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Joseph-Alloïs Schumpeter

Capitalisme, Socialisme et Démocratie,


Paris, Payot, 1961, trad. G. Fain

SCHUMPETER: LE PENSEUR DE LA DYNAMIQUE ECONOMIQUE

*1883: naissance de J.A. Schumpeter à Triesch (Moravie-Empire d’Autriche-Hongrie).


Fils d’un industriel du textile, sa jeunesse se déroule parmi les élites d’une société où se
concurrencent deux mondes: au sommet de la société officielle, une noblesse de cour qui détient les
rênes de la société, tandis que de grands banquiers dominent la société civile.

*Schumpeter étudie le droit et l’ économie à l’ Université de Vienne de 1901 à 1906. Il suit les
cours de Von Wieser et de Böhm-Bawerk. Dès 1908, Schumpeter publie Nature et Contenu
principal de la vie économique; il obtient en 1909 une chaire à l’université de Czernowitz
(actuellement en Ukraine). Puis en 1911, il est professeur à Graz jusqu’en 1913. Dès cette époque,
l’Université de Columbia l’invite aux Etats- Unis (1913).

*Il noue des liens avec l’austro-marxiste Otto Bauer et avec Hilferding. Mais ses principales
influences restent celles de ses professeurs Böhm-Bawerk ainsi que la lecture des oeuvres de
Walras.

*Par amitié pour Otto Bauer et contre toute attente, il accepte le poste de ministre des finances
dans un gouvernement socialiste, en 1919, dans un contexte difficile: celui de l’effondrement de la
monarchie austro-hongroise et des débuts de la République. Les contradictions financières et
politiques étant si importantes, il ne reste que peu de temps à ce poste. Puis il devient président de la
Biedermannbank à Vienne jusqu’à la faillite de celle-ci; cela met un terme à son expérience de
praticien de l’économie.

*Il retourne à sa carrière universitaire (Bonn), mais quitte l’Europe du fait de la montée du
nazisme. Bourreau de travail, généralement pessimiste, son image est celle d’un aristocrate raffiné.
Mais il sait être proche de ses étudiants: de grands disciples vont apprécier son enseignement:
E.Schneider, Stackelberg, Stolper, Sweezy et Samuelson.

*Théoricien novateur, il a marqué l’analyse économique par l’importance donnée à la dynamique,


à l’histoire et bien entendu par sa réinterprétation des cycles économiques en tenant compte du
progrès technique et des entrepreneurs. Historien de la pensée économique, il a rédigé une somme
des connaissances économiques de son époque, inégalée tant par son érudition que par sa vision
toujours hérétique (Histoire de l’Analyse économique).

*Longtemps limitée, l’audience de Schumpeter n’a cessé de croître après 1975, lorsqu’une
certaine déception s’instaura aux Etats-Unis et en Europe devant la stagflation et la crise
économique. Il devient alors habituel de renvoyer à la dynamique schumpeterienne de l’évolution
du capitalisme, même si celle-ci postule le caractère incontournable des fluctuations cycliques et
même si Schumpeter était très pessimiste quant à la survie du capitalisme.

Problématique: Capitalisme, Socialisme et Démocratie est l’occasion pour Schumpeter de


présenter sa conception de la société et de l’économie capitaliste en vue de la confronter à la théorie
socialiste, tout en s’interrogeant sur les chances de survie de la conception démocratique et libérale
Mots-clé: entrepreneur, innovation, processus de destruction créatrice, planisme, bureaucratie,
monopole, socialisme centralisateur, démocratie, lutte concurrentielle

Plan de l'enchaînement de la théorie schumpéterienne dans Capitalisme, Socialisme et


Démocratie:

1)La vision schumpeterienne de la société et de l'économie capitalistes: une hétérodoxie


féconde
2)Le capitalisme peut-il survivre? Malgré son efficience, un certain nombre de facteurs
sociologiques et psychologiques hypothèquent sa survie à long terme.
3)Le socialisme comme issue possible: son fonctionnement est-il possible?
4)Le socialisme est-il compatible avec la démocratie?

I/ LA VISION SCHUMPETERIENNE DE LA SOCIETE ET DE L'ECONOMIE


CAPITALISTE: UNE HETERODOXIE FECONDE

Le rôle de l'entrepreneur et la concurrence destructrice:


Pour Schumpeter, l'entrepreneur joue un rôle dynamique et révolutionnaire dans le développement
du capitalisme. »Le rôle de l’entrepreneur consiste à réformer ou à révolutionner la routine de
production en exploitant une invention ou, plus généralement, une possibilité technique
inédite »(p186).L'entrepreneur est celui qui consacre son énergie et risque son argent pour produire
et vendre autre chose autrement, comparé à ce que font les entreprises en place. Ce processus, que
Schumpeter appelle la "concurrence destructrice" (et qu'il décrit comme une « guerre au
couteau »), est générateur de "gaspillage social". Il contribue à déclasser des activités, des emplois
et des machines et, en outre, s'accompagne fréquemment de dépenses inutiles: "les frais de
campagne de publicité, l'étouffement des nouvelles méthodes de production (achats de brevets pour
ne pas les exploiter) et ainsi de suite." (p117).

Le processus de destruction créatrice:


La concurrence destructrice empêche que le plein-emploi et qu'une production maximum
soient garantis à court terme. Mais cette concurrence destructrice est aussi une "destruction
créatrice qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant
continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs"(p122). Ce
n'est pas avec du vieux que le capitalisme fait du neuf , mais en éliminant le vieux, ce qui implique
qu'il s'agisse d'un système à la fois progressiste et mal considéré (en terme d’efficacité sociale par
exemple).

La concurrence monopolistique, condition de l'efficience économique:


Cependant cette marche en avant déstabilisatrice et chaotique ne peut prendre naissance que dans
un monde où la concurrence parfaite n'existe pas. S'ils n'avaient l'espoir, en cas de succès, de
toucher de très larges profits liés à leur position de quasi-monopole, comment les entrepreneurs
prendraient-ils le moindre risque? Comment financeraient-ils les investissements nécessaires sans
ces profits? "L'introduction de nouvelles méthodes de production et de nouvelles marchandises est
difficilement concevable si, dès l'origine, les innovateurs doivent compter avec des conditions de
concurrence parfaite" (p150). Le capitalisme n'est efficace qu'en raison des libertés qu'il prend à
l'égard du modèle de concurrence traditionnelle, en particulier à l' égard des prix. C'est cette liberté
qui lui permet de porter la lutte sur le terrain de la qualité, de la nouveauté ou des procédés de
production, tous ces domaines où s'exerce le changement incessant impulsé par la dynamique du
capitalisme. Mais c'est elle aussi qui "crée une pression virtuelle [qui] impose un comportement très
"main invisible", mais par des règles que l'analyse économique orthodoxe condamne pour
"inefficacité".

Le rôle des entreprises géantes:


Comment réduire la concurrence par les prix et comment réduire les risques qu'implique toute
innovation? La réponse de Schumpeter est sans ambiguïté: "Nous sommes obligés de reconnaître
que l'entreprise géante est devenue le moteur le plus puissant du progrès économique et, en
particulier, de l'expansion à long terme de la production totale"(p152). Non pas malgré l'existence
de monopoles, mais à cause d'elle.

II/ LE CAPITALISME PEUT-IL SURVIVRE? UN CERTAIN NOMBRE DE FACTEUR


HYPOTHEQUENT SA SURVIE:

Le capitalisme est condamné, malgré son succès:


Du seul point de vue économique, le capitalisme pourrait survivre. Selon Schumpeter, il suffirait
que le taux moyen d’accroissement annuel de la productivité enregistré de1870 à 1930 (2%) se
perpétue pendant une cinquantaine d’années pour que toutes traces de misère et de pauvreté
disparaissent. Mais il faut tenir compte aussi des points de vue sociologiques et psychologiques, car
ils permettent de mettre en évidence des symptômes de sclérose du capitalisme. Pour Schumpeter
l’échec du capitalisme ne sera pas un échec économique, ce régime ne sombrera pas à cause d’une
crise finale mais au contraire à cause de son succès même. « Le succès même du capitalisme mine
les institutions sociales et crée inévitablement des conditions dans lesquelles il ne lui sera pas
possible de survivre » (p94). Ecrivant en pleine crise des années trente, Schumpeter aurait pu y voir
le début de la fin, la preuve de l’impasse dans laquelle aboutit le capitalisme, dans la droite ligne de
l’analyse marxiste. Mais il croyait trop dans l’efficacité du système pour penser qu’il puisse
disparaître en raison de contradictions internes. Le symptôme le plus flagrant de la sclérose du
capitalisme est la disparition progressive de la fonction d’entrepreneur. On peut noter plusieurs
causes: le progrès devenu quasiment systématique, les conséquences de la concentration
économique sur les structures sociales, la perte d’adhésion des masses et des intellectuels au
capitalisme.

la systématicité du progrès:
L’innovation, qui consiste à passer de l’invention à la réalisation, et qui est le propre de
l’entrepreneur, tend à devenir une routine, planifiée et organisée, prise en charge par des salariés
spécialisés. « Au romantisme des aventures commerciales d’antan succède rapidement le
prosaïsme, en notre temps où il est devenu possible de soumettre à un calcul strict tant de choses
qui naguère devaient être entrevues dans un éclair d’intuition géniale »(p.187). Comme
parallèlement les obstacles au changement tendent à se réduire au fur et à mesure que la population
dans son ensemble s’habitue au changement, le rôle essentiel de la bourgeoisie , bousculer les
routines, tend à s’effacer au profit d’une bureaucratisation de la vie économique. Ce phénomène
consacre la montée en puissance de ce que Galbraith nomme la technostructure.

Les conséquences de la concentration économique:


En transformant les dirigeants en salariés et les propriétaires en actionnaires, la concentration
économique « relâche l’emprise naguère si forte, du propriétaire sur son bien, d’abord en
affaiblissant son droit légal et en limitant sa possibilité d’en jouir comme il l’entend; ensuite parce
que le possesseur d’un titre abstrait perd la volonté de combattre économiquement, politiquement,
physiquement pour « son » usine »(p.199). A l’acte volontaire du capitaliste d’antan mettant en jeu
sa fortune, voire son honneur, se substitue toujours davantage la décision d’autofinancement prise
liée en recourant aux techniques d’études de marché et de contrôle budgétaire, fortifiées par
l’analyse de la conjoncture. Par le biais de la concentration économique, le capitalisme est en train
de laisser démanteler progressivement les cadres institutionnels qui en avaient assurer l’essor:
propriété et liberté des conventions. Le nombre des individus ayant intérêt à défendre leurs droits de
propriété ou de commandement diminue constamment.

L’hostilité grandissante de l’opinion à l’égard du capitalisme:


La grande entreprise , née de la concentration économique suscite une hostilité grandissante dans
l’opinion prête à y voir une source d’abus et de puissance excessive. Plus généralement, le
capitalisme est de plus en plus incapable d’obtenir des masses leur adhésion au régime, de leur
imposer la discipline sociale à défaut de laquelle aucune civilisation industrielle ne saurait subsister.
Toute autorité doit être respectée, s’appuyer sur le prestige des chefs et sur l’habitude d’obéissance
des subordonnés. Or la bourgeoisie qui a conquis la totalité du pouvoir politique au détriment de la
noblesse, ne dispose pas de son pouvoir charismatique et d’une égale autorité. De plus le
capitalisme a déstabilisé des classes sociales qui auparavant étaient à l’origine de l’inertie de la
société. En effet la prolétarisation des masses paysannes et artisanales crée un ferment
déstabilisateur. Schumpeter montre « l’émergence d’une hostilité active » enracinée dans les classes
aliénées, mais il pense que les intellectuels posent un problème beaucoup plus important. Cette
véritable caste des hommes de lettres est caractérisée par son attitude critique à l’égard des
institutions (p.147). Les intellectuels qui sont par essence suspicieux à l’égard de ce qui est établi,
adoptent des positions doctrinales peu favorables au capitalisme.

Pour Schumpeter, nous assistons donc à une véritable décomposition du capitalisme. Il est
condamné à disparaître, car sa réussite rend la bourgeoisie au mieux inutile, au pire parasite: or le
capitalisme sans la bourgeoisie, pour lui, cela s’appelle le socialisme.

III/LE SOCIALISME COMME ISSUE POSSIBLE AU CAPITALISME: PEUT-IL


FONCTIONNER?
Schumpeter décrit le socialisme comme le « système institutionnel dans lequel l’autorité centrale
contrôle les moyens de production et la production elle-même et détient par conséquent l’ensemble
des leviers de commande économique ». En fait c’est moins l’exemple de la planification
centralisatrice stalinienne que la planification indicative socialisante des démocraties européennes
dans l’après-guerre qu’il faut avoir en tête pour appréhender la réflexion de Schumpeter. Car dans le
système qu’il envisage, une certaine liberté de manœuvre et d’initiative peut-être déléguée aux
exécutants chargés d’appliquer les décisions de la haute autorité. Il montre l’efficience du
socialisme en terme de marché puis en terme social.

Un système de « marché de concurrence comptable »


Schumpeter considère le cas fictif en opposition avec le système capitaliste, où la répartition est
séparée de la production et où les consommateurs disposent du libre choix des produits et services.
Une haute autorité fixe les prix et établit une monnaie fictive (bons sociaux)en fonction du produit
social global; l’offre est assurée par des magasins sociaux qui gèrent les stocks en faisant varier les
prix relatifs. De plus, les gérants des entreprises socialistes doivent respecter des conditions
nécessaires au maintien de l’efficience du marché (produire le plus économiquement, respecter les
prix des biens et services initialement fixés par la haute autorité...). Le système de marché socialiste
est donc calqué sur le système libéral, mais les mécanismes de régulation de celui-ci sont
reconstitués artificiellement et ne sont plus soumis à une main invisible. Pour Schumpeter, il ne fait
pas de doute que l’on puisse mettre en oeuvre un tel système et que son efficience soit égale, voire
supérieure au capitalisme
Schumpeter introduit un étalon de référence qui n’est pas seulement économique, mais aussi
social et psychologique. Cet étalon est fondé sur le calcul du « bien-être » de l’individu moyen, en
fonction des biens ou services dont il dispose, mais aussi en fonction de critères de satisfaction
psychologique impondérables, comme le souci pour l’individu du devenir du groupe. La supériorité
du socialisme vient de ce qu’il ne faut pas confondre « l’efficience économique avec le bien-être
économique, ni avec des degrés donnés de satisfaction des besoins ». Le choix du socialisme par les
acteurs économiques n’est pas la conséquence seulement d’un calcul de maximisation du profit ou
de la rentabilité, mais repose surtout sur la capacité de ce système à maintenir une plus grande
stabilité sociale et à éliminer les troubles inhérents au capitalisme.

L’allégeance morale des masses au socialisme:


Fort de la supériorité de son organigramme, le socialisme obtiendra « cette allégeance morale qui
est toujours refusée au capitalisme ». De plus, le socialisme « jette une vive lumière sur la nature
des phénomènes économiques, alors qu’en régime capitaliste, leur visage est dissimulé par le
masque du profit ». En résulteraient donc un accroissement des libertés et une solution naturelle de
la contrainte au travail, par la discipline de groupe et l’autodiscipline. L’économie socialiste
bénéficie de plus d’une supériorité grâce à sa « transparence supérieure », car la concurrence entre
firmes autrefois rivales ayant cessé et toutes les décisions d’investissement étant prises par une
autorité unique, les incertitudes de prévisions, génératrices de décisions à contre-temps ou
d’investissement erronés disparaîtraient en grande partie. (il faut remarquer que Schumpeter attend
les mêmes effets des situations à caractère monopolistique)

IV/LE SOCIALISME EST-IL COMPATIBLE AVEC LA DEMOCRATIE?

Pour Schumpeter, le socialisme n’est sans doute pas compatible avec la démocratie de type
bourgeoise, des années trente. Cependant, il ne pense pas que la victoire du socialisme doit conduire
inévitablement à la disparition de la démocratie car des formes différentes de ce système peuvent
exister. De plus, selon lui, compte tenu de la discipline individuelle et collective renforcée de la
société socialiste, et de l’allégeance morale spontanée des travailleurs, une telle société pourrait en
fin de compte fonctionner avec moins d’autoritarisme que le capitalisme.

Une définition instrumentale de la démocratie:


En fait, Schumpeter pense la démocratie comme le socialisme, de manière étroite. Rejetant la
définition « classique » de la démocratie dans laquelle le "bien commun" serait l’objectif
primordial, il réduit la démocratie à « cet arrangement pour parvenir à des décisions politiques,
dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte
concurrentielle portant sur les votes du peuple ». L’intention de Schumpeter, ici, est la même que
pour le socialisme, il chasse toute substance inutile du concept de démocratie pour arriver à son
originalité fonctionnelle essentielle, débarrassée de tout présupposé téléologique ou philosophique.
Il ne faut plus comprendre la démocratie en termes politiques tel que liberté, égalité ou de « plus
grand bonheur pour le plus grand nombre ». Pour qu’une société soit considérée comme
démocratique, il suffit que les détenteurs du pouvoir détiennent leur légitimité d’une élection
strictement concurrentielle (suffrage universel, libre candidature, scrutin secret...).

La démocratie-alibi:
Il n’y a pas de relations d’implication nécessaire du socialisme et de la démocratie, puisque la
définition qu’en donne Schumpeter est avant tout instrumentale. Les voiles idéologiques dont
s’affublent les partis politiques ne sont en fait que des marche-pieds dont se servent, pour accéder
au poste de commandement, les professionnels de la politique. Schumpeter se demande si une telle
méthode de sélection restera applicable après le triomphe éventuel du socialisme et sa conclusion
VERS UNE CRITIQUE RAISONNEE DE CAPITALISME, SOCIALISME ET
DEMOCRATIE

La vision schumpéterienne de l’économie libérale est riche d’enseignement et offre un


contre pied intéressant aux thèses néo-classiques. Cependant son analyse de l’évolution vers le
socialisme et son schéma explicatif de la démocratie peuvent être sujets à plus de critiques.

L’originalité d’une vision dynamique du libéralisme:


Schumpeter, en s’emparant de l’idée de Wicksell relative au rôle actif de l’investissement, la
sépare des phénomènes monétaires et cherche à donner sur cette base une interprétation originale du
développement. C’est un tournant particulièrement important dans l’histoire de la pensée
économique puisque les fondateurs de l’Ecole néo-classique et leurs disciples tendaient purement et
simplement à ignorer le phénomène de la croissance. De plus l’explication de cette croissance par le
rôle majeur de l’innovation constitue une rupture radicale avec la « Loi de Say », selon laquelle
« l’offre crée sa propre demande ». Pour Schumpeter, au contraire, les occasions d’investissement
liées se ramènent pour l’essentiel au progrès technique d’une part et à l’élargissement des
débouchés offerts d’autre part. Malthus a, le premier, diagnostiqué des fuites dans le système
économique, estimant qu’une partie du revenu ne servait pas à la consommation mais était épargné
de sorte que l’économie est caractérisée par le sous-emploi et le non-équilibre à court-terme. Say
avait contourné la contradiction en introduisant la notion de demande réelle, somme de la
consommation et de l’investissement. Keynes a démontré lui aussi le caractère imparfait de cette
analyse, car du fait du caractère irrationnel des anticipations des producteurs, offre et demande ne
sauraient s’équilibrer, surtout ex-ante. Mais Schumpeter, en admettant au départ du moins, le rôle
de l’agrandissement des débouchés, crée alors une brèche dans la théorie de Say.

Cependant la plus grande originalité de Schumpeter dans son livre Capitalisme, Socialisme et
Démocratie est sûrement sa vision hérétique des marchés au regard des postulats néoclassiques. Sa
réflexion sur les entreprises géantes et de leur propension, du fait de leur taille, à occuper des
positions dominantes sur le marché apparaît comme la construction d’un nouveau système théorique
de concurrence, qui va à l’encontre de l’hypothèse walrassienne d’atomicité du marché. La théorie
de Marshall-Wicksell n’avait pas perdu de vue les nombreux cas sortant du cadre de la concurrence
pure et parfaite, telle qu’ils l’avaient exposée (transparence, atomicité, homogénéité, fluidité,
mobilité, flexibilité des quantités et des prix, ce dernier point propre au modèle de l’équilibre
walrassien prenant ici une importance particulière). De même les classiques n’avaient pas négligé
les exceptions à la concurrence pure et parfaite. A.Smith a souligné l’opposition irréconciliable
entre les intérêts de chaque branche productive d’une part et ceux du public d’autre part et souligné
la facilité pour les capitalistes des se concerter, du fait de leur nombre réduit, pour agir à leur guise
sur les prix et les quantités des différents marchés. Il n’en est pas moins vrai que tous tenaient ces
cas pour des exceptions devant se normaliser à terme. Or Schumpeter écrit que la concurrence pure
et parfaite, condition de l’efficience économique maximale, n’existe pas et qu’au contraire le seul
modèle de concurrence efficient est monopolistique et qu’il est engendré par la dynamique même
qui fonde le capitalisme.

Dans cette perspective les observations de Schumpeter gardent toute leur pertinence, en
particulier en ce qui concerne la rigidité à l’entrée de certains secteurs dans les branches à haute
intensité capitalistique, autrefois la sidérurgie, aujourd’hui l’aéronautique. De même en ce qui
concerne la volonté de chaque producteur de conserver un maximum de pouvoir sur le marché, les
thèses de Schumpeter restent d’actualité. On peut citer en exemple la volonté des entreprises dont
l’activité est très liée à l’innovation technologique, d’imposer sur le marché leur produits comme
Le jugement de Schumpeter sur l’avenir du capitalisme: une vision trop pessimiste
Il est nécessaire de souligner l’enracinement de la réflexion de Schumpeter, dans l’actualité de
son époque. En effet, face au capitalisme, ce n’est pas le socialisme déliquescent de l’ère Brejnev
mais le socialisme planificateur de Staline, qui se présente comme une alternative crédible. Or
même si ce n’est pas à ce modèle que Schumpeter se réfère, il faut prendre en compte l’influence,
au moins du point de vue psychologique, de l’URSS triomphante de l’époque. Il est probable que le
pessimisme de Schumpeter a été entretenu en partie par l’aura du régime stalinien, qui a permis à la
Russie de devenir une grande puissance industrielle. De plus il faut souligner la manière dont les
contemporains voyaient le capitalisme au début des années 40. Pour beaucoup, ce régime était
profondément lié à la dépression économique mondiale dans les années 30 et avait favorisé ainsi la
montée du totalitarisme. Il est donc nécessaire de se remémorer les fractures sociales entraînées par
les excès du capitalisme pour appréhender le besoin de la population des pays européens d'un
système économique leur garantissant une plus grande protection et une meilleure qualité de vie.
L’analyse schumpéterienne est donc indissociable du plan Beveridge (1942) et du programme du
Conseil National de la Résistance, qui prévoyait en 1944 de reconstruire l’économie française
grâce à l’interventionnisme étatique et à la planification (Plan Monnet).
Cependant, sa réflexion sur le caractère inéluctable de la disparition du capitalisme apparaît a
posteriori exagérée. On peut s’interroger sur l’historicisme de la démarche de Schumpeter, lorsqu’il
se demande « s’il est tout à fait correct de considérer le capitalisme comme un type social sui-
generis -une donnée- ou s’il ne représenterait pas le dernier stade de la décomposition du régime
féodal ». Cette remarque montre le caractère paradoxal de l’analyse de Schumpeter, qui souligne
l’importance de la conjoncture lorsqu’il développe les facteurs psychologiques favorisant la
dégénérescence du capitalisme. Mais, en même temps il n’envisage pas un retournement de cette
conjoncture ce qui contribue à nourrir son pessimisme. Or la disparition des occasions
d’investissement et le déclin de la fonction entrepreneuriale ne se sont pas produits; au contraire
c’est l’inverse qui s’est produit lors des Trentes Glorieuses où l’investissement, soutenu par des
taux d’intérêt réels faibles, a joué un rôle clé. De plus, au cours des années 80, la fonction
d’entrepreneur a été réhabilitée. Mais surtout le capitalisme s’est trouvé être très supérieur au
socialisme en terme de « bien-être » et de maintien de l’ordre social. La hausse de la productivité a
bénéficié à la fois aux entrepreneurs et aux salariés.

Concernant le socialisme, l’analyse schumpéterienne laisse un certain nombre de


questions en suspens, ce qui hypothèque sa crédibilité:
Les principales critiques ont été énoncées par François Perroux, dans son ouvrage la Pensée
économique de Joseph Schumpeter. La première critique concerne le rapport entre le socialisme et
l’innovation. Schumpeter décrit une société socialiste en phase stationnaire, c’est à dire ne prenant
pas en compte de l’innovation. Cette hypothèse doit donc être dépassée, car il n’est pas pensable
que le socialisme abandonne la notion de progrès (sous-jacente à la notion d’innovation), puisque
cette idée est une des bases fondamentales de l’idéologie socialiste. De plus on peut s’interroger sur
la nature des innovateurs dans un régime socialiste. Quel doit être leur rôle, quelle doit être leur
rémunération?
En second lieu, il faut souligner que la démonstration de Schumpeter sur la validité de la théorie
socialiste et sur la possibilité de son application par le biais d’un marché de concurrence comptable
est insuffisante. L’argument de Von Mises que Schumpeter rejette et qui distingue les pseudo-prix
administratifs des prix réels expressifs des tensions entre goûts et choix de production au niveau
microéconomique, conserve toute sa validité selon François Perroux. Celui-ci ajoute que la
« rationalité des macrodécisions n’a pas trouvé sa démonstration ni sa méthode ».
Enfin on peut s’interroger sur la capacité du socialisme à rendre les hommes vraiment libres.
Schumpeter pense que le socialisme sera moins autoritaire au total que le capitalisme, même s’il
montre qu’une limitation des libertés individuelles au profit du groupe va de paire avec la
consommation, liberté de choix des consommateurs, liberté d’initiative et d’investissement, liberté
de choix de l’emploi) resteraient intactes même dans un régime socialiste modéré.

En ce qui concerne la démocratie, la démonstration de Schumpeter est trop limitative


Ce que Schumpeter critique, dans ce qu’il appelle la démocratie au sens classique, c’est en fait la
doctrine de la souveraineté parlementaire que Carré de Malberg avait théorisée. Or cette théorie qui
trouve de nombreux exemples dans les démocraties parlementaires d’Europe dans l’entre-deux-
guerres apparaît comme un dévoiement du régime démocratique. En effet en donnant au Parlement
le monopole de la souveraineté, ces régimes ont empêché une réelle participation du peuple à la
gestion des affaires, car ses mandatés n’exerçaient pas le pouvoir en fonction des choix qui les
avaient faits élire. Or penser la démocratie en oubliant la participation du peuple, c’est réduire
d’autant la pertinence de l’étude. Mais Schumpeter pouvait-il faire autrement? Pouvait-il prévoir
,compte-tenu de l’usage qu’en ont fait les pouvoirs totalitaires à cette époque, envisager que la
réintroduction de la souveraineté populaire dans les régimes libéraux occidentaux, après la Seconde
Guerre Mondiale, permettrait de sauver et de régénérer la démocratie. En effet l’introduction du
référendum et parfois de l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel a permis de renforcer
notablement la participation du peuple au fonctionnement du régime démocratique.
De plus, Schumpeter nie la légitimité de la notion de "bien commun ", car elle caractérise de
façon exagérée à ses yeux la démocratie classique. Le problème est qu’en refusant à la démocratie
cette légitimation, on risque de la couper de la notion de vertu qui pour Montesquieu, dans l’Esprit
des Lois, est son essence. Penser la démocratie sans la vertu, ce n’est penser qu’un avatar de la
démocratie. Cependant la dérive fonctionnaliste de ce régime telle que l'a décrite Schumpeter n'a
pas perdu de sa validité. Compte tenu du faible renouvellement de la base sociologique de l'élite
républicaine en France par exemple ou des difficultés de l'ouverture des fonctions de responsabilité
aux minorités par le biais du programme "affirmative action" aux Etats-Unis, on peut légitimement
se demander si la démocratie n'est pas la justification morale a posteriori de la possession du
pouvoir par une certaine élite.

Conclusion: il faudrait signaler la multiplicité des positions d'analyse prises par Schumpeter
successivement économiste, sociologue, historien, politologue... La diversité de ces points de vue
amène une diversité de l'analyse qui laisse à penser que l'ouvrage de Schumpeter est en fait
composer de plusieurs livres. Une conclusion peut être tirée de l'ouvrage de Francois Perroux, déjà
cité: « la distinction des points de vue de l'histoire et de l'économie fut toujours chez lui
[Schumpeter] fort claire et les vœux qu'il a formés pour la collaboration des disciplines ont été
sincères et opiniâtres.(...) Capitalisme, Socialisme et Démocratie n'est pas une histoire "raisonnée",
c'est un recueil de raisonnements et d'hypothèses qui peut aider l'historien à écrire l'histoire et
l'économiste à découvrir les uniformités de l'évolution économique au sens large, c'est à dire
nullement confondue avec l'innovation. »

BIBLIOGRAPHIE

*J.A Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, Payot, 1961, trad. Gaël Fain.
*François Perroux, La Pensée économique de Schumpeter in François perroux Oeuvres Complètes,
tome 6, Théorie et histoire de la Pensée économique, Marx, Schumpeter, Keynes, 1993, Presses
Universitaires de Grenoble.

*Jean-Jacques Chanaron Les Théories Schumpéteriennes d'hier et d'aujourd'hui in Technologies


Idéologies pratiques n°9 (1) 1990.

*S.M. Lipset Reflections on Capitalism, Socialism and Democracy in Journal of Democracy n°4
avril 1993.

*Numéro spécial de la revue Journal of Democracy, juillet 1992.

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