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Un camarade m’avait demandé il y a quelques temps d’où venait l’axe stratégique des contre-
pouvoirs que nous avons à l’UCL (et déjà porté par l’UTCL puis AL). Ça a été l’occasion de me
replonger dans les archives, de réfléchir plus globalement sur l’usage militant que nous pouvons
avoir du « contre-pouvoir » et remettre en question ces usages justement.
J’en profite donc pour livrer cette contribution sur la question, un peu longue, mais appuyée sur une
succession d’extraits de textes ou d’interventions commentés.
Années 68
Première chose : la notion de contre-pouvoir, telle qu’on l’entend, n’est pas une invention de notre
courant politique.
Je ne suis pas allé plus en amont, mais après 1968, la question du passage au socialisme est dans
beaucoup de têtes. Comment faire ? Il y a celles et ceux qui misent sur la rupture révolutionnaire (ce
qui peut inclure le schéma de dualité du pouvoir tel que décrit par Lénine).
Il y a celles et ceux qui misent sur le passage légal au socialisme. La victoire de l’Unité populaire au
Chili en 1970 est alors un modèle mobilisable.
Entre les deux, un courant militant puise dans l’insubordination ouvrière des années 68 une autre
perspective, et c’est là que la notion de contre-pouvoir comme axe stratégique intermédiaire (et
révolutionnaire) apparaît.
Voici comment Frédo Krumnow, figure de l’aile gauche de la CFDT, en parle au 35e congrès
confédéral de mai 1970 :
Opposer un contre-pouvoir c’est débusquer et contester ici et maintenant les mécanismes concrets
de fabrication du pouvoir capitaliste. S’y attaquer c’est entamer le processus révolutionnaire.
En 1972, le programme commun d’Union de la gauche est signé par le PC et le PS. Il y a celles et
ceux qui scandent en manif « une seule solution, la révolution », et celles et ceux qui scandent « un
seul moyen, le programme commun ».
Le PSU, qui rassemble un peu plus de 10 000 militant·es, creuse cette question du contre-pouvoir
comme alternative à la seule voie du changement par la conquête du pouvoir d’État.
Il opte dans son Manifeste de 1972 pour un positionnement autogestionnaire et révolutionnaire. Le
contre-pouvoir y est décrit comme une perspective immédiate et subversive :
« Chaque fois que les travailleurs s’organiseront collectivement et librement pour régler les
cadences du travail, pour refuser la hiérarchie et désigner leurs propres responsables, pour
exiger un contrôle de la qualité sur un produit que – consommateurs – ils utilisent, ils
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saperont les fondations du pouvoir capitaliste et feront l’apprentissage de la démocratie
ouvrière. Cette organisation d’une dualité de pouvoir et donc d’un contre-pouvoir porte
les germes de l’organisation autogestionnaire. »
Le titre du Manifeste du PSU de 1972 est Contrôler aujourd’hui pour décider demain. En mai
1973, le congrès confédéral de la CFDT de Nantes s’ouvre sous le mot d’ordre « vivre demain dans
nos luttes d’aujourd’hui ». Dans les deux cas, le lien aujourd’hui/demain est au cœur de la démarche
anticapitaliste proposée. Et caractérise le contre-pouvoir, qui n’est pas forcément une réalité, mais
que les luttes radicales de la période permettent de mettre en perspective.
C’est d’autant plus évident à l’heure de la grève de Lip de l’été 73 qui frappe les imaginaires et
entraîne un immense mouvement de solidarité (je renvoie au petit livre de Charles Piaget sur le sujet
et à l’article paru dans Alternative libertaire en 2013).
La deuxième moitié des années 70 est progressivement polarisée par les espoirs mis dans l’échéance
électorale de 1978 (législatives). La présidentielle de 1981 viendra clore un processus
« d’étatisation des luttes ouvrières » comme le dit l’historien Xavier Vigna et portera un coup dur à
l’autonomie ouvrière des années 68 qui avait été le support de la stratégie de contre-pouvoir d’une
partie de la gauche CFDT et du PSU.
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luttes revendicatives, basculerait vers la rupture révolutionnaire. Le reflux des luttes nous a
conduit à adapter notre attitude, mais aussi à aiguiser notre réflexion. Marteler comme
nous l’avions fait pendant des années un mot d’ordre de grève générale n’était pas faux,
mais un peu court : nous posions insuffisamment la question du contenu des luttes, et
finalement les conditions d’une rupture dans le cadre du capitalisme contemporain. »
Le troisième congrès de l’UTCL, en mai 1982, avait acté que « les années 70 et le début des années
80 ont vu deux illusions s’effondrer. Celle de la “révolution imminente en France”, dont mai 68
n’aurait été que la “répétition générale”. Celle du socialisme apporté par la victoire de la gauche
aux élections. » La stratégie de contre-pouvoir trouve à se nicher entre les deux.
Le contre-pouvoir « [qualifiant] à la fois la dynamique et l’objectif », ce qui passe préalablement
par « changer la lutte ». En terme de contexte, se reporter à l’article rédigé sur le « tournant de la
rigueur » du pouvoir socialiste en juin 1982.
Dans un contexte différent donc, défensif pour le coup, l’UTCL retrouve donc la tension
exprimée dans les années 70 par d’autres courants (et les militant·es de l’UTCL ayant littéralement
baigné dans la culture de la gauche CFDT, ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard) : la
nécessité de construire des contre-pouvoirs qui ne sont pas « tout faits » mais pensés comme étapes
vers la rupture révolutionnaire, en poussant les réalités matérielles et quotidiennes de l’affrontement
de classe. C’est aussi le moment où l’UTCL intègre une identité syndicaliste révolutionnaire plus
affirmée encore.
Pour pousser encore ce coup d’œil dans le rétroviseur, on peut détailler ce tournant stratégique à
l’appui de la plateforme d’action de l’UTCL publiée dans Tout le pouvoir aux travailleurs n°43 du
15 novembre 1981. Quels sont les éléments du contre-pouvoir tel qu’il est vu par l’UTCL avec la
gauche tout juste au pouvoir ? On retrouve la « nouvelle légalité » que Krumnow voyait dans Lip
(mais c’est aussi le titre d’un éditorial de Guerre de classe, le journal de la première OCL).
D’abord il s’agit d’instaurer un contrôle ouvrier sur la gestion de l’entreprise : « On veut tout
savoir, pour agir en conséquence. (…) s’imposer comme un second pouvoir dans l’entreprise, un
pouvoir qui ne dirige pas, mais avec lequel ceux qui dirigent doivent compter ». Le contrôle ouvrier
concernant tout ce qui a trait à la gestion de l’entreprise.
L’instauration d’un droit de véto sur les « licenciements, la rentabilisation du travail… » est
revendiqué. Bien sûr, le contre-pouvoir s’appuie sur la démocratie directe des AG, et même
l’hypothèse de conseils d’atelier et de bureau comme forme « permanente » du contre pouvoir.
Quel est le lien avec d’autres structures permanentes comme les syndicats ? Ils ne sont pas « en
soi » des contre-pouvoirs. Le passage mérite d’être reproduit in extenso :
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Nous ne pensons pas qu’une dynamique de contre pouvoir puisse abolir d’un coup les
formes d’organisations traditionnelles des travailleurs (les syndicats) et les formes
traditionnelles de représentation (délégués du personnel, délégués syndicaux).
Ce serait à la fois illusoire et d’une certaine manière dangereux pour les travailleurs.
Dans les faits, dans la plus grande majorité des cas, la pratique de contre pouvoir se
combinera avec les formes traditionnelles : les sections syndicales conserveront leur rôle de
proposition.
C’est leur rôle de direction (ou de division lorsque les sections n’arrivent pas à s’entendre)
qui est en question, pas leur existence.
La dynamique de contre pouvoir en s’affirmant interpelle évidement les structures
syndicales. Il y a celles qui trouveront toute leur place dans cette dynamique. Gageons
qu’elles seront plus nombreuses à la base qu’au sommet.
Il y aura celles qui s’opposeront. Aussi nous devons répondre aux camarades qui voient
dans le contre pouvoir une dynamique anti syndicaliste que le problème n’est pas là.
Une dynamique de contre pouvoir peut s’appuyer sur l’action syndicale. Elle peut même
inspirer une démarche syndicale nouvelle. C’est au syndicalisme de se situer pour ou
contre.
Ainsi en Pologne, l’immense dynamique de contre pouvoir de l’été 80 s’est entre autre
concrétisée par la naissance du syndicat Solidarité [Solidarność].
Les syndicats officiels, qui se sont opposés au contre pouvoir des travailleurs polonais, ont
volé en éclat. »
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En 1991, à sa fondation, AL reprend cette stratégie, précisant même que cette maturation du contre-
pouvoir peut prendre de « nombreuses années » :
Lorsque l’UCL s’est créée en 2019, la majeure partie de l’apport stratégique de l’UTCL puis d’AL a
été repris par l’organisation (notamment la conception d’animatrices et animateurs
autogestionnaires des luttes). Mais sur le contre-pouvoir, voici comment cela a été transformé dans
son Manifeste :
La lecture ne permet pas de distinguer si concrètement une section syndicale est dans « une logique
de contre-pouvoir » ou si elle est un contre-pouvoir en quelque sorte « déjà-là ».
C’est un appauvrissement doublé d’une faille stratégique.
Entendons-nous bien : évidemment que les syndicats (comme de nombreuses associations de lutte),
parce qu’elles sont des expressions autonomes de notre classe ont un potentiel de contre-pouvoir.
Là-dessus nous avons toujours raison.
Mais c’est leurs orientations, leurs pratiques, leur fonctionnement et leur sociabilité même qui
permettent de les inscrire dans une stratégie de contre-pouvoir.
C’est en ce sens qu’AL a été la seule organisation à défendre explicitement, et pendant plusieurs
années, la construction d’un champ syndical alternatif de masse autour des syndicats SUD.
Parce que le syndicat n’est pas un contre-pouvoir en soi.
Aujourd’hui dans le discours de l’UCL on retrouve cette confusion qui peut avoir des
conséquences : car que devient le rôle de l’organisation politique, à quoi sert-elle, si nos syndicats
ou nos associations sont déjà des contre-pouvoirs ? S’y insérer et les construire peut suffire.
L’échange précieux sur la situation politique et sociale d’un point de vue révolutionnaire n’est plus
nécessaire puisque l’outil de la révolution est déjà prêt à l’emploi. Autre part.
Il suffirait d’accumuler notre présence en leur sein.
Mais aussi l’identification, la mise en perspective et la défense de points de bascule vers le contre-
pouvoir n’est plus nécessaire.
L’organisation se retrouve réduite à un rôle de commentaire de l’actualité et de luttes menées et
pensées ailleurs. C’est peut-être ce qui peut expliquer certains départs récents.
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Alors que le contexte est profondément renouvelé – désindustrialisation et chômage de masse ;
explosion de la précarité et éclatement des collectifs de travail ; réorganisation mondiale de la
production capitaliste ; quadruple crise sanitaire, sociale, écologique et économique ; désarroi
idéologique et crispations identitaires et réactionnaires –, sur quelles bases sociales reconstruire une
stratégie des contre-pouvoirs ?
Des éléments nouveaux doivent être pris en compte avec l’expression de radicalités qui
correspondent à ce contexte (des ZAD aux Gilets jaunes, en passant par le renouveau féministe et
antipatriarcal…).
Être syndicaliste révolutionnaire reste déterminant au regard de ce que continue de représenter le
syndicalisme dans ce pays. Mais totémiser l’unification syndicale et construire patiemment, tels
qu’ils sont, nos syndicats, ne fait pas une stratégie de contre-pouvoir.
De même qu’une crispation et un repli sur le pré-carré idéologique ne permet pas d’avancer (voir
enregistre et assume un recul sur le mode de la citadelle assiégée).
Ce n’est évidemment pas le seul levier, mais sans doute que reconstruire une stratégie du contre-
pouvoir (plus en cohésion avec le contexte social qui est le nôtre) qui soit à la fois « la dynamique et
l’objectif » – et bien les deux à la fois – pourrait permettre à l’UCL de remplir son rôle
d’organisation révolutionnaire et donner un sens plus pertinent et incisif à nos engagements
militants.
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