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Sarah Abdelnour

Les nouveaux prolétaires

PETITE ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE


COLLECTION « PETITE ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE »
Comité éditorial : Manuel Cervera-Marzal, Sébastien Chauvin, Milena Jaksic, Lilian
Mathieu, Sylvain Pattieu Directeur d’ouvrage Lilian Mathieu

Sarah Abdelnour, est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Paris-Dauphine (Irisso -


PSL). Après une recherche sur les mobilisations de salariés précaires de la Fnac, elle a consacré sa
thèse au dispositif de l’auto-entrepreneur (Moi, petite entreprise, 2017, PUF) et travaille actuellement
sur les travailleurs des plates-formes et l’« ubérisation » du travail.

Graphisme de la couverture : Agnès Dahan


© éditions Textuel, 2018
4 impasse de Conti
75006 Paris
www.editionstextuel.com
Version numérique : 2018
978-2-84597-675-7
Sommaire
Préface
Introduction
Chapitre 1.
Le travail a-t-il toujours été précaire ?
Ou : tous les salariés sont-ils des prolétaires ?
La naissance du salariat, ou quand salariat rime avec prolétariat
Le salariat, du prolétariat à la protection
D’éternels prolétaires ? Le travail des femmes et des immigrés
Chapitre 2.
Qui sont les nouveaux prolétaires ?
Ou les nouveaux habits de la domination au travail
Les prolétaires sont-ils toujours des ouvriers ?
Les prolétaires sont-ils toujours des travailleurs ?
Des prolétaires aux précaires : enjeux de vocabulaire et enjeux politiques
Chapitre 3.
Pistes d’analyse : les dynamiques de la précarité
La précarité comme système
L’État, moteur ou frein à la précarité ?
Les nouveaux prolétaires, une nouvelle classe sociale ?
Conclusion
Le champ des possibles
Bibliographie
Collection
« Petite encyclopédie critique »
Notes
Préface

L
a rhétorique est un instrument politique redoutablement efficace. Il
n’est alors pas anodin que les ouvriers, et encore plus les
prolétaires, disparaissent progressivement des discours publics,
remplacés par les plus consensuels « équipiers » ou « techniciens ». Les
cadres deviennent en parallèle des « managers », tandis que les salariés dans
leur ensemble deviennent des « collaborateurs », supposément heureux de
s’engager pour une entreprise qui serait le support de projets communs. Au
mieux, les politiques parlent de « travailleurs » quand ils veulent faire un
appel du pied aux classes populaires, mais il s’agit alors surtout de
réhabiliter la « valeur travail », alors même que le chômage et le sous-
emploi sont au plus haut.
Au-delà de leur caractère illusoire, ces représentations risquent
paradoxalement de diviser les classes populaires, ce qui n’est sans doute pas
pour déplaire à leurs promoteurs. D’abord, elles effacent les frontières entre
différents types de travailleurs (cadres et ouvriers, les intérêts ne sont
pourtant pas les mêmes). Ensuite, elles invisibilisent les statuts d’emploi et
les protections – plus ou moins solides – qui les accompagnent, alors même
que ceux-ci sont nettement déstabilisés. Enfin, elles divisent ceux qui ont un
emploi et estiment être les seuls à travailler, de ceux qui ne feraient que
profiter du « système ». La stigmatisation de « l’assistanat », qui se
redouble parfois d’une stigmatisation des immigrés (critiqués tout à la fois
pour « voler » le travail et pour ne pas travailler), passe donc aussi par
l’abandon d’un vocabulaire classiste. Celui-là qui pose les classes sociales
comme principales lignes de fracture du monde social et qui, de ce fait,
insiste sur les intérêts divergents des dominés et des dominants en régime
capitaliste.
Ce livre, paru dans sa précédente version en 2012, avait pour ambition de
démontrer l’actualité d’une analyse conflictualiste, qui fasse apparaître les
positions inégales et les intérêts divergents des travailleurs et des patrons,
des salariés et des dirigeants, des chômeurs et d’une large partie du monde
politique. Et lorsqu’on y regarde de plus près, une partie du vocabulaire
marxiste semble alors, malgré la distance historique, plutôt ajustée. Pour
décrire la pénibilité du travail, la répartition inégalitaire de la valeur, les
inégalités qui s’accroissent. Pour penser aussi les possibilités de
contestation et les résistances qui s’opposent à ces processus.
La nécessité de penser les inégalités mais aussi les espaces
d’émancipation, de donner forme et voix aux « nouveaux prolétaires »,
semble toujours aussi vive quelques années plus tard. Car les inégalités
progressent, au niveau national comme international. Car de nouvelles
figures de prolétaires apparaissent, notamment parmi les travailleurs
indépendants, ceux que l’on appelle de plus en plus les travailleurs
« ubérisés ». Car le vocabulaire marxiste fait l’objet d’un étrange
retournement, au service d’un néolibéralisme qui vise à contourner le
salariat et le droit du travail qui l’encadre. Car de nouvelles luttes émergent,
y compris parmi ces prolétaires 2.0.
D’abord, même s’il deviendrait presque lassant de le rappeler et de
l’entendre, le niveau des inégalités continue de progresser ces dernières
années, toutes échelles confondues. Les données transnationales sont
claires : au niveau mondial, les inégalités ont fortement augmenté depuis
1980. Les 1 % d’individus recevant les plus hauts revenus détiennent plus
de 20 % du revenu mondial, tandis que les 50 % des plus bas revenus en
détiennent moins de 10 % (Alvaredo et al., 2017, pour ce chiffre et les
suivants). La concentration des richesses s’accélère, puisque les 1 % des
plus hauts revenus ont capté deux fois plus de croissance que les 50 % les
plus pauvres. Les « crises économiques » qui ponctuent l’actualité depuis
les années 1970 ne sont donc pas des crises pour tout le monde. Elles
constituent néanmoins bien des moments critiques dans la mesure où elles
semblent justifier les difficultés économiques des ménages, et ce en dépit de
l’enrichissement supplémentaire des classes supérieures. Elles sont par là
même des moments de redéfinition du partage de la valeur, marquant
l’accroissement des inégalités, mais aussi l’augmentation générale du
patrimoine privé au détriment du patrimoine public. Ces chiffres sont le
reflet de la concentration des richesses au sein des pays, mais aussi des
inégalités entre zones, régions, pays. Les travailleurs des pays pauvres sont
non seulement des prolétaires en leur pays, mais sont aussi les prolétaires
des pays riches, dont les entreprises tirent profit du bas coût et du faible
encadrement juridique. Et contrairement à un ensemble de théories
économiques attribuant à la mondialisation la capacité de résorber les
inégalités mondiales, les données empiriques actuelles démontrent
l’inverse. Ainsi, depuis la fin des années 1970, la Chine, en dépit de son
ouverture commerciale et de sa croissance globale, a vu les inégalités
s’accroître drastiquement : les 10 % les plus riches détiennent aujourd’hui
40 % de la richesse nationale tandis que la moitié la plus pauvre n’en
détient que 15 %.
Au sein des zones plus riches, les inégalités ont également augmenté
depuis la fin des années 1970, toujours selon les chercheurs du World
Inequality Lab. L’inversion de tendance est nette en Europe, et dramatique
aux États-Unis. La part du revenu national détenu par le centile supérieur,
qui était déjà d’environ 10 % en 1980 dans les deux zones est passée en
2016 à 12 % en Europe et s’est envolée jusqu’à 20 % aux États-Unis. En
France, de 2008 à 2013, le niveau de vie médian a perdu 1,1 % et les
inégalités se sont nettement accrues (données Insee). Le creusement des
écarts résulte, ici comme ailleurs, de politiques de désengagement de l’État,
responsables du transfert d’une partie de la richesse vers des patrimoines
privés, au détriment du patrimoine public. Ces politiques, souvent qualifiées
de néolibérales, organisent un assèchement des caisses publiques, qui
justifie ensuite de laisser davantage de place au marché pour organiser
l’économie nationale.
Le paysage de l’emploi et du travail a durement été affecté par ces
dynamiques inégalitaires. Les entreprises profitent d’un affaiblissement du
cadre légal, qui va dans le sens d’une flexibilisation accrue de l’emploi,
d’une facilitation des licenciements, d’un recul du droit du travail. En
France, le Code du travail a été brutalement révisé à l’été 2016 par la loi
dite El Khomri, du nom de la ministre du Travail du gouvernement Valls.
Cette loi a été largement critiquée du fait de l’inversion des normes qu’elle
met en œuvre, et n’a été adoptée que par un passage en force politique. Elle
fait en effet primer, lorsque cela est possible, l’arrangement par entreprise
ou, à défaut, par branche, sur la loi générale. Ainsi, le résultat moins
favorable d’une négociation collective pourra prévaloir sur la loi, ce que le
texte organise déjà de façon plus précise pour les licenciements
économiques ou encore les dépassements de la durée légale du temps de
travail.
Ce texte renforce une dynamique d’effritement du modèle salarial (selon
les mots de Robert Castel), qui prend place tant au sein du salariat qu’à ses
frontières. Le salariat est d’abord, et depuis plusieurs décennies, déstabilisé
en son centre, par la déconstruction du modèle d’emploi stable et garanti, et
par la multiplication des formes d’emploi précaires. L’emploi dit atypique
ne cesse quasiment d’augmenter depuis les années 1970, qu’il s’agisse des
contrats courts, de l’intérim ou des stages. Et si le stock des CDI semble se
maintenir, les flux eux reflètent plus clairement cette évolution, puisque
selon l’Insee, plus de 9 embauches sur 10 se font aujourd’hui sous la forme
de CDD ou de contrats d’intérim. Le taux de rotation de la main-d’œuvre a
ainsi presque quintuplé sur 30 ans, passant de 38 % en 1982 à 177 % en
2011. Cela veut dire qu’en 2011, pour 100 salariés présents à un moment
donné dans un établissement, il y a eu 177 actes d’embauche et de débauche
(possiblement des mêmes salariés) dans un laps de temps d’un an (Picart,
2014). Les jeunes sont les plus touchés par cette instabilité, comme l’illustre
en partie l’empilement des dispositifs qui leur sont spécifiquement destinés
(contrat d’apprentissage, de professionnalisation, de génération, etc.). Et ces
dispositifs sont également le signe de l’intervention des pouvoirs publics
dans une logique dérogatoire par rapport au droit commun.
Si le salariat est attaqué en son centre, il l’est également par ses marges.
En effet, il ne s’agit pas seulement d’affaiblir le droit du travail, mais aussi
en partie de le contourner purement et simplement, en transformant une
partie des travailleurs salariés en travailleurs indépendants, de manière plus
ou moins factice. La promotion politique de la création d’entreprises a été
initiée à la fin des années 1970, marquant un véritable tournant dans les
politiques d’emploi. Jusque-là, tout au long du XXe siècle, et notamment
dans l’après-guerre, l’horizon était celui de la construction d’une société de
concentration économique et de développement du salariat, avec son
corollaire, la mise en place progressive d’un système de protection sociale
via le travail. Le tournant a lieu dans les années 1970 qui connaissent la
réhabilitation de la petite entreprise, à la faveur d’une lecture libérale de la
crise et du chômage. Le premier dispositif est ainsi mis en place en 1976,
sous le nom d’Accre (aide aux chômeurs créateurs et repreneurs
d’entreprise) sous le gouvernement de Raymond Barre. Il s’agit d’inciter
des salariés qualifiés à devenir indépendants, à défaut de trouver un emploi
salarié, mais aussi dans l’espoir d’une mobilité sociale ascendante. L’Accre
est rapidement étendu à l’ensemble des chômeurs, et s’est maintenu depuis,
en dépit des alternances politiques. Tandis que les libéraux y réactivent un
idéal entrepreneurial, les socialistes insistent davantage sur la fonction
d’insertion qu’assurerait la création de petites entreprises. Et finalement,
l’incitation à l’indépendance devient un outil consensuel de l’action
publique depuis près de quarante ans.
Dans les années 2000, le mouvement s’accélère. L’incitation à l’entreprise
de soi s’étend et se diffuse auprès des classes populaires. Il ne s’agit plus
tant d’une alternative désirable pour les classes moyennes en quête
d’ascension sociale, que d’une voie de salut nécessaire et d’une forme de
sécurité privée palliative à la crise des États-providence. L’auto-emploi est
alors encouragé et généralisé à l’ensemble du corps social tandis que le
chômage de masse s’installe durablement en France. Si l’Accre perdure
depuis les années 1970, les années 2000 sont ainsi marquées par la montée
en puissance de la thématique nouvelle de l’entrepreneuriat populaire.
L’activité indépendante est désormais promue dans une logique de cumul
ou de complément de revenu – et notamment de complément aux minima
sociaux.
Le point d’orgue de ce glissement politique vers l’entrepreneuriat a pris
forme dans le régime de l’auto-entrepreneur, mis en place au 1er janvier
2009, dispositif auquel j’ai consacré ma thèse. À son arrivée à l’Élysée,
Nicolas Sarkozy annonçait en effet vouloir faire de la France un pays
d’entrepreneurs et de propriétaires1, suivant en cela un modèle américain de
la responsabilité individuelle et du recul de l’État (et cela alors même que
les États-Unis tentaient le chemin inverse en instaurant une protection
sociale obligatoire sous Obama). Concrètement, le régime de l’auto-
entrepreneur est un régime dérogatoire d’entreprises individuelles, pour des
faibles chiffres d’affaires, régime qui dispense de certaines démarches
administratives, exonère de TVA, et fixe les prélèvements sociaux et fiscaux
de manière proportionnelle au chiffre d’affaires. Il s’agit alors de rendre
viables de très petites activités économiques, activités de survie pour les
uns, de complément pour d’autres. L’activité indépendante est désormais
promue dans une logique de cumul ou de complément de revenu – et
notamment de complément aux minima sociaux, comme l’indique le guide
officiel : « les étudiants, les salariés, les retraités, les fonctionnaires, les
jeunes peuvent désormais se lancer dans l’aventure entrepreneuriale grâce à
une simple déclaration d’activité ».
Les dispositifs d’incitation à la création d’entreprise sont porteurs des
mêmes modèles moraux, sanctionnant toujours plus fortement les
« assistés » par rapport aux entrepreneurs. À la manette de l’auto-
entrepreneur, le secrétaire d’État issu de la droite libérale Hervé Novelli. Ce
dernier disait alors dans un livre d’entretien : « désormais, pour s’en sortir,
les Français ne se tournent plus vers la collectivité, ils se tournent vers…
eux-mêmes. Quelle plus belle réponse donner à tous ceux qui croient encore
que, face à la crise, la seule réponse, c’est l’assistanat ? ». C’est plus
largement un modèle d’organisation sociale fondé sur la société salariale
qui est disqualifié, modèle dans lequel l’État intervient et organise la prise
en charge collective de la protection sociale. Cette préférence réinvestie en
faveur du travail indépendant s’inscrit dans le cadre de préconisations
européennes. Au cœur des stratégies pour l’emploi mises en place au sein
de l’Union européenne depuis les années 1990 figure la promotion de
l’esprit d’entreprise, dans une optique de responsabilisation individuelle des
demandeurs d’emploi.
Mais derrière leur image de héros populaires en temps de crise, les auto-
entrepreneurs se retrouvent pour nombre d’entre eux dans des situations de
fragilité, voire de pauvreté. En effet, la moitié des auto-entrepreneurs ne
déclarent aucun chiffre d’affaires, et selon l’Insee, 90 % des auto-
entrepreneurs gagnent moins que le Smic de leur activité non-salariée, trois
ans après son démarrage. Au final, seuls 5 % d’auto-entrepreneurs déclarent
plus de 5 000 euros par trimestre. En sachant pourtant qu’il ne s’agit là que
des recettes, et que les revenus nets issus de l’activité sont inférieurs. Cela
ne serait pas si grave s’il s’agissait de revenus de complément. Mais 62 %
des auto-entrepreneurs n’ont pas d’autre activité professionnelle, et s’ils ont
parfois d’autres revenus, ce ne sont que des allocations de chômage
(dégrevées des revenus de l’activité) ou des minima sociaux. Bien sûr, une
partie des auto-entrepreneurs s’en sort mieux, qu’ils aient une activité
professionnelle profitable, ou bien qu’ils aient par ailleurs des gages de
stabilité. Mais une majorité des auto-entrepreneurs à titre principal est
largement précaire. Dans l’ensemble, les usages du régime redoublent alors
les écarts qui structurent le monde du travail et ses marges. Les plus
qualifiés, déjà protégés, en tirent des revenus supplémentaires, et même une
protection sociale inutilement dédoublée, tandis que les plus fragiles, plus
souvent des jeunes et des femmes, semblent accumuler des bouts de ficelle
d’une société de travail de laquelle ils peuplent les marges.
S’ils ont des revenus faibles, les auto-entrepreneurs sont également
fragilisés par leur sortie du cadre protecteur du salariat. Une sortie qu’ils ont
bien moins souvent désirée qu’on ne peut le penser – et que certains ne le
disent. En effet, bien loin des sondages laissant penser que les jeunes
auraient aujourd’hui envie de monter leur entreprise, les auto-entrepreneurs
sont surtout à la recherche de travail et de revenus. Parfois, se mettre à son
compte est également investi positivement : on espère y trouver plus
d’autonomie et d’épanouissement au travail. Mais bien souvent, c’est avant
tout une manière de démarrer sa trajectoire professionnelle, de trouver un
premier boulot, ou de compléter un emploi précaire. Et dans ce cas alors, ce
sont bien davantage les employeurs qui tirent profit du dispositif, en
externalisant la main-d’œuvre et en économisant ainsi les cotisations
patronales, les indemnités de licenciement et autres procédures de gestion
des travailleurs. Ces derniers sont alors exposés individuellement à la
fragilité du statut et des revenus, ils perdent la garantie d’un salaire
minimum ou d’un nombre d’heures travaillées maximum, n’ont plus de
congés payés ni d’assurance chômage. Tandis que collectivement, ce sont
les droits des travailleurs et les caisses solidaires de protection sociale qui
sont menacés.
Ce report du risque sur les travailleurs se développe aujourd’hui au gré de
l’essor des plates-formes, véritables plaques tournantes du travail à la
demande2. Des travailleurs s’inscrivent sur des sites, comme ils se rendaient
au XIXe siècle en place de grève, et réalisent des missions, en étant payés à la
tâche, sous le statut d’auto-entrepreneur souvent, de manière non déclarée
parfois. Ces nouveaux intermédiaires prennent une place exponentielle dans
le secteur des transports de personnes ou de livraisons de repas, comme en
atteste la présence des cyclistes munis de sacs à dos griffés et des berlines
noires dans les grandes métropoles mondiales. Les plates-formes
concernent également des micro-tâches réalisées en ligne, comme le
déchiffrement de documents manuscrits ou encore la fabrication de faux
commentaires pour d’autres sites internet, et ce à l’échelle internationale3.
Dans tous les cas, des entreprises externalisent une partie de leurs activités
en faisant appel à ces travailleurs connectés, qui sont hors des cadres
collectifs du travail et de l’emploi. On assisterait alors, dans une société de
service à la limite de la servitude, à l’émergence de prolétaires 2.0.,
connectés mais isolés et peu protégés. Les nouvelles technologies
accompagnent bien plus un creusement des inégalités qu’elles ne font
émerger des alternatives collaboratives au capitalisme. En effet, les plates-
formes sont majoritairement des firmes multinationales, à but lucratif,
ancrées dans le capitalisme financiarisé. Les activités en ligne ont alors pu
être analysées, dans une lignée marxiste, comme productrices d’une valeur
captée par des entreprises au détriment des travailleurs, voire des
consommateurs4.
Et pourtant, face à tous ces processus de fragilisation des travailleurs et de
captation des profits, la critique sociale est en partie désarmée. En
présentant les travailleurs comme avides de liberté, et le travail en ligne
comme un jeu, les rapports de domination sont en partie masqués. Les
promoteurs de l’auto-entrepreneur profitent d’une dégradation du salariat, à
laquelle ils participent activement, pour promouvoir l’indépendance comme
une émancipation. Comble du cynisme, ils en viennent même à utiliser
Marx contre le droit du travail. Ainsi, Hervé Novelli promeut l’auto-
entrepreneuriat en déclarant « Cela abolit, d’une certaine manière, la lutte
des classes. Il n’y a plus d’“exploiteurs” et d’“exploités”. Seulement des
entrepreneurs : Marx doit s’en retourner dans sa tombe » (2009). Il fait alors
fi d’un siècle et demi de victoires sociales des travailleurs qui ont mené le
salariat de la disgrâce au statut collectif protecteur qu’il est progressivement
devenu, et tente d’enchanter le travail indépendant au mépris de ses
détournements et de son potentiel de fragilisation et d’individualisation.
Alors bien sûr, certains travailleurs indépendants sont satisfaits de leur
situation professionnelle, valorisent une plus grande autodétermination de
leurs horaires et le fait de ne pas avoir de chef en permanence au-dessus de
leur tête, dans les cas où ils ne sont pas de simples salariés déguisés. Et cela
d’autant plus que certains souffraient dans des situations de salariat peu
qualifié, mal rémunérées, contraintes et frustrantes. Mais il faut des
ressources pour pouvoir payer le coût de l’indépendance. Ainsi, de
nombreux auto-entrepreneurs continuent de s’appuyer sur les protections du
salariat, qu’elles soient les leurs ou celles de leur entourage, pour leur santé,
ou leur logement par exemple. Le vrai combat consiste alors à promouvoir
l’autonomie dans le travail sans sacrifier les garanties collectives qui
encadrent les statuts d’emploi. Car l’indépendance statutaire rend souvent
plus dépendant du travail, tandis que la socialisation des ressources permet
de penser et de créer des activités en dehors du travail, qu’elles soient
artistiques, politiques, sportives, familiales, etc…
La critique et les revendications sont d’ailleurs en train d’émerger et de
structurer parmi les travailleurs externalisés et « ubérisés » eux-mêmes.
Cela pouvait sembler peu probable dans un premier temps. Il s’agit de
travailleurs majoritairement jeunes, éloignés des structures collectives du
monde du travail, souvent satisfaits d’avoir eu accès à du travail et des
revenus, et ressentant de la distance par rapport au syndicalisme. Et
pourtant, depuis quelques années, en France comme ailleurs, des
chauffeurs, des livreurs et des micro-travailleurs s’organisent et réclament
leur dû. Aux États-Unis, ce sont des bloggeurs, en France, des chauffeurs,
en Angleterre, des livreurs. Ils s’opposent aux plates-formes qui exploitent
leur travail, parfois aussi aux responsables politiques qui ont souvent
accueilli ces nouvelles entreprises à bras ouverts. Ils demandent des
protections collectives, des tarifs minimum, des statuts protecteurs, et une
juste rémunération. Ils s’opposent au cynisme des dirigeants qui estiment
que les plates-formes « offrent du travail » à des jeunes exclus, qui sans
cela, iraient « tenir les murs ou dealer » selon les mots d’Emmanuel
Macron. La vraie question consiste précisément à savoir ce que l’on
souhaite offrir collectivement à notre jeunesse, et notamment à celle qui n’a
pas accès aux ressources économiques et éducatives. Si l’élite politique se
satisfait d’en faire une main-d’œuvre corvéable et peu protégée, ne peut-on
pas espérer un avenir plus juste et plus solidaire ? Et pour cela, la
connaissance des dynamiques inégalitaires et l’organisation collective sont
des phases nécessaires.
Introduction

L
e terme de prolétaire semble incarner une réalité d’un autre temps.
Il désigne dans l’Antiquité romaine le citoyen de la dernière des six
classes du peuple, sans droit ni propriété, et exclu des charges
politiques. Plus tard, chez Marx, il se confond avec l’ouvrier de la grande
industrie du XIXe siècle, exploité, aliéné, et en lutte contre les capitalistes.
On a donc en tête des images dépassées de citoyens de seconde zone,
relégués à la fois à des travaux difficiles et aux marges de la société. On
pense aux ouvriers miséreux vendant leur force de travail chaque jour en
place de grève et restant potentiellement sur le carreau. Il peut alors sembler
que cette époque est bel et bien révolue, que le travail est aujourd’hui moins
éprouvant, que les ouvriers ne sont plus qu’une portion congrue des
travailleurs, que la misère a largement reculé. La notion est-elle pourtant si
anachronique ? Et ce, alors que plus de la moitié des salariés sont exposés à
une forme de pénibilité physique dans leur travail5, que les ouvriers
constituent encore un quart de la population active, et que les inégalités de
revenus se creusent à nouveau. Plus largement, les prolétaires sont définis
par Friedrich Engels et Karl Marx comme la « classe des ouvriers salariés
modernes qui, privés de leurs propres moyens de production, sont obligés
pour subsister de vendre leur force de travail » (Engels et Marx 1893
[1848], p. 136). La notion ne concernerait-elle pas alors pas l’ensemble des
salariés qui, à défaut d’être rentiers, doivent travailler pour s’assurer un
revenu ?
Il est vrai que, pour Marx, les termes de prolétaire et de salarié sont quasi
synonymes. L’histoire contemporaine a toutefois disjoint les deux réalités
sociales, le salariat s’étendant progressivement à l’ensemble de la structure
sociale et concernant aujourd’hui aussi le haut de la hiérarchie des
entreprises, jusqu’aux dirigeants désormais salariés (Godechot 2007). Les
prolétaires n’existent donc plus sous la forme historiquement située et très
englobante du salariat ouvrier. Afin de réactualiser la notion, il faut surtout
voir qu’elle prend sens par rapport à une forme d’organisation sociale –
Marx parlerait de mode de production – et aux liens sociaux afférents –
Marx parlerait de rapports de production. Les prolétaires, ce sont donc
avant tout des travailleurs dominés par la hiérarchie, vivant dans une forte
insécurité matérielle et dans une position sociale vulnérable, loin du
prestige social et du pouvoir politique. Et cette position de dominés, si ses
contours ont changé, existe encore fondamentalement et existera toujours
dans des formes sociales non-égalitaires. La notion de prolétariat permet
alors d’être attentif au renouvellement des formes historiques de
l’oppression, de ne pas céder à une vision enchantée de la modernité
comme marche linéaire vers le progrès social, et de continuer à voir le
travail comme un univers de rapports de force. Nous chercherons alors à
définir les nouveaux habits de la domination au travail, en observant tant les
déplacements que les continuités des rapports de force dans et hors du
travail.
Les nouveaux prolétaires ne seraient-ils pas ceux que l’on appelle
aujourd’hui les précaires ? Marx et Engels eux-mêmes expliquaient que les
prolétaires étaient « exposés […] à toutes les vicissitudes de la concurrence,
à toutes les fluctuations du marché » (ibid., p. 15). Le terme de précarité
s’est imposé depuis les années 1980, dans le discours politique ainsi que
dans le milieu académique, avec une forte polysémie. S’appliquant d’abord
aux familles, avec un sens proche de celui de pauvreté, il s’est ensuite
appliqué à l’emploi, recouvrant ce qu’on désigne désormais comme les
« formes d’emploi atypiques » (CDD, intérim, temps partiel), avant de
désigner une sorte de nouvel état global de la société (Barbier 2005).
Magali Boumaza et Emmanuel Pierru (2007) proposent une topographie du
phénomène à trois dimensions : l’insécurité matérielle ou économique,
c’est-à-dire la discontinuité ou la faiblesse des revenus ; l’insécurité
statutaire, notamment le déficit de protection sociale ; et la dimension de
stigmate et d’indignité sociale attachée à la situation de précarité. Les
contours des espaces sociaux auxquels le terme s’applique ne sont pas
moins divers : des intérimaires du bâtiment (Jounin 2008) aux « intellectuels
précaires » (Tasset, Amossé, Grégoire, 2013), les écarts sont nets. Et
pourtant, ces populations sociologiquement nettement éloignées subissent à
certains moments de leur vie la confrontation à des emplois flexibles et peu
rémunérés. Et cela dans un contexte où les trois quarts des embauches se
font désormais sur des contrats courts. L’emploi précaire est-il ainsi en train
d’étendre son empire sur des espaces sociaux de plus en plus larges ? La
précarité est-elle en train de devenir le nouvel étendard des luttes sociales,
permettant de rassembler les opposants au CPE (Contrat première
embauche) en 2006, les « indigné.e.s » européens et nord-américains en
2011, ou encore les chauffeurs et livreurs des plates-formes depuis 2015 ?
Ce dernier point introduit la seconde dimension essentielle du prolétariat
chez Marx : sa dimension politique. Pour Marx, en effet, la notion de classe
recouvre deux dimensions : une classe définie par une similarité des
conditions objectives, la classe « en soi », et une classe définie par la
conscience de son unité et de ses intérêts communs, la classe « pour soi ».
Les prolétaires, en tant que classe « pour soi », sont ainsi une classe
mobilisée contre celle des capitalistes, leur lutte étant d’ailleurs selon Marx
le moteur de l’histoire. Là-aussi, la notion peut paraître obsolète et renvoyer
à un usage partisan venu d’une extrême gauche politiquement affaiblie. Le
communisme et le syndicalisme semblent en effet en perte de dynamisme,
les grèves moins nombreuses7, l’idéologie au service des nouvelles formes
du capitalisme. Peut-on alors parler aujourd’hui d’un prolétariat comme
classe sociale consciente de ses intérêts communs et prête à se mobiliser
contre les forces qui l’oppressent ? Les transformations des modes de
production, associées à des idéologies et à des structurations du pouvoir
spécifiques, semblent effectivement défavorables aux travailleurs. Ainsi de
la précarité qui, si elle peut constituer un mot d’ordre rassembleur dans
certains conflits sociaux, n’en reste pas moins un obstacle aux luttes
sociales. Comme l’indique Bourdieu, « la précarité affecte profondément
celui ou celle qui la subit ; en rendant tout l’avenir incertain, elle interdit
toute anticipation rationnelle et, en particulier, ce minimum de croyance et
d’espérance en l’avenir qu’il faut avoir pour se révolter contre le présent,
même le plus intolérable » (Bourdieu 1998, p. 95-96). Les luttes de salariés
précaires, qui sont de fait moins intégrés dans des collectifs de travail et
plus vulnérables face à leurs employeurs, peuvent alors sembler
improbables. Elles émergent néanmoins et interrogent les ressources
nécessaires à l’action collective. Et tout en s’inscrivant souvent dans des
traditions de lutte et dans des modes d’organisation syndicale, elles n’en
questionnent et n’en renouvellent pas moins les modes d’action et de
représentation des salariés.
Le but de cet ouvrage est d’examiner de plus près, et sur pièces, cet
archipel des nouveaux prolétaires, de s’interroger sur les ruptures et sur les
continuités des situations de précarité, d’observer les sphères sociales
touchées par la vulnérabilité, d’analyser l’impact des nouveaux modes de
gestion de la main-d’œuvre. Finalement, il s’agit d’étudier les nouvelles
formes de domination au travail et les modes de résistance à celles-ci.
Pour étudier ces questions, il faut d’abord les réinscrire dans une histoire
sociale de longue durée. Le premier temps de l’ouvrage consistera ainsi en
un retour en arrière du XIXe siècle, jusqu’à la stabilisation du salariat des
années 1960, préalable nécessaire à une deuxième partie consacrée au
phénomène de « déstabilisation des stables » (Castel 1999, p. 661) depuis
les années 1970. S’il ne faut pas trop durcir le basculement entre les deux
périodes, une certaine rupture de tendance sur les questions d’emploi et de
protection sociale se dessine avec l’arrivée de la crise et des discours sur
celle-ci. La troisième partie de l’ouvrage donnera lieu à un passage en revue
critique des pistes d’interprétation des dynamiques de précarisation, ainsi
que des processus de résistance qui s’y opposent.
Chapitre 1.
Le travail a-t-il toujours été précaire ?
Ou : tous les salariés sont-ils des
prolétaires ?

L
a question de la dureté du travail et de la précarité de l’emploi pose
la question du temps long : s’il est tentant de les voir comme des
phénomènes nouveaux ou qui s’accentuent, il faut être prudent, et
ne pas oublier de faire des retours en arrière dans l’histoire pour éviter tout
contresens. Pour cela, mobiliser et prolonger les écrits de Marx, précurseur
de la sociologie mais aussi économiste, philosophe et historien, peut
s’avérer fécond. Si Marx s’intéresse avant tout à la dynamique de la société
capitaliste, il la situe en regard des précédents systèmes de production, en
étudiant dans chaque cas les rapports de production – les liens sociaux – sur
lesquels ils s’appuient. Ainsi analyse-t-il la succession des modes de
production et leurs mécanismes sous-jacents : le mode de production
antique repose sur l’esclavage, le système féodal sur le servage, et le mode
de production capitaliste sur le salariat, ou plus précisément sur
l’exploitation des salariés. Pour Marx, le capitalisme est indissociable de la
relation salariale : des prolétaires, qui n’ont que leur force de travail à
vendre pour assurer leur subsistance, vont entrer dans une relation salariale
avec les propriétaires du capital. Cette relation est éminemment
ambivalente, puisqu’elle est à la fois librement consentie sur le plan formel,
ce en quoi elle se distingue de l’esclavage et du servage, mais relève dans la
réalité matérielle de la situation de nécessité dans laquelle se trouvent les
travailleurs, donnant alors lieu à leur exploitation. Les salariés fournissent
du travail qui se retrouve incorporé dans les marchandises produites, leur
conférant ainsi une certaine valeur, mais ne sont rémunérés qu’à hauteur de
la valeur des biens nécessaires à leur subsistance et à leur reproduction. Le
capitaliste s’accapare alors la différence entre les deux, dénommée plus-
value. Ainsi, pour Marx et Engels, « la condition du capital, c’est le
salariat » (ibid, p. 16). Si salariat et prolétariat sont indissociables dans ces
écrits du XIXe siècle, une perspective allant de la Révolution industrielle
jusqu’aux années 1970 permettra de saisir les décrochages successifs entre
les deux conditions.
La naissance du salariat,
ou quand salariat rime avec prolétariat

L
es discours dénonçant la précarisation de l’emploi font souvent
référence aux Trente Glorieuses (cette période de croissance qui va
de 1945 à 1975 environ8) comme à un âge d’or, risquant ainsi de
faire oublier que la précarité n’a rien d’un phénomène nouveau. La
sécurisation du travail et de l’emploi a suivi une histoire non-linéaire faite
d’avancées et de reculs successifs en termes de droits des travailleurs. Ce
travail d’historien commencera par la naissance du rapport salarial, que l’on
peut situer au XIXe siècle, en corollaire de la Révolution industrielle.
Les matrices historiques du salariat
Les grandes fresques de l’histoire du capitalisme et du salariat établissent
presque toutes une datation en deux temps, repérant des prémices de la
société salariale aux débuts de l’époque moderne, aux alentours du
XVI siècle, et une véritable montée en puissance au cours du XIX siècle.
e e

Marx décrit ainsi une accumulation initiale de capital favorisée à la fin du


XV siècle en Angleterre par l’apparition, suite aux guerres féodales, d’une
e

nouvelle noblesse qui s’est investie dans l’industrie lainière. Cette


configuration conduit au mouvement des « enclosures », c’est-à-dire à la
clôture des champs pour y interdire le glanage et concentrer la propriété des
terres, et ainsi à « l’expropriation hors de sa terre du producteur rural, du
paysan », paysan qui devient un prolétaire « hors-la-loi » et « projeté sur le
marché du travail ». Cette étape historique de « séparation du producteur
d’avec les moyens de production » (Marx 1993, p. 805) fait émerger une
masse d’individus exclus de la propriété de la terre, qui ne possèdent rien
d’autre que leur force de travail. C’est cette force qu’ils sont obligés de
vendre afin de subsister, d’autant que se met en place au même moment un
arsenal de répression de la mendicité et du vagabondage. Les premiers
salariés sont donc indissociablement les premiers prolétaires.
À la suite de Marx, et parfois contre lui, Max Weber, sociologue allemand
du tournant du XXe siècle, s’est intéressé à la dynamique du capitalisme, et
plus précisément à « l’apparition du capitalisme d’entreprise bourgeois avec
son organisation rationnelle du travail libre » (Weber 1999, p. 49). Weber
date l’apparition du terreau du capitalisme au XVIe siècle, période charnière
du mouvement de rationalisation des sociétés occidentales, au sein
desquelles se diffusent les pratiques de calcul, de prévision, ainsi qu’une
recherche d’explications rationnelles – et non plus magiques – des
phénomènes observés. Cet auteur analyse les liens de convergence,
désignés comme des « affinités électives », entre l’éthique protestante et
l’esprit du capitalisme. La première valorise le travail comme moyen de
glorifier Dieu, tout en condamnant la dépense, favorisant ainsi l’épargne et
générant in fine des comportements de type capitaliste. Si le socle mental et
matériel du capitalisme se met en place à partir du XVIe siècle en Occident,
Weber situe toutefois la véritable expansion du capitalisme comme mode
d’organisation socio-économique au XIXe siècle, corrélativement à l’essor de
la grande industrie et des organisations bureaucratiques.
Cette chronologie en deux temps se retrouve également chez Robert
Castel, socio-historien du salariat, qui situe la société salariale au XXe siècle,
tout en s’intéressant aux traces préindustrielles du rapport salarial moderne.
Il estime que l’artisanat est la matrice paradoxale du salariat. En effet, dans
l’artisanat de l’Ancien Régime, les apprentis sont salariés, mais de façon
transitoire, et l’objectif est précisément de s’extraire de cette relation
salariale afin de passer maître. C’est donc à la fois au sein de l’artisanat et
contre lui que prend naissance le salariat. Le salarié est alors tout en bas de
l’échelle sociale, au-dessus des vagabonds mais en dessous des travailleurs
à statut. Il le reste à l’époque industrielle, après l’abolition des corporations
et avec la naissance de la grande industrie moderne. Pour Castel, le salariat
ne doit pas être pensé comme une relation contractuelle libre, mais bien
plutôt comme une nouvelle forme de corvée, c’est-à-dire une relation de
soumission personnelle, bien que le travail soit désormais rémunéré. Durant
cette toute première phase de la société salariale, le salariat « ne connote
pas seulement la misère matérielle, des situations de pauvreté ou proches de
la pauvreté, mais aussi des états de dépendance qui impliquent une sorte de
sous-citoyenneté ou d’infracitoyenneté » (Castel 1999, p. 248), et il peut
alors être confondu avec le prolétariat.
Liberté patronale et condition prolétarienne
Cette phase prolétarienne de la société salariale prend place dans un
XIX siècle placé sous le sceau du libéralisme. Le salariat y est justifié
e

puisque pensé sur le modèle de la liberté et du contrat. Il s’agirait d’une


relation négociée entre égaux, d’un échange réciproque et réglé. Mais selon
Castel, la relation salariale a davantage été forgée sur le modèle de la corvée
et du travail forcé que sur le modèle d’un contrat libre et symétrique. Bien
que désormais rétribué sous forme de salaire, le salarié « libre » reste
soumis personnellement à un maître et effectue les mêmes tâches que le
corvéable, dans des conditions similaires. Le XIXe siècle est l’époque de la
concentration industrielle naissante et de l’établissement d’un rapport de
force entre patrons de l’industrie et travailleurs. Ce constat, qui correspond
à l’analyse marxiste, doit toutefois être nuancé, puisque l’industrialisation
reste un processus lent et inachevé, notamment en France où les formes de
travail à domicile ainsi que le travail agricole restent importants. Mais il est
vrai que le marché du travail qui se met en place à cette époque est
constitué par une main-d’œuvre sous-qualifiée qui n’a aucun pouvoir dans
la relation de travail. L’imagerie est alors celle d’ouvriers amassés en place
de grève, vendant au jour le jour leur force de travail en contrepartie de
salaires assurant à peine leur survie. La liberté de la relation salariale est
bien entamée par le profond déséquilibre du rapport de force entre patrons
et prolétaires. L’historienne Anne-Sophie Beau caractérise la période allant
de la fin du XIXe siècle à 1936 comme celle de « la liberté patronale, à peine
entamée par le droit du travail naissant. Rien ne réglemente encore les
niveaux de salaire et les premières lois protégeant les contrats et limitant le
temps de travail entraînent quelques modifications des modes d’emploi sans
remettre réellement en cause la gestion de la main-d’œuvre. Celle-ci repose
sur un triptyque : des emplois précaires, une rémunération très faible et le
recrutement d’une main-d’œuvre non-qualifiée » (Beau 2004, p. 14).
La liberté formelle des salariés est également limitée par les formes de
contrôle et d’autorité exercées dans l’usine et hors de l’usine par les
patrons. Le contrôle au sein de l’usine est assuré par une hiérarchie de
contremaîtres qui veillent au respect de la division du travail et des rythmes
d’exécution. Comme le rappelle Castel, Weber rapporte qu’au XVIIIe siècle,
des travailleurs étaient enchaînés par des colliers de fer dans des mines de
Newcastle. Le contrôle des masses laborieuses s’exerce plus globalement,
comme l’illustre de manière exemplaire le projet de Panoptique du
philosophe Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle, que Michel Foucault
mobilise comme illustration paroxystique de la société disciplinaire
(Foucault 1975). Ce modèle architectural, fondé sur le principe d’une
surveillance unilatérale et la plus rationnelle possible, devait s’appliquer
aux prisonniers, mais a également été présenté comme une solution pour
une société industrielle touchée par la pauvreté9. Le contrôle qui pèse sur les
prolétaires, alimenté par le racisme antiouvrier qui confond classes
laborieuses et classes dangereuses, très répandu dans la bourgeoisie du
XIX siècle, se prolonge également dans leur vie privée. Les campagnes de
e

stigmatisation et de lutte contre la consommation d’alcool ou la


fréquentation des cabarets par les ouvriers sont ainsi très répandues à la fin
du XIXe siècle.
Le paternalisme et les ambiguïtés de la dépendance
Ce rapport d’exploitation et de contrôle entre industriels et prolétaires se
double de relations plus ambivalentes portées par une volonté de paix
sociale de la part de la bourgeoisie du XIXe siècle. La classe politique de
l’époque prend conscience de la misère qui accompagne le développement
de l’industrie et de la prospérité économique. Selon Castel, une question
sociale10 apparaît alors sous le nom de paupérisme, qui incarne la peur
d’une dissociation sociale complète et qui mêle la commisération pour les
ouvriers à une condamnation morale de leurs modes de vie. Face au
paupérisme, les élites dirigeantes du XIXe siècle proposent de faire du
« social » mais sans faire intervenir l’État, en créant des formes de tutelle
entre les élites et les classes inférieures. Comme le dit un membre de ces
élites, le baron Joseph-Marie de Gérando (1772-1842), « il faut fonder entre
la classe éclairée et celle à laquelle manquent les lumières, entre les gens de
bien et ceux dont la moralité est imparfaite, les rapports d’une protection
qui, sous mille formes, prenne le caractère d’un patronage bienveillant et
volontaire »11. Cette protection tutélaire va s’incarner selon Castel dans trois
types de procédures, correspondant à trois stratégies de moralisation : une
assistance rationalisée et contrôlée aux indigents en échange de la bonne
conduite des bénéficiaires ; des interventions plus institutionnalisées
comme les caisses d’épargne et les sociétés de secours mutuel, censées
apprendre la prévoyance aux ouvriers ; et enfin le patronage au sein des
entreprises. Ce dernier point correspond au fait que l’employeur comprend
« qu’il est équitable, et aussi de son propre intérêt, de dispenser des services
qui n’obéissent pas à une stricte logique marchande » (Castel 1999, p. 409).
Ainsi, dans certaines industries, les patrons mettent en place des œuvres
pour le logement et la santé, voire les loisirs des ouvriers et de leurs
familles.
Si ces mesures relèvent d’une logique paternaliste, elles ont également
pour but de fixer les populations ouvrières, en les ancrant dans des rapports
de dépendance. L’action des patrons est ici secondée par des mesures
étatiques comme le livret ouvrier, mis en place par le Consulat puis réitéré à
la mi-XIXe siècle, visant à contrôler la mobilité ouvrière. Ces mesures
répondent à la forte mobilité des ouvriers, et notamment de ceux qu’on
appelait les « sublimes », ces ouvriers qualifiés – et pour cela recherchés –
qui acquéraient ainsi du pouvoir dans la relation salariale et avaient le luxe
de choisir leurs patrons, et d’en changer. Ce rappel historique amène d’ores
et déjà à penser l’ambivalence des phénomènes de précarité et de
dépendance. Si la faiblesse et l’imprévisibilité des revenus jouent
clairement contre les prolétaires, on voit néanmoins que des liens plus forts
avec l’employeur, s’ils peuvent apporter de la sécurité, entraînent aussi de la
dépendance. Ces ambiguïtés font ainsi nettement apparaître le rôle de la
qualification comme déterminant des rapports de force entre salariés et
employeurs, et donc comme donnant des sens divers à la flexibilité, tantôt
souhaitée, tantôt subie respectivement par ces mêmes employés et
employeurs.
Le salariat, du prolétariat à la protection

C
astel, dans sa fresque de l’histoire du salariat, cherche à
comprendre par quels moyens celui-ci est passé du statut
d’indignité, réservé aux prolétaires, au socle d’identité et de
protections qu’il est devenu au cours des Trente Glorieuses. La clé
principale réside dans la mise en place d’un État social et d’un droit qui
protège les travailleurs, cela grâce à leur mobilisation et à leur meilleure
représentation. Un État social s’esquisse au XIXe siècle, en jouant le rôle du
tiers dans les relations employeurs-employés. C’est ainsi que naissent les
premières lois sur le travail des enfants (184112), le temps de travail
(184813), ou encore les accidents du travail (189814). Toutefois, c’est
véritablement au XXe siècle qu’il s’instaure, et notamment dans les années
1930. Si, en France, ce tournant s’incarne dans la politique du Front
populaire, un auteur comme Karl Polanyi estime que ce bouleversement
atteint l’ensemble des sociétés occidentales capitalistes. Pour l’auteur de La
Grande transformation (1944), la période allant du début du XIXe au début
du XXe siècle est celle de la construction (de l’utopie) du marché
autorégulateur et du « désencastrement » de l’économie par rapport au
social et au politique, notamment via la marchandisation du travail, de la
terre et de la monnaie. Mais ce système est selon lui intenable, et la crise
économique et géopolitique des années 1920 signera l’échec de la société
libérale, avec l’avènement de gouvernements socialistes mais aussi
fascistes. Le retournement se met ainsi en place aux États-Unis sous la
forme du New Deal, et en France via les mesures adoptées par le Front
populaire.
Le tournant du Front populaire
« Du pain, la paix, la liberté »�: c’est sur ce slogan, et dans un contexte
de crise économique, de réaction conservatrice15 mais aussi d’essor des
organisations ouvrières et prolétariennes, que les socialistes arrivent au
pouvoir en 1936. Il s’agit d’un moment charnière dans l’histoire ouvrière
française. À une période où prévaut de manière absolue la liberté patronale
depuis la fin du XIXe siècle, succède à partir de 1936 une période où le droit
du travail s’impose et devient véritablement contraignant pour les patrons,
même s’il présente des limites et fait l’objet de contournements (Beau
2004). Pour Castel, le Front populaire marque précisément le passage du
salariat de la condition prolétarienne à la condition ouvrière. Ce stade est
celui de l’intégration de la classe ouvrière dans la structure sociale, les
ouvriers cessant d’être des « barbares » campant aux marges de la société,
pour y trouver une place, subordonnée certes mais reconnue et porteuse de
droits. Castel prend pour preuve l’instauration des congés payés, obtenue
suite aux accords de Matignon de juin 1936 qui ont également mis en place
la semaine de quarante heures. Il décrit ainsi la révolution symbolique
engendrée par cette mesure sociale : « quelques jours par an l’ouvrier peut
cesser de perdre sa vie à la gagner. Ne rien faire que l’on soit obligé de
faire, c’est la liberté d’exister pour soi » (ibid., p. 548).
L’intégration ouvrière dans la structure sociale est protéiforme, des
assurances sociales à l’accès à la consommation de masse, avec comme fil
conducteur une meilleure représentation politique, liée à des formes
d’organisation plus efficaces, partis comme syndicats ouvriers et
prolétariens. Il ne faudrait toutefois pas penser que cette époque signe la fin
de la misère ni des tensions entre classes sociales. Les ouvriers restent en
bas de l’échelle sociale, la part de leur budget consacrée aux dépenses
alimentaires se maintient proche des 60 %, et leur accès tout récent aux
loisirs ne signifie pas qu’ils partagent les mêmes lieux de villégiature que
les bourgeois, loin s’en faut. Par ailleurs, les antagonismes de classes sont
également loin de disparaître avec le Front populaire. Le stigmate de
l’ouvrier misérable et immoral reste prégnant, renforcé par le relatif
rapprochement du pouvoir opéré par les ouvriers. Cette époque marque en
tout cas le décrochage entre condition salariale et condition prolétarienne.
On assiste en effet au même moment à une extension du salariat en dehors
du monde ouvrier, notamment dans le secteur des services alors en plein
essor. En outre, la relative intégration des ouvriers, même si elle reste
indissociable de formes de subordination et de domination, éloigne les
travailleurs manuels de la condition de prolétaires. Ce mouvement
d’intégration, qui se renforcera après la Seconde Guerre mondiale, ne
signifie toutefois pas l’établissement d’une société homogène socialement,
ni la disparition de populations marginalisées vivant des situations de
misère et d’indignité sociale.
La société salariale et ses protections
Pour Castel, après la phase prolétarienne et la phase ouvrière, la société
salariale atteint sa véritable plénitude à partir des années 1950, et ce
jusqu’aux années 1970. Le rapport salarial signifie alors, non pas seulement
que la majorité des personnes qui travaillent sont salariées, mais aussi que
ce travail salarié est le socle principal d’intégration sociale. Une société
salariale est surtout selon lui une société où la plupart des gens tirent
l’essentiel de leur position et de leur protection de la place qu’ils occupent
dans la gamme du salariat. La protection ne vient plus seulement de la
possession de patrimoine, mais de la participation à cette société salariale.
L’incarnation de la logique de propriété sociale réside dans la mise en place
de la Sécurité sociale à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui repose sur
un système d’assurances obligatoires à destination des salariés, alors
essentiellement assimilés aux ouvriers. L’objectif, inscrit dans l’ordonnance
du 4 octobre 1945, est de « garantir les travailleurs et leurs familles contre
les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leurs
capacités de gain ». Il s’agit de mettre sur pied un système solidaire et
redistributif, et cela dans le contexte de l’après-guerre, économiquement et
idéologiquement propice à cette initiative politique. La période qui suit la
guerre est marquée par la poursuite des objectifs de solidarité définis par le
Conseil national de la Résistance, et par la puissance politique de la gauche
et en particulier des communistes.
Le salariat s’étend alors progressivement bien au-delà du monde ouvrier,
s’éloignant a fortiori de la condition prolétarienne. D’une part, un salariat
de services se développe, suivant la transformation de la structure
productive qui évolue en faveur du secteur tertiaire aux dépens du monde
ouvrier. D’autre part, apparaît un salariat haut de gamme, qualifié et bien
rémunéré, au cœur de cette société salariale. Mais ces transformations ne
surviennent pas de manière spontanée. L’ouverture de la condition salariale
signifie également une ouverture de la hiérarchie salariale et, partant, le
recours à des stratégies de distinction16 au sein même de la sphère du
salariat. Luc Boltanski retrace à cet égard la constitution d’une nouvelle
catégorie sociale, celle des cadres. Adoptant une démarche constructiviste,
Boltanski se demande « comment une catégorie se constitue selon un
processus politique, puis s’institutionnalise dans un discours administratif,
s’objective dans des institutions et s’incarne dans des représentations à la
fois sociales, politiques et cognitives » (2000, p. 173), et cela en dépit des
divergences voire des dissonances entre les membres de ce groupe. Il
montre que le groupe social des « cadres » est une construction, résultant de
la mobilisation des salariés non-ouvriers depuis les années 1930,
notamment en réaction au Front populaire. Refusant de s’identifier aux
ouvriers (ils disposent d’un patrimoine spécifique, qui est leur compétence
professionnelle attestée par un diplôme) comme aux patrons (ils ne sont pas
propriétaires des entreprises mais en sont des salariés), les cadres
s’organisent – essentiellement via la Confédération générale des cadres
(CGC) – et se créent une place spécifique dans la société française d’après-
guerre, dont ils incarnent les valeurs de modernité. La socio-histoire des
cadres illustre parfaitement la dimension construite des groupes sociaux,
construction qui, dans le cas des cadres, repose d’un côté sur une « cohésion
par le flou » (la catégorie regroupe en réalité des situations professionnelles
des plus diverses), et de l’autre sur des pratiques de distinction (via
notamment un « style de vie » supposé leur être spécifique) vis-à-vis des
fractions moins qualifiées des salariés. Mais alors, si le salariat devient
aussi dominant au sommet de l’échelle sociale, les prolétaires ne sont-ils
donc pas passés du côté des sous-prolétaires, ceux que Marx désignait
comme le lumpenprolétariat ?
La permanence d’un lumpenproletariat ?
Comme le fait remarquer Georges Labica dans le Dictionnaire critique du
marxisme, à l’article Lumpenproletariat : « les fondateurs du marxisme
n’ont pas été tendres pour les déclassés qui composent le Lumpen et
représentent, à leurs yeux, la véritable lie de la société » (Bensussan et
Labica 1999, p. 672). Le terme, qui signifie littéralement prolétariat en
haillons, désigne chez Marx et Engels « une masse nettement distincte du
prolétariat industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce,
vivant des déchets de la société, individus sans métier avoué, rôdeurs, gens
sans aveu et sans feu » (Marx/Engels Werke, cité in Bensussan et Labica
1999). Lénine s’inscrit dans la même lignée, incluant dans cette « racaille »
les chômeurs et les gens sans travail. La violence de ces propos ne peut
qu’interpeller le lecteur contemporain. Elle s’explique avant tout, chez les
marxistes, par l’insaisissabilité politique de ces populations vivant en marge
de la société industrielle, qui risquaient selon eux d’œuvrer contre la
révolution prolétarienne. Ainsi, Marx et Engels méprisaient ces populations
marginales, dénuées de conscience de classe, et donc soupçonnées de faire
politiquement le jeu de la bourgeoisie.
Pour Castel, les sous-prolétaires constituent une des figures historiques
des désaffiliés, ces « silhouettes incertaines, aux marges du travail et à la
lisière des formes d’échange socialement consacrées » (ibid., p. 16), qui
occupent une position semblable à celle des inemployables d’aujourd’hui.
Castel, tout en proposant une chronique du salariat, dresse l’histoire des
normes et stigmates qui entourent le salariat naissant. Il explique ainsi
l’apparition, dès le Moyen Âge, de la distinction entre les « pauvres
honteux » et les « mendiants valides ». L’intervention de la collectivité est
en effet toute différente selon qu’elle s’applique à des populations jugées
incapables de travailler ou à des « indigents valides ». Aux premiers, on
accorde le droit de ne pas travailler ainsi que celui de bénéficier de
l’assistance. Les seconds font eux l’objet des soupçons et du stigmate
social. La figure historique typique de ce second groupe est celle du
vagabond, autrement dit des gens sans aveu (on retrouve l’expression
employée par Marx) et sans appartenance communautaire. Les vagabonds
font ainsi l’objet de sanctions très sévères dès le XVIe siècle, des
ordonnances les condamnant alors au bannissement, au travail forcé ou
encore à l’exécution capitale.
Si les sous-prolétaires sont des personnes mobiles et sans travail, la
situation actuelle du chômage et des migrations de travail peut nous amener
à repenser cette notion sans la charge normative que lui prêtait Marx. Castel
estime que le vagabondage est « la limite d’un processus de désaffiliation
alimenté en amont par la précarité du rapport au travail et par la fragilité des
réseaux de sociabilité qui sont le lot commun d’une part importante du petit
peuple des campagnes comme des villes » (ibid., p. 153). Il précise que la
plupart des vagabonds détenus dans les dépôts à la fin de l’Ancien Régime
« représentent ce que nous appellerions aujourd’hui des chômeurs sous-
qualifiés en quête plus ou moins convaincue d’un emploi » (ibid.). Cette
remarque amène ainsi à minorer la distance qui sépare les prolétaires des
sous-prolétaires. Si on estime que les prolétaires sont les populations
dominées via17 le travail dans une société capitaliste, on peut
raisonnablement inclure les chômeurs dans ce groupe, et ainsi faire tomber
les barrières infamantes du lumpenproletariat.
D’éternels prolétaires ?
Le travail des femmes et des immigrés

S
i les prolétaires sont les travailleurs dominés, soumis à une
insécurité de l’emploi combinée à une dureté du travail, à de faibles
rémunérations et à une absence de reconnaissance, il apparaît que
deux sous-populations de travailleurs traversent les époques en étant
surreprésentées parmi les prolétaires. Il s’agit d’une part des femmes qui, si
elles ont toujours travaillé, n’ont en revanche pas toujours été payées ni
reconnues dans le travail professionnel, et encore moins dans le travail
domestique. Il s’agit d’autre part de la main-d’œuvre immigrée, étrangère
ou non, affectée pour l’essentiel aux travaux les plus durs, et peu protégée
par le droit et les assurances sociales.
Les femmes, dominées dans la sphère productive…
Comme l’affirme Sylvie Schweitzer (2002), « les femmes ont toujours
travaillé ». L’historienne passe ainsi en revue les diverses positions des
femmes sur le marché du travail depuis le XIXe siècle afin de mettre à mal la
conception selon laquelle l’activité féminine serait un phénomène récent.
Elle distingue alors quatre moments : au début de la période, si les femmes
sont majoritairement occupées aux travaux agricoles, sans avoir de statut ou
de rémunération afférents, elles sont aussi parfois commerçantes ou
patronnes pour certaines, domestiques ou ouvrières pour d’autres.
L’industrialisation du milieu du XIXe siècle entraîne l’éviction des femmes
des métiers qualifiés et les assigne à des métiers spécifiques vers lesquels
les destineraient leurs qualités féminines supposées (patience, docilité ou
encore minutie), en même temps qu’elles sont exclues de la vie politique.
Entre 1920 et 1960, les changements manquent de profondeur : les femmes
obtiennent des droits civiques mais pas de droits civils, les politiques étant
essentiellement natalistes et familialistes. Il faut, selon Schweitzer, attendre
les années 1960 pour que les femmes deviennent citoyennes à part entière et
pour que l’égalité trouve des fondements solides.
Au-delà de ces évolutions, ce qui intéresse le plus l’auteur, c’est le
maintien de l’absence de visibilité et de reconnaissance du travail féminin.
Cette spécificité, liée à la mise en avant des compétences « naturelles » des
femmes, est essentiellement tributaire de la domination qu’elles subissent
dans la sphère familiale et de leur relégation dans la sphère domestique.
Pendant longtemps, le travail des femmes n’est ni reconnu ni rémunéré
puisqu’elles ne sont vues que comme assurant un devoir d’aide au travail,
lui bien réel, de leur mari. Et cette représentation renforce (et est renforcée
par) la difficulté de prise en compte du travail féminin par l’appareil
statistique. Dans le courant du XIXe siècle, par exemple, les recensements
peuvent, d’un lieu à l’autre, classer une agricultrice ou une commerçante
indifféremment dans la catégorie sans profession, ménagère ou sous la
dénomination du métier de l’époux. Et dans les années 1980 encore, les
catégories de l’Insee n’admettant qu’un seul chef d’exploitation, une épouse
d’agriculteur qui se déclare exploitante est comptabilisée dans la catégorie
des aides familiales.
Si Schweitzer nuance ainsi la mise au travail récente des femmes, le
XXe siècle instaure néanmoins un certain rapprochement des statuts des
femmes et des hommes au travail, du moins formellement. Les femmes
entrent sur le marché du travail par la porte grande ouverte du salariat et par
le biais du développement des emplois de service. L’essor de l’activité
féminine est donc net sur la seconde moitié du XXe siècle, les femmes
s’engouffrant dans la croissance des Trente Glorieuses et restant pour
l’essentiel sur le marché du travail même en période de ralentissement.
Ainsi, le taux d’activité des femmes de 25 à 49 ans est passé de 41,5 % en
1962 à 54 % en 1975 puis à 83,3 % en 2015, ceux des hommes se
maintenant dans les 90 % sur toute la période. Ces chiffres risquent de
masquer les écarts des taux et des niveaux d’activité des femmes, en
fonction à la fois de leur niveau de qualification – et donc de revenus – et
de la configuration familiale. En effet, si 90,6 % des femmes ayant un
diplôme supérieur au bac sont actives, c’est le cas de seulement 67,6 % des
femmes ayant au maximum un certificat d’études primaires ces dernières
étant de surcroît plus de 40 % en temps partiel. Cette corrélation entre
diplôme et activité est également présente chez les hommes mais elle est
moins forte, laissant entrevoir la dimension de fusible ou de soupape de
l’activité féminine, qui est plus sensible aux retournements de conjoncture
ainsi qu’aux politiques d’incitation à l’inactivité qui accompagnent les
périodes de ralentissement économique18. Ces fluctuations de l’activité
féminine sont également à rapporter au nombre d’enfants, puisque au-delà
de trois enfants dans la famille, les taux d’activité féminine tombent à
63,7 %, alors qu’ils se maintiennent à 96,6 % pour les hommes19.
L’activité féminine est davantage susceptible d’être suspendue ou arrêtée,
dans la mesure où elle est encore considérée comme une variable
d’ajustement, et une variable parfois trop mal payée pour en valoir la peine.
D’après une étude récente de la Dares, la rémunération brute totale
moyenne des femmes est inférieure de 26 % à celle des hommes. En termes
de salaire horaire brut, l’écart est moindre puisqu’il est de l’ordre de 16 %20.
L’écart entre ces deux chiffres démontre bien l’importance du temps partiel
féminin, qui touche près d’un tiers des femmes. Si l’on regarde l’écart de
salaire horaire, seul un tiers de cet écart s’explique par des variations de
qualification ou d’ancienneté, et les deux tiers restants reflètent pour
l’essentiel des formes de discrimination. Cette discrimination est
relativement impossible à étudier statistiquement puisque définie comme un
résidu, l’écart qui demeure une fois qu’on a éliminé les différences entre
hommes et femmes au niveau des variables habituelles de détermination des
salaires. Les enquêtes qualitatives fournissent alors des éléments de
réponse, laissant apparaître les soupçons des dirigeants d’entreprise sur les
capacités d’investissement professionnel des femmes, ou encore sur leurs
capacités à intégrer des sociabilités typiquement masculines. Les conditions
d’emploi et de rémunération des femmes restent donc plus précaires. Et si
elles sont toujours peu représentées dans le monde industriel, elles
n’échappent pas pour autant aux métiers sous-qualifiés du tertiaire –
caissières, personnel d’entretien ou aides à domicile – et ainsi à ce qu’on
peut qualifier de prolétariat des services.
… et dans la sphère domestique
Comme le proclamaient les féministes dans les années 1960 et 1970, « le
privé est politique ». La gestion de l’intime au sein des couples et des
familles est une donnée indispensable pour comprendre la place des
femmes dans le travail et plus largement dans la société. Ainsi, les écarts
professionnels précédemment évoqués ne prennent sens que s’ils sont mis
en regard de la socialisation des filles d’une part, et de la répartition du
travail domestique d’autre part. Les écarts de carrière entre hommes et
femmes ne s’expliquent pas par des différences de réussite scolaire. En
effet, depuis les années 1970, les filles sont plus nombreuses que les
garçons à l’école comme à l’université, et elles y réussissent plutôt mieux.
Mais cette mutation n’a qu’une portée inachevée, puisque les femmes
accèdent nettement moins aux postes à responsabilité que les hommes,
phénomène qualifié de « plafond de verre ». À diplôme égal, cet écart est
lié en partie aux mécanismes de progression des carrières, pour les cadres
notamment, puisque sont valorisées des caractéristiques plus informelles et
qui desservent les femmes, comme la disponibilité horaire ou encore la
capacité supposée à s’imposer et à prendre des décisions (Laufer 2005).
Mais le raisonnement à diplôme égal n’a guère de pertinence, puisque si
les filles réussissent mieux à l’école, il ne s’agit toutefois que d’une
« révolution respectueuse » selon l’expression du sociologue Roger Establet
(1988), les filles restant moins nombreuses dans les filières d’excellence
scolaire. Ainsi, elles s’orientent davantage dans les filières moins
prestigieuses, en termes de discipline (les lettres plutôt que les
mathématiques) comme de sélectivité (l’université ou les « petites » écoles
plutôt que les grandes écoles). Et cet écart ne peut se comprendre que par
l’intériorisation de stéréotypes de genre, par les filles elles-mêmes ainsi que
par les recruteurs et autres juges de leur évolution professionnelle. Michèle
Ferrand (2004) montre bien l’importance de la socialisation familiale des
filles dans le choix de leur orientation scolaire, puisque celles qui se
présentent aux concours scientifiques des grandes écoles ont été pour la
plupart socialisées dans des familles qualifiées par l’auteur d’« en avance »
en ce qui concerne la division sexuelle du travail, revendiquant notamment
une éducation égalitaire entre les enfants.
Après leur socialisation familiale, c’est ensuite essentiellement la
configuration familiale et la répartition du travail domestique qui pèsent sur
les femmes et sur leurs carrières. En dépit du rapprochement des taux
d’activité masculine et féminine, les inégalités domestiques demeurent très
fortes, les hommes consacrant selon l’enquête « emploi du temps » de
l’Insee 2 heures par jour à des tâches domestiques contre 3 h 30 pour les
femmes. La prise en compte et l’estimation numérique du travail
domestique fait suite aux combats féministes des années 1970 dénonçant
l’invisibilité de ce travail estimé non-productif. La sociologue Andrée
Michel estimait à cette époque que l’élimination de la production
domestique des familles des indicateurs de la production-consommation
était une des causes principales de la dévalorisation du statut des femmes
dans l’économie et la société. Dans la mesure où la société avait « mis son
orgueil dans les indicateurs de croissance de la production et de la
consommation marchande, elles ne pouvaient être qu’un sexe socialement
inférieur et dévalorisé » (Michel 1978, p. 71). Dans une optique issue du
marxisme, Christine Delphy estimait quant à elle que le travail ménager
n’avait pas de raison de ne pas être considéré comme productif, à l’instar de
l’autoconsommation, puisqu’il participait à l’accroissement de la richesse.
Mais en outre, il s’agit de travail gratuit, puisque « non-payé, il n’est pas
rémunéré non plus dans la mesure où il est effectué pour autrui » (Delphy
1970, p. 72). Le travail domestique des femmes soutient ainsi un rapport
hiérarchique au sein du foyer, mais aussi bien au-delà sous forme d’un
système économique qualifié alors de patriarcal. Delphy retrouve alors la
conclusion d’Engels selon qui « dans la famille, l’homme est le bourgeois ;
la femme joue le rôle du prolétariat » (Engels 1884).
Étrangers et immigrés : doublement prolétaires ?
La France est, avec les États-Unis, l’un des principaux pays
d’immigration pour la période contemporaine. L’histoire politique, sociale
et économique de la France ne peut donc être comprise sans considérer le
rôle des immigrés, qu’ils soient étrangers, c’est-à-dire ne possédant pas la
nationalité française, ou non. Et pourtant, les études sur ce sujet sont
récentes, corollaire du mythe d’une nation homogène et constituée de
longue date. L’immigration est en outre fréquemment pensée comme un
problème, et cela parce que si la main-d’œuvre immigrée est recherchée
pendant les périodes de croissance économique, elle devient très rapidement
un bouc-émissaire en période de récession. On peut distinguer en France
trois grandes périodes de l’immigration récente, toujours en lien avec les
cycles économiques, entrecoupées de phases de restriction des mouvements
de population. Au milieu du XIXe siècle, se côtoient ainsi une immigration
de l’intérieur (dans le contexte de l’unification nationale), Limousins ou
Auvergnats « montant » à Paris pour travailler dans le bâtiment, et une
immigration frontalière, belge et italienne essentiellement. La fin du
XIXe siècle, période de la Grande Dépression, voit l’immigration marquer le
pas, sous l’effet de l’instauration de contrôles des mouvements de
travailleurs, sur fond de violences ouvrières envers les travailleurs
immigrés, comme à Aigues-Mortes en 1893 contre les Italiens.
L’immigration reprend à l’occasion et à la suite de la Première Guerre
mondiale. Mais bien que nécessaire, cette immigration reste mal considérée.
Elle est fortement contrôlée, comme l’illustre l’instauration de la carte
d’identité pour les étrangers en 1917, et sera ensuite vivement dénoncée
dans le climat xénophobe des années 1930. La reconstruction de l’après-
Seconde Guerre mondiale marque un nouvel élan de l’immigration. Mais
les immigrés sont d’autant mieux acceptés qu’ils restent discrets et que leur
séjour est conçu comme temporaire. La crise des années 1970 sera à
nouveau l’occasion de désigner les immigrés comme responsables des
troubles de la société française, retournement matérialisé par l’arrêt de
l’immigration de travail de 1974 (voir Laurens 2009).
Et pourtant, les immigrés ont essentiellement été réclamés, voire
recherchés directement, d’abord par les patrons à la fin du XIXe siècle, puis
par les services de l’État français en lien avec le patronat tout au long du XXe
(ministère de l’Armement pendant la Première Guerre mondiale, Société
générale d’immigration depuis 1924, devenue ensuite Office national
d’immigration à partir de 1945). Et s’ils sont tellement recherchés, c’est
avant tout pour occuper des emplois peu qualifiés, qui trouvent
difficilement preneurs parmi la main-d’œuvre nationale. Les immigrés ont
été affectés depuis le XIXe siècle aux tâches les plus pénibles de la terre et de
l’usine, de la mine ou du chantier : construction des chemins de fer et
extraction minière, travail à la chaîne, agricole ou industriel, bâtiment ou
nettoyage21. En 2012, les immigrés représentaient 8,7 % de la population
active française. Mais si certains immigrés, comme ceux originaires du
Portugal, ont le même profil d’actifs que les non-immigrés, la variable
d’origine constitue toutefois une véritable variable discriminante. Les
immigrés occupent davantage de postes non-qualifiés : 46 % des hommes
immigrés actifs sont ouvriers contre 35 % des hommes non-immigrés (les
hommes immigrés sont plus souvent ouvriers non-qualifiés : quand ils sont
ouvriers, ils occupent dans 43 % des cas des postes non-qualifiés contre
36 % pour les non-immigrés), et le tiers des femmes immigrées en emploi
occupent des postes d’employées non-qualifiées contre une sur cinq pour
les actives non-immigrées22. Et si ces écarts sont liés à des différences de
qualification, il ne s’agit pas de la seule explication. À diplôme égal, les
immigrés demeurent plus souvent au chômage que les autres : le taux de
chômage des immigrés qui détiennent un diplôme de l’enseignement
supérieur est près du triple de celui des autres actifs de niveau équivalent.
Bien qu’il existe également des migrations d’élites ou de travailleurs
qualifiés, les immigrés sont néanmoins largement surreprésentés dans des
secteurs où les conditions d’emploi et de travail sont extrêmement difficiles.
C’est notamment le cas du secteur du bâtiment, dans lequel la main-
d’œuvre immigrée (recensée faudrait-il préciser) représente 16 % des
travailleurs. Nicolas Jounin, dans son enquête ethnographique sur les
chantiers franciliens (Jounin 2008), décrit bien la précarité et la
vulnérabilité de ces travailleurs, embauchés au jour le jour via des agences
d’intérim pour une durée paradoxalement indéterminée, mais toujours
courte et sans préavis. L’incertitude de l’emploi, et aussi de la rémunération,
va de pair avec la précarité de leur situation administrative, et
s’accompagne de pratiques abusives – des journées de travail requalifiées
en « essais » – et de marques quotidiennes de racisme ordinaire – chaque
nationalité étant superposée à un type de comportement et de travail – de la
part des agences d’intérim comme des chefs de chantier. Jounin estime donc
que la précarité ne tient pas tant à la durée déterminée qu’à l’incertitude et à
la vulnérabilité des travailleurs. C’est également la conclusion à laquelle
parvient Isabelle Puech dans son étude de la situation des femmes dans le
secteur du nettoyage, sachant qu’en Ile-de-France 69 % des salariés des
entreprises de nettoyage et 66 % des personnes employées par les ménages
sont immigrés. Elle montre que le temps partiel et le sous-salariat
constituent « un mode de gestion de la main-d’œuvre non-qualifiée qui,
sous couvert de flexibilité et de compression maximale des coûts, utilise les
femmes les plus vulnérables sur le marché du travail – en particulier les
femmes immigrées – comme variable d’ajustement » (Puech 2006, p. 40).
Ainsi, les travailleurs immigrés sont soumis à un ensemble de contraintes
qui les rendent susceptibles, en outre d’être des « doubles absents » selon
Sayad23, d’être également des doubles prolétaires, dominés dans le travail
comme dans la citoyenneté.
Chapitre 2.
Qui sont les nouveaux prolétaires ?
Ou les nouveaux habits de la
domination au travail

A
u XIXe siècle, et spécialement chez Marx, prolétariat et salariat sont
indissociables. L’épopée du salariat depuis la Révolution
industrielle a toutefois conduit les salariés de l’indignité sociale à
la protection. Dès lors, la condition prolétarienne et la condition salariale
deviennent des réalités non-superposables. Actualiser la notion de
prolétariat suppose de repartir de ses formes historiques, d’en dégager les
fondamentaux et finalement de repérer les évolutions et les continuités à
travers les grandes étapes de la société salariale. Cette deuxième partie sera
l’occasion de démêler les liens entre prolétariat et monde ouvrier, ainsi que
d’interroger les notions de précarité et de précariat.
Les prolétaires sont-ils toujours des
ouvriers ?

M
arx et Engels définissent fondamentalement les prolétaires
comme les ouvriers de l’industrie, mais aussi comme la classe
exploitée du système capitaliste, soumise à l’incertitude
matérielle et sans pouvoir politique. Après un siècle et demi de
transformations de la structure productive, et après trente ans de recul du
monde industriel, ne peut-on pas identifier des prolétaires en dehors du
strict monde ouvrier ? Ainsi, les prolétaires sont-ils toujours des ouvriers ?
La question sera posée en usant du double sens de « toujours », comme
« encore » ou comme « nécessairement ».
Que reste-t-il de la classe ouvrière ?
La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle était à son apogée, le consensus
sur ce point est acquis. Mais sa portée reste l’objet de nombreuses
discussions et polémiques entre ceux qui estiment que les classes (et
spécialement la classe ouvrière) n’existent plus comme réalité sociale et que
le concept analytique est devenu de ce fait obsolète, et ceux qui estiment
que les classes restent une réalité et un outil d’analyse, mais que leurs
frontières ont bougé. La seconde position semble féconde, comme
l’exprime Gérard Noiriel en 1990�: « Plutôt que la fin de la classe
ouvrière, je préfère parler de son éclatement. Tout dépend, bien sûr, de ce
qu’on appelle une classe. Si l’on entend par là un groupe mobilisable, avec
une identité et un projet, alors oui, la classe ouvrière telle qu’elle se
définissait depuis la fin du XIXe siècle n’existe plus. Mais le danger des
analyses en termes de fin de classe ouvrière ou de fin du prolétariat, c’est de
ne pas voir que les formes du malheur ouvrier se sont renouvelées, mais
qu’elles sont toujours là. Auparavant, on avait affaire à un monde clos sur
lui-même : c’était un ghetto pour ceux qui y étaient enfermés mais c’était
aussi une garantie de sécurité, que ne donnent plus l’anonymat et
l’atomisation des grandes cités »24. Noiriel reprend ici la définition bipolaire
que Marx donnait de la classe, le premier pôle, la « classe en soi », étant
défini par la similarité objectivable des situations économiques – chez
Marx, cela revient à la place dans les rapports de production –, et le second,
la « classe pour soi », correspondant à une conscience d’appartenance et à
une volonté de lutter ensemble pour défendre des intérêts communs. Noiriel
(1986) analyse la lente constitution de la classe ouvrière en France, qui
apparaît dans les années 1880 à la faveur de la grande industrie, puis se
développe et se transforme au début du XXe siècle, gagnant en nombre et
perdant en qualification, avant d’atteindre une forme d’apogée dans les
années 1950, en termes économiques mais aussi politiques et culturels.
La crise économique, la désindustrialisation et la disparition des grands
bastions ouvriers traditionnels, mais aussi l’éclatement des collectifs de
travail ou encore l’allongement de la scolarité n’ont pu que fragiliser et
morceler ce groupe social et sa conscience d’unité. Le groupe est d’une part
en recul numérique depuis une trentaine d’années : si les ouvriers
constituaient près de la moitié de la population active en 1975, ils en
forment un peu moins d’un quart aujourd’hui. D’autre part, « le fait majeur
des deux dernières décennies », indiquait Noiriel dans la réédition de 2002
des Ouvriers dans la société française, « c’est la forte marginalisation du
monde ouvrier dans les représentations collectives et dans la vie politique ».
Toutefois, de nombreux sociologues s’opposent à la thèse de la
moyennisation de la société et de la disparition des classes, avancée par
certains auteurs dans les années 1980 et 1990. Ce dernier corpus de textes
met l’accent sur la réduction des écarts de revenus, l’essor des groupes
intermédiaires (Mendras 1988), une homogénéisation culturelle ou un
« désenclavement des modes de vie » (Dubet et Martuccelli 1998), des
phénomènes d’individualisation et de fragmentation identitaire. Plus
radicalement, certains auteurs relevant du « postmodernisme » estiment que
les groupes et les structures sociales s’effacent désormais derrière un
individualisme narcissique25, voire derrière l’imaginaire des individus ou
des tribus26. Les auteurs de ce corpus contrasté concluent à l’obsolescence
du concept de classe. Leurs contradicteurs défendent au contraire l’idée du
maintien de classes populaires en opposition à des classes dominantes.
C’est le cas de Louis Chauvel, qui observe dans la réalité sociale comme
parmi les chercheurs un « retour des classes sociales » (2001), des classes
qui seraient objectivement visibles, à défaut d’être subjectivement bien
organisées. Stéphane Beaud, Michel Pialoux et Olivier Schwartz, en
observant les milieux populaires, ou Michel Pinçon et Monique Pinçon-
Charlot en étudiant la bourgeoisie, font également l’hypothèse d’une société
structurée par des écarts de conditions de vie et d’intérêts.
Le monde ouvrier reste d’abord important numériquement puisqu’il est
encore le principal pôle d’emploi masculin : en 2016 un tiers des hommes
en emploi sont ouvriers. Il est ensuite toujours structuré par une certaine
homogénéité en termes de « styles de vie », qui le distingue des autres
groupes sociaux. Cela s’incarne tant dans le revenu et la situation
professionnelle que dans les structures de consommation et les pratiques
culturelles. Enfin, certains critiquent la dimension de prophétie
autoréalisatrice de ce déclin du monde ouvrier. C’est le cas de Gérard
Mauger qui, s’il souligne les « multiples forces de désagrégation qui
s’exercent sur le monde ouvrier depuis les années 1980 (restructuration
industrielle, stratégies patronales, chômage, précarisation, crise syndicale,
effondrement soviétique) », estime toutefois que c’est aussi en décrivant la
route qu’on y contribue, et que la dévalorisation actuelle des modes de vie
ouvriers, conjointement à une vision mythifiée d’un passé uni et solidaire,
participe de la démobilisation et donc de l’affaiblissement de la classe
ouvrière (Mauger, préface de Duroy, 1996).
Le prolétariat meurt-il avec la société industrielle ?
Faisant le constat d’une « société postcapitaliste, postindustrielle,
postsocialiste », qui a montré « l’impossible appropriation collective » du
travail et de ses fruits par les ouvriers, André Gorz, philosophe français
formé à l’existentialisme et fondateur de l’écologie politique, a fait en 1980
ses « adieux au prolétariat ». Il dresse une critique sévère de l’usage de la
notion par Marx, qu’il accuse d’idéalisme et de prophétisme, et par ses
continuateurs, estimant que « l’esprit d’orthodoxie, le dogmatisme, la
religiosité ne sont pas des phénomènes accidentels du marxisme : ils sont
nécessairement inhérents à une philosophie de structure hégélienne » (1981,
p. 37-38). Selon lui, « le capital a réussi, au-delà de tout ce qu’on pouvait
prévoir, à réduire le pouvoir ouvrier sur la production » (ibid., p. 47) et il est
par conséquent vain et insuffisant de rêver de l’autogestion ouvrière. La
libération ne doit alors pas venir de l’illusion socialiste de la réalisation de
soi dans le travail, mais de la lutte pour mener des activités autonomes, qui
seraient à elles-mêmes leur propre fin. Gorz prône ainsi l’abolition du
travail, entendu comme une activité « pour le compte d’un tiers, en échange
d’un salaire, selon des formes et des horaires fixés par celui qui vous paie,
en vue de fins que l’on n’a pas choisies soi-même » (ibid., p. 7-8). Ultime
pied de nez à la théorie marxiste, cette lutte sera menée selon lui par une
« non-classe », les « allergiques au travail » selon l’expression du docteur
Jean Rousselet, « ceux qui, quoi qu’ils aient appris à faire, éprouvent que
“leur” travail ne pourra jamais être pour eux une source d’épanouissement
personnel ni le contenu principal de leur vie » (ibid., p. 15). Gorz ne nie pas
la présence de travailleurs en position de prolétaires, il estime même que la
« société du chômage » comporte « d’un côté, une masse croissante de
chômeurs permanents, de l’autre, une aristocratie de travailleurs protégés et,
entre les deux, un prolétariat de travailleurs précaires, accomplissant les
tâches les moins qualifiées et les plus ingrates » (p. 11). Mais pour lui,
l’essentiel est ailleurs, dans l’abolition du travail.
Tout en se réclamant plus clairement du communisme, Antonio Negri fait
aussi partie de ceux qui ont bousculé les lignes du marxisme et renouvelé
l’approche du prolétariat. Partant lui aussi de l’hypothèse du dépassement
de la société fordiste par une économie postindustrielle, immatérielle et
mondialisée, il estime que le centre de gravité des luttes n’est plus incarné
par le prolétaire, « l’ouvrier-masse » comme il le désigne, mais « l’ouvrier
social » apparu dans les années 1970, et remplacé aujourd’hui par « la
multitude ». Le concept d’« ouvrier social » marque la sortie de l’usine vers
le territoire, ce que Negri appelle « l’usine diffuse », et rassemble ainsi un
vaste conglomérat de précaires, de jeunes, de femmes, de travailleurs à
temps partiel, de chômeurs, mais aussi d’ouvriers, d’étudiants, d’immigrés.
La notion plus tardive de « multitude », forgée par Negri et le théoricien
américain Michael Hardt, cherche toujours à fédérer « l’ensemble de ceux
qui travaillent sous la tutelle du capital et donc, potentiellement, […] la
classe de ceux qui refusent la domination du capital » (Hardt et Negri 2004,
p. 132). La multitude est définie comme un regroupement de « sujets
postfordistes, cognitifs, flexibles et mobiles », supposés être capables d’agir
ensemble, en recourant à une organisation réticulaire. Le travail est devenu
selon eux un réseau d’activité, un processus essentiellement cognitif
puisque désormais la richesse serait essentiellement dans la connaissance et
dans l’information. Le lieu de l’exploitation ne serait dès lors plus l’usine
mais la métropole, en tant que lieu d’essor de ces nouvelles activités. Et les
métropoles peuplées d’individus mobiles seraient aussi potentiellement des
lieux de résistance, orientée notamment vers la lutte pour un revenu de
citoyenneté. Ce revenu garanti permettrait selon eux de se soustraire à la
logique de valorisation capitaliste et de reconnaître la « productivité de
l’être » au-delà de son travail salarié.
Au-delà de leurs différences tout à fait significatives, les travaux de Gorz
et de Negri partagent l’écueil de l’idéalisme. Ainsi, tout en critiquant Marx,
leurs travaux présentent eux-mêmes davantage une prédiction et un souhait
qu’ils ne décrivent une réalité sociale. Les travaux de ces philosophes
manquent également parfois d’assise empirique. D’une part, si l’objectif
d’actualisation de la théorie marxienne est indispensable, l’avènement de
l’ère post-industrielle reste à ce jour une prophétie, au vu de l’importance
persistante de l’industrie, au niveau national et international, du rôle encore
central joué par le travail salarié, possédé ou recherché, et du maintien des
hiérarchies sociales. D’autre part, il y a lieu de s’interroger sur le transfert
annoncé du potentiel contestataire des travailleurs et de leurs organisations
aux individus autonomes et non-organisés, au vu des luttes récentes de
précaires (cf. infra).
Vers un prolétariat de non-qualifiés ?
Si l’avènement de la société postindustrielle fait débat, il est toutefois
indispensable d’actualiser la notion de prolétariat hors du strict monde
industriel, afin de tenir compte des évolutions de la structure productive,
tout en ne niant pas les rapports de pouvoir et de domination qui s’y
maintiennent sous de nouvelles formes. Cette vision nuancée est celle
qu’avancent les études ethnographiques portant sur le monde ouvrier
contemporain. Celles-ci sont loin de proclamer la mort du monde ouvrier, et
encore moins la disparition de ses spécificités. Ainsi, pour introduire leur
« retour sur la condition ouvrière », les sociologues Stéphane Beaud et
Michel Pialoux rappellent l’importance numérique du groupe ouvrier, qui
contraste avec sa relative invisibilité27. Ils justifient leur enquête sur la
région ouvrière de Montbéliard, et notamment l’usine automobile de
Sochaux, en affirmant que « la question ouvrière est plus que jamais
d’actualité, et qu’il faut continuer d’aller voir à l’intérieur de l’entreprise
comment l’on y travaille, même si les “bonnes nouvelles” annonçant un
changement radical du mode de gestion (“management participatif”,
“entreprise intelligente”, entreprise “du troisième type”, “fin du
taylorisme”, “appel aux compétences des salariés”) tentent d’en dissuader
les chercheurs » (Beaud et Pialoux 2004, p. 17).
Les deux auteurs envisagent les contraintes, traditionnelles et nouvelles,
qui pèsent sur ce groupe professionnel, démentant la thèse de la
postmodernité par l’observation d’une forte rémanence de la condition
ouvrière. Ils observent encore un « travail enchaîné », surveillé, hiérarchisé
et éreintant. La nouveauté vient plus du fait, selon Gabrielle Balazs et
Michel Pialoux, que « des formes nouvelles de domination symbolique
viennent redoubler les anciennes formes d’exploitation » (1996, p. 3). Ils ne
méconnaissent pas pour autant les changements qui touchent ce groupe
social : le chômage et la précarité, la vulnérabilité grandissante et plus
largement la crise de reproduction de ce monde ouvrier dévalorisé. Cette
dernière s’observe du côté de la scolarité contrariée des enfants d’ouvriers.
En l’absence de perspectives d’avenir professionnel à l’usine, c’est par
l’école que les parents ont dans les années 1990 progressivement cherché
un salut pour leurs enfants, et les ont incités à s’orienter vers des études
longues, indéterminées mais hors de l’enseignement professionnel. Beaud
et Pialoux décrivent alors les tensions du côté des parents, peu en phase
avec les attentes normatives du système scolaire et universitaire, et des
enfants, tiraillés entre deux univers sociaux, menant avec difficulté des
études qui risquent de ne pas suffire pour les extraire du monde ouvrier.
Le sociologue Olivier Schwartz, dans sa monographie d’une cité HLM du
Nord au début des années 1980, relate aussi combien il a été « frappé de
voir à quel point y étaient imbriqués le plus ancien et le plus
contemporain » (1990, p. 3)�: la permanence d’un mode de vie ouvrier
traditionnel, forgé par l’assujettissement dans le travail, la division sexuelle
du travail, mais aussi la fierté et la solidarité côtoyant des dynamiques
contemporaines de « décollectivisation » et de repli sur le « monde privé ».
C’est ainsi en pensant ensemble le travail, la culture et la vie familiale que
l’on peut appréhender les classes populaires en les désencastrant du monde
industriel. Comme le font Beaud et Pialoux, cela peut consister à voir où se
situent socialement les enfants d’ouvriers, pour penser conjointement les
déplacements et la reproduction de cet univers social. L’absence ou le faible
niveau de capital scolaire constitue alors certainement une des pierres
angulaires du système de domination des classes populaires, dans une
société qui valorise de plus en plus les titres scolaires (Bourdieu et Passeron
1964). De manière similaire, les unions conjugales des ouvriers sont
révélatrices. En 1999, un couple sur cinq était formé d’un homme ouvrier et
d’une femme employée, ce qui laisse entrevoir la proximité sociale de ces
deux catégories socioprofessionnelles. Louis Chauvel estime ainsi que « les
employés sont d’un point de vue structurel des ouvriers des services, c’est-
à-dire des travailleurs routiniers du tertiaire dont le travail est tout aussi peu
valorisé économiquement que celui des ouvriers » (2001, p. 323). Ce
constat l’amène à poser que « les classes populaires forment une part
majoritaire, étonnamment stable, de la population française » (ibid.).
Dans la même logique, Thomas Amossé et Olivier Chardon (2007)
proposent de repenser les catégories héritées de la construction sexuée des
structures professionnelles (et notamment la distinction ouvriers/employés)
afin d’établir une segmentation qui porterait sur la qualification. Ils estiment
en effet que les ouvriers et les employés non-qualifiés, qui représentent un
cinquième des emplois en France, ont des salaires, des conditions d’emploi
et de travail proches, ce qui semble en faire une classe sociale en soi. Les
auteurs restent toutefois nuancés quant à la possibilité que ces travailleurs
non-qualifiés puissent former une classe pour soi, puisque leur intégration
professionnelle ainsi que leur participation sociale sont particulièrement
faibles. Si nous reviendrons sur le potentiel d’unité de ce groupe, il semble
désormais acquis qu’il existe un prolétariat des services, partageant avec le
prolétariat industriel les salaires bas, l’instabilité professionnelle, les
horaires décalés, l’exécution de tâches prescrites. L’expression de
« prolétaire des services » s’est d’ailleurs répandue pour désigner des
métiers comme celui de caissière ou d’employé de centre d’appel. Ceci
laisse entrevoir tout un nouveau pan des relations contemporaines de
domination au travail, loin des grandes manufactures.
Les prolétaires sont-ils toujours des
travailleurs ?

L
e spectre persistant du chômage et du sous-emploi comme la
fragmentation des carrières professionnelles nous amènent à
interroger la centralité même du travail dans la définition actuelle
du prolétariat. En effet, si nous avons établi que des prolétaires peuvent être
identifiés parmi les actifs non-ouvriers, ne faut-il pas aller plus loin et
chercher les prolétaires dans une multitude plus vaste, comme nous y invite
Negri par exemple, une multitude qui ne serait pas cantonnée à l’espace du
travail, et notamment du travail salarié ? Si les prolétaires sont les dominés
de la société capitaliste, sont-ils pour autant dominés seulement en situation
de travail ?
Entre fin du travail et dégradation de l’emploi
Les années 1990 ont été porteuses de débats, mais aussi de nombreux
malentendus, autour de ce que certains ont appelé « la fin du travail ». Le
texte éponyme de l’essayiste américain Jeremy Rifkin (1996) a notamment
créé la polémique. L’auteur défendait en effet l’idée d’une disparition
progressive de la quantité de travail nécessaire dans les pays développés, à
la faveur de la troisième révolution industrielle, de l’automation et de
l’économie de la connaissance. Ce n’est ainsi selon lui pas seulement le
salariat ou l’emploi qui seraient en crise, mais essentiellement le travail tel
qu’il existe dans la société capitaliste et dans l’ordre social correspondant.
Rifkin prône en conséquence une diminution de la durée du travail salarié,
ainsi que l’avènement d’un « tiers-secteur » qui ne répondrait pas à des
logiques marchandes28. Si le texte de Rifkin est volontairement alarmiste, il
se distingue également par une analyse tout à fait conjoncturelle et
contingente de cette fin du travail. D’autres auteurs questionnent plus
essentiellement la place du travail contraint dans la vie humaine. Cette
tradition philosophique, allant de Simone Weil et Hannah Arendt à André
Gorz ou encore Dominique Méda, estime que réduire la vie au travail
productif contraint et exercé pour autrui constitue une véritable mutilation
de la destinée humaine. Ainsi, quand Méda (1995) évoque la disparition de
la valeur travail, elle plaide pour la reconnaissance de la valeur des activités
non directement productives (au sens de la comptabilité nationale) que sont
les activités politiques, familiales, culturelles et personnelles. Son analyse
présuppose dans un premier temps de retracer l’histoire sociale du travail et
des valeurs qu’il a progressivement acquises : le concept de travail serait né
au XVIIIe siècle avec une dimension essentiellement économique, celle de
facteur de production quantifiable ; il devient au XIXe siècle, avec Marx
notamment, le mode principal de transformation du monde et de la vie des
hommes, avant de devenir au tournant du XXe siècle le socle de distribution
des revenus, des protections et des droits.
Le travail a eu tendance récemment à se confondre avec l’emploi, et les
problématiques sociales de l’exploitation ont été rejointes voire remplacées
par les préoccupations sur le chômage et l’emploi. Ce retournement modifie
d’ailleurs le sens de l’offre et de la demande, puisque si les travailleurs
offraient antérieurement leur travail, ils se retrouvent désormais dans la
position de demander un emploi. Il est en outre significatif du rôle toujours
central du travail qui, en plus d’occuper une part considérable du temps
éveillé des adultes, est également le support principal d’identité sociale.
Une étude portant sur la question du bonheur au travail (Baudelot et Gollac
2003) révèle cette dimension fondamentale du couple travail-emploi dans la
définition de soi et de sa vie. La montée du chômage n’a cessé de faire
croître la valeur subjectivement attribuée au travail. Le fait d’avoir un
travail est une condition nécessaire en bas de l’échelle sociale pour espérer
accéder au bonheur, même si le travail en lui-même n’apporte guère de
satisfaction. Pour les personnes plus dotées économiquement et
socialement, le travail reste également une composante importante du
bonheur, même s’il est présenté comme n’étant qu’une des facettes de leur
vie, donc une source parmi d’autres d’épanouissement potentiel.
Ainsi, les enquêtes empiriques concluent-elles sur la dimension encore
centrale du travail et de l’emploi. La nouveauté réside dans le fait que les
tensions sur l’emploi ont tendance désormais à masquer les souffrances au
travail, pour les travailleurs comme pour les observateurs de la réalité
sociale. Et cela alors même qu’emploi précaire et travail difficile sont très
liés. Finalement, plutôt que de parler de fin du travail et de dégradation de
l’emploi, nous pouvons presque conclure sur une formule inverse, celle de
la fin de l’emploi salarié stable qu’accompagne une accentuation de la
dégradation du travail. En attendant l’éventuel avènement d’une économie
immatérielle, les travailleurs sont soumis à une intensification des rythmes
productifs, à une dégradation des conditions de travail29 et à une montée des
risques, qui vont de pair avec des situations d’emploi précaire liées à la
sous-traitance notamment.
Le sous-emploi sous toutes ses formes
Les bouleversements socio-économiques des années 1970 se sont
manifestés avant tout par l’essor du chômage et par une modification
sensible des formes d’emploi, qui ont été parfois perçus comme les signes
de la fin d’un certain modèle de société. Les chiffres du chômage ont
effectivement connu une véritable envolée depuis le milieu des années
1970, passant d’environ 3 % au triple dix ans plus tard. Le taux de chômage
fluctue depuis 35 ans, mais sans jamais redescendre sous la barre des 7,5 %,
ratteignant les 9,7 % à la fin 2017 selon l’Insee. Et si l’on a pris l’habitude
de dire que cette évolution est consécutive à « la crise », ce truisme est à
questionner au vu de la « coexistence d’une dégradation de la situation
économique et sociale d’un nombre croissant de personnes et d’un
capitalisme en pleine expansion et profondément réaménagé », qui
constitue le point de départ de la réflexion de Luc Boltanski et Eve
Chiapello sur ce qu’ils appellent le « nouvel esprit du capitalisme » (1999,
p. 17). Les auteurs, constatant la progression des revenus du capital et du
taux de marge des entreprises, estiment, « contre les recours fréquents au
topique de la “crise” régulièrement invoqué, quoique dans des contextes
très différents, depuis 1973 », « que les vingt dernières années ont plutôt été
marquées par un capitalisme triomphant » (ibid., p. 18-19). Selon eux, « les
dites “années de crise” sont marquées par le fait que, désormais, la
rentabilité du capital est mieux assurée par les placements financiers que
par l’investissement industriel » (ibid.). Cette évolution n’est évidemment
pas sans incidence sur l’emploi ou sur le partage de la richesse qui s’est
nettement accru en faveur du capital depuis le milieu des années 1980
(Timbeau 2002, Askénazy 2003, Piketty, 2013).
Le premier indicateur est donc celui du chômage déjà évoqué, qui mérite
d’être défini plus précisément, qu’il s’agisse de sa nature ou de sa mesure.
Sur ce dernier point, bien que les chiffres aient de toute évidence explosé
depuis les années 1970, les débats sont récurrents sur la sous-évaluation du
chômage en lien avec le relatif flou de la catégorie (Maruani 2002). Les
critères de disponibilité ou de recherche d’emploi laissent en effet des
marges d’interprétation conséquentes, qui expliquent les variations entre les
mesures fournies par l’Insee, Pôle Emploi ou encore le Bureau international
du travail (BIT). Au-delà, c’est également la dimension politique de cette
question qui explique les tensions autour du classement et de
l’indemnisation des demandeurs d’emploi par les institutions qui les gèrent,
et autour de leur évaluation chiffrée par ces mêmes institutions et par les
services statistiques. Ces enjeux expliquent la polémique autour des chiffres
du chômage qui a eu lieu au moment de la campagne présidentielle de 2007
(Lemoine 2007, Pénissat 2009). Si le chiffre global pose problème, c’est
aussi car le chômage ne touche pas le corps social de manière homogène.
Sont en effet davantage exposés les jeunes (taux de chômage de 24 % pour
les 15-24 ans), les ouvriers (14,6 % et même 20 % pour les ouvriers non
qualifiés) et les immigrés (18 %)30.
Si Margaret Maruani interroge les chiffres du chômage, c’est aussi plus
profondément car ces statistiques ne permettent pas de prendre toute
l’ampleur des mutations de la société salariale, et notamment la montée des
emplois atypiques et de la pauvreté laborieuse. Selon elle, les « emplois
atypiques », qui ont connu une croissance ininterrompue entre 1985
et 2000, représentaient 25 % de l’emploi total en 2001, et selon les derniers
chiffres de la Dares31, constituent jusqu’à 86 % des embauches. Ainsi,
même si les situations sont très hétérogènes, les emplois précaires ont cette
caractéristique structurelle qu’ils sont « devenus un préalable à l’embauche
en même temps qu’un prélude au chômage » (Maruani et Reynaud 2001).
La notion de sous-emploi permet de saisir les situations périphériques au
chômage, et notamment le temps partiel subi qui 44 % des salarié.e.s à
temps partiel32. Maruani remet en cause la validité du concept de temps
partiel choisi, qui concerne très largement les femmes et qui reste selon
l’auteur essentiellement un choix sous contraintes, professionnelles comme
familiales. En outre, ces emplois à temps partiel ne facilitent en rien la vie
familiale, puisqu’il s’agit souvent d’horaires décalés, en nocturne et les
week-ends. La notion de sous-emploi a également l’intérêt de faire
apparaître les « sous-rémunérations » qui les accompagnent, et ainsi de
révéler les nouvelles formes de pauvreté laborieuse. Selon Maruani, en
2001, 3,4 millions de salarié-e-s, des femmes en grande majorité et des
hommes peu qualifiés, perçoivent un salaire inférieur au Smic.
La position sociale des chômeurs et précaires mêle donc de faibles
qualifications et rémunérations, une situation d’emploi sous tensions et une
image sociale dégradée. Comme le dit Castel, « le travail est plus que le
travail, et donc le non-travail est plus que le chômage »33. Surtout, il semble
que ces travailleurs intermittents, qui alternent expériences de travail, de
chômage, de formation, restent essentiellement soumis à la dynamique
capitaliste, et notamment à l’injonction d’activité qui caractérise le « nouvel
esprit du capitalisme » dépeint par Boltanski et Chiapello, sur lequel nous
reviendrons. Ils forment donc un rouage de la société capitaliste, rouage
fortement dominé, et semblent en cela avoir toute leur place dans la
constellation actuelle du prolétariat. Nous pouvons d’ailleurs emprunter à
Marx le concept d’armée industrielle de réserve pour saisir le rôle central
joué par ces travailleurs en marge. Selon Marx, le progrès technique, mais
aussi et surtout l’exploitation accrue des travailleurs par l’allongement des
journées de travail, vont par périodes générer une surpopulation ouvrière,
qui « forme une armée de réserve industrielle qui appartient au capital
d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses
propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et,
indépendamment de l’accroissement naturel de la population, la matière
humaine toujours exploitable et toujours disponible » (Marx 1993, VIIe
section, chapitre XXV, partie III). Il peut sembler ainsi plus intéressant et
plus juste de rapprocher les chômeurs et précaires de cette armée de réserve
utile au système capitaliste, que de les assimiler à un lumpenproletariat
dédaigné par Marx et ses continuateurs.
Des prolétaires hors du marché du travail ?
S’il existe des situations intermédiaires entre chômage et emploi, les
frontières de l’inactivité ne sont pas étanches non plus, et leur étude peut se
révéler féconde. L’économiste Jacques Freyssinet a justement cherché à
définir un « halo » autour du chômage, illustré par le schéma suivant :

De même que chômage et emploi se confondent dans le temps partiel subi


(2), l’inactivité aurait une zone de recoupement avec l’emploi (1), qui serait
le temps partiel choisi, notion dont nous avons déjà pointé les limites.
L’inactivité aurait également une frontière avec le chômage (3),
circonscrivant alors plusieurs populations : les chômeurs découragés, les
travailleurs en formation, les étudiants qui travaillent occasionnellement ou
encore les préretraités. En ce qui concerne les chômeurs découragés et les
travailleurs en formation, il semble aisé de les compter dans une armée de
réserve élargie car ils forment une main-d’œuvre disponible ou du moins
facilement mobilisable, et qui recherche un salaire. Les étudiants et les
préretraités laissent apparaître les conditions de vie difficiles que peuvent
rencontrer les travailleurs à chaque extrémité de leur carrière
professionnelle. Les jeunes semblent en effet être parmi les grandes
victimes de la dégradation de l’emploi, et les mobilisations récentes des
« indignés » à l’échelle européenne sont une manifestation parmi d’autres
de ce malaise de la jeunesse. Un article de 1997 (Baudelot et Gollac)
établissait déjà clairement cette dégradation des carrières et des
rémunérations des jeunes, et ainsi le creusement des écarts entre les âges en
raison d’une entrée sur le marché du travail tardive, dans un contexte de
pénurie d’emplois. Selon les auteurs, « hier, un fils de 30 ans pouvait
couramment gagner plus que son père sans que ce dernier ait jamais vu
diminuer son salaire. Il n’en va plus de même aujourd’hui où le salaire du
père est presque toujours supérieur à celui du fils » (p. 17). Cette évolution,
mêlant effets d’âge (progression de la rémunération à l’ancienneté) et effets
de génération (baisse du salaire d’embauche et fractionnement des
carrières), pénalise les jeunes travailleurs par rapport aux plus âgés.
Certains auteurs parlent même de fracture ou de déclassement
générationnels pour mettre en avant les difficultés dont sont victimes les
générations nées à partir des années 1960, et ce notamment en comparaison
de ce qu’ont connu leurs parents.
La réédition, douze années après sa première publication, du Destin des
générations de Louis Chauvel (2010) ne rend guère optimiste : « d’une part,
les premières générations victimes de la crise et du chômage de masse ont
50 ans, et elles n’ont jamais rattrapé leur handicap de départ, lié à une
transition vers la vie adulte dans un contexte traumatisant dont les cicatrices
demeurent […]. D’autre part, les générations suivantes, parvenues à l’âge
adulte dans les années 1990 et après, n’ont pas connu le redémarrage
substantiel que nous leur aurions souhaité, le mieux-être des années 2005
étant effacé par la grande récession de 2008. Si les anciens élèves des
grandes écoles nés dans les familles riches et généreuses n’ont guère de
soucis, ce sont bien les derniers à être dans ce cas » (p. 15). Si les jeunes en
emploi sont donc pénalisés dans leurs carrières et leurs rémunérations, il
existe aussi toute une jeunesse d’autant plus « en galère » selon l’expression
de Dubet (1987) qu’ils sont éloignés de l’emploi. Nous pensons ici aux
médiatisés « jeunes de banlieues », conjuguant pour un certain nombre
relégation sociale, ségrégation spatiale et discrimination raciale. Les jeunes
des milieux ruraux ne s’en sortent pas nécessairement mieux, quand ils
restent au village, confrontés au chômage et aux petits boulots, mais aussi à
la crainte du célibat (Renahy 2005). Les conduites à risque fréquentes dans
ces milieux, notamment la consommation d’alcool et de drogues, et la mise
en danger de soi qui en découle, a fortiori au volant, constituent des
symptômes de ce malaise34. Enfin, bien que leurs contraintes ne soient pas
les mêmes, il faut toutefois envisager que cette dégradation touche
également les jeunes plus diplômés, contraints parfois d’accepter des
emplois faiblement qualifiés ou faiblement rémunérés plutôt que d’être au
chômage (Giret et al. 2006).
Ceux qu’on appelle pudiquement les seniors semblent avoir quant à eux
une position privilégiée puisqu’ils se situent du bon côté de la fracture
générationnelle. Leur niveau de vie a augmenté depuis plusieurs décennies,
comparativement aux autres catégories, à la faveur des Trente Glorieuses.
Ainsi, les membres de la génération des 55-64 ans, sont dans une phase de
transition entre la vie active et la retraite et participent encore
majoritairement au marché du travail. Ils bénéficient d’un niveau de vie
supérieur à la fois à celui des plus jeunes et à celui de leurs aînés. Les
personnes de plus de 75 ans ont des revenus relativement plus modestes que
la moyenne de la population, mais souvent compensés par un patrimoine
plus important (dans les milieux qui en possèdent un, bien sûr).
Les récentes inflexions politiques sur le travail des seniors posent
toutefois un certain nombre de questions. Elles attirent d’abord l’attention
sur les écarts d’espérance de vie et de santé en fonction de la position
sociale. En 2009-2013, l’espérance de vie à 35 ans des cadres est de 49 ans,
contre 44,5 ans pour les ouvriers, et 33 ans pour les inactifs35. Les
modifications de politiques publiques d’emploi et de redistribution posent
ensuite la question de la place des seniors sur le marché du travail, puisque
si 53,2 % des 50-64 ans sont en emploi en 2009, ils sont toutefois 6,7 % à
être au chômage36. Ainsi, il est légitime de penser que le récent recul de
l’âge de la retraite risque de faire basculer un certain nombre de seniors du
statut de retraités à celui de chômeurs, avec le resserrement de la contrainte
économique et le contrôle social qui accompagnent ce changement de
statut.
Des prolétaires aux précaires : enjeux de
vocabulaire et enjeux politiques

L
es termes de précaire et de précarité se sont progressivement
diffusés depuis une trentaine d’années, dans le vocabulaire courant
comme dans les travaux de sciences sociales. Leur étymologie
remonte au latin precarius, ce qui était obtenu par la prière, et qui devint
sous le droit romain ce qui n’est octroyé que grâce à une concession
toujours révocable. Le socle fondamental de la notion repose donc sur son
caractère instable et incertain. Son apparition ne doit toutefois pas être
confondue avec celle du phénomène puisque, comme évoqué en première
partie, un retour en arrière sur l’histoire du travail et du salariat montre la
fragilité des liens de subordination entre employeurs et employés. Mais la
diffusion de la notion de précarité depuis trente ans révèle bien un
changement, une rupture de tendance par rapport au modèle dominant de
l’emploi stable et du faible chômage des Trente Glorieuses, ainsi qu’une
inquiétude renaissante pour l’avenir, notamment celui des travailleurs.
Son usage est néanmoins protéiforme, comme le rapporte Patrick
Cingolani, qui identifie essentiellement trois acceptions de la notion : « 1/le
travail, ou plus exactement […] l’emploi précaire ; 2/les précaires, que l’on
associe à une expérience plus ou moins élective, néanmoins persistante,
d’une certaine précarité ; 3/la précarité, entendue comme synonyme d’une
manifestation spécifique de la pauvreté » (2005, p. 6). Le premier sens
ferait référence à la segmentation du marché du travail et à une division, au
sein des ouvriers mais aussi des fonctionnaires, entre statuts protégés et
positions fragiles (intérimaires, hors statut dans la fonction publique). Le
deuxième sens renverrait à une mutation subjective des comportements
ouvriers et salariés, dans une logique proche de celles de Gorz ou de Negri
déjà évoquées, qui passerait notamment par une prise de distance avec le
travail productif et une volonté d’aménagement d’une large gamme
d’activités. Le troisième sens mettrait en jeu l’absence de sécurité qui
exposerait les précaires à des formes plus ou moins nouvelles de pauvreté et
de dénuement. Cet éventail de sens laisse apparaître la dimension tant
féconde que floue de la notion de précarité, sur laquelle nous allons nous
pencher dans cette section, en questionnant notamment les rapports
qu’entretiennent les catégories de précaires et de prolétaires, puisque la
première a vraisemblablement pris le dessus sur la seconde.
Les contours flous de la précarité
Maryse Bresson introduit son ouvrage de synthèse sur la précarité en
présentant cette catégorie comme « mal définie », et « ne permet[tant] pas
de désigner clairement des individus ou des groupes » (2010, p. 9). Elle
insiste sur l’intérêt d’une réflexion sur les catégories, en tant que celles-ci
sont « des manières de dire le réel et d’y intervenir » (ibid., p. 18). Les
catégories sont également des outils nécessaires à la mesure, et c’est ainsi
que la précarité est souvent définie statistiquement par les formes d’emploi
dites atypiques, c’est-à-dire tout ce qui diffère du CDI à temps plein : CDD,
temps partiel, intérim, stages, contrats aidés… Si l’instabilité de ces contrats
de travail induit de la précarité, les frontières de l’emploi précaire sont
cependant difficiles à fixer. L’emploi précaire n’est en effet ni une catégorie
statistique, ni une notion juridique, ni un objet économique. Et si un noyau
dur peut être identifié avec les « formes particulières d’emploi », l’emploi
précaire est néanmoins à la fois plus réduit et beaucoup plus vaste que les
emplois atypiques. D’une part, le champ du travail précaire peut sembler
plus étroit que celui du travail atypique puisque les emplois à temps partiel
ou les CDD ne sont pas nécessairement subis ni précaires lorsqu’ils sont
exercés par des personnes possédant par ailleurs d’autres sources de
revenus ou de stabilité. Mais le champ des emplois précaires est aussi plus
vaste puisque certains instruments de la flexibilité du travail, qu’ils soient
traditionnels comme le chômage partiel, ou de facture plus récente comme
les différents types de modulation de la durée de travail, introduisent de
l’instabilité dans la relation de travail et sont dès lors partie prenante d’une
certaine précarité de la main-d’œuvre. En outre, si l’on reprend l’analyse de
Yannick L’Horty (1999), ce champ des emplois précaires « est plus vaste
surtout parce que la progression du chômage depuis le début des années
1970, particulièrement pour les travailleurs peu qualifiés, celle des bas
salaires depuis le début des années 1980, et la modération des revenus de
remplacement dans les années 1990, notamment celle de l’indemnisation du
chômage, participent à la montée d’un sentiment de précarité des emplois et
de celle des revenus qui lui y est associée » (p. 15).
La précarité de l’emploi recouvrirait donc des formes de discontinuité
dans la relation contractuelle, ainsi que de la flexibilité dans la mise en
œuvre du travail. La flexibilité crée de l’imprévisibilité au quotidien,
notamment au niveau des horaires, et tend ainsi à soumettre davantage la
vie des travailleurs à leur vie au travail, quel que soit leur niveau dans la
hiérarchie. La discontinuité dans la relation d’emploi est quant à elle
synonyme d’un déficit de protection sociale, puisque les droits et
protections sont en France nettement arrimés aux statuts d’emploi. Elle
touche davantage les salariés peu qualifiés : en 2016, les actifs sortis du
système scolaire sans diplôme sont près de deux fois plus nombreux à être
embauchés en CDD que leurs congénères sortis d’écoles de commerce ou
d’ingénieur.37 Et si flexibilité de l’emploi et du travail vont de pair dans
certaines circonstances, comme c’est le cas des intérimaires sur les
chantiers de construction étudiés par Nicolas Jounin, il peut également y
avoir des situations paradoxales. C’est le cas des femmes de chambre des
hôtels étudiées par Isabelle Puech, pour lesquelles la flexibilité passe par le
temps partiel, et la précarité par des relations dures et très dominées avec
leurs multiples employeurs, mais qui sont malgré tout en CDI (Puech 2004).
Pour parfaire le tableau de la précarité, il faut ajouter à la discontinuité et
à la flexibilité d’autres éléments responsables d’un rapport au monde
fragile : les faibles rémunérations, l’exposition à des risques, en termes
sanitaires notamment, ainsi que de faibles perspectives d’évolution de
carrière. Ces éléments peuvent entrer en convergence, la sous-traitance par
exemple est souvent synonyme de contrats courts et d’horaires flexibles. La
sous-traitance entraîne en outre un rapport précaire à l’employeur et une
protection juridique plus faible puisqu’elle s’inscrit dans de petites
structures aux contraintes légales allégées. La précarité définie de cette
manière semble ainsi se situer dans les franges dominées du salariat, et
paraît pouvoir se substituer aux tentatives de définition d’un prolétariat ou
d’un nouveau prolétariat. Nous verrons que cela révèle toutefois un certain
nombre d’enjeux. Soulevons dès à présent un point problématique : que
faire des « petits stables », c’est-à-dire des ouvriers et employés subissant
certaines formes de domination et que l’on pourrait classer comme
nouveaux prolétaires, mais qui sont pour autant engagés dans des relations
contractuelles de longue durée ? Si les textes récents font justement le
constat de la « déstabilisation des stables », le CDI n’a pas encore disparu.
Et si les faibles rémunérations et la faible progression risquent de rendre
leur vie précaire, leur affiliation à la société salariale ne l’est pas
nécessairement puisque reposant sur un emploi stable. En outre, certains
auteurs nuancent nettement le constat de l’explosion de la précarité. Ainsi,
L’Horty (2004), partant du constat de l’éclatement des conclusions des
études sur l’évolution de l’instabilité de l’emploi, tente de dresser un bilan
statistique. Celui-ci permet d’avancer que « l’instabilité de l’emploi ne
serait globalement pas plus forte aujourd’hui qu’il y a vingt ans, mais elle
serait devenue un peu plus diffuse au sein de l’ensemble des catégories de
travailleurs » (p. 2). Dans un autre registre, Christophe Ramaux (2005)
conteste le bilan d’une hausse de l’instabilité, mais essentiellement pour
contrer une lecture fataliste de ce phénomène. On voit donc que la notion de
précarité, parce qu’elle désigne un rapport au monde plus qu’une situation
précise, suppose de croiser les situations professionnelles et les situations
personnelles et familiales afin de saisir les sources de protection dont
disposent les individus. Pour la clarté du propos général et en raison de son
importance, cet ouvrage reste centré sur les conditions d’emploi et de
travail, mais les enquêtes empiriques se doivent de croiser ces différents
niveaux.
Une neutralisation de la question sociale ?
De manière assez évidente, et au vu de l’histoire des deux notions, celle
de prolétariat est encastrée dans une vision plus politique et critique que
celle de précarité. Il convient alors de s’interroger sur les déplacements de
regard induits par les changements de vocabulaire. La notion de précarité a
l’avantage de réactualiser la question de la domination au travail en sortant
du monde strictement industriel et en saisissant une nouvelle dynamique du
capitalisme qui semble s’exercer dans tous les milieux professionnels. Cette
dynamique est également présentée comme agissant aussi bien dans la vie
personnelle. Certains revendiquent même parfois une homologie entre les
deux, comme Laurence Parisot, présidente du Medef, pour laquelle « la vie,
la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette
loi ? »38. Mais à vouloir saisir une dynamique générale, ne risque-t-on pas
de déconstruire des collectifs et d’assimiler des milieux sociaux qui restent
fortement clivés ?
Dans les années 1970, la précarité a été saisie par les organisations
politiques et syndicales et analysée par les sociologues comme un moyen
pour les patrons de faire éclater les collectifs de travail et d’introduire de la
concurrence entre travailleurs par les écarts de statuts. Après des travaux
pionniers sur l’intérim (Guilbert, Lowit et Creusen 1970, Caire 1973), c’est
la fonction publique qui passe au crible en 1974 avec l’article de Jacques
Magaud sur les « hors-statut », ces travailleurs de l’État sous contrat mais
sans statut de fonctionnaire. L’essor du recours à ces travailleurs de second
rang est bien le signe que l’État subdivise son marché du travail et protège
inégalement ses employés. Robert Linhart (1978) en fait également la
preuve dans le monde industriel en analysant les divisions introduites par
les formes nouvelles d’emploi comme reflet de discriminations entre
activités centrales et périphériques, ainsi qu’entre salariés protégés et
salariés précaires. Cette analyse a connu des prolongements, notamment via
les approches de la segmentation du marché du travail, suite aux travaux de
Michael Piore. Ce dernier établit en 1980 avec Suzanne Berger une théorie
de la dualisation du marché du travail, scindé « en deux secteurs : un
secteur primaire, contenant les emplois les mieux payés, les plus stables,
offrant par ailleurs des perspectives de carrière intéressantes, et un secteur
secondaire, contenant les emplois généralement peu rémunérés, instables et
par ailleurs peu attrayants ». Ces approches étaient également congruentes
avec les positions des centrales syndicales de l’époque. La CFDT
s’interrogeait en effet en 1979 sur « la classe ouvrière éclatée », et en 1980
sur « le tertiaire éclaté », analysant à chaque fois l’impact de l’essor du
travail intérimaire, des contrats courts et du temps partiel.
La précarité peut être appréhendée comme une tactique patronale de
division des travailleurs et d’individualisation de leurs carrières.
Rapprocher dans l’analyse tous les travailleurs soumis à ces nouvelles
injonctions peut permettre de contourner les tentatives d’individualisation.
C’est ainsi que s’est développée récemment la notion de précariat, pour
décrire un système économique reposant sur le recours généralisé à des
formes d’emploi précaires. L’article de Christophe Borchier (2001) sur les
fast-foods illustre bien ce recours aux emplois précaires comme mode de
gestion systématisé de la main-d’œuvre. Castel (2007) définit le précariat
comme « un glissement de l’emploi classique vers des formes d’activité en
deçà de l’emploi et qui pourrait déboucher à la limite sur une société de
pleine activité toute différente d’une société de plein emploi » (p. 417).
Mais à l’autre extrémité, assimiler tous les salariés contraints à des formes
de flexibilité peut amener à trop brouiller les distinctions sociales plus
traditionnelles. Ainsi, il est problématique de rapprocher un cadre, à qui on
demande une flexibilité et une disponibilité horaire conséquentes, d’une
femme de ménage pour qui s’ajoutent à cela une rémunération faible et une
absence de protection sociale et juridique. Les frontières de la catégorie
sont floues, et la « cohésion par le flou », si elle a fonctionné pour les
cadres étudiés par Boltanski, n’est pas promise au succès, surtout quand les
écarts de revenus sont forts. Cette question se pose notamment autour du
livre d’Anne et Marine Rambach sur les « intellos précaires » (2001), dans
lequel elles définissent la précarité comme une exclusion « des statuts qui
tiennent lieu de règle dans leur domaine d’activité » (p. 15). Il est important
de saisir une forme d’homogénéité dans les pratiques des employeurs, qu’ils
soient privés ou publics d’ailleurs. Un rapport de mars 2011 sur la précarité
dans la fonction publique territoriale indique qu’un agent sur cinq est non-
titulaire, ces situations affectant en premier lieu les femmes. Mais il faut
pour autant veiller à ne pas déconstruire les clivages sociaux qui restent très
structurants. Ainsi pourrait-on repartir du triptyque des capitaux définis par
Bourdieu : le capital économique, culturel et social, afin de distinguer
diverses formes de précarité, appliquées à différents niveaux de la
hiérarchie sociale et professionnelle.
L’approche de la précarité est ambivalente puisque partagée entre deux
manières de la comprendre : tantôt comme une tactique néomanagériale de
soumission et d’exploitation des travailleurs, s’immisçant jusque dans leur
vie privée, tantôt comme un type de comportements mis en place par des
personnes s’accommodant voire revendiquant cette discontinuité temporelle
et ces variations d’activité. La notion de précarité a en effet cette double
filiation historique. Plusieurs travaux des années 1980 envisageaient la
précarité comme une tactique répondant à un besoin de discontinuité et non
comme un pur asservissement. C’est le cas de L’Exil du précaire, que son
auteur, Patrick Cingolani, définit lui-même a posteriori comme « insistant
sur l’ambivalence de la posture précaire et sur un rapport au travail
subordonné fait d’aménagements et de compromis afin de satisfaire au désir
d’activités à caractère esthétique, politique ou culturel » (Cingolani 2005,
p. 15). Cette posture est aussi celle de La Ville-intervalle de Laurence
Roulleau-Berger (1991), qui s’intéresse à la manière dont les jeunes de
milieux populaires se saisissent des espaces interstitiels des grandes villes
pour en faire des lieux de ressources, et pas seulement des lieux en
décomposition.
Cette vision positive des années 1980 a laissé place à une condamnation
plus unanime depuis, comme l’illustre la posture actuelle de Cingolani qui
estime que « il n’y a pas de précarité qui soit une liberté, ceux qui le disent
à droite comme à gauche se bercent et bercent d’illusion » (ibid., p. 76). Il
semble alors d’autant plus important d’étudier la question de la précarité en
conservant un schéma de société hiérarchisée et inégalitaire, en fonction de
la position professionnelle des individus et de l’intégration sociale
différentielle que celle-ci leur procure. Nous pouvons donc à ce stade poser
une tentative de définition des précaires comme les dominés de la société
capitaliste, dont l’emploi et les protections qui l’accompagnent sont
discontinus et incertains, ce qui entame leur situation matérielle ainsi que
leur capacité à se projeter dans l’avenir, et ce tant au niveau professionnel
que personnel.
Précaires de tous les pays ?
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous »�: l’ambition internationale
du Manifeste du parti communiste (Engels et Marx 1848) était évidente,
écho à la mise en place d’organisations prolétariennes de dimension
internationale au milieu du xixe siècle. La condition d’ouvrier était une
position objective relativement facile à déterminer et qui permettait ainsi
potentiellement une mise en commun des expériences de travail comme des
expériences de lutte au-delà des frontières nationales. L’organisation
ouvrière transnationale s’est toutefois toujours heurtée à des obstacles
nombreux, qu’il s’agisse des cadres politiques et juridiques nationaux, ou
des diverses formes de patriotisme. Le label de précaire a-t-il quant à lui un
potentiel de mobilisation à l’échelle internationale ? La question est
d’autant plus vive que l’internationalisation économique s’est nettement
accélérée ces dernières décennies, d’abord sous la forme d’échanges, puis
d’investissements, et enfin de flux financiers (Michalet 2002). Mais la
réponse est plus que nuancée, notamment au vu de l’article de Jean-Claude
Barbier (2005) qui place la catégorie française de précarité à l’épreuve de la
comparaison internationale. À l’occasion d’une recherche internationale, le
sociologue a en effet rapidement été confronté à « l’inadéquation de la
catégorie qui s’est avérée très difficilement exportable » (ibid., p. 352). Au-
delà de la relative indéfinition du terme dans les études françaises, l’auteur
pointe surtout le fait que « la perception collective de l’existence d’une
précarité de l’emploi, qui distingue des emplois d’autres considérés comme
“non-précaires” est fondamentalement déterminée par l’édifice normatif en
vigueur dans la communauté politique observée » (ibid., p. 360). La notion
de précarité prend en effet sens par rapport à une norme d’emploi stable, et
par rapport à un modèle où la protection sociale est arrimée à l’emploi,
deux conditions qui sont loin de se retrouver à l’échelle internationale.
Barbier accorde que la notion fait sens dans d’autres pays européens latins,
mais ni dans les pays anglo-saxons ni dans les pays scandinaves39. Il
semblerait alors que la notion de prolétariat conserve une dimension plus
exportable, si on en garde le sens traditionnel, car elle désigne une catégorie
sociale plus facile à cerner dans le monde industriel, mais aussi si on en
actualise le sens, en désignant une fraction de la pyramide sociale qui se
définit négativement par rapport à celles qui possèdent plus de revenus et de
sécurités. Les mouvements récents de la jeunesse européenne laissent
toutefois penser que le label de précaires peut agir comme fédérateur de
luttes, bien que l’échelle ne soit pas pleinement internationale.
Chapitre 3.
Pistes d’analyse : les dynamiques de
la précarité

L
es contours d’un prolétariat contemporain se dessinent donc, un
prolétariat exposé aux « vicissitudes du marché » comme l’indiquait
Marx, et aux affres de la précarité. Il reste maintenant à aborder ces
nouvelles dominations au travail dans une vision non seulement systémique
mais aussi dynamique. Comment s’inscrivent-elles dans un nouveau type de
capitalisme, régi à la fois par des dynamiques économiques mais aussi par
des choix politiques ? Quel est le potentiel de mobilisation des nouveaux
prolétaires au sein de cette configuration ?
La précarité comme système

C
hez Marx, le prolétariat est un des piliers du système économique
capitaliste, en tant que force productive n’ayant d’autre choix que
de vendre sa force de travail aux propriétaires du capital. Le
précariat possède-t-il le même rôle de rouage central d’une société
capitaliste qui aurait muté ?
La précarité, à la marge ou au cœur du système social ?
Pour Serge Paugam (1996), l’exclusion est progressivement devenue
depuis les années 1960 la nouvelle question sociale, constituant « le
paradigme à partir duquel notre société prend conscience d’elle-même et de
ses dysfonctionnements, et recherche, parfois dans l’urgence et la
confusion, des solutions aux maux qui la tenaillent » (p. 7). Il définit
l’exclusion comme « un processus de refoulement hors de la sphère
productive des populations les moins qualifiées » (p. 8) et retrace sa
généalogie. L’usage de la notion remonterait aux années 1960 pour désigner
les laissés-pour-compte de la croissance. Il s’étend en 1974 avec l’ouvrage
Les Exclus : un Français sur dix, du haut fonctionnaire René Lenoir, qui
rassemble derrière la bannière de l’inadaptation sociale des groupes divers :
mineurs en danger, délinquants, marginaux ou encore groupes religieux. La
notion désigne ensuite les nouvelles formes de pauvreté et connaît un
véritable succès dans les années 1990, en lien avec « la prise de conscience
collective d’une menace qui pèse sur des franges de plus en plus
nombreuses et mal protégées de la population » (p. 15). Paugam attribue le
succès de la notion au fait qu’elle « met l’accent, au moins implicitement,
sur une crise du lien social », qui irait au-delà des analyses classiques en
termes d’inégalités. Mais il souligne aussi que « la notion reste encore
relativement floue » et que son succès est par ailleurs également lié au fait
qu’elle est « utilisée désormais de façon consensuelle, aussi bien par la
gauche que par la droite » (ibid.).
Castel (2000), repartant en partie des mêmes constats, a une lecture bien
plus critique de la notion. Il estime en effet qu’elle n’a rien d’analytique et
rapporte son succès au fait qu’il s’agirait d’une notion « complètement
molle » (p. 35), d’une « dénomination purement négative qui ne permet pas
d’analyser les situations des gens » (p. 36) puisqu’elle ne capte que des
situations limites et rassemble des populations aux parcours très divers.
Ainsi, pour Castel, le principal défaut de la notion d’exclusion est qu’elle
déplace le regard du centre vers la périphérie. En focalisant notre attention
sur les exclus, les marginaux, comme on le faisait auparavant sur les
vagabonds, on regarde un résultat mais sans saisir la dynamique qui
l’entraîne. Celle-ci prend la forme de la désaffiliation, un déficit
d’intégration qui concerne les populations ne parvenant pas à trouver une
place reconnue dans la société. Le véritable enjeu réside dans le mouvement
de fond qui en est responsable, à savoir l’effritement de la société salariale.
Pour Castel, en effet, il existe fondamentalement une question sociale
aujourd’hui, celle de l’érosion d’un système de protections attachées au
travail en situation de plein emploi. C’est ce qu’il désigne comme un
« effritement de la société salariale », dont les formes visibles sont le
chômage et la précarisation. En plus de la constitution d’une périphérie de
précaires, on assiste à la « déstabilisation des stables », ce risque de
basculement qui concerne une partie de la classe ouvrière intégrée et des
salariés de la petite classe moyenne. Réapparaît alors un profil de
travailleurs sans travail, qui occupent une place de « surnuméraires »,
d’« inutiles au monde », soupçonnés en permanence d’être responsables de
leur destin social.
Une arme au service du capitalisme ?
Si la précarité s’inscrit au cœur d’une nouvelle configuration sociale,
quelle fonction exerce-t-elle alors au sein d’un système économique de type
capitaliste ? Selon Boltanski et Chiapello en effet, « la restructuration du
capitalisme au cours des deux dernières décennies […] s’est accompagnée
également d’importantes incitations à accroître la flexibilisation du travail.
Les possibilités d’embauches temporaires, d’usage de main-d’œuvre
intérimaire, d’horaires flexibles, et la réduction des coûts de licenciement se
sont largement développées dans l’ensemble des pays de l’OCDE, rognant
peu à peu sur les dispositifs de sécurité instaurés au cours d’un siècle de
lutte sociale » (1999, p. 21). La précarisation et la flexibilisation
constituent-elles ainsi de nouvelles modalités de mise au travail et
d’exploitation des salariés ?
La précarité est souvent analysée comme un instrument mis en place par
les patrons, dont ils tirent profit de plusieurs manières. Le principal
argument économique à l’appui de la flexibilité est celui de l’ajustement en
temps réel pour les patrons. La flexibilité peut être décomposée en deux
processus : la flexibilité interne, qui repose sur la polyvalence et
l’autocontrôle comme nouveaux modes de gestion de la main-d’œuvre au
sein de l’entreprise, et la flexibilité externe, qui désigne la tendance des
entreprises à mobiliser de la main-d’œuvre non-intégrée à leur masse
salariale, en passant notamment par la sous-traitance et l’intérim. L’essor de
la flexibilité interne est observable via le recul des horaires fixes ou la mise
en place des formes d’organisation participative, qui visent à faire adhérer
l’ensemble des salariés aux objectifs de l’entreprise. La flexibilité externe
prend quant à elle la forme du développement des entreprises de travail
intérimaire (Boltanski et Chiapello rappellent ainsi qu’Adecco était devenu
en 1997 le premier employeur national privé) et de la sous-traitance. La
flexibilité est un objectif défendu ouvertement par le patronat, et ses
représentants du Medef, qui ont soutenu la loi El Khomri, estimant que
« l’assouplissement » du droit du travail permettrait d’accroître la
compétitivité de la France en minimisant les coûts du travail. Et il semble
en effet que ce recours à la flexibilité constitue un moyen de « reporter sur
les salariés, mais aussi sur les sous-traitants et autres prestataires de
services, le poids de l’incertitude marchande » (ibid, p. 292). Il s’agit de
politiques d’embauche permettant à l’employeur de garder les mains les
plus libres possible, ne s’encombrant pas d’une masse salariale trop
importante, se dégageant des indemnités de licenciement ainsi que de
l’ensemble des cadres juridiques relatifs à la protection des travailleurs, tout
en profitant des nouveaux statuts, comme les stages ou les contrats aidés.
En plus de la souplesse obtenue, les employeurs comptent aussi sur la
réduction des coûts associée à ces formes de flexibilité.
Mais la flexibilisation ne répond pas qu’à des contraintes techniques, elle
peut également être envisagée comme une mise au pas des travailleurs,
reposant d’une part sur leur autocontrôle et d’autre part sur la menace
permanente du licenciement qui pèse sur eux. Il ne s’agit pas pour autant de
l’envisager comme une politique totalement planifiée en ce sens, mais ce
sont pour le moins des effets émergents dont se satisfont les employeurs.
Ainsi, selon Boltanski et Chiapello, les nouvelles pratiques de gestion du
personnel ont conduit à exclure progressivement, à externaliser et à
précariser « les moins compétents, les plus fragiles physiquement ou
psychiquement, les moins malléables, ce qui, par un processus cumulatif
bien connu, ne pouvait que renforcer leurs handicaps dans la course à
l’emploi » (ibid., p. 314). Ce faisant, elles ont contribué à la segmentation
du marché du travail. On a d’une part des salariés mieux intégrés, plus
qualifiés en moyenne, mais soumis à des pressions importantes et à un
accroissement de l’intensité du travail, et d’autre part, l’armée de réserve,
les travailleurs dont le travail, l’intégration et la protection sociale sont au
mieux intermittents, au pire évanescents. Dans les deux cas, on observe une
individualisation des travailleurs, soit par des politiques de carrière et de
rémunération de plus en plus axées sur l’individu, et non sur des garanties
collectives, soit par un déficit d’intégration plus général.
Toutefois, si la précarité et la flexibilité des travailleurs semblent
constituer un atout pour les employeurs, on peut se demander pourquoi il
n’en a pas toujours été ainsi, et notamment comment ont pu se mettre en
place les carrières stables et protégées des Trente Glorieuses, pour une part
importante de la population active. Pour certains, il s’agit d’une véritable
révolution arrachée par les luttes des travailleurs. C’est l’analyse que
propose Bernard Friot (2001) qui, à l’occasion d’un symposium sur
l’ouvrage de Castel, se demande si la construction de la Sécurité sociale a
été fonctionnelle au fordisme ou si elle a été contradictoire au capitalisme.
Il envisage la protection sociale, non en termes d’État-providence mais
comme « la dette patronale imposée par une lutte salariale dont l’issue s’est
trouvée, par refus (tant patronal que syndical) de toute négociation
d’entreprise de la hausse des salaires directs, dans la négociation
interprofessionnelle du barème des salaires directs et des cotisations
sociales, c’est-à-dire dans la socialisation du salaire » (p. 247). Il attribue
ainsi à cette dernière une charge révolutionnaire puisqu’elle introduit une
subversion de la propriété lucrative. Il conclut alors en faveur de la seconde
hypothèse, c’est-à-dire d’une sécurité sociale révolutionnaire, menacée à
l’heure actuelle par le retour en force d’une politique libérale qui « tente de
substituer au salaire socialisé le couple traditionnel de l’allocation pour les
invalides et de la rente pour les héros positifs du capital humain » (p. 248).
Pour d’autres auteurs, la flexibilité n’est en elle-même pas un pur
avantage pour les employeurs. C’est la thèse défendue par Christophe
Ramaux, selon qui, aujourd’hui, « les emplois ne sont pas plus instables »
que par le passé (2005). S’opposant ainsi à une vaste littérature déjà
évoquée qui invoque une montée de l’instabilité, Ramaux ne conteste
toutefois pas la montée de l’insécurité sociale. Il estime précisément que
celle-ci n’est pas tant due à une modification de l’organisation économique,
qui nécessiterait un travail plus flexible, qu’au chômage et au recul de l’État
social. Il explique alors la stabilité relative de l’emploi par la conjonction de
facteurs qui favorisent l’instabilité de l’emploi, notamment l’accroissement
du rythme des innovations et de facteurs encourageant la stabilité, comme
la hausse de la participation, du niveau de qualification des postes ou encore
du poids des services dont la production est totalement personnalisée.
Ramaux conclut ainsi sur l’absence de nécessité économique à la
précarisation des travailleurs, qui apparaît donc bien davantage comme un
instrument de contrôle.
La précarité justifiée ?
Si les justifications économiques de la précarité sont en débat parmi les
chercheurs, il reste toutefois la pesante impression qu’elle possède un solide
corpus de justifications auprès des travailleurs eux-mêmes. Boltanski et
Chiapello évoquent le « fatalisme actuellement dominant, que les
changements récents soient présentés comme des mutations inévitables
mais à terme bénéfiques ou comme le résultat de contraintes systémiques
aux résultats toujours plus désastreux sans que l’on puisse prédire un
changement de tendance » (1999, p. 28-29). Ce constat forme le point de
départ de leur vaste enquête sur le « nouvel esprit du capitalisme », l’esprit
du capitalisme étant défini comme « l’idéologie qui justifie l’engagement
dans le capitalisme » (p. 42) ou plus précisément l’« ensemble de croyances
associées à l’ordre capitaliste qui contribuent à justifier cet ordre et à
soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont
cohérents avec lui » (p. 46). Cet esprit connaît plusieurs états historiques,
formant des configurations renouvelées qui fournissent aux salariés des
motivations pour s’engager dans leur travail, en s’appuyant sur plusieurs
registres argumentaires : l’autonomie, la sécurité et le bien commun. Les
auteurs formalisent ces configurations par ce qu’ils appellent des « cités »,
des conceptions du monde juste organisées autour de principes supérieurs
communs, à l’aune desquels les individus sont évalués et les décisions
justifiées. Selon eux, les transformations récentes du capitalisme se sont
accompagnées d’une nouvelle forme de cité, la « cité par projets », qui
fournit un corpus de justifications à la flexibilité et à la précarité. Dans une
cité par projets, les individus sont en effet jugés selon leurs capacités à
s’engager dans des activités (au-delà des « oppositions du travail et du non-
travail, du stable et de l’instable, du salariat et du non-salariat, de
l’intéressement et du bénévolat »), à monter des « projets » et à s’engager
dans des « réseaux » (p. 165). Ainsi, « loin d’être attaché à un métier ou
agrippé à une qualification, le grand [de la cité par projets] se révèle
adaptable, flexible, susceptible de basculer d’une situation dans une autre
très différente et de s’y ajuster, polyvalent, capable de changer d’activité ou
d’outil, selon la nature de la relation dans laquelle il entre, avec les autres
ou avec les objets. Ce sont précisément cette adaptabilité et cette
polyvalence qui le rendent employable, c’est-à-dire, dans l’univers de
l’entreprise, à même de s’insérer dans un nouveau projet » (p. 169).
Ces discours de justification, tenus notamment par les professionnels du
management depuis les années 1990, favorisent un engagement des salariés,
et plus particulièrement des salariés qualifiés et des cadres. Selon Boltanski
et Chiapello, leur prégnance dans le monde de l’entreprise aurait
« contribué à redonner l’initiative au capital et au management. Il s’agit
bien toujours d’obtenir la collaboration des salariés à la réalisation du profit
capitaliste. Mais, tandis que dans la période précédente ce résultat avait été
recherché, notamment sous la pression du mouvement ouvrier, par
l’intermédiaire de l’intégration collective et politique des travailleurs à
l’ordre social et par une forme de l’esprit du capitalisme liant le progrès
économique et technologique à une visée de justice sociale, il peut
dorénavant être atteint en développant un projet d’accomplissement de soi
liant le culte de la performance individuelle et l’exaltation de la mobilité à
des conceptions réticulaires du lien social » (p. 291). Les auteurs mettent en
garde contre une vision de ces évolutions en termes de complot : ils
estiment en effet que l’« on peut bien parler, dans ce cas, d’idéologie
dominante, à condition de renoncer à n’y voir qu’un subterfuge des
dominants pour s’assurer le consentement des dominés, et de reconnaître
qu’une majorité des parties prenantes, les forts comme les faibles, prennent
appui sur les mêmes schèmes pour se figurer le fonctionnement, les
avantages et les servitudes de l’ordre dans lequel ils se trouvent plongés »
(p. 46). Car la force de ce processus est bien d’obtenir le maximum
d’engagement des salariés, et de la manière la plus volontaire possible. On
peut en effet estimer que l’exploitation est « renforcée par la mise au travail
de capacités humaines (de relation, de disponibilité, de souplesse,
d’implication affective, d’engagement, etc.) que le taylorisme, précisément
parce qu’il traitait les hommes comme des machines, ne cherchait pas à
atteindre et ne pouvait atteindre » (p. 336).
Il faut surtout comprendre pourquoi les travailleurs adhèrent en grande
partie à ces discours de motivation issus du management. Les auteurs
fournissent alors une clé cruciale de compréhension en mettant en lumière
la capacité du capitalisme à s’approprier les critiques qui sont portées contre
lui. La cité par projets puise une partie de son efficacité dans le fait qu’elle
forme un « écho des dénonciations antihiérarchiques et des aspirations à
l’autonomie qui se sont exprimées avec force à la fin des années 1960 et
dans les années 1970 ». Ainsi, « ces thèmes, associés dans les textes du
mouvement de mai à une critique radicale du capitalisme (notamment à la
critique de l’exploitation), et à l’annonce de sa fin imminente, se trouvent,
dans la littérature du néomanagement, en quelque sorte autonomisés,
constitués en objectifs valant pour eux-mêmes et mis au service de forces
dont ils entendaient hâter la destruction » (p. 150). Cette ambivalence
explique donc l’incorporation plus efficace des objectifs des managers par
les travailleurs et, ainsi, la mise en place d’une exploitation volontaire, dans
la même logique que la « servitude volontaire » de La Boétie.
L’État, moteur ou frein à la précarité ?

S
i la précarité est au cœur de l’organisation sociale et du système de
production, quelles relations entretient-elle avec l’État, comme
employeur, législateur, acteur de la protection sociale et prescripteur
de normes ? Cela nous amènera à interroger non seulement le
positionnement de l’État vis-à-vis des mécanismes économiques, mais plus
largement notre mode de gouvernement.
Un État complice de la précarisation
Le désengagement des employeurs dans le financement de la protection
sociale engendre un report des coûts à la fois sur les individus et sur l’État.
Comme l’expliquent Boltanski et Chiapello, « les coûts d’entretien et de
reproduction du travail ont ainsi été reportés largement sur les personnes
privées et les dispositifs publics, renforçant parmi les premières les
inégalités liées aux revenus – les plus pauvres ne pouvant ni s’entretenir, ni
se reproduire sans aide – et accentuant dans le second cas la crise de l’État
providence, contraint d’opérer de nouveaux prélèvements obligatoires, ce
qui permet aux entreprises de se dégager toujours plus de leurs
responsabilités selon un cercle vicieux dont les phénomènes socio-
économiques offrent de nombreux exemples » (p. 339). Mais l’État assume-
t-il ce rôle de compensation, tente-t-il de limiter le processus, ou est-il
davantage complice de la précarisation des travailleurs, à la fois en tant
qu’employeur et que législateur ?
L’État comme employeur constitue-t-il un dernier rempart contre la
précarité, alors qu’un rapport alertant sur l’essor de la précarité dans la
fonction publique paraissait en 2011 ? La fonction publique, qui rassemble
fonction publique d’État, fonction publique territoriale et fonction publique
hospitalière, totalise un cinquième de l’emploi en France. Après une hausse
continue depuis 1980, l’emploi public est désormais stabilisé, voire en recul
pour la fonction publique d’État, et ce dans le cadre de la décentralisation et
de la RGPP (révision générale des politiques publiques) qui vise
essentiellement, sous couvert de modernisation de l’État, une réduction des
dépenses publiques. Ces restrictions sur les postes de fonctionnaires ont une
conséquence directe : la multiplication de ceux que l’on appelait dès les
années 1970 les hors-statuts de la fonction publique. Si la majorité des
travailleurs de la fonction publique sont titulaires, les non-titulaires
représentent toutefois 16 % de l’ensemble des effectifs, et en dix ans leur
nombre a augmenté en moyenne de 2,8 % par an alors que le nombre total
d’agents progressait en moyenne de 1,3 %40. Ce sont les agents territoriaux
qui sont les plus concernés, comme l’atteste le rapport sur la précarité dans
la fonction publique territoriale présenté en mars 201141. Le rapport indique
que plus d’un agent sur cinq occupe un emploi non-titulaire, alors même
que plus de la moitié de ces personnels non-titulaires sont affectés à des
postes permanents. Le rapport, s’appuyant sur des travaux sociologiques,
définit trois dimensions de la précarité : l’emploi, les revenus et les droits.
Les précaires de la fonction publique sont alors présents parmi les agents
non-titulaires et les personnels à temps partiel, catégories toutes deux
marquées par une nette surreprésentation des femmes. Si le rapport a
conduit à la promulgation de la loi Sauvadet qui permet à certains agents
contractuels d’être titularisés, cela est loin de compenser les attaques
multiples contre les embauches dans la fonction publique, et notamment le
non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, mesure mise en place dans
le cadre de la Révision générale des politiques publiques depuis 2008.
Si l’État ne protège pas, voire démantèle, le statut de fonctionnaire, il est
également responsable de la multiplication des formes dérogatoires au CDI
dans le secteur privé. Boltanski et Chiapello expliquent ainsi que « dans le
cadre de politiques d’emploi justifiées par la recherche d’une réduction du
chômage, les pouvoirs publics, tout en s’écartant des formes les plus
radicales de déréglementation préconisées par certains (suppression du
Smic par exemple), se sont engagés dans la voie de la flexibilisation du
travail depuis la fin des années 1970 ». Les auteurs citent une liste de ces
glissements, reprise de celle proposée par le juriste Alain Supiot :
« suppression du contrôle administratif de l’emploi ; recul de la loi au profit
de la conventionalisation (notamment en matière de temps de travail) ;
facilitation de la révision (à la baisse) des droits individuels et collectifs des
salariés ; réduction de la représentation du personnel (délégation unique) ;
multiplication des dérogations au principe de l’emploi à durée
indéterminée ; encouragement du travail à temps partiel ou intermittent ;
présomption de non-salariat (loi Madelin) » (p. 307). Ces mesures sont
toutefois ambivalentes, puisque l’État intervient et légifère certes, mais dans
une optique libérale, ce qui est finalement la marque des politiques
néolibérales depuis les années 193042. Ces politiques ont pour effet de
segmenter le marché du travail et de créer de nouvelles formes d’inégalités.
Pour Supiot, le nouveau droit de l’emploi « institue plusieurs marchés de
l’emploi : celui des cadres dirigeants qui cumulent les avantages du salariat
et ceux de la fonction patronale ; celui des salariés ordinaires (durée
indéterminée à temps plein), qui bénéficient en principe de l’intégralité du
statut salarial ; celui des emplois précaires (durée déterminée, intérim), qui
se trouvent en droit ou en fait privés des droits liés à une présence durable
dans l’entreprise (formation, représentation…) ; et enfin celui des emplois
subventionnés (marché de l’insertion) » (Supiot 1997, p. 232). La
multiplication des statuts, et des statuts moins protecteurs, ne se fait pas
uniquement au sein de la relation salariale. Est également à noter la
tendance récente des gouvernements des pays riches à encourager les actifs,
et notamment les chômeurs, à devenir « indépendants », à « créer leur
entreprise » et ainsi à « devenir leur propre patron ». C’est dans cette
optique qu’a été mis en place en 2008 le régime de l’« auto-entrepreneur »,
régime fiscal et social simplifié pour lequel peuvent opter les entreprises
individuelles sous un plafond de chiffre d’affaires. Cette politique,
d’inspiration nettement libérale, prend sens à la fois dans une idéologie
dominante de « responsabilisation individuelle » et dans le cadre d’une
remise en cause du statut salarial et de son inscription dans un régime de
protection sociale et de solidarité fiscale (voir préface).
De l’intégration à l’insertion
En tant que législateur, l’État a donc accompagné, parfois de manière
volontariste, parfois plus à contrecœur, les dérogations aux emplois à statut.
Quel rôle a alors joué la « main gauche de l’État », constituée selon
Bourdieu par « l’ensemble des agents des ministères dits dépensiers qui
sont la trace, au sein de l’État, des luttes sociales du passé », ou encore plus
largement « ceux que l’on envoie en première ligne remplir des fonctions
dites « sociales » et suppléer les insuffisances les plus intolérables de la
logique du marché sans leur donner les moyens d’accomplir vraiment leur
mission » (1998, pp. 9 et 11) ? Et notamment, quelles modifications de la
politique sociale ont accompagné ces transformations de l’emploi ?
Selon Castel, le traitement des questions sociales successives depuis le
Moyen Âge a toujours remis en discussion une ligne de fracture, sans cesse
renouvelée mais toujours présente, entre les « bons pauvres » et les
« mauvais pauvres » : d’une part ceux qui voudraient mais ne peuvent
travailler, d’autre part ceux qui pourraient mais ne veulent pas travailler. Il
semble que cette ligne de fracture a été fortement nuancée lors de l’âge d’or
de l’État social qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Se sont alors mises
en place des politiques que Castel qualifie de politiques d’intégration,
« celles qui sont animées par la recherche de grands équilibres,
l’homogénéisation de la société à partir du centre », qui procèdent par
directives nationales, comme les tentatives pour promouvoir l’accès de tous
aux services publics et à l’instruction, une réduction des inégalités sociales
et une meilleure répartition des chances, le développement des protections
et la consolidation de la condition salariale (1999, p. 676).
L’auteur ne cède toutefois pas à une vision totalement enchantée des
Trente Glorieuses, qu’il se refuse d’ailleurs à considérer comme
« glorieuses » notamment du fait des guerres coloniales mais aussi car le
processus d’intégration n’a pas été à son terme. Un indice fort de cet
inachèvement est le maintien d’une aide sociale, en parallèle de la logique
assurantielle qui prévaut dans le système de protection sociale français. Il
faut en effet distinguer assurance et assistance, en tant que deux logiques
différentes, voire opposées, de l’intervention publique. Le mécanisme
assurantiel lie les prestations sociales aux cotisations (même s’il ne s’agit
pas de contreparties exactes), et attache ainsi la protection sociale au travail.
On parle souvent de modèle bismarckien, en référence aux politiques
sociales mises en œuvre sous Bismarck en Allemagne à la fin du
XIXe siècle43. À l’opposé, le mécanisme assistantiel repose sur une condition
de citoyenneté, et non de travail, et existe schématiquement sous deux
modalités : celle de filet de sécurité minimal, comme aux États-Unis, ou
celle de prestations universelles étendues, comme dans les pays
scandinaves. La France a historiquement davantage suivi une logique
assurantielle, fondant son système de protection sociale, pour la protection
maladie ou vieillesse notamment, sur les cotisations versées tout au long de
la carrière.
En période de plein emploi, ce mécanisme assure une couverture quasi
universelle, et induit une forme d’homogénéisation et de cohésion sociales.
Mais à la faveur du développement du chômage, on a pu observer « le
passage de politiques menées au nom de l’intégration à des politiques
conduites au nom de l’insertion » (ibid., p. 675). Ces dernières répondent
selon Castel à une logique de discrimination positive, ciblées sur des
populations particulières définies comme « à risque » et dont les revenus
sont particulièrement faibles. Cette évolution a sans doute permis
d’identifier et de protéger des populations particulières, comme ce fut le cas
pour les familles monoparentales, notamment les mères célibataires qui
reçoivent dès 1975 l’allocation de parent isolé. Mais cela se fait au prix de
la cohésion sociale, puisque c’est progressivement la politique générale de
protection sociale qui emprunte la logique de l’assistance, en se concentrant
sur les populations « à problèmes » et en réduisant les cadres généraux de
son intervention. Ce glissement marque un certain retour en arrière, puisque
la logique de solidarité qui sous-tend le système de protection sociale se
voulait précisément un moyen d’éviter les relations de dépendance
interpersonnelle et de charité. Ainsi, l’ethnologue Marcel Mauss indiquait
dès les années 1920 que « la charité est encore blessante pour celui qui
l’accepte, et tout l’effort de notre morale tend à supprimer le patronage
inconscient et injurieux du riche “aumônier” », puisque selon lui
« l’assurance sociale, la sollicitude de la mutualité, de la coopération, celle
du groupe professionnel […] valent mieux que la simple sécurité
personnelle que garantissait le noble à son tenancier, mieux que la vie
chiche que donne le salaire journalier assigné par le patronat, et même
mieux que l’épargne capitaliste – qui n’est fondée que sur un crédit
changeant » (Mauss, 2007 [1923], p. 220). Le retour de l’assistance signifie
donc une marginalisation des pauvres puisque comme l’indique Castel, « on
ne fonde pas de la citoyenneté sur de l’inutilité sociale » (Castel 1999,
p. 694). Et cela d’autant que ces mesures, censées être provisoires,
s’inscrivent dans la durée, donnant naissance à des « insérés permanents ».
En outre, les bénéficiaires de ces politiques ne sont pas vus comme
jouissant de droits qu’ils auraient acquis, mais comme profitant du travail
des autres. Cette vision nie la dimension structurelle du chômage mais aussi
la contribution de ces populations au travers des impôts (principalement la
TVA) qu’ils acquittent sur leur consommation.
La solidarité est sérieusement ébranlée, laissant place à des formes de
jalousie sociale, de sentiments d’injustice que l’on peut qualifier
d’horizontaux puisqu’ils ne sont pas tant dirigés vers les riches que vers des
alter ego sociaux supposés profiter davantage des aides sociales. Face à ces
réalités nouvelles, de concert avec Castel, « on pourrait se demander – je ne
l’affirmerais pas avec trop de brutalité – si le discours sur l’exclusion et
l’intérêt porté aux exclus n’ont pas fonctionné comme une sorte de
supplément d’âme associé à une politique qui acceptait l’hégémonie des
lois économiques et les diktats du capital financier » (Castel 2004, p. 38).
Comment rétablir des sécurités ?
Depuis les années 1990, des réflexions se développent sur les nécessaires
compensations ou alternatives à la flexibilité, sur de nouvelles formes de
régulation, sur la conciliation entre les logiques économiques et la
sécurisation des parcours professionnels (Gautié 2006). L’État est un des
acteurs de cette réflexion, par le biais de rapports officiels. Le premier est le
rapport Boissonnat qui introduit en 1995 l’idée d’un « contrat d’activité » :
le travailleur signerait un contrat non plus avec un mais avec plusieurs
employeurs, ainsi que par exemple un organisme de placement et de
formation ; il alternerait périodes d’emploi et de formation, au sein d’un
statut unique garantissant les mêmes droits sociaux que le contrat de travail
traditionnel. Quelques années plus tard, le rapport Supiot pour la
Commission européenne (1999) insiste sur la nécessité de définir un
véritable statut du travailleur (au-delà du seul statut de salarié) ou encore un
« état professionnel des personnes », fondé sur un ensemble de droits
attachés à l’individu et non plus à son emploi, et par là transférables. Dans
une optique plus libérale, Pierre Cahuc et Francis Kramarz proposent, dans
un rapport du Conseil d’analyse économique de 2004 intitulé « De la
précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle »,
l’unification du contrat de travail et l’instauration d’une taxe sur les
licenciements qui seraient par ailleurs simplifiés. Le rapport part de
l’hypothèse selon laquelle les contraintes économiques pesant sur les
entreprises rendraient nécessaire une plus grande flexibilité des travailleurs,
qui doivent alors accepter de changer d’entreprise, de volume horaire, de
contenu des tâches et de salaire. Face à cela, l’État devrait assurer les
phases de transition des travailleurs entre ces différents états de leurs
trajectoires professionnelles. Le modèle généralement évoqué est celui de la
« flexisécurité » à la danoise, qui repose sur des emplois flexibles, une
indemnisation du chômage généreuse et une politique de l’emploi active,
mais aussi sur une forte cohésion sociale, une acceptation d’une importante
charge fiscale et une démocratie sociale vigoureuse. Ces caractéristiques
n’étant pas réunies dans le cas français, la transposition du modèle danois
peut donc sembler délicate voire irréaliste. En outre, comme nous le
rappelle Ramaux (2008), les hypothèses de base sont contestables puisque
les employeurs peuvent aussi gagner à stabiliser leur main-d’œuvre. Le
véritable problème serait alors le chômage, et le fait de mettre les chômeurs
en formation, si elle ne débouche pas sur un emploi, ne semble pas en
mesure de résoudre le problème. La flexisécurité risque alors d’être
davantage un instrument idéologique visant à imposer la figure du travail
flexible qu’un instrument de politique économique et sociale adapté au cas
français.
En France, et bien qu’elle soit souvent décriée comme trop pesante, la
protection de l’emploi est largement contournée par les entreprises qui
externalisent et évitent les licenciements collectifs. Surtout, le chômage
atteint des sommets et son indemnisation est régulièrement rognée, alors
même que la probabilité de rester longtemps au chômage est élevée,
principalement pour les salariés les plus âgés et les moins qualifiés. Un des
dangers consisterait alors à ne retenir du modèle danois que les aspects de
flexibilisation et d’en oublier les protections. L’autre risque consisterait à
laisser les entreprises agir et à attribuer à l’État la charge de gérer les
conséquences sociales tout en dénonçant la faillite de l’État. Le débat peut
être engagé sur le partage des responsabilités entre État et entreprises, ou
sur les avantages et défauts comparés d’un système étatisé centralisé et d’un
système reposant sur le dialogue social. Mais l’important reste que
l’interface entre patrons et salariés soit abondée, et que si l’État doit
financer une part de l’assurance sociale, cet argent doit venir des entreprises
qui bénéficient de la main-d’œuvre et qui dégagent un profit à partir de son
travail. En effet, comme le démontre Sébastien Guex (2003), les « caisses
vides » de l’État ne sont pas tant le résultat de mouvements économiques
naturels que de choix politiques d’assécher ces caisses afin de justifier le
recul de l’intervention publique. Il prend l’exemple de Ronald Reagan qui,
tout juste élu à l’aune des années 1980, annonçait les contours de sa
politique fiscale en décrivant l’État comme un enfant turbulent à qui il
fallait supprimer tout « argent de poche ». La politique sociale reste ainsi
essentiellement déterminée par le rapport de force entre employeurs et
salariés. Il reste alors à se demander si les nouveaux prolétaires sont
capables de se défendre dans ce bras de fer.
Les nouveaux prolétaires, une nouvelle
classe sociale ?

C
omme l’indique Louis Chauvel, « dans les démocraties
développées, la disparition de classes sociales semblerait un acquis
et une évidence sur laquelle il est incongru de revenir » (2001,
p. 79). Se sont en effet multipliés, à partir des années 1980, les discours
politiques, médiatiques mais aussi sociologiques qui prédisaient, voire
relataient, la disparition des classes sociales et l’avènement d’une « société
des individus ». Chauvel et un certain nombre de chercheurs s’accordent
toutefois pour nuancer ce postulat, en raison de « la persistance d’inégalités
structurées, liées à des positions hiérarchiquement constituées et porteuses
de conflits d’intérêts dans le système productif » (ibid., p. 316). Il semble en
effet que des classes se maintiennent sur le papier, mais forment-elles pour
autant des collectifs capables de se mobiliser pour défendre leur cause ? Les
classes en soi, repérables objectivement, forment-elles des classes pour
soi ?
La première faille du potentiel contestataire des nouveaux prolétaires
réside dans l’affaiblissement de la critique et le fatalisme dominant
diagnostiqués par Boltanski et Chiapello. Selon ces derniers, à la faveur de
l’essor du nouvel esprit du capitalisme qui inspire la « cité par projet », les
discours critiques ont nettement reculé. Ceux-ci sont de deux ordres : la
critique artiste, d’une part, qui « met en avant la perte du sens, et
particulièrement la perte du sens du beau et du grand, qui découle de la
standardisation et de la marchandisation généralisée […] et insiste sur la
volonté objective du capitalisme et de la société bourgeoise d’enrégimenter,
de dominer, de soumettre les hommes à un travail prescrit, dans le but du
profit mais en invoquant hypocritement la morale, à laquelle elle oppose la
liberté de l’artiste » ; la critique sociale, d’autre part, qui puise aux deux
sources d’indignation que sont « l’égoïsme des intérêts particuliers dans la
société bourgeoise et la misère croissante des classes populaires dans une
société aux richesses sans précédent, mystère qui trouvera son explication
dans les théories de l’exploitation » (Boltanski et Chiapello 1999, p. 84).
Malgré l’affaiblissement de ces deux critiques (qui avaient
exceptionnellement convergé en Mai 1968), la conflictualité sociale n’a
toutefois pas disparu, comme le prouvent les grèves et manifestations qui
continuent de perler au fil de l’actualité. Il s’agit alors de s’intéresser, au-
delà de l’éclatement politique des classes populaires, aux groupes sociaux
qui se mobilisent, aux ressources dont ils disposent et aux contraintes
auxquelles ils font face, afin de cerner le potentiel contestataire des
nouveaux prolétaires.
L’éclatement politique des classes populaires
Le marxisme a nettement perdu de sa prégnance depuis les années 1970,
que ce soit auprès des classes populaires ou de manière plus diffuse dans
« l’idéologie dominante ». Et avec lui le sentiment d’appartenir à une classe
sociale. Les sondages sur cette question indiquent un pic de conscience de
classe dans les années 1970, et un recul depuis lors. Deux limites de ce
résultat sont cependant à relever. D’une part, les taux ne varient pas de
manière si forte, passant de 68 % au maximum à 57 % au minimum de
personnes interrogées qui déclarent avoir le sentiment d’appartenir à une
classe sociale. D’autre part, il s’agit de sondages en questions fermées, et
l’usage du terme de classe dans la question inhibe probablement des
réponses, du fait du recul du communisme auquel cette notion est associée.
L’encadrement politique des classes populaires, et notamment des
travailleurs, a néanmoins connu un affaiblissement certain. On peut noter
deux indices forts de cette évolution : le recul des syndicats et le brouillage
du vote populaire. Les syndicats, autorisés en France en 1884, ont joué un
rôle majeur dans l’histoire du mouvement ouvrier. Comme l’indique
Baptiste Giraud, « une fois légalisées et leur implantation consolidée, les
organisations syndicales agissent comme des instances de transmission de
savoir-faire militants et d’unification des luttes dans le monde ouvrier en
formation » (Giraud 2010, p. 6). Or le recul des syndicats est net, même si
la France n’a jamais été un pays de syndicalisme de masse. En 1949, entre
un quart et un tiers des salariés étaient syndiqués. Ce chiffre a été divisé par
quatre depuis, passant sous la barre des 10 % dans les années 1980, et se
fixant à 11 % des salariés en 2013. Si les premiers reculs des adhésions
accompagnent plutôt un essor de l’implantation et des victoires syndicales
(la France est l’un des pays où les salariés sont les mieux protégés par des
conventions collectives), la poursuite du mouvement signe un changement
du rapport de force. La montée du chômage et les restructurations
industrielles ont eu raison de nombreux bastions syndicaux. Les syndiqués
ont alors changé de profil et sont désormais plus nombreux dans le public
que dans le privé, et plus nombreux parmi les cadres que parmi les ouvriers
(leurs syndicats ne sont toutefois que peu comparables). Les syndicats ont
plus de mal à s’implanter dans les services, et cela notamment en raison de
la précarité des emplois et de l’absence de tradition et de socialisation
politico-syndicale des travailleurs. Comme l’indique la Dares en 2016, « la
syndicalisation est associée à la stabilité de l’emploi. La propension à se
syndiquer est quasi nulle parmi les salariés en intérim (1 %) ou en CDD
(2 %). Par ailleurs, les salariés qui travaillent à temps complet sont
sensiblement plus syndiqués (12 %) que ceux qui travaillent à temps partiel
(8 %). » Le recul est donc net et peut laisser craindre une absence de
transmission des pratiques. La baisse des adhésions ne doit toutefois pas
masquer la bonne implantation institutionnelle des syndicats : près de la
moitié des salariés et fonctionnaires votent aux élections professionnelles,
et 90 % des salariés sont couverts par les conventions collectives.
Le recul des syndicats est allé de pair avec celui du Parti communiste,
passant d’environ 25 % des voix aux divers suffrages de 1946 à 1978, puis
oscillant entre 10 et 15 % des suffrages dans les années 1980, avant de
passer sous la barre des 10 % pour connaître le score de 3,37 % à la
présidentielle de 2002 et même de 1,93 % en 2007. Cette chute est liée à
une relative dislocation de l’identité politique des ouvriers et à la
dissociation grandissante entre appartenance objective au groupe ouvrier,
revendication de cette appartenance, positionnement déclaré à gauche et
vote à gauche. Bien sûr, le vote ouvrier n’a jamais été unanime ni
unanimement à gauche. À cet égard, nous suivons la formule de Roger
Cornu selon laquelle « la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais
été » (1995). Ainsi que le rappellent Guy Michelat et Michel Simon (2004),
si en 1978, 64 % des ouvriers fils d’ouvriers et s’identifiant comme
appartenant à la classe ouvrière votent à gauche (36 % pour le PC et 25 %
pour le PS), il n’en demeure pas moins que 15 % s’abstiennent et 21 %
votent à droite. Il ne faut donc pas mythifier l’unité de la classe ouvrière
afin de pouvoir mieux appréhender les métamorphoses du vote ouvrier,
essentiellement au nombre de trois : un profond affaiblissement du vote à
gauche, une progression continue de l’abstention et l’émergence durable
d’un vote Front national élevé. Les auteurs identifient plusieurs causes à ces
évolutions, telles que le délitement des identités classistes, et en réfutent
d’autres, telles que la dépolitisation des ouvriers ou encore la perte de sens
du clivage droite/gauche. Plus fondamentalement, ils insistent sur la
détérioration profonde du rapport des ouvriers à l’espace politique, sur fond
de défiance vis-à-vis des institutions et d’une impossibilité de se reconnaître
dans un personnel politique qui s’est fortement embourgeoisé. Notons qu’en
2017, si le parti communiste n’a pas présenté de candidat.e, le représentant
de la France Insoumise auquel le parti a apporté son soutien a rassemblé
plus de 20 % des suffrages exprimés.
Le vote FN des ouvriers fait toutefois l’objet de fantasmes qu’il est
nécessaire de déconstruire. Comme le rappelle Annie Collovald (2004), le
premier parti des électeurs populaires n’est pas le Front national mais
l’abstention. En outre, le vote ouvrier pour le FN est un report du vote
ouvrier de droite, et non du vote communiste. Il résulte de la conjonction du
chômage et d’inquiétudes sur l’avenir, ainsi que de la désignation des
immigrés comme responsables de cette situation. Schwartz décrit ce
changement de représentation au sein des classes populaires comme le
passage d’un schéma binaire, opposant le haut et le bas de la hiérarchie
sociale, à un schéma triangulaire : « c’est l’idée qu’il y a le haut, le bas, et
“nous”, coincés entre les deux. Le haut, ce sont les mêmes que tout à
l’heure [les dirigeants, les gouvernants, les puissants]. Le bas, ce sont les
familles pauvres qui profitent de l’assistance, les immigrés qui ne veulent
pas “s’intégrer”, les jeunes qui font partie de la racaille. Et “nous”,
finalement, on est lésé à la fois par rapport aux uns et par rapport aux
autres » (Collovald et Schwartz 2006). Le vote ouvrier ne peut ainsi dans
son ensemble être compris que si on le rapporte au contexte de socialisation
politique mais aussi économique de ce groupe social. Les dynamiques de
fragmentation mais aussi de précarisation des travailleurs permettent alors
de mieux saisir le refus d’identification au monde ouvrier, surtout chez les
jeunes, et le manque d’unité du groupe. Des mobilisations sont-elles
possibles malgré ce contexte défavorable ? Et si oui, sous quel étendard ?
Le maintien des luttes sociales au travail
Pour Collovald, « les groupes populaires ont bien une culture politique
dont la double particularité est de balancer toujours entre acceptation de la
domination et rébellion contre elle » (ibid.). Cette acceptation de la
domination est une réalité analytique relativement nouvelle, portée par les
héritiers plus ou moins critiques de Marx. Bourdieu se déclare ainsi en
« rupture avec la théorie marxiste », au sens où il veut rompre « avec
l’illusion intellectualiste qui porte à considérer la classe théorique,
construite par le savant, comme une classe réelle » (1984, p. 3). Il s’agit de
prendre en compte le pouvoir de domination symbolique des classes
dominantes, leur capacité à produire une « idéologie dominante », cet
ensemble de discours et de représentations par lesquels les dominants
justifient leur pouvoir. Ainsi, pour Bourdieu, « les catégories de perception
du monde social sont, pour l’essentiel, le produit de l’incorporation des
structures objectives de l’espace social. En conséquence, elles inclinent les
agents à prendre le monde social tel qu’il est, à l’accepter comme allant de
soi, plutôt qu’à se rebeller contre lui, à lui opposer des possibles différents,
voire antagonistes » (ibid., p. 5). Les classes populaires voient donc leur
conscience de classe confrontée à un obstacle de taille : celui du fatalisme
issu du discours des classes dominantes. En l’occurrence, les nouveaux
prolétaires pourront incorporer les discours les renvoyant à leur échec
scolaire, à leur manque de motivation ou encore à leur position d’assistés.
Si l’on peut dans cette perspective mieux comprendre la difficulté
d’émergence des luttes sociales, difficile ne signifie pas impossible et les
conditions demeurent régulièrement réunies pour que des mobilisations
collectives se mettent en place, et que se jouent ponctuellement des
épisodes de la lutte des classes.
Les conflits du travail, dans leur versant devenu désormais traditionnel, et
notamment sous la forme des grèves, n’ont pas disparu. Ils ont reculé
depuis le pic de 1968, comme l’illustre l’évolution du nombre de jours de
grève annuels recensés par l’administration du travail dans le secteur
marchand : de plus de 2 millions à la fin des années 1970, il passe à un
nombre oscillant entre 200 000 et 600 000 au début des années 2000. Cette
évolution n’est pour autant pas linéaire et ne doit pas masquer la
permanence de grands épisodes de luttes sociales ces dernières années,
comme le mouvement de l’hiver 1995 contre le plan Juppé sur les retraites
et la Sécurité sociale, mais aussi plus récemment les grèves qui ont marqué
2003, 2006, 2009 et 2010. Le recul des grèves est la conséquence de la
dégradation de l’emploi puisque symétriquement, le syndicalisme s’était
développé historiquement là où l’emploi était le mieux protégé. Stéphane
Sirot (2002) décrit ainsi les « trois âges de la grève », au cours desquels la
grève passe de fait coupable et marginal (1789-1864) à une relative
banalisation et intégration (1864-1945) avant de devenir un fait
institutionnel depuis lors, et cela particulièrement dans le secteur public. Il
constate également le moindre recours à la grève depuis les années 1970, lié
à la désindustrialisation, ainsi qu’à la judiciarisation des relations de travail
et à l’individualisation de la gestion de la main-d’œuvre. Si les journées de
grève recensées diminuent fortement, les conflits restent nombreux, prenant
des formes nouvelles au gré des contraintes rencontrées. Il y a d’abord les
conflits les plus médiatisés, ceux qui, en général à l’occasion de la
fermeture d’un site, s’accompagnent de formes d’action spectaculaires et
donc plus visibles (comme les séquestrations de cadres dirigeants). Mais il
y a aussi « le maintien d’une conflictualité plus ordinaire dans le secteur
privé [qui] épouse des formes diversifiées, allant de pratiques de résistance
plus individuelles et d’attitudes de retrait vis-à-vis du travail (le sabotage, le
freinage, l’absentéisme, le refus des heures supplémentaires…) à des modes
de protestation plus “explicites”, organisés et collectifs (la pétition, le
rassemblement, la manifestation ou encore les délégations auprès de
l’employeur) » (Giraud 2010, p. 9). Les sociologues Baptiste Giraud et
Jérôme Pélisse défendent même dans un article de 2009 l’idée d’une
résurgence des conflits sociaux. Se basant sur une enquête statistique du
ministère du Travail auprès de 3 000 entreprises et prenant en compte toutes
les formes d’action collective (grèves, mais aussi débrayages et refus
d’heures supplémentaires), ils repèrent plutôt un regain des conflits sociaux
depuis la fin des années 1990. Contrairement aux idées reçues, ces conflits
n’ont pas déserté le monde industriel, ils restent centrés sur les salaires et
non pas seulement sur le maintien des emplois, et prennent encore la forme
de luttes syndicales.
Les travaux sociologiques s’accordent pour établir que les actions
collectives nécessitent des ressources pour se mettre en place. Le
mécontentement ne suffit pas à les expliquer, il faut aussi pouvoir mettre en
mots ce mécontentement, s’unir autour d’une cause et s’organiser
matériellement pour la défendre. C’est ce qui explique l’inégale répartition
des luttes sociales entre secteurs (public plus que privé, industrie plus que
commerce et construction) et selon l’âge et le statut des travailleurs. La
précarité de ces derniers engendre une série d’obstacles à la mobilisation
collective, puisque comme l’indique Bourdieu, elle « produit des effets
toujours à peu près identiques, qui deviennent particulièrement visibles
dans le cas extrême des chômeurs : la déstructuration de l’existence, privée
entre autres choses de ses structures temporelles, et la dégradation de tout le
rapport au monde, au temps, à l’espace qui s’ensuit. La précarité affecte
profondément celui ou celle qui la subit ; en rendant tout l’avenir incertain,
elle interdit toute anticipation rationnelle et, en particulier, ce minimum de
croyance et d’espérance en l’avenir qu’il faut pour pouvoir se révolter,
surtout collectivement, contre le présent, même le plus intolérable »
(Bourdieu 1998, p. 95-96).
Pourtant, les chômeurs et les précaires parviennent épisodiquement à se
mobiliser, comme ce fut le cas pour les premiers à l’hiver 1997-1998
(Maurer et Pierru 2001) ou pour les seconds dans des conflits du travail
récurrents dans des fast-foods (Cartron 2005), parmi les femmes de
ménages de grands groupes hôteliers, les aides à domicile (Avril, 2009), ou
encore parmi les vendeurs de grandes enseignes de la distribution culturelle.
Ces « mobilisations improbables » (Mathieu 2007) ou ces « miracles
sociaux » selon Bourdieu, ont toujours nécessité un travail de retournement
du stigmate44 négatif apposé aux précaires. Annie Collovald et Lilian
Mathieu (2009) ont étudié le cas d’une mobilisation dans la grande
distribution culturelle, parmi des travailleurs instables, flexibles, jeunes,
mais aussi diplômés. Leur capital militant était très variable et plutôt faible,
et le secteur peu encadré syndicalement. Pourtant, des luttes se sont
organisées à la faveur de plusieurs phénomènes : un sentiment de
déclassement de ces « dominés aux études longues » pour qui le petit job
est devenu avec déception le cœur de la vraie vie professionnelle, une
découverte du militantisme notamment via des relations amicales, qui a
parfois compensé la dimension routinière et commerciale de leur travail, et
qui a ainsi pu générer des forts investissements.
Les syndicats, bien que parfois très peu implantés, continuent de jouer un
rôle structurant dans ces conflits : dans la transformation d’un conflit local
en cause fédératrice, dans la transmission de savoir-faire, mais aussi par les
ressources dont ils disposent et par la protection qu’ils dispensent à ces
travailleurs fragiles. Toutefois, à la faveur de leur affaiblissement, se sont
développées des critiques des syndicats, accusés de bureaucratisme,
d’inefficacité et d’obsolescence. Ces discours ont tendance à valoriser des
formes d’organisation réputées plus souples et plus démocratiques telles
que les coordinations, et sont portées le plus souvent par des militants de ce
type de structures. C’est notamment le cas de la Coordination des
intermittents et précaires (CIP) d’Ile-de-France lors du conflit des
intermittents en 2003, ou encore des divers collectifs et coordinations lors
des conflits de précaires. Ces structures se construisent dans une logique de
distinction à l’égard du militantisme syndical, de sa hiérarchisation, de son
manque d’autonomie et de sa lourdeur. L’étude de plusieurs actions
collectives (Abdelnour et al. 2009) montre toutefois qu’il s’agit de
structures fragiles, peu à même de remplacer les ressources des syndicats
dans la mise en place de conflits et de protections des salariés. De surcroît,
les coordinations sont gérées par des « virtuoses du militantisme » qui acca‐
parent les pratiques les plus visibles et valorisantes et défendent une « cause
de l’intermittence » à laquelle sont loin d’adhérer tous les précaires qu’ils
sont censés représenter.
Les enjeux de structuration de ces mouvements posent la question de la
cause à défendre et du groupe social à mobiliser. L’étendard de « précaires »
détient une certaine capacité de fédération des luttes, notamment en raison
de la plasticité du label (Boumaza et Pierru 2007). Il permettrait ainsi de
rassembler les travailleurs soumis à des conditions de travail pénibles et des
conditions d’emploi incertaines, mais aussi les chômeurs ou encore des
populations se vivant comme marginales par rapport à la société de travail.
Mais cette fédération reste plus une construction virtuelle de chercheur ou
de militant qu’une réalité sociale. Les luttes sociales supposent en effet un
retournement du stigmate, et s’appuient dès lors sur une forme positive
d’identité sociale et professionnelle, ce qui revient à segmenter de nouveau
les travailleurs. Ainsi, les vendeurs de la grande distribution culturelle
défendent une certaine conception de leur métier et des compétences qu’il
exige quand ils se mobilisent, ce qui les éloigne précisément de la figure
anomique du précaire comme travailleur sans qualification et par
conséquent interchangeable. De même, lors de la grève de la Fnac des
Champs-Élysées en 2002, une action a été menée par les syndicats à
l’échelle des Champs-Élysées, rebaptisés alors « avenue de la précarité ».
Mais l’action n’a eu que peu d’écho parmi les salariés. Il apparaît de fait
difficile de fédérer les intérêts d’une multiplicité de salariés autour du seul
label, qui reste essentiellement négatif, de précaire. En témoignent ces
propos, recueillis lors d’un entretien auprès d’un vendeur de la Fnac :
« quand on s’est retrouvé confronté aux gens de McDo, de Séphora, de
Pomme de pain, j’ai été super choqué, je me suis dit “merde, on fait
exactement le même boulot”, alors que la Fnac est censée vendre des
produits culturels. On ne devrait pas avoir les mêmes problèmes genre “on
bosse comme des chiens de telle heure à telle heure, et en plus, on est payé
une misère, et on nous regarde comme de la merde” » (Abdelnour 2005).
L’identité de précaire, qui reste essentiellement négative, n’est
manifestement pas porteuse à elle seule d’un renouveau des luttes sociales.
Les révoltes des sous-prolétaires
Les nouveaux prolétaires étant également à chercher du côté des marges
de la société de travail, l’exclusion n’étant qu’une des formes de la
domination, il faut aussi étudier les luttes sociales qui prennent place dans
ces marges. On s’éloigne alors des conflits du travail, désormais
institutionnalisés, pour regarder du côté des mouvements de « sans »
comme on a pu les désigner, les sans travail, sans logement et plus
globalement les sans avenir. Deux cas paraissent emblématiques : le
mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998, et les émeutes des zones
périurbaines défavorisées.
Le premier cas a été étudié par Emmanuel Pierru et Sophie Maurer
(2001), qui ont analysé avec précision ce « miracle social », fait de la
conjonction de structures, de mots d’ordre et d’acteurs particulièrement
hétérogènes. Les auteurs tentent de se départir de « l’oscillation permanente
de l’analyse entre, d’un côté, une représentation misérabiliste qui, en ne
faisant que déplorer tous les manques ou “handicaps” des chômeurs, ignore
la multiplicité des processus identitaires qui conduisent certains d’entre eux,
pour des raisons diverses, à s’engager dans des actions collectives ; et de
l’autre, une représentation plus ou moins teintée de populisme – et
généralement véhiculée par les agents mobilisés eux-mêmes – qui, en
hypostasiant les capacités prétendument subversives des chômeurs, manque
le caractère extrêmement fragile de leurs mobilisations » (p. 406). Ils
indiquent comment cette constellation d’actions locales a pu prendre la
forme d’un véritable mouvement, se ménageant alors un accès aux lieux de
pouvoir. Cela tient, du côté de l’offre, à la constitution de plusieurs réseaux
associatifs autour de la question du chômage ou des chômeurs, investis par
des dissidents des syndicats. Ces réseaux ont convergé sur des mots d’ordre
communs, entraînant ainsi une visibilité soudaine qui n’a pas échappé aux
médias. Les logiques de l’engagement sont particulièrement hétérogènes :
d’un côté, des militants plus ou moins politisés, qu’il s’agisse d’anciens
ouvriers syndiqués, de jeunes engagés ou encore de novices mais familiers
de l’engagement politique ; de l’autre, des chômeurs plus désaffiliés et qui
ont trouvé dans la mobilisation soit un moyen de se resocialiser, soit une
tribune pour exprimer leur colère. Ce mouvement, de même que les
ressources sur lesquelles il s’est appuyé, n’étaient pas vraiment prévisibles.
Son retour au silence l’était peut-être davantage, même si le retour d’un
contexte favorable est tout à fait possible, puisque ce type de mouvements
reste marqué par des failles profondes : « fragilité du travail politique de
construction de la cause qui parvient, par un coup de force symbolique, à
produire, entretenir et diffuser, la croyance en l’existence d’un groupe
pourtant hautement instable, mais aussi fragilité interne de la cause dont la
publicisation et la politisation restent extrêmement dépendantes des luttes
symboliques internes et surtout externes » (p. 374).
Quand la désaffiliation est forte et que la colère sociale n’est plus prise en
charge par des entrepreneurs de cause, la lutte sociale peut tourner à
l’émeute. Ces mouvements, particulièrement stigmatisés dans l’opinion
publique et médiatique comme des débordements incontrôlables de jeunes,
sont bien entendu des symptômes aigus de crise sociale. Beaud et Pialoux,
étudiant une émeute urbaine à Montbéliard en 2000, ont cerné ce qu’ils
appellent « l’en deçà des émeutes urbaines : en premier lieu, la manière
dont s’est désagrégé le groupe ouvrier – “groupe” qui structurait et
agrégeait autour de lui (et autour de ses acquis et valeurs, de ses
représentants syndicaux et politiques) les autres fractions des classes
populaires – la manière dont il a éclaté dans l’espace géographique et dont
les lieux de relégation spatiale se sont construits et “durcis” » (Beaud et
Pialoux 2002, p. 217). Pour les auteurs, le chômage et la précarité de ces
jeunes ne constituent pas qu’une toile de fond mais sont intimement mêlés à
ces mouvements de révolte, en tant qu’ils ont structuré au cours du temps
les « personnalités sociales de ces jeunes des cités » et la manière dont ils
anticipent leur destin social. Il faut donc bien se garder de faire une lecture
de ces mouvements en termes moraux, en rejetant notamment la faute sur
les familles, voire sur l’origine et la religion de ces jeunes, et prendre en
compte au contraire le poids de l’expérience continue du chômage et de la
domination au travail, vécue génération après génération dans des quartiers
de relégation fuis par les classes moyennes.
Cette colère sociale, qui trouvait encore dans les années 1980 des modes
d’expression politiques, se manifeste aujourd’hui de manière plus violente
et moins encadrée politiquement. C’est ce que montrent Stéphane Beaud et
Olivier Masclet (2006) au moyen d’une comparaison de deux générations
sociales d’enfants d’immigrés, incarnées l’une par les participants à la
« Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, et l’autre par les
émeutiers de 2005. L’écart entre ces modes de protestation est dû selon eux
aux transformations du contexte socio-politique caractérisé désormais par
« un ensemble de fractures : économiques (exclusion durable du marché du
travail ou relégation sur ses marges à travers les emplois aidés) ; urbaines
(paupérisation et ghettoïsation des quartiers d’habitat social) ; politiques
(déficit durable de représentation politique qui se traduit par un fort
absentéisme électoral et un rejet croissant de la gauche politique) » (p. 812).
Les violences urbaines sont donc bien avant tout le fait des victimes des
violences sociales.
Conclusion
Le champ des possibles

N
ous avons retracé l’histoire des prolétaires, ces travailleurs du
capitalisme, depuis l’avènement de ce système économique au
XIXe siècle jusqu’à ses formes les plus contemporaines. Bien
entendu, les transformations sont nombreuses. Les prolétaires ne sont plus
assimilables au salariat, du fait de la diffusion de ce statut dans l’ensemble
des strates de travailleurs. Ils ne sont plus uniquement des ouvriers, sous
l’effet de la tertiarisation de la société. Ils ne sont plus non plus
exclusivement des travailleurs, dans un contexte de chômage de masse.
Mais alors pourquoi continuer d’utiliser ce terme ? Les dénominations de
pauvres, de précaires, d’exclus ne sont-elles pas plus adaptées ? Elles ont
chacune leur intérêt, insistant sur une situation matérielle, un rapport à
l’avenir, une place dans le corps social. Mais celle de prolétaires – définis
comme les dominés de la société capitaliste, dont l’emploi et les protections
qui l’accompagnent sont discontinus et incertains, ce qui entame leur
situation matérielle ainsi que leur capacité à se projeter dans l’avenir, et cela
tant au niveau professionnel que personnel – conserve des vertus non-
négligeables.
La notion insiste d’abord sur la dimension relationnelle du social. Les
groupes sociaux ne se définissent pas seuls, mais bien en relation les uns
avec les autres. C’est ce que montraient Engels et Marx en posant que
« l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des
classes » (1893, p. 6). C’est aussi ce que postule Bourdieu pour qui le social
se construit via des logiques de différenciation et des pratiques de
distinction des groupes sociaux les uns par rapport aux autres. Ainsi, parler
de prolétaires réintroduit un regard plus agonistique sur la société, permet
de repenser les relations de travail, non pas à la manière des managers
comme un univers de collaboration et d’équité, mais bien comme lieu de
rapport de force et de domination des patrons sur les travailleurs. Plus
largement, le terme impose la question de la distribution de la richesse, et
donc celle des inégalités – cela alors que, en contexte proclamé de crise, les
inégalités économiques se creusent en raison de la hausse des revenus des
plus riches, revenus du travail mais aussi et surtout du capital.
La référence au prolétariat permet aussi d’insister sur la centralité
persistante du travail comme déterminant de la position matérielle et
symbolique des individus. Le fait d’être dominé et non-intégré en termes
professionnels est un gage puissant de déficit d’intégration sociale plus
générale. Cela vaut autant pour les travailleurs en emploi que pour les
chômeurs, voire pour certains inactifs. Les nouveaux prolétaires sont alors
les salariés en position de faiblesse et d’insécurité. Ils forment aussi la vaste
armée de réserve, ces personnes sans emploi mais restant soumis au diktat
du travail, comme source de revenu mais aussi comme unique moyen
d’échapper au stigmate du paresseux, de l’assisté. Le contrôle renforcé sur
les chômeurs et les pressions pour qu’ils restent « actifs » imposés par les
logiques de workfare, comme le RSA45, sont le signe d’un recours au travail
comme instrument d’ordre et de discipline des corps et des esprits.
Enfin, reprendre le concept marxiste engage à penser ensemble condition
objective et représentation subjective de ce groupe social, et ainsi à
s’interroger sur le potentiel contestataire de ces nouveaux dominés. Il reste
toutefois dans ce registre un concept exclusivement analytique puisqu’il
n’est nullement un mot d’ordre des mobilisations, comme il avait pu l’être
du temps des partis prolétariens et des internationales ouvrières. En outre, si
des luttes sociales se maintiennent, dans l’univers du travail comme à ses
marges, elles manquent toutefois nettement de groupe central comme de
mots d’ordre fédérateurs. Les mobilisations de « sans » et de précaires
émaillent bien l’actualité mais il est difficile d’identifier une classe sociale
de prolétaires aujourd’hui, sous l’effet de l’éclatement des collectifs de
travail et de la pression du chômage.
Marx a au moins eu tort sur un point : la dictature du prolétariat et
l’avènement d’une société sans classe n’ont pas eu lieu. Il avait sans doute
sous-estimé les capacités de renouvellement et de métamorphose du
capitalisme, et notamment son étonnante capacité, diagnostiquée par
Boltanski et Chiapello, d’intégrer les critiques portées contre lui pour en
sortir renforcé et régénéré. Cela ne doit toutefois pas conduire à une
conclusion purement fataliste. La lutte des classes a lieu dans les univers de
travail et dans l’espace public, mais elle a aussi et peut-être surtout lieu
dans les mentalités. L’essentiel est alors de toujours interroger ce qui
semble être du sens commun, mais relève davantage de l’idéologie
dominante, et de garder ouvert le champ des possibles.
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Éric Fassin, Gauche : l’avenir d’une désillusion, 2014
Jean-Claude Kaufmann, Identités, la bombe à retardement, 2014.
Philippe Corcuff, Polars, philosophie et critique sociale, 2013.
Lilian Mathieu, Columbo : la lutte des classes ce soir à la télé, 2013.
Sophie Wahnich, L’Intelligence politique de la Révolution française, 2012.
Philippe Corcuff, La Gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, 2012.
Philippe Corcuff, Marx XXIe siècle. Textes commentés, 2012.
Philippe Poutou, Un ouvrier, c’est là pour fermer sa gueule !, 2012.
David Belliard, Notre santé est-elle à vendre ? et 25 autres questions que tout le monde se pose sur la
santé, 2012.
Sarah Abdelnour, Les Nouveaux Prolétaires, 2012.
Philippe Caumières, Castoriadis : critique sociale et émancipation, 2011.
Christian Arnsperger, L’Homme économique et le sens de la vie Petit traité d’alter-économie, 2011.
Delphine Gardey (dir.), Le Féminisme change-t-il nos vies ?, 2011.
Philippe Corcuff, B.a.-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni
politiciens, ni patrons, ni journalistes, 2011.
Irène Pereira, L’Anarchisme dans les textes. Anthologie libertaire, 2011.
José Luis Moreno Pestaña, Michel Foucault, la gauche et la politique, 2011.
ATTAC Le Capitalisme contre les individus. Repères altermondialistes, 2010.
Jacques Fortin, L’Homosexualité est-elle soluble dans le conformisme ?, 2010.
Lilian Mathieu, Les Années 70, un âge d’or des luttes ?, 2010.
Irène Pereira, Peut-on être radical et pragmatique ?, 2010.
Cédric Durand, Le Capitalisme est-il indépassable ?, 2010.
Stéphane Lavignotte, La Décroissance est-elle souhaitable ?, 2010.
Notes
1 Ce parallèle entre promotion de l’entrepreneuriat et de la propriété individuelle a été analysé plus en détails dans un article co-
écrit avec Anne Lambert (Abdelnour et Lambert, 2014).
2 C’est pourquoi nous faisons de ces plates-formes un objet d’études dans le cadre d’un programme de recherche intitulé
« Fragmentation du travail, marchandisation du hors-travail : le capitalisme de plate-forme et ses impacts sociaux », financé par
l’Agence nationale de la recherche, avec Pauline Barraud de Lagerie, Sophie Bernard, Guillaume Compain, Julien Gros, Anne
Jourdain, Dominique Méda, Arnaud Mias, Sidonie Naulin, Diane Rodet, Luc Sigalo Santos, Morgan Sweeney, Hélène
Tissandier.
3 Voir Graham et al., 2017.
4 On peut ici renvoyer aux travaux de Guillaume Tiffon (2011), Andrew Ross (2013), Ursula Huws (2014), Casilli et Cardon
(2015), etc…
5 Cf. enquête Sumer (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels) 2002-2003. Cette enquête est copilotée
par la Dares (ministère du Travail) et la DGT (Inspection médicale du travail).
6 La définition est plus précisément posée dans une note d’Engels pour l’édition anglaise de 1888.
7 Pour une critique de l’idée reçue d’un affaiblissement des conflits au travail, cf. Béroud et al (2008).
8 L’expression a été forgée par l’économiste Jean Fourastié (Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975,
Paris, Fayard, 1979). Elle s’inspire du nom des trois journées révolutionnaires de juillet 1830, baptisées les « Trois Glorieuses ».
9 « La morale réformée, la santé préservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les charges publiques allégées, l’économie
fortifiée – le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué – tout cela par une simple idée architecturale »,
Jeremy Bentham, Le Panoptique, 1780.
10 « La “question sociale” peut être caractérisée par une inquiétude sur la capacité de maintenir la cohésion d’une société » (Castel
1999, p. 39).
11 Baron de Gérando, Le Visiteur du pauvre, Paris, 1820 (citation issue de Castel 1999, p. 378).
12 L’âge minimum d’embauche est fixé à 8 ans et à 13 ans s’il s’agit d’un travail de nuit. La durée du temps de travail est établie à
8 heures par jour pour les enfants de 8 à 12 ans et à 12 heures pour ceux entre 12 et 16 ans.
13 Un décret fixe la durée journalière maximum de travail à 12 heures.
14 La loi du 9 avril 1898 crée un régime spécial d’indemnisation des victimes d’accidents du travail. Le salarié victime d’un
accident du travail peut demander une réparation, sans avoir à prouver la faute de son employeur.
15 La loi du 9 avril 1898 crée un régime spécial d’indemnisation des victimes d’accidents du travail. Le salarié victime d’un
accident du travail peut demander une réparation, sans avoir à prouver la faute de son employeur.
16 Le terme, devenu courant en sociologie, a été particulièrement analysé dans La Distinction de Bourdieu (1979). Il désigne
l’ensemble des pratiques, notamment culturelles, visant à se démarquer des classes inférieures.
17 Et non pas seulement et strictement dans le travail.
18 Dans la période récente, on pense notamment à l’APE (allocation parentale d’éducation) mise en place en 1985 pour les parents
de deux enfants interrompant ou réduisant leur activité professionnelle à l’occasion de la naissance ou de l’adoption d’un
troisième enfant, et cela jusqu’aux trois ans du dernier enfant. Le dispositif est étendu en 1994 à l’arrivée d’un deuxième enfant.
Il est utilisé dans 98 % des cas par la mère.
19 « Avoir trois enfants ou plus à la maison », Nathalie Blanpain et Liliane Lincot, Insee Première, n° 1531, janvier 2015.
20 « Ségrégation professionnelle et écarts de salaires femmes-hommes », Dares Analyse n° 82, novembre 2015.
21 Gérard Noiriel, citant l’étude de G. Mauco de 1977, estime que « les immigrés recrutés depuis la Deuxième Guerre mondiale
ont construit l’équivalent d’un logement sur deux, 90 % des autoroutes du pays, une machine sur sept ».
22 Jacqueline Perrin-Haynes, « L’activité des immigrés en 2007 », Insee Première, n° 1212, octobre 2008.
23 Pour Abdelmalek Sayad, sociologue spécialiste de l’immigration, les migrants sont essentiellement définis par un déracinement
non-compensé,
et ainsi par une double absence, de leur pays d’origine, et dans leur pays de migration. Voir La Double Absence. Des illusions de
l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Le Seuil, coll. « Liber », 1999.
24 « La classe ouvrière, ça existe », entretien réalisé par Thomas Ferenczi avec Gérard Noiriel, Le Monde, 23 février 1990.
25 Cf. Gilles Lipovetski, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
26 On pense ici aux travaux de Michel Maffesoli, qui postulent un individu postmoderne nomade et aux identités éphémères,
s’attachant ainsi à l’analyse de l’imaginaire plus qu’à celle des structures sociales.
27 Illustrée notamment, aux yeux des deux auteurs, par la nette incapacité de leurs étudiants à estimer le nombre d’ouvriers en
France.
28 On peut s’interroger, avec Dominique Méda, sur la place et l’autonomie qu’aurait ce secteur dans une société qui resterait
ordonnée par le capitalisme (cf. la recension du livre de Rifkin par Méda dans la Revue française de sociologie, volume 39,
n° 3, 1998, p. 612).
29 37 % des salariés déclaraient en 1998 travailler dans une position pénible, contre 29 % en 1991 et 16 % en 1984. L’enquête
Conditions de travail de la Dares en 2017 fait apparaître que 60 % des travailleur.se.s sont contraint.e.s à des postures pénibles
ou fatigantes.
30 Source : Insee Références, édition 2016.
31 « Des entrées et des sorties de main-d’œuvre plus fréquentes au 4e trimestre 2014 », Dares Indicateurs, n° 38, mai 2015.
32 TEF, édition 2018 - Insee Références
33 Ce qui avait déjà été démontré avec force par l’étude de Lazarsfeld
et de son équipe (1981) sur le chômage dans une petite ville d’Autriche, Marienthal, suite à la crise de 1929 et ses conséquences
en termes
de désintégration individuelle (suicide notamment) et collective (suspension de la vie associative).
34 Voir notamment Grossetête, 2012.
35 « Les hommes cadres vivent toujours six ans de plus que les hommes ouvriers », Insee Première n° 1584, février 2016.
36 Cf. « Emploi et chômage des 50-64 ans en 2009 », Dares Analyses, n° 39, juin 2010.
37 Source : Céreq - Enquête 2016 auprès de la génération sortie de l’école en 2013 - Observatoire des inégalités.
38 Laurence Parisot : « Le seul moteur de la croissance, c’est de travailler plus », propos recueillis par Nicolas Barré et Béatrice
Taupin, Le Figaro, 30 août 2005.
39 L’auteur traite notamment des cas britanniques et danois. Au Royaume-Uni, les contrats de travail ne sont pas distingués par
leur durée ou leur précarité, mais par les débouchés qu’ils offrent. Au Danemark, la précarité ne fait pas sens en raison d’une
protection sociale qui assure la continuité des revenus dans les périodes de transition professionnelle.
40 Rapport annuel sur l’état de la fonction publique : faits et chiffres 2008-2009, Paris, La Documentation française, 2009.
41 Rapport présenté le 16 mars 2011 au Conseil supérieur de la fonction publique territoriale.
42 C’est cette ambivalence qu’étudie François Denord dans son livre sur le néolibéralisme en France (Denord, 2007). Le
néolibéralisme n’est en effet pas un antiétatisme visant au laisser-faire. Les néolibéraux défendent les interventions de l’État,
tant qu’elles servent les logiques de marché.
43 On a tendance à opposer le modèle bismarckien d’assurances fondées sur les cotisations via le travail au modèle dit beveridgien
du nom de William Beveridge, économiste britannique auteur de rapports dans les années 1940 ayant défini les contours de la
protection sociale en Grande-Bretagne. La logique est dans le second cas celle de cotisations et prestations universelles, sous
condition de citoyenneté.
44 La notion a été établie par le sociologue américain Erving Goffman dans les années 1960, notamment dans l’ouvrage Stigmate.
Les usages sociaux des handicaps (Paris, Minuit, coll. Le Sens commun, 1975, 1re éd. 1963). Le stigmate est une caractéristique
individuelle jugée négativement dans une interaction, devenant ainsi une marque de dépréciation de la personne. Il existe
plusieurs manières de gérer ce stigmate : le repli, la neutralisation, mais aussi la revendication avec surenchère, ce qu’on appelle
le « retournement du stigmate ».
45 Le RSA (revenu de solidarité active) a remplacé en 2009 le RMI (revenu minimum d’insertion) mis en place en 1988 pour les
personnes de plus de 25 ans sans ressources. Contrairement au RMI, le RSA s’adresse également aux personnes en emploi,
l’allocation étant conçue comme un complément aux faibles salaires. L’attribution du RSA est alors soumise à l’obligation de
chercher du travail ou de s’inscrire dans un parcours dit d’insertion. Pour Nicolas Duvoux et Serge Paugam (2008), le RSA,
poussant à l’extrême la logique de travail, risque de produire un mode de travail forcé des plus pauvres dans les segments
dégradés du marché du travail et ainsi d’institutionnaliser un sous-salariat.

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