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Le règne de l'urgence

Intro
Pierre de Ronsard en 1555 évoquait déjà la fuite du temps. En fait, ce n'est pas le temps, qui est éternel,
qui passe, mais les êtres.
Vie sociale contemporaine dominée par cette idée d'un temps extérieur et hostile, un temps dont nous
manquons (apparition de l'adjectif « chronophage » en 1972).
Climat d'urgence généralisé.
Définition de l'urgence : ce qui exige une réaction rapide, ou la nécessité d'agir plus rapidement.
Vient du latin urgere : presser ou pousser.
Il y a toujours l'idée d'une contrainte extérieure. C'est le déferlement du temps.
Paradoxe : on a de plus en plus l'impression de manquer de temps alors qu'en réalité la hausse de la
productivité nous permet de passer de moins en moins de temps au travail et donc d'avoir davantage de
temps libre.
Sommes-nous condamnés à l'affairement perpétuel?

I – La dynamique d'accélération qui semble caractériser les sociétés modernes tend


aujourd'hui à faire de l'urgence le maître mot de nos existences

A. La modernité paraît fondée sur une intensification continue des rythmes individuels et collectifs

1. Pour les penseurs de la modernité, le temps est à la fois orienté vers le mieux et ouvert à
l'action humaine; il porte le progrès de l'humanité

Les penseurs de l'antiquité voient le temps de manière cyclique. Il y a une idée d' « éternel retour », de
recommencement perpétuel, développé par Héraclite et les stoïciens, plus tard repris par Nietzsche.

Ils ont une vision très pessimiste, ils pensent déjà être sur la fin, sur le déclin du cycle universel. Ils
prônent d'accepter le destin et ne pas essayer de changer le monde. C'est l'âge de fer. Idée développée
par Lucrèce à la fin du livre II de De natura rerum.

Christianisme est une première rupture : temps fléché, orienté vers une fin. L'issue sera cependant
heureuse. Mais cela implique que l'homme n'a pas d'emprise sur a marche des évènements.

Philosophes de la modernité franchissent une nouvelle étape : pensée moderne défend l'autonomie de
l'individu. Idée de progrès et de laïcisation : l'homme avance grâce à lui-même. Descartes : technique
nous rend « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Philosophes des Lumières : le savoir et la liberté sont plus forts que l'obscurantisme et la tyrannie.
Condorcet (1743-1794) dans Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain : il est très optimiste
et imagine un avenir radieux grâce au progrès et à la démocratie.

Transformations sociales, économiques, politiques à la fin du XVIIIe siècle sont au coeur de l'analyse
de Marx (1818-1883) : il pense la modernité comme un changement perpétuel. Loin d'être
conservatrice, la bourgeoisie est en fait en perpétuel mouvement et évolution pour pouvoir accroître ses
moyens de production.
Mais Marx est pour la liquidation du passé : il veut rattraper le retard accumulé quand l'idéal sera atteint,
c'est-à-dire un monde sans classes.

2. De plus en plus précisément mesuré, le temps est aussi devenu de plus en plus
facilement exploitable

On va s'intéresser là à la mesure du temps.


Antiquité : le temps est mesuré avec des instruments rudimentaires comme le cadran solaire. Pour les
temps de parole des orateurs ou des avocats, on utilise des sabliers/clepsydres.
Au VIe siècle, saint Benoît créé des offices religieux au nombre de sept. Donc pendant la chrétienté, les
cloche des églises marquent le temps.

Rupture importante à la fin du Moyen Age avec l'invention de l'horloge mécanique. Jacques le Goff
(1924-2014) décrit cela dans Pour un autre Moyen Age, où s'opposent « le temps de l'église » et le « temps
des marchands ». Dès le XIIIe siècle, les beffrois remplacent les clochers.

Mais le temps reste hétérogène, il a du mal à s'uniformiser, il faut attendre le XIXe siècle avec les
chemins de fer. Naissance des fuseaux horaires, inventés par Fleming, adoptés en 1884.

XXe siècle : nouveau tournant avec le taylorisme et le fordisme. Production morcelée en séquences
courtes, chronométrées et répétées. Ouvrier devient un rouage de la machine. Les temps modernes de
Charlie Chaplin (1889-1977) : plan fixe avec une horloge énorme en ouverture.

Mesure du temps est aujourd'hui encore plus fine : montre à quartz inventée en 1967. Nanoseconde est
l'unité de référence pour le réglage des réseaux mondiaux.

3. Dès lors, l'impression qui domine est bien celle d'une accélération continue de
l'histoire, depuis le XVIe siècle

Sociologue et politique allemand Hartmut Rosa (né en 1965) : modernité est un processus
d'accélération permanent. Deux évolutions majeures :
– L'accélération des techniques : surtout celles des transports et des moyens de communication.
Lien évident entre l'espace et le temps. On a tendance à substituer le temps à l'espace
maintenant.
Techniques de communication nient les distances : l'info circule toujours plus rapidement.
Création du télégraphe Chappe en 1791.
Le rythme de changement des techniques s'accélère lui aussi : dans L'Histoire va-t-elle plus vite ?
Variations sur un vertige (2001) de Jean-Noël Jeanneney cite le pr. Hamburger qui a noté que les
progrès en médecine étaient plus importants entre 1945 et 1985 qu'entre Hippocrate et la
WWII.
Durée de vie des équipements qui nous entourent est de plus en plus réduite à cause de
l'obsolescence programmée.
– L'accélération apparente des changements sociaux
Fernand Braudel distingue trois temps :
- un temps court ou individuel : histoire évènementielle. Il lui accorde peu de considération.
- un temps moyen ou social : celui des groupes sociaux, des classes.
- un temps long : la toile de fond de l'histoire. Histoire lente, sujette à des retours en arrière.
Aujourd'hui, on observe l'accélération concomitante de ces trois temps. Les temps courts sont
de plus en plus brefs, surtout en politique. C'est assez vite balayé.
C'est plus ou moins la même chose pour les temps moyen et long.
Exemple : l'ascension sociale se faisait sur 3 générations avant, maintenant il peut se faire (ou se
défaire d'ailleurs) sur une génération.

B – Aussi, l'urgence apparaît aujourd'hui de plus en plus comme notre principal mode d'être au monde

1. Aucune sphère d'activité ne peut prétendre aujourd'hui échapper totalement à


l'impératif de vitesse

Le monde de l'entreprise est soumis à l'accélération en permanence à cause de deux facteurs : la


mondialisation et les NTIC. Les bourses ne ferment jamais, donc l'économie mondialisée n'arrête
jamais. Les entreprises doivent sans cesse innover. Ce n'est plus time is money (Benjamin Franklin) mais
money is time.

Cela va au-delà de la sphère économique. On a l'impression de gagner du temps et de l'énergie en


envoyant un mail plutôt qu'une lettre, mais en fait le risque c'est qu'on nous réponde dans l'immédiat,
donc de devoir renvoyer un mail aussitôt, et ainsi de suite. Les NTIC ne nous libèrent pas, au contraire.
Les NTIC cultivent notre impatience et notre sentiment d'isolement si nous ne sommes pas connectés.

La justice est elle aussi soumise à l'accélération : en 1902 le commissaire du gouvernement Romieu dans
un arrêt du TC Société Immobilière Saint Just ouvre voie à une théorie de l'urgence administrative. Réforme
du 30 juin 2000 sur les procédures de référés devant le juge administratif. Introduction de mesures
provisoires en cas d'urgence dans la procédure civile.
Pressions sur les juridictions pour accélérer les délais de jugement. On reproche à la justice d'être trop
lente, mais c'est justement l'essence de la justice : la pondération inhérente à la justice exige cette
lenteur.

Monde de la politique : soumis à la pression des médias. Les évènements politiques ont lieu en direct
(chute du mur de Berlin, première guerre du Golfe...). En fait, un événement en chasse un autre. Harold
Wilson : a week is long in politics.
Les hommes politiques doivent prouver leur réactivité : si quelque chose arrive, ils doivent se rendre sur
place tout de suite. Ca se fait au détriment de la réflexion. Nietzsche en parlait déjà dans Humain, trop
humain.

Au niveau institutionnel : raccourcissement des mandats. Quinquennat adopté en 2000 + mandat


sénatorial raccourci de 9 à 6 ans en 2003.
Procédure d'urgence parlementaire de l'article 45 de la Constitution est devenue la norme. La qualité de
la loi s'en ressent.

Monde de la culture n'est pas épargné.


Chateaubriand dans Les mémoires d'outre-tombe : « même en puissance de conviction et d'existence, une
renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer
l'attention. »
Formes courtes ont beaucoup de succès : la BD, la série télé. Dans la réalisation, le rythme s'accélère :
30 secondes en moyenne pour un plan.
En musique : musiques qui à la base étaient considérées comme très rythmées sont présentées
aujourd'hui comme des musiques de relaxation (le jazz).

Enfin, le monde de la religion vit aussi de plus en plus vite : procès en béatification qui durent
d'ordinaire des siècles, durent maintenant quelques décennies.

2. La vie des individus semble s'organiser selon un tempo de plus en plus rapide

Le temps est sans cesse organisé et optimisé par nos contemporains. Développement des rythmes
individuels qui prennent le pas sur les rythmes collectifs.
Développement du multitasking : on fait plusieurs choses à la fois.
Frontière temps de travail/temps de loisir est de plus en plus flou. Ce qui compte, c'est de respecter les
« deadlines ».
Phénomène qui commence dès l'enfance : les activités sont multiples pour certains enfants (sport,
musique, danse... après l'école). On mange et on parle de + en + vite.

Changements au cours d'une vie sont multiples aussi : situation professionnelle, familiale...
Analyse de Rosa : aux « identités institutionnellement garanties » de la première modernité succèdent les
« identités situatives » de la modernité tardive. On peut faire beaucoup de choses au cours d'une vie
maintenant : aimer plusieurs fois, changer d'opinions politiques... La cause : déclin de la croyance. On
sait qu'après la mort c'est le néant donc on en profite.

3. Aussi les pathologies de l'urgence sont-elles devenues omniprésentes

Nicole Aubert – Le culte de l'urgence. La société malade du temps (2003) : montre les pathologies nées du
culte de l'urgence. Les travailleurs sont tout le temps sous pression. Règne du « tout, tout de suite » : on
veut que ça aille plus vite pour avoir plus de temps pour nous mais ça se retourne contre nous car
quelqu'un exigera qu'on aille aussi plus vite. Donc ça fait naître du stress, fatigue, dépression, addictions,
agressivité, suicides (France Télécom). Dans le même temps se développent des techniques marketing
pour déstresser les gens, type acupuncture, sophrologie, chronobiologie... La publicité joue aussi un
rôle.

Tout cela rappelle le mythe de Chronos, le dieu grec du temps, qui dévorait ses enfants. A inspiré
Saturne dévorant l'un de ses fils à Goya (le tableau fait très peur).

II – Plus fondamentalement, le règne de l'urgence risque de figer nos sociétés dans un


inquiétant présent perpétuel, ce qui nous oblige à oeuvrer à la décélération des rythmes
collectifs et individuels

A. Le règne de l'urgence implique l'avènement d'un présent perpétuel fort peu enthousiasmant

Article du philosophe Michaël Fossel dans Esprit en juin 2010 : « Tout va plus vite et rien ne change ».
Cite Karl Jaspers (1883-1969) : « Le passé ne compte plus, seul compte le présent immédiat. Le trait
fondamental de cette existence, c'est l'oubli : ses perspectives sur le passé et l'avenir se réduisent presque
aux dimensions d'un pur présent ».

1. L'affaissement du passé vivant

Paradoxe : le passé s'affaisse mais on célèbre de plus en plus notre patrimoine/héritage culturel. Mais à
chaque fois il s'agit d'un passé mort, muséifié ou en rapport avec le présent.

L'histoire et le passé sont de moins en moins compris et valorisés. On les regarde et on les analyse
seulement à travers le prisme actuel, on arrive pas à recontextualiser, d'où des anachronismes, une
incompréhension de l'altérité. On refuse de prendre en compte l'épaisseur des siècles. C'est en
substance ce que dit Pierre Nora dans son intro à Lieux de mémoire (1984).

Il y a également un gros problème de transmission parce qu'il demande du temps et qu'on veut toujours
en gagner. Rousseau dans l'Emile : « Oserais-je exposer la plus grande, la plus importante, la plus utile
règle de toute éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre. »
Rupture entre les générations : les personnes âgées ne sont plus ceux qui savent parce que la nouvelle
technologie a déséquilibré les rapports. Ce sont les petits-enfants les plus habiles. Donc perte de
prestige et d'autorité des vieux. Les valeurs qu'ils portent sont également dévalorisées.

2. La crise de l'avenir

Thèse de Pierre-André Taguieff (né en 1946) dans L'Effacement de l'avenir et de Zaïki Laïdi dans Le sacre
du présent (parus en 2000).
Abandon de l'espérance en l'avenir qui caractérise ces préoccupations de la satisfaction de l'immédiat.
Date de la chute du mur de Berlin en 1989.
La réflexion à long terme se voit repoussée parce qu'on agit sous le coup de l'émotion : quand le temps
presse, on ne réfléchit pas, on agit. Mais l'émotion peut être manipulée.
Résultat : rapport anxieux à l'avenir, pessimisme exacerbé.
3. La compression du présent

Le présent se raccourcit : ce qui a fait la une il y a 6 mois a été totalement oublié.


Alexis de Tocqueville : « Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres ».
Il insiste dans ses passages de De la démocratie en Amérique sur l'inattention; c'était presque prophétique
quand on sait à quel point le manque de concentration caractérise les élèves d'aujourd'hui...

B. Dès lors, il importe de revoir notre rapport au temps et de limiter l'urgence aux seuls cas où elle est
vraiment nécessaire

1. La décélération de nos sociétés peut devenir un projet politique

On peut organiser une forme de décélération. Déjà, les conséquences des crises éco et sociales (crise de
2008), mais aussi écologiques ou industrielles imposent une certaine décélération. Exemple de l'histoire
du Concorde : les crises et les accidents ont imposé d'arrêter de l'exploiter.
Mais il y a un lien entre crise et urgence : faire les choses dans l'urgence, à la va-vite, c'est mal les faire et
donc ne pas garantir leur pérennité.

Thématique du développement durable : réponse à cela. Des choix politiques sont nécessaires pour aller
en ce sens : exemple du travail le dimanche. Ok c'est cool de pouvoir faire ses petites courses le
dimanche mais en même temps ça fait qu'il y a aucune pause dans la semaine, les gens qui travaillent le
dimanche sont désynchronisés avec ceux qui ne travaillent pas le dimanche... Donc y'a encore moins de
cohésion sociale.

Initiatives qui visent à décélérer se multiplient, comme la contre-culture du gourou Stewart Brand, The
Long Now Foundation, qui cherche à penser le temps autrement, notamment grâce à des « horloges du
long maintenant ».

2. Dans cette perspective, les institutions ont un rôle essentiel à jouer, quitte à les adapter
aux contraintes de la modernité

C'est aux institutions de garantir la stabilité de la société humaine.


En premier lieu, il y a l'Etat (« le maître des horloges » selon Richelieu) : autorité + pérennité. Il peut
investir sur de très longues durées, créer les infrastructures pour répondre aux initiatives privées.
Philippe Delmas – Le Maître des horloges, modernité de l'action publique (1991) : il dit en substance que le
capitalisme n'est pas possible sans les garanties qu'offrent l'Etat, notamment en matière juridique.

Ecole est une institution centrale : La crise de la culture d'Hannah Arendt dans lequel elle soutient que
l'école doit être soustraite aux exigences du présent, qu'elle doit être tournée vers le passé. Elle cite
Hamlet : « le temps est hors de ses gonds ». Cf. chapitre sur l'école républicaine.

Il faut conforter les institutions de la démocratie représentative qui induisent une certaine lenteur. La
formule de Suétone festina lente, « se hâter lentement », devrait s'appliquer à nos élus.
Le fait d'avoir deux chambres va dans ce sens. Même Clémenceau, qui au début y était opposé, finira
par se rallier à la cause du Sénat. Il dira « Le temps de la réflexion, c'est le Sénat ».

Eléments stabilisateurs introduits par la Constitution par la révision du 23 juillet 2008 :


– alinéa 2 de l'article 42 : impose des délais entre le dépôt et la lecture d'un projet ou d'une
proposition de loi
– article 45 : conférences des présidents des deux assemblées peuvent s'opposer conjointement à
la procédure accélérée

Institutions qui font prévaloir des préoccupations de long terme : le CC, les AAI, les juridictions, les
autorités de régulation...
Exemple : la CNIL (Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés)

3. A l'échelle de l'individu aussi, il est nécessaire de prendre le temps de vivre et de penser

Résistance à l'urgence est aussi une lutte individuelle. Il est nécessaire de « cultiver son jardin » : rapport
à l'otium (notion latine) qui est l'étude intellectuelle pour cultiver son âme pour vivre une existence
pleinement libre. Concept employé par Cicéron et Sénèque.

Concept proche de celui du « droit à la paresse » développé par Paul Laffargue en 1880. En pratiquant
l'otium, on ne perd pas son temps, au contraire. On découvre les choses les plus belles et les plus
formatrices.

A la recherche du temps perdu – Proust (1871-1922) : Proust n'a jamais travaillé mais il a fait oeuvre, ce qui
est préférable. Il parvient à illuminer l'instant présent grâce au souvenir (scène de la madeleine dans Du
côté de chez Swann).

Conclusion

Virgile dans les Georgiques : « fugit irreparabile tempus » (le temps s'enfuit sans remède).
C'est encore plus vrai aujourd'hui, quand tout s'accélère. Harmut Rosa est pessimiste à cet égard : la
modernité ne peut être arrêtée.
Mais l'accélération ne peut être infinie, et on observe déjà quelques signes de décélération, lié aux
problématiques de l'écologie et les crises.
Il faut surtout lutter quotidiennement contre l'urgence : il faut toujours se donner le temps de la
réflexion.

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