de ceux à qui l’on donne un nom de cette manière, et qui se trouve être un
humain. Donc quiconque possède la définition (logos) sans l’expérience acquiert la
connaissance de l’universel, mais ignore le singulier contenu dans l’universel, se trompera
souvent de traitement, car ce que l’on soigne est le singulier.
La sagesse est science des causes
Mais nous pensons pourtant que, du moins, savoir et comprendre appartiennent plus à
l’art qu’à l’expérience, et nous concevons que les hommes de l’art sont plus sages que les
hommes d’expérience, dans la pensée que, chez tous, la sagesse accompagne plutôt le savoir,
et cela parce que les uns savent la cause, les autres non. Car les gens d’expérience savent le
fait, mais ignorent le pourquoi, tandis que les autres acquièrent la connaissance du pourquoi,
c’est-à-dire de la cause. Pour cette raison aussi, nous jugeons que ceux qui dirigent ont, en
chaque domaine, plus de valeur et plus de savoir que ceux qui exécutent et [981b] qu’ils sont
plus sages parce qu’ils savent les causes de ce qu’ils produisent ; quant aux exécutants, ils
produisent comme certains êtres inanimés aussi produisent, sans savoir ce qu’ils produisent,
de même que le feu brûle ; donc les êtres inanimés produisent chacun de ces effets par une
certaine nature tandis que les exécutants le font par habitude. Et nous jugeons ainsi dans la
pensée qu’ils sont plus sages, non parce qu’ils ont plus d’habileté pratique, mais parce qu’ils
possèdent la définition et acquièrent la connaissance des causes. En un mot, le signe qui
distingue le savant de l’ignorant est la capacité à enseigner et c’est pourquoi nous pensons que
l’art, plus que l’expérience, est science, car les hommes de l’art peuvent enseigner, les autres
ne le peuvent pas. De plus, nous pensons qu’aucune des sensations n’est sagesse ; pourtant ce
sont elles, assurément, les connaissances par excellence des choses singulières, mais sur
aucun sujet elles ne disent le pourquoi, par exemple pourquoi le feu est chaud, mais elles
disent seulement qu’il est chaud. Donc en premier lieu, il convient que les humains admirent
l’inventeur de n’importe quel art dégagé des sensations communes, non seulement à cause de
                                                                                                               
9   Dans   son   cours   Aristote   fait   une   référence   à   une   autorité   que   ses   disciples   connaissent  

bien  :  le  sophiste  Polos.  


  8  
l’utilité de l’une de ses inventions, mais aussi parce qu’il est un sage et supérieur aux autres ;
et quand on invente des arts en plus grand nombre, les uns pour les besoins de la vie, les
autres pour l’agrément, il convient de concevoir que les inventeurs de tels arts sont toujours
plus sages que ceux des premiers parce que leur science ne vise pas à l’utilité. Ensuite, dès
lors qu’on été acquises toutes les inventions de ce genre, les sciences qui ne visent ni au
plaisir ni à la satisfaction des besoins ont été inventées, et d’abord dans les lieux où on a eu du
loisir. C’est pourquoi les arts mathématiques sont nés d’abord en Egypte, car là-bas on avait
laissé du loisir à la caste des prêtres (…).
La raison pour laquelle nous tenons maintenant ces propos est que tous conçoivent que
ce qu’on appelle sagesse traite des causes premières et des premiers principes ; par
conséquent, comme on l’a dit auparavant, l’homme d’expérience semble plus sage que ceux
qui ont une sensation quelle qu’elle soit, l’homme de l’art que les hommes d’expériences,
celui qui dirige un art que celui qui exécute, [982a] et les sciences théoriques semblent plus
sagesse que les sciences productrices. Il est donc évident que la sagesse est une science qui
traite de certains principes et de certaines causes.
ARISTOTE,   Métaphysique,   Livre   A,   chapitre   1,   980a21-­‐982a3,   éd.   et   tr.   fr.   Marie-­‐Paule  
Duminil  et  Annick  Jaulin,  Paris,  Garnier  Flammarion,  2008.  

Commençons par quelques mots sur le titre de l’ouvrage, car il peut paraître abscond :
Métaphysique. En réalité, il y a deux raisons pour lesquelles cette obscurité ne doit pas vous
gêner. D’abord ce n’est pas un titre choisi par Aristote. Le livre d’Aristote que vous pouvez
aujourd’hui acheter sous le titre Métaphysique est en réalité une composition postérieure à
Aristote, regroupant plusieurs traités différents auxquels l’on a donné ce titre pour les
différencier d’un autre recueil reprenant aussi des leçons d’Aristote mais qui traitaient cette
fois de la nature et que l’on avait donc appelé Physique (parce qu’en grec « nature » se dit
« phusis »). « Méta-physique », désigne ici un champ d’études philosophiques qui
accompagne, suit ou encore dépasse la « physique » (méta signifiant « avec », « après », ou
encore « au-delà » en grec)10. En fait, dans ce recueil nommé Métaphysique, Aristote
n’emploie jamais explicitement le terme de « métaphysique ». Son seul souci concerne la
« sagesse », ou encore ce qu’il appelle la « philosophie première ». Toutefois il est clair (et
assez piquant de voir) que le caractère fortuit du titre eut des conséquences radicales dans
l’histoire de la pensée occidentale. Aristote montrant dans ce recueil que la sagesse consiste
en une philosophie première qui est « la science de l’être en tant qu’être » ou ontologie*, la
métaphysique en viendra dans les siècles suivants à désigner la branche de philosophie qui
s’intéresse au sens de l’être (c’est-à-dire qui se demande ce que cela peut signifier de dire que

                                                                                                               
10   Les   débats   d’interprétation   furent   et   sont   encore   vifs   pour   savoir   si   le   sens   de   meta  

doit  être  restreint  à  l’une  des  trois  significations  citées  et  laquelle.  
  9  
les choses sont, ou de dire qu’elles sont telles ou telles)11. Toutefois, et c’est la seconde raison
pour laquelle le titre ne doit pas vous embarrasser, notre texte reprend les premières lignes de
l’ouvrage et Aristote n’y a donc pas encore développé ses réflexions ontologiques. Comme
souvent dans ses ouvrages Aristote part du sens commun*, ou encore des opinions
généralement partagées (endoxa en grec). Il ne présuppose pas de concepts hautement
spéculatifs.

Il faut tout de même comprendre ce qu’Aristote cherche à faire au début du livre A de


la Métaphysique pour situer notre texte. Son intention est de montrer qu’il est communément
admis que la sagesse est la connaissance des causes et des principes. Il entrera plus tard et
plus avant dans le détail de cette « science première » qu’est l’ontologie*. Mais ici, il souhaite
seulement introduire son sujet en montrant que ce que tout un chacun comprend sous le nom
de sagesse c’est précisément quelque chose qui sera essentiel pour l’ontologie : une
connaissance des causes et des principes. Nous verrons en étudiant le texte ce qu’il faut
entendre par là. Avant cela, il faut encore préciser qu’Aristote, pour le montrer, adopte une
démarche bien précise. Il compare différents modes de connaissance et constate qu’à chaque
fois ce que l’on tient pour la valeur de cette connaissance tient au fait qu’elle se rapproche de
la science des causes et des principes. Parmi ces différentes connaissances, comme on va le
voir, Aristote s’intéresse à la valeur de l’empereia… ce savoir que l’on attribue aux gens dont
on dit qu’ils ont de l’expérience.

Exercice. Lisez à nouveau le texte et dégagez la thèse principale de chaque


paragraphe. ATTENTION : n’en restez pas à un thème général. Chaque paragraphe
développe un argument que vous devez formuler intégralement.

Le plan du texte est ainsi :

1ier paragraphe : puisqu’Aristote va chercher à caractériser ce qui fait la valeur d’un savoir
(pour définir la sagesse), il s’interroge sur les conditions de l’acquisition d’un savoir, donc les
conditions de l’apprentissage. Ces conditions sont les suivantes : la sensation visuelle, la
mémoire et la sensation propre à l’ouïe. Jusque là, ce sont des capacités partagées par
différents animaux.

2ième paragraphe : Quant au type de savoir proprement humain que l’homme est capable
d’acquérir, il y en a plusieurs :
                                                                                                               
11  En   ce   sens   «  métaphysique  »   est   souvent   synonyme   d’   «  ontologie  ».   Mais   la  
«  métaphysique  »   peut   aussi   désigner   aussi   l’étude   de   certains   êtres   plus   particuliers  
(tenus  pour  plus  éminents)  :  Dieu,  par  exemple.  
  10  
- l’homme possède l’empereia à un degré plus élevé que les animaux

- grâce à cela il se rend capable d’art et de raisonnement

Dès lors, dans la suite du texte (à partir de « L’art naît lorsque de nombreuses notions
d’expériences… »), pour montrer que la sagesse est communément reconnue comme la
science (théorique) des principes et des causes,

- Aristote montre d’abord que c’est en tant qu’on parvient à dégager un certain
jugement universel sur les principes et les causes, à partir de notions
expérimentales, que l’expérience (entendue ici comme connaissance
empirique) peut engendrer l’art

- Il concède que dans la pratique parfois on peut se demander si l’expérience


n’est pas plus efficace que l’art. Exemple de la médecine : un médecin qui
s’est seulement formé par l’expérience n’est-il pas plus efficace qu’un
médecin qui s’est fait des jugements universels et généraux, mais qui risquent
de négliger les particularités de tel ou tel individu12 ?

3ième paragraphe : Aristote répond à cette objection (qui n’était en fait qu’une concession) :
car, même on peut effectivement parfois se le demander, il reste que communément, on pense
que l’homme de l’art en sait plus que l’homme d’expérience (celui qui a une empereia) et est
en ce sens plus sage – parce qu’il connaît la cause et le pourquoi.

- Illustration de la supériorité du chef sur l’exécutant

- Confirmation par la capacité qu’a l’homme de l’art à enseigner, capacité dont


l’homme d’expérience est dépourvu.

- Enfin dernière confirmation : la sensation en elle-même n’est jamais


considérée comme sage, précisément parce qu’elle ne donne la cause de rien
                                                                                                               
12   L’exemple   de   la   médecine   est   paradigmatique.   En   effet,   l’histoire   de   la   médecine   a  

longtemps  distingué,  dans  l’Antiquité,  d’un  côté  les  médecins  «  dogmatiques  »  ou  encore  
«  méthodistes  »,   disciples   d’Hippocrate   (auteurs   d’aphorismes,   de   conclusions  
générales)   et   d’un   autre   côté   les   «  empiriques  »   (dont   la   figure   majeure   est   SERAPION  
d’Alexandrie   (IIIe   siècle   av.   J.-­‐C.   ou   première   moitié   du   IIe   siècle   av.   J.-­‐C.))   qui  
professaient   de   n’avoir   besoin   ni   de   spéculation   philosophique,   ni   d’anatomie,   mais  
seulement   d’observation   clinique   et   de   pratique   thérapeutique.   (Source  :   W.   Cullen,  
Lectures   Introductory   to   the   Course   of   the   Practice   of   Physic,   in   The   Works   of   William  
Cullen,   éd.   Creech,   1778).   On   aura   l’occasion   de   rappeler   que   le   terme   empirisme   est  
initialement   un   terme   de   l’histoire   de   la   médecine   appliqué   à   un   courant   médical   de  
l’Antiquité   (ce   n’est   que   bien   plus   tard,   à   la   suite   de   Kant,   qu’il   sera   employé   pour  
désigner  un  courant  philosophique,  principalement  britannique).  
  11  
Fin du troisième paragraphe. La supériorité de l’art ne réside pas seulement dans son utilité
(puisque l’expérience est tout aussi utile), mais bien dans sa sagesse.

- Confirmation par la distinction entre arts d’utilité (artisanat) et arts


d’agrément (beaux-arts) : on reconnaît communément une certaine supériorité
des arts d’agrément alors qu’ils n’ont pas d’utilité.

- Implicitement, l’argument d’Aristote est le suivant : qu’il soit d’agrément ou


de nécessité, l’art suppose une connaissance des principes (de musicalité ou
des matériaux par exemple) que l’homme d’expérience n’a pas comme tel.

Conclusion Ce qui fait la supériorité d’un degré de savoir sur un autre (ou encore la spécificité
de la sagesse) réside dans la connaissance des principes et des causes.

Dans tout ce qui précède nous avons délibérément évité la traduction d’empereia. Il faut
maintenant en préciser le sens. Cela désigne un type de connaissance ou de savoir qu’il est
d’usage de traduire par expérience (comme ici dans l’édition GF), ou par connaissance
empirique. Mais notez bien que ce n’est pas le domaine des objets sensibles (que dans
d’autres contextes on nomme également « expérience »), ou encore un événement vécu, une
expérimentation, une tentative (qui sont aussi parfois appelés « expérience »). Il s’agit ici d’un
discernement qu’on prétend avoir acquis par l’habitude et la pratique.

Il faut donc comprendre comment se forme cette connaissance empirique, et si elle donne
aussi les moyens d’acquérir d’autres savoirs, supérieurs. Sur ces deux points, l’explication
linéaire du texte est éclairante.

Commençons par expliquer les conditions sensibles de l’apprentissage (1ier paragraphe). Le


désir du savoir est attesté par le plaisir qu’on prend aux sensations, plaisir qui vient non
seulement de ce qu’elles nous permettent d’atteindre un bien auquel on aspire, mais de ce
qu’en elle-même elles nous plaisent. Le plaisir est une satisfaction, et chez Aristote, la
satisfaction est ce qui vient combler un manque caractéristique du désir (tant qu’on n’a pas
obtenu satisfaction, on désire) ; donc le plaisir procuré par la sensation qui en elle-même nous
informe de quelque chose, correspond bien à un désir de savoir. La vue en particulier, selon
Aristote, est plaisante. On aime voir, contempler, admirer. Par là, on n’est pas satisfait parce
qu’on fait quelque chose, parce qu’on s’empare de quelque chose, mais seulement par la

  12  
découverte. C’est l’indice d’un plaisir intellectuel, d’une satisfaction intellectuelle qui vient
bien d’un désir de savoir (et pas seulement d’un désir d’avoir ou d’un intérêt pratique).

La petite digression qui suit sur le rapport entre la sensation et la capacité à apprendre est pour
nous doublement intéressante. Elle nous permet 1/ de comprendre le rôle la sensation dans
l’apprentissage, et dans la formation de l’empereia, 2/ d’appréhender la genèse de
l’apprentissage qui de la mémoire, conduit l’homme à passer à l’intelligence pratique (la
prudence) et enfin à la capacité d’apprendre (d’autres choses).

Dans la formation de la capacité à apprendre, il y a : sensation, mémoire, prudence animale et


enfin apprentissage.

1/ La sensation. Le propre de l’animal, c’est la sensation. En effet s’il y a une opération, qui
pour Aristote définit un genre de vie, qui n’est propre qu’à certains êtres vivants, i.e. aux êtres
qui peuvent se déplacer par eux-mêmes, qui peuvent agir (nous les appelons les « animaux »),
c’est la sensation. Pourquoi ? Parce que pour agir il ne faut pas seulement consommer le
monde, y trouver des aliments pour y croître, il faut le percevoir (le voir, l’écouter, etc.). En
somme, il faut l’approcher comme monde sensible (et non pas seulement source d’aliment). Il
y a une sensation, en particulier, qui selon Aristote donne une connaissance immédiate,
permettant tout simplement de survivre : le contact du toucher. Aristote pense à des animaux
comme les éponges, proches des plantes, qui sont très rudimentaires et survivent selon lui
seulement par le toucher.

2/ La mémoire et la prudence animale. Chez Aristote, la prudence est une vertu intellectuelle
cruciale. Elle consiste, pour le dire en termes triviaux, à savoir quoi faire dans telle
situation13. C’est donc une certaine capacité à prévoir et on voit bien le lien avec la mémoire :
en se souvenant de ce qui s’est passé, on pourra prévoir ce qui se passera. Chez les animaux,
elle a une forme plus grossière car elle n’est qu’une certaine capacité à attendre ceci ou cela
en fonction d’habitudes sans faire nécessairement de raisonnement.

                                                                                                               
13   La   notion   philosophique   de   prudence   ne   doit   absolument   pas   être   entendue   au   sens  

courant   de   précaution   face   à   un   risque.   Elle   renvoie   à   une   forme   de   discernement  


permettant  d’agir  opportunément.  Les  textes  importants  sur  la  notion  aristotélicienne  de  
prudence  se  trouvent  dans  l’Ethique  à  Nicomaque  (II.6  et  VI.5)  :  où  l’on  voit  qu’elle  est  
une  certaine  capacité  à  opérer  l’action  opportune,  adéquate  aux  circonstances  (selon  ce  
qui   est   bon   pour   nous   en   tant   qu’individu,   d’une   certaine   espèce   et   d’une   certaine  
nature),   et   pour   cela   mobilise   à   la   fois   la   partie   désirante   (orektikon)   et   une   certaine  
capacité  intellectuelle  de  l’âme  –  qui  en  l’homme  est  la  raison  (echon  logon).  
  13  
3/ L’apprentissage, dont l’ouïe rend capable. Ce lien, fait par Aristote entre la capacité à
apprendre et la capacité d’entendre peut surprendre. Pour notre sujet, il suffira de retenir qu’il
y a des animaux qui sont capables de s’instruire et d’autres qui ne le sont pas : certains
peuvent acquérir de nouvelles capacités pour agir (une nouvelle forme de prudence par
exemple, comme l’homme) et d’autres non. Quant au rôle de l’ouïe, il s’explique de la façon
suivante. Ce qui fait dire à Aristote que l’ouïe est importante dans le processus
d’apprentissage, c’est que pour apprendre selon lui (acquérir des capacités qui sont ne sont
innées, naturelles), il faut être capable de signification (et chez l’homme bien sûr cela prend la
forme du langage)14.

On a donc le tableau général suivant : la sensation nous donne au minimum une information
présente, si on s’en souvient on peut acquérir une certaine faculté de prévoir (ou d’estimer
l’avenir) qui nous permet d’agir et si en outre on apprendre à donner du sens à certaines
sensations, comme les sons, on peut en outre s’instruire, apprendre.

A la question « comment en vient-on à avoir de l’expérience (empereia) ? » on peut répondre


successivement : 1/ on commence par éprouver quelque chose par la sensation, 2/ on en
retient quelque chose, 3/ on se forme des habitudes, 4/ on anticipe des événements, 5/ on peut
apprendre de nouvelles choses. Mais est-ce vraiment suffisant ? En fait, Aristote va montrer
que l’homme (en particulier) est capable de plus. Pourquoi ? Parce que l’expérience
(empereia) supérieure implique un point bien particulier et qui est caractéristique de la
rationalité surtout humaine selon Aristote : une unification qui nous met sur la voie de
l’universel.

NB : ainsi on voit déjà qu’il est possible de distinguer une expérience animale (sensation,
mémoire, habitude, anticipation instinctive et interprétation des signes) et une connaissance
empirique qui, comme on va le voir, suppose de formuler un jugement. Les animaux ne
participent que faiblement à la connaissance empirique. Certains peuvent en être capables.
Mais selon Aristote il leur manque tout de même ce qui fait la perfection de l’expérience, et
qui permet à partir de l’expérience de se rendre capable d’art et de science.

                                                                                                               
14  
Evidemment   il   y   a   là   une   double   erreur   de   la   part   d’Aristote.   Non   seulement   les  
abeilles   apprennent   des   informations   par   l’usage   de   signes   (comme   l’a   montré  
Benveniste),   mais   surtout   qui   irait   aujourd’hui   nier   la   capacité   d’apprentissage   d’un  
sourd   et   muet  ?   L’important   toutefois   lorsque   nous   lisons   ce   passage   c’est   de   prêter  
attention   au   rôle   qu’Aristote   donne   aux   signes.   Un   signe   c’est   l’association   d’un   son   à   un  
sens,  il  est  indispensable  pour  s’instruire  ou  acquérir  de  nouvelles  capacités.  
  14  
Nous traiterons plus bas des vertus de la forme rudimentaire, animale, de l’expérience.
Poursuivons ici notre enquête sur l’empereia. De la mémoire provient bien l’empereia : mais
les images, les souvenirs, les habitudes et mêmes les anticipations qu’elles pourraient
engendrer ne suffisent pas. Il faut l’unification de la multiplicité. Même un ensemble de
perceptions et de souvenirs ne donne pas une connaissance empirique si elles demeurent des
perceptions et des souvenirs singuliers les uns à côté des autres. Prenons un exemple trivial :
avoir l’expérience des enfants en difficultés. C’est ne pas s’en tenir à la rencontre qu’on a pu
avoir avec tel ou tel, aux habitudes qu’on a de parler avec tel ou tel, et même aux
présomptions qu’on peut avoir des réactions de tel ou tel, mais juger que telle attitude a créé
le conflit avec Untel, Unetelle, et Untel et qu’il pourrait le recréer avec Tel autre.

L’empereia c’est le tout premier degré de la connaissance rationnelle selon Aristote. Elle est
la présomption de l’universel (dont la compréhension est caractéristique de la rationalité selon
Aristote). C’est en ce sens qu’elle est de même nature que l’art et la science : elle est un degré
de connaissance qui suppose de rapprocher des singularités, même si la connaissance
empirique ne fait pas encore de jugement universel et c’est pourquoi ses rapprochements sont
parfois erronés.

Il faut alors mieux délimiter la valeur de la connaissance pratique. Dans le troisième


paragraphe, Aristote envisage tout d’abord sa valeur pratique. L’objection qu’il présente sert
en réalité à mettre en évidence une caractéristique de la connaissance empirique par laquelle
elle est un degré inférieur de perfection sur la voie de la sagesse. Cette caractéristique est la
suivante : l’empereia est d’abord et avant tout connaissance du singulier et de l’individuel.
Cela vient sans aucun doute de ce que son objet reste ancré dans le sensible (Rappelez-vous :
« la sensation porte nécessairement sur le singulier, tandis que la science consiste dans la
connaissance universelle », Second Analytiques, I, 31, 87 b 38). Il est vrai qu’on vient de dire
que la connaissance empirique unifiait la multiplicité. Mais elle ne se sert pas de l’unification
ou du rapprochement pour penser l’universel, elle fait ses rapprochements pour comprendre
un singulier. Le médecin qui s’est formé par la seule expérience, ainsi, fait des
rapprochements entre des cas différents, soignés par le passé, pour diagnostiquer un cas
singulier, appréhendé par rapport à la multitude de singuliers perçus et unifiés : et c’est ainsi
qu’on saisit sa différence ou sa ressemblance15. Une fois ce point bien précisé, on peut en
venir à la valeur de l’empereia. Pourquoi 1/ dans la pratique, l’expérience pourrait bien être
au moins égale à l’art, 2/ alors qu’en théorie, l’expérience lui est inférieure ? Réponse : en
                                                                                                               
15  Les  médecins  empiristes  faisaient  grand  cas  de  l’analogie.  

  15  
raison même de sa caractéristique : elle est connaissance de l’individuel (par synthèse des
perceptions passées et même présentes). Ainsi, l’homme d’expérience sait soigner Callias,
mais point l’homme en général (certes Callias est un homme mais ce n’est pour cela qu’il sait
le soigner, c’est parce que c’est un individu qu’il perçoit par ressemblance ou différence avec
ce qu’il a perçu jusqu’ici).

La pratique, c’est, en termes aristotéliciens, le domaine de la praxis (au sens étroit, action qui
ne fabrique rien) et de la poiesis (production). Or l’action et la production portent sur
l’individuel, selon Aristote. En effet, agir c’est pour Aristote toujours agir ici et maintenant
dans une situation définie par des circonstances singulières. C’est pourquoi pour bien agir il
faut avoir une sensibilité à l’occasion (kairos). Une bonne action n’est pas toujours et partout
la même : elle est opportune dans un certain contexte. En pratique, la science ne suffit pas, il
faut délibérer : la connaissance de principes universels et nécessaires ne suffit pas, il faut
juger de ce qu’il faut faire dans des circonstances QUI AURAIENT PU ÊTRE AUTREMENT
(qui sont contingentes)16. Pour cela, il faut à la fois bien identifier la situation présente, dans
sa singularité, et à la fois savoir lui appliquer avec pertinence la poursuite d’un certain bien.
La connaissance empirique est utile pour savoir bien agir (ce qui relève de la prudence) en
tant qu’elle fournit une certaine connaissance du singulier, contingent. On peut même penser
que la connaissance empirique est plus utile à la prudence, que la connaissance générale17. Il

                                                                                                               
16  
Aristote   dit  que   pour   délibérer   droitement   (afin   d’agir)  ;   on   doit   suivre   un  
raisonnement  comparable  au  syllogisme  scientifique  :  

  Majeure  :  qui  énonce  le  bien  à  poursuivre  ou  faire  


Mineure  :  qui  énonce  ce  qui  est  possible  de  faire  dans  la  situation  singulière  où  on  
se  trouve  
Conclusion  :  qui  nous  fait  agir  
Dans  Mouvements  des  animaux,  7,  701  a  32-­‐33,  Aristote  prend  l’exemple  suivant  :    

Majeure  :  Il  faut  que  je  boive  (mon  bien  c’est  de  boire)  
Mineure  :  Voici  une  boisson  
Conclusion  :  il  faut  avaler  ce  liquide  
NB  :  l’interprétation  du  syllogisme  pratique  chez  Aristote  est  encore  sujette  à  débat.  Cf.  
en   particulier   G.E.M.   Anscombe,   L’intention,   Gallimard,   §§33-­‐41   et   Vincent   Descombes,  
Le  raisonnement  de  l’ours,  Paris,  Seuil,  2007.  
17  Aristote  crédite  les  empeiroi  (i.e.  les  hommes  d’expérience)  d’un  savoir  privilégié  en  

pratique.  Cf.  le  passage  suivant  :  «  La  prudence  n’a  pas  non  plus  seulement  pour  objets  
les  universels,  mais  elle  doit  aussi  avoir  la  connaissance  des  faits  particuliers,  car  elle  est  
  16  
ne suffit pas de disposer de grands principes, il faut savoir les appliquer pour formuler un
jugement pertinent, un jugement qui se rapporte aux choses individuelles qui nous entourent.
Il ne suffit pas savoir que les viandes légères sont bonnes pour la santé (ce que les théories
médicales de l’époque préconisent), il faut savoir si cette viande-là est légère.

Pour finir notre commentaire du début de Metaphysique, A.1, venons-en maintenant aux
limites de l’empereia : pourquoi l’art et la science lui sont-ils supérieurs, tout en en
découlant ? Sur la voie de la sagesse, c’est-à-dire sur la voie de l’accomplissement
intellectuel, l’art est supérieur à la connaissance empirique parce que l’art suppose de
maîtriser et donc de savoir comment les choses se font, de connaître leurs causes. Les hommes
d’expériences peuvent avoir l’expérience de ce qu’on leu donne à faire et bien le faire
(comme un ouvrier expérimenté), mais l’homme de l’art saura pourquoi il faut le faire ainsi.
En ce sens l’homme d’expérience est habile, quand l’homme de l’art a pour sa part un vrai
pouvoir, une puissance plus grande sur les choses. Et ainsi ces derniers sont plus aptes à
enseigner ce qu’il faut faire. Pourquoi ? Parce qu’ils ont des jugements universels, propre à
être exprimés dans le langage, en des termes généraux. L’homme d’expérience ne saura pas
toujours exprimer et expliquer ce qu’il fait. C’est en ce sens que l’homme de l’art est dit plus
savant et plus sage. Quant au savant proprement dit, c’est-à-dire celui qui a une science
théorique qui porte sur le nécessaire il établit des principes universels et c’est en quoi réside
son savoir. Lui sait par excellence, enseigner, communiquer son savoir et à partir de ses
principes universels fixer, commander la fin, le but à poursuivre (même si pour le réaliser sans
doute que l’enseignement de l’homme de l’art et l’habileté de l’homme d’expérience seront
très utiles)18.

                                                                                                               
de   l’ordre   de   l’action,   et   l’action   a   rapport   aux   choses   singulières.   C’est   pourquoi   aussi  
certaines  personnes  ignorantes  sont  plus  qualifiées  pour  l’action  que  d’autres  qui  savent  
:  c’est  le  cas  notamment  des  gens  d’expériences  (empeiroi)  ;  si,  tout  en  sachant  que  les  
viandes  légères  sont  faciles  à  digérer  et  bonnes  pour  la  santé,  on  ignore  quelles  sortes  de  
viandes   sont   légères,   on   ne   produira   pas   la   santé,   tandis   que   si   on   sait   que   la   chair   de  
volaille   est   légère,   on   sera   plus   capable   de   produire   la   santé  [Ethique   à   Nicomaque,   VI,   8,  
1141  b  14-­‐21]  ».  
18   Notons   qu’Aristote   reconnaît   que   l’on   peut   avoir   besoin   d’expérience   pour   juger   de  

l’art  lui-­‐même.  On  peut  avoir  acquis  une  connaissance  empirique  des  œuvres  faites  par  
l’art   et   ainsi   avoir   un   jugement   plus   fiable   que   ceux   qui   se   contenteraient   d’être   des  
théoriciens  de  l’art  :  «  Ceux  qui,  en  effet,  ont  acquis  de  l’expérience  (empeiroi)  dans  un  
art  quel  qu’il  soit,  jugent  correctement  les  productions  de  cet  art,  comprenant  par  quels  
moyens  et  de  quelle  façon  la  perfection  de  l’œuvre  est  atteinte,  et  savent  quels  sont  les  
éléments  de  l’œuvre  qui  par  leur  nature  s’harmonisent  entre  eux  ;au  contraire,  les  gens  à  
qui   l’expérience   fait   défaut   (apeirois)   doivent   s’estimer   satisfaits   de   pouvoir   tout   juste  
  17  
Par conséquent, dans tous les types de savoirs communément reconnus (la connaissance
empirique, l’art, et la science) la supériorité vient de ce qu’en s’élevant de l’individuel
immédiat on comprend d’autres individuels, ou l’on comprend leur cause, ou l’on comprend
leurs principes. La science « reine », la sagesse, sera donc celle qui connaît les causes et les
principes. Il y a dans la sagesse de l’art, et ensuite dans la sagesse de la science, une sorte de
pénétration plus profonde des choses (Aristote emploie le terme akribestatè : pénétration,
exactitude, acuité). Mais par conséquent aussi, Aristote en viendra à soutenir que la sagesse
peut-être une forme de savoir à part entière : une science des principes premiers et des causes
premières (cf. Mph, A, 2 982 a 8-9). Qu’entendre par là ? D’après Aristote, il faut distinguer
quatre types de cause : les causes matérielles (ce en quoi la chose est faite), les causes
efficientes (ce par quoi la chose est ce qu’elle est), les causes formelles (ce en tant que quoi
elle est ce qu’elle est) et les causes finales (ce en vue de quoi elle est). [Et Aristote pense
effectivement que ces 4 types de cause fournissent l’explication de l’état, du mouvement ou
du changement d’une chose. Ses recherches physiques notamment s’appliquent toujours à
identifier les quatre causes d’une chose ou d’un événement. Parmi ses explications, Aristote
développe donc des considérations finalistes (sur ce en vue de quoi les choses sont, se
meuvent ou changent). On verra que les héritiers médiévaux d’Aristote vont continuer à avoir
un point de vue finaliste, que Galilée, par exemple, remettra en question.] Quant aux principes
ultimes auxquels Aristote renvoie, ce sont les principes communs à toute choses, i.e. les
catégories par lesquels les choses ne sont pas des êtres ayant telle ou telle particulier, mais des
êtres tout court : la sagesse est donc aussi science de l’être en tant qu’être.

Et c’est ainsi que le sage se rend capable de connaître toute chose. Bien sûr il n’est pas
omniscient, il a seulement la connaissance la plus pénétrante de l’universel.

3. Les habitudes, à l’origine des dispositions et des vertus

Revenons à l’expérience minimale qui n’est pas encore une connaissance empirique mais qui
est un ensemble de sensations, de souvenirs et d’habitudes. On va voir qu’Aristote lui

                                                                                                               

distinguer   si   l’œuvre   produite   est   bonne   ou   mauvaise,   comme   cela   a   lieu   pour   la  
peinture.   […]   Car   on   ne   voit   jamais   personne   devenir   médecin   par   la   simple   étude   des  
recueils   d’ordonnances.   Pourtant   les   écrivains   médicaux   essayent   bien   d’indiquer   non  
seulement   les   traitements,   mais   encore   les   méthodes   de   cure   et   la   façon   dont   on   doit  
soigner  chaque  catégorie  de  malades,  distinguant  à  cet  effet  les  différentes  dispositions  
du  corps.  Mais  ces  indications  ne  paraissent  utiles  qu’à  ceux  qui  possèdent  l’expérience  
et  perdent  toute  valeur  entre  les  mains  de  ceux  qui  en  sont  dépourvus  [Aristote,  Ethique  
à  Nicomaque,  X,  10,  1181  a18-­‐  b7,  trad..  J.  Tricot]  ».  
  18  
reconnaît également un rôle précieux en pratique et en éthique. On a noté plus haut que la
sensation et la mémoire engendrent des habitudes qui ne sont pas encore des connaissances
empiriques, mais sont essentiels à la vie pratique. On peut alors trouver chez Aristote une
manière d’expliquer l’expérience non plus comme connaissance empirique (qui nous permet
de faire certains jugements), mais comme ce qui nous donne certaines dispositions pratiques,
à force de reproduire certains actes. Ainsi peut-on dire que l’expérience de l’art ne permet pas
seulement de juger certaines œuvres, mais qu’elle permet de les fabriquer avec une certaine
maîtrise. Le texte canonique est cette fois le premier chapitre du second livre de l’Ethique à
Nicomaque.

  19  
En outre, pour tout ce qui survient en nous par nature, nous le recevons d’abord à
l’état de puissance, et c’est plus tard que nous le faisons passer à l’acte comme cela est
manifeste dans le cas des facultés sensibles (car ce n’est pas à la suite d’une multitude d’actes
de vision ou d’une multitude d’actes d’audition que nous avons acquis les sens
correspondants, mais c’est l’inverse : nous avions déjà les sens quand nous en avons fait
usage, et ce n’est pas après en avoir fait usage que nous les avons eus). Pour les vertus, au
contraire leur possession suppose un exercice antérieur, comme c’est aussi le cas pour les
autres arts. En effet, les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que
nous les apprenons : par exemple, c’est en construisant qu’on devient constructeur, et en
jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi, c’est encore [1103b] en pratiquant les
actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et
les actions courageuses que nous devenons courageux. Cette vérité est encore attestée par ce
qui se passe dans les cités, où les législateurs rendent, bons les citoyens en leur faisant
contraster certaines habitudes : c’est même là le souhait de tout législateur, et s’il s’en acquitte
mal, son œuvre est manquée et c’est en quoi une bonne constitution se distingue d’une
mauvaise.
De plus, les actions qui, comme causes ou comme moyens sont à l’origine de la
production d’une vertu quelconque, sont les mêmes que celles qui amènent sa destruction,
tout comme dans le cas d’un art en effet, jouer de la cithare forme indifféremment les bons et
les mauvais citharistes. On peut faire une remarque analogue pour les constructeurs de
maisons et tous les autres corps de métiers : le fait de bien construire donnera de bons
constructeurs, et le fait de mal construire, de mauvais. En effet, s’il n’en était pas ainsi, on
n’aurait aucun besoin du maître, mais on serait toujours de naissance bon ou mauvais dans
son art. Il en est dès lors de même pour les vertus : c’est en accomplissant tels ou tels actes
dans notre commerce avec les autres hommes que nous devenons, les uns justes, les autres
injustes ; c’est en accomplissant de même telles ou telles actions dans les dangers, et en
prenant des habitudes de crainte ou de hardiesse que nous devenons, les uns courageux, les
autres poltrons. Les choses se passent de la même façon en ce qui concerne les appétits et les
impulsions : certains hommes deviennent modérés et doux, d’autres déréglés et emportés,
pour s’être conduits, dans des circonstances identiques, soit d’une manière soit de l’autre. En
un mot, les dispositions morales proviennent d’actes qui leur sont semblables. C’est pourquoi
nous devons orienter nos activités dans un certain sens car la diversité qui les caractérise
entraîne les différences correspondantes dans nos dispositions. Ce n’est donc pas une œuvre
négligeable de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude ; au contraire, c’est
d’une importance majeure, disons mieux totale.
[Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 1, 1103 a 26 – 1103 b 25]

En voici le plan :

-­‐ 1ier  §  :  distinction  de  deux  sortes  de  capacités  ou  facultés  :  
o les   facultés   naturelles   au   sens   où   on   les   possède   par   nature,   il   suffit  
d’en   faire   usage   dans   les   circonstances   appropriées   pour   que   l’acte  
réussisse,  résultat  de  l’exercice  de  ces  facultés.  Ex  :  j’ouvre  les  yeux,  je  
vois  :  il  suffit  que  j’exerce  ma  faculté  visuelles  pour  opérer  la  vision  
o les  facultés   qui  sont  des  vertus  :  il  faut  d’abord  faire,  répéter  l’acte  pour  
que   la   faculté   se   développe.   On   ne   l’a   pas   par   nature.   On   n’est   pas  
chanteur   de   naissance,   on   n’est   pas   courageux   de   naissance   –   et   sans  
doute   n’est-­‐on   pas   bon   de   naissance   pour   Ari  :   c’est   en   faisant   une   fois,  
puis  deux,  puis  de  nombreuses  fois  un  acte  qui  en  lui-­‐même  n’est  peut-­‐
  20  
être   pas   encore   totalement   réussi   que   l’on   développe   peu   à   peu   une  
disposition  
-­‐ 2ième   §  :   dans   ce   dernier   cas,   les   dispositions   ne   se   développent   que   sous  
l’effet  de  la  reproduction  d’actes  qui  se  ressemblent  et  en  particulier  qui  ont  
des  qualités  et  des  valeurs  qui  se  ressemblent.  C’est  en  forgeant  qu’on  devient  
forgeron   et   c’est   en   forgeant   bien   (ou   de   mieux   en   mieux)   qu’on   devient   un  
bon  forgeron.  
Dès lors il faut souligner le rôle de l’expérience comme l’exercice répétée d’actes qui
développent des habitudes. Ce rôle est majeur, et même « total » selon le terme pris par
Aristote à la fin du texte : car c’est l’expérience qui permet de développer des vertus =
disposition par où notre nature peut s’accomplir. Notre nature ne s’accomplit pas seulement
en exerçant des capacités qu’on a par nature, elle s’accomplit en se créant de nouvelles
capacités par l’expérience et l’exercice. Car à force de faire des actions de valeur (bonnes
pour nous), nous développons une disposition (hexis) à en faire de nouvelles. Mais cette
disposition, n’est pas une « prédisposition naturelle » : bien sûr: l’activité pratique peut rendre
bon ou mauvais, dans tel ou tel domaine ; nous ne sommes pas bon ou mauvais de naissance.
C’est même une caractéristique de l’action pratique qui la distingue d’un autre mouvement
physique Le devenir exclusivement physique a des causes physiques qui viennent des
qualités préexistantes à tout mouvement. Le devenir pratique est quant à lui absolument
contingent : par l’habitude et l’action, je peux de moi-même devenir mauvais ou bon. Cela est
vrai de toute vertu : de celles de l’art (l’excellence à la cithare, l’excellence à la construction
technique) comme de celles des vertus éthiques (le courage, la tempérance, etc.). En réalité
cette capacité à développer des dispositions selon notre action est bien naturelle, mais - on le
voit - il n’y a pas de prédétermination naturelle. Dès lors toute la question est de savoir ce que
doit être la bonne action qui, répétée, fera naître une disposition. Aristote répondra au second
chapitre du livre II de l’Ethique à Nicomaque : une bonne action est toujours opportune et
comporte une juste mesure. En outre la valeur de l’action vertueuse dépend ausis de la valeur
de l’agent. Il y a une circularité entre action et disposition, qui n’est pas vicieuse (au sens
logique et au sens éthique). « C’est en forgeant que l’on devient forgeron ». Il y a là comme
une dynamique en spirale. Si l’on entend par « cercle vicieux » un paradoxe spéculatif sans
lien avec la pratique ou l’exercice de l’action, l’analyse d’Aristote en est très loin. Parce que
c’est dans l’action que la vertu se forme, l’éthique d’Aristote demande de ne pas attendre pour
agir. Tout ceci vaut pour les vertus de l’art (ex : l’excellence du cithariste) comme pour les
vertus éthique (ex : la modération). Mais dans le cas des vertus éthiques, l’intention est encore
plus déterminante. Ce doit être une résolution à choisir ce qui est bien (proairesis). Elles
excluent toute velléité passagère et elles supposent une résolution ferme, un engagement total

  21  
de mon être. La qualité de l’agent fait toute la vertu de caractère (ou vertu éthique). Une
bonne action peut être faite par hasard, mais pour qu’elle soit vertueuse, il faut que l’agent
l’ait choisie. Et plus l’agent fera de bonnes choses, moins elles seront difficiles à faire, et plus
grande sera sa disposition à les choisir. C’est pourquoi on (Aubenque) traduit aussi la
proairesis par disposition intentionnelle (tendance à chercher à faire le bien).

En somme le bénéfice de l’expérience en tant que ce qui, en vertu de notre nature,


développe des dispositions sous l’effet d’acte répétés, est pratique et morale : il ne s’agit de
rien moins que de la constitution d’un sujet moral. C’est en ce sens qu’elle a une portée
véritablement éthique : elle forme l’ethos du sujet (son caractère). Par l’expérience, le sujet
s’améliore – à condition néanmoins que la répétition d’actes s’accompagne d’une réflexion du
sujet à la fois consciente et délibérée. L’expérience peut donc être source d’habitude
connotées passivement et mécaniquement, ou de dispositions vertueuses quand elles sont
objet d’intention réelle (de désir délibératif = proairesis).

4. Transition

Faisons le bilan général de ce que nous avons montré chez Aristote. 1/ L’expérience
est, en tant que connaissance empirique de l’individuel, une étape nécessaire mais non
suffisante sur la voie de la science (i.e. qui consiste à déduire de la connaissance des principes
d’autres connaissances), et finalement sur la voie de la sagesse ; 2/ en tant que pratique, elle
est pourtant supérieure à l’art et la science, et propre à développer les dispositions qui sont
essentielles à l’art et la vertu. Dès lors on peut se demander s’il ne faut pas tout bonnement
reconnaître que la valeur de l’expérience dans la connaissance des choses est réduite et si sa
seule valeur n’est pas dans la constitution et la découverte de soi.

1/ Précisons, c’est donc le rôle de raison suffisante ou fondement de la connaissance


qui est contestable. Mais la possibilité même pour l’expérience d’être à l’origine de la science
pourra aussi être discuté. L’argument sera : l’expérience ne nous fait connaître que
l’individuel, et au travers des individuel, loin qu’une unité puisse se dégager, ce sont toujours
plus de singularités que l’expérience nous découvre. Et donc à strictement parler, plus nous
faisons d’expérience, plus nous rencontrons l’infinie variété et diversité des choses. Et plus on
a d’expérience, feront valoir les sceptiques, moins on n’a de certitude sur les causes et les
principes…

2/ En revanche, pourrait-on concéder, il est vrai que par l’expérience, on se découvre,


on se révèle à nous-mêmes. Simplement, là encore, est-ce aussi simple… ? Quand je fais
l’expérience de l’enseignement, suis-je moi-même ? N’est-ce pas plutôt une expérience de

  22  
certaines conditions sociales qui me sont imposées ? Quand je fais l’expérience de la mort
d’un être cher, est-ce que je me découvre à moi-même ou est-ce que je suis tellement
emportée par la tristesse que ce n’est plus vraiment moi ? Quand je fais l’expérience d’un
échec, ce que j’éprouve m’est-il vraiment propre ou le résultat des circonstances externes, de
la fortune, de ce que je ne maîtrise pas, y compris peut-être mes passions ? En somme, ces
expériences ne sont-elles pas toujours peu ou prou également expérience de l’aliénation de
soi ?

L’auteur classique qui sur ces questions aura un éclairage décisif est Montaigne (1533-
1592), vers qui nous nous tournons maintenant.

B/ DE L’EXPERIENCE DES CHOSE A L’EXPERIENCE DE SOI

Le chapitre pertinent ici se trouve dans Les Essais. C’est plus exactement le tout
dernier chapitre des Essais. L’édition de référence, à laquelle la pagination renverra ci-
dessous, est celle des Presses Universitaires de France, mais comme la lecture de ce chapitre
est rendue difficile par le fait qu’il est écrit en ancien français et parce que le style de
Montaigne est parfois déroutant, vous pouvez utiliser une édition modernisée si vous le
souhaitez.

Quelques remarques sur l’ouvrage général intitulé Les Essais. C’est un ouvrage écrit et
réécrit par Montaigne, et qui connaît plusieurs éditions entre 1580 et 1588 (l’on a même
redécouvert d’autres variantes que Montaigne aurait ajoutées jusqu’à sa mort en 1592). Il n’y
a pas là une simple coquetterie éditoriale. Comme on va le voir, selon Montaigne, le jugement
n’est pas tant instructif sur ce qu’il juge que sur la manière dont on juge. L’intérêt de
conserver nos différents jugements passés est que leur variation même nous révèle à nous-
mêmes. Le titre prend aussi par là son sens : les « essais », ce sont les tentatives que l’on fait
quand on tente de se faire un jugement sur quelque chose. Les « essais », ce sont donc les
essais du jugement (et pour s’y essayer tous les thèmes sont bons, dans les différents

  23  
chapitres : les passions, la mort, les forteresses, les livres, les femmes, etc.). Comme on va le
voir, ces essais sont instructifs pour chacun parce que ce sont autant d’expériences en
lesquelles chacun se découvre. Dans toute édition scientifique du texte de Montaigne, vous
trouverez la mention de ces différentes éditions. Dans les textes que je vous propose, « A »
renvoie à la version de 1580, « B » à celle de 1588 et « C » à des variantes postérieures.

A l’origine, Montaigne ne publie que deux livres. Mais en 1588, il en ajoute un


troisième et ce dernier livre se termine sur notre chapitre, De l’expérience (livre III, chapitre
13, dorénavant abrégé « III.13 »). Certains commentateurs ont pu avancer que Montaigne
clorait son ouvrage par une discussion de la notion traditionnelle d’expérience, et voulait
substituer Les Essais à la Métaphysique et à la Physique d’Aristote19. C’est peut-être accorder
un souci trop systématique à un Montaigne qui ne cherche précisément pas à faire système,
mais procède par digressions et rapprochements fortuits sans se préoccuper de livrer une
œuvre achevée. Toutefois il est clair qu’il y a dans ce chapitre une subversion de la grande
autorité qui s’est imposée tout au long de la scolastique médiévale, Aristote. Dans une
première partie en effet (pp. 1068-1072), Montaigne montre que l’expérience, au sens le plus
commun (l’expérience des choses), ne nous donne point de science si l’on entend par science
une connaissance théorique des principes. Puis il en vient à considérer néanmoins que
l’expérience de soi est pourtant bien une alternative à la science et il illustre en particulier ce
point par l’expérience de la maladie, plus utile que la science des médecins (pp. 1072-1108).
Les conclusions qui en découlent et qui sont essentiellement morales constituent également la
conclusion générale des Essais (pp. 1108-fin).

1. L’expérience est plus instructive par les dissemblances que par les ressemblances

Voici comment débute l’essai De l’expérience. Comme vous le verrez, c’est à la fois un
coup de chapeau et un coup de griffe à Aristote.

                                                                                                               
19  
Cf.   V.   Carraud,   «  De   l’expérience  :   Montaigne   et   la   métaphysique  »,   in   Montaigne.  
Métaphysique,  scepticisme  et  théologie,  Paris,  PUF,  2004.  

  24  
[B] Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance. Nous essayons tous les
moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut20, nous y employons
l’expérience,
[C] « Ainsi par divers usages l’expérience a produit l’art ;
L’exemple nous indiquant le chemin »21
[B] qui est un moyen plus faible et moins digne ; mais la vérité est chose si grande,
que nous ne devons dédaigner aucune entremise22 qui nous y conduise. // La raison a tant de
formes, que nous ne savons à laquelle nous prendre ; l’expérience n’en a pas moins. La
conséquence que nous voulons tirer des événements est mal sûre, d’autant qu’ils sont toujours
dissemblables : il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité
et variété. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus exprès exemple de similitude, nous
servons de celui des œufs. Toutefois, il s’est trouvé des hommes, et notamment un en
Delphes, qui reconnaissait des marques de différences entre les œufs, si qu’il n’en prenait
jamais l’un pour l’autre ; [C] et y ayant plusieurs poules, savait juger de laquelle était l’oeuf23.
[B] La dissimilitude s’ingère d’elle-même en nos ouvrages ; nul art peut arriver à la
similitude. Ni Perrozet ni autre ne peut si soigneusement polir et blanchir l’envers de ses
cartes qu’aucuns joueurs ne les distinguent, à les voir seulement couler par les mains d’un
autre24. La ressemblance ne fait pas tant un comme la différence fait autre. [C] Nature s’est
obligée à ne rien faire autre, qui ne fût semblable.
Michel Eyquem de MONTAIGNE, Essais, III.13 « De l’expérience », Paris, PUF,
pp.1065, orthographe modernisée par C. Etchegaray.

C’est bien à la fois un hommage à Métaphysique, A.1 et une prise de distance radicale
avec ce texte canonique. Il faut voir en quoi Montaigne souscrit à Aristote, mais aussi en quoi
il le critique :

-­‐ Montaigne souscrit à la thèse selon laquelle on se sert de l’expérience pour


satisfaire notre désir de connaissance, et de ce point de vue Aristote a raison contre
Platon selon lui.

-­‐ Mais Montaigne fait valoir, contre Aristote, que l’expérience est plus utile par sa
vertu « différentiante », discriminante, que par sa vertu uniformatrice.

                                                                                                               
20  La  raison  nous  manque  (Note  du  professeur).  «  Nous  faut  »  =  «  nous  fait  défaut  ».  
21  Phrase  attribuée  à  Polos  contre  Platon,  par  Aristote  en  Métaphysique,  981  a  4  (Note  
du  professeur)  
22  Nous  ne  devons  négliger  aucun  moyen  (Note  du  professeur)  
23  Il  s’est  trouvé  un  homme  qui  reconnaissait  des  marques  de  différences  entre  les  œufs,  
si   bien   qu’il   ne   prenait   jamais   l’un   pour   l’autre.   Référence   implicite   à   Cicéron,   Les  
académiques,   trad.   fr.   par   P.   Pellegrin,   G.-­‐F.,   II.xviii.54-­‐58,   pp.179-­‐183.   Montaigne  
confond  (à  dessein  ?)  Delphes  et  Délos.  (Note  du  professeur).  
24  A  les  voir  seulement  passer  dans  les  mains  d’un  autre  (Note  du  professeur).  
  25  
Exercice : dégagez le plan du texte (découpez le texte et résumez chaque partie par un
argument).

Solution. On peut distinguer trois parties dans ce texte :

1ière  partie  :  concession  à  Aristote  :  l’expérience  est  un  moyen  de  satisfaire  le  désir  de  
connaissance,  mais  un  moyen  «  inférieur  »  
2ième  partie  :  ce  qui  caractérise  la  raison  et  l’expérience  néanmoins,  c’est  la  diversité  de  
leurs  objets  
3ième  partie  :  ce  que  l’on  constate  d’universel  c’est  la  dissimilitude,  non  la  similitude.  

Procédons à l’explication. Première partie (jusqu’à « … aucune entremise nous y


conduise »). Quand la raison échoue à nous faire comprendre ou connaître quelque chose
(c’est-à-dire quand nous n’y parvenons pas par le raisonnement pur) nous nous servons de
l’expérience. Quelle différence y a-t-il entre raison et expérience ? Et bien c’est celle que le
lecteur contemporain de Montaigne est très habitué à faire, parce que c’est celle qui est en
vogue dans les universités médiévales nourries à l’aristotélisme : la raison se définit comme la
faculté (moyen) de connaître les principes et les causes ; alors que les principes et les causes
échappent à l’expérience ou connaissance empirique. Le présupposé d’Aristote comme celui
de Montaigne ici c’est donc que l’expérience ne nous donne pas une connaissance des causes.
(Notez bien que nous, lecteurs d’aujourd’hui, avons parfois le préjugé inverse, pour des
raisons qui apparaîtront dans la seconde partie du cours ; il semblerait peut-être évident
aujourd’hui à un scientifique, de dire que l’expérience nous permet de découvrir des relations
de cause à effet. Mais pour lors, on travaille encore dans le cadre de l’Antiquité et de la
Renaissance). L’originalité de Montaigne, toutefois, va consister à dire que la raison non plus
n’est peut-être pas une faculté de connaissance. Il a déjà montré, notamment en II.12 (dans un
célèbre essai intitulé Apologie de Raymond Sebond) que la raison est un instrument fort
impuissant, qui peut être utilisé pour justifier toutes les thèses et leurs contraires et ne nous
donne jamais de certitude incontestable. Donc le « quand » de « quand la raison nous faut »
est ici ironique ; en réalité on peut soupçonner qu’elle est par nature défaillante aux yeux de
Montaigne. L’expérience, « plus faible et moins digne » (dans la hiérarchie inspirée
d’Aristote) n’est peut-être pas plus défaillante que la raison même. Bien sûr, si la raison était
fiable, si elle nous faisait saisir les principes universels, l’expérience (empereia) serait de
valeur moindre. Mais puisque la fiabilité de notre raison a été remise en question, le seul
moyen qu’il nous reste pour accéder à un savoir quelconque (certes, pas à une connaissance

  26  
parfaite, mais tout au moins à un certain savoir), c’est l’expérience. Comment, et quel savoir –
c’est ce que ce dernier chapitre des Essais doit nous montrer. On peut déjà noter deux choses :

-­‐ il s’agit d’employer l’expérience, de tenter, de ne pas la dédaigner : on a aucune


garantie d’y arriver : on essaie, justement…

-­‐ l’expérience n’est pas ici ce qui peut se prolonger en art et en science, car elle est
une alternative à la raison

Et donc notre problématique est réorientée : le problème n’est plus de savoir comment
elle constitue l’art et la science, mais de savoir comment elle se constitue et si et comment par
elle-même elle nous donne une certaine connaissance (et non une connaissance certaine !). On
a dit que chez Aristote empereia pouvait être traduit par « connaissance empirique », mais le
problème devient : comment l’empereia peut-elle être une connaissance empirique ?

Chez Aristote, la constitution de l’expérience, en Métaphysique A, ne posait pas


véritablement problème. Car pour le Stagyrite, l’expérience est constituée par la mémoire :
c’est la multiplicité des souvenirs d’une même chose qui fait qu’on en a l’expérience. Comme
le souligne le commentateur V. Carraud, il y a dans cette conception de l’expérience comme
un premier degré d’universalité : la multiplicité des souvenirs d’une même chose fait qu’on
peut dépasser la singularité de la sensation. Chez Montaigne, il en va différemment : la
constitution de l’expérience ne va pas du tout de soi parce que la ressemblance fait toujours
défaut, i.e. parce que les cas singuliers sont infiniment variés et différents. On va y venir dans
un instant. Revenons auparavant sur le sens de la citation « Ainsi par divers usages… » qui est
en réalité déjà présente chez Aristote (lequel l’attribue au sophiste Polos). Aristote pensait
qu’elle avait la signification suivante : à force d’expériences répétée, on en vient à voir dans
le singulier un exemple du général, qui nous indique un principe général – dont la
connaissance est propre à l’art. Or, précisément chez Montaigne, la phrase devient
problématique : les exemples sont infinis, la ressemblance n’est jamais si parfaite qu’elle ne
fasse pas ressortir une dissimilitude, et donc : comment pourront-ils donc indiquer quoi que ce
soit ?

Seconde partie (jusqu’à « … diversité et variété »). Dans ce passage le terme


« forme » est un jeu de mot. Il joue sur le sens courant du terme, mais renvoie aussi au
platonisme et néo-platonisme : aux Idées platoniciennes, aux Essences intelligibles, ou encore
aux essences aristotéliciennes et, pour parler comme aux Moyen-Âge, aux universaux. Selon
Montaigne, la structure universelle du monde ne peut pas être appréhendée dans des Formes,
des Catégories ou des natures universelles. Qu’est-ce que la forme, l’essence intelligible

  27  
d’une rose ? d’une rivière ? Montaigne argue que c’est impossible à dire, à moins que chaque
rivière, que chaque rose ait sa propre Forme intelligible ? sa propre essence ? Mais alors
comment le tenir pour une rose, une rivière (parmi d’autres qui seraient du même genre) ?

Vocabulaire de philosophie générale. Un jugement semble impliquer une


catégorisation. Le lien entre les deux peut être aperçu dans l’étymologie grecque categorein
(verbe qui signifiait accuser). Juger que ceci est une rose, c’est le faire entrer dans la classe
des roses. Le mot « rose » a ici une extension (l’ensemble des individus qui appartiennent à la
classe des roses) et une intension (l’ensemble des qualités qui peuvent être attribués à une
rose).

Montaigne n’affirme pas non plus avec certitude qu’il n’y a pas de formes ou
d’essences (ce serait pour un sceptique tel que lui, se contredire). Mais il fait valoir que :

1) les formes de la raison sont infiniment variées. Passons rapidement sur ce


point qui fait allusion à des doctrines anciennes et médiévales25. Il suffit de
retenir qu’il est impossible de s’accorder sur les formes intelligibles qui sont
dans la raison (ou auxquelles accède la raison) ; mais donc aussi impossible
de s’accorder sur ce qu’est la raison, que les théories médiévales tenaient
pour la « forme des formes ».

2) les formes de l’expériences (qui seraient susceptibles d’être dégagées par


l’expérience) sont elles aussi infiniment variées : entre différentes
expériences, comment savoir s’il y a là une même chose (une même essence
qui se retrouve) ? Comment dégager une forme universelle si les exemples
sont infinis ? Il y a là plusieurs problèmes. D’abord comment unifier
différentes perceptions et même différents souvenirs d’une même chose
puisque ce qu’on tient pour une même chose est infiniment variable ? On
pourrait certes dire que chaque exemple, chaque cas dont on fait
l’expérience (une expérience toujours unique) est à lui-même sa propre
forme, un exemple de sa propre forme… mais alors on ne peut plus faire de
genre donc de généralité et toute tentative pour chercher à connaître une
essence universelle est en réalité ridicule. Ou alors on peut dire que chaque
forme a des exemples infinies… mais alors on ne peut jamais la dé-finir (il

                                                                                                               
25  Rappelez-­‐vous  :  «  Formes  »  peut  signifier  «  Essences  »  ou  «  Idées  »  chez  Platon  

  28  
nous sera impossible de déterminer les qualités qui font son essence et la
distinguent par rapport à d’autres essences).

L’expérience, selon Montaigne, nous met constamment et toujours plus face à la


dissimilitude des choses. Plus on fait d’expériences, plus on se rend compte qu’il n’y a pas
deux roses semblables (pas deux femmes pareilles, pas deux couchers de soleil identiques,
jamais deux expériences similaires). Impossible de définir des ressemblances, on ne peut
juger que des différences. Evidemment pour juger des différences il faut comparer deux
événements en les rendant commensurables (en les rapportant d’une certaine manière au
même), et c’est pourquoi il faut bien considérer tout exemple comme l’exemple d’une forme
plus générale mais on reste toujours incapable de définir cette forme. Tout se passe comme si
on visait un universel, comme si on se donnait cet universel pour pouvoir penser (pour
pouvoir dire « c’est une rose », « c’est une rivière », etc.) sans jamais être certain que ce soit à
bon droit.

Insistons-y à nouveau : Montaigne ne dit pas qu’il n’y a pas d’universel ou qu’il n’y a
aucune ressemblance – sa thèse n’est pas métaphysique. (Il ne soutient pas comme une vérité
absolue une thèse héraclitéenne, ou un mobilisme universel qui dirait « absolument rien n’est
permanent », cela contredirait son scepticisme.) Mais il dit « la ressemblance est mal sûre » :
l’universel que l’on suppose, on ne peut pas le définir – et à vrai dire, on ne peut pas savoir
s’il y en a un. C’est bien pourquoi dans le langage, le sens des mots vient de leur usage, plutôt
de la dénotation d’un concept universel bien défini.

Troisième partie (fin du texte). Les seules universalités que l’on constate sont la
dissimilitude et la variation. (Encore faut-il entendre que ce ne sont des universels que par
ironie… puisque c’est seulement ce que l’on trouve dans l’expérience, ce que l’on
« constate »). Et Montaigne de s’amuser à prendre l’exemple des œufs ! Il y a là une triple
ironie : 1/ parce que ce n’est qu’un exemple justement… sur lequel les questions posées plus
haut valent aussi (de quoi est-il un exemple ? d’un universel ? d’une généralité ? ou
seulement de lui-même ?)26, 2/ parce que ce n’est pas un exemple de grande dignité
philosophique (des œufs !) et cela va de pair avec la volonté de Montaigne d’abaisser, voire
humilier la présomption de la raison humaine, 3/ parce que son utilisation est une manière de
retourner contre les adversaires du scepticisme leur propre thèse. Ce dernier point, très

                                                                                                               

26  Montaigne  use  à  l’envi  des  exemples  tout  au  long  des  Essais,  d’ailleurs.  La  question  
est   de   savoir   quel   statut   accorder   à   la   conviction   ontologique   qu’il   n’y   a   que   des  
exemples  dans  la  réalité.  
  29  
piquant, mérite quelques explications. (Toutefois ce n’est là qu’un détail de l’histoire de la
philosophie. Point n’est besoin d’apprendre par cœur ce qui suit pour le partiel ; il serait bon,
simplement, de comprendre l’argument général). Le contexte auquel il est fait allusion dans
l’exemple, c’est la controverse entre stoïciens et sceptiques, controverse très bien mise en
scène par un auteur ancien dont Montaigne est féru, Cicéron. Dans les Académiques, Cicéron
imagine un dialogue entre un porte-parole stoïcien et lui-même, porte-parole des sceptiques.
Les stoïciens disent qu’on peut accéder à la vérité, avoir un jugement vrai sur une chose en
reconnaissant l’évidence, et qu’il suffit d’être mis en présence d’une représentation évidente
pour la reconnaître, même s’il faut faire l’effort de compréhension sans se fier à l’apparence
trompeuse. Les sceptiques (de l’Antiquité) répondent pour leur part que tout le problème est
là : rien ne permet jamais de savoir si l’apparence est une apparence de vérité (une évidence)
ou une apparence trompeuse… comment faire la différence entre l’illusion et la vérité ? En
somme les sceptiques grecs et latins veulent montrer que pour nous vérité et fausseté sont
indiscernables. Et à l’appui de cela ils avancent notamment l’argument suivant : il y a bien
des choses indiscernables autour de nous, n’est-ce pas ? Par exemple, qu’est-ce qui distingue
un œuf d’un autre œuf ? et bien alors, pourquoi vérité et fausseté ne seraient-elles pas aussi
indiscernables ? L’exemple des œufs (en lien avec la question de l’indiscernabilité des
choses) sera souvent repris dans l’histoire jusque chez Leibniz et Hume et avant eux, on le
voit ici, par Montaigne. Cependant, on va le voir, l’originalité de ce dernier consiste à
retourner contre les stoïciens la défense qu’ils adoptaient. Car que répondaient les stoïciens
aux sceptiques ? Le personnage stoïcien de Cicéron est suffisamment clair : « mais qu’est-ce
que les sceptiques nous veulent avec leurs œufs, leurs jumeaux, etc. ? Tiens d’ailleurs à
Delos, les gens sont des éleveurs professionnels et ils peuvent très bien reconnaître tel œuf
d’un autre en sachant même quelle poule l’a pondu ! »27. Ce passage que je paraphrase ici est
sans aucun doute celui que Montaigne a en tête en écrivant ce dernier chapitre des Essais.
Montaigne parle de Delphes et non de Délos, mais il se trompe en citant de tête… à moins
qu’il ne le fasse intentionnellement, lui qui comme on va le voir, accorde tant de prix à la
connaissance de soi.

Soit. Mais que fait Montaigne de cette référence implicite ici ? A vrai dire il s’amuse.
Il retourne la thèse stoïcienne (selon laquelle il y a de réelles différences entre les choses)
comme une arme sceptique… c’est-à-dire un moyen de justifier que l’on ne peut pas
connaître les choses (que l’on ne peut pas porter de jugement universel, vrai, sur les choses).
                                                                                                               
27   Cicéron,   Les   académiques,   GF,   p.   181-­‐183.   La   référence   n’est   qu’indicative   ici.   Vous  

pouvez  vous  dispenser  d’aller  la  lire  si  vous  n’en  avez  pas  le  temps.  
  30  
Montaigne ajouterait donc une coda au dialogue de Cicéron, que l’on pourrait résumer ainsi :
« C’est vrai : il y a de la dissimilitude – rien n’est indiscernable, chaque chose peut nous
paraître différente d’une autre. Mais justement, il y en a trop de dissimilitudes ! Puisqu’on fait
partout (et c’est le sens auquel se réduit le terme « universellement ») l’expérience de la
dissimilitude, on voit mal comment passer de l’expérience à l’art et à la science ». La
connaissance requiert une certaine homogénéisation. Mais cette dernière est compromise par
l’expérience même. L’art, qui suppose une connaissance des principes et des causes, ne peut
parvenir à cette homogénéisation. L’exemple de Perrozet à la fin de notre texte peut paraître
un peu périphérique, pourtant il a encore une signification notable. Perrozet est un fabricant
de cartes à jouer (un « cartier » disait-on). Bien entendu, un cartier doit faire des cartes qui de
dos seront les plus indiscernables possibles pour que l’on puisse jouer. Or Montaigne ironise
là encore : le plus habile cartier, n’empêchera pas que lors de la partie, si on a l’expérience de
jouer avec un tel ou un tel on parvienne assez vite à savoir s’il a du bon jeu ou non,
simplement en le regardant passer ses cartes. Ce que l’exemple montre, c’est que même en
fabriquant des choses très semblables (des cartes), l’art n’empêche pas que l’utilisation de ces
choses les rend toujours singulières. Plus largement : même s’il y avait des choses vraiment
semblables dans le monde, le fait que chacun s’en sert différemment, les manie différemment
ou les vit différemment et finalement les expérimente différemment les rend infiniment variées
(selon celui à qui elles se rapportent). Il n’y a peut-être pas un héraclitéisme métaphysique,
mais il y a un relativisme concernant ce dont nous faisons l’expérience.

En réalité, le relativisme chez Montaigne implique toujours trois pôles :

-­‐ une chose est toujours relative au moins à une autre chose : une chose n’est jamais
lisse ou rouge ou belle ou cruelle, elle l’est toujours plus ou moins qu’une autre.
Ce dont nous faisons l’expérience est toujours mutuellement relatif selon
Montaigne.

-­‐ Mais ce rapport entre les choses est également relatif à nous-mêmes. Ce dont le
sujet fait l’expérience lui est toujours aussi relatif.

On ne juge des différences que sur fond de ressemblance et on ne juge des


ressemblances que par rapport à d’autres choses plus différentes. Mais selon Montaigne, plus
on fait d’expérience et plus on constate de différences. La ressemblance ne fait pas tant un
comme la différence fait autre. La ressemblance ne parvient jamais totalement à unifier, alors
que les différences s’approfondissent toujours par expérience. Pourquoi ? Précisément parce
que l’expérience n’est que l’expérience du singulier. C’est parce que nous ne rencontrons

  31  
jamais l’œuf, ni un œuf indiscernable, mais toujours cet œuf au goût bien particulier que
toutes nos rencontres ne parviennent jamais à nous découvrir un universel (L’Œuf en soi ou
l’essence de l’œuf).

Exercice : résumez la difficulté posée par Montaigne dans notre texte.

Solution. Pour résumer, : loin de nous permettre de concevoir des essences


universelles, loin de nous permettre de faire des définitions dépassant les singularités,
l’expérience ne nous donne jamais à rencontrer que d’autres singularités. Et si l’on dégage des
similitudes, ce n’est que pour mieux mettre en valeurs les dissimilitudes entre les cas
particuliers. Par conséquent, deux points deviennent problématiques : 1/ comment une
expérience peut-elle se constituer au travers de singularités si diverses (c’est l’unité de
l’expérience qui est incompréhensible) ? 2/ comment pourrait-elle être source de quelque
savoir que ce soit (c’est la connaissance empirique qui est suspecte) ?

Dans la suite de l’essai De l’expérience, Montaigne va répondre à ces questions.


Anticipons un peu sur ce que nous allons découvrir. Ce n’est pas, selon lui, l’expérience du
monde (donc celle qui prétend être source des arts et en particulier du droit comme art) qui est
instructive mais l’expérience que nous avons de nous-mêmes (pp. 1065-1072). Mais avant d’y
venir il faut encore franchir une étape.

2. L’expérience est instructive par interprétation

Comment alors avoir une expérience qui nous mènera à un certain savoir? Montaigne
répond : l’interprétation.

L’avantage de l’interprétation :

-­‐ c’est d’abord que c’est un jugement qui peut être relatif à celui qui juge :
l’interprétation ne prétend pas s’abstraire de tout point de vue (elle peut même
laisser, pourquoi pas une certaine part à la liberté d’esprit, voire à l’invention)

-­‐ c’est un jugement qui ne réduit pas, ne supprime pas les différences : il établit un
rapprochement mais sans faire d’identification absolue

-­‐ c’est un jugement qui, pour comprendre les choses, ne suppose pas tant des lois
naturelles (des grands principes universels par où la nature opère), que des signes
qui peuvent être singuliers

La seule faiblesse de l’interprétation, dont il faut prendre garde, selon Montaigne est
qu’elle suppose elle-même d’être interprétée (par l’auditeur, le lecteur, etc.). L’on en vient

  32  
alors à interpréter les interprétations davantage que les choses mêmes. « Il y a plus affaire à
interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur
autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser » (p. 1069).

Toutefois il faut encore préciser un point. Car si on fait l’expérience de singularités


qu’on interprète toujours en tenant compte de leurs originalités, la seule expérience qu’on a,
c’est une expérience polymorphe, multiple, qui ne nous mène à rien. Muette, du point de vue
de la connaissance. Une piste est alors d’envisager le jugement (qui n’est jamais qu’une
interprétation) comme une expérience : c’est en s’exerçant à juger, en faisant des essais que
l’on apprendra progressivement à interpréter les choses. La seule issue est d’éprouver notre
jugement, d’en faire l’expérience et de le mettre à l’épreuve. Mais ce faisant alors, on voit
bien que ce qui se découvre ici ce n’est pas tant une connaissance de l’essence en soi des
choses, qu’une connaissance de soi (c’est-à-dire de moi, qui juge).

Anticipons alors un peu le sens général de la réponse de Montaigne, qui donne tant de
souffle à l’essai III.13. La condition pour qu’un événement soit un exemple ce n’est pas de
pouvoir définir sa ressemblance avec un autre (on en est incapable), mais c’est de saisir de
quoi ces deux événements sont susceptibles pour moi d’être ceci ou cela, de comprendre en
quoi ils ont des potentialités pour moi. Et alors la seule « forme » qui se dégage c’est le moi.
Toute expérience est expérience de soi, le seul universel dont on fait l’expérience c’est soi.
Mais alors, l’histoire n’est pas terminée. Les difficultés commencent au contraire : car cette
forme dont on fait l’expérience, on est aussi incapable de la définir dans des limites strictes.
Les difficultés qu’on pointait à propos de l’expérience en général se retrouvent aussi au
niveau de l’expérience de soi ! Est-on tombé de Charybde en Scylla ? Non. Car cette fois
l’expérience de soi n’est pas seulement un problème, c’est aussi une solution. C’est ce qui
permet de se ressaisir, et de s’approcher. Comment puisqu’on a toujours à faire à un moi qui
n’est plus celui d’il y a une heure et qui ne sera pas celui de dans une heure ? C’est
précisément que l’on fait en même temps l’expérience que celui qui était il y a une heure et
celui qui sera dans une heure est le même, on fait l’expérience de l’ipséité. On se vit comme
identique à soi-même sans que cette identité soit celle d’un moi idem28.

                                                                                                               
28   Sur   ce   point   la   distinction   devenue   classique   en   philosophie   et   faite   par   P.   Ricoeur  

entre   identité-­‐ipse   et   identité-­‐idem   est   particulièrement   utile.   Le   latin   a   en   effet   deux  


mots   qui   traduisent   notre   français   «  même  »  :   ipse,   a,   um   (comme   dans   la   phrase  :   «  Cato  
ipse  iam  servire  quam  pugnare  mavult  »,  «  Caton  lui-­‐même…  »)  et  idem  (comme  «  idem  
canum  »,  «  le  même  chien  »).  
  33  
3. L’expérience instructive sur soi

L’expérience nous en apprend plus sur nous que sur les choses. C’est déjà ce qui est
impliqué par la première phrase du premier texte de III.13. Mais il faut comprendre pourquoi.
C’est en raison de la relativité de ce que nous découvre l’expérience : relativité des choses
entre elles (on les juge toujours les unes par rapport aux autres et c’est ce qui nous découvre
autant les dissimilitudes que les similitudes), et par rapport à nous. Rappelez-vous : les
relations entre les choses sont saisies par le prisme de l’expérience et donc relativement à
nous. C’est l’expérience qui doit nous permettre de juger des choses en les interprétant, mais
cette expérience est toujours relative à soi : les choses se découvrent dans un rapport à soi, lui-
même parfois comparé au rapport de ces choses aux autres. Le passage clé qui fait la
transition entre les deux grands moments de l’essai III.13 et qui en est la thèse centrale est
celui-ci :

Quel que soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l’expérience, à peine servira
beaucoup à notre institution celle que nous tirons des exemples étrangers, si nous faisons si
mal notre profit de celle que nous avons de nous-mêmes, qui nous est plus familière, et certes
suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut (p. 1072).
L’expérience des choses est toujours aussi expérience de soi : ce qui est hors de nous
n’est objet d’expérience pour nous que si nous éprouvons également la façon dont nous nous
y rapportons. Ainsi je suis toujours à la fois sujet et objet de mon expérience. Ce faisant, je
découvre mes capacités, mes besoins, mes potentialités et les nécessités de mon être à la
rencontre du monde et des autres. C’est en quoi l’expérience de soi nous instruit de ce qu’il
nous faut. Les « exemples étrangers » doivent s’entendre en pls sens : 1/ exemples sans lien
avec nous, 2/ et même exemples des autres (l’expérience qu’autrui peut faire des choses) ne
nous sont d’aucune utilité et d’aucune instruction. Sans lien avec nous, ils conduisent à une
science vaine (prétendue mais creuse) qui prétend recueillir des faits dont nous ne pouvons
faire d’expérience propre ; qui se présente pour absolument objective et occulte les principes
d’interprétation nécessairement subjectifs dont elle procéderait. Quant aux « exemples des
autres », l’on doit s’en méfier. Ce qui vaut pour les autres ne peut par principe valoir pour
moi. (Juste avant notre texte, Montaigne a déclaré que les lois se font respecter « non parce
qu’elle sont juste, mais parce qu’elles sont lois » : il faut qu’il y ait des commandements
universels pour assurer la stabilité politique – mais il ne faut pas s’y tromper : elles ne
peuvent par elles-mêmes être juste, c’est-à-dire légitime pour chacun).

[B] J’aimerais mieux m’entendre bien en moi qu’en Platon [C : qu’en Cicéron]. De
l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage, si j’étais bon écolier. Qui
remet en sa mémoire l’excès de sa colère passée et jusques où cette fièvre l’emporta, voit la

  34  
laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. Qui se
souvient des maux qu’il a couru, de ceux qui l’ont menacé, des légères occasions qui l’ont
remué d’un état à autre, se prépare par là aux mutations futures et à la reconnaissance de sa
condition. La vie de Caesar n’a point plus d’exemple que la nôtre pour nous ; et emperière, et
29 30
populaire , c’est toujours une vie que tous accidents humains regardent . Ecoutons-y
seulement : nous nous disons tout ce de quoi nous avons principalement besoin. // Qui se
souvient de s’être tant et tant de fois mesconté de son propre jugement, est-il pas un sot de
n’en entrer pour jamais en défiance ? Quand je me trouve convaincu par la raison d’autrui
d’une opinion fausse, je n’apprends pas tant ce qu’il m’a dit de nouveau et cette ignorance
particulière (ce serait peu d’acquêt), comme en général j’apprends ma débilité et la trahison
de mon entendement ; d’où je tire la réformation de toute la masse.
MONTAIGNE, Essais, III.13, « De l’expérience », éd. Villey-Saulnier, PUF, p. 1073-
1074, orthographe modernisée.

Le sens de ce texte doit être éclairé par ce qui précède. Exercice : faîtes le plan.

Solution. Le texte commence par faire écho à la subversion de la thèse


aristotélicienne : ce n’est pas l’expérience des choses naturelles qui me met sur la voie de la
sagesse en étant à l’origine de la possibilité de dégager des principes ou des causes générales.
C’est l’expérience de soi qui est par elle-même source de sagesse… encore « sagesse » ici
n’est-elle pas le nom d’une connaissance des causes et des principes. Ce qu’est cette sagesse
devient évident à la lecture des phrases qui suivent :

o La  sagesse  est  morale.  «  Qui  remet  en  sa  mémoire  l’excès  de  sa  colère  
passée   et   jusques   où   cette   fièvre   l’emporta,   voit   la   laideur   de   cette  
passion  mieux  que  dans  Aristote,  et  en  conçoit  une  haine  plus  juste  »  :  
se   souvenir   de   ses   propres   excès   nous   fait   éprouver   (laideur,   haine)   en  
quoi  ils  sont  haïssable.  La  sagesse  est  donc  une  espèce  d’expérience  –  y  
compris  affective  :  qui  nous  fait  éprouver  la  difformité  de  nos  excès,  et  
la   vertu   de   la   juste   mesure   (de   ce   qui   nous   convient).   NB  :   chez  
Montaigne,   il   n’y   pas   de   condamnation   des   passions,   lesquelles   sont   au  
contraire  la  vie  de  l’âme.  
o La  sagesse  est  une  «  connaissance  de  soi  ».  «  Qui  se  souvient  des  maux  
qu’il  a  couru,  de  ceux  qui  l’ont  menacé,  des  légères  occasions  qui  l’ont  
remué   d’un   état   à   autre,   se   prépare   par   là   aux   mutations   futures   et   à   la  
reconnaissance   de   sa   condition  »  :   sagesse   =   connaissance   de   la  
condition  humaine,  non  par  des  théories  de  l’âme  (psychologiques)  ou  
des   théories   métaphysiques   et   cosmologiques   (XVIe   siècle,   =   moment  
où  les  théories  sur  le  microcosmos  et  le  macrocosmos  qui  assignait  une  
place   à   l’homme   dans   l’univers   selon   les   «  éléments  »   dont   sa   nature  
était   composée).   La   sagesse   est   dnc   une   connaissance   de   la   condition  
humaine  par  réflexion  sur  sa  propre  existence  vécue.  

                                                                                                               
29  Que  ce  soit  la  vie  d’un  empereur  ou  celle  d’un  homme  du  peuple  
30  C’est  toujours  une  vie  humaine,  sujette  à  tous  les  accidents  d’une  vie  humaine.  

  35  
o Enfin  (toujours  dans  la  même  phrase  du  texte),  la  sagesse  n’est  pas  tant  
connaissance   de   ce   qui   fait   notre   essence,   que   connaissance   de   nos  
changements,  mutations,  de  nos  troubles  et  nos  accidents.  Là  encore  il  
n’y  a  que  l’expérience,  qui  peut  donner  une  telle  instruction  :  
§ par   la   mémoire   des   accidents,   des   troubles,   et   des   changements  
passés  
§ en  attestant  par  là  de  possibilités  futures.  
Car   ultimement,   c’est   bien   cela   la   sagesse  :   savoir   de   l’expérience  
passée,  se  préparer  à  des  accidents  futures,  y  compris  –  peut-­‐être  –  à  
l’imprévisible.  
Dès lors on comprend que la vie de César n’est pas plus intéressante que la vie d’un
homme du peuple. Pourtant Montaigne ne cesse de prendre des exemples dans les biographies
d’hommes illustres, comme dans les vies des hommes qu’il a rencontrés. Montaigne cite
souvent au cours des Essais, La guerre des Gaules et il ne se prive pas d’utiliser la biographie
de César écrite par Suétone pour donner des exemples. Comment l’expliquer ? Dans l’un et
l’autre cas, ce qui l’intéresse ce sont les possibles de l’humaine condition. Mais pour les y
découvrir, il faut nous-mêmes y écouter les échos à notre propre expérience possible (on se
met à la place de César, à la place de l’autre homme : c’est ainsi que leurs vies peuvent être
instructives pour nous, pour la connaissance de soi) Il est vrai aussi que Montaigne aime à
prendre les hommes illustres de l’Antiquité comme exemples, plus peut-être que les quidam :
mais ce qu’il aime chez Alexandre, César, Epaminondas, etc. c’est la façon dont ils peuvent
se mettre à l’épreuve, se raconter, se juger – en somme c’est leur propre « expérience de
soi ».

A partir des //, Montaigne développe le thème sceptique qui découle de la thèse selon
laquelle la seule sagesse qu’apporte l’expérience est une connaissance de soi ainsi révisée,
repensée. Thème selon lequel c’est de l’expérience de l’erreur que l’on apprend (mais chez
Montaigne, on n’a jamais aucune garantie d’être dans la vérité). Quand autrui me convainc
que j’avais une opinion fausse, ce que j’apprends sur moi ce n’est pas tant que j’avais tort sur
tel point précis, mais plus exactement que je suis susceptible d’erreur. Capable de mon
tromper : ce sont des virtualités, des potentialités que nous apprend l’expérience. Et c’est
pourquoi je dois en tirer « la réformation de toute la masse » : de tout mon être : parce que
mon erreur n’est pas seulement instructive pour faire mon histoire passée, mais atteste d’une
faillibilité générale (ce qui ne veut pas dire que je me trompe tout le temps, mais que je suis
susceptible de me tromper), c’est la façon dont je me considère tout entier et la façon dont je
vis qui doit être réformée.

  36  
Ces virtualités, ces potentialités peuvent également être dégagées par l’imagination
selon Montaigne. Dans ces dernières pages qui ressemblent de plus en plus à un testament
philosophique, Montaigne prend l’exemple d’une maladie qui le fait terriblement souffrir et
dont il mourra : la gravelle. Il montre comment l’usage de l’imagination lui procure une
consolation… même s’il y a là une certaine « piperie de l’esprit », c’est, dit-il, la meilleure
médecine, celle notamment qui lui fait accepter que les maux fassent partie de la vie.
L’essentiel est là encore pour lui non pas de découvrir une vérité sur les choses (une vérité
médicale ou scientifique), mais d’échapper à l’aliénation de soi que la souffrance peut causer,
sans néanmoins se renfermer sur soi, et pour préserver la vivacité d’esprit qui fait sa force31.
En somme, dans l’imagination, on s’éprouve encore, et aussi bien.

BILAN ET TRANSITION
Dans ce premier chapitre, notre attention s’est portée sur le sens donné à l’expérience
dans l’expression avoir de l’expérience. C’est un certain savoir qui en résulte du fait que faire
des expériences (au sens où chaque expérience est aussi une épreuve de soi-même) révèle des
potentialités relatives à moi, à ma rencontre avec les choses. Un savoir sur soi, qui, parce qu’il
n’est pas seulement théorique, devient aussi pour chacun un savoir être, un savoir vivre.
Avoir l’expérience des enfants en difficultés, c’est savoir leur parler, savoir partager des
moments avec eux, en somme c’est savoir vivre avec eux. On l’a vu, avoir de l’expérience,
c’est surtout donc en apprendre beaucoup sur soi (et cet apprentissage n’est jamais clôt parce
que le soi qui se découvre n’est pas susceptible d’une définition essentielle). On vient aussi de
voir avec Montaigne que l’imagination peut avoir un rôle non négligeable dans la façon dont
on s’éprouve. Ce point mérite encore d’être approfondi. Jusqu’ici en effet l’expérience paraît
très passive, faite de singularités contingentes. Mais l’imagination n’a pas seulement une
vertu consolatrice, elle invente ce qui se trouve dans la réalité et qui échappe à nos sens, elle
donne à concevoir ce que nous ne voyons jamais, elle permet d’anticiper, d’élargir, de
diversifier et de compléter notre expérience factuelle. Dès lors en extrapolant, en recomposant
ou en construisant d’autres réalités, elle nous donne également l’occasion de nous éprouver et
donc de faire des expériences sur nous mêmes, on s’aperçoit que les potentialités ou les
virtualités que font apparaître des situations, aussi fictives soient-elles, appartiennent de plein
droit au champ de notre expérience. Ce que l’on ressent en lisant un roman, les pensées qui

                                                                                                               
31   «  [C]   C’est   signe   de   raccourciment   d’esprit   quand   il   se   contente  :   ou   de   lasseté.   Nul  

esprit   généreux   ne   s’arrête   en   soi  :   il   prétend   toujours   et   va   outre   ses   forces.   Il   a   des  
élans   au   delà   de   ses   effets.   S’il   ne   s’avance   et   ne   se   presse   et   ne   s’accule   et   ne   se   choque,  
il  n’est  vif  qu’à  demi  »  (Montaigne,  Essais,  III.13).  
  37  
nous animent en regardant un film, les troubles et les émotions qui nous « changent » parfois
alors en sont l’illustration patente.

Dans le contexte renaissant, Montaigne n’a pas de complexe à affirmer que la maladie
(en tant qu’expérience) alors donne bien davantage une connaissance (sur soi), que la science
médicale – laquelle est à son époque partagée entre les grandes théories humorales
d’Hippocrate et Galien, et les pratiques empiriques qui s’en remettent finalement, elles aussi,
à de grands préceptes généraux dénoncés par Montaigne (saignées, clystères, etc.). L’histoire
des sciences a depuis profondément transformé la théorie, la pratique et la méthodologie
médicale. Un paradigme expérimental, notamment, s’est imposé à l’époque classique et
moderne et il nous faudra maintenant l’expliquer. Or, il est intéressant de se demander si ce
nouveau modèle expérimental suppose que l’expérience à laquelle il prétend s’en remettre est
dénuée de toute part d’invention, de fiction, de création.

En somme la question que nous sommes conduits à poser désormais est la suivante :
ne pourrait-on mettre en forme l’expérience, la provoquer, en partie la contrôler et même
l’inventer, la créer afin qu’elle nous révèle ses potentialités? Est-il envisageable de le faire
afin de découvrir des puissances, des pouvoirs – et même des causalités ou des régularités –
qui ne soient non plus relatifs à un individu (un « soi ») mais dont tout un chacun pourrait être
le témoin ? N’est-ce pas ainsi que l’on peut comprendre l’invention, au XVIIe siècle,
d’expériences auxquels on conviait la communauté savante ?

  38  
CHAPITRE  1  :  AVOIR  DE  L’EXPERIENCE  –  ou  en  quoi  l’expérience  propre  est-­‐elle  source  de  
savoir  ? .............................................................................................................................. 2  

A/  L’expérience  naturelle  :  source  de  connaissance  sur  les  choses  ? ............................................................ 2  


1.   La  perception  et  l’induction* .............................................................................................................................................. 3  
2.   La  connaissance  empirique  (empereia)  :  ses  conditions,  ses  conséquences ................................................. 7  
3.   Les  habitudes,  à  l’origine  des  dispositions  et  des  vertus .....................................................................................18  
4.   Transition..................................................................................................................................................................................22  

B/  De  l’expérience  des  chose  à  l’expérience  de  soi ........................................................................................... 23  


1.   L’expérience  est  plus  instructive  par  les  dissemblances  que  par  les  ressemblances..............................24  
2.   L’expérience  est  instructive  par  interprétation........................................................................................................32  
3.   L’expérience  instructive  sur  soi ......................................................................................................................................34  

Bilan  et  transition......................................................................................................................................................... 37  

  39  

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