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Démocra(e contre capitalisme 1

Le retour de l’autoges(on ?
Gabriel Maissin

L’ouvrage de Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, marque sans


doute une étape dans les approches critiques du capitalisme contemporain.
Son point de départ est que, sous le néolibéralisme, la démocratie perd
chaque jour de sa substance. Elle n’est pas seulement menacée par les
extrémismes, elle est gangrenée de l’intérieur. Faire face à la crise
démocratique contemporaine, c’est pour l’auteur promouvoir son
élargissement, jusque dans la sphère économique. Car il n’est pas vrai que le
régime actuel soit le seul où soient compatibles libertés démocratiques et
efficacité économique. De là le titre de cet ouvrage, écrit par un économiste et
dont l’originalité tient dans le triple défi qu’il veut relever.

Premièrement déplacer quelque peu l’angle d’attaque. Ce n’est plus


seulement les mécanismes inégalitaires, l’injustice et la précarisation qu’il
convient de reprocher au système économique, c’est avant tout sa capacité à
éroder en permanence l’ensemble des avancées démocratiques, à supplanter
aux compromis négociés entre forces sociales un exercice unilatéral du
pouvoir. Fondamentalement, nous dit Coutrot : «le néolibéralisme est une
entreprise de dépolitisation de la politique économique», il vise à soustraire du
débat public tout choix économique au profit de véritables «lois d’airain»
connues des seules instances indépendantes de régulation et autres banques
centrales. Le projet politique est là, limpide : mettre à l’abri des revendications
citoyennes l’action des pouvoirs économiques. Ce faisant, il enclenche et
aggrave un processus où la démocratie s’étiole et où sa légitimité s’effrite.
Dans un contexte «où le néolibéralisme économique tend à saper les fondements
même du libéralisme politique», la revitalisation démocratique acquiert une
dimension anticapitaliste.

Deuxièmement, faisant sien l’adage : c’est en forgeant qu’on devient forgeron,


ce théoricien, au lieu de nous proposer un modèle, nous invite à scruter avec
attention les pratiques sociales. Celles qui émergent dans le sillage de la

1 A propos du livre de Thomas Coutrot Démocratie contre capitalisme, Paris, La Dispute, 2005.
Politque, La revue, Bruxelles N°43 - Avril 2006.
critique altermondialiste, de la résistance à l’Organisation Mondiale du
Commerce, des mouvements paysans, de la redynamisation des activités
coopératives et de l’économie solidaire, de l’intérêt croissant pour le
commerce équitable et le budget participatif. De l’Argentine à la France, en
passant par le Brésil ou les États-Unis, toutes ces pratiques des mouvements
sociaux peuvent être rassemblées sous le vocable de «résistances économiques
citoyennes». Son analyse, qui accorde une grande attention à ces phénomènes
émergeants, n’évite cependant pas de s’interroger sur le diagnostic qu’il faut
porter sur le mouvement ouvrier et syndical classique, à partir des
interrogations majeures du moment, celles de la condition salariale et de «la
fin du travail».

Troisièmement, il prend à bras le corps la question de l’alternative. Pas celle


qui oscille entre une social-démocratie convertie au libéralisme et un social-
libéralisme bon teint. Ce dont il est question c’est bien d’une alternative
globale tant sur le plan de l’organisation économique, que des structures de
propriétés et de contrôle, que des mécanismes de décisions et de régulation
démocratique. Les impasses du socialisme étatique et l’échec de la voie
soviétique, l’effondrement des États qui s’en réclamaient ont placé le
mouvement ouvrier et social face à un trou noir. Ainsi, ont été engloutis, non
seulement le socialisme étatique, mais aussi toutes les conceptions
émancipatrices forgées par deux siècles d’histoire : de l’associationnisme
ouvrier aux courants autogestionnaires en passant par les libertaires et autres
conseillistes. Il y a là un enjeu majeur à renouer avec ces conceptions, non
seulement en termes de débat intellectuel 2 mais aussi en termes de projet
politique. Certes, on n’est pas à la veille du grand soir, mais redéfinir une
perspective d’ensemble permettrait de consolider et de donner sens à des
pratiques sociales aujourd’hui fort dispersées. Citant Jaurès qui affirmait en
1900 que si les travailleurs «n’entrevoyaient pas la possibilité d’une société nouvelle
et plus juste ; s’ils croyaient, s’ils pouvaient croire à l’éternelle nécessité du système
capitaliste […] ils renonceraient à redresser le système d’injustices». Plaidant, pour
que la question de l’alternative soit posée comme condition du combat
quotidien, Coutrot se mouille et propose de renouer avec le fil d’un courant
autogestionnaire, dans une forme qu’il caractérise de «socialisme participatif» et
dont le chemin serait tracé par une mobilisation des acquis démocratiques
étendus vers une démocratie économique et participative.

Cette présentation de l’ouvrage est cependant fort injuste. Car elle risquerait
de le faire passer pour une sorte de fuite en avant idéologique devant les
difficultés des résistances présentes et de la faible prise que semblent avoir les
anciens et les nouveaux mouvements sociaux sur l’ordre des choses. Or la

2 Ce débat est particulièrement bien alimenté dans le monde anglo-saxon. Pour une
présentation plus systématique, voir l’article de T. Coutrot, «Socialisme participatif », dans le
Dictionnaire de l’autre économie, (dir. Laville et Cattani), Desclée De Brouwer, 2005.
réflexion de Coutrot est à la fois bien ancrée dans le réel et n’esquive pas les
leçons du passé.

D’abord parce que son livre traduit un investissement de longue date dans les
mouvements sociaux. Économiste militant – il est membre du conseil
scientifique d’Attac –, il a participé aux divers forums sociaux à l’échelle
internationale. Il est également l’un des animateurs de l’Appel des économistes
pour sortir de la pensée unique et intervient dans le débat sur les questions
économiques 3. C’est aussi un chercheur qui tire sa connaissance du
néolibéralisme d’une étude de première main sur l’entreprise néolibérale 4 et
l’organisation du travail.

Un carburant nommé insécurité

Le premier chapitre pose d’abord une équation fondamentale : «le déclin de la


démocratie [signalé par exemple par la hausse des abstentions] est étroitement
lié à la montée de l’insécurité sociale». Celle-ci, à son tour, favorise la résignation
et la passivité politique des dominés. Cette insécurité sociale trouve son
origine au cœur même de l’entreprise néolibérale et du déploiement de ces
méthodes de gestion (flexibilité, just-in-time…) dans un contexte où
rationalisations, fermetures, peuvent impliquer toutes les catégories de
personnel. En dehors de l’entreprise, le chemin vers l’emploi quand il existe
est précaire, parsemé de contrats à temps partiels ou d’engagements à durée
déterminée.

Cette insécurité permanente se répercute également dans la vie psychique,


affective et familiale à grande échelle. Il n’y a pas à s’étonner que pour une
part croissante de la population, «ceux d’en bas», la politique soit vécue
comme impuissante ou pire comme corrompue. Ce diagnostic, appuyé par de
nombreuses données, conduit à poser la refonte de la sécurité sociale comme
une condition de la revitalisation démocratique.

Cela débouche sur une série de pistes pour «une sécurité sociale professionnelle»
qui garantirait à la fois une certaine continuité de la rémunération dans les
situations de chômage, de mobilité ou de formation et la limitation du droit
de licenciement. Sans glisser dans une fuite en avant que l’on rencontre chez
certains tenants de l’allocation universelle, ou de la fin de la centralité du
travail, les propositions de Coutrot visent à garantir une sorte de droit
universel [inconditionnel] au revenu et à l’emploi. Ces mesures
s’accompagneraient d’une gestion renouvelée de ces systèmes par toutes les
parties concernées (entreprises, syndicats, associations, collectivités locales…).

3 Thoams Coutrot, Avenue du plein-emploi, Paris, Mille et une nuits, 2001.

4Thomas Coutrot, L’entreprise néolibérale, nouvelle utopie capitaliste, La Découverte, 1998 et


Thomas Coutrot, Critique de l’organisation du travail, La Découverte, 1999.
Il établit ainsi un lien très fort entre la gestion sociale et le contrôle
économique. Des instances démocratiques seraient conduites à prendre
position et éventuellement à contraindre la décision économique qui
aujourd’hui a été mise hors de portée. Une véritable hérésie pour les tenants
de la séparation de l’économique et du social qui ne voient celui-ci que
comme redistribution des gains obtenus dans la production de richesse.

Résistances économiques

Vient ensuite un bilan très documenté sur une série de réactions à la montée
en puissance de la dérégulation néolibérale des deux dernières décennies.

Tout un chapitre prend en compte le mouvement de fond qui a démarré en


1998, avec la mise en échec par une campagne citoyenne internationale de
l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement) concocté par l’OCDE5. Ce
recul a marqué l’entrée en scène du mouvement altermondialiste et sa
jonction avec les organisations syndicales, comme à l’occasion de l’opposition
à l’AGCS 6, à la directive Bolkestein, aux privatisations des services publics.

Cette vaste nébuleuse s’organise d’abord autour du slogan «le monde n’est
pas une marchandise». Elle exprime le refus de l’extension de la logique
marchande au vivant, à la culture, à l’ensemble des services de santé et
d’éducation… Mais, Coutrot insiste sur un autre aspect, celui de l’éxigence
d’un «contrôle citoyen de l’économie», véritable fil rouge que l’on retrouve dans
les campagnes et actions de ces mouvements. On retrouve cette exigence
démocratique du respect de la volonté et des intérêts du plus grand nombre
dans la mise en question du rôle des institutions internationales comme la
Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale
du commerce, sans oublier la Banque centrale européenne. Ce n’est pas
seulement le contenu de l’orientation néolibérale des politiques préconisées
qui sont prises sous le feu de la critique, c’est aussi et avant tout l’absence de
légitimité démocratique de ces instances pour formuler de tels diktats, sans
consultation, sans représentation et sans légitimité démocratique.

Cette indigence démocratique est nécessaire à l’avancée des thèses


néolibérales. Et l’auteur en fournit une illustration tout à fait pertinente à

5 Organisation de coopération et de développement économique. Regroupe une trentaine de


membres : États-Unis, pays européens, Canada, Australie, Turquie, Mexique…. Instance
internationale, surtout connue par ces fameux rapports qui enjoignent aux états d’appliquer
une politique de rigueur budgétaire, de modération salariale et de dérégulation.

6 AGCS :Accord général sur le commerce des services.


La Directive Bolkestein qui prévoit la libéralisation des services et donc des entreprises à
exercer une activité dans un pays de l’Union avec des travailleurs aux statuts du pays
d’origine. ce qui permet de contourner les lois sociales du pays où se déploie l’activité. (Voir
Politique n° 28 et 34)
partir de plusieurs points, parfois très controversés, comme la libéralisation
de l’agriculture ou l’ouverture des marchés occidentaux aux produits du Sud,
ou à l’introduction des cultures sur base des OGM. La réponse aux discours –
souvent hypocrite – de ces instances internationales pour un libre-échange
sans rivage ne réside pas dans la négation de la thèse de l’adversaire.
Contrairement à ce qu’elles veulent nous faire croire, ce n’est pas une question
de principes, mais bien une question de choix politiques. «Plutôt que de
condamner les échanges commerciaux par principe, le problème est d’en maîtriser la
dynamique politique et sociale : il ne s’agit pas d’être pour le protectionnisme ou pour
le libre-échange, mais de savoir qui et quoi doit être libre, qui et quoi doit être
protégé». Et cette question ne peut à son tour être résolue que dans une
extension démocratique de ces débats, en faisant entendre la voix des acteurs
sociaux (syndicats, organisations paysannes, mouvements de
consommateurs…) et pas seulement celles des experts gouvernementaux et
supra gouvernementaux.

Un autre angle d’attaque de cette exigence démocratique est la contestation


du pouvoir exorbitant des firmes transnationales. Ici aussi le projecteur est
braqué non pas en premier lieu sur le poids économique et social des
décisions de ces nouveaux Léviathans, mais sur la mise en question de leurs
emprises sur la culture et les médias. Reprenant la thèse de Naomi Klein 7 , qui
affirme que c’est le succès même des marques qui en gagnant l’identification
des consommateurs ont ainsi perdu «le privilège de l’indifférence à leurs activités
mondiales», Coutrot montre que se déploie un espace de contestation à l’égard
du rôle de ces firmes tant sur le plan social (travail des enfants, licenciements
boursiers…), écologique ou éthique (le soutien aux dictatures…). Tout cela
n’est pas resté sans conséquences et les transnationales ont pris la mesure du
danger en ouvrant des contre-feux. Non pas pour légitimer leur rôle
économique, mais bien pour souligner leur responsabilité sociale. Depuis une
décennie s’est développée la fameuse notion de «responsabilité sociale des
entreprises», ou «d’investissements responsables ou éthiques». Bref, tout un
champ de débats, de controverses et d’actions s’ouvre ainsi, connectant encore
une fois, par un biais particulier le domaine de l’économique à la politique 8.

Économie solidaire

Un long chapitre est consacré aux ambiguïtés et aux promesses de l’économie


solidaire. Derrière ce vocable, se cachent des réalités et des conceptions bien
différentes. Certaines remontent à la révolution industrielle et aux tentatives
de certains travailleurs qualifiés d’échapper à la logique du capital. Comme, à
cette époque, la fin du dernier siècle a vu surgir des initiatives économiques et

7 Naomi Klein, No Logo : La tyrannie des marques, Actes Sud, 2002

8 Voir le dossier de Politique (n°42, décembre 2005) «Le capitalisme peut-il être moral ? À propos
de la responsabilité sociale des entreprises».
sociales, ni capitalistes, ni étatiques en réaction aux effets de la crise et à la
montée du chômage.

De plus, tout une série d’associations d’action sociale, de mutuelles, de


coopératives de crédit et d’assurances, qui existaient de longue date, sont
aujourd’hui embarquées dans ce que l’on nomme : tiers-secteur, économie
sociale ou encore économie non marchande.

Scruter ce foisonnement, voir quelles sont les logiques à l’œuvre, rechercher


les points communs ou les écarts entre toutes ces formes d’organisations et
d’initiatives devrait contribuer à éclairer l’opposition bien réelle qui existe
entre une tendance à voir dans ce secteur le stabilisateur social d’un système
économique en perpétuelle crise ou au contraire une ébauche d’une
contestation des logiques qui y sont à l’œuvre.

Mais avant de chercher les promesses, il convient de ne pas négliger les


ambiguïtés, voir les faiblesses. Et pour bien les apprécier, il s’agit d’estimer à
sa juste grandeur ce dont on parle. Toutes les estimations, quels que soient les
critères retenus, montrent deux choses : une rapide croissance de ce secteur, et
une augmentation de son rôle dans les politiques sociales. Citant un rapport
de l’OCDE portant sur trente cinq pays, l’emploi dans les associations non
lucratives représentent la moitié de l’emploi public et connaît une croissance
largement supérieure à celle de tous les autres secteurs. Cette hausse du tiers-
secteur est clairement parallèle à la crise de la protection sociale qu’il est
chargé par ailleurs de contribuer à résoudre.

À juste titre, Coutrot met l’accent sur l’instrumentalisation possible du secteur


associatif et de l’économie sociale dans un processus de privatisation à
moindre coût des missions remplies jusqu’ici par le service public. Cette
perspective, quoique peu exaltante, est bel et bien présente. Mais, d’une part,
elle ne résume pas à elle seule l’essor de l’économie sociale des vingt
dernières années et, d’autre part, ces associations sont elles aussi traversées
par un débat sur le rôle qu’elles veulent jouer, sur l’orientation qu’elles
veulent imprimer à leurs actions. Ainsi, il n’est pas rare de voir des
associations d’insertion et d’aide aux chômeurs, malgré leur
subventionnement, venir en appui au mouvement revendicatif des chômeurs
qu’a connu la France.

Cependant, il y a peu de place pour l’angélisme dans l’analyse. L’économie


sociale et solidaire est marquée par une sorte d’ambiguïté que l’on retrouvera
dans toutes ses composantes. Il n’est pas simple d’échapper aux logiques du
système au sein duquel on agit. Que ce soit la logique de l’instrumentalisation
par les pouvoirs publics (qu’ils soient locaux, nationaux ou européens), celle
de la mise en concurrence avec les firmes privées ou celle de la logique
financière du capital.
Le long développement sur le commerce équitable est assez éclairant. D’un
côté, la démonstration concrète est faite que «ça marche», qu’il peut y avoir
une autre rationalité économique basée sur un autre système de prix. Mais de
l’autre côté, la récupération par les grandes chaînes de distribution du label et
des filières est, elle aussi, au rendez-vous. Enfin, il se demande pourquoi,
même dans les pays scandinaves où cette pratique est fort développée, les
pouvoirs publics ne pèsent pas plus dans les négociations internationales
pour étendre ces pratiques. De nouveau, resurgit la nécessité de prolonger
l’expérimentation économique par un débat démocratique sur les choix
politiques.

En fait, nous dit Coutrot, ce qui se dessine à travers ces expériences et ces
mouvements sociaux, c’est non seulement une demande de nouvelles
régulations publiques face à un néolibéralisme qui ne peut tenir ses
promesses, mais c’est aussi une lente remontée des aspirations populaires à
plus d’autonomie, à une volonté d’avoir une prise sur le réel et donc aussi sur
les conditions de production de notre existence. Une revendication de
nouveaux droits, à l’horizon du prochain siècle pour l’information, le contrôle
et l’initiative dans le domaine économique. Ces aspirations et ces questions
ont déjà été posées par les tenants de l’autogestion, dont il rappelle dans un
chapitre toute l’importance dans l’histoire, y compris récente, du mouvement
ouvrier.

Démocratie économique participative

Cette réhabilitation du courant autogestionnaire n’est évidemment pas


gratuite, elle vise à servir de soubassement à la stratégie qu’il propose dans
un dernier chapitre consacré à la démocratie économique et participative. La
perspective générale est celle d’une extension de la démocratie dans le
domaine économique à la fois par une augmentation de la participation de la
population organisée à l’élaboration des budgets publics, à la gestion des
équipements scolaires et sanitaires… mais aussi par la conquête de nouveaux
droits pour la représentation des travailleurs. Ce dessine ainsi une nouvelle
alliance mobilisant les citoyens tour à tour comme travailleurs, usagers,
consommateurs, élus. Cette nouvelle stratégie participative, que Coutrot
appelle de ces vœux, agirait simultanément sur les structures économiques
par l’extension des droits des travailleurs, ainsi que ceux des usagers, des
riverains… et sur la démocratie politique en obligeant les élus à se
rapprocher de leurs mandants et en multipliant les lieux de prises de
décisions par les personnes directement concernées.

Dans ce sens, la stratégie proposée peut apparaître révolutionnaire, car elle


peut être vue comme une remise en cause de la liberté d’action que
s’accordent les détenteurs de capitaux. Mais, affirme Coutrot, «il s’agit aussi et
d’abord d’une stratégie réformiste. Aucune des avancées démocratiques évoquées n’est
par elle-même une rupture de l’ordre existant». Estimant que le vieux clivage
entre réformistes et révolutionnaires n’est pas opératoire dans la période
actuelle, il lui préfère celui qui «sépare ceux qui veulent aménager l’ordre actuel
néolibéral sans contester le pouvoir de la finance, de ceux qui visent de nouvelles
avancées démocratiques par une extension de la participation des citoyens aux
décisions qui les concernent dans tous les domaines».

Face au néolibéralisme contemporain, il ne saurait être question d’en revenir à


une stratégie étatiste, que ce soit à la mode léniniste ou social-démocrate. La
démocratie participative parie sur l’auto-organisation populaire tant dans la sphère
étatique que dans l’économique. Cependant, ajoute-t-il, l’intervention publique
reste essentielle, à condition de renforcer et de relayer les initiatives de la
société civile sans les confisquer. «Il ne peut être question que le politique soit
entièrement soumis au mouvement social : le politique doit rester un lieu de
confrontation et d’arbitrage entre les intérêts et les aspirations forcement divers qui
émanent des groupes et mouvements sociaux». Il subsiste donc pour l’instance
politique un rôle primordial de la construction d’un intérêt général, ce qui
implique que «la démocratie participative ne peut se substituer à la démocratie
représentative». Une mise au point cruciale mais qui aurait mérité quelques
développements pour situer ces deux modalités d’exercice de la démocratie. 9

Voilà donc un livre qui nous en apprend beaucoup sur les mouvements
sociaux contemporains, chez nous et au loin 10, qui s’efforce de rapprocher des
phénomènes aussi éloignés que l’émergence de l’économie sociale et la
refonte nécessaire de nos systèmes de sécurité sociale. Sans tabou, il revisite
les grands débats qui ont marqué le mouvement ouvrier depuis des lustres et
tente d’intégrer les travaux les plus récents sur de nouvelles approches du
socialisme. Mais, son mérite principal reste cependant de nous avoir montré
que l’extension de la démocratie est sans doute l’arme la plus radicale que
nous ayons encore à notre disposition, malgré tout.

Gabriel Maissin

Thomas Coutrot.

9 Pour éclairer ce débat : Gabriel Maissin, Démocratie représentative, formelle et participative, les
termesd’un débat, Cahiers marxistes, mai-juin 1995. Dispoinible via academia.edu

10 Brésil, Argentine, mais aussi États-Unis…


Statisticien, économiste et militant associatif, aujourd’hui chercheur associé à
l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales), de 2003 à 2022 dirige le
département Conditions de Travail et Santé (Ministère du travail). Membre
des économistes atterrés et de la Fondation Copernic. Il a publié :
• Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire (avec
Coralie Perez). Seuil, 2022
• Libérer le travail : Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit
changer. Seuil, 2018
• Jalons vers un monde possible: redonner des racines à la démocratie.
Le Bord de l’eau, 2010
• Démocratie contre capitalisme. La Dispute, 2005

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