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LLPHS101-BERNARD-2015-2016, Approfondissements partie 2

• Représenter la structure sociale : pyramides et toupies............................................ 32


• L’homogamie sociale ............................................................................................... 36
Les variations culturelles du choix du conjoint................................................................ 36
• Les variations culturelles des pratiques éducatives : Adolescence à Samoa de M.
Mead (1928) ..................................................................................................................... 40
Méthodes d’enquête et d’analyse ............................................................................................. 43
1. La démarche d’enquête ................................................................................................ 43
2. Quelques techniques de « recueil » et d’analyse de données qualitatives.................... 47
• L’entretien ................................................................................................................ 47
• Les analyses de contenu ........................................................................................... 49
• L’observation ........................................................................................................... 49

Une table de recrutement

Avec les tables de recrutement, on peut voir comment un milieu socioprofessionnel


« recrute » ses membres. Notons que la colonne « total » à droite représente la structure de la
population active des parents des enquêtés, donc, grosso modo, celle des années 1950.

Lecture du chiffre souligné : sur 100 agriculteurs aujourd’hui, 86 ont un père qui était (lui
aussi) agriculteur. Comme pour les tables de destinée, là aussi, la diagonale est déterminante ;
remarquez, par exemple, le fort auto-recrutement de la classe ouvrière.

Ensuite, vous pouvez passer à une lecture colonne par colonne. La colonne 1 indique le
recrutement des agriculteurs d’aujourd’hui : sur 100 agriculteurs aujourd’hui, 86 sont fils
d’agriculteurs, 4,67 fils d’artisans, 1 fils de cadre, 1,67 fils de professions intermédiaires, etc.

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Les principaux enseignements

Grâce aux tables de mobilité dans la société française d’après-guerre, on observe plusieurs
processus.

Le premier concerne les transformations socioprofessionnelles dans leur ensemble, les


changements structurels de la stratification sociale. Le second correspond, selon Dominique
Merllié, à un « principe de proximité dans une structure sociale en évolution » = les groupes
sociaux « tendent à se recruter de manière préférentielle à partir d’eux-mêmes », c’est la
tendance à la reproduction sociale. Le troisième correspond à une certaine volatilité : les
destinées et les origines sociales varient selon les PCS ; cependant, les cas de mobilité
concernent, dans une très grande majorité des cas, des PCS proches et le plus souvent dans les
classes moyennes et populaires (employés, ouvriers, professions intermédiaires).

Pour résumer, on peut dire que :

- La catégorie des agriculteurs, en déclin numérique, se reproduit fortement au niveau


du recrutement, mais pas à celui de la destinée (les fils d’agriculteurs vont vers le
milieu ouvrier)
- Celle des ouvriers « recrute » en interne et auprès des fils d’agriculteurs, mais on
observe une mobilité « de destinée » réelle mais faible vers les catégories
intermédiaires.
- Les catégories des employés et professions intermédiaires se situent au milieu de
l’échelle sociale et se trouve ouverte à la fois sur le haut et sur le bas
- Celle des artisans commerçants s’ouvre aussi bien vers les cadres que vers les ouvriers
- Celle des cadres (groupe en augmentation) se reproduit largement au niveau
recrutement et destinée, mais s’ouvre aussi vers fils d’employés et de professions
intermédiaires.

Le cas de la mobilité féminine

Un des problèmes méthodologiques de ces enquêtes est qu’elles font raisonner à partir d’un
classement centré sur les hommes. Les études ont évolué sur ce point, mais les situations
professionnelles des femmes sont comparées à celles de leurs pères, et non de leurs mères,
qui, il est vrai, étaient plus souvent inactives dans les années 1950 qu’aujourd’hui.

Au-delà de ce problème méthodologique, il faut prendre en compte que la structure de la


population active féminine est différente de celle des hommes. Par rapport aux hommes, les
femmes sont beaucoup plus souvent employées, et beaucoup moins souvent ouvrières ou
cadres.

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Dans le cas des femmes, on constate toujours une forte corrélation entre origine et destinée
mais aussi davantage de mobilité descendante que pour les hommes : alors que 35% des fils
de professions intermédiaires sont cadres, seulement 15% des filles dont le père était
« professions intermédiaires » sont cadres ; inversement, alors que 10% des fils de professions
intermédiaires sont employés, 40% des filles de professions intermédiaires le sont.

Ces développements doivent être analysées en fonction de plusieurs facteurs : l’arrivée


massive plus récente des femmes sur le marché de l’emploi, la structure des métiers dits
féminins (qui sont les plus souvent des métiers de bureau – employée – ou touchant au soin à
autrui ou au relationnel – infirmières, enseignantes – qui sont classées en professions
intermédiaires), la question du « plafond de verre » relatif aux possibilités d’évolution de
carrière dans les métiers de cadres, limitées par rapport aux hommes, en raison de potentielles
discriminations masculines, mais aussi aux arbitrages réalisées par les femmes entre vie
familiale et vie professionnelle, les femmes réalisant davantage d’heures de travail
domestique (incluant le temps passé pour les enfants) que les hommes.

• Représenter la structure sociale : pyramides et


toupies

La pyramide sociale

Une des représentations la plus simple de la structure sociale est la pyramide1. A la base, se
situe une vaste classe populaire composée des employés et des ouvriers. Au milieu, une classe
moyenne intermédiaire moins nombreuse composée des professions intermédiaires. Au
sommet, les cadres. Les agriculteurs sont situés hors pyramide, leurs revenus étant fort
disparates, et pouvant les situer au plus bas de la classe populaire comme au sommet des
classes moyennes. Même disparité pour les artisans, commerçants (plutôt dans les classes
moyennes) et chefs d’entreprise (classes supérieures).

1
Source : Louis Chauvel, pour l’illustration ci-dessous.

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La toupie ou le strobiloïde

Le strobiloïde est une représentation graphique qui classe les individus d’une population selon
un indicateur (revenu, patrimoine…) afin de percevoir précisément les écarts entre ces
individus et les effectifs concernés par les différentes classes de la population. Dans le
strobiloïde ci-dessous, la base 100 concerne le revenu médian. Attention à ne pas confondre
médiane et moyenne : la médiane est le seuil à partir duquel 50% de la population est au
dessus et 50% au dessous, alors que la moyenne correspond à la somme divisée par le nombre
d’individus. Comme il n’y a théoriquement pas de plafond en termes de revenu et de
patrimoine, quelques personnes qui gagnent beaucoup vont faire « monter la moyenne ». En
général, le revenu et le patrimoine moyens d’une population se situent donc au dessus de la
médiane.

En verticale se trouvent les revenus, en horizontale les effectifs. Plus la courbe est large (le
« ventre » de la toupie), plus elle indique qu’une part importante de la population s’y trouve.

Les comparaisons internationales de ces toupies au niveau de la largeur de leur « ventre »


permettent de voir si la classe moyenne occupe une place importante dans la société ou pas.
Ci-dessous, on voit que la Suède dispose d’une importante classe moyenne, contrairement au
Brésil, ou, dans une moindre mesure, aux Etats-Unis.

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Les strobiloïdes des revenus sont de bons indicateurs de l’état des inégalités dans un pays.
Cependant, les revenus (du capital et du travail) ne sont pas les seules sources de richesse. Il
convient de se pencher également sur le patrimoine (immobilier par exemple) dont disposent
les ménages. Or, en comparant les courbes « revenu » et « patrimoine » pour le cas de la
France contemporaine, il apparaît que les inégalités socio-économiques sont bien davantage
liées aux différences de patrimoine qu’aux différences de revenu.

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• L’homogamie sociale

Les analyses de la structure sociale montrent l’hétérogénéité de la population qui compose la


société. Elles peuvent aussi montrer, à l’instar des tables de mobilité, l’état et l’évolution de la
reproduction sociale. Cette reproduction peut être attribuée à des mécanismes de socialisation
mais aussi à la formation des familles. Ainsi le phénomène de mise en couple répond lui aussi
à des régularités sociales. En témoigne les « tables d’homogamie » croisant, selon les cas, les
CSP des parents des deux conjoints ou les CSP des deux conjoints eux-mêmes (comme ci-
dessous).

Notez ici la « diagonale » du tableau. Elle regroupe les cas où conjoints et conjointes
partagent la même CSP. On voit que les pourcentages y sont plus importants qu’ailleurs. Cela
indique que les gens se marient « entre soi ».

On peut repérer par ailleurs les CSP plus ou moins poreuses entre elles. Ainsi les catégories
employés / ouvriers ou employés / professions intermédiaires sont plus poreuses entre elles
que, par exemple, agriculteurs / cadres.

Les variations culturelles du choix du conjoint

Nous avons vu, dans la partie du cours sur le choix du conjoint, que malgré le développement
de l’idée de la nécessité de trouver librement un conjoint duquel on est amoureux,
l’homogamie sociale persiste. A travers les mécanismes de choix du conjoint (lieux de sortie,
mais aussi goûts, catégories de perception du beau, du bien, etc.) se manifestent la
socialisation et la culture des individus.

Des sentiments socialement construits

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C’est ainsi toute une vision naturaliste et universaliste des sentiments qu’il convient
d’interroger. Ceux-ci ne sont pas liés au hasard ou (seulement) à des paramètres biologiques
liés à la reproduction de l’espèce et aux signaux de compatibilité sexuelle (hormones), ils sont
(aussi et) surtout liés à des conventions sociales. Nous avons vu que les représentations de
l’amour conjugal avait changé au fil des siècles dans la société ouest-européenne. Nous
pouvons ici essayer de pratiquer le « détour anthropologique » pour interroger la relativité des
formes du sentiment amoureux selon les cultures.

La relativité des formes du sentiment amoureux oblige à s’interroger sur l’universalité ou au


contraire le caractère culturel des émotions et des sentiments. Cela renvoie au débat
nature/culture (naturalisme/constructivisme). Eprouver de l’amour pour quelqu’un renvoie-t-il
à une expérience différente au Japon qu’en Europe ? Eprouver un sentiment de jalousie
renvoie-t-il à une expérience différente dans une société monogame ou dans une société
polygame ? Ou, comme l’écrit Michelle Perrot2 : « Au vrai, quelles variantes introduit dans
les pratiques privées le fait d’être catholique, protestant, juif, agnostique ? Y a-t-il une
spécificité du père calviniste ou de la mère juive ? La libre pensée a-t-elle modifié les
rapports de sexes ou la vision du corps ? Est-ce qu’être anarchiste change les manières
d’aimer ? »

Le filtre de la langue

Les cultures affectives peuvent être approchées par l’étude de la manière dont les langues
vernaculaires nomment les états affectifs. Chez les lfaluk, peuple habitant un atoll du
Pacifique Sud, une certaine émotion nommée fago est provoquée par une perte ou un grand
malheur (Lutz, 1981). Elle est décrite comme un mélange de compassion, d'amour et de
tendresse. Comment traduire ce terme en français ? On peut se demander si « les langues
filtrent, ordonnent et codifient les modèles affectifs » ou si ce sont les cultures en premier lieu
qui font ce travail de mise en sens des émotions et que les langues ne font que traduire ce
modelage culturel.3 L’approche par le langage s’appuie en tout cas sur l’idée qu’il est difficile
d’étudier les émotions « mis à part par la manière dont nous parlons ou écrivons les
sentiments. Le langage lui-même, de plus, contribue à la construction culturelle des émotions
et est un signifiant par lequel nous participons à créer un sens partagé de ce que sont les
émotions »4 Ainsi, le terme d’amour ne renvoie pas partout et selon les contextes à la même
réalité.

2
G. Duby et P. Ariès (dir.), Histoire de la vie privée, tome IV, p.105
3
Szulmajster-Celnikier A., « L’expression de la peur à travers les langues », La linguistique 2007/1, 43, p. 89-
116, p.90
4
Linda Mooney, Sarah C Brabant, “Off the Rack: Store Bought Emotions and the Presentation of Self”
Electronic Journal of Sociology (1998)

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L’amae japonais n’a pas de traduction exacte dans les langues occidentales. Il faut utiliser des
périphrases pour désigner ce sentiment proche de l’amour : « dépendre de l’amour d’un
autre », « se réchauffer », « se livrer à la douceur d’un autre ». C’est une « agréable
dépendance ». Il n’est pas facilement nommé car il y a un fond de relation dissymétrique dans
l’amae, l’organisation très hiérarchique, très verticale du Japon expliquant cela. Il provient
d’abord de l’attachement – la dépendance – de l’enfant envers sa mère. Mais on trouve le
terme pour désigner aussi bien le rapport homme – femme que le rapport employé – patron.
De ce fait l’amae rend moins tranchant une dépendance personnelle, valorise ce lien de
dépendance en le rendant agréable.

Autre exemple, au Kazakhstan, nous nous retrouvons dans une culture où « les émotions se
taisent parce que toute parole ou toute manifestation émotive peuvent attirer des djinns et avec
eux le mal, le malheur, la maladie. »5 Le problème de la verbalisation et de la transmission
des émotions est alors résolu par une inversion de la parole et du geste (on agit au lieu de
parler) et par l’usage d’euphémismes. Ainsi le verbe Ainaly signifie aimer mais aussi
« tourner autour d'une personne pour prendre sur soi ses difficultés, son mal être. »

Relativité de la jalousie

Un anthropologue, Ralph Hupka6, soutient que la jalousie est un phénomène culturellement


modelé qui dépend de l’organisation sociale des sociétés.

Il compare les Toda (Inde du sud) et les Apaches (Amérique du Nord) sur une série de
paramètres : la propriété, la reproduction de la structure et des statuts sociaux, d’une part, et la
sexualité, le mariage et la promiscuité, d’autre part.

Il apparaît que chez les Apaches, la propriété est protégée, la sexualité réservée au mariage, la
descendance obtenant une reproduction de son statut social, le mariage a une importance
économique et l’adultère provoqué par la jalousie déclenche une mise à mort du concurrent ;
alors que chez les Toda, adeptes de la propriété collective, le mariage a peu d’importance, la
sexualité plus libérée et la jalousie ne se déclenche pas ou peu.

Propriété Sexualité Mariage Jalousie


Apaches Protégée Dans le Importance économique + A la suite d’un
(privée) cadre du rôle de reproduction, pour adultère, le mari cocu
mariage les descendants, des statuts provoque en duel son
sociaux concurrent
Toda Collective Libre Faible importance Peu fréquente

5
Vuillemenot A, Résumé d’une communication au colloque Emotions et politique des corps, Bruxelles, octobre
2005
6
Hupka, Ralph B. (1981) “Cultural Determinants of Jealousy.” alternatif Lifestyles 4: 310-357

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Ainsi le sentiment de jalousie serait fortement corrélé à l’importance du mariage dans


l’organisation économique de la collectivité.

C’est ainsi que chez les Na, un peuple d’agriculteurs de la région himalayenne de la Chine, le
mariage n’existe pas, ni même la notion de paternité. Dans cette société matrilinéaire, les
enfants appartiennent automatiquement au seul groupe de la mère. Les enfants y vivent toute
leur vie, avec de forts interdits entre consanguins. Tout le monde est donc théoriquement
célibataire. Ce qui n’empêche pas certaines relations affectives et/ou sexuelles : les hommes
rendent visite aux femmes, la nuit, de manière furtive, mais « la relation entre amants est du
domaine privé, elle cesse dès que l’un ou l’autre des partenaires le désire »7. Dans ce
contexte social (rare), la jalousie y est donc mal perçue.

Relativité du mariage d’amour

Dans de nombreuses sociétés, le mariage d’amour à l’occidentale est vu comme une lubie
devant mener désastreusement au divorce. Dans la communauté bengali de Londres
(immigrés du Bengladesh) par exemple8, on peut constater que les jeunes filles reproduisent
les schémas de leurs parents concernant le choix du conjoint et pour quelles raisons. On ne se
marie pas par amour, l’amour vient après le choix d’un bon mari : « Même si les jeunes
Bengali britanniques participent de plus en plus activement à la sélection de leur époux,
nombre d’entre elles pensent que le meilleur moyen de faire naître l’amour dans le mariage
est d’utiliser les critères traditionnels de choix d’un mari ».

Le taux de divorce des britanniques blanches du même âge ainsi que les méandres des
feuilletons populaires sentimentaux diffusés à la télévision alimentent les discussions de ces
jeunes musulmanes. Pour elles, le mariage d’amour est trop risqué. Elles ont, dans une large
mesure, intériorisé l’idée qu’il valait mieux un mari gentil, honnête et respectant correctement
(c’est-à-dire selon leurs schémas de perception) la religion musulmane, qu’un homme dont on
est amoureuse passionnément, mais pour qui la passion peut « retomber » après quelques
années. Par ailleurs, l’endogamie sociale et géographique de cette population s’explique aussi
par la pratique de la résidence patrilocale : la future femme devra vivre dans la maison des
parents de son mari et sera amenée à préparer à manger pour toute la famille. Trouver un
conjoint issu de la même région (variantes culinaires) et du même rang permet d’éviter
différents désagréments par la suite.

7
Cai Hua, Une société sans père ni mari, les Na de Chine, Paris, PUF, 1997. Compte-rendu par Agnès Fine,
dans Sciences humaines, hors série n°23, décembre 1998.
8
Kate Gavron, « Du mariage arrangé au mariage d’amour. Nouvelles stratégies chez les Bengali d’East
London » Terrain, 1996

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• Les variations culturelles des pratiques


éducatives : Adolescence à Samoa de M. Mead
(1928)

Dans la partie « culture et style de vie » du cours, nous nous interrogeons sur la socialisation
et l’imposition de modèles culturels, et, à travers cela, sur les marges de manœuvre des
individus entre leurs statuts assignés et l’expression de leur personnalité. L’étude classique de
Margaret Mead Adolescence à Samoa pose le problème des conflits normatifs que peuvent
connaître les adolescents américains, en contraste avec le type d’éducation homogène que
reçoivent les jeunes à Samoa.

Dès le début de son œuvre Mead explique d’une part que les problèmes de l’adolescence
n’existent que depuis le début du 19ième siècle aux Etats-Unis (cela correspond au changement
de statut des enfants dans la société contemporaine davantage considérés comme i) individus
en devenir – c’est là un point focal de la science psychologique naissante, ii) investissement
sur l’avenir grâce à l’école plus que ressource immédiatement disponible pour les travaux
domestiques), et que, d’autre part, ces problèmes sont réels et liés aux problèmes d’adaptation
des adolescents. « Est-ce donc à l’adolescence en tant que telle, ou à l’adolescence en
Amérique que l’on doit attribuer ces difficultés ? ».

Le chapitre 13 d’Adolescence à Samoa, intitulé « L’éducation occidentale et l’exemple


samoan », résume son analyse de l’adolescence à Samoa tout en ébauchant une comparaison
avec les Etats-unis d’Amérique.

Elle rappelle d’abord ce qu’est la vie d’une jeune samoane. Vers 6, 7 ans, les filles samoanes
s’occupent des bébés, avec l’ensemble des enfants de la classe d’âge. Ensuite elles travaillent
à la maison, elles apprennent à tisser des nattes par exemple, tout en passant beaucoup de
temps avec leurs amies – exclusivement des filles de même rang. Vient ensuite le temps des
aventures amoureuses, relativement libres9, qu’elles essaient de faire durer le plus longtemps
possible, avant de se marier. Les relations filles – garçons sont uniquement marquées par
l’amour ou le sexe, pas par l’amitié.

Mead n’observe aucun problème d’adolescence à Samoa. Elle met donc en doute l’idée d’une
crise psychologique naturelle, et donc universelle, liée aux transformations physiologiques.
Pourquoi, selon elle, n’y a-t-il pas de problème d’adolescence à Samoa ? Plusieurs raisons à
cela :

9
Des critiques ont suivi cette description, qui choqua l’Amérique puritaine de l’époque, Mead ayant été
suspectée d’avoir été abusée par ses informatrices. Mais le sujet reste ouvert car d’autres anthropologues ont
aussi conforté ses thèses.

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- Il n’y a pas de compétition entre les enfants. Les plus attardés ne sont pas sanctionnés. Ce
sont, au contraire, les plus précoces qui sont freinés pour laisser les plus lents les rattraper ; il
y a très peu de culpabilisation.

- Tout ce qui touche à la nature – naissances, morts, sexualité – est montré aux enfants sans
retenue.

- Les enfants samoan, avant l’apparition de l’école, ne faisaient pas de différence entre jeu,
travail et école. Leur travail était considéré comme utile à la société (alors que les enfants en
Occident travaillent peu) et ils ne se demandaient pas à quoi sert l’école.

- L’enfant samoan peut « exprimer sa volonté en toute indépendance » (p.547), conséquence


de l’attitude tolérante envers les enfants (pas de pression morale)

Cette série de raisons entre en relation avec une autre série de raisons qui portent davantage
sur la conception des sentiments et de la famille. On peut les regrouper dans la catégorie selon
laquelle « on ne s’attache pas profondément aux individus » : « les rapports personnels n’ont
rien de profond. Amour ou haine, jalousie ou rancune, douleur ou deuil, ce n’est jamais
qu’une affaire de semaines » (p.522). Il s’agit là, note Mead, d’une différence notable avec
l’Amérique ainsi qu’avec la plupart des sociétés traditionnelles :

- Il y a une « atmosphère de détachement, de désinvolture », « personne n’est prêt à souffrir


pour défendre ses convictions ».

- Les relations d’amitié sont plus ou moins déterminées par le rang social et se trouvent dans
la famille (sœurs, cousines), non par les affinités personnelles.

- L’éducation est partagée par plusieurs femmes et plusieurs hommes : « Il n’existe pas entre
parents et enfants, de ces rapports étroits qui, dans notre civilisation, ont une telle influence
sur les individus, que toute leur vie en est parfois affectée » (p.530)10

- On n’éduque pas par les sentiments : « aux Samoa, le père ou la mère considèrent malséant
d’inculquer quelque morale à leurs enfants en faisant appel à leurs sentiments. On ignore des
recommandations telles que : « sois sage pour faire plaisir à maman », « va à l’église pour
faire plaisir à ton père », « ne sois pas désagréable avec ta sœur, ton père n’aime pas ça ».
Comme l’on n’admet qu’une seule façon de se comporter, une telle confusion entre la morale
et les sentiments paraîtrait un manquement à la dignité » (p.534)

10
« L’absence des sentiments particularisés, qui résulte de la dispersion des affections au sein même de la
famille, est encore soulignée par l’interdit qui frappe les relations entre les garçons et les filles : les enfants du
sexe opposés sont considérés comme des enfants « tabous » » (p.530)

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- Cette absence de sentiments se retrouve au niveau sexuel, et, selon Mead, explique aussi
bien l’aisance avec laquelle chacun accepte les mariages de convenance, le fait que la frigidité
soit quasiment inconnue, et la faible fidélité.

En résumé, l’éducation samoane est faite d’interdits et de dirigisme (dans l’organisation des
amitiés par exemple) mais aussi par une forte tolérance aux expressions individuelles des
opinions, d’autant plus qu’on apprend aux enfants à ne pas se battre pour leurs opinions… Les
relations sociales ne sont pas particularisées sentimentalement, ce qui crée une atmosphère de
détachement. Surtout, cette éducation est homogène (faire grandir une classe d’âge à la même
vitesse) et n’est pas ouverte au monde extérieur : c’est donc l’absence de champ des possibles
qui expliquerait en partie l’absence de crises d’adolescence.

En contraste, les sociétés occidentales seraient hétérogènes et mouvantes, peu lisibles pour les
adolescents qui auraient à se positionner en fonction d’une pluralité d’ordres normatifs. Et
concernant le modèle familial, la critique est la suivante :

« Où est la suprématie de la petite famille biologique refermée sur elle-même, opposant aux
menaces du monde le rempart de ses affections mutuelles ? Où est l’avantage de liens
puissants entre parents et enfants, liens qui supposent des rapports personnels actifs de la
naissance jusqu’à la mort ? Dans l’existence des sentiments individualisés ? Oui sans doute,
mais à quel prix ? Au prix de voir nombre d’êtres rester toute leur vie des enfants dociles et
respectueux, de voir les liens entre parents et enfants déjouer toute tentative d’attachements
nouveaux, de voir les choix nécessaires inutilement chargés d’angoisse dans un contexte
d’intense émotivité. Peut-être est-ce payer trop cher une particularisation des sentiments qui
aurait pu être obtenue par d’autres moyens, notamment par une éducation mixte ».

On peut essayer de traduire ces interrogations. Mead parle de « particularisation des


sentiments », autre terme pour individualisation ou privatisation des sentiments. Elle est dans
le schéma théorique de l’individualisme des sociétés modernes. Mais cette particularisation
des sentiments dans la famille a un prix : celui du repli de la famille conjugale sur elle-même.

Il faut donc comprendre que la famille est en quelque sorte le dernier rempart contre
l’individualisme social. Or ce renforcement des liens affectifs familiaux a une conséquence,
contradictoire avec l’individualisme social, celui d’accentuer la pression familiale sur les
enfants ou les adolescents, via les sentiments. Mead dira plus loin : « Dans notre société, la
discipline familiale a pour but d’imposer un ordre de valeurs à l’exclusion des autres. Toute
famille mène une bataille » (p.556)

En d’autres termes, alors que le monde social se caractérise par une pluralité d’ordres
normatifs, le milieu familial se referme sur lui-même et son système de valeur ne représente
souvent qu’une des options possibles socialement. Se créeraient donc des injonctions
contradictoires : le modèle normatif familial auquel on est attaché (par la force des sentiments

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qui lie aux parents) entre potentiellement en conflit avec d’autres ordres normatifs présents
dans la société.

I. Méthodes d’enquête et d’analyse

Pour finir cette partie « Approfondissements », nous vous proposons quelques


développements sur la recherche sociologique. Nous avons vu un certain nombre de résultats
d’enquête, mais il peut être intéressant de percevoir comment ces études sont généralement
menées.

1. La démarche d’enquête

Les dangers du sens commun

La démarche d’enquête a pour premier objectif de produire des connaissances objectives sur
le monde social, en se démarquant du sens commun (cf. Règles de la méthode de Durkheim).
Pour montrer l’importance de cette « rupture épistémologique », le sociologue P. Lazarsfeld
faisait faire une petite expérience à ses étudiants. A partir de l’enquête The American Soldier
de Samuel Stouffer11, Lazarsfeld construit une série d’affirmations en disant qu’il s’agit de
résultats d’enquête : les résultats sont plausibles, ils sont assortis de jugements de sens
commun, de « bon sens », mais en réalité toutes ces affirmations sont fausses. C’est dire que
comme l’objet des sciences sociales – les relations entre les individus – est accessible à tous,
chacun peut penser qu’il comprend bien les faits sociaux et que les sciences sociales disent de
manière compliquée des choses « évidentes » : c’est ce que l’auteur appelle la « sociologie
spontanée » ou « sens commun ». Or, il arrive souvent que les enquêtes de sciences sociales
démontrent des faits qui vont à l’encontre du « sens commun ». Les régularités sociales
peuvent être contre-intuitives, c’est-à-dire différentes de ce qu’on pouvait penser avant de
connaître les résultats de l’enquête. Ainsi peut-on définir le sens commun comme l’ensemble
des idées, vraies ou fausses, que les individus se font du monde social et de ses régularités et
qui ne sont pas soumises à un examen scientifique.

Le but des études sociologiques est donc de produire des connaissances sur le monde social, a
priori inaccessibles sans méthode d’investigation. Cela doit théoriquement permettre i) une
cumulativité des connaissances dans une spécialité (sociologie urbaine, sociologie des médias,
etc.) ou sur une population, un milieu social ou une société… ii) une cumulativité des

11
Enquête conduite auprès de 500 000 soldats américains entre 1941 et 1945 (The American Soldier, Studies in
social Psychology in World War 2, 1949) par Samuel A. Stouffer (1900-1960)

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connaissances sur les méthodes (ce qui fonctionne ou pas) en fonction des types d’objet ; c’est
l’objet de la méthodologie.

Dans les deux cas, aujourd’hui, on ne conçoit plus d’études sociologiques sans expérience,
sans la mise en place d’un dispositif de recherche. Cela n’a pas toujours été le cas. Les
premiers sociologues ne faisaient pas beaucoup ou pas du tout de terrain (Mauss, Durkheim,
Weber). On parlait de sociologue de « cabinets ». La distinction entre les sociologues
travaillant sur des matériaux « de seconde main » et ceux qui font du terrain faisaient d’eux
les sociologues « nobles ». Mais cette distinction est aujourd’hui considérée comme
inopérante sur le plan scientifique : il est difficile de théoriser sur quelque chose dont on ne
connaît pas précisément la source : la validité d’une théorie dépend des résultats du terrain.

Enquête intensive contre enquête extensive ?

On distingue habituellement deux grands types d’approche : les méthodes qualitatives et les
méthodes quantitatives : aujourd’hui on insiste surtout sur la complémentarité des deux
méthodes. Pourtant les deux méthodes n’ont pas les mêmes présupposés.

On associe les méthodes qualitatives aux enquêtes intensives. On étudie intensivement un


nombre restreint d’individus (de 1 à 50 en général, dans les enquêtes utilisant des entretiens).
Les enquêtes intensives ont souffert d’un soupçon sur leur scientificité, en raison de leur
faible échantillon. Pourtant, elles ont peu à peu acquis droit de cité car elles permettent
d’accéder au sens vécu, aux représentations, qui permettent de comprendre les pratiques des
individus, (même si les gens ne font pas toujours ce qu’ils disent… mais c’est justement un
des décalages qu’il faut analyser en combinant observation et entretien). En effet, ce n’est pas
la représentativité de l’échantillon qui compte, mais sa significativité : la recherche du sens
donné par les acteurs à leurs pratiques/représentations, l’étude « en profondeur ». De plus, il
faut noter qu’en s’intéressant à des individus singuliers, les méthodes qualitatives ont toujours
pour horizon la vie des groupes ou les formes d’inscription des individus dans les groupes et
la société. Ainsi les méthodes qualitatives conviennent bien aux approches individualistes et
interactionnistes.

A l’inverse, on associe les méthodes quantitatives (statistiques) aux enquêtes extensives. On


étudie un nombre élevé d’individus, de manière moins profonde que dans les méthodes
qualitatives. Leur scientificité est davantage reconnue : on place plus souvent la sociologie
aux côtés des statistiques et de la démographie que de l’ethnologie. Ainsi les méthodes
quantitatives conviennent bien aux approches holistes. C’est plus la représentativité de
l’échantillon qui est recherchée.

Enquête « mécanique » versus enquête « réflexive »

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LLPHS101-BERNARD-2015-2016, Approfondissements partie 2

On peut qualifier d’enquête mécanique les enquêtes se basant sur l’application systématique
d’un protocole d’enquête défini au début de la recherche. Ce type d’enquête s’accompagne en
général d’une méthodologie qu’on qualifie de méthode hypothético déductive. Elle consiste à
émettre en début de recherches des hypothèses que le recueil et le traitement des données
viendront confirmer ou infirmer

A l’inverse, on peut qualifier d’enquête réflexive les enquêtes se basant sur l’articulation entre
la méthode et les données qui émergent progressivement du protocole d’enquête. Ce type
d’enquête s’accompagne en général d’une méthode dite inductive. Elle valorise les allers-
retours entre les hypothèses théoriques (censée expliquer les faits) et la construction de
l’objet. Ces enquêtes s’accompagnent également, en général, d’une réflexivité du chercheur
lui-même. Cette réflexivité est plus souvent mobilisée dans les enquêtes qualitatives car le
sociologue-enquêteur « de terrain » recueille des données à partir d’interactions souvent
prolongées avec des personnes d’un milieu donné. Ces interactions l’impliquent
personnellement : aussi les modes de recueil des données peuvent préfigurer la construction
de l’objet et donc l’analyse qui sera faite des données.

La question de l’implication du chercheur pose une double difficulté épistémologique liée à


l’articulation entre la méthode et l’objet. D’abord, c’est la question de savoir si la méthode
détermine ce que l’on trouve : ce sont les biais méthodologiques ; contrairement à ce que l’on
pourrait croire, les biais sont aussi fréquents avec l’usage statistique qui ne s’interroge que
très peu sur sa propre influence. Ensuite, c’est celle de savoir, afin de surmonter les biais
méthodologiques, comment construire sa méthode en fonction de l’objet si on ne connaît pas
celui-ci ? Pour résoudre ce dilemme, on conseille de tenir un « journal d’enquête » permettant
de situer les moments et les raisons des choix conceptuels, de bifurcation de l’enquête, de
modification de l’objet… afin de pouvoir les expliciter « en connaissance de cause ».

La construction d’une enquête

Il n’existe pas de modèle unique et passe-partout : tout dépend du sujet, de l’angle d’attaque,
de la population étudiée, du problème sociologique posé… Pour autant, les enquêtes
sociologiques répondent en général à certains principes, notamment : i) partir d’un choix
d’enquête pour déterminer l’utilisation de l’outil : le choix de l’outil dépend de l’objet, et non
l’inverse. Par exemple, on ne fait pas une enquête « par observation » parce qu’on aime cette
façon de recueillir des données : il faut que le choix de l’observation soit pertinent par rapport
au sujet et aux questions qu’on se pose. ii) L’objet se construit progressivement, dans un va et
vient entre une réflexion sur les données et une réflexion sur la méthode. iii) Il faut adopter
une posture distante et critique vis-à-vis de la question étudiée.

Pour cela, on décompose plusieurs phases, sachant que des allers-retours entre chacune d’elles
sont toujours possibles. On distingue généralement :

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LLPHS101-BERNARD-2015-2016, Approfondissements partie 2

- la pré-enquête : premiers pas sur le terrain, entretiens exploratoires (faiblement


directifs), état de l’art (lectures)
- l’échantillonnage : qui va-t-on étudier ?
- le recueil de données : plusieurs techniques peuvent être utilisées : questionnaire,
cartographie, entretiens, récits de vie, observation, photo, vidéo, travail sur documents
- l’analyse des données : dépend du type de données
- l’exposition des résultats

Dans la phase préparatoire, on trouvera la question de départ et l’exploration théorique afin de


formuler une problématique. La question de départ consiste à choisir un thème et un sujet de
recherche, définir un « avant projet de recherche » (organisation pratique, lecture), poser une
question claire et faisable. L’exploration théorique, quant à elle, consiste à dégager l’état de
l’art sur votre objet afin de reprendre un sujet existant d’une autre manière ou d’un point de
vue critique, apporter une contribution nouvelle et originale. Ensuite, il s’agit de recueillir des
matériaux exploratoires (entretiens, observations, documents « indigènes »…) et de délimiter
la problématique. Théoriquement, la problématique reprend la question de départ en
expliquant « ce qui pose problème » sociologiquement dans la question de départ. Il s’agit là
de mobiliser les ressources bibliographiques et les matériaux exploratoires.

Dans la phase « pratique », il s’agit d’échantillonner, choisir la méthode, et recueillir des


données. Echantillonner consiste à délimiter la population, le lien et l’objet du recueil de
données. On peut ici se demander quelle sera la différence entre « population étudiée » et
« population enquêtée » : en quoi les personnes que vous allez rencontrer (population
enquêtée) sont-elles intéressantes (significativité) par rapport au groupe auquel elles
appartiennent et que vous étudiez (population étudiée). Il convient de s’arrêter un instant sur
ce point. La recherche d’ « informateurs » pour des entretiens sociologiques conduit à essayer
de faire se rencontrer « une ‘offre de parole’ (…) et une ‘disposition à parler’ » (Mauger). Or
cette rencontre est asymétrique. Souvent, les échantillonnages spontanés amènent à ne trouver
que ceux qui aiment bien parler et disposent, à juste titre ou non, d’une certaine légitimité : les
sociologues se voient souvent orientés vers « des personnes qui connaissent mieux le sujet »
qu’eux ou « qui ont beaucoup de choses à dire ». De même, en anthropologie aujourd’hui, on
se méfie de certains informateurs qui ont le rôle social d’informer les anthropologues et les
touristes ; ils servent un discours préconstruit supposant ce que l’anthropologue veut entendre
quand ils ne complexifient pas toujours plus la cosmogonie de leur peuple pour maintenir le
« marché ethnographique » (voir par exemple Anne Docquet en pays dogon)… Nous
reviendrons ci-après sur les techniques de recueil de « données » (qui portent bien mal leur
noms puisqu’elles sont bien davantage « construites »).

Dans la phase analytique, c’est-à-dire une fois que le sociologue dispose d’un corpus, d’un
ensemble d’entretiens, d’observations, de documents qui lui semble suffisant, il s’agit de
synthétiser et d’analyser les données, de mettre en liaison les sources et les résultats dans une

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LLPHS101-BERNARD-2015-2016, Approfondissements partie 2

exigence de comparabilité. Il s’agit alors de confronter les données entre elles, de construire
des typologies, des catégories. Enfin, il s’agit de confronter théories et données : est-ce que
des théories existantes viennent expliquer les données ? Est-ce que les données viennent
contredire des théories ?... Finalement, il convient de confronter les résultats aux hypothèses
et à la problématique : les résultats viennent-ils infirmer ou confirmer les hypothèses ?
Passées ces différentes étapes, l’étude présentera ces principaux résultats.

Notons bien que les phases s’enchevêtrent. Les phases pratique et analytique fonctionnent
plus ou moins ensemble car on analyse tout en recueillant les données et on peut retourner sur
le terrain après les premières analyses pour comprendre un point auquel on n’avait pas pensé.

2. Quelques techniques de « recueil » et d’analyse de


données qualitatives

Afin de rentrer plus avant dans la « cuisine » de la recherche sociologique, vous trouverez ci-
dessous quelques développements concernant deux techniques de recueil de données
qualitatives, l’entretien et l’observation, ainsi que la présentation de l’analyse de données
langagières.

• L’entretien

Les entretiens se préparent par la formalisation d’un guide d’entretien qui doit être lié à la
problématique de l’enquête, et comporter environ une dizaine de thèmes (décomposables)
maximum. Chaque thème comporte une série de questions. Afin d’assurer une comparabilité
entre les entretiens, ces guides doivent être standardisés. Mais en même temps, il convient de
s’adapter à son interlocuteur, afin de libérer sa parole. Le sociologue E. Hughes estimait que
les entretiens standardisés fonctionnent bien quand i) la population est homogène, et ii) peu
éloignée de la culture du chercheur (classe moyenne et capital culturel) ; lorsque ce n’est pas
le cas, il faut essayer de se réserver des marges de manœuvre.

Il convient également de comprendre la situation d’entretien. Les sociologues demandent à


des gens de raconter leur vie ou de donner leur avis sur quelque chose, en fonction de leur
expérience. Ce n’est pas une situation naturelle. L’entretien est une expérience, une situation
d’expérimentation sociale, une parole provoquée, qui nécessite de passer un « contrat moral »
avec l’enquêté, c’est-à-dire un engagement réciproque des interlocuteurs (comme une espèce
de contractualisation symbolique : vous m’offrez votre parole, ce que vous avez à dire, je
m’engage à ne pas vous juger, à faire que l’entretien ne soit pas une situation difficile pour
vous, voire qu’elle puisse vous servir, à penser votre propre vie par exemple). Le respect et
l’empathie sont donc des attitudes déontologiques visant à respecter le « travail sur soi », la

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LLPHS101-BERNARD-2015-2016, Approfondissements partie 2

« subjectivation » que provoque l’entretien. De même, les paramètres de l’entretien (lieu,


heure…) sont à prendre en compte. Les enfants, par exemple, ne diront pas la même chose
dans la cour de l’école (prolixe, sur les activités ludiques), dans la classe (« je ne sais
pas… »), dans un cabinet médical (expression de sentiments, peu de verbes d’action…) ou
encore à la maison…

Les sociologues doivent aussi s’adapter à la catégorie sociale qu’ils ont en face d’eux. Cela
passe d’abord par adapter la présentation de l’objet de l’enquête. Les sociologues Pinçon et
Pinçon-Charlot12 travaillant auprès de la haute bourgeoisie estiment qu’« il serait hasardeux
de définir l’objectif de notre travail comme étant d’élucider les processus de reproduction des
inégalités. Il suffit de parler de la transmission des patrimoines et des devoirs des héritiers
envers les générations suivantes pour que la difficulté soit levée ». Il s’agit, en effet,
d’« anticiper une définition acceptable pour l’enquêté » car « les enquêtés n’acceptent de s’y
prêter que s’ils pensent être en mesure de ‘revendiquer un moi acceptable’ », explique G.
Mauger13. Mauger explique que les entretiens en milieu populaire peuvent être vécus comme
des « procès » ou des « examens ». Il prend pour un exemple un enquêté (milieu populaire)
qui était agressif dans son discours sur les intellectuels (sur leur jargon, leur art d’avoir
toujours raison), qui disait vouloir « taper de l’intellectuel », et donc qui agressait en quelque
sorte le sociologue (même physiquement, par son attitude) : cela signifiait la mise en avant et
en valeur des capacités physiques du milieu populaire. Contourner ce type de problème passe
par un certain art du tact allant pour aller vers un maximum d’égalité dans la discussion.

Mais aussi, plus prosaïquement, par une adaptation de la présentation de soi, au niveau du
code vestimentaire ou encore dans la façon de se tenir. M. Pinçon et M. Pinçon – Charlot
raconte l’anecdote selon laquelle si l’on ne s’habille pas chic lors d’un interview en haute
bourgeoisie, le risque est de se voir servir un discours plein de sens commun ou « destiné aux
intellectuels ». L’une de leurs interlocutrices, organisatrice de rallye (voir partie cours
« culture bourgeoise ») leur avait expliqué toute la recherche de l’élégance et de la distinction
qui prévalait au rallye, que le rallye était bien destiné à des jeunes d’une certaine classe
sociale (conçu chez eux comme des jeunes « avec de la classe ») ; mais quand par
l’intermédiaire des Pinçons, une journaliste de France culture avait voulu faire un interview
de cette dame sur les rallyes, le journaliste et le preneur de son s’étaient déplacés chez cette
dame en jeans basket blousons : le discours alors tenu était : « les rallyes sont ouverts
socialement », « ce n’est pas une question d’argent », etc., bref le discours que, selon
l’interviewée, le journaliste voulait entendre…

Une fois l’entretien réalisé, il s’agit ensuite de le retranscrire intégralement, ce qui prend du
temps, afin de réaliser une analyse de contenu.

12
M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie
13
G. Mauger, « Enquêter en milieu populaire »

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• Les analyses de contenu

L’utilisation des matériaux langagiers tombe en général sur deux écueils : la « restitution »
(sans analyse), et « l’illustration » (des propos du sociologue). Ces deux postures sont
insuffisantes car elles n’expliquent pas le passage entre les catégories « des gens » et la
catégorisation sociologique. Les méthodes d’analyse de discours essaient d’objectiver ce
passage

Quelle que soit la méthode utilisée, il est d’abord nécessaire de classer les documents puis
d’analyser le discours dans son déroulement entretien par entretien : c’est l’analyse
longitudinale. De celle-ci, on peut dégager les unités élémentaires du discours, les mots-clés
et les idées qui résument un développement. Ensuite, il convient de « monter en généralité » :
regrouper les passages en catégories plus larges avant de faire un tableau de synthèse par
entretien. Ces catégories permettent de comparer les entretiens dans une analyse transversale.

Les analyses thématiques sont celles qui analysent ces différentes catégories, les grands
thèmes du discours. Les analyses thématiques sont dites « catégorielles » quand elles
cherchent à mesurer et comparer les thèmes évoqués ainsi que leurs fréquences. Le recours
fréquent à un thème est supposé marqué l’importance qu’il a pour le locuteur. Mais, le plus
souvent, elles ont pour but de rechercher à déterminer les systèmes de représentations et de
jugements du locuteur en montrant les thèmes fréquemment abordés dans les entretiens. On
parle alors d’analyses thématiques « évaluatives » : le but est de mesurer et comparer les
jugements formulés, leur valence et leur intensité. On peut ici rechercher les marques
affectives explicites ou implicites et les mots connotés (en général, par le locuteur ou par le
contexte).

Les analyses dites « formelles » ou « internes » s’attachent, quant à elles, à l’organisation du


langage en lui-même. Elles peuvent s’inspirer des analyses des champs lexicaux et des
champs sémantiques. Les analyses formelles de l’expression vont alors analyser les
« signifiants » et leur organisation, alors que l’analyse de l’énonciation va plutôt étudier les
processus discursifs, les actes de parole, à travers, par exemple, l’enchaînement des
propositions, la longueur des phrases, etc.

Les analyses dites « structurales », enfin, vont s’intéresser à trouver un « ordre caché » dans le
discours. Il s’agit principalement de relier les éléments du discours entre eux, selon que le
locuteur les associe ou non.

• L’observation

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L’observation est une autre méthode de « recueil » de données. Dans l’histoire de la


discipline, les anthropologues anglais (dans la tradition du field work) et les sociologues
américains ont davantage pratiqué l’observation que les français ou les allemands (plus
attachés à une tradition « rationaliste » et/ou « théorique »). L’idée d’étudier « de l’intérieur »
provient de Park qui a été journaliste.

En France, l’observation a mis du temps à avoir droit de cité car elle semblait déroger à deux
principes scientifiques de la discipline : la totale distance d’avec le milieu étudié et la
représentativité statistique. On considérait aussi que l’apprenti sociologue devait d’abord
connaître les grandes théories avant de faire du terrain. Mais aussi que l’observation ne servait
qu’à confirmer des hypothèses clairement posées avant l’expérience (les catégories
d’interprétation devaient précéder l’analyse des données et non émaner de celles-ci). Ou
encore que l’observation se prêtait mal à l’usage de grilles homogènes tout au long de
l’enquête.

Pourtant le recours à l’observation offre plusieurs avantages. L’un d’entre eux est parfois de
distinguer des différences entre les discours et les pratiques. Les questionnaires et les
entretiens (malgré leurs mérites) échouent en effet à prendre en compte un élément majeur de
la vie sociale : la différence entre le dire et le faire, entre les paroles et les actes. Or de
nombreux pans de la vie sociale (la religion, la politique, la sexualité, etc.) sont sujets à
polémique. Dans les données déclaratives, on n’a pas moyen de contrôler si les enquêtés
disent bien ce qu’ils font habituellement : ils peuvent dire ce qu’ils pensent que l’enquêteur
attend d’eux ou cacher des comportements déviants au regard de la morale d’une époque.
Ainsi, le vote Front national est toujours sous-représenté dans les sondages d’opinion
politique, les sympathisants FN refusant souvent « d’avouer » leurs idées.

L’observation est une technique banale utilisée en permanence par qui en fait l’effort. Les
premiers voyageurs (qui ne s’appelaient pas encore anthropologues) ont développé cette
technique, ne serait-ce qu’à cause de la barrière de la langue. Les preuves de leur récit se
basait sur cette observation (garante de vérité donc) : « je sais parce que j’y étais, j’ai vu ! »
Le premier contact est le regard, le regard est le premier moment de l’observation. Comme le
regard dépend du point de vue (au double sens de position dans l’espace et de jugement de
valeur), la technique de l’observation a souvent été considérée comme « subjective ».

Objectiver la sélection des données

Toutefois, l’observation peut neutraliser ce biais en objectivant les procédures de sélection des
données. Il ne s’agit plus de dire « je sais parce que j’ai vu », mais « j’ai vu dans telle et telle
condition » et « parce que j’ai regardé cela et cela ».

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LLPHS101-BERNARD-2015-2016, Approfondissements partie 2

Dans la phase de recueil de données (avant la phase de codage des comptes-rendus


d’observations), la grille d’observation (sur le même modèle que la grille d’entretien) est
forcément dépendante de ce que cherche le chercheur, ses modèles d’analyse, etc. Cependant
quelques éléments sont récurrents (Péretz, p.85) : personnes / personnages (rôles, catégorie
sociale, etc.) ; lieu / décor (quartier, choses qui font signe, etc.) ; actions (ce qui se passe,
division du travail…) ; interactions (directes / diffuses, personnes en contact, etc.), attitudes,
expressions, silences ; normes sociales (usage des lieux, règles de comportement…).

Par ailleurs, il est utile de noter ce que l’on pense avoir compris, et ce que l’on pense n’avoir
pas compris. Un moyen de distinguer ce qui relève de la description et de la réflexion
personnelle peut être de tenir à la fois un « journal d’enquête » (avancement de la réflexion) et
un « journal de terrain » (descriptions).

Objectiver la position de l’observateur

« Pour évaluer les résultats informels d’un travail de terrain, il est instructif d’examiner
comment l’enquêteur prend un rôle (role-take) et joue un rôle (role-play) » écrivent R. Gold
et B. Junker. Outre l’objectivation de ce qui est regardé, il importe de savoir la place que le
chercheur occupe dans les scènes qu’il observe et en quoi cette place peut influencer ce qu’il
voit et ce qu’il peut comprendre. C’est ici à l’auto-analyse et à la réflexivité que la
méthodologie fait appel. Etre une sociologue femme dans un milieu d’hommes, ou être issu
du milieu que l’on étudie, etc., a-t-il de l’influence, et si oui, laquelle et dans quelle mesure ?

Quant à la place dans le milieu étudié et son influence, certains chercheurs ont tenté de dresser
des « typologies ». Est-on un observateur participant « externe »14 qui « vient du dehors »,
« pour un temps limité » « reste là pendant quelques mois, rarement davantage, et à temps
partiel, conserve d’autres rôles à coté, puis quitte le terrain et rédige sa thèse, ou son
rapport » ? Ou est-on plutôt un observateur participant « interne », qui est d’abord « acteur »
dans une institution où il exerce une fonction et de laquelle il faut « sortir » pour faire œuvre
de sociologue ?

Est-on plutôt « périphérique », « actif » ou « immergé » (Patricia et Peter Adler) ? Dans un


rôle « périphérique », le chercheur est en contact étroit et prolongé avec les membres du
groupe mais ne participe pas (soit en raison de croyances épistémologiques, soit parce que
moralement il s’interdit de participer aux actions délinquantes, ou parce que ses propres
caractéristiques démographiques ou socioculturelles l’en empêchent). Dans un rôle « actif »,
le chercheur prend un rôle plus central dans l’activité étudiée, prend des responsabilités, se
conduit avec les membres du groupe comme un collègue… Dans un rôle de membre

14
Selon une distinction établie par Georges Lapassade

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LLPHS101-BERNARD-2015-2016, Approfondissements partie 2

complètement « immergé », le chercheur a le même statut, poursuit les mêmes buts, fait
l’expérience des mêmes émotions…

Est-on plutôt un « pur participant » ou un « pur observateur » (R. Gold puis B. Junker15) ?

Le pur-participant avance masqué. Les observés ne connaissent pas son identité d’enquêteur
ni son projet d’enquête… Les interactions sont alors « naturelles », dans tous les lieux et
moments accessibles susceptibles de l’intéresser (travail et hors travail etc.). Cela favorise
l’apprentissage des comportements « indigènes » dans une simulation de rôle consciente…
mais au risque de se trahir et dans une posture parfois délicate déontologiquement. Le
participant comme observateur, lui, est très proche des personnes enquêtés, sans
dissimulation de rôle, et participe souvent aux activités du groupe, quitte à provoquer des
dilemmes de conduite (qu’est-ce qui est « off ») ou des relations d’amitié avec le milieu qui
provoquerait une perte d’objectivité. Alors que l’observateur-comme-participant, à l’inverse,
passe rarement dans le milieu et uniquement pour obtenir des informations, au risque de la
superficialité, des incompréhensions ou mécompréhensions. Le pur observateur, enfin, n’a
aucune interaction avec les enquêtés, il essaye de ne pas se faire voir en train d’observer, son
travail d’écoute est indiscret... au risque de la surinterprétation ou de l’ethnocentrisme.

Ainsi, même en partageant les formes de vie des populations enquêtées, les sociologues
tentent de se donner les moyens de la neutralisation des biais subjectifs ou affectifs. Ceci afin
de proposer une analyse aussi raisonnée que possible.

15
Gold Raymond, « Jeux de rôles sur le terrain. Observation et participation dans l’enquête sociologique » in
Cefaï Daniel (2003), p.340-350

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