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« Nous sommes en train de sortir de

l’époque néolibérale »
#philosophie #politique

Emmanuel Macron en 2017 © Frederic Legrand - COMEO / Shutterstock

Le néolibéralisme est-il en train d’être définitivement enterré ? Entretien avec


Antoine Foucher, président du cabinet de conseil Quintet Conseil et récemment
auteur de l’essai Le monde de l’après-Covid – La fin de l’ère néolibérale (éditions
Gallimard).

Pablo Maillé
- 23 mars 2022

Le constat paraît définitif. « L’ère du retrait de l’État, du libre-échange mondial et de


l’entreprise réduite à un centre de profits est désormais derrière nous », assure Antoine
Foucher. Dès les premières lignes de son essai Le monde de l’après-Covid – La fin de l’ère
néolibérale (éditions Gallimard), cet ancien conseiller de Xavier Bertrand et Muriel
Pénicaud fait le tableau d’une idéologie sur le déclin, rattrapée selon lui par une époque
« post-Covid » marquée par le « retour du politique », où se jouerait une « évolution
souterraine du rapport entre l’individu et le collectif ». Explications.
Usbek & Rica : « Après les Trente Glorieuses et l’ère néolibérale, nous entrons dans
la troisième grande période historique de l’après-1945 », écrivez-vous en guise
d’introduction. À quels signaux percevez-vous ce changement d’époque ?

Antoine Foucher : En m’appuyant sur les travaux du philosophe Marcel Gauchet,


j’essaye de caractériser les époques par le rapport entre l’individuel et le collectif.
Les Trente Glorieuses étaient une époque dans laquelle l’individu était encore largement
soumis au collectif, que ce soit dans la famille, les entreprises, la nation… Puis, à partir de
la fin des années 1970, une nouvelle époque s’est ouverte où une forme de renversement
a eu lieu : l’individu est devenu la source de toute légitimité, de toute autorité, et a donc
eu tendance à considérer le collectif comme un prestataire de services. Selon moi, nous
sommes aujourd’hui en train de sortir de cette époque néolibérale, où la liberté de
l’individu et l’auto-organisation étaient placées au-dessus de tout. On entre désormais
dans une troisième époque, caractérisée par un nouveau régime d’articulation entre
l’individu et le collectif : chacun d’entre nous réinvestit désormais le collectif au service de
sa propre protection. On prend conscience qu’on ne tient pas debout tout seul. Le
régime d’organisation qui est le nôtre a besoin d’un collectif très fort à la fois pour que la
société tienne ensemble et pour que l’individu puisse s’orienter dans son existence. On a
besoin d’être puissant collectivement pour être libre individuellement.

Plusieurs expériences collectives récentes nous ont fait évoluer. Dans le livre, j’en identifie
trois. La première, c’est la montée du populisme, qui me semble révéler un besoin de
protection collective, une aspiration à renouer avec un destin commun, que ce soit au
niveau national ou européen. Le « take back control » des Brexiters est très
emblématique de ce besoin. La deuxième expérience, c’est la traversée du Covid. Malgré
les mouvements de protestation qui ont éclaté en France et ailleurs, les confinements ont
été des moments de civisme « rouspéteur » : on a ralé contre les règles qui s’imposaient
à nous… tout en les respectant dans leur immense majorité. Nous avons pris conscience
que ce qui nous menaçait dans cette crise, ce n’était pas la toute puissance de l’État mais
sa faiblesse. Pendant la crise du Covid, la faiblesse collective, la faiblesse de l’Etat, c’était
celle de chacun d’entre nous. Enfin, la troisième épreuve collective que j’identifie est celle
de la transition énergétique. À supposer que le populisme ou le Covid n’aient pas été
assez puissants pour changer notre rapport au collectif, qu’on le veuille ou non, la
transition énergétique le fera. Car il n’y a pas de solution à la transition énergétique autre
que la planification. Par essence, celle-ci se caractérise par le retour d’un État qui
organise les flux d’échanges et de services, et la transformation du tissu productif – avec
un objectif d’intérêt général qui s’impose aux entreprises et aux individus, c’est-à-dire au
profit et au pouvoir d’achat. Le fait qu’un candidat comme Macron, pourtant très attaché
à l’économie de marché et à la liberté d’entreprendre, assume dans son programme la
notion de planification est très révélateur. C’est un symbole parmi d’autres que nous
sommes en train de changer d’époque.
Marcel Gauchet lors d'une conférence sur la démocratie en France au Collège de
Philosophie, en 2017 © 13okouran / Wikimédia (CC)

Recul de l’âge de départ à la retraite, réforme du RSA… Le programme présidentiel


que vient de présenter Emmanuel Macron n’est-il pas, justement, encore très
imprégné par des idées néolibérales ? Sur le plan électoral, on ne peut pas vraiment
dire que le néolibéralisme soit en train de s’éteindre, si ?

Le premier principe organisateur du programme d’Emmanuel Macron est le retour de la


souveraineté populaire. Là aussi, par rapport à 2017, il y a une inflexion forte. Au-delà de
l’exemple français, on voit avec ce qu’il se passe en Ukraine que toute l’Europe est en
train de prendre conscience qu’elle est dépendante énergétiquement et stratégiquement
d’autres pays. En Allemagne, on observe même une rupture totale avec le paradigme du
passé – la paix par le doux commerce – afin d’assumer une nouvelle forme
d’indépendance énergétique et stratégique.

Au nom de cet intérêt général, des décisions a priori contraires à la fois à l’intérêt des
entreprises et à l’intérêt des consommateurs sont assumées. Il s’agit de faire primer le
collectif sur l’individu : certes, l’énergie devient plus chère et cela pèse sur l’économie,
mais on considère collectivement que cette indépendance est plus importante que le
profit des entreprises ou le pouvoir d’achat du consommateur. La crise ukrainienne
accélère ce changement d’époque. Faire passer l’indépendance stratégique avant
l’économie de marché, qui aurait pu l’imaginer il y a quelques années encore ?

Pour revenir au programme d’Emmanuel Macron, je ne partage pas l’idée selon laquelle
le recul de l’âge de départ à la retraite serait une réforme néolibérale. Ma lecture du
néolibéralisme, très inspirée du quatrième tome de L’avènement de la démocratie de
Marcel Gauchet, consiste à y voir un système où l’individu, de gauche comme de droite,
considère le collectif comme un prestataire de services, mais surtout pas comme une
instance capable de définir un intérêt général s’imposant aux intérêts individuels. Cette
définition étant posée, le fait de faire passer l’âge de la retraite à 65 ans est tout sauf
néolibéral : quand on voit le poids des dépenses publiques de retraites dans le PIB – 14
%, ce qui nous met au 3ème rang mondial – par rapport aux dépenses publiques
d’éducation par exemple – 5,7 %, ce qui nous place au 13ème rang mondial -, on voit
bien que l’intérêt général de la France, c’est de reculer l’âge de départ à la retraite. Même
si l’intérêt individuel de chacun d’entre nous, bien sûr, serait plutôt de travailler moins
longtemps. C’est le militant des régimes spéciaux de retraite qui est un néolibéral qui
s’ignore, car il défend aveuglément un intérêt individuel, corporatiste, au détriment de
l’intérêt général.

« Non, on ne s’en sortira pas seulement en faisant confiance aux individus et aux
entreprises, il faut une autorité collective forte qui planifie la transition énergétique et
nous protège »
Antoine Foucher, auteur de l'essai "Le monde de l’après-Covid - La fin de l’ère
néolibérale"
Selon vous, convoquer des penseurs du néolibéralisme
comme Hayek ou Friedman « n’explique en rien pourquoi nous avons choisi, voilà
quarante ans, de devenir néolibéraux ». Mais l’entrée dans l’ère néolibérale
relevait-elle vraiment du « choix » ? Les travaux de Barbara Stiegler ou Grégoire
Chamayou montrent combien ce projet s’est imposé sinon par la force, du moins
par une occultation très ferme de toutes les voies alternatives possibles.

Le néolibéralisme a été un choix au sens où, à un moment donné dans l’histoire, s’est
ouvert un champ des possibles politiques, et où, oui, nous avons collectivement choisi de
devenir néolibéraux. Car aucun gouvernement occidental n’a envoyé l’armée dans les
rues pour obliger les citoyens à devenir néolibéraux. La thèse d’un « complot » néolibéral
qui se serait imposé aux différents peuples en Occident ne tient pas debout.
Intellectuellement, le néolibéralisme naît à la fin des années 1930, comme l’a montré par
exemple le philosophe Serge Audier.

En termes de temporalité, le néolibéralisme voit donc le jour 40 ans avant de trouver une
application concrète. Lorsqu’il finit par triompher à la fin des années 1970, cela fait déjà
40 ans que des colloques et des intellectuels s’acharnent à le défendre. Pourquoi donc
est-il adopté par les peuples et leurs dirigeants à la fin des années 1970 et pas au
lendemain de 1945, ou après 1968, ou même après la chute du communisme ? C’est ça
qu’il faut expliquer !

Pour ma part, j’essaie de comprendre ce qui se passe en termes d’expériences collectives,


c’est-à-dire d’expériences au cours desquelles un imaginaire collectif bascule. De ce point
de vue, la principale expérience vécue par les Occidentaux à la fin des années 1970, c’est
celle de la stagflation : les commandes keynésiennes ne répondent plus, la crise
pétrolière crée un mélange inconnu d’augmentation du chômage, d’inflation à deux
chiffres et de ralentissement de la croissance. Pour la première fois depuis 1945, les
keynésiens ne comprennent pas ce qui se passe et sont incapables de proposer des
solutions qui répondent au problème. En France, par exemple, c’est l’échec du plan de
relance keynésien de Giscard/Chirac en 1974.

Friedrich August von Hayek en 1981 © IMAGELIBRARY/1026 / Flickr (CC)

Or, cette défaite intellectuelle et opérationnelle du keynésianisme a lieu sur un fond


culturel qui est celui du retrait définitif de la religion dans l’organisation sociale et le rejet
de toute forme d’autorité collective. C’est le branchement de cette expérience
conjoncturelle sur cette tendance de fond qui débouche sur la victoire politique du
néolibéralisme, désormais considéré comme une solution crédible. Puisque l’État n’arrive
plus à résoudre la crise économique, on se tourne vers une alternative à portée de main
intellectuelle et politique : le retrait de l’Etat, qui incarne par excellence cette autorité
collective dont on ne veut plus. Dit en termes d’économistes, puisque la politique de la
demande échoue, essayons la politique de l’offre ! Ça n’a rien d’un complot mais c’est
une expérience réelle, collectivement vécue. Et 40 ans plus tard, ce que nous vivons, ce
sont encore des épreuves collectives qui, cette fois, nous conduisent à nous détacher du
néolibéralisme et de son imaginaire : non, sentons-nous confusément, on ne s’en sortira
pas seulement en faisant confiance aux individus et aux entreprises, il faut une autorité
collective forte qui planifie la transition énergétique et nous protège.

Avant de devenir président du cabinet de conseil Quintet Conseil, vous avez été
successivement conseiller technique de Xavier Bertrand lorsqu’il était ministre du
Travail (2011–2021), directeur général adjoint du Medef (2012–2016), directeur de
cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud (2017–2020)… Jusqu’à
récemment, étiez-vous vous-même « néolibéral » ? Faut-il lire ce livre comme une
sorte de mea culpa personnel ?

Non, absolument pas. Les réformes du marché du travail et celle de l’apprentissage que
j’ai, avec d’autres, conçues et mises en œuvre, ne sont pas des réformes néolibérales.
Dans tout ce que j’ai fait dans ma carrière, j’ai toujours essayé de concilier liberté
individuelle et intérêt général. En cela, même si je ne parle absolument pas de mon
expérience du pouvoir dans le livre, c’est peut-être une forme de théorisation de ce que
j’ai essayé de mettre en œuvre, en pratique, à travers les différents postes que j’ai
occupés.

Je sais que cela peut paraître paradoxal, donc prenons un exemple : lorsque j’étais au
Medef, j’ai essayé de mettre en avant l’intérêt de la négociation collective par rapport à la
loi. Selon une certaine gauche, cette idée renvoie forcément au néolibéralisme car elle
consiste à faire passer la loi au second plan – pour citer la célèbre phrase de Lacordaire,
« entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit ». Mais ça n’a
jamais été ni ma vision, ni celle de certains partenaires syndicaux comme la CFDT. J’ai
toujours pensé que la meilleure organisation du travail se faisait par la négociation : le
patron ne peut pas l’imposer, mais la loi non plus. On ne peut pas définir depuis Paris des
règles adaptées et applicables partout en France à un million d’entreprises. La moins
mauvaise organisation du travail est donc celle qui est négociée directement sur le lieu
de travail. D’où la possibilité donnée aux entreprises, par la négociation, de définir elles-
mêmes leur organisation du travail. C’est un mouvement que nous avions entamé avec la
négociation interprofessionnelle sous Hollande et que nous avons parachevé par les
ordonnances Macron-Pénicaud.

« Il faut trouver le juste équilibre entre un État qui empièterait trop sur nos libertés, et un
laisser-faire pour ces libertés qui ne fonctionnerait pas »
Antoine Foucher, auteur de l'essai "Le monde de l’après-Covid - La fin de l’ère
néolibérale"

Autre exemple, à cette même époque, je militais pour que l’accord collectif s’impose face
au contrat de travail individuel. C’est là où il y a opposition avec les autoproclamés
« critiques » du néolibéralisme : certains disent que la violence du néolibéralisme
s’incarne dans le fait que l’accord collectif s’impose à l’individu. Je pense pour ma part
qu’en cas d’accord majoritaire, signé par une majorité de syndicats, cet accord doit
s’imposer à l’individu car il a été justement soutenu par des syndicats majoritaires, élus
par les salariés. Cette idée est anti-néolibérale car on donne la primauté au collectif et à
l’intérêt général, sur l’individu. C’est cette philosophie qui imbibe les ordonnances de
2017 : toutes les souplesses accordées aux entreprises ont été conditionnées à la
négociation collective. C’est, en ce sens, une consécration du collectif par rapport à
l’individu, c’est-à-dire le contraire du néolibéralisme.

Par quoi le néolibéralisme va-t-il selon vous être remplacé ?

C’est une question vertigineuse. Plusieurs ingrédients devront en tout cas être conciliés,
notamment l’autorité collective et la liberté individuelle. L’époque dans laquelle on entre
ne doit pas renier ce que nous avons acquis pendant les 40 dernières années, mais au
contraire sauvegarder certains aspects du passé qu’on peut juger positifs. Ce qu’on
voudra à mon avis garder du néolibéralisme, c’est la liberté : liberté de consommer,
liberté de voyager, liberté de mœurs, libertés publiques… Cette aspiration à la liberté va
rester, même si on devra la concilier avec un impératif d’intérêt collectif beaucoup plus
prégnant. Car quand on nous laisse consommer ce qu’on veut sans aucun égard aux lieux
de production ou aux émissions carbone, on va dans le mur du point de vue écologique.
Donc il va falloir trouver le juste équilibre entre un État qui empièterait trop sur nos
libertés, et un laisser-faire pour ces libertés qui ne fonctionnerait pas car elles ne
créeraient pas spontanément un intérêt général, n’en déplaise à Adam Smith.

La difficulté va être d’asseoir une forme de légitimité collective qui parte de chacun
d’entre nous. Pendant les Trente Glorieuses, la balance penchait très fortement du côté
du collectif, et inversement pendant l’ère néolibérale. Pendant les Trente Glorieuses,
l’autorité familiale, nationale, administrative s’appuyait sur un héritage héritage
historique fort. Mais cet héritage de l’autorité collective s’appuyant sur le passé et la
tradition est mort avec le néolibéralisme et le règne de l’individu. Il ne reviendra jamais. Il
s’agit donc de construire une nouvelle forme d’autorité collective acceptée voire désirée
par chacun d’entre nous. Pour ne citer qu’un exemple récent, on voit bien avec la hausse
des prix de l’énergie que l’intérêt général est de sortir de la dépendance aux
hydrocarbures. Mais une fois qu’on a dit ça, il faut bien voir que cet intérêt général se
confronte à l’intérêt individuel de beaucoup de Français en termes de mobilité et de
pouvoir d’achat. Donc, comment dégager un intérêt général qui ne soit plus imposé d’en
haut mais trouve un écho chez les individus égoïstes que nous sommes, afin que nous
l’acceptions ? C’est possible, c’est ce que nous avons vécu avec le Covid, où nous avons
collectivement accepté la priorité donnée à la santé. Mais l’époque qui s’ouvre est celle
où il va falloir trouver cet équilibre sur chaque grande question politique. Ce sera difficile
à trouver mais cela ne veut pas dire qu’il faudra y renoncer, car ce serait renoncer, tout
simplement, à nous gouverner nous-mêmes, et donc à être libres collectivement.

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