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MÉMOIRE ‘
PRÉSENTÉ PAR LA

FÉDÉRATION JURASSIENNE
DE L’ASSOCIATION INTERNATIONALE

des Travailleurs

A TOUTES LES FÉDÉRATIONS


DE L'INTERNATIONALE

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àAÙ SIÈGE DU COMITÉ FÉDÉRAL JURASSIEN. '
' —— 1873 — . %‘,ÇÊ
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PRÉSENTÉ PAR LA Zahraniîë“Êïstoricky
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DE L‘ASSOCIATION INTERNATIONALE

des Travailleurs

À TOUTES LES'FÉDÉRATIONS
DE L’INTERNATIONALE

MŸFËN)

SONVILLIER
AU SIÈGE DU COMITÉ FÉDÉRAL JURASSIEN.
AVANT—PROPOS

Le travail que nous présentons au public de l’Inter


nationale a été entrepris ensuite d’une décision du
Congrès tenu à Sonvillier le 19 novembre 1871 et dans
lequel fut constituée la Fédération jurassienne.
L’impression en fut commencée en juillet4879, et
les 80 premières pages, ainsi qu’une partie des Pièces
justificatives, furent imprimées avant le Congrès de la
Haye, auquel nous avions eu d’abord la pensée de
présenter ce rapport historique. Les proportions con
sidérables de ce travail ne nous ayant pas permis d’en
achever l’impression à temps, nous en élargîmes le
plan, en y faisant entrer une appréciation des manœu
vres qui ont signalé ce Congrès de triste mémoire.
De nouveaux retards étant survenus dans l’impres
sion, par suite de l’insuffisance de nos ressources
financières, nous en avons profité pour y ajouter de
nouveaux détails, à mesure que le contre-coup du
Congrès de la Haye se produisait dans les diverses
Fédérations, en sorte que ce Mémoire, commencé il y
a neuf mois, se trouve être encore une publication
d’actualité.
.n.‘_2

_'2 ._.
Nos lecteurs impartiaux nous rendront ce témoi
gnage que ce livre est l’histoire véridique, et aussi
complète que notre cadre l’a permis, du développe
ment de l’lnternationale en Suisse. Si des détails per
sonnels et quelques passages polémiques se trouvent
mêlés au récit, c’est que ces détails et cette polémique
étaient une nécessité de la situation. '
Notre vœu, en livrant aujourd’hui à la publicité ces
pages, c’est de voir la période dont elles renferment
le tableau fidèle, entrer définitivement dans le domaine
de l’histoire ancienne, afin que l’Internationale, ins
truite par les expériences de son passé, prenne, en
se préservant des fautes qu’elle a ‘pu commettre au
début, un nouvel essor vers son glorieux avenir.

15 avril 1873.

LA COMMISSION DE RÉDACTION.
MÉMOIRE
DE LA

FÉDÉRATION JURASSIENNE }
.,,

PREMIÈRE PARTIE
Avant la Fédération romande
(1865—1868)

I.

La fondation des Sections internationales dans la Suisse


romande date de 1865.
Un médecin du Jura bernois, domicilié alors à la Chaux
de—Fonds, Pierre Coullery, — connu depuis 1848 dans le
Jura par sa propagande démocratique et humanitaire -—
se mit en relations avec le Conseil général de Londres, et
fonda la Section centrale de la Chaux—de-Fonds , qui
parvint tout d’abord au chiffre de quatre à cinq cents
adhérents.
Sous l’influence de Coullery furent bientôt créées
d’autres Sections dans le Jura: celles de Boncourt (fé—
vrier 1866), de Bienne, de Sonvillier (mars), de St-Imier,
de Porrentruy (avril), de Neqchâtel (août). La Section
du Locle fut fondée en août 1866 par Constant Meuron,
vieux proscrit de la révolution neuchâteloise de 1831, et
par James Guillaume.
_'l

_4_
Dès 1865 existaient également des Sections à Genéve,
Lausanne, Vevey et Montréux. La Section de Genève
avait été fondée principalement sous l’influence du so
cialiste allemand J .-Ph. Becker, qui créa en janvier 1866
le journal mensuel le Vorbote, pour servir d’organe aux
Sections de langue allemande.
Dans toutes ces Sections primitives, la conception de
l’Internationale était encore fort mal définie. Le mot
d’ordre avait été jet_é aux échos: « Ouvriers, associez
vous! » Et l’on s’était associé,groupant tous les ouvriers
indistinctement dans une seule et même Section. Aussi les
éléments les plus hétérogènes, pour la plupart fort peu sé
rieux, se coudoyaient alors dans les réunions de l’Inter—
nationale, et l'influence était à ceux qui savaient broder
les plus belles phrases sur ce thème d’un vague si com
plaisant : « Dieu, patrie, humanité, fraternité. »
Dans plus d’une localité, l’Intèrnationale ne faisait
qu’un avec le parti politique radical, et certaines person
nalités ambitieuses cherchaient déjà ase faire d’elle un
simple moyen d’arriver à. un emploi dans le gouverne
ment.
A la Chaux-de-Fonds, cependant, les radicaux, qui d’a
bord avaient patronné l’Internationale (l), s’aperçurent
bien vite qu’ils 'ne pourraient pas dominer et exploiter à
leur profit le mouvement ouvrier, et ils cherchèrent à
l’étouffer au berceau. Le National suisse, journal radical
de la Chaux-de-Fonds, commença dès lors contre l’Inter—
nationale une guerre de calomnies et d’attaques per—
sonnelles. Il en fut autrement à Genève. où les organes
radicaux, la Suisse radicale et le Carillon, se montrèrent,
dans un but intéressé, sympathiques à l’Internationale,

' (1) M. l’avocat Aug. Corna'z, alors rédacteur du National suisse,


organe du parti radical neuchâtelois, avait fait partie en 1866 de la
Section internationale de la Chaux—de-F0nds.

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'
_5_

sur laquelle ils comptaient pour rétablir le gouverne—


ment Fazy qui venait d’être renversé.
Coullery, en qui se personnifiait alors l’Internationale
dans les cantons romands de la Suisse, déployait la plus
grande activité pour la propagande. Il donnait meetings
sur meetings, prêchant de village en village l’union des
travailleurs et la fraternité. ,
Il voulut avoir un journal à lui, et n’ayant pu trouver
d’imprimeur, il monta lui-même une imprimerie. Le
journal parut sous le titre de la Voiæ de l’Avem‘r; son
premier numéro porte la date du 31 décembre 4865.
La Voiœ de l’Avenir, quoique fort mal rédigée, et
n’ayant d’autre programme qu’une sorte de néo-christia—
nisme humanitaire, trouva de nombreux lecteurs, non
seulement en Suisse, mais en France. Il faut dire que
c’était ,à ce moment, avec la Tribune du peuple et la
Liberté de Bruxelles, le seul organe socialiste qui se pu
bliât en langue française. On trouvera aux Pièces j ustifi—
catives (1) quelques citations qui feront connaître d’une
manière exacte la couleur et les principes de ce journal.
En septembre 1866 eut lieu à Genève le premier Con
grès‘général de l’Internationale. Presque toutes les Sec
tions de la Suisse romande y furent représentées. Le
compte—rendu que nous avons sous les yeux n’indique
pas les noms des délégués ; nous citerons de mémoire,
entr’autres, Coullery pour la Chaux-de-Fonds, Guillaume
pour le Locle, Schwitzguébel pour Sonvillier, Becker et
Dupleix pour Genève.
Ce Congrès, dans lequel furent, adoptés les Statuts
généraux de l’Association, n’exerça sur les Sections de la
Suisse romande qu’une médiocre influence. On se rap—
pelle qu’à Genève les discussions furent presque en
tièrement dirigées par les mutuellistes parisiens, Tolain,
Murat et Fribourg, et qu’en dehors de l’adoption des Sta
(1) Voir Pièces justificatives, I.
__6_.

tuts. le Congrès ne prit aucune décision de réelle impor


tance. D’ailleurs, nous l'avons dit, à ce moment-là, dans
cette période embryonnaire où l’Internationale se cher—
chait elle-même, aucune des Sections de notre région
n’avait encore conscience de la portée réelle de l’acte
qu’elles avaient accompli en créant l’Association interna
tionale des Travailleurs ; on ne concevait d’autre solution
aux problèmes économiques que la coopération et les
réformes législatives, et le programme de la Voix de
l’Avenir exprimait assez fidèlement, dans sa religiosité
sentimentale, les tendances générales des ouvriers suis
ses. Ce ne fut qu’après le Congrès de Lausanne. en
4867, que quelques jeunes gens. révolutionnaires incon
scients d’eux—mêmes jusque-là, sentirent s’éveiller en »
eux une vie nouvelle au contact des prolétaires du reste
de l‘Europe, et entrevirent pour la première fois, dans
leur réalité humaine et scientifique, les perspectives
grandioses de la révolution sociale universelle.
\

'Il.

Voici la liste des Sections de la Suisse romande qui


furent représentées au Congrès international de Lau
sanne (septembre 186 7) et les noms de leurs délégués :
Sections de Genève (centrale, graveurs et bâtiment);
délégués : Dupleix, relieur ; Perron, Charles , peintre sur
émail; Monchal, Jules,graveur; Quinet, Ferdinand, tail
leur de pierre; Treboux, Samuel, plâtrier.
Section de Carouge : Blanc, professeur.
Section de Lausanne : Gret, Isaac, tanneur; Favrat,
Philippe, agent d’affaires; Aviolat, Marc, typographe.
Section de Sainte—Croix: Cuendet-Kunz, fabricant de
pièces à musique.
Section de Morat: Hafner, avocat.
_7._

Section de la Chaux-de-Fonds : Coullery, Pierre. mè


decin.
Section du Locle : Guillaume, James, professeur.
Section de Saint-Imier: Vanza, Félix, comptable.
Section de Bienne : Roth, mécanicien.
Plusieurs Sections de langue allemande, formées dans
des villes de la Suisse romande, mais appartenant à la
Fédération spéciale des Sections de langue allemande,
étaient aussi représentées au Congrès, de même que quel—
ques Sociétés étrangères a l’Internationale, comme la
Société industrielle et commerciale de Lausanne, la So
ciété du Grütli de Lausanne, l’Union typographique de
Lausanne, la Société du Grütli de Delémont, etc.
Il ne peut entrer dans le programme de ce Mémoire de
faire l’histoire des Congrès de l’Intèrnationale ; aussi nous
bornerons—nous à insister sur deux ou trois points qui,
au Congrès de Lausanne, intéressaient spécialement les
Sections romandes.
Le premier point, c’est l’incident relatif à une proposi—
tion émanant d’une assemblée populaire tenue a‘Genève,
et dont Perron de Genève était le porteur. Cette proposi
tion était rédigée sous la forme de deux questions posées
au Congrès, comme suit: '
« La privation des libertés politiques n’est-elle pas un
obstacle à l’émancipation sociale des travailleurs, et l’une
des causes principales des perturbations sociales?
» Quels sont les moyens de hâter ce rétablissement des ‘
libertés politiques ‘2 Ne serait-ce pas la revendicati0n par
tous les travailleurs du droit illimité de réunion et de la
liberté illimitée de la presse? »
Ces ‘questions, dans l’intention de Perron et de l’assem—
blée populaire genevoise, devaient servir en quelque
sorte de pierre de touche pour éprouver la sincérité de
certains délégués parisiens, sur lesquels planait, depuis
l’année précédente, le soupçon d’être des agents impé—
-3..—

rialistes. Elle était donc bien moins destinée à devenir


l'occasion d’une discussion de principes sérieuse et ap—
profondie, qu’à provoquer de la part des délégués en
suspicion une déclaration publique et franchement répu
blicaine. TOus ceux qui appuyèrent la proposition avaient
été mis au fait et savaient que tel en était le but. C’est
aussi ce qui explique la demande de Perron, tendant à
faire placer ces deux questions en tête de l’ordre du jour,
afin que la déclaration républicaine précédât toutes les
discussions d’ordre économique. Cette demande fut reje
tée par 30 voix contre' 21, la plupart des rejetants n’en
ayant pas compris l’intention.
La proposition de l’assemblée populaire genevoise ne
fut donc mise en discussion que dans la sixième séance
du.Congrès, et le résultat fut l’adoption par le Congrès,
sans discussion et à l’unanimité moins deux voix, de la
résolution suivante :
« Le Congrès de l’Association internationale des tra—
vailleu‘rs, réuni à Lausanne ,
« Considérant que la privation des libertés politiques
est un obstacle à l’instruction sociale du peuple et à l’é
mancipation du prolétariat, déclare:
( 1° Que l’émancipation sociale des travailleurs est in
séparable de leur émancipation politique.
« 20 Que l’établissement des libertés politiques est une
mesure première d’une absolue nécessité. »

On le voit, dans la 2" partie de la résolution, le Con—


grès de Lausanne paraissait s’en tenir au programme de
la Ligue bourgeoise de la paix, ou à ce qui devintyplus
tard le programme d’Eisenach (c’est-à-dire du parti dé-Ï
m00rate-socialis’te allemand). Mais, nous le répétons, il
ne faut pas attacher d’importance exagérée à cette décla
ration, qui fut votée uniquement pour donner satisfaction
aux susceptibilités de quelques délégués genevois, et qui
74,.æ...

t.__ 9 _

était tout simplement une manière de désavouer toute


alliance entre le socialisme et l’empire français.
Un second point qui a son importance, c’est l’attitude
que prit Coullery, le délégué de la Chaux-de-Fonds,
dans la question de la propriété, Une discussion s’étant
engagée entre Longuet et Chemalé d’une part, et De
Paepe d’autre part, sur l’entrée du solà la propriété col
lective, -Coullery s’éleva très violemment contre l’idée
collectiviste, et se déclara « partisan de la liberté la plus
absolue, et par conséquent de la propriété individuelle. »
De Paepe lui répondit par un discours qui fut un événe
ment, et dans lequel, pour la première fois, se trouva
exposée la théorie collectiviste que l’Internationale allait
bientôt inscrire sur son programme. Toutefois les idées
étant encore très partagées, et les Français étant presque
‘tous mutuellistes, tandis que les Anglais et les Allemands
étaient communistes d’Etat et que les délégués des autres
nationsn’avaient pas d’opinion formée, la discussion fut
remise au prochain Congrès. Mais dès ce moment la
question de la propriété se trouvait posée au sein des '
Sections romandes, et Coullery, qui avait jusqu’alors
marché à l’avant-garde des idées nouvelles, se voyait dé
passé, et était condamné, par ses doctrines individualis
tes et sentimentales, à se voir bientôt obligé de rompre
avec l’Internationale qui devenait collectiviste et révolu
tionnaire. - ,
Mentionnons encore un dernier point: l’attitude du
Congrès ouvrier à l'égard du premier Congrès de la Ligue '
de la paix et de la liberté, qui allait se tenir à Genève la
semaine suivante. _
Une commission composée de Dupont, membre du
Çonseil général de Londres, Klein de Cologne, Bürkly de
Zurich, Hafner de Morat, et Rubaud de Neuville-sur
Saône. avait rédigé un projet d’adresse dans lequel le
Congrès international déclarait « adhérer pleinement et
—lO—‘

» entièrement au Congrès de la Paix qui se réunira le Q,


» septembre à Genève et vouloir le soutenir énergique—
» ment dans tout ce qu’il pourrait entreprendre pour
» réaliser l’abolition des armées permanentes et le main
» tien de la paix, dans le but d’arriver le plus prompte
» ment possible a l’émancipation de la classe ouvrière et
» à son affranchissement du pouvoir et de l’influence du
)>capital, ainsi qu’à la formation d’une confédération
» d’Etats libres dans toute l’Europe. »
Cette adresse rencontra quelque opposition de la part
de De Paèpe, de Bruxelles, qui montra très—bien l’erreur
dans laquelle on tombe en demandant la paix pour arri
ver plus promptement à la réorganisation sociale, tandis
qu’au contraire la paix ne peut être qu’un résultat de
cette réorganisation sociale. — Eccarius, membre du
Conseil général de Londres, déclara que le Conseil gé
néral avait donné pour instruction à ses délégués de ne
pas faire encore adhésion au Congrès de la Paix ,, parce
qu’il ne croit pas que ce Congrès ait l’intention de com—
' battre les véritables causes de la guerre; mais que du
reste il n’avait pas d’objection à ce qu’on adoptât l’a
dresse. — Tolain, de Paris, formula aussi quelques ré
serves contre le Congrès de la Paix, et exprime des dou
tes au sujet des intentions de réforme sociale prêtées à
ses promoteurs. -
Les délégués des Sections romandes, novices encore
dans la question, et qui n’avaient vu dans le futur Con
grès de la Paix que les grandes assises de la démocratie
universelle, se montrèrent en général fort étonnés de ces
hésitations de leurs collègues. Perron de GenèVe déclara
que la Ligue de la paix partageait entièrement les idées
de l’Association internationale des travailleurs, comme
le prouvait son programme, —— et ceci, remarquons—le
en passant, fait Voir combien l’Internationale était encore
mal comprise par ses plus chauds adhérents de la Suisse
-.-‘:

——ll

romande. — Coullery de la Chaux-de—Fonds fit un dis


cours__très véhément pour appuyer Perron. Je ne com
prends pas, dit-il, que tous les délégués ne soient pas
immédiatement d’accord sur une question comme celle
ci ! Nous devons nous joindre au Congrès de la Paix, qui
veut l’abolition des armées permanentes; ce sont elles
qui maintiennent la tyrannie ; elles sont armées pour les
despotes. Il faut désarmer les armées, et armer le peuple
souverain, en organisant les milices. —— Puis, s’abandon
‘nant a ces hyperboles lyriques qui lui étaient familières :
Envoyez-la donc, cette adresse au Congrès de la Paix,
s’écria—t-il; envoyez-la, que ce soit par la poste ou par
un délégué! J’irais moi-même, s’il le fallait, à. pied, quand
il y aurait cent cinquante lieues à faire, marchant jouret
nuit, afin de porter à temps au Congrès de la paix l’adhé
sion du Congrès des travailleurs !
Dupleix, de Genève, intervint a son tour, et défendit
avec vivacité les membres de la Ligue de la Paix du re
proche d’être des bourgeois. Si le Comité qui a pris l’ini—
tiative du Congrès de la Paix est composé de bourgeois.
dit—il, alors Monchal, Perron, J .—Ph. Becker et moi nous
sommes des bourgeois, car nous faisons partie de ce
Comité. _ _
En fin de compte l’adresse fut votée, avec un amende
ment de Tolain qui disait que le Congrès de l’Internatio
nale subordonnait son adhésion au Congrès de la Paix à
l’acceptation par ce dernier des principes de réforme
économique énoncés dans l’adresse. Tolain, De Paepe)et
Guillaume furent ensuite chargés de la présentation de
cette adresse. ' '
Nous avons insisté sur cet incident, parce qu’il fait
voir clairement qu’en 1867 il n’y avait pas encore, dans
la croyance des délégués de l’Internationale, de dissi
dence sérieuse de principes entre eux et la Ligue de la.
paix. On pouvait, sans passer pour un traître et un
—-12—Y
bourgeois.‘ être tout a la fois, comme J .-Ph. Becker et
ses collègues de Genève, membre du Comité de la Ligue
de la Paix et membre de l’Internationale. Ce ne fut que
peu à peu que l’Associationinternationale comprit qu’elle
devait suivre sa voie propre, dans laquelle toute alliance
avec n’importe quel parti bourgeois était impossible , et
que dans ce principe en vertu duquel elle s’était fondée,
« l’affranchissement des travailleurs par les travailleurs
eux-mêmes , >> était renfermé en germe un programme
absolument nouveau, dont les différentes parties devaient
s’élaborer lentement et par un travail successif dans le
sein de l’Association.
On connaît les scènes orageuses qui marquèrent le
premier Congrès de la Paix, et la manière dont la bour
geoisie genevoise, dirigéepar le fameux radical James
Fazy, accueillit les bourgeois radicaux du reste de l’Eu
' rope. Ces querelles de famille empêchèrent la discussion
sérieuse qui devait s’établira propos de l’adresse du Congrès
de l’lnternationale. Quelques—uns des nôtres prirentnéan
moins la parole, entr’autres Dupont, Longuet et De Paepe;
M. Chaudey, avocat de Paris, parla dans le sens de la
conciliation‘entre les socialistes et les bourgeois; et le
citoyen Bakounine, que chacun de nous vit ce jour—là
pour la première fois, prononça un énergique discours
dans lequel il émit sa théorie, devenue populaire depuis,
de la destruction des États politiques et de la libre fédé
ration des communes. L’impression produite par Bakou—
nine est indiquée par le début du discours de Longuet,
qui disait, parlant des idées qu’il croyait utile de déve
lopper : « Quelques-uns des orateurs qui m’ont précédé
» à cette tribune les ont déjà émises, et hier un proscrit
» de la Russie du czar, un grand citoyen de la Russie
» future, Bakounine, les exprimait avec l’autorité du
) lutteur et du penseur. »
En terminant ce chapitre, mentionnons une conférence
w, -J’

13

qui eut lieu, pendant le Congrès de Lausanne, entre plu—


sieurs délégués des Sections romandes, et dans laquelle
il fut décidé : 1° que la Voies de l’Aoem‘r serait désormais
l’organe officiel des Sections internationales de la Suisse
romande, et que la rédaction continuerait à être confiée
au Dr Coullery ; ‘2" que le Comité central des Sections de
. Genève recevait, jusqu’au prochain Congrès, la mission
de servir de centre de correspondance entre les Sections
romandes. Ce fut la le premier pas fait vers une fédéra
tion de ces Sections, qui ne devait néanmoins s’accomplir
qu’une année plus tard.

111.

Nous devons raconter maintenant la crise politique qui


agita le canton de Neuchâtel dans l’hiver de 1867 à 1868,
et qui eut une influence décisive sur le développe—
ment ultérieur de l’Internationale dans les Montagnes ju
rassiennes. ‘ ,
Les membres de l’Internationale, dans le canton de
Neuchâtel, étaient presque tous des adhérents du parti
radical, qui, ne trouvant pas ce parti politique assez
: avancé, avaient adopté le programme socialiste; les uns
n’en continuaient pas moins à se considérer comme ap—
partenant aux radicaux et à voter avec eux; d’autres
avaient préféré se constituer à part sous divers noms, tels
que Jeunes radicaux, Démocratie sociale, etc.
A la Chaux-de-Fonds, où l’Internationale comptait le
plus d’adhérents, les socialistes ne furent pendant long
temps qu’une nuance du parti radical, et ce parti avait
même envoyé Coullery comme député au Grand Conseil
(Conseil législatif cantonal élu tous les trois ans) aux
précédentes élections. Maisles attaques furibondes du Na
tional suisse, organe des radicaux. contre ceux qu’il appe—
lait les coullerystes, obligèrent ‘enfin les internationaux de
— 14 — \

se séparer définitivement du parti radical; ils se consti—


tuérent alors sous le nom de parti de la Démocratie s0
ciale. . ‘
Déjà un an auparavant (février 1866), le Dr Coullery avait
été élu juge de paix de la Chaux-de—Fonds, en opposition
au candidat radical (M. C. Ribaux); les conservateurs et les
anciens royalistes lui avaient donné leurs. voix. Ce fut en
juillet 1867 qu'en vue de la campagne électorale qui allait
s’ouvrir pour le renouvellement des autorités cantonales
en mai 1868, le parti de la Démocratie sociale annonça
par un manifeste sa constitution définitiveà la Chaux-de
Fonds. En même temps, Coullery, pour donner à ses
amis une occasion d’essayer leurs forces dans une lutte
préliminaire, donnait sa démission de juge de paix. La
Démocratie sociale choisit comme candidat à ce poste un
citoyen appartenant à la bourgeoisie conservatrice, M.
Henri-Philippe Brandt. Cette élection, dans le plan des
coullerystes, devait servir de point de départ a une agita—
tion anti—radicale; les voix conservatrices étaient assu
rées à M. Brandt, et le candidat mis en avant par la Dé
mocratie sociale devait obtenir ainsi une majorité cer—
taine. Les radicaux déjouèrent cette manœuvre, en adop
tant de leur côté M. Brandt comme leur candidat; il
fut donc élu à l’unanimité. i
Au Locle, les choses se passaient autrement; les inter—
nationaux n’avaient pas rompu.avec le parti radical et,
croyant à l’honnêteté de certains hommes politiques qui
faisaient en ce moment des avances au socialisme, ils
espéraient amener par la persuasion tout le parti radical .
loclois a se joindre à l’Internationale.
Le délégué du Locle au Congrès de Lausanne, James
Guillaume (professeur a. l’École industrielle du Locle),
projetait avec un de ses amis, Fritz Robert (professeur à
l’Ecole industrielle de la Chaux-de-_Fonds), la création
d’un petit journal qui devait traiter, au point de vue scien

l
.‘-J

15

tifique, les questions sociales et qui se serait nommé


l’Aoant—garde, organe de la jeunesse radicale. Sur ces
entrefaites, le rédacteur du Diogène, Henri Moral (em
ployé à la gare de la Chaux-de-Fonds), qui voulait quitter
ce journal pour faire des études de notaire et d’avocat (i ),
proposa à ces deux jeunes gens de reprendre, avec
' quelques autres collaborateurs, la direction du Diogène
(octobre 1867).
Le Diogène était un journal charivarique, paraissant à
la Chaux-de—Fonds depuis 1862. Sans couleur politique à.
l’origine, il était devenu plus tard, entre les mains de Morel,
un des organes des coullerystes; mais sa polémique était
trop personnelle, son charivarismetrop souvent de mauvais
goût. Robert et Guillaume avaient rêvé un journal sé
rieux, essentiellement scientifique; néanmoins, sur les
instances de Morel et de Coullery, et ayant vu qu’il s’a—
gissait de sauver, par des sacrifices personnels, une si—
tuation financière des plus compromises, ils se dévoué
rent. Mal leur en prit: ils\se tro‘uvèrent, dés leurs dé
buts, embarqués par la faute de Morel dans une affaire
des plus désagréables, à l’occasion d’un article satirique
qui occasionnaun procès entre Guillaume et le fils d’un
riche industriel du Locle. Aussi Robert abandonna—HI le
Diogène à la fin de 1867, après trois mois de collabora—
fion. Guillaume tint bon jusqu’au bout; il faisait la partie
sérieuse du journal, les articles de principes, combattant
à la fois les conservateurs et les radicaux, et repoussant
surtout avec indignation l’accusation du National suisse
qui prétendait que les socialistes s’alfieraient aux conser—
vateurs lors des élections. Il déclara à plusieurs reprises,
de la manière la plus solennelle, que les socialistes ou,
comme on disait alors au Locle, la Jeunesse radicale, ne
feraient jamais alliance avec le parti conservateur. — Le
. \
(1) Il est devenu dès lors député radical au Grand Conseil neuchâ
telois, et est en passe de faire une brillante fortune politique.
_'16 _

Diogène" cessa de paraître au commencement d’avril


1868.
Coullery, qui rédigeait la Voix de l’A venir, collaborait
aussi au Diogène, et publiait un. troisième journal semi
politique, la Feuille d'A’vis de la Chaux—de-F0nds. Atta
qué avec le plus incroyable acharnement par la presse
radicale, il répondait dans ces trois journaux, tous trois
imprimés chez lui, avec une violence égale à celle de ses
adversaires. De plus en plus il abandonnait le terrain de
la propagande internationale, pour devenir un simple
chef de parti politique, cherchant à grossir par tous les
moyens la phalange des électeurs pour le moment du
scrutin. Il ne lui répugnait point d’entendre appeler coul
lerystes ceux qui professaient les mêmes principes que
lui; et la Section internationale du Locle ayant une fois
protesté publiquement, par“un article inséré dans la Voies
de l’Avenir, contre cette dénomination de 'coullerystes,
disant que les internationaux étaient des socialistes et
non des coallerystes, les champions d’un principe et non
les partisans d’un homme, Coullery semontra fort cf- .
fensé de cette déclaration des Loclois, qu’il considère
comme un acte d’hostilité contre lui. Les Sections inter
nationales de la Suisse romande étaient du reste très—
mécontentes de voir leur organe officiel, la Voiœ de l’A
oenir, devenu entre les mains de Coullery un simple in
strument de polémique personnelle, et elles en témoigné
rent plusieurs fois leur déplaisir.
Cette polémique furibonde contre ce qu’on appelait la
coterie radicale valut à Coullery deux procès de presse, à
la suite desquels il fut condamné, par le tribunal correc—
tionnel du Locle, à 23 jours de prison et a ’150 francs d’a
mende. Bien que déjà séparés sur plusieurs points du
programme coulleryste, les internationaux loclois n’en
étaient pas moins des amis personnels de Coullery, qu’ils
regardaient encore comme un type de loyauté et de dé
__47__
:sintéressement: Constant Meuron et J. Guillaume s’em
pressèrent de s’offrir au tribunal comme cautions afin
d’obtenir quelques heures de liberté pour Coullery, qui
avait des affaires de famille à régler; le tribunal re—
fusa. ' '
L’emprisonnement de Coullery lui valut un regain de
popularité; son retour a la Chaux-de—Fonds, à sa sortie
de prison, fut un véritable triomphe; trois mille citoyens
de la Chaux-de—Fonds et du Locle l’attendaient à la gare,
et l‘escortèrent au chant de la Marseillaise, jusqu’au
local de 1’Internationale, ,où Coullery fit un de ces dis-—
cours pathétiques dont il a le secret et que l’auditoire
écouta les yeux humides. ‘
Au commencement de février 1868, la Démocratie so—
ciale de la Chaux-de-Fonds publia son programme, sous
la forme d’une grande affiche rouge (1). Ce programme,
très peu socialiste et absolument exempt de toute ten
dance révolutionnaire, fut très diversement apprécié. Le
National suisse, organe des radicaux de la Chaux—de—
Fonds, l’attaque violemment et prétendit n'y voir qu’un
ramas d’utopies creuses; tandis qu’au contraire le Pre—
mier—Mars, organe des radicaux de Neuchâtel, prétendait
que tout ce programme avait été volé aux radicaux, et
que les principes qu’il contenait étaient la chair de leur
chair et le sang de leur sang. Ce programme n’exerça
qu’une médiocre influence; mais il est intéressant à étu
dier comme donnant la mesure de ce que l’lnternationale,
chez nous, dans son immense majorité, entendait alors
par réformes sociales. '
Il faut mentionner un incident qui fera voir d’une ma
nière plus claire en quelles relations les socialistes loclois
Le trouvaient avec les radicaux de cette localité. Chaque
nuée, le canton de Neuchâtel célèbre par une fête po
tulaire l’anniversaire de la proclamation de la Républi
(1) Voir Pièces justificatives, II. 2
que (’1er mars 1848), et cette
..' 43fête est en général l’occasion '
de manifestations politiques. Le Locle célèbre en outre,
chaque année bissextile, l’anniversaire du 29 février , la
République ayant été proclamée ce jour—là au Locle en
{848, avant toutes les autres communes du canton. En
1868, la fête du 29 février fut marquée par un épisode
qui fit du bruit : les radicaux de Neuchâtel, qui voyaient
avec inquiétude leurs coreligionnaires du Locle faire
cause commune avec les socialistes , résolurent de pro
fiter de la réunion du 29 février pour chercher à
rompre cette bonne harmonie; ils envoyèrent au Lo
cle comme délégués deux des leurs, MM. Eugène Bo
rel, conseiller d’Etat, et Lambelet, avocat. Ces Messieurs,
du haut de la tribune populaire, prononçèrent des dis
cours fort habiles, où ils représentèrent les socialistes
comme des agents du parti conservateur qui cherchaient
à jeter la discorde dans le camp radical. Quoique l’audi
toire fût composé en majorité de radicaux, ces discours
furent très mal accueillis; M. Eugène Borel ne put ache
ver le sien, et faillit être précipité de la tribune. Une vi—
goureuse réplique de Guillaume fut chaleureusement ap
plaudie; les délégués de Neuchâtel s’en retournèrent
l’oreille basse,‘ et on put croire ce jour-là que ceux des
citoyens du Locle qui avaient jusqu’alors suivi les me
neurs radicaux, allaient désormais marcher sous la ban
nière du socialisme. —— Vaine espérance, comme on le
vit bientôt.
A partir de ce moment, la scission entre la Chaux-de
Fonds et le Locle alla s’accentuant, et une vague mé
fiance commença à naître dans l’esprit des Loclois con—
tre les projets de Coullery, toujours accusé par les
radicaux de vouloir s’allier aux conservateurs, et qui,
tout en se défendant d’une telle intention, les ménageait
cependant d’une manière singulière dans sa polémique.
Bientôt, mécontent des articles où Guillaume affirmait si
' a»?

_19_
hautement que la coalition aristo—socialiste, comme on
l’appelait, était une infâme calomnie des radicaux, Coul
lery supprimait le Diogène, dont il était l’éditeur, sans
néanmoins rompre ouvertement avec Guillaume. En
même temps paraissait, pour remplacer le Diogène, le
premier numéro de la Montagne , journal quotidien ,
organe de la démocratie sociale. Ce journal devait être
rédigépar un Comité dans lequel ‘ figuraient particulière
ment Coullery et F. Robert pour la Chaux-de-Fonds , et
Guillaume (qui n’avait pas été consulté) pour le Locle.
Dans le n° 3 de ce nouveau journal parut un article, du
à la plume de Coullery, et dans lequel celui-ci, jetant
enfin le masque, avouait carrément la coalition qu’il pro—
jetait avec les conservateurs: l’opposition, selon lui,
devait accepter dans ses rangs tous les adversaires
du parti radical, quelle que fût leur couleur politique.
A cette lecture, les socialistes loclois comprirent qu’ils
avaient été dupes, et Guillaume écrivit immédiatement
une lettre qu’il rendit publique, pour annoncer qu’il ré«
pudiait toute solidarité avec Coullery et les hommes de
la Montagne. .
Là-dessus, grand émoi à la Chaux-de-Fonds. A tout
prix, il faut ramener les Loclois,obtenir la rétractation de
la lettre deGuillaume. Coullery lui écrit pour protester
de la pureté de ses intentions ; des délégués de la Chaux
de-Fonds, les'uns de très bonne foi, les autres habiles
diplomates, arrivent au Locle et convoquent une réunion
de la Séction internationale pour avoir une explication
solennelle. Dans cette réunion, les délégués de la Chaux—
de-Fonds déclarent que l’article de Coullery a, été mal in
terprété, queGuillaume a agi avec trop de précipitation.
Coullery, qui était présent, dit qu’il y a eu malentendu,
il donne sa parole que jamais il n’a songé à une alliance
avec les conserVateurs, que cette alliance ne se fera
jamais. Fritz Robert conjure Guillaume de reconnaître
20—
1

son erreur, d’ouvrir les yeux. Enfin, après une scène


d’efl'usion touchante,
déclaration on rédige
donnant acte d’un commun
à Cpullery «de ses accord une ' "
promesses

solennelles.
Quelques jours plus tard paraissait la liste des candi
dats de la Démocratie sociale de la Chaux-de-Fonds, et .
la moitié de ces candidats étaient conservateurs ! — Que
faire ‘.’ Une partie des coullerystes, fanatisés jusqu’au d‘é— _.1_2....1..;. '.ALJ.L
lire, suivirent le maître dans sa trahison ; d’autres‘se’ ré
voltèrent, et se refusèrent a voter la liste. L’élection fut
une défaite pour les coullerystes, et le chef du parti, qui
avait rêvé l’ascension au pouvoir au ' moyen de l’Interna—
tionale aidée des bourgeois conservateurs, vit s’écrouler
l’échafaudage qu’il croyait si habilement combiné. Il fut
élu néanmoins membre du Grand—Conseil, avec un autre
pseudo—socialiste de la Chaux-de-Fonds, M. Elzingre;
mais tous deux se gardèrent bien'de jamaisy souffler mot
de l’Internationale.
De ce moment date la haine implacable de Coullery et
de ses fanatiques contre Fritz Robert— qui s’était séparé
d’eux au dernier moment — contre Guillaume et contre
quelques autres Loclois, haine dont on verra plus loin
les résultats dans les questions qui furent agitées l’année
suivante au sein de l’Internationale. _
Les socialistes loclois s’étaient refusés à pactiser avec
les conservateurs; mais, trop faibles pour marcher seuls,
ils furent les dupes des radicaux. Déjà au mois de mars,
ils avaient pris au sérieux une proposition de révision de
la Constitution neuchâteloise, faite par quelques députés
radicaux du Locle; mais lorsque vint le moment de la
votation populaire sur la Constitution révisée , ils virent
ceux-là même qui étaient les auteurs de la proposition
voter côntre le projet, qui fut rejeté à une grande majo
rité. Cette première leçon ne leur suffit pas : ils se laissè—
rent prendre une seconde fois au piège par les radicaux,
_21_
;lors des élections pour le Grand-Conseil, leur propo
, t d’acéorder sur leur liste une place à un candidat
liste au choix des internationaux. Les internatio
: désignèrent le citoyen Augustin Monnier; et toute
j; te radicale passa, sauf le candidat socialiste, resté
Ïle carreau avec les voix des seuls internationaux, les
icaux, au dernier moment, éyant voté pour un con—
ateur. Les Loclois, joués ainsi.deux fois de suite,
ent qu’ils ne le seraient pas une troisième, et c’est
> qu’ils prirent la résolution solennelle de s’abstenir
' façon absolue de toute participation à la politique
»eoise, résolution qu’ils annonçaient quelque temps
dans une adresse aux socialistes genevois insérée
. la Liberté de Genève du 24 octobre 1868.
ici, en passant, comment ce même journal laLiberte’,
.ervait alors d’organe officieux à 1‘Internationale de
Ive, appréciait dans son numéro du Î) mai 1868 la
uite des coullerystes/ dans les élections neuchâte—
Ï de mai 1868 : ,
" es élections au Grand-Conseil qui ont eu lieu dî
he dernier dans le canton de Neuchâtel, seront,
j l’espérons, une leçon suffisante pour le parti de la
cratie socialiste (de la Chaux-de-Fonds). Allié de
'ux conservateurs royalistes, ce parti n’a réussi qu’à
arriver au pouvoir législatif les adversaires déclarés
ute idée de réforme et de progrès; aveuglé par sa
' de la coterie radicale, il a tout sacrifié au succès...
ïsuccès lui a manqué. »

1 IV.

us devons maintenant parler du développement de


rnationale à Genève après le congrès de Lausanne
ndant la première moitié de 1868, et particulière
de la fameuse grève des ouvriers en bâtiment, qui
-22—

eut un si grand retentissement. Nous regrettons de ne


pas pouvoir le faire avec tous les détails, n’ayant pas à
notre disposition les documents officiels qui nous seraient
indispensables pour un travail complet; mais le court
aperçu que nous donnerons suffira’ au moins pour rem
plir notre but, qui est de donner une idée exacte des ten—
dances diverses qui se manifestèrent, dès cette époque,
dans l’Internationale genevoise.
Les ouvriers genevois se divisent en deux grandes
branches : ceux qui sont occupés à la fabrication de l’hor
logerie et des pièces à musique (monteur de boîtes, gra
veurs et guillocheurs, faiseurs de secrets, faiseurs de res—
sorts, repasseurs et remonteurs , faiseurs d’échappe—
ments, bijoutiers, etc.,) et qu’on désignait sous le nom
général d’ouvriers de la fabrique, nonpas qu’ils travail—
lent dans une fabrique comme les ouvriers des filatures
anglaises, par exemple, mais parce que, dans le dialecte
genevois, l’ensemble de l’industrie horlogère, patrons et
ouvriers , s’appelle en un seul mot la fabrique ; — et en
second lieu les ouvriers qui n’appartiennent pas à la fa
brique et qui sont occupés à ce qu’on appelle les gros
métiers (menuisiers, charpentiers, serruriers, ferblan
tiers, tailleurs de pierres, maçons, plâtriers , peintres,
couvreurs, etc.); ceux—là sont désignés par le terme gé
nérique d’ouvriers du bâtiment. >
Les ouvriers de la fabrique sont presque tous citoyens
genevois et domiciliés à Genève d’une façon permanente;
leur salaire est à peu près double de celui du bâtiment;
ils ont plus d’instruction que ces derniers ; ils exercent
des droits politiques, et sont en conséquence traités avec
beaucoup de ménagement par les chefs de partis bour—
geois; en un mot, ils forment une sorte d’aristocratie
ouvrière. — Les ouvriers du bâtiment, par contre, sont
généralement des étrangers, Français, Savoisiens, Ita
liens, Allemands, et forment une population flottante qui
;
23

change continuellement; leur salaire est minime et leur


travail beaucoup plus fatigant que celui des horlogers;
ils n’ont guère de loisirs à donner à leur instruction ; et,
en leur qualité d’étrangers, ils n’exercent aucun droit
politique, ensorte qu’ils sont exempts du patriotisme étroit
et vaniteux qui caractérise trop souvent l’ouvrier genc—
voise proprement dit; en un mot les ouvriers du bâti
ment forment le véritable prolétariat de Genève.
Les corps de métiers du bâtiment avaient été les pre
miers à. adhérer à l’Internationale, tandis que ceux de la
fabrique se tenaient pour la plupart encore dans une
prudente expectative ou dans une dédaigneuse indiffé
rence, quelques—uns même se montrant absolument hos—
tiles. Dans l’automne de 1867 les divers corps de métier
du bâtiment avaient en de nombreuses réunions, dans
lesquelles ils s’étaient occupés de la révision des tarifs des
prix de main-d’œuvre, dans le sens d’une augmenta—
tion du 20 °/, et d’une diminution des heures de-traæil ;
et le 19 janvier 1868, réunis en assemblée générale, ils
adoptèrent d’un c0mmun accord un projet d’ensemble,
qu’ils envoyèrent aux patrons. Ceux-ci ne firent d’abord
aucune réponse, puis cherchèrent à traîner les choses
en longueur; enfin, les ouvriers du bâtiment, voyant la
\ mauvaise Volonté des patrons, résolurent d’en appeler à
l’Internationale qui jusqu’alors n’avait pas été directement
mêlée dans l’affaire, les sections de métier du bâtiment
n’ayant pas agi comme sections de l’Internationale, mais
...}»
simplement à titre de représentants de leur métier res
Èï’s‘
s"äî=& pectif. En conséquence, le 14 mars, le comité central des
sections internationales de Genève prit l’affaire en
mains, et nomma un comité d’action de trois membres,
qui fut composé des citoyens Paillard, Mermillod et
Weyermann, le premier ouvrier plâtrier, les deux autres
appartenant aux sections de la fabrique.
. Le comité d’action essaya de faire accéder les patrons
‘ .
‘ «
. "
i ‘m.
_ 24.
aux réclamations des ouvriers, qu’ils avaient considéra
blement réduites en vertu des pleins-pouvoirs qu'ils
avaient reçus; les négociations n’aboutirent pas. Le 23
mars au soir fut convoquée, dans le bâtiment du stand,
une assemblée générale de toutes les sections de l’Inter—
nationale; 5000 travailleurs y assistaient : le comité y ren
dit compte de ses efforts infructueux, et les délégués des
ouvriers en bâtiment déclarèrent que, devant l’attitude
des patrons, les sections des tailleurs de pierres, maçons,
peintres et plâtriers étaient forcées de se mettre en grève.
Dès le début de l’agitation, la presse bourgeoise, le
Journal de Genève en tête, avaient débité au sujet de
l’lnternationale les contes les plus ridicules et les calom
nies les plus absurdes; il n’était question dans les colon
nes de ces journaux que de meneurs étrangers, d’ordres
venus de Londres et de Paris, de sommes énormes
mises par l’Internationale à la disposition des grévistes,
etc., etc. Une fois la grève déclarée, l’émotion devint.
générale et de Genève et de la Suisse s’étendit à toute:
l’Europe; les journaux parisiens et le Times lui—méme—
entretinrent leurs lecteurs des horreurs qui se passaient.
à Genève!
Les patrons déclarèrent, dans une affiche monstre, que
si les grévistes ne reprenaient pas le travail, ils pro céde
raient à une fermeture générale des ateliers : et en effet.
ils exécutéremt leur menace quelques jours après; tous
les ateliers de menuisiers, de charpentiers et de ferblan»
tiers furent fermés, et mille ouvriers de plus furent ainsi
jetés sur le pavé ! '
Cependant l’Internationale, en dehors de Genève, fai
sait de son mieux pour mériter au moins une partie des
reproches de ses adversaires. Elle organisait des secours
pour les grévistes, et la section du Locle se distinguait
entre toutes: vingt membres de cette section souscxi eut.
une somme de 1500 fr. à titre de prêt, et faisaient imm -
25— \ '

diatement un premier envoi de 600 fr. (1). Un délégué


."z< ' genevois, le citoyen Graglia, fut envoyé à Paris et à Lon—
dres ; les ouvriers parisiens, répondant à l’appel chaleu
reux de Varlin, participèrent largement aux frais de la
.
grève ; par contre le citoyen G‘raglia parle avec amertume
dans ses lettres (2) de l’attitude égoïste des Trade’s
Unions anglaises, « véritables forteresses , » desquelles il
'fi-ËH
"l
'- - ne put obtenir aucun appui.
Les corps de métier de la fabrique montrèrent, dans
' cette circonstance, un véritable esprit de dévouement;
ceux qui n’avaient pas encore adhéré à l‘Internationale
(les guillocheurs et les faiseurs de boîtes à musique) se
hâtèrefit de le faire, et tous puisèrent généreusement
dans leurs caisses de résistaqce pour aider les grévistes;
AL
les monteurs de boites, bijoutiers et graveurs réuniront
à eux seuls à peu près 5000 fr., d’autres sections fr.
1500, 1000, 800, 600, etc. L’entraînement était irrésis
tible, et c’est ce qui explique comment certains corps de
métiers de la fabrique, dont la majorité était très réelle
‘ ment hostile à l’Internationale, se laissèrent subjuguer un
moment par une minorité enthousiaste, qui les entraînait
dans une voie où ils ne la suivirent pas longtemps.
Devant la formidable unanimité des ouvriers de Genèveo
les patrons comprirent qu’il fallait céder; ils consenti
rent enfin à traiter avec les ouvriers en bâtiment, et
ceux-ci obtinrent presque toutes les demandes qu'ils
avaient présentées (premiers jours d’avril). Mais, en si—
gnant le nouveau tarif, les patrons songeaient déjà au
moyen de l’éluder et de le violer, et leur mauvaise foi
devait bientôt rendre une nouvelle grève inévitable.
(l) Le remboursement de ce prêt par les sections de Genève avait
été commencé; mais, après la scission qui se produisrt entre Geneve
et les Montagnes au congrès romand de la Chaux-de-Fonds (1870), il
ne fut plus question de cette affaire. '
(2) Elles figurent au procès de la seconde commission parisienne
de l’Intematwnele.

H-v,-
-
:-'.
. ._

-26...
Le printemps de 1868 et les mois qui suivirent furent
le beau moment, l’époque héroïque, pourrait-on dire, de
l’Internafionale à Genéve. Dans la bataille que les travail—
leurs venaient de livrer à la bourgeoisie et d’où ils étaient
sortis vainqueurs grâce a la solidarité pratique dont ils
avaient fait preuve, les dissidences qui devaient bientôt
se creuser si profondément entre les ouvriers du bâtiment
et ceux de la fabrique n’avaient pu trouver place. Ce ne
devait être que plus tard, lorsque les intrigues des radi
caux bourgeois auraient ramené les ouvriers de la fabri
que sur le terrain de la politique cantonale, et que d’autre
part le programme de l’Internationale aurait été présenté.
aux ouvriers de Genève dans toute sa portée révolution
naire, que le déchirement devait se produire.
L’extrait suivant d’une lettre adressée de Génève à la
Voix de l’Avem’r en date du 6 janvier 1868, fera connaî
tre quelle était, avant la grève, la situation de l’Interna—
tionale dans cette ville :
« Dans nos dernières lettres, nous vous annoncions
l’adhésion de plusieurs sections; aujourd’hui nous vou
lons faire, connaître à tous nos frères le nombre des sec
tions forment actuellement à Genève le groupe de l’Asso
ciation internationale. Ces sections, au nombre de 14,
sont :
La section romande (ou section centrale.)
» allemande
» de Carouge.
» des menuisiers.
» des plâtriers—peintres. ,
» des ébénistes. ‘
» des tailleurs de pierre et maçons.
» des charpentiers.
» des typographes. /
des graveurs.
des bijoutiers.
27

La section des gainiers.


» des ferblantiers.
1
)) des sérruriers.
Ces sections comptent environ 2000 membres... Les
relations suivies que nous avons avec les sociétés ouvriè—
res qui n‘ont pas encore adhéré nous donnent aussi
' l’espoir que, comprenant qu’isolées elles resteront im—
puissantes, elles constitueront enfin de concert avec nous
la fédération de toutes les sociétés de Genève. »
En juin, le chiffre des sections genevoises atteignait
24; c’étaient, outre celles indiquées plus haut,
- les sections des monteurs de boîtes,
» des charpentiers allemands,
» des faiseurs de ressorts,
» des guillocheurs,
des terrassiers et bardeurs,
( des carrossiers,
» des faiseurs de limes,
1p des couvreurs,
» des faiseurs de pièces à musique.
Le local de l’Internationale était alors situé dans la
rue du Rhône, et se composait de deux petites chambres
complètement insuffisantes ; on ne pouvait y tenir d’as—
semblée générale. Avant la fin de 1868, l’Internationale
.
transporta ses pénates à la brasserie des Quatre Saisons,
I
5
quartier de Montbrillant; et ce, fut seulement en 1869
d‘.
.i.
qu’elle s’installa dans le beau bâtiment du Temple Uni- ‘
.....I'
I
que. "
-.| La Voiæ de l’Avenir de la Chaux—de-Fonds servait,
.
comme nous l‘avons dit, d’organe àtoutes les sectionsde
la Suisse romande. Néanmoins, à la fin de 1867, un jeune
radical qui rêvait de remplacer M. Fazy dans la direc
tion de son parti, M. Adolphe Catalan, fonda sous le titre
de la Liberté un journal heldomadaire qui ne s’occupa d’a
bord que de politique, mais qui bientôt devint l’organe
\
, r

,.1
' ,
_23_
officieux de l’Internationale genevoise, jusqu’en 1869, épo
que où M. Catalan, déçu dans son espoir de se faire de
l’Internationale un marchepied pour arriver au gouverne
' ment, fit volte—face au socialisme et rentra dans le giron
du parti radical.

V.

Le troisième congrès général de l’Internationale eut


lieu à Bruxelles en septembre 1868. Les délégués suivants
des sections romandes y assistèrent: Mermillod, Perron,
émailleur, Quinet, tailleur de pierre, et Graglia, délégués
des sections genevoises ; Becker, pour le comité central
des sections allemandes, à Genève ; Catalan, journaliste,
délégué de l’Association du sou par semaine pour l’af—
franchissement de la pensée et de l'individu, à Genève;
Fritz Robert, professeur, délégué des sections de la Chaux‘
de—Fonds, du Locle, du Val de St-lmier, de Bienne, de
Morat et de Moutier.
L’acte principal du congrès de Bruxelles fut son vote
dans la question de la propriété. Les résolutions suivantes
furent adoptées par 30 voix contre 4, avec 45 abstentions
_ (les délégués suisses s’abstinrent) :

f ’10 Relativement aux mines, houillères et chemins de


cr:
Considérant que ces grands instruments de travail sont.
fixés au sol et occupent une notable partie du sol, qui
est le domaine fourni gratuitement à l’humanité ;
Considérant que ces instruments de travail sont d’une
proportion et d’une importance telle qu’ils exigent, sous
peine de constituer un dangereux monopole, l’interven
tioln_de la Société entière vis-à-vis de ceux qui les font
va orr;
Considérant que ces grandsinstruments de travail exi
gent nécessairement l’application des machines et de la
force collective ; ‘ '
Considérant que les machines et la force collective qui
l
_29'_

existent aujourd’hui pour l’unique avantage du capita—


liste, doivent à l’avenir profiter uniquement au travail
leur, et que pour cela il faut que toute industrie où ces
deux forces économiques sont indispensables soit exercée
par des groupes affranchis du salariat;
Le Congrès propose : 1° Que les carrières, houillières,
et autres mines, ainsi que les chemins de fer, dans une
société normale, appartiennent à la collectivité sociale,
représentée par l’Etat, mais par l’Etat régénéré et sou
mis lui-méme a la loi de justice; 20 que les carrières,
houillières et chemins de fer soient cédés par la société,
non a des compagnies de capitalistes comme aujourd’hui,
mais à des compagnies ouvrières, et ce moyennant un
double contrat : l’un donnant l’investiture à la compagnie
ouvrière et garantissant a la société l’exploitation scien
tifique et rationnelle de la concession, et par conséquent
l’impossibilité de la reconstitution du monopole; l’autre
garantissant les fruits mutuels de chaque membre de
l'association ouvrière vis-à-vis de ses collègues.
2‘,’ Relativement à la propriété agricole:
Considérant que les nécessités de la production et l’ap
plication des connaissances agronomiques réclament une
culture faite en grand et avec ensemble, exi ent l’intro—
duction des machines et l’organisation de la orce collée.
tive dans l’agriculture, et que d’ailleurs l’évolution éco—
nomique elle—même tend à ramener la culture en
grand;
Considérant que dès lors le travail agricole et la pro
priété du sol doivent être traitées sur le même pied que
le travail minier et la propriété des mines ; .
Considérant du reste que le fond productif du sol est
la matière première de tous les produits , la source pri
mitive de toutes les richesses, sans être lui—même pro
duit du travail d’aucun particulier;
Le Congrès pense que l’évolution économique fera de
'" l’entrée du sol arable àla propriété collective une néces—
r. site sociale, et que le sol sera concédé aux compagnies
agricoles comme-les mines aux compagnies ouvrières, et
ce avec des conditions de garantie pour la société et
, .' pour les cultivateurs, analogues à celles nécessaires pour
'.,,_ les mines et les chemins de fer. .
3° Relativement aux canaux, routes, lignes télégraph—
.. (lues î ' -

.l.
-a
L4..
1._'"
._,f
I'-L
_30_

Considérant que ces voies de communication exigent


une direction d’ensemble et un entretien qui ne peuvent
être abandonnés à des particuliers comme le demandent
certains économistes, sous peine de monopole ;
Le Congrès pense que les voies de communication doi
vent rester à la propriété collective de la société.
40 Relativement aux forêts :
Considérant que l’abandon des forêts à des particuliers
pousserait à la destruction de ces forêts. alors que cette
destruction sur certains points du territoire nuirait a la
conservation des sources, et. par suite. des bonnes qua
lités des terrains, ainsi qu’à l’hygiène publique et à la vie
des citoyens ;
Le Congrès pense que les forêts doivent rester à la
collectivité sociale. ‘ '

Nous n‘accepterions pas sans réserve, aujourd’hui, la


teneur de ces résolutions; en effet, elles revendiquent la
propriété des mines et chemins de fer pour la collectivité
sociale représentée par l’Etat; il est vrai que la résolu—
tion ajoute : mais par l’Etat régénéré et soumis lui—même
à la loi de justice. A ce moment-là, les anarchistes et
les autoritaires employaient indifféremment le mot Etat
sans y attacher d’importance, chacun d’eux lui donnant
un sens différent. Dè,s lors un débat s’est élevé dans
l’lnternationale sur le véritable sens qu’il fallait attribuer
à ces mots d’Etat régénéré, d’Etat socialiste, de l’atlas
staat, etc., et les anarchistes, ou collectivistes fédéralistes, ‘
ont pensé qu’à une conception nouvelle il fallait un mot
nouveau, et que l’emploi du mot Etat pouvait amener de
dangereuses équivoques : en conséquence, ils ont cessé
de désigner sous le nom d’Etat, la collectivité sociale de
l‘avenir, et ont employé exclusivement le mot Etat pour
désigner un pouvoir, un gouvernement, élu ou non par
le peuple, et extérieur et supérieur}; lui; tandis que la
conception collectiviste—fédéraliste de la société humaine
a été définie ainsi: «libre fédération des libres associa
tions de producteurs. »
I
_34_
L’emploi abusif du mot Etat dans les résolutions du
congrès de Bruxelles a pu donner une certaine couleur
de légitimité aux protestations de Coullery dont il sera
parlé plus loin ; mais, nous le répétons, à ce moment-là,
les collectivistes employaient encore, et à tort, le terme
d’Etat comme synonyme de collectivité sociale.
Le vote du congrès de Bruxelles sur la propriété pro
duisit dans l’Internationale romande une sensation con
sidérable. L’élément avancé approuva pleinement les ré:
solutions_du congrès, et l’on se dit: Maintenant que le
principe a été proclamé par nos délégués, il ne faut pas
s’en tenir la ;’il faut le faire accepter dans nos sections,
et pour cela commencer une active propagande. Les dis
eussions qui s’en suivirent montrèrent que, si l’élément
avancé acceptait volontiers le principe de la propriété
collective, par contre une autre fraction de l’Internatio—
nale, celle qui avait fait ou voulait faire de la politique
bourgeoise , le repoussait comme compromettant ou
comme chimérique. Ainsi se constituèrent, au sein de
l’Internationale dans la Suisse romande, deux partis : ce
lui des adhérents aux résolutions de Bruxelles, que leurs
adversaires appelaient les communistes et qu’ils accu
saient de tendances. autoritaires; et celui des partisans
de la propriété individuelle, groupés autour de Coullery ,
et que l’on continua de désigner sous le nom de coulle—
rystes.
Les soi—disant communistes, voulant constater claire—
ment qu’ils n’avaient aucun rapport avec les communis
tes des anciennes écoles, partisans de l’autorité de l’Etat,
et qu’ils étaient au contraire des and—autoritaires ou anar—
chistes, se donnèrent le nom nouveau de collectivistes ;
ce terme fut employé pour la première fois par la section
du Locle, composée presque en entier d’adhérents aux
résolutions de Bruxelles.
Fritz Robert, dans le but de populariser la théorie col
._ 32 ..

lectiviste, écrivit un compte-rendu du congrès de Bru


xelles, qui parut en feuilleton dans la Voix de l’Avem‘r
(octobre 1868). De son côté Coullery avait, dès qu’il con—
nut les résolutions de Bruxelles, publié dans la Voies de
l’Avenir de septembre, un article vraiment perfide, où il
attaquait non seulement les résolutions , mais le congrès
lui-même, en dénaturant les faits avec une mauvaise foi
évidente. Cet article lui attira, de la part du Conseil
général belge, une verte réplique qui fut insérée dans la
Voix: de l’Avenir. (1) Cet incident ouvrit les yeux a beau—
coup de ceux qui suivaient encore Coulery; et une que
relle qu’il eut avec les sections de Genève a propos du
journal acheva de le dépopulariser, excepté dans la sec—
tion de la Chaux-de—Fonds, où une majorité fanatisée
continuait à lui rendre une sorte de culte.
Les sections genevoises se plaignaient d’irrégularités
dans l’envoi du journal; en effet, le désordre le plus
complet régnait dans l’administration de la Voies de l’A
eem’r, et Coullery, lorsqu’il Voulut régler ses comptes
d’abonnement avec les sections genevoises, ne put par—
venir à présenter des comptes clairs. Lit-dessus refus
de paiement de la part de ces sections, j usqu'après pré
sentation de comptes réguliers. La section de la Chaux
de-Fonds, prenant fait et cause pour Coullery, décide
l’envoi à Genève de deux délégués, Coullery et un autre
citoyen ; ces délégués se présentent devant le comité cen—
tral des sections genevoises (juin 1868), et après des
explications assez vives, il sembla que l’affaire était ar
rangée. Pas du tout; l’on ne put s'entendre; et les Gene
vois, mécontents, proposèrent a toutes les sections de la
Suisse romande le transfert du journal à Genève, tandis
que Coullery, en sa qualité de rédacteur, publiait de son
côté une longue diatribe contre le comité central de
(1 Voir Pièces justificatives, lII, l’article de Coullery et la réponse
des elges.
-33_ -
Genève (Voir de l’Avenir du 27 septembre.) C’était la
première fois que ces querelles d’intérieur étaient por—
tées devant le public; aussi à GenèVe la colère fut—elle
grande contre Couilery, et le comité central répondit par
une lettre qui parut dans la Voix de l’Avenir du 11 octo
bre, et dontyvoici lesprincipaux passages :
« Le comité central a été surpris de voir sur le numéro
du 27 septembre une longue série de récriminations à son
adresse et aux sections de Genève ; le but de ,cet article
est de nuire au comité central vis-à-vis des sections ro—
mandes. Le moyen n’est pas loyal, ni logique, de lancer
dans le public des articles que nous déclarons faux, sur
les faits avancés par la rédaction ; le comité central pro
teste de toutes ses forces contre ces attaques.
» Il serait trop long de réfuter dans une lettre toutes
les attaques et les erreurs de la rédaction, qui fait preuve
en cette occasion de peu de connaissance sur l’organisa
tion du comité central; nous comprenons parfaitement
* -le mécontentement de la direction de voir le journal lui
échapper, mais a qui la faute, si les choses en sont ars
rivées a ce point? à la mauvaise administration et à son
peu d’intérêt pour les travailleurs; nous sommes una—
nimes à Genève pour déclarer qu’il ne représente plus
les idées ni les principes de l’Internationale, exemple,
l’article maladroit sur deux décisions du congrès de Bru
xelles; cet article est tout—à-fait en faveur de la politique
étroite de la bourgeoisie. ‘
» Nous savons, par la commission de vérification des
comptes du journal, comment est tenue la comptabilité
de la rédaction ; c’est une véritable confusion à n’y rien
comprendre. Nous donnons un démenti formel à la ré—
daction sur les faits avancés par elle... Le comité central
a fait tout ce qui était en sonpouvoir pour amener un
bon résultat dans cette affaire; déjà, à sa demande, les
sections abonnées ont envoyé de forts a-comptes à la
‘ \ 3
c'

rédaction, aucune n’a refusé de payer ce qu’elle doit...


Les réclamations des sections sont parfaitement fondées,
la rédaction en a conVenu devant le comité central. »
(lettre lettre est signée par le secrétaire correspondant
du comité central, Henri Perret. Comme on le voit, ce
citoyen avait déjà commencé à cette époque sa longue
carrière de secrétaire; mais alors c’était un révolution
naire à tous crins.
Coullery, en insérant la lettre ci—dessus, la fit suivre
d’une longue réponse dont voici quelques passages ca—
ractéristiques :
«... Vos protestations ne détruiront pas les faits: ce
sont donc ces faits qu’il faut faire connaître à tous les
membres et au public entier. Pourquoi ne révélefions
nous pas à la Suisse entière, à l’Europe même, des diffi
cultés de cette nature? Nous prêchons la réforme sociale,
il faut bien que tout le monde sache comment nous savons
conduire nos propres affaires, comment nous entendons
le droit et la justice.
1... Ce que j’ai dit sur deux décisions du congrès de
Bruxelles, je l’ai toujours soutenu dans le journal. Je ne
suis pas pour la propriété collective des biens fonciers.
C’est bien vieux. Lisez tout ce que j’ai écrit en ma vie,
et vous verrez que j’ai toujours fait des articles mala
droits, et tout—à-fait en faveur de la politique étroite de
la bourgeoisie. »
En terminant, Coullery annonce « qu’il implore sa de
mission de rédacteur depuis plus d’une année. » -— On
le prit au mot, comme on le verra bientôt, et le dépit qu’il
éprouve de se voir enlever le journal ne contribua pas
peu a l’aigrir contre les collectivistes.
Au reste, la mauvaise direction ,donnéepaf Coullery
à la Voiœ de l’Acenir et son administration vraiment dé—
plorable n’étaient pas les seuls griefs qu’on eût contre
lui. On lui reprochait avant tout, et avec raison, la part
_35__'
‘ qu’il prenait à la rédaction de la Montagne, devenue l’or
gane avéré du parti conservateur bourgeois a la Chaux—
de-Fonds, et qui n’en continuait pas moins à se qualifier
eflrontément d’organe de la démocratie sociale. Cette
alliance monstrueuse »révoltait profondément les vérita
bles socialistes des Montagnes; ils ne voyaient plus dans
Coullery qu’un traître, dont la perverse influence démo
ralisait les ouvriers de la Chaux-de-Fonds et entretenait
parmi eux i’équivoque la plus fatale sur les véritables
principes du socialisme et sur les hommes qui les repré
sentaient. N’ayant pas d’organe à eux, les socialistes mon
tagnards envoyaient de temps en “temps des correspon—
dances à la Liberté de Genève, pour signaler les manœu
vres de la Montagne. "
En décembre 1868, les élections municipales (ou com
munales,) qui devaient avoir lieu au Locle, furent l’occa
sion d’une manifestation socialiste. Les internationaux
loclois avaient renoncé à la politique cantonale; mais ils
voulurent faire une tentative sur le terrain communal,.
— tant ils eurent de peine à se débarrasser tout-à-fait de
ces velléités d’entrer en lutte par les moyens légaux et
dans les formes constitutionnelles. Ils proposèrent diver
ses réformes locales, telles que la votation du budget par
le peuple et l’élection de la commission d’éducation par
le peuple. A cette occasion un organe spécial, qui s’ap
pela le Progrès, fut fondé par le père Meuron et J. Guil—
laume. Dans ses premiers numéros, le Progrès s’occupa
uniquement d’affaires municipales locloises, de questions
d’impôt, et de la polémique religieuse engagée en ce mo
ment entre les orthodoxes protestants et un nouveau
parti religieux qui venait de se former à Neuchâtel, par
l’initiative du professeur Buisson, sous le- nom de 'chris
tianisme libéral. Ce fut seulement à partir du n° 6 que le
Progrès, comme nous le raconterons dans un autre cha—
pitre, arbora le drapeau du socialisme collectiviste‘, et
\
_36_

attira sur lui les anathèmes réunis des coullerystes et des


bourgeois, radicaux. Mais cela appartient à la seconde
partie de notre mémoire.
Avant de revenir à Genève, et de parler du mouve—
ment socialiste dans cette ville jusqu’à la fin de 1868,
disons un mot de quelques sections dont nous avions
mentionné l’existence au début de ce récit, et dont il n’a
plus été question dès lors. _
Les sections du Jura bernois (Sonvillier, St. Imier,
Porrentruy, Boncourt, Bienne,) étaient tombées l’une
après l’autre. Fondées par Coullery , elles avaient reçu
de lui une vie factice qui s’était éteinte lorsque celui—ci
eu_t abandonné la propagande internationale pour se lan
cer dans les aventures politiques. La section de Sonvil—
lier seule avait pris au sérieux sa tâche, et avait publié
dans la Voies de l’Avenir de remarquables études sur la
question sociale. Une seule manifestation de l’existence
de l’Internationale dans le Jura bernois mérite d’être
mentionnée: c’est une grande assemblée populaire tenue
' a St.-Imier le 21 juillet 1867 , et dans laquelle avait été
discutée la question du paiement des ouvriers au comp
tant; des hommes politiques, le colonel Girard, le conseil
ler d’Etat Jolissaint, avaient reçu l’invitation d’assister à
cette assemblée, et avaient répondu par des lettres d’ad
hésion. Cette manifestation n’eut, du reste, aucun résul
’ tat pratique. Les sections de Boncourt et de Porrentruy
disparurent bientôt complètement ; celle de Bienne et de
Moutier (1) ne donnèrent plus signe de vie; les sections
de Sonvillier et de St.—Imier fusionnérent pour fonder la
section centrale du district de Courtelary, qui resta dans a
41(Jc.. .
J.
l’apathie pendant longtemps, et ne se réveilla qu’en 1869,
sous l’impulsion énergique d’Adhémar Schwitzguébel.
La section de Neuchâtel, et celle du Val-de—Ruz (fon
dée en 1867), étaient tombées aussi. Cependant, en mars
(1) Fondée en 1867.
75
,.
'E'ΑIH. . '
._p_. ‘
_ .ç_ _.
.,n. \ . .
‘.. .'

_ 33 __

1868, quelques ouvriers de Neuchâtel, restés fidèles à


l’Internationale, convoquèrent une assembée populaire
à l’occasion de la grande grève du bâtiment à Genève;
la population ouvrièrey vint en grand nombre, et les
initiateurs de l’assemblée proposèrent une souscription
destinée à envoyer des secours aux grévistes. Mais il suf
fit d’un avocat radical, M. Lambelet, pour détruire tout
l’effet de la proposition des internationaux, et l’assem
‘blée se sépara sans résultat. ‘
La section de Lausanne s’était lancée, dès sa fondation ,
dans la coopération de production; les ouvriers en bâti—
ment de cette ville avaient obtenu l’adjudication de tra
vaux assez considérable; mais l’affaire, mal dirigée, se
termina par une déconfiture qui fit beaucoup de mal a
_l’lnternationale, et en paralysa le développement à Lau
sanne pendant longtemps.
En résumé, dans la période de septembre 1867 à dé
cembre 1868, les seules sections vivantes, outre Genève,
furent la Chaux-de-Fonds et le Locle; le reste n’existait
plus guère que de nom.

VI.

A Genève, la propagande collectiviste après le congrès


de Bruxelles fut singulièrement activée par l’arrivée de
Bakounine et la fondation de l’Alliance de la démocratie
socialiste. ‘
D’où venait Bakounine, et qu’était-ce que l‘Alliance?
Bakounine était un proscrit russe qui avait participé
aux révolutions allemandes de 1848 et 1849. Fait prison
nierà Dresde en juin 1849, liné par la Saxe à l’Autriche,
q et par celleci à la Russie, il passa huit années dans dif
férentes forteresses, puis quatre années en exil en Sibérie.
Il réussit à s’échapper, séjourna quelque temps en Amé
rique, puis vint en Europe en 1861. Il se fixa en Italie,
'— 38—
et ce fut au congrès de la paix à Genève, en 1867, qu’il se
trouva pour la première fcfis en présence de l’Interna—
tionale. En juillet 1868, il entra comme membre de l’In—
' ternationale dans la section centrale de Genève. Au se
cond congrès de la Ligue de la paix, tenu à Berne en
septembre 1868, Bakounine et quelques autres socialistes
1
de différentes nationalités, les frères Reclus, Jaclard,
Albert Richard , Joukowsky, Gambuzzi, Fanelli, etc.,
essayèrent de faire prendre à la Ligue de la paix des ré—
solutions franchement socialistes, c'est-à-dire qu’ils re—
nouvelèrent la tentative faite l’année précédente au con—
grès de Genève par les délégués du congrès international
de Lausanne et, chose que nous tenons à constater, l‘op—
position contre eux vint surtout de la part des délégués
allemands du parti de la démocratie socialiste, envoyés
par le congrès d’Eisenach ; ces Messieurs, qui venaient
de décider à Eisenach que les réformes politiques devaient
précéder les réformes sociales, et qui avaient tenté de
s'allier avec les radicaux bourgeois du Volkspartei, vin
rent à Berne donner la main aux réactionnaires et com—
battre les internationaux et leurs propositions. Les socia
listes, après une discussion, mémorable, (1) restèrent en
minorité, et, résolurent de se conformer au conseil que
le congrès de l’Internationale, réuni à Bruxelles, venait
de donner au congrès de la paix. En effet, à une invita
tion adressée aux internationaux par le comité de la
ligue de la paix, d’assister au congrès de Berne, le con
grès de Bruxelles avait répondu en engageant la Ligue
de la Paix à se joindre à l’Internationale. (2)
. En conséquence, la minorité socialiste du congrès de
Berne, abandonnant la Ligue de la Paix, se constitua en
une société qui prit le nom d’Alliance de la démocratie
socialiste, et qui déclara adhérer à l’Association interna—
(1) Pièces justificatives, IV. ’
(2) Pièces justificatives, V.
_39_
't'fionale des travailleurs. Elle se donna un programme
'jqu’on trouvera aux pièces justificatives (1), et élut un
comité directeur qui devait siéger provisoirement à Ge—
mève, et qui se composa des citoyens Perron, J .-Ph. Bec
ker, Bakounine, Brosset, Guétat, Duval et Zagorsky. Des
groupes furent fondés immédiatement en Italie, en Espa—
gne et en France. Toutes les sections internationales
italiennes furent crées par l’initiative de membres de
l’Alliance ; et toutes les sections internationales espagnoles
se constituèrent à la suite d‘un voyage fait en Espagne
par un membre italien de l’Alliance, Fanelli, qui créa les
sections internationales de Madrid et de Barcelone.
A Genève, un certain parti, représenté entre autres par
Dupleix, blâme hautement les membres de la minorité
du congrès de Berne de s’être Séparés de la Ligue de la
Paix. D’après Dupleix, l’Internationale et la Ligue de la
Paix auraient dû vivre côte à côte dans des sentiments
d’union fraternelle, et surtout, les internationaux qui fai—
saient partie de la Ligue n’auraient pas du en sortir. Cette
opposition n'empêcha pas le groupe genévois de l’Allîance
de compter bientôt une centaine de membres, parmi les—
quels bon nombre de ceux qui en devinrent plus tard
les ennemis acharnés. Toutefois, toute l’organisation de
l’Alliance ne pouvait devenir définitive qu’après qu’elle
aurait reçu la sanction du Conseil général de Londres;
J.-Ph. Becker fut donc chargé d’écrire à Londres pour
demander cette sanction, qu’on ne doutait pas d’obtenir.
Un des premiers syinptômes de la vie nouvelle produite
dans l'Internationale genevoise par la création de l’A1—
liance, fut l’adresse envoyée aux ouvriers espagnols par
les ouvriers genevois, sous la signature du président et
du secrétaire du comité central, Brosset et H. Ferret,
—adresse qui avait été rédigée par Bakounine et qui
n'était que le développement du programme de l’AI
(1) Pièces justificatives, VI.
_ 40 _

liance (l). En même temps, l’Internationale s’apprêtait


à participer aux élections pour le Grand Conseil genevois
(octobre), et repoussant toute alliance avec un parti poli
tique bogrgeois quelconque, elle entrait en lice avec une
liste de candidats exclusivement ouvriers. La liste de
l’Internationale ne réunit que le chiffre dérisoire de cent
voix; les ouvriers du bâtiment, presque tous étrangers,
n’avaient pu voter; et les ouvriers de la fabrique, enrôlés
dès longtemps dans l’un ou l’autre des partis politiques
bourgeois, votèrent pour des candidats bourgeois. Cet
échec apprit aux internationaux sérieux que la lutte sur
le terrain électoral et parlementaire n’avait aucune chance
de produire un résultat utile, et ils y renoncèrent pour
rentrer sur le terrain révolutionnaire ; tandis que les
ambitieux tiraient de cette leçon la conclusion que, si on
voulait obtenir une place officielle, il fallait absolument
s’allier à un parti bourgeois. ' ‘
C’est a cette époque que naquit l’idée de réunir toute
les Sections de la Suisse romande en une fédération, et
de publier à Genève un journal qui serait l’organe de la
fédération et qui remplacerait la Voiæ del’Auenir. Les
Sections des diverses localités de la Suisse romande, con
sultées par Genève à ce sujet, se montrèrent favorables à ce
projet. 'En conséquence, les Sections de Genève nom
mèr'ent une Commission chargée de s’occuper de la créa
tion du journal, et une autre Commission chargée de
rédiger un projet de Statuts pour la future fédération ro
mande. En outre, un Congrès de délégués des Sections
romandes fut convoqué pour le 3 janvier 1869 a Ge
nève. \
La Commission du journal, présidée par Perron, con
sulta d’abord toutes les Sections sur le titre à donner à
cet organe ; la majorité se prononça pour le titre l’E’galité.
La Commission écrivit en même temps à un certain nom
(1) .Voir cette adresse aux Pièces justificatives, VII.
_ 44 _
l

bre de socialistes en leur demandant leur collaboration


pour le journal, et elle élabore un projet de programme
et de règlement. Puis elle publia, dans le courant de dé
cembre, un numéro spécimen, contenant le projet de
programme et de règlement, ainsi que des lettres des di
vers collaborateurs qui avaient répondu à son appel; la
liste complète des collaborateurs donnée dans le n°1, se
compose de J.-Ph. Becker, Bakounine. et Jules Gay de
Genève; Guillaume, du Locle ; Schwitzguébel de Son
villier ; Albert Richard, de Lyon ; Elisée Reclns, Melon.
Bourdon, Combault et Varlin de Paris ; J ung et Eccarius,
du Conseil général de Londres ; De Paepe, de Bruxelles ;
Gambuzzi et Tucci, pour l’Italie; Joukowsky, pour la
Russie ; Mroczkowsky, pour la Pologne.
La Commission des Statuts fédéraux discuta et adopta
un projet dont Bakounine était l’auteur, et qui fut im—
primé et distribué avant le Congrès.
Le 3 janvier, le premier Congrès romand se réunit
donc à Genève, au cercle des Qùatre-Saisons. Il se com—
posait des délégués suivants :
lSchvvitzguébel, Adhémar, Section du district de Cour
te ary.
Heng, Fritz , et Breymann, Xavier, Section de la
Chaux-de-Fonds.
Guillaume, James, Section du Locle.
Wæhry, Joseph, ancienne Section de Lausanne.
Chevalley, Henri, nouvelle Section de Lausanne.
RBrion, Auguste, et Raymond, Charles, Section de
elle. * '
Favre, Jules, et Michaud. Kobel, Section de Nyon (l ).
Mermillod, François, et Ferret, Henri, Section centrale
de Genève. .
Laplace et Poinsot, Section de Carouge.
Duval, Théodore, et Tellier, Auguste, menuisiers de
Genève. '
(l) Les deux petites Sections vaudoises de Rolle et de Nyon s’é
taierèt cunstifiuées récemment; leur existence ne fut pas de longue
dur e.
42 —

Deshusses, Paul, et Oberson, Auguste, charpentiers de


Genève.
Paillard, Jules, et Paillard, Frédéric, plâtriers-peintres
de Genève.
Quinet, Ferdinand, et Bossou, André , tailleurs de
pierre et maçons de Genève.
Bergera’t, F., et Guillaumet, Henri, ferblantiers de
Genève. ‘
Dupraz et Margarita, serruriers—mécaniciens de Ge
neve. '
Jæger, Christian, et Lavanchy, Marc, couvreurs de
Genève. '
Dalmas, F., Duhamel, F., bardeurs-manœuvres, de
Genève.
Robert, M., et Berthod. Daniel, ébénistes de Genève.
Forestier, Victor, et Hirschy, Charles, graveurs de
Genève. ,
Court, Louis, et Chaulmontet, Félix , gainiers de Ge
neve.
Weyermann, F., et Bornier, Joseph, bijoutiers de Ge
nève.
Crosset père, typographes de Genève.
Magnin, Jean, et Duchosal, Michel. faiseurs de ressorts
de Genève.
Yersin, Joseph, et Laplace, Jean, guillocheurs de Ge—
nève.
Grosselin, Jacques, et Wismer, monteurs de boîtes de
Genève. '
Taponnier, J ., et Fitting, J ., faiseurs de pièces à musi—
que de Genève.
Ardin, Antoine, et Millers, Alexandra, carrossiers-ma
réchaux de Genève.
Muzzio et Veuillet, tanneurs—corroyeurs de Genève.
Pilloud, A., et Olivier, John, faiseurs de limes de Ge
nève.
Vœhler, Jean, et Wæhry, Pierre, tailleurs d’habits de
Genève.
Total, 30 sections représentées.

Il est à noter que Coullery, dont la présence aurait été


fort utile pour débrouiller les comptes de la Voiac de
l’Aoenir, n'ose pas se présenter au Congrès ; il refusa la
E;Ëélégation dont la Section de la Chaux-de-Fonds voulait
"Île charger, et, Achille boudeur, préféra rester sous sa
jante. _
_; Le Congrès adopta, avec quelques modifications, le
projet_de Statuts fédéraux préparé par la. Commission.
Ces Statuts instituaient, comme lieu entre les Sections
fédérées, unComité fédéral élu chaque année par le
Congrès fédéral, et composé de sept membres. En outre,
dans les localités où se trouvaient plusieurs Sections, il
devait être constitué une fédération locale avec un co
mité fédéral local. Les Sections fédérées conservaient
leur autonomie. ‘
Le Congrès de la Fédération devait se réunir chaque
année en avril, et chaque Section avait le droit d’y en
voyer deux délégués; les Sections qui ne s’y faisaient
pas représenter perdaient le droit de protester contre les
décisions du COngrès (art. 47.)
Le Congrès élut, pour faire partie du Comité fédéral,
Brosset, Duval, Chénaz, Guétat, Napoléon Perret, Guil
meaux, Louis Martin. L’un de ceux-ci ayant ensuite
donné sa démission, fut remplacé par H. Perret.
Brosset fut président, H. Ferret, secrétaire.
Quant au journal, voici les dispositions générales du
règlement qui fut adopté par le Congrès:
Le journal de l’Association internationale des travail
leurs de la Suisse romande a pour but:
a) La défense des intérêts du travail contre le capital
monopolisé;
b) L’étude des connaissances humaines qui se ratta
chent à la science sociale. ’
Le Congrès déclare que la religion ne fait pas partie
des connaissances humaines (art. 1).
Les questions de politique locale ne pourront jamais,
en aucune façon, être traitées dans le journal (art. 3).
Une commission, dite Commission administrative du
_44__

journal, et composée d’un délégué de chaque Section,


est chargée de l’administration, Chaque Section de la
Fédération doit désigner un membre de l’Internationale
résidant à Genève pour la représenter dans cette Com—
mission.
La rédaction est confiée à une Commission composée
de neuf membres, nommés chaque année par le Congrès
de la Fédération. .
Le Congrès élut la Commission de rédaction, qui fut.
composée de H. Perret, P. Wæhry, Perron, Bakounine,
Crosset, Mermillod, Paillard, Becker et Guilmeaux. Les
Sections désignèrent de leur côté les membres de la
commission administrative; mais toute cette machine ne
fonctionna jamais très régulièrement; la Cômmission,
administrative, qui devait se composer d’une cinquan
taine de membres, n’en vit jamais siéger que dix ou
douze, et la plupart des délégués n’entretinrent jamais
aubune correspondance avec les Sections qu’ils repré—
sentaient. '
La Fédération romande une fois constituée, nous en
trons dans une nouvelle période de l’histoire de l’Inter
nationale en Suisse.
I
a
ta.
>y‘*

15

SECONDE PARTIE

La Fédération romande.

I.

Maintenant commence pour l’Internationale dans la


Suisse romande une période nouvelle. La période primi—
tive et embryonnaire, où domine la déclamation, le sen—
timentalisme et la politique bourgeoise, et qu’on pourrait
appeler la période coulleryste, est passée; nous entrons
dans la période collectiviste, pendant laquelle s’élabore
la théorie qui reçoit enfin sa consécration au congrès“de
Bâle ; et plus tard nous trouverons une troisième période,
'la période révolutionnaire, dans laquelle les internatio
naux de notre région passent du terrain de la théorie sur
celui de l’action. Mais n’anticipons pas.
L’Egalité, dès ses premiers numéros, se montra d’un
grand radicalisme. Elle commença par des études de
science sociale, dues entre autres à la plume de De Paepe ;
mais bientôt les colonnes du journal furent presque en
tièrement remplies par la lutte qui venait de recommen
cer à Genève entre travailleurs et capitalistes, lutte qui,
vers la même époque, se produisit aussi à Bâle et à Lau
sanne.
La grève de Bâle fut la première en date (novembre
1868 à janvier 1869) ; à cette occasion le gouvernement
bâlois menaça d’employer la force armée contre les gré

)
\ —- 46 —

vistes. Cette grève fit beaucoup de bruit en Suisse; mais


les sections romandes, épuisées par les sacrifices qu’elles
avaient faits pour soutenir la grève du bâtiment à Genève
au printemps précédent, ne purent aider d’une manière
efficace les ouvriers bâlois.
En mars 1869, les ouvriers du bâtiment à Genève fu
rent forcés de se mettre en grève a causé de la mauvaise
foi des patrons, qui refusaient de se conformer au tarif
consenti par eux en 1868. Presqu’en même temps, les
typographes de Genève commençaient une grève longue
et difficile, signalée par de violentes animosités person
nelles et des scènes de violence et qui fut l’occasion de
la fondation d‘une imprimerie coopérative. Ces deux grè
ves, dont nous ne pouvons faire l’historique détaillé,
absorbèrent entièrement l’activité des sections genevorses
et du comité fédéral romand. *
Les mêmes calomnies que le Journal de Genève et
toute‘la presse bourgeoise avaient inventées contre l’In—
ternationale l’année précédente, furent reproduites; et
les bdurgeois de Genève se réunirent en assemblée_pu
blique, le 31 mars, pour demander au gouvernement aide
et protection contre les agissements d’une association
qui servait d’instrument à des meneurs étrangers. A cette
manifestation bourgeoise et patriotique, l’Internationale
répondit par une grande assemblée populaire (3 avril),
dans laquelle Grôsselin, l’orateur habituel des ouvriers
de la fabrique, prononça un discours fort énergique ,
mais empreint de cet esprit de patriotisme chauvin et de
légalité‘mesquîne qu’on regrette de rencontrer chez cer
tains ouvriers genevois. La diversité de tendances s’était
déjà accusée assez fortement entre les ouvriers de la fa
brique et ceux du bâtiment, pour que des discours de ce
genre ne fussent plus du goût de ces derniers; et si la fa—
brique s’incarnait dans le monteur de boîtes genevois Jac
ques Grosselin, orateur patriotique, candidat au Conseil
_47_
.Ë ‘ d’Etat et futur député au Grand Conseil, le bâtiment trou
-n.r . . . , . . . . .
‘ "1 va1t ses aspirations révolutionnaires exprimées avec puis
sance par François Brosset, ouvrier serrurier français,
le tribun populaire des ouvriers en bâtiment, et qui de
puis un an présidait, d’abord le comité central de Genève,
puis le comité fédéral romand. L’antagonisme de ces
deux hommes personnifiait d’une manière frappante les
deux courants contraires qui allaient entrer en lutte;
de même que l’attitude équivoque et indécise des ouvriers
de la fabrique, demi-bourgeois électrisés un moment par
la lutte mais tendant à se rapprocher de la bourgeoisie,
était représentée à merveille par le secrétaire du comité
fédéral, Henri Ferret, ouvrier graveur, qui subit d’abord
l’influence de Brosset, de Perron, de Bakounine, qui si
gna avec enthousiasme l’adresse aux ouvriers espagnols
(’1), qui écrivit des lettres très dures à Coullery pour lui
reprocher de suivre la politique étroite de la bourgeoisie,
qui se montra enfin, comme nous l’avons dit, un révolu
tionnaire a tous crins, aussi longtemps que le courant
populaire lui sembla aller de ce côté; et qui plus tard,
lorsque décidément les ouvriers de la fabrique prirent le
dessus et donnèrent le ton à Genève, changea subitement
de langage, renia ses anciens amis et les principes qu’il
avait affichés si haut, et se fit l’instrument complaisant
de la réaction et de l’intrigue marxiste.
La grève des ouvriers en bâtiment se termina quelques
jours après, comme s’était terminée cellede l’année pré
cédente, par la défaite des patrons, qui durent accorder
toutes les conditions demandées par les ouvriers. Les
typographes aussi obtinrent, un peu plus tard, un tarif
plus élevé.
(1) Un de nos amis se rappelle très bien avec quel orgueil Henri
Ferret lui montra son nom au bas de cette fameuse adresse, ajoutant
en confidence que ce n’était pas lui qui avait pu écrire de si belles
choses, et que l’adresse était due à la plume de Bakounine, dont H.
Perret était alors le très-enthousiaste admirateur. (Ceci se passait à
la gare de Lausanne.)
..48..

Au mois de mai, ce fut le tour de Lausanne : les ou


vriers du bâtiment se mirent en grève “dans cette ville
au nombre de 700. Le gouvernement vaudois se hâta
d’appeler un bataillon pour maintenir l’ordre qu’il disait
menacé. Aucun conflit n'eut lieu; mais la grève, entre
prise sans organisation et sans préparation, n’aboutit pas.
Cet échec empêcha la reconstitution, à Lausanne, d’une
forte section de l’Internatîonale ; notre association, dans
cette ville, continua à se trouver dans une situation pré
caire.
Revenons à. l’Egalt’te‘, pour mentionner un incident qui
a son importance. Ce journal avait annoncé, à Ses débuts,
la collaboration d’un célèbre écrivain socialiste, Mme
André Léo. En effet, l’Egalt‘té publia dans son numéro du
13 mars 1869 une lettre de Mme André Léo recommandant
l’union des différentes fractions de la démocratie, l’indul—
gence pour ceux qu’elle appelait les attardés, la tolérance
pour toutes les opinions sincères. Cette lettre dictée par
un sentiment très honorable, venait fort mal a propos
précisément au moment où les ouvriers de Genève étaient
forcés de recommencer la lutte contre une bourgeoisie
de mauvaise foi et acharnée à. détruire l’lnternationale.
Aussi la rédaction de l’Egaltté fit—elle, sur la proposition
de Bakounine, suivre la lettre de Mme André Léo de quel—
ques observations. ‘ ’JÀ_.L_4

«Nous ne saurions, disait la rédaction, nous laisser


entraîner par ces élans de cœur; nous savons trop qu’ils
ont toujours réussi a perdre la cause du peuple. et nous
ne pouvons ni nedevons oublier quelles tristes consé
quences l’esprit de conciliation a eu pour la classe ou—
Vrière, pour cette classe qui, ayant toujours souffert ,
s’est toujours révoltée et a toujours été trompée par trop
de confiance, trop de bonté, pour cette classe qui a si
généreusement versé son sang pour le plus grand profit
de ceux à qui elle avait fait des concessions, de la bour— _4À;_4.a_
geoisie, qui maintenant l’opprime et l’affame.
__49_

Ces leçons ont profité, les ouvriers ne se laisseront


plus entraîner par leur coeur, ils ne concéderont plus
rien.
Toute concession aurait pour effet de reculer l’éman
cipation complète du travail et ne pourrait produire qu’un
affranchissement partiel du prolétariat, c’est-à-dire la
création d’une nouvelle classe qui, a son tour, devien—
drait oppressive. «
Cette perspective, examinée par le Congrès de Lau
sanne, a été repoussée: Tous ensemble ou personne, tel
a été l’esprit du Congrès sur cette question. Or, cet af
franchissement général n’est possible qu’avec des moyens
radicaux qui excluent toute possibilité de compromis ou
de concession; le Congrès de Bruxelles l’a compris et
c’est pour cela qu’il a invité la Ligue de la Paix et de la
Liberté à se dissoudre , manifestant ainsi la volonté des
travailleurs de rompre avec la démocratie bourgeoise, et
déclarant en quelque sorte que l’Association internatio
nale des travailleurs ne veut plus reconnaître d’autre
politique que celle qui aurait pour but immédiat et direct
l’affranchissement radical du dernier des misérables. »
Mme André Léo, et quelques—uns de ses amis de Paris,
voulurent, paraît-il, répondre à ces observations, car
nous trouvons dans 1’Egalité du 27 mars l’entrefilet sui—
vant, dont l’accent un peu brutal s’explique par la surex—
citation extraordinaire produite en ce moment par la
grève du bâtiment:
«Nous avons reçu deux lettres, l’une de Mme André
Léo, l’autre signée collectivement par quatre personnes,
MM.iElié Reclus, Louis Kneip, A. Davaud et Albert, cor—
donnier. Ces deux lettres sont inspirées du même esprit
de conciliation vis-à-vis de cette bonne classe bourgeoise
qui nous mange si tranquillement tous les jours, comme
si c’était la chose la plus naturelle et la plus légitime du
‘monde, et de protestation contre les tendances de notre
journal, parce qu’ayant arboré le drapeau de la franche
politique du prolétariat, il ne veut consentir à aucune
transaction. C’est vrai, nous avons les transactions en -
horreur. L’expérience historique nous démontre que
dans toutes les luttes politiques et sociales, elles n'ont
4
—50_—
jamais servi que les classes possédantes et puissantes,
au détriment des travailleurs.
Le défaut d’espace ne nous permet pas d’insérer ces '
deux lettres. En présence de la coalition des patrons qui
menace de nous affamer, nous avons autre chose à dire
et à faire qu’à polémiser contre le socialisme bour
geois (1). »
A la suite de cet article, Mme André Léo annonça qu’ elle
cessait de collaborer à l’Egalité, et l’incident finit là.
Si l’Egalité repoussait avec vivacité toute proposition
de conciliation avec les démocrates bourgeois, elle n’a
vait pas encore, ‘a cette époque, inscrit dans son pro
gramme l’abstention de la politique nationale. et elle
laissait le secrétaire du Conseil général, Eccarius, déve- -
lopper tout à son aise, dans des correspondances de
Londres, le programme politique de Marx. Voici par
exemple une lettre d’Eccarius (Egalité du 13 féVrier 1869)
où se trouve exposée en termes très nets la théorie mar
xiste de la « conquête du pouvoir politique par la classe
ouvrière: ) ,
« Quand, il y a quelques années, Karl Marx déclarait.
que sous peu les Trade’s Unions (Associations de métier)
deviendraient le centre de l’organisation et de l’agitation
politiques de la classe ouvrière, beaucoup de ceux qui
se croient très fins et très perspicaces se moquèrent de
cette idée, parce que les Trade’s Unions étaient les cor—
porations les moins politiques qui eussent jamais existé.
En effet, toute discussion politique était positivement
défendue dans les réunions de ces associations, sans en
excepter une seule. Même aux Etats-Unis d’Amérique,
la plus ancienne et la plus riche de ces associations, celle
des fondeurs en fer (iron—moulders) avait dans son règle—
ment le paragraphe que voici: « Jamais aucun sujet d’un
caractère politique ne pourra être mis en discussion. » La
raison de cette défense est bien simple. Les opinions de la
majorité des ouvriers sur la question du salaire n’offraith
aucune différence, tandis que sur les questions politiques
elles étaient fort divisées. Bon nombre d’ouvriers étaient
(1) Cet article est de Bakounine.
_51_

satisfaits des mesures de réforme proposées par les hom


mes politiques de la bourgeoisie; les autres avaient des
opinions dites extrêmes ; ou ne s’occupantpas de politi
que, n’avaient pas d’opinion a ce sujet. L’introduction de
la politique n’aurait donc servi qu’à créer la division et
la discorde dans les sociétés formées dans un but spé
cial, lequel, en apparence, n’avait rien à faire avec les
questions politiques du jour. Ajoutons encore que les
Trade’s Unions pensaient qu’il était habile, sage, de ne
pas provoquer le déplaisir du gouvernement. C’est pour
ces raisons que la politique se trouvait exclue. ' ‘
Mais un grand changement a eu lieu'dans ces derniè
res années.
Les plus intelligents parmi les ouvriers ont compris
que, tant que les capitalistes seront les maîtres politiques
de l’Etat, ils feront des lois dans leur propre intérêt, et
que le seul moyen de s’y opposer était de conquérir le
pouvoir politique pour faire des lois au profit des ouvriers.
Delà, l’attitude nouvelle prise par les Trade’s Unions.
Au lieu d’avoir peur de déplaire au gouvernement, elles
ont pris vis-à-vis de lui une attitude de plus en plus
hostile.
Cette hostilité s’est manifestée en Angleterre à l’occa
sion de la récente agitation pour la, réforme électorale,
à'l’aquelle les Trade’s Unions ont pris ne part active.
“Dans ma prochaine correspondance, je vous entretien—
drai de l’attitude politique des ouvriers aux Etats-Unis. »
Mais, malgré les lettres d’Eccarius, 1’Egalité allait bien—
tôt, sous l‘influence du programme de l’Allianèe, procla—
mer les principes d’abstention en matière de réformes
politiques nationales, que les Belges avaient toujours pro
fessés, et que la section du Locle avait adoptés dès 1868.

Ceci nous ramène à l’Alliance , dont nous avons a ra—


conter la transformation, qui eut lieu a cette époque.
Le Comité directeur ou Bureau central de l’Alliance
avait, comme nous l’avons dit, demandé au Conseil géné—
ral de Londrés l’admission de cette Association dans
l’Internationale. En date du 22 décembre 1868, le Con
’ u
. _r'
.—
.,

_ 59 _

seil général répondit par une lettre signée Odger et Shaw,


et dans laquelle, s’appuyant sur le fait que l’Alliance
s’était donné une organisation entièrement séparée de
l’Internationale, des bureaux nationaux et un Bureau
central distincts, et que la présence d’un deuxième corps
international fonctionnant en dedans et en dehors de
l’Association internationale des travailleurs serait le
moyen le plus infaillible de la désorganiser, —- il refusait
l’admission de l’Alliance comme branche de l’Interna
tionale.
Vers la même époque, le Bureau central de l’Alliance
reçut une lettre de De Paepe, au nom de quelques inter—
nationaux belges, lettre qui 'concluait, comme celle
du Conseil général, à la dissolution de l’organisation
internationale de l’Alliance; et Guillaume, engagé a fon
der au Locle une section locale de l’Alliance, répondit
que le programme théorique de l’Alliance lui paraissait
le programme même de la révolution , mais que la créa—
tion d’une section de {Alliance au Locle était inutile parCe
qu’elle ferait double emploi avec la section de l’Interna
tionale, dans laquelle la propagande du programme de
l’Alliance pouvait être faite sans qu’il fût besoin d’une
organisation spéciale.
La réponse du Conseil général, ainsi que les lettres de
DePaepe et de Guillaume, donnèrent à réfléchir au Bureau
central de 1’Alliance, et, après une longue délibération,
malgré l’opposition de Becker qui voulait qu’on ne tint
pas compte du refus du Conseil général, ce Bureau décida,
sur la proposition formelle de Perron et de Bakounine,
de se conformer aux observations du Conseil général, l
qui lui paraissaientjustes. En conséquence, Perron fut
chargé d’écrire à Londres pour annoncer que le Bureau
central de l’Alliance, reconnaissant la justesse des objec-’
tions faites par le Conseil général à l’organisation exis—
tante de l‘Alliance de la démocratie socialiste, allait écrire
Î. ' ’_ 53 _
à toutes les sections de l’Alliance pour leur proposer de
modifier cette organisation en supprimant les bureaux
nationaux et le Bureau central; Perron demandait si, à
ces conditions, les Sections de l’Alliance pourraient être
reçues comme Sections de l’internationale, en conser—
vant leur programme théorique.
La réponse à cette demande se fit attendre assez long
temps; enfin, le 9 mars 4869, le Conseil général décida
que les Sections de l’Alliance étaient autorisées à se con
vertir en Sections dé\l’Internationale. Toutefois il de
manda la modification d'une phrase qui se lisait à l’art.
2 du programme de l’Alliance et qui selon lui prêtait à
équivoque; il y était dit: « L’Alliance veut avant tout
l’égalisation politique et sociale des classes. (1)» — « Ce
n’est pas l'égalisation des classes, » disait très justement
le Conseil, « contre—sens logique, impossible à réaliser,
mais au contraire l’abolition des classes, ce véritable
secret du mouvement ouvrier, qui forme le grand but de
l’Association internationale des travailleurs. Cependant.
considérant le contexte dans lequel cette phrase égalisa
tion des classes se trouve, elle semble s’y être glissée
comme une simple erreur de plume. Le Conseil général
ne doute pas que vous voudrez bien éliminer de votre
programme une phrase qui prête à des malentendus si
dangereux. »
Le Bureau central s’empressa d’obtempérerà cette in
vitation, et remplaça la phrase critiquée par celle-ci ,
d'une rédaction plus claire : « L’Alliance veut avant tout
l’abolition définitive et entière des classes, et l’égalisation
politique, économique et sociale des individus. »
Du résie,_le Conseil général n’avait fait aucune obser
vation sur les principes mêmes émis dans le programme

(1) Le texte du programme ajoutait et des individus, ce qui ren


dait l’équivoquc impossible ; il n’en est pas moins vrai que le terme
égalisation des classes était d’une mauvaise rédaction, et le Conseil
général le qualifie avec raison d’« erreur de plume. »
-54..—

de l’Alliance. Il disait à ce sujet dans sa lettre : « Il est


en dehors des fonctions du Conseil général de faire l’exa—
men critique du programme de l’Alliance. Nous n’avons
pas à rechercher si, oui ou non, c’est une expression
adéquate du mouvement prolétaire. Pour nous, il s’agit
seulement de savoir s’il ne contient rien de contraire .à la
tendance générale de notre Association, c’est-à-dire l’é—
mancipation complète de la classe ouvrière.» Et plus
loin : « A la réserve des cas où la tendance générale de
notre Association serait contredite, il correspond à ses
principes de laisser chaque section formuler librement
son programme théorique. )) Nous ne p0uvons que féli
citer le Conseil général de la sagesse de ce langage.
Au vu de la lettre du Conseil de Londres, le Bureau
central de l’Alliance répondit que la dissolution de l’or—
ganisation existante de l’Alliance était consentie par tou
tes les Sections. Il y eut cependant, dans le groupe de
Genève, une certaine opposition, surtout de la part des\
citoyens Guétat, Duval et H. Ferret; mais la majorité
l’emporta, et la Section de l’Alliance demanda au Conseil
général son admission comme simple Section Internatio
nale, lui envoyant en même temps le nouveau règlement
qu’elle s’était donné, précédé du programme de l’AI
liance (22 juin 1869). .
, Le Conseil général répondit en date du 18 juillet 1869
par la lettre suivante :
A la Section de l’Alliance de la Démocratie socialiste. à
Genève.
Citoyens.
J’ai l’honneur de vous annoncer que vos lettres ou dé
clarations aussi bien que le Programme et Reglement
ont été reçus, et que le Conseil général et accepte votre
adhésion comme Section à l’unanimité.
‘ Au nom du Conseil général:
Le secrétaire général,
J .-G..Eccxnws.
55

Ainsi se trouva dissoute l’organisation internationale


de l’Alliance de la Démocratie socialiste, qui n’avait duré
que six mois environ. A l’avenir donc, quand nous‘par
lerons de l’Alliance, il ne s’agira plus que d’une simple
Section de l’Internationale ayant son siège à Genève
Quant aux Sections de l’Alliance dans d’autres pays,
celle de Naples fut dissoute bientôt après. Celle de Ma.—
drid se transforma en Section de l’Internationale, tout en
conservant le programme théorique de l’Alliance; il en
fut de même des Sèctions de l’Alliance a Paris et à
Lyon. ,
Nous donnons aux Pièces justificatives un extrait d’un
Mémoire détaillé qui nous a été remis par le citoyen Ba—
4 kounine sur l’histoire de cette Alliance tant calomniée;
nos adversaires ont si bien réussi a dénaturer, à force
de mauvaise foi, tout ce qui a rapport à cette affaire,
qu’il est nécessaire d’apporter sur ce point le plus de lu—. ‘
mière possible (1). '

Il

Revenons. aux Sections des Montagnes , où se passaient,


pendant les premiers mois de 1869, des événements im
portants.
Coullery avait a peu près abandonné la scène : il avait
refusé, comme nous l’avons dit, d’accepter une déléga—
tion au Congrès romand, et avait donné sa démission de
président de la Section de la Chaux-de-Fonds : il fut rem—
placé dans ces fonctions par Fritz Heng, graveur, que Coul
lery avait lui-même désigné comme le plus capable. L’agi
tation politique étant un peu apaisée, la bonne harmonie,
troublée par la crise électorale, se rétablit entre les Sec—
tions de la Chaux-de—Fonds et du Locle — à l’exception

(1) Voir Pièces justificatives, VIII.


56—

de quelques coullerystes enragés qui considéraient les


Loclois comme des traîtres vendus au parti radical. Un
échange fréquent de délégations créa des liens d’amitié
entre les internationaux de ces deux villes, et les Comités
des deux Sections décidèrent que pour resserrer encore
davantage ces liens, ils se réuniraient tous les quinze jours
pour délibérer en commun, alternativement à la Chaux
de-Fonds et au Locle. '
Ce fut dans une de ces réunions que M. Ulysse Dubois,
épicier et officier d’artillerie, membre du Comité de la
Chaux-de-Fonds, et coulleryste fanatique, proposa la créa
tion d’une société secrète. Cette proposition, faite de la.
sorte, parut si étrange, que les assistants ne savaient s’il
fallait la regarder comme venant d’un agent provocateur
ou seulement d’un cerveau dérangé; après une\courte
discussion. elle fut repoussée à l’unanimité. C’est ce même
M. Dubois qui, un un plus tard, en qualité de président
du Cercle ouvrier de la Chaux-de—Fonds, expulse le Con
grès romand du lieu de ses séances en criant: A la porte
les collectivistes!
La Section de la Chaux-deFonds, sous l’influence de
Heng, de Fritz Robert et de quelques autres, paraissait
donc disposée à rentrer dans la véritable voie interna
tionale; les coullerystes, en l’absence de leur chef qui
ne venait plus aux réunions, perdaient chaque jour du
terrain, et les indécis penchaient visiblement du côté des
collectivistes. Cette situation resta la même jusqu’au Con—
, grès de Bâle.
La Section du Locle était devenue entièrement collec
tiviste et révolutionnaire. Les éléments semi-bourgeois
qui s’étaient joints à elle a l’époque des élections de 1868,
dans un but intéressé, l’avaient quittée, et rien ne troubla
le parfait accord qui régna entre tous ses adhérents dans
ce bel hiver de 1868 à 1869. La création d’un Cercle in
ternational, où se tinrent des réunions familières desti
— 57 -—

nées surtout à la propagande parmi les femmes, et où se


donnèrent des conférences scientifiques, vint accroître
encore la vie intérieure de cette Section, que l’Egalité
proposait en modèle à toutes les autres. En janvier, par
exemple, le professeur Kopp de Neuchâtel vint donner
une conférence Sur le Socialisme et la Science (voir Pro
grès du 22 janvier 4869); en février, Bakounine, appelé
de Genève, donna une conférence sur la Philosophie de
la nature (voir Progrès du 101 mars 1869). Cette visite de
Bakounine au Locle eut une influence marquée sur le
progrès des idées parmi les internationaux de cette 10
calitè; et ce fut dans le numéro qui rendait compte de la
conférence de Bakounine, que le Progrès, levant tout a
coup résolument le drapeau du socialisme révolution—
naire, publia ce fameux article sur la Fête du ier Mars (1),
qui eut tant de retentissement dans les Montagnes juras
siennes, et qui fut l’occasion d’une explosion d’anathè
mes de la part des journaux réactionnaires, au premier
rang desquels se distingue la Montagne, toujours rédi
gée par Coullery et ses amis. Une série de lettres sur le
patriotisme, publiées par Bakounine dans le Progrès en
avril et mai, souleva aussi les colères de la Montagne, qui
en donna des extraits arrangés a plaisir pour effrayer les
bonnes gens.
Cependant la Montagne n’avait plus guère d’influence
sur les ouvriers, et ses injures n’entravèrent pas la pro—
pagande des idées collectivistes faite par le Progrès.
L’article sur la Fête du 1" Mars, lu dans une séance de
la Section de la Chaux-de-Fonds, fut accueilli par de vifs
applaudissements. Dans la Section du district de Courte
lary et dans celle de Moutier, le Progrès rencontra aussi
des adhérents enthousiastes; des délégués du Locle et de
la Chaux-de-Fonds se rendirent un dimanche à Sonvillie_r

(’1) Voir Pièces justificativesçlX.


-58...
et a Saint-Imier, et y jetèrent les bases d’une entente; et
à partir de ce moment, on put dire que les Sections du
Jura étaient, dans leur immense majorité, gagnées au col—
lectivisme.
Pour bien constater le succès de cette propagande, et
pour infliger une bonne fois à la Montagne et à Coullery
un désaveu public, il fut décidé qu’un grand meeting se—
rait tenu le dimanche 30 mai, dans la grande salle de
l’auberge de la Croix fédérale, sur le Crêt-du-Locle (à mi—
chemin du Locle et de la Chaux-de-Fonds). La Section
du Locle tout entière s’y rendit, de même qu’une cen
taine de membres de celle de la Chaux-de—Fonds ; et
malgré la distance, un certain nombre de membres de la
Section du district de Courtelary étaient venus aussi.
Geh ève avait envoyé Bakounine et Heng, ce dernier avait
quitté quelque temps auparavant la Chaux—de-Fonds pour
Genève et était devenu dans cette ville secrétaire de l’A1
liance. Le nouveau président de la Section de la Chaux
de-Fonds, Franck, qui avait remplacé Heng dans ces
fonctions, présida le meeting; et l’assemblée, après avoir
entendu des discours de Guillaume, Bakounine, Heng,
Fritz Robert, Schwitzguébel, et une lettre de Perron (i),
vota les résolutions suivantes : '
l. Le meeting, tout en reconnaissant que la coopéra
tion est la forme sociale de l’avenir, déclare que, dans
les conditions économiques actuelles, elle est impuissante
à émanciper le prolétariat et à résoudre la question so
ciale. (Voté à l’unanimité moins 3 voix.)
2. Le meeting demande au Conseil général de Londres
de mettre à l’ordre du jour du Congrès de Bâle la ques—
tion d’une organisation plus efficace et plus réelle de
l’Internationale, afin que le prolétariat puisse opposer à
la bourgeoisie et des Etats une puissance capable d'en
triompher. (Voté à l’unanimité moins 2 voix.) _
3. Le meeting approuve la manière dont l’Egaltté et le
(l) Voir un extrait du compte-rendu du meeting aux Pièces justifi
catives, X.
/
-59__

Progrès défendent les (principes socialistes, et répudie


complètement la ligne de conduite adoptée par la Mon
tagne. '
Il déclare en outre que l’lnternationale doit s’abstenir
totalement de participer à la politique bourgeoise. (Voté
à l’unanimité moins 3 voix.)
4. Le meeting demande que la propriété collective,
ainsi que l'abolition du droit d’héritage, soient discutés
dans le j0urnal l’Egalité. (Voté à l’unanimité.)
Les résolutions du meeting du Crêt—du-Locle furent un
véritable coup de massue pour Coullery et pour la Mon—
tagne. Coullery n’avait pas osé assister au meeting ; mais
il déclara le lendemain que s’il avait été présent, il aurait
aisément réfuté les arguments de ses adversaires. Les
collectivistes de la Chaux—de-Fonds lui oñ‘rirent de lui en
fournir immédiatement l’occasion, et ils convoquérept
une séance pour le même soir, priant Bakounine de s’y
rendre pour soutenir une discussion publique contre
Coullery. La séance eut lieu, Bakounine y vint, mais
Coullery crut prudent de rester chez lui; cette reculade
après sa bravade du matin fut considérée comme l’aveu
de sa défaite.
Il se vengea a sa manière : le surlendemain du meeting,
Guillaume était averti que Coullery le faisait poursuivre
juridiquement pour le paiement d’une somme de francs
633»55; voici à que] propos : '
Coullery avait été chargé, par le Congrès internatio
nal de Lausanne (1867), de l’impression de ses procès-V
verbaux, et Guillaume, ayant fonctionné comme secré
taire de ce Congrès, avait accepté d'en corriger les épreu
ves. Les procès-verbaux devaient être, suivant la pro
messe de Coullery, imprimés en six semaines; au bout
de six mois, ils n’étaient pas encore terminés. Ce retard
fit manquer la vente, et le Conseil général de Londres,
auquel Coullery s’adresse pour être payé, répondit que
cela ne le regardait pas. L’affaire en resta l‘a jusqu’en
__50_
janvier 1869, époque où le Congrès romand déclara que
la fédération romande se chargeait de la liquidation de
cette dette, et qu’elle paierait Coullery au fur et à mesure
de l’écoulement des brochures. -
Rien n’avait été changé à ces conventions, lorsque sou—
dain Coullery, le 16' juin 1869, trouva bon d’intenter un
procès à ce sujet à Guillaume qui n’était nullement en
cause, mais dont il voulait se venger. L’indignation fut
générale; le Comité fédéral romand écrivit à Coullery
pour lui rappeler les arrangements convenus, et blâmer
la déloyauté d’une conduite si peu dignq d’un internatio
nal; tout fut inutile: Coullery, aveuglé par la haine, per
sista. Le procès eut lieu ; il durait encore lors du Con
grès de Bâle: les délégués suisses firent part de ce fait
au Congrès, qui, dans une de ses séances administrati
ves, vota une résolution qui flétrissait publiquement la
conduite de Coullery, la déclarant indigne d’un interna-
tional.
Quelques mois plus tard , le tribunal civil du Locle
rendit son jugement dans cette affaire, et, comme le bon
Sens l’indiquait, débouta Coullery de sa demande en le
condamnant aux frais.
On pense bien que la Montagne essaya d’atténuer la
portée du verdict écrasant qui avait été rendu contre
elle au meeting du Crét-du-Locle. Elle entama contre le
Progrès une polémique furibonde, et selon sa coutume,
chercha à transformer une lutte de principe en une sim—
ple question de personnes. Au bout d’un mois, Coullery,
qui n’avait pas osé venir discuter publiquement avec les
collectivistes dans la séance de la Section de la Chaux
de—Fonds convoquée tout exprès à ce sujet, demanda à
être « mis en accusation » devant cette même Section, et
adressa, par la voie de la Montagne, une sommation (i à
ses trois accusateurs » d’avoir à.comparaitre à jour fixe.
Qui étaient ces trois accusateure ‘? la Montagne ne s’ex
_ 61 __

pliquait pas là-dessus. Les amis de Coullery, qui s’étaient


tenus cois pendant quelques mois, recommencèrent léurs
manœuvres ; ils réunirent le ban et l’arrière-ban de leurs
partisans, et dans une séance qui eut lieu au commence—
ment de juillet, Coullery se fit décerner une petite ova
tion, et prononça un discours, reproduit tout au long
dans la Montagne, et dans lequel il foudroyait ses adver
saires absents, en particulier Guillaume , qui, depuis les
élections de 1868, servait de bouc émissaire à ses colères.
En réponse a ces' calomnies personnelles contre Guil
leume, la lettre suivante fut envoyée à Coullery et pu
bliée dans le Progrès : '
Monsieur,
Le discours que vous publiez dans la Montagne du 8
juillet et que vous dites avoir prononcé devant la Section
internationale de la Chaux-de-Fonds, est un tissu de
mensonges. ,
Nous ne prendrons pas la peine de relever. l’une après
l’autre, vos calomnies. Vous savez que vous mentez, nous
le savons aussi, cela suffit. ’
Nous tenons seulement à vous dire que notre ami
James Guillaume, contre qui vous vous acharnez parti
culièrement, n’a jamais agi pour son propre compte.
C’est en vain que vous cherchez à le séparer de nous
pour l’accabler isolément. Nous sommes solidaires de
chacun de ses actes.
Vpus nous représentez comme des agents du radica
lisme. Mais le radicalisme nous tient, et avec raison, pour
ses adversaires irréconciliables.
Recevez, Monsieur, l’assurance de notre profond mé
pris.
Lœle, le 9 juillet 1869.
(Suivent 38 signatures de membres de
l’Internationale.)
L’article suivant du Progrès (10 juillet 1869) résume en
quelque sorte la polémique avec la Montagne:
«Messieurs les rédacteurs de la Montagne devraient
bien se mettre d'accord entre eux.
_62_

L’un d’eux nous reproche, le 22 juin, d’être des com


munistes autoritaires. Ce doit être M. Coullery.
Un autre, le 24 juin. fait un crime au Progrès de com—
battre l’institution de l’Etat, et de rêver une société libre
dans laquelle il n’y aurait plus d’autorité. Celui—là doit
être M. Perrochet ou M. Jeanrenaud. '
Ah ça, hommes de la Montagne, tâchez d’être sérieux.
Si nous sommes autoritaires, nous devons être partisans
de l’Etat qui signifie autorité, gouvernement. —— Si au
contraire nous ne voulons plus d’Etat, plus d’autorité,
plus de gouvernement, comment pouvez-vous nous appe—
ler des communistes autoritaires 9

Liberté! liberté! dites-vous, voilà le mot d’ordre de la


Montagne. Soit. Nous savons bien que pour vous, comme
pour toute la bourgeoisie, liberté veut dire eœploitation
sans frein.
Notre mot d’ordre, a nous, c’est Liberté, Egalite’, Fra
Ïernite’. Nous ne séparons pas ces trois termes l’un de
’autre. '
Nous voulons la liberté 7 et c’est our cela q ne nous
voulons la destruction de l’Etat, l’absence du gouverne
ment, l’an—archie, comme dit Proudhon. '
Nous voulons l’égalité , et c’est pour cela que nous
demandons l’abolition des privilèges de la propriété.
Nous voulons la fraternité, et c’est pour cela que nous
combattons les préjugés patriotiques et religieux qui
divisent les hommes et qui*sont les sources de la guerre.

La Montagne exploite des articles de Bakounine qu’elle


n’a pas compris. Elle ne veut pas voir que Bakounine,
en traitant du patriotisme, a annoncé, qu’il l’examinerait
au point de vue physique ou animal, et ensuite aux dif
férents points de vue religieux, politique et économique.
Et Bakounine ayant commencé par rechercher si, dans,
les divers éléments qui composent le patriotisme, il n’y
a pas un élément physique ou animal, la Montagne jette
les hauts cris. Mauvaise foi ou stupidité, -— choisissez.

Nous n’avons pas à nous occuper du ménage intérieur


de la Section internationale de la Chaux-de-Fonds; aussi
n’entretiendrons-nous pas les lecteurs du Progrès du
petit mélodrame que M. Coullery a jugé à propos d’y
_. 63....
jouer l’autre jour. Cette. demande de jugement, cette
sommation de comparaître adressée par la voie de la
Montagne à trois accusateurs dont nous ignorons les
noms, cette apothéose décernée lundi soir au héros de
la farce, tout cela est du plus profond ridicule. Nous pen
.sons que l’Egah‘té, dont la mission est de nous rensei
gner sur ce qui se passe dans les sections, nous donnera
bientôt l’explication de cette comédie. »
L’Egalite’, de son côté, publiait le il juillet un article
où la Montagne était jugée en ces termes:
« Tous'nos lecteurs connaissent le mouvement qui s’est
accompli dans le canton de Neuchâtel; chacun sait que
les conservateurs de ce canton ont fait une alliance à la
Chaux—de—Fonds avec des socialistes qui n’en sont pas,
et ont constitué un parti politique assez semblable à ce
lui qui a fleuri à. Genève il y a quelques années.
La Montagne est l’organe de ce parti, avec lequel le
mouvement ouvrier n’a rien de commun, et, cependant.
elle ose s’intituler organe de la démocratie sociale.
Dans le meeting tenu au Crét-du-Locle le 30 mai, cet
organe a été unanimement désavoué avec beaucoup de
raison, car en fait de questions sociales il s’occupe de
misérables questions de politique locale et de propa
gande mômiére; il professe un sociah'Sme que tous les
réactionnaires signeraient des deux mains, répand les
fausses nouvelles et les calomnies inventées par le Jour
nal de Genève sur nos grèves et sur le mouvement ou
vrier en général, en un mot, trompe la classe ouvrière
de la Chaux-de-Fonds qu’il cherche à désaffectionner de
l'Association internationale, dont il condamne et calom
nie les résolutions et les principes.
Ouvriers de la Chaux-de—Fonds, prenez garde à vous,
.la Montagne est un organe de la réaction bourgeoise et
son titre d’organe de la Démocratie sociale n’est qu’un
masque pour vous tromper. » .
Le.Progrès annonça alors, qu’ensuite de cette déclara
tion de l’Egalité, il cessait toute polémique avec la Mon
_/
tagne. 2
Dans les premiers jours de juillet éclata au Locle la
grève des graveurs et guillocheur‘s. La Fédération de ce
_64_

corps de métier avait adressé simultanément aux patrons


de Genève, de la Chaux-de-F0nds et du Locle la demande
de la réduction de la journée de travail de“ a 10 heu
res, sans diminution de salaire. A Genève et à laChaux—
de-Fort’ds, les patrons consentirent après quelques hési
tations; au Locle, les ouvriers graveurs et guillocheurs
durent se mettre en grève pendant trois semaines ‘envi
ron avant d’obtenir ce qu’ils avaient demandé. Le nom—
bre des grévistes n’ayant pas été très con’sidérable,
cette grève ne fit pas beaucoup de bruit en Suisse ; les
’résultats n’en furent pas moins importants, d’abord par
la profonde irritation qu’elle laissa dans le cœur des
bourgeois du Locle contre l’Internationale, p‘uis parce
qu’elle fut l’occasion de la création d’un atelier coopé
ratif, fondé par quelques grévistes, et qui, depuis l’ins
tant de sa fondation jusqu’à ce jour, est resté l’exemple
le plus remarquable peut-être d’une coopération entière
ment égalitaire et absolument dégagée de tout principe
bourgeois. L’atelier coopératif du Locle dont nous don
nons les statuts aux Pièces justificatives (l), a tenu à évi
ter les reproches justement adressés à la coopération en
général ; et il y a si bien réussi qu’il est devenu comme
lè pivot du socialisme révolutionnaire dans les Montagnes
neuchâteloises.
En terminant l’histoire de cette période, nous devons
mentionner une décision de l’autorité scolaire du Locle,
qui, en août 1869, destitua Guillaume de ses fonctions
pour le punir (< du rôle politique, religieux et social qu’il
avait adopté. » Ce citoyen dut quitter le Locle pour se
fixer à Neuchâtel. A la même époque, Coullery quittait
aussi la Chaux-de-Fonds, où son rôle était fini, et allait
se faire oublierdans un petit village du Val—de—Ruz.
Il nous reste, avant d’arriver au Congrès de Bâle, à
parler de la grande lutte qui eut lieu àGenève, dans
(1) Pièces justificatives, XI.
81 —— '

commode par des gens qui n’osent avouer la véritable


nature de leurs griefs : aussi parait—il avoir trouvé, depuis
deux“ans, grande faveur auprès du Conseil général.
Une autre calomnie, répandue spécialement contre les
Sections de la Suisse romande , consiste à prétendre
qu’elles nourrissaient le projet de transférer le Conseil
général à Genève. Lorsque pour la première fois, nous
lûmes cette accusation dans une correspondance du Ré—
oeil de Paris, due à la plume de M. Moritz Hess, qui avait
fonctionné comme secrétaire du Congrès de Bâle, et qui
devait savoir à quoi s’en tenir, nous fûmes véritablement
stupéfaits. Jamais une idée pareille ne serait entrée dans
la tète d’aucun d'entre nous. Nous ne pouvions com—
prendre alors quel intérêt on avait à faire courir sur
notre compte de semblables bruits ; cela nous paraissait
d’un stupide achevé. Nous devons le déclarer haute
ment : a cette époque, tous les citoyens qui furent en—
voyés comme délégués à Bâle par les Sections romandes,
avaient une entière confiance dans le Conseil général;
la plupart d’entre eux étaient en rapport d’amitié avec
divers membres du Conseil, Jung, Eccarius, Lessner,
Cowell Stepney; ils avaient pour la science et le talent
de Marx la plus haute estime. Les quelques dissidences
qui s’étaient manifestées au Congrès sur une ou deux
questions, ne nous apparaissaient, a nous futurs mem
bres de la Fédération jurassienne, que comme de légères
nuances d’opinion. non comme une sérieuse opposition
de principes. Le Conseil général, composé presque entiè
rement de communistes, nous semblait notre allié na
turel contre les tendances bourgeoises de la fabrique de
Genève et des ouvriers de quelques autres villes suisses ;
et le nom de collectivistes que nous nous donnions ne
paraissait pas alors désigner une doctrine sensiblement
différente de celle du Conseil général. Au sein de la Com
mission du droit d’héritage, Jung disait à Guillaume ,
M. 6
82

comme à un coreligionnaire : « Mon > cher, cette fois je


crois que nous pourrons nous déclarer franchement
communistes. ) Les délégués de nos Sections achetaient
la brochure d’Eccarius contre Stuart Mill. persuadés qu‘ils
étaient de se trouver en communauté de principes avec
l’auteur. En un mot, nous étions tous animés de la plus
complète bienveillance à l’égard des hommes de Lou
dres; leur confirmation comme membres du Conseil 'gé
néral fut votée à l’unanimité; ils avaient proposé eux—
mêmes que le Conseil général fût transféré à Bruxelles ;
nous insistâmes de la manière la plus pressante pour les
engager, au contraire, à conserver le mandat dont ils
étaient investis depuis 1864. Et notre confiance fut si
aveugle que nous contribuàmes plus que personne a faire
voter ces fameuses résolutions administratives, qui al
laient donner au Conseil général une autorité dont il a
fait un si fâcheux usage. Leçon profitable, et qui nous a
ouvert les yeux sur les vrais principes de l’organisation
fédérative.
Et c’est précisement alors que Marx, qui bien mieux
que nous avait compris dès l’abord que nos principes
étaient incompatibles avec les siens et que nous ne pour—
rions marcher ensemble; c’est alors, disons-nous, que
Marx, nourrissant déjà contre nous les mêmes sentiments
d’animosité qu’il supposait à tort que nous devions avoir
contre lui, commençait ce travail souterrain dont le
butfinal était de nous expulser de l’Internationale, afin
d’accaparer à son profit toute l’influence. Jaloux de notre
esprit d’indépendance; répugnant à nos tendances révo—
lutionnaires; et ignorant de la sincérité passionnée avec
laquelle nous étudiions les diverses théories socialistes ,
nous qui lisions avec une égale sympathie Das Kapital
et l’Idée générale de la révolution au XIXe siècle, et qui
révions une synthèse où Marx et Proudhon se donne
raient la main; préoccupé uniquement du succès de
ñ_‘r:‘ - .l -— -

-33...

l’intrigue secrète qui devait lui assurerl’autorité dans


l’lnternationale, —— Marx nous avait condamnés d’avance,
sans nous connaître, et ne voyait en nous que des en
nemis qu’il fallait perdre à tout prix et par tous les
moyens.
Il nous fallut bien du temps avant d’avoir le moindre.
soupçon de tout cela; et lorsque certains faits , cer
taines attaques imméritées, certaines calomnies; lors
qu’enfi‘n en 1870 la partialité évidente du Conseil général
dans la scission entre Genève et les Montagnes, eussent
du nous ouvrir les yeux, nous persistions encore à ne
voir, dans l’attitude de Marx et de ses agents à notre
égard, que l’effet de préventions qu’il nous serait aisé de
dissiper par une explication loyale.
Nous ne savions pas alors ce, que les faits nous ont
appris maintenant: que nous avions affaire à une société
secrète puissamment organisée, et qui, n’ayant pu nous
faire entrer dans son organisation, était forcée, par
l’ine:çorable logique de sa situation, de nous écraser. Dès
lors, les explications, le raisonnement, les bons procédés,
tout devenait inutile : nos adversaires faisaient la sourde
oreille, ils obéissaient à une consigne, et, instruments
passifs d’une volonté dictaroriale, ils croÿaient, en men—
tant et en calomniant pour le plus grand bien de leur
cause, faire œuvre méritoire : La fin justifie les moyens.
Ceci explique‘tout ce qui serait inexplicable sans cela
dans la conduite de Marx et de ses agents. Si nous nous
étions trouvés en présence de personnalités indépendan
tes, chacune individuellement responsable, ayant un
jugement libre, accessibles au raisonnement. aux consi
dérations simplement humaines de justice et de loyauté,
la conduite du Conseil général dans toute l’affaire de la
Fédération jurassienne serait une énigme incompréhen
sible. Mais une organisation occulte, impersonnelle et
dictatoriale qui n’est guidée par aucune autre considéra
-84—

tion que l’intérêt de sa propre cause, qui oblitére le sens


moral chez ceux qui lui servent d’instruments, et qui
brise impitoyablement tout ce qu’elle rencontre sur son
chemin, une telle organisation est capable de tout, et
les infamies que notre conscience se révolterait a admet
tre de la part d’un homme libre de son jugement et de
'ses actes, ne nous étonnent plus de la part de cette
organisation jésuitique. .
Nous ne pouvons pas passer sous silence, à propos
du Congrès de Bâle, un incident personnel d’une grande
importance. Bakounine ‘avait appris que quelques mois
auparavant, Liebknecht, parlant de lui, l’avait représenté
comme un agent du gouvernement russe. Il profita de
la présence de Liebknecht à Bâle pour l’appeler devant
un jury d’honneur et l’inviter à formuler ses accusations
d’une manière précise. Le jury fut composé de dix
membres, cinq nommés par chaque partie: Bakounine
avait désigné De Paepe de Bruxelles, Palix de.Lyon,
Sentiñon de Barcelone, Fritz Robert et un cinquième
dont le nom nous échappe; du côté de Liebknecht il y
avait Moritz Hess, Eccarius et trois autres dont le nom
nous échappe aussi. Liebknecht, invité à répéter ses ac
cusations et a les prouver, déclara qu’elles ne reposaient
que sur de vagues oui-dire et sur la lecture d’articles
de journaux, entre autres de correspondances écrites
'dans la Zukunft de Berlin par M. Borckheim, ami de
Marx. Bakounine donna les explications les plus com
plètes. Le jury déclara à l’unanimité que Liebknecht
avait mal agi en répétant, sans se donner la peine de
de les vérifier, d’infâmes calomnies; Liebknecht, ten-.
dant la main à Bakounine, lui déclara qu’il le tenait pour
honnête homme et bon révolutionnaire: «Je me suis
trompé sur votre compte, dit-il ; je n’avais pas compris
que vous étiez proudhonien. J’ai contribué à propager
des accusations calomnieuses, jevous dois,une réparation.

\
-35...
—- Puisque vous pensez me devoir une réparation,
répondit Bakounine, insérez à ce titre, dans le Volksstaat,
un article que j’ai publié dans le journal italien Libertà e
Giustizia, et qui contient ma profession de foi. » Lieb
kuecht le promit..t. Bakounine lui remit en propres mains
l'article. Que fit Liebknecht? il ne le publia jamais, et
insère en revanche des correspondances envoyées de
Paris par Moritz Hess, et dans lesquelles étaient rééditées
les mêmes accusations déclarées infâmes et calomnieu—
ses par le jury d’honneur de Bâle !
Pense-t-on que si Liebknecht eût été le maître de sa
volonté et de ses sentiments, il eut agi avec cette dé
loyauté? C’est impossible. La seule chose possible, la
seule explication vraie de cette incroyable aberration du
sens moral, c’est que, une fois Liebknecht retourné à
Leipzig, le dictateur lui représenta son attitude de Bâle ,
et sa promesse à Bakounine comme une coupable faiblesse
de sentiments et lui défendit d’y donner suite.

V.
‘Il nous reste a raconter l’histoire des quelques mois
qui s’écoulèrent depuis le Congrès de Bâle (septembre
1869) ',au Congrès,de la Chaùx-de-Fonds (avril 1870) où
s’accomplit la scission dans la Fédération romande.
Parlons d'abord de Genève.
Bakounine, après le Congrès de Bâle, alla se fixer à
Loc.arno (canton du Tessin). Ce fut Robin qui le rem
plaça à la rédaction de l’Egalité. Les collectivistes de
Genève, après l’éclatante consécration que le Congrès
de Bâle avait donnée à leurs principes, regardaient la
partie comme gagnée; ils pensèrent que l’hostilité de la
fabrique diminuerait peu a peu, et que par la persuasion,
au moyen des discussions dansles assemblées générales,
il serait possible d’amener tous les ouvriers de Genève à
se ranger sous le drapeau révolutionnaire.
y(
r-Z.,
"..
d'

-86-— .

L’événement a tristement démenti ces espérances;


et réellement il fallait une foi robuste pour croire que
des hommes dont les intérêts étaient absolument opposés
aux principes socialistes, se laisseraient convertir à ces
principes par la simple propagande de la parole. Au mo
ment où Robin, Perron et quelques autres, se berçant
de ces illusions, essayaient de faire une propagande sé—
rieuse, persévérante, systématique; où ils cherchaient à
calmer les haines. à guérir les blesSures faites aux
amours-propres, à donner à l’Internationale genevoise la
force qui résulte de l’union, à quoi s’occupait la fabri
que? Elle concentrait toute son activité, toutes ses aspi-'
rations, sur ce but éminemment révolutionnaire : faire
élire l’ouvrier Grosselin conseiller d’Etat, c’est-à-dire
membre du gouvernement. Dans ce but, elle se coalisait
avec le parti radical bourgeois, et de cette coalition sor
tait une liste de candidats au Conseil d’Etat , portant six
radicaux, plus Grosselin. Cette liste réactionnaire fut vo
tée avec enthousiasme par la fabrique aux élections de
novembre 1869; hélas! malgré toutes les intrigues qu’on
avait mises en jeu, Grosselin resta sur le carreau.
Cet échec n’ouvrit pas les yeux aux ouvriers de la fa
brique, au contraire: ils avaient failli réussir, ils n’en
devinrent que plus âpres à poursuivre la réalisation de
leur rêve : l’élection d'un ou deux ouvriers au Conseil
d’Etat. “
Ces préoccupations des ouvriers patriotes genevois
étaient sévèrement blâméos dans les autres Sections de
la fédération romande, —— sauf dans la Section de la
Chaux-de-FondS, où se trouvaient encére un certain
nombre de coullerystes ; mais les collectivistes désiraient si
vivement l’union et la paix, qu’ils étaient disposés à pas
ser la dessus, et l’Ega‘lité , encore rédigée sous leur in
fluence à ce moment-là, ne 'parla de la politique gene-'
voise qu’avec la plus prudente réserve.
..87...

Cela n’empêcha pas Grosselin et ses amis. furieux de


leur échec, d'accuser les collectivistes et spécialement
la rédaction de l’Egalité, d’être la cause de la défaite
électorale essuyée par la coalition des‘ radicaux et des
ouvriers; plus que jamais on afficha le plus profond et
le plus haineux dédain pour ces utopistes quine compre
naient rien aux choses pratiques, et qui génaient d’une
manière si désagréable les plans pl>litiques de MM. Gros
selin et C6. _ '
Nous avons dit quelles étaient les dispositions des
membres de nos Sections à l’égard du Conseil général.
L’Egalz‘té s’en fit l'organe dans plusieurs articles dictés
par les intentions les plus bienveillantes, et dans lesquels
on réclamait du Conseil des directions, un appui plus
réel, une intervention plus fréquente. Croirait-on que ces
articles, écrits dans le but de rendre l’action du Conseil
général plus efficace, ont été représentés depuis, par nos
adversaires, comme des attaques a ce Conseil ? En effet,
' la Circulaire privée dit : _
« L’Alliance commença dans ce temps une polémique
publique contre le Conseil général, d’abord dans le Pro
grès du Locle, puis dans l’Egaltté de Genève, journal of
ficiel de la fédération romande, où s’étaient glissés quel—
ques membres de l’Alliance à la suite de Bakounine. )
D’abord nous devons protester de la manière la plus
énergique contre ce système de Marx _ de désigner sous
le nom d’Allîance le parti collectiviste. L’AIlianoe dans
sa forme primitive, c’est—à-dire comme société interna
tienale ayant un centre et des Sections, s’était dissoute,
comme nous l’avons dit; et elle n’avait jamais eu en
Suisse qu’une seule Section, celle de Genève. Or la Sec.
tion de l’Alliance de Genève, bien que composée de col
lectivistes et prenant une part active a la lutte contre les
principes bourgeois de la fabrique, n’avait jamais cherché
à exercer une influence sur les Sections en dehors de
, * ._ ._._.r..

_88_

Genève. Désigner sous le nom d’Alliance les Sections in


ternationales qui professaient des principes collectivis
tes, à Lausanne, Vevey, Neuchâtél, Bienne, Moutier,
St—Imier, Sonvillièr, la Chaux-de-FohdS, le Locle, c’est
dénaturer efi‘rontément les choses, il est facile de de—
viner dans quel but. ,
Donc, à en croire le pamphlel sus-mentionné, les Sec—
tions collectivistes — désignées par M. Marx sous le nom
général d’Alliance —-— commencèrent en automne 1869
une polémique contre le Conseil général, et cela d’abord
dans le Progrès du Locle. Une lettre. du citoyen Guil
laume, insérée dans le Bulletin de la fédération juras
sienne, a déjà donné le démenti le plus net à cette asser-‘
tion en ce qui concerne le Progrès : trois fois seulement le
Progrès a parlé du Censeil général , et c’était de la façon
la plus bienveillante ; le texte de ces trois passages a été
réimprimé in-ecctenso dans le Bulletin. \ '
Quant à l’Egalite’, nous avons dit en quoi consistèrent
ses prétendues attaques contre le Conseil général. Mais ‘
il parait que l’amour-propre de Marx est si susceptible,
que de simples vœux, exprimés par l’organe de la fédé—
ration romande, l’ont blessé comme des attaques.
Il ne sera pas inutile de faire pour l’Egalité ce qui a
été fait pour le Progrès dans le Bulletin, c’est- à—dire de
reproduire les articles de l’Egalité où il est question du
Conseil général. Car il faut faire toucher du doigt la mau
vaise foi de Marx : il faut le prendre , sur tous les points
de son acte d’accusation contre nous, en flagrant délit de
mensonge. ,
Voici donc la reproduction textuelle de tous les articles
de l'Egalité concernant le Conseil général.
Egalite’ du 6 novembre 1869 :
LE BULLETIN DU CONSEIL GÉNÉRAL. '
« On lit dans le compte—rendu du Congrès de Genève,
(4866), page 26 :
89
I

« Le Conseil central (de Londres) publiera, autant et


« aussi souvent que ses moyens lui permettront, un bul—
Vc latin qui embrassera tout ce qui peut intéresser l’Asso—
« ciation internationale, et qui doit s’occuper avant tout
« de l’offre et de la demande de travail dans les diverses
« lécalités, dessociétés coopératives et de l’état des clas
« ses laborieuses dans tous les pays. .
« Ce bulletin, rédigé dans plusieurs langues , sera en
« voyé gratis aux sections centrales qui en communi
« queront un exemplaire à chaque section. » .
Cet article ne]fut jamais exécuté. La question fut de
nouveau traitée au Congrès de Lausanne (4867), et l’on
y prit la résolution suivante, (page 37 du compte-rendu
officiel) : ,
« Si le Conseil général ne peut pas publier un bulle
« tin, il fera chaque trimestre une _communication au
a bùreau central de chaque pays, qm sera chargé de la
« faire reproduire par les journaux du pays, et avant
« tout par les journaux des sections. )>
Cette décision ne fut pas plus exécutée que la précé
dente. Il fut de nouveau question des rapports entre le
Conseil général et les sections au Congrès de Bruxelles,:
nous ne savons plus dans quels termes les délégués de
Londres promirent de rendre ces communications plus
fréquentes et plus régulières.
L’année passée, la régularité au moins a manqué et les
organes'officiels de l’Internationale n’ont rendu compte
d’aucune communication importante.
Le compte—rendu officiel du Congrès de Bâle, lequel
contiendra, outre les procès-verbaux des séanôes publi
ques, les extraits nécessaires de ceux des séances admi—
nistratives, nous dira le texte exact des dispositions nou—
velles. Nous parlons de souvenir:
« Le Conseil général doit envoyer chaque mois une
note officielle à tous les organes de l’Internationale.‘ )
La tâche du Conseil général devient ainsi très facile et
très peu coûteuse.
Il lui suffit même d’envoyer un exemplaire de sa note
à un seul journal de chaque langue, qui sera chargé d’en
envoyer immédiatement une épreuve aux autres jour
naux.
Nous espérons qu’il ne tardera pas à remplir un voeu
plumeurs fois exprimé, et nous engageons nos confrères
M. 7
—90 —7
les autres organes de l’Internationale, tous les jours plus
nombreux, a se joindre à nous pour lui rappeler Sa pro
messe. »
Il y a la une invitation adressée au Conseil général, en
termes très convenables, d’exécuter une convention qui
n’avait jamais été mise en pratique ;.il n’y a pas là. l’om
bre d’une attaque. '
Égalité du ’13 novembre 1869 :
« Nous réclamions dans notre dernier numéro l’ac—
complissement d'une tâche imposée par les congrès in
ternationaux au Conseil général.
Une correspondance insérée plus loin nous montre, ce
que nous savions du reste parfaitement déjà, que nos
amis de Londres ne restent pas inactifs.
Mais ne pouvons—nous trouver la aussi une preuve a
l’appui de cette crainte plusieurs fois exprimée, que le
Conseil général ait de grandes difficultés à faire en même
temps deux besognes distinctes: centraliser les rensei
gnements de toutes les sections internationales de l’uni
vers, et s’occuper en particulier des sections anglaises ‘?
Au moment où mettant à exécution leur vote au con
grès de Birmingham, la plupart des Trade's Unions an
glaises adhèrent officiellement à l’Association internatio
nale des travailleurs à laquelle elles appartenaient en fait
depuis longtemps, n’y aurait-il pas lieu de constituer à
Londres un Conseil régional anglais , remplissant en
Angleterre le même rôle que les Conseils régionaux bel—
ges et romands en Belgique et en Suisse? de cette façon
le Conseil général pourrait réserver toute son activité aux
affaires générales de l’Internationale, besogne qui nous
parait déjà immense, et qui s’accroît. encore chaque jour.
Nous soumettons cette proposition aux autres groupes
' internationaux, et surtout au Conseil général lui—même. »
Cette proposition de créer un Conseil régional anglais
pour faciliter au Conseil général sa tâche, était inspirée
par une sympathie qui se révèle clairement dans le ton
dont elle était faite. ou est l’attaque?
Egalité du il décembre 1869 :
(L’Egalité reproduit d’abord un manifeste du Conseil .-.l
_91‘_
général relatif aux fénians; puis elle le fait suivre des
réflexions suivantes) :
« Telle est la traduction d’un manifeste qui nous arrive
de Londres.
Nous aurions aimé à recevoir, en même temps, une
explication qui nousen fasse comprendre l’opportunité.
Nous avons récemment publié l’appréciation du mou
vement fénian, d’après des documents qui nous ont paru
véridiques, mais cela ne nous explique pas suffisamment
l’action du Conseil général.
Nous ne saurions trop répéter que l’intérêt des travail—
leurs n’est pas de s’efforcer d’améliorer les gouverne
ments actuels, mais bien de concentrer toute l’énergie
possible a les supprimer radicalement, et a remplacer
l’Etat politique, autoritaire, religieux et juridique actuel
par l’organisation sociale nouvelle assurant à chacun le
produit entier de tout son travail et de tout ce qui s’en
suit. '
Le Conseil siégeant à Londres a, malgré cela , peut
étre eu raison, vu des circonstances particulières qui ne
nous sont pas indiquées, de prendre part avec mouvement
politique local ; mais ce n’est certainement pas comme
Conseil général d’une association répandue dans l’univers
qu’il a fonctionné, mais bien comme Conseil régional des
sections anglaises de l’Internationale.
Nous trouvons ce cumul très fâcheux; c’était un pro—
visoire indispensable au début, mais dont il faut se hâter
de sortir le plus tôt possible. ‘
Remplir deux tâches aussi difficiles est au-dessus des
forces d’hommes qui ont encore à s’occuper de gagner
leur vie. L’une d’elle doit nécessairement nuire à. l’autre,
et c’est ce qui arrive en ce moment.
Si le Conseil siégeant à Lond res administre parfaitement
les affaires particulières de la Grande—Bretagne, point sur
lequel nous n’avons aucun avis à émettre, il est certain
qu’il néglige des choses extrêmement importantes au
point de vue général de l’Internäîtionale.
Dans le numéro 42 de l’Egalité, nous avons indiqué les
obligations du dit Conseil relativement au Bulletin ; nous
n’avons rien vu venir. Nous les lui rappelons avec l’arti
cle 1°!” du règlement annexé aux statuts généraux :
\
__92_

( Le Conseil général est OBLIGÉ d’exécuter les résolu


tions des Congrès. »
Nous prions pour la seconde fois nos confrères de se
joindre à nous pour rappeler au Conseil siégeant à Lon- '\
dres ses obligations comme Conseil général de l’Interna
tionale, et l’engager avec nous à se débarrasser de la
partie relativement secondaire de sa besogne en poussant
à la créationd’un Conseil régional anglais.
I

Nous aurions assez de questions à poser au Conseil


général pour que ses réponses constituent un assez long
bulletin.
Elles viendront plus tard. En attendant nous nous coh
tenterons de nous joindre au Progrès, du Locle, pour le
prier de nous éclairer sur la fameuse question Liebknecht
Schweitzer qui a occupé au Congrès plusieurs heures dans
les séances publiques, et qui, d’après les journaux, paraît
être l’unique préoccupation des travailleurs allemands.
Les ouvriers de ce pays sont partagés en deux groupes,
dont les chefs, tous deux siégeant au parlement bour
geois, s’accablent l’un et l’autre d’accusations qu’il ne
nous plaît pas de reproduire. Autant qu’il leur est permis
d’en/être, avec les lois locales, ces deux groupes sont de
l’Internationale. Puisqu'il parait que les ouvriers alle
mands ne peuvent pas, hélas! se dispenser de suivre
quelqu’un, quel est celui. des deux groupes qui suit un
intrigant?
Sous ce rapport. au Congrès nous n’avons entendu
qu’une cloche. Nous ne préjugeons rien, nous ne voulons
pas dire que ce ne soit pas la bonne, mais nous voudrions
entendre l'autre. Mieux encore nous demandons l’avis
éclairé et impartial du Conseil général afin de savoir par
faitement quels sont nos amis et quels sont nos ennemis.
Nous espérons que notre excellent confrère, le Travail,
qui a publié récemment une correspondance en faveur
de M. de Schweitzer, se joindra au Progrès et à nous
pour obtenir cet indispensable éclaircissement. »
Que trouve—t—on dans ces réflexions? D’abord une cri
tique parfaitement juste des mouvements purement ré
formistes, et l’expression de doutes très légitimes sur
l’opportunité de glorifier ces mouvements au nom de
l’Internationale; en même temps, la répétition de l’idée
._ 93 -_
déjà émise d'un Conseil régional anglais, qui aurait pour
une action spécialement anglaise les coudées plus fran
ches que le Conseil général ; une nouvelle insistance
concernant la publication du Bulletin du Conseil général.
appuyée de la citation de l’art. 4 du règlement. Puis, le
Progrès du Locle et le Travail de Paris s’étant occupés
des querelles du socialisme allemand, l’Egalité demande
à ce sujet l’avis éclairé et impartial du Conseil général.
Toutes ces choses sont dites peut-être avec quelque vi—
vacité, —— affaire de tempérament ; -— mais elles n’avaient
rien d’agressif. Encore une fois, ou est l’attaque? .
Dans son désir de bien faire et de rester dansle vrai,
l’Egalite‘ craignit de s’être trompée en jugeant le mon:
ven1ent fénian; et les explications tout amicales qu’elle
demandait au Conseil général sur l’opportunité de son
manifeste ne lui ayant pas été fournies, elle,chercha a
éclaircir la question en reproduisant, dans son numéro sui
vant, un discours de Karl Marx sur le fénianisme et un
article du Progrès conçu dans le même sens que le dis—
cours de Marx. Cette reproduction spontanée d’un dis—
cours prononcé par Marx au Conseil général montre jus
qu’à l’évidence quels étaient les sentiments de la rédac‘
tion de l’Egalite’.
Cela n’a pas empêché le Conseilgénéral de se fâcher et
d’adresser, en date du 1"r janvier 1870, une circulaire aux
sections, —— circulaire dont nous avions absolument ignoré
l’existence avant qu’elle nous eût été révélée par la men—
Htion qu’en fait la Circulaire privée; et voici, d’après cette
brochure, en quels termes remplis de morgue, de fiel et
de mauvaise foi on y parlait des innocentes réflexions de
l’Egalite’, en lui donnant pour complices le Progrès et le
Travail, qui n’avaient rien dit ni l'un ni l’autre:
« Le Conseil général ne connaît pas d’article, soit dans
les statuts, soit dans les règlements, qui l‘obligeât d’entrer
en correspondance ou en polémique avec l’Egalité, ou de
._ 94 ' __

répondre aux questions des journaux. Ce n‘est que le


Conseil fédéral de Genève qui, vis—à—vis du Conseil_géné—
ral, re résente les branches de la Suisse romande. Lors
que le onseil fédéral romand nous adressera des demandes
ou des réprimandes par la seule voie légitime, c’est-à-dire
par son secrétaire, le Conseil général sera toujours prêt à
y répondre. Mais le Conseil fédéral romand n’a le droit.
ni d abdiquer ses fonctions entre les mains des rédacteurs
de l’Egalité et du Progrès, ni de laisser ces journaux
usurper ses fonctions. Généralement parlant, la corres—
pondance administrative du Conseil général avec les co
mités nationaux et locaux ne pourrait pas être publiée
sans porter un grand préjudice à l’intérêt général de l’As—
sociation (1). Donc, si les autres organes de l'Internatio
nale imitaient le Progrès et l’Egalité,,le Conseil général
se trouverait placé dans l’alternative, ou de se discréditer
devant le public en se taisant ou de violer ses devoirs en
répondant publiquement. L’Egalité s'est jointe au Pro
grès pour inviter le Travail à attaquer de son côté le
Conseil général. C’est presque une Ligue du lien public. »
Attaquer le Conseil général! On le voit, c’était déjà
un parti pris de nous représenter, quand même et malgré
l’évidence des faits, comme des adversaires. Mais la Cir
culaire du 1”1 janvier 1870 resta un mystère pour nous;
le Comité fédéral romand la reçut sans doute, mais, se
lon l’habitude des comités genevois, il se garda bien de
la communiquer aux sections, qui n’auraient pas manqué
de protester hautement contre les assertions mensongères
du Conseil général. .
Cela n’empêche pas Marx de dire quelques lignes plus
bas, — autre mensonge: « La circulaire du 1“ janvier 1870
fut approuvée par toutes les sections de l’Internationale. »

Les membres du conseil de rédaction de l’Egalité ne


s’y étaient point glissés, comme le dit Marx , ils avaient
été nommés d’une manière parfaitement régulière. Mais
(1) Le Conseil général dénature complètement les choses: per
_sonne ne lui a jamais uemandéfie publier, en règle générale,da cor
respondance administrative. On reconnaît là cette tendance a créer
des équivoques perfides, à embrouiller les questions pour _pecher en
eau trouble, qui est devenue la tactique de la coterie marxxste.

v..
_95_
il y eut un’ individu qui, vers cette époque, réussit effec
tivement à s’y glisser : c’est un intrigant dont le nom,
malgré le dégoût qu’il nous inspire , reviendra fréquem
ment dans ces pages, M. Outine. Ce personnage, fils d’un
riche spéculateur russe, s’était établi à Genève après le
Congrès de Bâle ; nous ignorons si, déjà alors, il prenait
le mot d’ordre auprès de Marx; nous penchons plutôt a
‘ croire qu’il était indécis sur le parti qu’il choisirait, tout
disposé à servir ceux qui sauraient payer son esprit d’in
trigues en flattant sa ridicule vanité.
M. Outine offrit ses services à la rédaction de l’Egalité ;
on les accepta, sans soupçonner qu’il y avait là un com—
mencement d'intrigue. En même temps, M. Outine cher
chait la popularité en parlant à tort et à travers dans les
assemblées générales, en flattant l’amour-propre des me—
neurs de la fabrique, dont il partageait la haine contre
Bakounine, en prêchant l’alliance politique avec les radi—
caux bourgeois et les candidatures ouvrières; et comme
il ne savait pas encore quelle tournure prendraient les
affaires à Genève, il ménageait en même temps les ou
vriers du bâtiment; par exemple, dans l’inauguration du
monument de Serno Solowiewitch (décembre 1869), il pro
nonça un discours dans lequel, se posant en représentant
' de la jeunesse révolutionnaire russe, il fit un éloge en- j
thousiaste de Serno, — lequel, par parenthèse, avait tou
jours manifesté hautement de son vivant le profond mé
pris et le dégoût que lui, inspirait M. Outine.
Un incident fâcheux vint,fournir tout à coup à cet in
trigant le moyen d’atteindre, plus promptement qu’il n’au—
rait osé l’espérer, le but qu’il chercherait: jouer un rôle
dans l'Internationale genevoise. Une querelle assez insi
gnifiante s’éleva, en janvier 1870, entre un membre de
conseil de rédaction de l’Egalz‘té, Wæhry, et ses collègues,
' et amena, de la façon la plus inattendue, une révolution
dans la rédaction et dans les tendances de ce journal.
_96._

Le premier numéro de 1870 contenait, à sa première


page, une déclaration signée de tous les membres du co
mité de rédaction, moins Wæhry (nous ignorons "pourquoi
ce citoyen ne figura pas parmi les signataires). Voici cette
déclaration:
Le conseil de rédaction auœ abonnés.
Au moment où notre journal entre plein de vigueur et
d’avenir dans la deuxième année de son existence. les
soussignés, membres du conseil de rédaction, croient de
leur devoir, pour éviter toute erreur au sujet de la rédac
tion de notre journal, de déclarer:
1° Que pendant l’année écoulée ce conseil a en régu—
lièrement, sans interruption, ses séances hebdomadaires;
2° Que tous les articles parus dans l’organe officiel de
nos sections ont été discutés dans ces séances et admis
par le dit conseil;
3° Que s‘ils ont à continuer la rédaction de l’Egalité
jusqu’au Congrès romand, ils lui maintiendront la marche
qui lui est imprimée aujourd’hui et l’unité de vues résul—
tant du parfait accord des membres du conseil de rédac
tion soussignés: .
Ch. PERRON, DUTOIT, A. LINDEGGER,
J.-Ph. BECKER, P, ROBIN, PINIER.
Il est intéressant, disons-le en passant, de voir J.-Ph.
Becker, l’ami personnel de Marx, accepter en termes aussi
clairs toute la responsabilité des articles parus dans l’Ega
lité de 1869; et c’est une nouvelle preuve que les attaques
au Conseil général n'avaient existé que dans l’imagina—
tion de ceux qui voulaient absolument et systématique
ment trouver en nous des adversaires.
Par une singulière fatalité, la même semaine où le Con
seil de rédaction,de l’Egalité avait exprimé avec tant
d’assurance sa confiance dans l’avenir, éclatait entre ses
membres et leur collègue Wæhry une querelle à la suite '
de laquelle ils donnèrent leur démission en masse, lais
sant Wæhry tout seul dans le conseil.
Si les choses s’étaient passées comme elles se passent
ordinairement dans des crises de ce genre, le cours natu—
_97._

rel de l‘affaire devait être celui-ci: Wæhry, voyant que


ses collègues refusaient de siéger avec lui. et que, ne pou—
vaut l’expulser de leur sein, ils avaient préféré se retirer,
aurait du avoir le bon sens de donner sa démission;
moyennant quoi les autres membres du conseil de rédac—
ftion auraient repris leurs fonctions, et tout aurait été fini.
Mais il n’en fut point ainsi: Wæhry, vaniteux comme
un enfant,,fut enchanté de se voir seul à la tête de 1’Ega
lité, aussi se garda-t-il bien de donner sa démission.
D’autre part, le Comité fédéral romand, heureux de trou
ver un prétexte de se débarrasser de certains membres
de la rédaction qui le gênaient, entr’autres de Robin et de
Perron, s’empressa d’accepter la démission de la majorité
de la rédaction. Et M. Outine, qui guettait le moment de
se faufiler n’importe où, saisit l’occasion aux cheveux;
tournant brusquement le dos à Perron et à Robin, ses amis
de la veille, il offrit bravement ses services au Comité fé—
déral romand, qui se hâta de le placer, avec Wæhry, à la
tête d’une nouvelle rédaction.
Ce coup d’Etat au moyen duquel l’ancienne rédaction
collectiviste et révolutionnaire fut escamotée en un tour
de main et remplacée par une rédaction réactionnaire et
de la plus complète incapacité, s’accomplit avec tant de
‘ promptitude que les sections n’en furent informées que
lorsque tout était déjà terminé. Et chacun fut stupéfait,
lorsque le n° 2 de l’Egalité (8 janvier 1870) arriva portant
entête une circulaire du Comité fédéral romand qui an—
nonçait que, par suite de la démission de sept membres
de la rédaction, ce Comité avait pris les mesures néces
saires pour aider dans leur tâche’ les membres restants de
la rédaction. (Ce pluriel s’appliquait à Wæhry, qui était
bel et bien resté seul.)
Les sept membres démissionnaires envoyèrent à 1’Ega
lité une lettre expliquant les motifs de leur démission.
L’insertion de cette lettre fut refusée; par contre Wæhry
'-— 98 —
rédigea de sa main un entrefilet qu’il imprima dans le
n“ 3 de l’Egalz‘té, et qu’il signa des noms des sept démis—
sionnaires! —— ce qui constituait tout simplement un faux.
La nouvelle rédaction de l’Egalité consacra les colonnes
de ce journal à prêcher ce qu’on a appelé le coopérati—
m‘sme. Au bout de quelques numéros, elle reçut à ce sujet
une correspondance de Neuchâtel, écrite par Guillaume et
insérée dans le n° du 29 janvier; la réponse faite parla
rédaction au langage très net et très radical de cette cor
pondance , montra à chacun quelles étaient les véritables
tendances que la coterie de Genève cherchait à imprimer à
l’Egalite’ ; et dès ce moment l’idée fut mise en discussion,
dans les sections des Montagnes, de proposer au Congrès
romand, qui devait avoir lieu en avril, que le journal fût
transféré dans une ville autre que Genève, afin de le sous—
traire à la pernicieuse influence d’un milieu réactionnaire.
Le Congrès devait aussi élire le nouveau Comité fédéral
romand; nul parmi nous, dès avant ces événements,
n’avait songé à le laisser deux ans de suite à Genève,
étant décidés par principe à le transporter chaqueannée
dans une localité difi'érente: toute la question était de sa
voir quelle ville, après Genève, se trouverait la mieux
placée pour devenir, pendant l’année 1870—1871, le siège
du Comité fédéral: et l’on hésitait entre le Locle et la
Chaux—de-Fonds.
Ces pourparlers au sujet de propositions à faire au
Congrès romand, parfaitement légitimes et dont personne
n’avait songé à faire un mystère, furent représentés plus
tard par les dissidents genevois comme une conspiration:
ils nous reprochèrent comme un crime d’avoir osé nour
rir la pensée de transférer, comme le voulait l’esprit des
statuts, le journal et le Comité fédéral dans une autre
ville. .
Pendant que ces choses se passaient à Genève, la sec
tion de l’Alliance, en l’absence de Bakounine, avait à peu
_99_

près suspendu son activité. Désertée parle plus grand


nombre de ses membres, elle ne réunissait plus qu’une
douzaine d’adhérents convaincus et persévérants. Cette
section, reçue dans l’Internationale par le Conseil général,
en juillet 4869, comme nous l’avons dit, avait demandé
son admission dans la fédération genevoise dans ce même
été de 1869.. Le comité local de la fédération genevoise
(autrement appelé Comité cantonal ou Comité central)
avait repoussé sa demande, dans une séance où n’assis—
taient que dix à douze membres sur environ soixante.
Après le Congrès de Bâle, l’Alliancé revint à la charge. et
le Comité canton‘al la repoussa encore une fois. Renon—
çant alors à entrer dans la fédération genevoise dont
l’hostilité manifeste des meneurs de la fabrique lui rendait
l’entrée impossible, l’Alliance demanda au comité fédéral
romand son admission simplement dans la fédération ro—
mande. Le comité fédéral romand, dont tous les éléments
révolutionnaires étaient successivement sortis, et qui n’é
tait plus composé que des hommes du parti de la fabri
que, refusa d’admettre l’Alliance dans la fédération ro—
mande, et renvoya sa demande d’admission au Congrès
' romand, qui se trouva par conséquent appelé à pronon—
cer sur cette question. _
Chose singulière : pendant que l’Alliance se voyait trai
tée en paria par les meneurs de Genève, M. Outine, tou
jours cherchant a se faufiler partout, demanda à être reçu
comme membre de cette même section de l’Alliance.
Seulement, il fit des objections au programme; deux ar—
ticles, selon lui, devaient être modifiés : celui dans lequel
l’Alliance se déclarait athée, et celui où elle se prononçait
contre toute action politique qui n’aurait pas pour but
immédiat et direct le triomphe de la cause des travailleurs
entre le capital. Si ces deux articles étaient maintenus.il
ne pourrait pas faire à l’Alliance l’honneur de s’inscrire
parmi ses membres. Il paraît que M. Outine était déjà

-"æ—w‘. æ
-100—

devenu un personnage, car Becker, qui donnait alors le


ton à l’Alliance, s’empressa d’appuyer la demande d’0u
tine, et la révision de ces deux articles fut décidée. Par
maiheurfpour le plan de M. Outine, il arriva qu’en ce
moment Bakounine, revenant de Locarno, vint passer
7 quelques jours à Genève : Bakounine combattit vivement
la faiblesse de Becker, et l’Alliance décida de maintenir
son programme tel quel, ce qui la priva de la gloire de
posséder M. Outine au nombre de ses adhérents. Et le
' même M. Outine, quelques jours plus tard, allait combat
tre avec acharnement au Congrès de la Chaux-de-Fonds
cette même Alliance à laquelle il avait failli appartenir.
Parlons maintenant brièvement de ce qui s’était passé
dans les sections des Montagnes pendant cet hiver de
1869 à 4870. . ' "
La section du Locle avait continué sans interruption
sa propagande collectiviste. La société des graveurs et
celle des guillocheurs de cette localité s’étaient’ consti
tuées en sections de l’Internationale.
Le Progrès, que la bourgeoisie avait cru tuer par la des
titution de Guillaume, avait tenu bon; de nouveaux colla
borateurs, parmi lesquels Schwitzguébel, avaient renforcé
sa rédaction; et le nombre de ses abonnés s’était accru
de manière à lui permettre de paraître chaque semaine,
tandis qu’au débutil ne paraissait qu’à époques irréguliè
res, et plus tard tous les quinze jours seulement.
A la Chaux-de-ÿ‘onds, les tiraillements avaient recom
mencé entre les coullerystes et les collectivistes ; et les
\ premiers avaient décidément la majorité dans la section.
Voyant qu’ils ne pouvaient agir d’accord, et après avoir
vainement tenté d’obtenir la liquidation du Cercle inter
national, institution qui n’avait rien de socialiste et qui
était devenue une spéculation entre les mains des me—
neurs coullerystes, les collectivistes se décidèrent à for
mer une section à part, qui prit le nom de section de pro
—lOl —

pagandè socialiste. Cela se passait en décembre 1869.


Le Comité fédéral romand, agissant avec cette nouvelle
section comme il avait fait pour celle de l’Alliance, refusa
de l’admettre dans la fédération romande; il prenait
prétexte de l’art. 2 du règlement de la section de propa
gande socialiste, dans lequel il était dit que cette section
se mettrait en correspondance directe avec toutes les
autres sections de l’Internationale ; ce qui, d’après le
Comité fédéral romand, ne devait pas être permis a une
section, le Comité fédéral ayant seul ce droit de corres
pondance. Il était évident qu’il y avait parti pris, et que
les meneurs de la fabrique de Genève donnaient secrète
ment la main aux coullerystes de la Chaux-de-Fonds;
la nouvelle section en appela du Comité fédéral au pro
chain Congrès romand. En attendant, elle commençaI acti—
vement son œuvre de propagande, et réussit, en quelques
semaines, ajeter les bases d'une fédération localede tou—
tes les sociétés ouvrières de la Chaux—de—Fonds, qu’elles
fussent ou non adhérentes à l’Intænationale, avec l’es—
poir d’amener ensuite cette fédération locale à adhérer
en bloc ala grande Association; une vingtaine de sociétés
ouvrières acceptèrent le projet de fédération locale, dont
l'organisation devait devenir définitive après le Congrès
romand. ‘
La section centrale du district de Courtelary cherchait
de son côté à amener les corps de métier à l’Internatio
nale; elle réussit auprès de la société des graveurs et
guillocheurs de ce district, qui fut admise dans Pinter
nationale au Congrès de la Chaux-de-Fonds.
A Neuchâtel, la section de cette ville, redevenue assez
nombreuse, fit adhérer à l’Internationale les sociétés des
menuisiers, des graveurs et guillocheurs, et des monteurs
de boîtes.
Le mouvement des meetings, inauguré par le meeting
célèbre du Crêt-du-Locle, s’était continué, et avait pro

‘ 'iñ‘ ,.
—102——

duit d’excellents résultats. On avait en successivement


le meeting de Fontaines (27 juin 1869), tenu au Val-de
Ruz par les sections du Lucie, de la Chaux-de—Fonds,
et du district de Courtelary, et qui eut pour résultat la
reconstitution de la section du Val-de-Ruz; le meeting
de Sonceboz (17 octobre 1869), tenu par les sections du
district de Courtelary, de Moutier, de Bienne, de_ la
Chaux-de-Fonds, du Locle et de Neuchétel, et qui eut un
grand retentissement ans le Jura bernois ; c’est à la
suite de ce meeting que se fonda la section de Granges
(canton de Soleure) ; le meeting des Ponts (5 décembre
1869), tenu par la section du Locle, et dans lequel fut
fondée la section des Ponts; le meeting de Bienne,
' (12 décembre 1869) où assistèrent des délégués de Genève,
Neuchâtel, et district de Courtelary, enfin le meeting de
Lausanne (27 février 1870), où se rencontrèrent pour la
dernière fois avant la rupture les hommes de la coterie
genevoise, représentés entre autres par Grosselin et
H. Perret, et le parti collectiviste, représenté par Perron,
Guillaume et Heng. Il y eut des discussions assez violen
tes, et l’Egalite’ travestit de la manière la plus perfide,
dans son compte-rendu, les discours des collectivistes (1) :
toutefois. de nôtre côté du moins, on ne pressentait pas
encore ce qui allait se passer quelques semaines plus
tard. '
Mentionnons également l’envoi de Schwitzguébel
comme délégué de nos sections au Congrès de Lyon
(mars 1870), qui fut présidé par Varlin, et dans lequel les
travailleurs français. membres de l’Internationale, affir
mèrent hautement leurs principes franchement révolu
tionnaires.
(1) Elle mettait, par exemple, dans la bouche de Guillaume cette >
cette phrase monstrueuse: «Je ne reconnais aucune forme de gens
vernement; il faut les supprimer tous, et nommer des hommes char—
gés d’eœécuter nos volontés, et qui auront pour mandat de nous
instruire. » Nous ne vimes làd’abord qu’une inadvertance de rédaction,
due à la bêtise de Waehry; nous comprimes plus tard que c’était une
perfidie calculée de M. Outine. a
'
'
‘ :
'5'.
3‘41'

— 103 ‘—
Cepepdant l’époque de la réunion du Congrès romand
était arrivée, et dans son numéro du 2 avril 1870, le Pro
grès appréciait la situation de la manière suivante :

«Au moment où ce numéro paraîtra, les délégués des


sections romandes arriveront à la Chaux-de-Fonds pour
y tenir leur second congrès annuel.
Ils y seront reçus par la fédération ouvrière locale, qui
compte une vingtaine de sections dont la plupart ont
adhéré à l’Internationale.
La Chaux-de—Fonds a traversé heureusement cette
longue crise qui a failli être si funeste a la propagande
de nos principes. Le socialisme s’y affirme plus puissant
que jamais, et cette fois avec le double caractère scien—
tifique et révolutionnaire qui est celui de l’Internationale.
Qu’il nous soit permis de rappeler ce qu’a été la crise
dont nous parlons, son origine, ses phases, la manière
dont elle s’est terminée. Il n’est pas inutile depfaire con
naître aux délégués l’histoire intime du socialisme à la
Chaux-de—Fonds. * .

Lorsque la section de la Chaux-de-Fonde fut fondée,


voilà cinq ans, l’Internationale était encore au berceau.
L’idée socialiste, qui devait se dégager d’une manière si
éclatante de la discussion et des expériences des travail
leurs fédérés de tous les pays, n’apparaissait que confu
sément a la plupart des intelligences. Chez nous, pour
beaucoup, socialisme signifiait tout bonnement radica
lisme avancé: on croyait qu’en prêchant la paix, la fra
' ternité, la morale. en recommandant aux ouvriers l’épar
' gne, aux patrons la générosité, on régénérerait le mon de ;
—- ou plutôt on ne pensait pas que le monde pût être
véritablement régénéré ; on ne songeait qu’à atténuer
, des maux que l’on attribuait aux faiblesses du cœur hu
main ; et l’idée de s’attaquer à la source même du mal,
aux institutions sociales, à la propriété individuelle, ne
nous était pas encore venue.
Les années marchèrent, et l’expérience nousinstruisit.
Les socialistes neuchàtelois n’avaient pas encore compris
le néant de ce que notre bourgeoisie appelle la politique ,
et que nous appelons aujourd’hui la plus dangereuse oa
riété de l’emploitation. Ils crurent qu’en envoyant des
‘l*."Ï;iét“

_104—
représentants au Grand-Conseil, ils arriveraient à opérer
légalement et sans secousses les réformes sociales.
Les uns, pour qui le socialisme était encore une nuance
du radicalisme, un rejeton plus, jeune, plus progressif,
cherchèrent a infuser le levain socialiste dans la vieille
pâte radicale: ils furent les dupes de leur bonne foi, et
l‘expérience leur apprit qu’il n’y avait rien à. faire sur le
terrain constitutionnel. Sur l’heure, ils renoncèrent com
plètement à lutter comme parti politique, et consacrèrent
exclusivement leur activité à l’organisatiomde l’Interna
tionale, c’est-à-dire de la révolution. Les autres, et ceux
là furent principalement ceux de la Chaux—de-Fonds —
avaient compris l’impuissance du radicalisme ; mais ils
crurent aussi qu’en battant le radicalisme aux élections,
qu’en modifiant la majorité du Grand Conseil. ils servi
raient la cause du socialisme; et dans ce but ils eurent
le tort de s’allier au parti réactionnaire. Qu’en arriva-t-ü‘l
ils furent dupes de leur côté. Une partie d’entre eux.
reconnaissant la faute commise, se hâtèrent de la réparer,
en donnant la main aux révolutionnaires et en renonçant
. à la politique cantonale; le reste continua à faire fausse
route. Un organe électoral, la Montagne, créé à l’origine
par des socialistes, tomba entre les mains de la réaction;
une fraction des internationaux de la Chaux-dé—Fonds,
qui s’appelaient eux-mêmes les Coullerystes, se mirent à
la remorque de la Montagne, et se déclarèrént en oppo
sition ouverte avec les principes du Congrès de Bruxelles.
On se souvient encore de la verte semonce qu’ils reçurent
du Conseil général belge, pour la manière déloyale dont
ils avaient falsifié dans la Voix de l’Avem‘r le compte
. rendu des délibérations de Bruxelles.
C’est cette situation de la Chaux-de—F0nds, partagée
entre deux partis, les Internationaux révolutionnaires et
les Coullerystes ou partisans de la Montagne. que nous
appelons la crise.
Le Progrès fut fondé pour servir d’organe au parti révo
lutionnaire. Pendant quelque temps encore, le nouveau
journal chercha sa voie ; mais le le!” mars 1869, dans un
article dont on se souvient, il arbora hardiment le drapeau
du collectivisme et de la révolution. On se souvient aussi
des injures dont l’accablèrent la Montagne et le Journal
de Genève ; — la Montagne qui, découvrant enfin ses
véritables tendances, tut successivement désavouée par '
-—405—
I

l’Egalité, par la Liberté de Genève, par tous les organes


socialistes qui connaissaient son existence.
Le meeting du Crêt-du-Locle, tenu en mai 1869 par
les sections de la Chaux-de-Fonds, du Locle et du Val de
St-Imier, fit faire un pas à,la, crise. Le meeting reconnut
les principes du Congrès de Bruxelles, et répudiala Mon—
tagne.
Enfin le Congrès de Bâle, qui confirma les résolutions
de Bruxelles, posa la question d’une manière décisive.
Le programme de l’Internationale fut nettement fixé, et
il ne fut plus possible a personne de se réfugier dans
l’équivoque: il fallut, ou bien se rallier au programme,
ou bien, en se déclarant contre le programme, se placer
soi—même dans les rangs des adversaires de la révolution.
Une fois la situation ainsi éclairée, les affaires à la
Chaux-de-Fonds prirent une tournure nouvelle. La Mon
tagne et ses hommes furent complètement délaissés, et
les véritables socialistes purent, sur les bases indiquées
à Bâle, travailler à l’organisation d’une fédération ouvrière
locale. Cette œuvre a réussi, et lors même que toutes les
sociétés qui font partie de cette fédération ne sont pas
entrées dans l’lnternationale, nous n’en voyons pas moins
dans ce résultat un triomphe de nos idées: car le fait
même d’avoir compris la nécessité d’une fédération cons
titue une adhésion à notre principe.
U D

Il nous reste à dire un mot des trois questions prin—


cipales que le congrès aura traiter.
Sur la première, l’organisation des caisses de résis
tance, tout le monde est d’accord: c’est-à—dire que tout
le monde reconnaît que la caisse de résistance doit
devenir, dans chaque corps de métier, le noyau autour
duquel seforme la section; —— partout où il se crée
une caisse de résistance, il se crée du même coup —- que ‘
ce soit ou non l’intention des fondateurs — une section de
l’Internationale. Tout le monde reconnaît aussi que les
caisses de résistance, pour acquérir une puissance capa
ble de lutter contre l’action du capital, doivent être fédé
rées entre elles; et, dans un article publié dans notre
numéro du 8 janvier dernier, un de nos collaborateurs a
très bien indiqué, à notre avis, la manière dont cette
fédération doit être réalisée.
M.8
106

Mais nous cro ons u’ilest assez indifférent 7 en ce mo-


ment, que le congrès se décide pour tel ou tel système
de fédération ; en effet, nous manquons des expériences
nécessaires pour prononcer sur ce point-là d’une ma
nière scientifique; lorsque le congrès aura adoptéun
système, ce ne sera que pour en faire l'essai ; s’il fonc
tionne bien, c’est que nous serons, par bonne chance,
tombésiuste du premier coup; s’il fonctionne mal, un
nouveau congrès le modifiera et le perfectionnera au
moyen des lumières acquises.
Sur la seconde question, la coopération, nous ne pou
vons mieux faire que de nous en référer aux réflexions
du Conseil général belge a ce sujet '— on les trouvera
dans ce numéro —— et au remarquable rapport présenté
par De Paepe au Congrès de Lausanne en 1867. Il va sans
dire que la coopération, en soi, ne peut pas être con
damnée, puisqu’elle est la forme du travail dans l’avenir;
ce qu’il faut condamner, croyons-nous, c’est la tendance
de ceux qui proposent la coopération au prolétariat comme
l’unique moyen d’émancipation. «La coopération,» —
pour nous servir des termes mêmes de l’adresse du Con—
seil général belge aux travailleurs lyonnais, — « ne peut‘
évidemment pas aboutir à transformer radicalement la
société. Nous déclarons que nous ne considérons pas l’ex—
tension et la généralisation des sociétés coopératives
comme pouvant constituer la transformation sociale,
001'nme devant réaliser l’affranchissement intégral du
prolétariat. »
_ Enfin, sur la troisièmequestion: Quelle doit être l’atti—
tude des travailleurs dans la question politique et vis-à
vis des gouvernements, —— on connaît notre opinion. Les
expériences que nous avons faites chez nous, et dont
nous venons de parler, nous ont démontré que les tra
vailleurs ne doivent avoir d’autre politique que l’organi
sation de l’Internationale et la propagande socialiste, et
qu’ils doivent s’abstenir complètement de prendre part
aux luttes des partis politiques bourgeois. C’est aussi
l’opinion de nos amis belges, comme on a pu le voir par
la première moitié de l‘adresse de leur Conseil général,
qui a paru dans notre numéro passé. C’est au551 l’opinion
des socialistes français, à Paris, à Lyon, à Marseille : ils
ont rompu avec la démocratie radicale, ils ont vu que
les hommes de la Gauche, ces soi-disant républicains,
—-—107 —'—

sont les pires ennemis des travailleurs, et qu’il n’y a rien


à attendre des revendications parlementaires. C’est aussi
l’opinion de nos amis espagnols comme on l’a vu par la
correspondance de Barcelone que nous avons publiée.
C’est l’opinion des Italiens, de ces courageux Autrichiens
que le ministère libéral emprisonne, de ces socialistes
russes que notre gouvernement suisse fait rechercher
pour les livrer à leurs bourreaux; c’est l’opinion enfin
de l’immense majorité de l’Internationale. Nous espérons
que ce sera aussi celle du congrès romand. »

VI.

Nous voici arrivés à ce mémorable Congrès de la Chaux—


de Fonds, où s’accompit cette scission, préméditée par
les meneurs genevois, mais qui fut pour les sections des
Montagnes un coup de foudre absolument inattendu.
L’ordre du jour du Congrès, déterminé par le Comité
fédéral romand, était le suivant (voir Egalité du 5 mars
1870) : _
Programme des questions. .
1° De la fédération des caisses de résistance.
2° Des sociétés coopératives.
3° De l’attitude de l’Internationale vis-à-vis des gou
vernements.
Ordre du jour.
1° Vérification des mandats.
2° Election du bureau.
3° Rapport du Comité fédéral et nomination de la Com—
mission de vérification.
4° Révision partielle des statuts de la Fédération et du
journal. ' s
5° Discussion des questions du programme.
6° Détermination du lieu de résidence et nomination
du Comité fédéral pour l’année 18704871.
7° Détermination du lieu où se publiera le journal et
nomination du Conseil de rédaction.
8° Détermination du lieu du Congrès de 1871.
On savait qu’il allait se former, sur la plupart de ces
+108—

questions, deux groupes bien tranchés : celui de Genève


et celui des Montagnes. Cependant, tout en prévoyant
que la discussion serait vive sur les questions de prin
cipe, nous pensions que, par exemple sur la coopération
et la question politique, il serait possible d’arriver à un
compromis qui eût laissé à chaque section sa liberté d'ac—
tion et eût empêché toute scission fondée sur ces motifs.
Mais il y avait encore deux autres points très-importants :
le choix du Comité fédéral et de la rédaction du journal;
et les Genevois, nous l’avons vu plus tard, étaient décidés
la maintenir coûte que coûte le Comité fédéral et le jour—'
nal à Genève; ils avaient pris l’habitude de considérer
Genève comme la capitale inamovbile de la fédération,
et ne pouvaient admettre l’idée qu’on les privât de ce
qui leur paraissait des prérogatives légitimement acqui
ses :la possession du journal et du Comité fédéral. D’au—
tre part,'les sections des Montagnes n’étaient pas moins
décidées, sinon à transporter hors de Genève, pour la
nouvelle année, la rédaction de l’Egalz‘té et le Comité fé
déral, au moins à en charger complètement le person
nel. Là se trouve, de la part des Genevois, le véritable
motif de la scission, encore plus que dans aucune ques
tion de principe.
Les délégués arrivèrent à la Chaux—de-Fonds le diman
che 3 avril, et assistèrent à une soirée familière, donnée
par la section de la Chaux-de-Fonds; puis le lundi matin,
ils se réunirent dans le local du Cercle ouvrier, mis par
les membres de ce Cercle à la disposition du Congrès,
L’administration du cercle, disons-le en passant, était
entièrement entre lesmains des coullerystes.
Après la vérification des mandats, faite par les soins
d’un bureau composé de membres de la section coulle
ryste de la Chaux-de—Fonds, il fut constaté que trente
sept délégués étaient présents. C’étaient; treize délégués
genevois, savoir : Dupleix, Weyermann, Duval, H. Per
109

ret, Napoléon Perret, Guétat, Duparc, Outine, Baumgart


mer, Forestier, Magnin , Scopini et la citoyenne Marie
Louve], tous appartenant àla coterie gouvernante ; cinq
délégués de la Chaux-de—Fonds, tous coullerystes ::
Robert—Giroud, pour la section centrale; Dunand et
L’Eplattenier, pour les graveurs ; Jacquemot et Tombet,
pour les faiseurs de secrets; six délégués du Locle:
Quartier et Ginnel , pour la section centrale; Ducom
mun et Fallet, pourles graveurs ; Humbert et Emile Jacot.
pour les guillocheurs; deux délégués de la section cen
trale du district de Courtelary, Gagnon et Rossel ; un dé—
légué de Moutier, Gorge ; un délégué de Bienne, Gagne
bin ; un délégiié de Grange, Adhémar Schwitzguébel ; huit
délégués de Neuchâtel: Guillaume et Treyvaud, pour
la section centrale; Bétrix et Baumann, pour les mon
teurs de boîtes; Hermann et Devenosges, pour les me—
nuisiers; H. Devenoges et Girard, pour les graveurs;
deux délégués de Vevey, Rossier et Coigny.
On savait d‘avance que les ’13 délégués de Genève et
les 5 délégués coullerystes de la Chaux-de-Fonds vote
raient ensemble; car un rapprochement s’était fait entre
les hommes de la Montagne et la coterie genevoise; et
Coullery, traité autrefois de réactionnaire par le secrétaire
du comité fédéral,-H. Perret, dans une lettre que nous
avons citée ;‘Coullery, démasqué par l’Egalite’ comme un
traître. flétri par le Congrès de Bâle, était redevenu le '
bon ami de Messieurs de la fabrique; et le lendemain de
la bataille du 4avril, on le vit venir s’asseoir, triomphant,
parmi ses alliés.
Par contre, tous les autres délégués, au nombre de 21,
avaient des mandats conçus dans un sens largement so
cialiste, et devaient former une majorité collectiviste.
En outre, si les délégués de trois sections non encore
reçues dans la Fédération romande—l’Alliance de Genève,
la section de Propagande de la Chaux—de-Fonds et la sec—
—HO—

tion des graveursét guillocheurs du district de Courtelary


— si ces délégués, au nombre de cinq, étaient admis à
siéger au Congrès, la majorité collectiviste se renfonçait
d’autant.
Après l’élection du bureau du Congrès —— Dupleix de
Genève fut nommé président —— le délégué de Moutier,
Gorgé, demanda que le Congrès statuât immédiatement
'sur la position des trois sections non encore admises,
disant avec raison que, si ces sections devaient être ad—
mises, il était juste que leurs délégués pussent participer
aux travaux du Congrès dès le commencement.
Sur cette observation de Gorgé, le Congrès entendit
d’abord les délégués envoyés par la section des graveurs
et guillocheurs du district de Courtelary, qui étaient
Adhémar Schwitzguébel (déjà délégué par la section de
de Granges) et Alfred Je‘anrenaud ; et à l’unanimité, cette
section fut reçue dans la fédération romande et ses délé—
gués admis à siéger.
Quand ce fut le tour de la section de l’Alliance et de la
section de Propagande, Outine, Guétat, Dupleix, Weyer—
menu, tous délégués genevois, s’opposèrent violemment
à ce que la question fût discutée en ce moment; Weyer—
mann alla jusqu’à dire que si l’Alliance était admise les
délégués de Genève se retireraient du Congrès. Schwitz-_
guébel protesta contre cette menace de Weyermann, que
du reste nous ne prenions pas au sérieux et dans laquelle
nous ne voyions qu'une tentative d’intimidation. Après
une discussion assez vive où on sentait le parti pris des
Genevois, et dans .laquelle Outine fut le principal porte
voix de ces Messieurs, le Congrès décida, a une voix de
majorité, d’entendre d’abord le rapport du comité fédéral,
et de reprendre ensuite la discussion des deux sections
en suspens. ‘ A
Cet incident préliminaire remplit toute la séance du
matin. A deux heures du soir, le Congrès reprit ses déli
—'1M-—

bérations. La séance du matin avait été privée; dans celle


de l’après—midi, le public, presque entièrement composé
de coullerystes venus tout exprès, tut admis. On com
mença par entendre le rapport de gestion du comité t‘é—
déral, qui fut lu par H. Perret; puis la discussion du
matin fut reprise. Ce fut par la section de l’Alliance que
l’on commença.
Guillaume dit que les motifs pour refuser cette section,
indiqués par pas
paraissaient le comité fédéral
suffisants; quedans son rapport,
la section ne lui
de fil’Alliance

avait été régulièrement admise par le Conseil général, et


qu’il n’existait aucune raison valable de lui fermer les
portes de la fédération romande ; enfin que le mauvais
vouloir des délégués genevois à l’égard de l’Alliance lui
paraissait être essentiellement le résultat d’inimitiés per—
sonnelles. l
Guétat, ancien membre du Bureau central de l’Alliance,
et dès lors devenu l’un des personnages marquants de la
coterie Grosselin-Perret-Outine, répondit par un discours
très vague et très diffus sur les tendances dangereuses
qu’il avait remarquées dans l’Alliance.
La plupart des délégués des Montagnes n’étaient au
cunement au fait de ce qui se passait à Genève ; beaucoup
d’entre eux entendaient parler de la section de l’Alliance
‘ pour la première fois. Aussi les récriminations embrouil—
lées et les allusions lointaines de Guétat ne furent géné—
ralement pas comprises: de toutes parts on réclama des
accusations nettes, basées sur des faits précis.
Malgré cette mise en demeure, Guétatet ses collègues
de Genève pataugèrent encore assez longtemps, sans
qu’il fût possible de comprendre sur quoi ils basaient
leurs griefs ; on voyait seulement qu’il y avait chez eux
une haine profonde contre des adversaires absents.
Enfin, devant la sommation d’avoir à articuler des faits
précis, énergiquement formulée par des délégués du
——’112—

' Locle, du district de Courtelary, de Bienne, de Neuchâtel,


de Vevey, les délégués genevois se décidèrent à faire les
importantes révélations suivantes :
10 A sa fondation, lorsqu’elle était, non pas une simple
section de l’Internationale, mais une société internatio—
nale elle-même, l’Alliance avait un bureau central ! Et
ce bureau, ô horreur, s’était livré à des agissements
_ occultes, auxquels avaient participé, dans l’innocence de
leur cœur, le naïf Guétat et le candide Duval; lesquels,
après s’être fait complices pendant plusieurs mois de ces
pratiques mystérieuses et terribles. s’étaient tout—à-coup
sentis touchés d’un sincère repentir, et venaient mainte— '
nant faire amende honorable de leur conduite passée.
2° Dans le sein de ce Bureau central (désigné par Guétat
et ses alliés sous le nom de Comité occulte), Bakounine
et consorts (lisez Bakounine et Becker) ont tenu des pro
pos indécents lorsqu’il s’est agi de l’admission des femmes,
des propos qui..., des propos que..., enfin des propos
que la pudeur de Guétat ne lui permet pas de répéter!
3° L’Allianqe — ceci est dit par Weyermann -— professe
l’athéisme et veut l’abolition de la famille, ce qui naturel—
lement ne saurait être toléré dans l’Internationale !
4° Cette même Alliance — c’est Dupleix qui parle — est
composée d’hommes qui ne croient ni à Dieu ni à la
morale!
Voilà, dans toute leur gravité, les accusations portées
contre l’Alliance. ,
Les délégués des Montagnes n’en croyaient pas leurs
oreilles. Quoi donc ! le crime de l’Alliance est d’être athée
'et révolutionnaire? Nous sommes donc ici dans un con
cile de capucins, où l’on fait le procès aux ennemis de
l’ordre, de la famille et de la religion?
M. Outine apporta son contingent de bavardage et de
calomnies. Sous prétexte de faire l’histoire de l’Alliance,
il prononça un réquisitoire absolument insensé contre
—1l3—

Bakounine. Il lui fut répondu que Bakounine n’était nul—


lement en cause, et que le Congrès ne tolérerait pas
qu‘une question de principes fût transformée en débat
personnel ; Outine n’en persista pas moins dans son
système. .
La réponse des délégués des Montagnes fut en substance
celle-ci: Nous n’avons pas à discuter les personnalités
attaquées par les délégués de Genève ; nous n’avons pas
non plus à établir une enquête sur le comité occulte
qu’on prétend avoir existé, attendu que chaque membre
de l'Internationale garde la liberté pleine et entière de
s’affilier a n’importe quelle société secrète, fût-ce même
la franc—maçonnerie ; une enquête sur une société secrète,
ce serait tout simplement une dénonciation à la police.
Le seul point sur lequel doit rouler la discussion, ce sont
les statuts de l’Alliance. Ces statuts contiennent-ils, oui
ou non, quelque chose de contraire aux statuts de l’Inter
nationale ‘? La réponse a déjà été faite par le Conseil géné—
ral de Londres, qui a admis l’Alliance dans l’lnternaitionale
à l’unanimité. Et Comme dès lors les statuts de l’Alliance
n’ont pas chargé , il n’existe aucun motif de ne pas l’ac—
cepter dans la Fédération romande. Si après cela, les
délégués de Genève croient qu’il y a dans l’Alliance des
hommes indignes de faire partie de l’Internationale, qu’ils
portent leurs accusations devant un jury d’honneur, qui
aura à prononcer l’indignité, soit des accusés. soit des
accusateurs.
Malgré les efforts faits par les délégués des Montagnes
pour éviter les questions personnelles, la discussion fut
portéependant un moment sur ce terrain, et ce serait
dénaturer la physionomie du débat que de ne pas meri
tionner ce qui fut dit spécialement sur Bakounine.
Voici, d’après le procès-verbal publié par l’Egalité elle—
même, et rédigé évidemment par M. Outine (son style le
—114—

trahit toujours) le résumé exact de ce qui fut dit par Outine


àla charge du citoyen Bakounine.
« 1° Bakounine a fait partie de la Ligue de la paix, qui
est une institution bourgeoise; donc c‘est un bour'geois. »
‘ Comme on l’a vu dans les chapitres précédents, bien
d’autres que Bakounine avaient fait partie de la Ligue de
la paix, entre autres ces Messieurs de Genève, Dupleix,
Becker, H. Perret , Outine lui—même. Par conséquent,
on bien ils étaient des bourgeois eux-mêmes, ou bien le
fait d’avoir fait partie de la Ligue de la paix ne constituait
pas à lui seul la preuve qu’un honime était un bourgeois.
« 2° Bakounine et quelques—uns de ses amis fondèrent
ensuite l’Alliance de la démocratie socialiste, qui devait
former une seconde Internationale au sein de l’Interna
tionale même, chose très nuisible au développement
normal de la grande Association ouvrière. »
Parmi les membres de l’Alliance, Bakounine et Perron
avaient étéles premiers à reconnaître la justesse des ob
servations du Conseil général à ce sujet; ils avaient en
conséquence proposé la dissolution de l’Alliance comme
organisation internationale, tandis qu’au contraire Becker, '
Guétat et Duval voulaient absolument la maintenir. Le
procédé d'0utine, représentant Bakounine comme seul
responsable de cette première organisation de l’Alliance,
sans mentionner la manière en laquelle elle fut dissoute
contre la volonté des propres amis de M. Outine, était
donc souverainement déloyal.
« 3° Le projet de Bakounine avait été de constituer les
hommes de la pensée à part des travailleurs, afin de diri- .
ger ces derniers par les premiers. » Et ici Outine ajoutait:
c Je saurai vous montrer le danger auquel s’exposerait
inévitablement votre Association, si vous laissiez les hom- -
mes de la pensée vous diriger et vous guider d’après les
élucubrations de leur fantaisie oisive. »
L’insinuation contenue dans ce Reproche est démentie par
—115—

les faits, puisque sur les 104 membres de l’Alliance de


Genève, les neuf dixièmes au moins étaient des travail—
leurs manuels. L’Alliance n’était donc pas une association
d’hommes de la pensée. En outre, si l’on voulait établir
un parallèle entre la conduite des homme's de la pensée
dans les deux camps opposés — ceux des autoritaires et
des anti-autoritaires — on arriverait à des résultats très
singuliers. Ou trouverait chez nous un certain nombre
d’hommes qui, nés dans la bourgeoisie et ayant reçu une
éducation bourgeoise, ont rompu d’une façon absolue avec
le monde bourgeois, et vivent avec les travailleurs et
comme les travailleurs, gagnant leur vie par le travail de
leurs mains. De l’autre côté, ce sont des bourgeois restés
bourgeois, vivant de leurs rentes, et employant leurs loi
sirs à gouverner les travailleurs qui les entourent: ce sont
le rentier Marx, le rentier Engels, le rentier Lafargue, le
rentier Outine, et bien d’autres. C’est à ceùx—là que s’ap—
plique parfaitement la réflexion d’0utine, sur le danger,»
que court l’Internafionale en se laissant diriger par les
hommes de la pensée.
«4° Bakounine a des tendances et des allures autoritaires,
et Outine affirme en avoir fait l’expérience personnelle. Il
cite a l’appui de son dire la propagande révolutionnaire
faite par Bakounine en Russie. Dans ses proclamations à
la jeunesse russe, Bakounine prêche sa dictature; mais,
sachant bien que ses idéespous sont connues, il s’empresse
de décliner tout soupçon de dictature, » — ce qui revient
à dire que Bakounine condamne hautement tout système
dictatorial, mais qu’il faut interpréter ce langage , selon
M. Outine, comme un plaidoyer en faveur de la dicta—
turc! .
Le reste de l’argumentation de M. Outine est de la même
force. Il cite un passage d’une proclamation de Bakounine
à la jeunesse russe, comme preuve de ce qu’il avance; et
que dit ce passage: « Rappelez—vous bien, frères, que la
___‘
r—-Mô—

. jeunesse lettrée ne doit être ni le maître, ni le protec—


» tour,“ ni le bienfaiteur, ni le dictateur du peuple, mais
» seulement l‘accoucheur de son émancipation spontanée,
» l’unisseur et l’organisateur des efforts et de toutes les
» forces populaires. » -— Et comme ce passage, loin de
conclure à la dictature, prouve tout le contraire, Outine
se sauve en plaisantant sur « l’expression burlesque d’ac—
coucheur. x —— Il dit ensuite qu’il existe d’autres procla
mations « où la dictature personnelle la plus révoltante
est proclamée, ) — mais , ajoute-t-il. ( je m’abstiendrai
( de vous les traduire! »
Certes, M. Outine est un très habile prestidigitateur ;
sa parole est un flux intarissable, il entasse sophisme
sur sophisme; et lorsqu’on veut le prendre corps à corps,
le saisir en flagrant délit de mensonge et d’inconsé
quence, il vous échappe, il vous glisse dans la main
comme une couleuvre; impossible de tirer de lui une
argumentation dans un ordre logique, de le contraindre
à répondre à des questions méthodiquement posées. On
vient de voir un des plus jolis exemples des tours de
force qu’il exécute :
Bakounine aspire à la dictature, ses proclamations
russes le prouveront. Bon; voyons les proclamations.
Lecture est donnée d’un passage de l’une d’elles; ce
passage va prouver tout le contraire, s’il est lu de ma
nière à être compris; cela ne fait rien, il y a moyen de
glisser de façon que la phrase périlleuse passe inaperçue,
et de distraire l’auditoire par des plaisanteries sur un
mot qui prête à rire. N’y a-t-il pas encore d’autres pro
clamations plus probantes? Sans doute, répond M. Ou
tine, il y en a, mais je ne les montrerai pas; à quoi
bon les traduire ? ne vient-on pas de lire déjà un passage
d’une autre proclamation? ce passage doit suffire. Donc
la preuve est faite, et il reste établi que dans ses pro
clamations russes, Bakounine a prêché la dictature.
-—'117 —»

1 5° Outine se déclare l’ennemi irréconciliable de Ba


kounine. et annonce que le jour où il en aura le pouvoir,
il le fera guillotiner. »
Ceci donne la mesure de la rage qui anime M. Outine.
( 6° Sur une interpellation de Guillaume, qui demande
à Outine d’articuler enfin un fait précis, et qui rappelle
le verdict du jury d’honneur de Bâle dans l’affaire Lieb
knecht-Bakounine, Outine répond: « Il ne coûtait rien
» au citoyen Liebknecht d’avouer que Bakounine n’était
» pas un espion; et je le déclare aussi, publiquement,
» qu’il ne l’a pas été, et que ce n’est pas de cela qu’on
) l’accuse. »
Après cette déclaration, arrachée à grand’ peine à
Outine. les délégués des Montagnes se sentaient suffi—
samment édifiés sur la valeur des insinuations de ce
monsieur. De tout son réquisitoire, il ne restait pas un
seul fait : des phrases, rien que des phrases.
L’opinion de la majorité, à la suite de cette longue dis
cussion, était celle—ci : Il n’existe absolument aucun
motif pour ne pas admettre la section de l’Alliance dans
la fédération romande; c’est une section régulièrement
constituée, reconnue directement par le Conseil général;
son règlement et son programme se présentent rien de
contraire aux Statuts généraux ; elle a rendu , à Genève,
d’éminents services à l’Internationale en soutenant dans
les assemblées générales les vrais principes socialistes à
l’encontre de la coterie réactionnaire de la fabrique;
enfin, les hommes qui l’attaquent, nous venons de les
entendre, et tout ce qu’ils nous ont dit nous a montré,
d’abord qu’eux-mêmes ne sont pas le moins du monde
des socialistes internationaux, mais bien des réaction
naires de la plus belle eau; et en second lieu, qu’ils
sont essentiellement poussés par des haines personnelles.
Aussi, sans nous laisser intimider par les menaces de
—118—

MM. Weyermann, Outine et tutti quanti , nous voterons


l’admission de l’Alliance dans la fédération romande.
La clôture de la discussion ayant été prononcée d’un
commun accord, le vote eut lieu par appel nominal.
A la question : « la Section de l’Alliance de Genève
sera-t-elle admise dans la fédération romande? » les dé—
légués suivants répondirent oui :
Quartier, Paul, Locle.
Ginnel, Tell-Emile »
Ducommun, Charles .
Fallet, »
Humbert, Paul »
Jacot. Emile )>
Gagnon, Emile, district de Courtelary,
Bosse] , Georges )
Jeanrenaud, Alfred n
Schwitzguébel, Adhémar ) et Granges.
Gorgé, Alcide, . Moutier.
Gagnebin, Georges, Bienne.
Treyvaud, Auguste, Neuchâtel.
Guillaume, James, »
Bêtrix, ' »
Hermann , »
Devenosges, Henri »
Devenosges, Hermann »
Girard, Adolphe »_
Rossier, Samuel Vevey.
Coigny, , »
Total, 21 délégués.
Les délégués suivants répondirent non.
Weyermann Genève.
Duval »
Perret , Henri »
Perret, Napoléon »
‘ Scopini, »
-— 119 —

Guétat , Genève.
Du parc, »
Outine, »
Baumgartner »
Louvel , Marie, 1»
Forestier, ‘ »
Magnin ‘ )
Robert-Giroud , Chaux-de-Fonds.
Dunand > )
L‘Eplattenier )
Jaquemot ,
Tombet »
Baumann, Neuchâtel.
Total, 48 délégués.

Dupleix, comme président, ne prit pas part au vote.


Le délégué Baumann , de Neuchâtel, avait reçu mandat
formel de voter oui ; il se laissa entraîner par les coul
lerystes de la Chaux-de-Fonds à voter non ; nous avons
déjà vu, à l’occasion de la délégation de Grosselin au
Congrès de Bâle, qu’on ne professe pas, chez messieurs
de la coterie genevoise et coulleryste , un respect bien
scrupuleux pour le mandat impératif. La section qui
avait délégué Baumann protesta contre sa conduite par
la lettre suivante, insérée dans la Solidarité du ’16 avril
4870:

La Section des ouvriers monteurs de boîtes du Vigno


ble neuchâtelois proteste contre la manière dont le ci-
toyen Charles Baumann a rempli le mandat qui lui a été
confié par cette Section. Ce mandat était impératif; en
conséquence, le citoyen Baumann n’avait pas le droit de
voter contre le contenu de son mandat; il n’avait pas le
droit de se joindre à la minorité du Congrès, ce qui est
contre le sens de notre mandat.
Nous protestons donc formellement contre les votes
émis au Congrès par le citoyen Baumann, votes qui ne
"I
—120—

sont pas valables, puisqu’ils sont cpntraires à la volonté


de la Section qui l’avait délégué.
Au nom de la Section des monteurs deboîtes du
Vignoble neuchàteloxs :
Le président,_
LOUIS BÊTRIX.
Le secrétaire,
Bon. TRAGHSEL.
Neuchâtel, 14 avril 1870.
Si Baumann avait voté conformément à son mandat, la
majorité aurait compté 22 voix, et la minorité seulement
17.
Le Conseil général, dans sa circulaire privée du 5 mars
1872, a prétendu que la majorité n’était qu’une majorité
factice, parce que les délégués qui la formaient ne repré
sentaient que.treize Sections, tandis que les 18 délégués
de la minorité représentaient vingt-deux Sections. Mais
ily aautre chose à considérer. De quoi était formée la mi—
norité? uniquement des délégués de Genève et des coulle— .
rystes de la Chaux-de-Fonds; et on sait, grâce à l’omnipo
tance des comités genevois et au peu de vie réelle des
sections de cette ville, combien il est facile aquelques in
trigants de s’y emparer de la direction de l’Internatiohale'
et de parler en son nom ; on sait aussi ce que c’était que
le parti eoulleryste à. la Chaux—deŒonds, ses alliances
scandaleuses avec les bourgeois conservateurs, les prin—
cipes ouvertement réactionnaires de son journal la Mon
tagne. Ainsi la minorité c’était Genève et la. Chaux—de
Fonds; et il faut ajouter que dans ces deux villes, une
partie des ouvriers ne s’était pas associée aux manœuvres
de ces Messieurs, et était restée fidèle au drapeau socia
liste et révolutionnaire ; mais les représentants de ces
ouvriers—là ne siégeaient pas au Congrès: c’étaient jus—
tement les délégués de la Section de l’Alliance de Genève
et de la Section de Propagande de la Chaux—de-Fonds,
-——121—

auxquels la coalition de la fabrique et des coullerystes vou


laient termer les portes de la Fédération romande. .
Par contre, la majorité était composée des délégués de
toutes les autres localités représentées au Congrès, Ve—
vey, Neuchâtel, Bienne, Granges, le Locle, Sonvillier,
Saint-Imier, Moutier; c’est-à-dire que la majorité, c’était
toute la Fédération romande, moins Genève et la Chaux
de—Fonds. Et, une fois l’Alliance et la Section de propa—
gande admises, Genève et la Chaux-de-Fonds s’y trou
vèrent aussi représentées.
Du reste, l’art. 47 des statuts de la Fédération romande
était formel: il disait que toute Section qui ne se faisait
pas représenter au Congrès perdait le droit de protester
contre ses décisions. Par conséquent, le vote sur l’Al
liance ayant été parfaitement régulier, il n’y avait lieu à
aucune protestation contre la majorité.
A peine le résultat du vote avait—il été prôclamé par le
président, que deux ou trois délégués de la minorité se
levant, s’écrient : « Au nom de ma Section, je me re—
' tire; » Et le cri gagnant de proche gn proche, toute la
délégation de Genève et de la Chaux-de-Fonds, debout,
s’apprête à sortir. Le président Dupleix, réclamant le si
lence, dit ces mots :
—— Messieurs, je vous remercie de l’honneur que vous
m’avez fait en me confiant la présidence ; mais je ne puis
plus continuer à siéger au milieu de vous , et je dois me
retirer avec mes collègues.
Ce coup de théâtre, prémédité par la minorité, étonne
un moment les délégués de la majorité; mais bientôt
plusieurs voix se font entendre: « Nommons un autre
président, et continuons la séance! — Assis! assis! les
délégués de la majorité sont invités à rester assis! » ,
A ce moment, M. Ulysse Dubois , président du cercle
auquel appartenait le local où se tenait le Congrès ,

M. 9'
m
— 122 —
monte à la tribune. Il est furieux, il parle avec de grands
éclats de voix :
—— Je vous annonce, dit-il, qu’il ne convient plus au
cercle, dont je suis le président, de mettre son local à la
disposition d’un Congrès comme celui-ci. J’invite les col
lectivistes à évacuer la salle au plus vite, faute de quoi
nous emploierons d’autres moyens! »
Et là-dessus, grands applaudissements des coullerys—
tes qui pénètrent brusquement dans l’enceinte du Con
grès. aux cris de « A la porte les collectivistes l » Voyant
que le Congrès allait dégénérer en une scène de pugilat,
et ne voulant pas se colleter avec ces excellents interna—
tionaux qui expulsaient du lieu de ses séances un Con
grès international, les délégués de la majorité se levèrent
silencieusement et se retirèrent aux cris incessamment
répétés de « A la porte les collectivistes! »
Ainsi finit le dernier Congrès de l’ancienne fédération
romande.
TB01SIÈME PARTIE

La Scission.

La majorité du Congrès romand, expulsée du lieu de


ses séances, se réunit le soir dans une salle du café Von
kænel. La, après avoir complété le bureau dont deux
membres faisaient partie des sécessionnistes, elle reprit
ses délibérations. ,
Le délégué de la Section de l’Alliance, Joukowsky, fut
admis à siéger, ensuite de la décision relative à sa Sec
tion. La section de Propagande de la Chaux-de—Fonds
fut aussi, après examen de son règlement, reçue dans la
fédération romande, 'et ses délégués Fritz Heng et Che
valley prirent leur siège au Congrès. Le nombre des dé—
légués formant la majorité se trouva ainsi porté à 24.
Le lendemain matin, profondément affectée de l’attitude
des Genevois, la majorité résolut, malgré les procédés
dont M. Ulysse Dubois et ses amis avaient usé a son
égard, d’essayer immédiatement une conciliation. Sur la
proposition de Guillaume, elle décida d’envoyer une
lettre aux délégués sécessionnistes, pour les inviter à se
joindre de nouveau à elle afin de reprendre les travaux
' du Congrès. Voici le texte de cette lettre :
-—124—

Le Congrès romand aux délégués


qui se sont retirés.
Compagnons, _
Hier, à la suite d’un vote légalement émis par le Con
grès, vous avez annoncé que vous refusiez de siéger plus
longtemps parmi les délégués de la fédération romande.
La manière brutale dont le Congrès a été expulsé du lieu
de ses séances par les membres de la Section centrale
de la Chaux-de—Fonds. nous a obligés d’interrompre mo
mentanément nos délibérations. Le Congrès ayant re
trouvé un local, a repris ses séances, et nous venons
vous inviter, au nom de la fraternité internationale, à re
venir prendre votre place au Congrès.
Nous espérons qu’après avoir entendu de part et d’au
tre des explications que les procédés inqualifiables des
membres du Cercle à l’égard du Congrès ont rendu im
possibles hier, vous renoncerez à la résolution de vous
séparer de la fédération romande. -
Agréez notre salut fraternel.
Au nom du Congrès romand, le bureau:
A. TREYVAUD, président.
S. ROSSIER, vice-président.
Emile GAGNON, T.-E. GINNEL,
secrétaires.
La minorité. de son côté, s’était réunie dans le local
même du Congrès, au Cercle international, mis de nou
veau à sa disposition par M. Ulysse Dubois. C'est la
qu’une députation de trois membrês de la majorité alla
porter la lettre chessus. Cette lettre était accompagnée
de deux autres que voici :
Monsieur Guétat, président du Comité
fédéral romand
Monsieur,
Nous avons l’honneur d’inviter par la présente le C0
mité fédéral à venir rendre ses comptes au Congrès.
Nous n’avons pas à juger l’attitude que croiront devoir
prendre les sections de Genève vis—à-vis de la fédération
romande, dont nous sommes les représentants ; ce n'est '
pas aux délégués de Genève, en tant que délégués, que
nous nous adressons : c’est aux membres du Comité fédé
ral, nommés par nous, et qui nous doivent compte de
leur gestion.
La commission élue hier pour la vérification des
comptes, et composée des compagnons Rossier, Trey—
vaud, Guillaume, Tombet et Baumgartner, doit présen
ter son rapport dans la séance de cet après-midi. Veuil
lez donc vous entendre avec elle pour que le travail de
vérification puisse se faire sans retard.
Agréez nos salutations fraternelles.
Au nom du Congrès romand, le bureau:
(suivent les signatures).
Monsieur Ulysse Dubois, président du Cercle
international, Chaux-de—Fonds .
Monsieur,
Au nom du Congrès romand , nous vous prions de re
mettre à nos mandataires toutes les pièces ayant trait au
Congrès qui ont été déposées au bureau pendant les
deux premières séances.
Recevez, Monsieur, l’assurance de notre considération
distinguée.
Pour le Congrès, le bureau :
(suivent les signatures).
Les trois députés de la majorité durent attendre der
rière la porte, pendant que la minorité délibérait à huis—
clos sur les diverses missives qu’elle venait de recevoir.
Après une longue attente, ils reçurent une réponse écrite
à la première lettre, mais ni M. Guétat, ni M. Ulysse Du
bois ne daignèrent répondre aux réclamations qui leur
étaient adressées.
Au retour des trois députés, la majorité entendit la
lecture de la réponse de la minorité, ainsi conçue (nous
ne changeons rien au style de l'original) :
Au citoyen A. Treyvaud,
au Café Vonkænel, rue du Stand, le“ étage.
Cercle des ouvriers, Chaux-de-Fonds,
5 avril 487d
Citoyens, '
En réponse à votre lettre, le Congrès romand, siégeant
_. 1915 __

au Cercle des ouvriers, Vous avertit, que, conformément


a votre demande d’entrer en explications et de vous en
tendre, — a nommé à cet effet la Commission de 4 mem
bres, et vous myrte à nommer aussi une Commission de
4 membres, afin qu’elle se rende à 3 heures précises au
café Th1ebod, rue de la Balance, ou autre local que vous
voudrez des1gner sur terrain neutre, en dehors des deux
locaux que nous occupons.
Recevez, citoyens. nos saints fraternels. '
Le président du Congrès,
DUPLEIX.
Le Mec—président du Congrès,
F. DUNAND.
Le secrétaire, N. OUTINE.
Le vice-secrétaire, P. TOMBET.
On le voit, la minorité affichait l’incroyable prétention
de s’mtituler le Congrès romand; et, repoussant la pro.
position si naturelle, la seule que la majorité pouvait lui
faire, de revenir prendre sa place au Congrès, elle ans
nonçait à cette majorité qu’elle avait nommé une com
mission chargée de l’entendre. La minorité, transformée
audacieusement en Congrès romand, 'conserttait à enten
dre ceux qui formaient, de plein droit, le véritable Con—
grès! C’était trop fort! ’
A cette épître fut faite la seule réponse que pouvait
dicter un ardent désir de conciliation joint au sentiment
de la dignité du Congrès; une seconde lettre, que voici,
fut envoyée à la minorité :
Le Congrès romand aux délégués
qui se sont retirés.
Compagnons,
Le Congrès n’a pu s'occuper d’une lettre qui lui a été
écrite par un soi-disant Congrès romand, et qui est signée
Dupleix, Dunand, Outine et Tombet.
Dans le but d’empêcher une scission regrettable, il
invite encore une fois les délégués qui se sont retirés à
venir reprendre leurs sièges au Congrès romand qui
est réuni au café Vonkænel, rue du Stand. C’est le seul
moyen, de la part de ces délégués, de prouver qu’ils sont
, —1er—
Ï.nimés, comme nous, d’un désir sincère de concilia—
non.
Recevez notre salut fraternel.
Au nom du Congrès romand, le bureau :
A. TREYVAUD, président,
S. Rossmn. vice-président.
E. GAGNON, T.-E. GINNEL,
secrétaires.
Les délégués de la majorité attendirent avec la plus
vive anxiété la réponse a cette lettre, dernière tentative
faite pour sauver l’union de la fédération romande. La
réponse ne vint pas; le délégué qui avait porté le message
raconta que la minorité av;nit accueilli la lecture de la
lettre par des éclats de rire, et avait passé à l'ordre du
jour. \ .
Comprenant alors qu’il était inutile de chercher plus
longtemps à s'entendre avec des hommes remplis de
haine et de mauvaise foi. la majorité, reprenant l’ordre
du_jour. du Congrès, s’occupa des différentes questions
de principes qui devaient y être discutées, et y consacra
trois laborieuses séances. Relativement aux questions
administratives, elle décida que le Comité fédéral pour
1870-71 serait composé de membres des sections de la
Chaux-de-Fonds et du Locle, et que l'organe fédéral
porterait le titre de la Solidarité et se publierait à. Neu- ,
châtel; la rédaction en fut confiée à Guillaume, auquel
furent adjoints différents collaborateurs, et l’administræ
tion à une commission nommée par la section de Neu
châtel. ,
La minorité, de son côté, avait continué ses délibéra
tions et pris diverses résolutions au nom du Congrès
romand. Un télégramme de Genève, envoyé au nom des
30 sections de Genève, était venu approuver la conduite
des délégués genevois, il sera intéressant d’ajouter que ‘
ce télégramme avait été expédié par une réunion du
Comité cantonal, réunion à laquelle assistaient quatre
—128—
membres de ce Comité sur soixante, et sans que les sec
tions eussent été le moins du monde consultées.
Parmi les résolutions votées par la majorité et par la
minorité, la plus importante fut celle concernant la ques
tion politique. On verra, en comparant le texte des deux
résolutions, que la dissidence de principes qui devait
s'affirmer toujours plus nettement et amener enfin le
grand débat du Congrès de La Haye, s’y manifeste déjà:
Résolution de la majorité sur la question politique.
Considérant que l’émancipation définitive du travail ne
peut avoir lieu que par la transformation de la société
politique fondée sur le privilège et l'autorité, en société
économique fondée sur l'égalité et la liberté ;
Que tout gouvernement ou Etat politique n’est rien
autre chose que l’organisation de l’exploitation bour
geoise, exploitation dont la formule s’appelle le droit
juridique; '
Que toute participation de la classe ouvrière a la politi
que bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d’autres
résultats que la consolidation de l’ordre de chose exis—
tant, ce qui paralyserait l’action révolutionnaire-socia—
liste du prolétariat; v
Le Congrès romand recommande à toutes les sections
de l’Association internationale des travailleurs de renon
cer a toute action ayant pour but d’opérer la transfor
mation sociale au moyen des réformes politiques natio
nales et de porter toute leur activité sur la constitution
fédérative des corps de métier, seul moyen d’assurer
le succès de la révolution sociale. Cette fédération est
la véritable représentation du travail; qui doit avoir lieu
absolument en dehors des gouvernements politiques.
Résolution de la minorité sur la question politique.
1. Nous combattons l’abstention politique comme étant
funeste par ses conséquences pour notre œuvre com—
mune. . ' ' -
2. Quand nous professons l’intervention politique et
les candidatures ouvrières, il est bien entendu que nous
ne croyons point que nous puissions arriver à notre
émancipation par la voie de la représentati0n ouvrière
dans les conseils législatifs et exécutifs. Nous savons fort
bien que les régimes actuels doivent nécessairement être
_. —— 129 _
supprimés ; nous voulons seulement nous servir de cette
représentation comme d’un moyen d’agitation qui ne
doit pas être négligé par la tactique que nous avons à
suivre dans notre lutte. ' '
3. L’intervention dans la politique étant pour nous
un moyen d’agitation, il est évident que notre grand but
tend à la transformation intégrale des rapports sociaux,
et que, pour nous, toute agitation politique, sans rapports
directs aux questions sociales, serait nulle et stérile; que,
par conséquent, toute agitation politique est subordonnée
au mouvementsocialiste et ne lui sert que de moyen, ce
qui, du reste. est confirmé par les statuts généraux de
notre Association, avec lesquels nous ne devons pas être
en contradiction.
4. Ceci admis, il est bien entendu que l’1nternationale
doit poursuivre énergiquement son organisation à elle, '
quin’est que la forme préparatoire de l’avenir, et que
cette orge nisation doit embrasser toutes les manifestations
de la Vie ouvrière. C’est en ce sens que nous adhérons
pleinement à l’idée de la Représentation—du Travail. affir
mant en principe que dans l’organisation'sociale d’un
proche avenir. il ne peut et ne doit exister qu’une seule
représentation dirigeant ou statuant les intérêts généraux
et cette représentation. est celle du travail.
5. Nous ne croyons pas, vu la situation de l’Iuterna
tionale, qu’elle doive intervenir comme corporation dans
la politique actuelle, ce qui du reste est matériellement
impossible, attendu que, dans tous les pays, un grand
nombre de membres de l’Internationale, étant étrangers,
ne sont pas d’après la loi, reconnus comme citoyens du
pays où ils se trouvent. Mais nous croyons qu’individuel
lenænt chaque membre doit intervenir, autant que faire
se peut, dans la politique en se conformant aux principes
que nous venons d’eXposer.
Voici le texte des trois autres résolutions votées par la
majorité sur les questions de la coopération , de la “pro
pagande et de la, résistance : . '
Coopération
de Congrès romand,
Considérant que la coopération de production ne peut
se généraliser dans la société actuelle. parce que, si
"“I
130

d'un côté quelques travailleurs peuvent, parleurs pro


pres épargnes ou avec le secours des autres travailleurs,
être mis en possession de leurs instruments, de travail, il
est Impossible d'un autre côté de procurer les instru
ments de travail à la totalité des travailleurs, àmoins
d’exproprier les détenteurs des capitaux ;
Que cette impossibilité est surtout évidente lorsqu'il
s’agit des grands instruments de travail, l’usine, la mine.
la terre; et qu’ainsi les corps de métier les plus souf
frants sont précisément ceux qui peuvent le moins se
constituer actuellement en coopération;
Qu’ainsi. tandis que la plus grande partie des travail-_
leurs resteraient misérables, une minorité, enrichie par -
la coopération, irait augmenter les rangs de la bourgeoi
se; 4
Considérant en outre que la coopération de con‘somma
tion, lorsqu’elle est fondée sur des bases réellement so—
cialistes, sans aucun avantage réServé au capital, peut
avoir une utilité relative pour soulager la misère de
quelques travailléurs, pour les grouper et'lesorganiser;
Mais que néanmoins la coopération de consommation,
si elle se généralisait dans l‘état ‘actnel de la société. de
manière à procurer à la totalité des travailleurs la vie à
meilleur marché. aurait -p0ur résultat un abaissement gé—
néral des salaires, le salaire n’étant que la portion stric
tement nécessaire pour vivre laissée par le capital au
travail; ‘ . v ‘
Déclare :
Que la coopération est la forme sociale qu'adoptera le
travail après l’émancipation des travailleurs; mais qu'il
ne pense pas que la coopération soit le moyen d’opérer
l’affranchissement complet du prolétariat, qui ne peut
avoir lieu que par la révolution sociale internationale.
Propagande.
Le Congrès romand,
Considérant que le but de l’internationale ne pourra
se réaliser qu’avec l’adhésion de la grande majorité des
travailleurs ;
Que pour cela la propagande la plus active doit être
faite au sein de la masse des travailleurs des villes et des
campagnes ;
Que pour que cette propagande se fasse activement,
—islé
une direction centrale est nécessaire à cette œuvre;
Demde qu’il sera donné au Comité fédéral romand les
pleins—pouvoirs nécessaires pour cet objet.
Les frais imposés au Comité fédéral pour les besoins
de la propagande, seront couverts au moyen de contri
butions volontaires de la part des sections internationa
les, ou de toute personne qui voudra y participer.
Résistance.

Le Congrès. conformément aux résolutions prises au


Congrès international de Bâle sur ce SL1jet , recommande
à toutes les sociétés de métier de créer dans leur sein
des caisses de résistance, et de constituer le plus promp
tement possible des fédérations corporatives régionales.
En outre une fédération des caisses de résistance au
sein de la fédération romande fut constituée avec le rè
glement ci-dessous :
Article ier. —— Les caisses de résistance créées dans
les Sections appartenant à la fédération romande de l’In—
ternationale constituent entre elles un lien fédératif.
Art. 2. — Le Comité fédéral romand forme le centre
qui a pour mission de relier entre elles ces caisses , et
de faire exéCuter le présent règlement. -
‘ Art. 3. — Chaque Section conserve la libre gestion de
sa caisse de résistance.
Art. 4. —— Lorsqu’une Section ayant adhéré au lien
fédératif des caisses de résistance veut faire grève ,
elle doit soumettre ses motifs , soit au Comité local
(s’il y en a un dans la localité) qui les transmettra im
médiatement au Comité fédéral, soit directement au Co
mité fédéral romand. .
Art. 5. — Si la grève est approuvée par le Comité fé
déral, les grévistes acquièrent le droit aux subsides de
la fédération des caisses de résistance. ,
Art. 6. —— Si le Comité fédéral refuse son approbation
à la grève, la Section qui veut faire grève a le droit d’en
appeler directement aux Sections formant la fédération
des caisses de résistance. Si a la suite de votes régu
liers émis dans les assemblées générales de chacune de
ces Sections, la. majorité des Sections se prononcé en
faveur de la grève, le Comité fédéral est obligé d’ap
-A

prouver la grève et les grévistes acquièrent le droit aux


subsides.
Art. '7', — Ces subsides sont réglés comme suit:
(1) sur un premier appel du Comité fédéral, chaque
caisse de résistance ayant adhéré au lien fédératif doit
mettre à la disposition du Comité fédéral une somme
équivalant à un franc par membre versant ses cotisations
a la caisse ; _ -
b) sur un second appel, chaque caisse de résistance
doit mettre de nouveau a la disp0sition du Comité fédéral
une somme de un franc par membre;
c) après ces deux appels, si le Comité fédéral, pour
soutenir la même grève , juge nécessaire de faire de
nouveaux appels , chaque caisse de résistance fixe elle
même le chiffre des nouveaux subsides. j .
Art. 8. —— Les subsides alloués pour la gréVe seront
répartis entre les grévistes par le Comité de la Section
qui est en grève, en ayant égard à. la position particulière
de chaque gréviste. .
Art. 9.— Si une corporation adhérente au lien fédératif
se met en grève sans avoir demandé et obtenu l’appro—
bation du Comité fédéral, elle perd ses droits aux sub
sides. ‘
Art. 10. —— Si une corporation non encore adhérente à
l’Internationale et au lien fédératif, se met en grève et
qu’elle demande des secours aux Caisses de résistance
fédérées, le Comité fédéral, après avoir pris connaissance
des motifs de la grève, pourra engager les' caisses de ré
sistance à la soutenir. Dans ce cas, chaque Caisse de ré
sistance décide elle—même si elle accordera ou refusera
un subside, et en fixe le chiffre. ‘ >
Art. ’11. — Les subsides votés de la sorte en faveurdes
corporations non adhérentes ne sont accordés qu’à titre
de prêt. Ces corporations s’entendront pour le rembour
sement avec les Sections qui auront accordé les sub
sides. >
Art. ’12. —— Si les corporations non adhérentes qui ont
reçu des subsides à titre de prêt, entrent ensuite dans
l’Internationale et adhèrent au lien fédératif des caisses
de résistance, elles seront dispensées du remboursement
des sommes qu’elles ont reçues, ce remboursement
étant remplacé par la réciprocité des subsides;
Art. 13. —— Toute Section appartenant à la fédération
— 433 —'
des caissæ' de résistance doit. après une grève faite par‘
elle, envoyer au Comité fédéral un compte-rendu des dé—
penses.
Art. 14. — Les corporations qui voudront adhérer au
pacte fédératif devront communiquer leur demande au
Comité fédéral, qui décidera. '

Le comité fédéral nommé parla majorité + nous le dé-'


signerons à l'avenir, pour abréger, sous le nom de Comité
fédéral du Jura, tandis que celui de la minorité sera dé—
signé sous le nom de comité fédéral de Genève — le C0
mité écrivit au Conseil général de Londres pour lui au—
noncer ce qui venait de se passer. Nous croyions à la
bonne foi des hommes de Londres; et il nous semblait
que si un délégué du Conseil général avait pu venir en
Suisse, se rendre compte par lui-même de l’état des cho
ses, il était impossible qu’il ne vit pas clair dans les
intrigues de Genève, et qu’il ne reconnût pas de quel
côté était la bonne foi et le véritable socialisme interna
tional.
Le Comité fédéral du Jura ne reçut aucune réponse à
cette lettre; mais Jung, correspondant pour la Suisse.
écrivit à Guillaume une lettre privée, dans laquelle il lui
demandait des détails sur ce qui s’était passé. Guillaume
transmit la lettre de Jung au comité fédéral; mais celui-ci,
estimant avec raison que la lettre de Jung à Guillaume
ne pouvait pas être considérée comme une réponse. décida
d’attendre une réponse officielle du Conseil général, adres
sée directement au Comité fédéral. Cette réponse ne vint
jamais.
Il n’y eut donc d’autres relations officielles entre le
Conseil général de Londres et le Comité fédéral du Jura,
que la lettre écrite par ce dernier immédiatement après
le Congrès de la Chaux-de-Fonds. Par contre, Londres
et Genève correspondaient activement, et le Comité fédé— '
ral de Genève continuait à être traité par le Conseil gé
néral comme le seul représentant de l’Internationale
.
— «134.—
dans la Suisse romande; il recevait seul communication
des diverses résolutions du Conseil général, et les publiait
dans l’Egalité, tandis que la Solidarité, organe des sec
tions de la majorité, était traitée en paria.
Vers la fin de mai, Guillaume écrivit à Jung pour se
plaindre de cet état de choses, et lui donner quelques
renseignements sur la véritable situation et sur les
sentiments et les principes réels des deux partis. Cette
lettre était très amicale, très modérée de forme et de
fond, et n’avait d’ailleurs qu’un caractère privé. Jung ré
pondit par une lettre écrite sur papier portant le timbre
du Conseil général, mais en ayant soin d’ajouter que sa
lettre n’engageait en rien le Conseil. En voici les princi
paux passages:
« En réponse a votre excellente lettre du 30 mai, je vous
dirai que je n’ai pas envoyé les résolutions en question au
comité siégeant à la Chaux—de-Eonds: cela pour diffé
rentes raisons; d’abord nous n’avons pas reçu de lettre
officielle nous annonçant l’existence de ce comité (1), eten—
suite le Conseil général n’ayant pas prononcé sur le regret
table événement du congrès de la Chaux-de-Fonds, il me
siérait mal de me mettre officiellement en rapport avec
un comité qui n’a pas annoncé son existence et qui n’est
pas reconnu par le conseil général. > .
Jusqu’à ce jour je n’ai pas reçu de réponse à la lettre
que je vous ai envoyée immédiatement; après le congrès
de la Chaux—de-Fonds ; il est vrai vous m’en avez accusé
réception, mais depuis lorsje n’ai rien reçu ; le conseil a agi
avec vous comme avec les Genevois: il a gardé le statu
quo ,- toutes mes. communications ont été envoyées à l’an—
cien secrétaire (H. Ferret) de l'ancien comité; le conseil
ne favorise pas plus les Genevois que les Neuchâtelois:
l-pour lui il n’y a que des internationaux, tant qu’ils se
conforment aux principes de l’Internafionale ils conservent
leur autonomie et leur liberté d’action conformément aux
statuts de l’Internationale.
(l) Jung se trompe ; comme nous l’avons dit plus haut, une lettre
officielle avait été immédiatement envoyée au Conseil général de /
Londres par le nouveau Comité fédéral; elle était signée par Fritz
Robert, et portait la date du 7 avril 1870. .
-.—135—

Je m’accorde avec vos vues sur la coopération: la ten—


dance naturelle de lapcoopémtion est de diviser les travail—
leurs eux—mêmes en classes et faire de petits bourgeois de
sesmembres; elle peut améliorer la position de quelques
travailleurs, mais jamais des travailleurs comme classe;
si même elle réussissait. ce qui est impossible , à amélio—
rer le sort de tous les travailleurs, elle les détournerait
du grand but auquel tendent tous nos efforts: l‘émancipa
tion complète des travailleurs et l‘abolition de toute
classe,
Je partage aussi vos vues sur l'emploi des fonds (desti
nés à la résistance), à des travaux coopératifs; Aubry
croit avoir trouvé la clef de la solution dans la grève pro
ductive ; erreur, mon cher, erreur fatale ; il y a vingt ans
que les sociétés anglaises ont essayé l’emploi de ces
fonds à la coopération productive et elles n’ont trouvé que
déceptions et ruine ; la société des mécaniciens a dépensé
des 100,000 livres pour fonder des ateliers à quelques
milles de Londres où les ouvriers en chômage trouvaient
de l'occupation; pour pouvoir cheminer ils étaient forcés
de vendre leurs produits au-dessous du prix des fabri
cants , 500 ouvriers n’avaient pas plus tôt commencé à tra
vailler dans l’atelier coopératif qu’ils en déplaçaient 500 au—
tres employés jusqu’alors chez des patrons ; les fonds des ti
nés à nourrir les ouvriers en chômage étaient engloutis par
l’atelier, et ces pauvres diables pour vivre étaient forcés
d'offrir leur main-d’œuvre au-dessous du prix; une con—
currence effrénée s’établit bientôt entre l’atelier coopératif
et les patrons ou plutôt les ouvriers travaillant chez les
patrons, bientôt la société se vit forcée de renoncer à l'a
telier après avoir subi des pertes immenses «x in useless
eæperiments. »
Actuellement le but des trade’s—unions est de maintenir
l’ouvrier dans l’inactivité ou plutôt de l’empêcher de
. travailler lorsque l’ouvrage manque ou lorsque la société
veut diminuer l’offre; depuis longtemps les ouvriers an
glais ont appris que celui qui travaillait n’avait que
très peu de part à la fixation du salaire (rate of wages) ;
au contraire, il est reconnu que c'est celui qui chôme qui
fixe le prix du salaire: en efi'et, admettons 500 charpen—
tiers à Neuchâtel; 400 travaillent et 100 chôment; si les
400 ne sont pas à même de retirer les 100 du marché. ces
derniers seront forcés d’ofirir leur labeur à un prix infé—
—136
rieur à celui des autres et ceux-ci. à leur tour, déprime
ront le salaire de ceux—là; voilà justement le côté le plus
fort de la société bourgeoise; elle a réussi à établir une
concurrence forcée entre les travailleurs eux—mêmes. Par—
donnez-moi. mon cher Guillaume, si je me sers d'exem—
ples aussi élémentaires. surtout avec vous, qui devez con—.
naître ces choses aussi bien que moi; le désir que j'ai
d'être compris est ma seule excuse.
' J'arrive à la question politique et dans celle-ci mes
vues diffèrent totalement des vôtres; à mon point de vue.
en adoptant les résolutions que vous avez adoptées con
cernant cette question, vous vous êtes écartés des princi
pes de notre association qui disent que tout mouvement
politique doit être subordonné au mouvement social.
comme moyen ; en recommandant à toutes les sections
de l’Internationale de s’abstenir en matière politique, vous
vous êtes arrogé un droit que vous n‘aviez pas; car je ne
crois pas qu‘un congrès régional ait le droit de recomman
der telle ou telle conduite aux sections de l‘Internationaie
surtout “lorsque cette recommandation indique une con
duite contraire à nos principes; seul, le congrès général a
le droit de recommander une certaine conduite à toutes
lesSeetions; je suis loin de m’accorder avec tous les ar
guments dont s‘est servie 1’Egalité; ils étaient en général
très faibles et je reconnais la force et la logique de quel
ques—uns de vos arguments en faveur de l’abstention, sans
pour cela m’accorder avec le principe même; croyez—vous
que la société de résistance effectuera jamais l’émancipa—
tion des travailleurs? non! nous nous servons de la so—
ciété de résistance comme l’un des moyens, mais non
comme but; la société de résistance organise les travail—
leurs; elle forme la société en deux camps hostiles: les
travailleurs et les patrons; dans la société actuelle elle est
l‘expression de la lutte économique; jamais elle ne trans—
formera la société; elle peut inaugurer la révolution s0—
ciale, maisjamais elle ne pourra l’accomplir; pour trans—
former la société, pour accomplir la révolution sociale, les
ouvriers seront forcés de s'emparer du pouvoir politique.
Je ne crois pas que la législation directe par le peuple
puisse jamais accomplir rien de sérieux pour les travail—
leurs; je n’attache pas toute l‘importance au mouvement
politique qu’y attachent Liebknecht et Bürkli, et je crois
même que l’abstention en matière politique est très utile
—-'137 —

et même nécessaire parfois comme protestation contre le


système actuel: mais préconisée comme théorie, comme
système, elle est fatale à notre œuvre; le fait que vous
vous organisez en sociétés et que . vous publiez un
journal, est un acte politique. — Si vous étudiez l’his
toire du socialisme. vous verrez que l’abstention en
matière politique n’est pas une idée nouvelle, au con—
traire, elle a été préconisée par Robert Owen, Cabet
et autres, et elle est l’indice le plus certain que le socia—
lisme n’est qu'à son état d’enfance; déjà en 47 les char—
tistes cherchèrent à combiner ces deux mouvements; ils
ne réussirent pas , parce que les esprits n’étaient pas en—
core assez avancés; si l’Internationale a eu plus de succès
c’est parce qu’elle est l’expression des aspirations latentes
des travailleurs; c’est parce qu’elle a su sagement combi
ner ces deux mouvements inséparables et parce qu‘elle a
su utiliser le mouvement politique,
Vous dites que tout le monde aété trompé avec la Ligue
de la paix, c’est une erreur, le conseil général n’a jamais
été trompé, du moins dans cette question—là; la bourgeoi—
sie, effrayée des progrès rapides de l’Internâtionale, vou
lut aussi former une société, avec un titre pompeux, pour
contrecarrer l’influence de la nôtre; Bakounine, invité dès
sa fondation à se joindre à l’Internationale, n’en fit rien,
mais il se fit recevoir, et si je ne me trompe, il fut même
un des fondateurs de la Ligue bourgeoise de la paix et de
la liberté; il est vrai qu’à Berne, après la résolution du
congrès de Bruxelles, il fit un discours d’un Proudhonisme
fanatique; battu à Berne, au lieu de se joindre àl’Interna—
tionale, qui avait alors plus de 3 ans d’existence, il forme
encore une nouvelle société qui ne pouvait avoir pour but
que celui de contrecarrer l’lnternationale, et dont l'existence
était au moins aussi inutile, sinon plus nuisible, que celle
de la Ligue de la paix.
D'après son programme, l’Alliance de la démocratie
. socialiste voulait l’égalité des citoyens tout en conservant
les classes, — chose dérisoire et impossible. car tant qu'il
y a des classes il n’y a pas d’égalité possible (1l;-— du reste
le Conseil général s’est assez nettement exprimé vis—à—vis ,
de l’Alliance.
(i) Jung revient ici sur ces interminables récriminations à propos
d’une phrase qualifiée par le Conseil général lui—même d’erreur de
plume. On peut voir lus haut, page 53, et ‘Pièces Justificatives, VIII,
es explications déjà onnées à ce sujet. M 10

-—*—-— - **-"--*-“ '


-——138—

Comment, des hommes tout nouvellement convertis au


socialisme et sortis d’hier de la Ligue bourgeoise de la
paix se donnent pour mission spéciale de faire de la pro—
pagande au sein de l’Internationale, et vous vous plaignez
parce que les travailleurs de Genève ne se laissent pas
convertir à leurs vues; mais je désespérerais du succès
de notre cause si les ouvriers se laissaient si facilement
entraîner; je n’attaque ni la bonne foi, ni l’honnêteté de
Bakounine, mais j’ai le droit de douter de son jugement
et je ne pourrais reconnaître pour chef un homme qui fait
des volte—face aussi vivement que ça; s’il a été trompé
par la Ligue de la paix , c’est qu'il manquait de connais—
sauces et de perspicacité; dans l’autre cas, j’aime mieux
ne rien dire.
Vous traitez les Genevois de bourgeois, j’admets qu’ils
étaient presque tous individualistes, mais depuis quelque
temps j’ai commencé avec eux une correspondance très
serrée et j’ai la prétention de croire que j en ai converti
plusieurs au collectivisme; pourquoi ne traitez-vous pas
aussi bien Muret, les individualistes de Paris, de bour—
geois; au contraire, vous leur dites, dans le Progrès du
Locle, que vous êtes presque d’accord avec eux; je le re—
grette, car entre leurs vues et les miennes il y a tout un
abîme; mais depuis quelque temps vous traitez les Gene—
vois de communistes; la transition a dû être bien rapide
chez eux, car le bourgeoisisme et le communisme repré—
sentent les deux extrêmes.
Quant à Coullery, il est jugé, sa conduite, après le con—
grès de Bruxelles, m’a suffisamment renseigné sur ses
vues.» .
Nous n’ajouterons pas de longs commentaires à cette
lettre. Nous avons déjà relevé en note cet alléguéinexact,
que le Comité fédéral du Jura n’aurait pas annoncé sa
constitution au Conseil général. On ‘a pu voir en outre,
par divers passages sur la coopération, sur la faiblesse
des arguments des Genevois relatifs à la politique, sur la
législation directe, sur Coullery, que le Conseil général
savait au fond très bien à quoi s’en tenir sur les uns et
sur les autres. Il savait que la majorité représentait le
véritable élément socialiste , tandis que l’autre camp
——139—

était une coalition d’intrigants politiques et d’ouvriers


réactionnaires; mais comme les socialistes de la majorité
professaient des principes différents de ceux de l’école de
Marx, le Conseil général était obligé, malgré sa répu
gnance, de s’appuyer sur la coalition Outine-Coullery.
Mais, en même temps, Londres fit son possible pour que
cette coalition prit des allures et un langage un peu
moins bourgeois ; on prêche les principaux meneurs (1),
on leur,fit entendre qu’il fallait absolument, pour l’em
porter sur les internationaux du Jura, accepter au moins
les termes du socialisme. Ces Messieurs le comprirent à
merveille, et la métamorphose la plus étonnante s’opéra
en un tour de main : au Congrès de la Chaux-de-Fonds,
on avait insulté les collectivistes, les révolutionnaires;
et maintenant, pour les besoins de la cause, ou se dé—
clara plus collectiviste et plus révolutionnaire que les
sections du Jura. On n'a qu’à consulter 1’Egalite’ de cette
époque pour voir avec quelle impudence se “fit cette
Volte-face. L’année précédente, la fabrique n’avait pas
assez d’injures pour la rédaction de l’Égalité (alors diri—
.gée par Bakounine) qui osait se prononcer en faveur de
la propriété collective ; et maintenant ces hommes de la
fabrique (dont on se rappelle l’attitude dans les assem—
blées générales de l’Internationale genevoise), faisant ré
diger l’Egalité par Outine , s’y proclamaient les plus
ardents champions du collectivisme, et traitaient Bakou—
nine et ses amis de réactionnaires et de bourgeois ! C’é
tait une comédie à. soulever le cœur ou à pouffer de f
rire!
Ce qui ajoutait à la comédie, c’est que chacun savait
très—bien , à Genève et à la Chaux-de-Fonds, que ces
déclamations de l’Egalité, toute cette rhétorique révolu
tionnaire et socialiste, n’étaient destinées qu’à jeter de la
poudre aux yeux au public du dehors; quant à la prati—
(1) Jung l’avoue dans sa lpttre.
——’140—

que, elle demeura absolument la même. Ainsi s’explique


la tolérance de la fabrique genevoise et des coullerystes
pour cette nouvelle attitude de l’Egalité, eux' à qui les
articles de Bakounine avaient fait jeter les hauts cris l’an
née précédente. Il y avait un pacte tacite entre eux et les
meneurs ; il était parfaitement entendu de chacun que le
révolutionnarisme de l’Egalité n'était destiné qu’à l’empor
tation, si l’on peut ainsi parler,mais que l’état réel des
choses, dans les sections dont I’Egali’té était l’organe,
n’en serait pas changé d’un iota; aussi, comprenant la
nécessité de la tactique adoptée par leurs chefs, les ou
vriers genevois les laissèrent faire.

Nous avons anticipé sur notre récit, en indiquant la


manière de penser, les vues réelles et le plan de bataille
des marxistes de Londres et de leurs alliés de Genève.
Revenons en arrière, pour reprendre l’exposé des faits
au lendemain du Congrès de la Chaux—de-Fonds.
Avant de se séparer, les délégués de la majorité avait
décidé l’envoiimmédiat d’une députation à Genève, dans
le but de mettre les sections genevoises au courant de ce
qui s’était passé, et de chercher à remédier à une scis
sion funeste. Gagnon de St-Imier fut désigné par le
Congrès, et le nouveau Comité fédéral (du Jura) lui ad
joignit Chevalley et Heng.
Ces trois délégués se rendirent à Genève, et dans une
assemblée générale des Sections genevoises qui eut lieu
le 10 avril, ils essayèrent de rétablir la vérité sur ce qui
s’était passé au Congrès ; mais leur tentative fut inutile.
Les délégués genevois en arrivant, avaient, pour se jus—
tifier, répandu immédiatement des récits mensongers,
qui avaient été trop facilement acceptés; ils avaient pris
le parti de nier purement et simplement les faits les plus
avérés, des faits attestés par tous les témoins de bonne
foi. Le compte-rendu que donne de cette assemblée
l'Egalité, compte-rendu où les discours des orateurs de
— Ml — "

la majorité sont dénaturés de la façon la plus éhontée,


peut servir du moins à constater l’attitude prise par les r
meneurs de Genève, puisque ce sont eux qui l’ont rédigé.
Or, d’après ce compte-rendu. les délégués genevois dé
clarèrent : qu’il était faux qu’on eût crié « A bas les col
lectivistes (i); » qu’il était faux que la majorité, réunie
au café Vonkænel, eût fait des démarches conciliantes
auprés' de la minorité (2) ; qu’il était faux qu’0utine eût
dit qu’il ferait guillotiner Bakounine s’il en avait le pou
voir (3).
Naturellement, avec ces procédés de discussion, qui ne
permettaient à nos délégués que de renvoyer à leurs au
teurs les démentis qu’on leur adressait, il n’y avait pas
de conciliation possible, et les délégués du Jura durent
se retirer sans avoir obtenu aucun résultat.
La Solidarité , dont le premier numéro parut le 11
avril, n’en Continus. pas moins à faire tout ce qui était
humainement possible pour rétablir la paix. Aux injures
grossières, aux attaques personnelles de l’Egalité, elle ne
répondit que par des paroles de conciliation ; à ce point
que son attitude ultra-modérée était taxée de faiblesse et
de, lâcheté par beaucoup de ses lecteurs, qui trouvaient
qu’il n’y avait plus de ménagements à garder avec les
intrigants de Genève.
On va juger du ton des deux journaux par quelques
extraits : '
(1) On voit déjà percer la nouvelle tactique, qui consistera à vouloir
faire passer les délégués genevois pour les vrais collectivistes.
(2) On a vu plus haut les lettres écrites à la minorité par les délé
gués réunis au café Von Kaenel; on peut donc juger de la véracité de
l‘Egalité.
(3) Voici en quels termes l’Egalité, dans son compte-rendu de l’as
semblée, dément ce fait: .« Le citoyen Bakounine n’est venu à la tri
bune que pour se laindre de ce qu’il n’est pas populaire à Genève
Ëarce qu’il professe e collectivisme, et de ce qu’on avait demandé au
ongrès romand sa tête (protestations et démenti formel.) » _
Cependant, dans son numéro du 30 avril, oubliant son démenti an—
térieur, l’Egulîté rapporte les paroles prononcées par Outine au Con
142

Égalité du 9 avril 1870 :


Ce malheureux incident est dû a de sourdes menées,
à'des germes de dissolution semés par quelques hommes
que nous avons eu trop longtemps dans notre sein, pour
qui le principe dominant est : PÉRISSE L’INTERNATIONALE
pourvu que nos individualités survivent, et c’est ainsi
que ces hommes aux éléments dissolvants comprennent
le collectivisme....
Nous avions le sentiment de cette rupture, et jus
qu'au dernier moment nous avons voulu l’éviter. que le
blâme retombe sur ceux à qui le bon sens manque...
Vous voulez l’abstention absolue en politique de la
part des travailleurs : c’est bien.
Allons , travailleurs des villes et des campagnes. du
grès; ces paroles sont arrangées, ce ne sont pas celles que tous les
assistants ont entendu prononcer à Outine : Si je le pouvais, je le ferais
guillotiner! Mais, dans leur arrangement même, elles sont un aveu
suffisant. Voici le texte donné par l'Egalité :
«Eh bien oui, il est vrai quey'e suis son adversaire irréconciliable
(de Bakounine); il a fait trop de mal à la cause révolutionnaire dans
mon pays, et il cherche à en faire autant à l’Internationale. Mais,
quand lejour de la revendication populaire viendra, le peuple saura
reconnaître ses véritables ennemis, et si jamais la guillotine fonctionne,
que ces grands hommes-dictateurs rennent bien garde à eux, de
crainte de ne mériter du peuple ’ètre guillotinés tous les pre
miers. »
Pendant que nous parlons de uillotine, nous citerons un passage
curieux du numéro précédent de ’Egalilé (‘23 avril 1870) ; elle y fait
en ces termes le procès aux athées de l’Alliance :
« Et si nous faisions observer que l’athéisme du 18° siècle fut bien
plus grand et plus sérieux que celui de l’Allianee, et que pourtant il
n‘a pas su amener la délivrance du peuple; que le baron millionnaire,
Anacharsis Cloots, fut un grand athée, ce qui n’empêcha pas de le
guillotiner comme traître à la République; et que Hébert, marchand
e fourneaux, fut aussi de votre Alliance; il était grand athée et pu—
bliait aussi un journal qui s‘appelait Père Duchesne, et ni calomniait
aussi bel et bien tout ce qui ne lui plaisait pas, et tout ce a ne l’empê
cha pas d’aller embrasser la tête de Cloots dans le paneau (sic) de
san . »
' Outine doit se mordre joliment les d01gts aujourd’hui d’avoir
écrit des choses areilles en 1870. On le voit, le crime reproché au
Jurassiens et à ’Alliance à cette époque, était de professer les mêmes
doctrines que la Commune de Paris ; et M. 0utin‘e, se faisant robes
pierriste pour les besoins de la. cause, epveloppait dans la même con—
damnation Bakounine et le Père Duchesne, accusé d’être aussi de
l’Alliance ; en y joignant une insulte gratuite à la mémoire du pauvre
Cloots, le plus honnête et le plus naïf des révolutionnaires. — Qui
se serait attendu à voir unjournal soi-disant socialiste glorifier Ro—
bespierre d’avoir fait guillotiner la première Commune de Paris !
—143—

canton de Berne, abstenez-vous, et demain vous aurez


le gouvernement des noirs; avec lui, l’association inter
nationale sera dissoute comme le furent à St-Imier il y a
vingt années d’autres sociétés.
Avec lui. si vous venez à créer des journaux. ils pour
ront sous un prétexte ou un autre être poursuivis, et
quelques-uns d’entre vous condamnés à la prison comme
le fut le citoyen Stæmpfli ; qu’importe: abstenu-vous tou—
jours. A
Travailleurs Neuchâtelois : de la Chaux—de-Fonds , du
Locle, du Val-de-Travers, du Val-de-Buz, abstene2«vous
en politique , vous aurez le régime , le gouvernement
prussicn ; il vous faudra prendre vos pénates de l’Inter
nationale et planter votre tente ailleurs. L'instruction
ainsi que les routes et travaux publics seront délaissés.
A cela près, abstenez—vous.
Travailleurs de Vaud et Genève, abstenez-vous com
plétement en politique , et vous verrez revenir vos bons
et anciens gouvernements paternels ; seulement nous
vous le conseillerons, ne fondez point d'association et
surtout ne vous mettez pas dans l’idée de faire des grè—
ves. Ces sortes de gouvernements n’aiment pas que l’on.
trouble le repos de la société. Ce sont des gens d‘ordre.
Abstenez-vous, abstenu-vous, et pourtant, quand l’aris—
tocratie baloise vit venir, au milieu de son grand conseil,
un de ses fileurs, un de ses esclaves, elle tressaillit, fris
sonne, grinça des dents et peu s’en fallut qu’elle ne dé
missionnât. Fi donc, côte à côte avec un travailleur.
Genevois, abstenez-vous, et cependant quand Grosse-.
lin tut porté au Conseil d’Etat et qu’il eut bon nombre
de voix, ce fut dans le camp des conservateurs des ma
lédictions, des imprécations. Un ouvrier monteur de boî
tes, faisant partie de l’Internationale , au Conseil d’Etat 1
Cela ne se peut pas et ne doit pas être.
Ouvriers lyonnais, dans la circonstance qui se pré—
sente, veuillez vous abstenir. Ne votez point pour Fon—
vielle ,' il ne fera rien à la chambre bourgeoise, il se gâ
tera au contact des hommes qui la composent. Laissez
passer un bonapartiste, Cela vaudra mieu'æ.
Mais la voix de l’opinion publique s’écrie avec énergie,
véhémence, enthousiasme :
Voter pour Fonvielle, c’est protester contre l’acquit
tement de Pierre Bonaparte.
-—144—

Voter pour Fonvielle, c’est le verdict de l’opinion qui


se manifeste continuellement contre l’auteur du meurtre
de Victor Noir. (1)
Egalité du '16 avril 1870: l.\
Que la responsabilité retombe sur ceux qui n’ignoraient . ‘_L
point ce qu’ils faisaient, en travaillant dans les ténèbres
à la désunion. Ce n’est point à eux que notre parole s’a
dresse, car ils sont résolus a rester sourds à toute parole
fraternelle, comme de notre côté, nous aussi, nous som
mes résolus à les démasquer complètement, afin que
l’intrigue soit chassée une fois pour toutes de notre
grande et intime famille. Nous nous adressons d’abord à
tous ceux à qui nous devons rendre un compte impartial
de la conduite de nos délégués au Congrès romand, afin
qu’ils la jugent dans leur conscience, et qu’ils prononcent
leur verdict; et en même temps nous nous adressons
aussi à nos frères dissidents, qui se sont laissés égarer
par le souffle de l’intrigue et de la calomnie, qui se sont
laissés induire en erreur par les grandes phrases de quel
ques déclamateurs...'.
Au moment de mettre sous presse, nous venons de lire
le ter numéro de la Solidarité, qui usurpe le nom de
l’organe des sections de la fédération romande, sans
même avoir attendu la décision du Conseil général ni
celle de la majorité des sections de la fédérati0n ro
mande.
L’espace et le temps nous manquent cette fois-ci pour
relever toutes les inexactitudes et toutes les erreurs que
M. le rédacteur James Guillaume se plaît à introduire
dans son récit sur le Congrès romand: il omet tout ce
qui ne lui plaît pas, et il dénature audacieusement le
sens des paroles prononcées, en les assaisonnant à sa
façon. Nous devons avouer que c’est pour la première
fois depuis que l’Internationale existe, que nous assistons
à un pareil spectacle dans son sein. La scission n'est-elle
pas en elle-même assez douloureuse pour que les pro
', vocateurs de cette scission viennent encore dénaturer
les faits et les paroles de tous les délégués qui tenaient à
défendre les vrais principes de l’Internationale et qui
avaient le devoir de démasquer les intrigues des amis de
(i) Les mots en italique sont en italique dans l'Egalité.
——l45—

M. Guillaume? Est-ce que l’ambition de M. Guillaume


ne se contente pas d'avoir fait ses menées au Congrès
romand? est-ce qu’il voudrait introduire dans notre sein
cette maxime usée de la presse bourgeoise : Calomniez, ca—
lomniez toujours, il en reste tout de même quelque chose ‘?
Fort des procédés dictés par cette maxime, croit-il pou
voir tromper tous nos frères internationaux des autres
pays ‘? Eh bien non, cette fois—ci la calomnie sera réduite
à l’impuissance, parce qu’il s’agit pour nous de savoir si'
l’Internalionale veut devenir la risée de ses ennemis,
grâce à ses faux amis, si l’Internationale veut se laisser
détourner de sa grande œuvre par de misérables avo
casseries, ou bien si elle veut chasser l’intrigue de son
sein et accomplir sa glorieuse œuvre par l’énergie de
l’intelligence des travailleurs eux—mêmes ‘?
Solidarité du 16 avril 4870:
Un article sur le résultat de la mission des trois délé
gués du Jura à Genève, se termine par ces lignes :
Jusqu’à ce que nous ayons reçu de ceux de nos amis
de Genève qui ne veulent pas se séparer de la fédération
romande, des renseignements précis sur la situation ,
nous ne pouvons pas en dire davantage, et nous réser
vons notre appréciation sur la conduite des hommes qui
ont pris sur eux la lourde responsabilité de diviser l’In
ternationale. .
Mais en attendant, voici ce que nous pouvons dire
aux Sections de Genève, avec l’assurance que nos senti
ments fraternels sont partagés par tous les membres des
Sections qui formaient la majorité du Congrès :
Si vous trouvez nécessaire aux intérêts particuliers du
groupe genevois de vous séparer de nous, faites—le,
constituez une fédération à part: mais ne nous quittez
pas l’injure à la bouche et le ressentiment dans le cœur;
souvenez-vous que, malgré nos dissidences , nous som
mes tous des Internationaux; et tout en vous organisant
chez vous comme vous l’entendrez , maintenez entre
votre fédération genevoise et la fédération romande un
lien qui nous permette d'être unis en face de l'ennemi
commun, la bourgeoisie.
Si vous voulez conserver chez vous le journal l’Egalité,
n’en faites pas un organe destiné à nous faire la guerre.
I

146

Que l’E’galité et la Solidarité traitent, chacune à sa fa


çon. les grandes questions sociales ; mais renonçons dès
le début a une polémique irritante et funeste, à une lutte
fratricide. Taisons-nous le plus possible sur nos griefs
réciproques, et qu’il n'y ait entre nous qu’une noble
émulation : que ce soit par les coups portés au privilège,
à l’exploitation, par les services rendus à la cause du
travail, et non par l’amertume des récriminations mu—
tuelles, que nos deux organes cherchent à faire préva
loir la pureté de leur socialisme. '
Et pour commencer, une proposition, que la rédaction
de la Solidarité vous fait maintenant en son nom per—
sonnel, mais qui, nous l’espérons, trouvera de l’écho de
part et d’autre : .
Puisque nous n’avons pas pu nous entendre pour avoir
un seul Comité fédéral, un seul journal, une seule caisse
administrative, tâchons au moins de fédérer, dans les
deux groupes, nos caisses de résistance. Nous, collecti—
ViStes, nous avons adopté un règlement que la Solidarité
publie aujourd’hui. Examinez ce règlement, et voyez s’il
. n’y a pas moyen de nous entendre sur ce point si essen
tiel, la résistance au capital. Et si notre règlement ne
vous convient pas, et si vous voulez, la aussi, avoir
votre organisation particulière, ne resterait-il pas encore
un moyen d’union : la solidarisation des deux fédérations
de résistance, régies chacune par son règlement. mais se
prêtant un appui fraternel dans le besoin ‘?y
Au nom de la fraternité internationale, amis de Ge
nève, ne repoussez pas la main que nous vous avons
tendue trois fois déjà, et que nous vous tendons en
core.
Egalité du 23 avril 1870:
Oui, légalement, parlementairement parlant, la majo—
rité de trois voix fut acquise aux partisans de l’Alliance.
Oui, toujours parlementairement parlant, les délégués
de Genève et de la Chaux—de-Fonds ont commis une
faute ; il ne leur sera pas difficile de l’avouer; ils auraient
dû protester contre le vote même ; ils n’auraient pas dû
accepter la votation.
( Le Congrès est souverain, » s’écrie la majorité de
trois voix ; et forte de sa souveraineté, elle transforme le
-—‘147—

Progrès en organe de la fédération romande (1), elle crée


sur les ruines de l'union une nouvelle Fédération, et.
après avoir abreuvé la majorité réelle de toutes sortes de
calomnies, elle nous tend la main par son rédacteur
Guillaume pour la troisième fois! Ce rédacteur nous en—
voie son baiser de Lamourette! Eh, où est donc la sou
veraineté du peuple ‘? Peut-elle être foulée aux pieds plus
efi‘rontément‘? A-t-elle consulté, cette majorité, toutes
les sections de la Fédération romande avant de s’ériger
en Sond8rbund ? v
Quant aux exhortations de la Solidarité, nous la ren
voyons à notre numéro précédent : si elle n'est pas com
plètement aveugle, elle y lira que nousimputons toute la
responsabilité de la discorde aux menées et aux intrigues
de certains individus, que tout travailleur dévoué à la
cause de l’affranchissement social est forcé de blâmer
sévèrement. Tout ce que nous disons donc ne concerne
(1) M. Outine dénature à dessein les choses: le Progrès n’a point
éte transformé en organe de la Fédération romande. Au congrès de l‘a
Chaux-de-Fonds, devant le refus de la rédaction de l‘Egalité de ren
dre ses comptes aux délégués de la majorité, ceux-ci, prévoyant que
les Genevois continueraient la publication de l’Egalité , voulurent
aussi avoir un organe fédéral, comme c’était leur droit ; et pour éviter
des chicanes puériles avec la minorité au sujet du titre du journal, ils
décidèrent d’appeler le leur la Solidarité.
Des démarches furent faites ensuite auprès du comité du Progrès,
pour engager ce journal, dans l’intérêt du nouvel organe, à cesser sa
publication pour ne pas lui faire concurrence. Le comité du Progrès
y consentit, non sans quelques hésitations , et la Solidarité publia,
dans son second numéro, la communication ci-dessous :
( Le Comité du Progrès annonce aux abonnés de ce journal que,
conformément à un arrangement pris avec l’administration de la
Solidarité les abonnés du Progrès seront servis par la Sotidarité
jusqu’à la finde leur abonnement.
» Le Progrès cesse de paraître, parce que, à la suite des résolutions
votées par le Congrès romand, il considère son œuvre spéciale de rœ
pagande comme terminée, et qu’il ne veut pas faire à l’organe of10iel
de la fédération romande, qui défendra les mêmes principes que lui,
une concurrence fâcheuse.
» Nous remercions chaleureusement les amis qui ont soutenu le
Progrès pendant les quinze mois de son existence, et qui nous ont
aidés à faire de ce journal un champion énergique des principes de
l’Intemationale. Nous les engageons à donner à la Solidarité le
même appui, à lui apporter leur concours moral et matériel; et nous
terminons ar ce cri qui est celui de tous les véritables socialistes :
» Vive l’ ssociation internationale des travailleurs !
) Locle, le 11 avril 1870. ' '
» Pour le Comité:
in Auguste SPICHIGER. )
-—'l48—

en aucune façon les sections qui se laissent égarer mo-


mentanément par les déclamations et les insinuations
d’individus pareils; en même temps nous sommes bien
loin d’en vouloir à tous les délégués de la majorité fac
tice du Congrès ; nous connaissons ces hommes, il y en
3 parmi eux de ceux que nous respectons et que nous
aimons fraternellement ; ils finiront par nous rendre jus
tice et reviendront à nous, et la discorde sera oubliée.
Mais, quant aux baisers du rédacteur de la Solidarité,
nous devons avouer que.nous aimons mieux ses calom
nies que son hypocrisie mal déguisée et nous tâcherons
de nous abstenir de toute réponse à lui.
Solidarité du 23 avril 1870 :
Nous aurions voulu, comme nous le disions il y a huit
jours, ne pas engager de polémique avec l’Egalité. Notre
journal a des devoirs sérieux à remplir ; il doitfaire avant
tout et surtout une propagande active des principes s0
cialistes, et tenir ses lecteurs au courant de ce qui se passe
d’important dans le monde ouvrier. Aussi ne consentirons
nous qu’à la dernière extrémité à remplir nos colonnes du
du bruit de la querelle soulevée par quelques individuali—
tés qui prétendent représenter le socialisme à Genève, et
qui, pour le prouver, ont consacré le dernier numéro de
1Egalité à nous jeter de la boue.
Avons—nous besoin de prévenir nos lecteurs que le récit
donné par l’Egalité des séances du Congrès romand, et
celui qu’elle fait des deux assemblées générales genevoises,
sont remplis de faussetés et de calomnies, et que la pas—
sion haineuse qui s’y fait jour d’un bout à l’autre a com
plétement dénaturé la réalité des faits“?
Nous avons reçu de divers côtés des protestations contre
les mensonges de l’Egalité. Pour le moment, nous croyons
bien faire de ne pas les publier. Voici, à notre avis. la
meilleure marche à suivre pour éviter une polémique inter—
minable, et ne pas com remettre la dignité de l’organe de
la fédération romande ans de mesquines chicanes.
Lorsque l’Egalité aura achevé la publication du roman
qu’elle intitule Compte-rendu du Congrès, les vingt—et-un
délégués de la majorité publieront, avec leur signature,
une pièce où ils attesteront un certain nombre de faits qui
doivent être mis hors de doute. Pas de discussion, pas de
plaidoyer : rien que la constatation pure et simple de la
—149—

vérité, affirmée par des honnêtes gens. Cela suffira, pour


les Sections et pour la partie du public dont l’opinion peut
avoir quelque prix pour nous. pour rétablir les choses
dans leur véritable jour. (1) ‘
Jusque-là, nous resterons calmes, nous laisserons l’Ega—
lité se discréditer toujours plus par sa mauvaise foi et son
parti pris de haine personnelle; et nous continuerons à
dire aux Sections de Genève : N'abandonnez pas la fédé
ration romande; examinez avec impartialité la situation,
comparez la conduite des uns et des autres; vous finirez
par reconnaître quels sont vos vrais amis, quels sont les
socialistes sincères et désintéressés; vous ouvrirez les yeux
surlesintrigues des quelques meneurs qui vous ont trom—
pés, vous cesserez alors de suivre leurs conseils funestes,
_ et vous accepterez la main de conciliation fraternelle que
nous vous tendons encore et que nous vous tendrons '
toujours.
On a pu juger, par ces citations, de quel côté était la
modération et l’esprit d’apaisement et de conciliation.
La Solidarité publia, dès ses premiers numéros, diver
ses études où les questions de principes étaient discutées
avec calme, sans aigreur et en dehors de toute récrimi
nation personnelles. On trouvera aux Pièces justificatives
la reproduction de deux articles sur la question politique
et de deux articles sur la coopération, et on y verra
exprimés les sentiments et les tendances de ces Sections
de la majorité qui devaient former plus tard la fédération
jurassienne (2)..
La polémique entre l’Egalité et la Solidarité en était
la, lorsque la Section de Vevey résolut de tenir, le di
manche 8 mai, un meeting de propagande. Cette Section
appartenait au groupe jurassien, quoique par sa position
géographique elle eût dû se rattacher de préférence à
Genève ; et dans un but de conciliation, elle invita les
(’1) Cette ublication n’a pas été faite, les délégués de la ma'orité
ayant estim que les procès-verbaux officiels du Congrès, adoptes par
eux et publiés dans la Solidarité, en tenaient lieu.
(‘2) Voir Pièces justificatives, XiII.
_150._

sections genevoises à envoyer aussi des délégués au


meeting. Nous saisîmes avec empressement cette occa
sion de tenter un rapprochement, et la Solidarité du 7
mai publia l’appel suivant :
Nous recommandons d’une manière pressante à toutes
les Sections d’envoyer des délégués au meeting que don
neront demain les Sections de Vevey.
Si les délégués viennent en grand nombre de tous les
points de la fédération romande, le meeting pourra avoir
un résultat plus réjouissant que la propagande locale : il
pourra devenir un premier pas vers l’union des Sections
qui se sont si malheureusement séparées.
Le Comité fédéral (du Jura) envoie_au meeting deux
délégués, Spichiger et Heng ; ils sont chargés de porter
à tous les internationaux qui assisteront a la réunoin des
paroles de conciliation et de fraternité.
Nous faisons les vœux les plus ardents pour que tous
ceux qui viendront au meeting remportent de cette as
semblée la ferme résolution de travailleractivement, eten
laissant de côté toute animosité personnelle, à reconsti
tuer dans toute son étendue le faisceau de la fédération
romande.
Le meeting sera en même temps une occasion‘ de pro—
tester contre la conduite ignoble de la police française
envers nos frères de l’Internationale.
Cet appel fut entendu: cinq délégués de la majorité.
Heng, Spichiger, Guillaume, Bêtrix et Joukowsky, et
cinq délégués de Genève, Tellier, H. Perret, J.-Ph.
Becker, Rossetti et Grosselin, se rendirent à Vevey. Le
meeting fut nombreux: Heng le présida. Becker parla
d’abord de la grève des ouvriers tuiliers de Genève;
Guillaume s’associa à lui pour flétrir la conduite des pa—
trons tuiliers et des journaux de la bourgeoisie genevoise;
Spichiger proposa, pour constater pratiquement que la
solidarité dans la résistancéau capital n’avait jamais
cessé d’unir les deux fractions de la fédération romande,
qu’une collecte en faveur des grévistes fût faite séance
tenante: ce qui eut lieu. On passa ensuite à l’ordre du
—151—

jour du meeting, qui était : « l’Internationale, son but et


ses moyens d’action. » Guillaume fut chargé d'exposer
les principes de l’Internationale, et son discours, traduit
ensuite en allemand par Becker, fut accueilli par de vifs
applaudissements. Grosselin parla. à son tour, pour ac
centuer le point de vue genevois ; il déclara que l’Inter—
nationale travaillait pour le bien de la patrie, et seule
ment par les moyens légaux ; que nous devions être fiers
d’être Suisses, respecter notre constitution et nos lois,
etc., etc. — A la demande expresse de la Section de Ve
vey, Guillaume répondit à. Grosselin. De même que les
ouvriers français. se sont abstenus de prendre part à la
comédie du plébiscite, de même en Suisse nous devons, .
dit—il, faire le vide autour de nos gouvernements, refu—
ser d’accepter la lutte sur ce qujon appelle le terrain
constitutionnel, et porter toute notre activité sur l’orga
nisation de l’Internationale.
La discussion terminée, Rossier, de Vevey, d’accord
avec les délégués du Jura, présenta la résolution sui
vante, qui affirmait nettement le programme de la majo
rité :
«Le meeting de Vevey déclare que, pour établir l’éga—
lité entre les hommes, il faut que chaque travailleur soit
mis en possession de ses instrumentsde travail par la
propriété collective. _
» Pour le moment, le meeting recommande comme
moyen d’arriver a la constitution de la propriété collec—
tive, de travailler, en dehors de toute alliance avec les
partis politiques, quels qu’ils soient, à la création de
caisses de résistance dans tous les corps de métier et à
leur fédération sans considération de frontières et de na
tionalité. »
Cette résolution fut votée à l’unanimité. Les Genevois,
en raison de la tactique nouvelle qu’ils avaient adoptée
et que nous avons indiquée plus haut, crurent devoir la
voter aussi. Nous ne savons trop comment Grosselin
concilia ce vote avec son discours.
“"l

—152—

Après le meeting eut lieu une réunion privée au local


dela Section de Vevey, et voici ce que dit à ce sujet la
Solidarité du 14 mai :
Dans une réunion particulière qui a eu lieu au local de
la Section de Vevey, à la suite du meeting de dimanche
passé, des explications ont été échangées entre les délé
gués des deux fractions de la fédération romande qui se
trouvaient présents.
Deux voies étaient ouvertes pour arriver à une conci
liation. _
La première était que l’un des deux groupes renonçât
à son Comité fédéral et a son journal, pour se rallier
complètement au Comité fédéral et au journal de l’autre
groupe. — Mais la discussion a bien vite montré que
cette idée était impraticable. Chaque groupe tient à avoir
son administration à lui, son organe a lui, et pour nous,
qui sommes partisans de l’autonomie dans le sens le plus
large, nous trouvons ce désir très naturel et nous le res
pectons.
Mais lors même que les Sections de la Suisse romande
se trouveraient, du moins pour un temps, réparties entre
deux fédérations, est-ce la une raison pour qu’il existe
entre ces deux fédérations, nous ne disons pas de l’hos—
tilité, mais même un refroidissement? Non certes. La
plus parfaite intelligence règne entre nous et les fédéra
tions de Lyon, de Paris, de la Belgique, etc. ; pourquoi
n’en serait-il pas de même entre les deux fédérations de
la Suisse romande?
La seconde voie de conciliation , c’est précisément de
reconnaître comme un fait légitime l’existence séparée
des deux fédérations, et de travailler à établir entre elles
les liens nécessaires de solidarité : en particulier, d’unir
les caisses de résistance des deux fédérations , pour
qu’elles puissent se prêter un appui mutuel. 4
Cette proposition, venue des délégués de Neuchâtel, a
été bien accueillie, nous sommes heureux de le dire, par
les délégués de Genève; et nous espérons que les deux
Comités fédéraux chercheront sérieusement à la réaliser
le plus tôt possible. '
La discussion s’est terminée par un toast fraternel que
Guillaume, l’un des délégués de Neuchâtel, a porté aux
—’153——

Sections de Genève, au nom de la fédération dont la So


lidarité est l’organe.
Et la Solidarité du 28 mai publiait la note suivante:
Le Comité fédéral romand (du Jura) 3. écrit au Comité
fédéral à‘ Genève pour lui demander son adhésion à une
fédération uniforme des caisses de résistance. Il espère
recevoir une réponse dictée par des sentiments frater
nels, suivant les intentions manifestées au meeting de
Vevey par les délégués de Genève.
Chaux-de-Fonds, 20 mai 1870.
Le Comité fédéral.
Il est bon d’ajouter que la réponse espérée de Genève
ne vint jamais. >
On le voit, il était impossible de pousser plus loin l’ar—
dent désir de rétablir la bonne harmonie entre les Sec
tions internationales de la Suisse romande. Malheureuse—
ment, ce désir ne devait pas se réaliser. Après le meeting
de Vevey, il est vrai, l’Egalite’ cessa un moment ses in
sultes; mais l’intervention du Conseil général de Lon
dres devait bientôt ranimer la querelle.
\ En attendant, la grève des plâtriers—peintres de Genève,
en juin, bientôt suivie d’une grève générale des ouvriers .
du bâtiment dans cette ville, fut l’occasion pour les sec—
tions du Jura de prouver qu’elles entendaient pratiquer la
solidaritéyouvrière avec Genève, après comme avant la
scisssion- A-la première nouvelle de la grève, le Comité
fédéral du Jura publia dans la Solidarité l’appel suivant:
Le Comité fédéral romand à toutes les Sections.
En présence des graves événements qi1i se assent à
à Genève, toutes les sections de l‘Internationa e faisant
partie de lafédération romande doivent en ce moment
faire preuve de la solidarité la plus absolue. Nous vous
invitons en conséquence, quoique les caisses de résistance
ne soient pas encore définitivement fédéralisées, à orga-.
niser dans chaque section des cotisations réglementaires
pour soutenir les ouvriers en grève. Nous Vous demandons
, M. 11
_154__

en outre un premier envoi immédiat de l’argent dont vous


pouvez disposer.
* Salut fraternel. '
Chaux—de—Fonds, le 10 juin 1870.
Au nom du Comité fédéral romand:
Le Secrétaire-général,
Fritz ROBERT.

Des secours furent aussitôt réunis et envoyés aux gré


\ vistes. Faut-il le dire, hélas ? Les Genevois se montrèrent si
peu attentifs à ces marques de cordiale sympathie, qu’ils
ne daignèr'ent pas même accuser réception des sommes
(envoyées; c’est ainsi, par exemple, que jusqu’à ce jour, le
caissier de la Section de Neuchâtel n’a pas encore pu obè
tenir un reçu de deux sommes de fr. 50 et de fr. 24, expé
diées les 11 et 14 juin 1870 à l’adresse de M. Saulnier, pré—
sident du Comité de la grève, et dont l’envoi est constaté
par les récépissés de la poste.
Dans l’article suivant de la Solidarité (numéro du 18 4.;

juin) on verra les internationaux du Jura, tout en gardant


intact leur programme, traiter les ouvriers de Genève“ en
véritables frères :
La protestation populaire à Genève.
Mardi 7 juin, le peuple ouvrier de Genève a protesté,
dans une assemblée qui comptait, d’après l’Egalité, cinq
mille assistants, contre les menaces ridicules que les pa—
trons avaient placardées sur les murs de la ville.
Cette réunion était composée exclusivement de citoyens
suisses, parce qu’il fallait, une fois pour toutes, prouver à
nos colomniateurs que l’Internat'onale est comprise et ac
ceptée chez nous, par les ouvrie s de notre république, et
que les histoires de meneurs étr‘pngers, de directions ve
nues de Londres et de Paris, sont des inventions stupides
de la presse bourgeoise. ‘
Après avoir entendu un discours de Grosselin, qui a
très bien réfuté les incroyables prétentions de Messieurs
les patrons, et dont les paroles ont soulevé d’ardentes ac
Œamations, l’assemblée a voté à l’unanimité une protes—
—155—

fation énergique; puis elle s‘est séparée dans un ordre


parfait. ‘
c
‘ . e '0

Nous demandons à nos frères de Genève de nous per


mettre, au sujet de leur imposante manifestation. de reve—
nir sur des idées que nous avons déjà émises plusieurs
fois, mais qui se présentent à nous avec plus de force que
jamais. Et si nous sommes obligés. pour expliquer notre
pensée, de répéter souvent le nom de l’orateur qui a si
bien exprimé le sentiment de l’assemblée populaire, notre
ami Grosselin voudra bien nous pardonner. _
Voici la réflexion que nous faisrons en lisant dans l’Ega—
lité la reproduction du discours de Grosselin: ,
Si pourtant les ouvriers de Genève qui portaient Gros—
selin comme candidat au Conseil d’Etat avaient réussi, et
qu’il eût été élu membre du gouvernement, aurait—il pu,
dans cette position officielle, rendre à la cause des travail—
leurs des services plus importants que celui qu’il lui a'
rendu dans l’assemblée populaire ‘?
Qu’est-ce qui avait désigné Grosselin à l’attention et à
la confiance des ouvriers? C’est précisément sa parole
courageuse, qui déjà en plus d’une circonstance a été l’or
gane des travailleurs genevois. En votant pour lui, c’est
ËoËc tl’orateur populaire qu’on aurait porté au Conseil
ta .
Assis sur le fauteuil des gouvernants, devenu collègue
de MM. Gampério et C“‘, pense—t-on que Grosselin, dans la
circonstance qui nous accupe, aurait pu se servir d’une
manière efficace de la portion de pouvoir qui lui aurait été
confiée, soit pour amener les patrons plâtriers à accepter
les conditions de èeurs ouvriers, soit pour empêcher la
coalition des patro s et prévenir la grève générale? Evi—
demment non. Dans ces choses—là, le gouvernement est
impuissant; une seule attitude lui est permise : laisser
faire librement chacun dans la mesure de son droit. Et
c’est jusqu’à présent ce que le gouvernement genevois a
fait; on ne peut pas lui reprocher, cette fois, d’atteinte à
la liberté des uns ni des autres. Si donc Grosselin avait été
au Conseil d’Etat. les choses se seraient passées exacte
ment comme elles 'se sont passées, -— sauf peut—être en
un point :
La grande assemblée ouvrière aurait eu lieu. comme
elle a eu lieu en effet; mais Grosselin y aurait—il pris la
—156—

parole“? Lorsqu’on occupe une position officielle, ou y


regarde à deux fois avant de se faire le porte-voix du peu—
ple indigné; il y aurait eu toutes sortes de considéra—
tions qui auraient engagé Grossehn, conseiller d’Etat, à
arder dans la question de la grève une stricte neutralité.
Ëlt s’il ne l’eût pas fait, s’il eût cru de son devoir de parler,
sa parole n'aurait certainement pas eu la même significa
cation ni la même influence. Venant d’un membre du gouç
vernement, elle eût éveillé certaines méfiances; venant
d’un ouvrier. l’assemblée a été unanime à en applaudir
l‘indépendance et la vérité.
Ainsi, nous croyons avoir le droit de féliciter Grosselin
de n’avoir pas fait partie du gouvernement : la voix d’un
ouvrier libre et courageux, parlant au nom de cinq mille
hommes, a été d’un plus grand poids dans la‘balance que
n’aurait pu l’être la bonne volonté de tout un Conseil
d’Etat. ‘ t
'. . '

Encore une remarque. Les ouvriers genevois ont fait,


le 7 juin, une manifestation du genre de celles que nous
recommandions dans la Solidarité. C‘est là, à nos yeux,
la seule manière digne pour les travailleurs d’intervenir
dans la politique.
Et qu‘on ne dise pas que cette manifestation est
restée infructueuse. Elle n’a pas empêché les gros pa—
trons de faire la grève qu‘ils avaient annoncée; mais elle
a fait réfléchir les petits patrons, et les a décidés à ne
pas suivre leurs collègues dans la voie insensée où ils se
sont engagés. La manifestation a prouvé au gouverne
ment que les ouvriers genevois étaient décidés à main
tenir leur droit, qu‘ils ne se laisseraient pas assommer
par la olice, ni intimider par les bafonnettes d’un ba—
taillon édéral. Enfin, — et ce n’est pas son résultat le
moins remarquable, —- elle a fait taire le Journal de
Genève.
Pendant que la Solidarité exprimait à l’égard des Ge
nevois des sentiments si fraternels, comment agissait-on
à Genève à l’égard de l’organe des Sections du Jura?
Une lettre adressée de cette ville à la Solidarité et pu—
bliée par elle, contient à cet égard de tristes détails; on
y raconte les faits suivants :
—-157-—

Un certain Goy , secrétaire du cercle international


(Temple—Unique) et en même temps secrétaire de la
commission générale nommée pour la direction de la grève,
avait dit publiquement qu’il était international, mais pas
socialiste pour le moment; que plus tard il ferait comme
les autres, mais que présentement cela ferait trop de
tort. Il avait ajouté que quiconque parlerait au cercle sur
le sujet social, il le combattrait et le ferait mettre àla porte
du cercle. Le lendemain, dans une assemblée des tailleurs
de pierre au Temple-Unique, le même Goy s’exprima en
ces termes : t J'ai appris que l’on se permettait de distri
buer dans les cafés, dans les rues, et même jusque sous les
tables des cafés, le journal la Solidarité. Il faut que toutes
ces distributions de journaux cessent, car le journal la _
Solidarité parle tout-à—fait contre l’Internationale, et ce
journal sera la cause de la mort de l’Internationale à Ge
nève. En outre, nous ne voulons pas du Comité fédéral
romand, siégeant à la Chaux-de-Fonds ; nous ne connais—
sons que celui de. Genève. n —— Le citoyen Gaudin, ap—
puyant Goy, dit que dans la section des tailleurs de pierre
il y en avait qui se permettaient de porter le journal la
Solidarité jusque dans leur chantier, et il cita le nom du
citoyenBosson, en ajoutant qu'il fallait que cela finisse de
suite. Ensuite, le président fit mettre aux voix si l‘on de—
vait prendre le journal la Solidarité comme journal, ou si
l’on devait garder l’Egalité. La majorité des voix fut pour
garder le journal l’Egalité. V ,
La Solidarité, en reproduisant ces faits, les accompagna
des réflexions suivantes:

« On comprend le sentiment pénible avec lequel nous


publions la lettre ci-dessus.... Ainsi, c’est au moment
même 'où les Sections romandes (de la majorité) vident
leurs caisses de résistance pour venir aux secours des gré—
vistes genevcrs, que Certains membres de l’Internationale
de Genève accusent publiquement l’organe de ces Sections,
l
——’158——
\

la Solidarité, d’être un journal contraire à l’Internationale!


On fait un crime à des ouvriers de porter ce journal dans
les chantiers, de le faire lire à leurs camarades! On craint
peut—être que ceux des ouvriers qui ont été avéuglés et
excités contre nous, ne s’aperçoivent en lisant notre jour
nal des sentiments de fraternité qui nous animent ; on veut
à tout prix les maintenir à l’état d’hostilité contre leurs.
frères de certaines Sections.
Pourquoi, après avoir calomnié la Solidarité, mettre
aux voix cette étrange proposition, si l’on gardera l’Ega—
lité ou si l’on prendra la Solidarité? Qui pense à faire
adopter aux Sections de Genève la Solidarité pour leur
organe? Faut—il donc absolument ne l’un de nos deux
journaux disparaisse devant l’autre N’y a-t-il pas place
dans la Suisse romande pour deux groupes et pour deux
organes, et ces deux groupes ne peuvent-ils pas rester
amis“? '
Ces choses nous attristent, mais elles ne ne nous feront
pas changer de conduite à l’égard de nos frères qui luttent
comme nous contre l’oppression de la bourgeoisie. D’ail—
‘ leurs nous croyons fermement que s’il se trouve à Genève
des ouvriers pour répondre par des injures à nos actes de
fraternité, ces gens—là ne peuvent former qu’une infime
minorité, et que la majorité les désavouera. Rien d’éton—
nant d’ailleurs à ce que des hommes qui prétendent être
internationaux mais pas socialistes, jettent la pierre à '
un journal qui tient haute et ferme la bannière du so—
cialisme. )

Dans les premiers jours de juillet, l’Internationale gene—


voise donnait la mesure exacte de ce qu’elle entendait par
la ( participation à la politique. » Le parti conservateur,
en majorité au Grand—Censeil de Genève, avait élaboré
une nouvelle loi sur. les circonscriptions électorales. Le
parti radical, voyant dans cette loi une tentative des con
servateurs pour assurer leur majorité, la combattit vite—
ment, et rechercha l’alliance des internationaux, qui ne;
demandaient pas mieux que de s’y prêter. Grâce à cette
alliance, la nouvelle loi. soumise au vote du peuple, fut
rejetée par une majorité de 600 voix, et les radicaux célé—
—159—

brèrent leur victoire dans une grande assemblée populaire,


où Grosselin, parlant au nom des ouvriers, proclame. que
( l‘alliance était désormais cimentée entre le parti radi—
c cal et l’Internationale, et remercia les radicaux de ce
( que, grâce à leur puissant concours, le socialisme était
1 à cette heure solidement implanté à Genève. n
La Solidarité s’empressa de relever ces paroles, disant
qu’elle espérait que Grosselin ne les avait pas prononcées,
et que c’était à tort qu’on les lui attribuait. c Aussi atten—
dons—nous de Grosselin, » disait—elle, « un démenti formel,
et de l’Internationale genevoise une protestation éclatante
qui répudiera énergiquement toute alliance avec un parti
politique bourgeois. Le premier principe de l’Internationale,
celui qui constitue son existence même et sa raison d’être,
c’est que l’affranchissement des travailleurs doit être
l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. r
Grosselin se garda bien de rien démentir, et l’Interna
tionale genevoise; de faire aucune protestation, car le dis—
cours de Grosselin était authentique et ne faisait qu’ex—
primer fidèlement l‘opinion des ouvriers de la fabrique de
Genève. '
Sur ces entrefaites, le Conseil 'général qui, nous l’avons
dit, n’avait jamais daigné faire la moindre réponse àla
lettre que lui avait écrite le Comité fédéral romand (du
Jura) en date du 7 avril, notifia à ce Comité la résolution
officielle suivante:
a Le Conseil général au Comité fédéral, siégeant à la
Chaux-de-Fonds.
) Considérant, .
2 Que, uoiqu’une majorité de délégués au Congr*æ de
la Chaux— e—Fonds, ait nommé un nouveau Comité fédéral
romand, cette majorité n’était que nominale; A
H» Que le Comité fédéral romand, à Genève, ayant tou—
jours rempli ses obligations envers le Conseil énéral et
envers l’Association internationale des Trava' eurs, et
—lôO—

s’étant toujours conformé aux Statuts de l’Association, le


Conseil énéral n’a pas le droit de lui enlever son titre;
) Le onseil général, dans son assemblée du 28 juin
1870, a unanimement résolu, que le Comité fédéral ro
mand. siégeant à Genève, conserverait son titre, et que le
Comité fédéral, siégeant à la Chaux-de-Fonds, adopterait
tel autre titre local qu"il lui plairait d’adopter.
) Au nom et par ordre du Conseil général de l’Associa—
tion internationale des Travailleurs.
x H. JUNG,
, ) Secrétaire pour la Suisse.
) Londres, le 29 juin 1870.
) P.-S. Nous vous rappelons, très amicalement, que
nos statuts généraux disent que tout mouvement poli
tique doit être subordonné, comme un moyen, au mouve—
ment économique. »
La Solidarité répondit en ces termes à la résolution du
Conseil général :
« Nous avons plusieurs observations à faire sur cette
lettre :
La première, c’est que le Comité fédéral, siégeant à la
la Chaux-de-Fonds, n’a pas demandé au Conseil général
de prononcer un jugement sur le conflit romand; Il s’est
borné à lui donner connaissance de ce qui s’était passé,
en exprimant l’espoir qu’une conciliation viendrait bientôt '
mettre un terme au conflit. — Cette lettre est datée du
7 avril 1870, et n’a reçu aucune réponse. v
Si nous n’avons pas demandé au Conseil général de
nous juge‘r, c’était parce que nous prévoyions qu’un juge
ment, quel qu’il fût, n’aurait d’autre résultat que d'aggra«
ver la situation en irritant les esprits; notre espoir était
d’arriver à rétablir la paix par des concessions mutuelles,
sans l’intervention d’aucune autorité, d’aucun juge.
Le Conseil général a donc, selon nous, commis une
grande faute en venant prononcer un arrêt que nous n’a
vions pas réclamé. Dans des conflits de ce genre, l’atti
tude la plus sage, de la part du Conseil général, serait de
rester dans une réserve absolue.
Que devient en effet l’autonomie des groupes , garantie
ar les statuts généraux, si le Conseil général, au lieu de
aisscr les Sections organiser librement leurs fédérations,
les dissoudre, les reconstituer, changer leurs Comités, etc.,
intervient pour donner tort ou raison à une majorité ou
à une minorité? Une telle manière d'agir, d’imposer son
autorité dans des choses qui ne concernent absolument
que les groupes intéressés, est tout-à—fait incompatible
avec l’esprit même de l'Internatronale.
* ,

Le Conseil général dit entre autres :


1 Le Comité fédéral romand, à Genève, ayant toujours
: rempli ses obligations envers le Conseil général, etc,
» le Conseil général n’a pas le droit de lui enlever son
D titre. ) '
Cela est évident; mais ce n’est as de cela qu’il s’agit.
Personne ne conteste à l’ancien omité fédéral d’avoir
rempli ses devoirs, et personne ne demande au Conseil gé—
néral de lui enlever son titre. Le fait qui se présentait
était infiniment plus simple, si simple qu’il n’y avait pas
d’hésitation et de disçussionpoæibles. Le Comité fédéral
romand est élu par le Congrès romand : en 1869, le Con
ès romand avait élu un Comité fédéral, dont le siège fut
enève; en 1870, à teneur du règlement, le Congrès ro
mand a élu un autre Comité fédéral dont le siège 3 été
placé à la Chaux—de-Fands. Il n’y a pas là le moins du
monde matière à une intervention du Conseil général:
si les fédérations ne sont plus libres de choisir leurs
Comités, si les Comités non réélus en appellent au Con—
seil général, il n’y aura plus d’association internationale,
il n‘y aura plus que des sujets gouvernés par un Con—
seil général.

_Dans ce qui piécède,nous‘ avons affirmé ce qui nous


paraissait être notre droit. Ce n’est pas à dire que nous
repoussions la solutiOn indiquée par le Conseil général ;par
amour de la paix, nous ne serions pas loin de l’accep—
ter, mais nous ne nous la laisserons jamais imp‘oser. .
Quel est en résumé le sens de l’arrêt du Conseillgé—
néral‘? Le Conseil général reconnaît l’existence de deux
fénérations, de deux Comités distincts; seulement il dé—
clare que la qualification de.Comité romand doit de
meurer la propriété du Comité de Genève, et que celui .
de la Chaux—de-Fonds doit se chercher un autre ad—"
Jectif. - ' . ,
S’il ne s’agit que de cette puérilité, la querelle sera.
vite terminée/Nous avons déjà fait preuve de modéra—
tion et de sentiments conciliants, lorsque, abandonnant le
titre d’Egalité, sur lequel nous avions des droits incon—
testables, nous avons donné à notre organe le titre de So—
lidarité, pour éviter une dispute qui eût ridiculisé le
socialisme aux yeux de la bourgeoisie. Si maintenant
la fédération . enevoise tient à s’appeler la fédération
romande, m gré ce qu’il y a de peu exact dans
cette dénomination, nous sommes encore disposés à lui
laisser ce plaisir et nous chercherons pour nous une épi—
thète qui indique, comme le faisait l’adjectif rompmd, que
nous sommes une fédération qui com te des Sachons dans
les cantons de Genève, de Vaud, de euchâtel, de Berne
et de Soleure. Et comme cela nous mettrons une fois de
' plus les rieurs de notre côté.
Seulement nous voulons que cet arrangement résulte de
négociations entre les Genevois et nous, et non d’un‘acte:
d’autorité du Conseil général de Londres. Et, si nous-som—
mes bien renseignés, notre Comité fédéral doit s’entendre
sans retard avec celui de Genève à ce sujet; après quoi,
espérons—le, nous aurons enfin la paix, et nous pourrons
nous occuper de cet objet important dont la réalisation est
notre préoccupation essentielle, en dehors de toutes ces
chicanes ridicules : la fédération des caisses de résistance.

Ir U

Le Conseil général, dans un post-scriptum, nous invite


à nous conformer aux Statuts qui disent que. ( tout mouve.
ment politique doit être subordonné au mouvement éco—
nomique, comme un moyen. ) ' , -
Nous croyons nous y être parfaitement conformée, en
ce sens que nous aVons si bien subordOnné le mouvement
politique au mouvement économique, que nous avons ré—
solu de ne plus nous occuper du tout de politique natio—
nale. C’est aussi ce qu’ont fait les Belges, les Français, les
Es agnols, les Italiens, les Autrichiens, les Russes.
1 nous semble que le Conseil général ferait mieux d’a—."
dresser une admonestation aux Genevois, qui, tout au con-1
traire, nous paraissent subordonner le mouvement écono
mique au mouvement politique. Voilà une violation fla—
grante de nos statuts ; et voilà, pour le Conseil général. une
occasion d’intervenir sans encourir le risque d’être blâmé a
par personne. - . '
—'163 4‘
Avant d‘aller plus loin, il sera utile de dire quelques
mots de l’activité intérieure des sections de la majorité
(Jura) après le Congrès de la Chaux-de-Fonds, comme
aussi de leurs relations avec les diverses fédérations de
l’Internationale. '
LesSections de la majorité étaient, au moment de la
scission, au nombre de quinze, savoir : Locle: Section cen—
trale, graveurs, guillocheurs ;Chaux-de—Fonds : Sectionde
propagande; district de Courtelary : Section centrale (com
prenant les localités de Renan, Sonvillier, St—Imier, Vil—
leret, Courtelary). graveurs et guillocheurs; Moutier: Sec-—
tion centrale; Bienne: Section centrale; Granges : Section
centrale ; Neuchâtel : Section centrale, graveurs, monteurs
de boîtes, menuisiers; Vevey : Section centrale; Genève:
Section de l’Alliance. Grâce au mouvement des meetings
qui reprit avec plus de zèle que jamais, et qui ne fut in—
terrompu que par la guerre franco-allemande, la fédération
dont la Solidarité était l’organe comptait au but de trois
mois douze sections nouvelles, savoir : SFBlaise, Val—de—
Ruz. Ponts, Colombier, Gortébert, Corgémont, Tramelan.
Fleurier, pierristes de Bienne, Brenets, Chaux-du-Milîeu,
graveu_rs de Besançon. —— La Section de Lausanne, qui
n‘avait pas participé au Congrès de la Chaux-de—Fonds,
gardait une position neutre entre les deux fractions de
la fédération romande, et comptait un certain nombre
d’abonnés à la Solidarité. '
Voici, par ordre de date, la liste des meetings qui furent
tenus pendant cette courte période’: Hauts—Geneveys,' 1"r
mai; Vevey, 8 mai; Cortèbeit, 15 mai; Cernier, 15 mai;
Corgémont, 5 juin; St-Blaise, 11 juin; St-Imier, 15 juin;
Rochefort, 19 juin; Tramelan, 26 juin; Neuchâtel, 29 juin ; V
Lausanne, 4 juillet.
Tout ce mouvement, cette activepropagande, qui coïn
cidait avec le prodigieux développement que prenait en
ce même; moment l’Internationale en France, fut arrêté
_—-164—

net par la guerre. Ce fut la guerre qui désorganisa nos


Sections, qui empêche la réconciliation avec Genève dont
nous commencions à entrevoir la possibilité, et qui per—
mit enfin au Conseil général de commencer l’intrigue qu’il
conduisait contre nous.
Quant à nos relations avec les autres fédérations, c’était
avec les Sections de France et d’Espagne qu’elles étaient
le plus suivies. En Paris en particulier. presque tous ceux
qui étaient à la tête du mouvement international par—a
tageai_ent nos principes, et s'étaient prononcés ouverte—
ment pour nous lors de la scission avec Genève. Nous
avions du reste, avec plusieurs socialistes parisiens, entre
autres avec Varlin, des relations intimes sur lesquelles
il est inutile de nous expliquer ici, et qui dataient du
Congrès de Bâle. A plusieurs reprises, pendant l’hiver
de 1869 à 1870, et pendant le printemps et l’été de 1870,
une révolution fut imminente à Paris, et cette perspective
avait rendu encore plus fréquents et plus sérieux nos
‘ rapports avec les Parisiens.
Lorsque la fédération parisienne voulut se donner un
organe à elle, le Socialiste, ce fut dans l’imprimerie de la
Solidarité et avec la collaboration de son rédacteur, que ce
journal fut publié. Et lorsque, après le second numéro, le
Socialiste, saisi par le gouvernement français, dut cesser
de paraître, l’administration annonça qu’elle enverrait à ses
abonnés, en remplacement du journal supprimé, ( un jour—
nal ami, la Solidarité. : -
Nous correspondions régulièrement avec les fédérations
de Lyon, de Marseille et de Rouen; les deux premières s’é
taient prononcées catégoriquement pour nous. La Federa
cionde Barcelone et la Solidaridad de Madrid nous avaient
également envoyé leur adhésion, de même que les interna
tionaux italiens. Les’Belges se tenaient sur la réserve à
notre égard; mais leurs journaux parlaient de la Solida
ritépavec sympathie et lui empruntaient souvent des ar—
—165——

ticles. Par contre le Vorbote de Genève, rédigé par J.-Ph.


Becker, la Tagwacht de Zurich et le Volksstaat de Leipsig
s’étaient prononcés contre nous dès le premier jour et
comme s’ils avaient obéi à un mot d’ordre.
A la nouvelle de la déclaration de guerre entre l’Alle
magne et la France, la Solidarité publia les lignes sui
vantes :

La guerre est déclarée ; les chassepots vont se mesurer


avec les fusils à aiguille.
En présence du conflit franco—prussien, le gouverne—'
ment suisse a cru devoir faire mettre sur pied 50,000
hommes pour border la frontière.
C’est une mesure de prudence qui a son bon côté :
il vaut toujours mieux tenir les belligérants'le plus loin
de soi possible.
Mais en même temps il faut bien se dire que cette
guerre n’intéresse en rien nos libertés , qui ne sont au
cunement menacées , et nous croyons devoir mettre en
garde les ouvriers appelés sous les armes, contre les en
traînements d'un enthousiasme irréfléchi.
Il en est, malheureusement, chez lesquels le seul
bruit d’une fanfare belliqueuse suffit pour réVeiller ce
sentiment d'un patriotisme aveugle et fanatique, qu'on
avait pu croire entièrement détruit. Il en est qui ,‘ dés
qu’il s’agit de faire une promenade militaire , oublient
tout : la misère, l’exploitation, les grèves, les chômages ;
pour eux il n’y a plus de question sociale, il n’y a plus
que la stupide gloriolemilitaire.
C’est contre ce déplorable entraînement qu’il faut
réavir.
RÔestez calmes et réfléchis, ouvriers. Quel. rapport y a—
t-il entre vos intérêts et ceux de vos maîtres ‘? Une
campagne sur le Rhin résoudra-belle la question sociao
le ? Rentrés dans vos foyers, ne serez—vous pas les mêmes
exploités qu’hier? -
La bourgeoisie se frotte les mains, en pensant que tout
ce bruit de guerre va faire diversion, et fera passer la
question sociale à l’arrière-plan.
Déjouez ses calculs, en affirmant plus hautement que
jamais qu’il n’y a, dans le monde civilisé, qu’une ques
—.166— '

tion à résoudre, qu’une lutte à soutenir : la question du


travail, la lutte des exploités contre les exploiteurs.

Les craintes exprimées dans cet article n’étaient que


trop fondées : la question sociale passa momentanément
à l’arrière—plan. Beaucoup d’ouvriers , socialistes de po
sition plus que de conviction , se détournèrent de nos
Sections pour se donner tout entiers aux préoccupations
politiques; beaucoup d’autres, manquant de travail, du
rent partir; beaucoup furent appelés sous les drapeaux.
L’lnternationale se trouva subitement désorganisée, et la
- Solidarité, qui avait perdu brusquement les trois-quarts
' de ses abonnés , ne put plus paraître ‘ qu’en demi
feuille. '
A Genève, la guerre mit fin à la grève des ouvriers
en bâtiment; Grosselin et les meneurs de la fabrique s’é
crièrent qu’en présence du danger de la patrie , tous les
différends entre les citoyens devaient être oubliés, et
qu’il fallait à tout prix en finir; naturellement, pour ar—
river a ce résultat, ce furent les ouvriers qui durent cé—
der, et non pas les patrons.
Cependant, en présence des éventualités que la guerre
pouvait faire naître d’un jour à l’autre, nous sentions
plus vivement que jamais le besoin de rétablir l'union
entre tous les internationaux de la Suisse romande; et
les différentes combinaisons dont on avait essayé jUS*
qu’alors ayant échoué, une nouvelle tentative fut faite
sur d’autres bases : on proposa de renoncer au groupe
ment par opinions, qui avait formé la raison d’être des
deux fédérations rivales, et de le remplacer par le sim
ple groupement géographiqne , sans distinction d’opi—
nions. Ce fut la Section de Vevey qui prit l’initiative de
ce mouvement; elle décida, avec l’entière approbation
des Sections du Jura, de se joindre à la fédération de
Genève, tout enconservant son programme propre et en
"FFT“

——167——

continuant à regarder la Solidarité comme l’organe de


ses principes. Nous espérions, de la sorte, faire sentir
clairement aux Genevois que nous ne leur gardions pas
rancune, que nous ne cherchions point a former un
Sanderbund et à séparer d’eux les autres Sections pour
les grouper dans une fédérationlexclusive; et en même
temps, par l’union de Vevey avec Genève, nous espérions
trouver une occasion de faire la propagande de nos prin
cipes au sein même de la fédération genevoise. Cette
idée nouvelle est exprimée dans l’article suivant de la
Solidarité (20 août 1870) que nous reproduisons surtout
à cause des appréciations qu’il contient et qui nous pa
raissent nécessaires pour compléterce que nous avons
dit jusqu’ici :

La Section centrale de Vevey a décidé, dans son as


semblée générale du T courant, de se joindre à la frac
tion de l’ancienne fédération romande qui a son Comité
fédéral à Genève.
Voilà un pas versla solution de ce conflit qui sem—
blait un moment devoir se perpétuer indéfiniment. La
résolution de la Section de Vevey indique, à notre avis,
la véritable marche à suivre pour apaiser l’irritation et
ramener le bon accord parmi les internationaux de la
Suisse romande. .
La marche à suivre, selon nous, la voici :
Au Congrès de la Chaux-de-Fonds , les internationaux
s’étaient divisés en deux groupes représentant deux opi—
nions, deux tendances différentes. .
. Le premier groupe, celui qui avait voté l’admission de
la Section de l’Alliance de Genève, représentait la ten
dance collectiviste-révolutionnaire. Il se composait
d’hommes ayant pour la plupart passé par l’école de
Proudhon, mais qui s’étaient affranchis de son dogmatis
me et ne voulaient plus connaître qu’un socialisme abso
lument scientifique et expérimental d‘un côté, c’est-à
dire rompant avec tout système a_ priori, et absolument
populaire de l'autre, c’est—à-dire pratique ,, vivant , agis—
sant, et non plus abstrait et doctrinaire. Le trait essentiel
de ce groupe, c’était son esprit and-autoritaire : la des:
t‘ “PI

—168— .

truction de toutes les autorités, et l’avènement d’une so


ciété où la liberté de chacun ne serait limitée que par la
solidarité de tous, tel était et tel est encore son program
me. Ajoutons que la tendanceinternationale, ou en d’au
tres termes and—nationale, n’y était pas moins fortement
prononcée, et que les hommes de cette nuance conçoi
vent l’Europe future, non comme une fédération de na
tion distinctes, constituées chacune en république pour
son compte, mais, abstraction faite de tout Etat politique,
comme une simple fédération d'associations de travail—
leurs, sans aucune distinction de nationalité.
Il nous sera plus difficile de caractériser le second
groupe, parce que nous nous trouvons cette fois en pré
sence d’hommes dont plusieurs se sont déclarés carré
ment hostiles à nos tendances et à nos personnes, et qui
se plaignent d’être calomniés par nous toutes les fois que
nous parlons d’eux. Essayons néanmoins d’en parleravec
toute l’objectivité et l‘impartialité dont un esprit sincère
est capable. -
La plus grande partie de ce groupe était formée par
des ouvriers genevois, qui de simples radicaux politi—
. ques étaient devenus socialistes, et qui avaient une ten—
dance très prononcée à revenir a leur point de départ,
au simple radicalisme, comme l’a prouvé le rôle qu’ils
ont consenti à jouer dans les dernières élections au pro
fit des radicaux. Nous ne leur en faisons fi,‘as un crime,
- quoique à notre point de vue ils aient commis une faute;
nous nous bornons pour le moment à constater des
faits. Aux Genevois radicaux s’était joint, chose assez
étrange, l’ancien parti coulleryste de la Chaux—de—Fonds.
parti and—radical, fondé en 1868 dans le canton de Neu
châtel pour combattre le régime radical. Comment ex
pliquer cette alliance? par le fait 'que ni les Genevois ni
les coullerystes n’étaient révolutionnaires, du moins dans
le sens que nous attachons à ce mot : les uns et les au
tres étaient simplement coopérativistes , et de plus, ils
étaient patriotes, nationauœ. Nous devons dire toutefois
qu’il peut se trouver quelques exceptions individuelles à
ce jugement général ; nous en connaissons deux ou trois;
mais, pour l’immense majorité du gr oupe dent nous par—
lons,-le jugement est exact. v '
_ Cependant, si ce second groupe ne s’était trouvé com
posé que des Genevois et des coullerystes, la position ne
4
-—169—

serait pas devenue ce qu’elle est; tout le monde aurait


vu clairement qu’il y avait en présence d’un côté , chez
nous, les révolutionnaires, et d’un autre côté, chez ,eux,
les modérés, les coopérateurs, les patriotes. Mais d’au
tres éléments sont venus compliquer une situation qui
sans cela eût été très simple.
Il s’est trouvé dans le second groupe. à'côté de la
grande majorité des modérés, une petite fraction d’hom
mes réellement révolutionnaires. Seulement, ils conçoi
vent la révolution autrement que nous : autant notre so
cialisme est an-archiste et populaire , autant le leur est
autoritaire et doctrinaire. Ils diront encore que nous les
calomnions : il doit cependant nous être permis d’appré
cier leurs opinions, puisqu’ils les publient dans des jour
naux, et il nous est impossible de ne pas dire franche—
ment ce qu’il nous semble de leurs principes , et de ne
pas appeler un chat un chat.
Nous allons faire toucher au doigt la différence entre
eux et nous. Parmi ces révolutionnaires-là , il y a des
Français, des Allemands et des Russes ; ils sont tous, ou
presque tous communistes : les Français sont des com
munistes de l’école de Blanqui, —— ou, s'ils ne se récla
ment pas directerhent de lui, ils professent des principes
analogues à ceux qu’on appelle généralement blanquis
. me; les Allemands sont des communistes de l’école de
Marx (et Marx siège au Conseil général, ce qui explique
bien des choses) ; et les Russes sont des communistes de
l’école de Ischernychewsky.
On comprendra maintenant pourquoi l’Egalité a pu
faire illusion à quelques—uns de nos amis, en affectant,
depuisle Congrès romand, certaines allures révolution
naires. C’est qu’il y avait en réalité quelques révolution
naires dans le second groupe, mais révolutionnaires avec
des tendances opposées aux nôtres, et que ce sont ces
hommes qui ont rédigé l’Egalité. Mais, malgré la confu
sion qu’a fait naître cette circonstance, un examen sé—
rieux montre les choses comme nous venons de les ex
poser : d’un côté, la tendance an—archiste , le socialisme
populaire, le collectivisme; de l’autre côté, d’abord une
grande majorité qui ne dépasse pas les idées coopérati
ves, puis une minorité qui se trouve en opposition di
recte avec nous et qui représente la tendance autori
taire, le socialisme doctrinaire, le communisme.
M. 12
—170—

Tels étaient les deux groupes qui, après le Congrès de


la Chaux-de-Fonds,- se disputaient le droit de s’appeler
la fédération romande.
Il y avait, dans ce groupement par opinions, un incon
vénient qui pouvait devenir très grave : en parquant les
opinions différentes dans deux fédérations distinctes et
même hostiles, on s'interdisait toute propagande pour ses
principes au sein du groupe opposé, on se condamnait
réciproquement à l’isolement et à l’impuissance. Pour
nous surtout, qui avons la ferme conviction que tous les
travailleurs doivent devenir révolutionnaires collectivis
tes, et que le salut de la société est a ce prix, nous sen
tions vivement cet inconvénient. Le remède au mal nous
a paru être d’abord la reconstitution de la fédération ro
mande dans son unité primitive ; mais cette reconstitu
tion s’étant montrée impossible, il a fallu chercher autre
chose; et cette autre chose, c’est le principe dont la
Section de Vevey vient de commencer l’application.
Il faut renoncer à ce groupement par opinions, qui
avait créé deux fédérations ennemies, et adopter le grou
pement géographique. Que toutes les Sections qui se
trouvent placées dans une même région se fédèrent, sans
qu’on exige, pour cette fédération, l‘adhésion à telle ou
telle profession de foi spéciale;‘que chaque Section garde
ses principes à elle, et qu’elle cherche à les faire préva
loir par la propagande; que les Sections vraiment révo
lutionnaires se donnent surtout la mission de faire péné
trer leurs idées dans les Sections dont les principes ne
sont pas encore les nôtres, et qu’elles s’efforcent de les
gagner à la grande cause du socialisme populaire et an—
archiste.
Que ceux de nos amis de Genève qui pensent comme
nous imitent la Section de Vevey; et si l’intolérance de
certains hommes.veut encore essayer de les tenir à l’é
cart, qu'ils en appellent à l'Internationale tout entière.
D’un autre côté. que dans le Jura ceux qui ont marché
un moment avec Genève fassent de même ; leur position
géographique les engage à se fédérer avec nous : qu'ils
viennent donc à nous , et constituons une fédération ju—
rassienne dans laquelle il y aura place pour toutes les
opinions. On y discutera nos principes et les principes
des opposants ; et nous nous réjouirons de cette discus
l
—17l—— '

sion, parce qu’elle servira à faire éclater la vérité et à


propager nos idées.
On le voit, nous n’obéissons pas à des rancunes mes
quines. nous ne combinons pas des intrigues perfides.
Nous demandons l'union au nom de nos intérêts com—
muns, l’union d’abord purement géographique, qui de
Viendra plus tard, par la discussion et la propagande,
l’union dans des principes communs.
Nous aurons ainsi deux fédérations, non plus ennemies
ou rivales, mais véritablement sœurs et unies par un lien
de solidarité : l’une, comprenant toutes les Sections for
mées ou à former dans les cantons de Genève et de
Vaud, et dans la région avoisinante . pourra s’appeler la
fédération romande ; — et l’autre. comprenant toutes les
Sections formées ou à former dans le Jura , s’appellerait
la fédération jurassienne.
Les circonstances sont critiques pour l’Internationale :
plus que jamais nous avons besoin d’union, de dévoue—
ment, d’abnégation des préoccupations personnelles.
Nous espérons que tous le comprendront.
On le voit, nous sentions la gravité du moment, et le
besoin d’unir toutes nos forces. Nous sentions aussi com
bien il était important de ne pas laisser tomber notre 0r
gane pendant cette crise suprême. d’où allait sortir peut
etre la révolution sociale. Aussi un appel très sérieux
fut-il fait dans ce sens par le Comité fédéral: cet appel
fut entendu, et dans son numéro du 3 septembre — le
dernier ! —— la Solidarité put annoncer que son existence
était assurée. ‘
\ Nous voici arrivés à une nouvelle phase de notre ac
tion et de l’histoire de l’Internationale en Suisse, —— à la
révolution du 4 septembre.

Il

Depuis le commencement de la guerre, les internatio


naux français, ceux de Paris en particulier, après avoir
protesté de toutes leurs forces contre une lutte fratricide,
—172——

cherchaient l’occasion favorable pour renverser l’empire;


ils voulaient proclamer la république sociale, et offrir la
paix à l’Allemagne; puis, si celle—ci refusait, faire, non au
peuple allemand, mais au gouvernement allemand, la
guerre révolutionnaire, avec l’espoir de trouver dans les
socialistes allemands un puissant appui. La république so—
ciale pouvait être proclamée aussi en Allemagne, et alors
la révolution internationale s’accomplissait. .
Malheureusement, beaucoup des membres les plus ac
tifs de l’Internationale parisienne étaient alors sous les
verroux, à la suite du troisième procès des Sections
de Paris : Avrial, Theisz, Robin, Malon, Duval, etc.,
étaient en prison; Varlin était réfugié en Belgique. Il en
résultait que l’organisation d’une action commune était
beaucoup plus difficile. Néanmoins un Comité d’action fut
constitué, et il fut résolu que le jour de la rentrée du
Corps législatif, le Palais—Bourbon serait envahi et qu’on
tenterait une révolution. L’arrestation du chef du mou—
vement, Pindy, qui eut lieu le matin même du jour fixé,
fit avorter ce projet. Mais on ne renonça pas à la lutte,
et on attendit une nouvelle occasion.
. Les internationaux des autres pays avaient les yeux
fixés sur Paris; ceux du Jura surtout, qui, par leurs cor
respondants parisiens, étaient au courant de ce qui se
passait, étaient persuadés qu’une explosion révolutionnaire
ne pouvait tarder. Et comme, dans leur opinion, la révo—
lution à Paris devait entraîner la guerre générale, il fai—
lait songer d’avance à l’attitude qu’auraient à prendre les
Sections de l’Internaüonale en Suisse dans ces circons—
tances: cette attitude ne pouvait être qu’un appui effectif
accordé aux révolutionnaires français, soit en contraignant
la république suisse, par la pression de l’opinion, à faire
cause commune avec les républicains français contre Bis—
marck et la réaction, soit en organisant des corps de vo—
lontaires qui seraient allés, comme le firent ceux de Gari
—17e—
baldi, combattre sous les drapeaux de la révolution, non
pour défendre la France comme Etat, mais pour faire
triompherla cause du prolétariat armé contre les gouver—
nements qui se seraient coalisés contre lui.
Telle était, dans nos Sections, la disposition des esprits,
lorsque le télégraphe apporta, le 5 septembre, la nouvelle
qu’une révolution venait d’éclater à Paris. Au reçu de
cette nouvelle, et avant de connaître les détails de l’évé—
nement, Guillaume, agissant conformément aux idées _
émises dans plusieurs réunions antérieures, publia immé—
diatement un_ supplément à la Solidarité, conçu en ces
termes :

Supplément au N°_ 22 de la Solidarité.


MANIFESTE AUX SECTIONS DE L’INTERNATIONALE.
L’empire français vient de crouler dans la honte et
dans le sang La république est proclamée; le peuple fran—
çais est redevenu maître de ses destinées.
Le roi de Prusse cependant continue à faire la guerre
à la France. Ce n’est plus à l’empereur qu’il en veut, c’est
à l’indépendance du peuple français.
Dans des circonstances pareilles. le devoir de tous les
socialistes, de tous les hommes de cœur, est tracé.
La France républicaine représente la liberté de l’Europe,
l’Allemagne monarchi ne représente le despotisme et la
réaction. Il faut que e toutes parts les républicains se
lèvent, et marchent à la défense de la. république fran
çarse.
Internationaux, c’est ànous de donner le signal de ce
mouvement. Dans tous les pays, groupons-nous, armons—
nous, et marchons, Volontaires de la liberté et de l’égalité,
pour combattre à côté de nos frères de France.
La cause de la république française, c’est celle de la ré
volution européenne, et le moment est venu de donner
notre sang pour l’affranchissement des travailleurs et de
l’humanité tout entière. .
Internationaux de l’Allemagnel
Jusqu’à présent, votre attitude en présence de la guerre
n’a pu être qu’une protestation passive. Maintenant votre
—174—

rôle change. Votre devoir impérieux est de tendre la main


à vos frères français, et de les aider à écraser l’ennemi
commun. \
L’ennemi commun, c'est la puissance militaire de la
Prusse.
Levez-vous donc aussi au nom de la république, et
qu’il n’y ait, à Berlin et à Paris, que des frères unis sous
le même drapeau et marchant au même combat.
Internationaux des sections de la Suisse!
Convoquez immédiatement dans vos localités des as—
semblées populaires, faites—y une ropagande ardente de
nos principes; .— organisez—vous ortement, en groupant
séance tenante tous les ouvriers dans leurs corps de mé
tiers respectifs; — ouvrez une souscription dont le mon
tant vous permettra de faire face aux frais extraordinaires
nécessités par la situation. et versez à cette souscription
votre dernier son disponible; — demandez des armes pour
les volontaires.
Que toutes les Sections se mettent en corres ondance
entre elles et avec leurs Comités fédéraux; qu’e les s’en
voient mutuellement des délégués. Ardeur, énergie, promp—
titude!
- Internationaux du monde entier!
Ceci est l’aurore du jour nouveau, du jour de la justice
qui se lève sur l’humanité.
Vive la République sociale universellel
Neuchâtel, 5 septembre 1870.

Ce manifeste, rédigé à dessein dans des termes d’une


généralité un peu vague, fut envoyé, non seulement aux
abonnés de la Solidarité, mais à la plupart des Sections
internationales de la France et de l’Allemagne. Les Sec—
‘ tions de la fédération romande (du Jura) en approuvèrent
les idées et la rédaction, et s’assemblèrent immédiatement
pour délibérer sur la situation; des réunions publiques
eurent lieu entr’autres à Moutier, à Corgémont, à Saint
Imier, à la Chaux-de-Fonds, et des souscriptions y furent
faites séance tenante pour subvenir à l’envoi de délégués.
Mais les nouvelles de France, qui montrèrent bientôt le
4 septembre sous son véritable jour, en nous apprenant
-—175-—

que la révolution était manquée, arrétèrent ce mouvement,


qui d’ailleurs était resté dans les bornes légales et n’au—
rait guère pu prendre, vu l’état des esprits en Suisse, des
proportions sérieuses. /
Cependant le gouvernement suisse s’était ému de la
publication du Manifeste, et le lendemain de son appari
tion, un télégramme de Berne donna au gouvernement de
Neuchâtel l’ordre de saisir le journal et d’arrêter le rédac
teur. Le Conseil d’Etat de Neuchâtel rendit en effet un ar
rêté ordonnant la saisie du supplément de la Solidarité;
quant à l’arrestation de Guillaume, le gouvernement neu
châtelois répondit à Berne que ce serait donner de l’im
portance à un incident qu’il valait mieux étoufier, et sur
cette observation, le Conseil fédéral suisse retira cet or
dre. En exécution de l’arrêté du Conseil d’Etat, le préfet
de Neuchâtel, flanqué du directeur de la police munici—
pale et de trois gendarmes, se rendit à l’imprimerie de la
Solidarité, où il opéra la saisie des numéros restants, no
tifiant en même temps à l’imprimeur la défense absolue
de continuer à imprimer la Solidarité, sous peine de voir
son atelier fermé immédiatement. Comme Guillaume le
lui fit observer, ces procédés étaient bien faits pour faire
comprendre aux ouvriers suisses qu’entre un préfet de
l’empire français et un préfet de la république suisse, il
n’y avait d’autre Zdifïérence que la couleur de l’écharpe.
L’ordre fut donné également de saisir à la poste tous les
numéros de la Solidarité sur lesquels il serait possible de
mettre la main; les numéros destinés à l’Allemagne fu
rent, croyonsnous, arrêtés à Bâle, mais pour ceux qui
étaient à destination de France, la police arriva trop tard :
le manifeste fut distribué à Paris, à Lyon, à Marseille,
dans la plupart des grandes villes; plusieurs journaux le
reproduisirent, et à Lyon il fut placardé sur les murs.
Notons encore qu’une réunion publique convoquée à
Neuchâtel par la Section internationale, pour protester
— 176 ’—
contre la saisie de la Solidarité, fut empêchée par le pré—
fet, qui interdit de l’annoncer, soit par le crieur public,
soit par voie d’affiches.
On peut penser les clameurs des organes de la bour—
geoisie suisse, qui avaient craint un instant un mouvement
sérieux, et qui avaient eu peur; ils se Vengèrent en dé—
versant l’insulte à pleines mains sur tout ce qui touchaità
l’Internationale, et particulièrement sur Guillaume, qui,
disait-on, s’était hâtè de prendre la fuite, —— tandis qu’en
réalité il n’avait pas quitté un seul jour l’imprimerie de la
Solidarité, où il était employé.
Mais ce qui paraîtra incroyable, c’est l’infamie de cer—
tains soi-disants internationaux de la Chaux-de—Fonds et
de Genève — la coterie de Coullery et celle d’0utine —
qui se hâtèrent de faire chorus avec la réaction, et qui,
dans une occasion où la pudeur aurait dû au moins leur
commander le silence, mirent‘à dénoncer les socialistes—
révolutionnaires plus d’acharnement que la bourgeoisie
elle—même.
C’est ainsi que la Montagne — on se rappelle ce que
c’était que ce journal vendu aux conservateurs et répudié
par tous les socialistes —- publia dans son numéro du 7
septembre la pièce ci—dessous, signée par quelques indi—
vidus qui prétendaient parler au nom de l’Interhationale
de la Chaux—de—Fonds (1) ; ' c’étaient les mêmes qui avaient,
six mois auparavant, expulsé le Congrès romand du lieu
de ses Séances: 7 r
PROTESTATION. l I
Un manifeste adressé aux sections de l"Internationalé
(1) On pourra juger de ce que c’était quela Section coulleryste de
la Chaux-de-Fonds par ce fait: M. Ulysse Dubcis ayant, après le Con
grès romand, soumis sa conduite à l’appréc1ation de sa Section, trais
voiæ se prononcèrent pour, et deaæ voiæ contre ! — Il ne faut pas ou—
blier qu’à côté de cette Section coulleryste réduite à rien, il y avait
une autre Section ,{marchant avec nous, qui vo ait tous les jours croître
le nombre de ses membres et dans le sein de aquelle avait été pris le
Comité fédéral. -
—’177——

vient de paraître; ce manifeste est l'œuvre d’un comité


occulte siégeant à Neuchâtel, et qui n'a pas qualité pour
adresser un tel appel; les hommes qui le composent ont
déjà tenté plusieurs fois de nous détourner du chemin de
la concorde et de la paix, pour nous jeter dans les expé
dients de la force. -
Ces hommes, travailleurs de la Chaux—de-Fonds, nous
les dénonçons aujourd’hui à votre réprobation, comme
nous dénonçons au peuple neuchâtelois leurs coupables
desseins.
Au milieu des malheurs d’une conflagration européenne,
alors que la République française, répudiant tous les con
seils de la force et les représailles inutiles, vient de signaler
son avènement par les démonstrations les plus pacifiques,
quelques hommes, oubliant tous les devoirs du patriotisme,
oubliant le grand principe de la neutralité qui nous
abrite, veulent nous entraîner avec eux dans les aventu—
res d’une guerre insensée et osent, au milieu de notre
Suisse, pousser un appel aux armes. Ils espèrent, dans
leurs odieux calculs, que vous irez compromettre une
cause qu’ils ont déjà si souvent compromise , , en l’ensan-.
glantant aujourd’hui dans les tristes déchirements d’une
guerre civile.
Ouvriers, que ce manifeste vous trouve insensibles: ne
répondez que ar le mépris aux conseils insensés qu’il
contient et n’al ez pas faire le jeu et servir les ambitions
des comparses Gui laume et consorts, de ces hommes qui
conspirent dans l’ombre pour réaliser une œuvre infernale.
Levez—vous en masse pour protester contre cette tentative
de déchaîner au milieu de nous le souffle de la guerre ci—
vile. Protestez bien haut au nom de votre patriotisme , au
nom de vos intérêts les plus chers, au nom de cette Répu
blique qui n’a pas besoin pour vivre et triompher des ma
nifestations de la force. ' ‘
Protestez bien haut contre les paroles de ces hommes,
dénoncez—les à l‘indignation de tout notre peuple.
Au nom des sections Internationales de Chaum-de-Fonds:
Ulysse Dubois. — Louis Elsinger. — Henri Frey. -— An
toine Fournier. — Guillaume Robert. —- Emile Perret.
—-—Jean Boegli. — David Capt. —-—- Charles Huelin.
L’Egalité, de son côté, publiait le 12 septembre, sous ce
titre: le Manifeste d’un mystificateur, un morceau de

\
—178—

haut goût où se reconnaît la plume prétentieuse et veni


meuse de M. Outine. Le voici:
LE MANIFESTE D’UN MYSTIFIGATEUR.

Nous venons de lire un manifeste adressé aux sections


de l’Internationale, issu on ne sait d’où au juste; ne por—
tant aucune signature, mais ayant pourtant, d’après l’en—
tête qu‘il porte, l’air d’être un supplément au N“ 22 de la
Solidarité. '
Vu notre opinion, exprimée une fois pour toutes, au
sujet de ce révolutionarisme à la fois autoritaire et anar
chique que la Solidarité se faisait fort de prêcher -— et en
vain — parmi nous; malgré tout ce que nous pouvions
attendre des élucubrations rhétoriques de la Solidarité —
sur le compte de laquelle nous nous sommes donné la
parole de ne jamais revenir, —. nous sommes persuadés
que ce manifeste enfantin ne peut pourtant même être at
tribué à la rédaction de la Solidarité. et nous nous déci—
dons à y voir une mystification d’un blagueur quelconque
ou, bien plus, d’un ignorant achevé.
En effet, a—t—on jamais vu qu’à l’Internationale, un ou
plusieurs individus aient osé prendre la parole au nom de
toute l’Association! Nous avons la volonté souveraine de,
nos assemblées générales, et nous microns toujours toute
solidarité avec quiconque oublierait à ce point les bases
fondamentales de notre Association, qui déclarent que
l’affranchissement des ouvriers doitse faire par eux-mêmes,
c’est—à-dire par leur volonté, leur détermination, leur rai
sonnement, et non par le décret de l’un ou de l’autre pro—
fesseur de l’art révolutionnaire.
Tous les travailleurs n’appartiennent pas encore à notre
Association, et comme leur opinion nous est chère, nous
ne tolérerons pas que les journaux de la presse bourgeoise
nous aliénent cette opinion en colportant l’assertion que ce
manifeste émane du Comité central (“3!) de l’Association
internationale. Il est facile, comme on le voit, d’usurper
une autorité que nous n’accordons à personne et, en cher
chant à compromettre de la sorte notre Association, de
faire preuve d’une ignorance complète de ses principes.
Nous verrons s’il est aussi facile de faire face à la juste
indignation que ce manifeste, sans nul doute, provoquera
dans toutes les sections de l’Internationaie.
—-179—

Considérant ce manifeste comme un enfantillagè d’un


ou de quelques vieux ou jeunes écoliers, nous nous abstien
drons d’une longue critique, en émettant,simplement quel
ques considérations. _ -
L’extravagant auteur du dit manifeste déclare pompeu
sement que « le peuple français est devenu maître de ses
destinées, que l’indépendance du peuple français est me
nacée, que dans des circonstances pareilles le devoir de
tous les socialistes, de tous leshommes de cœur, est tracé...»
et partant de là, il invite les internationaux de tous les
ays, spécialement les internationaux des sections de la
uisse, « à s’organiser promptement, en groupant, séance
tenante, tous leurs ouvriers dans leurs corps de métiers
respectifs, à verser par souscription leur dernier sou pos
sible et à demander des armes pour les volontaires !....n
Autant de mots, autant de preuves d’ignorance ou d’é—
tourderie ! L’auteur qui se dit socialiste et international,
parle de l’indépendance, c’est-à-dire de l’intégrité territo
riale de la France. Cette seule chose nous prouve que ce
manifeste ne sort en aucun cas des bureaux de la Solidarité,
puisque la Solidarité a toujours*ÿi*êché l’abolition de tous
es États et s’est toujours moquée, même du patriotisme
suisse, dès qu’on disait vouloir sauvegarder son indépen—
dance — gage de sa liberté!
Comment cela se fait-il que l’auteur socialiste-interna—
tional nous annonce que le ( peuple est maître de ses dGS-\
tinées, » alors qu’il a encore à sa tête entre autres quelques
hommes qui sont connus soit par leurs attaches orléanistes,
soit par leur participation aux prosctiptions de 48 , et qui,
si la France sortait victorieuse de la lutte grâce aux efforts
du peuple, voudraient peut—être pour prix de leurs servi
ces se réserver le gouvernement du pays, c’est—à-dire rester
maîtres des destinées du peuple français, tout comme ils
le sont aujourd’hui.
L’auteur du manifeste croirait—il que le c Gouvernement
de la défense nationale » consentirait tranquillement à
voir entrer à Paris et en France les socialistes de l’Europe
pour y proclamer la révolution sociale ? Que ce ne serait
pas là le signal d’une guerre civile et que la bourgeoisie,
en ce cas, tarderait à se liguer avec tous les rois pos
sibles? que le moment est propice pour allumer
une guerre civile au lieu d’attendre l’issue de la
guerre avec « l’étranger“? » Si l’auteur est de cet avis
—180-—

et qu’il professe pour la bourgeoisie une confiance


touchante quant à son abnégation, il nous force une fois
de plus à le reconnaître pour un inique usurpateur ,
n’ayant rien de commun même avec la Solidarité, qui,
nous lui rendons justice, a toujours compris qu’il existait
un abîme entre les aspirations du peupe et celles de la
bourgeoisie, et qu’entre eux, toute pacification, toute ré
conciliation était impossible. -
Du reste, nos frères français se chargent eux-mêmes de
donner une leçon à l’auteur ; ils démontrent assez par leur
conduite qu’il ne jugent pas le temps propice d’amener,
en ce m‘oment anormal d une lutte toute nationale, la
guerre civile, en procédant à la revendication sociale. Ils
comprennent aussi qu’il ne s‘agit point de faire une croi—
sade de tous les peuples contre le peuple travailleur alle
mand : que ce serait perdre à jamais le terrain en Alle
magne pour le triomphe des idées socialistes et internatio—
nales, et qu’au contraire tous les efforts doivent tendre à
amener le plus promptement possible une aix qui leur
permit de s’occuper de la revendication socia e.
Quant à l’invitation faite aux sections suisses, elle est
vraiment étrange.
Libre à tout individu de disposer de sa personne et de
suivre ses inclinations, et certes nous n’avons qu’à applaudir
au patriotisme et au dévouement de chacun. Mais, quant à
une organisation corporative, nous ignorions que la vraie
destination de l’Internationale était d’intervenir à main
armée — en corps de francs—tireurs — dans la lutte natio—
nale de deux pays? Si, en effet, l’obstacle principal à l’é—
mancipation internationale des traVailleurs était Bona—
arte, et que, après lui, le seul obstacle sérieux étaient
es Allemands et leurs armées, il fallait nous le dire
plus tôt; on aurait su qu’en premier lieu, l’Internationale
avait été fondée pour abolir l’individu seul de Bonaparte,
et qu’en second lieu, l’Internationale était appelée à détruire
l'armée allemande. Mais alors —-— pardonnez l’indiscrétion
-— ne pourriez-vous pas imaginer quelques autres mani
festes prêchant des croisades en Angleterre, pour détruire
sa flotte ; — en Autriche, pour détruire son armée; ——
eræBussie, pour détruire et sa flotte et ses armées, etc.....,
e
Ayez donc plus de respect pour la cause internationale
des travailleurs; tâchez de comprendre que quand l’heure
-—iSl——

de la Revendication sonnera, les internationaux, les so


cialistes devront se trouver chacun à son poste : la re
vendication sociale ne peut être obtenue u’internatio
nalement, c’est—à—dire dans tous les pays la fois. S’il
en était autrement, si un seul pays concentrait toutes
les forces socialistes, qui, ainsi, feraient défaut dans tous les
autres pays, l’affranchissement social avorterait et serait
écrasé par la coalition des armées du Capital, bien plus
formidables que celles du Chassepot.
Tâchez aussi d’avoir plus de respect pour le peuple
français, et cro ez que, quand il se trouve en face d’un
danger, il sait e vaincre sans vos manifestes qui n‘abou—
tissent qu’à démontrer qu’il n’y a rien de plus hardi que
l’ignorance.

Est—il besoin de faire remarquer la mauvaise foi qui


d’un bout à l’autre, a présidé à la-rédaction de ce docu—
ment ? Parce que le Manifeste a dit que l’indépendance du
peuple français était menacée, M. Outine en conclut que
« l’indépendance signifie l’intégrité territoriale de la
France,» et que le Manifeste invite les socialistes à s’ar
mer pour la défense de l’Etat français! Plus loin il teint
de croire qu’en disant que « le peuple français était rede
venu maître de ses destinées, » le Manifeste entendait
faire l’éloge du gouvernement Trochu-Favre, —— tandis
qu’au moment où le Manifeste paraissait, chacun croyait,
en effet, que les internationaux étaient maîtres de Paris.
'et que par conséquent le peuple français était très réelle
ment redevenu maitre de ses destinées. Mais puisque le
Manifeste est une absurdité, quelle doit être, suivant M.
Outine, l’attitude des bons internationaux? Il va nous le
dire: «Le moment n’est pas propice pour allumer une
» guerre civile au lieu d'attendre l’issue de la guerre avec
) l’étranger. » C’est cela même que répétaient alors sur
tous les tous les endormeurs bourgeois, les charlatans
politiques, Gambetta entête; et c’est contre cette funeste
abdication du prolétariat entre les mains d’incapables
gouvernants bourgeois , sous prétexte de conciliation.
que protestèrent les hommes du 28 septembre à Lyon.
les hommes du 31 octobre à Paris et à Marseille.
Le même numéro de l’Egalité contenait l’entrefilet sui—
vant :
« En réponse à quelques journaux qui attribuent au
Comité central de l’Association un Manifeste paru à Neu
châtel et dont nos lecteurs trouveront la critique dans ce
numéro, le Comité fédéral de la Fédération romande vient
d’envoyer au Bund (i) une protestation signée du secré
taire général (Henri Perret) et niant toute solidarité avec
ce manifeste qui ne peut appartenir qu’à un ou quelques
individus qui ne possèdent pas des notions claires sur le
but et les principes de notre Association. »
Comment qualifier la lâcheté de ces gens qui s’empres— .
sent d’aller dénoncer, dans l’organe officieux du gouver—
nement suisse, des internationaux qui sont sous le coup
de poursuitesjudiciaires? Peut—on imaginer quelque chose
de plus vil que la conduite de la coterie genevoise dans
cette circonstance ‘?_' . ,
Pour le bouquet, le 13 septembre la Montagne publia
une lettre de Coullery, signée de ses initiales, et où le
burlesque le disputait à l’odieux. Voici cette pièce :
Fontainemelon, le 9 septembre 1870.
Monsieur le rédacteur,
Je viens de lire dans la Montagne la protestation de la
section internationale de la Chaux-de—Fonds contre un
appel qui vient de paraître à Neuchâtel sous forme de
supplément à la Solidarité.
Le grand tort de M. James Guillaume, à mon avis, est
de se mêler de ce qui ne le concerne pas.
En vertu de quel titre peut—il faire un appel à l’Interna—
tionale de la Suisse romande ?
Ne sait-il pas que la fédération romande n’a pas voulu
accepter les sociétés communistes et abstentionistes"? que
(1) Organe officieux du gouvernement suisse.
—183——

ces sociétés converties par James Guillaume, Bakounine


et consorts prennent les armes , et aillent en France com—
battre pour ou contre la république qui vient de naître,
cela regarde ces messieurs; mais qu’ils ne viennent pas
compromettre aux yeux de la Suisse et du monde entier
une société qu’ils n ont pu ni bouleverser ni convertir à
leurs doctrines.
L‘Intemationale, toutes ses sections, le comité central de
Genève, celui de Londres, feront bien de protester contre
un appel fait en dehors de l‘Internationale par des hommes
qui en sont même les ennemis les plus dangereux.
Il serait même bon, peut-être urgent d’avertir la France,
que ces citoyens-là ne prendront jamais les armes pour
défendre la république française, mais bien pour la boule
verser et la faire échouer.
En effet, théoriquement les communistes, à la Guil
laume et à la Bakounine, ne peuvent pas prendre les ar
mes pour défendre un gouvernement quelconque, puis
qu’ils ne veulent ni gouvernement, ni religion, ni famille.
Toutes les fois qu’ils prendront les armes ce sera pour
renverser ces institutions; car pour eux, tous les gou
vernements sont bourgeois, les républiques suisses comme
les autres.
La république française qui vient de revivre est-elle
moins bourgeoise, sera-t—elle moins bourgeoise que la
ré ublique helvétique?
îa théorie de ces hommes ne leur permet de rendre
les armes, ni pour défendre un gouvernement i pour
défendre une nation.
Ils ne veulent aucune forme de gouvernement, et pour
eux le patriotisme est un sentiment bestial.
Pourquoi donc voudraient—ils aider les Français à
défendre leur nouveau gouvernement, et leur vieux sol
sacré ?
J’ai été bien payé pour savoir que la parole des Guil—
laumistes et Bakouniniens ne vaut pas mieux que celle
des ’Bonapartes et des rois.
Théoriquement ces messieurs ne peuvent s'armer que
pour faire disparaître toute forme de gouvernement, et si
{Î suis bien informé, l’appel de Neuchâtel n’a pas d’autre
ut que de couvrir une ruse de guerre. .
Les communistes dirigés en Suisse par Guillaume et
consorts, en Russie par Bakounine, et par des comités oc
—184—

cultes en France, cherchent à profiter de la détresse de la


nation française et de la confiance de la jeune république,
pour former des phalanges assez puissantes pour renverser
le gouvernement de la république et l’empêcher de se
constituer, et dans la débâcle générale proclamer l’anar—
chie, la destruction de la propriété individuelle, de la re—
ligion et de la famille. _
Je trouve le projet formidable, mais je suis sûr qu’il
n’aboutira pas. Malgré cela je ne sais si es mesures que
le gouvernement de Neuchâtel vient de prendre contre le
manifeste Guillaume, sont justifiées, Est—ce que nous ne
possédons plus la liberté de la presse? Guillaume a le
drait de publier ce qu’il voudra ce me semble, et le peu—
voir exécutif aurait mieux fait de ne rien dire aussi long—
temps que le projet n’a pas reçu la moindre exécution. _
Dans un pays libre on ne réprime pas les paroles mais
les faits :
J’ai présidé en Belgique en 1867 une assemblée publique
qui pendant douze heures a discuté la république belge
et la république européenne, et ni la police, ni la jus—
tice ne s’occupa de ce fait. En Angleterre le peuple peut
dans la rue discuter la république, la révolution, et dans
notre Helvétie, dans la république de Neuchâtel, il ne se
rait pas permis à un Neuchâtelois de couseiller à ses con—
citoyens des absurdités, dont le bon sens public fait jus—
tice, sans que l’intervention de l’Etat soit nécessaire.
Je me demande si le Conseil d’Etat n’a pas fait du
zèle intempestif dans un but que j’appréderai une autre
fois.
P. C.

Il faut reconnaître que, malgré son côté ridicule, cette


lettre témoignait de la part de son auteur de plus d’intelli—
gence que l'article de M. Outine. Coullery ne s’était pas
mépris sur la véritable portée du Manifeste, et tandis que
M. Outine cherchait à le faire passer pour l’oeuvre d’un
bourgeois, Coullery montrait au contraire que si les so—
cialistes prenaient les armes, ce ne pourrait pas être
pour défendre le gouvernement français, mais pour ren
verser à la fois le gouvernement français et le gouverne
ment prussien. La lettre de Coullery est une réfutation
—185—

peu littéraire. mais très suffisante, de l’article de l’Ega‘


lité. Et on le voit, pendant que certains hommes repro
chent aujourd’hui aux Sections du Jura d’avoir des doc
trines bourgeoises. Coullery nous traitait au contraire de
communistes qui ne veulent ni gouvernement, ni religion,
ni famille (ce qui, naturellement, signifie que Coullery,
par contre, est un ami du gouvernement de la religion
et de la famille. — Il y avait encore, dans la lettre
de M. _Coullery , un point vraiment amusant : c’était
sa prétention de se poser, lui, l’homme si bien démas
qué l’année précédente par l’Egalité , l’homme dé—
noncé par le Congrès de Bâle, en défenseur de l'Interna
tionale; et pour la défendre contre qui? contre les inter—
nationaux eux-mêmes, qu’il appelle plaisamment ( les
ennemis les plus dangereux de l’Internationale. »

En France, cependant, on reconnaissait que Paris ne


pouvait, cette fois, être la tête d’un grand mouvement
révolutionnaire ; investi par les Prussiens, sa tâche devait y
être de résister le plus longtemps possible; et c’était
aux provinces à se lever. à s’organiser elles-mêmes, en
dehors de toute intervention gouvernementale; du même
coup, du même effort. la province; pouvait chasser l’en
vahisseur et accomplir la révolution sociale.
Ce programme fut exposé d’une manière claire et
énergique dans une petite brochure que Bakounine publia
en septembre 4870, sous le titre de Lettresà un Français.
Cette brochure, répandue dans le midi de la France par
les soins des internationaux, fut comme la préface du
mouvement qui éclata a‘Lyon le 28 septembre.
Nous n’avons pas à faire ici l’historique du mouvement
du 28 septembre. D’autres raconteront la fièvre révolu—
tionnaire qui s’était emparée du peuple lyonnais; la ma«
nière dont Bakounine fut appelé à Lyon par les interna
13
—-186-—

tionaux ; dont il chercha à réunir dans un seul faisceau


les divers comités d’action qui représentaient les fractions
du socialisme lyonnais; les délibérations de ces comités,
et la rédaction de l’affiche rouge qui fut placardée le 26
septembre sur les murs de Lyon (1); enfin le mouve
ment lui-même et la cause de son insuccès. Nous dirons
seulement que, depuis juin 1848, le mouvement lyonnais
du 28 septembre fut la première tentative réellement so
cialiste,et qu’il doit être considéré comme une sorte de
prologue de la révolution du 18 mars. ‘
Les auteurs de l'insurrection lyonnaisle ne regardèrent
pas la partie comme définitivement perdue; et le 31 cc—
tobre, à Marseille, un nouveau mouvement éclatait, vic
torieux cette fois, et établissait la Commune révolution
naire. Malheureusement la plupart des hommes en qui le
peuple aVait placé sa confiance ne se mdntrèrent pas a la
hauteur de leur mandat ; irrésolus et sans énergie, ils se
laissèrent démonter par le machiavélisme de Gambetta
et de Gent; et la Commune de Marseille, après quelques
jours d'existence, fut escamotée par la réaction.

Les internationaux du Jura avaient suivi avec l’intérêt


le plus passionné les péripéties des deux drames de Lyon
et de Marseille, et quelques-uns même y avaient pris
une part personnelle. Pendant tout l’hiver de 1870 à 1871.
ils ne cessèrent pas de s’occuper activement de ce qui
se passait en France. La guerre avait suspendu l’activité
des Sections comme sociétés ouvrières; la plupart d’en—
tre elles avaient cessé leurs séances officielles; mais une
(1) Voir cette affiche aux Pièces Justificatives, XIV. -— Parmi les
signataires de ce document se trouvent deux ambitieux qui depuis.
foulent aux pieds toute pudeur, se sont vendus au bona artisme. Mais
on y lit en revanche les noms d’autres hommes restés idéléS jusqu’au
bout à la cause du socialisme populaire, comme l’honnête et énergi
que Charvet, assassiné quelques mois plus tard par un officier ; Palix,
mort l’année suivante après de longues souffrances; Parraton, qui
expie aujourd’hui dans une enceinte fortifiée sa participation aux di
vers mouvements lyonnais; et d’autres encore.
-—487—

correspondance active avait lieu entre les différentes 10


calités, et de fréquentes réunions de délégués entrete—
naient une vie fiévreuse au sein des groupes qui étaient
demeurés fidèles au drapeau de l’Internationale.
Le 9 octobre 4870 un Congrès extraordinaire de délé
gués de nos Sections avait été tenu à St-Imier. Les Sec
tions suivantes y étaient représentées :
Section centrale de Moutier. par Lucien Luthy et Ar
nold Dubois.
Section centrale de Neuchâtel, par Auguste Treyvaud.
Section des graveurs et guillocheurs de Neuchâtel, par
Adolphe‘ Monnier.
Section des menuisiers de Neuchâtel, par Eugène R0—
bert. -
Section de l’Alliance de la démocratie socialiste de Ge—
nève, par Nicolas Joukowsky.
Section de propagande socialiste de la Chaux-de-Fonds,
par Fritz Robert. / .
Section centrale du district de Courtelary, par Georges
Rossel et Adhémar Schwitzguébel.
Section des graveurs et guillocheurs du district de
Courtelary, par Adolphe Herter et Alfred Jeanrenaud.
Section centrale du Locle. par Ulysse Borel et Charles
Lefebvre.
Section des graveurs et guillocheurs du Locle , par
Paul Humbert.
Les Sections de Granges (Soleure) et de Vevey avaient
envoyé des lettres d’adhésion.
Le Comité fédéral, dont cinq membres étaient pré
sents (Gorgé , Heng et Collier de la Chaux-de-Fonds.
T.-E. Ginnel et P. Quartier du Locle), présenta un rap
port dontynous reproduisons l’extrait suivant, traitant des
relations entretenues par lui avec le Conseil général et
les Sections genevoises:
——188—

c Quant à la 00nduite du Comité fédéral relativement


au conflit survenu au Congrès de la Chaux-de-Fonds,
elle a été celle-ci (outre les tentatives de conciliation
faites par lui) : Le Comité fédéral adressa dès son entrée
en fonctions une lettre au Conseil général de Londres.
pour'le mettre au courant des faits qui s’étaient passés
au Congrès romand, et en annonçant sa ferme résolu
tion de marcher en avant suivant les résolutions des
Congrès généraux. Le 6 juillet 1870. le Conseil général
adressa une lettre au Comité fédéral. prétendant qu’il
n’avait reçu de ce dernier aucune communication offi
cielle, et disant que le Conseil général continuerait à
considérer le Comité fédéral romand siégeant à Genève
comme le seul légitime. —— Peu importe le titre de notre
Comité fédéral, pourvu que les rapports d’égalité et de
justice qui doivent unir les internationaux entre eux.
existentréellement. Mais différents événements allaient
bientôt prouver comment les Genevois pratiquent la so—
lidarité-Lors de la grève générale qui eut lieu cet été
dans l’industrie du bâtiment à Genève, notre Fédération
fit tout ce qui lui fut possible pour venir en aide aux
grévistes; la somme de 298 fr. 55 fut envoyée directe
ment par le Comité fédéral. On aurait pu espérer que ce
procédé nous vaudrait quelque bienveillance de la part
des internationaux de Genève, mais il n’en fut rien. La
guerre franco-prussienne éclata et donna l’occasion aux
hommes de l'Internationale de Genève d’afficher bien
haut leurs sentiments étroitement nationaux. Bonaparte
tomba et la république't‘ut proclamée; la rédaction de la
Solidarité lança un Manifeste adressé aux internatio
naux. La conduite, que nous nous absliendrons de qua
lifier ici, tenue à cette occasion par quelques membres
de la Fédération genevoise, ne peut plus laisser de doute:
pour que l'union renaisse dans la fédération romande, il
faut qu’un Congrès général juge et condamne la con
duite de quelques individualités dirigeant différents co
mités.
» Lors de la révolution du 4 septembre, vingt à trente
membres de notre fédération se rendirent au cercle ap
partenant à l’ancienne Section centrale (1) de la Chaux
de-Fonds. dans l’intention de faire la paix; après les
(l) La Section coulleryste.
mm
- , 's'

—189-—

avoir reçus froidement, et avoir longtemps délibéré, on


, leur déclara qu'il était impossible de s’entendre. Voilà
où en sont les choses.
) Le Comité fédéral termine son rapport en faisant des
vœux pour la bonne réussite du Congrès, et pour le
triomphe prochain de la République sociale (1). »
Le Congrès s’occupe de la question de la Solidarité, et
décida que, vu les circonstances et la désorganisation ap
portée par la guerre dans la plupart des Sections, la pu
blication du journal demeurerait suspendue jusqu’à nou
velordre. En même temps, la conduite de la rédaction
du journal dans l’affaire du Manifeste était approuvée.
Une Commission fut nommée pour la vérification des
comptes du journal, et, après examen, les déclara par
faitement en règle.
Le Congrès apprit en outre que la Section centrale de
Genève avait décidé l’expulsion de son sein de plusieurs
citoyens, entr’ autres Perron, Joukowsky et Bakounine,
qui, malgré la scission, avaient continué jusqu’alors de
faire partie de cette Section. Les griefs formulés contre
ces citoyens, à la suite d’une procédure dérisoire, étaient
essentiellement leur qualité de membres de l’Alliance ou
de collaborateurs de la Solidarité. Le Congrès de Saint
Imier se *borna à enregistrer cette nouvelle preuve de
l’esprit de tolérance fraternelle qui animait les meneurs
du Temple Unique. '
A ce Congrès, la proposition fut faite par le délégué
de Neuchâtel, de constituer entre nos Sections, qui for—
maient encore à ce moment une des moitiés de l’ancienne
fédération romande, une fédération nouvelle, qui pren
drait le nom, de Fédération jurassienne. Cette proposition
fut écartée comme prématurée : on espérait que le Con
grès général, dont la tenue avait été empêchée en 1870
par la guerre, pourrait-en 4871 mettre fin à la scission
(1) Extrait des procès-verbaux du Congrès.
—190——

et rétablir la fédération romande sur ses anciennes ba


ses.
Après leur Congrès de St-Imier, les internationaux
du Jura, de plus en plus absorbés parles événements
de France, cessèrent complètement de s’occuper de leurs
adversaires du Temple Unique et du Conseil général.
Les tentatives révolutionnaires des provinces ayant
échoué, ils reportèrent leurs espérances sur Paris, jus
qu’au moment où la capitulation vint leur montrer que
la victoire du militarisme prussien allié à la réacti0n fran
çaise était bien complète.
Du moins la capitulation de Paris nous permit de ren—
trer en relation avec les amis dont nous n’avions plus
de nouvelles depuis six mois, et nous nous empressâmes
de nous mettre de nouveau en rapport avec les interna—
tionaux parisiens. On lira sans doute avec intérêt une
lettre que Varlin écrivait, à ce moment, a un membre
de notre fédération; on y trouvera l’expression de Ce
que pensaient, au lendemain de la capitulation et à la
veille du 18 mars, les ouvriers de Paris.
Voici cette lettre, écrite en réponse à une demande de
nouvelles:

Paris, le 20 février 1871.


On me communique à l’instant votre lettre; je m’em
presse d'y répondre, afin de vous rassurer sur nos exis—
tences. Tous les internationaux avec lesquels vous avez
pu être en relations sont encore vivants; ceux de nos
amis qui ont été tués ou blessés, je ne crois pas que vous
les connaissiez, si ce n’est P., qui d’ailleurs n’a été que
' blessé légèrement; il va complètement mieux.
Melon et Tolain sont a Bordeaux comme représentants
du peuple; ils ont une rude tâche à accomplir dans une
aussi triste assemblée.
Ici, nous aurions voulu que la province continuât la
lutte à outrance; nos amis révolutionnaires seraient al-'
lès par tous les moyens possibles, rejoindre Garibaldi et
—191—

ses valeureux soldats. Mais nous n’osons plus espérer


cela. Je ne suis pas bien sûr que nos lettres parviennent
sûrement et sans être lues, aussi je crois que nous de
vons ajourner les renseignements détaillés que nous au
rions à échanger entre nous. Je me contenterai pour au
jourd’hui de vous dire que nous avons fait notre devoir
à toutes les occasions, et si les traîtres Trochu, Favre et
‘ consorts ont réussi à nous livrer après nous avoir vendus
depuis longtemps, ce n’est certes pas notre faute. mais
bien celle des Parisiens qui ont persisté aveuglément
jusqu’au dernier jour à croire en la parole de ces avocats
qui. dans toutes leurs proclamations, jusqu’à l’avant
veille de la capitulation, affirmaient constamment qu’ils
voulaient combattre et vaincre ou mourir. tandis que
dès le premierjour ils n’avaient songé qu’à capituler.
Votre lettre me "fait espérer que nos amis de Lyon,
Marseille et leé‘épartements du Midi sont sains et saufs:
j’en suis heureux. A bientôt. Cordiales poignées de mains
aux amis.
E. VARLIN,
8, rue Larrey, à la Marmite.
P. S. Votre lettre en date du 10" février n’est arrivée
qu’aujourd'hui 20 février.

Quelques semaines plus tard éclatait à l’improviste la


révolution du 18 mars, et ce grand mouvement popu
laire allait contraindre les internationaux de Paris, qui
ne l'avaient pas désiré, à essayer la réalisation de quel—
ques-unes de leurs idées au milieu des circons
tances les moins favorables à une réforme sociale. Mais
les révolutions viennent comme un larron dans la nuit,
au moment où on les attend le moins; et quand elles
sont là, il faut marcher, il faut lutter, même quand on
ne croit pas à la possibilité du succès.
Pendant la lutte héroïque que soutint la Commune de
Paris contre les armées du vieux monde, la fièvre qui
s’était emparée de nos Sections du Jura alla toujours
croissant; mais nous nous abstiendrons de raconter en
quelle façon les internationaux de notre fédération cher
—192-—

chèrent à montrer leurs ardentes sympathies aux cham


pions du socialisme qui luttaient a Paris; d’ailleurs, les
Sèctions jurassiennes ne prirent, pendant tout ‘ce temps- >
la, aucune délibération à titre de Sections de l’Interna
tionale, et leurs membres agirent, lorsqu’ils agirent, en
dehors de tout cadre officiel et sous leur responsabilité
personnelle.

Enfin la Commune tomba, et les orgies sanglantes de


la réaction commencèrent. Avec quel désespoir fut ac
cueillie la nouvelle de cette immense catastrophe! Au
premier moment, on croyait que pas un des nôtres n’a
vait survécu au désastre. Peu à peu, cependant, on ap
prit que celui-ci ou celui—là avait échäæé, et alors les
internationaux jurassiens firent ce qu’ils purent pour
contribuer au sauvetage des débris de la Commune
Bientôt les réfugiés, tant de Paris que de la province,
affluèrent en Suisse, surtout à Genève, apportant avec
eux un élément nouveau de vie et d’activité, et dans le
courant de l’été de 1871, l’lnternationale, si fortement
éprouvée par cette année de crise, commença à réorga
niser chez nous ses Sections d’une manière régulière.
Les réfugiés français qui arrivaient en Suisse s’atten
daient généralement à trouver dans ce pays l’idéal d‘une
république modèle, et concévaient difficilement la nature
réelle des relations entre nos Sections internationales
et nés partis politiques. Mais ils s’aperçurent bien vite
de leur erreur. Ils ignoraient aussi, pour la plupart, les
causes du différend qui avait scindé en deux la Fédéra
tion romande; et ceux qui les connaissaient, pensaient
que la querelle serait facile à apaiser, et espéraient pou—
voir jouer entre les deux parties le rôle de conciliateurs.
Les Jurassiens ne demandaient pas mieux que de se pré
ter à un rapprochement; mais il n’en était pas ainsi des
hommes du Temple-Unique ; et les proscrits français, qui,
—— 493_ —
à leur arrivée en Suisse, s’étaient bien gardés de prendre'
parti soit pour l’un. soit pour l’autre des deux camps,
durent promptement ouvrir les yeux. Ils comprirent la
réalité de la situation, ils constatêrent avec étonnement
et chagrin les mauvais sentiments et l’esprit d'intrigue
de la coterie du Temple-Unique, et leurs sympathies se
portêrent naturellement sur ceux en qui ils reconnurent
les véritables représentants du socialisme populaire.
Aussi, des la fin de l’été del871, les meneurs des Sec
tions genevoises étaient-ils en guerre ouverte avec pres
que toute la prescription française. '
Nous avions toujours une Section à Genève : c’était la
Section de l’Alliance, reçue dans la Fédération romande
au Congrès de la Chaux-de-Fonds, l’année précédente.
Cette Section, quoique peu nombreuse, avait tenu bon
pendant toute la durée de la guerre, et c’était à elle qu’a
vait été confiée, pendant le mois d’avril 1871. la rédaction
de la Solidarité. qui avait fait sa réapparition a cette épo
que. (Cette nouvelle série de la Solidarité, destinée es
sentiellement à faire de la propagande en faveur de la '
Commune de Paris, n’eut que quatre numéros.) Mais, on
se le rappelle, la Section de l’Alliance avait été le prin
cipal préte'xte des récriminations des Genevois contre
nous; et comme nous comptions sur la réunion très pro
chaine d’un Congrès général de l’Internationale,gui au
rait naturellement à s’occuper de nos affaires, la Section
‘_ de l’Alliance, sous l’influence des idées de conciliation ap
portées parles Français, voulut faire preuve d’abnéga
tion et de bon vouloir: elle prononça sa dissolution et
l’annonce au Conseil général par une lettre en date du 10
août 1871. L’intention de ses membres était alors de se
présenter individuellement aux diverses sections de Ge
nève, et ils comptaient assez sur les sentiments de fra
ternité qui, selon eux, devaient s’être réveillés dans le
cœur de leurs anciens adversaires, pour espérer que
—494—

> ceux-ci leur tendraient la main et oublieraient le passé.


Ils virent bientôt qu’ils devaient renoncer à cette illusion.
et que la coterie Outine, Perret, Grosselin et C“ ne se
lasserait pas de les traiter en parias.
Dans le même temps, les réfugiés français, après plu—
sieurs réunions préparatoires, venaient de fonder à Ge—
nève une section de l’Internationale qui se donna le nom
de Section de propagande et d’action révolutionnaire—
socialiste. Cette nouvelle Section, voulânt autant que
possible garder la neutralité entre les deux fédérations
de la Suisse romande, ne s’affilia ni à l’une ni à l’autre,
et s’adresse directement au Conseil général pour obtenir
son admission. Malheureusement pour elle, elle avait ac
cueilli dans son sein quelques—uns des anciens membres
de la Section de l’Alliance, ce qui la fit voir de mauvais
œil par les marxistes. Toutefois le Conseil général, n’o
sent répondre d’emblée par un refus, se borna pour le
moment à ne rien répondre du tout; il préparait une“
nouvelle machine de guerre. à l’aide de laquelle il espé—
rait en finir avec ces Sections indépendantes qu’il voulait
écraser à tout prix.
Nous devons mentionner ici un changement qui s’était
opéré dans le personnel et dans la trésidence du Comité
fédéral de la Fédération romande des Montagnes.
Le Cçngrés de la Chaux-de-Fonds (avril 1870) avait
composé ce Comité fédéral de membres des Sections de
la Chaux—de-Fonds et du Locle. Ce Comité s’étant trouvé
désorganisé, l’hiver suivant, par plusieurs démissions,
les membres restants prièrent la Fédération de les rele—
ver de leurs fonctions et de désigner une autre Section
qui aurait à choisir dans son sein les membres du Co
mité fédéral.
Une réunion de délégués qui eut lieu à Neuchâtel en
mai 1871, et qui remplaça le Congrès fédéral, dont la
réunion eût été rendue difficile par les événements, dé—
-gr

—195—_
signa pour siège du nouveau Comité fédéral Sonvillier et
St-lmier. Les Sections de ces deux localités choisirent
dans leur sein les membres du Comité fédéral, dont l’é
lection fut ensuite approuvée par le vote de toutes les
Sections.
Le nouveau Comité fédéral romand annonça sa cons
titution au Conseil général par une lettre en date du 6
août 1871 , dont il ne tut jamais accusé réception. A
part cette lettre laissée sans réponse, il n’y eut aucune
correspondance échangée entre Londres et les sections
romandes du Jura depuis l'été de 4870.

111

Sur ‘ces entrefaites, le bruit se répandit que le Con


seil général ne convoquerait pas le Congrès général de
4871, et qu’il le remplacerait par une conférence secrète
tenue à Londres et à laquelle les diverses Fédérations
auraient à envoyer un ou plusieurs délégués. Nous ne
reçûmes aucun avis officiel de la tenue de cette confé
rence; ce fut indirectement, et par des indiscrétions de
nos adversaires de Genève, que nous apprimes les pro—
jets du Conseil général. Que faire dans ces circonstan
ces ‘? Le Conseil général ne nous convoquant pas, et ce—
pendant nous savions de source certaine qu’un des ob
jets qu’on se proposait de faire traiter à la Conférence de
Londres était la question de la réunion de la Fédération
romande. Fallait-il laisser traiter cette question sans
nous? ou bien fallait-il, quoique non convoqués, en
voyer de notre chef un délégué à la Conférence? Cette
dernière alternative fut agitée dans diverses conversa
tions particulières ; et comme Malon, alors réfugié à Ge
nève, se proposait de partir pour l’Angleterre, il fut un
moment question parmi nous de lui donner un mandat
pour la Conférence ; il est à remarquer que Malon, à ce
."I

196

moment, était tout-àfait neutre dans nos affaires , et


qu’il faisait partie de la Section genevoise du Temple-Uni—
que. —— La question, soumise à la délibération de nos Sec
tions. fut résolue négativement; et notre Comité fédéral
fut chargé d’écrire au Conseil général pour protester d’a
vance contre toute décision que la Conférence de Londres
pourrait prendre à notre égard. Voici la lettre qui fut en
voyée par notre Comité fédéral:

Aux membres de l’Association internationale des


travailleurs, réunis en Conférence à Londres.

Compagnons !'

C’est le cœur navré que, au milieu des événements,


pleins de terribles conséquences, qui se déroulent en
Europe, nous voyons ceux qui ont la mission de travailler
au développement de notre Association conserver à l'é—
gard de toute une Fédération de l'Internationele un si—
lence injuste et compromettant.
Le 6 août dernier, en annonçant au Conseil général,
par l’intermédiaire du citoyen H.-Jung, secrétaire pour la
Suisse, le renouvellement de notre Comité fédéral, nous
l’invitions, après un an de silence, à se mettre en rela—
tions suivies avec nous, désireux de remplir toutes nos
obligations internationales, comme aussi d'être constam
ment au courant des renseignements émanant du Conseil
général. -— Nous n’avons obtenu aucune réponse.
Nous apprenons aujourd’hui indirectement qu’une Con
férence extraordinaire est convoquée à Londres pour le
17 septembre. Il était du devoir du Conseil général d’en
aviser tous les groupes régionaux; nous ignorons pour
quoi il a gardé le silence à notre égard. Malgré cela, nous
aurions envoyé à Londres un délégué, si nos moyens fi
nanciers nous l’eussent permis ; mais les nombreux sa
crifices quenous devons nous imposer pour l’accomplis
sement d’un devoir sacré ont épuisé nos faibles res—
sources.
Dans l’impossibilité d’être représentés par une déléga
tion, il eût été du moins utile que nous eussions adressé
—197—

a la Conférence un mémoire sur la scission qui s’est pro


duite dans la Fédération romande, à la suite du Congrès
de la Chaux—de-Fonds. Nous avons été prévenus trop
tard de la tenue de la Conférence pour que nous pussions
élaborer ce travail. Nous devons donc renoncer à tous
moyens de justifier notre Fédération des attaques qui,
sans aucun doute, seront dirigées contre elle.
Cependant, comme il ne nous est pas permis de douter
de l’esprit d’équité qui doit animer toute réunion inter—
nationale, nous ne voulons pas laisser passer cette cir
constance solennelle sans faire un appel a la justice.
Depuis dix-huit mois nous sommes comme des parias
au sein de l’Internationale. pour la simple raison qu’à un
Congrès régional les Sections que nous représentons
ont eu une opinion différente de celles professées par un
autre groupe de Sections. Le Conseil général a pesé de
tout son poids dans la balance, et, dès lors, toute une
contrée de la Suisse romande s’est vu priver de toute
communication avec le Conseil général. Nous croyons
savoir que la Conférence sera appelée à statuer sur ce
conflit; nous nous permettons de la rendre attentive a
ce qui suit: , '
40 Ce serait contraire à l’équité la plus élémentaire que
de se prononcer contre une fédération à laquelle on n’a
pas procuré les moyens de se défendre. _
20 Une décision annulant les droits de notre Fédération
aurait les plus funestes résultats quant à l’existence de
l'Internationale dans notre contrée.
3° Un Congrès général, convoqué régulièrement, peut
seul être compétent pour juger une affaire aussi grave
que celle de la scission dans la Fédération romande.
Nous avons donné des preuves de notre dévouement
sincère et actif ànotre Association ; c’est parce que nous
désirons continuer à lui consacrer toutes nos forces que
nous élevons la voix, pour que ses mandataires ne com
mettent aucune injustice, qui nécessairement lui nuirait.
Nous demandons donc que-la Conférence décide sim
plement de charger le Conseil général d’ouvrir une en—
quêle sérieuse sur le conflit survenu dans la Fédération
romande. Cette enquête, faite avec impartialité, permet
tra au pr0chain Congrès général de juger. avec connais
sance de cause, une affaire qui, si elle était jugée actuel
——198—

lement sans qu’une des parties fût entendue, aurait peut—


être les plus fâcheux résultats.
C’est un acte d’équité que nous réclamons de la Con—
férence; nous avons la ferme conviction qu’elle ne nous
le refusera pas. —— Nous émettons le vœu ardent que vos
délibérations servent puissamment au progrès de l’Inter—
nationale. »
Agréez, compagnons, notre salut fraternel.
Ainsi adopté en séance du 4 septembre 1871.
Au nom du Comité fédéral romand (siège
'fédéral : Val de St-Imier),
Le Secrétaire-correspondant :
Adhémar SCHWITZGUÉBEL,
graveur, à Sonvillier (Jura bernois, Suisse).
Pour l’intelligence de ce qui se passa dans la Con
férence; nous devons Soulever un peu le voile qui recou
vrait les délibérations du Conseil général et faire connai—
tre à nos lecteurs les importantes occupations de ce corps,
qui avait la prétention de représenter et de diriger l'In
ternationale.
Pendant l’hiver de 1870-1871 , au milieu des événements
les plus importants peut—être de l’histoire du XIX° siècle,
et pendant que se déroulaient les phases palpitantes de
cette révolution du 18 mars qui remuait si profondément.
d’un bout du monde à l’autre, les masses prolétaires,
Messieurs les meneurs du Conseil général étaient essen
tiellement préoccupés de profiter de l’occasion que leur
offraient les circonstances pour établir solidement dans
l’Internationale leur autorité en supprimant les Congrès
généraux, et pour écraser définitivement les opposants
qui avaient excité leur haine.
Oui, pendant que chacun des membres des sections
de nos montagnes ne vivait plus que de la vie des héroï
ques Parisiens, pendant que les hommes d’action dans
l’internationale concentraient toute leur activité et toutes
les forces de leur intelligence sur ce seul but: Venir en
-—499—

aide à la Commune de Paris, —’Marx et ses créatures


ne songeaient qu’à faire servir les péripéties de ce drame
gigantesque à la réalisation de leurs petits calculs, et ils
disposaient d'avance, avec une adresse infernale. leurs
toiles d’araignées, comptant prendre au piège les Fédé
rations sans défiance et faire de l'Internationale tout en
tière la proie de leur vanité et de leur esprit d’intrigue.
C’est une chose difficile à croire, mais parfaitement
vraie : en mars 1871, les acolytes de Marx en Suisse, Ou
tine, H. Perret et consorts, n’avaient qu’une préoccupa
tion, absolument étrangère à la révolution sociale et aux
événements de Paris: cette préoccupation était d’achever
de se débarrasser de la Section de l’Alliance (1), et pour
cela ils venaient d’inventer un truc nouveau. Ils osèrent
déclarer en Assemblée générale des Sections de Genève
que jamais la Section de l'Alliance n’avait été admise
parle Conseil général. Cette étrange assertion fut rap
portée à l’Alliance, et le secrétaire de cette Section, en
réponse aux mensonges d’0utine, produisit publiquement
les originaux des deux lettres écrites à l’Alliance par Ec
carius et par Jung, en date du 28 juillet et du 25 août
1869; la première de ces lettres annonçait que le Conseil
général avait admis la Section de l’Alliance à l’unanimité,
la seconde accusait réception des cotisations de cette
Section (voir le texte de ces lettres, dont nous avons
déjà parlé, aux Pièces justificatives, pages 56 et 57). —
La réplique était écrasante, semble—t-il‘? Pas du tout; Ou
tine et ses amis payèrent d’audace et affirmèrent cyni
quement que ces deux lettres devaient être des fauœ, et
qu’une personne bien renseignée, venant de Londres, le
leur avait dit.
Cette personne bien renseignée était une dame Dmi
triefi', amie d’0utine, Russe comme lui, et, —-— disons-le,

(1) Il faut se rappeler que la Section de l’Alliance ne fut dissoute


qu’en août 1871. ' .
_200_

car c'est un détail caractéristique, -— Juive comme lui,


comme Marx,comme Borckheim (collaborateur de la Zu
kunft de Berlin et du Vulksstaat de Leipzig), comme M0—
ritz Hess (voir ce que nous avons dit de ce personnage
page 81); comme Hepner. rédacteur du Volksstaat; com
me Frænkel, membre de la Commune de Paris.
Madame Dmitriefl‘. connue aussi sous le nom de la ci
toyenne Elise, est une admiratrice fanatique de Marx,
qu’elle appelle, en style de synagogue, le Moïse moderne.
Elle venait de passer quelque temps auprès de lui à Lon—
dres, et s’était ensuite rendue à Genève. munie évidem—
ment d’instructions confidentielles. Ce fut après son arri
vée que fut remise sur le tapis la question de l’Alliance,
et qu’0n fit en Assemblée générale des Sections genevoi
ses cette fameuse déclaration, que l’Alliance n’avait ja
mais été reçue dans l’Internationale. _4
Cependant, quand on avait impudemment affirmé que
les lettres d'Eccarius et de Jung étaient des faune, tout‘
n’était pas fini par la ; il fallait encore le prouver, et pour
cela on s’adressa de Genève au Conseil général. Le se
crétaire perpétuel de la coterie genevoise, Henri Perret,
écrivit donc à Londres. pour demander ce qu’il fallait
penser, en réalité, de l’authenticité des deux lettres.
A la lettre de H. Perret, il n'y avait à répondre que
par un oui ou un non catégorique. On se garda bien de
le faire, et la coterie Marx tira la chose en longueur le
plus qu’elle put, espérant réussir à étouffer une affaire
qui menaçait de lui susciter des embarras sérieux. Ce
pendant un membre du Conseil général, au courant des
affaires suisses, insista pour que l’affaire fût tirée au clair;
au grand déplaisir des marxistes, il se fit ènvoyer de
Suisse copie des deux lettres incriminées, et, un soir du
mois de juin, il présenta au Conseil général ces deux do
cuments, auxquels il avait joint les deux questions 13i—
desspus, par écrit : . .
-—201-—

10 Ces lettres sont-elles authentiques?


2° Y art-il eu depuis le 25 août 1869, date de la dernière,
une décision du Conseil suspendant, conformément à la
décision VI du Congrès de Bâle, la Section de l’Alliance
de la Démocratie socialiste ?
Les auteurs des deux lettres, J ung et Eccarius, étaient
présents; ils. en reconnurent l’authenticité. malgré les
efforts d’Engels pour embrouiller l’affaire. En réponse à
la première question, le mot oui fut donc écrit à la suite.
Sur la seconde question, nouvelle tentative d’Engels
pour empêcher toute réponse catégorique. Marx lui
même, qui enrageait de se voir pris au piège, vient à la
rescousse en déclarant que l’Alliance n’est pas en règle
avec le Conseil général pour ses cotisations. — Dans ce
cas, répond le citoyen qui avait présenté les documents,
je vais. écrire en réponse à la seconde question: Non,
mais elle est suspendue de fait. comme n’étant pas en
règle avec le Conseil général. (Or, on sait que, sur vingt
Sections, dix-neuf se trouvent dans le même cas.) —
Mais non, dit Marx. — Que dois-je mettre alors? —— Met—
tez non, mais tout cela se réglera à la Conférence (sic).
En conséquence, le mot non est placé après la seconde
question ; puis le papier est contre-signé par le secrétaire
et timbré du sceau du Conseil.
-— Faites-moi voir cela, dit Marx; c’est encore une
nouvelle machine contre nos amis. et il y a à Genève
une Section russe il) que je veux prévenir ! ! l
Quel commentaire ajouter à cela ‘2
L’écrit était en double, l’un pour l’Alliance, l’autre pour
le Conseil fédéral siégeant à Genève, tous deux étant
prévenus que l’autre en recevait une copie. Armée de
cette pièce, la Section de l’Alliance pod'vait répondre vic
torieusement aux impostures de ses calomniateurs ; mais
(1) Cette fameuse Section russe se composait de M. Outine et de
son secrétaire, -M. Troussotf;
M 14
— 202’ —
ceux—ci, se voyant battus, se gardèrent bien d’accepter
un débat public; et ils réussirent, par leur manœuvres,
à empêcher que la grande masse des ouvriers genevois
ne connût le dénouement de ce scandaleux incident.

Venons maintenant aux faits et gestes de la Conférence


de Londres.
La Conférence siégea du 17 au 23 septembre 1871. Elle
était formée de vingt-trois membres, qui se décompo
saient ainsi: six délégués belges, deux délégués suisses,
un délégué espagnol, treize membres du Conseil général
nommés par ce Conseil, et un inconnu sans mandat.
Les six délégués belges étaient De Paepe et Verrycken,
délégués du Conseil fédéral belge; Fluse, délégué de la
Fédération de la vallée de la Vesdre ; Steens, délégué de
la Fédération du Centre; Cœnen, délégué de la section
d’Anvers; et Herman, membre du Conseil général, délé—
gué de la Section de Liège.
Les deux délégués suisses étaient MM. Outine et H.
Perret. Le premier, membre de cette Section russe de
Genève qui paraissait être si fort dans la confidence de
‘Ma_rx, avait reçu des pleins—pouvoirs, sans aucune ins
truction. de la part de la Section allemande de Genève.
Le second, H. Perret, n’était pas délégué par les Sections
genevoises; il avait cependant un mandat signé par le
Comité fédéral de Genève, et voici comment. A l’assem
blée générale des Sections de Genève, celles—ci avaient
nommé pour délégué à Londres Grosselin, par 200 voix
environ contre 28 voix seulement qu'avait obtenues H.
Perret, en même temps, l'assemblée avait alloué à Gros—
selin une somme de 300 francs pour frais de voyage. Ala
veille du départ, Grosselin déclara que cette somme était
insuffisante et qu’il lui fallait 450 francs; n'ayant pu ob
tenir cette augmentation, il refusa le mandat. C’est alors
qu’on ne sait qui, quand, ni comment, remit le droit de
—203—

représenter la Fédération genevoise à H. Perret, qui vou


lut bien se contenter des 300 francs votés.
On peut juger de quelle façon les aspirations du prolé
tariat suisse se trouvaient représentées par ces deux Mes—
sieurs. qui allaient étre appelés à donner a la Conférence
des renseignements véridiques sur le conflit de la Fédé
ration romande.
L’Espagnol était Lorenzo, membre du Conseil fédéral
espagnol. C’était le seul délégué qui eût un mandat im
pératif, et il apportait a la Conférence un travail sérieux,
élaboré par une réunion de délégués des Sections espa—
gnoles. Ce travail, dont le contenu aurait pu gêner les
décisions prises d’avance par Marx et ses amis. fut esca—
moté sous prétexte de le traduire. On profita de la « con
naissance insuffisante » que le délégué avait des langues
autres que l'espagnol; on s’arrangea pour dire que son
projet viendrait comme amendement a celui du Conseil
général (l), et il n'en a plus été question que dans l'arti
cle XIII, 3, des prétendues résolutions de la Conférence (1),
article dans lequel on mettait insolemment au panier,
avec accompagnement d’eau bénite de cour, les vœux
clairement énoncés de toute une Fédération.
Quant\aux treize délégués membres du Conseil général
et nommés par lui, il y en avait sept qui siégeaient à ti
tre de secrétaires-correspondants de différents pays non
représentés à la Conférence: c’étaient Engels pour l’Italie,
Marx pour l’Allemagne, Eccarius pour l’Amérique, Ha
les pour l’Angleterre, Rochat pour la Hollande, Cohn
pour le Danemark, et Zabitzki pour la Pologne.
Outre ces sept-là, le Conseil général avait désigné six
autres de ses membres pour le représenter ; et parmi ces

(1) Voici cet article : ( La Conférence remercie fraternellement les


membres de la Fédération espagnole pour leur travail sur l'organisa
tion de l’Internationale, qui prouve une fois de plus leur dévouement
à l’œuvre commune. »>
—‘204—
1
six, trois étaient censés représenter en même temps la
France. C’étaient Serraillier, Vaillant, Bastelica, Motters
head, Frænkel et Jung.
Ces treize membres du Conseil général, qui n’avaient
aucun mandat, formaient a eux treize la majorité de la
Conférence, composée de 23 membres. '
L’inconnu sans mandat était un citoyen de Bordeaux,
présenté seulement en séance. Il avait pour tout titre une
lettre particulière où il était fait mention des progrès de
l’Internationale à Bordeaux ; la coterie Marx comptait sur
lui, il fut admis à siéger. On a su depuis qu’il avait été
très confus du rôle qu’on avait voulu lui faire jouer; et,
faute de mieux, il cessa d’assister aux séances.
Il est juste d’ajouter à cette liste les filles de Karl Marx,
qui furent admises à siéger à. la dernière séance de cette
Conférence secrète. La chronique ne dit pas si la Confé
rence leur donna voix délibérative ; elle aurait pu le faire
sans déroger, car ces demoiselles avaient autant de titres
à représenter le prolétariat international que le plus grand
nombre des soi-disant délégués. '
N’ayant pas des renseignements détaillés sur tous les
travaux de la Conférence, nous ne pouvons en donner a
nos lecteurs l’histoire complète. Nous signalerons seule
ment quelques-unes des plus jolies manœuvres de la co
terie Marx.
Les premières séances de la Conférence se passèrent à
entendre des rapports, —— entre autres un long projet ré
digé par Marx et Engels, et que le Conseil général avait
approuvé aVec sa docilité habituelle; et à nommer des
Commissions dont Marx et ses lieutenants étaient les me
neurs. Pour être bien sûr que, dans le texte des résolu
tions qu’on promulguera au nom de la Conférence, un
étranger non initié ne réussira pas à faire interCaler
quelque amendement malencontreux, la coterie Marx fait
décider que la Conférence n’aura à voter aucune résolu- '
205

tion positive; elle en 'votera seulement le sens, laissant


au Conseil général le soin de la rédaction ultérieure.
Grâce a ce tour habile, ces Messieurs auront le droit de
publier tout ce qu‘ils voudront sous le nom de Résolu—
tions de la Conférence.
Une des questions les plus importantes traitées par la
Conférence fut celle des Statuts généraux.
Le Conseil général s’est fait donner par la Conférence
le droit de publier une édition révisée des Statuts géné
raux et Règlements administratifs de l’Internationale.
Nous avons sous les yeux le texte anglais de ces Statuts
révisés, formant une brochure de 16 pages publiée chez
l’éditeur Truelove. Il y est dit, dans un Appendice expli
catif, page 11, que le texte français des Statuts, publié
à Genève en 1866, puis réimprimé à Paris et dans tous
les pays de langue française, « estfautif-sous divers rap
» ports, )) que ce n’est pas une « traduction fidèle,» et que
1 par suite d’une connaissance insuffisante de la langue
» anglaise, les traducteurs ont mal interprété quelques
» articles des Statuts. ) ‘
Ainsi donc, le Conseil général donne à entendre que le
texte original, officiel, des Statuts adoptés au Congrès de
Genève en 1866, est un texte anglais, et que le texte
français n’est qu’une traduction, traduction pas toujours
fidèle.
Suivant le,Conseil général, il y« avait entr’autres un
passage qui, en passant de l’anglais en français, avait été
altéré par les traducteurs. C’est le troisième paragraphe
des considérants, qui dit: ‘ .
( Que, pour cette raison. l’émancipation économique
des travailleurs est le grand but auquel doit être subor
donné tout mouvement politique. » '
Dans le texte anglais, soi-disant original. se trouvent
à la fin de ce paragraphe, les mots: as a means, qui si
gnifient: comme moyen.
— 206 —
l

Le Conseil général prétendit, devant la Conférence,


que les mots as a means avaient été retranchés par les
traducteurs français et qu’il fallait les rétablir dans le ‘
texte français. On ajouta que. du reste, dans une nouvelle i
édition française des Statuts, publiée à Paris au prin
temps de 1870. on avait déjà ajouté les mots comme
moyen, preuve que les Sections de Paris reconnaissaient
bien le texte anglais, publié à Londres par le Conseil gé
néral en 1867, comme le texte original et seul officiel, et
qu’elles avouaient que le texte français universellement
admis n’était qu’une mauvaise traduction.
C’est ici qu’on va voir dans tout son jour l’insigne mau
vaise foi de Marx et de ses gens.
Le Congrès général de Genève, en 1866, a adopté. ce
qu'on ignore généralement , les Statuts généraux en
français. Il existe doncun texte officiel français, qui n’est en
aucune façon une traduction plus ou moins fidèle d’un
original anglais, mais qui est le teœte même sur lequel le
Congrès a voté et qu'il a adopté. Ce teæte officiel français
se trouve dans le « Compte-rendu du Congrès ouvrier de
l’Association internationale des travailleurs, tenu à Ge
nève du 3 au 8 septembre 1866, » formant une brochure
de 30 pages, publiée à Genève en 4866. Et dans ce texte
officiel, le troisième paragraphe des considérants est
conçu comme suit :
« Que, par cette raison, l’émancipation économique
des travailleurs est le grand but auquel doit être subor—
,donné tout mouvement politique. »
Les mots ( comme moyen » ne s’y trouvent pas, on le
voit. Ils ne sont que dans l’édition anglaise publiée par
le Conseil général en 1867 (1), c’est-à-dire l’année sui
vante. Ainsi donc, bien loin d’avoir supprimé dans une
traduction française des mots qui existaient dans un texte
(1) Rules of the International Working Man‘s Association‘. London,
867.
—207-—

original et officiel anglais. c’est le contraire qui a eu


lieu; c‘est le Conseil général qui a ajouté en 1867, au
texte officiel, adopté en français par le Congrès de Ge—
nève en 1866, des mots que ce Congrès n’avait pas
adoptés. Et M. Marx a ensuite l’impudeur de parler
« d'erreurs de traduction, » d’une « connaissance insuf
fisante de la langue anglaise de la part des traducteurs
français ! » Tandis que c’est lui qui est le faussaire, et qui
falsifie sciemment des Statuts adoptés par un Congrès!
Mais comment se fait-il, demandera-t-on, qu’au prin
temps de 1870, les Sections parisiennes, publiant une
nouvelle édition des Statuts, aient consenti à y intercaler
les mots « comme moyen? » Ne connaissait-on pas, àPa
ris, la manière dont les Statuts avaient été votés à Ge—
nève? — Non, on ne la connaissait pas généralement, et
voici comment eut lieu l’intercalation des mots « comme
moyen » dans la nouvelle édition parisienne: ce fut sur
une observation de Lafargue, gendre, de Marœ, que cette
correction et quelques autres furent faites d’après le texte
anglais de 1867; on croyait Lafargue de bonne foi et in
capable d’altérer sciemment un Règlement authentique;
aussi se rendit—on à son observation sans faire la mom
dre objection. Personne, à Paris. ne s’aperçut de ce chan- '
gement, ensorte que la présence des mots « comme
moyen » dans cette édition parisienne ne peut être, en
aucune façon, un argument a faire valoir en faveur de
leur légitimité.
11 est naturel de se demander quelle importance si
grande Marx attachait à la présence de ces mots dans les
Statuts généraux. On va le savoir. Selon lui et ses amis.
le paragraphe 3 des considérants, ainsi amendé, prenait
une signification nouvelle: au lieu que l’ancienne rédac
tion française indiquait seulement la subordination de tout
mouvement politique au grand but économique de l’In
t'ernationale, la version anglaise, avec les mots as a
— 208 —

means, rendait, prétendait—on, l’action politique obliga


toire. Dès lors ceux qui, comme les Sections du Jura, re
fusaient de se mêler de politique nationale, se trouvaient
être des violateurs des Statuts, et, de parle troisième con— 1

sidérant, pouvaient être exclus de l’Internationale! Ceci


fut dit en propres termes à la Conférence.
Un autre faux, bien plus grave encore, commis dans
les Statuts par la coterie marxiste, ce fut l’adjonction,
dans l’édition anglaise de 1867, de l’alinéa « autorisant le
Conseil général à s’adjoindre lui-même de nouveaux
membres. » Cette disposition n’eœiste pas dans le teœte
officiel français des Statuts, adopté au Congrès de Ge
nève; on l’y chercherait en vain. C’est le Conseil général
qui s’est, après coup, décerné à lui—même ce droit exor
bitant, et qui l’a consacré par un faux. Les Sections, con—
fiantes dans la bonne foi du Conseil, n’avaient jamais pris
la peine de vérifier l’authenticité de l’article; ce n'est
que lorsque l’attention fut éveillée par les remaniements
que le Conseil fit subir aux Statuts en 1871, après la Con—
férence de Londres, qu’on s’aperçut de la fraude.
Le Conseil général eut soin de faire consacrer par la
Conférence sa théorie consistant à considérer les Statuts
anglais publiés par lui en 1867 comme l’original, et les
Statuts français votés l’année précédente, en 1866, par le
Congrès de Genève, comme une traduction infidèle. En
effet, on lit dans la résolution IX de la Conférence:
« Vu les considérants des Statuts origioiauæ, où il est
dit: « L’émancipation économique des travailleurs est le
. grand but auquel tout mouvement politique doit être
) subordonné comme moyen. »
) Attendu que des traductions infidèles des Statuts ori
ginaux ont donné lieu à des interprétations fausses qui
ont été nuisibles au développement et à l’action de l’As
sociation internationale des travailleurs, etc. 1
Ne semble-t-il pas voir le Concile œcuménique s’ap
- fig?

_209_

puyantsur de fausses décrétales pour voter l’infaillibilité


du pape ‘? _
Disons cependant que le Cônseil général avait trouvé
un prétexte pour s’attribuer le droit de publier en 1867
une édition anglaise officielle des Statuts, différant du
texte français adopté au Congrès de Genève. Ce prétexte,
c’est une note qu’on lit à la page 27 du « Compte-rendu
du Congrès ouvrier de l’Assôciation internationale des
travailleurs, tenu à Genève du 3 au 8 septembre 4866. n
Voici cette note:
( Le texte officiel et obligatoire des Statuts et Règle
ments sera publié par le Conseil central de Londres dans
son compte-rendu du Congrès. »
Mais que signifie cette note ? Elle prête à l’équivoque,
par suite, soit de la gaucherie réelle, soit de l’habileté cal
culée de son rédacteur. Mais pour celui qui vient de lire
dans cette même brochure le compte—rendu des travaux
du Congrès. ycompris le texte officiel et définitif, en fran
çais, des Statuts et Règlements adoptés par le Congrès,
la note ne peut signifier qu’une chose, c’est que le Con—
seil général publiera aussi un compte—rendu, et que dans
ce compte-rendu se trouvera aussi le texte officiel et obli
gatoire des Statuts et Règlements. —— Le texte français
des Statuts, imprimé dans la brochure que nous citons,
est incontestablement le texte sur lequel le Congrès a
voté ; la brochure le dit expressément : « Les Statuts pré
) sentés par laCommission sont adoptés par l’Assemblée
) dans la forme suivante » (page 12), et plus loin: « Les -
) Règlements ont été adoptés dans la forme suivante )
(page 26). Nous avons donc là un texte officiel, un texte
obligatoire, un texte délibéré et voté par le Congrès; et
quelles que soient les interprétations forcées qu’on es
saiera de donner a la note de la page 27, on ne détruira
pas ce fait. Ce texte est pour nous le texte authentique,
nous nous y tenons; et le Conseil général, en l’aitérant
——210—

dans son édition anglaise de 1867, a falsifié les véritables


Statuts originaux, qui sont ceux votés par le Congrès de
Genève.
Voyons maintenant de quelle manière la Conférence
traita'la question de la scission de la Fédération romande.
Ce fut M. Outine qui exposa la question; ceux qui ont
lu l’Egalité de 1870 peuvent se figurer ce que dut être
son discours. Après ce beau rapport, la Conférence
nomma une commission, où figura en première ligne
Marx, proposé par Outine; on lui adjoignit quatre autres
membres de la Conférence.
Cette commission choisit pour lieu de ses réunions le
salon même de Marx l Nous avons quelques renseigne—
ments sur la première de ses séances. Un certain nombre
de témoins sont appelés; Engels, quoique non membre
de la Commission, est chargé de rédiger le procès-verbal.
Les demoiselles Marx, qui étaient présentes, distribuent
des rafraîchissements pour renforcer l’impartialité des
commissaires. Marx. remplissant le triple rôle de juge.
d’accusateur et de témoin, prononce un long réquisitoire
dont on aura une idée en lisant le commencement de la
brochure les Prétendues scissions dans l’Internationale
(circulaire privée du Conseil général du 5 mars 1872).
L’interrogatoire des témoins commence. et du milieu d’un
monceau de récits me_nsongers, d’insinuations venimeu—
ses, il ressort un fait qui suffit à lui seul à démolir toute
cette procédure malpropre: ce fait, avoué et reconnu par
tous, c’est que la Fédération des Sections romandes des
Montagnes n’a pas été convoquée à la Conférence.
Nous ne savons trop comment se continuèrent les tris
potages que Marx et ses amis baptisèrent du nom d’en
quête ; nous nous bornerons à dire que le résultat de ce
beau travail fut la résolution XVII de la Conférence, que
l’on trouvera plus loin.
—‘211—

Les résolutions de la Conférence de Londres furent pro


mulguées_ en octobre 1871 par le Conseil général. Comme
on l’a vu plus haut, la Conférence n’avait pas eu à for
muler elle-même ces résolutions; elle n’en avait voté
que le sens, laissant au Conseil général le soin de la ré
daction. Nous ne pouvons analyser ici en détail ces dix—
sept résolutions; nous ne ferons qu’en relever quelques
points.
Dans la résolution 11, où il était interdit « de former
des groupes séparatistes, sous le nom de sections de pro
pagande, etc., se donnant des missions spéciales en de
hors du but commun poursuivi par tous les groupes de
l’Interpationale, » on avait évidemment voulu viser la
Section de propagande dela Chaux-de-Fonds, et la Section
de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Ge
nève. Outre que l’interdiction, pour un groupe, de pren
dre le nom de Section de propagande, était une atteinte
flagrante au principe d’autonomie clairement énoncé
dans l’article 10 des Statuts généraux adoptés au Congrès
de Genève, qui dit: « Quoique unies par un lien fraternel
de solidarité et de coopération, les Sociétés ouvrières
n'en continueront pas moins d'exister sur les bases qui
leur sont propres, » -— ily avait dans la rédaction dela ré—
solution des mots perfides. On y parlait de groupes s‘épa
ratistes, se donnant des missions spéciales en dehors du
but de l'Internationale ; or, nos Sections de propagande
n‘avaient pas la moindre tendance séparatiste, et cette
épithète, malgré son intention venimeuse, était un non—
sens; et, si les Sections de propagande se donnaient une
mission spéciale, c'était en dedans et non en dehors du
but commun de l’Internationale.
Dans la résolution IX, le programme politique spécial
de Marx, tel qu’il se trouvait énoncé déjà dans le fameux
Manifeste du parti communiste, publié en 1848 et rédigé
par Marx et Engels, était renfermé tout entier. Il est cu
—-—242-—

rieux de faire remarquer la manière en laquelle ce pro


gramme en Vint à se'substituer, par des empiètements
successifs, au programme primitif de l’Internaÿonale. A
l’origine, les Statuts généraux, votés au Congrès de Ge
nève, subordonnent complètement tout mouvement po
litique au grand but économique de l’Association. En
1867, Marx essaie, par l’intercalation des mots comme
moyen, de rehausser l’importance de l’action politique.
En 1871, la Conférence de Londres donne au mouvement
politique une importance égale à celle du mouvement
économique, et la maxime célèbre: « La conquête du .-a‘.
pouvoir politique est le premier devoir de la classe ou- .
vrière, » figure pour la première fois dans une résolution
promulguée comme émanant du pouvoir constituant de v
l’Association; mais elle n'est pas dans le texte même de
la résolution, en n’a encore osé la placer que dans un
considérant. Enfin, au Congrès de la Haye, le dernier
pas est franchi; la maxime marxiste est incorporée dans
un article des Statuts généraux et devient obligatoire;
l’Internationale a cessé d’être la vaste Fédération des So
ciétés ouvrières autonomes, pour n’être plus qu’une secte
à laquelle est imposée le credo du parti communiste al
lemand.
La résolution XV était destinée à permettre au Conseil
général de continuer à supprimer les Congrès généraux
et à les remplacer par des Conférences à huis-clos; elle
disait : « La Conférence laisse à l'appréciation du Conseil
général le soin de fixer, selon les événements, la date et
le siège du prochain Congrès ou de la Conférence qui le
remplacera. ) —— Ce fut la. à nos yeux, la plus dangereuse
des résolutions de la Conférence ; les autres offraient
moins de péril: il suffisait de ne pas les reconnaître et
de les faire annuler formellement par le prochain Con
grès; mais la résolution XV nous menaçait précisément
de la suppression de ce Congrès, ce qui eût été la pe me
F"

—213 ——
tuité du despotisme du Conseil général. Aussi nos Sections
poussèrent-elles un cri d’alarme et sentiront-elles la né—
cessité d’une protestation immédiate.
La résolution XVI, prenant acte de la dissolution de la
Section de l’Alliance de Genève, déclarait vidé l'incident
de l’Alliance de la démocratie socialiste. Nous ne nous
attendions guère, après cette déclaration, àvoir faire tant
de tapage au Congrès de la Have a propos de la même
question.
Enfin la résolution XVII et dernière avait rapport au
différend entre les deux Fédérations de la Suisse romande.
En voici le texte complet, tel qu’il se trouve dans l’Ega
lité du 21 octobre 1871 :
Différend entre les Fédérations dans la Suisse romande.
Quant à. ce différend :
10 La Conférence doit, de prime-abord, considérer les
fins de non-recevoir mises en avant parle Comité fédéral
des Sociétés des montagnes qui n'appartiennent pas à la
Fédération romande. (Voir la lettre du,4 septembre adres
sée a la Conférence par le Comité fédéral de cette Sec
tion) :
Première fin de non-recevoir :
« Le Congrès général, dit—on, convoqué régulièrement,
peut seul être compétent pour juger une affaire aussi
grave que celle de la scission dans la Fédération r0
mande. »
Considérant :
Que lorsque les démêlés s’élèveront entre les Sociétés
ou branches d’un groupe national, ou entre des groupes
de différentes nationalités, le Conseil général aura le droit
de décider sur le différend, sauf appel au Congrès pro
chain, qui décidera définitivement. (Voir art. VII des ré
solutions du Congrès de Bâle);
Que d’après la résolution VI du Congrès de Bâle, le
Conseil général a également le droit de suspendre jus
qu’au prochain Congrès une Section de l’Internationale;
Que ces droits du Conseil général ont été reconnus,
quoique seulement en théorie, par le Comité fédéral des
-—-214——

branches dissidentes des montagnes : parce que le citoyen


R._. à différentes reprises, a sollicité le Conseil général.
au nom de ce Comité, de prendre une résolution définitive
sur cette question (voir les procès-verbaux du Conseil gé
néral) ;
Que les droits de la Conférence, s’ils ne sont pas égaux
à ceux d’un Congrès général, sont, en tout cas, supérieurs
à ceux du Conseil général;
Qu’en effet, ce n’est pas le Comité fédéral de la Fédé
ration romande, mais bien le Comité fédéral des branches
dissidentes des montagnes qui, par l’intermédiaire du ci
toyen R., a demandé la convocation d’une Conférence
pourjuger définitivement ce différend (voir le procès-—
verbal du Conseil général du 25 juillet 1871) ;
Par ces raisons :
Quant a la première fin de non-recevoir, la Conférence
passe outre.
Deuxième fin de non—recevoir :
( Il serait, dit-on, contraire à l’équité la plus élémen
taire que de se prononcer centre une Fédération a la
quelle on n’a pas procuré les moyens de défense... Nous
apprenons aujourd’hui indirectement, qu’une Conférence
extraordinaire est convoquée à Londres pour le 17 sep
tembre... Il était du devoir du Conseil général d’en avi
ser tous les groupes régionaux; nous ignorons pour—
quoi il a gardé le silence‘ à notre égard. »
Considérant :
‘Que le Conseil général avait instruit tous ses secrétai
res de donner avis de la convocation d’une Conférence
aux Sections des pays respectifs qu’ils représentent ;
Que le citoyen Jung, secrétaire-correspondant pour la
Suisse, n’a pas avisé le Comité des branchesjurassienqes
pour les raisons suivantes :
En violation flagrante de la décision du Conseil géné—
ral du 29 juin 4870, ce Comité, comme il le fait encore
dans sa dernière lettre adressée à la Conférence. conti
nue à se désigner comme Comité de la Fédération 7'0
mande.
Ce Comité avait le droit de faire appel de la décision
du Conseil général a un Congrès futur, mais il n’avait
pas le droit de traiter la décision du Conseil général
comme non avenue.
_65_

l’été de 1869, entre les ouvriers du bâtiment et ceux de


la fabrique.

111

Nous allons voir maintenant la dissidence de principes


entre la fabrique et le bâtiment à Genève, se manifester
sous la forme de violentes discussions au sujet du Con
grès de Bâle: cette lutte de principes au sein de l’Inter
nationale genevoise donnera la clef de toutes les querel
les, de tous les déchirements qui remplirent les années
suivantes. '
Nous avons déjà indiqué les tendances radicalement
opposées des deux grands groupes ouvriers genevois : la
fabrique, formée entièrement de patriotes genevois aux
tendances bourgeoises et étroites; et le bâtiment. com
posé surtout de prolétaires étrangers, ne recevant qu’un
salaire minime, indifférents aux petites préoccupations
de politique locale, et acceptant d’instinct le socialisme
révolutionnaire.
Une habitude fâcheuse des ouvriers de Genève et qui
ouvrait trop la porte à l’intrigue et à l’esprit de domina
tion, était celle de concentrer presque entièrement l’ac—
tivité des divers corps de métier dans les séances de leurs
Comités. Les assemblées de Sections étaient rares, et les
Comités formaient autant de gouvernements au petit pied,
qui agissaient et parlaient au nom de leurs Sections sans
les consulter. L’habitude de l’autorité produisant tou—
jours une influence corruptrice snr ceux qui l’exercent.
les Comités des ouvriers en bâtiment avaient des ten
dances presque aussi réactionnaires que ceux de la fa—
brique , et faisaient généralement cause commune avec
eux. v
L’influence des Comités était contrebalancée par l’As
semblée générale de toutes les Sections de Genève, qpi
(V 5
_66_

se convoqu_ait dans les circonstances graves. Là, les pe


tites manœuvres des meneurs étaient noyées dans le flot
populairê, et toujours les Assemblées générales se pro
noncèrent dans le sens révolutionnaire, et résistèrent à
la pression que les intrigants des Comités cherchaient à
exercer dans le sens de la réaction.
Telle était donc la situation qui se présentait , à Ge
nève, aux propagateurs des principes collectivistes : d’ une
part les Comités (Comités de Section, et Comité canto
nal (1) composé de deux délégués de chaque Section),
aux tendances bourgeoises et réactionnaires, aimant les
manœuvres occultes , et délibérant dans le mystère
comme de véritables gouvernements ; de ce côté les
collectivistes ne pouvaient rencontrer que de l’hosti
lité; — d’autre part le peuple des Sections; ce peu
ple était réactionnaire, ou indifférent, indécis, dans les
Sections de la fabrique; il était révolutionnaire dans les
Sections du bâtiment; et comme ces' dernières for
maient la majorité dans les assemblées générales, c’était
la seulement que le prinCipe collectiviste pouvait triom
pher. '
Il y avait quelques corps de métier intermédiaires
entre la fabrique et le bâtiment : typographes, tailleurs,
cordonniers, etc. ; la aussi, les Comités étaient réaction—
naires, et le peuple subissait trop souvent leur influence.
Les principaux parmi ceux qui luttaient depuis l’ori—
gine contre les fâcheuses tendances de la fabrique étaient
Brosset, le proscrit russe Serno Solowiewitch, et Perron.
Nous avons déjà parlé de Brosset, de son tempérament
de tribun, de la popularité dont il jouissait parmi les ou
vriers du bâtiment et qui l’avait fait devenir la bête noire
de la fabrique. Serno Solowiewitch avait rendu de grands
services pendant les deux grèves de 1867 et 1868 ; il avait
consacré tout son temps , toute sa vie à l’œuvre de
, (1) On appelait ainsi le Conseil de la Fédération locale genevoise.
_67_

l’Internationale; et si la mort ne l’eût frappé trop tôt, il


aurait, peut-être réussi à empêcher la désorganisation qui
atteignit plus tard l’lnternationale genevoise sous l’in
fluence délétère des meneurs de la fabrique ; mais il
mourut en août 1869, et sa mort fut un deuil général;
ses ennemis n’osèrent pas le poursuivre de leurs calom
nies au-delà du tombeau, ni s'opposer à l’érection du
monument qui lui fut élevé avec les souscriptions des
ouvriers du bâtiment principalement. Quant a Perron, il
était sur la brèche depuis deux ans ; et après le Congrès
romand, nommé au Conseil de rédaction de l’Egalité, il
fut chargé de faire le journal, et la direction radicale qu’il
lui imprima fut loin d’être du goût de la fabrique et lui
valut de nombreuses haines.
Bakounine était venu renforcer les rangs des propaga
teurs du collectivisme dans l’été de 1868. Très populaire
d’abord dans toute l’lnternationale genevoise, il se vit
bientôt mis à l’index par les chefs de la fabrique, dont
ses théories révolutionnaires et égalitaires dérangeaient
les calculs ambitieux.
Outre les sections de métier, il existait à Genève une
section dite Section centrale, qui avait été la section mère
de l’Internationàle, et dans laquelle les ouvriers du bâti—
ment avaient été d’abord en grande majorité; Plus tard,
quand se formèrent les sections de métier, les ouvriers
du bâtiment se retirèrent de la Section centrale, qui
devint dès lors un petit cénacle dans lequel régnait en
maître la réaction et l’intrigue de la fabrique.
La Section de l’Alüance, en cet état de choses, cher
chait à devenir ce que la Section centrale avait été à son
origine, une école de propagande révolutionnaire. Elle
était fréquentée surtout par les ouvriers du bâtiment, et
elle exerça sur eux une influence 'considérable.
Après cet exposé de la situation des deux partis, abor
dons le récit de la lutte.
_68_

Déjà lors de\la création de l’Egalité, les meneurs de la


fabrique avaient manifesté du mécontentement. Le Con
grès de Bruxelles venait de proclamer le principe de la
propriété collective, et, par son vote concernant la Ligue
de la paix, la ruptüre avec le radicalisme bourgeois. Tout
cela avait fortement indisposé et inquiété les meneurs de
la fabrique genevoise. Ils craignaient de voir l’Interna
tionale de Genève prendre une direction par trop socia
liste, par trop révolutionnaire, de la voir s’embarquer
sur le grand Océan où ils se sentaient incapables de la
suivre. Attachés bourgeoisemeht, patriotiquement aux
bords fleuris du Léman, ils Voulaient une Internationale
non universelle, mais agréablement genevoise, un socia
lisme anodin et philanthropique, menant droit a une cori
ciliation de dupes avec le radicalisme bourgeois de leur
cité. Tous ces rêves patriotiques, toutes ces ambitieuses
espérances qui étaient d’autant plus vivaces qu’elles n’o
saient s’avouer, se sentirent renversés , effarouchés par
ce terrible mot d’Egalité. On ne,pouvait pas donner un
nom pareil au journal de I’Internationale à Genève !
Alors il y eut des explications charmantes: tous ces
' grands citoyens de Genève comprenaient et adoraient
l’égalité, disaient—ils, et s’il n’eût tenu qu’à eux seuls, le
journal se fut certainement appelé 1’Egalité et tout ce
qu’on aurait voulu. Mais,ce mot, ajoutaient-ils, ne serait
pas compris par la foule, par la vile multitude de l’Inter—
nationale; il pourrait blesser les susceptibilités aristocra
tiques des ouvriers en bâtiment! C’est ce que disait en
tre autres le tailleur P. Waehry, ancien commimiste
icarien, homme plein de démuement, mais d’une intel
ligence bornée et excessivement vaniteux, qui eut tou
jours le malheur, tout en professant théoriquement les
principes les plus avancés, de voter en pratique pour les
résolutions les plus réactionnaires. —— Néanmoins, le
titre d’Egalité fut adopté par le congrès romand.
_69_
L’apparition successive des numéros du journal, qui
devenait de semaine en semaine plus socialiste et plus
révolutionnaire, contribua à rendre toujours moins ami
caux les rapports deux grandes fractions de l’Internatio
nale à Genève.
Les citoyens J.-Ph. Becker, Guétat, Duval marchaient
encore à cette époque dans les rangs des collectivistes,
qui se renforcèrent dans l’été de 1869 du citoyen Robin ,
membre du Conseil belge, qui, expulsé de Belgique,
vint se fixer à Genève. Le versatile patriarche‘Becker ne
jurait alors que par l’Alliance, aux séances de laquelle il
assistait régulièrement.
Dans l’autre,camp se trouvaient Grosselin, YVeyermann,
\Vaehry , le typographe Crosset, Dupleix; H. Perret
continuait à garder le juste«milieu, lâchant de se trouver
avec la majorité. ‘
Un des motifs pour lesquels la fabrique en voulait à.
l’Alliance, c’était la grande franchise avec laquelle on y
parlait de la situation véritable de l’Inter'nationale à Ge
nève : de l’esprit réactionnaire et de l‘excellente organi
sation des ouvriers de la fabrique , dont les sociétés de
métiers dataient pour la plupart d'un quart de siècle; de
l‘excellent esprit et de la pauvre organisation des ouvriers
en bâtiment. Le monde officiel de l’Internationale genc
voise trouvait qu’il ne devait pas être permis de toucher
à ces questions brûlantes, que c’était manquer au déco—
rum et porter atteinte àla fiction majestueuse de l’Inter—
nationale. , /
C’est ainsi que raisonnent, et pour cause, tous les gou
,vernements, et tous les hommes_de gouvernement, tous
les partisans des institutions caduques qu’ils proclament
sacrées, qu’ils adorent en fiction, mais qu’ils ne permet
tent pas d’approcher et de considérer de trop près, parce
qu’ils craignent avec raison qu’un regard indiscret ou
A' :*_ 'I'

_70._
une parole téméraire‘ ne découvrent et ne manifestent
leur inanité. , .
C’est l’esprit général qui règne dans I’Internationale de l
Genève. Lorsqu’on en parle, on ment. Tout le monde, ‘
ou presque tout le monde, dit des choses qu’il sait n’être
pas vraies. Il règne une sorte de cérémonie chinoise qui
y domine tous les rapports tant collectifs qp’indiViduels.
On est censé être, on n’est pas; on est censé croire, en
ne croit pas ; on est censé vouloir et on ne veut pas. La
fiction, l’officialité, le mensonge ont tué l’esprit de l’In
ternationale à Genève. Toute cette institution est devenue
«à la fin un mensonge. C’est pour cela que les Grosselin,
les Perret, les Dupleix, les Outine ont pu s’en emparer
avec tant de facilité!
L’Internationale n’est point une institution'bourgeoise l
et caduque ne se soutenant plus que par des moyens ar-. ‘
tificiels. Elle est toute jeune et pleine d’a‘venir, elle doit
donc pouvoir supporter la critique. Seules la vérité, la
franchise, la hardiesse des paroles et des actes, et un
contrôle permanent exercé par elle-même sur elle-même,
peuvent la faire prospérer. Comme ce n’est pas une
Association qui doive être organisée de haut en bas par 1
comme
voie autoritaire
elle ne peut
et par
s’organiser
le despotisme
que dedebasses
en comités,
haut par l

la voie populaire, par le mouvement spontané et libre


des masses,- il faut que les masses sachent tout, qu’il n’y
l
point pour elles de secret gouvernemental, qu’elles ne '
prennent jamais des fictions ou des apparences pour des
réalités, qu’elles aient la conscience de la méthode et du ‘
but de leur marche, et qu’avant tout elles aient toujours
le sentiment de leur situatién réelle. Pour cela, toutes
les
hardiment
questions
au dans
grandl’lnternationale
jour, c’est-à-diredevant
doivent être
le traitées
peuple i

sation
des sections,
ne doivent
et ses
pas
institutions,
être des secrets
l’état réel
de gouvernement,
de son organi— ,

l
l
l
_71._

mais des objets constants d’une franche et publique dis—


cession.
N’est—il pas vraiment singulier —- pour le dire en pas—
sant— que nos adversaires, qui ont réellement établi
dans l’Internationale de Genève une sorte d’oligarchie
dominante et secrète, un gouvernement occulte, si favo
rable à toutes les ambitions et à toutes les intrigues per—
sonnelles, aient osé nous accuser de menées secrètes.
nous, dont toute la politique, à Genève , a toujours con—
_sisté à les forcer de venir discuter en pleine Assemblée
générale toutes les questions qu’ils auraient préféré trai—
ter en petit comité dans les coulisses?
' Le grand moyen des collectivistes, nous l’avons dit,
fut toujours d’appeler leurs adversaires à cette lutte pu»
biique, dans laquelle, dédaignant les personnalités et
toutes les intrigues souterraines, ils les combattaient uni
quement par la logique et par la puissance des principes,
et restaient presque toujours Victorieux. La tactique de
leurs adversaires, par contre, était une guerre sourde de
manœuvres secrètes et de calomnies personnelles.
L’abîme qui s’ouvrait de jour en jour plus large entre
les partisans de la Révolution et ceux de la Réaction,
devint plus profond encore à partir de la seconde moitié
du mois de juin 4869, époque à laquelle Perron ayant été
forcé par ses affaires d’abandonner momentanément la
direction de l'Egalité, Bakounine fut désigné par le C0
mité de rédaction pour le remplacer. Bakounine, dans
diverses séries d’articles, les Endormeurs, la Montagne,
la Politique de l’Internationule, letc., aborda hardiment
les questions brûlantes, et son langage franc et allant
au vif des choses, fit jeter les hauts cris à la fabrique (1).
C’était précisément l’époque où le parti radical fit d’in
croyables efforts pour se rapprocher de l’Internationale
à Genève et pour s’en emparer. Beaucoup d’anciens
(1) Voir, Pièces justificatives, XII, quelques—uns de ces articles.
_72_

membres, agents reconnus du parti radical et qui comme


tels s’étaient séparés de l’Internationale, y rentrèrent
alors. Cette intrigue se faisait au grand jour, tant on était
sûr du succès. Mais il fallait à tout prix empêcher l’Ega
lité de tenir un langage aussi compromettant, qui pou
vait faire échouer l’alliance projetée. Les Comités desi
Sections de la Fabrique vinrent l’un après l’autre pro
tester auprès du Comité fédéral romand contre la rédac
tion de l’Egalité. Heureusement le Comité de rédaction
était sauvegardé par un article des Statuts fédéraux, .qui
le protégeait contre l'arbitraire du Comité fédéral.
Cependant le Congrès de Bâle approchait et les Sec—
tions de Genève devaient s’occuper de l’étude des cinq
questions mises à l’ordre du jour par le Conseil général
et de la nomination des délégués au Congrès.
Parmi les cinq questions dont nous parlons, il y en
avait deux qui avaient le don d’exciter très fort la mauvaise
humeur des coryphées de la fabrique : c’étaient l’abolition
du droit d’héritage et l’organisatiou de la propriété col—v
lective. Ils s’étaient déjà montrés très mécontents qu’on
eût discuté la seconde de ces questions au Congrès de
Bruxelles. « Ce sont des utopies, disaient-ils, nous de
Vous nous occuper de questions pratiques. »
Ils s’étaient bien promis d’éliminer ces deux questions
du programme du Congrès de Bâle. C’était pour eux,
non-seulement l’effet d’une antipathie de tempérament,
mais une nécessité politique. Ils s’étaient définitivement
entendus et alliés avec la bourgeoisie radicale de Ge
nève; on travaillait activement toutes les Sections pro-‘*
prement genevoises, c’est-à-dire les ouvriers—citoyens de
la fabrique, pour les grouper autour du drapeau radical
en vue des élections qui devaient avoir lieu en automne,
et pour lesquelles Grosselin devait se présenter comme
candidat au Conseil d’Etat. Mais pour que l’alliance en
question se réalisât complétement, il fallait absolument
73

que les ouvriers-citoyens fissent disparaître de leur pro


gramme des questions de nature à agacer les nerfs de
leurs alliés bourgeois. «
La tactique de la coterie genevoise, qui inspirait et di
rigeait le comité cantonal et qui par lui fixait l’ordre du
jour des assemblées générales, fut très simple. Ils firent
nommer par les assemblées générales des commissions
pour préparer des rapports sur les trois premièresques
tions du programme, et ils oublièrent d’en faire nommer
pour les deux questions fâcheuses de l’abolition de l’hé—
ritage et de la propriété collective, espérant qu’on arri
verait à la veille du Congrès sans que cet oubli eût été
réparé.
x Ce calcul fut déjoué; dans une assemblée générale, les
collectivistes rappelèrent qu’il y avait encore deux ques
tions pour lesquelles le Comité cantonal avait négligé de
nommer des commissions, ajoutant qu’il était urgent de
réparer cette omission. Alors l’orage éclata: tous les
grands orateurs de la fabrique et des comités : Grosselin,
Weyermann, Crosset, Waehry, Dupleix, le père Reymond,
Rossetti,.Guétat, Paillard, vinrent tour a tourà la tribune
déclarer que c’était un scandale, une action subversive,
une inutile perte de temps, que de venir proposer des.
1‘
questions pareilles à des ouvriers! Robin, Bakounine,
Perron, Brosset, Heng répondirent, et la victoire resta
aux révolutionnaires: deux commissions furent élues
pour les, deux questions; Bakounine fut nommé dans
celle de l’abolition du droit d’héritage, et Robin dans
celle de la propriété collective.
Dans l’assemblée générale suivante, un autre objet se
trouvait à l’ordre du jour: il s’agissait de la nomination
des délégués au Congrès de Bâle. Lors du Congrès'de
Bruxelles, les Sections de Genève s’étaient unies pour
envoyer à frais communs quatre délégués représentant
toutes les Sections genevoises; cette fois, il était proposé
_74__

d'adopter le même mode de faire, et, le nombre des in


ternationaux s’étant accru, de nommer cinq délégués au
lieu de quatre. Or, les ouvriers de la fabrique, furieux de
leur défaite de l’assemblée précédente, crurent avoir
trouvé le moyen de réparer leur échec : leurs orateurs
déclarèrent que les Sections de la fabrique ne consenti
raient à l’envoi des délégués à frais communs, que si on
leur accordait l’élimination des deux questions de l’hé
ritage et de la propriété. Ce fut le signal d’un second
orage.
Les orateurs collectivistes répondirent que cette pro—
position était une insulte pour les ouvriers du bâtiment,
un attentat à la liberté de leur conscience, et que si la
fabrique voulait en agir ainsi, mieux valait pour le bâti—
ment n’envoyer qu’un seul délégué à.ses frais, ou même
n’en point envoyer du tout, que de se laisser imposer de
pareilles conditions. Les réactionnaires, alors, répétèrent
l’éternel refrain de l’union, de la concorde, de la bonne
harmonie qu’il fallait maintenir à tout prix, et qui va—
laient bien la peine qu’on leur sacrifiât les deux insigni—
fiantes questions qui choquaient les susceptibilités de la
fabrique ; ils rappelèrent aux ouvriers du bâtiment la ré—
connaissance qu’ils devaient aux citoyens-ouvriers genc—
vois pour l’appui qu’ils leur avaient accordé lors de leurs
deux grèves; et surtout, ils les mirent en garde contre
certains étrangers qui n’étaient venus à Genève que
pour semer la division dans l’Internationale. Les étran
gers_ — Brosset, Bakounine, Robin et quelques Gene
vois, répondirent qu’il ne pouvait être question d’étran—
gers dans l’Internationale ; que la reconnaissance et
l’union étaient sans doute de fort belles choses, mais
qu’il n’était pas juste de réclamer en leur nom le renon
cement à sa propre liberté. Cette fois encore, l’immense
majorité donna raison aux collectivistes, et les deux
questions furent maintenues.
._ _ i

Quelques jours plus tard les Sections de la fabrique se


réunissaient dans une assemblée à part. Grosselin, sou—
tenu par Crosset et Wæhry, y renouvela ses déclamations
contre les étrangers, après quoi l’assemblée décida que
les Sections de la fabrique nommeraient un délégué spé—
cial au Congrès de Bâle. Ce fut H. Perret, qui reçut
mandat impératif de s’abstenir de voter sur les questions
réprouvées par la fabrique. '
Devant cette attitude de la fabrique , la séparation de—
vint un fait accompli. Les ouvriers du bâtiment, réunis aux
tailleurs et aux cordonniers, décidèrent d’envoyer de leur
côté trois délégués, qui furent Heng, Brosset et Grosse
lin. En nommant V ce dernier, les ouvriers du bâtiment
voulurent faire preuve d’un esprit de conciliation.
Sur ces entrefaites, les commissions avaient terminé
leurs rapports sur les questions du programme, et elles
les présentèrent à l’assemblée générale. Robin présenta
celui sur l’organisation de la propriété collective, Bakou
nine' celui sur l’abolition du droit d’héritage; tous deux
furent adoptés à la presque unanimité, les ouvriers de la
fabrique ayant à peu près déserté les assemblées géné—
rales depuis les grandes batailles des séances précédentes.
La Commission Chargée d’étudier la question de l’en
seignement intégral présenta aussi son rapport. Mais,
chose curieuse, ce rapport était l’œuvre, non pas de la
commission, mais de M. Cambessédès, l’un des coryphées
du parti radical, et aujourd’hui conseiller d’Etat. Com
ment ce bourgeois radical avait-il pu faire accepter son
travail par une commission de l’Internationale? c’est un
secret que les meneurs de la fabrique et leur allié le
typographe Crosset, membre de cette commission, au
raient pu seuls expliquer.
Le rapport en question était naturellement écrit dans
l'esprit le plus étroitement bourgeois, si bien que Heng,
membre de la commission, et qui s’était chargé de lire
_76_.

cet écrit dont il n’avait pas pris connaissance auparavant,


s’arrêta au milieu de sa lecture en déclarant que ce rap
port ne valait rien. L’assemblée fut de son avis, et le
rapport fut mis au panier.
Les trois délégués du bâtiment avaient reçu mandat
impératif de voter affirmativement sur l’abolition du droit
d'héritage et la propriété collective. Cela mettait Grosse
lin dans une singulière position. Il vint dans la dernière
assemblée générale avant le Congrès, pour s’expliquerà
ce sujet, et pria ses bons amis les ouvriers du bâtiment
de ne pas lui faire l’injure de le charger d’un mandat
impératif, qu’il déclara considérer comme une marque
de méfiance à son égard ; sa dignité et sa conscience lui
défendaient d’accepter un pareil attentat à sa liberté. On
lui répondit que l’assemblée voulait que les délégués
qu’elle envoyait à Bâle représentassent son; opinion et
non une opinion opposée ; et sur la proposition des col
lectivistes, le mandat impératif fut confirmé par un nou
veau vote. Alors Grosselin — qui décemment, en qualité
de candidat au anseil d’Etat genevois, ne pouvait accep
ter un mandat révolutionnaire -—- donna sa démission de
délégué en pleine assemblée.
Mais les meneurs de la fabrique eurent bien vite trouvé
le moyen de remédier à ce nouvel échec. La veille du
départ des délégués, le Comité cantonal, composé pres
qu’entièrement d’hommes à la manche des meneurs, se
réunit, et, s’arrogeant un droit qu’il n'avait pas, puisque
les statuts fédéraux subordonnaient formellement toutes _—;r_.,-.
les décisions du Comité cantonal à celles des assemblées
générales, prit sur lui de décider que Grosselin devait
se rendre à Bâle sans mandat impératif. 11 n’assistait
guère à cette réunion du Comité cantonal que des délé
gués des sections de la fabrique, qui avaient été avertis 5
les représentants des autres sections étaient presque tous
absents; et le Comité cantonal avait d’autant moins de
_77_
droit de prendre une décision semblable en cette circons
tance, qu’il s’agissait, non de l’envoi d’un délégué de
toutes les sections de Genève, mais d’un délégué spécial
des sections du bâtiment.
Pour éviter un scandale, les co-délégués de Grosselin
ne voulurent pas protester contre cet acte d’arbitraire
lors de la vérification des mandats à Bâle ; Grosselin sié
gea donc au Congrès, et s’abstint de voter sur les deux
questions de l’héritage et de la propriété, au mépris du
vote formel des sections qui avaient payé de leur poche
l’envoi de ce’délégué déloyal.

IV

Les délégués de la Fédération romande au Congrès de


Bâle furent : Brosset, serrurier, Heng, graveur, Grosselin,
monteur de boîtes, délégués des sections de Genève (ce
dernier démissionnaire, et venu sans mandat régulier,
comme nous l’avons dit); Henri Perret, graveur, délégué
des sections de la fabrique de Genève ; Fritz Robert, pro—
fesseur, délégué de la section de la Chaux—de-F‘onds ;
Floquet, monteur de boîtes. délégué de la Section du
Locle ; Guillaume, de professeur devenu typographe,
délégué des graveurs du Locle; Schwitzguébel, graveur.
délégué de la section du district de Courtelary; Gorgé,
horloger, délégué de la Section de Moutier; Jaillet, cor
royeur, délégué de la section de Lausanne. /
J .-Ph: Becker était venu comme délégué du comité
central du groupe de sections de langue! allemande; et
. Bakounine comme délégué des ovalistes de Lyon et des
mécaniciens de Naples.
Le Congrès, avant d’aborder les cinq questions de son
ordre du jour, eut à s’occuper d’un incident soulevé par
les citoyens Bürkly de Zurich, Goegg (de la Ligue de la
Paix) et Rittinghausen de Cologne. Il s’agissait de l’intro—
.'_78__

duction à l’ordre du jour d’une sixième question proposée


par ces citoyens, la législation directe par le peuple ; et
non contents de demander que cette question , qui n’avait
pas figuré au programme, fût portée à l’ordre du jour,
ils prétendaient qu’elle fût discutée en premier lieu,
comme la plus importante de toutes!
La discussion qui s’engagea à ce sujet put servir de
pierre de touche pour l’appréciation des principes pro
fessés par les divers délégués: on vit très nettement se
dessiner les deux camps opposés des révolutionnaires et
des simples réformateurs; de ceux qui voulaient détruire '.
l’Etat, et de ceux qui voulaient seulement conquérir le
pouvoir politique. La proposition Bürkly-Goegg-Ritting—
hausen fut appuyée par Bruhin, procureur—général du
canton de Bâle; par Liebknecht, rédacteur du Volksstaat,
qui prétendit que ceux qui combattaient la législation
directe étaient des réactionnaires ; et par l’ouvrier Starke,
de Bâle. L’opinion contraire fut soutenue par Robin,
délégué de la section liégeoise. par Schwitzguéb'el,
Bakounine, F. Robert, et Hins, de Bruxelles.
Devant l’attitude de la très grande majorité du Con—
grès, les partisans de la législation directe battirent en
retraite, et il futdécidé à l’unanimité que leur question
Serait discutée après les questions du programme, si on
avait le temps. ‘ t, '
Vint ensuite la discussion sur la propriété. Nous ne
l’analyserons pas, nous nous bornerons au recensement
des votes. Les deux résolutions suivantes furent propo
sées:
1° Le Congrès déclare que\la société a le droit d’abolir
la propriété individuelle du sol et de faire entrer le sol
à la communauté. ‘\ '
2° Il déclare en outre qu'il y a nécessité a faire entrer
le sol à la propriété collective. l
_79_
La première résolution fut adoptée par 54 oui, contre
4 non et 13 abstentions.
La seconde résolution fut adoptée par 53 oui contre 8
non et 40 abstentions.
Les délégués Schwitzguébel, Robert, Floquet, Guil
laume, Gorgé, Jaillet, Bakounine, Heng, Brosset avaient
voté oui sur les deux résolutions.
Par contre les délégués H. Perret et Grosselin s’étaient
abstenus. ‘
C’est-à-dire que les représentants des sections du Jura,
de Lausanne et du bâtiment de Genève avaient tous voté
dans le sens collectiviste, et que le seul délégué de la
fabrique de Genève et son compère Grosselin faisaient
exception. '
La discussion sur le droit d’héritage fut plus compli
quée. Une fraction du Congrès, dont Varlin et Bakounine
furent les principaux représentants, voulait que, malgré
le vote sur la propriété qui semblait avoir tranché déjà
V la question, le Congrès prononçât formellement l’aboli
tion du droit d’héritage comme corollaire de la propriété
collective, et cela pour qu’il ne pût rester aucune équi—
voque dans les esprits. La Commission du Congrès avait
présenté une résolution dans ce sens. —‘ Une autre frac—
tion, celle des communistes allemands, dont Eccarius,
membre du Conseil général, se fit le porte-voix,” disait
qu’une déclaration pareille était superflue, mais que, si
l’on voulait arriver, dans l’Etat actuel, à restreindre le
droit d’héritage, on pourrait prendre certaines mesures
législatives transitoires, comme extension des impôts exis
tants et limitation du droit de tester.
Ici encore, révolutionnaires et réformateurs se retrou
vaient en présence. Les premiers se prononcèrent par
32 voix pour la proposition de la Commission, les seconds
par 19 voix pour la proposition du Conseil général. Comme
il y avait 68 votants, aucune des propositions n’avait ob
_30_
tenu la majorité absolue, mais celle du Conseil général
n’en était pas moins restée en minorité. Cet échec paraît
avoir été très sensible à celui qui, sans aucun doute,
était l'auteur de la proposition faite au nom du Conseil
général, M. Marx ; au moins la façon dont ses amis etlui
ont commenté et dénaturé cet incident montre qu’ils y
attachèrent une importance qui n’était certes dans l’es
prit d’aucun de ceux qui votèrent la proposition de la
Commission. '
A en croire le libelle publié récemment sous les ans
pices du Conseil général et que nous sergns forcés de
mentionner quelquefois (l), la proposition de l’abolition du
droit d’héritage aurait été une simple vieillerie saint—si
monienne ressuscitée par Bakounine. Cependant cette
vieillerie saint-simonienne faisait partie des doctrines de
Marx lui-même, qui l’inscrivait en toutes lettres dans son
programme de 1848 (Manifeste du parti communiste al—
lemand); et en outre, des internationaux qui ne pre- '
naient certes pas le mot d’ordre déBakounine’, comme
Brismée et Varlin, s’étaient chaleureusement prononcés
en faveur de ce principe.
Le même libelle parle (page 10) de «moyens déloyaux
employés à cette occasion, et cette fois-là seulement, dans
un Congrès de l’Internationale. »
Nous déclarons cette assertion absolument calom—
.nieuse. Tous ceux qui ont assisté au Congrès de Bâle, et
qui en parleront avec bonne foi, sont unanimes à le dé
clarer avec nous. Si la calomnie du Conseil général, au
lieu d'être conçue en termes vagues, énonçait quelque
fait précis, nous n’aurions pas de peine à montrer qu’il
n’y a là qu’un mensonge. Mais ce système d’insinuations
vagues, qui ne se laissent pas prendre corps à corps, et
qu’on ne peut réfuter d'une manière précise, est très
(1) Les yirétendues scissions dans l’Internationale, édition fran
çaise. Genève, 1872.
\
—215——

Par conséquent, il n’existait pas légalement vis-à-vis


du Conseil général, et le citoyen Jung n‘avait pas le droit
de le reconnaître en l’invitant directement à envoyer des
délégués à la Conférence.
Le citoyen Jung n’a pas reçu de la part de ce Comité
des réponses a des questions faites au nom du Conseil gé
néral; depuis l’admission du citoyen B. au Conseil géné
ral, les demandes du Comité susdit ont toujours été com
muniquées au Conseil général par l’intermédiaire du ci
toyen R., et jamais par le secrétaire—correspondant pour
la Suisse.
Considérant encore :
Qu'au nom du Comité susdit, le citoyen R. avait de
mandé de référer le différend d'abord au Conseil géné
ral, et puis, sur le refus du Conseil général, à une Con
férence; que le Conseil général et son Secrétaire-corres—
pondant pour la Suisse étaient donc bien fondés à suppo—
ser que le citoyen R. informerait ses correspondants de
la convocation d’une Conférence, demandée par eux—
mêmes ;
Que la Commission d'enquête nommée par la Confé
rence pour étudier le différend Suisse a entendu le ci
toyen R. comme témoin ; que tous les documents com—
muniqués au Conseil général par les deux parties ont été
soumis à cette Commission d’enquête ; qu’il est impossi
ble d’admettre que le Comité susdit ait seulement été
informé le 4 septembre de la convocation de la Confé
rence, attendu que déjà au courant du mois d’août il avait
offert au citoyen M. de l’envoyer comme délégué à la
Conférence;
Pour ces raisons :
Quant à la seconde fin de non-recevoir, la Conférence
passe outre.
Troisième fin de non-recevoir:
« Une décision, — dit—on, -— annulant les droits de
notre Fédération, aurait les plus funestes résultats, quant
à. l’existence de l’Internationale dans notre contrée. »
Considérant : .
Que personne n’a demandé d’annuler les droits de la
Fédération susdite, .
La Conférence passe outre.
—216—

2° La Conférence approuve la décision du Conseil gé


néral du 29 juin 1870.
Considérant en même temps les poursuites auxquelles
se'trouve en butte l’Internationale, la Conférence fait
appel à l’esprit de solidarité et d’union, qui plus que ja
mais doit animer les travailleurs;
Elle conseille aux braves ouvriers des Sections des
Montagnes de se rallier aux Sections de la Fédération
romande. Dans le cas où cette union ne pourrait se faire,
elle décrète que la Fédération des Sections des Monta
gnes se nommera : Fédération jurassienne. .
Elle donne avis que désormais le Conseil général sera
' tenu à dénoncer et à désavouer tous les journaux, se di
sant organes de l‘Internationale, qui, en suivant l’exem
ple donné parle Progrès et la Solidarité, discuteraient
dans leurs colonnes, devant le public bourgeois, des
questions a traiter exclusivement dans le sein des Comi
tés locaux, des Comités fédéraux et du Conseil général,
ou dans les séances privées et administratives des Con
grès, soit fédéraux, soit généraux.
Londres, 26 septembre 4871.
Pour copie conforme:
Le Secrétaire-correspondant pour la Suisse,
H. JUNG.
Nous ne nous arréterons pas à réfuter l’argumentation
de ce long décret. Il ne s’agit pas, pour nous, de subti—
liser pour déterminer si le Conseil général avait oui ou
non agi en vertu des résolutions de Bâle, ou pour fixer
exactement en quoi les attributions d’une Conférence dif
fèrent de celles d’un Congrès général ; il s’agit d’affirmer
hautement le principe de l’autonomie des Fédératidns,
et de protester contre tout acte émanant soit d’un Con
seil général, soit d’une Conférence, soit d’un Congrès,
qui porterait atteinte à Cette autonomie, parce qu’un acte
pareil est, à nos yeux, destructif des bases mêmes de
l’Association internationale. Il nous est donc absolument
indifférent d’avoir les textes juridiques pour nous ou con
tre nous: puisque notre protestation se fonde sur le droit
-—217 —

naturel; et que c’est au nom du droit naturel et inalié


nable que possède tout groupe d’hommes de s’organiser
de la manière qui lui convient, que nous avons levé les
premiers, après la Conférence de Londres, la bannière
de l’insurrection contre le parti autoritaire.
Mais il y a, dans cet arrêt rendu contre nous, des faus
setés matérielles que nous ne pouvons pas laisser passer
sans les indiquer.
On y prétend que « le citoyen R., à différentes repri
ses, a sollicité le Conseil général, au nom de ce Comité
(notre Comité fédéral), de prendre une résolution défini
tive sur cette question. ) —— C’est faux.
On y prétend que « c’est le Comité fédéral des bran
ches dissidentes des Montagnes qui, par l’intermédiaire
du citoyen R., a demandé la convocation d’une Confé—
rence pour juger définitivement ce différend. » — C’est
faux.
On y prétend que « depuis l’admission du citoyen B. au
Conseil général, les demandes du Comitésusdit ont tou
jours été communiquées au Conseil général par l’inter
médiaire du citoyen R., et jamais par le secrétaire-cor
respondant pour la Suisse. » — C’est faux. '
On y prétend ( qu’au nom du Comité susdit, le citoyen
R. avait demandé de référer le différend d’abord au Con
seil général, et puis, sur le refus du Conseil général, à
une Conférence. ) —— C’est faux.
Jamais le citoyen R. n’a reçu aucun mandat quelcon
que du Comité fédéral de la Fédération romande des
Montagnes. Nous l'affirmons de la façon la plus catégo
rique. -
Donc jamais le citoyen R. n’a pu faire aucune démar
che quelconque auprès du Conseil général au nom de ce
ComitéÏ
Jamais le citoyen R. n’a en à communiquer aucune
demande de ce Comité au Conseil général.
M 15
— 213,, —-.
Deuœ lettres seulementvont été écrites par le Comité,
fédéral des Montagnes au Conseil général : la première en
avril 1870, la seconde en août 1871. , Ces lettres {ont été
toutes deux adressées au citoyen H.-Jung, secrétaire
correspondant pour la Suisse. »
,_On voit que le mensonge ne coûte rien a la coteriè
Marx. . ' . , . 7
Plus loin. il est dit, dans un autre considérant; c qu’il
est impossible d’admettre que le Comité susdit ait seule—
ment été informé le 4se,ptembre de la convocation de
la Conférence, attendu que, déjà au courantdu mois
d’août, il avait offert au citoyen M. de l’envoyer comme
délégué à la Conférence. » . -
Il. est certain que ce n’est pas le 4 septembre seule
ment que notre Comité fédéral a apprisindirecter‘nent la
convocation de la Conférence, et qu’en effet nous en
avions été informés déjà au mois d’août. Personne n’a
jamaisprétendule contraire(t), etil était inutile de se
donner l’airde nous en faire la démonstration.
L’accusation pbrtée contre le Progrès et la Solidarité
est absolument mensongère en ce qui concerne le pre
mierde ces journaux. Nousavons déjà dit plus haut
(page 88) que, pendant tout le cours de sa publication ,
leProgrès n’a parlé que trois fois du Conseil général,
et chaque fois d’une manière amicale: le texte de ces
trois passages a été réimprimé in extensodansle Bulle
tin de la Fédération jurassienne du 15 juin 1872. Du
reste, rien de plus facile que de s’assurer, en feuilletant
la cqllection,du Progrès, de la faussetéde l’assertion
a laquelle nous répondons. Ajoutons que le Progrès
* ayant déjà cessé de paraître ='arant le Congrès de la
(1) Le motaujourd’hui, dans la‘ letire de notre Comité fédéral,
ne signifie pas nécessairement ce jour même; il faut comprendre bien
mal le français pour l’entendredaps ce' sens.% -
L— 249,_ —
Chauœ-de—Fonds d’avril 1870, c’est-à-dire avant la scis
sion de la Fédération romande, il serait ridicule de notre
part de réfuter sérieusement les gens qui prétendraient
que le Progrès a discuté cette question devant le public
bourgeois.
Quant à la Solidarité, il est évident qu’elle devrait
discuter cette ilqpe,stiop;là ;,_.6lle,ne_ pouvait s’eq abste
nir, les choses en étaient venues à un point où la pu
blicité était devenue indispensable. D'ailleurs, comment
ose-t-on faire un crime à' la Solidarité d’une polémique
dont l’Egalité lui avait donné l’exemple? Nous avons
reproduit plus haut (pages 142 et suivantes) les princi
peux articles des deux journaux après la scission: on
a pu juger suffisamment quel est celui dont l’attitude a
été la plus convenable, et qui a cherché sincèrement
la conciliation; et nous sommes certains que les lecteurs
impartiaux renverront a l’Egalité de 4870 le blâme:qp}a -
le.Gp_nseit général a voulu infliger.au Progrès et .à lanSe- -
lidarité. , , . . l . r a . .
'.l‘ .

La conclusion des interminables considérants de .ce


jugementdérisoire, c’était un arrêt formulé ainsi :
« La Conférence décrète que la Fédération des Monta
gnes se nommera Fédération Jurassienne: )7.
Ici nous nous abstenons de tout commentaire. Les me
neurs de la Conférence se croyaient si sûrs du triom—
phe de leur despotisme, qu’ils ne prenaient plus la peine
de masquer leuMnsolmcey ellméclatait jusque dans la
rédaction de leurs ukases. L’autonomie des Fédérations
était audacieusement soufflétéel
Les internationauxdes Montagnes jurassiennes allaient
relever le gant. '
,V:ul
hx'<iw, 12 ' "W‘ . ,.‘f’ _ .. . x. l 1 I
——.°220—

QUÀTBIÈME PARTIE
La Fédération jurassienne.
(1871 - 1873.)

Le Comité fédéral des Sections romandes du Jura crut


de son devoir, en présence des protestations que soule
vaient , dans nos Sections , les décrets de la Conférence
de Londres, de convoquer un Congrès régional. Il enga—
gea donc, par une circulaire en date du 31 octobre 1871,
les Sections romandes appartenant à notre Fédération a
envoyer des délégués à Sonvillier pour le dimanche 12
novembre.
Cette circulaire était ainsi conçue :

ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS.

Fédération romande.

Quatrième circulaire aux Sections.

Compagnons l
Depuis longtemps déjà, notre Congrès régional aurait
du être convoqué; mais les événements dont l’Europe
a été le théâtre, et la situation particulière qui en est ré
—-221 —

sultée pour l’Internationale, rendaient impossible la con—


vocation de nos délégués.
Tous les esprits se tournaient vers les Communes ré
volutionnaires de France , qui, à plusieurs reprises.
essayèrent de s’affranchir pour ouvrir au travailleur
l’ère de son affranchissement économique. Lyon, Mar—
seille et Paris succombèrent sous les coups de la bour
geoisie, dont l’organi5ation . il faut le dire , s’est montrée
plus forte que la nôtre.
La lutte héroïque du peuple de Paris, les nombreux
sacrifices qu’il a faits au nom de l’affranchissement des
travailleurs, la non; réussite de cette formidable lutte
communale, —— tout ceci devrait faire réfléchir les inter
nationaux. Quant à nous. compagnons, nous pensons
que l’Association Internationale des Travailleurs entre,
dès à présent, dans une nouvelle phase, car elle doit
s’organiser de manière à pouvoir utiliser, au profit des
travailleurs, toute lutte partielle qui pourrait s’engager
entre ces derniers et la bourgeoisie.
Une autre'cause , qui fait entrer lîlnternationale dans
une nouvellë phase, c’est l’attitude dictatoriale du Coup
seil général vis-à-vis des Sections. La Conférence, tenue
dernièrement à Londres, a pris des résolutions qui nous
concernent de près. Vous savez tous qu’une scission s’é
tait produite au Congrès de la Chaux-de-Fonds en 4870.
La minorité dissidente s’est arrogé le titre de Fédération
romande. Nous avons compté sur l’esprit d’impartialité
et de justice qui devrait animer les membres du Conseil
général, et nous espérions longtemps qu’il mettrait fin
à ce conflit, en nous reconnaissant au moins le droit
d’existence comme Fédération à l’égard de nos confrères
de Genève. Eh bien! le Conseil général s’est enfermé
dans un silence inexplicable. Il ne nous restait qu'une
seule issue : c'était d’attendre la convocation du Congrès
général, qui mettrait fin au conflit.
Mais. d’un côté , nous voyons que la convocation du
Congrès général est presque impossible pour le mo
ment ; d’un autre côté, la Conférence de Londres. tenue
secrètepour nous, et convoquée par le Conflit général,
a pris des allures dictatoriales en lançant des décrets ;
ce qui est contraire aux principes fondamentaux de l’In
ternationale. -
,— 222 —

Tout ceci nous oblige; compagnons, a convoquer, le


plus tôt possible, notre Congrès régional, qui aura et ar-_
réter une ligne de conduite conforme aux intérêts géné
raux de l’Association et 'à ceux particuliers de notre Fé
dération.
L’ordre du jour
' que nous
‘5 vous
""'*"“ proposons'est'le
" sui

vent: 1' ’ .Iz


'
10 Rapport du Comité‘fédéraljf I ‘ , ,
2° Le Conseil général et la Conférence de LOndres;
3° La réorganisation de la‘ Fédération et la'révision
de ses statuts; . " ' ' ' ' " '
4° Le Congrès ouvrier _sliisse.
Compagnons, - î. ,‘
Nous sommes sûrs que vous répond_t-’e‘z à" notre ‘appel
par l’envoi de vos délégués,et que de leurä’délibéra‘tions
ressortira une consolidation des liens qui "unissent nos
Sections. ' ' ' , .' .' .Ï:.‘ . .
Le Congrès aura lieu, le_ 12= novembre, à Soñvillier
(Jura berneis)î La,séa'n’ce d’ouverturevaura lieu à 6 heu
res du matin, 'à l’Hôÿ'él'de la Balance“.”Aÿé‘z l’obligeance
de nous aviser du nombre des délégîléë"?qüi‘Vîèhdt‘0nt au
Congrès. ' ' " ‘ " ' ' ." '
Salut et solidarité. . , , , ,;_ ,
PourleLeComité fédéral romand: ,. ,
Seérètaire-correspondant,

. ' " Adhémar SCHWITZGUÉBEL.


Sonvillier-Stflmier, le 31 octobre 1871.
' ‘Hu1t Sections se firent représenter au Congrès de Son—
villie‘r. Voici jes_ noms des délégués: , ,__., ‘ _
Section du Locle.: F. Graisier, graveur; Aug. Spichi
ger, guillocheur. . ' v > v
Section de propagande de la Chauit-de-Foiids: Numa
Brandt, horloger. ' _ l "
Section de Neuchâtelî A.ID(upuis, serrurier; James
Guillaume,flypographe. -
Section centrale du district de Cburtelary: Henri De
venosges, monteur de boîtes; Léon Schwitzguébel, guil
locheur.
cercle d’études sociales de Sonvillier : Fritz Tschui ,
horloger" g‘iu‘s‘nn G‘dérber, graveur. _
' Car-clé d’étudëssociales de Saint-Imier: A. Scheuner,
"horloger; Làüi’sËäflier, horloger. ' .
' ‘Se‘é’tîo‘n des" graveurs et guillocheurs du district de
'Courtelary': Charles Chopard, graveur ;'A. Jeanrenadd .
ghilloche‘dr.‘ _ _ ' ‘
Sëètionde’Mdùtier: Christian Hofer, horloger.
'En"'outre, la section de propagande et d’action révo
lutionnaire-socialiste de'Genève avait envoyé deux dé—
légués ; Niè’ôl‘as’ Joukowskÿ, instituteur, et Jules Guesde,
journaliste. a”' ‘ V '
“Un’œrtàiñ nombre de membres des Sections les plus
'voisihé“s assistaient au Congrès, outre les délégués; on
pressentàit qu’il devait s’y passer quelque chose d’im—
portant, et que le conflit interminable, qui, depuis bien
tôt deux ans , mettait en péril l’lnternationale en Suisse,
allait recevoir une solution. ‘
_‘ Le Congrès s’ouvrit le dimanche matin, ’12 novem
bre, dans la grande salle de l’Hôtel de la Balance, sous
la présidence'de Spichiger, du Locle. Jules Guesde, de
Genève, et Charles Chopard, de_ Sonvillier, furent secré
taires. ' " Yl_
Le rapport présenté par le secrétaire du Comité fédé
ral, Adhémar Schwitzguébel, constate, avec une:entière
franchise , le triste état de désorganisation où se trou
-vait' l’Internationale en Suisse. Il en attribua la cause ,
d’une,part, à la guerre franco-allemande et aux événe—
ments:qui l’avaient suivie; d’autre part, aux intrigues
de la coterie genevoise et de ses alliés de Londres. La
sincérité avec laquelle ce rapport mit le doigt sur les
plaies doht’souffrait l’Association en Suisse, fut très re
marquée alors , et produisit une excellente impression ;
on yisèhtait l’accent résolu d’hommes qui se _savent
asseä forts pour n’avoir pas besoin de déguiser la vérité.
-224_

Le Congrès s’occupe ensuite des actes duCo'nsefl g‘é—


néral et de la Conférence de Londres, L’unenin;ité des
délégués se prononça contre les manœuvres du Conseil
général et contre les décrets de la Conférence..Unp pom—
mission de trois membres fut chargée de rédiger un.pr0
jet de circulaire à adresser à toutes les Fédérations,yet
où serait exprimée l’opinion du Congrès sur la Conférence
et le Congrès général; cette commission fut composée de
Hofer. Guillaume et Joukowsky, et dut présenter son
projet dans la séance de relevée.
Sur la troisième question de l’ordre du jour (réorgani—
sation de la Fédération et révision de ses Statuts), le
Congrès vota à l’unanimité la résolution suivante, qui, se
lon lui, mettait fin une fois pour toutes aux misérables
chicanes que nous faisaient les intrigants' de Genève :

« Le Congrès,
Considérant que la Fédération romande, dont le pré—
sent Congrès est le seul représentant légitime, a perdu son
caractère primitif par la retraite d’une partie des Sections -
qui la constituaient. r
Pense qu'il y a lieu de dissoudre cette Fédération, et la
déclare dissoute.
Considérant, en outre, qu’un Congrès des Sections ro
mandes. réuni à St-Imier en octobre 1870. a discuté la
proposition de constituer une Fédération nouvelle, qui
porterait le nom de Fédération jurassienne, prop05ition
qui a été écartée alors comme prématurée, mais qui est
présentée de nouveau aujourd’hui par plusieurs Sections,
Le Congrès décide de constituer, entre les Sections
représentées au Congrès et celles qui y adhéreront, une
Fédération nouvelle qui prend le nom de Fédération ju—
rasszenne. D

Il y a quelques remarques à faire sur la rédaction de


cette importante résolution. qui fut l’acte constitutif de
cette Fédération jurassienne destinée à appeler sur sa
tête toutes les fureurs de Marx et de son parti. D’abord,
— 225 —'

dès la première phrase, le Congrès maintient la validité


du vote en vertu duquel. au Congrès de la Chaux-de
Fonds, la Fédération romande s’était trouvée divisée en
majorité et en minorité ; il affirme, en dépit de la Confé
rence de Londres. que les Sections de la majorité, c’est
à-dire les Sections du Jura, constituaient encore à. cette
heure—là, le 12 novembre 1871, la seule véritable et légi
time Fédération romande, et que leur Congrès seul avait
le droit de s‘en dire le représentant.
Après cette affirmation, la résolution disait clairement
que, si les Sections romandes du Jura se constituaient, à
partir de ce jour, en Fédération jurassienne, ce n’était
point pour obéir au décret de la Conférence, mais que
c’était de leur chef. et en donnant suite à une propœi—
tion présentée déjàl’année précédente au Congrès romand
de St-Imier. ,
Cet espèce de défi jeté à l’autorité de la Conférence fit
bondir les marxistes, et l’Eÿalité ne trouva pas assez
d’injures pour les audacieux délégués de Sonvillier.
Les Statuts de la nouvelle Fédération furent adoptés
séance tenante. La Section de Neuchâtel avait présenté
un projet qui servit de base à la discussion. Dans la ré
daction de ces Statuts, le Congrès chercha à établir clai—
rement le principe de l’autonomie des Sections, menacé
par la Conférence de Londres, et il s’efforçaégalement
d’éliminer le pesant bagage de réglementations minutieu- ,
ses qui surchargent ordinairement les Statuts de ce genre,
pour se borner équelques articles fixant les points du
contrat conclu entre les Sections. — On trouvera les Sta—
tuts de la Fédération jurassienne aux Pièces justifica
tiVes (i .
La quatrième question à l’ordre du jour était celle d’un
Congrès ouvrier suisse, qui avait été proposé à la fois par
(1) Voir Pièces justificatives, XV.
, .
le parti flonflon—socialistede'Zurich et" par l’Association
poittiq‘œ-omnemmauomw de'G'enèvé (cette ASsôiiiation
était une 'a_nnéite iié I”Intænati‘ohæe, présidée par ‘Per—
rét,jèt déSfinéeä embrigader les ouvriersïpom les élec
tions au ptéfit’.dés' radicaux); Un Congrès ouvrier suisse
convoquepar ces gens—'la'n’anhonçait n‘ai; de bon; néan—
moins-le Congrès de Sonvillier, voulant'témbigner de son _
‘dééir'sincéré'd’union. avec toutes les ‘société”s”Ïé‘uvrières
de la Suisse, décida d’inviterles' Sectié’rjsjjùi‘àss’ié‘ües a
se faire représenter au'Congrès ‘o'uvrier suisse par des dé
'légähéébhaigés d’y sbùtënir‘les“ principes‘de la Fédération
’jurassienne‘. ‘—*Ce n’ayant
‘ les organisateurs Congrèspu‘suis‘se,‘du
s’entendre.r‘este,‘n’éüt
.‘ .' l,pas_ ’lieu,
"' Sui"la“[5t‘ép0Sîtidfi de ’quelqdesr'délégl‘iés,"lecongrès
'àvait décidé d’ajouter“ à son ordre. du jour une“ cinquième -
question, celle d’un organe_é créer pour la Fédéi‘àfién.
"Gette‘ques’tioh‘se troùVäit”sédlé’vée par uné'prbposition
-du 'citbyen’Ûldriè, 'prop’osi‘tio‘n’ que le délégué JbukôWsky
s’était'éliàrlgé“de trärtëmettreà‘u Congres, Eé‘citéyen-Cla
ris,“un’ desremgæé-aeh communs de Pa’fis,‘avait f0ndé
a Genévéhri'joùrhàl ‘SOÛialiSté hébdomädàfie'ifititulé la
'Héo'olutio‘ñ sbcial‘e‘, ddnt 'trdis’iiumerdsava‘iént dèj'à' paru ;
ilo‘ffrait à la Fédération jurassienne îd’insérer""dans son
journal tous les“afli>cles-"et‘propre
'rait, se réservantäv’soussa documents qu’elle luilaenver
responsabilité, direc
tion‘dé l‘apértidri‘du journal qui ne seraitipa‘s absorbée
par les"dommdniéations ol’fiéiellé’s’dé‘lä Fédération.
:" L’ti 'coùn’niSsîdri nommée pour. étudier'cétte‘question
présenta ie-mgpen
« Considérant que,suivante ” -' “la situation
surtout dans ' qui lui est

_"'-.__x

faite parle Conseil généraLde Londres, la :Fédération'ju


rassienne ne,saurait se passer d’un organe depublicîté ;
Considérant d’autre part que la Fédération est dans
l’impossibilité absolue de fonder.et d’entretenir un jour
nal qui lui appartienne en propre ;

L...v—- — I —» _._..,—.——r'
—227—

Considérantenfin que la Révolution sociale s’est offerte


'à prendre le titré d'organe de la Fédération jurassienne
et à publier tousles documents ou articles qui pourraient
lui être régulièrement adressés; " ' ï ' v
Votrecommission a l’honneur de vous proposer :
1° D’agréer les offres de la Révolution social‘e; »
“2° D’inviter les Sections composantla Fédération, et
les membresde ces Sections, à prendre le plus grand
nombre possible d’abonnements au 'iournal susnommé;
30 De choisir dans le sein de la Fédération-une déléga
tion chargée spécialement deveiller à la partie de la Ré
volution sociale qui= concerne la Fédération.

Ces conclusions furent adoptées“ et la Révolution so


ciale devint, à:partir de son numéro 5, l‘organe de la Fé
dération jurassienne; -
Le rapport de la commission chargée de rédiger un
projet de circulaire auÿ.Fédérations, devait former l'ob
jet le plus important des délibérations du Congrès
| Ce rapportfut présenté dans la séance de relevée ;- le
Projet de'circulaire'fut adopté à l’unanimité , et le Coh
igrès décida‘ que‘ce document serait signé par tous les
délégués. .4 ‘_, . \ _; ' »
Voici letexte decettecirculaire, première protestation .
du parti fédéraliste "dans l’Internationale contre le coup
d’Etat tenté par les autoritaires:

' Circulaire à toutes-Les Fédérations de l’Association


* internationale: des travailleurs. ‘

Les; délégués soussignés. représentant un groupe de


Sections de l’1nterua’tionale qui vient de se constituer
sous le nom de Fédération jurassienne, s’adressent, par
la présente Circulaire. à.toutesles Fédérations de l'Asso
ciation internationale..des travailleurs.et leur demandent
dose joiddre'à ellesippnr provoquer. laconvœatiou, à
bref délai, d’un Congrès général. ; . . _
Nous allons exposer en peu de mots quelles sont les
-—— 228..—

raisons qui nous font réclamer cette mesure, absolument


nécessaire pour empêcher notre grande Association d'être
entraînée, à son insu, sur une pente funeste. au bout de
laquelle elle trouverait la dissolution. ,
Lors de la création de l’Association internationale des
travailleurs, il fut institué un Conseil général qui .deVait.
aux termes des Statuts, servir de bureau central de cor
respondance entre les Sections, mais auquel ne fut délé
guée absolument aucune autorité, ce qui eût d’ailleurs été
contraire à l'essence même de l’Internationale, qui n’est
qu’une immense protestation'contre l’autorité.
Les attributions du Conseil général sontdu reste nette
ment définies par les articles suivants des Statuts géné
raux et du Règlement général: ' ’
( (Statuts généraux.) — ART. 5. Il est établi un Conseil
général composé de travailleurs représentant les diffé—
rentes nations faisant partie de l’Association internatio
nale. Il prendra dans son sein, selon les besoins de l’As
sociation, les membres du bureau. telsque président? se
crétaire général, trésorier} et secrétaires particuliers pour
les différents pays.
) Tous les ans, le Congrès réuni indiquera le siège du
Conseil général. nommera ses membres, en lui laissant
le droit de s’adjoindre les membres supplémentaires, et
choisira le lieu de la prochaine réunion. .
) A l’époque fixée pour le Congrès, et sans qu’il soit
nécessaire d’une convocation spéciale. les délégués se
réuniront de plein droit au lieu et jour désignés. En cas
de force majeure, le Conseil général pourra changer le
lieu du Congrès, sans en changer toutefois la date.
) ART. 4. A chaque Congrès annuel, le Conseil général
publiera un rapport des travaux de l’année. En cas d’ur
gence, il pourra convoquer le Congrès avant le terme
fixé. ' ’
» ART. 5. Le Conseil général établira des relations avec
les différentes Associations ouvrières, de telle sorte que
les ouvriers de chaque pays’soient constamment au cou
rant du mouvement de leur classe dans les autres pa‘ s ;
qu’une enquête sur l’état social soit faite simultanémen et
dans un même esprit; que les questions proposées par
une Société, et dont la discussion est d’un intérêt géné
ral. soient examinées par toutes, et que, lorsqu’une idée
-229

pratique ou une difficulté internationale réclamera l’ac


tion de l’Association, celle-ci puisse agir d’une manière
uniforme. Lorsque cela lui semblera nécessaire, le Con
seil général prendra l’initiative des propositions a son
mettre anx Sociétés locales ou nationales.
» Il publiera un bulletin pour faciliter ses communica
tions avec les bureaux correspondants.
» (Règlement) —— ART. M. Le Conseil général est
obligé d’exécuter les résolutions du Congrès.
» Il rassemble dans.ce but tous les documents que les
bureaux correspondants des diffèrents_pays lui enverront
et ceux qu'il pourra se procurer par une autre voie.
» Il est chargé d'organiser le Congrès et de porter son
programme à la connaissance de toutes les Sections, par
l’intermédiaire des bureaux correspondants des différents
pays.
) ART. 2. Le Conseil général publiera, autant et aussi
souvent que ses moyens le lui permettront, un bulletin
qui embrassera tout ce qui peut intéresser l'Association
internationale: offre et demande de travail dans les dif
férentes localités; Sociétés coopératives; état des classes
laborieuses dans tous les pays, etc.»
Le Conseil général fut placé pour la première année à
Londres, pour plusieurs motifs: c’était d’un meeting tenu
à Londres qu’était sortie l’idée première de l’Internatio
nale; puis Londres offrait plus de sécurité que les autres
villes de l’Europe, sous le rapport des garanties indivi
duelles.
Dans les Congrès subséquents de l'Internationale. à
Lausanne (1867) et à Bruxelles (1868), le Conseil général
fut confirmé à Londres. Quant à sa composition, tous ceux
qui ont assisté aux Congrès généraux savent comment la
chose se passait: on votait de confiance les listes qui
étaient présentées au Congrès, et qui portaient en majo
rité des noms absolument inconnus aux délégués. La
confiance allait si loin que la faculté était même laissée
au Conseil général de s’adjoindre qui bon lui semblerait;
et. par cette disposition des Statuts, la nomination du
Conseil général par le Congrès devenait illusoire. En ef
fet, le Conseil pouvait, après coup, s'adjoindre tout un
personnel qui en aurait modifié complètement la majorité
et les tendances.
Au Congrès de Bâle. la confiance aveugle atteignit jus
\
— 930. —r
qu’à une sorte d’abdication volontaire entre les mains du
Conseil général. Au moyen de résolutions administrati—
ces, on porta atteinte, sans trop s’en apercevoir, a-l’esprit
et à la lettre des Statuts généraux, où l'autonomie de cha
que Section, de chaque groupe de Sections était:si clai—
rament proclamée. Qu’on en juge: >
u (Résolutions administratives de Bâle). —— Résolution
6. ,—Le Conseil général a le droit de suspendre, jusqu’au
prochain Congrès, une Section de l’Internationale.
) Résolution 7. —— Lorsque des démêlés s'élèveront en
tre des Sociétés ou branches d’un groupe national, ou
entre des groupes de différentes nationalités. le Conseil
général aura le droit de décider sur' le différend, sauf
appel au Congrès prochain, qui-décidera définitivement.»
C’était mettre entre les mains du Conseil général un
pouvoir dangereux, et en eut tort de ne pas en prévoir
le résultat. . . . '
S’il est un fait incontestable, mille fois attesté par l’ex
périence, c‘est l’effet corrupteur que produit l’autorité
sur ceux entre les mains desquels elle est déposée. Il est
absolument impossible qu’un homme qui a pouvoir sur_
ses semblables demeure un homme moral.
Le Conseil général ne pouvait pas échapper à cette loi
fatale. Composé pendant cinq.années de suite des mêmes
hommes, toujours réélus, et revêtu par les résolutions
de Bâle d’un pouvoir très grand sur les Sections, il a fini
par se regarder comme le chef légitime de l’lnternatio
nale. Le mandat de membre du Conseil général est de
venu, -entre les mains de quelques individualités. comme
uns propriété personnelle, et Londres leur a paru la ca—
pitale inamovible de notre Association. Peu à peu, ces
hommes qui ne sont que nos mandataires ——et la plupart '
d’entre eux né sont pas même nos mandataires réguliers,
n’ayant pas été élus par un Congrès, — ces hommes, di
sons-nous, habitués à marcher à notre tête et a parler en
notre nom, ont été amenés, par le courant naturel des
choses et par la force même de cette situation, à vouloir
faire prédominer dans l’Internationale leur programme
spécial, leur doctrine-personnelle. Etant devenus, àleurs _
propres yeux, une sorte de gouvernement, il était natu—
rel que leurs idées particulières leur apparussept comme
la théorie officielle ayant seule droit de cité dans l’Asso
ciation ; tandis que les idées divergentes émises I dans
_ 231, —
d’autres groupes leur ont paru; non plus la légitime ma.
nifestation d’une opini0n égale en droite la leur, mais une
véritable hérésie. Ainsi s’est constituée peu a peu une
orthodoxie dont le siège était a Londres, dont les repré-.
sentants étaient les membres du Conseil général; et
bientôt les représentants du Conseil pour chaque pays se
sont donné pour mission, non plus de servir d’intermé
diaires neutres et désintéressés entre les diverse,s,Fédé
rations, mais de se faire l‘es apôtres de la doctrine ortho<
doxe, de lui chercher.des propa ateurs, et de servir des
intérêts de secte au détriment es intérêts généraux de
l’Association, .. '. , , , ' ,. ,
Que devaitâl résulter de tout'cela ‘?‘_Le Conseil général ,
rencontra naturellement de l’opposition dans la voie nour
velle où il s’engeait. L’irrésistible logique l’obligea de _
chercher à briser cette opposition, Et voilà les luttes qui
commencent, et, avec elles, les inimitiés personnelles et
les manœuvres de coterie. Le Conseil général dewent un
foyer d’intrigues; les opposants sont conspués, calom
niés, excommuniés: enfin la guerre, la guerre. ouverte.
éclate au sein de notre Association.
Depuis le Congrès de Bâle, en 1869. le Congrès général
de l’Association n’ayant pas été réuni, le Conseil général
s’est trouvé livré à lui-même pendant les deux dernières
années. La‘ guerre franco—allemande a été le motif de l’ab
sence de Congrès en 1870; en 18.71, ce Congrès a été
remplacé par une Conférence secrète, convoquée par le
Conseil général sans que les Statuts l’autorisasssent en au—
cune manière à agir de la sorte. Cette Conférence secrète,
qui certainement n’offrait pas une représentation com—
plète de l’Internationale, puisque de nombreuses Sections,
les nôtres en particulier, n’y avaient pas été convoquées; ;
cette Conférence, dont la majorité avait été faussée.d’a
vanne par le 'fait,que le Conseil général s’était arrogé le
droit d’y faire siégé!“ Six délégués avec voix délibérative;
cette Conférence,qû ne pouvait absolument pas se con
sidérer comme investie des droits d'un Congrès, a cepem
dent pris des résolutions qui portent gravement atteinte
aux Statuts généraux. et qui tendent à faire de l’lnterna
tionale, libre Fédération de Sections autonomes, une or
ganisation hiérarchique et autoritaire de Sections disci
plinées, placées entièrement sous la main d’un Conseil
général, qui peut à son gré refuser leur admission ou bien
—— 232 —‘

suspendre leur activité. {Et, pour couronner l'édifice, une


décision de cette Conférence porte que le Conseil général
fixera lui-même la date et le lieu du prochain Congrès ou
de la Conférence qui le remplacera; en sorte que nous
voilà menacés de la suppression des Congrès généraux,
ces grandes assises publiques de l’Internationale, et de
leur remplacement, au gré du Conseil général, par des
Conférences secrètes analogues à celle qui vient de se te—
nir à Londres.
En présence de cette situation, qu’avons—noüs à faire?
' Nous n’incriminons pas les intentions du Conseil géné
ral. Les personnalités qui le composent se trouvent les
victimes d’une nécessité fatale: elles ont voulu, de bonne
foi et pour le triomphe de leur doctrine particulière, in
troduire dans l‘Internationale le principe. d’autorité : les
circonstances ont paru favoriser cette tendance, et il nous
parait tout naturel que cette école, dont l‘idéal est lapon
quête du pouvoir politique par la classe ouvrière, ait cru
que l'Internationale, à. la suite des derniers événements,
devait changer son organisation primitive et se transfor
'mer en une organisation hiérarchique, dirigée et gouver—
née par un Comité.
Mais si nous nous expliquons ces tendances et ces
faits, nous ne nous en sentons pas moins obligés de les
combattre, au nom de cette Révolution sociale que nous
poursuivons et dont le programme est: ( Émancipation
des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, ) en de
hors 'de toute autorité directrice, cette autorité fût-elle
élue et consentie par les travailleurs.
Nous demandons le maintien. dans l’Internationale, de
ce principe de l’autonomie des Sections, qui a été jusqu’à
présent la base de notre Association; nous demandons
que le Conseil général, dont les attributions ont été dé
naturées par les résolutions administratives du Congrès
de Bâle. rentre dans son rôle normal, qui est celui d’un
simple bureau de correspondance et de statistique; —- et
cette unité qu’on voudrait établir par la centralisation et
la dictature, nous voulons la réaliser par la Fédération li—
bre des groupes autonomes.
La société future ne doit être rien autre chose que l’u
niversalisation de l’organisation que l'Internationale se
sera donnée. Nous devons donc avoir soin de rapprocher
le plus possible cette organisation de notre idéal. Com
—933—

ment voudrait—011 qu’une société égalitaire et libre sortit


d’une organisation autoritaire? C’est impoæible. L’Inter
nationale, embryon de la future société humaine, est te
nue d'étre, dès maintenant, l’image fidèle de nos princi
pes de liberté et de fédération, etde rejeter de son sein
tout principe tendant à l’autorité, à la dictature. ‘
Nous concluons a la convocation, à bref délai, d’un
Congrès général de l’Association. '
Vive l’Association internationale des travailleurs !
Sonvillier, le 12 novembre 1871.
(Suivent les signatures de tous les délégués.)

Le Congrès décida. en outre, que le Comité fédéral se


rait chargé de la publication d'un Mémoire, destiné à
éclairer l’opinion des autres Fédérations de l'lnterna’tiœ
nale sur les faits qui ont amené la scission de l'ancienne
Fédération romande. C’est en vertu de cette, décision
que nous avons entrepris la publication de ces pages.
Avant de se séparer, le Congrès jurassien ,\cohformé
ment à l’art. 3 des nouveaux statuts fédéraux, désigne
Sonvillier comme la localité dont la Section devait choi
sir dans son sein le Comité fédéral. '

II.

En adressant à toutes les Fédérations de I’Internatio-'


nale la circulaire de Sonvillier, la Fédération juras
sienne ne faisait qu’user de son droit incontestable, et
elle ne s‘attendait guère à ce que ses adversaires, déna
turant un acte aussi simple et aussi légitime, préten
draient', comme ils le firent, que la Fédération juras
sienne se posait en rivale du Conseil général, et que sa
circulaire était une invitation à choisir entre le Conseil
de Londres et celui de Sonvillier. Cette interprétation ri—
dicule et perfide à la fois fut accueillie dans quelques
régions où l’Internationaleétait encore mal connue et
M. 16 '
— 234—
mal comprise; mais les Fédérations militantes, celles de
Belgique et d’Espagne surtout, ne s’y laissèrent pas
tromper.
Le Congrès régional belge . qui se réunit à Bruxel
les les 24 et 25 décembre 1871, s’occupe de 15 même
question que le Congrès de Sonvillier. et la résolut dans "
le même sens que lui. Il déclara, ( en réponse aux ca- i
- lomnies absurdes de la presse réactionnaire, ) que
9 l’Internationale n’est et n’a jamais été qu’un groupe—
io ment de Fédérations complètement autonomes; et
» que le Conseil général n’est et n’a jamais été qu’un
» centre de correspondance et de renseignements. )
C’était faire complètement abstraction des derniers
actes autoritaires du Conseil général et des résolutions ,
les
de larésolutions
Conférencedu deCongrès
Londres.
belge
Aussi
comme
regardânies—nous
un désaveu

infligé à la Conférence. Les marxistes, au contraire, fei


gnirent d’y voir une approbation donnéeà la conduite du
Conseil général et une acceptation de l’organisation nou
velle imposée à l’Internationale par la Conférence. L’in
terprétation des Jurassiens était la seule exacte, Comme ‘
la suite le montra ; d’ailleurs, le Congrès belge ne s’en
était pas tenu à cette déclaration; il réclamait la révi- ‘
sion des statuts généraux, afin « que les droits des Fédé— l
rations fussent mieux délimités. ) ,
Le 1872,
vrier Comité
aufédéral
Conseiljurassien envoya,
fédéral belge en date du
son adhésion 7 fé—
aux ré- ,

solutions du Congrès de Bruxelles. C’était le commen— ;


cernent d’un lien de solidarité entre les fédérations qui 4
levaient l’étendard de l'autonomie et du fédéralisme.
Les sections italiennes accueillirent favorablement la
circulaire de Sonvillier. L’Internationale comptait alors
quatre organes en Italie; le Proletario, de Turin; le Fa
sci0 op'eraz‘o, de Bologne; la Campana, de Naples. et
l’Eguaglz‘anza, de Girgenti (Sicile). Le Proletario et
l #— 235 ,—

1’Eguaglianza se prononcèrent énergiquement contre le


Conseil général et la Conférence; la Campana , organe
des Sections de Naples , garda quelque temps une posi—
tion neutre, mais finit par rompre complètement avec
le Conseil général: quant au Fascio operaio , il tombe
dans une étrange erreur: les ouvriers de la Romagne ,
ajoutant foi aux interprétations qui posaient le Comité
fédéral jurassien en rival du Conseil général, décidèrent,
dans un Congrès tenu à Bologne le 17 mars 1872 , « de
ne reconnaître, dans le Conseil général de Londres et
dans celui du Jura, que de simples offices de corres
pondance et de statistique. ) Cette erreur fut exploitée
par les marxistes. entre autres par Lafargue, qui, dans
sa fameuse lettre du 17 mai 1872, feignit d’y voir la
preuve d’une entente secrète entre nous et ( les fidèles
du Fascio operat‘o ); insinuatiçm aussi perfide que ridi
cule. En effet, l’erreur du Fascio operaio prouvait clai
rement, au contraire, que les ouvriers de la Romagne
ignoraient l’état 'réel des choses.
Le Gazzettino Rosa, de Milanï, publia aussi, dès: le 30
décembre 1871, la circulaire de la Fédération jurassien
ne, en la faisant suivre' d’une lettre de la Section mila
naise, qui déclarait partager complètement les principes
qui y étaient émis. Un petit journal international , le
Martello, fondé à Milan par le courageux et dévoué Pezza,
— enlevé si jeune à ses amis et a la cause, — se pro—
nonça également contre le Conseil général. Le Martello
n’eut que quatre numéros, qui furent saisis tous les qua
tre, et qui valurent au rédacteur l’amende et la prison.
L’Espagne fut un peu plus lente à s’émouvoir. Cepen- '
dant, dans son numéro du 31 décembre 1871, la Federa
cion, de Barcelone, avait publié la circulaire du Jura, en
la recommandant à l’attention des Sections espagnoles.
Le Congrès régional de Saragosse, des 4-11 avril 1872,
se borna à adhérer aux résolutions du Congrès belge;
'-'1

+236 >
l’influence du Conseil fédéral espagnol, alors siégeant à
Madrid et composé d’hommes qui, pour la plupart, s‘é
taient laissé acheter par Lafargue, le'gendre de Marx.
réussit momentanément à empêcher les internationaux
d’Espagne à se prononcer d’une manière trop tranchée
entre le Conseil général et la Conférence de Londres.
En France , plusieurs Sections nous annoncèrent
qu’elles se joignaient à nous pour protester contre la
Conférence de Londres.
En Allemagne et dans la Suisse allemande, les ou
vriers n'eurent pas à se prononcer. Dans ces régions.
l’Internationale n’existe guère que’dans les conciliabules
de quelques personnalités dirigeantes. Comme on pou
vait s’y attendre, la Tagwacht , de Zurich , et le Volks—
staat, de Leipzig , attaquèrent violemment la'Fédération
jurassienne.
D’Angleterre, d’Amérique, de Hollande et des autres
pays où l’Internationale pouvait encore exister, nous ne
reçûmeS pas de réponse. Nous savions vaguement qu’en
' Amérique un conflit venait d’éclater( entre les marxis—
tes dirigés par Sorge et les fédéralistes; les premiers
avaient expulsé les seconds du Conseil fédéral par un
coup d’Etat; de sorte que deux Conseils fédéraux se
trouvaient en présence: celui de Spring street (fédéra—
' listes), et celui du 10th Ward Hotel (Sorge); — mais
nous étions bien loin de nous rendre un compte exact
des choses ; et, mal renseignés par le Socialiste de New
York, nous fûmes un moment sur le point de croire
que c’était Sorge qui représentait le principe d’autono
mie . et de nous aboucher directement avec lui comme '
avec un allié !
Nous étions également bien loin de nous douter que,
dès ce moment, il y avait, au sein même du Conseil gé—
néral , un commencement de protestation; qu’Eccariu.<
était suspendu par Marx et ses amis de ses fonctions de
—- 237 —

secrétaire-général comme suspectée pactiser avec les


fédéralistes américains; et que Hales, Jung, Motters—
head et quelques autres, blessés de voir Marx chercher
à dominer le Conseil fédéral anglais (qui venait de se
former) comme il dominait déjà le Conseil général, com—
' mençaient à lui faire une opposition qui devait plus tard
se transformer en une rupture ouverte. Nous nous figu—
rions que le Conseil général était complètement homo-—
gène, et nous enveloppions tous ses membres dans une
même réprobation.
Il faut avouer que, si nous étions dans l’erreur à cet
égard, ce n’était pas notre faute. En effet, en juin 1872 ,
parut tout-à—coup une petitebrochure intitulée: « Les
prétendues scissions dans L’Internationale ; circulaire
privée du Conseil général. » Cette brochure portait les
signatures de tous les membres du Conseil général; il
était naturel que nous les rendissions tous responsa
bles de son contenu. Mens, à ce qu’il parait. l’usage
s'était établi, au Conseil général, d’autoriser le sous-co
mité du Conseil à placer la signature du Conseil entier
au bas des documents émanant dudit sous—comité.
Veut-on savoir l’histoire de la brochure malpropre
dont nous venons de mentionner le titre, et qui fut la ré
ponse que Marx crut devoir faire à la circulaire du Jura?
La voici:

Un soir 'de la fin de mai 1872, Marx réunit chez lui


un certain nombre de fidèles, et leur lit une œuvre qu'il
intitule comme il est dit plus haut. Les élus s’inclinent
._‘.
devant les paroles du maître. A la séance suivante du
Conseil général, on annonce que le sous-comité a rédigé
et propose de publier une note a propos des dissidents
suisses. A un membre trop curieux on répond que ce
n’est la qu’unemfïaire locale peu importante, et qu’il a
toujours été d’usage, dans des cas pareils, de signer de
:
.r‘

—238—

confiance. La proposition est adoptée sans autre obser


vation. — Dans une des premières séances de juin , on
apporte l’œuvre ornée de quarante-huit signatures;
elle a été imprimée à Genève, et_ , [ainsi qu’à Londres.
s’y distribue aux fidèles; elle porte la date du 5 mars
1872. . 1
On trouverait de drôles de choses en scrutent ces qua
rante-huit signatures. Nous signalerons seulement celles
des conseillers généraux in partibus infidelium : Du
pont, résidant depuis deux ans et demi 'à Manchester ,
—— d’ailleurs homme à signer aveuglément tout ce qui
sort de la plume de Marx ; —— Herman , qui n'a fait à
Londres qu’un court séjour, pendant lequel il a été
nommé correspondant de la Belgique . et qui était de
puis longtemps retourné à Liège; —.— Rochat, qui. dis
grâcié par la famille Marx , vivait en exil en Belgique et
continuait a y remplir les fonctions de correspondant du l
Conseil général pour la Hollande!
Quant aux membres anglais du Conseil , ils ignoraient l
absolument — ils nous l’ont affirmé V— le contenu de la
brochure; et on en peut probablement dire autant de
tous ceux des signataires qui n’étaient pas liés à Marx
par les liens de la parenté ou de l'intrigue.
Mais laissons là l’ignominieuse facétie qui figurera si
honteusement dans les œuvres du penseur Marx à côté
du beau livre das Kapital ; nous ne pouvons nous arrê
ter à relever les quolibets insipides ou malhonnêtes qui
en forment le tissu ; quant à la manière dont les faits y ‘
sont dénaturés, nous n’avons pas besoin d’en faire l'objet
d’une réponse spéciale : ce Mémoire expose dans leur vé—
rité irréfutable la série complète des événements, et
nous savons d'avance quel sera le jugement de tout lec
teur impartial.
—-239 —

' III.

Revenons à la Fédération jurassienne.


La Révolution sociale dut suspendre sa publication
après son 10a numéro (du 4 janvier 1872), faute d’argent.
Le Comité fédéral jurassien, ayant vu échouer les né
gociations entreprises pourlacontinuation de ce journal(l ),
demanda alors aux Sections, par une circulaire en date .
du 5 février 1872, l’autorisation de faire paraître un Bul
letin autographié, destiné « à propager les principes de
l’Internalionale dans la région jurassienne; à servir de
lien entre les Sections fédérées, et enfin à renseigner
toutes les Fédérations de l'lnternationale sur ce qui se
passe au sein de la Fédération jurassienne (2). »
La proposition du Comité fédéral fut acceptée, et le
premier numéro du Bulletin de la Fédération juras
sienne, autographié, parut le ’15 féVrier 4872. Après le
quatrième numéro, le nombre des abonnés était devenu
suffisant pour qu'on pût se permettre le luxe de la typo
graphie, età partir du n° 5 (du la mai 1872), l’autogra
phie fut remplacée par l’impression. '
Nous ne croyons pas nécessaire de faire l’historique de
la polémique soutenue par le Bulletin contre les organes
du parti autoritaire. Chacun, dans l’Internationale, a en
core la mémoire toute récente de cette lutte de l’année
1872, qui alla se généralisant toujours plus, prenant un
caractère de plus en plus aigu. et dont le dénouement fut
la comédie du Congrès de la Haye et la solennelle pro
testation de toutes les Fédérations contre leurs mystifi
oateurs. Nous ne nous astreindrons donc pas à un récit
méthodique et détaillé de tous les épisodes de la guerre;
- (1) Une réunion de délégués eut lieu entre autres le 4 janvier 1872,
'z la Chaux—de-Fonds, sans produire de résultat.
(2) Bulletin, n° '1, article A nos lecteurs.
— 240—— ,

nous n’en mentionnerons que quelques—uns, et seulement


en passant.

On se souvient du procès intenté au commencement


de 1872 aux trois rédacteurs du Vol‘ksstaat de L6ipzig,
Liebknecht, Bebel et" Hepner. L’attitude courageuse de ce
journal pendant la guerre et la Commune dé Paris, lui
avaient attiré beaucoup de sympathies; et pour nous,
objet des attaques imméritées du Voiksstaat,nous lui
rendions pleine justice en regrettant ce que. nous appe
lions ses erreurs, et en déplorant surtout qu’un homme
de la valeur de Bebel, — celui des trois‘qui nous inspi
rait le plus de sympathie,» — se laissât entraîner sans
examen a des appréciations souverainement injustes à
notre égard. Le procès vintnous eXpliquer bien des cho
ses que nous ne comprenions pas, en nous révélant des
mystèresinattendus; nous vimes clair alors dans le jeu
du Volksstaat, et la réalité de la conspiration marxiste
nous fut démontrée.
Dans l’audience du 16 mars 1872, le président présenta
aux aCcusés un document intitulé: « Communication
confidentielle du Conseil général de Londres, du 28 mars
1870, sur le Russe Bakounine et ses intrigues dans l’In
ternationale. n’ Une partie de ce document est rédigée en
allemand, une autre partie en français.
Outre ce dôcument, on donna lecture d’une lettre de
Bonhorst de Brunswick, membre du Comité central du
parti de la démocratie socialiste allemande. Dans cette
lettre, adressée à une personne qu’on appelle <( mon cher
Fäustl. » Bonhorst dit: '-'« Le Conseil général nous a fait
parvenir un document . concernant les friponneries
(Schwîndeleien) de Bakounine. Liszcela. Je viens d’en
prendre copie pour l’envoyer. aux amis de Leipzig (i). p ,
(1) Extrait du com te-rendu donné par la Èépublique frañçàise._|
Le compte-rendu du ’olksstaat omet cette citation. ' ' ‘ ‘.
vw=

———241 -'—

Le président du tribunal fait remarquer que dans la


communication confidentielle du Conseil général, il est
parlé du « sérieuse travail souterrain ) du Conseil géné—
ral, et il demande à Liebknecht comment il faut entendre
cette phrase? ' ‘
Liebknecht dit que cette communication confidentielle
lui a été efi'ectivement envoyée par Bonhorst en son
temps. Lorsque Bonhorst, dans Sa lettre —- qui du reste
n’était pas adressée à-Liebknecht — parle des « amis de
Leipzig, » il a sans doute voulu désigner la rédaction, du
Volkstaat et tout spécialement Liebknecht, et celaà cause
des détails concernantBakohnine et du passage de la
communication où il est question du conflit de Liebknecht
avec M. de Schweitzer.— Liebknecht ajoute que, jusqu’à
l’époque de l‘instruction'judiciaite. il n’avait lu, de la
communication du Conseil général, queles passages qui
l’intéressaieüt spécialement, ceux concernant Bakounine
et le conflit avec M. de Schweitzer(l). Il n’a pris connais—
naissance du reste de la communication que lors de son
interrogatoire. Il n’en a jamais parlé à Hepner, et il ne
croit pas en avoir parlé à Bebel non plus. Le passage où
il est question du «sérieuæ travail souterrain {du Con
seil général, se trouve- dans la partie française de la com
munication; qui a probablement été rédigée par un Fran
çais, mais certainement pas par Karl Marx. On doit re
marquer que l‘expression de sérieuœ travail souterrain
est ici opposée auxfiéclamations charlatanesques de Ba—
kounine (charlatanische Marktschreierei Bakunin’s){ et il
faut aussi faire attention que les Français. dans l’Inter
nationale, se distinguent'parl‘emploi d’expressions qui ne
sont pas tout—à—fait cOrreçté's et parfois même exagérées.
Mais s’il fallait réellement,pæ l’expression de travail sou-—

(1) Ceci donnerait à penser que la Coriamunicaiion confidentielle


avait des dimensions considérables. C’était probablement comme une
première ébauche de la brochure les Pretendues sczsswns. . " l '“
\
-—242 —

terrain. entendre une activité secrète et mystérieuse, je


déclare de la manière la plus formelle. ajoute Liebknecht,
que dans ce cas le Conseil général aurait outrepassé_ son A
mandat et aurait agi contrairement aux Statuts et à l’or
ganisation. Je désavoue donc cette expression équivoque,
et comme preuve que Marx et des opinions toutes diffé
rentes, je m‘en réfère à un passage de son livre das Ka
pital, avant-propos, page ’10 (l), -—- (Cette citation du li
vre de Marx n’a aucun rapport avec la question ; il y est
parlé d’une statistique du travail, à faire par le gouverne
ment allemand à l’imitation du Parlement anglais, et du
rôle prépondérant de l’Angleterre dans la question so
ciale.) . .
Bebel, interrogé à son tour, déclare n’avoir eu aucune
connaissance de la communication-confidentielle.
Hepner fait la même déclaration.
Liebknecht reprend la parole et dit que la communica—
tion confidentielle avait principalement pour objet de ca
ractériser la position de Bakounine relativementà l’Inter—
nationale; en effet, Bakounine, en opposition au socia
lisme critique et scientifique, qui a pour but une organi—
sation de l’Etat et de la société répondant aux intérêts de
lîhumanité, prêche un communisme barbare (wûst), dont
le but est l’abolition de l’Etat et de la Société. Liebknecht
ajoute qu’il n’a pas fait imprimer la communication du
Conseil général et qu’il ne l’a ‘donnée à lire à personne (2).
On le voit donc, dès le mois de mars l870, c'est-a‘dire
avant la scission dans la Fédération romande, le Conseil

(1) Toute cette réponse de Liebknecht est traduite mot à mot du


compte-rendu publie par le Volksstaal. n° du 20 mars 1872. —‘— Lieb
knecht était-il bien sincère dans son jugement. sur Marx? Ce dernier
pouvait-il ignorer ou désapprouver le contenu de la portion française
de la communication confidentielle, puisque c’était lui-même qui l’a
vait envoyée à Bonhorst. — Marx étant secrétaire-correspondant du
Conseil général pour l'Allemagne ?
(1) Tout ceci est également traduit littéralement du Volksstaat du
20 mars 1872. r
-—243

général intriguait contre les hommes qui, en Suisse, ne


partageaient pas les opinions de Marx; et pour arriver
plus sûrement à spn but, il commençait une guerre per—
sonnelle contre celui qu’il regardait comme le principal
représentant du principe fédératif; Marx, réchauffant une
vieille haine qu’il nourrissait depuis 1848 contre Bakou—
nine, usait de sa position comme membre du Conseil gé
néral pour le calomnier secrètement; et cela, après que
le Congrès de Bâle semblait avoir vidé une fois pour tou
tes l'incident personnel soulevé précisément par Lieb
knecht contre Bakounine.
Etait-ce donc pour cela que l’Internalionale avait ins
titué un Conseil général? Ses membres avaient—ils reçu
pour mission d’envoyer à quelques élus des circulaires
secrètes, destinées à n'être communiquées qu’aux affidés et
dans lesquelles, au lieu de traiter des intérêts généraux de
l’Association, on s’occupait à difl'amer lâchement des ad—
versaires personnels? Et à supposer même que la circu
laire, au lieu d’être secrète, eût été publique ; qu’au lieu
de n’avoir été lue que par le seul Liebknecht — qui ne la
montra pas mé c à Bebel et a-Hepner. moins avant. pro
bablement, dans la confiance du maître —— elle eût été
imprimée au grand jour dans tous les organes de l’Asso
ciation ; même dans ce cas, aurait-il été de la compétence
du Conseil général de s’ériger en juge des théories so—
cialistes, de décerner à la doctrine de Marx un, brevet
d’orthodoxie et de marquer les opinions de Bakounine
—— dénaturées à plaisir pour les besoins de la cause —
du sceau d’une réprobation officielle? .
Mais il n’est pas nécessaire d’insister plus longuement
là-dessus ; cet épisode n’est qu’un léger échantillon des
manœuvres malhonnêtes par lesquelles Marx tenta d’as
surer sa domination; et depuis le Congrès de la Haye,
un si grand nombre de révélations sont venues éclairer
. ses machinations ténébreuses, que nous n’attachons pas

\
.
—244—

a l’incident de la Communication confidentielle d’autre


importance que celle d’avoir fourni la première-preuve
matérielle et irrécusable du travail souterrain de la co-'
[crie marxiste. - ' '

Une autre affaire qui vint :appofiér‘da‘ns la lutte un élé


ment noüvè‘aû etfdurnir à Marx et à ses hommes le pré
texte de ’nouveaux mens‘onges, ce fut l’histoire de l’AI—
liance 'éspagnole.*Nous- en connaissons maintenant tous
les détailspàr la'publication faite sous le titré'de ' Cues
tion de la Alianzya par les anciens"me‘inbres de cette So
ciété.
Nous avens vù‘ (page 39)‘ qu’un membre italien dè‘l'Al- '
liance de la défitocràtie'soäcialiste, Fanelli, avait’ fondé en
Espagne les Sections internationales de Madrid'et de'
Barcelone'.‘ Quelques—uns des internationaux espagnols,
initiés à 'la‘vie internationale par un membre de l’Allianoe.
avaient eh même temps-appris à connaître par lui le pro
gramme de cette Alliance (1‘), et. le trouvant conforme a
leurs aspirations, ils s’étaient fait‘admettre comme mem
bres dans la Section de l’Alliance de Genève. L’un d’eux,
Sentiñôn de Barcelone, Siègea en 1869 au Congrès de
Bâle comme délégué de cette Section. '
Nous avons dit par erreur plus haut (page 55) :' « la
Section de l’Alliance, à Madrid,se transforma en Section
de l’Interriationale. tout en conservant le programme
théorique de l’Alliance”. »"Lôi‘s'que nous écrivions ces
mots, no‘uS'ne‘5avions pas exactement de quelle manière
certains internationaux espagnols avaient appartenu à
l’Alliahée, si c’était à titre de'S_ectiohs spéciales ou de
xneiiibres'de la'Sè‘ction de Genève“. Nous Sommes aujour
d’hu1fixés'.sur ’ce point ‘: "tous les internationaux espa
gn’ols qui appai‘tinœnt-à l’Allîanée de la démocratie so
(1) Voir ce programme _aanièces justificatives, Vl.
__245 _,

cialiste, société publique affiliée à l’Internationale, furent


simples membres de la Section de Genève. Il n’y‘ a ja
' mais en, à Madrid, une Section de l'Alliance; la Section
internationale fut'créée directement, lors du voyage
de _Fanelli. - .
Ce point bien établi, nous avons à expliquer comment
1ut créée en Espagne, en 1870, une autre Société, qui prit
aussi le nom d’Alliaricé, et que, pour éviter la confusion,
nous désignerons par son nom espagnol Alianza. La
Alianza n’avait aucun rapport avec la Section de l’Alliance
de Genève; cette dernière était une Section de l’Interna
tionale, Section publique, admise,par le Conseil général ;
la Alianza, au contraire, était une société secrète, fondée
en Espagn.e par les Espagnols et n’existant qu'en Es
pagne. .
La -Alianza. à ceque nous apprend la brochure Cues
tion de la Alianza, fut fondée un ou deux mois avant le
Congrès de Barcelone; elle se donna le nom d’Alianza
de la democracia socialista, en l’honneur de cette Al
liance de la démocratie socialiste dont le délégué avait
fondé l’Internationale en Espagne et dont le programme
si profondément révolutionnaire était devenu en peu de
temps celui de tous les internationaux espagnols. Les
fondateurs de la Alianza peusérent que, vu les circons
tances où se trouvait l’Espagne, l’organisation de grou—
pes secrets solidairement liés entre eux et entretenant
une correspondance active, était nécessaire pour assurer
l’existence et le développement de l’Internationale. Le
but qu’ils se proposèrent est clairement établi dans les
Statuts, qui ont été rendus publics en août 1872 par les
anciens membres du groupe baroelonais de la Alianza. Il
y est dit entre autres :

ART. '1. La Alianza de la democracia socialista sera


constituée par des membres de l’Association internatio
—- 246

nale des travailleurs, et aura pour but la propagande et


le développement des principes de son programme, et
l’étude et la pratique de tous les moyens propres à réa
liser l’émancipation directe et immédiate de la classe ou—
vr1ere.
ART. 2. Afin d’obtenir les meilleurs résultats possibles
et de ne pas compromettre la marche de l’organisation
sociale, la Alianza sera éminemment secrète.
ART. 5. La Alianza influera de tout son pouvoir dans
le sein de la Fédération ouvrière locale pour qu’elle ne
prenne pas une marche réactionnaire ou anti-révolution
na1re.

Les fondateurs de la Alianza ne s’étaient pas trompés


dans leurs espérances. Grâce à leurs efforts, à leur action
solidaire, à leur persévérante énergie, l’Internationale
prit en Espagné un essor prodigieux, et bientôt la Fédé—
ration espagnole put être citée comme la première, tant
pour son admirable organisation que pour l’esprit vrai—
,ment révolutionnaire qui animait ses nombreuses Sec
tions.
Au commencement de 1872, une querelle personnelle
vint diviser les membres du groupe de la Alianza de Ma
drid, dont plusieurs étaient membres du Conseil fédéral
espagnol et rédacteurs du journal la Emancipacion. A la
suite de cette querelle, une proposition fut faite de dis
soudre la Alianza, dont la mission pouvait d’ailleurs être
considérée comme terminée, vu le point où en était arri—
vée l’organisation de l'lnternationale. Au Congrès de Sa
rugosse (avril 1872), des membres des divers groupes de
la Alianza se trouvaient parmi les délégués; ,et, d’un
commun accord, ils prononcèrent la dissolution de leur
organisation secrète. .
Quelque temps auparavant, Lafargue, gendre de Marx,
qui s’était récemment établi à Madrid, avait réussi à faire
entrer dans l'intrigue marxiste les membres du Conseil
fédéral espagnol de Madrid, Mesa, Mora, Pagès, etc., qui
étaient en méme temps les rédacteurs de la Émancipa
cion. Ces hommes, qui avaient appartenu à la Alianza,
révélèrent à Lafargue le secret de l’organisation qui ve
nait de se dissoudre, et Lafargue, croyant trouver dans
cette révélation un moyen de semer la discorde dans l’or—
ganisation espagnole, s’empressa d'écrire à la Liberté de
Bruxelles des lettres où il dénonçait la Alianza. Abusant
de la similitude de nom entre l’Alliance de Genève et la
Alianza espagnole, et de la conformité de leur programme
révolutionnaire, il feignit à dessein de les assimiler l’une
à l’autre et de confondre la Alianza espagnole, société se—
crète parfaitement indépendante et vivant de sa vie pro
pre, avec l’Alliance de Genève. Section publique de l’In—
ternationale. Une fois le mot d’ordre donné par Lafargue,
tous les agents marxistes firent chorus ; l’innocente Sec—
tion de l'Alliance de Genève, qui n’existait plus depuis le
mois d’août 1871, se vit transformée,dans la presse mar
xiste. en un centre mystérieux d’où rayonnait sur divers
pays une vaste organisation secrète, à la tête de laquelle
on ne manqua pas de placer l’inévitable Bakounine. La
Alianza espagnole, selon Lafargue, n’était que l’une des
branches de cette organisation occulte; il en devait exis
ter d'autres en Italie et en Fiance, et depuis le Congrès
de la Haye, les marxistes ont découvert de nouvelles ra
mifications de l'hydre allianciste en Belgique et en An
gleterre. Le mot d’Alliance sert aujourd’hui, dans la hou
, che des amis de Marx, à désigner tout ce qui ne courbe
pas la téte devant le dictateur.
Pour faire voir l’absurdité du roman inventé par Lafar—
gue, nous transcrirons quelques lignes de la Cuestion de
la Alianza, relatives à ces prétendues ramifications de
l’organisation secr;ète espagnole dans d’autres pays.
( Vous parlez des actes de la Alianza en Suisse, en Ita
lie, en Angleterre et dans d’autres pays, » disent les au
teurs de cette brochure en s’adressant aux rédacteurs de
—248—

la triste feuille, soudoyée par Marx, qui s’appelle la E1nan


cipacion, —— « présentez-nous donc des preuves, et non
de ridicules inventions. Vous savez mieux que personne.
en ayant fait vous-mêmes partie, que la Alianza se fonda
en Espagne sans l’intervention de personne, que c’est en
Espagne que furent faits son programme et son Règle
ment; vous savez- que cette Société n’avait d’autres Sec—
tions que les groupes espagnols et celui de Lisbonne, et
que son; action était circonscrite a ces groupes, quoique
nous ayons pu désirer de la voir s’étendre davantage. S’il
a existé dans d’autres pays:des sociétés analogues —— ce
que nous ignorons — vous savez très bien qu’elles n’ont
jamais eu aucun rapport avec nous.
» Vous avez osé prétendre que la Alianza recevait des
ordres d’un centre, que vous dites être placé en Suisse,
et pour rendre odieuse la Fédération jurassienne, vous
avez dit que ce centre était le Conseil fédéral de cette
Fédération. Vous savez bien que vous mentez, et que ja—
mais la Alianza n’a reçu d’ordres de personne. Si vous
avez des preuves à fournir à l’appui de votre calomnie,
montrez—les; mais quelles preuves pourriez-vous mon
trer, puisque vous savez parfaitement que vous dites des
mensonges; puisque vous savez, tout au contraire,-que
la Aliama a toujours diséuté avec soin toutes ses résolu
tions. et que jamais rien qui fût d'intérêt général n’a été
mis en pratique sans que tous les groupes de la Alianza
se fussent consultés mutuellement et que la proposition
n’eût obtenu l’assentiment de la majorité; ce que nous
pouvons prouver en faisant lire les correspondances qui
s'échangeaient entre les groupes. Et sachant tout cela
comme vous le savez, peut—on voir une conduite plus in
fâme que la vôtre, imposteurs, qui osez dire que la A
lianza ne faisait que recevoir des ordres et les eXécuter!
» La Alianza, certainement, et influé sur la marche de
l’Internationale en Espagne, mais non pas de la manière
— 249—

que ses déhonciateurs l’ont voulu faire croire. La Alianza


a influé non par des intrigues et des artifices, mais par la
vérité et le radicalisme des solutions que ses membres
ont proposées à leurs Fédérations respectives. Ce sont eux
qui ont fondéles premières et les plus importantes Fédé
rations locales; ce sont eux qui ont été les plus persé
cutés dans les moments critiques; c’est d'eux que sont
venus les projets de l’organisation qui existe en Espagne;
ce sont eux enfin qui, chaque jour, ont fait partout la
propagande de l’Internationale, faisant abstraction de
leurs personnes, et s’inspirant seulement de.leur attache
ment àl’émancipation des travailleurs. La Alianza, nous
pouvons le dire hautement, n’a pas été autre chose qu’une .
sentinelle avancée de l’Internationale. 1»

Pour en revenir à la dénonciation de M. Lafargue, elle


ne produisit pas en Espagne l’effet qu’il avait espéré. Les
internationaux espagnols furent indignés de voir signalés
à la police parle gendre de Marx et ses complices, les
hommes dévoués qui formaient la Alianza (l) ; de toutes
parts les protestations s’élevèrent contre cette lâche con
duite; les rédacteurs’de la Emancipacion, qui avaient
rêvé de s’emparer de la direction de la Fédération espa
gnole, furent expulsés de la Fédération de Madrid et tu
rent réduits à constituer la Nouvelle Fédération madri
lène, composée de neufindividus, que le Conseil général,
au mépris des’Statuts de la Fédération espagnole, se bêta
de reconnaître.
Cependant tous les membres de la Alianza n’avaient
pas été dénoncés par le misérable Lafargue et ses plus
misérables mouchards; ceux dont les noms n’avaient pas
été publiés par la Emancîpacion tinrent à honneur de
partager le péril de leurs amis et déclarèrent publique—
(1) Les rédacteurs de la Emanctpacion eurent le triste courage de
de publier les noms de tous ceux des membres de la Alianza qu’ils
connaissaient.
M. 17
——250—

ment leur qualité d’anciens membres de la Alianza. Le


dans les journaux socialistes espagnols, et ses membres
demandèrent aux diverses Fédérations locales de juger
leur conduite. Les Fédérations au sein desquelles la
Alianza avait existé, déclarèrent après une enquête ap
profondie, que les membres de la Alianza avaient bien
mérité de l’Internatio nale.
Mais Marx n’était pas homme à laisser se perdre un si
beau prétexte à scandale et à calomnie; d’ailleurs, le
Congrès de Saragosse avait placé le nouveau Conseil fé
déral espagnol à Valence ; et les hommes qui compo
saient ce Conseil n’étaient plus cette fois des créatures de
Lafargue; au contraire, ils avaient repoussé avec indi
gnation une tentative de corruption faite par celui-ci au.
près de quelques-uns d’entre eux. En conséquence, on
résolut à Londres de frapper un grand coup; le 24 juillet
1872, Engels, correspondant du Conseil général pour PES
pagne, écrivait au Conseil fédéral espagnol cette lettre in
croyable par laquelle il réclamait du Conseil fédéral ( une
liste de tous les membres de l’Alliance en Espagne avec
désignation des fonctions qu’ils remplissent dans l’Inter—
nationale, ) et qui se terminait par cette phrase : « A moins
de recevoir une réponse catégorique et satisfaisante par
retour du courrier, le Conseil général se verra dans la
nécessité de vous dénoncer publiquement en Espagne et
à l’étranger comme ayant violé l’esprit et la lettre des
Statuts généraux et comme ayant trahi l'Internationale
dans l’intérêt d’une Société secrète qui lui est non -seule_
ment étrangère, mais hostile. » ‘ “ '
Veut-on connaître l’histoire de cette lettre vraiment
inouïe ? La voici. Engels l’avait écrite sans avoir consulté
en aucune façon le Conseil général, —- mais évidemment
d’accord avec Marx. Quatre jours après l'envoi de la lettre,
il proposa au fameux sous-comité, sorte de Conseil des
Dix fonctionnant au sein du Conseil général, de suspendre
le Conseil fédéral espagnol. C’était conséquent avec sa
—251—

programme et le règlement de la Société furent publiés


menace. Jung, membre du sous-comité, demanda à En
gels qui lui avait fourni les renseignements d'après les
quels il avait agi. Engels répondit que c’était Lafargue,
gendre de Marx; or celui-ci n’était secrétaire d’aucune
Section et ne remplissait aucune fonction officielle quel
conque. L’opposition de Jung eut pour résultat que l’af
faire fut portée devant le Conseil général, qui résolut de
ne pas donner suite à la ridicule menace d’Engéls (l).

La Fédérationjurassienne tint le 19 mai, au Locle, son


second Congrès; les Sections suivantes y étaient repré
sentées: Locle, Chaux-de-Fonds, Fleurier, Porrentruy,
graveurs et guillocheurs du Locle, St—Imier, Sonvillier,
graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, Neu
châtel, Lausanne et Genève. Le Congrès décida de per
sévérer dans la voie adoptée par la Fédération jurassienne
au Congrès de Sonvillier. Il s’occupa également d’activer
la Fédération locale des corps de métiers commencée en
plus d’un endroit et déjà heureusement réalisée à. la
Chaux—de-Fonds et au Val de St-»Imier. Enfin'7 ayant à
élire un'n0uveau Comité fédéral, il décida que la Section
de Sonvillier conserverait encore pour un au le Comité
fédéral jurassien. ’
Une question politique avait vivement agité les ouvriers
suisses pendant le printemps de 1872 : c’était la révision
de la Constitution fédérale suisse. Cette révision, opérée
parles Chambres fédérales, fut rejetée par le peuple, à la
suite de la coalition des radicaux fédéralistes de Vaud et
de Genève avec les ultramontains de Fribourg, du Valais
et des petits cantons. Les radicaux centralisateurs, dont
le projet de révision était l’œuvre, avaient pour eux la
presque totalité de la population des grands cantons
(1) Ces détails sont extraits du discours prononcé par Jung au Con—j
rès de la Fédération anglaise de l’lntemationale, tenu à Londres le
‘ 6 janvier 1873.
/
252

allemands, Berne, Argovie, Bâle, Zurich. St—Gall. etc.


Les internationaux de Bâle et de Zurich s’étaient déclarés
chaleureusement partisans du projet; les internationaux
de Genève. dociles instruments du parti radical de cette
ville, s’étaient prononcés non moins énergiquement
contre le projet; et Grosselin, devenu membre du Grand
Conseil genevois, vint, en compagnie du Conseiller d’Etat
Carteret, donner au Loclé et àÿla Chaux-de-Fonds des
conférences contre la révision. Les internationaux juras
siens gardèrent la neutralité entre ces deux partis exclu
sivement politiques, et ils pratiquérent une fois de plus,
—— sauf quelques exceptions individuelles, — l’abstention
du vote. .
Le rapport présenté au Congrès du Locle par le Comité
fédéral jurassien disait à ce sujet :

«La bourgeoisie libérale a su parfaitement exploiter


l’ignorance, en matière sociale, du peuple suisse; selon
ses intérêts, elle a su surexciter les passions populaires
soit au nom du fédéralisme cantonaliste, soit au nom de
l’Etat ;_centralisé... Qu’importe a l’ouvrier l’Etat canto
nal ou I’Etat central? Tant que la bourgeoisie dominera
économiquement le peuple. elle sera son maître aussi
politiquement, et l’un et l’autre Eta’t seront la sauvegarde
légale de ses privilèges. Le seul problème politique du
quel puissent sérieusement s’occuper les ouvriers, c’est
la décentralisation absolue, non pas en faveur des can
tons, mais en faveur des communes libres reconstituant
de bas en haut la Fédération, non pas des Etats canto
naux, mais des communes. »

Le Congrès approuva à l'unanimité les termes de ce


rapport et la ligne de conduite suivie par le Bulletin dans
la question de la révision (l).
4
Les nos 10 et M du Bulletin, publiésl‘e 15 juin 4872, furent

(1) Le Bulletin avait publié dans son n° 6, sous le titre : Le vote du


12 mai, un article où il recommandait l'abstention du vote.
— 253 ——
remplis tout entiers par des lettres de protestations contre
la Circulaire privée du Conseil général, dont quelques
exemplaires venaient de tomber par hasard, —éar' on ne
la communiquait qu’aux fidèles, —-— entre les mains de
membres de notre Fédération. Ce même numéro conte
nait une lettre que M. Lafargue avait adressée, en date du
17 mai 1872, à. la Fédération jurassienne par l’intermé
diaire de l’Egalité de Genève, et une réponse à cette
lettre.
Le '14 juillet, un Congrès régional belge se réunit à:
Bruxelles et discuta un projet de Statuts révisés, destiné
à être présenté au prochain Congrès général. Ce projet»
élaboré par le Conseil fédéral belge, proposait la Sup
pression du Conseil général. Après discussion, 40 voix
contre 8 se prononcèrent pour le maintien du Conseil
général. — Comme il n’a pas été donné suite au projet
belge, nous croyons inutile d’en indiquer les autres dis
positions. ‘

Cependant le Conseil général venait de prendre une


résolution hardie. Devant le mouvement des Fédérations
qui réclamaient un Congrès, sa position devenait difficile; >
Marx résolut d’en finir en convoquant un Congrès géné—
ral, mais en prenant ses mesures pour assurer d’avance
à son parti une majorité toute faite, de manière à ce que
le Congrès fût l’écrasement définitif des fédéralistes.
En conséquence, le Conseil général convoqua le Con
grès général de l’Association Internationale pour le lundi
2 septembre 1872, à la Haye, en Hollande.
Nous raconterons tout à l’heure quelles mesures fu
rent prises par Marx pour s’y créer une docile majorité.
' La convocation du Congrès de la Haye fut annoncée à
la Fédération jurassienne par une lettre officielle Signée
Jung et portant la date du 10 juillet 1879.
Le Conseil fédéral espagnol reçut notification officielle
254

de la convocation le ‘2juillet. Par contre. M. Lafargue,


qui n’avait aucun titre à recevoir de communication du
Conseil général, était en mesure d’annoncer la convo
cation du Congrès à la Haye, dès le 29 juin, dans son
journal La Emancipacion.
La Fédération jurassienne se hâta de protester contre
le choix de la Haye, et, chose singulière. la Fédération
romande (de Genève) protesta également. A
Le Conseil général n’en maintint pas moins sa déci
sion.
A propos de la Fédération romande, disons qu'elle
avait tenu, le? juin 1872, àVevey, un Congrès, dans
lequel, a côté de plusieurs résolutions hostiles aux J u
rassiens, fut élaboré un projet de Fédération régionale
suisse. Ce projet. dont le but semblait, au premier
coup d’œil. de réunir en un seul faisceau tous les inter—
nationaux de la Suisse, n’était autre chose qu’une ma
chine de guerre contre la Fédération jurassienne; 'en
effet, il était naturel qu’une fois la Fédération suisse
constituée , il ne serait plus reconnu. en Suisse, de Sec—
tions de l’Internationale en dehors de cette Fédération;
, et, en même temps. le projet avait soin d’exclure d’a
vance de la future Fédération suisse la Fédération juras
sienne. en imposant, comme condition d‘admission dans
la Fédération suisse, la reconnaissance des décisions de
la Conférence de Londres. '_
Par ce truc habile, la Fédération jurassienne allait,
sans qu’il fût besoin d'aucune violence, se trouver ex
clue de l’Internationale. '
Malheureusement pour les auteurs du projet, la Sec
tion de Zurich, auquel il fut communiqué, demanda la
suppression de cette condition de « reconnaître les déci
sions, de la Conférence de Londres, » ce qui fit avorter
le plan. Du reste, les négociations entre Zurich et Ge
nève pour la constitution d’une Fédération suisse n’a—

hg;
— 255w.—
boutirent pas, et Zurich donna le coup de grâce au
projet , en prenant la résolution de constituer une Fédé
ration ne Comprenant que les Sections de langue alle
mande.
Le Congrès romand de Vevey, disons-le en passant,
avait été fort peu fréquenté. D’après le rapport du Co
mité fédéral, la Fédération romande comptait trente-huit
Sections (1); or, dix Sections seulement étaient repré
sentées à Vevey : celles de Vevey, de'Monthéy, _d'Aigle,
de Lausanne. de Carouge et cinq Sections de Genève.
Cinq Sections genevoises seulement, tandis que'cette
ville, au dire du Comité fédéral, en comptait vingt-cinq!
C’était une preuve, ou bien que l’Intérnationa‘lép était
terriblement désorganisée à Genève, malgré les affirmam
tions du Comité fédéral, ou bien que les Sections de cette
ville s’intéressaient fort peu aux agissements de la co
ter-ie Marx-Outine.
Un,événement important allait accroître les forces du
parti fédéraliste. Jusqu’à ce moment, les Sections italien
nes étaient restées isolées les unes des autres; dans le
courant de l’été de 1872 , elles résolurent de constituer
(1) Ce chiffre était fort exagéré, car beaucoup de ces soi-disant
Sections n’existaient que sur le pap'ær. Du reste, tout le rapport du
Comité fédéral romand , imprimé dans l’Egalité du 13 jum 1872,
est un chef-d’œuvre de mauvaise foi, de haine et d'hypocrisie. C’est
ainsi que le jésuite qui l'a rédigé, y rend « un éclatant hommage à
la mémoire de son ami Varlin, au ne] les Sections genevoises doi
vent tant de reconnaissance! » -—- r, Varlin s’était hautement pro-_
nonce pour les Jurassiens, et avait été en correspondance avec nous
pendant tout le tem s de la Commune; il n’avait pour Outine et
ses acolytes que le p us profond mépris. Ailleurs, ce rapport disait:
( En Italie, l‘Interuationale fait des progrès immenses; le parti maz
) zinien, fortifié par une alliance avec certains aventuriers dont
» nous avons vu les exploits à Genève, a cherché '1 se mettre en
» travers de ce beau mouvement. » L‘expression « certains aven
turiers » s’appliquait à Bakounine qui, pendant que ses insulteurS ge
nevois le calommaient lâchement dans un rapport officiel, faisait aux
mazziniens une si rude guerre, publiait contre eux sa Théologie poli
tique de Mazzini, et rendait à l’Inlernationale italienne d’importants
services, que le Congrès de Rimini reconnut par un vote de remer—
ciements.
î_‘? _

—256—

une Fédération régionale. Le ,4 août, s’assemblèrent


à Rimini les déléguésïdes Sections de vingt localités d’I-‘
talie, et ces délégués jetèrent [les bases de la Fédération
italienne. Le premier acte de la nouvelle Fédération fut
le vote d’une résolution énergiquement motivée , qui se
terminait ainsi: ' »

( Par ces raisons. la Conférence de Rimini déclare


solennellement , en présence des travailleurs du monde
entier, que . dès ce moment, la Fédération italienne
de l’Association internationale des*Trawilleurs rompt
t‘oute= solidarité avec le Conseil général de Londres, af- .
firmant d’autant plus la solidarité économique avec tous
les travailleurs, et propose à toutes les Sections qui ne
partagent pas les principes autoritaires du Conseil géné
ral , d’envoyer le 2 septembre 1872 leurs délégués;, non
à la Haye, mais à Neuchâtel en Suisse, pour y ouvrir le
Congrès général and-autoritaire. )

La proposition des Italiens arrivait trop tard pour


qu’elle pût être discutée par les Fédérations. Quelques—
unesL cependant, s’en occupèrent. Les Sections espa
gnoles, en élisent quatre délégués pour le Congrès de la
Haye, leur donnèrent pour mandat de revenir par la
Suisse, afin d’assister au Congrès anti-autoritaire pro
posé par les Italiens, si ce C5ngi‘èS avait lieu. La Fédé
' ration jurassienne aussi discute la proposition des Italiens
dans-dé Congrès qu’elle tint a la Chaux-de—Fonds le 18
aoùt1872, et où furent représentées les Sections de Ge
nève,de Bienne , de Zurich,.de Porrentruy, dé St-Imier,
de Sonvillier, des graveurs et guillocheurs du district de
Courtelary, de la Chaux-de-Fonds, du Locle. des graveurs
et guillocheurs du Locle, et de Neuchâtel. ,
Le Congrès de la Chaux-de—Fonds avait pour but la ne
mination des délégués au Congrès de la Ilaye. il fut
décidé que deux délégués y seraient envoyés; et le Con
grès élut, a cet effet, Adhémar Schwitzguébel et lames
—257—

Guillaume, auxquels il donna le mandat impératif sui—


vant: '

Mandat impératif domçé auœ délégués jurassiens


' pour le Congrès de la Haye.

Les délégués de la Fédération jurassienne reçoivent


mandat impératif de présenter au Congrès de la Haye les
principes ci-dessous comme base de l’organisation de
l’Internationale. '
Est de plein droit Section de l'Inlernationale tout groupe
de travailleurs qui adhère au programme de l'Internatio
nale tel qu’il a été déterminé par le préambule des Sta—
tuts généraux votés au Congrès de Genève, et qui s’en
gage à observer la solidarité économique vis-à—vis de tous
les travailleurs, et groupes de travailleurs dans la-lutte
contre le capital monopolisé.
Le principe fédératif étant la base de l’organisation de
l’Internationale, les Sections se fédèrent librement entre
elles et les Fédérations se fédèrent librement entre elles,
dans la plénitude de leur autonomie, créant, selon les be
soins, tous les organes de correspondance, bureaux de
statistique, etc., qu’elles jugeront convenables. .
Comme conséquence des principes ci-dessus, la Fédé
ration jurassienne entend l’abolition du Conseil général,
et la suppression de toute autorité dans l’Internationale.
Les délégués jurassiens doivent agir en solidarité com—
plète avec les délégués espagnols, italiens, français, et
tous ceux qui protesteront franchement et largement con
tre le principe autoritaire. En conséquence, le refus d’ad
' mission d’un délégué de ces Fédérations devra entraîner
la retraite immédiate des délégués jurassiens.
De même, si le Congrès n‘accepte pas les bases de l’or—
ganisation de l’Internationale énoncées ci—dessus, les de
légués devront se retirer, d’accord avec les délégués des
Fédérations and—autoritaires.
Autant que possible, les délégués jurassiens devront
éliminer toute question personnelle et ne discuter sur ce
terrain que lorsqu‘ils y seront forcés, en proposant au
Congrès l’oubli du passé, et pour l’avenir l’élection deju
rys d’honneur, qui devront prononcer chaque fois qu’une
_253_
accusation sera élevée contre un membre de l’Interna
tionale. Tout accusateur n’appuyant pas ses accusations
-par des preuves positives sera exclu de l’Association
comme calomniateur.

Le Congrès jurassien décida, comme complément na-‘


turel de sa résolution d’envoyer deux délégués à la
Haye . de ne pas accepter la proposition des Italiens de
tenir du Congrès le 2 septembre a'Neuchâtel, et il char—
gea le Comité fédéral jurassien d’écrire immédiatement
à la Fédération italienne, pour l’engager, d’une manière
pressante, à revenir sur sa résolution et à se faire repré
senter à la Haye. \
La question du projet de Fédération suisse fut ainsi
débattue; et. à l’unanimité, le Congrès jurassien résolut,
pour sa part, qu’il n’y avait pas lieu a donner suite au
projet de Fédération suisse. .
Les Italiens maintinrent leur résolution de convoquer
un Congrès and—autoritaire; seulement, ils en modifié
rent la date, qui fut reportée au 15 septembre; et des
considérations locales firent choisir St-lmier pour siège
du Congrès plutôt que Neuchâtel. .

IV.

Nous voici arrivés à la veille du Congrès de la Haye.


Le jour n’est pas encore entièrement fait sur toutes
les manœvres qui servirent a y préparer à Marx une ma
jorité assurée d’avance et aveuglément soumise; cepen
dant nous possédons déjà un ensemble de révélations
qui jettent une lumière tout a fait édifiante sur les pro
cédés mis en usage par M. Marx et sesamis dans cette
circonstance.
D'abord, quelles considérations déterminérent le choix
de la Hayé‘? Il y en eut trois: la Haye n’était relative
-—— 259

mont qu’à une petite distance de Londres, et il était fa—


cile au Conseil général de s’y rendre en masse; en se
coud lieu, Marx, comme proscrit, ne pouvait mettre le
pied ni en France, ni en Belgique, ni en Allemagne; la
Hollande était le seul pays qui lui fût accessible, car.
pour la Suisse, toutes les routes pour s’y rendre lui
étaient fermées; en troisième lieu, Bakounine, réfugié
en Suisse , ne pouvait, de son côté , se rendre en Hol
lande, le passage par la France et par l’Allemagne, où il
avait subi des condamnations capitales, lui étantinterdit;
Marx était donc assuré qu’en choisissant la Haye, vil fer
' mait à Bakounine l'entrée du Congrès, et,il se préparait
ainsi un triomphe facile sur un ennemi absent, et qu’il
était résolu à accabler une fois pour toutes.
Quant à la façon dont on recrute les délégués destinés
. à former la majorité, en voici quelques échantillons.
Les Sections américaines appartenant à la fraction du
10‘" Ward Hotel (oppôsée au Conseil fédéral de Spring
Street) s’étaient réunies en Congrès à New—York les 6, 7
et 8 juillet 1872, et avaient nommé comme délégués pour
la Haye les citoyens Serge et Dereure. Une fois nommé,
Serge demande qu’on lui remit, outre son mandat, une
provision de mandats en blanc qu’il voulait emporter en
Europe. Quelqu’un ayant fait une'objection, Sorge, pour
fermer la bouche àson contradicteur, montra une lettre
de Marne qui lui ordonnait d’apporter des mandats en
blanc. Devant un pareil ordre, il n’y avait rien'à répliquer.
Sorge emporta avec lui un nombre suffisant de mandats
en blanc, qu’il remit à Marx ; celui-ci les distribua à ceux
des fidèles qui en eurent besoin. L’un de ces mandats de
Sorge, venant d’une Section de Chicago, fut donné à un
r certain Barry, membre du Conseil général et correspon—
dant du journal tory (conservateur) le Standard; Marx
avait dit quelque temps auparavant de cet homme qu’il le
. soupçonnait d'être un espion ; mais quand il faut se faire
—260—

une majorité. on n’y regarde pas de si près. —'Ùn délé


gué anglais, Mottershead, ayant voulu présenter au Con
grès dela Haye quelques observations sur le mandat de
complaisance donné à Barry, et faisant remarquer que
Barry n’appartenait pas aux hommesconnus-en Angles
terre dans le mouvement ouvrier, Marx‘, furieux de voir
attaquer son protégé, osa dire ceci : « Il est très honôrable
pour le citoyen Barry de n’être pas un homme connu
dans le mouvement ouvrier anglais , car tous ceux qu’on
appelle les chefs‘du mouvement ouvrier en Angleterre
sont des hommes vendus à Gladstone ou à d’autres po
litiques bourgeois. »
Un autre des mandats de Sorge(celui de la Section 8
de New-York) fut donné à Hepner, rédacteur du Volks
statut, qui se montra a la Haye l’un des instruments les
plus haineusement dociles du dictateur; un autre (d’une
Section de San-Francisco) au blanquiste Vaillant, mem
bre du Conseil général; un autre (de la Section 6 de
New—York) à Engels, l’alter ego de Marx ; un autre enfin,
celui de la Section 1 de New-York, fut gardé par Marx
lui-même. * '
Lorsque Jung, ancien ami de Marx et membre du Con
seil général de Londres, apprit que Sorge avait montré au
Congrès de New—York une lettrede Marx réclamant l’en
voi de mandats en blanc, il parla de la chose à Marx;
celui-ci ne nia pas l’existence de la lettre ; il se borna à '
dire que Sorêe était un âne (ein dummer Esel) de l’avoir
montrée.

L’Allemagne ne possédant aucune Section régulière de


l‘Internationale, mais seulement des adhérents indivi
duels, ne pouvait envoyer au Congrès de délégués régu
liers. Le Congrès de Bâle de 1869 avait prévu le cas de
délégués venant de pays qui se trouveraient dans la si- _
tuatmn où était l’Allemagne, et il avait été décidé que les
délégués de Sociétés existant dans des pays où des obs
—' 964 —— '
tacles légaux les avaient empêchées de s’affilier à l’Interna
tionale, seraient admis à siéger aux Congrès, mais n’au—
raient pas le droit d’y prendre part aux votes. En vertu
f de cette décision de Bâle, les représentants des sociétés
ouvrières allemandes étaient exclus d’avance des votes
au Congrès de la' Haye; mais cela n’aurait pas’ fait le
compte de Marx et d’Engels, à qui les voix des délégués
allemands paraissaient absolument nécessaires pour con—
stituer leur majorité. A tout prix, il fallait que les Alle
mands v‘otassent. Pour éviter de se trouver sous le coup
de la décision de Bâle, ils se présentèrent a la Haye
comme délégués. non de simples Sociétés ouvrières, mais
de Sections de l’Internationale; on vit arriver Bernhard
Becker, délégué de la Section de BrunsWick; Cuno, dé»
légué de la Section de Düsseldorf et de celle de Stutt
gart; Dietgen, délégué de la Section de Dresde ; Engels,
délégué de la Section de Breslau; Marx, délégué des
Sections de Leipzig et de Mayence; Kugelmann7 délégué
d’une Section de Hanovre; Miltke, délégué de la Section
de Berlin; Rittinghausen, délégué de la Section de Mu—
nich; Schumacher, délégué de la Section de Solingen;
Scheu, délégué de la Section d’Esslingen.
Or, six mois auparavant, Liebknecht établissait claire
ment, devant le tribunal de Leipzig, qu’il n’existait et ne
pouvait exister en Allemagne que des adhérents indivi
duels a l’Internationale, mais pas de Sections ,- Bebel dé—
clarait dans la séance du il mars que les internationaux
allemands n’ont jamais payé de cotisations à Londres
(Volksstaat, n0 du 16 mars 1872, page ’1, 2° colonne);
Bracke, membre du comité du parti de la démocratie so
cialiste, cité comme témoin. disait dans l’audience du 23
mars: « Nous avons regretté que la loi ne nous permit
pas de constituer une branche officielle de l’Internatio
nale. Les membres de notre parti ne devenaient mem
-—262 —

bres de l’lnternationale qu’à titre individuel. » (Volksstaat


du 27 mars 1872, page 3. 2° colonne.) -
Il était impossible de constater plus clairement qu’il
n’existait pas de Sections de l’Internationale en Allema
gne; et pourtant, après ces déclarations solennelles,
nous voyons arriver à la Haye les amis de Marx, se di
sant représentants de Sections allemandes! Que penser
de ce procédé? -—- De plus, on sait qu’une condition sine
quâ non pour que le délégué d’une Section puisse siéger
au Congrès, c’est que sa Section ait payé ses cotisations
au Conseil général ; et la chicane faite par Marx et En
gels aux délégués espagnols à la Haye montre bien que
le Conseil général n’entendait pas laisser cette condition
à l’état de lettre morte... à l’égard des opposants. Mais
les Allemands qui, de l’aveu de Bebel, n’avaient jamais
rien payé, pourquoi ne leur réclama-t—on rien?
Veut—on une nouvelle preuve que les soi—disant délégués
de Sections allemandes ne représentaient pas de vérita
bles Sections ‘? Un certain citoyen Miitke figura à la Haye
comme délégué de la Section de Berlin; or , quelque 4
temps après, le secrétaire de la Fédération anglaise, Ha
les, écrivait à un membre de l’Internationale résidant à
Berlin, le citoyen Friedlænder, a propos d’une grève de
rebours ; celui—ci répondit à Haies qu’il n’existait pas de
Section de l’Internationale à Berlin.

En France comme en Allemagne, la loi ne permettait


pas de former des Sections de l’Internatiénale ; mais en
France, pays où on se soucie moins de la légalité qu’en
Allemagne, il existait et il existe encore des Sections,
malgré la loi et, ajoutons—le, malgré certain décret de la
Conférence de Londres (1). Il pouvait donc y avoir au

(1) La résolution X de l‘a Conférence disait: ,


_ « Dans les pays où l’organisation régulière de l’Association interna—
tionale des travailleurs est momentanément devenue impraticable,
par suite de l’intervention gouvernementale, l’Association et ses grou
— 263—

Congrés de la Haye des délégués réguliers de Sections


françaises; mais comme ces Sections étaient des sociétés
secrètes, comme, par exemple, la Section Ferré, de Pa
ris (représentée par Ramier, membre du Conseil général),
la vérification des mandats délivrés par elles était chose
très délicate'et la fraude était facile. Les amis de Marx
surent profiter de cette situation; Serrailler, secrétaire
du Conseil général pour la France, vint à la Haye les po
ches pleines de mandats français qu’il était impossible de
contrôler. Les Sections dont Serrailler prétendait tenir
tous ces mandats existaient-elles réellement? et, en ad
mettant leur existence, étaient-elles en règle pour leurs
cotisations? Nul ne le savait que Serrailler et ses amis.
Le nombre des délégués munis de ces mandats fran
çais était assez considérable; c‘étaient, en partie. des
membres du Conseil général; en partie, des inconnus
venus de France sous de faux noms, que le Congrès
était obligé d’accepter de confiance comme internatio—
naux, et dont il n’était pas permis de constater l’iden
tité. Cinq membres du Conseil général n'avaient d’autre
titre à la délégation que ces mandats français si sus—
pects ; c’étaient Frænkel, Johannard, Longuet, Ramier
et Serraillier; les autres délégués de France, non mem
bres du Conseil général , étaient Dumont , Lucain ,
Swarm, *Walter, Vichard et Vilmot. De ces six derniers
délégués, un seul, Dumont, avait indiqué la ville d'où
émanait son mandat, Rouen; —— et, après le Congrès
de la Haye, la Fédération des Sections internationales
de Rouen infligea à son mandataire Dumont un désaveu
public pour l'abus qu’il avait fait de son mandat en vo
tant avec les autoritaires , tandis que ses instructions lui
prescrivaient formellement de voter avec les fédéralis
pes locaux pourront se constituer sous diverses dénominations, mais
toute constitution de Section internationale sous forme de société se—
crète est et reste formellement interdite. »\
_ “.254 _

tes; cette protestation de la Fédération rouennaise fut


insérée dans l’Internationale de Bruxelles.
Après le Congrès de la Haye . le Conseil fédéral au—
glais a eu occasion de constater qu’un autre de ces délé
gués, Vichard , n’était pas même membre de l’Intérna
tionale ! _ . . ‘ 7
Enfin , _les procès récents de l'Internationale à Tou
louse et a Paris nous ont appris que Swarm (de son vrai
nom : d’Entraygues) était un mouchard, et que Walter (de
son vrai nom: Van Heddeghem) s’était repenti d’avoir
fait partie de l’Internationale . et que son seul désir était
dorénavant de contribuer à l’écraser. L'un et l’autre de
ces messieurs étaient agents officiels de la coterie mar
æîste, et munis de pleins—pouvoirs du Conseil général de
New-York.
Les mandats français, dont Serraillier avait rempli ses
poches, devaient lui servir à forcer la main à Marx dans
la question du transfert du Conseil général. Voici com
ment : _ '
Un parti s’était formé, au sein même {du Conseil géné
ral, qui voulait que le siège du Conseil cessât d’être à
Londres; Marx et Engels, par contre, tenaient mordicus
à garder le Conseil à Londres pour l’avoir entre leurs
mains , et les blanquistes entrés récemment au Conseil,
Ant. Arnaud, Vaillant. Cournet, Ramier, Constant Mar
tin , les appuyaient. Lorsque la question fut portée de—
vant le Congrès de la Haye , Serraillier, qui appartenait
à la fraction désireuse de changer le siège du Conseil .
— non par désintéressement, mais en haine des blab
quistes, -— Serraillier, disons—nous, voyant que Marx s’o
piniâtrait dans son opinion , s’avisa , pour l’effrayer , de
lui dire qu’il allait distribuer à un certain nombre de
Français présents au Congrès, Lissagaray et autres , les
mandats dont il disposait; il aurait constitué ainsi, de
sa propre autorité , un groupe capable de tenir les blan
—265—4

quistes en échec et d’enlever le vote, malgré Marx. sur


iaquestion du siège du' Conseil. Marx, devant cette me
nace , céda; il lui importait de conserver, aux yeux du
public, au moins les apparences de l’autorité , et il ne
fallait pas qu’il risquàt de se trouver en minorité , fût-ce
une seule fois. C’est donc au stratagème de Serraillier
qu'a été dû le changement du siège du Conseil général.
Les blanquistes. à qui Marx, parait—il, avait fait des
promesses formelles sur ce point, et qui avaient voté
l’accroissement des pouvoirs du Conseil général, parce
qu’ils comptaient que ce Conseil serait entre leurs mains,
se virent joués; et, dans leur dépit, ils quittèrent le Con
grès.
Dans une brochure qu'ils ont publiée plus tard sous
le titre de ( Internationale et Révolution, » ces messieurs
qualifient très durement le Congrès de la Haye i « Ce
Congrès, » disent—ils, « fut auèdessous de tout ce qu’on
pouvait espérer ; querelles d’école, de personnalités, in—
trigues, etc., occupèrent plus de'la moitié de ses séan- '
ces..... L’Internationale (en plaçant le Conseil général
en Amérique) se suicidait. Ses amis, qui ne connaissaient
pas le secret de la comédie, l’ont pleurée, etc. »
On n’est jamais trahi que par les siens; et les com
plices de Marx font la des aveux bons à enregistrer;
mais nous devons ajouter que ces hommes—là, qui étaient,
euœ. dans le secret de la comédie , et qui avaient trempé
dans les intrigues ourdies contre la minorité, nous pa
raissent assez malvenus a se plaindre de ce qu'ils ont
été. en fin de compte, les dupes de compères plus ma
lins qu'eux.
Comment les blanquistes — il y en eut quatre qui sié
gèrent au Congrès, Arnaud, Gourmet, Ranvier et Vaillant
—— avaient—ils obtenu des mandats de délégués ‘?
Gourmet était censé délégué par le Comité central de
Copenhague ! Quels étaient les titres de ce citoyen à re
' ' M. 18
—266—
présenter le prolétariat du Danémark‘? nous Vignerons.
Ce qu’on peut affirmer, c’est que le programme révolu
tionnaire qu'il présenta au Congrès de la Haye avec ses
amis, ne répondait en aucune façon aux aspirations des
ouvriers danois; mais on sait que l'opinion de ceux qu’il
est censé représenter est la dernière chose dont se préoc
cupe un véritable révolutionnaire à la façon de ces Mes—
sieurs ; l’essentiel est d’obtenir un mandat, par un moyen
quelconque ; une fois le mandat en poche, onn’a plus de
comptes à rendre a personne.
Vaillant, lui. était délégué par une Section de la Chaux
de-Fonds! Cela surprit fort les deux délégués jurassiens,
qui ne connaissaient à la Chaux-de-Fonds d’autre Section
internationale que la Section jurassienne. Ils exprimèrent
donc quelques doutes sur l’authenticité du mandat de
Vaillant, et celui—ci voulut bien le leur faire voir. Ce
mandat était un chiffon de papier par lequel MM. Elzingre,
_ex—député au Grand-Conseil neuchâtelois’, et Ulysse Du—
bois , le héros du Congrès de la Chaux-de-Fonds en
1870 (l), annonçaient qu’ils envoyaient au Congrès de la
Haye un délégué muni de pleins-pouvoirs en la personne
de.... (le nom en blanc). Vaillant, gratifié soit par Outine,
soit par Marx de ce chiffon. y avait intercalé son nom et
se trouvait de la sorte le mandataire de ‘MM.’ Elzingre et
Ulysse Dubois, et naturellement aussi de leur ami Coul—
lery. La plaisanterie était assez réussie : il 'setrouvait donc
que c’était en vertu d’un mandat des hommes de 1a Mon
tagne que Vaillant pouvait exposer à la Haye son prœ
gramme terroriste et jacobin; c’était la rédactidn de la
Montagne, c'étaient les fameux démocrates-sbcialîstts
Coullery, Elzingre et Cie qui, par la bouche de Vaillant,
étaient censés émettre cette‘thèoriex qu’il faut courber
les classes possédantes sous la dictature du proléta

(1) Nous avons parlé de M; Elzingre plus _haut, pa e ‘20; uant à


Ulysse Dubois, on trouvera des détails sur lut pages , 121, '1‘ , 1’76.
—‘267—

riat (i), » et qui énouçaient cette maxime devenue célè


bre: « Si la grève est un moyen d'action révolutionnaire,
la barricade en est un autre, et le plus puissant de
tous (2). ) C’était vraiment d’un haut comique, et si on
rapproche les aphorismes révolutionnaires du sentencieux
Vaillant, de la polémique soutenue par la Montagne et les
coullerystes contre le Progrès et l’Egaiité (voir plus haut
pages 19, 35, 57-63), ainsi que de la.protestation decette
même Section coulleryste de la Chaux-de—Fonds m de
Coullery lui-même contre le Manifeste de la Solidarité
(voir pages 176—177, 182-184), on conviendra que les de—
légués jurassiens avzxient de quoi rire. ,
_ Vaillant, du reste. eut le bon sens de comprendre le
ridicule de cette position ; il déclara aux délégués juras
siens qu’il renonçait à se prévaloir de son mandat de la \
Chaux:de—Fonds, attendu' qu’il en avait encoredeu«x: l’un,
dont nous avons déjà parlé, venant d’une Section de San—
Francisco,. l’autre appartenant a"cette catégorie des myst
térieux mandats français qu’on ne montrait à personne.
Arnaud, lui: aussi, avait un mandat suisse; donnéæ—
très probablement en blanc — par“la Section de Carouge;
cette Section connaissait aussi peu Arna_udïqüe_ les-coul—
lerystes delà;Ghaux—de-Fonds connaissaient Vaillant, et
les mêmes,remarques s’appliquaient à l’unaet àa,l.’autre.
Mais Arnaud n’avaitpas, comme, Vaillant,, la. ressource
de mandats supplémentaires, et il.fut bien Obligé de
s’ep‘,tepir,ä.son mandatde Carouge. Les internationaux
de Camuge eurent donc l’honneur de donner, par leur
délégué, ieur appui atlastentative dés biant;uiptes pour

(‘1‘) Discèugs'ile Ya“îaiæilër Généré? deÀe item 1,' Ï.' u ;.Êz«;


(2) Proposition présentée, au an_grès.d_eçÿla Ha 13 {qui pe:ij,a,pps= .
adoptée) par Arnand,‘Coumet,'Raùvœr,’ Và1Üañt et Deretwe. Les qua
tre premiers ontL donné dès ldrs.leur uemrsem de>t’lnæmaÿimute;'
I{e_reur‘e,moins Magique, est deven‘u membre. du Consqil_général de
Ivew‘Yofltuw - " ' > x
' “
»: -| -
“‘Ïl ; S."‘- 18.!. .' . "hg. .
'
—268 ——

dénaturer, au profit des théoriesjacobines, le programme


del’Internalîonale.
Ramier, nous l‘avons dit, représentait la Section Ferré,
de Paris ; Section, se disait-on à l'oreille, d’une existence
assez problématique; les trois mille membres que la re
nommée lui attribuait se réduisaient à trois tout court.
d’après certaines informations. Mais on‘aurait eu mau
vaise grâce à chicaner Ramier sur cette bagatelle, d’au—
tant plus que Marx l’avait destiné d’avance à présider le
Congrès, ainsi qu’il résulte des révélationsfaites plus tard
par Jung. ‘ '
Une chose qui dut certainement contrarier les marxis
tes, ce fut l'attitude que prirent les Sections de Genève,
sur lesquelles on avait probablement compté comme de
vant envoyer des délégués nombreux et disciplinés. Ces
Sections commençaient à se fatiguer du rôle qu’on leur
faisait jouer; Outine y avait perdu beaucoup de son in
fluence et avait même quitté Genève depuis quelque
temps. Lorsque vint la Circulaire du Conseil général, an
nonçant que le siège dq Congrès serait la Haye, les Sec
tions genevoises réclamèrent contre ce choix ; mais des
raisons capitales, que nous avons dites, déterminaient
Marx en faveur de la Haye, et le Conseil général répon
dit qu’il ne pouvait revenir sur.sa décision. Alors les Sec
tions genev_oises. mécontentes, décidèrent de ne point en
voyer de délégués au Congrès. C'était'grave. et nous se—
rions tentés de'croire que ce fut au momept'où la nou
velle de cette décision des Sections genevoises parvint à
Londres, qu’il faut placer cette circonstance racontée par
Jung au Congrès de la Fédération anglaise (du 26 janvier
1873): « Il y eut un moment, dit Jung, où il arriva des
nouvelles qui firent douter si le Conseil général aurait
une majorité assurée à la Haye. Marx et Engels me pres
sérent alors de venir aussi. Je refusai, en donnant,er
raison que j’avais déjà trop fait de sacrifices. Le jour sui
—‘269—

vent, ils revinrent et me dirent qu'il fallait absolument


que je vinsse, que la majorité pouvait dépendre d’une
seule voix; je rép0ndis qu’ils pourraient facilement la
trouver. Ils m'offrirent de payer les frais nécessaires,
quels qu’ils pussent être, si'je consentais à aller. Engels
me dit même: « Vous êtes le seul'homme quipuisse sau'
ver l’Association. » Je lui répo'ndis que je né pouvais al
ler à la Haye qu’à une seule condition, c’était que Marx
et lui n'y allassent pas. » '
Que faire pour parer à ce coup inattendu de la défec—
tion des Sections genevoises? Le Comité fédéral romand,
dirigé par des hommes entièrement à la dévotion de Marx,
trouva un moyen bien simple de tourner la difficulté et
d’envoyer au moins un soldat pour renforcer l’armée des
autoritaires : il nomma de sa propre autorité un délégué
en la personne d’un de ses membres, Duval. Mais il.failait
de l’argent: un anonyme fournit les fonds nécessaires.
——Et voilà comment les Sections de Genève furent re
présentées à la Hayel (il y ‘ ' ' ‘
Nous avons déjà énuméré le plus grand nombre des
comparses» recrutés des quatre points cardinauxpar Marx
et Engels,‘ pour former leur majorité. Il n’en reste à
mentionner qu’une dizaine. . . 'f
La Suisse en avait fourni deux, sans compter Duval de
Genève: c’étaient deux citoyens étrangers à.la Suisse,
deux Allemands, — ce qui n’ôte rien à leur mérite, mais
ce qui est caractéristique cependant , comme symptôme
de certaines tendances de' la coterie de Marx. Le
premier, J.—Ph. Becker, représentait diverses Sections
allemandes de Bâle, de ZUg, de Lucerne et de Genève.
Cet homme, qui avait fait partie de l’Aàliance de la dé:—
mocratiesocialist‘e à Son Origine, qui en connaissait l’his—
‘ (i) C’était-la troisième fois qu’on usaiit à‘ Genève de ce mode de no-.
mination d’un délégué à la dévotion de-la coterie; procédé grâce au
quel Grosselin put aller au Congrès de Bâle, H. Perret à la Conférence
de Londres, et Duval au Congrès de la Haye. ‘ l
toire à fond, qui saVait parfaitement à quoi s’en tenir sur
_ toutes les affaires intérieures de la Fédération romande,
avait renié ses anciens’ amis, et suivi du mépris de tous
ceux qui l’estimaient autrefois, avait passé dans le camp
marxiste; il consacre aujourd’hui ses loisirs à jeter de la
boue à la Fédération ' jurassienne dans les colonnes de la
Tagwacht de Zurich. — Le second,Friedlœnder, de Ber
lin, représentait la Section de Zurich.
La Hongrie, la Bohème et le Dam:mark avaient fourni
leur’coùtingentà l’armée de Marx. Farkas représentait la
Section de Pesth, Heim une Section de Bohème, et Pth
la Section de Copenhague. Jusqu’à quel point ces délé
gués étaient—ils authentiques ‘? Nous l’ignorons; et on
avouera que, lorsqu’on a affaire à M. Marx, la méfiance
est légitime. - -' , -
Venaiant ensuite trois délégués ayant des mandats
d’une authenticité irrécùsable ; malheureusement,les Sec
tions qu’ils représentaient ne pouvzüent pas peser d’un bien
grand poids dans la balance, comme on va le voir, attendu
que, constituées sur la terre étrangère, elles n’ont pas
d’influencedirecte sur le prolétariat de leur pays. Ces
trois délégués étaient :,Lessner, membre du Conseil géné
ral, représentant la Section allemande de Londres; Le
Moussu, membre du Conseil général, représentant une
Section françaisetde Londres ;et Wroblewski, membre du
Conseil général ,i représentant la Section polonaise de
Londres l ' '
Un Irlandais, Mac Donhell. représentant des Sociétés
irlandaises de Londres et de Dublin. doit être compté
comme appartenant à la majorité; mais, bien qu'il fût
membre du Conseil général, il ne se montra pas disci
pliné. et dans plus d'une question il vota avecla minorité.
Dupont, membre_ aussi du Conseil général, ne repré
sentait aucune Section; il vint à,simple titre de délégué
du Conseil général. .
o
——27l -—

Reste, pour le bouquet. le grand agitateur de la pénin


sule ibérique, le patron de la Emancipacion, le gendre
de Marx, M. Paul Lafargue, délégué par cette grotesque
réunion de neuf pauvres hères stipendiés par la maison
'Marx. qui s'intitule la Nouvelle Fédération madrilène. M.
Lafargue disait représenter aussi une Section de Lisbonne.
Récapitulons maintenant les noms des combattants de
cette phalange sacrée:
seize membres du Conseil général, pourvus de man-—
dats‘ plus ou moins fantaisistes, sauf Dupont, qui n’avait
pas même ce Semblant de légitimité. C’étaient Arnaud,
Barry, Gourmet, Dupont, Engels, Frænkel. Johannard,
Marx, Lessner, Longuet, Le Moussu, Mac Donnell, Ran
\jier, Serraillier, Wrobleswski et Vaillant.
Six délégués venus de France, à mandats invisibles :
Dumont, Lucain, Swarm, Walter, Vichard, Wilmot.
Neuf délégués venus d’Allemagne et qui n’avaient pas
le droit de voter : Bernhard Becker. Cuno, Dietgen, Hep
ner, Kugelmann, Miltke, Rittinghausen, Schumacher et
Scheu. ,
Trois délégués venus de Suisse t J.-Ph. Becker, Fried
lænder et Duval (ce dernier ne représentant pas de Sec
tion et nommé irrégulièrement par un Comité).
‘ Dom; délégués venus d’Amérique: Dereure et Serge.
Un Danois, Pihl; un Bohème, Heim ; un Hongrois, Far
kas, et M. Paul Lafargue.
Total, 40 hommes. >
Eh bien, vraiment, ce résultat était maigre, et n’était
pas en proportion des efforts inouïs faits par Marx et En
gels po'ur enrôler des votants. Quarante hommes, et sur
ce nombre sei2e faisant partie du Conseil général ! Retran
chez ces seize—là, qui étaient à la fois juges et parties, re
tranchez encore les six Français "et les neuf Allemands,
dont les mandats étaient sujets à contestation ; que reste
t-il ‘l’ les trois Suisses (dont un n’était pas réellement dé
—272—

légué), les deux Américains, le Danois. le Bohème, le


Hongrois, et M. Lafargue: en tout neuf !
Voyons, en regard, ce qu’était la minorité.
D’abord, quatre délégués espagnols nommés au suffrage
universel par toutes les Sections de la Fédération espa—
gnole et porteurs d’un mandat impératif: Alèrini, Farga,
Marselau et Morago.
Deux J urassiens. nommés par le Congrès de la Fédé
ration jurassienne et porteurs aussi d’un mandat impéra
tif: Guillaume et Schwitzguébel (1).
Sept Belges, savoir Brismée, délégué de la Section de
Bruxelles; -— Coenen (Flamand), délégué de la Section
(1) Nous dev0ns noter à ce propos un incident assez singulier. Au
Con rès de la Haye, personne ne fit d‘observation au sujet du mandat
des élégués jurassiens ; ils furent admis sans opposition. Mais dans la
première séance publique, lorsque lecture fut donnée de laliste des dé
légués formée par le bureau (marxiste, du Congrès, Guillaume et
Schwitzguébel y étaient désignés par l’appellation étrange de délégués
du Congrès de Neuchâtel. uillaume réclama immédiatement, en di
sant que cette désignation n'avait pas de sens, qu’il n’y avait pas eu
de Congrès de Neuchâlel, que les termes de son mandat et de celui
de Schwitzguébel rendaient inex licable une si extraordinaire bévue,
et qu‘il tenait à constater qu’ils etaient tous les deux délégués de la.
Fédération jurassienne, nommés parle Congrès de la Chaux—de-F0nds
le 18 août 1872. -— On répondit à Guillaume qu’il serait fait droit à sa
réclamation, et que l’erreur, toute involontaire (9), serait corrigée.
' Dans la même séance, il fut annoncé que le bureau allait faire im
primer la liste des délégués. Guillaume s’approcha d’En els et lui rap—
pela la rectification au sujet du Congrès de Neuchâlel, e priant de ne
pas oublier d’en tenir compte dans l impression de la liste. Engels le
' p remit. ‘ par hasard
Le lendemain ou le surlendemain, Guillaume apprit de
le bureau avait reçu une épreuve typographique de la liste des délé
gués. Désireux de s’assurer si la correction avait été faite, il chercha à
voir cette épreuve ; elle était entre les mains de Marx. Celui-ci voulut
bien la laisser voir à Guillaume, qui, à son grand étonnement, s‘aper—
çut que, sur cette épreuve, Schwitzguébel et lui étaient encore dési
nés sous le titre de délégués du Congrès de Neuchâtel. Il demanda à
%4arx ce que cela signifiait; celui-ci répondit u’on avait oublié de faire
la correction. Guillaume insista pour qu’_elle ût faite et obtint de Marx
et d’Engels la promesse qu’on y veilleraü. .
On peut ju er de lasurprise des délégués jurassœns lorsque, le der
nier jour du ongrès, ils virent la liste es délégués, imprimée d’après
l’épreuve corrigée par Marx et Engels. Ou y lisait toujours+tSchwitz
puébel et Guillaume, délégués du Congrès de Neuchâtel. ) Il y avait
a évidemment un, fait exprès. . _

\
—— 273 —

d’Anvers; —- Eberhardt, délégué des,Sections de tan


neurs. de cordonniers, de tailleurs, de charpentiers, de
peintres, de teinturiers en peaux, et de marbriers, de
Bruxelles ; —Fluse, délégué de la Fédération de la vallée
de la Vesdre ; — Herman, membre du- C0nseil général,
délégué de la Fédération de Liège et des Unions‘des
charpentiers, des mécaniciens, et des marbriers et sculp
teurs de la Belgique ; -— Spliggard, délégué de la Fédéra
tion du bassin de Charleroi; — Van den Abeele (Fla
mand), délégué de la Section de Gond. .
7 Quatre Hollandais; Dave, délégué*de la Secti0n de la
Haye ; -—'Gerhard, délégué de .la Section d’Amsterdam ;
— Gilkens, délégué de la Section des lithographes d‘Ams
terdam ; — Vander Hout, délégué de la Section d’Ams
terdam. . ' , . >
Cinq Anglais: Eccarius, membre du Conseil général,
délégué de la Section des formiers de Londres ; 4— Haies.
membre du Conseil général, délégué de la Section de
Hackney+Boad ; —— Mottershead, membre du Conseil gé
néral, délégué de la Section de Bethnal Green ; —Roach,
membre du Conseil général, délégué du Conseil fédéral
anglais (1). Il faut y ajouter 'SeXton, membre du.C0nseil
général, venu à la Haye à simple titre de délégué du Con
seil général, comme Dupont. Il vota avec la minorité.
mais comme il ne représentait pas de Sectiop,'son vote,
à nos yeux, n’avait pas de valeur. ' ‘
Deux Américains: Sauve , représentant les Sections-2,
29 et 42, et West, nommé par un Congrès tenu à. Phila
delphie par les Sections groupées autour du Conseil fé
(1) On objecterat peut—être que Roach représentant un simple Co
mité, comme Duval, on d01t faire à son mandat les mêmes ob,;ections
que nous avons faites à pro os de Duval, Mais il y a une grande diffé—
rence entre les deux cas: es Sections de Genève avaient formelle
ment décidé de ne point envoyer de délégué à la Baye, et c‘est contre
leur volonté que Duval a été nommé ; en Angleterre, rien de sembla
ble ne s’était passé, et au contraire le Conseil fédéral anglais avait reçu
l’autorisation d'envoyer un délégué pour représenter la Fédération.
’ —- 274 A ——
déral de Spring Street. La majorité refusa d’admettre
West- à siéger au Congrès de la Haye, sous prétexte qu’il
faisait partie de cette fameuse Section 42, suspendue par
un ukase'du Conseil général malgré le préavis contraire
d’Eccarius, secrétaire pour l'Amérique.
Un Français, Cyrille, délégué de la Section française de
Bruxelles.’ . ' . . ' ;
Un Australien, Harcourt, délégué de la Section de Vic
toria. ' . i ‘ ' ,4 ‘ ' ; .
Enfin, le délégué de la Section de propagandee‘t d’ac
tion révolutionnaire socialiste de Genève (adhérente à la
Fédération jurassienne), JoukoWsky, sur le mandat du
quel: la majorité l‘envoya de prononcer de séance en
séatiée, de sorte qu’il n’y eut .en définitive aucune déci
sion prise et que la situation de Joukowsky ne fut pas ré—
gularisée. 1' " \
, On aura remarqué que, parmi les délégués de la mino—
rité, figurent un certain nombre de membres du Conseil
général qui. dégoûtés par les intrigues de Marx, refusè
rent de le suivre jusqu’au bout dans ses projets autori—
taires.
Outre ces vingt—sept délégués —— dont deux, West et
Joukoweky‘, ne furent pas reconnus par .la majorité ——
l'Italié avait nommé sept délégués, destinés la représen
ter au Congrès qu'elle avait proposé de tenir à-Neuchâv
tel. Si ces sept délégués étaient venus à la Haye, la mi
norité aurait atteint le chiffre de trente—quatre votants.
Nous croyons inutilede faire remarquer de quel côté
se trouvait la représentation sérieuse de l’Internationale.
Du reste, ce n’était pas en grossissant de quelques voix
de plus le nombre de ses votes, que la minorité devait
chercher à. prouver la légitimité de ses revendications ; il
ne s’agissait pas d’une question de scrutin , les votes
ayant été faussée d’avance par les manœuvres de l'adver
.... 275“—

saire (1). Que la minorité comptait trente voix ou n’en


comptât que dix, il n‘en était pas moins certain qu’elle
seule représentait les Fédérations régulièrement cons
tituées, les Fédérations vivantes, la véritable Internatio—
nale ; et le Congrès de la Haye, préparé pour étouffer la
Îmanifestation de l’opinion de ces Fédérations, ne pouvait
être et ne fut en effet qu’un attentat contre l’Internatio
nale. ‘
v

V..
Nous voici arrivés au terme de notre tâche.
Il, ne peut entrer dans le cadre de ce Mémoire de
faire l’histoire des délibératoins dérisoires du Congrès
de la Haye. ni celle des manifestations provoquées par la
conduite scandaleuse de la majorité, dans toutes les Fé
dérations de l’Internationale. Il faudrait un autre vo—
lume. Nous nous bornerons à résumer en quelques mots,
comme conclusion de notre travail, la situation actuelle
de l’Internationale.
Le Congrès_de la Haye a maintenu l’institution du
Conseil général, et en a accru les pouvoirs; il l'a placé
à New-York, et l’a composé d'une douzaine d‘incon
nus , instruments dœiles, à la tête desquels se trouve
Serge, le dummer Èsel de Marx. .
Le nouveau Conseil général a en soin de choisir, en
Europe, des lieutenants; nous le savons par une indi
cation du Volksstaai, qui nousa apprisque toute la corres
pondance d’Allemagnee devait passer entre les mains de

(1),Cé sentiment, qui'fut celui de la minorité dès les premÏersjours


du Congrès, explique pourquoi elle renonça à chicaner les Allemands
et les Français sur leurs mandats. La vérification des mandats se fit'en
)"mniUe, parles soins d’une commission exelusivement marxiste, à la—
quelle on avait adjoint, pour la forme, un‘ membre de la minorité,
HO&ch ; mais celui—aigus connaissant que l’anglais, se trouvait absolu- _
ment hors d'état d’exercer un contrôle quelconque;sur lesmandats ré—
digés en d‘autres langues; et c’étaitjustement pour cela qu’on l'avait
choxsi. .è ' ‘ 4

‘:'r“-fi—“*-“"w "“*
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“A

—276—*—

Marœ avant d’être envoyée en Amérique; par une


lettre d’Engels à la Section de Turin, qui l’avertit que
c’est par son intermédiaire à lui que l’Italie duitœ‘or’ree—
pondre avec New—York; et par les récents procès de_
l’Intérnationale en France, qui nous ont appris que
Serge avait nommé dans ce pays trois procensuls‘,’ sié—
geant à Paris, à Toulouse et à Bordeaux, et subOrdonnés
eux-mêmes à. un supérieur siégeant à Londres. et qui
n’est autre que Serraillier. De sorte que le pauvre Con
seil général de l’autre côté de l’Atlantique n’est qu’un
trompe l’oeil, et que c’estMarx qui continue à tenir les
ficelles des marionnettes. ‘ ‘ ,
Une autre résolution du Congrès de la Haye a imposé
à toute l’Internationale l’obligation d’une action politi
que uniforme, sous la direction suprême du Conseil gé—
néral; et M. Serge, qui n’a garde de neïpas se prendre
au sérieux, a en soin d’aviser le monde; entier, par
une circulaire en date du 20 octobréi873, que ( l’ac
tion politique a été rendue obligatoire, » et que les Sec
tions doivent consulter leConseil général t< avant d’en
gager l’Association dans une action publique et avant
r d’entrer dans de nouveaux
, Voilà doncqui: Champs
est entendu K: touted’activité.
Section »de l’Inter
nationale, quiveut agir, _,qui veqt:entreprendœ n’importe
quoi, en doit d’abord _obtenir,_l’autofisaüon,auprès de
Mîsorgel‘. , .. :-: ,
Un simulacreïdfepquétc} sut,la,,Socîété l’Alliçmæ, où
le ridicule le distute,à l’9dieqx,’ a été fait a la Haye par
une Commission composée d’un fou, le nommé Cuno, et
de trois Français "déguisés sous de faux _noms : Lu
cain , Walter et Vichard.g on leur avait adjoint, par un
reste de décence , un membre de la minorité, Splingard.
.En vertu dés‘.conçlœsîonà de la majorité de cette com
mission — Splingerd protestant et Walter s’étant retiré
— conclusions qui forment le plus grotesque galimatias
—277'——

qui se puisse imaginer, Bakounine et Guillaume ont été


expulsés de l’Internationale: le premier, par 27 voix ; le
secppd,,payr 25. _
v Lîe«xpnlsion .dé Schwitguébel , proposée exactement
pour les mêmes motifs que celle de Guillaume, ne réunit
pas un chiffre de, voix suffisant pour constituer une ma
jorité. — En même temps, une calomnie infâme étai;
lancée contre Bakounine, ce vétéran de la révolution ,
aimé et respecté de tous les honnêtes gens qui le con
naissent; et cette calomnie, M. Marx ne l’a pas soute
nue du moindre semblant de preuve: une, injure gratuite,
et voilà'tout! —En vérité, quand on pense, aux procédés
des intrigante sans scrupules qui ont fait manœuver les
pantins ;dé,la Haye, et qu’on se dit que ces gens—là ont
la prétention de diriger les destinées du pr01étariat, on
se demande si l’on n’est pas le jouet de quelque horrible
caushemarl - . ‘ .
Une première protestation contre les turpitudes nom»
mises par la séquelle de Marx fut présentée au Congrès
de la Haye par seize délégués de la minorité. Rédigée
avec une extrême modération de forme, évitant même de
séprononcer sur la légitimité du nouveau Conseil gêné-ï
ral, cette protestation se bornait à établir une alliance
défensive entre un certain nombre de Fédérations contre
les abus,de pouvoir/du, Conseil général. '
En voici le texte :
l‘ l 1 ,.

Déclaration de la minorité,

Nous soussignés, membres de la minorité du Congrès


de la Have, partisans de l’autonomie et de Ela Fédéra
tion des groupes travailleurs, devant le vote de déci—
sions qui nous semblent aller à l’encontre des principes -
admis par les pays que nous représentons, mais dési
rant éviter toute espèce de scission dans le sein de
l’Association internationale des Travailleurs, faisons les
—' 278'—
déclarations suivantes, que nous soumettons à l’appro
bation des Sections qui nous ont délégués : . -
10 Nous continuerons avec le Conseil général nos rap
ports administratifs concernant le paiement des cotisa
tmns, la correspondance et la statistique du travail.
20 Les Fédérations représentées par nous établirent
entre elles et toutes les branches de l’Internationale
régulièrement constituées, des rapports directs et con
tinus.
3° Dans le cas où le Conseil général voudrait s’ingérer
dans les affaires intérieures d’une Fédération , les Fédé—
rations représentées par les soussignés s’engagent soli—
dairement à maintenir leur autonomie, tant que ces
Fédérations n’entreront pas dans une voie directement
contraire aux statuts généraux de l’Internationale. ap
prouvés par le Congrès de Genève. .
40 Nous engageons toutes les fédérations et Sections à
se préparer, d’ici au prochain Congrès général. au
triomphe dans le sein de l’Internationale, comme base
de l’organisation du travail. du principe de l’autonomie
fédérative.
5° Nous répudions hautement tout rapport'avec le soi
disant Conseil fédéraliste universel de Londres. ou toute
autre organisation semblable, étrangère à l’Internatio—
nale.
(Signé). ‘
Alerini, Farga—Peilicer, Morago, Marselau, délégués
de la fédération espagnole. ' ' '
Brismée, Coenen, Fluse, Herman, Van den Abeele,
Splingard, Eberhardt, délégués de Belgique.
Schwitzguébel, Guillaume, délégués de la fédération
jurassienne.
Dave, Gerhai‘d, délégués de Hollande: t
Sauva, délégué d’A'mérique. :

_Comme on l’a vu, les _sxgnataires de la protestation


avaient {en soin .'de réserver l’approbation de leurs Fédé
rations respectives. ' ' . -. .
——279—

Cette protestation devait être trouvée insuffisante même


par les plus modérés, et des résolutions plus énergiques
devaient bientôt la remplacer.
Les premières fédérations qui eurent à' se pronon
cer au sujet du Congrès de la Haye, furent l’Italie, l’Es
pagne et le Jura. Leurs délégués se réuniront en Con—
grès à Saint—lmier le 15 septembre 1872; outre ces trois
fédérations, plusieurs Sections françaises et américai—
nes étaient représentées. Ce Congrès, qui se donna le
nom de Congrès ardt-autoritaire, prit des résolutions
dont la principale fut le rejet complet de toutes les réso
lutions du Congrès de la Baye. Ce rejet était formulé en
ces termes:
« Le Congrés_des délégués des fédérations espagnole.
italienne, jurassienne, américaine et française, réunis à
Saint—Imier, déclare :
« Repousser absolument toutes les résolutions du Con
grès de la Haye, ne reconnaissant en aucune façon les
pouvoirs du nouveau Conseil général nommé par lui ;
et, pour Sauvegarder leurs fédérations respectives contre
les prétentions gouvernementales de ce Conseil général ,
aussi bien que pour sauver et fortifier davantage l’unité
de l’Internationale, les délégués ont jeté les bases d’un'
projet de pacte de solidarité entre ces fédérations. »
Ce projet de pacte était ainsi conçu:
« 1° Les Fédérations et Sections espagnoles, italien—
nes , françaises , jurassiennes, américaines, et toutes
celles qui voudront adhérer a ce pacte, auront'entrc
elles des communications‘et uneçorréspoxïdahce régu
lière et directe , tout—à-fait indépendantes d’un contrôle“
gouVernemental quelconque. ‘ . ;> ;x . t

20 Loquu’une'de 'ces Fédérations et Sections se tro‘u'


vera attaquée dans sa liberté, soit par la maj0rité d’un
Congrès général, soit par le gouVernemeptoæüonseil
général créé par Cette majorité, toutes les autres Fédéra—'
tions et Sections se proclameront absolument solidair‘es
avec elles.
,
—280—

3° Le présent COngrès proclame hautement que la con


clusion de ce pacte a pour but principal le salut de cette
grande unité de l’Internationale, que l’ambition du parti
autoritaire a mise en danger. »

En outre, le Congrès de St-Imier souleva la questi0n


de la réunion d’un second Congrès and-autoritaire, gé- '
néral cette fois, et devant se tenir si possible dans un dé
lai de six mois.
La Fédération-ilalienne avait confirmé d’avance les ré
solutions de St-Imier, par ses votes de Rimini; la Fédé
ration jurassienne les confirma dans un Congrès spécial
tenu le même jour, 15 septembre; la plupart des Sections
françaises se hétérent d’envoyer leur entière approba
tion. Re‘stait à attendre la confirmation de la Fédération
espagnole et de la Fédération américaine, de même que
l‘adhésion des trois autres Fédérations régulièrement
constituées: la Fédération belge, la Fédération anglaise
et la Fédération hollandaise.
Trois mois plus tard. la Fédération espagnole. réunie
en Congrès à Cordoue, du 25 décembre 1872 au 2 janvier
4873, adoptait les résolutions suivantes:

I.

( Considérant que le Congrès de la Haye a udvice


d'origine; -
Considérant qu'il a été vicieux dans sa constitution et
dans ses agissements;
Considérant que les résolutions du Congrésde la Haye
‘ sont nuisibles et contraires àla marche que doit suivre le
prolétariat; ‘ ' ' '
Le Congrès de la Fédération espagnole répudie le
Congrès de la Haye et ne reconnaît pas ses résolutions
autoritaires. ,
L1?“

—281 —

11
Considérant que le pacte d’amitié, de solidarité et de
défense mutuelle approuvé par le Congrès de St-lmier
sera le salut de l’unité de l’Internationale , menacée par
les résolutions du Congrès de la Haye ;
Que par ce moyen la solidarité, première condition qui
dont emster dans notre Association, n'est pas rompue et
qu’elle se trouve sauvegardée contre les attaques auxquel
les pourrait se porter un Conseil général armé de pou
vo1rs;
Le Congrès de la Fédération espagnole se déclare con
forme avec le congrès de St—Imier et adhère au Pacte
d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle qui y 'a été
voté. ‘
\

111.
En présence des Congrès de la Haye et de St-Imier;
Considérant que la mauvaise foi pourrait interpréter
nos actes comme sacrifiant l’unité spontanée et naturelle
' de l’Internationale ;
Considérant que la réunion, d'ici à trois mois, d’un
Congrès and-autoritaire occasionnerait des frais qui nous
empêcheraient d’y être représentés comme nous le dési
rerions ;
Considérant que les déclarations récentes de la majorité
des régions ont fait concevoir des espérances fondées que
le Congrès général, qui selon les Statuts se réunira en
septembre 1873, rétablira la marche majestueuse de l’In
ternationale, troublée au Congrès de la Haye par lesyme—
nées et les prétentions de quelques ambitieux; .
Considérant que, tant qu‘il nous sera possible de le
faire sans compromettre les intérêts de la révolution so
ciale à laquelle nous aspirons, nous devons répondre par
des paroles de paix et de concorde à ceux qui, sans con
sidérer‘ le mal qu‘ils font à l’émancipation sociale des pro
létaires, nous provoquent à la guerre; '
Le Congrès de la Fédération espagnole fait les décla
rations suivantes :
1° La Fédération régionale espagnole pratiquera la so
lidarité à l’intérieur et à l’extérieur, avec toutes les Fé
M19
’11
_282_ l

dérations, quelles que soient les opinions qui les unissent


à elles ou qui les en séparent, qu’elles acceptent ou non
le Conseil général de NeW-York, qu’elles soient recon
nues ou qu’elles soient suspendues par lui; parce que,
pour nous, l’Internationale existe avec lui et sans lui.
2° Elle propose aux autres régions que le Congrès anti
autoritaire se tienne a la suite du Congrès général, à sup
poser que ce dernier ne se soit pas prononcé en faveur
de la dignité de l’Internationale en repoussant les résolu—
tions du Congrès de la Haye.
30 Elle fera part des présentes résolutions à toutes les
Fédérations régionales, afin qu’elles se préparent à aller
au Congrès universel disposées à soutenir les principes
de liberté et de fédération, — à supposer qu’il ne de
vienne pas nécessaire de réunir plus tôt le Congrès anti
autoritaire. »
En même temps, la Fédération belge, réunie en Con
grès à Bruxelles les 25 et 26 décembre l872,votait de
son côté les résolutions Suivantes :
« Le Congrès belge de l’Asso iation internationale des
travailleurs, tenu le 25 et le 26 écembre 4872 à Bruxel—
les, déclare nulles et non avenues les résolutions enle
vées par une majorité factice au Congrès de la Haye, et
ne les veut reconnaître, comme étant arbitraires, auto
ritaires et contraires à l’esprit de l’autonomie et aux prin
cipes fédéralistes.
En conséquence, il procédera immédiatement à l’orga
nisation d’un Pacte fédératif et autonome entre toutes les
Fédérations régionales qui voudront y contribuer. et ne
reconnaît en aucune façon le nouveau Conseil général de
New-York qui nous a été imposé au Congrès de la Haye
par une majorité factice et au mépris de tous les princi—
pes inscrits dans les Statuts généraux. )
Le Conseil fédéral américain de Spring-Street, composé
de délégués réguliers de toutes les Fédérations américai
nes, a approuvé de son côté, dans sa séance du 19 jan—
vier 1873, le pacte de solidarité. proposé à St-Imier.
Enfin le Côngrès de la Fédération anglaise, réuni à Lon- \
dres le 26 janvier 1873, a voté à l’unanimité les résolu
tions suivantes :
---n,.

——283-—

l
I.

« Considérant que le Congrès de la Haye a été illégale


ment constitué, que sa majorité était une majorité fac
ticc, créée dans le but d’annihiler les véritables repré—
sentants de l’Association ; \
Que les résolutions qui y ont été votées sont subversi
ves du pacte fondamental de l’Association, qui reconnaît
à chaque Fédération le droit de décider sa ligne de con
duite;
Que le programme de ce Congrès n’apas été auparavant
communiqué aux Sections comme le prescrivent les Sta
tuts généraux;
Le Congrès de la Fédération anglaise repousse les ré—
solutions prises au Congrès de la Haye et son représen—
tant le soi—disant Conseil général de New-York. '

II.
La Fédération anglaise entrera en relations avec toutes
les Fédérations appartenant à l’Association, et coopérera
avec la majorité pour tenir un Congrès international
lorsque cela paraîtra désirable. »
Sur ces entrefaites, M. Serge et ses acolytes. se pre
nant de plus en plus au sérieux, prononçaient le 5 janvier
1873 la suspension de la Fédération jurassienne, par la
raison que celle-ci, dans son Congrès extraordinaire du
15 septembre 1872, avait refusé de reconnaître les réso
lutions du Congrès de la Haye.
La Fédération jurassienne, qui n’a jamais reconnu le
Conseil général de NeW—York, s’est aussi peu émue de
cette excommnnication que de celles de Pie IX.
A l’heure qu’il est, le Conseil général de New-York n’est
reconnu dans aucune des Fédérations régionales réguliè-’
rament constituées, excepté en Hollande et à Genève.
Et encore il faut noter que la Fédération hollandaise,
qui jusqu’à ce jour a voulu rester sur le terrain de la dé
claration de la minorité du Congrès de la Haye, n’est pas
-—284—

pour cela plus soumise aux ukases de New-York, et


qu’elle a déclaré « qu’elle ne reconnaissait pas la suspen
sion de la Fédération jurassienne. »
Ensorte que l’Europe tout entière et un grand nombre
de Sections d’Amérique ont énergiquement affirmé leur
volonté dene pas accepter la centralisation et l’autorité. Il
ne reste à Marx que les intrigants de Genève, — et l’Al
lemagne.
Cet isolement de l’Allemagne, qui s’obstine à rester en
dehors du mouvement universel du prolétariat marchant
sous la bannière du’ fédéralisme, n’est-il qu’accidentel et
momentané, ou bien est-il le résultatde quelque grande
fatalité historique? La question est grave, et nous ne vou
lons ni la discuter, ni essayer de la résoudre. Il faut cer
tainement attribuer en très grande partie cette attitude du
prolétariat allemand à l’hostilité ouvertement manifestée
de ses chefs contre le principe même de fédération, à leur
attachement funeste à la doctrine de l’Etat centralisé
Liebknecht l’a dit devant le jury de Leipzig (audience du
18 mars 187%):
« Je dois déclarer (ï Monsieur le président que je suis
l’adversaire de toute république fédérative (l ). p
Cette parole de Liebknecht, si claire et si formelle;
l’attitude des internationaux allemands de Zurich et de
Bâle qui, sur le terrain de la politique nationale suisse,
poursuivent comme programme avoué la substitution de
la république unitaire à la république fédérative ; certai
nes lettres dans lesquelles Engels exalte les bienfaits de
la centralisation politique en Italie ; tout cela nous fait
comprendre que les chefs du mouvement socialiste alle
mand ont voulu modeler l’Internationale sur l’idéal qu'ils

(1) « Ich mûss dem Herrn Præsidenten bemerken, dass ich Gegner
jeder Fœderativ- Republik_bin. » Voiksstaut du 23 mars 1872, page 2,
1re colonne. — Liebknecht, qui défendait dans son journal la Com
mune de Paris, n’en avait donc pas compris le principe fondamental.
———285-—

se sont fait de l’Etat centralisé. Sera-ce la l'idéal définitif


du prolétariat allemand? S’il en devait être ainsi, souhai
tons du moins qu’il s’abstiénne de chercher à entraver,
dans le libre essor de leur développement, les peuples
fédéralistes. '
La question qui divise aujourd’hui l’Internatîonale se
résume donc dans ces deux termes: fédéralisme ou cen
tralisation. Deux programmes de rénovation sociale sont
en présence : l’un conçoit la société future sous la forme
de l’Etat populaire centralisé (Volksstaat) ; l’autre la dé
finit, au contraire, la libre fédération des libres associw
tions industrielles et agricoles. Ces deux programmes,
qui s’excluent mutuellement, sont peut-être destinés à se
réaliser dans l’avenir. à côté l’un de l‘autre, dans des ré
gions différentes; mais quant à l’Internationale, c’est-à
dire au groupement actuel des sociétés ouvrières, elle ne
peut exister que sur la base du principe fédératif. La
centralisation la tuerait, le fédéralisme la sauvera.
D.

--I

,.

PIÈCES JUSTIFICATIVES
—-wW

I
EXTRAITS DE LA VOIX DE L’AVENIR.

Le numéro du 26 mai 1867 de la Voies de l’Avenir pour—


rait servir de spécimen pour caractériser les tendances
de ce journal; on y trouve une quantité d’articles très
courts sur presque tous les sujets qu’il avait l’habitude de '
traiter. Nous en reproduisons quelques—uns:
(( LE MOUVEMENT SOCIAL.
En France, en Allemagne, la révolution qui s’opère
dans l’esprit des classes laborieuses attire l’attention des
savants, des capitalistes et des gouvernements. On peut
affirmer que partout le mouvement social a les sympa
thies de l’immense majorité de la nation. Les journaux
de tous les partis prêtent leur concours aux efforts qui se
font en faveur de la coopération et de l’instruction. C’est
un immense complot contre la misère. Mais que fait-on
chez nous, que font en Suisse les classes privilégiées, en
face de cette immense manifestation du corps social? Que .
fait-on à la Chaux-de-Fonds? Rien, ou presque rien. Si
cette indifférence n’est pas coupable, si elle n'est pas le
signe d’un égoïsme aveugle, elle est du moins l’expres
sion d’une grande ignorance et d’une profonde inca
pacité.
SÉPARATION DE L’ÉGLISE ET DE L'ÉTAT.
Ce qui se passe actuellement dans le canton de Berne
est bien triste. Il y a conflit entre le gouvernement et
l’évêque, dans la nomination d’un curé à Berne, dans
la réduction des fêtes dans la partie catholique. Le gou
vernement ressuscite la question des religieuses, etc.
Avec une simple séparation de l’Eglise et de l’Etat,
toutes ces luttes, qui prennent un caractère souvent scan
_2_
daleux, n’existeraient pas. Pourquoi donc le radicalisme
bernois préfère4-il à une grande réforme cette guerre
digne du moyen—âge. C’est un mystère. En réveillant des
haines et en provoquant des luttes confessionnelles, on
empêchera le Jura de s’occuper des chemins de fer et
Berne sera quitte de financer pour les construire. Diviser
pour régner.
LE CAPITAL.
Capital est un mot qui exprime des idées bien diffé—
rentes.
Chacun le comprend à sa manière. / . .
Les économistes qui s’en occupent Sans cesse ne sont
pas encore d’accord sur sa véritable signification.
Pour nous, le capital est composé de tous les éléments
qui contribuent à produire des objets nécessaires et utiles
à l’entretien de l’homme.
Mais les objets produits sont eux-mêmes un capital
puisqu’ils sont nécessaires ou utiles à la vie de l’homme.
On voit donc qu’il y a deux éléments bien distincts dans
' le capital : les éléments producteurs et les éléments pro
duits.
Il y a donc le capital actif et le capital passif.
Le premier se compose de tous les éléments de pro
duction.
Le second se compose de tous les éléments de consom
mation.
' L’argent, le papier-monnaie, ne sont pas un capital,
car ils ne sont ni producteurs ni produits. Ce sont des si-.
gnes représentatifs du capital. Le signe pourrait disparai—
tre que le capital resterait intact.
INSTRUCTION PUBLIQUE.”
Nous apprenons, par l’Educateur, revue pédagogique
publiée par la Société des instituteurs de-la Suisse ro—
mande, que le gouvernement de Fribourg, par sa direc
tion de l’instruction publique, posait en août 4866, aux
inspecteurs scolaires, la question suivante :
Comment l’instituteur peut-il et doit-il s’y prendre
pour fiétrir et supprimer si possible la mendicité, sans
fiétrir ni la pauvreté, ni l’aumône? -
Il nous semble que la question est très—embarrassante.
__3_.

Et d’abord, nous croyons qu’on ne doit pas charger un


corps enseignant de flétrir mais bien de discuter, d’étu
dier et de proposer des moyens pour résoudre une ques—
tion. A quoi sert la flétrissure‘l
Comment faut-il s’y prendre pour flétrir la mendicité
sans flétrir l’aumône? Lequel est le plus coupable, celui
qui est obligé de mendier ou celui qui est à même de
I faire l’aumône? La mendicité est un produit de notre so
ciété, le mendiant en est une victime. Est—ce que la
société doit maudire son œuvre? Elle ferait miéux de la
détruire. ‘
Jamais un gouvernement n’a posé une question aussi
embarrassante à un corps enseignant chargé de donner
l’instruction religieuse. ‘
En effet, d’après la religion catholique, l’aumône est
une bonne oeuvre commandée par la religion.
Celui qui donne fait un acte méritoire, il gagne la vie
éternelle.
Détruire la mendicité, pour un homme religieux, c’est
enlever au riche l’occasion de faire le bien et de gagner
pour lui une place en paradis. Comment un gouverne
ment religieux peut—il travailler si ouvertement contre la
religion? D’ailleurs, les prêtres n’enseignent-il pas que
Christ a prédit qu’il y aurait toujours des pauvres, donc
des hommes qui reçoivent l’aumône, des mendiants en
fin. Et flétrir la mendicité, ne serait-ce pas flétrir la_ re
_ ligion‘l - -
FAILLITE .

Dans le canton de Neuchâtel chacun est exposé à faire


faillite. Le plus simple ouvrier peut être déclaré en fail
lite comme le premier commerçant. Nous ne combattons
pas cette égalité devant la loi, puisque nous demandons
la destruction de tout privilège. _
Nous désirons que dans une faillite il n’y ait aucun
créancier privilégié, excepté le créancier hypothécaire,
parce que ce genre de créance est un contrat stipulé en_
tre deux parties.
L’ouvrier doit demander la destruction de l’espèce de
privilège que la loi consacre pour lui, parce_qu’xl en de—
vient la dupe. La créance est privfléguäe, mais le plus sou
vent elle n’est pas payée. ,
ä'

Le privilège étant aboli, il cherchera à être payé à terme


rapproché.
L’ouvrier doit demander l’égalité devant la loi, pour
tous, et pour lui—même avant tout. Le privilège est fatal à
la société entière et au privilège lui-même. )
Viennent ensuite: un article du journal parisien la Coo
pération sur « l’application de l’échange aux sociétés coo
pératives » ; — un article du journal parisien l’Ecole , sur
le développement de l’instruction publique en France; on
y lit cette phrase: « L’élan est communiqué d’en haut. et
il faut rendre cette justice au ministre de l’instruction
publique qu’il fait de grands et généreux efforts pour le
rendre général»; —- le programme d’un concours ouvert
par l’Association internationale des sciences sociales pour
le meilleur travail sur les causes de la guerre; —— un ar—
ticle bibliographique des plus élogieux, par M. Edmond
Petonié, sur le livre de M. Eug. Flottard, iptitulé'le Mou
vement coopératif à Lyon et dans le Midi de la France;
— enfin l’annonce de plusieurs documents reçus par la
rédaction et que le défaut d’espace la force à renvoyer au
numéro suivant: ou Y remar ne entr’autres « un ro'et J
de loi ayant pour but d’établir dans la république de Neu
châtel une maison de travail et de moralisation pour les
vagabonds et les ivrognes, à la charge des communes et
de la société. Nous remercions M. Ch. Favarger (l).d’a
voir pris cette initiative au Grand—Conseil, et nous sym
pathisons avec les principes et les idées de son pro
J'et.Dans
» le nüméro
_ «
du il août 1867, se trouve une sorte
d’article-programme, intitulé nos ennemis. et que nous
reproduisons ci-dessous: ‘ *
( NOS ENNEMIS .
Le mouvement social qui agite l’Europe et l’Amérique
est un effet des principes du christianisme et de la philo
sophie des 17e et 18e siècles. ‘
Ces grands principes ont produit déjà de grandes
transformations dans l‘ordre politique et dans l’ordre
social.
Les esclaves sont affranchis bientôt partout. L’escla
vage s’est transformé en salariat. Aujourd’hui le salariat
(l) Député conservateur.
7—5-—

lui-même subit une grande transformation. Les mots de


fraternité, d’égalité, n’ont plus pour les masses populai
res, ni pour les philosophes, le sens qu’ils avaient jadis,
et ils éveillent aujourd’hui des sentiments nouveaux.
Les salariés, les travailleurs, égaux devant la loi, res
tent inférieurs à leurs frères dans l’état social. Ils sentent
qu’après les grandes conquêtes faites par nos pères dans
le domaine politique et civil, ils ont pour tâche, eux. de
changer leur position économique et sociale.
Ce sentiment a commencé de se manifester d’une ma
nière puissante en 1848. Mais alors, il se révélait par
des théories différentes, suivant les diverses écoles so
cialistes. Aujourd’hui, les écoles ont à peu près disparu,
maisil reste de chacune d’elles une série de points prati
ques à mettre à exécution.
La tâche est grande, et pourtant ce sont les classes ou
vrières qui s’en sont chargées. Et, avec le concours de
l’intelligence et de la science, elles rempliront cette tâche;
personne n’en doute plus que ceux qui refusent de réflé
chir et de voir. ‘
La transformation sociale qui doit amener le règne de
la justice sur la terre comme au ciel n’est pas éloignée,
parce que les masses populaires sont arrêtées sur les
moyens à employer pour arriver au grand but. Ces
moyens sont l’instruction, le travail, l’épargne, la morale,
la moralité, l’association Sous toutes ses formes morales.
Avec ces moyens—là, la marche est lente, mais elle con
duit sûrement au but, et elle a cela de sublime, c’est qu’à
chaque pas la transformation sociale s’opère sans se
cousse et sans perturbation. Pourquoi alors avons—nous
des ennemis? Peu nous importe qu’ils soient engendrés
par l’ignorance ou la mauvaise f01, ils existent. Ce sont
ceux qui nous maudissent, qui dénaturent nos intentions,
qui nous calomnient; ce sont ceux qui entravent nos ef
forts par les moyens les plus divers; ce sont ceux qui
nous combattent par leurs paroles, par leurs journaux et
par leurs manœuvres de tous genres. Ils ne sont exclusi
vement ni dans un parti, ni dans un autre, ils appartien
nent à toutes les classes de la société.
Cependant, nous voyons en général qu’ils appartien
nent partout. plus Spécialement aux partis gouvernemen
taux. En Suisse, les organes du parti conservateur ont
manifesté au Congrès ouvrier de Genève des sentiments
— 6

de bienveillance, tandis que la presse radicale du canton


de Neuchâtel a traité le Congrès de la Société internatio—
nale des Travailleurs de la manière la plus inconvenante
et avec ce langage méchant, stupide, calomniateur, qu’on
ne retrouve que dans les journaux rétrogrades de 1848.
Ce n’est donc pas si étonnant que le prétend un journal
de la Chaux-de-Fonds; si nous faisons d’amers reproches
à une fraction du parti radical; c’est pour nous défendre
légitimement, que nous sommes obligés de riposter con
tre les coups que nous porte l’organe de ce parti. Pour—
quoi nous attaquerions-nous à ceux qui nous prodiguent
des éloges ou qui nous laissent tranquilles? Nous frap
pons sur celui qui nous frappe; nous nous heurtons cen
tre l’obstacle‘placé sur notre route; nous passons à tra‘
vers le corps de celui qui se met au travers de la voie du
progrès, de la voie que nous parcourons. '
La signification des vieux partis politiques disparaît, et
des éléments qui les composaient se constitue le parti de
la Démocratie sociale. .
Nos ennemis sont ceux qui nous entravent; nos amis
sont ceux qui nous laissent marcher ou qui nous aident.
peu importe leur origine. Nous ne voulons le drapeau
d’aucun parti; nous ne voulons entrer au service de qui
que ce soit, mais nous admettons tous les combattants
dans nos rangs. ’ _
Ceux qui nous suivent et nous aident sont des amis, des
frères; ceux qui s’éloignent de nous pour nous insulter et
nous combattre sont nos ennemis.
II
MANIFESTE
du parti de la démocratie sociale de la Chauœ-de-Fonds
(février 1868 ).

APPEL /
auæ citoyens du district de. la Chauæ-de-Fonds.
Citoyens,
Le Peuple neuchâtelois est appelé à exercer sa souve—
raineté au mois de mai prochain. Il aura à renouveler
toutes ses autorités. C’est donc un acte de la plus haute
importance que le peuple aura à accomplir en cette 0c
casion.
Nous avons tous à remplir un devoir des plus considé
rables; il faut donc nous recueillir, réfléchir, étudier tou
tes les questions qui intéressent la république, la démo
cratie, la justice, l’égalité et la liberté.
Nous avons à demander à notre futur Grand-Conseil ou
plutôt à une Assemblée constituante de grandes et pro
fondes réformes dans nos institutions. _
Nd‘us avons à réformer celles de nos lois qui sont mau—
vaises et à en créer pour remplacer les usages tradition
nels, les us et coutumes. Il est donc urgent pour nous
tous d’unir nos efforts, nos moyens, nos sentiments, nos
convictions, pour obtenir des réformes en harmonie avec
les idées actuelles de la démocratie.
Pour obtenir ces réformes, une révision complète et,
en tous cas, une révision partielle de notre Constitution
est absolument nécessaire.
Pour que cette révision porte de bons fruits pour le
peuple, il nous faut déléguer à la Constituante et au futur
Grand—Conseil des hommes qui s’intéressent au sort du
peuple. Notre députation doit être composée d’hommes
bien convaincus que l’avenir de la Chaux-de-Fonds, cette
grande cité ouvrière. dépend de la construction de mai—
sons ouvrières, offrant des loyers à bon marché, et de la
constitution de sociétés de consommation pour tous les
__3_
objets nécessaires à la vie, afin que les ouvriers puissent,
chez nous, vivre à des conditions aussi avantageuses que
partout ailleurs.
Il faut aussi que nos députés soient favorables aux”ef
forts que les ouvriers font pour se moraliser et pour sor
' tir de leur position précaire en créant des sociétés de se
cours mutuels, d’instruction mutuelle, d’épargne, de cré
dit mutuel, de consommation et de production. Nous dési—
rons avant tout avoir des représentants qui ne se
mpquent pas de ces louables efforts et de ces nobles as
pirations.
Le peuple neuchâtelois est souverain; il a créé la ré
publique; il est prêt à la défendre toujours; il veut aussi
la développer, la fortifier en la démocratisant. Il ne veut
plus de parias. Le peuple veut bien encore déléguer sa
souveraineté, mais il entend pour l‘avenir posséder plus
de garanties à ses libertés civiles , politiques et reli—
gieuses.
C’est aux citoyens du district de la Chaux—de-Fonds
seulement que nous adressons notre appel. Nous n’avons
pas la prétention de donner des conseils aux autres dis—
tricts. Que chacun suive ses inspirations et fasse son de
voxr.
Cependant, à nos concitoyens, à nos frères de tout le
canton, nous adressons un salut fraternel et leur expri
mons le désir ardent de les voir marcher spontanément
dans la voie que nous allons suivre. Ce serait pour nous
un grand jour de réjouissance, si au moment de la lutte
nous les voyions marcher au scrutin avec un programme
et un drapeau semblables aux nôtres.
Projet de programme :
ARTICLE PREMIER.— Avant d’exprimer tout principe,
n0us déclarons formellement être prêts à faire tous nos
effort, pour détruire l’esprit malfaisant de coterie, qui
depuis trop longtemps tyrannise l’opinion publique et les
autorités du canton.
Nous demandons donc:
La diminution des pouvoirs trop centralisés du Conseil
d’Etat.
Pour arriver à ce résultat, nous pensons que cinq con
seillers d’Etat suffisent et que le peuple doit nommer di
rectement les Préfets. S’il est assez intelligent pour nom
._9_

mer ses pasteurs et ses Juges de paix, pourquoi ne pour


rait—il pas faire choix de ses Préfets?
Il faut que les employés nommés directement par le
peuple ne puissent être cassés de leurs fonctions que par
un jugement du tribunal. Il faut que le peuple puisse re
jeter les lois que le Grand—Conseil pourrait élaborer trop
à la hâte ou sans se préoccuper de l’opinion publique et
des intérêts généraux de la Patrie.
Nous demandons doncle Referendum, en ce sens, qu’à
la fin de chaque année, le peuple soit appelé à voter sur
les lois que le Grand-Conseil aura élaborées pendant l‘es—
pace écoulé. '
ART. 2. — Nous travaillerons à:
Une réorganisation complète dans l’ordre judiciaire.
Il ne faut plus que notre Juge d’ordre, notre Chambre
des mises en accusation et notre Chambre de cassation
soient entre les mains de mêmes juges. Il faut que la loi
détermine d’une manière précise l’autorité judiciaire à.
laquelle le citoyen peut en appeler quand il se croit lésé
dans ses droits par le pouvoir administratif. Il faut aussi;
pour rendre les tribunaux, les juges tout à fait indépen
dants de toute influence, qu’ils soient nommés directe
ment par le peuple. '
Le peuple neuchâtelois est aussi capable de faire ce
grand acte, que notre confédérés de Zurich qui possèdent
ce droit de par leur ancienne constitution.
Il est de toute justice de faire rétribuer les Juges de paix
par l’Etat.
Pour que la presse soit véritablement libre, il faut que
les délits qui en découlent soient jugés par le jury.
Nous demandons la réorganisation du jury et la révi
sion de notre Code pénal, désirant voir un esprit vrai—
ment démocratique, un esprit conforme au progrès de
notre époque présider à ces réformes.
Nous demandons en outre la rébrganisation de notre
police en général, et en particulier celle de la police des
étrangers.
Question sociale:
ART. 3. —— Nous travaillerons :
a) Au développement de l’intelligence du peuple et au
développement des forces productives du pays, et pour
cela il faut créer dans tous les districts des écoles secon—
_ .i.

_10_

daires gratuites et combiner l’école avec l’apprentiæ


sage.
b) A ce que l’Etat combine ses efforts avec ceux des
districts et des communes, pour faire disparaître la mon
dicité.
Nous pensons qu’il faut donc établir le plus vite possi
ble une maison de travail obligatoire et de moralisation.
pour y mettre nos vagabonds et tous les ivrognes qui ont
abandonné leur famille.
C’est un devoir pour tout républicain démocrate de tra—
vailler à_ faire disparaître cette lèpre qui ruine et corrompt
la Société.
ART. 4. —— Nous travaillerons: _
a) A ce que la constitution soit mise à exécution par
des lois en harmonie avec les principes que renferme
cette constitution.
b) Que sans un jugement de tribunal, aucun citoyen ne
soit privé de ses droits politiques qui sont le plus noble
apanage du républicain. ‘
0) Que la carte d’électeur ne soit refusée à aucun ci
toyen, pour le seul motif, qu’il est en retard dans le paie
ment de son impôt, et que cet impôt soit perçu par tri
mestre.
Que le fisc poursuive, mais qu’il ne dégrade pas!
Tout électeur doit être éligible. tout confédérè remplis—
sant ses devoirs doit pouvoir exercer ses droits.
ART. 5. — Nous travaillerons :
A ce que le droit du plus fort soit de jour en jour plus
amoindri pour disparaître enfin.
Nous devons donc défendre ce grand principe de la dé—
mocratie, le principe de la représentation des minorités
dans les assemblées délibérantes.
Il faut que le faible puisse faire entendre sa voix à la
patrie, à la nation; il faut donc que les minorités aient
leur place au Grand-Conseil.
Nous demandons, en conséquence, la révision complète
de notre loi électorale, révision basée sur des principes
conformes à notre Constitution.
ART. 6.—En vertu du principe d’égalité de tous les ci
toyens, nous demandons un changement dans les rap
ports de l’Église et de l’Etat.
Tous les citoyens doivent être égaux devant les lois;
c’est la Constitution qui le dit, et elle a raison. Il en ré
__“_

sulte que toutes les sectes religieuses. tous les dogmes,


tous les cultes méritent de la même manière que les
sociétés et les associations la protection non salariée de
l'Etat.
Pour arriver à ce résultat, que tout démocrate doit ap
peler de tous ses vœux, nous croyons fermement qu’un
seul moyen est efficace, et ce moyen c’est l’établis—
sement du régime américain, c’est-à-dire la séparation
complète de l’Eglise et de l’Etat, ou l’Eglise libre dans
l'Etat libre.
ART. 7. —— Nous travaillerons : .
A la simplification de nos lois de poursuites pour det—
tes et à la création d’un Code de commerce avec une in
stitution semblable aux conseils de prud’hommes.
Nous demandons que par de nouvelles lois l’ouvrier,
pour quelques cents francs, ne puisse plus être déclaré
en faillite comme le grand commerçant, et que le sys—
tème de liquidation actuel par la voie des enchères pu—
bliques disparaisse complètement, car il dépouille le
débiteur sans satisfaire le créancier. ‘
Il ne faut plus que le strict nécessaire dans les faillites
et dans les poursuites pour dettes puisse être déterminé
arbitrairement par le juge, mais que de par, la loi le
strict nécessaire soit fixé et déterminé d’une manière po
sitive.
ART. 8. —— Nous travaillerons :
A la décentralisation en toutes choses, mais d’une ma
nière rationnelle et progressive.
La centralisation et l’unitarisme sont les ennemis de la
liberté et de la souveraineté individuelle.
En matière fédérale, nous sommes ennemis de l'unita—
risme et les défenseurs de la souveraineté cantonale, et
pour maintenir cette souveraineté aussi puissante que le
permet le fédéralisme, nous demandons que tout Suisse
habitant le canton, en vertu d’un permis de séjour ou
d’établissement. puisse jouir de ses droits civils et politi—
ques dès que notre loi électorale sera révisée dans le sens
indiqué plus haut (art. 5).
C’est aussi pour consolider la souveraineté cantonale
que noug,demanderons une loi qui facilite la naturalisa
tion, surtout en ce qui concerne les Suisses nés dans le
canton. \
Tout citoyen né dans le canton pourra être citoyen
_42_ -

neuchâtelois s’il veut remplir les devoirs que réclame


cette qualité.
ART. 9. — Nous demandons: -
Que notre future Constituante fasse disparaître tous les
privilèges autres que ceux établis par un titre hypothé
caire. .
Nous demandons l'abolition de tous les privilèges. L’ou
vrier n’en veut plus, afin d’arriver par la force des choses
à l’abolition des crédits de consommation et au paiement
au comptant. Les privilèges sont nuisibles à la so
ciété entière et même à ceux en faveur desquels ils sont
établis.
Nous voulons la liberté complète en matière de société
et d’association. Notre Constitution nous garantit cette li—
bertés, mais notre loi sur cet objet est trop restrictive,
c’est pourquoi nous en véulons la révision et dans ce sens
que l’on n’exige plus de capital fixe ni aucune des forma—
lités actuelles. -
Les ouvriers doivent être libres de se constituer comme
ils l’entendent; les statuts d’une société sont un contrat
comme tout autre que la loi doit faire respecter.
Citoyens !
Voilà en général les principes, les idées que nous vou—
drions voir paraître dans le programme du parti de la
République démocratique et sociale et que nous pourrions
résumer par ce vieil adage suisse :
Tout pour le peuple et tout par le peuple.
La Commission d’initiative du parti de la République
* démocratique et sociale.
NB. Nous invitons tous nos concitoyens à étudier. à
discuter dans la presse et les réunions notre programme,
afin qu’il puisse‘étre adopté définitivement avec ou sans
modification dans une prochaine assemblée générale
des_aÏnis et défenseurs de la République démocratique et
socia e.
III
ARTICLE DE COULLERY
sur le Congrès de Bruæelles.
(Voir: de l‘Avenir du 27 septembre 1868.)

Le Congrès a pris deux résolutions qui feront du mal à


l‘Internationale.
Il a proclamé que la propriété foncière devrait être col—
lective. ' >
C’est le communisme.
C’est la négation de la propriété individuelle.
C’est l’école de Colins qui a remporté cette vic
toire.
de Sont les Belges, élèves de Colins, Belge lui-même,
qui ont remporté cette victoire.
Cette victoire leur était facile. leurs délégués étaient en
majorité.
Colins est un mystique. Pour lui l’Etat est une fic
tion.
C’est un pouvoir au-dessus de la liberté individuelle et
des droits de l’homme. Il conçoit l’Etat comme le Russe,
comme le Turc.
.
I 0

Nous avons la propriété foncière collective dans nos


communes.
Cette propriété reste improductive ou ne produit que
très-peu.
Si le territoire d’un peuple devient propriété collective,
elle ne produira plus rien ou presque rien.
Alors l’agriculteur sera le fermier de l’Etat, et les agri
culteurs de l’Etat sont les plus mauvais.
I
I C

La terre est un élément de la production.


C’est un instrument de travail.
C’est un capital.
.
C .
Pour que l’homme soit libre, il faut qu’il possède en
toute prépriété les instruments de son travail.
Si ces instruments appartiennent à un autre, à l’Etat,
le travailleur n’est pas libre.
Voilà pourquoi la théorie de Colins, des Belges, est
fausse.
Elle est contraire à la liberté individuelle, elle est con—
traire à tout le mouvement social qui se fait en Europe;
elle est réactionnaire, elle pousse au despotisme le plus
affreux.
Elleest contraire au mouvement social qui proclame la
liberté individuelle dans toute sa grandeur.
Elle est contraire au mouvement social qui proclame
la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté po
litique, la liberté de tous les groupes, de toutes les asso
ciations. _ _ .
Toute association ne peut reposer que sur la liberté
individuelle, et sur la propriété individuelle foncière et
mobilière.
La théorie de Colins, la théorie que les Belges ont fait
voter malgré les protestations des délégués des autres
pays, est contraire à la nature humaine; ce vote ne nous
émeut pas, il ne produira aucun effet. L’instinct des
ouvriers guidé par la discussion et l’étude en fera jus
tice. .

Une autre résolution regrettable est celle qui refuse à


la Ligue de la paix le concours de l’Internationale.
Ce vote est contraire aux résolutions de Lausanne.
Il est contraire aux résolutions prises au Congrès de la
paix. V .
' Il est contraire au bon sens.
Pourquoi dédaigner les efforts de la Ligue de la paix,
si ces efforts tendent vers le but que se propose l’Asso
ciation internationale des Travailleurs?
t

Ces deux votes sont le résultat de ce fait que le Congrès


a eu lieu à Bruxelles. _
C’est l’opinion ou les théories des Belges qui ont pré
valu.
Et les Belges étaient les plus nombreux.
Et ils étaient les plus nombreux parce que le Congrès
avait lieu en Belgique. . '
’15
e

Dans les têtes belges. il y a deux courants d’idées com


plétement opposés. ' , .
Ils sont Colinsiens et Proudhoniens.
Et ces deux hommes sont antipodes. '
L’un veut absorber l‘individu dans la collectivité; l’au
tre veut composer la collectivité d’individualités com
plètes, unies par la volonté libre de l’individu.
. Colins veut faire le bonheur de l’individu par une vo
lonté qui lui est supérieure et qui n’émane pas de lui.
Proudhon veut que la volonté collective, l’Etat. ne soit
que la résultante des volontés individuelles. .
Colins est un despote.
Proudhon est un anarchiste. .
Colins est centralisateur, unitariste à outrance.
Proudhon est décentralisateur, individualiste sans
bornes. ‘
Et pourtant les Belges sont àla fois Proudhoniens et
Colinsiens.
Cela prouve que les Belges n’ont pas encore tant étudié
que les autres peuples, et que chez eux le grand travail
intellectuel a commencé plus tard que dans les autres
pays ou qu’il a pris une fausse direction.
Les grandes apparences de liberté dont ils ont joui les
ont éblouis, et retenus et tourvoyés.
‘ Depuis quelques années, ils étudient le grand problème
social, mais, pour eux, il n’y a pas encore de questions
élucidées.
Dans quelques années les Belges abandonneront Colins
poursuivre Proudhon‘ dans ses grandes idées théoriques.
'et‘ puis ils chercheront la rédemption dans l’association
libre, dans la coopération sous toutes ses formes.
-e

Il faut décentraliser tousles pouvoirset toutes les


propriétés, tous les capitaux, toutes les richesses, pour
les distribuer par la coopération entre les mains du tra
VRII. '
ü
' J v
Par la coopération, on résoudra toutes les questions
sans détruire aucune des libertés individuelles. Ces
libertés, au contraire, grandiront, se dévelopPeront sans
cesse.

'EV'.
_46_
t
0 0

Nous regrettons que les Belges, par leur théorie, à,


empêchent le Congrès de s’occuper des questions pra- "
tiques. ' i i"

Cependant nous croyons qu’il est bon de discuter tou'«Ë


tes les questions qui préoccupent le monde.
prit
Mais
desnous
résolutions,
voudrions
avant
quetoute
dans discussion
un prochain
théorique,
Congrès sur
on ‘

les questions pratiques, telles que: sociétés de coopéra-_' >


tion, de consommation et de production, et sur l’établis
sement d’une maison centrale d’échange, à laquelle on .,
donnerait le nom qu’on voudrait, pourvu qu’elle devienne ‘
une puissante maison de commerce servant d’intermé- ï‘
diaire, de courtier entre les diverses sociétés de coopé- 7
ration de l'Europe et de l'Amérique. '

RÉPONSE
du Conseil général belge.
(Voix de l’Avenir du 18 octobre 1868.)

’ ' Bruxelles, 6 octobre 1868.


A Monsieur le rédacteur en chef de la Voiæ de l’Avem'r,
’ Chaux—de-Fonds.
Monsieur,
Dans votre numéro du 27 septembre dernier vous avez
publié, sous le titre: « Congrès international des travail
leurs ), quelques appréciations sur deux votes du Congrès
de Bruxelles, l'un relatif à la propriété foncière, l’autre
relatif au Congrès de Berne.
Après avoir pris connaissance de cet article, la Section
bruxelloise de l’Association internationale, en sa qualité
de section centrale pour la Belgique, a résolu de pro
tester contre certaines allégations fausses qu’il ren
ferme. A
Nous n’avons pas a discuter, Monsieur le rédacteur,
vos deux opinions sur ces deux questions, celle de la pro
priété foncière et celle de la Ligue de la paix. Libre à vous
de penser que la liberté individuelle du sol est le palla
_17_

dium de la liberté, comme à d’autres de voir dans l’ap


propriation du sol par la collectivité une nécessité so
ciale. Libre aussi à vous de croire que la « Ligue de la
paix et de la liberté » est une œuvre utile et même né
cessaire, comme à d’autres de la croire superflue si elle
marche franchement dans les mêmes voies socialistes que
l’Internationale, ou dangereuse si au contraire la ligne
est bourgeoise et veut faire bande à part de la grande fé
dération universelle de prolétariat. Mais si vous êtes par—
faitement libre de professer tel principe plutôt que tel
autre, vous n’avez, pas plus que n’importe qui, le droit
de dénaturer les faits. Or, c’est ce que vous avez fait dans
votre article. Nous ne voulons pas supposer que c’est par
malveillance, nous aimons mieux croire que c’est par
ignorance de ce qui s’est passé au Congrès; mais vous
conviendrez que, dans ce cas, vous auriez mieux fait de
vous taire que d’inventer des choses qui n’existent pas.
Dans votre article vous dites:
- Ces deux votes sont le résultat de ce fait que le Con
grès a eu lieu à Bruxelles.
ïC’est l’opinion ou les théories des Belges qui ont pré
va u.
« Et les Belges étaient les plus nombreux.
« Et ils étaient les plus nombreux parce que le Congrès
avait lieu en Belgique.
«Dans les têtes Belges, il y a deux courants d’idées
complètement opposés.
« Ils sont Colinsiens et Proudhonniens. .
( Et ces deux hommes sont antipodes, etc., etc. )
Déjà plus haut, vous aviez écrit ceci:
« C’est l’école de Colins qui a remporté cette vic
toire.
« Ce sont les Belges, élèves de Colins, belge lui-même,
qui ont remporté cette victoire.
« Cette victoire leur était facile, leurs délégués étaient
en majorité. »
Ailleurs vous dites:
«La théorie de Colins, la théorie que les Belges ont
fait voter malgré les protestations des délégués des autres
pays, etc. 12
Eh bien! Monsieur, autant de propositions, autant d’er—
reurs.
Ce n’est pas la théorie des Belges qui a prévalu, c’est
18

aussi la théorie de l’unanimité de la délégation anglaise et


de la délégation allemande.
Les Belges n’étaient pas les plus nombreux aux séan
ces administratives, c’est—à-dire aux séances du matin,
les seules où l’on votait sur les résolutions, et cela parce
que le plus grand nombre des délégués de la province
n’ont pu assister qu’aux deux grandes séances publiques
des dimanches, et que la plupart des délégués des asso
ciations ouvrières de Bruxelles étaient à leur travail dans
la journée et n’assistaient qu'aux séances du soir.
La réponse au Congrès de Berne a été votée à l’unani
mité des membres présents (Suisses, Allemands, Français,
Anglais, Belges, Espagnols) moins 3 voix, parmi lesquel
les celle d’un Belge, De Paepe.
Quant aux résolutions sur la propriété foncière, réso
lutions qui concluent à la nécessité de faire entrer le sol
arable, les_ mines, les chemins de fer, etc., a la propriété
de la société, voici ce qui est arrivé : vous savez que cette
question était à l’ordre du jour depuis le Congrès de Lau—
sanne: différentes sections l‘avaient mise à l'étude, no
tamment Londres, Bruxelles, Rouen, Lyon, les sections
allemandes, etc. '
Deux rapports ont été lus au Congrès, celui de la sec
tion bruxelloise et celui de la section de Rouen, et ce
dernier (qui n’est pas dû à des Belges sans doute) conclut
à la propriété collective du sol. Au Congrès, une com
mission spéciale a été nommée pour l’étude de la ques
tion et pour la rédaction des solutions à présenter; elle
était composée ainsi: 3 Français; Tolain, Pindy et Le—
monnier: 3 Allemands; Becker, Eccarius et Hess; et 3
Belges; Cœnen, Coulon et De Paepe. La commission
tomba d’accord sur la nécessité de transformer les ca—
naux, routes, chemins de fer, mines et houillères en pro—
priétés de la collectivité sociale; mais le même accord
n’existe plus sur la question du sol arable et de la pro
priété agricole en général. Finalement les résolutions que
vous connaissez, furent adoptées par la commission à l’u
nanimité, moins les voix de 2 membres absents: Tolain
. et Pindy, Soumises au Congrès en séance-du matin, les
dites résolutions furent admises par 30 voix contre 5; il
y a eu 15 ou 16 abstentions. Parmi les 30 voix qui ont
voté pour, il y a 13 Belges et 17 membres étrangers à la
Belgique, savoir: 8 délégués anglais, 4 allemands, 4 fran
_19_
çais et le délégué de Naples. Parmi les cinq membres qui ‘
ont voté contre les résolutions. il n’y a qu’un Français,
Murat de Paris, mais il y a 4 Belges: Hins, Saillant, Ver
heggen et Granshoff. Enfin, parmi les 15 Ou 16 absten
tions, on remarque beaucoup de Français, et de plus, des
Suisses et des Belges, notamment parmi ces derniers, le
citoyen Fontaine. Il est à remarquer que parmi ces ab
stentions, la plupart se sont faites parce que la question
ne paraissait pas suffisamment élucidés, tandis que d’au
tres se sont produites parce que certains délégués, tout
en étant personnellement partisans de la propriété col
lective du sol, n’avaient pas reçu mission de voter sur
cette question; dans ce dernier cas se trouvait le délégué
espagnol, Sarro Magallan.
En présence de tous ces faits, vous avez été très-mal
inspiré en attribuant les deux votes en question à l’in
fluence des Belges imposant leurs volontés aux délégués
des autres pays.
Vous dites aussi, Monsieur le rédacteur, que les Belges
sont à la fois Proudhonniens et Colinsiens. Nous croyons
pouvoir vous dire, Monsieur, que si, en effet, Proudhon
et Colins ont en Belgique des disciples fidèles, nous ne
connaissons, à vrai dire, ni proudhonniens, ni colinsiens
parmi les délégués; il y avait la des mutuellistes. des
communistes, d’autres socialistes ne se rattachant à au
cun de ces deux grands systèmes, d’autres encore n’ayant
aucune synthèse de ces deux systèmes. Mais il est un fait,
c’est que parmi les délégués belges nous ne connaissons
personne qui accepte les idées métaphysiques de Colins.
Un autre fait encore, c’est que parmi ceux qui se disent
mutuellistes et dont les idées économiques se rattachent
généralement aux théories de Proudhon, en ce sens qu’ils
veulent, comme le grand écrivain révolutionnaire, la sup
pression de tous les prélèvements du capital sur le tra
vall, la suppression de l’intérêt, la réciprocité des servi
ces, l’égal échange des produits sur la base du prix de
revient, le crédit gratuit réciproque, plusieurs ont voté
pour l’entrée du sol à la propriété collective. Tels sont
les quatre délégués français, Aubry, de Rouen, Delacour,
de Paris, Richard, de Lyon, et Lemonnier. de Marseille;
et parmi les Belges, les compagnons Ch. Maetens, Verryc
ken, De Paepe, Maréchal, etc. Pour eux, il n’y a point de
contradiction entre le mutuellisme applicable à l’échange
-20—

des services et des produits en prenant pour base le prix


de revient. c’est-à-dire la quantité de travail contenue
dans les services et produits, et la propriété collective,
applicable au sol, lequel n’est pas un produit du travail,
et, par suite, ne leur parait pas devoir tomber sous la loi
de l’échange, sous la loi de la circulation.
Nous espérons, Monsieur le rédacteur, que vous vou
drez bien donner place à cette réponse dans votre
prbchain numéro , afin de ne point laisser vos lec—
teqrs sous l’influence des idées erronées de votre ar—
tic e.
Agréez nos salutations fraternelles.
Pour la section bruxelloise de l’Association internatio—
nale des travailleurs: *
Les correspondants,
VANDENHOUTEN et DE PAEPE.
" Les secrétaires,
DELESALLE et HERMANN.
Le correspondant flamand,
DELPLANQUE.
Le secrétaire-adjoint,
ROELANTS.
Le président de la séance du 5 octobre,
Guill. BRASSEUR.
—%—

IV
DISCOURS DE BAKOUNINE
au Congrès de Berne.

Les discours de Bakounine au congrès de Berne, qui


ont été publiés dans le journal Kolokol (laflloche), indi—
quent de la manière la plus précise le pomt de vue dé—
fendu par cette minorité qui fonda l’Alliance. A ce titre
nous croyons devoir les reproduire:
Premier discours
(2me séance)
Messieurs , vous avez entendu le projet de rédaction
‘-,=_ ' — 21 —
adopté par la section allemande, vous avez également
entendu le discours que vient de prononcer M. Laden
dorf, rapporteur de ce projet. Or, je déclare pour ma part
que si je pouvais espérer que tous les membres de cette
assemblée sont vraiment animés des sentiments et de
cette bonne et franche volonté que M. Ladendorf vient
d’exprimer avec tant d’éloquence et surtout de sincérité
à cette tribune, je n’aurais aucune difficulté à adopter la
rédaction qu’il nous propose.
Mais je ne puis avoir cette confiance, et je sais par
expérience que, le plus souvent, les discours qui motivent
ou expliquent une proposition s’oublient, tandis que la
lettre de la rédaction reste, et prenant force de loi, dans
un sens tout contraire à celui des discours qu’on avait
prononcés pour la défendre, s’impose avec toutes ses
imperfections et ses équivoques à ceux qui ont en la fai
blesse de l’accepter. L’histoire parlementaire de la France
en fournit bien des exemples.
Je ne répondrai donc pas au discours de M. Ladendorf,
. mais au projet de rédaction par lui présenté au nom de
la section allemande; et quoiqu’il m’en coûte‘de me sé—
parer de cet honorable citoyen dans une question si grave,
je suis monté à cette tribune pour combattre sa rédac
tion, seulement parce qu’elle a omis un seul mot, mais
un mot précieux, Messieurs, celui de l’Egalité. ,
Par cette raison, mes amis et moi, en nous opposant
d’une manière absolue à. la rédaction proposée par M.
Chaudey, —— rédaction qu’aucun socialiste sincère ne
saurait accepter— nous repoussons encore celle de la
section allemande, et nous avons l’honneur de vous en
proposer une troisième conçue en ces termes:
Attendu que la question qui se présente le plus impé
rieusement à nous est celle de l’égalisation économique
et sociale des classes et des individus, le Congrès affirmé
que, en dehors de cette égalisation, c’est-à-dire en de
hors de la justice, la liberté et la paix ne sont pas
réalisables. En conséquence, le Congrès met à l’ordre
du jour l’étude des moyens pratiques de résoudre cette
question. .
Vous voyez bien, Messieurs, que nous ne vous propo
sons pas de vous décider pour tel ou tel système socia—
liste. Nous savons fort bien que ce n’est point a cette
tribune que l’on pourra discuter les avantages ou les
—22

défauts des différentes théories d’organisation sociale.


Désm!is et aussi mal préparés que nous le sommes au
jourd’hui, nous n’en finirions jamais et nous perdrions
notre temps dans d’inutiles discussions, qui auraient
sans doute pour résultat, non de nous réunir dans une
résolution unanime quelconque, mais de nous séparer.
Tout ce que nous vous demandons aujourd’hui, c’est
d’affirmer, par un vote unanime, l’identité de notre but
‘ avec celui que se posent nécessairement les sociétés de
travailleurs. Nous sommes tous socialistes dans cette
enceinte, cela s’entend. Aucun ne saurait faire partie de
ce Congrès s'il n’était socialiste, car le programme de ce
Congrès l’est éminemment, puisqu’il reconnaît l’urgence
d’une transformation radicale du système économique
actuel, et que chacun de nous, pour avoir le droit de
faire partie du Congrès, a dû signer ce programme.
Et maintenant que notre socialisme à tous —- socialisme
pour ainsidire obligatoire —-— est un fait constaté. il reste
à définir ce que nous entendons par ce mot socialisme et
quel est le but, quelle est la dernière fin que nos senti—
ments ou nos idées socialistes se proposent. Sommes
nous socialistes dans le sens des travailleurs ou bien àla
manière des bourgeois? .
Voilà la grande question que nous avons à résoudre.
Messieurs, pour sortir de toute équivoque, et pour savoir
nous-mêmes si nous sommes les amis, les sincères alliés
des travailleurs, ou bien leurs ennemis ouverts ou mas—
qués.
M. Chaudey vient de prononcer a cette tribune une
parole très étrange, et qui m’a semblé jeter sur son socia
lisme à lui une lumière singulière. En parlant de l’œuvre
de paix qu’il considère comme le grand but de ce Congrès,
il est venu a se demander par quel moyen notre (Ligue
de la Paiœ et de la Liberté, au milieu de tant de puis
sances hostiles qui la défient et l’entravent, pourra faire
triompher son principe, et il s’est écrié: «Nous avons
besoin d’une armée de la paies. » Puis il a reconnu que '
cette armée, pour être puissante, devait être recrutée
dans la masse des travailleurs. La conclusion se présente
d’elle-même: donc il faut faire des concessions aux tra
vailleurs, il faut acheter leur concours tout-puissant par
ces concessions, qui, naturellement, seront alors dictées
non par la justice, mais par la situation périlleuse que
-23—

1’ambition des Césars fait actuellement à la bourgeoisie.


Le socialisme de M. Chaudey n’est donc rien qu’un
lucratif marchandage; et rien de plus naturel qu’une
fois placé à ce point de vue, M. Chaudey veuille acheter
le concours des ouvriers. qu’il veuille recruter son armée
de la paix au plus bas prix possible, et qu’il tâche de
réduire l’importance des concessions qu’il se voit forcé
de faire aux travailleurs.
Messieurs, tel ne doit pas être votre point de vue.
Nous tous qui sommes réunis dans cette enceinte , nous
ne sommes ni des rois, ni des gouvernants, ni même les
représentants de la bourgeoisie. Nous n’avons, nous ne
devons pas avoir d'intérêt opposé à l’intérêt des travail
leurs. Nous nous sommes réunis au nom de la justice et
de la liberté, non pour marchander avec les travailleurs,
ni pour les tromper, ni pour les exploiter, mais pour pro
clamer les principes qui seuls peuvent assurer la paix,
la liberté et le bien-être des hommes. Nous ne leur devons
pas des concessions, mais la justice. En travaillant pour
nous-mêmes. nous voulons, nous devons travailler pour
eux, avec eux.
Mais pour que cette communauté de pensée et d’action
soit possible, pour que les travailleurs aient foi en notre
travail, pour qu’ils ne nous repoussent pas comme des
alliés équivoques ou comme de faux frères, il nous faut
leur prouver que nous voulons ce qu’ils veulent, et qu’en
tre leur but et le nôtre la différence n’existe pas.
Quel est leur but, Messieurs, la pensée souveraine qui
est au fond de toutes leurs aspirations actuelles? C’est
l’égalité —— pas seulement l’égalité politique, mais encore
économique et sociale. Je vous demande la permission
de m’expliquer.
Depuis qu’il existe une histoire, le monde humain a été
partagé en deux classes: l’immense majorité, enchaînée
à un travail plus ou moins mécanique, brutal et forcé ;
les millions de travailleurs, éternellement exploités, pas—
sant leurs tristes vies dans une misère voisine de la faim,
dans l’ignorance et dans l’esclavage, et condamnés, par
la même, à une obéissance éternelle; puis, d’un autre
côté, la minorité plus ou moins heureuse, instruite, raffi
née, exploitante, dominante, gouvernante, consommant
la meilleure partie du travail collectif des masses popu
laires et représentant toute la civilisation.
I
-94...
Oui, Messieurs, cette civilisation dont vous êtes si fiers,
cette civilisation que vous, hommes de l’Occident, aimez
à nous jeter à la face comme une insulte à nous autres
barbares de l’Orient — Votre belle civilisation, Messieurs,
a été de tout temps fondée, et elle repose encore aujour—
d’hui sur le travail exclusivement musculaire et forcé
d’une immense majorité, qui au milieu de ’toutes vos
libertés reste esclave, d’une majorité condamnée à la
bestialité, au profit de l’humanité exclusive et étroite
d’un petit nombre.
Et cette inégalité monstrueuse des conditions de la vie
n’est point, dans votre sÿstème, une de ces choses qui
doivent, qui puissent se réparer avec le temps. Non, par
l’esprit même de cette civilisation elle est posée comme
une chose fatale, éternelle. Et savez-vous pourquoi?
Votre civilisation repose essentiellement sur la sépara
tion absolue des travaux de l'esprit de ceux du corps.
Aristote l’a dit: Pour pouvoir s’adonner librement aux
premiers, il faut être délivré des derniers. De la la néces
sité des esclaves, ou ce qui veut direà peu près la même
chose, des prolétaires salariés. Dans votre système, pour
entretenir le loisir intelligent de quelques libres-penseurs,
1 faut le travail musculaire de plusieurs milliers d’hom
mes, réduits à l’état de bêtes de somme.
Ce n’est pas tout: votre système économique confirme,
rend absolument nécessaire et tend à éterniser cette
même inégalité: parce que, considérant le travail de
l’homme comme une marchandise, il est essentiellement
fondé sur le bon marché croissant de cette marchandise.
Dans cette concurrence inhumaine, effrénée, celui qui
possède, celui qui est propriétaire de par la grâce de
l’Etat, dOit nécessairement écraser celui qui, ne possédant.
rien, est forcé de vendre au plus bas prix possible toute
sa puissance productive, de se vendre lui—même avec
tous ses enfants pour vivre. De la, la civilisation étroite,
exclusive, basée sur l’iniquité et sur la violence, du petit
nombre —- et la barbarie inévitable et l’esclavage infail
lible de l’immense majorité des hommes.
Toute la question est donc de savoir si cet état de cho
ses, état d’iniquité et de violence, d’oppression et de
mensonge, peut durer. Il est évident que non. Il fut _un
temps où les masses ouvrières, trompées et endormies
par des promesses religieuses, se résignaient ; où pleines
—-25

de foi et de respect superstitieux pour la sagesse et pour


la vertu des classes privilégiées, elles servirent d’ins
trument puissant mais aveugle à la politique de l’aristo
cratie d‘abord, et plus tard de la bourgeoisie. Mais une
cruelle expérience leur a démontré que la politique de
toutes ces classes privilégiées, bien qu’excessivement
profitable aux intérêts de ces classes, et précisément
parce qu’elle leur est profitable. tourne nécessairement
et toujours au grand détriment des classes populaires. Il
en est résulté ceci, que ces millions d’ouvriers qui, s’as
sociänt partout, forment évidemment aujourd‘hui la plus
grande puissance de I’Europe, ont perdu toute foi d’abord
dans la politique monarchique et dans la politique de
l’Église, et maintenant aussi dans celle de la bourgeoisie.
Messieurs, pour quiconque sait voir, il est évident
qu’à l’heure qu’il est les ouvriers de l’Europe s’unissent
e plus en plus, à travers les frontières artificielles des
Etats, par cette grande_flAssocia’tion internationale des .’
travailleurs, qui, à peine née, constitue déjà une vraie
puissance, —— il est évident, dis—je, que les ouvriers de
l’Europe sont bien décidés à prendre la politique en leurs
propres mains, à faire eux-mêmes leur politique, c’est—à—
dire la politique de l’émancipation du travail du joug pe
sant et odieux du capital. Toute autre politique leur est
désormais étrangère , et ce qui est plus encore, ils con
sidèrent avec beaucoup de raison comme hostile et con
traire à leurs intérêts*toute politique qui se poserait un
autre but que cette émancipation économique, radicale
et complète des travailleurs. .
Comment , la comprennent-ils cette émancipation?
Qu’entendent-ils par ce mot? -— Messieurs, ils veulent
l’égalité, rien que l’égalité : l’égalité non-seulement politi—
que, mais économique et sociale. Ils sont fatigués de
servir,ils veulent jouir aussi —— jouir non du fruit du tra
vail d’autrui, comme l’ont fait de tout temps, comme le
font encore les classes privilégiées, mais des produits de
leur propre travail en entier, sans devoir en sacrifier la
plus belle partie au privilège et à l’Etat. Ils sont fatigués
de servir comme chair à Etat, à la puissance d’une orga
nisation politique qui est toute a leur détriment, de for—
merle piédestal immense de la civilisation insolente et
oppressive du petit nombre. Ils veulent être hommes
_26_

aussi — hommes par l’intelligence, par le bien-être et


par la liberté. .
En un mot, ils ne veulent pas que le monde soit par
tagé, comme il l’a été jusqu’ici. en deux, classes, dont
l’une exploitante, dominante, et l’autre toujours exploitée
et toujours asservie. Ils ne veulent pas de cette autono
mie des classes dont vient de nous entretenir le socia—
lisme de M. 'Chaudey, autonomie qui suppose nécessaire—
ment la permanence de la différence économique et
sociale des classes. la permanence du système de l’ex
ploitation. — Ils veulent qu’ils n’y ait plus désormais
qu’une seule société, fondée sur la justice et sur le tra
vail, offrant à tous l’égalité du point de départ. l’égalité
d’entretien, d'éducation et d’instruction à tous les degrés
de la science, les mêmes moyens de travail; et imposant,
non par des lois, mais par la nature même de son orga
nisation, également à. chacun. l’obligation de travailler
aussi bien de la tête que des mains.
Voilà, Messieurs, ce que veulent aujourd’hui les tra
vailleurs en Europe. —— En présence de cette volonté
aussi puissante qu'ostensible, nous devons nous deman
der, nous, Congrès de la ligue de la Paix et de la Liberté,
si nous voulons la même chose.
Voulons—nous, comme eux, avec eux, franchement,
l’égalité économique et sociale, ou bien ce que dans le
langage du socialisme bourgeois on appelle l’amélioration
du sort de la classe si intéressante. des ouvriers? —- Et
disons-nous—le bien, Messieurs, si, pour notre malheur,
nous ne sommes que des socialistes bourgeois; si, inca—
pables, soit à cause de nos intérêts, soit à cause de nos
préjugés, d’embrasser largement, de bonne foi et dans
toutes ses conséquences et applications théoriques et
pratiques, le principe de la justice‘représenté aujourd’hui
par cette guerre du travail contre le capital; si nous
allons, comme des marchands de mauvaise foi, vendre
des parcelles de cette justice aux travailleurs, — ils ne
voudront ni de notre marchandise, ni de nous; ils auront
mille fois raison de nous repousser; nous ne trouverons
pas de soldats pour notre Armée de la Pains, et toute
l’œuvre par nous entreprise périra, faute de puissance
et d’appui. .
On nous dira peut-être, on nous l’a déjà dit dans des
conversations privées: «Vous êtes des communistes. » A
;

—27

cette accusation je ne répondrai que pour moi—même.


Non, Messieurs, je ne suis pas un communiste, je suis un
collectiviste. Je pense que, pour que lajustice se fasse
et pour que l’égalité sociale du point de départ de tous
les individus humains devienne possible, il faut l’aboli—
tion du droit d’héritage. Telle est ma conviction indivi
duelle, Messieurs. Mais il ne s’agit pas d’elle en ce mo
ment. Ce que nous devons déterminer et constater à
présent, c’est l’identité de notre but. Voulez-vous, oui
ou non, avec les travailleurs, avec nous, l’égalité réelle,
c’est-à—dire l’égalité politique par l’égalité économique et
sociale? Il est possible que vous pensiez qu’on peut et
qu’on doit arriver a la réalisation de ce but par d’autres
moyens que ceux que nous aurions a vous proposer. Si
» telle est votre pensée, formulez-la, mais reconnaissez en
même temps le but, afin que les ouvriers puissent avoir
confiance en vous. Si au contraire vous ne le voulez pas
ce but, reconnaissez—nous le droit de dire aux travailleurs
que vous , Congrès de la Paix et de la Liberté , vous ne
voulez pas donner satisfaction à leurs besoins et à leurs
aspirations légitimes.
' Second discours
(20 séance)
Messieurs , je ne veux pas répondre à toutes les amé—‘
nités qui m’ont été lancées du haut de cette tribune.
J’aurais trop a faire si je voulais débrouiller la vérité à
travers l’amas d’idées confuses et de sentiments contra
dictoires qui m’ont été opposés. Plusieursorateurs ont
employé pour me combattre des arguments si peu sé—
rieux que j’aurais bien eu le droit de mettre en doute
leur bonne foi. — Je ne le ferai pas, Messieurs. Je n’ai
demandé une seconde fois la parole que pour replacer
sur son vrai terrain une question qu’on a eu un intérêt
évident à déplacer.
On nous a répondu comme si nous avions proposé à
cette assemblée d’accepter un système déterminé de so—
cialisme, tandis qu’au contraire j’ai eu bien soin de dé
clarer à cette tribune que nous nous abstenons de lui
proposer quelque système que ce soit ; que nous lui de
mandons’seuleme‘nt de reconnaître, par un vote solennel,
l’égalité économique et sociale comme but, sans se pro
noncer aucunement aujourd'hui sur la question des
_28__
moyens et des voies. Toute la question. ai-je dit, est de
savoir: Voulez-vous cette égalité, oui ou non ‘?
A cela, sans doute pour se dispenser de nous donner
une franche réponse, qui d’un seul coup aurait dévoilé
aux masses ouvrières la nature des sentiments dont on
est animé pour leur cause, on m’a répondu par une cri—
tique éloquente, et, dirai—je le mot, bourgeoisement pas
sionnée, de mon système socialiste présumé, que je n’ai
pas même eu l’honneur d’exposer à cette tribune, et qui
n’étaitaucunement en question.
Ne croyez pas, Messieurs, que je recule devant la
franche explication de mes idées socialistes. Je ne de—'
manderais pas mieux que de les défendre ici. Seulement
je ne pense pas que les quinze minutes réglementaires
suffiraient à. ce débat. Pourtant il est un point, une ac
cusation lancée contre moi que je ne puis laisser sans
réponse.
Parce que\je demande l’égalisation économique et so
,,ciale des classes et des individus, parce qu’avec le Con
%grès des travailleurs de Bruxelles, je me sûîä'déûlaré par—
jtisan de la propriété collective, on m’a reproché d’être
Egommuniste. QUelle différence, m’a—t-on dit, faites-vous
entre le communisme et la collectivité ‘? Je suis étonné,
vraiment, que M. Chaudey ne la comprenne pas cette
différence, lui, l’exécuteur testamentaire de Proudhon!
Je déteste le communisme, parce qu’il est la négation de
la liberté et que je ne puis concevoir rien d’humain sans
liberté. Je ne suis point communiste parce que le com
' munisme concentre et fait absorber toutes les puissan
ces de la société dans l’Etat, parce qu’il aboutit nécessai
rement a la centralisation de la propriété entre les mains
de l’Etat, tandis que moi je veux l’abolition de l’Etat, —
l’extirpati0n radicale de ce principe de l'autorité et de la
tutelle de l’Etat, qui sous le prétexte de moraliser et de
civiliser les hommes, les a jusqu’à ce jour asservis, op
primés, exploités et dépravés. Je veux l’organisation de
la société et de la propriété collective ou sociale de bas
en haut, par la voig de la libre association, et non du
haut en bas par le moyen de quelque autorité que ce
soit. Voulant l’abolition de l’Etat, je veux l’abolition de la
propriété individuellement héréditaire, qui n’est qu’une
institution de l’Etat, rien qu’une conséquence du principe
I:
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F? . :*'
_,
_29_
Ëî

"i
même de l’Etat. Voilà dans quel sens, Messieurs, je suis
\ _,çollectiviste et pas du tout communiste.
“J’ai demandé , je demande l’égalisation économique et
sociale des classes et des individus. Je veux maintenant
dire ce que j’entends par ces mots.
Je veux la suppression des classes aussi bien sous le
rapport économique et social que politique. Que MM.
Chaudey et Fribourg, que le même sentiment d'aversion
pour cette pauvre égalité semble unir aujourd’hui, me
permettent de le leur dire —— cette égalité, proclamée en
1793, a été l’une des plus grandes conquêtes de la ré
volution française. Malgré toutes les réactions qui sont
survenues depuis, ce grand principe a triomphé dans
l’opinion publique de l'Europe. Dans les pays les plus
avancés, il s’appelle l'égalité des droits politiques;
dans les autres pays, l’égalité civile —— l’égalité devant la
loi. Aucun pays en Europe n’oserait ouvertement
proclamer aujourd’hui le principe de l’inégalité poli
tique.
Mais l’histoire de la révolution elle-même et celle des
soixante-quinze ans qui se sont passés depuis, nous
prouvent que l’égalité politique sans l’égalité économique
est un mensonge; Vous aurez beau proclamer l’égalité
des droits politiques, tant que la société restera scindée
par son organisation économique en couches socialement
différentes — cette égalité ne sera rien qu’une fiction.
Pour qu’elle devienne une réalité, il faut donc que les
causes économiques de cette différence des classes dis—
paraissent — il faut l’abolition du droit d’héritage, qui
est la source permanente de toutesles inégalités sociales.
Il faut que la société n’étant plus divisée en classes diffé
rentes, présentelun tout homogène —— une organisation
_ créée par la liberté selon la justice. et dans laquelle il n’y
aurait plus l’ombre de cette fatale séparation des homme s
en deux classes principales : celle qui se dit la classe in
telligente, et la classe des travailleurs ; -— l’une représen
tant la domination et le droit de commandement, et l’au
tre l’éternelle soumission. Il faut que tous les hommes
soient en même temps intelligents et laborieux, qu’aucun
ne puisse plus vivre du travail d'autrui et que tous doi
vent et puissent également vivre aussi bien du travail de
leur tête que de celui de leurs bras. Alors, Messieurs,

r
\l

-30._
mais seulement alors, l’égalité et la liberté politiques de
viendront une vérité. '
Voilà donc ce que nous entendons par ces mots: « l’é—
galisation des classes. ) Il aurait mieux valu dire peut—
être la suppresssion des classes , l’unification de la so—
ciété par l’abolition de l’inégalité économique et sociale.
Mais nous avons demandé encore l’égalisation des indi
vidus, et c'est la surtout ce qui nous attire toutes les
foudres de l’éloquence indignée de nos adversaires. On
s’est servi de cette partie de notre proposition p0ur nous
prouver d’une manière irréfragable que nous ne sommes
rien que des communistes. Et pour prouver l’absurdité
de notre système, on a eu recours à des arguments aussi'
spirituels que nouveaux. Un orateur, emporté sans doute
par la fougue de son indignation, a bien voulu même
comparer sa taille a la mienne. "
Qu’il me soit permis, Messieurs, de vous poser cette
question d’une manière plus sérieuse. Ai-je besoin de
vous dire qu’il ne s’agit pas d’abord de la différence na—
turelle, physiologique, ethnographique qui existe entre
les individus, mais bien de la différence sociale, qui est.
le produit de l’organisation économique de la société?
Donnez à tous les enfants, dès leur naissance, les mêmes
moyens d’entretien, d’éducation, d’instruction; donnez
ensuite a tous les hommes ainsi élevés le même milieu
social, les mêmes moyens de gagner leur vie par leur
v propre travail, et vous verrez alors que beaucoup de ces
différences qu’on croit être des différences naturelles
disparaîtront parce qu’elles ne sont rien que l’effet d’une
répartition inégale des conditions du développement in-.
tellectuel et physique —— des conditions de la vie.
L’homme, Messieurs, comme tout ce qui existe et res
pire dans ce monde, n’est point une création de sa vo
lonté propre, bonne ou mauvaise, car cette volonté même
aussi bien que son intelligence ne sont rien que des pro—
duits — un résultat créé par la coopération de beaucoup
de causes naturelles et sociales. Corrigez la nature par la
société, égalisez autant que possible les conditions du
développement et du travail pour tous, et vous aurez
détruit bien des sottises, bien des crimes, bien des maux.
Quand tous auront reçu à peu près la même éducation
et la même instruction, quand tous seront obligés par la
force même des choses de s’associer pour travailler et de
31

travailler pour vivre; quand le travail, reconnu pour le


vrai fondement de toute organisation sociale, sera devenu
l’objet du respect public, les hommes de mauvaise vo—
lonté, les parasites, les sots diminueront à vue d’œil et
finiront par être considérés et traités comme des malades.
Ce n’est pas seulement moi, monsieur Chaudey, c’est
votre maître Proudhon qui l’a dit.
' Enfin, Messieurs, je le répète encore: il ne s’agit pas
en ce moment de débattre le fondméme de la question
sociale, il nous faut seulement décider si nous voulons
l’égalité, oui ou non? Voilà ce que j’avais avons faire
observer.
Troisième discours
(36 séance)
Je suis très heureux que mon compatriote et ami, ’\I.
Wyroubofl‘, ait eu l’occasion de rectifier à cette tribune
quelques expressions qu’on a voulu interpréter dans le
sens d’une atteinte à la liberté de conscience. Ce n’est
pas nous, Messieurs, nous qui nions systématiquement
toute autorité et tout pouvoir tutélaire, et qui au nom de
la liberté demandons l’abolition même du principe auto—
ritaire de 1’Ftat; ce n’est pas nous qui reconnaitrons
une organisation politique ou sociale quelconque qui
n’aurait point pour base la plus entière liberté de tout le
monde. '
Nous aimons tant cette liberté que nous avonsentendu
aVec une grande attention et avec le respect dû au droit
de chacun, émettre et développer ici des opinions diamé
tralement opposées aux nôtres. Un orateur n’est-il pas
venu dire à cette tribune que le christianisme est l’uni
que base de toute morale ?
Nous l’avons écouté; mais qu’on nous laisse aussi li
brement proclamer a cette même tribune notre profonde.
conviction que pas seulement le christianisme, mais “que
la religion en général, toutes les religions, sont incompa
tibles avec la morale humaine.
Ce n’est pas à la légère ni sous l’inspiration d’un sen—
timent capricieux et frivole que nous venons ici combat ,__4

tre la religion. Nous le faisons au nom de la morale, de


la justice et de l’humanité elle—même, dont le triomphe
sur la terre' demeurera impossible tant que cette terre
32—

sera hantée, terrorisée, gouvernée par des fantômes reli—


gœux.
Cette idée si vraie que la religion par son essence
même est absolument contraire “a toute morale, à toute
dignité et à toute justice humaines, ce n’est pas nous qui
l’avons inventée. Elle a été proclamée bien avant nous
par les grands penseurs du siècle passé; que dis-je, bien
avant cette époque elle a inspiré les plus nobles esprits,
les héros et les martyrs de la Renaissance: les Giordano
Bruno, les Vanini, Servet, brûlé par Calvin à Genève, et
tant d’autres qui, réveillés au sein des ténèbres chrétien
nes par la lumière qui leur est venue de la Grèce
antique, ont voulu fonder le culte de la vérité et de
l’humanité sur les ruines du mensonge et du despotisme
divin... ‘ ‘
Ce matin encore j’ai'trouvé sur la table de l'anticham
bre un prospectus qui invite les membres du Congrès à
souscrire à un ouvrage écrit contre les papes. Il porte
comme épigraphe ces paroles d’Ulrich de Hutten : c Si
l’humanité veut devenir libre et heureuse, il faut avant
tout qu"elle rompe les chaînes de la tyrannie romaine et
qu’elle se débarrasse du fardeau accablant d’une moine
rie et d’un clergé corrompus. »
Eh bien! Messsieurs, qu’était-il ce grand Ulrich de
Hutten, ce héros de la Réformation ‘? Etait—ce un homme
religieux et s’était—il débarrassé des chaînes catholiques
pour subir la pieu'se tyrannie de Calvin, de Mélanchton
ou de Luther ? Non, c’était un humaniste, ulü&l’ami
et le disciple des athées de Florence où il s'était formé.
où il s’était initié aux grandes doctrines de l’enseigne
ment humaniste.
Tous ces grands héros de la pensée libre, tous ces il
lustres émancipateurs de l’humanité, persécutés, empri—
sonnés, torturés, brûlés du assassinés autrement par la
main du bourreau, ont misérablement succombé sous'la
cruelle tyrannie des Césars et des papes de l’Eglise et de
l’Etat. Mais leur oeuvre n’a point succOmbé. Elle s’est
continuée lentement, sous des formes plus timides et plus
modestes, il est vrai, mais avançant toujours vers son
but, dans le travail aussi lumineux qu’opiniâtre des hu
manistes du seizième siècle , dont le docte et spirituel
Erasme fut sans doute le plus illustre représentant.
Au dix—septième siècle ce courant de l’esprit issu de
-II‘I
'.

--«;ää
.

_33_

la Renaissance se trouva puissamment renforcé parle


courant nouveau du naturalisme naissant : Galilée, Kap
pler, Newton, Gassendi ; le grand-père du positivisme
moderne, Bacon, en fondant la science sur des bases
réelles, ont porté les uns sciemment, les autres sans le
savoir et sans le vouloir, un coup mortel à toutes les
doctrines métaphysiques -— et par la même à la religion.
De ces deux courants confondus est issue la grande phi
losophie française du siècle dernier.
Oui, ce grand dix-huitième siècle, dont nous sommes
t0us les enfants et qui nous écrase encore aujourd'hui
par l’immensité de ses conceptions, a été par excellence
le siècle humanitaire et athée. Il a affirmé l’homme et il
,ani‘é'Djeu. Il avait compris que pour émanciper l’homme,
pour briser toutes ses chaînes, pour le rendre au bon
heur, à la dignité et à la liberté, —- il fallait écraser l’in
fâme,——c’est-à-dire détruire tous ces fantômes religieux,
toutes ces abstractions métaphysiques et théologiques
qui depuis qu’il existe une histoire , ont servi à tous les
tyrans de prétexte et de moyen pour démoraliser , pour
asservir et pour exploiter l’humanité.
Les philosophes du dix-huitième siècle ont été plus
heureux que ceux de la Renaissance. Les temps avaient
mûri, et leur propagande lumineuse, éloquente, passion
née donna naissance à la Révolution.
Dirai-je ici les raisons qui ont empêché cette grande
Révolution de produire tous ses fruits? Cela me condui—
rait trop loin, Messieurs. Je me contenterai donc de vous
rappeler que la doctrine sentimentalement terroriste,
e’est—à—dire religieuse de J.—J. Rousseau, ayant retenti
comme une note discordants dans la belle harmonie hu
manitaire du dix-huitième siècle , se trouvant soutenue
d’un autre côté, par le déisme inconséquent, frivole et
bourgeois de Voltaire, qui avait pensé que la religion était
absolument nécessaire pour la canaille -— que cette doc
trine avait légué à la révolution le culte d’une divinité
abstraite avec le culte abstrait de l’Etat. Ces deux cultes,
personnifiés dans la sombre figure de Robesp'ierre ——- ce
Calvin de la Révolution —— ont tué la Révolution.
Puis est venue la dictature du premier empire. avec
son concordat utilitaire -— utilitaire, sans doute dans le
sens du despotisme. Et ensuite la Restauration avec sa
pourriture romantique, ayant les Chateaubriand, les La
3
_34_.

martine et les Schlegel pour représentants. Enfin la phi—w.


losophie spéculative des Allemands. devenue en France, _
sous le nom d'éclectisme, une institution de l’Etat.
Voilà, Messieurs, les causes de la profonde décadence
dont nous avons tant de peine a nous relever aujourd’hui.
Et si nous voulons réellement nous sauver, nous devons
franchement, hardiment, arborer le drapeau de la Re—
naissance et de la Révolution — celui de la révolte lin
maine contre le joug divin.
Ayons donc le courage d’être logiques et sincères, et
n’hésitons pas à proclamer que,fll_’ç_ggistenee dïunÆiewst
' incompatible avec le bonheur, avec “Iâ” dignité, avec l’in—
telligence, avec la morale et avec la liberté des hommes.
——Car, en effet, s’il est un Dieu, mon intelligence, si
grande qu’elle puisse être, ma volonté, si forte qu’elle
soit, sont nulles devant la volonté et l’intelligence divi—
nes. Ma vérité est un mensonge devant lui, ma volonté -
devient impuissante et ma liberté une révolte contre lui. ‘
Lui ou moi; s’il existe, je dois m’annuler, et s’il daigne
m’envoyer des prophètes pour me manifester sa divine
vérité à jamais incompréhensible pour mon intelligence,
des prêtres pour diriger ma conscience incapable de con
cevoir le bien, des rois oints de sa main pour me gou
verner, et des bourreaux pour me corriger, —je leur
dois une obéissance d’esclave. Donc qui veut Dieu veut
l’esclavage des hommes. Dieu et l’indignité de l’homme,
ou bien la liberté de l’homme et l’annulation du fan—
tôme divin. Voilà le dilemme, il n‘est point de milieu;
choisissons.
Cette idée si vraie, et dont la franche énonciation parait
néanmoins si terrible, cette idée que l’existence d’un
Dieu est incompatible avec la raison humaine, avec la.
liberté humaine, avec la moralité individuelle et sociale
des hommes, cette idée est partagée, je le sais, par
beaucoup de membres de ce Congrès qui, pour d’autres
raisons, votent avec la majorité qui nous est opposée.
Ne venons-nous pas d’entendre un membre de l’extrême
droite, M. Rousselle, nous dire que le développement
des sciences positives aura pour conséquence immam
quable la destruction successive de tous les dogmes re
ligieux, et nous proposer l’instruction comme le meilleur
moyen de l’émancipation intellectuelle et morale, politi
que et sociale des masses populaires ‘? ‘
35

Ë Nous aussi, Messieurs, nous sommes profondément


' convaincus de la nécessité d’une large instruction popu
laire. Nous croyons aussi que toute la science, avec tou
tes ses hauteurs et toutes ses profondeurs. doit être ou—
verte et rendue accessible au peuple. Mais pour que le
peuple s’instruise, il faut qu’il ait le loisir et tous les
moyens d’étudier; il faut qu’il puisse nourrir et entre
tenir ses enfants pendant tout le temps que dureront
leurs études. Et cela seul, Messieurs, implique la néces
- sité d’une transformation radicale dans l’organisation éco
nomique actuelle de la société.
Ce n’est pas tout. Les partisans de la révolution paci—
fique par la seule instruction, toutes ces sociétés de li
bres—penseurs qui s’efforcent aujourd’hui de détruire la
puissance de la superstition religieuse par la seule propa'
gaude des congrès, des associations, des journaux et des
livres, se trompent beaucoup s’ils espèrent par ces seuls
moyens parvenir à leur but. La religion n’est pas seule
ment une aberration du cerveau, c’est encore et surtout
une protestation passionnée et permanente de la pléni
tude de l’être humain, de la richesse infinie du cœur hu
main, contre l’étroitesse et la misère de la vie réelle. Ne
trouvant que sottise, iniquité et misère dans ce monde.
l’homme, par un effort de son imagination, crée un
monde fictif où il transporte toutes ses aspirations, ses
espérances et son idéal. Il a enrichi le ciel en appauvris—
sant la terre. C’est ainsi que fut créée la religion, et la
religion sera toute-puissante sur la terre tant qu’y régne
ront la déraison et l’injustice. Faisons donc justice ;
rendons à la terre ce qui appartient a la terre, le bon—
heur et la fraternité! Détruisons sous toutes ses formes
le triomphe du mal avec toutes les institutions de l’ini
quité. Etablissons la fraternité, c’est-à—dire le droit égal
de chacun par la solidarité de tous, la liberté dans l’éga
lité, et la religion n'aura plus aucune raison d’être...
Donc, pour détruire la religion, pour dissiper et pour
faire évanouir tous ces fantômes divins qui nous rendent
si esclaves, si féroces et si misérables, la seule propa
gande intellectuelle ne suffit pas. — Il faut la révolution
sociale. '
Protestation collective des membres dissidents du Congrès
(59 et dernière séance)
« Considérànt que la majorité des membres du Con
_36_

grès de la Ligne de la Paix et de la Liberté s’est pasflon,î 5


nément et explicitement prononcée contre l‘égalisatio
économique et sociale des classes et des individus , Ï
que tout programme et toute action politique qui n’o V
point pour but la réalisation de ce princrpe ne sauraienÿ,jà1
être acceptés par des démocrates-socialistes, c’est-à-dir' '
par des amis consciencieux et logiques de la paix et d:
la liberté, les soussignés croient de leur devoir de se 3 ‘_.
parer de la Ligue. » .
(Suivent dix-huit signatures).

Pour motiver cette protestation, en réponse à M. Chaude


Bakounine a prononcé le discours suivant : '
Messieurs,je ne viens pas ici renouveler un débat q
me paraît épuisé et qui. d’ailleurs, a été clos par le Not_ "
de cette assemblée, vote contraire à la rédaction qù’ «
nous vous avions proposée. "
Mais après le discours que vient de prononcer M. Chau, }
dey, j’ai cru devoir demander la parole, pour rétablir l' '
vrai caractère de ce vote, qu’il s’est efforcé d'atténuer» r
d’amoindrir, de défigurer, en lui prêtant une significaäff;
tion toute différente de celle qu’il a eue en réalité. ;- ‘
M. Chaudey, pour répondre a notre protestation col. '
lective contre la réelle portée de ce vote, nous ditçù.:
« Nous aimons, nous voulons tous l’égalité. Mais nouÎ<
avons rejeté la rédaction de M. Bakounine, en accep,fi
tant l’amendement de M. Fribourg, et effacé mêmel .;
mot d’égalité de notre programme, parce que M. Bakou j
nine et ses amis sont des collectivistes, des commuæ,
nistes; parce qu’ils veulent détruire la liberté indivis!
duelle, la propriété héréditaire, la famille — c’est—à
dire
civilisée.
les bases
» mêmes d’une société bien organisée 4'

Messieurs, ce raisonnement me paraît étrange. Que?


diriez-vous, si quelqu’un avait tenu devant vous le dis-’
cours suivant: «Nous sommes tous les partisans de'
l’abolition de la peine de mort; mais puisque cette me
sure vient de nous être proposée par M. X. et ses amis,
qui sont dès révolutionnaires et des anarchistes, nous la‘
rejetons et nous maintenons cette peine de mort que, _
nous détestons. » —— Raisonner et agir ainsi, n’est-ce pas'*
accorder à ses adversaires une puissance singulière sur
sa propre conscience et sur sa propre liberté d’action?

ban.
—37— \
Quoi! parce qu’un adversaire aura le bonheur ou le mal
heur de partager votre manière de voir sur telle question,
vous vous croirez obligés de voter en même temps et
contre lui et contre votre propre conscience ?
Et remarquez bien, Messieurs, la question n’a pas été
posée par nous de la manière que, dans l’intérêt de sa
polémique, l’habile M. Chaudey veut bien nous prêter.
Dans mon dernier discours, qui a été suivi immédiate
ment du vote de cette assemblée, répondant aux invec
tives de M. Chaudey et de ses partisans français, suisses
et allemands, j’ai cru devoir exposer franchement toute
ma pensée individuelle. «Vous me demandez sije suis
communiste, ai—je dit, non je ne le suis pas ; je suis col
lectiviste. Je ne suis pas communiste, parce que le com
munisme implique la propriété et l’omnipotence de l’Etat,
et qu’au nom de la libertéje demande l’abolition de l’Etat,
de tous les États. Maisje suis pour la propriété collective,
parce que je suis convaincu que tant que la propriété
individuellement héréditaire existera, l’égalité du point
de départ, la réalisation de l’égalité économique et sociale
seront impossibles. i>
Puis j’ai lâché de vous expliquer ce que j’entendais,
moi, par l'égalité économique et sociale. « "est l’abolition
des différentes classes actuellement existantes, ai-je dit,
non-seulement au point de vue de la politique, devant
la’loi seulement, mais aussi au point de vue de l’organi
sation économique et sociale. au point de vue de l’entre
tien. de l’éducation, de l’instruction etdes moyens d’exis
tence et de travail qui doivent être égaux pour tous, afin
que tous soient également obligés de traVailler et de la
tête et des mains, et que la société. délivrée de ce droit
de naissance réalisé socialement et économiquement
aujourd’hui dans le droit de l’héritage, ne soit plus doré
navant partagée, comme elle l’est encore de nosjours,
en travailleurs et en Messieurs. » —— Après avoir exposé
ces idées, j’ai ajouté: «Telle est ma conviction person
nelle. » Mais il ne s’agit pas en ce moment de mes idées
à moi. Ce n’est pas ici le lieu de débattre cette question
scientifique. Il se peut que nos moyens soient bons , il se
peut qu’ils soient mauv;xis et que vous en ayez de meil
leurs. Ncus ne discutons pas ici les moyens et les voies,
mais le but. Ce qu’il s’agit de constater aujourd’hui, c’est
le but; -— ce que nous_vous proposons d’accepter, —
l
_38_

comme gage sérieux de notre justice à donner à ces


classes nombreuses que le programme issu du Congrès
de Genève, dans son langage modéré et timide, a nommé
les classes déshéritées, —— c’est le principe de l’égalité
économique et sociale que nous voudrions vous voir fran
chement adopter et reconnaître comme le but ostensible
de la Ligue de la Paix et de la Liberté. — Dites que nos
théories a nous sont mauvaises ; —- dites, si Vous croyez
pouvoir le faire en conscience, que vous voulez atteindre
cette même égalité par d’autres moyens, par la propriété
individuellement héréditaire, par exemple. — Mais de—
clarez hautement que vous la voulez cette égalité, cette
v disparition radicale et réelle de toute différence de classes
dans la société. La voulez-vous, oui ou non? La est la
question. Si vous ne la voulez pas, ayez donc le courage
de déclarer que vous voulez le maintien de l’inégalité. )
Après ce discours, l’assemblée a rejeté notre proposi
tion, conçue en ces termes :
«Attendu que la question qui se présente le plus im
périeusement à nous est celle de l’égalisation économi—
que et sociale des classes et des individus, le Congrès
affirme que, en dehors de cette égalisation, c’est-à-dire
en dehors de la justice , la liberté et la paix ne sont pas
réalisables. En conséquence, le Congrès met à l’ordre
du jour l’étude des moyens pratiques de résoudre cette
question. 15
Et maintenant, Messieurs, j'en appelle à votre justice.
Puisqu’après cette explication vous avez cru devoir rejeter
à une très grande majorité cette proposition , nous avons
bien eu le droit de dire dans notre protestation qu’on
vient de vous lire, que vous avez repoussé le grand prin
cipe de l’égalité. ‘

V
RÉSOLUTIONS
du Congrès de Bruæelles concernant la Ligue de la Pair.

Texte des résolutions votées par le Congrès de Bruxel


"les en réponse à l’invitation adressée aux délégués de

l
l
39

, ternationale par le Comité central de la Ligue de la


"x, d’assister au Congrès de Berne:
‘ Ë(Nous reproduisons ce texte avec les annotations qui
j_ccompagnent dans le compte-rendu officiel du Congrès
Bruxelles).
ÏÇ;« Le Congrès décide:
'_,g{« 1° Que les délégués de l’Association internationale
'_i se rendront à Berne, portent à l’assemblée, au nom
, ' l’Internationale, les différentes résolutions prises aux
ngrès. de Genève, de. Lausanne
.
et de Bruxelles.. .
+,_,
.. g« Mais que toutes discusswns, toutes résolutions qui
.‘ :’seront prises n’engagent que leur responsabilité per
nnelle. \
..,‘_ «2° Que les délégués de I’Internationale croient (l)
fine la Ligue de la paix n’a pas de raison d’être, en pré
çäènce de l’œuvre de l’Intern'zxtionale, et invitent cette so—
ëÿiété à se joindre à elle (2) et ses membres à ‘se faire
5j‘écevoir dans l’une ou l’autre section de l’Interna
fl;ionale.
=Î2.«_,’j «(1) Des journaux qui ont publié ces conclusions ont
jî}his à la place de ce mot: déclarent.
' (( (2) Et ici: se dissoudre.
«Les véritables conclusions votées sont celles que
nous donnons. C’est par erreur que l’on a lu en séance
publique un manuscrit sur lequel on avait oublié de m0»
difier ces deux expressions, qui dépassaient la pensée de
la Commission.»

VI
PROGRAMME DE L’ALLIANCE
l. L’Alliance se déclare athée; elle veut l’abolition des
cultes, la substitution de la science à la foi et de la justice
humaine à la justice divine.
2. Elle veut avant tout l’abolition définitivd et entière
des classes et l’égalisation politique, économique et so—
ciale des individus des deux sexes, et pour arriver a ce
but, elle demande avant tout l’abolition du droit de l’hé—
ritage, afin qu’à l’avenir la jouissance soit égale à la pro
duction de chacun, et que, conformément à la décismn

— 0... --\W.\.-_. .— _ Î ,_ Î
-. ‘W————v__ _..___
-40...

prise par le dernier Congrès des ouvriers à Bruxelles,


la terre, les instruments de travail, comme tout autre
capital, devenant la propriété collective de la société
toute entière, ne puissent être utilisés que par les tra
vailleurs, c’est-à-dire par les associations agricoles et in
dustrielles. * '
3. Elle veut pour tous les enfants des deux sexes, dès
leur naissance a la vie, l’égalité des moyens de dévelop
pement, c’est—à—dire d’entretien, d’éducation et d’instruc
tion à tous les degrés de la science, de l’industrie et des
arts, convaincue que cette égalité, d’abord seulement éco
nomique et sociale, aura pour résultat d'amener de plus
en plus une plus grande égalité naturelle des individus,
en faisant disparaître toutes les inégalités factices, produits
historiques d‘une organisation sociale aussi fausse qu’i—
mque.
4. Ennemie de tout despotisme, ne reconnaissant d’au
tre forme politique que la forme républicaine, et rejetant
absolument toute alliance réactionnaire, elle repousse aussi
toute action politique qui n’aurait pas pour but immédiat.
et direct le triomphe de la cause des travailleurs contre le
Capital. .
5. Elle reconnaît que tous les EtaÏs politiques et auto
ritaires actuellement existants, se réduisant de plus en
plus aux simples fonctions administratives des services
publics dans leurs pays respectifs’, devront disparaître
dans l’union universelle des libres Associations, tant agri.
cules qu’industrielles.
6. La question sociale ne pouvant trouver sa solution
définitive et réelle que 'sur la base de la solidarité inter
nationale des travailleurs de tous les pays, l’Allz‘ance re
pousse toute politique fondée sur le soi—disant patriotisme
et sur la rivalité des nations.
7. Elle veut l’Association universelle de toutes les as
‘ sociations locales par la Liberté.

VII
ADRESSE DES SECTIONS
internationales de Genève aux ouvriers espagnols.
Frères! \
Le peuple espagnol a chassé la reine Isabelle; nous

' ;——-* —.+ÿ‘


_-.4'.
Æ"n

41

avons la conviction qu’il ne souffrira pas le rétablissement


de la royauté. ,
Il proclamera la république basée sur la fédération des
provinces autonomes. seule forme de gouvernement qui,
transitoirement et comme moyen d’atteindre une organi
sation sociale conforme a la justice, offre des garanties
sérieuses à la liberté populaire.
Il portera ainsi un coup fatal au pouvoir autoritaire et
absorbant de l’Etat, en donnant à l’Europe un exemple
qu’elle ne saurait tarder à suivre.
Vous-mêmes, chers amis, tiendrez vigoureusement la
main à. l’accomplissement de cette révolution qui ne doit
pas être seulement politique, mais sociale, et vous ac—
cepterez celle que nous vous tendons, pour que, d’un
bout a l’autre de l’Europe et de l’Amérique, le prolétariat
prépare les voies de cette révolution universelle, que l’ini
quité et l’anarchie de la civilisation bourgeoise rend in—
dispensable.
La liberté que donne la révolution exclusivement poli
tique est insuffisante pour relever le peuple de l’infério—
rité matérielle et morale dans laquelle il a été systémati—
quement maintenu par les privilégiés de tous les temps.
Que la classe ouvrière, qui s’est prêtée a tant de révolu
tions politiques, n’oublie plus cette vérité qu’elle a apprise
à ses dépens.
Le doute aujourd’hui n'est plus permis: la liberté sans
l’égalité politique, et cette dernière sans l’égalité éco n0
mique n’est qu'un leurre. Le peuple suisse, qui vit en
république depuis des siècles, éprouve encore que la seule
liberté ne change pas les conditions d’existence du tra
vailleur d’une manière efficace.
La liberté sans l’égalité n’est vraiment profitable qu’aux
riches. Elle ne peut ni ne doit être considérée par la
masse des travailleurs qui, dans tous les temps, ont servi
de piédestal à. l’orgueil des bourgeois et de matière exploi
table au capital, que comme un moyen propre à faciliter
la conquête de l’égalité économique et sociale des clas
ses et des individus. Ce n'est qu’à ce titre qu’elle nous est
précieuse.
L’égalité réelle qui consiste en ce que tous les individus
sont en possession des mêmes droits, c’est-à-dire sont ‘
. également en possession des capitaux acquis par les gé
nérations passées, cette égalité qui seule peut garantir à
_,42‘_

chacun le premier et le plus imprescriptible de tous les


droits, le droit de vivre, cette égalité, disonsmous,‘ ne
peut être obtenue que par la révolution sociale. 1
Faites donc la révolution sociale.
Jamais l’urgence de cette révolution ne fut aussi vive
ment sentie par tous les travailleurs qu'aujourd’hui ——
tous nos droits sont méconnus, nous succombons avant
l’âge aux attaques de la misère, nous sommes spoliés de
nos droits à l’instruction, à la science, à la vie intellec
tuelle; transformons donc radicalement l’état social.
Dans les républiques comme dans les monarchies, la
loi n’a été faitejusqu’ici que pour la garantie et la pro
tection des privilèges économiques et sociaux de ceux
qui vivent à nos dépens. Revendiquez donc les réformes
que la révolution politique seule est incapable de pro
duire pour le bien du peuple, pour le bien de tous.
Le travailleur est esclave, il n’est rien; le travailleur
doit être libre, il doit être tout. Il ne peut être libre, un
peut être tout que par une révolution sociale. "
Frères d’Espagne, faites cette révolution.
Le prolétariat ne doit plus faire de révolution que con
tre l’ordre social actuel tout entier; commencez-la au
jourd’hui, puisque les circonstances le permettent; de
main, nous en avons le ferme espoir, nous la ferons avec
vous, car votre œuvre est notre œuvre, votre triomphe
sera notre triomphe: tous les travailleurs du monde sont
solidaires. '
Vous avez la cause des opprimés dans vos mains,soyez
à la hauteur de la tâche confiée à votre courage.
Frères d’Espagne, ‘
Les deshérités de la société actuelle, ayant une même
causeà défendre et comprenant la nécessité de s’unir,
ont fondé, en Europe et en Amérique— à travers et mal
gré les frontières créées par nos oppresseurs, l’Associa—
tion internationale des travailleurs. Le but de cette for
midable association, c’est le triomphe de la cause du tra—
vail contre le privilège. contre le capital monopolisé et
contre la propriété héréditaire, institution inique garantie
par l’Etat, institution anarchique s'il en fut. puisqu’elle
perpétue et développe l’inégalité des conditions, source
du désordre social.
La propriété héréditaire c’est l’accaparement de tous
es produits du travail collectif, accumulés par les généra—

4‘”._A-_W
_43__

tions passées, au profit d‘une minorité dominante qui,


après avoir absorbé dans l’Etat la toute-puissance du peu
ple, a fait servir cette puissance à sauvegarder contre le
peuple lui—même cette propriété, fruit d‘un larcin sécu
laire.
La société actuelle est tout entière basée sur cette
combinaison machiavélique qui fait concourir le peuple
lui-même à son asservissement, sans qu’il s’en rende
compte et quelquefois même sans que ceux qui ont le
bénéfice de cette exploitation se doutent du rôle qu’ils
remplissent dans la société. Parmi les bourgeois, beau
coup en effet, le grand nombre peut-être, ne savent pas
qu’ils sont des exploiteurs, c’est-à—dire des voleurs. Cette
combinaison, chers amis, s‘appelle l’Etat, sa base et son
but c’est le maintien de la propriété héréditaire, c’est-à
dire l’asservissement des masses populaires au profit d’une
minorité dominante.
Convaincu que tant que le droit d’héritage subsistera,
l’antagonisme des intérêts et la'guerre diviseront les
membres de la famille humaine, et que le travail sera
l’esclave du capital, le dernier Congrès de l’Association
internationale des travailleurs, tenu à Bruxelles, a pro
clamé le grand principe de la propriété collective, qui est
le vrai principe de la paix, la base du bien-être, de l’é
galité et de la justice, c’est-à-dire, de la liberté pour
tous.
Le Congrès de l’Association internationale des Tra—
vailleurs a donc tracé à la révolution sociale la route
qu’elle doit suivre : Plus de propriété héréditaire ; la terre
à ceux qui travaillent la terre à leurs bras, — aux asso
ciations agricoles; les instruments de travail, tous les ca
pitaux industriels à. ceux qui travaillent la matière pre—
mière, —— aux associations industrielles.
L’Association internationale des Travailleurs repousse
donc toute politique qui ne tendrait pas à réorganiser la
société sur les bases du travail solidaire, de la justice et
de l’égalité universelles. Elle ne reconnaît d’autre patrie
que le grand camp du travail, d'autre pays étranger que
le camp du capital monopolisé et de la propriété hérédi- ‘
taire, d’autre ennemi que les privilégiés.
Tel est le but, tels sont les principes de notre Associa
tion.
_44_

Frères d’Espagne,
Venez adhéreren masse à notre œuvre, que vos socié
tés ouvrières viennent s’affilier à notre association, que
des sections de l’lnternationale se fondent et se multiplient »
dans toutes vos villes et dans tous vos villages. L’avenir
est à nous.
Venez grossir nos rangs, et puisque vous êtes entrés
dans cette arène révolutionnaire où nous brûlons de vous
suivre, soyez prudents comme vous serez héroïquement
énergiques. Ne vous laissez pas tromper par les exploi—
teurs éternels de toutes les révolutions: ni par les géné
raux ni par les démocrates bourgeois.
Ayez constamment devant les yeux la fatale issue de la
révolution de 1848 qui, ayant commencé à Paris par le
triomphe des travailleurs, a été étouffée quelques mois
après dans le sang du peuple versé en juin par les géné
raux de l’armée et par la garde civique de la bourgeoisie.
Rappelez-vous, Espagnols, tant de vos révolutions avor
tées par les intrigues ou par la violence de vos chefs po
litiques et n’oubliez jamais que les armées permanentes,
les généraux, le clergé, la bourgeoisie sont des ennemis ‘
naturels 'et irréconciliables du peuple. Ils Vous diront
sans doute : « Rétablissons d’abord l'ordre public, un gou
vernement régulier, puis nous nous occuperons des ré
formes économiques et sociales qui seront nécessaires au
bien-être des travailleurs ». Mais ne vous laissez pas en
dormir par ces promesses mensongères; sachez bien que
si vous y ajoutiez foi votre cause serait perdue. Rappelez
vous surtout que le peuple n’obtient jamais que les ré
formes qu’il arrache, et que jamais dans aucun pays
les classes dominantes n’ont fait de concessions volon
taires.
Ne vous laissez pas désarmer, armez-vous tous au
contraire et arrachez ces réformes en restant en révolu
tion aussi longtemps que vous ne les aurez pas obtenues.
Sachez que vous n’aurez plus de puissance aussitôt que
l’ordre public bourgeois, c’est-à—dire, l’Etat bourgeois ré
gulier — monarchie constitutionnelle ou même républi
que -— sera rétabli. Ne souffrez plus d’autre politique
que celle qui, fondant la liberté sur l’égalité écono’
mique et sociale, reconnaîtra le travail comme base de
la société, comme source de tous les droits politiques et
sociaux.

T“- ' ’_"—v"“""‘w‘:î '*>;irv-lr—'fi“=r—:—*:LÇPf—fi


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'I. _45_
{I

v.— Encore une fois, frères, ne vous laissez ni désarmer ni


tromper; défiez-vous de vos prêtres, de vos généraux, de
vos soi-disant démocrates bourgeois qui ont tous un in
térét à vous tromper, il vous asservir puisque leur exis
tence à tous est plus ou moins complètement fondée sur
l’exploitation du travail populaire. ,
Peuple des campagnes et peuple des villes, cherchez
votre puissance en vous—mêmes, dans votre union.
Ouvriers, battez le fer pendant qu’il est chaud, fédéra-’
lisez-vous révolutionnairement pour devenir invincibles
et puisque vous avez la force, détruisez tout ce qui vous
est hostile, tout ce qui est contraire a la justice po
pulaire, les choses encore plus que les hommes, et que
votre _révolution devienne le signal et le commence—
ment de l’affranchissement de tous les opprimés dans le
monde.
Genève, 21 octobre 1868.
Au nom du Comité central de l’Association Internatio—
nale des travailleurs de Genève:
Le président,
Bnossnr.
Le secrétaire-général,
Henri PERRET.
\ Les secrétaires—adjoints,
\.s
E. DUFOUR.
J. LONGCHAMP.

VIII
EXTRAIT
d’un mémoire rédigé par Bakounine, sur l’Alliance de la
démocratie socialiste.

Le groupe de l’Alliance de Genève, qui déjà au mois


de novembre 1868 comptait dans son sein plus de cent
membres, ne pouvait se constituer définitivement avant
d’avoir été accepté comme branche de l’Internationale
par le Conseil général de cette Association. Il a'ppartenait
naturellement au Bureau central de demander cette ad
\
.r .-,r.F
. I=

_45_

mission. Le citoyen J .-Philippe Becker, membre de ce bu


reau et ami personnel plus ou moins influent des membres
du Conseil général, fut chargé unanimement par tous les
autres membres du Bureau (Brosset, Bakounine, Perron,
Guétat, Duval et Zagorsky) d’écrire àLondres. Il accepta
cette mission, certain. disait-il, du succès de sa démar
che, et ajoutant que le Conseil général, qui n’avait pas le
droit de nous refuser, comprendrait nécessairement, après
les explications qu’il allait lui donner, l’immense utilité de
l’Alliance.
Nous nous reposâmes donc complètement sur la pro
messe et sur l’assurance de Becker, confiants dans la pa—
role d’un homme que nous considérions tous comme l’un
des vétérans du socialisme. Nous ne le connaissions alors
que fort peu, moi pas du tout. L’expérience ne nous avait
pas encore appris que cet homme, diplo mate-avant tout,
unissait à une grande énergie de paroles une non moins
grande versatilité de caractère; qu’il est toujours très—con
tent quand ses amis se compromettent, mais qu’il prend
bien'garde de se compromettre jamais, et qu’en poussant
les autres en avant, il se réserve toujours une re
traite. Le fait est que contrairement à toutes ses pro—
messes, il n’avait rien écrit a Londres, ou qu’il avait
écrit tout autre chose que ce qu’il nous disait à nous.
En même temps que ces pourparlers avaient lieu on
_ étaient censés avoir lieu avec Londres —— car aucun de
nous n’eut jamais connaissance de la correspondance de
Becker— d’autres membres du groupe. et notamment
Ch. Perron et notre grand ennemi actuel H. Perret, s’é
t,aient chargés de demander au Comité central de Genève
n'otre entrée comme Section dans la fédération romande.
N’ayant pas sous la main tous mes papiers, je ne puis dire
au juste en quel mois cette première demande fut pré
sentée au Comité central, si ce fut en novembre‘ ou en
décembre'1868. Le jour où elle fut présentée, le Comité
' central n’était pas en nombre, les deux tiers au moins de
ses membres étaient absents. On ne décida rien. ou plu
tôt on décida qu’il fallait remettre cette décision après
le Congrès des Sections romandes qui devait se réunir
à Genève dans les premiers jours de janvier 1869, pour
constituer définitivement la Fédération romande.
Et en effet, le groupe genevois de l’Alliance avait re
nouvelé en janvier sa demande, et il attendait la décision
, "une: 5. -
“w?“
l'ï' ' I

_47_

du Comité central, lorsque le Bureau central reçut, d’a


bord par l’entremise de ses amis d’Italie, puis directe
ment de Londres, l’acte suivant contenant les décisions
du Conseil 'général, et daté du 22 décembre 1868:
Le Conseil général à l’Allz‘ance internationale de la
Démocratie socialiste.
Il y a un mois environ qu’un certain nombre de citoyens
s'est constitué à Genève comme Comité central initia—
teur d’une nouvelle Société internationale, dite « l’Alliance
inteanationale de la démocratie socialiste », se donnant
pour mission spéciale d’étudier les questions politiques et
philosophiques sur la base même de ce grand principe de
l’égalité, etc... »
Le programme et le règlement imprimés de ce Comité
initiateur n’ont été communiqués au Conseil général de
l‘Association internationale‘des travailleurs, que le 15 dé—
cembre 1868. D’après ces documents, la dite Alliance est
a fondue entièrement dans l’lnternationale » en même
temps qu'elle est fondée entièrement en dehors de cette
Association. A côté du Conseil général de l’Internatiônale
élu par les Congrès successifs de Genève, Lausanne et
Bruxelles, il y aura, d’après le règlement initiateur, un
autre Conseil général à Genève qui s’est nommé lui—
même. A côté des groupes locaux de l’Internationale, il y
aura, les groupes locaux de l’Alliance qui, par l’intermé—
diaire de leurs bureaux nationaux fonctionnant en dehors
des bureaux nationaux de l’Internatioñale, « demanderont
au Bureau central de l’Alliance leur admission dans l’In
ternationale », le Comité central de l’Alliance s’arrogeant
ainsi le droit d’admission dans l’Internationale. En der—
nier lieu, le Congrès général de l’Association internatio
nale des travailleurs trouvera encore sa doublure dans le
Congrès général de l’Alliance, car, dit le règlement ini
tiateur, au Congrès annuel des travailleurs la déléga
. tion de l’Alliance internationale de la Démocratie socia
liste, comme branche de l’Association internationale des
travailleurs, ( tiendra ses séances publiques dans un local
séparé ». .
Considérant :
' Que la présence d’un deuxième corps international fonc
tionnant en dedans et en dehors de l’Association interna
\ -43_

- tionale des travailleurs serait le moyen le plus infaillible


de la désorganiser;
Que tout autre groupe d’individus résidant dans une
localité quelconque aurait le droit d’imiter le groupe ini
tiateur de Genève et sous des prétextes plus ou moins
ostensibles d’enter sur l’Association internationale des
travailleurs, d’autres Associations internationales avec
d’autres missions spééiales;
Que de cette manière, l’Association internationale des
Travailleurs deviendrait bientôt le jouet des intrigants de
toute nationalité et de tout parti;
Que d’ailleurs les statuts de l’Association internationale
des travailleurs n’admettent dans son cadre que des bran
ches locales et des branches nationales. {Voir l’art. Ier et
l’art. VI des statuts);
Que défense est faite aux Sections de l’Association inter
nationale des travailleurs de se donner des statuts et des
règlements administratifs contraires aux statuts généraux
’ et aux règlements administratifs de l’Association interna
tionale des travailleurs. (Voir l’art. XII des règlements
administratifs) ; *
Que les statuts et les règlements administratifs de l’As—
sociation internationale des travailleurs ne peuvent être
révisés que par un Congrès général où deux tiers des dé
légués présents voteraient en faveur d’une telle révision.
(Voir l’art. XIII des règlements administratifs);
Que la question a été préjugée par les résolutions con
-i. tre la Ligue de la Paix, adoptées unanimement au Congrès
général de Bruxelles; ‘
Que dans ces résolutions le Congrès déclare que la Li
gue de la Paix n’avait aucune raison d’être, puisque d’a
près ses récentes déclarations, son but et ses principes
étaient identiques à ceux de l’Association internationale
des travailleurs;
Que plusieurs membres du groupe initiateur de J’AI
liance en leur qualité de délégués au Congrès de Bruxel
les ont voté ces résolutions;
Le Conseil général de l’Association internationale des
travailleurs, dans sa séance du 22 décembre 1868, a una
. nimement résolu :
1. Tous les articles du règlement de l’Alliance interna
tionale de la Démocratie socialiste, statuant sur ses rela
tions avec l’Association internationale des travailleurs,
sont déclarés nuls et de nul effet:
1
49

2. L’Alliance internationale de la Démocratie socialiste


n‘est pas admise comme branche de l’Association inter
nationale des travailleurs.
G. ODGER,
Président de la séance.
V. SHAW,
Secrétaire—général.
Londres, 22 décembre 1868.
Lorsque lecture fut faite de cet acte au sein du Bureau
de l’Alliance, personne ne s’éleva avec tant de véhé—
mence contre lui que le fougueux vieillard J .-Ph. Becker.
Il nous déclar_a tout d’abord que ces résolutions étaient
parfaitement illégales, contraires à l’esprit et à la lettre
des statuts de l’Internationale; ajoutant que nous avions
le droit et le devoir de passer outre, et traitant le Conseil
général de tas d’imbéciles qui, ne sachant rien faire
äar eux-mêmes, voulaient encore empêcher les autres
agir.
Les deux membres qui maintinrent le plus opiniâtré
A ment contrelui la nécessité de s’entendre avec le Conseil
général, furent Perron et Bakounine. Ils reconnurent
t0us deux que les protestations du Conseil général contre
le règlement de l’Alliance étaient parfaitement justes,
puisque d'après ce règlement, l’Alliance devait former au
sein de l’Association internationale des travailleurs, une
Association internationale nouvelle, indépendante de la
première. Remarquons que dans ces résolutions, les seu—
les que le Conseil généraljusqu’ici ait prises et publiées
contre l’Alliance, ce qui est attaqué c’est le seul Règle
ment; il n’y est nullement question du Programme, qui
du reste a été pleinement reproduit plus tard par les sta
tuts de la Section de l’Alliance de Genève, approuvés à
l’unanimité par le Conseil général.
Après un long débat, il tut unanimement décidé par le
*.-I-,—-,— _-.
‘uu'nl' bureau de l’Alliance que Perron, au nom de tous, se met
ärait en correspondance avec le Conseil général de Lon—
res.
A la suite de cette décision, Perron écrivit soit au ci
toyen Eccarius, soit au citoyen J ung, une lettre dans la
quelle, après lui avoir franchement exposé la situation et
le véritable but de l’Alliance et après avoir raconté ce
que des membres de l’Alliance avaient déjà fait pour la
4

ywrp
..s,

_50_
A. /

cause ouvrière en Italie, en France, en Espagne, aussi bien


qu'à Genève, il le prie de faire au Conseil général de Lon—
dres, au nom du Bureau central de l’Alliance, la propo
sition suivante: ,
L’Alliance se dissoudre comme organisation interna
tionale; son Bureau central, représentant de cette inter
nationalité, cessera d’exister: le Conseil général voudra—t
il reconnaître alors les Sections fondées par les membres
de l’Alliance en Suisse, en Espagne, en Italie et en France .
avec le programme de l’Alliance, comme des Sections ré—
gulières de l’internationale , ne conservant désormais
d’autre lien commun que le programme, mais renonçant
à toute autre solidarité et organisation internationale que
celles qu’elles trouveront dans la grande Association des
travailleurs? A ces conditions, le Bureau central promet—
tait de n’épargner aucun effort pour persuader les Sections
de l’Alliance déjà établies dans différents pays à renoncer
à tout ce qui dans leur constitution était contraire aux
statuts de I'Internationale.
Et en effet, sans perdre de temps, le Bureau central
écrivit dans ce sens à. toutes les Sections de l’Alliance, en
leur conseillant de reconnaître la justesse des résolutions
du Conseil général.
Je remarquerai en passant que ce fut dans le groupe
genevois que cette proposition du Bureau central ren
contra la plus vive opposition, et cela précisément chez
les hommes qui nous combattent et nous calomnient avec
tant d’acharnement aujourd’hui: Becker, Guétat, Duval,
H. Perret et bien d’autres encore, dont je me rappelle
bien les figures, mais pas les noms. Becker fut le plus
récalcitrant; Il déclara à maintes reprises différentes que
seul le groupe de l’Alliance représentait la véritable In
ternationale à Genève, et que le Conseil général en nous
refusant manquait à tous ses devoirs, outrepassait ses
droits, et ne prouvait qu’une chose, son incurable stupi
dité. Après Becker, Guétat et Duval, qui ont toujours
dans leur poche leur petit discours stéréotypé sur la ré
volution, furent les plus violents. H. Perret se montra
plus prudent.... mais il partagea leur avis. Enfin, il fut
décidé ar le groupe de Genève qu’on attendrait la ré
ponse éfinitive du Conseil général.
Je ne puis pas dire au juste combien de temps se passa
entre la lettre de Perron et la réponse de Londres. Pen
_51_

dant ce temps, le Bureau central, continuant provisoire


ment son rôle de représentant de l’internationalité de
l’Alliance. se réunit régulièrement une fois par semaine,
chez Bakounine. Comme ce' Bureau avait été élu provi—
soirement pour un an, par les membres fondateurs de
l’Alliance, non par le groupe genevois, il n’avait aucun_
compte à rendre à ce dernier, et il ne lui communiquait
de sa correspondance avec les groupes de l’Alliance des
autres pays, que ce qui pouvait être livré au public sans
compromettre personne. Cette prudence était nécessaire
surtout pour l’Italie et la France, où l’on était loin de jouir
de la liberté et de la sécurité personnelle auxquelles on
était habitué à Genève.
C'est probablement ce demi—secret qui fit accroire à
MM. Duval et Guétat qu’ils avaient été membres d’une
Société secrète, comme ils le déclarèrent avec tant d’em
phase au Congrès de la Chaux-de-Fonds. Ils étaient dans
l’erreur; a part la discrétion toute naturelle qui nous était
commandée par les motifs que je viens d‘expliquer, il n’y
ont jamais chez nous d’autre organisation que celle qui
avait été établie par le premier règlement de l’Alliance,
règlement Si peu secret que nous l’avions publié nous-'
mêmes.
Qu‘il me soit permis de poser ici un dilemme. Ou bien
MM. Guétat et Duval, qui nous ont calomniés si fort au
Congrès de la Chaux-de—Fonds, avaient en réellement la
sottise de croire qu’ils avaient fait partie d’une société se—
crète; ou bien ils ne l'ont affirmé en plein Congrès que
pour nous nuire, sans y croire. Dans ce dernier cas, ils
ont été des calomniateurs; mais dans le premier cas,
comment faut-il qualifier des gens qui, se croyant sérieu—
sement membres d‘une société secrète , ont tenu le
langage que se sont permis Duval et Guétat à. la Chaux
de-Fonds‘?
C'est dans une de ces réunions du Bureau central, chez
Bakounine, qu’on traita la question de l’admission des
femmes dans le Bureau central.
Cette proposition avait été faite par quelques amis,
membres fondateurs et'très-dévoués de l’Alliance, mais
qui sans s’en douter, en faisant cette proposition, agis
saient comme des instruments inconscients de l’intrigue
d’0utine. Quiconque connaît la manière d’agir de ce pe
tit Juif, sait qu’un de ses moyens d’action principaux sont
.. 52 _.

\
les femmes. Par les femmes il se faufile partout, même
aujourd’hui dans le Conseil général de Londres, dit-on.
Par les femmes il avait espéré pouvoir planter son petit
drapeau sans programme, son petit moi intrigant, au sein
de l’Alliance. C’était une des raisons pour lesquelles je
,m’étais opposé, pour mon compte, à l’admission des fem—
mes dans notre Bureau. Mais je m’y opposai aussi par
principe. Je suis autant que tout autre, partisan de l'é
mancipation complète des femmes et de leur égalisation
sociale avec les hommes, mais il ne s’en suit pas qu’il
faille fourrer cette question des femmes partout, la même
où elle n’a rien à faire Ce qu’il y a de plus drôle, c’est
que lorsque je fis part à Guétat de cette proposition d’ad
mettre des femmes, il se récria tout étonné et tout ré
volté, disant qu’il sortirait aussitôt d’un Bureau où il y
_aurait des femmes, — et après cela, il vient raconter en
plein Congrès de la Chaux-de-Fonds, devant Duvalqui
était présent à cette conversation, que Becker et moi nous
avions tenu, au sujet de l’admission des femmes dans le
Bureau, des propos tellement indécents que sa pudeur en
avait été offensèe!
. Mais laissons ces misères et revenons à notre histoire.
Je n’ai pas pu retrouver dans mes papiers la copie de
la réponse faite par Londres à la demande de Genève.
Heureusement que cette réponse, datée du 20 mars 1869,
se trouve imprimée tout au long dans la Circulaire privée
de Messieurs les marxistes; c‘est là que j’en prends le
textte, dont l’authenticité, de cette façon, ne sera pas con
tes ée.
Le Conseil général au Bureau central de l’Alliance
internationale de la Démocratie socialiste. '
D’après l’article 1er de nos Statuts, l’Association admet
toutes les sociétés ouvrières aspirant au même but, savoir:
le concours mutuel, le progrès et l’émancipation complète
de la classe ouvrière. '
Les sections de la Classe ouvrière dans les divers pays
se trouvant placées dans des conditions diverses de dé—
veloppement, il s’ensuit nécessairement que leurs opinions
théoriques, qui reflètent le mouvement réel, sont aussi dl.—
vergentes. .
Cependant, la communauté d’action établie par l’Asso
ciation internationale des travailleurs, l’échange des idées
..53.‘- ‘

facilité par la publicité faite par les organes des diffé


rentes sections nationales, enfin les discussions directes
aux Congrès Généraux, ne manqueront pas d’engendrer
graduellement un programme théorique commun.
Ainsi, il est en dehors des fonctions du Conseil Général
de faire l’6æamen critique du, Programme de l’Alliance.
Nous n'avons pas à rechercher si oui ou non c’est une
expression adéquate du mouvement prolétaire. Pour nous,
il s'agit seulement de savoir s’il ne contient rien de con—
traire à la tendance générale de notre Association, c’est
à-dire l’émancipation complète de la classe ouvrière. Il y
a une phrase dans votre programme qui de ce point de
vue fait défaut. Dans l’article 2 on lit;
« Elle (Alliance) veut avant tout l’égalisation politique,
économique et sociale des classes. » .
L’égalisation des classes, interprétée littéralement, abou
tità l’harmonie du capital et du travail, si importunément
prêchée par les socialistes bourgeois. Ce n’est pas l’égali—
sation des classes, — contre-sens logique, impossible à
réaliser, mais au contraire l’abolition des classes, ce Véri
table secret du mouvement du prolétaire, qui forme le '
grand but de l’Assoaiation internationale des travailleurs.
Cependant, considérant le contexte dans lequel cette
phrase: Egalisation des classes se trouve, elle semble s’y
être lissée comme une simple erreur de.plume. Le Con
seil énéral ne doute pas que vous voudrez bien éliminer
de votre programme une phrase prêtant à des malen—
tendus si dangereux. A la réserve des cas où la tendance
générale de notre Association serait contredite, il corres—
pond à ses principes de laisser chaque section formuler
librement son programme théorique.
Il n’existe donc pas d’obstacle pour la conversion des
Sections de l’Alliance en sections de l’Association interna—
tionale des travailleurs. 7
Si la dissolution de l’Alliance et l’entrée des sections
dans l’1nternalionale étaient définitivement décidées, il
deviendrait nécessaire, d’après nos règlements, d’informer
le Conseil du lieu et de la force numérique de chaque
nouvelle section. »

Aussitôt que le Bureau central de l’Alliance eut reçu


cette réponse, ayant obtenu d'ailleurs pour cet objet des
pleins-pouvoirs de toutes les Sections, il prononça sa pro
..‘-5i_
pre dissolution, et en fit aussitôt part aux Sections de l’A1
fiance en les invitant à se constituer en Sections régulières
de l’Internationale tout en gardant leur programme, et à
se faire reconnaître comme telles par le Conseil général
de Londres.
Et ce fut ainsi que MM. Guétat et Duval cessèrent de
faire partie de cette terrible Société secrète qui avait agi
d’une manière si funeste sur leur pauvre imagination.

L’Alliance dont je parlerai désormais est une tout autre


Alliance: ce n’est plus une organisation internationale,
c’est la Section toute locale de l’Alliance de Genève. re—
connue au mois de juillet 1869 comme Section régulière
de l’Internationale par le Conseil Général.
Sur la proposition collective de Perron, de Bakounine
et de Becker, soutenus par quelques autres membres du
groupe genevois de l’Alliance, ce groupe finit par se son
mettre aussi à la décision du Conseil Général de Londres.
Il décida à l’unanimité de se,transformer en Section régu
lière de l’Internationale. La première chose qu’il devait
faire pour cela c’était de se donner des statuts conformes
en tous points aux statuts de l’Association internationale
des travailleurs. Le citoyen Bakounine fut chargé d’en
rédiger le projet. Il fut entendu que le programme serait
maintenu dans son intégrité, sauf à remplacer, dans l’ar
ticle 2, cette phrase maladroite: .« Elle veut avant tout
» tout l’égalisation politique, économique et sociale des
» classes et des individus, » par cette autre plus claire:
« Elle veut avant tout l’abolition définitive des classes et
» l’égalisation politique, économique et sociale des indi—
: vidus. »
La Section de l’Alliance, se réunissant une fois par se
maine et toujours en très—grand nombre, débattit cons—
ciencieusement, longuement, pendant deux mois à peu
grès, chaque point du nouveau règlement proposé par
_ akoumine. Ce ne fut pas seulement une discussion entre
quelques individus habitués à. parler; tous yprirent part,
et ceux qui se taisaient d’abord furent invités par les autres
à dire leur opinion. Cette longue et consciencieuse discussion
contribua beaucoup à éclairer les idées et à déterminer les
instincts de tous les membres de la Section. Enfin, après
ce.débat prolongé, les nouveaux statuts furent adoptés
a l unanimité dans la seconde moitié de juin 1869.
55

Je n’insisterai pas sur les détails de ce règlement; je


veux seulement citer le texte de l’art. 7.
« La forte organisation de l’Association internationale
» des travailleurs, une et indivisible à travers toutes les
» frontières des Etats et sans-différence aucune de natio—
» nalités, comme sans considération pour le patriotisme,
» pour les intérêts et la politique des Etats, est le gage
» le plus certain et l’unique moyen pour faire triompher
r solidairement dans tous les pays la cause du travail et
r des travailleurs. — Convaincus de cette vérité, tous les
»' membres de l’Alliance s’engagent solennellement à con—
» tribuer de tous leurs efforts à l’accroissement de la puis—
» sauce et de la solidité de cette organisation. En consé—
» quence de quoi ils s’engagent à soutenir, dans tous les
1 corps de métier dont ils font partie, ou dans lesquels ils
» exercent une influence quelconque, les résolutions des
» Congrès, et le pouvoir du Conseil Général d’abord, aussi
c bien que celui du Conseil fédéral et du Comité central
1 de Genève, en tant que ce pouvoir est établi, déter«
» miné et légitimé par les statuts. n
Qu’on juge d’après cela combien les accusations de nos
ennemis, qui prétendaient que l’Alliance cherchaità en—
traver ou à détruire l’action du Conseil Général, étaient
odieuses et injustes.
Le lendemain même de l’acceptation de ces statuts par
la Section de l’Alliance de Genève, Perron, secrétaire de
cette section, s’empressa de les envoyer au Conseil Géné—
ral de Londres, en lui annonçant en même temps la dis
solution définitive de l’ancienne organisation internationale
et du Bureau central de l’Alliance, et en le priant de bien
', vouloir reconnaître la nouvelle Section de Genève comme
Section régulière de l’Internaiionale. Voici sa lettre:
Genève, le 22 juin 1869.
La Section de l’Alliance de la démocratie socialiste de
Genève, au Conseil Général de Londres.
Citoyens,
Conformément à ce qui a été convenu entre votre Con—
seil et le Comité central de l’Alliance de la démocratie so
cialiste, nous avons soumis aux différents groupes de l’_Al—
liance la question de sa dissolution comme organisation
distincte de celle de l’Association internationaledes tra—
.
I c”“Îä
/.

_56_
vailleurs, en leur communiquant la correspondance échan—
gée entre le Conseil général de l’Internationale et le Comité
central de l’Alliance. _
Nous avons le plaisir de vous annoncer que la grande
majorité des groupes a partagé l’avis du Comité central
tendant à prononcer la dissolution de l’Afliance interna—
tionale de la démocratie socialiste.
Aujourd’hui cette dissolution est prononcée.
En notifiant cette décision aux différents groupes de
l’Alliance, nous les avons invités à se constituer, à notre
exemple, en sections de l’Association internationale et à.
se faire reconnaître comme telles par vous ou par le Con—
Î_éfil fédéral de cette Association dans leurs pays respec—
1 s. '
Comme confirmation de la lettre que vous avez adres—
sée à l’ex—Comité central de l’Alliance, nous venons au—
jourd’hui, en vous soumettant les statuts de notre Sec—
tion, vous prier de la reconnaître officiellement comme
branche de l’Association internationale des travailleurs.
Comptant que vous voudrez bien nous faire une prom te
réponse, nous vous adressons nos salutations toutes ra—
ternefles.
Au nom de la Section de l’Alliance,
Le Secrétaire provisoire,
. ‘\ CH. PERRON.
A la fin de juillet, Perron reçut de Londres la réponse
suivante:
Conseil général de l’Association internationale des
travailleurs. ‘
256, High Holborn, Londres W. C., le 28 juillet 1869
A la Section de l’Alliance de la Démocratie Socialiste, et
Genèye.
Citoyens,
J’ai l’honneur de vous annoncer que vos lettres ou dé—
clarations aussi bien e le Programme (') et*Règlement
ont été reçus et queÆ Conseil général a accepté votre
adhésion comme section à l’unanimité.
Au nom du Conseil général,
Le secrétaire général, G. ECCARIUS.
(1) Remarquez qu‘au seul changement près indi ué plus haut (con
nemant les‘motsègalisation des classes) c’est le rogramme entier
«le l’ancienne Alliance, et que l’art. 1" de ce Programme commence
par ces mots : l’Alliance se_ déclare athée.
—57

Aussitôt après la réception de cette lettre, la Section


de l’Alliance se constitua définitivement. Elle nomma son
Comité, qui envoya immédiatement la cotisation annuelle
de la Section à Londres.
Voici une autre lettre de Londres qui en accuse récep
tion:
Au citoyen Heng, secrétaire de la Section de l’Alliance
de la Démocratie Socialiste, à Genève.
Citoyen,
J'ai bien reçu votre lettre avec la somme de 10 fr. 40 c.,
représentant la cotisation de 104 membres, pour l’année
68—69. — Pour éviter à l’avenir les retards qu a subis cette
lettre, vous ferez mieux d’adresser vos correspondances
, à mon adresse... Dans l’espoir que vous pratiquerez acti—
vement les principes de notre Association, recevez, cher
citoyen Heng, de même que tous les amis, mes salutations
fraternelles.
Signé: H. JUNG,
Secrétaire pour la Suisse auprès du Conseil général.
25 août 1869.
Voilà des preuves suffisantes, j’espère, pour démontrer
à nos adversaires les plus obstinés, ourvu qu’ils seront
consciencieux, que la Section de l’A lianes de la démo
cratie socialiste de Genève, avec son programme anti—po_
litique, and—juridique et athée, a été une Section tout à fait
régulière de l’Association internationale des travailleurs,
et reconnue comme telle, non—seulement par le Conseil
général, mais encore par le Congrès de Bâle, auquel, con
formément à son droit, elle avait envoyé comme délégué
le citoyen Gaspar Sentiñon, médecin espagnol. Et, en effet,
vous trbuverez sur la liste officielle publiée par ce Congrès,
le nom de Gaspar Sentiñon, médecin, délégué de la Sec
tion de l’Alliance de Genève et du Centre fédéral des so
ciétés ouvrières de Barcelone. '
Il fallait donc toute la cyni ne mauvaise foi de MM. Ou—
tine, Perret, Becker, Duval, ‘uétat et C” pour. contester à
notre Section le titre et les droits d’une Section régulière
de l’Internationale. En laissant de côté le petit Juif, men
teur et intrigant par nature, j’ajouterai qu’aucun de ces
Messieurs ne peut avoir la possibilité même de simuler
l’ignorance sur ce point, puisqu’il peut être constaté par
les procès—verbaux de l’Alliance et Par je ne sais combien

.
BI i _\_-,__,
'J.__Î:î;. .‘_.".: -'ï. ___, t_. “ : w—‘s-z ‘*
_58_

de dizaines de témoins, que Becker et Duval ont pris‘con—


naissance des lettres d'Eccarius et de Juna; que ces let
tres ont été rodmtes, au mois d‘août 18€9, au Comité
cantonal de enève, et en octobre, après le Congrès de
Bâle. au Comité fédéral de la Suisse romande, dont Perret et
Guétat étaient membres; que ces deux honorables ci
toyens étaient présents lorsque Duval et Fritz Heng, deux
autres membres de ce Conseil, et en même temps membres
de la Section de l’Alliance, présentèrent ces lettres au Con—
seil fédéral. >
Que dire après cela de l’honnêteté de ces gens, qui ont
osé dire, dans leur avant—dernier Congrès fédéral à Ge
nève et reproduire dans leur Egalité cette assertion for—
midable: « Qu’ils n’ont jamais entendu dire que la Sec
tion de l’Alliance ait été reconnue par le Conseil général,
qu‘ils l’ignorent encore à présent et qu’ils viennent d'écrire
au Conseil général pour s'en assurer. )
Une fois qu’elle se vit acce tée et officiellement reconnue
comme Section régulière de ’Internationale par le Conseil
énéral de Londres, la Section de l’Alliance chargea son
Ëomité de demander au Comité central de Genève son
admission dans la Fédération genevoise, se réservant de
demander aussitôt après son admission dans la Fédération
romande au Conseil fédéral.
Cette fois le Comité cantonal, déjà complètement sub—
jugué et dominé par les meneurs de la fabrique, répondit
par un refus net, dans une séance où, comme de coutume,
n’avaient assisté à peine qu’une douzaine de membres;
tandis que ce Comité était composé, déjà alors, de plus de
soixante membres.
Nous nous étions attendus à ce refus, et nous n’avions
fait cette demande que pour la forme, afin qu’il ne fût
point dit que nous nous refusions à la solidarité des Sec
tions genevoises; nous nousy étions attendus, parce que
nous n’ignorions pas les intrigues et les calomnies misé
rables que soulevèrent déjà alors contre nous certaines
gens qui depuis jetèrent complètement le masque.
/
IX
A RTICLE
ÿrogrès du Locle sur la Fête du 1er Mars (1869).

Ouvriers !
raz-vous vous joindre à la bourgeoisie pour célé
l’anniversaire de la fondation de la république neu—
:loise‘?
il.
fête du 19r mars est une fête nationale et bourgeoise:
ne vous regarde pas.
[vous parle des gloires de la patrie. Le travail n’a
le patrie. —
république, il est vrai, a donné aux citoyens l’éga
>olitique et civile, la liberté de la presse et la liberté
rultes. Mais quels fruits avez-vous retirés de toutes ces
:5 choses?
ux-là seuls qui possèdent sont libres. La bourgeoisie
a. la classe qui vit du travail des ouvriers, a profité
:0nquètes de 1848. Pour vous. travailleurs, votre si
on n’a pas changé : aucune réforme économique n’est
le modifier, d'après des lois plus justes, les rapports
apital et du travail; vous êtes restés les déshérités de
ciété; et chez nous, comme partout, la pauvreté c’est
lavage l

trmi les hommes qui, au 1er mars 1848, ont proclamé


publique neuchâteloise, il en est qui ont compris l’in
sauce des institutions politiques telles que notre pays
mssède. Ceux-là ne sont pas en adoration perpétuelle
mt l’œuvre de leurs jeunes années; ils sentent au
mire qu’ils n’ont fait qu’une œuvre manquée, et que
est à recommencer. Ceux-là ne fêtent plus la vieille
>lultion ; ils travaillent avec nous à en préparer une
ve le. _
'autres, et c’est le plus grand nombre, forment au
d’hui le bataillon des satisfaits, des heureux, des puis—
8 dujour. La république leur a donné tout ce qu’ils
itionnaient; ils nous gouvernent; leur domination
rgemse a remplacé celle des patriciens de Neuclxàtel.
_50__

Ils trouvent que tout est pour le mieux dans le mai


des mondes possibles. Ils se fâchent contre quico
leur parle de changement, de réforme, de progrès
sont—ils pas les législateurs infaillibles, les sages pax
cellence, les pères de la patrie ‘!
Ce sont ceux—là qui fêtent le 1“ mars. Ils se décer
des couronnes civiques, ils s’étourdissent de mots 5
res et de discours creux, pour ne pas entendre les a
tissements et les menaces du socialisme. —— Ouw
vous n’avez rien à faire avec ces gens-là. Laissez-les
biter leurs phrases ronflantes et sabler leur vin palr
que. Restez chez vous et travaillez.

Voudrait-on peut-être qu’à défaut de la régénère


sociale qu’ils n’ont pas su accomplir, nous célébrions
moins, au lcr mars, le courage des républicains neu
telois‘? ' _,
Mais s’il faut chercher dans l'histoire des exem
d’héro‘isme à honorer, célébrons plutôt la mort des fi
cents Spartiates aux Thermopyles, célébrons le peup
Paris renversant la Bastille, célébrons les Russes brü
Moscou.
Célébrons plutôt encore les dévouements ignorés
martyrs du travail, célébrons les sanglantes victimes
Juin , les défenseurs du droit enchaînés dans
prisons de la bourgeoisie, les prolétaires affamés d
riant la richesse au monde en échange d’un morceau
pain.
L’année n’aurait pas assez de jours s’il fallait en c
sacrer un à la mémoire de chacune des choses sublin
que nous admirons. Et nous n’accorderons pas de pre
rences aux républicains neuchâtelois. sous prétexte q
sont plus rapprochés de nous. L’héroïsme des siècles
plus reculés et des pays les plus lointains nous est en
cher que celui de nos propres frères. J
» »
Ouvriers, la république neuchâteloise n'a rien fait
vous, vous ne lui deve'z rien.
En 1848, au lieu d’une révolution sociale, on V
donné une révolution bourgeoise. La révolution
geoise ne vous regarde pas. ,
Laissez les hommes du passé se tourner ve _
passé, et chercher à se consoler de leur décrépitudtt

f."
_61_

z devant vous, vers la splendide et glorieuse


"avenir. Unissez-vous, travaillez et marchez, et
vous l’aurez voulu, vous pourrez donner au monde
ærer un anniversaire immortel et nouveau : celui de
c‘gÿation définitive du travail et de l’avènement de
'c_3ïsur la terre!

X ‘
EXTRAIT
compte-rendu du meeting du Crêt du Locle
(30 mai 1869).

‘ lagune, du Locle, présente au meeting les différents


à: s recommandés jusqu’ici aux travailleurs pour ar
= leur émancipation. On nous offre, dit—il, la coopé
" le crédit mutuel, les libertés politiques. et avec
:.'.' monde sera changé, et l’Egalité s’établira sur la
,{Je laisse à d’autres le soin d’étudier la coopération
édit mutuel, de montrer que si la forme coopéra
;: bien celle que nous acceptons pour l’organisa
*=‘ travail dans l’avenir, elle ne peut pas, seule.
'per aujourd’hui le travailleur. Je m’occuperai seu
Ï de ces libertés politiques. qui, dans un pays com
-'nôtre, nous sont offertes comme un moyen sage,
'nfaillible, d’arriver au régime que nous désirons
’établir. Voyons un peu comment ces libertés poli
-: nous donneront les libertés sociales.
a dit : Nous avons la liberté militaire; en Suisse tout
6 est soldat, il n’y a point d’armée permanente,
‘ùne milice établie pour garantir toutes les libertés
lnation.—' Compagnons! il y a huit jours, à Lau
F, une grève d’ouvriers maçons venait d’éclater; le
_Ïèîmement vaudois fit occuper la ville par un bataillon
se, et essaya d’empêcher les ’0uvriers d'user du droit
Fme de s’entendre entre eux pour refuser leur tra
...6‘2..

vail. Voilà de quelle façon nos milices protègent


liberté! -
Nous avons encore la liberté de la presse; nos a
saires prétendent même que nous en usons largerÎ
Mais voyez combien cette liberté est grande: ‘
avonsen effet le droit de fonder un journal, seule
nous n’avons pas d’argent pour le faire, et pour cori
niquer seulement ses idées, il faut de l’arge ‘
plus, un homme qui travaille pour vivre s‘expo
écrivant. Vous perdrez votre place, vous n’aur'
d’ouvrage, vous ne gagnerez plus un centime : « Vo
libres, seulement si vous faites cela, vous mour
faim. » '.
Nous avons aussi le droit de réunion! Qui sait si p
nous il n’y en a pas qui, pour avoir assisté aujour
au , meeting, perdront demain la pratique de qu
bonne maison mécontente d’avoir affaire avec un i
national. ‘
Aujourd’hui, compagnons, celui-là seul qui possèdt
libre: notre liberté bourgeoise est fondée sur le privil
et en dehors de la petite classe des privilégiés, la n
ne jouit pas de la liberté. Il faut donc, pour que le pe
soit libre, commencer par détruire les privilèges d
«propriété, par établir l'égalité sociale: car sans l’ég
point de liberté. Et pour arriver à cette égalité soc
un moyen, un seul me parait possible. L’lnternatio
doit s’organiser en une force puissante capable de tri
pher des résistances du privilège.
Bakounine, de Genève, étudie.la question sous un
tre face pour arriver à la même conclusion. Quels
les antécédents du mouvement international qui actu
ment se manifeste parmi les ouvriers du monde en
Nous ne remonterons pas très-haut. Après les massa
de juin 1848, organisés par les bourgeois, les ourn
perdirent toute espérance; une émigration immense,
peuplait chaque année le vieux monde; cependant 1
qui restaient cherchaient encore à se réorganiser; "
rent cette fois-ci comme la meilleure forme de l’o
sation des travailleurs, celle des Trade’s Unions qui
tent encore aujourd’hui. Leur but est de former des ,
de résistance pour soutenir les grèves contre les pa_
Une organisation formidable de ces Tràdes- Unions.
permet de vaincre toujours, mais malgré cela, ces '
-53_
tés ne sont pas arrivées à résoudre la question sociale.
Pourquoi? C’est que les grèves ne sont que des ac
cidents, des escarmouches dans la grande lutte qui
doit se livrer non-seulement entre les intérêts des pa
trons et des ouvriers, mais entre le système politique,
économique actuel tout entier. et celui que nous voulons
établir.
Après ces Trade’s Unions, la coopération prit, dans
tous les pays de l'Europe, en Allemagne et en Angleterre
surtout, des proportions considérables. Quelques-unes de
ces associations coopératives, celles de Rochdale, par
exemple, en Angleterre, ont parfaitement atteint un cer
tain but, c’est-à-dire qu’elles sont devenues des sociétés
financières, bourgeoises, salariant à leur tour des ou—
vriers, et aujourd’hui sont les plus fermes soutiens du
régime actuel; d’autres, en France, par exemple, ont fait
banqueroute; la concurrence que leur faisaient les
gros capitalistes était trop forte; d’autres enfin , en
Allemagne, prospéraient: elles ont créé des banques où
l’ouvrier, moyennant une douzaine de garanties, peut
s’emprunter, au 6 ou 'l “/0, l’argent qu’il a péniblement
économisé! '
Ces associations coopératives furent bientôt considé
rées comme incapables, elles aussi, de résoudre la ques—
tion sociale. —Alors seulement l’Internationale prit nais—
nance. Il y a cinq ans qu’elle vit, et sa puissance est déjà
devenue si formidable que les gouvernements comptent
avec elle. Elle a dit en dépliant ses anneaux dans
tousles pays: « Travailleurs malheureux, donnez-vous
la main sur la base du travail ligné contre l’oppression
des capitalistes; ensuite nous organiserons nos forces,
nous tracerons notre programme et nous discuterons nos
idées. »
Cinq années de vie seulement, et la bourgeoisie est si
profondément ébranlée dans tous les pays, que partout
elle réunit ses baïonnettes, partout elle cherche a organi
ser le massacre des travailleurs, partout enfin elle a peur.
mais elle résiste.
Et nous, pourrons—nous résister?
Si non, il faut nous dissoudre.
Si oui, il faut rendre notre organisation formidable,
donner bataille à la bourgeoisie, et en triompher.
Heng, de Genève, complètement d’accord avec Bakou—
__64_

nine, raconte les faits qui se sont passés quelques jours


auparavant à Genève, les brigandages commis par les
hommes de police, par ces amis de l’ordre, recrutés par
mi les fainéants du pays, soudoyés et vendus; les men
songes, les calomnies, les guet—apens auxquels les mem
bres de l’Internationale sont sans cesse en butte. —. Nos
ennemis nous appellent la canaille, s’écrie—t-il; oui, en
effet, nous sommes la canaille qui nourrit le genre
humain, la canaille sans laquelle la bourgeoisie mour
rait de faim. Eh bien, qu’on le sache: la canaille n‘est
pas disposée à supporter plus longtemps la domination
de ses exploiteurs. Rien de ce que la bourgeoisie a éta—
bli n’est bon: ce n’est que lorsque toutes ses institu
tions, tous ses mensonges auront été balayés, que le monde
sera libre.
Schwitzguébel, de Sonvillier, parle contre les associa
tions coopératives, dont nos ennemis font tant de ces, et
qu’ils nous offrent constamment comme remède à nos
maux; contre ces sociétés de crédit inutuel si difficiles
à organiser, non à cause du manque de bonne volonté
des membres, mais parce que l’épargne est impossible à
un ouvrier intelligent qui gagne à peine de quoi vivre.
Prétendre, dit-il, que nous vaincrons le capital par de
semblables moyens, c’est insulter à notre misère! Nous
ne devons pas engager l’Internationale dans cette voie,
car elle est aussi mauvaise que celle qui compte sur des
réformes dans l’administration ou sur la‘présence d’ou
vriers au Grand Conseil des cantons pour changer la face
des choses. Il n’y a qu’un chemin possible, celui de la ré
volution sociale.
Extrait d’une lettre de Perron, de Genève, lue au mec
ting:
Quel est le moyen de réaliser le but que se propose no
tre grande et belle institution.
Les uns le cherchent dans la conciliation avec la bour—
geoisie capitaliste qui nous opprime; je pense qu’ils ont
tort. Si ceux qui préconisent ce moyen avaient pris la
peine d’examiner d’un peu près ce qui se passe, ils au
raient pu se convaincre que c’était se faire d’étranges il
lusions que de supposer la bourgeoisie capable de faire
abandon de ses privilèges, et ils ne seraient sans doute
pas entrés dans cette voie, où le cœur peut les avoir
Ë': "
65

poussés, mais à coup sûr sans qu’ils aient pris conseil de


la raison.
Comment ne pas voir, en efi‘et. que partout la bour
geoisie a résisté obstinément et sottement à tout progrès
ayant une tendance radicalement régénératrice? Com
ment ne pas reconnaître que la bourgeoisie ne peut pas
faire de concessions à l’idée socialiste, à laquelle elle ne
comprend pas le premier mot, mais qu’instinctive
ment elle sent être la négation des privilèges qu’elle
possède? Comment ne pas prévoir dès lors que si elle
vient au peuple, c’est pour le tromper, pour le détour
ner de son chemin et le faire servir a des desseins parti
culiers ?
Vous avez la preuve de ceci dans vos Montagnes mê
mes , chers compagnons; le mouvement ouvrier à la
Chaux-de-Fonds est tombé aux mains d’une fraction de
bourgeois qui, disait-on, s’étaient fait peuple... Voyez ce
qu’est devenu ce mouvement: fourvoyés dans des ques—
tions secondaires et trop souvent purement locales, les
ouvriers quiy ont pris part se trouvent aujourd’hui com
plètement étrangers au grand progrès des idées qui s’est
accompli dans la classe ouvrière de toute l’Europe; ils en
' sont déjà si fort éloignés que, s’ils ne rompent au plus tôt
avec cette fraction de la bourgeoisie avec laquelle ils ont
fait alliance, ils seront perdus sans retour pour nous. Oui,
ils sont malheureusement déjà bien loin de nous. car ils
n’ont pas encore désavoué publiquement leur journal, la
Montagne, qui ose s’intituler l’organe de la démocratie
socialiste, et qui n’est que l’écho fidèle des calom
nies déverséesjournellement par le Journal de Genève
et par toute la presse bourgeoise sur les ouvriers.
(Voir pour preuve les récits sur la dernière grève de Ge
nève, etc.).
Ceux donc, chers compagnons, qui croient à l’efficacité
d'une conciliation entre les deux grandes classes de la
société se trompent, et ceux qui prêchent cette concilia
tion trompent ceux auxquels ils s’adressent. Telle est du
moins ma conviction. ‘
La conciliation est impossible, parce que la bourgeoisie
ne peut pas plus accepter les tendances vraiment égali
taires, que l’empire français, par exemple, les tendances
vraiment libérales.
5

ils;
_66_

Qui ne reconnaît aujourd’hui combien est absurde le


parti qui, en France, réclame de l’empire certaines liber
tés? Les bonnes gens ne voient donc pas que les libertés
et l‘empire sont choses incompatibles, que l’empire ac
cordant des libertés ne serait bientôt plus l’empire, et que
ce dernier ne voulant pas renoncer à vivre, il est ridicule
de lui demander ce qui occasionnerait infailliblement sa
' ruine? D’où il suit que l’empire n’accordera jamais de li
bertés sérieuses, et que pour obtenir celles-ci il faudra le
renverser par la force. . '
Il en est de même pour la bourgeoisie. Vous demandez
à la bourgeoisie de vous concéder l’égalité sociale: elle
ne peut pas vous l’accorder sans abdiquer, sans rentrer
dans la masse du peuple pour vivre aux mêmes condi—
tions que lui, en un mot sans cesser d’exister; or comme
il est certain qu’elle est trop ignorante pour comprendre
l’avenir, elle ne voudra pas cesser d’exister comme classe,
elle ne consentira donc jamais à aucune réforme tendant
à produire cette égalité sociale; tout ce qu’elle pourra
faire, c’est de créer des sociétés coopératives à la Schultze
Delitzsch, afin d’avoir un prétexte (comptant sur notre
ignorance) pour nous parler d’égalité, de concilia
tion. Mais il faut espérer que tous les ouvriers com
prendront qu’avec ces mots elle ne cherche qu’à nous
tromper comme l'empire trompe ses sujets avec le mot
liberté. ‘ '
Compagnons, partout la scission devient plus profonde
et plus large entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre
le vieux monde qui s’écroule et le nouveau qui se lève
plein de force; partout le prolétariat comprend que pour
s’émanciper il n’y a qu’un seul, qu’un unique moyen, c'est
de grouper ses forces, de les organiser, de les unir tou
jours plus étroitement pour renverser bientôt tous les
obstacles qui s’opposeront encore a la transformation
complète de la société. ,
Après la lecture de cette lettre, Guillaume ajoute : N0—
tre ami Perron a attaqué franchement la Montîzgne; je
vous demande la permission d’expliquer ce qui, à mes
yeux, motive cette attaque. La Montagne porte le nom
d’organe de la démocratie sociale, c’est-à-dire le nom du
parti des ouvriers : nous sommes donc autorisés à juger
si sérieusement elle défend les principes des ouvriers so—
cialistes. Ses articles prouvent le 'contraire: je me bor—
67

neraià citer son feuilleton sur l’économie politique, mau


vaise copie des travaux de Bastiat, le défenseur de l'ordre
de choses actuel; la réclame qu’elle a faite dans son nu—
méro du 24 avril à l’ouvrage d'un de nos plus grands adver
saires, M. Henri DuPasquier, dont elle a recommandé la
brochure intitulée : « Etude sur le malaise des classes ou
vrières »; un article publié le 13 mai, et faisant l’éloge de
l’œuvre de la Mission intérieure de la Chaux-de-Fonds,
œuvre qui consiste tout simplement à démoraliser l’ou
vrier parla religion: enfin son attitude équivoque dans
la question religieuse, où elle s’est contentée de deman
der la séparation de l’Eglise et de l’Etat, quand il fallait
demander la suppression de l’un et de l’autre. Nous ne
contestons pas a la Montagne le droit d’exister et de dire
tout ce qu’elle voudra, mais nous lui contestons le droit
de s’appeler organe de la démocratie sociale; et puisque
c’est en notre nom qu’elle édite sa prose réactionnaire, il
est nécessaire de la désavouer publiquement une fois pour '
toutes. '

XI
COOPÉRATION
des ouvriers graveurs et guillocheurs, au Locle.

N’ayant pas reçu à temps le règlement de la coopéra


tion des ouvriers graveurs et guillocheurs du Locle, nous
ne pouvons en donner le texte. Nous nous bornons à en
indiquer les dispositions caractéristiques.
La coopération n’a pas de gérance: les diverses fonc
tions sont réparties entre des commissions dont chacune
a une attribution spéciale : commission de distribution
du travail, de comptabilité, de propreté, des finances, de
recherche de l’ouvrage, etc.
L’unité adoptée pour l’évaluation du travail fait par
chaque associé est l’heure de travail; et l’heure de cha
que associé est estimée à la même valeur. Ce mode de
répartition avait été appelé par Louis Blanc l’égalité des
. “""."i

-68—

salaires ; nous ne pensons pas qu’il soitappeléàsegénéra


liser dans les coopérations futures ; mais comme il répond
au vif sentiment d’égalité qui anime les coopérateurs du
Locle, ils se trouvent très bien de l’avoir adopté.
Chaque semestre, lorsque le bilan de la coopération a
été établi, le taux de l’heure de travail pour le semestre
écoulé est fixé en assemblée générale; le surplus des re
cettes est en partie versé au fonds social, en partie ré
parti par portions égales entre les associés.
Il n’est fait absolument aucune part au capital dans la
répartition des recettes.

m,—

XII
REPRODUCTION .
de quelques articles écrits par Bakounine,
dans l’Egalité de 1869.

LES ENDORMEURS.
I
L’Association internationale des bourgeois démocrates,
qui s’appelle « la Ligue internationale de la paix et de la
liberté » vient de lancer son nouveau programme, ou
plutôt elle vient de pousser son cri de détresse, un appel
fort touchant à tous les démocrates-bourgeois de l'Eu
rope, qu’elle supplie ne point la laisser périr faute de
moyens. Il lui manque plusieurs milliers de francs pour
continuer son journal, pour l’achèvement du bulletin de
son dernier congrès et pour rendre possible la réunion
d’un congrès nouveau, en suite de quoi le Comité cen
tral, réduit à la dernière extrémité, a résolu d‘ouvrir une 'I
souscription, et il invite tous les sympathiseurs et croyants
de cette ligue bourgeoise de vouloir bien prouver leur
sympathie et leur foi, en lui envoyant, à n’importe quel
titre, le plus d’argent que possible.
En lisant cette circulaire nouvelle du Comité central
de la Ligue, on croit entendre des moribonds qui s’effor
cent de réveiller des morts. Pas une pensée vivante, rien
_69_

que la répétition de phrases rebattues et l’expression im


puissante de vœux aussi vertueux que stériles, et que
l’histoire a depuis longtemps condamnés. à cause même
de leur désolante impuissance.
Et pourtant, il faut rendre cette justice à la Ligue de la
' paix et de la liberté qu'elle réunit dans son sein les bour
geois les plus avancés, les plus intelligents, les mieux
pensants et les plus généreusement disposés de l’Europe.
bien entendu à.l’exception d’un petit groupe d’hommes
qui, quoique nés et élevés dans la classe bourgeoise, du
moment qu’ils ont compris que la vie s’était retirée de
cette classe respectable, qu’elle n’avait plus aucune rai
son d'être et qu’elle ne pouvait continuer d’e2ñster qu’au
détriment de la justice et de l’humanité, ont brisé toute
relation avec elle et lui tournant le dos, se sont mis réso
lument au service de la grande cause de l’émancipation
des travailleurs exploités et dominés aujourd’hui par
cette même bourgeoisie. '
Comment se fait-il donc que cette Ligue qui compte
tant d’individus intelligents, savants et sincèrement libé
raux dans son sein, manifeste aujourd’hui une si grande
pauvreté de pensée et une incapacité évidente de vouloir,
d’agir et de vivre ‘?
Cette incapacité et cette pauvreté ne tiennent pas aux
individus, mais à la classe toute entière alaquelle ces
individus ont le malheur d’appartenir. Cette classe, la
bourgeoisie, comme corps politique et social, après avoir
rendu des services éminents à la civilisation du monde
moderne, est aujourd'hui historiquement condamnée à
mourir. C'est le seul service qu’elle puisse rendre encore
à l’humanité qu’elle a servie si longtemps par sa vie. Eh
bien, elle ne veut pas mourir. Voilà l’unique cause de sa
bêtise actuelle et de cette honteuse impuissance qui ca
ractérise aujourd’hui chacune de ses entreprises politi
ques, nationales aussi bien qu'internationales.
La Ligue toute bourgeoise de la paix et de la liberté
veut l’impossible: elle veut que la bourgeoisie continue
d’exister et qu’en même temps elle continue à servir le
progrès. Après de longues hésitations, après avoir nié
au sein de son Comité, vers la fin de l’an 1867, à Berne,
l’existence même de la question sociale ; après avoir re
poussé dans son dernier congrès, par le vote d’une im—
mense majorité, l’égalité économique et sociale, elle est

Eu?“ u, _ w\_ . - '*< r" " --\


_ 70 __
1
_enfin arrivée à comprendre qu’il est devenu absolument
impossible de faire désormais un seul pas en avant dans
l’histoire sans résoudre la question sociale et sans faire
triompher le même principe de l’égalité! Sa circulaire
invite tous ses membres à coopérer activement à « tout
ce qui peut hâter l’avènement du règne de la justice et de
l’égalité. n Mais en même temps, elle pose cette ques—
tion: « Quel rôle doit prendre la bourgeoisie dans la
question sociale? »
Nous lui avons déjà répondu. Si réellement elle désire
rendre un dernier service à l’humanité; si son amour
pour la liberté vraie, c’est-à-dire universelle et complète
et égale pour tous, est sincère : si elle veut, en un mot,
cesser d’être la réaction, il ne lui reste qu’un seul rôle à
remplir: c’est celui de mourir avec grâce et le plus tôt
possible.
_ Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de la mort des
individus qui la composent, mais de sa mort comme corps
politique et social, économiquement séparé de la classe
ouvrière.
Quelle est aujourd’hui la Sincère expression, le sens
unique, l’unique but de la question sociale? c’est comme
le reconnaît enfin le Comité central lui—même: le triom
phe et la réalisation de l’égalité. Mais, n’est-il pas évi
dent alors que la bourgeoisie doit périr..puisque son
existence comme corps économiquement séparé de la
masse des travailleurs implique et produit nécessaire—
ment l’inégalité.
On aura beau recourir à tous les artifices de langage,
embrouiller les idées et les mots et sophistiquer la
science sociale au profit de l’exploitation bourgeoise, tous
les esprits judicieux et qui n’ont point d’intérêt à se
tromper, comprennent aujourd’hui que tant qu’il y aura,
pour un certain nombre d'homme économiquement pri— ‘
vilégiés, une manière et des moyens particuliers de vivre,
qui ne sont pas ceux de la classe ouvrière ; que tant qu’il
y aura un nombre plus ou moins considérable d’individus
qui hériteront à différentes proportions des capitaux ou
des terres qu'ils n’auront pas produits par leur propre
travail, tandis que l’immense majorité des travailleurs
n’héritera de rien du tout; que tant que l’intérêt du ca
pital et la rente de la terre permettront plus ou moins à
ces privilégiés de vivre sans travailler; et qu’en suppo—
.— 71—

' saut même, ce qui, dans un pareil rapport de fortunes,


n’est pas admissible —— supposant, que dans la société
tous travaillent soit par obligation , soit par goût, mais
qu’une classe de la société, grâce à sa position économi
quement et par la même socialement et politiquement
privilégiée, puisse se livrer exclusivement aux travaux
de l’esprit, tandis que l’immense majorité des hommes
ne pourra se nourrir que du travail de ses bras, et qu’en
un mot, tant que tous les individus naissant a la vie ne
trouveront pas,dans la société les mêmes moyens d'en
tretien, d'éducation, d’instruction, de travail et de jouis—
sance, —Tégalité politique , économique et sociale sera
à tout jamais impossible.
C’est au nom de l’égalité que la bourgeoisie a jadis
renversé, massacré la noblesse. C’est au nom de l’égalité
que nous demandons aujourd’hui soit la mort violente,
soit le suicide volontaire de la bourgeoisie, avec cette
différence , que moins sanguinaires que ne l’ont été les
bourgeois. nous voü'lons massacrer, non les hommes,
mais les positions et les choses. Si les bourgeois se rési—
gnent et laissent faire. on ne touchera pas à un seul
de leurs cheveux. Mais tant pis pour eux, si oubliant la
prudence et sacrifiant leurs intérêts individuels aux inté—
rêts collectifs de leur classe condamnée à mourir , ils se
mettent en travers de la justice à la fois historique et
populaire, pour sauver une position qui bientôt ne sera
plus tenable. »
(Egalité du 26 juin 4869.)
11
Une chose qui devrait faire réfléchir les partisans de
la ngué de la Paix et de Liberté, c’est la situation finan—
cière misérable dans laquelle cette Ligue, après deux
années a peu près d’existence, se trouve aujourd’hui.
Que les bourgeois-démocrates les plus radicaux de l’Eu
rope se soient réunis sans avoir pu ni créer une organi—
sation eiïective, ni engendrer une seule pensée féconde
et nouvelle, c’est un fait sans doute très affligeant pour
la bourgeoisie actuelle , mais qui ne nous étonnera plus,
parce que nous nous sommes rendu compte de la cause
principale de cette stérilité et de cette impuissance. Mais
comment se fait-il que cette Ligue toute bourgeoise et

,\\_.
72-—

qui, comme telle, est évidemment composée de membres


incomparablement plus riches et plus libres dans leurs
mouvements et leurs actes que les membres de l’Asso—
ciation Internationale des Travailleurs, comment se fait
il qu’aujourd’hui elle périsse faute de moyens matériels,
tandis que les ouvriers de l’Internationale, misérables,
opprimés par une foule de lois restrictives et odieuses,
privés d’instructipn, de loisir et acc'ablés sous le poids
d’un travail assommant, ont su créer en peu de temps
une organisation internationale formidable et une foule de
journaux qui expriment leurs besoins, leurs vœux, leur
pensée
A côté
? de la banqueroute> intellectuelle et morale due—

ment constatée, d’où vient encore cette banqueroute


financière de la Ligue de la Paix et de la Liberté?
Comment, tous ou presque tous les radicaux de la
Suisse, unis à la V0lkspartei de l’Allemagne, aux démo—
crates garibaldiens d’ltalie et à la démocratie radicale de
la France, sans oublier l’Espagne et la Suède, représen
tées, l‘une par Emilio Castelar lui-même et l’autre par
cet excellent colonel qui a désarmé les eSprits et con
quis tous les cœurs au dernier Congrès de Berne ; com
ment, des hommes pratiques, de grands faiseurs politiques
comme M. Hausmann et comme tous les rédacteurs de
la Zukunft, des esprits comme MM. Lemonnier, Gustave
Vogt et Barni, des athlètes comme MM. Armand Goeg et
Chaudey auraient mis la main à la création de la Ligue de J
la Paix’ et de la Liberté, bénie de loin par Garibaldi, par,
Quinet et par Jacoby de Kœnigsberg, et après avoir
traîné pendant deux ans une existence misérable, cette
Ligue doit mourir aujourd’hui, faute de quelques milliers
de francs! Comment, même l’embr'assement symbolique
et pathétique de MM. Armand Gœg et Chaudey, qui, re
présentants, l’un de la grande patrie germanique, l’autre
de la grande nation. en plein Congrès, se sont jetés dans
les bras l’un de l’autre, en criant devant toute l’assistance
ahurie: «Paœ! Paœ! Pana ! » jusqu’à faire pleurer d’en
thousiasme et d’attendrissement le petit Théodore Beck,
de Berne; comment, tout cela n’a pas pu attendrir, ra
mollir les cœurs secs des bourgeois de l’Europe, et leur
faire délier les cordons de leurs bourses — tout cela n’a
pas produit un sou!
La bourgeoisie aurait-elle déjà fait banqueroute 'l Pas
;

.wnæ .z—>,;ç4_n;».' . -—..:..


73

encore. Ou bien aurait-elle perdu le goût de la liberté et


de la paix? Pas du tout. La liberté, elle continue de l’ai
mer toujours, bien entendu à cette seule condition que
cette liberté n’existe que pour elle seule, c’est—à-dire à
condition qu’elle conserve toujours la liberté d’exploiter
l’esclavage. de fait des masses populaires qui, n’ayant
dans les constitutions actuelles, de la liberté que le droit,
non les moyens, restent forcément asservies au joug des
bourgeois. Quant à la paix, jamais la bourgeoisie n’en a
ressenti autant le besoin qu’aujourd’hui. La paix armée
qui écrase le monde européen a cette heure l’inquiète,
la paralyse et la ruine. ‘
Comment se fait-il donc, que la bourgeoisie qui n’a
pas encore fait banqueroute, d’un côté, et qui, de l’autre,
continue à aimer la liberté et la paix, ne veuille pas sa
critier un son à l’entretien de la Ligue de la paix et de
la liberté ?
C’est parce qu’elle n’a pas foi dans cette Ligue. Et pour—
quoi n’y a-t-elle pas foi? C’est parce qu’elle n’a plus au
çune foi en elle-même. Croire, c’est vouloir avec passion, ./
et elle a irrévqcablement perdu la puissance de vouloir.
En effet, que pourrait-elle encore vouloir raisonnable
ment aujourd’hui, comme classe séparée? N’a-t-elle pas
tout: richesse, science et, domination exclusive? Elle
n’aime pas trop la dictature militaire qui la protège un
peu brutalement, il est vrai, mais elle en comprend bien
la nécessité et elle s’y résigne par sagesse, sachant fort
bien qu’au moment même où cette dictature sera brisée,
elle perdra tout et cessera d‘exister. Et vous lui deman
dez, citoyens de la Ligue, qu'elle vous, donne son argent
et qu’elle vienne se joindre à vous pour détruire cette
dictature Salutaire? Pas si bête! — Bouée d‘un esprit
plus pratique que le vôtre, elle comprend ses intérêts
mieux que vous.
Vous vous etforcez de la convaincre en lui montrant
l’abîme vers lequel elle se laisse fatalement entraîner,
en suivant cette voie de conservation égoïste et brutale.
Et croyez—vous qu’elle ne le voie pas cet abîme? Elle
'sent aussi bien que vous l’approche de la catastrophe qui
doit l’engloutir. Mais voici le calcul qu’elle se fait: « Si nous
maintenons ce qui est, se disent les conservateurs bour
geois, nous pouvons espérer de traîner notre existence
actuelle encore des années, de mourir avant l’avènement

' l
_74_

de la catastrophe peut-être — et après nous le déluge!


Tandis que si nous nous laissons entraîner dans la voie
du radicalisme et renversons les pouvoirs actuellement
établis, nous périrons demain. Mieux vaut donc consew
ver ce qui est. ))
Les conservateurs bourgeois Comprennent mieux la
situation actuelle que les bourgeois radicaux. Ne se fai
sant aucune illusion, ils comprennent qu’entre le systè—
me bourgeois qui s’en va et le socialisme qui doit prendre
sa place, il n’y a point de transaction possible. Voici pour—
quoi tous les esprits réellement pratiques et toutes les
bourses bien remplie! de la bourgeoisie setournent du
côté de la réaction, laissant à la Ligue de la paix et de la
liberté les cerveaux moins puissants et les bourses vides.
ensuite de quoi cette ligue vertueuse, mais infortunée,
fait aujourd’hui une double banqueroute.
Si quelque chose peut prouver la mort intellectuelle,
morale et politique du radicalisme bourgeois, c’est son
impuissance actuelle de créer la moindre des choses,
impuissance déjà si bien constatée en France, en Allé—I
magne, en Italie et qui se manifeste avec plus d’éclat
que jamais aujourd’hui en Espagne. Voyons. il y a neuf
mois a peu près, la révolution avait éclaté et triomphé
en Espagne. La bourgeoisie avait sinon la puissance, au
moins tous les moyens pour se donner la puissance.
Qu’a-t-elle fait? La royauté et la régence de Serrano.
(Égalité du 3 juillet 1869,)
/ III
Quelque profonds que soient notre antipathie, notre dé—
fiance et notre mépris pour la bourgeoisie moderne, il est
toutefois deux catégories dans cette classe, ’dont nous ne
désespérons pas de voir tout au moins une partie se lais—
ser convertir tôt ou tard par la propagande socialiste, et
qui, poussées l’une par la force même des choses et par
les nécessités de sa position actuelle, l’autre par un tem—
pérament généreux, devront prendre part sans doute avec
nous à la destruction des 1mqurtés présentes et à l’édifi
cation du monde nouveau.
Nous voulons parler de la toute petite bourgeoisie et de
la jeunesse des écoles et des universités. Dans un autre
article nous traiterons particulièrement la question de la
Ë! ta«
'.-Ënafl

petite bourgeoisie. Disons aujourd'hui quelques mots sur


la jeunesse bourgeoise.
Les enfants des bourgeois héritent, il est vrai, le plus
souvent des habitudes exclusives, des préjugés étroits et
des instincts égoïstes de leurs pères. Mais tant qu'ils res
tent jeunes, ils ne faut point désespérer d‘eux. Il est dans
la jeunesse une énergie, une largeur d’aspirations géné
reuses et un instinct naturel de justice, capables de con
trebalancer bien des influences pernicieuses. Corrompus
par l'exemple et par les préceptes de leurs pères, les
jeunes gens de la ourgeoisie ne le sont pas encore par
la pratique réelle de la vie; leurs propres actes n’ont pas
encore creusé un abîme entre la justice et eux—mêmes,
et quant aux mauvaises traditions de leurs pères, ils en
sont sauvegardés quelque peu par cet esprit de contra
diction et de protestation naturelles dont les jeunes géné
rations sont toujours animées vis—à—vis des générations
qui les ont précédées. La jeunesse est irrespectueuse,’ elle
méprise instinctivement la tradition et le principe de l’au
torité. Là est sa force et son salut. ’
Vient ensuite l'influence salutaire de l’enseignement, de
la sciencé. Oui. salutaire en effet, mais à condition seule—‘
ment que l’enseignement ne soit point faussé et que la
science ne soit pas falsifiée par un doctrinarisme pervers
au profit du mensonge officiel et de l’iniquité.
Malheureusement aujourd’hui l’enseignement et la
science, dans l'immense majorité des écoles et des uni
versités de l’Europe, se trouvent précisément dans cet
état de falsification systématique et préméditée. On pour
rait croire que ces dernières ont été établies exprès pour
l’empoisonnement intellectuel et moral de la jeunesse
bourgeoise. Ce sont autant de boutiques de privilégiés, où
le mensonge se vend en détail et en gros.
Sans parler de la théologie qui est la science du men—
songe divip; ni de la jurisprudence qui est celle du men
songe humain; sans parler aussi de la métaphysique ou
de la philosophie idéale qui est la science de tous les
demi-mensonges, toutes les autres sciences: histoire, phi
losophie, politique, science économique, sont essentielle
ment falsifiées, parce que, privées de leur base réelle, la
science de la nature, elles se fondent toutes également
Ëur la théologie, sur la métaphysique et sur, la jurispru—
. ence.
_76_

On peut dire sans exagération que tout jeune homme


qui sort de l‘université, imbu de ces sciences ou plutôt de
ces mensonges et de ces demi—mensonges systématisés,
qui‘s'arrogent le nom de science, à moins que des
circonstances extraordinaires ne viennent le sauver, est
perdu. Les professeurs, ces prêtres modernes de la four
berie politique et sociale patentéé, lui ont inoculé un poi
son tellement corrosif, qu’il faut vraiment des miraCles
pour le guérir. Il sort de l‘université un doctrinaire achevé,
plein de respect pour lui—même et de mépris pour la ca
naille populaire, qu‘il ne demande pas mieux que d’op
primer et d’exploiter surtout, au nom de sa supériorité
intellectuelle et morale. Alors, plus il est jeune et plus il
est malfaisant et odieux.
Il en est autrement de la faculté des sciencesqexactes
et naturelles. Voilà les vraies sciences! Etrangères à la.
théologie et à la métaphysique, elles sont hostiles à toutes
les fictions et se fondent exclusivement sur la connais
sance exacte et sur l’analyse consciencieuse des faits et.
sur le raisonnement pur, c’est-à—dire sur le bon sens de
chacun, élargi par l’expérience bien combinée de tout le
monde. Autant les sciences idéales sont autoritaires et
aristocratiques, autant les sciences naturelles sont démo
cratiques et largement libérales. Aussi que voyons—nous:
tandis que les jeunes gens qui étudient les sciences idéales
se jettent avec passion, presque tous, dans le parti du
doctrinarisme exploiteur et réactionnaire, les jeunes gens
qui étudient les sciences naturelles embrassent avec une
égale passion le parti de la révolution. Beaucoup d’en
tr’eux sont de francs socialistes-révolutionnaires comme
nous-mêmes. Voilà' les jeunes gens sur lesquels nous
comptons. ‘ .
Les manifestations du dernier Congrès de Liège nous
font espérer que bientôt nous verrons toute cette partie
intelligente et généreuse de la jeunesse des unive 's1tés,
former au sein même de l’Association internationale des
travailleurs des sections nouvelles. Leur concours sera.
précieux, à condition seulement qu’ils comprennent que
la mission de la science aujourd’hui n’est plus de dominer,
mais de servir le travail, et qu’ils auront bien*plus de
choses à apprendre chez les travailleurs qu’à leur en en
seigner. S’ils forment, eux, une partie de la jeunesse bour-«
geoise, les travailleurs sont la jeunesse actuelle de l’hu—

. L—-r...-n— qq—Mr
—77

mauité; ils en portent tout l’avenir en eux-mêmes. Dans


les événements qui se préparent, les travailleurs seront
donc les aînés, les étudiants de bonne volonté, les cadets.
Mais revenons à cette pauvre ligue de la paix et de la
liberté. Comment se fait—il que dans ces congrès _lajeu—
nesse bourgeoise ne brille que par son absence ’? Ah! c'est
parce que pour les uns, pour les doctrinaires, elle est déjà
trop avancée, et que pour la minorité socialiste, elle l’est
trop peu. Puis vient la grande masse des étudiants, le
ventre, des jeunes gens noyés dans la nullité et indiffé
rents pour tout ce qui n'est pas l’amusement trivial d’au—
jourd’hui ou l’emploi lucratif de demain. Ceux—là ignorent
jubsqiË’à l’existence même de la Ligue de la paix et de la
1 er e.
Lorsque Lincoln fut élu président des États—Unis. le feu
colonel Douglas, qui était alors l’un des principaux chefs
du parti vaincu, s’était écrié: « Notre parti est perdu, la
jeunesse n'est plus avec nous! » Eh bien! Cette pauvre
Ligue n’a eu jamais de jeunesse, elle est née vieille, et elle
mourra sans avoir vécu.
Ce sera également le sort de tout le parti de la bour—
geoisie radicale en Europe. Son existence n’a jamais été
qu’un beau rêve. Il a rêvé pendant la Restauration et la
Monarchie de juillet. En 1848, s’étant montré incapable
de constituer quelque chose de réel, il a fait une chute
déplorable, et le sentiment de son incapacité et de son im—
. puissance l’a poussé jusque dans la réaction. Après 1848,
il a en le malheur de se survivre. Il rêve encore! Mais ce
n’est plus un rêve d’avenir. c’est le rêve rétrospectif d’un
vieillard qui n’a jamais réellement vécu; et tandis qu’il
s’obstine à rêver lourdement, il sent autour de lui le monde
nouveau qui s’agite, la puissance de l’avenir qui naît. C’est
la puissance et le monde des travailleurs.
Le bruit qu’ils font l’ont enfin réveillé à moitié. Après
les avoir longtemps méconnus, reniés, il est enfin arrivé
à reconnaître la force réelle qui est en eux; il les voit
pleins de cette vie qui lui a toujours manqué et, voulant se
sauver en s’identifiant avec eux, il tâche de se transformer
aujourd’hui. Il ne s’appelle plus la démocratie radicale,
mais le socialisme bourgeois.
Sous cette nouvelle dénomination, il n’existe que de—
puis un an. — Nous dirons dans un prochain article ce
qu’il a fait pendant cette année.
(Égalité du 10 juillet 1869.)

-L-.:‘
—78—- \

IV
Nos lecteurs pourraient se demander pourquoi nous
nous occupons de la Ligue de la paix et de la liberté,
puisque nous la considérons comme une moribonde dont
les jours sont comptés, pourquoi nous ne la laissons pas
mourir tout doucement, comme il convient à une per
sonne qui n’a plus rien à faire dans ce monde. Ah! nous
ne demanderions pas mieux que de la laisser finir ses
jours tranquillement, sans en parler du tout. si elle ne
nous menaçait pas de nous faire cadeau, avant de mou
rir, d’un héritier fort déplaisent et qui s’appelle le socia—
lisme bourgeois.
Mais si déplaisant qu’il soit, nous ne nous occuperions
pas même de cet enfant illégitime de la bourgeoisie, s‘il
se donnait seulement pour mission de convertir les
bourgeois au socialisme, et sans avoir la moindre con
fiance dans le succès de ses efforts, nous pourrions même
en admirer l’intention généreuse, s’il ne poursuivait en
même temps un but diamétralement opposé et qui
nous parait excessivement immoral: celui de faire
pénétrer dans les classes ouvrières les théories bour
geoises.
Le socialisme bourgeois, comme une sorte d’être hy
bride, s’est placé entre deux mondes désormais irrécon
ciliables: le monde bourgeois et le monde ouvrier, et
son action équivoque et délétère accélère, il est vrai,
d’un côté la mort de la bourgeoisie, mais en même temps,
de l’autre, elle corrompt a sa naissance le prolétariat.
Elle le corrompt doublement: d'abord en diminuant et
en dénaturant son principe, son programme. Ensuite en
lui faisant concevoir des espérances impossibles, accom
pagnées d’une foi ridicule dans la prochaine conversion
des bourgeois, et en s’efforçant de l’attirer par la même,
pour l’y faire jouer le rôle.d’instrument, dans la politique
bourgeoise. 1
Quant au principe qu’il professe, le socialisme bour—
geois se trouve dans une position aussi embarrassante
que ridicule; trop large ou trop dépravé pour s'en tenir
à un seul principe bien déterminé, il prétend en épouser
deux à la fois, deux principes, dont l’un exclut absolu
ment l’autre, et il a la prétention singulère de les récon
cilier. Par exemple, il veut conserver aux bourgeois la

*% ._‘-_-_ _. « -z;—.,«»_M
_. 79 ..

propriété individuelle du capital et de la terre, et il an


nonce en même temps la résolution généreuse d’assurer
le bien—être du travailleur. Il lui promet même da
‘ vantage: la jouissance intégrale des fruits de son tra
vail, ce qui ne sera réalisable pourtant que lorsque
le capital ne prendra plus d’intérêt et que la propriété
de la terre ne produira plus de rente, puisque l’in—
térêt et la rente ne se prélèvent que sur les fruits du
travail.
De même, il veut conserver aux bourgeois leur liberté
actuelle, qui n’est autre chose que la faculté d’exploiter,
grâce à la puissance que leur donnent le capital et la
propriété, le travail des ouvriers, et il promet en même
temps à ces derniers la plus complète égalité économi
que et sociale: l’égalité des exploités avec leurs exploi—
teurs!
Il maintient le droit d’héritage, c’est—à-dire la faculté
pour les enfants des riches de naître dans la richesse, et
pour les enfants des pauvres de naître dans la misère, et
il promet à tous les enfants l’égalité de l’éducation et de
l’instruction que réclame la justice
Il maintient, en faveur des bourgeois, l’inégalité des,
conditions, conséquence naturelle du droit d’héritage, et
il promet aux prolétaires que, dans son système, tous
travailleront également, sans autre différence que celle
qui sera déterminée par les capacités et penchants na
turels de chacun; ce qui ne serait. guère possible qu’à.
deux conditions, toutes les deux égalements absurdes:
ou bien, que l’Etat, dont les socialistes bourgeois détes
tent aussi bien que nous-mêmes la puissance, force les
enfants des riches à travailler de la même manière que
les enfants des pauvres, ce qui nous amènerait directe
ment au communisme despotique de l’Etat; ou que tous
les enfants des riches, poussés par un miracle d’abnéga
tion et par une détermination généreuse, se mettent a
travailler librement, sans y être forcés par la nécessité,
/ autant et de la même manière que tous ceux qui y seront
forcés par leur misère, par la faim. Et encore, même
dans cette supposition, en nous fondant sur cette loi psy—
chologique et sociologique naturelle, qui fait que deux
êtres issus de causes différentes ne peuvent jamais
être égaux, nous pouvons prédire avec certitude que
le travailleur forcé serait nécessairement l’intérieur, le

-- . ._»._. ‘ >.. .. .Ax...v.,-m_‘ \_M


— 80.—
dépendant et l’esclave du travailleur par la grâce de sa
volonté.
Le socialisme bourgeois se reconnaît surtout a un si
gne: il est un individualiste enragé et il éprouve une
fureur concentrée toutes les fois qu’il entend parler de
propriété collective. Ennemi de celle-ci, il l’est naturelle
ment aussi du travail collectif, et ne pouvant l’éliminer
tout à fait du programme socialiste, au nom de cette li—
berté qu’il comprend si mal, il prétend faire une place
très-large au travail individuel.
Mais qu’est-ce que le travail individuel? Dans tous les
travaux auxquels participent immédiatement la force ou
l’habileté corporelle de l’homme, c’est-à-dire dans tout
ce qu'on appelle la production matérielle —— c’est l’im
puiSsance; le travail isolé d’un seul homme, quelque fort
et habile qu’il soit, n’étant jamais de force à lutter contre
le travail collectif de beaucoup d’hommes associés et
bien organisés. Ce que dans l’industrie on appelle actuel
lement travail individuel, n’est pas autre chose que l’ex—
ploitation du travail collectif des ouvriers par des indivi
dus, détenteurs privilégiés soit du capital, soit de la
science. Mais du moment que cette exploitation cessera
'— et les bourgeois socialistes assurent au moins qu’ils en
veulent la fin, aussi bien que nous ,— il ne pourra plus y
avoir dans l’industrie d’autre travail que le travail collec
tif, ni par conséquent aussi d’autre propriété que la pro
priété collective.
Le travail individuel ne restera donc plus possible que
dans la production intellectuelle, dans les travaux de
l'esprit. Et encore! L’esprit du plus grand génie de la
terre n’est—il point toujours rien que le produit du travail
collectif intellectuel aussi bien qu’industriel de toutes les
générations passées et présentes? Pour s’en convaincre,
qu’on s’imagine ce même génie, transporté dès sa plus
tendre enfance dans une île déserte; en supposant qu’il
n’y périsse pas de faim, que deviendra-t-il? Une bête,
une brute qui ne saura pas même prononcer une parole
et qui par conséquent n’aura jamais pensé; transportez
le à l’âge de dix ans, que sei‘a-t-il quelques années plus
tard? Encore une brute. qui aura perdu l’habitude de la
parole et qui n’aura conservé de son humanité passée
qu’un vague instinct. Transportez l’y enfin à l’âge de
vingt ans, de trente ans—à dix, vingt, quinze, vingt an

.a.æ.-: L .» V ,«.n...çs :' , .— .../-Mw


__31_

nées de distance, il deviendra stupide. Peut-être inven


tera-t-il quelque religion nouvelle!
Qu’est-ce que cela prouve? Cela prouve, que l’homme
le mieux doué par la nature, n’en reçoit que des facultés,
mais que ces facultés restent mortes, si elles ne sont
pas fertilisées par l'action bienfaisante et puissante de
la collectivité. Nous dirons davantage : Plus l’homme
est avantagé par la nature et plus il prend à la collecti
vité; d’où il résulte que plus il doit lui rendre la toute
justice.
Toutefois, n0us reconnaissons volontiers que bien
qu’une grande partie des travaux intellectuels puisse se
faire mieux et plus vite collectivement, qu’individuelle
ment, il en est d’autres qui exigent le travail isolé. Mais
que prétend-on en conclure? Que les travaux isolés du
génie ou du talent étant plus rares, plus précieux et plus
utiles que ceux des travailleurs ordinaires, doivent être
mieux rétribués que ces derniers? Et sur quelle base.
je vous prie? —Ces travaux sont-ils plus pénibles que les
travaux manuels? au contraire, ces derniers sont sans
comparaison plus pénibles. Le travail intellectuel est un
travail attrayant qui porte sa récompense en lui—même.
et qui n’a pas besoin d'autre rétribution. Il en trouve une
autre encore dans l’estime et dans la reconnaissance de
ses contemporains, dans la lumière qu’il leur donne et
dans le bien qu’il leur fait. Vous qui cultivez si puissam
ment l’idéal, Messieurs les socialistes bourgeois, ne trou—
vez-vous pas que cette récompense en vaut bien une au—
tre, ou bien lui préféreriez une rémunération plus solide
en argent bien sonnant?
Et d'ailleurs, vous seriez bien embarrassés s’il vous
fallait établir le taux des produits intellectuels du génie.
Ce sont, comme Proudhon l’a fort bien observé, des va—
leurs incommensurables: elles ne coûtent rien, ou bien
elles coûtent des millions... Mais comprenez-vous qu’a—
vec ce système. il vous faudra vous presser d’abolir au
plus tôt le droit d’héritage, car vous aurez les enfants des
hommes du génie ou de grand talent qui hériteront sans
cela des millions ou des centaines de mille francs; ajou
tez que ces enfants sont ordinairement, soit par l’effet
d’une loi naturelle encore inconnue, soit par l’effet de la
position privilégiée que leur ont fait les travaux de leurs.
6
-32

pères —— qu’ils sont ordinairement des esprits forts ordi


naires et souvent même des hommes très-bêtes! Mais
alors que deviendra cette justice distributive dont vous
aimez tant a parler, et au nom de laquelle vous nous
combattez? Comment se réalisera cette égalité que vous
nous promettez?
Il nous'parait résulter évidemment de tout cela que les
travaux isolés de l’intelligence individuelle, tous les tra
vaux de l’esprit, en tant qu’invention, non en tant qu'ap5
plication, doivent être des traVaux gratuits. Mais alors de
quoi vivront les hommes de talent, les hommes de gé
nie? Eh mon Dieu! ils vivront de leur travail manuel et
collectif comme les autres. Comment, vous voulez astrein
dre les grandes intelligences à un travail manuel, à l’égal}
des intelligences les plus inférieures"? _ 1
Oui, nous le voulons, et pour deux raisons. La pre
mière, c’est que nous sommes convaincus que les gran—
des intelligences, loin d’y perdre quelque chose, y ga
gneront au c0ntraire beaucoup en santé de corps et en
vigueur d’esprit, et surtout en esprit de solidarité et de
justice. La seconde, c'est que c'est le seul moyen de re
v lever et d’humaniser le travail manuel. et d’établir par la
même une égalité réelle parmi les hommes. >
(Égalité du 17 juillet 1869).
V
Nous allons considérer maintenant les grands moyens
recommandés par le socialisme bourgeois pour l’émanci
pation de la classe ouvrière, et il nous sera facile de
prouver que chacun de ces moyens, sous une apparence
fort respectable, cache une impossibilité, une hypocrisie,
un mensonge. Ils sont au nombre de trois: 10 L’instruc
tion populaire, 29 la coopération et 3° la révolution poli
ti qNous
ne. allons examiner aujourd’hui ce qu’ils
‘ entendent
par l’instruction populaire.
Nous nous empressons de déclarer d’abord qu’il est
un point où nous sommes parfaitement d’accord avec
eux: L’instruction est nécessaire au peuple. Ceux qui
veulent éterniser l’esclavage des masses populaires peu
vent seuls le nier ou seulement en douter aujourd’hui.
Nous sommes tellement convaincus que l’instruction est

.fi'.-« .z 4— -— . A. .4.-........««
—83

la mesure du degré de liberté, de prospérité et d’huma


nité qu’une classe aussi bien qu’un individu peuvent at
teindre , que nous demandons pour le prolétariat
non—seulement de l’instruction, mais toute l’instruction,
l’instruction intégrale et Complète. afin qu’il ne puisse
plus exister au-dessus de lui, pour le protéger et pour le
diriger, c’est—à-dire pour l’exploiter, aucune classe supé
rieure par la science, aucune aristocratie d’intelligence.
Selon nous, de toutes les aristocraties qui ont opprimé
chacune à leur tour et quelquefois toutes ensembles la
société humaine, cette soi-disante aristocratie de l’intel»
ligence est la plus odieuse, la plus méprisante, la plus
impertinente et la plus oppressive: L’aristocratie nobi—
liaire vous dit : « vous êtes un tort galant homme , mais
vous n’êtes pas né noble! » C’est une injure qu’on peut
encore supporter. L’aristocratie du capital vous recon
naît toutes sortes de mérites, « mais, ajoute-t-il, vous
n’avez pas le sou! » C’est également supportable. car ce
n’est au fond rien que la constatation d’un fait. qui dans
la plupart des cas tourne même. comme le premier, à
l’avantage de celui auquel ce reproche s’adresse. Mais
l’aristocrate d’intelligence vous dit: « Vous ne savez rien,
vous ne comprenez rien, vous êtes un âne, et moi,
homme intelligent, je dois vous hâter et conduire. » Voilà
qui est intolérable. *
L’aristocratie de l’intelligence, cet enfant chéri du doc—
trinarisme moderne; ce dernierrefugede l’esprit de domi—
nation qui depuis le commencement de l’histoire aaffligé le
monde et qui a constitué et sanctionné tous les Etats ; ce
culte prétentieux et ridicule de l’intelligence patentée,
n’a pu prendre naissance qu’au sein de la bourgeoisie.
L’aristocratie nobiliaire n’a pas eu besoin de la science
pour prouver son droit. Elle avait appuyé sa puissance
sur deux arguments irrésistibles, lui donnant pour base
la violence, la force de son bras, et pour sanction, la
grâce de Dieu. Elle violait et l’Église bénissait — telle
était la nature de son droit. Cette union intime de la bru
talité triomphante avec la santion divine lui donnait un
grand prestige, et produisait en elle une sorte de vertu
chevaleresque qui conquérait tous les cœurs.
La bourgeoisie, dénuée de toutes ces vertus et de tou
tes ces grâces, n’a pour fonder son droit qu’un seul ar
gument : la puissance très réelle, mais très prosaïque de

. A . .‘H-_\.l_mnæ —m ùA\
_34_

l’argent. C’est la négation cynique de toutes les vertus:


si tu as de l’argent, quelque canaille ou quelque bête
stupide que tu sois, tu possèdes tous les droits; si tu
n’as pas le sou, quels que soient tes mérites personnels,
tu ne vaux rien. — Voilà dans sa rude franchise le prin
cipe fondamental de la bourgeoisie. On conçoit qu’un tel
argument, si puissant qu’il soit, ne pouvait suffire à l’éta
blissement et surtout a la consolidation de la puissance
bourgeoise. La société humaine est ainsi faite que les
plus mauvaises choses ne peuvent s’y établir qu’à.
l’aide d’une apparence respectable. Delà est né le pro
Verbe qui dit que l’hypocrisie est un hommage que le
vice rend à la vertu. Les brutalités les plus puissantes
ont besoin d’une sanction.
Nous avons vu que la noblesse avait mis toutes les
siennes sous la protection de la grâce divine. La bour—
geoisie ne pouvait recourir à cette protection. D'abord
parce que le bon Dieu et sa représentante, l’Église, s’é
taient trop compromis en protégeant exclusivement,
pendant des siècles, la monarchie et l’aristocratie mobi
liaire, — Cette ennemie mortelle de la bourgeoisie ; et
ensuite parce que la bourgeoisie, quoiqu’elle dise et
quoiqu’elle fasse, dans le fond de son cœur est athée. —
Elle parle du bon Dieu pour le peuple, mais elle n'en
a besoin pour elle-même, et ce n’est jamais dans les
temples dédiés au Seigneur, c’est dans ceux qui sont
dédiés à Mammon , c’est a la bourse, dans les comptoirs
de commerce et de banque et dans les grands établis
sements industriels, qu’elle fait ses affaires. Il lui fallait
donc chercher une sanction en dehors de l’Église et
de Dieu. — Elle l'a trouvée dans l’intelligence pa
tentée.
Elle sait fort bien que la-base principale et on pourrait
dire unique de sa puissance politique actuelle, c’est sa
richesse; mais ne voulant ni ne pouvant l’avouer , elle
cherche à expliquer cette puissance parla supériorité de
son'intelligen‘ce, non naturelle mais Scientifique; pour
gouverner les hommes, prétend»elle. il faut savoir beau
coup, et il n'y et qu’elle qui sache aujourd’hui. 11 est de fait
que dans tous les États de l’Europe ,‘ la bourgeoisie , y
compris la noblesse qui n’existe plus aujourd’hui que de
nom —- la classe exploitante et dominante seule reçoit
une instruction plus ou moins sérieuse. En outre, il se dé
A
_s5__

gage de son sein une sorte de classe à part et naturellement


moins nombreuse d’hommes qui se dédient exclusive
ment à l’étude des plus grands problèmes de la philoso
phie, de la science sociale et de la politique qui consti
tuent proprement l’aristocratie nouvelle, celle de l’intel
ligence patentée et privilégiée — C’est la quintessence
et l’expression scientifique de l’esprit et des intérêts bour
ge01s.
Les universités modernes de l’Europe formant une
sorte de république scienti que, rendent actuellement à
la classe bourgeoise les m mes services, que l’église ca
tholique avait rendu jadis à l’aristocratie nobiliaire, et de
même que le catholicisme avait sanctionné en son temps
toutes les violences de la noblesse contre le peuple , de
même l’université, cette église de la science bourgeoise,
explique et légitime aujourd’hui l’exploitation de ce
même peuple par le capital bourgeois. Faut-il s’étonner
après cela que dans la grande lutte du socialisme contre
l’économie politique bourgeoise, la science patentée m0
derne ait pris et continue de prendre si résolument le
parti des bourgeois! ,
' Ne nous en prenons pas aux effets , attaquons tou
jours les causes : la science des écoles étant un produit
de l’esprit bourgeois, les hommes représentants de cette
science étant nés, élevés et instruits dans le milieu bour—
geois et sous l’influence de son esprit et de sesdntèrêts
exclusifs, l’une aussi bien que les autres sont naturelle
ment opposés à l’émancipation intégrale et réelle du pro
létariat, et toutes leurs théories économiques, philoso
phiques, politiques et sociales ont été successivement
élaborées dans ce sens, n’ont au fond d’autre fin que de
démontrer l’incapacité définitive des masses ouvrières,
et par conséquent aussi la mission de la bourgeoisie, qui
est instruite parce qu’elle est riche et qui peut toujours
s’enrichir davantage parce qu’elle possède l’instruction,
de les gouverner jusqu’à la fin des siècles. '
Pour rompre ce cercle fatal, que devons—nous conseil—
ler au monde ouvrier? C’est naturellement de s’instruire
et de s’emparer de cette arme si puissante de la science,
sans laquelle il pourrait bien faire des rémiutions, mais
ne serait jamais en état d’établir, sur les ruines des pri
vilèges bourgeois, cette égalité, cette justice et cette 1i—
berté qui constituent le fond même de toutes ses aspira

,, 43'\.: ..__«”\—.«.’*
_35_
tions politiques et sociales. — Voici le point sur lequel
nous sommes d’accord avec les socialistes bourgeois.
Mais en voici deux autres très importants et surles—
quels nous différons absolument d’eux.
l-° Les socialistes bourgeois ne demandent pour les
ouvriers qu’un peu plus d'instruction qu’ils n’en reçoi
vent aujourd‘hui, et ils ne gardent les privilèges de l’ins
truction supérieure que pour un groupe fort restreint
d’hommes heureux, disons simplement: d’hommes sor
tis de la classe propriétaire, de la bourgeoisie, ou bien
d’hommes qui par un hasard heureux ont été adoptés
et reçus dans le sein de cette classe. Les socialistes bour—
geois prétendent qu’il est inutile que tous reçoivent le
même degré d’instruction, parce que si tous voulaient
s’adonner à la science, il ne resterait plus personne pour
le travail manuel, sans lequel la science même ne sau—'
rait exister.
20 Ils,affirment d’un autre côté que pour émanciper les
masses ouvrières, il faut commencer d'abord par leur
donner l'instruction, et qu’avant qu’elles ne soient deve
nues plus instruites, elles ne doivent pas songer à un
changement radical dans leur position économique et
sociale.
Nous reviendrons sur ces deux points dans notre pro—
chain numéro.
(Cette série d’articles sur les Endormeurs est restée
inachevée.)
, (Égalité du 24 juillet 1869.)
LA MONTAGNE.
I

A la Montagne, journal de la Chaux-de—Fonds, fondé


et rédigé pas M. le docteur Coullery et qui se donne pour
un organe de la démocratie sociale (pas socialiste, re
marquez bien la différence!) appartient l’incontestable
honneur d’avoir inventé un socialisme nouveau. Jusqu'à
présent nous avons en différentes sortes de socialismes
hybrides : le socialisme doctrinaire, ou d’école, préparant
des lits de Procruste pour l’humanité à venir; le soma
lisme autoritaire, faisant de l’Etat une sorte de bon Dieu
sur la terre, le régulateur et le dispensateur de la vie et
87

de la liberté humaines; le socialisme endormeur des


bourgeois. s’efforçant de prouver aux travailleurs si du
rement eXploités par le capital bourgeois, qu’ils ont tout
à attendre de la mansuétude de leurs patrons; nous
avons enfin le socialisme des radicaux qui voudraient se
faire des passions subversives des masses ouvrières une
pincette pour attirerà eux le pouvoir. A Monsieur Coullery
appartient l’honneur insigne d’avoir ajouté au socialisme
bourgeois dont il a été toujours le plus fervent apôtre,
une nouvelle invention de son cerveau -—— LE SOCIALISME
JÉSUITIQUE ou nomma.
Pour le prouver, nous nous en référons a son propre
discours prononcé récemment dans la Section interna—
tionale des travailleurs de la Chaux-de-Fonds, et re
produit par lui-même dans le numéro 18 de la Mon—
tagne.
Mais pour expliquer ce discours il nous faut remonter
à quelques faits antérieurs, notamment à l’accusation qui
a été portée, non contre la personne de M. Coullery, mais
contre ses tendances évidemment réactionnaires et bour
geoises, au meeting du Crét du Lucie, le 30 mai 1869:
et à la condamnation qui a été prononcée, à l'unanimité
moins trois voix, contre elles, par une assemblée qui
avait réuni en son sein plus de 150 délégués des sections
des montagnes, parmi lesquels une centaine à peu près
de délégués de la Chaux—de-Fonds; nous devons enfin
dire les faits sur lesquels s’était basée cette accusation
aussi bien que cette condamnation.
‘ Quiconque a suivi le développement des idées socia— .

listes dans l’Internationale de la Suisse romande sait fort


bien, que dès le principe toute la propagande de M. Goul
lery a été frappée au coin du socialisme bourgeois le plus
pur. Comme rédacteur de la Voiœ de l’Aoem‘r, il s’est
fait toujours le champion des principes sur lesquels
est fondée principalement la toute-puissance du monde
bourgeois et d’où découle nécessairement, comme une
conséquence naturelle , l’esclavage du prolétariat; le
principe de la propriété individuelle, le droit d’héritage,
la concurrence sans frein dans l‘industrie et dans le
commerce, et avant tout, et au-dessus de tout: la li
berté !
Élève, admirateur et adorateur de Bastiat, qu’il consi
dére lui, comme le plus grand révolutionnaire‘, et qui, au
_gg_
point‘de vue du socialisme, est le plus grand réaction-y
flaire qui ait existé au monde, M. Coullery professe un
culte fanatique pour cettesainte, pour cette divine li—
berté. —— C’est une belle passion que nous ne demande
rions pas mieux que de partager aveelui,et pour laquelle
nous le louerions beaucoup, si nous ne savions pas que
cette liberté, dont il s’est fait exclusivement le chevalier.
n’est en réalité rien que le privilège de quelques—uns et
l’esclavage du grand ' nombre. — C’est la liberté du
Journal de Genève, c’est la liberté preconisée par tous
les bourgeois, lorsqu’ils font surveiller le travail de leurs
ouvriers par des gendarmes.
Ah! nous aussi, nous le voulons la liberté! Mais nous
la voulons toute entière, non-seulement religieuse, ou
civile, ou politique, ou économique, mais humaine...
large comme le monde. Nous la voulons délivrée de tou
tes les chaines dont l’écrasent les institutions religieuses,
politiques, juridiques et économiques actuelles. Nous
voulons la pleine liberté de chacun se manifestant par le
développement intégral de toutes ses facultés naturelles,
et fondée sur la solidarité et sur l’égalité de tout le monde!
Malheureusement pour M. Coullery, cette liberté sera la
mort de la sienne, aussi sûr que l’émancipation des tra
vaille‘urs, sera la mort pour tous les privilèges économi
ques et politiques des bourgeois.
On se demande souvent. ces prêcheurs si ardents et en
apparence. si sincères de la liberté bourgeoise, sont—ils
des trompeurs ou des dupes? Mentent-ils aux ouvriers
par défaut de cœur, ou par défaut d’esprit?
Voyons, Monsieur Coullery, dites-nous, la main sur le
cœur. où prenez-vous votre courage pour venir parler de
liberté a l’ouvrier esclave du capital, et pour lui prêcher
en même temps le respect des principessur lesquels est
fondée l’organisation économique et politique dela so
ciété, c'est—à—dire son esclavage? —— Est-il vraiment pos—
sible que vous—même, vous ne soyez pas encore arrivé à
comprendre, qu’on bien la liberté doit renverser ces
principes, ou qu’au contraire ces principes annuleront
toujours sa liberté ?
Quels que fussent les motifs qui aient inspiré M. Coul
lery, il est certain que presque tous ses articles dans la
Voiœ de l‘Avenir ont été dictés par ce socialisme hypocrite
des bourgeois si fraternel dans ses formes. si désespérant
—a,.

‘,M"
,.
h “la?
."

89

et si dur dans le fond. Aussi les réclamations des diffé


rentes sections de l’Internationale de la Suisse romande
contre les tendances de ce journal n’avaient—elles point
tardé‘à se produire et a se reproduire à plusieurs repri
ses... seulement on le souffrait faute de mieux et tant
qu’il était encore possible de le souffrir. Ce fut au mois
d'octobre en 1868, après le Congrès de Bruxelles , que la
crise éclata. '
Cette année est mémorable dans l’histoire du socialisme
militant et pratique des travailleurs. Il s’y passa‘ trois
faits d’une excessive importance. D’abord. ce fut l’Asso—
ciation Internationale des travailleurs qui, ayant fini par
comprendre que tant que la bourgeoisie aurait une exis
tence à part, fondée sur la propriété individuelle et hé
réditaire des capitaux et de la terre, une réconciliation
sérieuse et sincère entre elle et les millions de travailleurs
qu’elle exploite était impossible, a refusé l’alliance que
lui proposaient les bourgeois. Réunie en Congrès . à.
Bruxelles, l’Association internationale des travailleurs a
déclaré que la ligne toute bourgeoise de la paix et de la
liberté, au point de vue du franc socialisme, ou à. celui
/\
de l'émancipation intégrale des travailleurs, n’avait au
cune raison d’être.
Deux semaines plus tard, la ligue de la paix et de la
liberté, réunie en congrès à Berne, donnant raison a la
perspicacité du congrès de Bruxelles , rejeta a une im
mense majorité le principe de l’égalité économique et so—
ciale'de son programme, et s’affirme définitivement par la
même comme une ligue bourgeoise et par conséquent
hostile au programme des travailleurs.
La rupture 3. donc été constatée et déclarée franche
ment, des deux côtés presqu’en même temps. L’impossi
bilité d’une conéiliation quelconque était devenue mani
feste pour tout le monde -— et à moins d’avoir la con
science assez large pour affirmer deux principes qui
s’entredétruisent, a la fois, chacun s’est vu forcé d’em
brasser l’un des deux partis, à l’exclusion de l’autre.
A ces deux faits, il s’en est ajouté un troisième, d’une
nature bien plus importante encore et surtout plus posi—
tive que les deux premiers; ce fut l’adoption du grand
principe dela propriété collective par le congrès des travail
leurs réunis à Bruxelles, et le maintien tout à fait naturel
l
_ 90 _

et logique de la propriété individuelle et héréditaire par


, le congrès bourgeois de Berne.
Propriété collective et propriété individuelle l Voilà
donc les deux drapeaux sous lesquels vont se livrer dé
sormais les grandes batailles de l’avenir.
Cette franche manière de poser les questions n’a pas
plu a M. Coullery. Désolé de ne plus pouvoir rester l’ami
des uns et des autres, et se laissant enfin aller librement
à ses instincts bourgeois, il se tourna avec fureur contre
le congrès de Bruxelles, et contre les dissidents du con
grès de’Beme. —— Par contre il se montra plein d’enthou
siasme pour le socialisme de MM. Goegg et Chaudey.
C’en fut trop pour l’Association internationale des trac
veilleurs de la Suisse romande. M. Coullery se vit obligé
d’abandonner la Voiœ de l’Avenir qui cessa d’ailleurs de
paraître. Sur les ruines de ce journal fut. fondée plus tard
l’Egalité. , ,
(Égalité du 17 juillet 1869.)
Il
Quoi qu’en disent nos adversaires, nous avons le plus
grand respect, non pour toutes les opinions, mais pour
le droit de chacun de professer les siennes; et plus un
homme y met d’honnêteté et de franchise; plus il nous
paraît estimable.
M. Coullery après avoir été un fougueux radical, s'est
séparé du radicalisme. C’était son droit. Ce pauvre radi
calisme, après avoir rendu des services incontestables au
monde, se voit'abandonné de tous les hommes vivants
aujourd’hui. M. Coullery, vivant sinon par la pensée. au
moins par l’imagination, l'a quitté comme les autres;
' le tout est donc de savoir quel chemin il a pris, après
en être sorti. — Il avait à choisir entre deux voies.
D’un côté, c’était la grande voie de l’avenir: celle de
la grande liberté, universelle et unique, ou bien de l’é
mancipation complète du prolétariat par l’égalisation
économique et sociale de tous les hommes sur la terre.
C’était le monde nouveau, un océan sans limites... C’était
la révolution sociale.
De l’autre, c’étaient les sentiers romanesques et pitto
resques d’un passé à la fois mystique et brutal... C’étaient
l’Eglise. la monarchie et l’aristocratie bénies et consa
'1
.s
5

crées par l'Eglise. des priviléges,bourgeois, la séparation


des masses ouvrières en corps de métiers... beaucoup de
petites libertés bien restreintes, absence de la liberté.
Le règne de la violence, une réalité bien cynique, mais
enveloppée dans un nuage de mysticisme divin qui déro
bait en partie ses monstruosités quotidiennes et lui pré—
tait une fausse apparence de grandeur... C’était enfin le
monde de la brutalité triomphante, mais égayée et cher
chant à se consoler par les contes bleus de la religion et
par d’autres fictions amoureuses. C’est encore aujour—
fi'hui la patrie idéale de toutes les âmes romanesques et
sentimentales, -—- de tous les esprits faussée et corrompus
par le spiritualisme.
Peut-on en vouloir à M. Coullery de ce qu'il n’ait point
préféré la première voie à la seconde. Nous ne le pen
sbns pas; ce serait injuste, car à la fin des comptes cha
cun se laisse déterminer par sa propre nature. En pre
riant parti pour la réaction contre la révolution, M. Coul
lery n'a fait qu’obéir à la sienne.
Nos reproches ne s’adressent donc pas à la résolution
que M. Coullery, dans son fort intérieur, a cru devoir
prendre, en sortant du parti radical —— cecine nous regarde
pas. —— mais à la position tout-à-fait équivoque dans la
quelle il s’est placé depuis, vis-à-vis du parti de la
démocratie socialiste, vis-à-vis de l’association interna
tionale des travailleurs. Ce que nous lui reprochons,
c’est un grand défaut de sincérité et de vérité. Comme
la plupart des hommes religieux, il croit sans doute que,
pour le propre bien des hommes, il peut être souvent
utile de les tromper, et qu’on ne doit la vérité pure, la
Vérité toutentière qu’à Dieu seul. Cela peut être encore
une conviction légitime, en tant qu’mdividuelle ; elle est
depuis longtemps professée et mise en pratique par les
jésuites aussi bien que par les môm1ers, et nous ne l'au
rions pas attaquée dans la personne de M. Coullery, si
M. Coullery ne voulait s’en faire une arme pour pervertir
l’Internationale.
Ce que nous combattons dans M. Coullery, c’est cette
prétention énorme d’être l’ami et le coopérateur le plus
intime d’un parti franchement réactionnaire et de passer
en même temps pour un franc socialiste; pour un partis
san dévoué de l’émancipation des masses ouvrières. Il
voudrait nous persuader que depuis qu’il s’est rallié à la.
_'.:-r” -.

politique des aristocrateset des mômiers, il est de venu plus


digne de notresympathie, de notre confiance et qu’il s’est]
rapproché davantage de l’esprit même de l’Internationale.
Nous ne nous arrêterons pas à discuter cette question,
si s’est dans l’esprit ou dans le cœur de M. Coullery que
cette étrange aberration a pu prendre naissance; mais
il nous paraît absolument nécessaire de la combattre,
parce que si elle parvenait à se faire accepter par un
nombre quelconque d’ouvriers, elle ne manquerait pas
de pervertir leur esprit aussi bien que leur cœur, et de
les conduire directement à l’esclavage. .
M. Coullery a eu sans doute mille raisons excellentes
pour se séparer du radicalisme. Peut-être le parti radical
a-t—il eu tort de ne point faire_ dans son sein une place
assez large à ce personnage si profondement préoccupé
de lui-même.
La nature de M. Coullery est une nature éminemment
fantaisiste et sentimentale ; il lui faut de la chaleur. vraie
ou fausse, beaucoup de mouvement dramatique et sur
tout beaucoup d’exhibition personnelle... il identifie naï
vement sa chère personne avec les principes, il aime
qu’on s’occupe de lui, que quand le monde l’oublie ou
l’ignore, M. Coullery s’imagine au point volontiers qu’on
oublie les principes. Faut-il s’étonner qu’avec de telles
dispositions il se soit senti à l’étroit dans le monde si
prosa‘ique du radicalisme bourgeois, et qu’il se soit laissé
convertir par la mômerie religieuse et politique. Chacun
ne cherche-t-il pas naturellement et n’a-t-il pas le droit
d’adopter la sphère qui lui convient davantage?
M. Coullery n’a eu qu‘un seul tort, un tort qu’à la fin
des comptes, nous voulons plutôt attribuer à son esprit,
qu’à son cœur. Ne s’est-il pas imaginé qu’en reculant
dans le camp de la réaction, il a fait un progrès! Son
défaut dejugement ne lui a sans doute pas permis de
comprendre que si les socialistes combattent le radica—
lisme bourgeois, ce n'est certainement pas au point de
vue du passé, mais bien à celui de l’avenir, et que s‘il
fallait choisir entre le présent et le passé, aucun homme
de cœur et de sens ne devrait hésiter; car enfin le radi
calisme présent avec toutes ses imperfections et contra
dictions, vaut toujours mille fois davantage que ce passé
infâme que la révolution a brisé et que des esprits équi
voques, vaniteux et confus, voudraient faire revivre.
Si le socialisme proteste contre le radicalisme, ce n’est
point du tout pour reculer, mais pour bien avancer. Ce
qu’il lui reproche, ce n’est pas d’être ce qu'il est, mais
au contraire de ne point l’être assez, de s’être arrêté à
demi chemin et de s’être mis par la même en contradic
tion avec le principe révolutionnaire qui est le sien, aussi
bien que le nôtre. Le radicalisme révolutionnaire a pro—
clamé les droits de l’homme, par exemple ; ce sera son
honneur éternel, mais il se déshonore aujourd’hui en
repoussant la grande révolution économique sans laquelle
tous les droits ne seront qu’une vaine parole, une trom
perie. Le socialisme révolutionnaire, cet enfant légitime
du radicalisme, méprise les hésitations de son père, l’ac
cuse d’inconséquence et de lâcheté, il passe outre, mais
en même temps il reconnaît volontiers la solidarité révo—
lutionnaire qui existe entre le radicalisme et lui, et jamais
M. le docteur Coullery ne parviendra à nous entraîner
dans le camp de la réaction aristocratique et mômière.
M. Coullery désirerait bien pouvoir nier son alliance
avec le parti des anciens royalistes, qui aujourd’hui s‘in
titulent les démocrates dans le canton de Neuchâtel. Mais
cela lui est impossible. Les réactionnaires, vieux roués
politiques, sont naturellement plus habiles et plus prati—
quesque lui, et il suffit de leur avoir donné le bout du
doigt.pour qu’ils s’emparent de toute votre personne.
Ils connaissent l'art d’entortiller et d’absorber les indi
vidualités les plus récalcitrantes dans leurs filets M. Coul—
lery. dans sa fatuité naïve, s’imagine peut-être qu’il va
les tromper, et ils l’ont trompé déjà; il prétend les Con—
duire, il les suit. Il leur sert aujourd’hui d’instrument
contre l’Association Internationale de Travaifleurs dont
il essaie d’ouvrir les portes aleur propagande corrup—
trice.
Voici ce qu’il écrit dans son journal la Montagne (1)
pour les recommander aux ouvriers de l’Internationale :
(l) Remarquez que les rédacteurs principaux de ce journal sont,
avec M. le docteur Coullery : M. L. Jeanrenaud (un mômier, qui, dit
fèrent en cela de beaucoup d’autres, ne s‘est jamais caché de l’être et
gue tout le monde connaitàla Chaux—de-F‘onds, à Neuchâtel et au
0019 comme l’un des membres les plus zélés et les plus fanatiques
de cette secte anti-rationnelle, anti-lhérale, anti-socialiste et anti
humanitaire). M. Perrochet et M. Henri Dupasquier, représentants
tous les deux de l’ancien parti royaliste. On conçoit que dans un tel
entourage, M. Coullery avec tout son amour de‘la liberté, 11,0 st pas
-94
« Le parti conservateur ou libéral ne partage—t4! pas
sur bien des points notre opinion? Son journal, ses ora—
teurs, ses écrivains, ne demandent—ils pas avec nous la
séparation de l’Église et de l’Etat ?'N’ont—ils pas, au Grand
Conseil appuyé avec M. Coullery la su pression des pri—
viléges, ainsi que l’idée de la séparation N’ont-ils pas dé
fendu chaudement la représentation juste, honnête, équi—
table, proportionnelle ? Un de ses membres les plus
influents (‘) ne s’occupe—t-il pas avec ardeur des problèmes
sociaux de la' coopération ? » Et puis il ajoute: « Que nous
fait le passé de ceux qui partagent nos idées? (M. Coul
lery aurait du dire, de ceux dont nous partageons aujour—
d’hui les idées.) ,Nous ne leur demandons pas qu’avez—
vous été? (Mais ils n’ont pas changé, ils font ce u’ils ont
fait et restent sur leur vieille place. C’est M. Coälery qui
est allé à eux.) » Mais bien qu êtes—vous, que voulez—vous,
marchez—vous avec nous? » (Si M. Coullery voulait être
franc, il aurait dit: Voulez—vous souffrir que nous mar
chiens avec vous ?) ‘
(La Montagne, 3 juillet.)
r Voici les compliments et les certificats de socialisme
que M. Coullery s’est mis dans l’obligation cruelle d’a—
dresser à de vieux aristocrates de la ré ublique de Neu—
châtel, à ceux—là mêmes qui ont combattu cette répu—
blique au profit du roi de Prusse. Voici les nouveaux
alliés u’il s’efforce d’introduire, d’abord par contrebande,
dans 1Association internationale. afin que plus tard ils
puissent sans doute s’imposer à elle par violence. N’est—ce
pas la manière des jésuites ou des mômiers?
Dans la Montagne du 13 juillet, nom lisons:
- A propos de quoi l’Egalité prend—elle à partie le
rédacteur de.la Montagne, M. Louis Jeanrenaud? Et
dans quel but lui fait—elle un crime de ses convictions
- religieuses? Est—ce que par hasard, pour être membre de
l’Internationale, il faut maintenant avoir un brevet de
rationalisme ou d‘athéisme ? -
) Nous avons cru jusqu’à présent que les opinions po—
libre. Car ces Messieurs qui savent fort bien ce qu’ils veulent, n’au
raient as accepté M. Coullery, s’il ne leur avait pas donné des ga es
de sa idélité et s’ils n’espéraiept pas pouvoir s’en servir pour attein re
leur but. Force est donc à M. Coullery de conformer ses actes à leur
volonté et n’écrire dans le journal que ce u’ils veulent bien lui per
mettre. — Ils en recueillent l’utilité, lui, a gloire.
_.95_

litiques et religieuses étaient indépendantes de la qua


lité de membre de l’Internationale; et quand à nous,
c’est sur ce terrain que nous nous plaçons.
Cette‘fois l’aveu est complet. Poussé par son éloquence
ou par la nécessité peut—ê re de donner des gages à ses
chers alliés et collaborateurs de la réaction neuchâte
loise, M. Coullery nous avoue: Premièrement, que selon
lui, le réactionnaire le lus fanatique, pourvu qu’il s’oc—
cupe d’une manière ou d’une autre de la question sociale,
fut—ce même à la façon de M. Henri Dupasquier ou de
M. le docteur Coullery, c’est—à—dire à un point de vue tout
à-fait rétrograde, a droit d’entrée dans l’Internationale;
et, en second lieu, il nous démasque son arrière—pensée et
son intention désormais évidente d’ouvrir à deux bat
tants les portes de l’Internationale aux aristocrates, aux
jésuites. aux mômiers, sans doute dans l’espoir qu’ils y
implanteront tôt ou tard le drapeau de la réaction.
La Montagne n’ose pas se dire encore un organe de
l’Association internationale. Mais elle ambitionne evidem
ment ce titre, et le dernier discours prononcé par M. Coul—
lery à la séance du 5 juillet à la section de’la Chaux-de
Fonds, prouve son intention formelle de rendre cette sec
tion solidaire de sa politique réactionnaire. Qu’est-ce qui
en résulte ? C‘est que M. Coullery ne s’est tant préoccupé
de l’Association internationale des travailleurs et qu‘il ne
s’est donné tant de peine à former de nouvelles sections
dans les montagnes que pour en faire à- la fois un pié
destal pour sa propre personne et un instrument pour la
réaction. . .
M. Coullery se trompe. — L’Internationale est plus forte
que lui et tous ses amis aristocrates et mômiers pris enâ
Semble. Leurs intrigues pourront bien en troubler une
très petite partie, à la surface, un instant,.... mais il n’en
paraîtra plus rien le lendemain.
(Egalité du 24 juillet 1869.)
LA POLITIQUE EE L’INTERNATIONALE.
I I

- N_oqs avons cru jusqu’à présent, dit la Montagne, que


les opinions politiques et religieuses étaient indépendantes
(i) M. Henri Dupasquier, — le rédacteur de la Mont_agne, le_même
dont le discours réactionnaire avait soulevé l’indignation unanime au
Congrès de la Paix, en 1867, à Genève.
m
_95_
de la qualité de membre de l’Internationale; et, quant à
nous, c’est sur ce terrain que nous nous plaçons. »
On pourrait croire au premier abord que M. Coullery a
raison. Car, en efi'et, l’Internatiouale, en acceptant dans
son sein un nouveau membre, iÏe lui demande pas s’il est
religieux ou athée, s’il appartient à tel parti politique ou
s’il n’appartient à aucun; elle lui demande simplement:
Es-tu ouvrier, ou si tu ne l’es pas, veux-tu, te sens-tu le
besoin et la force d’embrasser franchement, compléte—
ment la cause des ouvriers, de t’identifier avec elle, à ,
l’exclusion de toutes les autres causes qui pourraient lui
être contraires?
Sens—tu que les ouvriers qui produisent toutes les ri«
chesses du monde, qui sont les créateurs de la civilisation
et qui ont conquis toutes les libertés bourgeoises, sont
aujourd’hui condamnés àla misère, à l’ignorance et à l’es
clavage? As-tu compris que la cause principale de tous
les maux qu’endure l’ouvrier, c’est la misère, et que cette
misère, qui est le lot de tous les travailleurs dans le
monde, est une conséquence nécessaire de l’organisation
économique actuelle de la société, et notamment de.l’as
servissement du travail, c’est-à-dire-du prolétariat, sous
le joug du capital, c’ést—à-dire de la bourgeoisie?
As-tu compris qu’entre le prolétariat et la bourgeoisie,
il existe un antagonisme qui est irréconciliable. parce qu‘il
est une conséquence nécessaire de leurs positions respec
tives? Que la prospérité de la classe bourgeoise est in
compatible avec le bien-être et la liberté des travailleurs,
parce que cette pros érité excessive n’est et ne peut être
fondée que sur l'exp oitation et sur l’asservissement de
leur travail, et que parla même raison, la prospérité et la
dignité humaine des masses ouvrières exigent absolument
l’abolition de la bourgeoisie comme classe séparée? Que,
par conséquent, la guerre entre le prolétariat et la bour
geoisie est fatale, et ne ‘peut finir que par la destruction
de cette dernière. >
As-tu compris qu'aucun ouvrier, quel ue intelligent‘et
quelque énergique qu’il soit, n’est capab e de lutter seul
contre la puissance si bien organisée des bourgeois. puis
sance représentée et soutenue grinci alement par l’orga
nisation de l’Etat, de tous les tats Que pour te donner
de la force tu dois t’associer, non avec des bourgeois, ce
qui serait de ta part une sottise ou un crime, parce que
_97_

. tous les bourgeois, en tant que bourgeois, sont nos enne—


mis irréconciliables, ni avec des ouvriers infidèles, et qui
seraient assez lâches pour aller mendier les sourires et la
bienveillance des bourgeois, mais avec des ouvriers hon—
nêtes,q énergiques, et qui veulent franchement ce que tu
veux .
As—tu compris qu’en présence de la-coalition formidable
de toutes les classes privilégiées, de tous les propriétaires,
capitalistes et de tous les Etats dans le monde, une asso—
ciation ouvrière isolée, locale ou nationale. appartint—efle >
même à l'un des plus grands pays de l’Europe, ne pourra
jamais triompher, et pour tenir tête à cette coalition et
pour obtenir ce triompe, il ne faut rien moins que l’union
de toutes les associations ouvrières locales et nationales
en une association universelle, il faut la grande Associa
tion internationale des travailleurs de tous les pays?
Si tu sens, si tu a bien compris et si tu veux réellement
tout cela, viens à nous, quelles que soient d’ailleurs tes
croyances politiques et religieuses. Mais pour que nous
puissions t’accepter, tu dois nous promettre: 1° de subor—
donner désormais tes intérêts personnels, ceux même de
ta famille. aussi bien que tes convictions et manifestations
politiques et religieuses à l’intérêt suprême de notre as
sociation: la lutte du travail contre le capital, des travail
leurs contre la bourgeoisie sur le terrain économique;
2° de ne jamais transiger avec les bourgeois dans un
intérêt personnel; 3° de ne jamais chercher à t’élever
individuellement, seulement pour ta propre personne.
au-dessus de la masse ouvrière, ce qui ferait de toi-même
‘ immédiatement un bourgeois, un ennemiet.un exploiteur
du prolétariat; car toute la différence entre le bourgeois
et le travailleur est celle-ci, que le premier cherche son
bien toujours en dehors de la collectivité, et que le second
ne le cherche et ne prétend le conquérir que solidaire—
ment avec tous ceux qui travaillent et qui sont exploités
ar le capital bourgeois; 4° tu resteras toujours fidèle à.
a solidarité ouvrière, car la moindre trahison de cette
solidarité est considérée par l’Internationale comme
le crime le plus grand et comme la plus grande infamie
qu’un ouvrier’ puisse commettre. En un mot, tu dois ac—
cepter franchement, pleinement nos statuts généraux,
et tu prendras l’engagement solennel d’y conformer
désormais tes actes et ta vie. ' 7
_93_

Nous pensons que les fondateurs de l’Association inter


nationale ont agi avec une très grande sagesse en élimi—
nant d’abord du programme de cette Association toutes
les questions politiques et religieuses. Sans doute, ils
n’ont point manqué eux-mêmes, ni d’opinions politiques,
ni d’opinions anti-religieuses bien marquées ; mais ils se
sont abstenus de les émettre dans ce programme , parce
que leur but principal, c’était d’unir avant tout les mas—
sæ ouvrières du monde civilisé dans une _action commune.
Ils ont du nécessairement chercher une base commune,
une série de simples principes sur lesquels tous les ou—
vriers, quelles que soient d'ailleurs leurs aberrations
politiques et religieuses, pour peu qu’ils soient des ou
vriers sérieux, c’est—à-dire des hommes durement exploi—'
tés et souffrants, sont et doivent être d’accord.
S’ils arboraient le drapeau d’un système politique ou
anti»religieux, loin d’unir les ouvriers de l’Europe ils les
auraient encore plus divisés ; parce que, l’ignorance des
ouvriers aidant, la propagande intéressée et au plus haut
degré corruptive des prêtres, des gouvernements et de .
tous les partis politiques bourgeois, sans en excepter les
plus rouges, a répandu une foule de fausses idées dans
les masses ouvrières, et que ces masses aveuglées se pas—
sionnent malheureusement encore trop souvent pour des
mensonges, qui n’ont d’autre but, que de les faire servir
volontairement et stupidement au détriment de leurs
intérêts propres, ceux des classes privilégiées.
D'ailleurs, il existe encore une trop grande différence
entre les degrés de développement industriel, politique,
intellectuel et moral des masses ouvrières dans différents
pays, pour qu’il soit possible de les unir aujourd’hui par
un seul et même programme politique et and-religieux.
Poser un tel programme comme celui de l’Internationale,
en faire une condition absolue d’entrée dans cette Asso-,
ciation, ce serait vouloir organiser une secte, non une
association universelle, ce serait tuer l’Internationale.
Il y a eu encore une autre raison qui a fait éliminer
‘d'abord du programme de l’Internationale, en apparence
du moins, et seulement en apparence, toute tendance po
litique.
Jusqu’à ce jour, depuis le commencement de l’histoire,
il n’y a pas eu encore de politique du peuple, et nous en
tendons par ce mot le bas peuple, la canaille ouvrière qui
—99—‘
nourritlemonde de son travail ; il n’y a eu que la politique
des classes privilégiées, ces classes se sont servies de la
puissance musculaire du peuple pour se détrôner mutuel—
lement, et pour se mettre à la place l’une de l’autre.
Le peuple à son tour n’a jamais pris parti pour les unes
contre les autres que dans le vague espoir qu'au moins.
l’une de ces révolutions politiques, dont aucune n’a pu
se faire sans lui, mais aucune ne s’est faite pour lui,
apporterait quelque soulagement a sa misère et à son
esclavage séculaires. Il s’est toujours trompé. Même la
grande révolution française l’a trompé. Elle a tué l'aris
tocralie nobiliaire et a mis à sa place la bourgeoisie. Le
peuple ne s'appelle plus ni esclave, ni serf, il est pro
clamé né libre en_ droit, mais dans le fait son esclavage et
sa misère restent les mêmes.
Et ils resteront toujours les mêmes tant que les masses
populaires continueront de servir d’instrument à la po
litique bourgeoise, que cette politique s’appelle conser—
vatrice, libérale, progressiste, radicale , et lors même
qu’elle se donnerait les allures les plus révolutionnaires
du monde. Car toute politique bourgeoise, quels que
soient sa couleur et son nom, ne peut avoir au fond qu’un
seul but: le maintien de la domination bourgeoise, et
la domination bourgeoise, c’est l’esclavage du proléta
riat. V
Qu’a dû donc faire l'Internationale‘? Elle a dû d’abord
détacher les masses ouvrières de toute politique bour
geoise, elle a dû éliminer de son programme tous les
programmes politiques bourgeois. Mais a l’époque de sa
fondation, il n’y a pas eu dans le monde d’autre politique
que celle de l’Eglise ou de la monarchie, ou de l’aristo
cratie ou de la bourgeoisie; la dernière, surtout celle de
la bourgeoisie radicale, était sans contredit plus libérale
et plus humaine que les autres, mais toutes également
fondées sur l’exploitation des masses ouvrières et n’ayant
en réalité d’autre but que de se disputer le monopole de
cette exploitation. L’Internationale a donc dû commencer
par déblayer le terrain, et comme toute politique, au
pointde vue de l’émancipation du travail, se trouvait
alors entachée d‘éléments réactionnaires, elle a dû d’a
bord rejeter de son sein tous les systèmes politiques con
nus, afin de pouvoir fonder sur ces ruines du monde
-' "ïg‘id

-.—100—

bourgeois, la vraie politique des travailleurs, la politique


de l’Association internationale.
(Égalité du 7 aoùt1869).

II
Les fondateurs de l’Association internationale des tra
vailleurs ont agi avec d’autant plus de sagesse en évitant
de poser des principes politiques et philoso hiques comme
basse de cette association, et en ne lui onnant d’abord
pour_unique fondement que la lutte exclusivement éco—
nomique du travail contre le capital, qu’ils avaient la cer
titude que, du moment qu’un ouvrier met le pied sur. ce
terrain, du moment que, prenant confiance aussi bien
dans son droit que dans sa force numérique, il s’engage
avec ses compagnons de travail dans une lutte solidaire
contre l’exploitation bourgeoise, il sera nécessairement
amené, par la force même des choses, et par le dévelop—
pement de cette lutte, à reconnaître bientôt tous les prin—
cipes politiques, socialistes et philosophiques de l’Interna—
tionale, principes qui ne sont rien, en effet, que la juste
ex osition de son-point de départ, de son but.
ous avons exposé ces principes dans nos derniers nu
,méros.‘ Au point de vue politique et social, ils ont pour
conséquence nécessaire l’abolition des clases, par censée
quent celle de la bourgeoisie, qui est la classe dominante
aujourd’hui; l’abolition de tous les Etats territoriaux, celle
de toutes les patrice politiques, et sur leur ruine, l’établis—
sement de la grande fédération internationale de tous les
groupes productifs, nationaux et locaux. Au point de vue
philosophique, comme ils ne tendent à rien moins qu’à la
réalisation de l’idéal humain, du bonheur humain, de
l’égalité, de la justice et de la liberté sur la terre, que par
là même ils tendent à rendre tout à fait inutiles tous les
com léments célestes et toutes les espérances d’un monde
me' eur, ils auront pour conséquence également néces
saire l’abolition des cultes et de tous les systèmes reli—
g zeux.
Annoncez tout d’abord ces deux buts à des, ouvriers
ignorants, écrasés par le travail de chaque jour et démo—
ralisés, emprisonnés pour ainsi dire sciemment parles doc—
trines perverses que les gouvernements, de concert avec
toutes les castes privilégiées, prêtres, noblesse, bour- -

E..
_1m_
geoisie, leur distribuent à pleines mains, et vous les ef
frayerez; ils vous repousseront peut—être, sans se douter
que toutes ces idées ne sont rien que l’expression la plus
fidèle de leurs propres intérêts, que ces uts portent en
eux la réalisation de leurs vœux les 1plus chers ; et qu'au
contraire, les préjugés religieux et p0 itiques au nom des—
quels ils les repousseront peut—être sont la cause directe
de la prolongation de leur esclavage et de leur misère.
Il faut bien distinguer entre les préjugés des massespopu—
laires et ceux de la classe privilégiée. Les préjuges des
masses, comme nous venons de le dire, ne sont fondés que
sur-leur ignorance et sont tout contraire à leurs intérêts,
tandis que ceux de la bourgeoisie sont précisément fondés
sur les intérêts de cette classe, et ne se maintiennent, contre
l’action dissolvantede la science bourgeoise elle-même,
que grâce a l’égoïsme collectif des bourgeois. Lepeuple
veut, mais il ne sait as; la bourgeoisie sait, mais elle
ne veut pas. Lequel es deux est l’incurable? La bour
geoisie, sans aucun doute.
Règle générale: On ne peut convertir que ceux qui sen
tent le besoin de l’être, que ceux qui portent déjà dans
leurs instincts ou dans les misères de leur position, soit
extérieure, soit intérieure, tout ce que vous voulez leur
donner; jamais ceux qui, n'éprouvent le besoin d’aucun
changement, même ceux qui, tout en désirant sortir d’une
position dont ils sont mécontents, sont poussés par la na—
ture de leurs habitudes morales, intellectuelles etsociales,
a la chercher dans un monde qui n’est pas celui de vos
idées.
Convertissez, je vous prie, au socialisme un noble qui
convoite la richesse, un bourgeois qui voudrait se faire
noble, ou même un ouvrier qui ne tendrait de toutes les
forces de son âme qu’à devenir un bourgeois! Convertissez
encore un aristocrate réel ou imaginaire de l’intelligence,
un savant, un demi—savant, un quart, un dixième, une cen
tième partie de savant qui; pleins d’ostentation scienti
fique et souvent parce qu‘ils ont en seulement le bonheur
d’avoir compris tant bien que mal quelques livres, sont
pleins de mépris arrogant pour les masses illétrées, et
s’imaginent qu’ils sont appelés à former entre eux une
nouvelle caste dominante, c’est-à-dire exploitante.
Aucun raisonnement ni aucune propagande ne seront
jamais en état de convertir ces malheureux. Pour les con—
-— .10“2 —

vaincre, il n’est qu’un seul moyen: c’est le fait, c’est la


estruction de la possibilité même des situations privi—
léglées, de toute domination et de toute exploitation; c’est
la révolution sociale qui, en balayant tout ce qui constitue
l’inégalité dans le monde, les moralisera en les forçant de
cl;çrcher leur bonheur dans l’égalité et dans la solida—
rr e.
Il en est autrement des ouvriers sérieux. Nous enten
dons, par ouvriers sérieux, tous ceux qui sont réellement
écrasés par le poids du travail; tous ceux dont la posi
tion est si précaire et si misérable, qu’aucun, à moins de
circonstances tout a fait extraordinaires, ne puisse pas
avoir seulement la pensée de conquérir pour lui—même,
et seulement pour lui—même. dans les conditions écono—
miques et dans le milieu social actuel, une position meil—
leure; de devenir, par exemple, à son tour, un patron ou
un conseiller d'Etat. Nous rangeons sans doute aussi, dans
cette catégorie, les rares et généreux ouvriers qui, tout en
ayant la possibilité de monter individuellement au-dessus
de la classe ouvrière, n’en veulent pas profiter, aimant
mieux souffrir encore quelque temps, solidairement avec
tous leurs camarades de misère, de l exploitation des bour—
geois, que de devenir des exploiteurs à leur tour. Ceux—là
n’ont pas besoin d’être convertis; ils sont des socialistes
purs.
Nous parlons de la grande masse ouvrière qui, éreintée
ar son travail quotidien, est ignorante et misérable.
elle-là, quels que soient les préjugés politiques et reli—
gieux qu'on ait tâché et même réussi en partie de faire
prévaloir dans sa conscience, est socialiste sans le savoir;
elle est au fond de son instinct, et par la force même de
sa position plus sérieusement, plus réellement socialiste,
que ne le sont tous les socialistes scientifique et bourgeois
pris ensemble. Elle l’est par toutes les conditions de son
existence matérielle, par tous les besoins de son être,
tandis que ces derniers ne le sont que par les besoins de
leur pensée; et, dans la vie réelle, les besoins de l‘être
exercent toujours une puissance bien plus forte que ceux
de la ensée, la pensée étant ici, comme partout et tou
jours, ‘expression de. l’être, le reflet de ses développe
ments successifs, mais jamais son principe.
Ce qui manque aux ouvriers, ce n’est pas la réalité, la
nécessité réelle des aspirations socialistes, c’est seulement
—1oä—
la ' ensée socialiste: ce que chaque ouvrier réclame dans
le ibnd de son cœur: une existence pleinement humaine
en tant que bien—être matériel et développement intellec—
tuel, fondée sur la justice, c’est-ù—dire sur l’égalité et sur
la liberté de chacun et de tous dans le travail; cet idéal
instinctif de celui qui ne vit que de son propre travail, ne
peut évidemment pas se réaliser dans le monde poli
tique et social actuel, qui est fondé sur l’injustice et sur
l’exploitation cynique du travail des masses ouvrières.
Donc, chaque ouvrier sérieux est nécessairement un ré—
volutionnaire socialiste, puisque son émancipation ne peut
s’effectuer que par le renversement de tout ce qui existe
maintenant. Ou bien cette organisation de l’injustice, avec
tout son étalage de lois iniques et d‘institutions privi
légiées, doit erir, ou bien les masses ouvrières resteront
condamnées a un esclavage éternel.
Voici la pensée socialiste dont les germes se retrou—
veront dans l'instinct de chaque travailleur sérieux. Le
but est donc de lui donner la pleine conscience de ce qu’il
veut, de faire naître en lui une pensée qui corresponde
à son instinct, car du moment que la pensée des masses
ouvrières se sera élevée à la hauteur de leur instinct, leur
volonté sera déterminée et leur puissance deviendra irréL
sistible.
Qu’est-ce qui empêche encore le développement plus
rapide de cette pensée salutaire au sein des masses ou—
vrières? Leur ignorance sans doute, et en grande artie
les préjugés politiques et religieux par lesquels les c asses
intéressées s efforcent encore aujourd’hui d’obscurcir leur
conscience et leur intelligence naturelle. Comment dissiper
cette ignorance, comment détruire ces préjugés malfai
sants? — Par l’instruction et par la propagande?
Ce sont sans doute de grands et beaux moyens. Mais
dans l’état actuel des masses ouvrières ils sont insuffisants.
L’ouvrier isolé est trop écrasé par son travail et par ses
soucis quotidiens pour avoir beaucoup de temps à don
ner à son instruction. Et d’ailleurs, qui fera cette propa-'
gande‘? Seront-ce les quelques socialistes sincères, issus
de la bourgeoisie, qui sont pleins de généreuses volontés,
sans doute, mais qui sont trop peu nombreux d’abord
pour donner à leur propagande toute la largeur néces—
saire, et qui, d’un autre côté, appartenant par leur posi
tion àun monde différent, n’ont pas sur le monde ouvrier
\
—104-—

toute la rise qu’il faudrait et qui excitent en lui des dé


fiances p us ou moins légitimes?
et L’émancipation des travailleursdoit être l’œuvre des
travailleurs eux—mêmes. » dit le préambule de nos statuts
généraux. Et il a mille fois raison de le dire. C’est la base
principale de notre grande Association. Mais le monde
ouvrier est généralement ignorant, la théorie lui manque
encore tout à fait. Donc il ne lui reste qu’une seule voie,
c’est celle de son émancipation par la prâtique. Quelle
peut et doit être cette pratique?
Il,n’en est qu’une seule. C’est celle de la lutte solidaire
des ouvriers Contre les patrons. Ce sont les Trades- Unions, '
l’organisation et la fédération des caisses de résistance.
(Egalité du 14 août 1869.)
111
Si l’Internationale se montre d’abord indulgente pour
les idées subversives et réactionnaires,‘ soit en politique
soit en religion, que des ouvriers peuvent avoir en entrant
. dans son sein, ce n’est pas du tout par indifférence pour
ces idées. On ne peut la taxer d’indifférence puisqu’elle
les déteste et les repousse de toutes les forces de son
être, toute idée réactionnaire étant le renversement du
principe même de l’Internationale, comme nous l’avons
déjà démontré dans nos précédents articles.
Cette indulgence, nous le, répétons encore, lui est ins
pirée par une haute sagesse. Sachant parfaitement que
tout ouvrier sérieux est un socialiste par toutes les néces
sités inhérentes à sa position misérable, et que des idées
réactionnaires, s’il en a, ne peuvent être que l’effet de
son ignorance, elle compte sur l’expérience collective
qu’il ne peut manquer d’acquérir au sein de l’Interna
tionale et surtout sur le développement de la lutte collec
tive des travailleurs contre les patrons pour l’en délivrer.
Et en effet, du moment qu’un ouvrier prenant foi dans
la possibilité d'une prochaine transformation radicale de
la situation économique, associé à ses camarades, com—
mence à lutter sérieusement pour la diminution de ses
heures de travail et l’augmentation de son salaire;du
moment qu’il commence à s’intéresser vivement à cette
lutte toute matérielle, on peut être certain qu’il aban
donnera bientôt toutes ses préoccupations célestes, et
'&I«ïl'.

—- 105 '—
que s’habituant à compter toujours davantage sur la force
collective des travailleurs, il renoncera volontairement
au secours du ciel. Le socialisme prend, dans son esprit,
la place de la religion. '
Il en sera de même de sa politique réactionnaire. Elle
perdra son soutien principal a mesure que la conscience
de l’ouvrier se verra délivrée de l’oppression religieuse.
D’un autre côté la luttte économique, en se développant
et en s‘étendant toujours davantage, lui fera connaître
de plus en plus d'une manière pratique et par une expé—
rience collective qui est nécessairement toujours plus
instructiv_e et plus large que chaque expérience isolée,
les ennemis véritables, qui sont les classes privilégiées ,
y compris le clergé, la bourgeoisie, la noblesse et l’Etat ;
ce dernier n’étant la que pour sauvegarder tous les pri—
vilèges de ces classes et prenant nécessairement tou
jours leur parti contré le prolétariat.
L’ouvrier ainsi engagé dans la lutte, finira forcément
par,comprendre l’antagonisme irréconciliable qui existe
entre ces suppôts de la réaction et ses intérêts humains
les plus chers, et arrivé a ce point il ne manquera pas de
se reconnaître et de se poser carrément comme un socia
liste révolutionnaire.
Il n’en est pas ainsi des bourgeois. Tous leurs intérêts
sont contraires à la transformation économique de la
société, et si leurs idées y sont contraires aussi, si ces
idées sont réactionnaires, ou comme on les nomme poli
ment aujourd’hui, modérées; si leur intelligence et leur
cœur repoussent ce grand acte dejustice et d’émanci
pation que nous appelons la révolution sociale, s’ils ont
horreur de l’égalité sociale, réelle, c’est-à-dire de l’éga—
lité politique, sociale et économique à la fois; si dans le
fond de leur âme ils veulent garder pour eux-mêmes,
pour leur classeou pour leurs enfants un seul privilège,
ne fût—ce que celui de l’intelligence, comme le font aujour—
d’hui beaucoup de socialistes bourgeois; s’ils' ne détestent
pas non-seulement de toute la logique de leur esprit. mais
encore de toute la puissance de leur passion, l’ordre de
choses actuel, alors ou peut—être certain qu’ils resteront
des réactionnaires, des ennemis de la cause ouvrière toute
leur vie. Il faut les tenir loin de l'Internationale.
Il faut les en tenir bien loin, car ils ne pourraient y
entrer que pour la démoraliser et pour la détourner de sa
-'106——

vois. Il est d'ailleurs un signe infaillible auquel les en—


vriers peuvent reconnaître si un bourgeois, qui demande
à être reçu dans leurs rangs, vient à eux franchement,
sans l’ombre d’hypocrisie et sans la moindre arrière-pensée
subversive. Ce signe, ce sont les rapports qu’il a conservés
vis—à-vis du monde bourgeois. ' ' . '
L’antagonisme qui existe entre le monde ouvrier et le
monde bourgeois prend un caractère de plus en plus pro—
n0ncé. Tout homme qui pense sérieusement et dont les
sentiments et l’imagination ne sont point altérés par l’in—
fluence souvent inconsciente de sophismes intéressés, doit
comprendre aujourd’hui qu’aucune réconciliation entre eux
n’est possible. Les travailleurs veulent l’égalité, et les
bourgeois veulent le maintien de l’inégalité. Evidemment
l’une détruit l’autre. Aussi la grande majorité des bour
geois capitalistes et propriétaires, ceux qui ont le courage
de s’avouer franchement ce qu’ils veulent, ont—ils é ale—
ment celui de manifester avec la même franchise l’ or
reur que leur inspire le mouvement actuel de la classe ou—
vrière. Ceux-ci sont ennemis aussi résolus que sincères,
‘nous les connaissons et c’est bien.
Mais il est une autre Catégorie de bourgeois qui n’ont ni
la même franchise, ni le même courage. Ennemis de la li—
quidation sociale, que nous appelons nous de toute la
puissance de nos âmes comme un grand acte de justiçe,
comme le point dedépart nécessaire et la base indispen—
sable d’une organisation égalitaire et rationnelle de la so
ciété, ils veulent comme tous les autres bourgeois, conser—
ver l’inégalité économique, cette source éternelle de toutes
les autres inégalités; et en même temps ils prétendent
vouloir comme nous l’émancipation intégrale du travail—
leur et du travail. Ils maintiennent contre nous, avec une
passion digne des bourgeois les plus réactionnaires, la
cause même de l’esclavage du prolétariat, la séparation du
travail et de la propriété immobilière ou capitalisée, re—
présentés aujourd’hui par des classes différentes; et ils se
posent néanmoins comme les apôtres de la délivrance de
la classe ouvrière du joug de la propriété et du capital!
Se trompent—ils ou trompent—ils? Quelques—uns se trom
pent de bonne foi, beaucou trompent; le plus grand nom—
re se trompe et trompe à a fois. Ils appartiennent tous à
cette catégorie de bourgeois radicaux et de socialistes
—10'l.—

Ibourg’eois qui ont fondé la Ligue de la Paiw et de la Li-


erté. .
Cette ligne est—elle socialiste“? Au commencement, et
pendant la première année de son existence, comme nous
avons eu déjà l’occasion de le dire, elle a repoussé le so
cialisme avec horreur. L’an passé, à son Congrès de Berne
elle a repoussé triomphalement le principe de l’égalité éco
nomique. Aujourd’hui, se sentant mourir et désirant vivre
encore un peu, et comprenant enfin qu’aucune existence
politique n’est désormais ossible sans la question sociale,
elle se dit socialiste : el e est devenue socialiste-bour—
geoise : ce qui veut dire u’elle veut résoudre toutes les
questions sociales sur la use de l’inégalité économique.
Elle veut, elle doit conserver l’intérêt du capital et la rente
de la terre, et elle prétend émanciper les travailleurs avec
cela. Elle s’efforce de donner un corps au non-sens. .
Pourquoi le ferait—elle? Qu’est—ce qui l’a fait entrepren
dre une œuvre aussi incongrue que stérile? Il n‘est pas
difficile de le comprendre.
Une grande partie de la bourgeoisie est fatiguée du rè
gne du Césarisme et du militarisme qu’elle-même a
fondé en 1848, par crainte du prolétariat. Rappelez-vous
seulement les journées de Juin, avant-coureurs des jour
nées de décembre; rappelez-vous cette Assemblée na
tionale qui, après les journées de juin, maudissait et in
sultait, à l’unanimité moins une voix, l’illustre et on peut
bien dire l’héroïque socialiste Proudhon, qui seul a eu le
courage de jeter le défi du socialisme à ce troupeau en—
ragé de bourgeois conservateurs, libéraux et radicaux.
Et il ne faut pas oublier que parmi ces insulteurs de
Proudhon, il y a une quantité de citoyens encore vivants,
et aujourd’hui plus militants que jamais, et qui baptisés
par les persécutions de décembre, sont devenus depuis
les martyrs de la liberté.
Donc il n’y a point de doute que la bourgeoisie toute
entière, y compris la bourgeoisie radicale , n’ait été
proprement le créateur du despotisme césarien et mi
litaire dont elle'déplore aujourd’hui les effets. Après s’en
être servi contre le prolétariat. elle voudrait s’en déli
vrer à cette heure. Rien de plus naturel ; ce ,régimel’hu
milie et la ruine. Mais comment s’en délivrer ‘? Jadis elle
était courageuse et puissante, elle avait la puissance des
conquêtes. Aujourd’hui elle est lâche et débile, elle est
/ r
-i -— 108 —
affligée de l‘impuissance des vieillards. Elle ne reconnaît
que trop bien sa faiblesse,elle sent qu’elle seule ne peut
rien. Il lui faut donc un aide. Cette aide ne peut être que
le prolétariat ; donc il faut gagner le prolétariat.
Mais comment le gagner? Par des promesses de liberté
et d’égalité politique ‘? Ce sont des mots qui ne touchent
plus les travailleurs. Ils ont appris a leurs dépens, ils
ont compris par une dure expérience, que ces mots ne
signifient pour eux rien que le maintien de leur esclavage
économique, souvent même plus dur qu’auparavant. Si
donc vous voulez toucher le cœur de ces misérables mil
lions d’esclaves du travail, parlez leur de leur émancipa
tion économique. Il n’est plus d’ouvrier , qui ne sache
maintenant que c’est la pour lui l’unique base sérieuse
et réelle de toutes les autres émancipations. Donc il
faut leur parler de réformes économiques de la société.
Eh bien, se sont dit les ligueurs de la paix et de la
liberté, parlons-en , disons-nous socialistes aussi. Pro
mettons-leur des réformes économiques et sociales, à
condition toutefois qu’ils veuillent bien respecter les bases
de la civilisation et de l’omnipotence bourgeoise : la pro
priété individuelle et héréditaire. l'intérêt du capital et la
, rente de la terre. Persuadons-les qu’à des conditions
seules, qui d'ailleurs nous assurent la domination et
aux travailleurs l’esclavage, le travailleur peut être
émancipé.
Persuadons-les encore que pour réaliser toutes ses ré—
formes sociales, il faut faire d’abord une bonne révolution
politique, exclusivement politique, aussi rouge qu’il leur
plaira au point de vue politique, avec un grand abattis de
têtes si cela devient nécessaire, mais avec le plus grand
respect pour la sainte propriété; une révolution toute jaco—
bine, en un mot, qui nous rendra les maîtres de la situao
tion; et une fois maîtres, nous donnerons aux ouvriers.....
ce que nous pourrons et ce que nous voudrons.
C’est la un signe infaillible auquel les ouvriers peuvent
reconnaître un faux socialiste, un socialiste bourgeois : si
en,leur parlant de rév'olutipn ou, si l’on veut, de trans—
formation sociale, il leur dit que la transformatiOn péli—
tique doit précéder la transformation économique; s’il
nie qu’elles doivent se faire toutes les deux a la fois ou
même que la révolution politique ne doit être rien que la
'mise en action immédiate et directe de la liquidation so
—109

‘ciale pleine et entière: qu’ils lui tournent le dos, car ou


breniln’est rien qu’un sot, ou bien un explmteur hypo
crite.
(Égalité du 21 août 1869).
IV
L’Association internationale des" travailleurs, pour res—
ter fidèle à son principe et pour ne pas dévier de la seule
voie qui puisse la conduire à bon port, doit se prémunir
surtout contre les influences de deux sortes de socialistes
bourgeois: les partisans de la politique bourgeoise, y com
pris même les révolutionnaires bourgeois, et ceux de la
coopération bourgeoise, ou soi—disants hommes pratiques.
Considérons d’abord les premiers. '
L’émancipation économique, avons—nous dit dans notre
précédent numéro, est la base de toutes les autres éman
cipations. Nous avons résumé par ces mots toute la po
litique de l’Internationale.
Nous lisons en effet dans les considérants de nos statuts
généraux la déclaration suivante:
« Que l’assujettissement du travail au capital est la
source de toute servitude politique, morale et matérielle,
et que pour cette raison, l’émancipation économique des
travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné
tout mouvement politique. » -
Il est bien entendu que tout mouvement politique qui
n’a point pour objet immédiat et direct l’émancipation
économique, définitive et complète des travailleurs. et qui
n’a pas inscrit sur son drapeau, d’une manière bien dé—
terminée et bien claire, le principe de l’égalité économique,
ce qui veut dire la restitution iutégrale du capital au tra
vdil, ou bien la liquidation sociale, —— que tout mouve
ment politique pareil est bourgeois, et, comme tel, doit
être exclus de lintemationale.
Doit par conséquent être exclue sans pitié la politique
des bourgeois démocrates ou socialistes bourgeois, qui,
en déclarant c que la liberté politique est la condition
préalable de l’émancipation économique ,ne peuvent en
tendre ar ces mots autre chose que ceci: les réformes ou
la rêve ution politique doivent précéder les réformes ou
la révolution économique; les ouvriers doivent par con—
séquent s’allier aux bourgeois plus ou moins radicaux
—110—

pour faire d’abord avec eux les premières, sauf à‘ faire


ensuite contre eux les dernières. _
Nous protestons hautement contre cette funeste théorie,
qui ne pourrait aboutir, pour les travailleurs, qu’à les
faire servir encore une fois d’instrument contre eux-mêmes
et à les livrer de nouveau à l’exploitationdes bourgeors.
Conquérir la liberté politique d’abord ne peut signifier
autre chose que de la conquérir d’abord toute seule, en
laissant au moins pendant les premiers jours les rapports
économiques et sociaux à l’état où ils sont, c’est-à—due les
propriétaires et les capitalistes avec leur insolente richesse,
et les travailleurs avec leur misère.
Mais cette liberté une fois conquise, dit—on, elle ser
vira aux travailleurs d’instrument pour conquérir plus
tard l’égalité ou la justice économique.
La liberté, en effet, est un instrument magnifique et
puisssant. Le tout est de savoir si les travailleurs pour
ront réellement s’en servir, si elle sera réellement en leur
ossession, ou si, comme cela a toujours été jusqu’ici, leur
iberté politique ne sera qu’une apparence trompeuse, une—
fiction ?
Un ouvrier, dans sa situation économique présente, auquel
on viendrait parler de liberté politique, ne pourrait-il pas
répondre par le refrain d’une chanson bien connue :
Ne parlez pas de liberté.
La pauvreté c’est l’esclavage!
Et, en effet, il faut être amoureux d’illusions pour s’ima
giner qu’un ouvrier, dans les conditions économiques et
sociales dans lesquelles ils se trouvent présentement,
puisse rofiter pleinement, faire un usage sérieux et réel
de sa 11 erté politique. Il lui manque pour cela deux pe—
tites choses : le loisir et les moyens matériels.
D’ailleurs ne l’avons—nous pas vu en France, le lende—
main de la révolution de 1848, la révolution la plus radi
cale qu’on puiss‘e désirer au point de vue politique.
Les ouvriers français n’étaient certes ni indifférents, ni
inintelligents, et mal ré le suffrage universel le plus large,
ils ont.dû laissé faire es bourgeois. Pourquoi? Parce qu’ils
ont manqué des moyens matériels qui sont nécessaires
pour que la liberté politique devienne une réalité, parce
qu’ils sont restés les esclaves d’un travail forcé par la
faim,-tandis que les bourgeois radicaux. libéraux et même
conservateurs, les uns républicains de la veille, les autres
- — 111 —
convertisdu lendemain, allaient et venaient. agitaient,
parlaient, faisaient et conspiraient librement, les uns grâce
à leurs rentes ou à leur position bourgeoise lucrative, les
autres, grâce au budget de l’Etat, qu’on avait naturelle
ment conservè et qu’on avait même rendu plus fort que
jamais.
On sait ce qui en est résulté: d’abord les journées de
juin; lus tar , comme conséquence nécessaire, les jour
nées e décembre.
Mais, dira-t-on, les travailleurs, devenus plus sages par
l‘expérience même qu’ils ont faite, n’enverront plus des
bourgeois dans les assemblées constituantes ou législa
tives, ils enverront de simples ouvriers. Tout pauvres qu’ils
sont, ils pourront bien donner l’entretien nécessaire à leurs
députés. Savez—vous ce qui en résultera? C’est que les ou
vriers députés, transportés dans des conditions d’existence
bourgeoise et dans une atmosphère d’idées politiques
toutes bourgeoises, cessant d’être des travailleurs de fait
pour devenir des hommes d'Etat, deviendront des bour
geois et peut—être même plus bourgeois que les bourgeois
yeux—mêmes. Car les hommes ne font pas les positions,
ce sont les positions, au contraire, qui font les hommes.
Et nous savons par expérience que les ouvriers-bourgeois
ne sont souvent ni moins égoïstes que les bourgeois ex—
ploiteurs, ni moins funestes à l’Association que lesbour—
geois—sociaüs’œs, ni moins vaniteux et ridicules que les
bourgeois ennoblis.
Quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, tant que le tra
vailleur restera plongé dans son état actuel, il n’y aura
point pour lui de liberté possible, et ceux qui les convient
à. conquérir les libertés politiques sans toucher d’abord
aux brûlantes questions du socialisme, sans prononcer
ce mot qui fait pâlir les bourgeois, la liquidation sociale,
lui disent simplement: conquiers d’abord cette liberté
pour nous, pour que plus tard nous puissions nous en
servir contre toi.
Mais ils sont bien intentionnés et sincères ces bour
geois radicaux2 dira-t—on. Il n’y a pas de bonnes inten
tions et de sincérité qui tiennent contre les influences
de la position, et puisque nous avons dit que les ouvriers
même qui se mettraient dans cette position deviendraient
forcément des bourgeois, a plus forte raison que le
112

bourgeois qui resteront dans cette position resteront des


bourgeois.
Si un bourgeois, inspiré par une grande passion de
justice, d’égalité et d’humanité, veut sérieusement tra—
vailler a l’émancipation du prolétariat, qu’il commence
d’abord par rompre tous les liens politiques et sociaux,
tous les rapports d’intérêt aussi bien que d’esprit, de
vanité et de cœur avec la bourgeoisie. Q’il comprenne
d’abord qu’aucune réconciliation n’est possible 'entre le
prolétariat et cette classe, qui ne vivant que de l’exploi
tation d’autrui, est l’ennemi naturel du prolétariat.
Après avoir tourné définitivement le dos au monde
bourgeois qu’il vienne alors se ranger sous le drapeau
des travailleurs , sur lequel sont inscrits ces mots :
« Justice, Égalité et Liberté pour tous. Abolition des
classes par l’égalisation économique de tous. Liquidation
, sociale. » Il sera le bien venu. ’
Quant aux socialistes bourgeois ainsiîqu’aux bourgeois
ouvriers qui viendront nous parler de conciliation entre
la politique'bourgeoise et le socialisme des travailleurs,
nous n’avons qu’un conseil a donner à ces derniers : Il
faut leur tourner le des.
- Puisque les socialistes bourgeois s’efforcent d’organiser
aujourd’hui, avec l’appât du socialisme, une formidable
agitation ouvrière, afin de conquérir la liberté politique,
une liberté qui, comme nous venons de le voir, ne profi
terait qu’à la bourgeoisie; puisque les masses ouvrières ,
'arrivées à l’intelligence de leur position, éclairées et di—
rigées par le principe de l’Internationale , s’organisent en
efi‘et et commencent à former une véritable puissance,
non nationale, mais internationale; non pour faire les
affaires des bourgeois, mais leurs propres affaires; et.
puisque, même pour réaliser cet idéal des bourgeois,
d’une complète liberté politique aVec des institutions ré—
publicaines, il faut une révolution, et qu’aucune révolu
tion ne peut triompher que par la seule puissance du
peuple ; il faut que cette puissance, cessant de tirer les
marrons du feu pour Messieurs les bourgeois, ne serve
désormais qu'à faire triompher la cause du peuple, la
cause de tous ceux qui travaillent contre tous ceux qui.
exploitent le travail.
L’Association Internationale destravailleurs, fidèle à son
principe, ne donnera jamais la main à une agitation po
—'ll3—

litique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct la


complète émancipation économique du travailleur, c’est—
à-dlre l’abolition de la bourgeoisie comme classe écono
miquement séparée de la masse de la population, ni à
aucune révolution qui dès le premier jour, dès la pre—
miére\heure, n’inscrira pas sur son drapeau la liquida—
tion sociale.
Mais les révolutions ne .s‘improvisent pas. Elles ne se
font pas arbitrairement ni par les individus ni même
par les plus puissantes associations. Indépendamment de
toute volonté et de toute conspiration, elles sont toujours
amenées par la force des choses. On peut les prévoir,
en pressentir l’approche quelquefois, mais jamais en ac
célérer l’explosion.
Convaincus de cette vérité, nous nous faisons cette
question : Quelle est la politique que l’Internationale
doit suivre pendant cette période plus ou moins longue
de temps qui nous sépare de cette terrible révolution so—
ciale que tout le monde pressent aujourd’hui?
Faisant abstraction, comme le lui commandent ses
statuts, de toute politique nationale et locale, elle don
nera à l’agitation ouvrière dans tous les pays un caractère
essentiellement économique; en posant comme but : la
diminution des heures de travail et l’augmentation des
salaires; comme moyens: l’association des masses ou
vrières et la formation des caisses de résistance.
Elle fera la propagande de ses principes, car ces prin
cipes étant l‘expression la plus pure des intérêts collec—
tifs des travailleurs du monde‘entier, sont l'âme et cons—
tituent toute la force vitale de l’Association. Elle fera
cette propagande largement, sans égard pour les suscep
tibilités bourgeoises, afin que chaque travailleur sortant
de la torpeur intellectuelle et morale, dans laquelle on
s’efforce de le retenir, comprenne la situation, sache
ien ce qu’il doit vouloir faire et à quelles conditions il
peut conquérir ses droits d’homme.
Elle en fera une propagande d’autant plus énergique
et sincère, que dans l’Internationale même-nous rencon
trons souvent des influences, qui, affectant de mépriser
ces principes, voudraient les faire passer pour une théo
rie inutile et s’efforcent de ramener les travailleurs au
catéchisme politique, économique et religieux des bour—
geois.
P. J. 8

l
—114—

Elle s’étendra enfin et s’organisera fortement à travers


les frontières de tous les pays, afin que, quand la révo—
lution, amenée par la force des choses, aura éclaté, il
se trouve une force réelle, sachant ce qu’elle_doit faire
et par la même capable de s’en emparer et de lui donner
une direction vraiment salutaire pour le peuple; une or—
ganisation/internationale sérieuse des associations ou—
vrières de tous les pays, capable de remplacer ce monde
politique des États et de labourgeoisie qui s’en va.
Nous terminons cet exposé fidèle de la politique de
l’Internationale, en reproduisant le dernier paragraphe
des considérants de nos statuts généraux :
( Le mouvement qui s’accomplit parmi les ouvriers
des pays les plus industrieux de l’Europe, en faisant
naître de nouvelles espérances, donne un solennel aver
tissement de ne point retomber dans les vieilles erreurs. )
(Égalité du 28 août 1869).

XIII
QUELQUES ARTICLES
de la Solidarité.

LA QUESTION POLITIQUE.
I
‘ Nous constatons avec un bien grand regret une ten
« dance funeste qui se manifeste chez les travailleurs de
a tous les pays à introduire quelques—uns des leurs dans
( les gouvernements actuels, afin d’y obtenir quelques
u avantages immédiats pour la classe ouvrière. )

Qui disait cela ‘?


C’est 1’Egaltté du 4 décembre 1869.
Cette même Egalité qui tient maintenant un langage
si différent, jadis elle parlait comme nous, elle défendait
les véritables principes socialistes.
Ah! c’est que dans ce temps-là elle était l’organe de
l’Internatîonale dans _la Suisse romande; sa rédaction
-H5—

était remise à un Comité élu par le Congrès romand.


Les Sections lisaient l’Egalz‘te’ d'alors avec plaisir. et
personne n’aurait songé pà_demander qu’elle passàt en'
d’autres mains.
Mais un jour vint — un jour ’de malheur pour la fédé—
ration romande — où la rédaction de l’Egalité, à la suite
de faits qui seront bientôt jugés par le Comité fédéral, , '
crut devoir donner sa démission en masse : Robin,
Becker, Perron , Guilmeaux, Pinier, Dutoit, Lindegger,
se retirérent. Le journal tomba entre les mains de
M. Wæhry, le seul membre restant de la rédaction ; des
collaborateurs dont nous ne connaissons pas les noms
(l‘Egalité n'ayant pas rendu de comptes au Congrès) lui
furent adjoints par l’ancien Comité fédéral. A partir de
ce jour, l’Egalz‘te’ changea de ton. et devint ce qu’elle est
encoreaujourd’hui, un organe du socialisme bourgeois.

Nous avons ouvert cette parenthèse pour faire com


prendre à nos amis du dehors, qui connaissent imparfai
tement les affaires de la fédération romande, comment
un changement si étonnant a pu s’opérer dans les prin
cipes d’un journal qui continue à se donner pour l’or
gane de nos Sections. L’ancienne Egalité, l’Egalite’ so
cialiste-révolutionnaire est morte le 3 janvier 1870, avec
la démission de l'ancienne rédactiOn. Elle est ressuscitée
le 11 avril avec le premier numéro de la Solidarité, dans
laquelle écrivent les mêmes hommes qui rédigeaient
l’Egalité d’autrefois.
Revenons à notre sujet, la. question politique.

L’Egaliz’é, après la réflexion par laquelle nous avons


commencé cet article, reproduisait quelques passages
des conseils donnés par la Liberté, de Bruxelles, aux tra
vailleurs belges. La Liberté disait entr’autres :
« Entre la vieille Société politique et ' la future Société
« économique il y a un abîme sur lequel il faut se garder
« de jeter un pont. Rien he peut favoriser la cause des
« travailleurs comme leur ilotismé politique d’aujour
c d’hui. Le jour où elle tomberait dans le parlementaris
« me, c’en serait fait de l’avenir de la classe ouvrière.
1 Elle serait prise dans l’engrenage de la politique dite
et progressiste, laquelle ne consiste qu’à prolonger l’exis
« tance de la vieille Société et des vieux__ partis en leur
*'r"Œ

—116—

Aâ=âA arrachant des réformes, en leur imposant des replâ


trages lorsqu’il ne faut que démolir. Il s’agit de créer
un nouvel ordre de choses, non d’améliorer l'ancien
au moment surtout où celui-ci s’effondre. Si un seul
ouvrier participait au gouvernement de la «Belgique,
A quel opprobre pèserait sur la classe ouvrière après une
« fusillade comme celle de l’Epine, ou en présence d’une
loi comme celle de la milice! Les progressistes transi
à: gent avec les abus. Pour une réforme octroyée, ils se
« rangent du côté du pouvoir et deviennent exploitants
« et tyrans à leur tour. Mais les républicains socialistes
« n‘acceptent aucun rôle, aucune fonction dans un gou
« vernement basé sur l’exploitation. »
Ces paroles résument admirablement notre propre
programme, celui du Congrès romand de la Chaux—de:
Fonds. Et on le voit, il y a longtemps que ces idées
étaient les nôtres, puisque notre organe d’alors, I’Egalité,
les proclamait il y a cinq mois. —— Et chose étrange, cha
cun était alors content de l’Egalité, même nos adver
saires d’aujourd’hui (4) .‘
v v

Examinons la question de plus près, et prenonsun


exemple pour 'mieux préciser nos idées. Nous choisirons
Genève.
Pour les ouvriers genevois, il y a deux alternatives :
se mêler de politique locale, chercher à faire passer
quelques—uns des leurs dans les conseils législatif et eæév
cutif (ce sont les termes mêmes de la résolution de le
minorité du Congrès), ou bien s’abstenir de toute partici
pation aux élections, et consacrer toute leur activité à
faire de la propagande, à renforcer leurs Sections, à se
fédérer avec les Sections voisines, à organiser sur un
pied solide leurs caisses de résistance.
(l) En effet, dans ce numéro du 4 décembre 1869 , nous trouvons
le compte-rendu d’un change-banal des sociétés ouvrières de la l‘a
brique genevoise, présiué par H. Perret, et dans laquelle Grosselin
avait prononcé les paroles suivantes [nous citons textuellement le
compte-rendu] :
« Grosselin termine son discours en faisan_t appel aux ouvriers de
« la fabrique, pour qu‘ils s’abonnent à notre Journal l'Egalité au lieu
« de se contenter de le lire. L’Egali té a actuelle_mentwæ rédaction
« qui lui semble être la bonne ; c’est le journal socialiste le mieux
« renseigné sur la marche du mouvement ouvrier en Europe et en
« Amérique. Chacun doit y être abonné. »
-— 'll7 -—

Voyons ce qui arrivera, si les ouvriers genevois choi


sissent la première alternative.
Il y a deux mille internationaux à Genève. Sur ce
nombre, combien y en art—il qui jouissent du droit élec
, toral‘.’ La moitié? C’est trop dire probablement. Cepen
dant, posons que la moitié des internationaux de Genève
soient électeurs : voilà donc mille votants.
Que feront ces mille votants? Donneront—ils l’appui de
leurs suffrages a l’un des partis politiques existants, les
radicaux et les indépendants, ou bien se constitueront
ils en troisième parti?
Voilà une première question qui sera déjà la cause de
bien des dissensions. Chacun le sait, il y a dans l’Inter—
nationale bon nombre d’ouvriers qui, par tradition, se
rattachent encore à l’un ou l’autre des partis politiques.
[ Ceux-là iront voter, les uns pour Fazy, les autres pour
' la ficelle ; quand ils se rencontreront au Cercle internan
tional, pourront-ils se serrer la main avec cordialité?
n'est—il pas probable au contraire qu’ils se querelleront,
qu’ils s’échaufi‘eront, et le Cercle ouvrier ne pourrait-il
pas,'à la veille d’une élection, se trouver transformé
en succursale de la boite à giffies? On nous dit même
que cela a failli déjà arriver, une fois. Prenez-y garde,
ouvriers genevois : c’est la bourgeoisie qui rirait bien de
vous voir vous donner des bourrades pour ses beaux
yeux.
Mais supposons que cela ne se passera pas ainsi, et,
mettons les ch0ses au mieux. Nous admettons que tous
les internationaux ont rompu à jamais avec les partis
bourgeois, et qu’ils forment à Genève un seul parti com—
pact et résolu d’ouvriers socialistes. Très-bien. Ce parti
aura-t-il la majorité dans les élections? Sera-t-il assez
fort pour l’emporter sur les deux autres qui se coalise
ront contre lui? Non, c’estimpossible : il suffit de se rap
peller qu’il y a Genève huit mille électeurs prenant part
au vote : les ouvriers seront à peine un contre quatre ,
ils seront battus, c’est clair comme lejour.
Cependant, allons plus loin , et accordons que les ou
vriers auront pu triompher, au moins partiellement, dans
les élections. Nous supposons qu’ils aient fait passer
deux ou trois des leurs “au Conseil d’Etat. Ces ouvriers
devenus conseillers d’Etat resteront—ils,fidèles au socia—
lisme? n’est-il pas probable que le pouvoir leur tournera

u'u"
"

r
118

la tête, leur corrompra le cœur, et qu’aussitôt-arrivés à


cette position bourgeoise par excellence, ils renieront
leur anciennes convictions“? L’histoire nous apprend que
cela est toujours arrivé ainsi. ’
Nous voulons admettre néanmoins, pour continuer
notre raisonnement, que les socialistes placés de la sorte
dans le gouvernement de Genève seraient des hommes
incorruptibles, des êtres exempts de toutes les faiblesses
de la nature humaine. Une fois au Conseil d’Etat, que fe
ront-ils ‘?’
Ils essaieront des réformes? Mais leurs collègues s’y
opposeront. — Voilà que nous sommes encore obligés
d’admettre que les socialistesseront en majorité au Con
seil d’Etat. Soit. Mais ce Conseil d'Et'at socialiste, que
pourra-t-il faire en face d’un Grand Conseil bourgeois?
-—— Il faut donc admettre que la majorité du Grand Con
seil sera composée d’ouvriers. Mais dans ce cas, ouvriers
genevois, si vous êtes assez forts, assez nombreux, assez
unis, pour vous emparer du Conseil d’Etat et du Grand
Conseil, à q'ùoi bon conserver ces formes gouvernemen—
tales établies par la bourgeoisie ‘? Supprimez ce gouver
nement qui n’a plus de raison d’être dans une société
égalitaire, et faites la révolution. '
i

a t
C’est ici que nous attendons nos contradicteurs. ——
-—- Nous voulons éviter la révolution si c’est possible ,
disent-ils; nous voulons, au moyen de réformes con
stitutionnelles, arriver peu à peu et sans secousses
violentes a abolir tous les privilèges et à établir l’éga—
lité. '
Ce projet est très-beau, sans doute, mais c’est une uto—
pie qu’on est étonné d’entendre énoncer à des hommes
qui devraient avoir réfléchi. Quoi l vous pensez pouvoir
échapper à la révolution? vous n’avez donc aucune idée
claire de ce qui doit se passer pour que le travail soit.
affranchi! I
Nous vous supposons au pouvoir, socialistes non ré—
volutionnaires. L’un de vous est chef du département
militaire. Que doit-il faire? — conserver l’ordre de cho
ses existant, en le réformant dans quelques détails?
non, c’est le programme du libéralisme bourgeois; un
socialiste doit abolir entièrement l’armée: et voilà la RÉ
vowr‘rox. . ‘
—119—

Un de vous est chef du département de justice et po“


lice. Que doit-il faire? — replâtrer un peu les vieilleries
juridiques, changer le personnel des tribunaux, épurer
la police? non, c'est le programme du libéralisme bour
geois; — un socialiste doit abolir tout ce qu’on a appelé
justicejusqu’d présent; et voilà la RÉVOLUTION.
Un de vous est directeur des cultes. Que doit—il faire ‘!
— régler sagement les rapports de l’Etat et des corpora
tions religieuses, détendre la société contre les empiète—
m’ents du clergé, chercher à. constituer l’Église libre dans
l’Etat libre? non, c'est le programme du libéralisme
bourgeois; —— un socialiste doit dire : il n’y a pas de di
recteur des cultes, il n‘y a plus de cultes publics, il n’y a.
que la liberté : et voilà la RÈVOLUTION.
Un de vous est directeur des finances. Que doit-il
faire? — alléger le budget. diminuer les impôts, éteindre
la dette publique ‘? non, c’est le programme du libéra—
lisme bourgeois; — un socialiste doit supprimer le bud—
get, abolir les impôts existants ; et laisser la société nou
velle-organiser les services publics comme elle l‘entendra:
et voilà la RÉVOLUTION. *.

La logique est de notre côté, à nous qui savons claire


ment ce que nous voulons. et qui le disons avec fran
chise. Et c’est pour cela que tôt ou tard ceux des ou
vriers qui sont encore restés en arrière, et qui se laissent
bercer par les paroles trompeuses des endormeurs, mar—
cheront avec nous dès qu’ils auront ouvert les yeux à la.
vérité.
Le moment n’est pas éloigné où à Genève et partout,
le peuple fera ce raisonnement : Les uns veulent nous
conduire aux élections; ils veulent un Gouvernement ou
vrier, un Etat ouvrier; avec ce système, il faudra natu
rellement qu’il y ait encore dans l’avenir des hommes
d’Etat: et qui seront ces hommes d’Etat‘.’ précisément
ces Messieurs qui nous recommandent si fort d’aller vo—
ter, et qui veulent tout bonnement se mettre à la place
des gouvernements actuels.
Les autres nous disent : Il faut une société où tous se—
ront égaux dès leur entrée à la vie; où tous devront trav
vailler de leurs mains et de leur tête ; où personne n’aura
plus le droit d’exercer aucune autorité au nom de per—
sonde, où il n’y aura par conséquent plus de gouverne

W
'W
—.120-—

ment. plus d’Etat, plus d’hommes d’Etat; où les travail—


vailleurs, librement groupés, librement fédérés, adminis
treront eux-mêmes leurs affaires sans aveirà subir la tu
telle de personne.
Lesquels sont les véritables socialistes, et lesquels sont
les ambitieux ‘?
Et quand le peuple aura raisonné de la sorte, son
choix sera bientôt fait.
(Solidarité du 30 avril 1870).
Il
En lisant dans 1’Egalité le Rapport des Sections genc
voises sur la question de l’attitude de l’Internationale vis
à-vis des gouvernements, notre première réflexion a été
celle-ci : Quel dommage que la majorité et la minorité
du Congrès romand se soient séparées, au lieu de traiter
en commun leur ordre du jour! Combien il eût été plus
facile, dans une discussion, de s‘expliquer clairement, de
faire disparaître certains malentendus, et d’arriver peut—
étre à l’union! et combien cette manière de s’éclairer
mutuellement eût été préférable à cette polémique sans
conclusion possible, a laquelle se livrent aujourd’hui
l'Egalité et la Solidarité.
Mais enfin , ce qui est fait est fait. N’en parlons plus,
et tâchons, s’il se peut, que des articles de journaux
écrits avec modération et dans le désir sincère d’arriver
à la vérité, sorte quelque profit pour la cause du socia
lisme.

Examinons un àun les ârguments contenus dans le


Rapport genevois, contre notre opinion et en faveur de
la participation des travailleurs à la politique.
Le rapport nous objecte d’abord que l’abstention en
politique équivaudrait à dire: « Ouvriers, consentez à
« être écrasés sans trêve ni merci d‘impôts directs et in
» directs toujours croissants, a être privés de la liberté
» de la presse et de réunion, a être emprisonnés, a voir
» l’intelligence de vos enfants s’abrutir dans une ignorance
» complète; » — il prétend résumer notre principe en
ces mots : « l’indifférence pour ce qui se fait journelle
» lement de par l’autorité des gouvernements. )
Cette manière d’interpréter notre opinion est complé
lement erronée. Nous nous sommes déjà expliqués là
— 121 -—

dessus dans le n0 5 de la Solidarité. Nous sommes bien


loin d’être indifférents à l’égard du mal que nous font les
gouvernements; mais nous ne croyons pas que le moyen
de les combattre soit la participation aux élections ; tout
au contraire, à notre avis, c’est le moyen de les soutenir
et de les faire durer. Nous ne voulons des gouvernements
qu’une chose : leur destruction; et en attendant, nous
nous contenterons, lorsqu’il faudra sauvegarder contre
leur arbitraire quelque liberté essentielle, de les tenir en
respect par une attitude énergique. Voici, par exemple.
selon nous, ce que les ouvriers pourraient et devraient
faire en Suisse :
On a arrêté illégalement un socialiste : que le peuple
se réunisse en meeting, qu’il fasse une formidable pro
testation contre l'injustice commise ; qu’il rappelle ainsi
au gouvernement que lui, peuple, est le vrai souverain;
et le gouvernement aura peur et cèdera.
On appelle sous les armes un bataillon, pour compri—
mer une grève sous prétexte de protéger la liberté du
travail : que les soldats-citoyens refusent de marcher, et
que l’Internationale annonce hautement qu’elle est de
cidée à opposer la force à la force; le pouvoir reculera
devant la guerre civile.
On voudra essayer (ceci est une hypothèse invraisem
blable, faisons-la cependant) -— on voudra essayer d’em
pêcher une réunion ouvrière: que les ouvriers se réu
nissent quand même; et si la police veut employer la
violence, qu’elle trouve des hommes pour lui tenir tête
jusqu’au bout.
La minorité du Congrès romand — si nous avons bien
compris sa résolution ——— n’entend se servir des candida
tures ouvrières que comme moyen d’agitation : nous lui
offrons là. des moyens. d’agitation bien autrement effi
caces que lîélection de quelques ouvriers au Grand-Con—
seil et au Conseil d’Etat. Et leur mise en pratique awléjà
été essayée par les Genevms enxsmêmes, lorsque les ou
vriers en masse sont intervenus, non sans succès, auprès
du Conseil d’Etat a l'époque de la grève des bâtiments.
Cela demande, il est vrai, une certaine dose d’énergie,
et un sentiment puissant de solidarité. Il est infiniment
plus facile d’aller déposer bien tranquillement un bulletin
de vote dans une urne : mais ce n’est la qu’une inno—
cente comédie; et pour notre compte, si nous protes
—122—

tous une fois contre l’arbitraire, nous voulons protester


sérieusement. ' '
i i

Le Rapport dit que notre ligne de conduite est précisé


ment celle que nos adversaires désirent voir adopter aux
ouvriers.
A cette affirmation. que le Rapport n’atppuie sur au
cune preuve, nous avons à opposer des faits.
D’abord, pour ce qui concerne notre politique canto—
nale, on a vu , par l’article du National suisse que nous
avôns rop_roduit, combien la bourgeoisie redoute de voir
les ouvriers déserter les élections. _
En France, à propos du plébiscite, que disaient les
journaux du gouvernement? Ils combattaient surtout
l’abstention, qui leur paraissait plus à craindre que tous
les votes non des républicains bourgeois. Les rigueurs
du gouvernement ont été spéCialement dirigées contre
l’organe des abstentionnistes, la Marseillaise. Emile Olli
vier répétait sur tous les tons : Votez comme vous vou
drez, pourvu qu’il n’y ait pas d’abstentions! — Est-ce
assez clair ‘? '
En Belgique, ce sont les libéraux bourgeois qui deman
dent-le suffrage universel; les socialistes n’en veulent
pas, et leur programme, la Représentation du Travail,
est exactement le même que le nôtre. Peut-on dire ce
pendant que ce programme fasse plaisir au gouvernec
ment belge ‘?
Il faut renoncer une fois pour toutes à ce genre d’ar
gumentation, la même dont se servaient autrefois contre
nous les républicains bourgeois. Ces derniers ont répété
à satiété aux socialistes : « Vous faites, sans le vouloir,
les affaires de la réaction. » Aujourd’hui l’Egalité dit à la
Solidarité : « Votre désir équivaut parfaitement au désir
de nos ennemis. » L’un est aussi vrai que l’autre.
i

Le Rapport s’occupe ensuite d’une objection faite par


nous au système des candidatures ouvrières , savoir
( que les ouvriers ne peuvent rien faire dans les régions
gouvernementales. » A cette objection. le Rapport fait
la réponse la plus singulière que l’on puisse imaginer.
C’est justement, dit le Rapport, parce que les candida
tures ouvrières sont impuissantes, que les abstentionnis tes
devraient se hâter de se joindre à nous pour élire des
+423—

candidats ouvriers, afin que ces candidats, une fois dans


les Conseils législatifs ou exécutifs, puissent dire à leurs
électeurs : «1 Nous sommes impuissants à faire quelque
chose pour vous; » -— et que les masses travailleuses
soient ainsi guéries de leur foi aveugle dans la vertu des
gouvernements.
Mais, répondons-nous, la guérison est déjà un fait ac—
compli; il n’y a pas besoin de nouvelles expériences, et
chez nous du moins les masses travailleuses n'ont plus
aucune foi dans la vertu des gouvernements. Ce qui le
preuve, c’est justement le note des délégués de la majo—
rité du Congrès romand; car ces délégués exprimaient,
non-seulement leur opinion personnelle, mais celle des
ouvriers qui les avaient envoyés.
Nos expériences sont faites depuis deux ans. Nous
aussi, nous avons soutenu autrefois les candidatures ou—
vrières, et nous en avons reconnu l’impuissance et le
danger. Les ouvriers neuchâtelois se rappellent la cam
pagne électorale de 1868; ils ont trouvé la leçon suffi
sante. Les candidats ouvriers élus à la Chaux-de-Fonds
siègent au Grand-Conseil : que font-ils pour la cause du
socialisme révolutionnaire? Ils devraient donc. pour se
conformer au Rapport (qu'ils ont voté aussi), déclarer
leur impuissance à leurs électeurs, et déposer leur man
dat : c’est de quoi ils se garderont bien. —- Mais au moins
ces candidatures ouvrières n’ont-elles pas été un moyen
d‘agitation, de propagande? Oui, elles ont si bien agité
les ouvriers, qu’elles sont devenues l‘occasion de la crise
socialiste de nos Montagnes. dont on peut relire l’histoire
dans la polémique de la Montagne et du Progrès. Une
agitation semblable est funeste et non pas profitable, car
elle ne sert qu’à irriter les esprits, qu’à retarder la pro—
pagande, et à permettre aux ambitieux de pêcher en eau
trouble.
Les ouvriers genevois ont eu leurs leçons aussi, une
première fois lorsqu’ils ont essayé de présenter une liste
de candidats pour le Grand—Conseil, une seconde fois
lorsqu’ils ont mis en avant la candidature d’un ouvrier
au Conseil d’Etat. L’Internationale a échoué dans ces
deux circonstances, parce qu’elle n’est forte que sur le
terrain économique, et que, lorsqu’elle accepte la lutte
dans des conditions où tout est favorable aux adversaires,
elle doit nécessairement être vaincue.
L
."-I.
.‘-n.u|

—124— -
ä.‘.
'|.
Et les Balois, avec leur député Frey, et les Zuricois,
avec leur législation directe, ont-ils donc si bien réussi?
Et s’il ne s’agissait que de faire une expérience destinée
à éclairer les ouvriers, l’expérience n’est—elle pas con
cluante, et n’est—il pas temps de marcher résolùment
dans une voie nouvelle? Le fiasco des irréconcilîables
français, qui devaient démolir l’empire, la déclaration si
franche du socialiste allemand Bebel, qui a avoué l’autre
jour qu’il n’y avait rien à faire au Reichstag — tout cela
ne suffit—il pas à nous ouvrir les yeux? Et prétend—on
que, pour avoir le droit de nous dire convaincus, nous
devions recommencer une fois encore laisérie de nos ex
périences ? Allons donc,votre argument est une mauvaise
plaisanterie ! '
. \ c t

Nous n’insisterons pas sur le point suivant : Il s'agit


de Savoir si les ouvriers parvenus au gouvernement pour
raient se corrompre. Nous avions répondu d’abord affir
mativement sur ce point; le Rapport,.au contraire, as
sure qu’il n’y a rien à craindre de semblable. Nous ne
demandons pas mieux que de le croire, et malgré les
exemples du passé, nous préférons ne mettre en doute
l’honorabilité et l’incorruptibilité de personne.
Seulement cette concession que nous faisons à nos
contradicteurs n’avancera guère leurs affaires; en effet,
les hommes du gouvernement auront beau être incor
ruptibles, ils n’en seront pas moins impuissants à rien
améliorer; nous l’avons surabondamment prouvé. Pas
sons outre.
t à

Le Rapport suppose ensuite que nous affirmons « que


n l’agitation politique est dangereuse, parce que les ou—
» vriers s‘occuperaient ainsi uniquement de la politique.
» et abandonneraient les questions sociales. » —— Et par
tant de la, le Rapport nous reproche de prendre les
ouvriers pour « des enfants qu’il faudrait guider, qui ne
» comprennent pas leurs intérêts essentiels et qui, un
» beau jour, oublieraient facilement toutes leurs misères
» pour porter uniquement leur attention sur une élection
» quelconque. >>
Nous repoussons de toute notre énergie ce que le Rap
port nous impute la. Nous ne prétendons rien de sembla
ble. Nous disons seulement que les ouvriers qui font chez
——125—

nous de la politique, n’ont pas encore compris leurs véri


tables intérêts, qu’ils font fausse route, -— les ouvriers
peuvent bien se tromper, ce ,n’est pas un crime que de
le dire. Et nous qui sommes instruits par les expériences
que nous avons faites, nous qui nous sommes trompés
au début de notre action socialiste, nous croyons bien
faire de signaler à nos compagnons les écueils que nous
avons rencontrés, pour qu’ils les évitent si possible.
Voilà tout ce que signifie la résolution du Congrès ro
mand, et nous ne comprenons pas que le Rapport puisse
relever dans notre principe aucune « tendance autori
taire: » ,
C’est du reste un de nos sujets d’étonnement depuis’
quelque temps, que la manière dont ce mot autori
taire est employé dans la polémique au sujet du
Congrès romand. On nous a appliqué cette épithète
à plusieurs reprises, à nous qui voulons la suppres
sion de toute autorité, l’an-archie, et ceux qui nous
ont fait ce reproche sont précisément des hommes qui
se déclarent communistes. c’est-à-dire autoritaires, et
partisans du maintien de l’Etat, c’est-à-dire encore auto*
ritaires. Il serait vraiment nécessaire, pour que les dis
cussions ne deviennent pas absolument incompréhensi
bles, de définir d’une manière précise le sens dans
lequel sont employées certaines expressions dont on
abuse.

La fin du Rapport manqué un peu de clarté; nous


tâcherons cependant d’en faire ressortir les idées princi—
pales. ,
Nous devons participer a la politique , dit le Rapport,
parce qu’il faut connaitreà fond un système quand on
veut le renverser. C’est ainsi que les libres-penseurs,
pour attaquer la religion, ont dû se rendre familiers avec
les doctes subtilités de la théologie.
Cette argumentation renferme un sophisme. Oui, il
faut connaître ce qu’on veut combattre; aussi nous ne
songeons pas àpondamner l’étude des institutions politi
ques. Le sophisme consiste à confondre l’étude de la po
litique avec la participation à la politique. Nous croyons
que les ouvriers sont édifiés très suffisamment sur les
désordres des gouvernements, sur l’injuste répartition
des impôts, sur les iniquités juridiques, sur les abus mi—_
g
r"l

126 '

litaires, etc., etc. ; et à supposer qu’ils ne le' soient pas,


ils n’auront qu’à lire les journaux ou à écouter les ora
‘ teurs des meetings. Mais nous ne comprenons réellement
pas comment le fait de donner ledr voix à un candidat
ouvrier, pourrait contribuer à l’éducation politique des
travailleurs.
Autant vaudrait dire que, pour mieux combattre l’E
glise, il faut que les libres-penseurs assistent régulière
ment au 'prêche et cherchent même à introduire quel
ques-uns des leurs dans les rangs du clergé.
Plus loin, le Rapport dit que la politique aura pour
résultat de former ( des hommes à nous.qui sachent dé—
« brouiller toutes les contradictions entre le passé et
'( l’avenir, qui sachent comment faire éviter à la réorga
«_ nisation sociale et politique les fautes funestes qui ont
c donné la mort a plus d’une révolution. Autrement, on
« se verrait de nouveau dans la situation de 48: il fau
« drait de nouveau s’adresser aux hommes des anciens
« régimes, etc.‘»
Ce passage est instructif. Il confirme d’une manière
éclatante ce que nous avons écrit dans le n° 4 de la
Solidarité. Nous disions : ‘
« Les uns veulent nous conduire aux élections; ils
àhlAâfih veulent un Gouvernement ouvrier, un Etat ouvrier;
avec ce système, il faudra naturellement qu’il y ait
encore dans l’avenir des hommes d’Etat: et qui seront
ces hommes d’Etat‘? précisément ces Messieurs qui
nous_ recommandent si fort d’aller voter, et qui veulent
tout bonnement se mettre à la place des gouverne
ments actuels. »
N’avions—nous pas raison de parler ainsi? Le Rapport
ne dit-il pas qu’il faut que nous ayons « des hommes qui
sachent débrouiller toutes les contradictions, etc., etc. ? o
Et avez-vous remarqué que le Rapport parle d’une réor
ganisation sociale et politique?
La différence entre les deux tendances se montre ici
dans tout son jour. Les uns veulent un Etat politique
ouvrier, avec un gouvernement; l’Etat sera démocrati—
que au possible, le gouvernement sera élu”par le suffrage
universel, le peuple votera directement sur les lois; tou—
jours est—il que l’on conservera l’Etat, le gouvernement
et les hommes d'Etat. Autant qu’on peut se figurer la
chose, ce serait une république analogue à celle établie
.v“H*"

par la Constitution française de 1793 , avec des réformes


sociales en plus. _
Nous, au contraire, nous voulons dans l'avenir la sup
pression complête de l’organisation politique, fondée sur
les relations de gouvernants à gouvernés; nous ne con
cevons, pour des travailleurs libres et égaux, d’autre
société possible que la société économique, fondée sur
les relations de producteur à consommateur. A nos yeux,
l’Etat, qui porte avec soi les idées de nationalité et d’au
torité, doit disparaître, et il ne restera plus que la société
humaine, se groupant librement en fédérations. La loi,
formule de l’autorité, imposée par l’Etat, doit disparaître
aussi, et être remplacée par le contrat, expression de la
liberté. Quant aux hommes d’Etat, aux Messies de la ré
volution future, nous n’en voulons pas ;" il faut que cette
révolution, pour être autre chose qu’un jeu sanglant et
stérile, soit d’abord comprise par chaque travailleur, et
qu’elle se fasse, non dans quelque centre intellectuel,
non par les décrets d’une Assemblée, d’une Convention,
mais dans l’atelier même, dans chaque maison de cha—
que rue, de manière qu’elle soit une transaction accom
plie directement entre le patron et le salarié, dans cha
que atelier, et si possible, paisiblement et à l’amiable.
Et ces derniers mots ne sont pas une ironie; la chose
pourrait se faire ainsi, si l’Internationale était assez puis
samment organisée pour agir avec ensemble sur tous les
points à la fois à un moment donné, de manière à. enle
ver d’avance à la bourgeoisie toute velléité de résis—
tance.
' J ‘ »
Nous relèverons dans le Rapport une dernière re—
marque, avec laquelle nous sommes entièrement d’ac
cord.
« Nous devons compter avec les faits qui se produisent
« parmi les ouvriers de tous les pays ; nous serions en
« core une fois autoritaires et doctrinaires, si nous vou
( lions imposer aux ouvriers quelque système élaboré
« par des savants dans leurs cabinets. Eh bien! voyez
« ce qui se passe en Angleterre, en France (1), en Alle—
« magne, en Amérique. Les ouvriers de tous ces_ pays
(’1) Il n’est pas exaçt de ranger la France au nombre des pays favo
rables_aux candidatures ouvrières. La plupart des Sectiohs y sont au
contraire opposées.
—128—

« prennent une vive part aux élections; partout ils po—


« sont des candidatures ouvrières, etc. »
Oui, nous devons compter avec les faits existants. Et
c’est pourquoi nous déclarons que si les Anglais, les Al
lemands,‘les Américains ont un tempérament qui leur
fait voir les choses autrement que nous, si leur concep
tion de l’Etat diffère de la nôtre, si enfin ils croient ser
vir la cause du travail au moyen des candidatures ouvriè
res, nous ne pouvons pas leur en savoir mauvais gré.
Nous pensons autrement qu’eux; mais, après tout, ils
sont plus compétents que noïîs pour juger de la situation
chez eux, et, d’ailleurs, s'il leur arrive de se tromper en
ce moment, l’expérience leur fera reconnaître leur erreur
mieux que ne le pourrait faire tout le raisonnement des
théoriciens.
Mais nous demandons, à notre tour, à être mis au bé
néfice de la même tolérance. Nous demandons qu’on
nous laisse juger quelle est la tactique qui convient le
mieux a notre position, sans en conclure dédaigneuse
ment à notre infériorité intellectuelle, Et lorsqu’un mou
vement anti-politique se produit avec autantde puissance,
lorsque des hommes des nationalités les plus diverses,
des Belges, des Hollandais, des Suisses, des Français,
des Espagnols, des Italiens, y participent, il nous semble
juste de reconnaître la aussi un fait qui a le droit d’être
respecté. >
Travaillons chacun dans notre voie; élaborons nos
théories, en tenant compte de l’expérience de chaque
jour; tâchons de nous défaire de toute prétention au
dogme, à l’absolu; discutons de bonne foi, sans arrière
pensée personnelle ; il est impossible que la vérité ne se
dégage pas du grand débat qui préoccupe en ce moment
toute l’Internationale. Et lors même que nous n’arrive
rions pas à nous mettre d’accord, rappelons-nous que,
dans ces questions-là, la vérité n’est pas une, mais mul
tiple, c’est-à-dire que ce qui convient à certains groupes
d'hommes peut n’être pas approprié à d’autres, et-lais
sons chaque groupe se choisir en toute liberté l’organi
sation, la tactique et la doctrine qui résulte pour lui de la
force des choses.
(Solidarité du 4 juin 1870.)
129

LA COOPÉRATION.
1.
Voici le texte de la résolution du Congrès romand (1)
relative à la coopération:
« Le Congrès romand,
» Considérant que la coopération de production ne
peut pas se généraliser dans la société actuelle, parce que,
si d’un côté quelques travailleurs peuvent, par leurs
propres épargnes ou avec le secours des autres travail
leurs, être mis en ossession de leurs instruments de tra
vail, il est impossi le d’un autre côté de procurer les ins—
truments de travail à la totalité des travailleurs, à moins
d’exproprier les détenteurs des capitaux;
et Que cette impossibilité est surtout évidente lorsqu‘il
s’agit des grands instruments de travail, l’usine, la mine,
la terre; et qu’ainsi les corps de métier les plus soufirants
sont récisément ceux qui peuvent le moins se constituer
actue lement en coopération;
« Qu’ainsi, tandis que la plus grande partie des travail—
leurs resteraient misérables, une minorité, enrichie par la
coopération, irait augmenter les rangs de la bourgeoisie;
« Considérant en outre que la coopération de consom
mation, lorsqu’elle est fondée sur des bases réellement so
cialistes, sans aucun avantage réservé au capital, peut
avoir une utilité relative pour soulager la misère de quel—
ques travailleurs, pour les grouper et les organiser;
« Mais que néanmoins la coopération de consomma
tion, si elle se généralisait dans l’état actuel de la société,
de manière à procurer à la totalité des travailleurs la vie
à meilleur marché, aurait pour résultat un abaissement
général des salaires, le salaire n’étant que la portion stric
tement nécessaire pour vivre laissée par le capital au tra
vail;
t Déclare :
c Que la coopération est la forme sociale qu’adoptera
le travail après ’émancipation des travailleurs; mais qu'il
neflpense pas que la coopération soit le moyen d’opérer
l’a ranchissement complet du prolétariat, qui ne peut
avoir lieu que par la révolution sociale internationale. »
(1) Il s’agit de la majorité du Congrès, représentée par la Solida
rité.
P. J. 9
130
.
I!

Il est bien difficile, ou plutôt il est impossible de traiter


d’une manière complète, dans des articles de journaux,
des questions comme celle que résume la résolution qu’on
vient de lire. Les articles de journaux, pour être lus, ne
doivent présenter que des réflexions courantes et frappan
tes. des arguments facilement compris de tous : les longs
développements, les expositions scientifiques, tout ce qui
demande une attention trop soutenue, tout ce qui exige
des expressions autres que celles du langage ordinaire, ne
pept pas trouver sa place dans les colonnes d’un jour
ne .
Ceci expliquera pourquoi nous nous bornons à ajouter
àla résolution du Congrès relative à la coopération, au lieu
d’un travail étendu et complet, quelques observations
toutes simples.
v:
0.

Il est clair comme le jour que les ouvriers du Creu


zot ne peuvent pas se mettre en coopération. Où trouve—
raient—ils les fonds nécessaires pour acquérir un outillage
pareil à celui que possède M. Schneider Et si, parimpos
sible, ils réussissaient à se procurer le capital qui leur
manque, comment pourraient—ils lutter contre la concur»
rance“? M. Schneider aurait bien vite retrouvé des ou—
vriers; lui et les autres usiniers ses collègues sont en état
de faire des sacrifices que ne peut pas s‘imposer une so
ciété coopérative; en peu de temps les coopérateurs se—
raient écrasés. - .
Il en est de même dans toutes les grandes industries.
Les mineurs ne peuvent pas acquérir la mine, les fileurs
ne peuvent pas acquérir la fabrique, en mettant de côté le
superflu de leur salaire pour constituer un capital.
Cependant c’est dans la grande industrie surtout qu’il
est urgent de porter remède au malaise social. Quelle va
leur comme moyen d’émancipation de l’ouvrier a donc la
coopération, puisqu’elle est impuissante dans la grande
industrie? ‘
c
.‘

Il y a une chose que chacun de nous sait, et que l’ex-—


pénence de ces derniers temps a mieux fait voir encore :
c’est que les fonds dont peuvent disposer les sociétés ou
—l3i—

vrières sont à peine suffisants our soutenir les grèves.


De toutes parts en fait appel à a bourse du travailleur :
cotisations dans les sections, abonnements aux journaux,
souscriptions à droite et à gauche, et puis grève sur grève,
sans re âche: et cette situation s’aggravera toujours, car
la lutte est résolument engagée entre le capital et le tra—
vail : il faut marcher, il faut combattre, il faut payer les
frais de la guerre, jusqu’au jour de la victoire.
Et c’est dans un moment aussi critique. lorsque l’Inter—
nationale a besoin d’un effort suprême pour faire face rien
qu’aux choses absolument indispensables, qu’on propose
aux ouvriers de faire des économies pour se met—
tre en coopération? ou même de dissiper les fonds des
caisses de résistance, en les prêtant à des coopérateurs?
Mais c’est justement là ce que voudraient nos ennemis.
Bismarck, Bonaparte, Gladstone, le Journal de Genève,
sont des partisans de la coopération. Puisqu’ils nous la
conseillent, gardons—nous en comme du feu; — et tâchons
d’ouvrir les yeux aux quelques socialistes qui, ne com
prenant pas la réalité de la position, seraient disposés à
donner dans ces chimères. )
0
' O

Il existe dans la fédération romande des coopérations


de production. Si nous en parlons, ce n’est donc pas sim
plement par ouï—dire, c’est pour avoir éprouvé la chose.
\ Eh bien, les ouvriers qui, en créant ces coopérations,
avaient cru assurer leur indépendance se sont bien vite
aperçus qu'ils étaient plus assujettis encore que chez un
patron. En effet, on n’est plus sous la dépendance d’un
seul homme, mais en échange on se trouve l’esclave de
toute la clientèle; et si, à l’atelier, il fallait se taire pour ne
pas déplaire au patron, à la coopération il faut se taire pour
ne pas déplaire au public. _
Pour qu’une coopération prospère, il faut qu’elle re
nonce à faire du socialisme, et qu’elle se résigne à faire
comme tout le monde; pour vivre dans un milieu bour—
geois, elle doit accepter des conditions bourgeoises. Dès
lors, à quoi sert—elle?
-a
.1
On a déjà fait souvent la remarque peu encourageante
que, dans la plupart des coopérations, les associés ne par
venaient pas à s’accorder entre eux.
1
—— ’13? —

Ce n'est pas étonnant. Dansl’état de demi-barbarie où


nous vivons, la sociabilité laisse beaucoup à désirer : nous
n’avons pas appris à nous aimer, à nous su porter, à tra
vailler de concert. à vivre en égaux et en rères.
C’est pourquoi- nous disons que la coopération est la
forme sociale de l’avenir.
Au lendemain de la révolution, les travailleurs s’orga
niseront coo érativement; la force des choses le veut
ainsi. Au dé ut ils auront bien de la peine à s’entendre:
les coopérations naissantes verront dans leur sein bien
des discordes, bien des querelles; nous ne sommes pas des
utopistes qui croyons qu’il suffit de démolir ce qui existe
pour trouver derrière le paradis terrestre. ,
Seulement, la base de la société étant changée, les gé
nérations à venir, au lieu d'être abruties au berceau.
grandiront dans un milieu où leurs facultés se dévelop
peront d’une manière harmonique, et elles pourront réa—
liser ce que leurs pères n’auront qu’entrevu. Pour nous,
nous périrons à la tâche, nous le savons. Nous marche—
rons quand même.
il
ou

Pour terminer, un mot sur la coopération de consom


mation
Il ne faut pas croire que la résolution du Congrès ro
mand condamne cette forme de coopération; en aucune
façon, pas plus qu‘elle ne condamne d‘ailleurs la coupe
ration de production. 7
Nous disons seulement : la coopération de production
est impossible, sauf de rares exceptions; et la coopération
de consommation ne peut faire qu‘un bien momentané.
Mais du reste, que ceux qui veulent essayer de l'une ou
de l’autre essaient.
Même, dans bien des cas, la coopération de consomma—
tion ourra avoir d’excellents résultats. Elle ne produirait
un a aissement de salaires qu’à la condition de se géné
raliser; et comme il est presque certain qu’elle ne se gé
néralisera pas, ceux qui voudront profiter des petits avan
tages qu’elle procure n’ont rien à craindre. Ainsi, que des
ouvriers s’associent pour faire leurs achats en commun; .
qu'ils achètent un sac de farine, des pommes de terre, du
café, un porc, etc., et qu"ils économisant ar leur associa
tion quelques centimes; cela sera agréab e aux ménagè
— 133 -—

res, et leur fera comprendre déjà que le ménage sociétaire


revient à meilleur marché que le ménage isolé. .Mais
qu’ils ne se figurent pas que la consommation coopérative
est le dernier mot du socialisme; et que les bénéfices de
la coopération ne leur fassent pas dédaigner et négli
ger la chose essentielle, la caisse de résistance.

11
—— Mon cher ami, il y a. dans le projet Genevois de
former des coopérations au moyen des fonds des caisses
de résistance, une chose que vous avez mal comprise. Il
ne faut pas croire que les coopérations ainsi formées
aient pour but de procurer du bénéfice a ceux qui en fe
ront partie, et qu’on en vienne par la à créer dans le
sein de la classe ouvrière une catégorie de privilégiés.
Il n’en est rien. Le travailleur, dans la coopération , doit
être payé.d’après le tarif ordinaire des ateliers des pa—
trons. Le surplus du gain ne doit pas se partager entre
les coopérateurs : il doit être versé dans les caisses de
résistance. De cette manière, les associations coopéra
tives seront pour l’argent des caisses de résistance un
placement bien plus avantageux que les banques bour—
geoises, puisque d’abord, les fonds seront prêtés, non a
des ennemis qui s’en servent pour nous opprimer, mais
à des amis qui les emploient à avancer l’œuvre de notre
affranchissement; et en second lieu, puisque les associa—
tions coopératives feront rapporter à ces fonds des béné—
fices certainement plus considérables que les intérêts que
payerait un banquier.
"Ù.

-— Mais il reste à savoir si les coopérateurs qui auront


emprunté leur capital à la caisse de résistance, auront
assez d’ouvrage, je ne dis pas pour faire assez de bénéfi
ces, maisseulement pour vivre. Une société coopérative
est nécessairement soumise à toutes les lois économiques
qui régissent le monde commercial et industriel. Chaque
nouvel atelier, chaque boutique nouvellement ouverte ,
doit passer, avant de se faire connaître, par une période
de crise; il faut que l’entreprise nouvelle, qui veut se
créer une place au milieu de la concurrence de ses
rivales, puisse se contenter d’un gain très médiocre;
il faut même souvent qu’elle soit en état de suppor
——l34—

ter pendant plusieurs années une série de déficits. A


ce jeu, les trois-quarts succombent, un quart à peine
réussissent : les nombreuses faillites de tous les jours
vous le prouvent.
Pour pouvoir faire face a la concurrence, qui ne
prend pas en considération la situation plus ou moins
intéressante des individus, le chef d’atelier -— ou, dans
la coopération, le groupe qui le remplace ——- doit pos
séder des moyens financiers qui lui permettent de ré
sister au chômage pendant les premières années; sans
cela il sera perdu. Comment donc oserait-on risquer
un capital de résistance, en le plaçant dans une en
treprise aussi hasardeuse"? Les travailleurs amassent
trop péniblement leurs centimes, pour qu’il-soit pos—
sible de faire courir à leur argent des risques pareils.
J'ai encore une autre observation a vous faire. Les
grèves ne cessent pas. Au contraire, elles deviennent
toujours plus fréquentes, toujours plus considérables;
partout les ouvriers montrent la résolution bien arrêtée
de forcer les patrons à augmenter les salaires. Nous ne
sommes pas loin peut—être du moment où les grèves par
tielles se_transformeront en une grève générale — celle
qui mettra lestravailleurs en possession de leurs instru
ments de travail. Mais d’ici la nos caisses de résistance
pourront à peine suffire à ce que les grèves leur deman—
dent; elles seront aussitôt vidées que remplies : où donc
voulez-vous prendre les capitaux destinés à la coopéra
tion? les grèves ne vous laisseront pas le temps de les
former.
O

ou
—— Il n’en est pas moins vrai, cependant, que la coopé
ration est une étape par laquelle doivent passer les tra
vailleurs avant d’arriver ‘a pouvoir s’emparer des instru
ments de travail par voie de révolution sociale interna
tionale. Voyez les Belges : ils sont très avancés, et pour
tant le Congrès flamand n’a pas blâmé la coopération.
.
Db

—— Nous ne disons pas le contraire. Nous sommes con—


tre le coopérativisme comme panacée universelle, et là
, dessus les Belges pensent comme nous. Le Congrès fla
mand dit que la coopération est une étape vers l’ordre
—135 ——"
social nouveau ; mais il ne dit pas que cette étape doive
être nécessairement accomplie par tous les ouvriers. Il
ne faut pas oublier que, sur le total des travailleurs de
l’univers, il n'y en a peut-être qu’un dix-millième qui
peuvent songer à la coopération. Nous sommes sûrs que
9
pour les ouvriers des grandes usines, des fabriques et
des mines, cette étape est impossible ; ils doivent marcher
droit au but —— à la confiscation qui seule pourra intro
duire dans la grande industrie le travail coopératif. Et
,"'Ëquc—la les mineurs et les ouvriers de fabrique feront
des grèves pour pouvoir gagner quelques misérables cen
times de plus par jour; et les fonds de leurs caisses de
résistance. ils n’iront certes pas les détourner de leur des
tination naturelle pour fournir des capitaux à la coopé
ration.

ma -—— Je reconnais la justice de tout ce que vous me dites


‘ià. Mais tout votre raisonnement ne change pas un fait
existant, qui a été la véritable cause des propositions
des Genevois relatives a la coopération :ce fait, c'est
qu’il y a à Genève, dans les caisses de.“ plusieurs corpo
rations, des sommes considérables. qui ne sont point du
tout dévorées par des grèves continuelles, et qui, au
contraire, auraient besoin d’un placement où elles pour
, raient devenir plus utiles à la cause du socialisme. Nous
croyons avoir trouvé notre affaire dans la création des
associations coopératives : le placement nous parait suf
fisamment sûr ; nous sommes disposés, malgré tout ce
que vous pourrez nous dire, a courir les risques de l’en
treprise. Si nos capitaux sont perdus, nous nous rési
;guons d’avance à ce malheur. Que pouvez-vous nous
objecter encore ‘?
I
II

-— Dans ce cas, en effet, il ne me reste qu’à vous 3011—


haiter bonne chance. Je pourrais cependant vous dire:
1 Imprudents, vous vous désarmez, parce que vous ne
voyez pas en ce moment de symptômes de luttes; et
vous ne supposez même pas que vos patrons pourraient
bien, lorsque vous vous serez dessaisis de vos capitaux,
profiter de cette situation pour chercher a vous imposer
de dures conditions. Et lors même qu’il n’y aurait rien a
—i36—'—

craindre pour vos corporations particulières, la grève


générale des ouvriers du bâtiment ne menacera-t—elle
pas toujours d’éclater d’un moment à l’autre, et‘ne vau
drait-il pas mieux vider vos caisses pour soutenir les
droits de vos frères exploités que pour commanditer des
coopérations modèles? —- Mais je vous laisse faire ces
réflexions vous-même, et je me borneàvous demander
qu’à nous du moins, qui n’avons pas de fonds dont le
placement nous embarrasse, et« qui ne possédons pas
cette douce confiance dans l’avenir, on nous permette
de garder intactes nos caisses de résistance.

XIV
République française

FÉDÉRATION RÉVOLUTIONNAIRE
des
COMMUNES
La situation désastreuse dans laquelle se trouve le
Pays ; l’impuissance des pouvoirs officiels et l’indifférence
des classes privilégiées ont mis la Nation française sur le
bord de l’abîme; .
Si le Peuple organisé révolutionnairement ne se hâte
d’agir, son avenir est perdu. la Révolution est perdue.
tout est perdu. S’inspirant de l’immensité du danger et
considérant que l’action désespérée du Peuple ne sau
rait être retardée d’un seul instant, les délégués des
Comités.fédérés du Salut de la France, réunis au Comité
central, proposent d’adopter immédiatement les résolu—
tions suivantes : ;
Article ter. —— La machine administrative et gouverne
mentale de l’Etat, étant devenue impuissante, est abolie.
' Le peuple de France rentre en pleine possession de
lui-même.
Art; 2. -— Tous les tribunaux criminels et civils sont
Suspendus et remplacés par la justice du peuple.
—- 137 ——

Art. 3. — Le paiement de l’impôt et des hypothèques


est suspendu. L’impôt est remplacé par les contributions
des communes fédérées. prélevées sur les classes riches,
proportionnellement aux besoins du salut de la France.
Art. 4. — L'Etat. étant déchu, ne pourra plus inter
venir dans le paiement des dettes privées.
Art. 5. — Toutes les organisations municipales exis
tantes sont cassées et remplacées dans toutes les com
munes fédérées par des Comités du salut. de la France,
qui exerceront tous les pouvoirs sous le contrôle immé
diat du Peuple.
Art. 6. —-— Chaque comité de chef-lieu de département
enverra deux délégués pour former la Convention révolu
tionnaire du Salut de la France.
Art. 7. — Cette Convention se réunira immédiatement
à l’Hôtel-de-Ville de Lyon, comme étant la seconde ville
de France et la plus à portée de pourvoir énergique
ment à la défense du Pays. _
Cette Convention, appuyée par le Peuple entier, sau
vera la France. _ .
AUX ARMES !! l
E.-B. Saignes, Rivière, Deville, Rajon (de Ta
rare), François Favre, Louis Palix, 'B. Pla
cet, Blanc (G.), Ch. Beauvoir, Albert Ri
. chard, J. Bischofi‘, Doublé, H. Bourron,
M. Bakounine, Par_raton , A. Guillermet,
Coignet aîné, P.*J. Pulliat, Latour, Guillo,
Savigny, J. Germain, F. Charvet, A. Baste
lica (de Marseille), Dupin (de St-Etienne).
' Narcisse Barret. . ,

Lyon, Association typographique. — Regard, rue de la Barre, 12.


—138—

XV
STATUTS FÉDÉRAUX
DE LA FÉDÉRATION JURASSIENNE
votés par le Congrès de Sonvillier le 12 novembre 1871.
Art. ler. —— Il est formé entre les Sections de l’Inter—
nationale, adhérentes aux présents Statuts fédéraux, une
Fédération qui prend le nom de Fédération jurassienne.
Art. 2. -— La Fédération reconnaît les Statuts géné
raux de l’Association internationale des travailleurs.
Art. 3. —— Le lien fédéral a pour représentant un Co«
mité fédéral, composé de cinq membres, auquel est re
mise la gestion des intérêts fédéraux, sous le contrôle
des Sections. '
Le Comité fédéral n’est investi d’aucune autorité. Il
remplit simplement le rôle de bureau de renseignements,
de correspondance et de statistique. '
Chaque année, le Congrès de la Fédération désigne
la localité de la région qui choisira dans son sein le Co
mité fédéral.
Art. 4. — Les Sections, en entrant dans la Fédération,
conservent leur autonomie absolue, et ne prennent d’au
tre engagement que celui d’observer les clauses des pré—
sents Statuts fédéraux.
Art. 5. — Toute latitude est laissée aux Sections qui
voudront former entre elles des Fédérations locales ou
spéciales.
Art. 6. —— Toute Section de l’Internationale peut être
admise dans la Fédération, a la condition d’adhérer aux
présents Statuts et de ne rien admettre dans son Règle
ment particulier qui y soit contraire.
Le Comité fédéral est chargé de recevoir l’adhésion
des nouvelles Sections, et d’en aviser la Fédération dans
le délai de quinze jours. Dans les cas douteux, il en ré
férera à la Fédération dans le même délai, et chaque
Section est alors appelée à voter sur l’admission ou le
rejet de la Section adhérente.
Art. 7. — La cotisation fédérale est fixée à 20 centimes
par au et par membre. Elle est payable au mois de jan
—139—

vier de chaque année, entre les mains du caissier du


Comité fédéral.
Les Sections qui n’auront pas versé leurs cotisations
au 31 mars seront, par le fait même, considérées comme
ayant renoncé à la Fédération. Elles pourront toutefois
y rentrer en s’acquittant de leurs obligations.
Art. 8'. —— Le Congrès de la Fédération se réunit cha
que année, au mois d’avril, dans a localité choisie par
la majorité des Sections.
Chaque Section a le droit d’envoyer deux délégués au
Congrès. ,
Le Congrès s‘occupe des intérêts généraux des Sec
tions fédérées, ainsi que de toutes les questions qui peu
vent intéresser la cause du prolétariat. Il ne s’immisce
en aucune façon dans l’administration intérieure des Sec
tions.
Il reçoit le rapport de gestion du Comité fédéral, et lui
donne décharge.
Chaque Section a le droit de proposer des questions
pour l'ordre du jour du Congrès. L'ordre du jour est
fixé définitivement dans la séance d’ouverture du Con
gras.
Art. 9. —— Les présents Statuts fédéraux sont révisibles
en tout temps, a la demande d’une Section, par un Con
grès de la Fédération.
Ainsi adopté à l’unanimité des délégués.
Au nom du Congrès de Sonvillier:
Le président,
Aug. SPICHIGER.
Les secrétaires,
Ch. CHOPARD, Jules GUESDE.
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TABLE DES MATIÈRES

Pages
AYANT-PROPOS
Première partie.
Avant la Fédération romande (1865-1868).
Seconde partie.
La Fédération romande (1868—4870) 45
Troisième partie.
La scission (1870-4871) 123
Quatrième partie.
La Fédération jurassienne (1871-1873). , 221
PIÈCES JUSTIFICATIYES.
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RI: 22723

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