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Raymond Aron
 

La lutte
de classes
 

Nouvelles leçons
sur les sociétés industrielles
 

Gallimard
Préface
 
En soumettant au public, en  1962, les Dix-huit leçons sur la société
industrielle, j'écrivais les lignes suivantes  : «  Ces leçons ont été effectivement
professées à la Sorbonne dans l'année 1955-1956... Le cours avait paru ronéotypé
au Centre de Documentation Universitaire. J'avais refusé jusqu'à présent de le
présenter tel quel à un public plus large. Les motifs de mon hésitation apparaîtront
immédiatement au lecteur. Moment d'une recherche, instrument de travail pour les
étudiants, le cours suggère une méthode, il esquisse des conceptions, il apporte des
faits et des idées. Il garde et il ne peut pas ne pas garder les marques de
l'enseignement et de l'improvisation. Ces leçons n'ont pas été rédigées à l'avance : le
style est donc celui de la parole avec les défauts inévitables que les corrections,
apportées après coup, permettent d'atténuer, mais non de supprimer. »
L'accueil que le public a réservé aux Dix-huit leçons, l'intention manifestée par
plusieurs éditeurs étrangers de les traduire m'incitent à publier ce deuxième volume,
mais je voudrais répéter l'avertissement donné à propos des leçons précédentes : Les
dix-neuf chapitres de ce livre sont des leçons, professées, en Sorbonne, au cours de
l'année 1956-1957. L'analyse de la lutte de classes fait suite à celle de la société
industrielle et, bien qu elle soit compréhensible en elle-même, le lecteur n'en saisira
pleinement les fondements et la portée qu'à la seule condition de considérer les deux
volumes comme les parties d'un seul ensemble. La manière dont j'avais posé le
problème de la société industrielle, l'antithèse Tocqueville-Marx qui a surpris
quelques critiques seront, il me semble, justifiées par le développement de la
recherche. L'étude de la société industrielle n'était pas une fin elle-même, elle devait
servir d'introduction à l'étude que l'on trouvera ici des relations entre les classes, et
cette étude, à son tour, conduit à celle des régimes politiques, qui fera l'objet d'un
troisième volume, Démocratie et Totalitarisme.
Du même coup, j'aimerais répondre en quelques mots à un reproche qui m'a été
fait par des critiques, d'ailleurs bienveillants, Michel Collinet et Robert Kanters.
Pourquoi n'ai-je pas rendu à Saint-Simon et aux saint-simoniens ce qui leur
appartient, à savoir l'idée et le terme de société industrielle  ? Si j'avais eu
l'intention d'esquisser une histoire de ce concept, de toute évidence j'aurais dû me
reporter soit aux saint-simoniens, soit à Auguste Comte, comme je l'ai fait d'ailleurs
en d'autres circonstances1. Mais telle n'était pas mon intention dans les quatre
premières des Dix-huit leçons où je souhaitais simplement esquisser, à grands traits,
la méthode que je comptais suivre et, en même temps, poser l'alternative de
l'embourgeoisement progressif, prévu par Tocqueville, et de la lutte inexpiable
des classes, prophétisée par Marx. Que Tocqueville n ait été ni théoricien ni
observateur de la société industrielle (qui n'existait pas encore dans l'Amérique qu'il
visita), il me serait difficile de l'ignorer, bien que Michel Collinet se donne grand-
peine pour me l'apprendre : mais précisément le fait que Tocqueville, à partir d'une
analyse politico-sociale, ait eu, sur certains points décisifs, une vue plus juste de ce
que serait la société de l'avenir que Marx à partir d'une analyse économique, ce
fait, que le présent volume établit et qu'un regard sans œillères sur les sociétés
occidentales confirme, m'a dicté le choix des sociologues-philosophes du siècle dernier
dont j'ai évoqué les thèmes majeurs afin de les confronter avec les réalités de notre
siècle.
La confrontation des thèmes saint-simoniens avec les réalités ne serait pas, elle
non plus, sans intérêt et sans enseignement. Je l'ai entreprise, sur le sujet de la
guerre, en me référant à Auguste Comte. Mais quand il s'agit des saint-simoniens,
deux difficultés surgissent : comme Henri Gouhier l'a démontré dans des livres que
certains préfèrent ignorer mais que personne n'a réfutés, la part propre de Henri de
Saint-Simon dans le saint-simonisme est probablment réduite et, en tout cas,
difficilement séparable de l'apport d'Augustin Thierry, d'Auguste Comte,
d'Enfantin, de Bazard. Les Saint-Simoniens ont exprimé et répandu les idées à la
mode, ils ont fait écho au Zeitgeist, à l'esprit du temps, ils ne l'ont pas mis en forme
rigoureuse et systématique. Tocqueville ou Marx donnait chacun une réponse
catégorique à la question que je me posais. On n'aurait pu en dire autant des saint-
simoniens.
Certes, ces derniers aussi bien qu Auguste Comte peuvent apparaître comme les
prophètes de la société technique dans laquelle nous vivons, qu'administrent les
managers en attendant les machines électroniques. Mais, annonçant les traits
communs à toutes les sociétés industrielles, ils ignoraient les possibilités du grand
schisme de notre époque, que les deux volumes (que complétera le troisième)
abordent sous un angle sociologique et avec un effort d'objectivité. Tocqueville avait
conçu la dualité possible des sociétés démocratiques, les unes libérales, les autres
despotiques. Karl Marx avait proclamé fatale la lutte entre prolétariat et
bourgeoisie, donc entre des régimes qui se réclameraient de celle-ci et d'autres qui se
réclameraient de celui-là. Les saint-simoniens, Auguste Comte ont été encore plus
inconscients que Marx lui-même de la spécificité du politique. Ou, du moins, à
supposer que l'administration des choses doive remplacer quelque jour le
gouvernement des personnes, disons, pour apaiser leurs admirateurs, que leur
prophétie est encore largement en avance sur la société d'aujourd'hui.
 
Les leçons datent maintenant de plus de six ans. L'accélération de l'histoire, si
frappante dans l'Europe occidentale de ces quinze dernières années, ne me
permettrait pas de traiter aujourd'hui ces problèmes exactement comme je le faisais
hier. Cependant, les résultats auxquels aboutit cette étude me paraissent confirmés
par le cours des événements. Mais ils auraient besoin d'être complétés sur certains
points que je me bornerai, dans cette préface, à indiquer brièvement.
1. La classe ouvrière tend-elle à une homogénéité croissante ou, tout au contraire,
à une hétérogénéité accrue, du fait d'un intervalle élargi entre le manœuvre, sans
aucune qualification, et l'ouvrier, titulaire d'un brevet de formation professionnelle,
ou le technicien inférieur, surveillant d'une machine ? Les réponses que je donne à
cette question me semblent insuffisantes. Aucune réponse simple n'est valable, parce
que des évolutions diverses, contradictoires, s'entrecroisent. D'un côté, les
professionnels des industries du siècle dernier perdent leur importance et les O.S.,
dans de nombreuses industries, semblent se perdre en une masse anonyme, chacun
condamné à une « miette de travail ». Mais cette représentation ne constitue qu'un
des modèles entre d'autres d'organisation industrielle : dans certaines des industries
de pointe (pétrole, électronique, construction électrique) le modèle d'organisation
semble tout autre. La nouvelle classe ouvrière est déterminée, en ses attitudes, d'un
côté par les différents types d'organisation du travail, de l'autre par un niveau plus
élevé de consommation et par l'action des moyens de communication de masse
(action qui tend à étouffer la culture originale et autonome des groupements
ouvriers, telle quelle a pu exister au siècle dernier). Aucune des deux formules
simples  –  homogénéité croissante, hétérogénéité croissante  –  ne répond à la
complexité du réel.
2. La tendance des masses, y compris des masses ouvrières, à la revendication
plutôt qu'à la révolte, au fur et à mesure de la croissance, n'est plus guère mise en
doute. En ce sens, la politisation de la lutte de classes, au sens marxiste du terme,
autrement dit la volonté du prolétariat de se définir lui-même comme un parti
visant au pouvoir total, est en déclin, même en France ou en Italie où le
communisme conserve un appareil solide et des millions d'électeurs. En Italie, le
parti communiste cherche une tactique plus souple, il se refuse à condamner
radicalement le Marché Commun. L'expérience ne permet guère, même au plus
fanatique des idéologues, de maintenir qu'aucune amélioration n'est possible dans
le cadre du régime dit capitaliste. Si l'on convient d'appeler pragmatique l'action
des syndicats et des partis en vue de réformes hic et nunc (ce que Lénine appelait
trade-unionisme, sur le modèle anglais) et idéologique l'action du parti
communiste contre le régime en tant que tel et en vue de la révolution, les progrès
accomplis par les économies européennes depuis quinze ans ont partout renforcé la
tendance pragmatique et affaibli la tendance idéologique.
Mais on aurait tort d'en conclure que dorénavant les conflits sociaux n'auront
d'autre objet que la «  part du gâteau  », les augmentations de salaires ou la
résistance aux changements techniques, entraînant des conversions douloureuses.
Bien que, pour l'instant, la plupart des ouvriers, dans la plupart des pays, semblent
plutôt indifférents aux modalités diverses de la cogestion, il est possible et même
probable que, dans certains pays, des revendications ayant pour objet l'organisation
des entreprises vont se développer. Entre les querelles pragmatiques et les conflits
idéologiques, on aperçoit un troisième type de débats ou de lutte, dont la finalité
serait d'accroître la participation des travailleurs à la vie de l'entreprise ou la
participation des cadres ou des représentants des travailleurs à certains aspects de la
direction.
3. Enfin, aux Etats-Unis, en même temps que le niveau de vie des trois quarts de
la population continue de s'élever, la pauvreté d'une fraction de la population –
 entre 20 et 25 % selon les uns, entre 15 et 20 % selon les autres – ne disparaît pas
et tend même à s'accuser, relativement et peut-être absolument2. Le phénomène est
plus marqué aux Etats-Unis que dans les pays d'Europe occidentale pour diverses
raisons : moindre développement de la sécurité sociale (misère des vieux), diversité
raciale (Noirs, Porto-Ricains), diversité régionale (certaines zones sont en perte de
vitesse), chômage des jeunes, etc. Le poids des « ratés » de la société opulente retombe
inégalement sur les différents groupes. Ceux qui ont le moins de chances de recevoir
une éducation ont le plus de chances de ne pas trouver d'emploi.
Pour être moins marqué ailleurs, le phénomène risque de s'y manifester
également, au-delà de la phase actuelle que traverse l'économie européenne, de
croissance rapide et de plein emploi. La complexité technique des entreprises
modernes demande de plus en plus de qualifications à un nombre croissant de
travailleurs. En certaines circonstances, les emplois manquent pour les travailleurs
les moins qualifiés et ces derniers, même employés, ne connaissent de la société
industrielle que les servitudes et non les bienfaits.
Les Etats-Unis sont en train de découvrir le problème de la pauvreté, voire de la
misère, dans une société d'opulence. Le problème n'est pas celui de la baisse générale
du niveau de vie en dépit du développement des moyens de production. Il n'a pas
grand-chose de commun avec celui que l'on rattache à la notion marxiste de
paupérisation. Il n'en existe pas moins et il rappelle opportunément, à ceux qui
seraient enclins à l'oublier, que la croissance économique ou les progrès techniques
ne sont pas des recettes miraculeuses de paix sociale ou de relations authentiquement
humaines. La quantité croissante de biens que le travail est capable de produire
transforme les données de ce que l'on appelait, au siècle dernier, problème social. Il
importe davantage d'élever la productivité que de répartir autrement les ressources
disponibles. Mais ni la croissance économique livrée à elle-même, ni le progrès
technique, emporté par son dynamisme, ne garantissent un ordre juste ni, moins
encore, des conditions de vie conformes aux aspirations d'une humanité qui a
transformé le monde plus qu'elle ne s'est transformée elle-même.
 
Des Dix-huit leçons, beaucoup de lecteurs ont tiré surtout une conclusion qui,
selon le sens qu'on lui prête, est ou bien évidente à force de banalité, ou bien fausse.
Il est évident que toute société en voie d'industrialisation présente des traits
semblables et les injures dont me couvre une revue soviétique, parce que je m'efforce
de préciser la nature exacte de l'opposition entre économie de type soviétique et
économie de type occidental, ne changeront rien aux faits. Dans la mesure où la
science, la technique de production sont les mêmes des deux côtés, il n'est pas besoin
d'être marxiste, comme prétendent l'être mes critiques de Moscou, pour en déduire
qu'une comparaison est légitime entre les deux modalités d'économie ou de
croissance, les deux types de société industrielle. Mais dire que ces deux sortes de
régimes présentent des similitudes ne signifie pas  –  que mes contradicteurs de la
Literaturnaya Gazeta se rassurent – qu'il convienne de dévaloriser les différences.
Même les régimes économiques, qui diffèrent moins que les régimes politiques,
diffèrent assez pour que nous « sachions pourquoi nous combattons ». Et le régime
économique, celui de Staline comme celui de Khrouchtchev, ne permet pas les
libertés politiques que nous voulons sauvegarder.
Qu'un jour ces différences s'atténuent et que ces deux univers prennent conscience
non pas seulement comme aujourd'hui de leur intérêt commun à ne pas
s'entredétruire mais de la communauté de leurs valeurs, je le souhaite
passionnément. Mais aussi longtemps que la coexistence pacifique, refus raisonnable
de la guerre thermonucléaire, ne sera pas devenue coexistence idéologique, c'est-à-
dire reconnaissance du droit de l'autre à exister, fin de la prétention à détenir la
vérité unique et absolue, aussi longtemps que les marxistes-léninistes n'auront entre
eux d'autre querelle que sur la méthode la plus efficace de liquider tous ceux qui n
adhèrent pas à une idéologie de plus en plus anachronique, la sociologie comparée
des régimes demeurera un exercice académique, non un dialogue historique. Mais
l'exercice académique a parfois préparé le dialogue historique et peut-être en est-il
secrètement, sous le fracas des propagandes, un authentique élément.
 

Brannay, août 1963.

1  La Société industrielle et la guerre et Dimensions de la conscience historique. Cf. également l'article


publié par la revue Preuves, avril 1963 : Développement et idéologie.
2 Cf. Michael HARRINGTON, The other America, Poverty in America New York, 1963.
LA LUTTE DE CLASSES

Nouvelles leçons
sur les sociétés industrielles
 

I
 
Rappel et perspectives

Le cours que je compte vous faire cette année constitue la deuxième partie
d'un ensemble, la première ayant été traitée l'an dernier. Je voudrais vous
rappeler aujourd'hui le chemin que nous avons déjà parcouru et vous indiquer
les thèmes principaux du cours de cette année.
La question dont j'étais parti était celle que posent simultanément l'œuvre
de Tocqueville et celle de Marx. Le premier de ces auteurs constatait un
mouvement presque irrésistible, comme voulu par la Providence, vers la
démocratie, ce mot ayant pour signification l'effacement progressif des
différences de statuts, la tendance au nivellement des conditions de vie. La
perspective de Marx était à la fois voisine et toute différente. Il observait, au
début du XIXe siècle, le développement accéléré des forces productives mais il
croyait que cette croissance, dans le cadre du capitalisme, entraînerait
nécessairement une lutte de classes d'une intensité accrue. Un siècle après, on
ne peut pas se contenter de reprendre la question marxiste pour une simple
raison  : nous n'avons pas en face de nous une expérience unique de
développement mais bien deux  : celle du monde occidental, États-Unis et
Europe de l'Ouest, et celle des régimes que l'on appelle indifféremment
socialistes, communistes ou soviétiques (je prendrai ces mots comme
synonymes ; ils désignent simplement le mode d'évolution que nous pouvons
observer de l'autre côté de l'Europe). Dès lors, le problème central devient  :
dans quelle mesure le développement des forces productives, dans un régime
ou dans un autre, provoque-t-il une lutte de classes de plus en plus intense  ?
Cette interrogation n'est pas inspirée par des arrière-pensées politiques,
puisque les doctrinaires officiels du communisme, à l'heure présente, posent
cette question et expliquent certains événements récents1 par le fait qu'au fur et
à mesure de la construction du socialisme la lutte des classes est susceptible de
s'intensifier.
Donc notre thème a été l'an dernier  : comment grandissent les forces
productives soit dans un régime capitaliste soit dans un régime soviétique  ?
Puisque ces deux expériences pouvaient être rapprochées, c'est qu'elles étaient,
en un sens, deux espèces d'un même genre. Ainsi nous avons été conduits à
élaborer le concept clé de société industrielle. Avant d'opposer socialisme à
capitalisme, il faut analyser les traits communs à l'un et l'autre. Dans une
société industrielle, une fraction croissante de la main-d'œuvre est employée
dans les usines ou les services. C'est là le phénomène le plus simple, le plus
immédiatement apparent. Mais ce trait superficiel appelle d'autres précisions.
Effectivement, pour qu'il y ait transfert d'activité de l'agriculture vers
l'industrie, il faut que le volume de la production agricole suffise pour nourrir
non seulement les paysans, mais les habitants des villes. Si un nombre stable ou
en diminution d'agriculteurs est capable de produire de la nourriture, non
seulement pour eux-mêmes mais pour un nombre croissant de citadins, c'est
que la production par travailleur augmente. Il en résulte qu'une société ne peut
devenir industrielle que dans la mesure où croît la productivité du travail dans
l'agriculture et aussi dans l'industrie. De là suit un second caractère original de
la société moderne, le souci de la productivité  ; dans le passé, chaque
génération trouvait normal de vivre comme les précédentes ; dans nos sociétés,
c'est la volonté de tous de posséder plus et de vivre mieux qui est considérée
comme normale. Ainsi nous arrivons sans difficulté à un troisième caractère :
une technique progressive est le seul moyen de traduire en réalité la volonté de
produire toujours plus à meilleur compte.
Si l'on accepte cette définition élémentaire de la société industrielle, on
s'aperçoit que nombre d'objections, adressées par les doctrinaires au régime
capitaliste, portent tout aussi bien contre l'autre régime. Marx considérait que
l'une des caractéristiques majeures du capitalisme était l'accumulation du
capital. Nous savons aujourd'hui avec évidence que c'est là une caractéristique
de toutes les sociétés industrielles dans la mesure où, obsédées par le souci de
produire plus, elles sont contraintes d'investir en machines un volume de
capital croissant. De la même façon, Marx considérait que l'ouvrier était
exploité parce qu'il ne recevait pas sous forme de salaire la totalité de la valeur
produite par son travail. Mais, quel que soit le régime, il faut, de toute
nécessité et de toute évidence, qu'il en aille ainsi, puisqu'une fraction de cette
valeur créée doit être réinvestie, soit pour renouveler le capital-machines
existant, soit pour l'élargir ; une autre partie en doit être utilisée pour payer les
dirigeants de la société ou les frais généraux de celle-ci. Non que
«  l'exploitation  » de l'ouvrier prenne la même forme dans les deux régimes.
Dans un régime capitaliste, la valeur destinée à l'investissement passe par
l'intermédiaire des revenus individuels des détenteurs des moyens de
production ; dans un régime soviétique, elle passe par l'intermédiaire du trésor
public. Dans les deux sociétés, certains individus sont privilégiés, c'est-à-dire
ont des revenus supérieurs à ceux des travailleurs situés au bas de la hiérarchie.
Le phénomène d'accumulation du capital ou «  d'exploitation  » est commun
aux deux espèces de sociétés industrielles, et non pas caractéristique d'une
espèce par opposition à l'autre.
Simone Weil reproche à l'industrie moderne de faire vivre les ouvriers dans
des conditions inhumaines, en les soumettant à l'impératif absolu de la
production à tout prix, au meilleur coût. Le philosophe peut spéculer sur le
point de savoir s'il est souhaitable ou non que le souci de productivité domine
l'organisation de l'entreprise moderne ; on peut plaider qu'il serait préférable
de consentir à un niveau de vie plus bas afin de limiter l'effort exigé des
travailleurs. (Je crois que l'argument serait, dans l'ensemble, faux, car
l'élévation de productivité peut à la longue diminuer l'effort humain.) Quoi
qu'il en soit, si l'on se borne à observer les deux types de sociétés industrielles
telles qu'elles s'offrent à nos yeux, on constate que là encore il s'agit d'une
caractéristique que l'on retrouve aussi bien d'un côté que de l'autre.
Enfin, dernière remarque, si l'essence des sociétés modernes est le souci de
produire de plus en plus, le statut de propriété des usines qui, aux yeux de
Marx, était la caractéristique majeure du capitalisme, sans perdre toute
importance, ne conserve pas la même portée. J'ai essayé, l'an dernier, de
montrer à quel point une industrie devenue propriété publique ressemble à une
industrie restée propriété privée. Un grand nombre d'usines, d'un côté ou de
l'autre de ce que l'on appelle le rideau de fer, se ressemblent fort et ne peuvent
pas ne pas se ressembler puisqu'elles emploient toutes ou veulent employer la
même technique de production et sont soumises aux mêmes impératifs.
Ce n'est pas que la distinction entre les deux espèces de sociétés industrielles
soit sans conséquences. J'ai essayé, l'an dernier, de marquer les différences en
utilisant deux oppositions, celle entre les deux modèles de croissance, celle entre
les deux types de société.
Le premier contraste est le suivant : si l'on compare ce qui s'est passé à une
certaine époque du développement de l'économie américaine et ce qui se passe
à une période homologue en U.R.S.S., on constate simultanément similitudes
et écarts. Les identités majeures concernent les phénomènes de transfert de la
main-d'œuvre du secteur agricole ou primaire vers les secteurs secondaire et
tertiaire, l'augmentation de la capacité de production dans l'agriculture et
surtout dans l'industrie. Mais la croissance de type soviétique présente quelques
phénomènes particuliers que l'on n'avait pas observés en Occident : d'abord, la
priorité accordée à l'industrie, surtout lourde ; aussi bien aux États-Unis qu'au
Japon on constatait, dans les périodes comparables à celle des premiers plans
quinquennaux soviétiques, une augmentation simultanée de la production
agricole et de la production industrielle ; une élévation du pouvoir d'achat réel
accompagnait l'augmentation des quantités produites. Dans le cas de l'Union
soviétique (je ne parle pas des autres pays de l'Est européen), la progression de
l'industrie lourde était probablement plus rapide qu'à aucune période
comparable du développement économique occidental  ; en revanche, les
progrès de la production agricole et aussi l'élévation du niveau de vie étaient
plus lents. Ces particularités, je n'ai pas prétendu les expliquer avec certitude
par un seul facteur. J'ai laissé la question ouverte de savoir si le modèle
soviétique de croissance est le résultat de l'échec de la planification ou de la
volonté des planificateurs. Le doute est bien fondé pour la raison suivante : les
objectifs que s'étaient proposés officiellement les dirigeants, au cours des
premiers plans quinquennaux, ne comportaient pas cet immense écart entre les
résultats obtenus dans l'industrie lourde, dans l'industrie légère et dans
l'agriculture. On est libre de penser que les distorsions sont la conséquence du
retard des réalisations agricoles par rapport aux prévisions. J'ai essayé de
montrer comment s'explique ce décalage  : les planificateurs soviétiques sont
entrés dans un cercle vicieux. Parce qu'ils ont voulu développer très vite
l'industrie, ils ont été obligés de prélever une fraction considérable des récoltes
dans les campagnes. Pour ce faire, ils ont dû introduire la propriété collective.
En conséquence, les paysans ont, pendant de longues années, répondu à un
régime qui leur était odieux par une sorte de grève perlée, une indifférence à
produire qui s'est traduite finalement dans la médiocrité des résultats.
L'opposition entre les modèles de croissance, quelle que soit l'explication que
l'on en donne, est un fait d'observation.
En revanche, la deuxième opposition que j'ai analysée l'an dernier concerne
plutôt l'avenir que le présent. J'ai, en effet, posé la question de savoir si, au fur
et à mesure que l'économie soviétique se développera, ses particularités
tendront à s'accentuer ou, au contraire, à s'atténuer. Jusqu'à présent, le régime
de planification, tel qu'il a été pratiqué en Union soviétique, a servi
essentiellement à canaliser les ressources disponibles vers l'industrie lourde
(quitte à imposer aux masses populaires des sacrifices temporaires ou durables),
en établissant entre les prix des divers produits des relations qui
correspondaient moins aux différences de coûts de revient qu'aux intentions
politiques des dirigeants.
Je m'étais risqué à faire une hypothèse relativement optimiste  ; le régime
soviétique se transforme dans un sens qui le rapprocherait des économies
occidentales. Les arguments principaux étaient les suivants  : la planification
autoritaire, à mesure qu'une économie grandit, devient de plus en plus
difficile. Il est tentant, pour des hommes de lettres, d'imaginer que le plan est
un remède miraculeux aux crises des économies de marché  ; en vérité, la
réalisation rigoureuse d'un plan suppose qu'un petit nombre d'hommes, dans
un bureau, soit capable de prendre toutes les décisions relatives à la répartition
des ressources nationales et à l'utilisation la meilleure de ces ressources dans
chaque secteur, sinon chaque entreprise. Cette planification totale, étendue à
l'ensemble des producteurs d'un pays, dépasse les possibilités de
l'administration, même avec l'aide des machines électroniques. Pratiquement,
plus une économie grandit, plus elle devient complexe et plus la tendance sera
forte à une évolution dont il est beaucoup question aujourd'hui de l'autre côté
du rideau de fer, la décentralisation des décisions. Rien n'est plus courant, dans
les revues d'Union soviétique ou d'Europe orientale, revues de grand public ou
revues techniques, que l'explication des échecs ou des difficultés par l'excessive
centralisation. L'étude abstraite m'avait suggéré que, au fur et à mesure que
l'économie se développe, il est probable qu'on aura recours davantage au
mécanisme des prix. Une certaine quantité d'argent étant gagnée par chaque
individu, on produira plus ou moins des différentes marchandises selon que les
consommateurs utiliseront leurs revenus d'une façon ou d'une autre. A partir
du moment où le régime soviétique sortira de la pénurie extrême dans laquelle
il a vécu jusqu'à présent, il sera presque obligé de tenir compte davantage des
préférences du public et les planificateurs devront distribuer les moyens de
production en fonction de la demande. J'ajoute que j'ai risqué ces prévisions
avec de multiples réserves. J'ai spécifié qu'il s'agissait d'une perspective
strictement économique  ; or les planificateurs soviétiques, au nom du primat
de l'économique, ont toujours pensé leurs problèmes en termes politiques2.
Les conclusions de ces analyses poursuivies l'an dernier étaient assez
différentes des idéologies encore aujourd'hui à la mode des deux côtés du
rideau de fer. Une des représentations courantes est celle d'un mouvement du
capitalisme au socialisme, à mesure du développement des forces productives ;
vision schématique de l'histoire qui a désormais un caractère, je ne dirai pas
seulement paradoxal, mais presque absurde, puisqu'il n'y a pas un exemple, pas
un seul, de cette évolution et qu'en réalité un mouvement inverse est sinon
observé, du moins à certains égards concevable. (Il va de soi que je prends le
mot socialisme, en ce cas, dans l'acception de « régime soviétique »). Il est vrai
qu'une certaine «  socialisation  » des économies occidentales peut être notée.
Elle comporte de multiples significations  : l'État intervient de plus en plus
directement dans la vie économique, il redistribue les revenus selon des
considérations sociales, nationalise certaines industries  ; mais ces mesures
s'inscrivent à l'intérieur du cadre occidental, elles n'entraînent pas une
planification totale, moins encore des phénomènes comparables à ceux du
régime soviétique. Dans ces conditions, il serait absurde de considérer ce
dernier comme étant l'avenir des économies d'Occident ; il n'en est pas davantage
le passé. Il représente jusqu'à présent une méthode différente pour résoudre des
problèmes analogues. Cependant, et je le répète, il serait trop optimiste de
considérer que nécessairement l'économie soviétique va se rapprocher des
économies occidentales socialisées et que nous irons vers une réconciliation qui
permettra de découvrir le caractère illusoire des conflits idéologiques. Il y a au
moins deux raisons pour se garder de cette illusion de nécessité : la première est
que les hommes, à travers l'histoire, se sont battus aussi bien pour des idées
fausses que pour des idées vraies, pour des fictions que pour des réalités  ;
quand bien même les deux régimes économiques se ressembleraient, ils
pourraient continuer à échanger des injures ou même pis encore. La deuxième
raison, c'est que la pratique soviétique subordonne systématiquement le bien-
être des générations actuelles à la puissance de la collectivité, au nom d'une
idéologie de l'abondance (rien n'est plus logique que cette contradiction). Or,
une telle politique peut être maintenue longtemps. Je voudrais vous rappeler
seulement un chiffre que j'ai donné l'année dernière  : le plan quinquennal
aujourd'hui en application prévoit une augmentation de la production d'acier
supérieur au volume actuel de ce que produit l'industrie sidérurgique de la
Grande-Bretagne3. Il se peut que nous contemplions un jour un contraste
étonnant entre un régime qui s'appellera capitaliste et qui, soumis aux
décisions des électeurs et au plébiscite des consommateurs, sera essentiellement
tendu vers le bien-être (relatif mais bien-être tout de même), et, de l'autre côté,
un régime qui s'appelant socialiste et comportant le pouvoir absolu d'une
minorité, donnera la priorité à la puissance économique mobilisable pour la
guerre, en fonction d'objectifs politiques. L'accentuation d'un contraste de
cette sorte entraînerait des conséquences politiques ou psychologiques sur
lesquelles je ne peux m'étendre mais que chacun de vous est libre d'imaginer.
J'en arrive maintenant au sujet que nous allons traiter dans le cours de cette
année. Nous allons entreprendre l'analyse des deux sortes de sociétés. Le cours
de l'an dernier, essentiellement économique, n'était qu'un moyen. Je ne suis
pas un économiste professionnel et vous n'êtes pas des étudiants d'économie
politique. Ce qui vous intéresse et ce qui m'intéresse moi-même, c'est
précisément l'analyse sociale, mais celle-ci ne pouvait pas être menée à bien si
l'on n'avait pas précisé d'abord le fondement économique des sociétés.
Les deux formules dont nous étions partis étaient celle du nivellement
démocratique au sens de Tocqueville et de la lutte de classes au sens de Marx.
Un siècle après nous constatons que le premier avait raison sur un point
essentiel  : les distinctions d'état ou d'ordre, au sens de l'ancien régime, ont
effectivement disparu ou sont en voie de liquidation rapide. Toutes les sociétés
industrielles sont, en un certain sens, populaires, égalitaires ; elles le sont toutes
dans leur idéologie : aux États-Unis, on se réclame du common mari, en Russie
soviétique du prolétariat, en France du peuple. Chacun admet verbalement que
l'origine de tout pouvoir, c'est l'homme de la rue, même si ce dernier a
l'impression de ne pas exercer d'influence sur le cours des destinées nationales.
Tout le monde vote, même si cela ne sert à rien. Seuls des intellectuels
«  attardés  », proprement «  réactionnaires  », conçoivent de ne pas accorder le
suffrage universel. Nous sommes tous des citoyens, des travailleurs, des
prolétaires ou des common men, ce qui naturellement n'empêche pas que des
différences subsistent entre les hommes, qu'il s'agisse des revenus, des manières
de vivre, des manières de penser, de prestige, de participation au pouvoir. D'où
un premier problème qui nous occupera dans les premières leçons de ce cours :
comment se composent cette égalité de droit et cette inégalité de fait ? On peut
dire, la formule est volontairement agressive mais je la crois vraie, que les
sociétés industrielles sont caractérisées par deux traits contradictoires et
solidaires  : elles proclament l'homogénéité des citoyens et elles organisent la
hiérarchie des consommateurs et des producteurs. Cette contradiction entre
l'égalité politique ou formelle et l'inégalité sociale était le point de départ de la
méditation de Marx. Un siècle après, elle frappe encore nos yeux.
Nous aurons à chercher, dans la première partie de ce cours, comment se
constituent, comment se différencient les groupes à l'intérieur de la société
globale, France, États-Unis, Union soviétique  ; comment se répartissent les
métiers, les revenus, les prestiges ; jusqu'à quel point les groupes ont conscience
de former chacun une unité séparée, opposée à la collectivité globale, jusqu'à
quel point existent les classes sociales, si celles-ci sont définies par le fait
qu'appartenant à la même société, elles sont en conflit les unes avec les autres.
Nous aurons à chercher ce que signifie le mot le plus employé, le moins défini
du langage sociologique, à savoir le mot de classe, en quels sens variés on peut
le prendre, en quelle mesure il correspond à une réalité dans les différentes
espèces de sociétés industrielles.
Mais cette analyse des groupes sociaux ne constituera que la première partie,
la plus classique, de l'étude. En effet, j'étudierai aussi des phénomènes qui sont
à la fois liés aux précédents et relativement indépendants de ceux-ci et que
j'appelle les minorités dirigeantes. Dans toute société, le pouvoir est exercé par
un petit nombre d'hommes  ; à la rigueur il y a des gouvernements pour le
peuple, jusqu'à présent il n'y en a jamais eu par le peuple. Il est important de se
rappeler que l'idéologie nationale américaine est celle du gouvernement du
peuple, pour le peuple et par le peuple, mais le sociologue, par définition, est
iconoclaste, il confronte l'idéologie avec la réalité ; peut-être y avait-il déjà dans
la plupart des petites sociétés archaïques une différenciation de ceux qui
commandent et de ceux qui obéissent. Nous chercherons donc quelles sont les
catégories qui exercent les fonctions directrices dans les sociétés industrielles.
J'indiquerai immédiatement quelques-uns des traits caractéristiques qui
feront l'objet de notre analyse. L'État a de plus en plus cessé d'être religieux,
d'être consacré par une foi transcendante. Ceux qui détiennent le pouvoir ne
sont plus les oints du Seigneur ou les interprètes d'une Église, ils sont
théoriquement les délégués ou les représentants du common man, du prolétariat
ou du peuple. Il en résulte des conséquences frappantes et graves. On a le choix
entre la concurrence des idéologies et l'imposition d'une seule. L'État n'est plus
sacré, et cependant une minorité commande. Dès lors, de deux choses l'une :
ou bien on laisse les gouvernés manifester qu'ils ne sont pas contents des
gouvernants (ce qui est l'état d'esprit naturel des premiers) et, dans ce cas, il
risque d'y avoir un conflit de légitimité comme une donnée permanente de la
vie collective. Ou bien l'État déclare qu'une idéologie, mettons le marxisme,
est vraie ; dans ce cas, la discussion est en apparence supprimée, mais il s'agit
d'une suppression artificielle parce qu'une doctrine purement immanente, qui
prétend décrire le monde tel qu'il est, ne peut pas être entourée du même halo
sacré que les croyances traditionnelles. Les sociétés industrielles connaissent des
conflits entre des principes contradictoires de pouvoir, étouffés éventuellement
par l'artifice, le pur despotisme ou un catéchisme d'État.
Ces sociétés présentent une autre caractéristique  : les non-privilégiés sont
organisés, ils ont des dirigeants. Rarement, dans le passé, les esclaves, les
pauvre, ont eu des chefs en permanence. Aujourd'hui les travailleurs, ceux qui
ont les revenus les plus faibles, peuvent s'organiser et faire entendre leurs
revendications.
Nous pourrons, je crois, définir les types de sociétés industrielles en fonction
de ces éléments fondamentaux : y a-t-il ou n'y a-t-il pas de lutte d'idéologies ?
Y a-t-il ou n'y a-t-il pas d'opposition tolérée entre les meneurs de masses ou les
interprètes des non-privilégiés et les détenteurs de la force publique ?
Nos analyses porteront donc sur deux sortes de discrimination : d'une part
la distinction entre les groupes sociaux, en fonction du métier, des revenus, des
façons de penser et de vivre, et, d'autre part, la rivalité entre les minorités
dirigeantes, dont l'enjeu est la répartition du revenu national, la participation à
l'État et, éventuellement, la modification de celui-ci. Les sociétés industrielles
sont agitées, elles ne comportent pas cette unité spirituelle, cette autorité
incontestée que nous imaginons (probablement à tort) dans les collectivités
historiques.
Nous arriverons ainsi à un troisième aspect de ce cours. L'an dernier j'ai
voulu faire ressortir les contrastes entre l'économie des deux espèces de sociétés
industrielles. Cette année, j'essaierai de faire ressortir les différences dans la
constitution sociale et les relations des minorités dirigeantes des deux côtés du
rideau de fer. En même temps, j'essaierai d'intégrer à cette étude comparative
l'analyse des étapes de la croissance.
Finalement, j'arriverai à ce qui est sinon le thème, du moins l'objectif de
cette étude, à savoir la lutte de classes. Je voudrais éviter simultanément les
propos de patronage sur la collaboration nécessaire des classes et les formules
idéologiques ou pseudo-idéologiques sur la fatalité bienfaisante d'une lutte à
mort. Les premiers reviennent à oublier qu'il y a une rivalité, légitime et
inévitable, pour la répartition des ressources collectives, et, d'autre part, des
controverses ou des conflits peut-être pas inévitables mais certainement
légitimes, dont l'enjeu est l'organisation la meilleure de la société. De quel
droit interdire à ceux qui sont du mauvais côté de la barricade de s'interroger
sur la possibilité soit de changer de côté, soit de réformer la société  ? Ces
contestations appartiennent au train normal des sociétés industrielles. Mais il
ne s'ensuit pas qu'on doive admettre la version messianique selon laquelle la
lutte des classes est non seulement légitime et nécessaire, mais providentielle,
qu'elle a la vertu miraculeuse de mettre fin définitivement, à un moment
donné de l'histoire, à l'exploitation, à l'injustice. En effet, Marx l'a dit lui-
même dans un texte que je vous citerai : ce qu'il a ajouté à la théorie de la lutte
des classes connue bien avant lui, c'est l'idée que cette lutte tend à se
surmonter, à se supprimer elle-même après une certaine révolution. C'est ce
messianisme que nous ne sommes nullement obligés d'accepter et que nous
avons même, au point de départ, des raisons solides de refuser. Plus nous
constatons que la rivalité des groupes sociaux est légitime et nécessaire, moins
nous avons de motifs de penser qu'à un certain moment cette rivalité sera sans
objet. Les sociétés industrielles n'ont pas de goût pour l'ascétisme, elles sont
par essence hédonistes, animées par le désir de richesse et peut-être de
puissance et de gloire. Puisque l'on ne reconnaît pas de mérite propre à
l'austérité, pourquoi les citoyens ne disputeraient-ils pas de la répartition la
plus équitable ou la plus favorable des ressources collectives  ? L'idée qu'après
une certaine révolution les antagonismes s'évanouiront a pour origine deux
idées ou deux illusions, la première que la cause décisive de la lutte de classes
est le statut de la propriété, la seconde qu'après la modification de ce statut les
sociétés seront miraculeusement unifiées. Nous l'avons vu, l'an dernier, le
mode d'appropriation a une importance réelle dans l'agriculture, dans le
commerce et dans certains secteurs de l'industrie. Mais lorsqu'il s'agit des
moyens industriels de produire en grand, la modification du statut légal des
entreprises laisse subsister intégralement la hiérarchie de l'organisation et des
salaires. Il n'y a aucune raison de penser qu'il suffise de modifier le mode
juridique d'appropriation des instruments de production pour mettre un terme
aux tensions internes à l'entreprise. Il n'y a pas non plus de raison de penser
qu'une fois tous les moyens de production devenus propriété de l'État, l'enjeu
des rivalités antérieures a disparu.
Cela dit, il y a de multiples façons, on les connaît depuis des siècles,
d'empêcher les conflits de se manifester. La paix du despotisme est peut-être
bonne, elle n'est certainement pas originale. On n'a pas attendu les temps
modernes pour découvrir le secret des unanimités apparentes.

1 Cette leçon était professée au lendemain des événements de Hongrie, en 1956.


2  Peter Wiles a fait observer justement que les planificateurs pouvaient, au lieu de distribuer des
revenus accrus que les individus utiliseraient à leur gré, distribuer par voie administrative les biens de
consommation supplémentaires. Le programme du XXIIe Congrès du Parti communiste semble envisager
un système de cet ordre. Les individus n'auraient la libre disposition que de la moitié de leurs revenus,
l'autre moitié serait distribuée sous forme de biens, par voie administrative. L'Occident connaît, avec la
Sécurité sociale, une forme atténuée de la consommation décidée par l'État.
3  Ce plan n'a d'ailleurs pas été réalisé. La production d'acier prévue pour  1960, d'après le plan
quinquennal de  1956, devait être de  68,3  millions de tonnes, elle ne fut que de  65, 3. Le plan 1956-
1960 fut d'ailleurs abandonné en 1957, en faveur d'un plan septennal 1959-1965.
 

II
 
La conception marxiste des classes

Je commencerai aujourd'hui la partie de ce cours consacrée à l'analyse des


classes sociales dans les sociétés industrielles, mais, avant d'entreprendre l'étude
empirique, je parlerai dans cette leçon et la suivante des problèmes théoriques
qui mettent en cause soit le vocabulaire, soit la doctrine.
Vous le savez, la notion de classe est chargée de passions et d'équivoques.
Elle est au centre de la théorie marxiste, et qui prétend, sur ce sujet, être sans
préjugé, n'est pas cru. Je n'y prétendrai donc pas et, pour qu'il n'y ait pas de
malentendus entre nous, j'admets à l'avance que vous me prêtiez des arrière-
pensées. Si l'on ne peut dissiper les soupçons de ceux qui vous écoutent, on
peut tenter de dissiper les équivoques. Celles qui sont liées à la notion de
classes sont multiples parce que le concept joue un rôle décisif dans le
marxisme, mais ne fait l'objet, dans aucun ouvrage de Marx, d'un traitement
systématique. Nous sommes en présence d'un cas singulier où le concept le
plus important d'une doctrine demeure relativement indéterminé. Dans cette
leçon, j'essaierai de vous expliquer les équivoques et pourquoi Marx lui-même
se souciait peu de les lever.
Marx n'était pas un pur savant, il était aussi un homme politique et un
prophète. Or, les équivoques, bien loin de freiner le succès d'une doctrine, le
favorisent. Il est d'autant plus facile de répandre une doctrine des classes et de
la lutte de classes que la notion elle-même demeure indéterminée. Les deux
parties de cette leçon, les équivoques et la doctrine, bien qu'elles aient l'air de
s'opposer, en réalité se complètent.

 
Pour vous montrer les équivoques, j'utiliserai la méthode la plus simple, je
vous lirai quelques textes classiques de Marx. Le premier est emprunté au
Manifeste communiste. Voici les premières lignes :
 

«  L'histoire de toute société passée est l'histoire des luttes de


classes. Hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et
serfs, maîtres artisans et compagnons, en un mot oppresseurs et
opprimés, furent en opposition constante les uns contre les autres et
menèrent une lutte sans répit, tantôt dissimulée, tantôt ouverte, qui
chaque fois finit par une transformation révolutionnaire de la société
tout entière ou par la destruction d'une des classes en lutte. Aux
époques antérieures de l'histoire, nous rencontrons presque partout
une organisation complète de la société en classes distinctes, une
hiérarchie variée des positions sociales. Dans l'antiquité nous avons
des patriciens, des chevaliers, des plébéiens et des esclaves, au moyen
âge des seigneux féodaux, des vassaux, des maîtres artisans, des
compagnons, des serfs, et en outre, et dans presque chacune des
classes, de nouvelles divisions hérarchiques. »

 
Dans ce texte, le mot classe s'applique aux groupes sociaux,
hiérarchiquement disposés, de n'importe quelle société. L'opposition des
classes équivaut à peu près à celle des oppresseurs et des opprimés, et il n'y a
guère d'autre contenu dans la notion que celle de hiérarchie des classes et
d'oppression exercée par une classe sur une autre.
Dans d'autres textes de Marx, le mot classe est limité aux groupes
hiérarchiquement disposés à V intérieur des sociétés industrielles modernes. Dans
une large mesure, il ne s'agit pas là d'une question de fait mais d'une question
de définition, c'est-à-dire d'un choix arbitraire. On peut définir le mot classe
de telle sorte qu'il s'applique aux groupes hiérarchiquement disposés de
n'importe quelle société. Mais, en ce cas, on doit préciser quelles en sont les
particularités dans les sociétés industrielles modernes. C'est ce que fait Marx
dans un autre texte, classique lui aussi, qui se trouve au dernier chapitre du
tome III du Capital :
 

« Les propriétaires de la simple force de travail, les propriétaires de


capital et les propriétaires fonciers dont les sources respectives de
revenu sont le salaire, le profit et la rente foncière, donc les ouvriers
salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers forment les trois
grandes classes de la société moderne basée sur le mode de
production capitaliste. »

 
Ce texte a été interprété par certains commentateurs dans le sens suivant : les
trois classes de la société capitaliste sont définies par l'origine de leur revenu
(salaire, profit, rente foncière), c'est donc dans le circuit de distribution ou de
répartition que naissent les classes sociales. Je pense que cette interprétation est
inexacte. D'après Marx, l'origine des classes sociales est, au contraire, dans
l'organisation de la production. En effet, les trois sortes de revenus sont
définies par les relations des producteurs aux moyens de production : le salaire
est le revenu dont disposent les ouvriers qui ne possèdent rien que leur force de
travail, le profit va à ceux qui, détenteurs des moyens de production, sont
capables d'exploiter le travail salarié, et la rente foncière est « empochée » par le
propriétaire de terres qui n'est pas lui-même exploitant. Si cette interprétation
est exacte, l'origine des classes sociales, dans les sociétés industrielles, serait
dans la relation entre les moyens et les agents de la production, et le
phénomène essentiel serait la séparation entre le producteur et les moyens de
production.
Je vous citerai maintenant un troisième texte, non moins célèbre, qui se
trouve dans Le  18  Brumaire de Louis-Napoléon, essai historique consacré par
Marx au coup d'État de Napoléon III :
 

«  Les petits paysans constituent une vaste masse, dont les


membres vivent dans des conditions semblables, mais sans entrer
dans des relations complexes les uns avec les autres. Leur mode de
production les isole les uns des autres au lieu de les mettre en
relations réciproques. Dans la mesure où des millions de familles
vivent dans des conditions d'existence qui séparent leurs modes de
vie, leurs intérêts et leur culture de ceux des autres classes et les
mettent en contraste hostile à l'égard de ces derniers, ils forment une
classe. Dans la mesure où il n'y a qu'une solidarité globale entre
petits paysans et où l'identité de leurs intérêts ne crée pas d'unité,
pas d'union nationale, pas d'organisation politique, ils ne forment
pas une classe. »

 
Ce texte est un des plus précis et un des plus intéressants de Marx  : pour
qu'il y ait classe sociale, il ne faut pas seulement qu'un grand nombre
d'hommes vivent de manière approximativement semblable, exercent un travail
comparable, il faut encore qu'ils soient en relations permanentes les uns avec
les autres, constituent une unité en découvrant tout à la fois leur communauté
et leur opposition à d'autres groupes. Il y a classe non pas simplement lorsqu'il
y a des traits communs à des millions d'individus, mais quand tous ces êtres
individuels prennent conscience de leur unité en s'opposant à d'autres millions
d'individus, eux aussi groupés.
Dans la ligne de cette analyse, les ouvriers d'industrie, s'ils ne prennent pas
conscience de leur unité et de leur opposition à d'autres groupes, seront en
concurrence les uns avec les autres. Effectivement, parmi eux, des sous-groupes
sont en concurrence pour la répartition du revenu national, dès qu'ils n'ont pas
ensemble conscience de leur unité et de leur antagonisme à l'égard d'autres
groupes. Dans ce cas, la classe sociale n'exigerait pas seulement la communauté
de fait dans les façons de vivre, elle exigerait des relations quasi permanentes
des individus les uns avec les autres, elle exigerait d'eux surtout une prise de
conscience de leur communauté, qui n'est pas concevable sans conscience d'un
antagonisme. D'où résulte un point essentiel de la théorie de Marx : la classe
sociale n'existerait réellement que dans la mesure où elle aurait conscience
d'elle-même, mais il ne peut pas y avoir conscience de classe sans
reconnaissance de la lutte de classes. Une classe n'a conscience d'elle-même que
si elle découvre qu'elle a une lutte à mener contre d'autres classes.
On pourrait penser, à partir de ces textes, que Marx a analysé les différentes
sociétés et qu'il a retrouvé, un peu partout, les mêmes classes sociales. En fait,
selon les ouvrages, selon les études historiques, l'énumération est autre. Par
exemple, dans le livre intitulé Révolution et contre-révolution en Allemagne,
Marx distingue  : 1o la noblesse féodale, 2o la bourgeoisie, 3o la petite
bourgeoisie, 4o la grande et la moyenne paysannerie, 5o la petite paysannerie
libre, 6o la paysannerie serve, 7o les ouvriers agricoles, 8o les ouvriers de
l'industrie. Dans un autre livre, Les luttes de classes en France, l'énumération est
différente. Les classes seraient les suivantes : bourgeoisie financière, bourgeoisie
industrielle, classe bourgeoise commerçante, petite bourgeoisie, classe
paysanne, classe prolétarienne, Lumpenproletariat, mot allemand qui désigne le
dernier degré du prolétariat en guenilles.
Il n'y a pas contradiction entre les définitions que je vous ai données d'après
les textes de Marx et la diversité de ces énumérations. Il peut se faire que, selon
les cas, les classes soient autres, mais le caractère arbitraire des énumérations
montre qu'il est souvent difficile de savoir où commence et où finit l'une
d'entre elles ; par exemple, il est impossible, d'après les textes de Marx, de dire
avec rigueur si les paysans constituent ensemble une classe ou bien s'il convient
d'opposer les pauvres et moyens aux riches. Selon les circonstances, on
penchera vers une interprétation ou vers une autre. Encore une fois, il n'y a pas
là de contradiction  ; tout ce que je veux indiquer, c'est qu'il n'y a dans les
textes de Marx ni une définition rigoureuse de l'originalité des classes des
sociétés industrielles par rapport à celles des sociétés pré-industrielles, ni une
énumération des classes caractéristiques des sociétés industrielles.
Les marxistes en général ont retenu comme critère de la classe sociale la
place ou le rôle du groupe dans le processus de production. Lénine, par
exemple, déclare que l'on appelle classe de grands groupements humains se
distinguant par leur position dans un système historique déterminé de
production sociale, par leurs rapports, le plus souvent fixés par le droit, avec les
moyens de production, par leur rôle dans l'organisation sociale et, par
conséquent, par leur capacité de recevoir une part de richesses ainsi que par la
grandeur de cette part. Boukharine, autre marxiste, définit plus simplement la
classe sociale comme une unité collective participant au processus de
production. On peut donc dire, en simplifiant, que la majorité des marxistes
considèrent que la classe est un grand groupement défini par sa position dans
un système de production, cette position elle-même étant définie surtout par la
relation avec les moyens de production. Malheureusement, cette notion est
équivoque.
En effet, elle comporte évidemment deux significations possibles. Les
salariés remplissent un rôle donné dans le processus de production, dans la
mesure où ils ne possèdent pas les moyens de production et reçoivent des
salaires. Leur rôle est ainsi défini en un sens juridico-social. Mais on peut aussi
retenir le sens technique du terme  : l'ouvrier de l'industrie, quel que soit le
statut de propriété, remplit un rôle déterminé qui est d'être un travailleur
manuel, de travailler sur la machine. Le sens juridico-social est lié à la propriété
des moyens de production, le sens technique à l'organisation de la production.
Si vous retenez la première définition, vous pouvez concevoir une révolution
qui mette fin à la situation des salariés  ; en revanche, si vous retenez la
deuxième, il est clair qu'aucune révolution juridique ne modifiera
fondamentalement la fonction des ouvriers dans le processus de production.
Que les moyens de production soient devenus propriété de l'État change la
relation juridique de l'ouvrier aux moyens de production mais ne change pas la
relation technique de l'ouvrier à l'organisation collective du travail. Si vous
déclarez : la classe prolétarienne est définie par le fait qu'elle travaille pour les
propriétaires des moyens de production, il suffit de supprimer la propriété
privée des moyens de production pour automatiquement, par définition,
supprimer le prolétariat. A ce moment-là, il restera naturellement des ouvriers
qui continueront à travailler dans les usines, mais puisqu'ils ne travailleront pas
au service de propriétaires privés, par définition vous aurez supprimé ce que
vous aurez appelé prolétariat.
En fait, quelle étaient les classes sociales dans les sociétés industrielles, en
quoi différaient-elles de celles des sociétés pré-industrielles  ? Ces questions
n'intéressaient pas grandement Marx. Pas davantage il n'était grandement
intéressé par la question que se posent les sociologues d'aujourd'hui de savoir
quelle était la relation entre les phénomènes objectifs et subjectifs, c'est-à-dire
entre la similitude des conditions d'existence et la prise de conscience de la
classe comme unité. Ce qui l'intéressait avant tout, c'était une certaine
philosophie de l'histoire, une certaine interprétation de la société capitaliste.
 
Le point de départ de la pensée de Marx et de sa philosophie, c'est le fait
observé qu'il se forme, dans les sociétés auxquelles ils appartient, une classe
nouvelle qu'il appelle le prolétariat, les ouvriers de l'industrie qui sont, à ses
yeux, à la fois la négation et l'expression du capitalisme. Ils en sont la négation
puisque la société capitaliste est fondée sur la propriété et que les ouvriers ne
possèdent rien. Ils en sont l'expression parce que l'ouvrier dépouillé de tout
révèle, en niant le principe de la société capitaliste, la réalité essentielle de cette
dernière. J'ai l'air de jouer, mais je me borne à reproduire une dialectique
proprement marxiste. La classe ouvrière est caractéristique de la société
capitaliste parce qu'elle la reflète et pour ainsi dire la trahit, c'est-à-dire la révèle
en présentant une image opposée à celle que cette société veut donner d'elle-
même.
De cette découverte de la classe ouvrière en tant que prolétariat, Marx passe
à la conviction que les relations de classes tendent à se simplifier et que, de plus
en plus, il y aura dans les sociétés capitalistes deux classes principales et deux
seulement. Autour de chacune d'elles se polariseront tous les groupes sociaux.
Entendons-nous bien : Marx n'a jamais dit qu'il n'y avait que deux classes, la
bourgeoisie et le prolétariat, il n'a même jamais dit explicitement que tous les
membres de la collectivité se grouperaient soit autour de la bourgeoisie
détentrice des moyens de production, soit autour du prolétariat, mais il a cru
que l'évolution économico-sociale favoriserait effectivement la polarisation de
la société en deux classes et deux seulement.
Les sociétés capitalistes produiraient d'elles-mêmes l'accumulation des
moyens de production en un petit nombre de mains ; il y aurait de moins en
moins de capitalistes, chacun d'eux posséderait une part croissante des
richesses. En même temps, à l'autre extrême, s'accumulerait la misère. Marx
pensait que la concentration du capital s'accompagnerait d'une diminution du
niveau de vie ouvrier, soit absolument, soit relativement. L'ouvrier d'industrie
serait de plus en plus pauvre, en tout cas de plus en plus révolté.
On a discuté pour savoir si Marx avait cru ou non à la paupérisation
absolue, c'est-à-dire à la diminution du niveau de vie de la classe ouvrière, au
fur et à mesure du développement capitaliste. Comme d'habitude chez un
auteur qui a beaucoup écrit et dans des circonstances très diverses, les textes
permettent soit d'affirmer1, soit de nier la théorie de la paupérisation absolue.
Ce point, d'ailleurs, n'a qu'une importance limitée en dehors des querelles
politiques d'aujourd'hui. Ce qui est essentiel dans cette vision historique, c'est
que, selon Marx, le sort de la classe ouvrière s'aggraverait même si les revenus
des ouvriers s'élevaient. Cette aggravation de la condition prolétarienne
viendrait de l'organisation même du travail en usine, de l'effort des détenteurs
des moyens de production pour obtenir le plus possible de plus-value.
L'aggravation de la condition ouvrière serait liée en même temps au fait que la
classe ouvrière ne peut pas devenir consciente de sa situation sans être révoltée.
Nous revenons à l'idée que je vous indiquais tout à l'heure  : la prise de
conscience de la classe ouvrière est spontanément combative, le prolétariat se
découvre lui-même en découvrant ses ennemis. Il en résulte une nouvelle
explication du fait qu'il n'y aura finalement que deux camps. La raison ultime
de la polarisation finale en deux camps n'est pas d'ordre économique ; on peut
imaginer que la situation de la classe ouvrière s'améliore sans ébranler la
conviction fondamentale de Marx que, au bout du compte, la partie se jouera
entre deux classes, et deux seulement. Ici intervient, en effet, la conception
politique de Marx. Il considère que chaque société est définie par la
domination, d'une classe. Il n'y a pas eu, jusqu'à présent, de société sans une
classe dominante et une autre dominée. L'État de la société capitaliste est défini
par le pouvoir de la classe économiquement dominante, qui est la classe
bourgeoise, et l'État est l'instrument à travers lequel elle exerce sa domination.
Dès lors, si l'État est défini par la classe bourgeoise, si le prolétariat découvre sa
réalité et son unité en s'opposant à la bourgeoisie, inévitablement il y aura deux
camps et deux seulement. Deux classes sont seules susceptibles de constituer la
classe dirigeante de la société, la bourgeoisie et le prolétariat. Il est bien
entendu qu'entre les deux il existe des groupes, classes moyennes ou classes
paysannes, qui peuvent être nombreuses, mais ces intermédiaires ne changent
rien au fait majeur qu'il y a deux classes ennemies parce qu'il y a deux
conceptions radicalement opposées de la société, la bourgeoisie, dont le but est
de maintenir la propriété privée des instruments de production, et le
prolétariat dont l'intérêt propre est de renverser le régime fondé sur cette même
propriété.
Pourquoi l'intérêt du prolétariat est-il de renverser ce régime ? La réponse de
Marx se trouve dans Le Capital. Dans tout régime de propriété privée des
instruments de production, la plus-value est appropriée par les capitalistes.
L'ouvrier, en tant que salarié, est donc exploité. Dès lors, s'il prend conscience
de sa situation, il ne peut pas ne pas répondre par une volonté de lutte. En
conséquence, l'analyse marxiste des classes se termine par un appel à l'action,
ce qui est logique si l'on admet les étapes successives du raisonnement : toute
société est définie par l'antagonisme des classes ; dans une société antagoniste,
il y a une classe dominante ; dans la société capitaliste, la classe dominante est
celle qui détient les moyens de production  ; cette classe a un intérêt
fondamental qui est de maintenir la propriété privée des moyens de
production : la classe prolétarienne, lorsqu'elle comprend qu'elle est exploitée,
ne peut pas ne pas reconnaître qu'elle a un intérêt fondamental à renverser la
société actuelle, c'est-à-dire à supprimer l'appropriation privée des instruments
de production. Or, le prolétariat est la seule classe dans la société capitaliste qui
puisse vouloir une révolution radicale. Le prolétariat est réduit à une situation
inhumaine et, à partir du moment où il découvre sa situation, il découvre en
même temps qu'il ne peut se sauver lui-même qu'en sauvant l'ensemble de la
société.
Telle est, résumée dans ses grandes lignes, la philosophie de l'histoire à
laquelle Marx s'est attaché. Il va de soi que, dans un tel cadre, le détail de la
définition des classes devient secondaire. Ce qui est essentiel, c'est de
comprendre l'antagonisme des classes, la nécessité de la lutte et d'organiser
celle-ci. Or, pour y parvenir, il faut créer un parti, qui deviendra l'expression
authentique du prolétariat en lutte. Ainsi l'on passera de l'analyse sociologique
des classes à une théorie politique de la lutte révolutionnaire. Une philosophie
de cet ordre est évidemment fascinante parce qu'elle combine l'analyse de la
réalité avec un appel à l'action. Si l'on admet quelques idées directrices de cette
philosophie, les conséquences paraissent irrésistibles. En fait, pour en saisir
l'équivoque, il suffit de prendre une formule, très souvent citée par Marx, par
les marxistes et par les para-marxistes, par exemple par M. Jean-Paul Sartre, à
savoir  : «  Le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera pas.  » Je vous
demande la permission de vous préciser les différentes interprétations que l'on
peut donner d'une telle proposition. Elle comporte trois sens possibles. On
peut d'abord la considérer comme une définition, et la traduction serait alors la
suivante  : Je conviens d'appeler prolétariat les ouvriers d'industrie quand ils
sont révolutionnaires  ; quand ils ne le sont pas, je ne les appellerai pas
prolétaires. Il n'en suivra pas de changements décisifs dans leur destinée, mais
le philosophe dira : s'il n'y a pas de conscience révolutionnaire, il n'y a pas de
prolétariat. Une fois de plus, c'est une affaire de définition ; n'en discutons pas.
La formule peut avoir une signification descriptive  : chaque fois que les
ouvriers d'industrie prennent conscience d'eux-mêmes comme d'un groupe
social défini, ils ne peuvent pas ne pas être révolutionnaires. C'est une
proposition de fait intéressante, malheureusement elle est fausse  ; il y a de
multiples exemples de classes ouvrières, dans des pays occidentaux, qui ont une
certaine conscience de leur unité et qui pourtant ne veulent pas faire de
révolution. Ils veulent des réformes, ce qui est normal, ils en veulent
probablement plus que nous parce qu'ils sont du mauvais côté de la barricade.
Les ouvriers anglais sont organisés en syndicats et ils votent en majorité pour le
parti travailliste, ils ont souvent conscience d'eux-mêmes comme appartenant à
la classe ouvrière, mais ils n'ont pas une volonté révolutionnaire au sens
marxiste, une volonté de révolution radicale, de suppression de la propriété
privée des instruments de production.
Le troisième sens possible de la formule « le prolétariat sera révolutionnaire
ou il ne sera pas », je l'appellerai invocatif : le classe ouvrière cessera de mériter
le noble nom de prolétariat si elle n'est pas révolutionnaire. Dans ce cas, on
s'efforce de rendre la classe ouvrière révolutionnaire en lui laissant entendre
que, si elle ne l'est pas, elle sera punie par la perte d'un qualificatif glorieux.
Elle s'appellera simplement classe ouvrière. Tout cela est légitime dans l'ordre
de l'action, mais ne modifie pas sensiblement la réalité ; il s'agit d'un jugement
moral.
De ces trois sens, quel est le plus proprement marxiste ? La force de Marx
prophète et la faiblesse de Marx sociologue, c'est que l'on peut interpréter la
formule aussi bien dans l'une que dans l'autre de ces significations. Marx,
dialecticien, pense que les trois formules sont vraies simultanément : la classe
ouvrière, telle qu'elle prend conscience d'elle-même, tend à être
révolutionnaire  ; elle ne mérite pas d'être appelée prolétariat si elle n'est pas
révolutionnaire, puisque si elle ne l'est pas, elle n'a pas conscience de sa lutte,
c'est-à-dire qu'elle n'a pas conscience d'elle-même ; enfin il est bien d'appeler
les ouvriers à la révolution parce que le déroulement de l'histoire est tel que la
classe ouvrière transformera fondamentalement l'organisation de la vie en
société.
Dans cette philosophie des classes sociales, il y a des propositions de fait que
nous discuterons dans le cours de cette année et des propositions philosophiques
que je vais écarter immédiatement. Les propositions de fait sont les suivantes :
Marx pense qu'au fur et à mesure du développement de la société capitaliste les
rapports de classe se simplifient. Il pense que la misère matérielle et morale de
la classe ouvrière s'aggrave, que par suite de cette aggravation les ouvriers
deviennent de plus en plus révolutionnaires. Là, nous sommes sur un terrain
solide, il convient de regarder la réalité dans les diverses sociétés : les faits sont
suffisamment nombreux, divergents et même contradictoires pour que tout le
monde en trouve quelques-uns en sa faveur. Il ne s'agit pas de controverse
philosophique, mais de savoir comment a évolué depuis un siècle la condition
ouvrière dans les pays capitalistes.
En revanche, il y a d'autres propositions qui sont essentielles à la philosophie
marxiste des classes et que je voudrais immédiatement écarter, parce qu'elles
sont sophistiques ou mythologiques. Ce que je considère comme sophistique
ou mythologique, c'est la confusion d'un État avec la domination d'une classe.
La clé de tout le raisonnement marxiste, c'est l'affirmation que dans toute
société il y a une classe dominante, l'État n'étant rien de plus que l'instrument
par l'intermédiaire duquel celle-ci exerce le pouvoir. Finalement, le prolétariat
est la seule classe susceptible de renverser la classe bourgeoise et de se
transformer en classe dominante. Or, là, nous sommes en pleine mythologie,
utile si l'on professe une certaine philosophie, mais, sur le plan empirique, il est
exclu de confondre dans un même concept une classe privilégiée comme la
bourgeoisie et une classe non privilégiée comme le prolétariat. Ce dernier est
constitué par quelques millions d'ouvriers, qui, par définition, ne sont jamais
une classe dominante et n'exercent pas le pouvoir. Il n'est pas exclu qu'une
minorité d'hommes exerce le pouvoir au nom du prolétariat ou en tant que ses
représentants. Il est possible qu'un parti politique lié à une classe sociale exerce
le pouvoir. Dans un régime de type soviétique, vous pouvez dire que le pouvoir
est exercé par le parti communiste, au nom du prolétariat ou dans l'intérêt du
prolétariat  : ce sont des propositions de fait qui prêtent à discussion. Ce que
vous ne pouvez pas dire, c'est que le prolétariat exerce le pouvoir, pas plus que
vous ne pouvez dire qu'un cercle est carré. Les millions d'ouvriers continuent à
travailler dans les usines, ceux qui exercent le pouvoir sont des administrateurs,
des hommes politiques en petit nombre, qui siègent très loin des ouvriers dans
les usines. Pas plus que le peuple ne gouverne en démocratie, le prolétariat ne
le fait en régime soviétique. Le pouvoir, par nature, est exercé par un petit
nombre d'hommes ; en aucune société connue, le grand nombre n'exerce par
lui-même le pouvoir. Je ne préjuge pas de la qualité morale ou politique des
régimes qui se déclarent prolétariens, je constate simplement que les régimes
prolétariens ne sont pas ceux où le prolétariat est au pouvoir, ce sont ceux dans
lesquels les détenteurs de l'État déclarent qu'ils gouvernent au nom du
prolétariat, même si les prolétaires de chair et d'os ont des idées différentes de
celles de leurs gouvernants.
A partir du moment où vous avez rompu la confusion mythologique entre la
classe prolétarienne, le parti politique et l'État, il devient plus difficile de savoir
quel est l'intérêt du prolétariat en tant que tel. L'évidence de l'intérêt
révolutionnaire, tel que l'exprime Marx, est fondée sur sa conviction que les
ouvriers, en découvrant leur situation, se découvrent exploités et, par
conséquent, comprennent que leur intérêt est de supprimer la propriété privée
des instruments de production de manière à supprimer le régime dans lequel ils
sont exploités, à établir un autre régime où le prolétariat en tant que tel sera au
pouvoir. Mais, après une révolution, les ouvriers d'industrie, sauf ceux qui
seront devenus commissaires politiques, resteront des ouvriers, et il n'est pas
évident que le régime qui se réclamera d'eux ne comportera pour eux que des
avantages. L'évidence de l'intérêt révolutionnaire du prolétariat est fondée,
chez Marx, d'une part sur la notion d'exploitation dont je vous ai montré l'an
dernier la précarité, d'autre part sur la confusion du régime futur et du pouvoir
prolétarien. Si vous dissipez cette confusion mythologique du grand nombre
des ouvriers avec la minorité qui exerce le pouvoir, vous revenez dans la réalité
historique ; vous vous demandez quels sont les avantages et les inconvénients,
les mérites et les démérites des différents types de régimes.
Le marxisme est, par essence, une dialectique selon laquelle,
miraculeusement, nécessité et valeur, science et action, sont accordées. Marx
pense que le déroulement nécessaire de l'histoire est tel qu'il crée les conditions
dans lesquelles le prolétariat fera la révolution et créera un régime humain au
lieu et place de l'exploitation que nous connaissons aujourd'hui. Il pense que
l'analyse scientifique du déroulement historique conduit d'elle-même à
l'action, puisque, prenant conscience des contradictions et de la manière de les
surmonter, on ne peut pas ne pas se joindre au parti révolutionnaire qui est
complice de la destinée et l'exécuteur des volontés morales de l'humanité. Si,
réellement, nous étions dans une situation de cet ordre, si l'histoire allait d'elle-
même vers le régime que nous considérerions tous comme le meilleur, il n'y
aurait pas lieu d'hésiter ; sauf ceux qui seraient prisonniers des intérêts privés
ou transitoires, tout le monde se joindrait à un parti qui aurait à la fois pour lui
la nécessité de l'histoire et l'idéal de l'humanité. Pour moi qui suis moins
optimiste, l'observation des faits et l'analyse des nécessités ne conduisent pas de
manière irrécusable à une doctrine d'action. J'appartiens à l'école des
théoriciens politiques qui jugent que l'on n'a jamais à choisir entre le bien et le
mal, mais entre des degrés inégaux de mal ou de bien ; j'appartiens au nombre
de ceux que l'on appelle les pessimistes, à tort d'ailleurs, puisque les pessimistes
de mon genre veulent sans cesse améliorer la société, fragment par fragment.
Simplement ils ne connaissent pas de solution globale. (Passent pour
optimistes, en général, ceux qui croient à un régime impossible.)
Une fois que l'on a écarté ces confusions ou ces mythologies, on revient au
problème sociologique des classes que j'étudierai dans la prochaine leçon. Nous
retrouverons certains des problèmes que Marx avait posés et qu'il avait laissés
en suspens ; par exemple, comment se différencient les classes dans les sociétés
anciennes, dans les sociétés industrielles modernes  ? Quels sont les facteurs
décisifs de la constitution des groupes sociaux  ? Comment se combinent les
facteurs objectifs et les facteurs subjectifs  ? Comment évoluent les classes
sociales au fur et à mesure de la croissance économique ? Mais, simultanément,
nous aurons devant nous un objectif précis : examiner les réponses que les faits
permettent de donner aux questions dernières de Marx.
Celui-ci a écrit, vers la fin de sa vie, à l'un de ses amis, les lignes suivantes :
 

«  En ce qui me concerne, je n'ai ni le mérite d'avoir découvert


l'existence des classes dans la société contemporaine, ni celui d'avoir
découvert leurs luttes entre elles. Longtemps avant moi des
historiens bourgeois avaient exposé le développement historique de
cette lutte des classes et les économistes bourgeois l'anatomie
économique des classes. Ce que j'ai fait de nouveau, c'est d'avoir
démontré : 1o que l'existence des classes ne se rattache qu'à certaines
phases historiques du développement de la production  ; 2o que la
lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
3o que cette dictature n'est elle-même que la transition à la
suppression de toutes les classes et à la société sans classes. »

 
Marx considère donc que sa contribution décisive à la théorie des classes est
la découverte que les classes sociales sont liées à une certaine phase historique,
que la lutte de classes mène à la révolution prolétarienne et qu'au-delà viendra
l'avènement de la société sans classes.
Ces trois propositions que Marx considère comme sa contribution
essentielle à la théorie des classes sont précisément les éléments essentiels de ce
que je vous ai résumé aujourd'hui comme la philosophie marxiste de l'histoire.
Anticipant sur les résultats de l'étude, je vous dirai que ce sont précisément ces
trois propositions qui me paraissent fausses.

1 En fait, Marx a soutenu souvent la thèse de la paupérisation absolue, mais cette thèse s'accorde mal
avec certaines analyses du Capital.
 

III
 
Deux définitions des classes

J'avais essayé de vous expliquer, dans la dernière leçon, comment la doctrine


de Marx relative aux classes comporte deux aspects. Le premier, positif et
presque empirique, définit la classe sociale comme un ensemble, caractérisé par
sa place dans le processus de production ; cette place est déterminée tout à la
fois par le rôle technique et par la relation aux moyens de production ; de plus,
cet ensemble social prend conscience de lui-même, découvre son unité par
rapport à d'autres ensembles et entre en lutte avec eux. Cette définition est,
avec des réserves, acceptable à d'autres qu'à des marxistes. Ce qui constitue la
particularité de la doctrine de Marx, c'est son deuxième aspect, la philosophie
de l'histoire, centrée sur la notion de classe, d'après laquelle toute société serait
définie par sa classe dirigeante, détentrice des moyens de production, qui
domine et exploite les autres. Entre les deux aspects, une interprétation du
devenir de la société capitaliste constitue l'intermédiaire. Effectivement, si, au
fur et à mesure que se développe cette société, les différents groupes sociaux
tendent à se polariser autour de deux classes principales, essentielle est la lutte
entre bourgeoisie et prolétariat, et tout se réduit à un choix entre celui-ci et
celle-là.
Je voudrais aujourd'hui laisser entièrement de côté la philosophie de
l'histoire et repartir de la définition sociologique des classes, sans intention
d'ajouter la mienne à toutes celles que vous pouvez trouver dans les livres
consacrés à ce sujet. A ce propos, je vous conseille de lire, par exemple, le cours
qui a été publié par mon collègue M. Gurvitch sur le concept de classe sociale,
où vous trouverez une énumération et une analyse des différentes définitions
qui ont été formulées. Je pense, en effet, que toute nouvelle définition aboutit
presque inévitablement à créer des équivoques supplémentaires  ; le vrai
problème est de déterminer ce qui, dans la définition du concept, résulte d'une
convention, et, à ce titre, ne prête pas à discussion, et ce qui, d'autre part,
représente des affirmations relatives à la réalité et, par conséquent, susceptibles
d'être discutées, démontrées ou réfutées. Mon objectif est de distinguer, dans
les controverses relatives aux classes sociales, ce qui est affaire de vocabulaire et
ne relève pas du vrai ou du faux, mais du commode ou du moins commode,
du convenable ou du moins convenable, et, d'autre part, ce qui est problème
véritable, résolu dans un sens ou dans un autre par les différents théoriciens, ou
ce qui concerne les faits et, par conséquent, doit être vrai ou faux.
Pour tenter cette discrimination qui ne va pas sans difficultés, je
commencerai par une question souvent posée et à laquelle j'ai déjà fait allusion
dans la dernière leçon  : les classes sociales sont-elles une particularité des
sociétés industrielles modernes ou bien en trouve-t-on dans toutes les sociétés
connues  ? Les marxistes répondent qu'il en existe dans toutes les sociétés
historiquement recensées  ; Schumpeter, également  ; d'autres sociologues,
comme M. Gurvitch, estiment qu'il n'y a de classes sociales que dans les
sociétés contemporaines où domine l'activité économique, où
l'industrialisation transforme progressivement l'ensemble de l'existence. Je
voudrais, dans ces deux théories, voir ce qui relève des mots et ce qui relève des
faits. En quoi les sociologues s'opposent-ils sur le vocabulaire, en quoi
divergent-ils dans leurs façons de concevoir les sociétés en général et la nôtre en
particulier ?
Selon la conception marxiste, toutes les sociétés se divisent en classes
sociales, parce que toujours l'infrastructure est constituée par les moyens et les
rapports de production, c'est-à-dire tout à la fois le régime de propriété et
l'organisation technique du travail. Dans toute société, il y a une classe
dominante qui est propriétaire des moyens de production, dans toute on
retrouve la discrimination entre dominants et dominés, exploiteurs et exploités.
La réponse de Schumpeter est la même, mais avec des attendus différents. Son
idée essentielle est l'hétérogénéité fondamentale de toute société humaine. Les
individus sont inégalement doués, ils remplissent des fonctions ou exercent des
métiers différents  ; dans chaque société, il y a un certain type de qualités
humaines ou sociales, nécessaire pour occuper les places supérieures. Partout, il
y a donc des hommes qui sont au premier rang, qui dirigent ou qui dominent,
et ces hommes, ou plutôt les familles auxquelles ils appartiennent, n'y restent
pas indéfiniment  ; certaines tombent et d'autres montent. Cette circulation
sociale se retrouve dans toutes les sociétés parce que partout l'hétérogénéité se
retrouve, définie à la fois par l'inégale qualité des individus et par la diversité
des mérites qui assurent, selon les époques, la promotion et le succès. Alors
que, selon Marx, il y a toujours eu des classes parce que, jusqu'à présent, il y a
toujours eu propriété privée des moyens de production, selon Schumpeter le
fait est dû à l'hétérogénéité des hommes et à la mobilité sociale.
Ceux qui nient la constance des classes sociales à travers l'histoire définissent
les classes de manière plus précise, plus limitative. M. Gurvitch dirait qu'il
convient de distinguer, par exemple, entre la caste, l'ordre et la classe. De ces
trois notions, la première désigne un groupe fermé, caractérisé par le métier
qu'exercent ses membres et par l'impossibilité d'y entrer ou d'en sortir  ; ces
deux caractères n'apparaissent pas dans les classes sociales modernes. De même,
l'ancienne France comportait une inégalité juridique essentielle entre les
membres des différents ordres : celui qui était noble naissait tel, il jouissait de
prérogatives ou de privilèges, il était soumis à une loi différente de celle qui
s'appliquait aux roturiers, bourgeois, paysans ou artisans  ; le statut personnel
différait d'un ordre à l'autre. Or, les classes sociales ne sont ni fermées, comme
les castes, ni rigoureusement définies par le droit, à la manière des ordres ; si
vous définissez les classes par la non-discrimination des statuts juridiques, vous
n'en trouverez évidemment pas dans toutes les sociétés. La classe sociale est une
des modalités de la différenciation des groupes, visible dans toutes les sociétés ; cette
discrimination présente des caractères spécifiques en chaque type de société. Si
vous choisissez une définition vague (par exemple, « groupes hiérarchiquement
disposés à l'intérieur d'une société globale  »), vous trouverez des classes dans
toutes les sociétés connues. En revanche, si vous décidez de ne prendre en
considération que les caractères présentés par ces groupes dans les sociétés
modernes, alors il n'y aura pas de classes sociales dans toutes les sociétés.
Est-ce à dire que la querelle soit purement et simplement verbale ? Il serait
trop simple d'imaginer que, derrière les questions de vocabulaire, ne se
dissimulent pas des problèmes sociologiques, historiques ou philosophiques.
Pourquoi, d'après les marxistes, peut-on constater le même phénomène partout
et toujours  ? Parce que, pour eux, le fondement, le principe de toutes les
sociétés connues est, en dernière analyse, le même. Au moins dans son
interprétation courante, le marxisme implique que l'infrastructure détermine
ou conditionne la société  ; autrement dit le facteur économique aurait été
dominant dans le passé comme il l'est aujourd'hui. Quand on pense que la
structure fondamentale de toutes les sociétés est la même, on définit la classe de
façon à la retrouver dans toutes. En revanche, le concept tel qu'il est défini par
M. Gurvitch suggère ou présuppose que le facteur dominant, de société à
société, soit autre.
Dès lors, le problème réel se formule dans l'interrogation suivante : jusqu'à
quel point le principe de structure ou d'organisation de toutes les sociétés est-il
le même ? Question qui mène évidemment à une autre : jusqu'à quel point les
classes sociales peuvent-elles disparaître dans la société de l'avenir  ? Si vous
définissez les classes par référence à la propriété privée des moyens de
production, rien n'est plus facile que de faire évanouir celles-là en supposant
supprimée celle-ci. En revanche, si vous expliquez l'existence des classes par les
mérites inégaux des individus, l'ascension et la chute des familles, vous
affirmerez avec la même évidence que le phénomène persistera. Je ne voudrais
pas, pour l'instant, pousser l'analyse plus loin. Je dirai simplement que, par un
choix arbitraire, je ne considérerai, dans la suite de ce cours (à moins que je ne
dise expressément le contraire), que les groupes sociaux des sociétés
industrielles modernes dans leurs particularités caractéristiques.
Reportons-nous à la définition limitative de la classe sociale ; nous sommes
bien loin d'en retrouver une qui fasse sur elle l'unanimité. Pour continuer le
même genre d'analyse, c'est-à-dire pour distinguer querelles de mots et de faits,
je vais prendre deux définitions, empruntées à deux sociologues, l'un américain
et l'autre français. Voici la première, que je traduis approximativement de
l'anglais :
 

Le terme classe désigne un ensemble, un conglomérat de personnes à


l'intérieur d'une société qui possèdent approximativement le même
statut. Le système de classes ou le système de stratification de la société est
le système de classes dans leurs relations internes et externes. Le système de
classes n'est pas identique avec le système de pouvoir, c'est-à-dire avec le
réseau des relations dans lesquelles la conduite est influencée par les
commandements et la contrainte. Il n'est pas non plus identique avec le
système de propriété dans lequel l'utilisation d'objets physiques et les
bénéfices qui en résultent sont réservés à ceux qui ont les qualifications
spécifiques (droit de propriété). Le système de classes n'est pas identique
avec le système des métiers. Le système de classes est l'ensemble des
relations constituées par les marques de déférence accordées aux
individus, rôles et institutions à la lumière de leur place dans les systèmes
du pouvoir, de propriété et de métier. La déférence est un acte de respect
ou d'honneur associé avec le sentiment d'inégalité ou d'infériorité. Par
une extension logique, les sentiments de manque de respect ou de
manque d'estime, les sentiments de mépris ou de supériorité, sont aussi
compris dans cette conception de la déférence.

 
Ce texte met l'accent sur le statut social de chaque individu, en fonction de
l'estime ou du respect qui lui est accordé par les autres. Simultanément, il
suppose qu'il est légitime de distinguer les systèmes du pouvoir, des métiers et
de la propriété. Enfin, il implique que le statut de chaque individu est le
résultat pour ainsi dire synthétique de facteurs multiples. Chacun jouit d'un
certain statut d'estime ou de prestige, qui résulte de l'ensemble de la situation
où il se trouve, et chaque situation peut être analysée à trois points de vue : par
rapport à la propriété, au métier, au pouvoir. Une définition de cet ordre est-
elle vraie ou fause ? Pour commencer, admettez que la question ainsi posée n'a
pas de sens : le problème est de savoir si une définition est acceptable, si elle
s'applique à un fait réel qu'elle permet d'isoler ou de reconnaître, et si les
propositions qu'elle implique sont vraies. Passons en revue ces conditions. Est-
ce que le texte que je viens de vous lire s'applique à un fait réel  ?
Incontestablement  : en gros, on peut dire que les différents individus d'une
société ont un prestige plus ou moins grand au regard de leurs concitoyens, un
statut social qui peut être appelé place dans la société ou niveau dans une
hiérarchie de prestige ou d'estime. Le phénomène n'est peut-être pas facile à
reconnaître, la place que chacun possède dans l'estime des autres membres de
la société peut varier selon les milieux, il n'est pas démontré que les divers
métiers soient estimés ou méprisés également par tous  ; malgré ces obstacles,
on peut dire que le phénomène est réel, même s'il est mal défini. Par ailleurs, la
hiérarchie du prestige n'est pas la même selon que l'on considère le métier,
l'argent ou le pouvoir. Vous pouvez imaginer un homme très riche et peu
prestigieux (mettons le roi des gangsters), ou bien encore quelqu'un dont le
métier ne comporte pas grand prestige en tant que tel  –  instituteur par
exemple –, mais qui, par lui-même, par ses qualités propres, se fait respecter et
admirer. Enfin, le pouvoir n'implique pas de manière nécessaire un très haut
degré de prestige : un secrétaire de syndicat peut avoir une autorité réelle sur
nombre de ses concitoyens, sans être très estimé par l'ensemble des membres de
la société. Quoi qu'il en soit, on peut admettre que les relations de propriété,
de métier et de pouvoir ne se confondent pas avec les rapports de considération
sociale.
Si ces propositions sont acceptables, la définition l'est aussi, c'est-à-dire qu'il
y a là un phénomène réel. Vous pouvez décider par convention que vous
appellerez «  classes sociales  » les différents groupes qui se constituent à
l'intérieur de la société globale, chacun d'entre eux comprenant les hommes
qui possèdent un statut de prestige analogue. Jusqu'à quel point les groupes
sont-ils clairement définis  ? Sait-on avec précision auquel appartient chaque
personne  ? Ces questions se posent en effet mais, puisque le phénomène est
réel, vous êtes libres de définir la classe de cette façon.
Prenons maintenant la définition plus compliquée que donne un sociologue
français :
 

Les classes sociales sont des groupements particuliers de très vaste


envergure représentant des macrocosmes de groupements subalternes,
macrocosmes dont l'unité est fondée sur leur suprafonclionalité, leur
résistance à la pénétration par la société globale, leur incompatibilité
radicale entre eux, leur structuration poussée impliquant une conscience
collective prédominante et des œuvres culturelles spécifiques. Ces
groupements qui n'apparaissent que dans les sociétés globales
industrialisées où les modèles techniques et les fondions économiques sont
particulièrement accentués ont en plus les traits suivants  : ce sont des
groupements de fait, ouverts, à distance, permanents, restant inorganisés,
ne possédant que la contrainte conditionnelle.
 
Nous avons affaire là à une définition plus complexe, plus difficile  ; elle
accumule un grand nombre de critères, que nous allons passer en revue.
Commençons par les plus simples, que tout le monde peut accepter et qui
servent pour ainsi dire à désigner le phénomène. Les classes sociales sont des
groupements de fait ; en effet, on appartient à une classe sans avoir précisément
fait acte d'adhésion. Je dirai volontiers qu'on choisit son club de football, mais
non sa classe. Dire que les classes sociales sont des groupements ouverts signifie
qu'on peut y entrer librement et en sortir avec la même facilité, tout au moins
si on en a les moyens matériels. Tout le monde ne peut pas entrer dans un
ordre religieux ou dans l'enseignement public ; en revanche, personne ne reçoit
l'interdiction de faire partie d'une classe sociale. Donc, par rapport aux
groupements où l'on exige des conditions spéciales, les classes sont des
groupements ouverts. Il est également incontestable qu'ils sont à distance, à la
différence, par exemple, du groupe constitué par les étudiants rassemblés dans
un amphithéâtre de la Sorbonne  : c'est ainsi que vous êtes tous ensemble
condamnés à m'entendre. En revanche, on n'a jamais vu d'un coup la classe
ouvrière  ; le groupement est trop nombreux pour que tous les membres en
puissent être rassemblés. Groupements permanents ? Soit ! Si je suis bourgeois,
je le reste, à moins que je n'entre dans une autre classe dont je resterai membre
en permanence. Inorganisés  ? Oui. Les partis politiques comportent une
organisation du pouvoir, un état-major, des militants, une constitution, toutes
choses dont la classe en tant que telle est dépourvue, car si le parti peut être dit
l'organisation de la classe, il ne se confond pas avec cette dernière. La formule
ne possédant que la contrainte conditionnelle signifie que la classe sociale ne peut
pas, d'une manière générale, imposer à ses membres de faire ceci ou cela.
L'armée, la police, l'État ou même des groupements plus pacifiques possèdent
des moyens de coercition. La classe peut exercer des pressions sur ses membres,
mais de façon limitée ou conditionnelle. L'expression macrocosme de
groupements particuliers désigne le fait évident que l'ensemble d'une classe se
subdivise en multiples groupes inférieurs : les ouvriers sont dispersés dans un
grand nombre d'entreprises, et les ouvriers de chacune de celles-ci constituent
un élément particulier intégré au macrocosme de la classe ouvrière  ; ou bien
encore la division de la classe s'opère selon les branches d'industrie, selon les
niveaux de la qualification.
La caractéristique de la suprafonctionalité peut être acceptée aussi une fois
qu'on connaît le sens donné à ce terme. Un groupement unifonctionnel est,
par exemple, un club sportif dont l'objectif est unique : se livrer à une activité
particulière, qui est le sport. On appellera multifonctionnels les groupements
locaux ou de parenté, et en général ceux qui ont des objectifs multiples. Nation
et classe seront dites suprafonctionnelles dans la mesure où elles ne sont
définies ni par une ni par plusieurs activités, mais embrassent l'existence
entière.
Jusqu'ici il ne s'agit que d'une définition acceptable, puisqu'elle consiste à
retenir nombre de caractéristiques aisément visibles du phénomène. En
revanche, lorsque nous arrivons à des formules comme résistance à la
pénétration par la société globale ou incompatibilité radicale entre les classes aux
structurations poussées, il ne s'agit plus de critères de désignation qu'un regard
sur la réalité suffit à confirmer, mais de propositions de fait qui prêtent à
discussion. La première de ces deux formules implique que chaque classe
sociale ait une façon particulière de penser, de vivre, de se situer par rapport
aux autres classes et à la société globale. Je ne dis pas que cette proposition soit
fausse, mais elle n'est pas évidente. Il est possible qu'elle s'applique à certaines
classes et non à d'autres, que toutes n'aient pas des manières de penser et d'être
spécifiques et originales. Autrement dit, certains des critères de la définition
font partie d'une théorie des classes sociales  : ils ne se situent pas
antérieurement à la recherche, mais à son point d'arrivée ; ils impliquent que
les différentes classes aient chacune sa structure, sa manière d'être, sa
conscience, et que chacune soit une totalité réelle qui ait conscience d'elle-
même comme telle. Il n'est pas évident qu'il en soit ainsi, puisque précisément
c'est là l'objet de la controverse entre les théoriciens.
Essayons maintenant, pour tirer les résultats de ces deux analyses, de
confronter les deux définitions, l'une par le statut de prestige et l'autre par la
totalité réelle, car elles marquent les deux directions possibles dans lesquelles
s'est engagée la théorie des classes. Le sociologue américain met l'accent sur la
déférence marquée à chacun et considère que ce phénomène psycho-social est
le trait caractéristique de l'ensemble que l'on appelle classe sociale. La seconde
définition insiste, non pas sur ces relations inter-individuelles d'estime ou de
mépris, mais sur la réalité collective que constitue la classe et sur la prise de
conscience qui l'accompagne. Maintenant que nous avons indiqué ces deux
directions, où sont les controverses de fait et celles de vocabulaire ?
Les deux définitions admettent en commun certaines propositions. Elles
supposent toutes deux que, dans les sociétés actuelles, il y a de multiples
discriminations. Les membres d'une société se différencient les uns des autres
au point de vue de la propriété ou de la relation à la propriété, par le métier
qu'ils remplissent, par les moyens de gagner leur vie auxquels ils ont recours,
par leur statut social de prestige. De plus, l'une et l'autre définition admettent
implicitement que dans les sociétés modernes cette discrimination des
individus est particulièrement complexe, parce que les classes sociales ne sont
pas juridiquement reconnues. Dans les sociétés d'ancien régime, chacun savait
avec certitude à quel ordre ou à quel étal il appartenait ; aujourd'hui, on le sait
si peu qu'une des distractions préférées des sociologues est de faire des enquêtes
par la méthode des sondages, en demandant aux gens à quelle classe ils pensent
appartenir. On veut savoir quelle est la proportion de la population qui se
considère comme appartenant à la classe ouvrière ou moyenne, ou moyenne-
supérieure, ou bourgeoise. De société à société, en dépit de l'analogie de la
structure sociale, les mots employés diffèrent. Par le moyen de ces enquêtes, on
s'aperçoit, par exemple, que les Américains croient plus volontiers qu'ils
appartiennent à la classe moyenne et les Français à la classe ouvrière.
Phénomène lié, pour une part, à ce que j'appellerai le « statut de prestige » du
mot employé ; dans un pays où l'influence marxiste est forte comme en France,
c'est parfois un titre de gloire d'appartenir à la classe ouvrière ; dans un pays
antimarxiste par son idéologie comme les États-Unis, le mot classe ouvrière n'a
pas le même éclat. Les réponses que font les individus ne reflètent donc pas
toujours la réalité, mais ici surgit une difficulté. L'idée que les individus se font
de leur appartenance de classe est une partie de la réalité que l'on veut étudier.
Il serait simple de distinguer, d'une part la situation réelle de l'individu, d'autre
part l'idée qu'il s'en fait. Mais l'idée qu'il s'en fait est une partie de la réalité
que l'on étudie. En quel sens peut-on dire que quelqu'un appartient au groupe
auquel il prétend ne pas appartenir ? La difficulté est bien connue : la réalité
essentielle, est-ce la situation matérielle de l'individu ou la conscience qu'il en
prend  ? Et, à nouveau, nous retrouvons les deux directions d'analyse ou de
définition que j'ai essayé de dégager.
La première tendance, celle du sociologue américain, est nominaliste.
Système de classes et de stratification ne se distinguent pas. Une classe n'est pas
un ensemble réel, mais un conglomérat d'individus. Les individus se
différencient les uns des autres par de multiples critères et le statut social ou de
classe n'est qu'une des discriminations, entre d'autres, essentiellement
déterminée par des phénomènes psychologiques. Chacun est dans la classe
qu'impose l'idée que les autres se font de la situation qu'il occupe. Chacun a
un statut défini par l'estime des autres. Une définition de cet ordre considère
comme l'essence du phénomène la psychologie des individus avec toutes les
contradictions qu'elle peut comporter. (La conscience que chacun a de son
statut ne coïncide pas toujours avec la conscience des autres.)
La deuxième tendance est réaliste. Elle considère la classe sociale comme un
ensemble réel défini à la fois par des faits matériels et par la conscience
collective que les individus en prennent. Dans cette tendance réaliste, on
établit une distinction entre les strates et les classes. On distingue différentes
strates, c'est-à-dire différentes couches hiérarchiques, soit à l'intérieur de la
classe sociale, soit dans la société globale, sans que ces couches ou strates
constituent une unité collective. Selon cette conception, l'essentiel de la classe
c'est l'unité collective réelle et consciente d'elle-même. La classe est une réalité
historique, elle a une conscience collective, elle veut réaliser des œuvres
spécifiques, pour employer l'expression qui figurait dans la définition que je
vous ai lue.
Inévitablement, l'école nominaliste reconnaît des classes sociales dans toutes
les sociétés. Effectivement si la classe suppose simplement une échelle de
prestige, il y a toujours eu des hiérarchies de prestige dans les sociétés connues
et il est extrêmement probable qu'il y en aura toujours. Il est difficile de
concevoir une société complexe où les différents groupes se reconnaîtraient
réciproquement sur un plan d'égalité. En revanche, si la classe sociale est une
totalité réelle consciente d'elle-même, si l'essence de ces totalités est leur lutte,
on peut théoriquement imaginer la transformation du caractère des classes et,
sinon la disparition, tout au moins la transformation de la lutte.
Les deux définitions s'opposent ainsi sur plusieurs plans, philosophique,
politique, scientifique. Tout d'abord, l'une met l'accent sur les individus et les
relations inter-individuelles, tandis que l'autre s'attache aux réalités collectives,
ce qui nous renvoie à l'antinomie entre ceux qui s'intéressent à la réalité des
touts et ceux qui s'en tiennent à celle des individus.
Cette opposition philosophique en recouvre plus ou moins une autre,
laquelle est politique. Le sociologue américain postule la permanence de la
stratification sociale dans toutes les sociétés et tend à réduire l'importance du
phénomène des classes et de leurs luttes. En effet, si l'on se donne simplement
un ensemble de personnes qui ont un statut social, ou de prestige, comparable,
les limites entre les classes sont peu nettes, on passe facilement de l'une à
l'autre, les groupes reconnaissent leur altérité, mais n'ont pas de raison de se
trouver de manière permanente en état de conflit. Surtout, la lutte pour le
pouvoir ne se déroule pas entre les classes ; car, pour qu'il en soit ainsi, il faut
que l'on donne de la classe une définition telle que celle-ci puisse s'emparer du
pouvoir. Or, si vous vous en tenez simplement au statut de prestige, ce sont
toujours les classes supérieures qui posséderont le pouvoir et, par définition, les
ouvriers n'en auront jamais l'exercice. La définition réaliste, au contraire,
suggère l'importance et la portée de la lutte de classes et la met en relation avec
la lutte pour le pouvoir. Enfin, des controverses scientifiques sont implicites
entre les deux conceptions : le réaliste accuse le nominaliste de laisser échapper
l'essentiel, c'est-à-dire le phénomène collectif  ; il subit, en retour, le reproche
d'inventer une réalité collective qui n'existe pas, ou à peine, ou inégalement.
Je vous ai montré à quel point les différentes définitions de la classe sociale
sont liées à des conceptions philosophiques, à des préférences politiques et à
des interprétations scientifiques. Comment sortir de l'équivoque ? Nous ne le
ferons pas aujourd'hui et je vous laisserai jusqu'à la prochaine leçon au point
extrême de la confusion. Pour y ajouter encore, avant que nous en sortions, je
voudrais vous annoncer l'idée que j'essaierai de définir plus rigoureusement
quand nous nous retrouverons  : les sociologues continuent à disputer sur les
mots et les définitions non pas parce qu'ils ont l'esprit mal fait, mais parce
qu'ils sont en présence d'une réalité qui est, en tant que telle, complexe et
équivoque. S'il y a tant de façons de concevoir les classes et s'il semble que plus
on parle d'elles, moins on sait ce qu'elles sont, la raison en est, pour une part,
qu'elles sont réellement indéterminées. L'équivoque est dans notre science,
parce que d'abord elle est dans la réalité.
Justifions brièvement cette proposition  : vous vous demandez en quoi
consiste la réalité d'un groupe, mettons la classe ouvrière ; vous avez le choix
entre divers phénomènes : la situation de l'ouvrier sur le marché du travail, vis-
à-vis des dirigeants de l'entreprise ou de ceux qui lui payent son salaire, la
manière dont l'ouvrier pense, sent, réagit, à son métier, à l'entreprise ou au
reste de la société  ; bref, vous pouvez considérer successivement la situation,
l'attitude ou la conduite, l'état de conscience, la prise de conscience et le
jugement que le milieu environnant porte sur le groupe lui-même. Ces
différents aspects, ce n'est pas le sociologue qui les crée, ils sont dans la réalité.
J'ai encore simplifié l'analyse puisque chacun de ces éléments peut être défini
par des critères multiples et qu'il est difficile à saisir. L'unité des groupements
peut être de fait, de situation ou de conduite  ; ces trois sortes d'unité ne se
déterminent pas clairement l'une l'autre. Des gens peuvent penser de la même
façon sans avoir conscience de leur unité ; certains considèrent qu'ils forment
une unité, bien qu'étant très différents à beaucoup d'égards. Il n'y a jamais
d'unité complète ni de situation, ni d'attitude, ni d'état de conscience, ni de
prise de conscience. Inévitablement, le sociologue, lorsqu'il tâche de
comprendre la réalité, est condamné à l'interpréter. Peut-être est-il bien qu'il en
soit ainsi  : dans la mesure où le sociologue ne se contente pas d'observer la
réalité, il la modifie. Jamais on n'aurait pensé les classes sociales comme on le
fait aujourd'hui, si Marx ne les avait pas pensées, peut-être avant qu'elles
n'existent.
 

IV
 
Définitions, enquêtes, problèmes

Je vous rappellerai d'abord la recherche dans laquelle nous étions engagés et


le point auquel nous étions parvenus. Nous voulions éviter une définition
arbitraire des classes sociales, qui se serait ajoutée à toutes celles proposées par
les uns et par les autres  ; notre but était de substituer à la recherche d'une
définition la détermination des problèmes qui se posent authentiquement à
propos de la notion de classe. La discrimination entre les conventions et les
propositions, nous l'avons faite d'abord à propos de l'usage universel ou
particulier de la notion. Certains sociologues donnent une définition de la
classe qui permet d'appliquer le concept à toutes les sociétés connues, parce
que, dans toutes, on observe effectivement des distinctions dans les façons de
vivre, dans les façons de penser, dans le pouvoir et le prestige, selon la place
dans la hiérarchie sociale. En revanche, on peut aussi préciser la notion de
classe de telle façon que celle-ci ne soit finalement applicable qu'aux sociétés
industrielles modernes. En ce cas, il y a une part de convention et un problème
réel (en quoi les discriminations sociales des sociétés industrielles modernes se
distinguent-elles des discriminations sociales des sociétés du passé  ?). Nous
avons ensuite examiné deux définitions, l'une d'un sociologue américain, selon
laquelle la classe était simplement un agglomérat d'individus, dont le trait
caractéristique était la place occupée dans la hiérarchie du prestige. Ensuite
nous avons examiné la définition d'un sociologue français selon lequel la classe
est un ensemble réel, caractérisé par une certaine conscience d'elle-même,
ayant une façon déterminée de vivre, de penser, des formes spécifiques de
culture. Finalement nous étions arrivés à l'idée que l'équivoque n'était pas
seulement dans les mots que nous employons, mais dans la réalité elle-même.
 
Cette équivoque de la réalité sociale, je vais essayer de l'éclairer par des
exemples. Prenons d'abord un cas extrême. Supposons que le sociologue décide
de constituer un groupe en France avec tous les titulaires de revenus annuels
inférieurs à  250  000  francs1, groupe arbitrairement constitué et dont on ne
prétend pas qu'il présente une unité véritable. Nous n'affirmons pas que les
titulaires de revenus inférieurs à  250  000  francs ont conscience de constituer
un groupe distinct des autres, qu'ils ont conscience d'eux-mêmes, ni même
qu'ils présentent tous beaucoup de caractéristiques communes. Par exemple,
l'ouvrier agricole a probablement un revenu inférieur à  250  000  francs, de
même l'ouvrier non quali fié d'une usine, et pourtant ils vivent l'un à la
campagne, l'autre à la ville, éventuellement l'un dans une famille paysanne et
l'autre dans un taudis des villes  ; l'un aura une certaine façon de vivre et de
penser, l'autre une façon différente. Convenons qu'il existe une première
catégorie de groupes, constitués par une décision du statisticien ou du
sociologue et rapportés à un critère unique. Prenons maintenant un exemple à
l'autre extrémité. Supposons que nous considérions, dans la société française
actuelle, les ouvriers de l'industrie parisienne, membres des syndicats cégétistes
ou du parti communiste, convaincus d'être des prolétaires conscients de leur
classe  ; il s'agit d'une minorité parmi les ouvriers français. Le groupe est
constitué par des individus qui ont un métier comparable, des revenus pas trop
différents et qui surtout ont conscience de penser de la même façon (peut-être
d'ailleurs croient-ils plus le faire qu'ils ne le font effectivement). En tout cas, ils
ont conscience de constituer un groupe, ils pensent que leur groupe est
différent des autres, ils ont donc simultanément conscience d'eux-mêmes et de
leur singularité. Dans cet exemple, l'ensemble est réel, il diffère essentiellement
de l'ensemble artificiel que nous avons formé au début en prenant tous les
titulaires de revenus inférieurs à 250 000 francs.
Ces deux cas extrêmes sont simplifiés. S'il n'y avait que, d'un côté des
groupes artificiels, de l'autre des groupes réels, tout serait facile.
Malheureusement ou heureusement, la plupart des groupes, dans une société
complexe, se situent entre la catégorie artificielle du sociologue et la
communauté cohérente, consciente d'elle-même. Les groupes ne sont jamais
tout à fait artificiels, même quand ils sont rapportés à un critère unique, et les
groupes réels ne sont jamais intégralement unifiés. Reprenons notre premier
exemple. Nous avions constitué une couche ou une strate en considérant tous
les titulaires de revenus inférieurs à 250 000 francs ; incontestablement, il y a
de grandes différences dans les façons de vivre et de penser de ces individus.
Tout de même, il existe entre eux une certaine communauté par suite de la
similitude de leur condition ; ils ont tous des revenus médiocres et ceux-ci leur
imposent une certaine façon de vivre. Autrement dit, il y a quelque chose de
commun à tous les individus réunis dans cette strate, le groupe a quelque
réalité en tant que tel. Supposons que nous ayons considéré une catégorie
apparemment plus artificielle encore, par exemple tous les individus d'une
société complexe âgés de dix-huit à vingt-cinq ans ; incontestablement, parmi
ceux que nous avons rassemblés, certains sont des bourgeois et d'autres des
ouvriers, certains sont riches et d'autres pauvres. Et pourtant, on saisirait un
minimum de traits communs entre tous les individus d'une génération.
Reprenons le cas extrême opposé, celui des ouvriers d'usine membres des
syndicats cégétistes et adhérents au parti communiste  ; ils ont conscience
d'appartenir à une classe, et ils veulent renforcer, durcir leur unité et leur
communauté. Il subsiste entre eux des différences, souvent substantielles, de
revenus selon qu'il s'agit d'ouvriers très qualifiés ou peu qualifiés  ; on
remarque, dans les façons de vivre, des différences selon l'origine de ces
ouvriers, selon le métier, selon l'entreprise. Même membres du même syndicat
ou du même parti, ils n'interprètent pas toujours de la même manière la
communauté à laquelle ils adhèrent. Ce que j'ai appelé l'équivoque de la réalité,
c'est qu'entre l'artificiel et le réel, entre l'interprétation nominaliste et
l'interprétation réaliste des groupes, se situe une série d'intermédiaires.
Rarement la réponse à la question posée sur la réalité d'un ensemble peut être
radicalement positive ou négative ; elle est de l'ordre de plus ou moins. Pour
avoir des points de repère et pour ne pas vous laisser dans la confusion, nous
dirons que, dans une analyse simplifiée, on peut distinguer trois termes : 1o le
groupe défini essentiellement par un critère objectif, extérieur (métier, revenu)
qui, par conséquent, n'implique pas grande homogénéité des individus ni
encore moins conscience de l'unité ; 2o le groupe défini par une similitude de
vie et d'attitude entre ceux qui le composent, sans conscience de l'unité ; 3o le
groupe composé d'individus ayant façon de penser et de vivre semblables,
connaissant cette similitude et surtout voulant accomplir leur communauté.
Cette équivoque de la réalité sociale est le point de départ de toute enquête
sur les classes sociales. Au bout du compte, une analyse d'une société complexe
a pour objectif de déterminer quels sont les ensembles les plus réels. La réalité
des ensembles peut être définie ou par la similitude dans les façons de vivre ou
de penser des individus, ou par la conscience de l'unité. Il n'y a pas de lien
nécessaire entre les deux phénomènes. Des individus très différents dans leur
manière de vivre peuvent se sentir membres d'une même classe ; des hommes
qui vivent et pensent de la même façon peuvent ne pas avoir conscience de leur
unité. Ces deux cas se rencontrent. Les enquêtes sur les classes sociales sont
orientées par la curiosité de l'observateur, ses préférences philosophiques ou
politiques, et d'autre part par la diversité de la réalité elle-même. Je voudrais
passer en revue, rapidement, les espèces d analyses des classes sociales les plus
couramment pratiquées.
La première enquête dont je vous dirai quelques mots est célèbre dans la
sociologie américaine. Elle a été faite par un sociologue du nom de W. Lloyd
Warner et elle a abouti au livre souvent cité qui s'appelle Democracy in
Jonesville. L'étude portait sur la structure sociale d'une petite ville des États-
Unis, Jonesville. (L'équivalent de Quimper-Corentin en France.) La conclusion
en a été l'établissement de six classes provenant elles-mêmes de la division en
deux de chacune des trois principales. La distinction classique est celle des
classes supérieure, moyenne et inférieure ; Warner a constaté ou cru constater
que l'on pouvait subdiviser la classe supérieure en supérieure-supérieure et
supérieure-inférieure ; de la même façon il y aurait deux classes moyennes, et
finalement dans la classe inférieure également deux degrés ou deux couches.
Dans la classe supérieure-supérieure, il mettait non seulement les gens d'affaires
les plus solides et les plus riches, mais aussi les familles établies depuis
longtemps dans la ville, ayant une situation locale incontestée et très ancienne.
Warner combinait le prestige de la fortune avec celui de la durée. La classe
supérieure-inférieure était composée d'hommes d'affaires, parfois aussi riches
que les précédents, mais nouveaux, moins connus ou privés du prestige de la
naissance. La classe moyenne-supérieure était constituée par la bonne
bourgeoisie d'affaires et aussi des professions libérales  ; la classe moyenne-
inférieure était formée d'hommes d'affaires de second ordre, de commerçants,
éventuellement d'employés d'un certain niveau, à la rigueur d'ouvriers très
qualifiés. La classe inférieure-supérieure était essentiellement celle des ouvriers
qualifiés, la classe inférieure-inférieure enfin était celle des ouvriers peu
qualifiés ou pas qualifiés du tout, éventuellement des chômeurs.
J'ai personnellement connu une ville, Le Havre, qui à cette époque n'était
pas encore célèbre sous le nom de Blonville2, où l'on aurait pu retrouver sans
grande difficulté la classification de Warner. On y reconnaissait, il y a plus de
vingt ans, une classe supérieure (au sens de Warner), la bourgeoisie protestante
(à laquelle appartient par exemple M. André Siegfried) établie depuis
longtemps dans la ville, dont les membres travaillaient pour la plupart à la
Bourse du coton et du café. Ces messieurs jouissaient d'un prestige
exceptionnel ; on les appelait « la côte », parce qu'ils vivaient sur la colline au-
dessus du Havre ; ils étaient considérés, ils se considéraient eux-mêmes comme
le milieu supérieur. Un peu partout leur éminence apparaissait ; dans le club de
tennis un court était spécialement réservé à ces messieurs de la Bourse. Ces
derniers étaient, de l'assentiment général, le groupe ayant le plus de prestige, et,
exactement comme à Jonesville, pour deux raisons : ils avaient normalement les
revenus les plus élevés, ils étaient protestants et établis depuis longtemps dans
la ville. Cette classe privilégiée, fondée à la fois sur la richesse et sur la durée, ne
pouvait pas résister à la mauvaise fortune. A l'époque où j'habitais Le Havre
sévissait la crise mondiale qui ébranlait les bourses du coton et du café. J'ai
assisté au déclin de cette bourgeoisie commerçante. La classe supérieure-
inférieure du Havre était une bourgeoisie catholique. Elle se considérait
effectivement, ou tout au moins elle était considérée par la vieille élite
protestante, comme d'un niveau légèrement inférieur dans la hiérarchie sociale.
Les classes moyennes étaient assez analogues à celles que Warner observait à
Jonesville. La moyenne-supérieure était constituée de fonctionnaires ou
d'hommes d'affaires de deuxième plan, la moyenne-inférieure d'employés, de
commerçants, etc. On pourrait continuer l'énumération.
Le travail de Warner a été discuté passionnément par nombre de
sociologues. Je n'ai pas l'intention de me livrer ici à une discussion
approfondie, je voudrais simplement indiquer les questions soulevées par une
analyse de cet ordre. Dans quelle mesure les six classes de Jonesville  –  ou du
Havre – sont-elles reconnues par ses habitants ou plaquées par l'observateur sur
la réalité  ? Warner lui-même avait abouti à ses résultats par un procédé
d'enquête directe. Il avait amené avec lui une équipe de sociologues qui ont
vécu dans la petite ville pendant des mois, parlant aux uns et aux autres,
distribuant les questionnaires, analysant les réponses ; les observateurs étaient
finalement connus de tous et un dialogue s'établissait entre objets et sujets.
Peut-être les habitants de Jonesville avaient-ils tendance à répondre dans le sens
souhaité par les interrogateurs. On parvient à faire dire aux habitants d'une
petite ville qu'ils se considèrent eux-mêmes comme divisés en six classes.
Non que celles-ci soient tout à fait artificielles. Dans le cas du Havre, la
discrimination entre classes supérieure-supérieure et supérieure-inférieure,
c'est-à-dire entre la bourgeoisie protestante et la bourgeoisie catholique, était
assez bien connue par les représentants de ces deux milieux, moins bien par les
autres habitants de la ville. La distinction n'est pas clairement pensée et vécue
par tous les individus. Rien ne prouve que ceux-ci se mettent d'eux-mêmes
dans l'une des classes. Les frontières sont pour le moins accentuées par la
curiosité ou l'intérêt de l'observateur ; dans la plupart des cas, il y a peu d'unité
consciente, peu de communauté ressentie, peu de volonté d'unité. La division
en six classes, dans le cadre local, est pour une part surimposée à la réalité par la
méthode de l'observateur lui-même. De plus, cette classification, dans le cadre
local, aboutit à une interprétation purement statique de la société, elle met
l'accent sur le prestige dont bénéficient les différents individus et qui est le
principe de la hiérarchie. Cette conception est fondamentalement
conservatrice. Si l'on considère que la société se divise en un certain nombre de
«  niveaux de prestige  », on affirme ou l'on suggère, directement ou
indirectement, le caractère permanent, inévitable, de ces distinctions, et
l'impossibilité d'une société où ne se retrouverait pas l'équivalent de cette
hiérarchie. Enfin, il est difficile de passer de l'analyse locale au niveau national.
Reprenons notre exemple du Havre. Il existe, dans ce cas particulier, une
hiérarchie de prestige singulière, qui met la bourgeoisie protestante au-dessus
de la bourgeoisie catholique ; il n'en résulte nullement que sur le plan national
la situation soit la même.
Nous arrivons maintenant aux enquêtes nationales. La première dont je vous
dirai quelques mots est celle de Maurice Halbwachs dont on a publié, il y a peu
d'années, un cours de premier ordre, professé ici même, sur la psychologie des
classes sociales. D'après Maurice Halbwachs, la classe sociale a conscience
d'exister comme telle et se différencie des autres par la conscience même qu'elle
prend d'elle-même. D'autre part les classes sociales se rangent selon une
hiérarchie ; elles ne se juxtaposent pas sur le même plan, elles se superposent les
unes aux autres. Toute classe se pense elle-même à un certain niveau dans une
hiérarchie d'ensemble. Qu'est-ce qui détermine cette place ? La réponse serait à
peu près la suivante : les classes se situent plus ou moins haut dans la hiérarchie
de la société complexe selon leur degré de participation à l'idéal commun, aux
activités considérées comme supérieures par la collectivité. Or, dans les sociétés
modernes, les ouvriers travaillent sur la matière, et ils sont, par leur travail,
isolés les uns des autres. Ce genre d'occupation est le plus éloigné du foyer des
valeurs sociales. Plus on participe aux activités d'ensemble de la société, plus on
est haut dans la hiérarchie. Les ouvriers, les plus éloignés de l'activité créatrice
de valeur, se situent en bas. La classe moyenne aurait une activité
professionnelle qui serait en même temps sociale. Le travail de l'employé, par
exemple, est d'une certaine façon comparable à celui d'un ouvrier, parce que,
bien que non manuel, il est tellement simplifié et pour ainsi dire mécanisé,
qu'il devient finalement proche d'un travail sur la matière. La classe supérieure
est la bourgeoisie dont l'activité est essentiellement sociale, conforme aux
valeurs tenues pour supérieures par l'ensemble de la collectivité. Enfin, et c'est
là un des traits originaux de sa conception, Halbwachs jugeait que la meilleure
manière de saisir les différences entre les groupes d'une société complexe était
de se référer non pas à leur place dans le processus de production, mais à leur
manière de vivre. Certaines de ses études les plus marquantes portent sur les
modes de consommation. Il a étudié quels étaient les besoins caractéristiques
des différents groupes, comment ces besoins variaient d'intensité selon qu'il
s'agissait de la classe ouvrière ou de la classe moyenne  ; il a mis à jour les
répartitions diverses des dépenses de nourriture, de vêtements ou de logement
et il a cru saisir l'originalité des classes sociales en déterminant avec rigueur
comment dans chacune d'elles on établissait le budget, comment on vivait.
Les phénomènes saisis par Halbwachs sont réels, importants. L'ouvrier qui
travaille sur la matière a une psychologie, une attitude différentes de celles du
bourgeois, normalement en relations avec d'autres hommes. Vous trouverez
une analyse brillante de cette opposition dans les livres d'Alain. Halbwachs a
également raison de distinguer les styles de consommation caractéristiques de
différents groupes. Mais sa manière d'envisager les classes sociales a pour
résultat inévitable d'éliminer ce qui est l'objet propre de notre analyse, les
conflits de classes, la distinction entre les relations de type occidental et les
relations de type oriental. Une analyse de cette sorte, selon les habitudes de
consommation, selon la proximité ou l'éloignement par rapport au foyer des
valeurs sociales, s'appliquera inévitablement à toutes les espèces de société.
Partout, on retrouvera une classe supérieure, moyenne et inférieure. Peut-être
les modes de vie changeront-ils avec les pays et les régimes sociaux, mais on ne
peut, par ce procédé, savoir dans quelle mesure, selon le régime économique,
les relations de classes sont autres. La hiérarchie sociale observée par Halbwachs
est pour ainsi dire fonctionnelle  ; dans toutes les sociétés on retrouvera les
fonctions caractéristiques des groupes qu'il distingue.
Une autre sorte d'étude empirique à laquelle je voudrais faire allusion est
celle qui a été pratiquée par l'Association Internationale de Sociologie à
l'occasion du Congrès de Liège, il y a quatre ans, et qui encore aujourd'hui est
classique. Cette méthode, simplifiée et résumée, est la suivante : on commence
par un échantillonnage, on choisit, par des procédés dans le détail desquels je
n'entre pas, 5  000  ou  10  000  cas, considérés comme représentatifs de
l'ensemble de la collectivité dont on veut étudier la stratification. A ces
personnes, on distribue un questionnaire que l'on complète, dans la mesure où
on le peut, par des interviews. On demande aux individus choisis de répondre
à un grand nombre de questions sur leur métier et sur celui de leurs parents,
sur leur revenu, sur leur niveau d'éducation et ainsi de suite. En même temps,
on établit une échelle du prestige des différentes professions. Pour ce faire, la
technique comporte des modalités diverses, mais l'idée directrice est la
suivante  : on choisit des individus considérés comme représentatifs de
l'ensemble de la collectivité et on leur soumet un certain nombre de métiers,
mettons une trentaine  ; on les invite à ranger ces métiers en un ordre
hiérarchique. On peut demander aux sujets de distinguer quelques catégories,
puis d'y faire entrer les professions choisies  ; on peut prendre des métiers
caractéristiques pour établir des «  points de différenciation  », puis répartir
ensuite les autres entre ces points  ; on peut combiner ces méthodes, et
finalement on aboutit à une échelle de prestige. Lorsque vous avez d'une part
cette échelle et d'autre part les questionnaires remplis, vous pouvez, en
combinant les réponses des sujets avec la hiérarchie du prestige, déterminer
quelle est la proportion des individus de la collectivité qui appartiennent aux
diverses classes. De plus, vous êtes en mesure de découvrir des corrélations,
d'abord entre les critères objectifs, comme par exemple le revenu, le niveau
d'éducation, le rapport à la propriété. Le but est d'apercevoir la manière dont
ces critères objectifs se combinent dans la réalité et aussi de déterminer les
rapports entre critères objectifs et critères subjectifs. Les Japonais, dans une
étude de ce genre, ont combiné trois sortes d'estimations. D'une part, ils ont
demandé aux différents sujets d'identifier la classe à laquelle ils appartiennent
eux-mêmes, d'autre part celle à laquelle appartiennent tels ou tels autres  ;
ensuite, ils ont demandé à des chercheurs d'établir une hiérarchie des métiers et
des classes selon le prestige et ils ont comparé l'auto-identification à celle qui
résultait de l'opinion de quelques sociologues. Par des méthodes de cet ordre,
vous déterminez les rapports entre la situation économique ou sociale et l'idée
que l'individu se fait de son appartenance. Vous avez aussi la possibilité, si dans
le questionnaire vous avez demandé des renseignements sur les parents et
grands-parents des sujets, d'établir certaines propositions relatives à la mobilité
sociale  : dans quelle mesure les membres d'une classe dite supérieure se
recrutent-il parmi les enfants de parents appartenant déjà à cette même classe ?
Quelle est la fréquence de l'ascension sociale  ? Quelle est l'intensité de la
circulation ?
De telles études sur la stratification sociale aboutissent à préciser la
répartition, objective et subjective, des individus entre les différents groupes
d'une société complexe, en même temps que le passage d'un groupe à un autre,
soit dans une génération, soit d'une génération à une autre. La limite
d'enquêtes de cet ordre, c'est qu'elles laissent de côté ce qui est pour une part
l'objet de la recherche, à savoir le problème décisif de la réalité de la classe  :
dans quelle mesure l'individu, dans une société complexe, se considère-t-il
essentiellement comme membre d'une classe opposée aux autres ? La méthode
ne touche qu'indirectement aux questions  : quel est le degré d'intensité de
l'appartenance des individus aux classes  ? quel est le degré de différenciation
effective entre les groupes  ? Quand vous demandez à un Français  : à quelle
classe appartenez-vous  ? découvrez-vous que le Français croit appartenir
essentiellement à une classe ou essentiellement à une communauté nationale  ?
Jusqu'à quel point y a-t-il conscience de classe dans les différents groupes de la
société ? Dans quelle mesure ces groupes s'opposent-ils les uns aux autres parce
qu'ils ont conscience simultanément de leur unité et de leur altérité ?
 
Par cette revue des méthodes, nous sommes tout près d'atteindre au but que
nous nous sommes fixé, c'est-à-dire dégager les problèmes que posent les
définitions de la classe sociale. Repartons des notions les plus simples. Les
sociétés occidentales, en particulier européennes, sont à la fois obsédées par la
notion de classe et incapables de la définir. Ce paradoxe, les analyses
précédentes permettent de le résoudre. Les barrières dans nos sociétés ne sont
pas légales, on passe d'une classe à une autre sans avoir à franchir d'obstacles
juridiques. Le fils d'un ouvrier peut légalement étudier dans une université et
devenir président de la République. D'un autre côté, les distinctions à
l'intérieur d'une société complexe sont multiples. Les groupes diffèrent par les
conditions économico-sociales des individus, par le statut de prestige. La
condition économico-sociale est le résultat d'une pluralité de critères, rapport à
la propriété, genre de travail, revenu, niveau d'éducation. Le statut de prestige
n'est pas nécessairement univoque ; selon les groupes de la société française, les
officiers seront situés plus ou moins haut. Toute hiérarchie unique de prestige
aura un caractère artificiel. Ces faits fondamentaux étant donnés, nous
rencontrons deux sortes d'idéologies.
Selon la première, la vérité des sociétés occidentales, c'est l'absence de
distinction légale, fondamentale entre les groupes, à la différence de ce qui
existait sous l'ancien régime. Sans doute, dira-t-on, les individus n'ont ni les
mêmes revenus, ni les mêmes façons de vivre, ni la même place dans la
hiérarchie sociale. Il y a, effectivement, de multiples inégalités entre les
membres d'une collectivité complexe, mais si la hiérarchie des revenus est
nette, celle du prestige est équivoque, on s'élève ou descend facilement d'un
niveau à un autre.
La deuxième idéologie, à la suite de Marx, met l'accent sur la contradiction
entre l'égalité juridique et l'inégalité, sociale et économique. Au lieu de dire
que l'essence des sociétés occidentales modernes, c'est que les classes y soient
mal délimitées, on dira que le phénomène essentiel est la différence entre les
façons de vivre et penser, aussi grande ou plus grande que dans les sociétés du
passé. Ouvriers et bourgeois, vivant de manière autre, ont conscience, chaque
groupe, de son unité propre en même temps que de son altérité par rapport à
l'autre et, par suite, entrent spontanément en conflit.
Nous retrouvons ainsi les deux définitions, celle du sociologue américain et
celle du français qui correspondent aux deux idéologies que je viens d'esquisser.
Les faits autorisent aussi bien l'une que l'autre, au premier abord du moins, car
il est vrai à la fois qu'il n'y a plus de séparation légale entre les citoyens des
sociétés occidentales, vrai aussi que les différences dans les façons de vivre y
sont très grandes. Tout le problème est de savoir jusqu'à quel point les
distinctions sont ressenties par les individus comme fondamentales ou comme
secondaires. Si cette antithèse est vraie, alors apparaissent les problèmes que
nous aurons à traiter dans les leçons suivantes :
1. Problèmes relatifs à la condition économico-sociale des individus, déterminée
par des critères multiples, genre de travail, niveau des revenus, rapports à la
propriété, manières de vivre. D'où une première série de questions : comment
se répartissent ces critères ? Quels ensembles constituent-ils ? Quels ensembles
sont plus réels que les autres ?
2. Ces ensembles, objectivement définis par référence à des critères sociaux-
économiques, sont-ils psychiquement réels  ? Les ouvriers vivent autrement que
les bourgeois ; dans quelle mesure sont-ils moralement autres ? Ont-ils d'autres
valeurs, un autre idéal ?
3. Ces ensembles prennent-ils conscience d'eux-mêmes, c'est-à-dire d'être
chacun opposé aux autres ?
Telles sont les trois sortes de problèmes fondamentaux que pose la notion de
classe, problèmes qui ne comportent nécessairement la même réponse, ni pour
les différents groupes d'une société, ni pour les différentes sociétés. Le premier
ne comporte pas et ne peut pas comporter, par nature, de réponse catégorique.
Toujours on rencontrera une certaine difficulté à délimiter les ensembles.
S'agit-il de la classe ouvrière ? Nous observons inévitablement des cas douteux,
marginaux : à partir de quel niveau dans la hiérarchie un contremaître cesse-t-il
d'appartenir à la classe ouvrière ? A partir de quel niveau de revenu un ouvrier
qualifié en sort-il pour appartenir à la classe moyenne  ? Le propre des
ensembles sociaux est d'être équivoques, d'avoir des frontières mal définies. En
second lieu, le problème des différences psychiques, une fois de plus en raison
de la nature même de la réalité, ne comportera pas non plus de réponse
catégorique. Reprenons le cas de la classe ouvrière : les ouvriers, dans un pays
comme la France, pensent sur un certain nombre de sujets autrement que les
autres groupes de la collectivité. Mais ils sont aussi des Français, ils présentent
des traits qui les caractérisent comme membres de la collectivité française, en
même temps que des traits qui les caractérisent comme membres d'une classe.
A chaque fois, il importe de déterminer quelle est la force des éléments qui
singularisent la classe par rapport à ceux qui en font une partie de la collectivité
globale. Enfin, la prise de conscience ne peut pas être totale. La classe ouvrière
française est-elle consciente d'elle-même ? En fait, la conscience de classe n'est
jamais présente dans la totalité des ouvriers français ; elle sera animée, incarnée
par une minorité.
Cette énumération des problèmes vous explique pourquoi je n'ai pu
admettre au point de départ ni la définition du sociologue américain, ni celle
du sociologue français. Si j'avais admis la première, retenant le statut de
prestige comme le phénomène essentiel, j'aurais éliminé immédiatement la
question cruciale léguée par Marx  : dans quelle mesure y a-t-il des classes
sociales différentes selon la nature du régime économique ? Dans quelle mesure
sont-elles en lutte les unes avec les autres ? D'un autre côté, je ne pouvais pas
non plus admettre la définition de la classe sociale que j'avais empruntée à un
sociologue français, car elle présupposait ce qui est en question, à savoir que les
membres d'une société industrielle ont conscience d'appartenir à un sous-
groupe de cette collectivité, résistant à la pénétration par la collectivité globale
et possédant sa façon de penser, une certaine culture, un certain rapport au
pouvoir  ; il est possible, non démontré qu'il en soit ainsi. Autrement dit, une
définition éliminait le problème et l'autre le résolvait à l'avance. Dès lors, en
écartant simultanément ces deux conceptions, je crois être arrivé à une
formulation honnête des questions qui ne préjuge pas des réponses. C'est à la
réalité de nous dire dans quelle mesure, à l'intérieur des sociétés industrielles,
les individus se groupent en classes, dans quelle mesure celles-ci ont conscience
d'elles-mêmes, dans quelle mesure elles pensent être en conflit. En effet, il
convient encore de distinguer entre conscience et lutte ; il est possible de sentir
son appartenance à une classe distincte des autres sans être convaincu que les
classes sont vouées à une lutte à mort.

1 Il s'agit, bien entendu, de francs anciens de 1957.


2 Dans le roman de J.-P. Sartre, La Nausée.
 

V
 
Les classes dans les sociétés capitalistes

J'ai essayé, dans les trois leçons précédentes, de vous donner les éléments
essentiels d'une analyse théorique des classes. Inévitablement cette tentative a
dû vous paraître abstraite, ardue, éventuellement artificielle ou volontairement
subtile. Vous avez pu penser qu'il y avait disproportion entre l'effort et les
résultats. Impression inévitable et pourtant ces longs préliminaires étaient
nécessaires. L'analyse tout entière avait pour but de vous suggérer une exigence
de méthode et un fait.
Tout d'abord, j'aurais voulu détacher votre pensée des mots employés, vous
empêcher d'être victimes de l'obsession verbale, vous aider à ne pas confondre
conventions de vocabulaire et problèmes réels. La proposition que j'aurais
voulu vous imposer est plus importante encore : la réalité sociale elle-même est,
en tant que telle, équivoque. S'il est malaisé de définir la classe, c'est qu'elle n'est
pas offerte à l'observateur à la manière d'une table ou d'une chaise, car il s'agit
d'un phénomène de relation entre des consciences. Par définition, vous pouvez
envisager les relations de conscience de plusieurs points de vue différents.
Chaque fois que l'on envisage des groupements, des entités collectives, diverses
perspectives sont possibles, donc plusieurs classifications. Une étude exhaustive
de la notion de classe exigerait que l'on pût la situer parmi les différents types
de groupements. Or, il est loisible de différencier les groupes selon le degré de
la fusion des consciences, selon la finalité de l'activité considérée (objectif
pragmatique, intellectuel ou transcendant), selon que la fonction est unique ou
multiple, etc.
De cette théorie, je n'ai retenu moi-même qu'un petit nombre des caractères
de la classe, que je vous rappelle : il s'agit d'un groupe qui englobe un grand
nombre d'individus, jamais rassemblés physiquement dans le même lieu (on
n'a jamais vu, de ses yeux vu, une classe sociale, pas plus qu'une armée
moderne). Une classe sociale n'est pas organisée ni légalement constituée, on
peut y entrer et en sortir sans le savoir. On ne peut pas toujours déterminer
avec certitude si un individu appartient à une classe ou à une autre, la manière
dont chacun pense son propre statut n'étant qu'un des éléments que retient le
sociologue. A l'état parfait, achevé, une telle entité existerait si un grand
nombre d'individus, se trouvant dans une situation socio-économique
similaire, pensaient de manière analogue et avaient conscience de constituer un
groupe. Mais cette classe idéale, parfaite, rien ne prouve qu'elle existe dans une
société comme la société française ou américaine ni que les différents groupes
sociaux, à l'intérieur d'une société capitaliste, aient la même proximité ou le
même éloignement par rapport à cette perfection. Peut-être certaines classes
sont-elles plus virtuelles que réelles, c'est-à-dire que la similitude de conditions
socio-économiques ne s'accompagne pas d'une prise de conscience ni d'une
volonté d'action commune.
Si la classe est à ce point difficile à définir et à délimiter, pourquoi les
sociologues sont-ils obsédés par une notion obscure ? A quoi tient le mystère
d'un concept, central dans une science, qui, au bout d'un siècle, est presque
aussi équivoque qu'au point de départ  ? Une première réponse serait la
fascination du marxisme. Si le marxisme n'existait pas, avec son utilisation
politique de la notion de classe et l'ascendant qu'il conserve sur les non-
marxistes, surtout depuis qu'un État se déclare lui-même marxiste, jamais la
notion de classe n'aurait joué dans la sociologie, théorique ou empirique, le
rôle qu'elle joue. Aussi bien, dans le pays occidental où le marxisme, jusqu'à
une date récente, était sans influence, à savoir les États-Unis, pendant des
dizaines d'années on n'a presque pas parlé de classe sociale, au moins au sens
marxiste du terme.
Cette explication ne suffit pas, car elle en appelle à son tour une autre.
Pourquoi le marxisme lui-même a-t-il pris une telle influence ? Je crois que la
réponse est la suivante : les sociétés modernes, dans la mesure où elles sont à la
fois industrielles et démocratiques, sont affectées d'une double contradiction :
convaincues d'une puissance de production sans limites, elles sont choquées
par les îlots de pauvreté qui n'ont pas disparu, elles proclament à tous les vents
l'égalité fondamentale des individus, et elles sont frappées par les inégalités qui
subsistent entre les citoyens.
La première contradiction est illusoire. Elle surprend ceux-là seuls des esprits
qui se font une idée excessive de la puissance de production des collectivités et
qui s'imaginent qu'avec un autre régime social la pauvreté s'évanouirait. Vous
rencontrez à Paris un groupe de théoriciens de l'abondance, gens de bonne
volonté dont l'ignorance est extrême, qui s'imaginent en toute bonne foi
qu'avec une autre organisation de l'économie la richesse serait donnée à tous.
Ce sont là sottises qui ne méritent même pas d'être discutées sérieusement. Je
vous donnerai, dans la suite de ce cours, des chiffres sur le produit national des
différentes collectivités et sur leur répartition. Les revenus d'un pays riche
comme la Grande-Bretagne, répartis d'une manière strictement égalitaire,
donneraient un niveau de revenu individuel à coup sûr insuffisant aux yeux des
théoriciens de l'abondance.
En revanche, la contradiction entre l'égalité de droit et l'inégalité de fait est
profonde. Les démocraties industrielles proclament l'égalité des personnes,
dans le travail et dans la cité politique. Or le fait est que l'inégalité des revenus,
des manières de vivre est grande. Il y a plus  : si l'on pouvait dire que tel
individu vit d'une certaine façon parce qu'il a tel métier, que telle profession,
n'ayant qu'une utilité sociale médiocre, est rétribuée d'une manière modeste,
en d'autres termes, si l'inégalité apparaissait strictement individuelle, elle ne
serait pas inacceptable. Mais elle apparaît, à tort ou à raison, comme collective ;
on a l'impression qu'elle tient au fait que les individus appartiennent à des
ensembles distincts, que l'on appelle des classes, ce qui paraît en contradiction
avec le principe fondamental des sociétés industrielles. Le sort de l'individu ne
paraît pas déterminé par ses mérites ou démérites ; on croit, et avec raison, que
nous ne sommes pas au point de départ dans une situation analogue, et que les
groupes d'une société complexe restent éloignés les uns des autres par le
prestige, par la participation à la civilisation commune. Donc l'inégalité n'est
pas conforme à l'équité  ; de plus, le passage d'un de ces groupes à un autre
paraît difficile. Or, la différence des conditions socio-économiques et
l'étrangeté des groupes les uns par rapport aux autres paraissent en
contradiction avec le principe d'égalité. La théorie marxiste avait mis l'accent
sur ces niveaux socio-économiques, qu'elle avait expliqués par le rapport à la
propriété. Et, du même coup, elle avait justifié la révolte puisque les classes, par
leur existence même, niaient le principe égalitaire des sociétés industrielles
modernes.
La sociologie empirique, qui s'est développée amplement depuis, a eu peine
à retrouver l'équivalent des groupes réels que le marxisme avait postulés. Au
lieu de classes bien définies, elle a découvert de multiples critères de
discrimination. Mais, au fond, la plupart des sociologues finissent par
s'accorder sur plusieurs propositions, valables pour les sociétés industrielles. La
condition socio-économique est fonction du travail, du revenu, des conditions
d'existence, du mode de consommation, encore que ces différents critères ne
s'accordent pas rigoureusement. Ensuite, il n'y a pas de lien nécessaire entre la
parenté ou similitude de condition socio-économique et la conscience de
classe ; on observe des groupes multiples au point de vue prestige, la société se
divise en milieux qui ne veulent pas perdre leur originalité, chacun étant fier
d'un certain statut supposé supérieur à celui des autres. Ces distinctions de
groupes hiérarchiquement disposés sont plus ou moins réelles, selon le degré de
similitude entre les conditions individuelles ou de la prise de conscience. Entre
les sociologues empiriques, il ne subsiste de divergence fondamentale que sur
une seule question  : entre ces multiples discriminations, une est-elle plus
importante que les autres ? Y a-t-il de grands ensembles, définis chacun tout à
la fois par la similitude des conditions socio-économiques individuelles et par
la prise de conscience de son unité et de son opposition aux autres ?
A cette question, nous allons maintenant essayer de répondre en étudiant
aujourd'hui les groupes principaux d'une société capitaliste et dans la leçon
suivante d'une société soviétique  ; autrement dit, nous allons essayer de faire
une comparaison des relations de classes de type capitaliste et de type
communiste. La formule n'est pas de prudence politique, elle signifie que je
conviens d'appeler société capitaliste celle que nous connaissons en Europe
occidentale et aux États-Unis et communiste la société russe soviétique ou celle
des démocraties populaires. Si vous préférez inverser les adjectifs, je n'y verrai
aucun inconvénient.
 
Posons la question banale, classique  : quels sont les principaux groupes
sociaux à l'intérieur d'une société capitaliste ? Remarquez à nouveau l'une des
bizarreries ou l'un des paradoxes de la sociologie  : on consacre des années à
définir la notion de classe sociale, et une fois qu'on y est parvenu, on est
incapable de dire en combien de classes se subdivise une société capitaliste, ce
qui pourtant devrait résulter avec évidence de la définition si celle-ci était claire
et si les sociétés capitalistes se distinguaient nettement en classes opposées.
L'énumération classique est la suivante  : on reconnaît d'abord une classe
supérieure ou bourgeoise dont l'élément le plus typique serait constitué par les
propriétaires des moyens de production, les capitalistes, qui exerceraient une
influence dominante sur l'État  ; la deuxième serait la classe ouvrière  ; la
troisième serait la classe moyenne (ou les classes moyennes, sur ce point les
sociologues ne sont pas fixés, les uns choisissent le singulier, les autres le
pluriel) ; enfin il y aurait la ou les classes paysannes. Cette énumération nous
suggère une première remarque simple et pourtant, je crois, fondamentale.
L'opposition des classes, au sens marxiste du terme, ne paraît vraisemblable et
ne s'impose jusqu'à un certain point à l'esprit que dans le cas de la division
simple entre détenteurs des moyens de production et ouvriers. La théorie
marxiste a été développée à partir de l'opposition entre ouvriers et capitalistes,
parce qu'il y a, en réalité ou en apparence, un choc direct entre ceux qui
travaillent dans les usines sans rien posséder et les détenteurs des moyens de
production  ; je dirai même plus, la classe par excellence, non pas seulement
parce que Marx fondait sur elle ses espoirs de révolution, mais parce qu'elle
ressemble le plus à l'idée que Marx et les marxistes se font d'une classe, c'est
évidemment la classe ouvrière. En effet, elle est composée de salariés, les
ouvriers d'usine, qui, à peu d'exceptions près, ne possèdent aucune propriété ;
ils vivent du salaire, c'est-à-dire du prix qui leur est payé par le propriétaire des
moyens de production pour leur force de travail ; ils travaillent sur la matière ;
leurs revenus, au moins dans les sociétés occidentales, ne sont pas encore très
différents les uns des autres : l'écart entre le salaire d'un ouvrier non qualifié et
celui d'un ouvrier qualifié, en Grande-Bretagne ou en France, est relativement
faible, un écart de  1  à  2  est considéré comme extrême. Dès lors, dans ce cas
unique de la classe ouvrière, vous observez pour ainsi dire la conjonction de
tous les critères de détermination : même situation par rapport à la propriété,
même genre de travail et de revenus. Les ouvriers sont en majorité réunis dans
leurs lieux de travail et, au moins au XIXe siècle, ils étaient également, dans la
majorité des cas, réunis ou proches les uns des autres dans leurs lieux
d'habitation. Une sorte de société se constitue ainsi, distincte de la société
globale, avec ses manières de vivre et de penser, son niveau de revenus, sa
situation par rapport à la propriété. La similitude des conditions socio-
économiques est telle que presque inévitablement se forme une conscience de
communauté et, avec elle, d'opposition aux autres groupes sociaux. Au siècle
dernier, il était difficile (peut-être l'est-il quelquefois aujourd'hui), aux ouvriers
rassemblés dans une grande usine, qui appartient à une ou quelques personnes,
de ne pas avoir l'impression que, entre les salariés de l'usine et les détenteurs
des moyens de production, l'antagonisme est fondamental. Mais cette
conjonction de critères, nous ne la trouvons dans aucun des autres cas. Aucune
des autres classes que nous avons énumérées à titre provisoire ne présente une
simplicité, une unité, une communauté comparables à celles de la classe
ouvrière.
Supposons, par exemple, que l'on parle de la bourgeoisie comme on le fait
volontiers et comme le font encore plus volontiers les intellectuels pour se
déclarer avec mauvaise conscience bourgeois. En quelle mesure y a-t-il
communauté réelle entre les survivants de l'aristocratie ancienne, les hommes
politiques, les propriétaires des moyens de production capitalistes, les managers
employés des sociétés anonymes qui ne possèdent rien et qui gèrent les moyens
de production, et enfin les artistes ou intellectuels à succès ? Je ne dis pas que
ces hommes n'aient rien de commun, ils ont certainement les revenus les plus
élevés et, par suite, certaines similitudes de conditions de vie. Malgré tout,
entre les façons de vivre d'un propriétaire des moyens de production et celles
d'un auteur de pièces de théâtre la similitude n'est pas aussi grande qu'entre la
condition des ouvriers. Autrement dit, la classe supérieure est constituée par
des éléments d'origine historique et sociale différente, les fonctions remplies
sont différenciées, nous n'avons pas le droit de dire a priori que tous ces
hommes ont un sentiment fort de leur unité.
Pouvons-nous en dire autant des deux autres classes que nous avons
distinguées, à savoir la ou les classes moyennes et la ou les classes paysannes ?
Les sociologues ont l'habitude de mettre dans les classes moyennes nombre de
groupes très divers. Trois catégories de professions y sont rangées  : les petits
commerçants ou les petits industriels, les professions libérales (les unes
salariées, les autres non), enfin les cadres de l'industrie. Appartiennent aux
classes moyennes ainsi définies, d'une part des propriétaires de moyens de
production, d'autre part des salariés. Il n'est pas établi qu'entre l'ingénieur
d'une grande entreprise comme Renault et le boucher du coin il y ait un
sentiment de communauté ou une similitude des façons de vivre, du simple
fait qu'un grand journal déclare qu'il faut grouper les classes moyennes. Les
différences entre ceux que l'on met dans cette catégorie sont telles que nous
n'avons aucun droit d'affirmer qu'il y ait communauté réelle entre ces
individus ou encore moins de conscience de classe. Il peut se faire que cette
dernière surgisse dans certaines circonstances ; après tout, les hommes ne sont
pas des bêtes et la propagande, vraie ou fausse, peu importe, peut donner un
sentiment de communauté aux commerçants, professeurs et ingénieurs.
Pourquoi pas  ? Rien n'exclut que ces trois catégories aient des intérêts
communs, il suffit pour cela qu'ils aient certains intérêts opposés à ceux des
autres catégories. Mais le moins que l'on puisse dire est que l'on a peine à
déterminer les classes d'une société capitaliste parce que, dans deux cas, celui
de la classe supérieure bourgeoise et celui des classes dites moyennes, l'analyse
ne révèle pas avec évidence l'existence de grands ensembles, chacun défini par
une condition socio-économique spécifique et une conscience de
communauté.
Si nous passons maintenant à la classe paysanne, nous retrouvons le même
divorce des critères. La structure capitaliste que Marx observait dans
l'agriculture anglaise, ou plus encore qu'il croyait devoir s'y réaliser, était
ternaire, propriétaire non exploitant (bénéficiant de la rente foncière), fermier
exploitant et ouvrier agricole entièrement séparé des instruments de
production. On aurait pu concevoir, en effet, que l'agriculture européenne se
développât dans ce sens capitaliste, un premier groupe possédant la terre, un
autre l'exploitant en tant que fermier, et un troisième étant salarié du fermier et
indirectement du propriétaire. Comme vous le savez, les choses ont tourné
autrement. Il reste, en France et encore plus en Angleterre, des propriétaires
non exploitants, mais, en France surtout, la plus grande partie de la terre est
exploitée par ses propriétaires ; quand elle l'est par des fermiers, les conditions
légales créées par le Parlement ne défavorisent plus le fermier au profit du
propriétaire. Les ouvriers agricoles sont relativement peu nombreux. Dès lors,
si l'on demande : y a-t-il une ou des classes paysannes, la réponse est arbitraire
si elle prétend être générale.
Il est impossible de déterminer, dans l'abstrait, en quelle mesure il y a ou
non communauté entre les propriétaires exploitants, les fermiers et les ouvriers
agricoles, ou opposition entre eux. Le choix de la réponse tient à de multiples
conditions, aux lois qui fixent les relations entre les propriétaires et les fermiers,
aux différences de dimensions entre les exploitations. Les marxistes font
volontiers des distinctions de classes à l'intérieur de la paysannerie selon ce
dernier critère. On peut en effet, et dans certains cas la distinction a une réelle
portée, différencier les grands propriétaires, les moyens et les petits. Quand le
parti marxiste est au pouvoir, il a tout loisir d'appeler les grands ou moyens
propriétaires des koulaks et, en fonction de cette définition, de les exproprier.
En dehors de cette propagande, en quelle mesure les grands, les moyens et les
petits propriétaires sont-ils en état de conflit ou ont-ils le sentiment de leur
solidarité ? La réponse varie selon des circonstances multiples. Il serait absurde
d'affirmer que la paysannerie est unifiée dès lors que les paysans sont
propriétaires, car les écarts entre les dimensions des exploitations peuvent être
tels que le sentiment de conflit l'emporte sur celui de solidarité. Ajoutons une
idée qui se trouve chez Marx, dans un texte que je vous ai cité il y a quelques
semaines : les paysans, jusqu'à une date récente au moins, avaient beaucoup de
peine à découvrir leur communauté, précisément parce que leurs conditions de
vie les séparaient les uns des autres. Marx écrivait  : il ne suffit pas que des
hommes vivent de manière analogue pour qu'ils constituent une classe, il faut
encore qu'ils soient en relations suffisamment étroites les uns avec les autres
pour découvrir leur communauté et pour s'opposer à d'autres groupes. Les
paysans propriétaires de France au siècle dernier pouvaient avoir des réactions
communes (ce sont eux qui ont élu Louis-Napoléon président de la
République), mais ils vivaient séparés les uns des autres et intégrés dans des
communautés locales, sans que se constituât au niveau national une unité
réelle.
Cette revue des classes, ou prétendues telles, de la société capitaliste conduit
à la conclusion qu'il est impossible d'énumérer, une fois pour toutes, celles qui
sont typiques  ; les deux seuls groupes que partout l'on retrouve sont, d'une
part les ouvriers d'industrie et, d'autre part, les propriétaires des moyens de
production industrielle, mais les autres catégories ne constituent pas des
ensembles nettement délimités. La distinction existe nettement entre la classe
capitaliste et la classe prolétarienne telle que l'avait décrite Marx, mais le reste
de la société demeure aussi complexe, ou plus exactement plus complexe et
plus différencié, qu'à l'époque même où Marx imaginait que toute la société se
rassemblerait finalement autour des deux pôles majeurs.
Après cette énumération, posons maintenant la question  : les classes de la
société capitaliste, que nous avons reconnues sans les délimiter exactement,
sont-elles en lutte les unes avec les autres ? Y a-t-il un conflit fondamental entre
ces groupes que nous avons vaguement désignés ? Y a-t-il un intérêt aisément
identifiable de chaque groupe social en tant que tel ? Prenons l'exemple le plus
favorable à la théorie de la lutte de classes, celui des ouvriers dans leurs
relations avec les capitalistes. Si vraiment il y a une lutte fondamentale, c'est
dans le choc entre ces deux groupes que nous pourrons la trouver puisque c'est
à propos de ce phénomène que la théorie elle-même a été élaborée. Qu'est-ce
que veut dire l'idée d'une opposition radicale des intérêts entre prolétaires et
détenteurs des moyens de production ?
Prenons un premier cas  : considérons l'intérêt des travailleurs d'industrie
dans une entreprise particulière. On peut penser qu'il y a opposition entre
l'intérêt des travailleurs de Citroën et celui des dirigeants-propriétaires de
l'entreprise. Effectivement, l'ouvrier réclame le salaire maximum, et le patron,
dans la mesure où il veut avoir les plus gros bénéfices, est tenté de réduire le
plus possible ses coûts. L'impression première, l'apparence, c'est que plus
l'ouvrier obtient de revenus, moins l'entrepreneur en récoltera  ; il y aurait
contradiction entre la revendication du salaire maximum de la part des salariés
et le désir de profit maximum de la part du directeur d'entreprise. Mais cette
tension, qui est normale et saine, comporte des limites assez nettement
marquées.
En effet, une fraction des bénéfices bruts des entreprises est réinvestie  ; le
réinvestissement d'une partie du revenu national est une condition
indispensable à la croissance économique. Il n'est donc pas conforme à l'intérêt
à long terme de l'ouvrier lui-même que les salaires soient augmentés
exagérément aux dépens des bénéfices réinvestis. Que le régime soit capitaliste
ou communiste importe peu, il faut que, d'une façon ou d'une autre, une
fraction du revenu national ne soit pas consommée et serve à élargir les moyens
de production. L'intérêt ouvrier de salaires accrus, qui est légitime et se traduit
par des revendications, s'arrête au point où l'élargissement de la part des
salaires dans une entreprise donnée serait obtenue aux dépens des bénéfices
réinvestis dans l'entreprise.
On pourrait dire que l'intérêt de l'ouvrier est de réduire à rien, ou presque,
la part des bénéfices non retenus dans l'entreprise et distribués aux actionnaires
ou aux propriétaires des instruments de production. Dans un système
d'entreprises privées, l'intérêt de l'ouvrier n'est pourtant pas de supprimer la
fraction des bénéfices qui va aux capitalistes, dans la mesure où l'entreprise
considérée ne pourrait plus se procurer de capitaux sur le marché si elle ne
versait pas un minimum de dividendes aux actionnaires. En ce qui concerne
une entreprise particulière, il y a donc une tension entre la revendication
ouvrière de salaire et l'effort patronal vers le profit, mais il ne s'agit pas d'une
lutte inexpiable si l'expérience prouve que l'accumulation des moyens de
production entraîne l'élévation du salaire. Or le fait est, l'expérience nous l'a
appris, que dans la mesure où s'accumulent les moyens de produire grâce aux
investissements, les salaires ouvriers augmentent. Donc, dans le cadre de
l'entreprise, il y a tension ou lutte entre salariés et propriétaires, chacun
songeant à son revenu propre, mais non pas antagonisme irréductible.
On pourrait naturellement répondre que le cas de l'entreprise particulière est
sans intérêt. Ce n'est pas à ce niveau qu'il y a une lutte de classes
fondamentale, et, en effet, Marx ne l'a jamais pensé. C'est entre les ouvriers et
les capitalistes pris collectivement qu'apparaît l'opposition d'intérêts. Mais
cette proposition n'est pas vraie davantage tant que nous restons sur le plan
économique, car l'analyse, si sommaire soit-elle, que j'ai faite à propos de la
situation dans l'entreprise, demeure valable à propos de la collectivité dans son
ensemble. Si vous considérez le revenu national et sa répartition entre les
ouvriers d'une part, les détenteurs des moyens de production de l'autre, il y a
effectivement une tension entre ces deux groupes. Mais cette lutte comporte
aussi des limites  : il faut qu'il subsiste un pourcentage suffisant du revenu
national pour les investissements. Une fois ce pourcentage déterminé, il ne
reste plus, comme objet véritable de la lutte, que la hiérarchie des revenus et la
part des profits. Par exemple, dans une grande entreprise industrielle actuelle,
les salaires peuvent osciller entre 30 000 francs et un million par mois. Rien ne
prouve qu'une telle hiérarchie soit nécessaire à la bonne marche de l'entreprise,
il est probable que la société industrielle pourrait fonctionner avec un éventail
de salaires beaucoup moins ouvert ; on peut aussi discuter sur la part du revenu
national qui ira aux détenteurs d'actions. Ces conflits économiques sont réels,
c'est pure hypocrisie de penser qu'ils se résolvent toujours de manière
équitable, hypocrisie pure aussi de nier ces luttes pour la répartition du revenu
national. Mais il n'en résulte pas que, sur le plan strictement économique, le
groupe ouvrier et le groupe capitaliste s'opposent en une lutte à mort, chacun
d'eux ayant un intérêt essentiel opposé à celui de l'autre. L'intérêt commun des
uns et des autres, dans le cadre du régime, c'est la prospérité de l'entreprise ou
de l'économie, c'est la croissance, dont les conditions nécessaires répondent à
l'intérêt simultané des salariés et des dirigeants. Si les gestionnaires des
entreprises étaient des salariés, tout le monde le comprendrait, le fait qu'ils
soient des propriétaires de moyens de production et reçoivent une fraction,
d'ailleurs faible, du revenu national ne change pas l'idée maîtresse : dans l'ordre
économique, à l'intérieur d'une société capitaliste, il y a des conflits multiples
d'intérêts, permanents et irréductibles  ; il est inévitable que dans l'entreprise,
dans la branche économique ou dans l'économie globale, chaque groupe essaie
de maximiser sa part du revenu national. Cette rivalité est liée à l'essence d'une
société industrielle moderne, aussi longtemps que cette lutte est acceptée, c'est-
à-dire tant que le régime politique laisse les individus s'organiser en groupes,
exprimer leurs préférences et défendre leurs intérêts. Mais, sur lé plan
économique strict, il est également impossible de découvrir un «  intérêt de
classe  » qui serait défini une fois pour toutes, qui s'imposerait aux membres
d'une classe et les opposerait aux membres des autres. Il se peut que l'ouvrier
employé par Citroën ait avantage à recevoir des salaires plus élevés que l'ouvrier
des autres entreprises, la rivalité est possible entre les revenus des salariés de la
métallurgie et les revenus des salariés d'une autre branche. D'innombrables
intérêts s'opposent en une lutte permanente qui constitue le train courant
d'une société industrielle.
L'idée de l' <c intérêt de classe » est tout autre. Sans doute, Marx, en disciple
de Ricardo, inclinait-il à admettre l'antagonisme des classes même dans le
cadre du régime capitaliste, en raison de sa théorie du salaire et de
l'exploitation. Il attachait plus d'importance que nous n'en attachons
aujourd'hui à la rivalité à l'intérieur de l'entreprise ou dans les relations entre
capitalistes et ouvriers, à la lutte pour la répartition du revenu national (il
croyait que la bataille des ouvriers pour accroître leur part du revenu national
serait une bataille âpre, moins heureuse qu'elle ne l'est effectivement au XXe
siècle), mais l'essentiel est ailleurs. L'intérêt de classe, aux yeux de Marx, était
défini politiquement. Chaque classe avait une conception déterminée de
l'organisation de la société et, en tant que telle, prétendait au pouvoir. L'intérêt
des ouvriers s'opposait inexpiablement à l'intérêt des bourgeois, dans la mesure
où le prolétariat voulait se supprimer comme classe en s'emparant du pouvoir.
Ce n'est pas l'effort de maximisation du revenu, c'est la lutte pour le pouvoir
qui est au cœur de la conception marxiste.
C'est cette idée que je voudrais soumettre brièvement à l'analyse.
Abstraitement, elle signifie que la classe ouvrière cesse d'être prolétariat
lorsqu'elle élimine la bourgeoisie et, du même coup, les oppositions de classes.
Nous étudierons, dans la prochaine leçon, ce qui se passe effectivement
lorsqu'il y a eu prise du pouvoir par un parti politique et élimination des
détenteurs des moyens de production. Mais en fait, quel que soit le régime
économique et social, une masse d'ouvriers continuera de travailler dans les
usines. Les conditions de vie, les salaires, le partage du revenu national seront-
ils pour eux plus favorables dans un régime de propriété collective que dans un
régime de propriété privée ? Je ne réponds pas à cette question qui demande à
être étudiée objectivement, d'après l'expérience ; tout ce que je veux dire, c'est
qu'il n'y a pas évidence que la situation de l'ouvrier d'usine s'améliore dans un
système d'appropriation collective.
L'idée initiale était la suivante : toute classe en tant que telle veut affirmer sa
conception de la société et tend au pouvoir afin d'organiser la société d'après
l'idéal qu'elle en a. Mais, en fait, il n'y a pas une vision unique et impérative de
la société, caractéristique du prolétariat. D'autre part, jamais la classe ouvrière
en tant que telle n'exerce le pouvoir ; en Russie soviétique comme aux États-
Unis, elle travaille dans les usines, elle ne gère pas l'État. La mythologie est celle
d'une société où la classe ouvrière cesserait d'être inférieure et deviendrait
dirigeante, la prise du pouvoir par un parti politique se réclamant d'une classe
étant confondue avec le pouvoir absolu de celle-ci. Toute la théorie de la lutte
de classes est solidaire d'une telle représentation de la prise du pouvoir par les
ouvriers. Or, une révolution ouvrière est possible, la prise du pouvoir par un
parti politique est possible, mais, une fois que le parti a triomphé, des millions
d'hommes continuent à travailler dans les usines. Peut-être la situation de la
classe ouvrière est-elle meilleure après la révolution qu'avant, peut-être est-ce
l'inverse. Ce qui nous intéresse ici, c'est que la notion d'intérêt politique d'une
classe est liée à l'hypothèse que chaque classe veut le pouvoir et que dans
certaines conditions le prolétariat lui-même pourrait être la classe dirigeante.
Dans toutes les sociétés complexes, des minorités rivalisent pour s'emparer
de l'État, dans aucune la grande masse de la population ne l'exerce. La classe
ouvrière, dans la mesure où elle croit que le pouvoir d'un parti est son pouvoir,
veut effectivement le pouvoir de ce parti. Je ne dis pas qu'elle ait tort, mais
l'ouvrier, s'il ne croit pas au parti qui prétend le représenter, ne se reconnaît pas
dans un régime qui se déclare lui-même ouvrier. Après comme avant la
révolution, il y aura des groupes sociaux distincts  ; tout le problème est de
savoir en faveur de qui travaillera la minorité dirigeante.
 

VI
 
Intérêt de classe et lutte de classes

A la fin de la dernière leçon, j'avais commence d'analyser la notion d'intérêt


de classe, et j'avais essayé de vous montrer qu'elle était équivoque puisqu'elle
pouvait être définie d'une part comme la maximisation de la part du revenu
national, et d'autre part comme la prise du pouvoir par le parti se réclamant de
la classe considérée. Avant de passer à l'étude de la société soviétique, je
voudrais approfondir l'analyse de la notion d'intérêt, individuel et collectif, de
manière à situer l'intérêt de classe parmi les intérêts collectifs, et également à
marquer le sens que peut avoir ce terme soit pour le psychologue, soit pour
l'économiste, soit pour le sociologue.
Commençons par le premier et supposons qu'il s'agisse de la conduite d'un
individu. Dire que l'individu agit selon son intérêt est une proposition vide de
signification parce que, quelle que soit la conduite considérée, le psychologue
peut admettre que cette formule est vraie. Supposons que quelqu'un vienne
écouter un cours en vue de passer un examen  : le motif de sa conduite est
l'intérêt puisqu'il essaye d'acquérir ainsi le moyen de réussir une épreuve.
Supposons qu'il vienne pour le seul plaisir d'écouter, ou pour jouir de la
chaleur, ou pour avoir l'agrément d'une conversation avec sa voisine  : rien
n'empêche de dire également que ces personnes se sont rendues au cours par
intérêt. Dans un cas, il s'agit d'une conduite que le moraliste tient pour
«  intéressée  » puisque l'acteur songe à un examen  ; dans un autre cas, le
moraliste ne parlera pas d'intérêt si le but est la culture ou la distraction. Mais
tout le monde sait, depuis les analyses de La Rochefoucauld, que quelle que
soit la conduite d'un individu, on peut toujours la ramener à une comparaison
de plaisir et de peine. Celui-là même qui accepte le martyre plutôt que de
trahir, n'a-t-il pas fait un tel choix parce que la souffrance morale qu'il aurait
éprouvée du fait de la trahison était pire pour lui que la souffrance physique
qu'il subira ? Naturellement, il n'en résulte pas que les conduites des individus
sont déterminées par ces calculs de plaisir ou de déplaisir, ni que l'on ne puisse
distinguer des conduites délibérées en vue d'un objectif précis, des conduites
spontanées ou des conduites de passion. Simplement, le concept d'intérêt est
sans signification pour le psychologue, puisque, aux yeux de celui-ci, l'intérêt
ne peut se définir que par rapport aux motivations et que celles-ci changent
d'individu à individu. Le psychologue veut connaître ces motivations, les
hiérarchies différentes des préférences selon les individus, les groupes, les
siècles, ou encore les types de motivations ou les catégories d'actions.
Considérons maintenant l'économiste. Pour lui, il n'y a pas non plus de
difficulté à considérer toute conduite comme dictée par l'intérêt, en deux sens
différents. Ou bien il s'agit d'une affirmation purement formelle : si quelqu'un
a fait cette action, c'est qu'il préférait la faire, ce qui, en termes scientifiques, se
traduit dans les termes suivants : si quelqu'un est venu écouter un cours, c'est
que la désutilité ou l'ennui de l'écouter lui a paru plus faible que le plaisir de
l'écouter ou l'espérance des bénéfices qu'il peut en tirer. Une telle proposition
est évidente, elle est la définition, retenue par l'économiste, de la conduite
humaine. On peut passer à une deuxième signification qui, elle, porterait sur la
réalité et serait  : tout sujet économique cherche à obtenir le maximum de
revenus ou de biens (au sens économique du terme). Dans ce cas, la
proposition concerne la réalité et s'applique fréquemment dans les sociétés
modernes. En fait, les économistes oscillent entre les deux sens, formel et
concret, de la formule. Toute conduite d'un sujet économique est un choix que
la notion d'intérêt ne permet pas de déterminer à l'avance. En revanche, une
fois le choix connu, on peut le baptiser intérêt de l'individu. Supposons qu'un
homme veuille maximiser ses revenus : il subsistera encore un élément d'option
dans la mesure où le sujet sera obligé de choisir entre un travail lui donnant un
certain revenu et un travail accru lui donnant un revenu supérieur. Dans toute
conduite d'un sujet économique d'une société moderne, apparaît au moins
normalement le choix entre une mesure d'effort et une mesure de richesse.
Quelle est la décision de chacun  ? On la constate après l'expérience. Une
analyse de cet ordre ne servirait à rien si, en fait, dans les sociétés modernes, la
logique des conduites ne se manifestait souvent par la recherche du maximum
de revenu.
Quant au sociologue, il ne se confond ni avec le psychologue, ni avec
l'économiste ; il ne cherche pas à interpréter ou conceptualiser la conduite des
hommes par rapport aux pulsions, il ne se borne pas non plus à analyser la
logique des choix des sujets économiques, il veut simultanément comprendre
les conduites des individus en société, les systèmes de préférence, les systèmes
de valeurs qui déterminent ces conduites en même temps que la forme
particulière que prennent les pulsions, étudiées par les psychologues, dans une
société particulière.
Passons maintenant à la notion d'intérêt collectif. L'intérêt de l'individu
peut toujours être défini, nous l'avons vu, par le choix qu'il a fait. Mais une
expérience équivalente fait défaut quand il s'agit d'une collectivité puisque
celle-ci n'agit jamais comme une unité, à la manière d'un individu. Pour savoir
si la somme de satisfactions, à l'intérieur d'une collectivité, est maximisée, il
faut confronter les expériences intimes des individus, admettre, selon la
formule des économistes, la comparabilité des satisfactions individuelles.
Certes, aussi longtemps que l'on peut augmenter le revenu global sans
diminuer le revenu de personne, il est raisonnable de dire que l'on accroît
l'intérêt pour la collectivité, selon la formule célèbre de Vilfredo Pareto. Celui-
ci, en effet, excluant la légitimité d'une comparaison entre ce qui se passe dans
les consciences des individus, cherchait à déterminer un point de maximum à
partir duquel cette comparaison deviendrait indispensable. Ce point est celui à
partir duquel les avantages accordés à quelques-uns seraient payés par des
pertes infligées à d'autres. En deçà de ce point, c'est-à-dire aussi longtemps que
personne ne subit de pertes et que la plupart reçoivent davantage, il est normal
d'aller de l'avant. Proposition logiquement impeccable et sociologiquement
raisonnable sous la réserve que j'ai faite : il se peut, en certaines circonstances,
que l'accentuation des inégalités suffise, pour certains, à balancer et au-delà les
satisfactions dues à l'augmentation des revenus1.
Une autre hypothèse a été faite par les théoriciens du Welfare, selon laquelle
la satisfaction dont jouissent les individus d'une collectivité augmente
globalement si l'on réduit les inégalités, c'est-à-dire lorsque des revenus,
prélevés aux riches, sont transférés aux pauvres. Le déplaisir que l'on cause au
détenteur d'un revenu considérable en lui en retirant 10 % est plus faible que
la satisfaction que l'on apporte aux détenteurs de revenus faibles en
augmentant leurs rémunérations de 10 %. Si l'on admet cette hypothèse, vraie
ou fausse, qui certainement part d'un bon cœur, la réduction des inégalités
aboutirait à augmenter le total des satisfactions. Personnellement, j'admets
volontiers cette proposition, encore que celle-ci me paraisse plus convaincante
présentée sous forme d'une préférence sociale ou d'un système de valeur que
sous forme d'une hypothèse qui, psychologiquement, ne présente pas grand
sens. Le déplaisir de celui qui paye des impôts est-il plus faible que le plaisir de
celui qui reçoit une pension  ? D'abord, je ne suis pas sûr que l'on puisse
comparer plaisirs et déplaisirs  ; d'autre part, si l'on essayait d'appliquer les
méthodes d'enquêtes et de statistiques, on obtiendrait peut-être des résultats
surprenants  : celui qui reçoit la subvention n'aurait pas conscience du plaisir
qu'il en éprouve, et celui qui paye l'impôt aurait certainement conscience du
déplaisir qu'il ressent.
On peut encore concevoir une troisième définition de l'intérêt collectif d'un
groupe donné  : celui qui correspond aux préférences du plus grand nombre.
Cette formule n'est pas absurde, mais elle est conventionnelle. Il n'y a pas de
motif contraignant d'affirmer que la préférence de la majorité est conforme à la
raison ou au bien commun. A moins que l'on ne pose, au point de départ,
qu'un individu en égale un autre et que la volonté majoritaire fait loi même si
elle est aveugle ou absurde. Mais, dans ce cas, il ne s'agit plus d'une analyse
économique, il s'agit d'un principe politique. Au reste, quand on arrive à la
définition de l'intérêt collectif par les préférences de la majorité, on est très loin
d'une notion purement économique de maximum de revenus ou de
satisfactions, on doit faire intervenir ce que Pareto appelait non pas l'intérêt
pour, mais l'intérêt de, c'est-à-dire la conception que les membres d'une
collectivité se font du bien de celle-ci. Il y a maximum d'utilité pour la France,
lorsque les revenus de tous ses membres sont au plus haut. Mais l'intérêt de la
collectivité France ne se confond pas avec le volume du revenu de la nation ou
de tous les individus  ; ce peut être la puissance, la gloire, la justice sociale  ;
l'intérêt de la collectivité, considérée comme une unité, n'est pas fixé par le
maximum de biens matériels, il est conçu par chacun selon sa représentation
des valeurs.
Nous retrouvons là, sous une forme abstraite, la dualité que nous avions
observée dans la précédente leçon à propos de l'intérêt de classe ; le maximum
d'utilité pour le prolétariat, c'est la maximisation des revenus des membres de
la classe prolétarienne, l'intérêt du prolétariat, unité historique visant un but et
s'inspirant d'un système de valeurs, peut exiger la prise du pouvoir par le parti
qui se recommande de lui.
En fait, toute collectivité moderne, en adoptant une politique économique,
fait toujours des choix comparables à ceux d'un sujet individuel. L'individu,
sujet économique, choisit au moins entre une certaine mesure d'effort et une
certaine mesure de revenu. En ce qui concerne une collectivité économique
moderne, les options sont fondamentalement les suivantes :
1. Il faut d'abord choisir entre la génération actuelle et les générations
futures. Selon la part du revenu national qui sera épargné et investi, la
croissance de l'économie sera plus ou moins rapide. Plus sera considérable
l'investissement, plus la génération actuelle s'imposera de sacrifices et plus en
théorie (toutes choses égales d'ailleurs) les générations futures auront de biens.
Or le rythme des investissements est le résultat d'un choix que ne peut pas
déterminer, de manière univoque et impérative, la notion abstraite d'intérêt.
Pratiquement, il est soit objet d'une volonté politique, soit résultante
d'innombrables décisions, individuelles ou collectives.
2. Toute société économique moderne fait un choix entre différentes
modalités de répartition du revenu collectif. Quel que soit le volume du
produit national, la richesse est distribuée de manière inégale.
Supposons un bureau de plan tout-puissant, les deux options que je viens
d'indiquer seraient opérées par les planificateurs. En Union soviétique, le choix
d'un certain pourcentage d'investissements est tenu pour le privilège des
autorités gouvernementales, on a même déclaré que la proportion de 25 % du
produit national est conforme au marxisme-léninisme, donc obligatoire  ; ce
pourcentage a presque été élevé au niveau d'un dogme. De même, la
répartition des revenus, dans une planification idéale, résulterait des décisions
du bureau central. Celui-ci déciderait que telle catégorie de la nation
obtiendrait telle fraction des ressources, que la hiérarchie des salaires serait telle
ou telle. Dans une collectivité non planifiée, personne ne décide globalement.
Les choix fondamentaux, que n'élude aucune économie moderne, ne sont faits
par personne. La proposition a l'air paradoxale, elle se borne en réalité à
traduire un fait essentiel : ces deux choix sont faits, mais non pas de manière
consciente et volontaire, par un petit nombre d'hommes possédant les pouvoirs
nécessaires pour les imposer. Ils résultent effectivement de la conduite des
individus et des groupes. La lutte ou la rivalité pour la répartition du revenu
national est conforme à la nature d'une société capitaliste, puisque celle-ci
exclut que les choix fondamentaux soient faits souverainement par quelques
hommes.
J'ai employé jusqu'à présent à dessein l'expression rivalité ou lutte des
individus et des groupes. On pourrait dire que cette répartition des ressources
entre l'investissement et la consommation d'une part, entre les individus et les
groupes d'autre part, résulte non pas de la lutte mais simplement des
phénomènes qui se déroulent sur le marché. Mais, en fait, dans les sociétés
capitalistes modernes, les choix fondamentaux ne sont pas opérés par la seule
concurrence des individus sur le marché, la seule confrontation des acheteurs et
des vendeurs, ils sont influencés sinon déterminés par la rivalité des groupes,
par la puissance des syndicats, par la capacité de résistance des employeurs
considérés individuellement ou collectivement. J'insiste sur l'idée. Il n'y a
aucune raison de penser que cette rivalité des individus et des groupes soit
pathologique, qu'il soit souhaitable de la supprimer. Si les grandes décisions
relatives au développement économique ne sont pas prises consciemment par
un bureau de plan, elles ne peuvent être prises par personne, elles sont le
résultat ex post d'événements dans lesquels interviennent la rivalité des partis, la
concurrence sur le marché, la lutte entre les organisations professionnelles,
phénomènes multiples et divers qui doivent être regardés comme normaux et
acceptés comme tels.
Mais, me direz-vous, tout cela n'a rien à faire avec ce que l'on appelle lutte
des classes. C'est là affaire de définition. Convenons de distinguer les deux
ordres de rivalités et posons que cette rivalité des individus et des groupes
devient une lutte de classes quand trois conditions supplémentaires sont
réunies. Il faut que l'individu, par exemple l'ouvrier, considère que son sort
individuel ne peut pas être influencé par ses propres efforts, mais dépend
essentiellement du sort de la classe à laquelle il appartient. Il faut que les
membres des groupes non privilégiés soient convaincus que la violence leur
permettra seule d'arracher des avantages ou simplement d'obtenir des résultats
équitables dans la concurrence permanente des individus et des groupes. Il faut
enfin que les individus se sentent liés davantage à la classe qu'à la communauté
nationale, parce qu'à longue échéance leur sort ne pourrait être amélioré que
dans la mesure où l'organisation globale de la société serait transformée.
Je voudrais commenter brièvement ces trois conditions. Il faut, ai-je dit, que
l'individu considère que son sort dépend plus de celui de son groupe que de ses
efforts individuels. L'ouvrier, en effet, juge2 souvent que ni son revenu ni les
conditions de son existence et de son travail ne seront modifiées sensiblement
par ce qu'il peut faire par lui-même. Dans quelle mesure cette solidarité avec le
groupe remporte-t-elle sur le sentiment de responsabilité individuelle  ? Tout
dépend de circonstances multiples, des perspectives de promotion soit pour
l'individu, soit pour la génération suivante.
Quand les non-privilégiés pensent-ils que les moyens de force permettent
seuls d'obtenir justice  ? Là encore, il n'y a pas de proposition générale qui
permette de résumer les circonstances dans lesquelles l'emporte la propension à
la violence ou au contraire à la négociation. Tout ce que l'on peut dire de
manière abstraite, c'est que la conviction que seule l'action violente ouvre une
perspective, était plus répandue il y a un siècle qu'aujourd'hui (en Occident).
La représentation de la violence suprême, c'était la grève générale, qui a été il, y
a cinquante ans encore, un grand mythe ouvrier  ; ce mythe a complètement
disparu soit qu'on en ait reconnu l'inefficacité, soit que le rêve d'une victoire
totale par la révolution soit purement et simplement tombé en désuétude.
La troisième condition, de beaucoup la plus importante, est que les
membres d'une classe, en l'espèce les ouvriers, jugent que leur classe a une
destinée unique et qu'elle ne peut accomplir sa vocation qu'en transformant
l'ensemble de l'organisation sociale. Ce qui revient à dire qu'il y a lutte de
classes, au sens marxiste du terme, dans la mesure où les classes ont une
conception marxiste d'elles-mêmes. Dès lors, la question se pose dans les
termes suivants : dans quelle mesure les groupes de la société sont-ils portés à
accepter l'idéologie de la lutte de classes ? Je voudrais, sur ce point, vous dire
quelques mots en comparant le comportement des paysans à l'idéologie ou
conscience de classe des ouvriers.
Les paysans constituent un groupe plus distinct des autres que les ouvriers
eux-mêmes, par leur manière de vivre, par leur attitude à l'égard de la société :
ils forment un groupe réel. D'autre part, les campagnes ont été souvent le
théâtre d'une lutte de classes, mais celle-ci avait pour enjeu principal non la
suppression de la propriété, comme dans l'idéologie marxiste, mais le partage.
Les grandes révolutions que l'on a connues au XXe siècle ont été liées à des
bouleversements agraires, qui avaient pour origine la révolte contre les
« féodaux » ou les grands propriétaires. En ce sens, la lutte de classes dans les
campagnes aurait pour objectif la conquête et non la suppression de la
propriété  ; le combat qui se déroule entre les grands, moyens et petits
propriétaires, est rarement d'origine strictement paysanne. Certes, dans les
campagnes, on observe une lutte de classes lorsqu'un petit nombre détient une
trop grande part du sol  ; la tension entre petits et moyens propriétaires n'est
pas non plus mythique. Mais la lutte, telle qu'elle s'est déroulée dans les
campagnes vers 1928-1930 en Russie soviétique, a été introduite de l'extérieur.
Le gouvernement voulait dresser les petits propriétaires contre les moyens, afin
de réaliser la collectivisation. Les paysans, abandonnés à eux-mêmes, sont peu
volontiers enclins à supprimer des propriétés qui ressemblent aux leurs par
crainte que le principe même de la propriété du sol soit mis en question. En ce
qui concerne les paysans, la deuxième condition est souvent réalisée (ils croient
que la violence est efficace)  ; en revanche, la première et la troisième le sont
rarement de manière complète. Les paysans croient le plus souvent que leur
sort dépend de leurs efforts individuels et non pas seulement du destin de leur
classe, ils n'ont que faiblement conscience d'une action unifiée de celle-ci.
Quant à la classe ouvrière, elle a pris et continue à prendre une part
considérable à la rivalité entre les individus et les groupes pour la répartition du
revenu national. Les ouvriers ont été, non pas toujours, mais parfois, portés à la
violence et à l'idéologie de classe. Ils sont directement en contact avec les
employeurs, ils ont conscience de constituer un groupe assez homogène et
enfin ils peuvent penser que leur condition de vie est déterminée et rendue
malheureuse par le fait qu'une minorité détient les outils de leur travail. La
conception d'une révolution contre la propriété des instruments de production
se rencontre dans les classes ouvrières et ne peut pas se rencontrer ailleurs ; ce
mode d'appropriation semble d'importance décisive aux ouvriers et aux
ouvriers seulement. Cela dit, on a connu souvent des phénomènes de violence
ouvrière, mais, jusqu'à présent, il n'y a jamais eu de révolution ouvrière dans
un grand pays capitaliste. Les bouleversements d'inspiration marxiste se sont
toujours produits dans des pays peu capitalistes, en conjonction avec des
mouvements paysans. Nous aurons l'occasion d'expliquer pourquoi, bien que
la classe ouvrière ait plus que toute autre une conscience idéologique d'elle-
même, elle n'a jamais accompli une révolution conforme à l'idéologie qu'elle
professe.
Nous en arrivons à la conclusion de cette analyse. En quel sens est-il vrai que
la société capitaliste est, par essence, déchirée par la lutte de classes ? En quel
sens est-il vrai qu'elle est «  contradictoire  »  ? Nous l'avons vu, une société
capitaliste doit connaître une rivalité permanente entre les individus et les
groupes, parce qu'elle accorde le primat aux phénomènes économiques, que
tous les individus soucieux de leurs revenus sont obligés de se grouper pour se
défendre, convaincus que l'organisation leur permettra d'obtenir une partie
plus considérable du revenu collectif, de s'assurer des conditions de travail
meilleures. Enfin la société industrielle crée cette rivalité parce que les
ressources collectives doivent normalement augmenter d'année en année et que
chacun fait effort, par son travail ou par la lutte politique, pour arracher une
part de cette richesse accrue. Quant à la lutte de classes soit violente, soit pour
la transformation fondamentale de la société, elle se produit dans certaines
circonstances et pas dans d'autres. C'est Lénine lui-même qui a le mieux
expliqué les différences entre ces deux sortes de lutte dans un livre qui s'appelle
Que faire ?
A l'époque, la social-démocratie était à la fois réformiste et révolutionnaire,
elle acceptait l'idéologie de la lutte de classes, mais considérait que les
organisations ouvrières devaient simultanément améliorer les conditions du
travail des ouvriers dans la société actuelle, élargir leur part du revenu national.
Elle ne voyait pas de contradiction entre la lutte économique dans la société
capitaliste et la révolution future qui renverserait cette dernière. Employons le
langage de Pareto  ; les social-démocrates jugeaient que le maximum d'utilité
pour le prolétariat coïncidait avec l'utilité du prolétariat. Si, dans la société
capitaliste, on arrivait à maximiser les revenus des ouvriers, on préparerait le
moment où les prolétaires en tant que tels, organisés, prendraient le pouvoir.
La lutte économique était considérée comme indissociable de la lutte politique.
En 1903, Lénine a développé les idées qui ont été à l'origine du passage de la
Deuxième à la Troisième Internationale. Il constatait, avec amertume, que les
ouvriers et les syndicats étaient préoccupés d'améliorer leur sort dans
l'immédiat, mais peu soucieux de la transformation fondamentale de
l'organisation sociale, transformation qui était à ses yeux la tâche historique du
prolétariat. Les travailleurs voulaient atteindre au maximum d'utilité pour eux
et n'avaient pas de l'utilité de leur classe la même conception que Lénine. D'où
celui-ci avait conclu non pas que l'idée d'une vocation révolutionnaire de la
classe ouvrière était fausse, mais que les dirigeants du mouvement ouvrier,
c'est-à-dire essentiellement les révolutionnaires professionnels et les
intellectuels, avaient pour devoir de convaincre les ouvriers de subordonner la
maximisation de leurs revenus hic et nunc aux intérêts de la lutte
révolutionnaire. Je ne porte pas de jugement sur cette conclusion politique. Si
l'on pense qu'un système d'économie planifiée sous la direction d'un parti
unique est préférable à une régime où la répartition des revenus est déterminée
par une rivalité permanente entre les groupes, il est juste de conclure, comme
Lénine, qu'il convient d'inciter les ouvriers à ne pas sacrifier l'intérêt final de la
classe ouvrière aux intérêts actuels des ouvriers vivants. C'est reprendre, d'une
certaine manière, le problème du choix entre les générations que nous avons
commenté à propos de toute politique économique  ; ou encore il s'agit de
choisir entre les intérêts actuels des ouvriers et ceux de la classe ouvrière ou de
la société tout entière tels que les conçoit le théoricien.
La conclution que personnellement je veux tirer de cette analyse, c'est que la
lutte réformiste pour l'amélioration des conditions d'existence est inséparable de
la société capitaliste mais que la lutte politico-révolutionnaire pour la
transformation de la société, possible en fonction de la structure de la société
capitaliste, n'est pas inévitable. Elle est possible parce que la société, vue par
l'ouvrier, ressemble en quelque mesure à l'image que lui en offre Marx.
L'opposition entre «  nous  » et «  eux  », entre les travailleurs et la direction,
éprouvée à l'intérieur de l'entreprise, peut offrir le modèle de la société tout
entière. La direction, autoritaire et privilégiée, devient responsable de tous les
malheurs. Il peut donc y avoir passage de la rivalité normale des individus et
des groupes à la lutte de classes au sens marxiste, grâce à un phénomène de
psychologie collective, qui n'est pas inscrit dans la structure de la société, mais
se réalise dans certaines conditions.
 
Les quelques minutes qui me restent serviront à introduire l'analyse de la
société soviétique. J'indiquerai immédiatement la difficulté de l'étude  : je ne
connais l'objet que par les livres, un peu à la manière dont je connais une
société ancienne, alors que j'ai une expérience directe des sociétés capitalistes
dans lesquelles nous vivons. En outre, l'analyse des relations de classes dans la
société soviétique a été rarement pratiquée. La plupart des ouvrages qui en
traitent sont des explosions d'admiration ou de haine. En Occident, les livres
de la deuxième catégorie sont plus fréquents que ceux de la première, mais ces
derniers compensent l'infériorité numérique par l'intensité de l'enthousiasme.
J'examinerai d'abord les deux théories orthodoxes, présentées par les
sociologues soviétiques. Selon la première, il n'y a pas de classes en Russie
soviétique, bien qu'il y ait fort évidemment des différences de métier, de
revenus et de prestige. En un premier sens, cette thèse équivaut à l'affirmation
que la situation de chacun est tout individuelle. Bien sûr, il y a des ouvriers qui
travaillent de leurs mains, des contremaîtres, des ingénieurs, des dirigeants
d'entreprise, mais cette situation, ce métier, ce revenu, ce prestige, sont liés à la
personne et non pas au groupe. On ajoute que les différences de conditions de
travail et de vie iront en s'atténuant, qu'il s'agit de phénomènes non seulement
individuels, mais transitoires. Sous aucune de ces deux formes la théorie ne
peut être défendue sérieusement. Naturellement, le sort de chacun dans la
société soviétique, comme dans la nôtre, dépend partiellement du travail et de
la réussite de l'individu. Il est vrai, d'autre part, que la mobilité sociale est
grande en Union soviétique. De ce fait, la solidarité entre sort individuel et
classe peut être atténuée. Il n'en reste pas moins, de toute évidence, en Russie
soviétique, des groupes qui sont distincts par leur façon de vivre, par leurs
revenus et par leur prestige. Ce fait est aujourd'hui accepté par les théoriciens
soviétiques, même orthodoxes. Ceux-ci déclarent qu'il y a deux classes sociales
principales en Union soviétique, plus une strate (qui n'est pas une classe). La
théorie a été exposée l'été dernier au Congrès International de Sociologie de la
manière suivante : on distingue les ouvriers qui travaillent sur des moyens de
production qui appartiennent à la collectivité et les paysans, qui ne possèdent
pas eux-mêmes le sol, mais qui ne travaillent pas sur une propriété collective
puisqu'ils sont organisés en coopératives, les kolkhozes. Les deux classes
seraient distinctes en raison de leur rapport différent à la propriété. Puis vient
un troisième groupe que, à Amsterdam, nos collègues soviétiques appelaient
une strate, Y intelligentsia  ; elle est composée des dirigeants d'entreprise, des
techniciens, des ingénieurs, des experts, de tous ceux qui constituent les cadres
de la société industrielle ; elle ne cesse numériquement de grossir. Pourquoi ne
pas l'appeler une classe  ? Vous pouvez le deviner. Si l'on s'en tient au critère
marxiste, l'intelligentsia, qui se trouve dans le même rapport à la propriété que
les ouvriers, ne devrait pas constituer une classe distincte. Et pourtant, comme
les observateurs ont l'impression que la situation des deux groupes est à bien
des égards différente, ils utilisent un autre concept.

1  Ajoutons que le maximum d'utilité, posé comme un but rationnel, suppose que la croissance
économique soit, en tant que telle, un bien. J.-J. Rousseau en aurait douté, Bergson aussi.
2 Peut-être faudrait-il écrire « jugeait ».
 

VII
 
Les relations de classes dans la société soviétique

Dans les dernières minutes de la précédente leçon, je vous avais indiqué la


division que les sociologues soviétiques présentent eux-mêmes. Ils distinguent
deux classes principales, celle des ouvriers qui œuvrent sur des outils, objets de
propriété collective, et celle des kolkhoziens qui travaillent sur des moyens de
production, objets de propriété coopérative. En outre, ils reconnaissent une
couche sociale, l'intelligentsia, composée des intellectuels, managers, grands
fonctionnaires, cadres techniques et administratifs de la société soviétique.
Je voudrais tout d'abord vous indiquer quelques chiffres1. Les publications
officielles de l'U.R.S.S. nous offrent deux statistiques différentes. Dans l'une,
qui porte sur les groupes, familles incluses, la classe ouvrière représente 44,2 %
du total (parmi lesquels  7,4  % d'ouvriers agricoles), les paysans
collectifs  41,2  %, enfin l'intelligentsia  14,1  %. Ainsi, la classe ouvrière
industrielle constituerait 36,8 % de l'ensemble de la population. La statistique
de la main-d'œuvre active est autre. Les salariés représenteraient 56 % du total,
les coopérateurs agricoles 30,1 %, les familles des fermiers coopératifs 7 %, les
coopératives industrielles  2  %, les familles de travailleurs de bureau et
d'industries 4,3  %. Si l'on adopte ces chiffres, la proportion de la main-
d'œuvre employée dans l'agriculture  – kolkhozes, sovkhozes, stations de
tracteurs  –  serait légèrement inférieure à la moitié. Les secteurs secondaire et
tertiaire occuperaient un peu plus de la moitié de la population active.
A cette division, adoptée par les sociologues soviétiques, qu'objectent les
Occidentaux  ? Tout d'abord, que la notion d'intelligentsia, couche sociale,
constitue implicitement une réfutation de l'analyse des classes par référence au
critère unique de la propriété. Si l'on respectait la doctrine, l'intelligentsia, qui
n'est pas plus propriétaire des instruments de production que les salariés,
devrait se confondre avec ces derniers. Or, en fait, les sociologues établissent
une catégorie particulière, précisément parce que les manières de vivre, les
revenus, l'attitude sont trop différents dans l'intelligentsia et chez les ouvriers
industriels pour que l'on puisse mettre les uns et les autres dans le même
groupe. Il n'est pas dans mes intentions de vous expliquer aujourd'hui la
répartition des revenus, cependant je voudrais vous donner une idée de l'ordre
de grandeur des écarts qui existent en U.R.S.S. entre la base et le sommet. Un
salarié, récemment encore, y gagnait parfois moins de 300 roubles par mois, le
salaire moyen est de l'ordre de 600. Le directeur d'une grande entreprise, ou un
directeur de ministère, peut avoir un traitement de plusieurs milliers de roubles
par mois. Le revenu annuel d'un tout petit nombre de privilégiés s'élève à
quelques dizaines de milliers de roubles, sans compter des avantages en nature,
villa ou voiture. La hiérarchie des salaires ou traitements va de 1 à 30 ou 40,
écart comparable à celui que l'on constate aux États-Unis. J'ai trouvé
récemment des chiffres qui sont frappants, ou tout au moins amusants, pour
illustrer les écarts de salaires américains, à deux dates différentes : en 1900, M.
Carnegie  –  qui, à cette époque, n'avait pas encore donné son nom à une
fondation – gagnait 40 millions de dollars par an, sur lesquels il ne payait pas
d'impôts  : à l'époque où le salaire moyen de base dans l'industrie était de
l'ordre de 400 à 500 dollars, le revenu annuel de M. Carnegie représentait celui
de 100 000 ouvriers américains. M. Charles Wilson, aujourd'hui secrétaire à la
Défense, auparavant directeur de la General Motors, touchait le traitement le
plus élevé des États-Unis, soit 626 000 dollars, sur lesquels l'État américain lui
en retenait  462  000. Le revenu moyen de l'ouvrier américain à cette date est
de 4 à 5 000 dollars, ce qui donne le résultat suivant : Charles Wilson valait,
en 1952, 42 ouvriers ou, si vous préférez, son traitement était l'équivalent du
salaire moyen de  42  ouvriers américains. L'éventail des salaires s'est donc
singulièrement refermé. J'ajoute qu'il faudrait tenir compte des revenus qui ne
sont pas des traitements mais des profits. Aux États-Unis (mais à peine en
Union soviétique), des revenus du capital s'ajoutent aux salaires. En certains
domaines, l'éventail des traitements est plus ouvert en Russie soviétique.
L'exemple le plus caractéristique est celui de l'armée. Entre le simple soldat et
le général américain, l'écart de traitement se situe entre  4 et 5  ; dans l'armée
soviétique, la paye annuelle du simple soldat est inférieure à 1 000 roubles, le
traitement du général dépasse  100  000. Je ne porte pas de jugement sur ce
contraste. Il y a beaucoup à dire en faveur de la théorie que l'essentiel est
d'avoir de bons généraux et que la question de savoir si on les paye beaucoup
ou peu est secondaire. Quoi qu'il en soit, l'écart des rémunérations, dans un
pays comme l'Union soviétique, oblige à conclure que même s'il ne subsiste
plus de différence en ce qui concerne le rapport à la propriété, les différences
de revenus ne disparaissent pas, ni, par suite, les distinctions dans les manières
de vivre et les prestiges.
La deuxième objection faite par les Occidentaux est la suivante. Supposons
que, demain, les paysans cessent d'être des coopérateurs et deviennent des
salariés comme ils le sont dans les sovkhozes, ils n'en resteraient pas moins
différents dans leur manière de vivre des ouvriers. La distinction entre les deux
classes ne tient pas simplement au fait que la propriété est coopérative dans les
kolkhozes et publique dans l'industrie, mais au fait que le genre de travail est
différent et, par suite, le genre de vie. La troisième objection avancée par les
sociologues occidentaux concerne l'homogénéité des classes. Parmi les ouvriers,
par exemple, n'existe-t-il pas des distinctions dans les manières de vivre, qui
empêcheraient de les considérer comme une unité  ? Enfin, la quatrième
objection, que nous examinerons longuement tout à l'heure, porte sur la
proposition fondamentale  : les classes soviétiques ont-elles des relations
foncièrement autres que celles des sociétés occidentales, sont-elles en amitié, au
lieu d'être en antagonisme ?
Je passe maintenant aux théories de la société soviétique, développées par les
sociologues occidentaux. La première et la plus simple prétend que cette société
ne se divise pas à la manière des sociétés capitalistes, mais se partage en deux
groupes fondamentaux, d'un côté les masses populaires et de l'autre l'élite.
Cette idée a été développée, sous une forme ou sous une autre, par des
communistes devenus opposants, par les trotskystes en particulier. La société
soviétique serait une société de classes dans laquelle la bureaucratie exploite les
masses, comme le font les capitalistes dans la société occidentale.
Cette analogie vous indique que les deux théories2  me semblent aussi
satisfaisantes ou aussi peu satisfaisantes l'une que l'autre. Elles ont la même
force et la même faiblesse. Si l'on veut dire que les dirigeants de la société
soviétique ont des revenus supérieurs à ceux des travailleurs et qu'ils pourraient
vivre à moindres frais, on a incontestablement raison. Il n'est pas vrai que les
rémunérations accordées aux privilégiés soviétiques soient le revenu minimum
compatible avec le fonctionnement de l'économie soviétique, pas plus que le
traitement accordé à M. Wilson n'est au niveau minimum compatible avec le
fonctionnement de la General Motors. Si, de ce fait incontestable, on déduit
que la pauvreté des masses soviétiques ou occidentales est due à la fraction du
revenu national consommé par les exploiteurs, bureaucrates d'un côté ou
capitalistes de l'autre, la théorie, dans l'ensemble, est plutôt fausse que vraie,
dans les deux cas. Le niveau de vie des Soviétiques est déterminé surtout par la
répartition du revenu national entre investissements et consommation et par le
rendement du travail en U.R.S.S. La pauvreté moyenne est imputable
essentiellement à la médiocrité de l'agriculture. L'opposition bureaucratie
d'exploiteurs-masses populaires est plutôt politique que sociologique. Il est vrai
que le contraste est peut-être plus accusé en U.R.S.S. que dans les sociétés
occidentales, mais ni dans un cas ni dans l'autre une représentation aussi
grossière ne reflète fidèlement la réalité.
Une deuxième théorie, développée par les sociologues occidentaux, a voulu
retrouver, dans la société soviétique, les trois classes typiques des sociétés
occidentales, supérieure, moyenne et ouvrière. Si elle ne vaut pas grand-chose
pour les sociétés occidentales, elle vaut encore moins ici. Non qu'il n'y ait, si
l'on y tient, une classe supérieure, mais il est encore plus difficile de saisir une
ou des classes moyennes en U.R.S.S. qu'aux U.S.A. Nul ne sait si ces trois
groupes ont conscience d'eux-mêmes, si chacun représente réellement une
communauté vécue.
Aussi me semble-t-il préférable d'adopter une autre division ternaire,
proposée par quelques sociologues occidentaux  ; les trois groupes seraient les
ouvriers, les paysans et l'intelligentsia. Les sociologues américains, qui adoptent
cette théorie, ajoutent une classe supplémentaire dont je ne dirai rien, celle des
travailleurs forcés3, dont le nombre est l'objet d'estimations diverses. Ils
essaient aussi de marquer les strates à l'intérieur de ces trois divisions
principales. Par exemple, lorsqu'il s'agit de l'intelligentsia, ils s'efforcent de
différencier les gouvernants, l'intelligentsia supérieure (les managers des
grandes entreprises) et l'intelligentsia moyenne.
Ainsi, dans l'analyse de la société soviétique, on trouve finalement le même
genre de problèmes que nous avons notés à propos des classes dans les sociétés
occidentales  : l'intelligentsia est-elle cohérente  ? Jusqu'à quel point se
subdivise-t-elle en catégories multiples, hiérarchisées  ? Jusqu'à quel point ce
groupe privilégié a-t-il conscience de son unité  ? Y a-t-il une stratification
d'ensemble ? Peut-on fixer les différents niveaux de la hiérarchie de la société
soviétique ?
Je vous donne un exemple de réponse à cette dernière question, établie par
un sociologue américain. Celui-ci commence par une première classe
dirigeante, qu'il subdivise en trois strates  : les chefs de parti et de
gouvernement, les notables, l'appareil du parti. Au-dessous vient une deuxième
classe qu'il appelle ouvrière et qu'il subdivise de la manière suivante : en haut
les intermédiaires ou fournisseurs (catégorie spéciale, qui joue un rôle en
Union soviétique pour procurer aux entreprises les matières premières et les
travailleurs dont elles ont besoin, en marge de la planification), puis
l'intelligentsia moyenne, ensuite les employés à col dur, puis les ouvriers
moyens, puis les paysans moyens et les ouvriers peu qualifiés et, en dernier lieu,
les paysans pauvres. La troisième classe serait celle des concentrationnaires. Une
telle énumération vous donne une idée de ce qu'est une théorie générale de la
stratification des sociétés soviétiques élaborée par un sociologue américain. Elle
ne nous apporte pas ce qui nous intéresse.
D'abord nous manquons d'études empiriques pour préciser les faits, c'est-à-
dire répondre à des questions comme : est-ce que le citoyen soviétique met les
employés au-dessus ou au-dessous des ouvriers qualifiés dans la hiérarchie
sociale ? Personne de nous ne le sait. Il n'est même pas certain que l'intéressé se
pose cette question de la hiérarchie. A supposer qu'il le fasse, il manque de
sociologues pour la lui poser. De plus, la réalité des classes en Union soviétique
est encore plus équivoque que dans une société occidentale. Les groupes
soviétiques ont peine à prendre conscience d'eux-mêmes, parce que deux
conditions nécessaires font défaut  : la liberté d'organisation et l'existence de
sociologues professionnellement soucieux de mettre en lumière les distinctions
sociales. Pour que se constituent des communautés ayant conscience d'elles-
mêmes, il faut que les individus soient en mesure de discuter et de se grouper.
En l'absence de ces libertés, les membres du parti ou de la bureaucratie savent
mal s'ils constituent ou non une unité parce que la question elle-même se situe
en dehors de la réalité. L'essence du régime soviétique est d'exclure que les
groupes prennent conscience d'eux-mêmes les uns par rapport aux autres. Je
crains que les discussions pour savoir s'il y a deux ou trois classes, combien il y
a de strates dans chaque classe soient peu intéressantes et peut-être dénuées de
signification. On peut dire qu'il y a, en Union soviétique, de grandes
différences dans les revenus, dans les manières de vivre et dans les prestiges. Ces
différences se distribuent de deux manières, d'une part dans une stratification
dont les grandes lignes sont visibles et les détails équivoques, d'autre part par
grands ensembles, dont les principaux semblent être constitués par les ouvriers
d'industrie, les travailleurs agricoles et l'intelligentsia.
 
Cela dit, venons à ce qui est, à mes yeux, la position intéressante du
problème  : en quelle mesure une société industrielle de type soviétique
comporte-t-elle des relations de classes différentes de celles des sociétés
occidentales ? La répartition des citoyens entre les différents métiers évolue de
même façon dans les deux cas. Au fur et à mesure que progresse l'économie, la
part des travailleurs de l'agriculture diminue, celle des travailleurs industriels
augmente et aussi celle du secteur tertiaire. Les proportions des ouvriers dans
les différents métiers ne sont pas exactement les mêmes dans une société
soviétique et dans une société occidentale, mais, fondamentalement, la
répartition des travailleurs est comparable. La différence majeure, nous le
savons tous, tient au régime de propriété.
La suppression de l'appropriation privée a une signification tout autre selon
les secteurs. Dans l'agriculture, elle signifie que le paysan, sauf en ce qui
concerne le lopin de terre individuel, devient salarié d'une entreprise agricole
ou de la station de tracteurs qui fournit le travail mécanisé au kolkhoze4. Dans
l'industrie, il ne subsiste plus de propriétaire des moyens de production, mais
seulement des gestionnaires, différence décisive ou dérisoire selon l'idée que
l'on s'en fait, selon l'idéologie que l'on professe. Enfin, dans l'intelligentsia, les
professions libérales des sociétés occidentales n'existent plus. Il y a des juristes,
des médecins, mais ils sont les salariés d'une organisation publique.
L'avènement d'une société soviétique aboutit à une condition prolétarienne
généralisée, si l'on convient d'appeler ainsi celle du salarié. Il ne subsiste plus
d'indépendants ni dans l'agriculture puisque les paysans propriétaires sont
devenus des kolkhoziens, ni dans le commerce puisque la distribution est
devenue une affaire d'État, ni dans l'intelligentsia puisque les professions
libérales sont devenues salariées.
Ce phénomène est frappant. En effet, d'après la représentation que Marx
s'était faite de l'évolution économique, c'était le capitalisme lui-même qui
devait généraliser la condition prolétarienne et progressivement supprimer les
intermédiaires indépendants qui ne rentraient ni dans la catégorie des
capitalistes détenteurs des moyens de production, ni dans celle des salariés  ;
mais, en fait, l'évolution capitaliste n'a pas amené une telle simplification. Dès
lors, la révolution de type soviétique a pour but, ou pour fonction, ou pour
conséquence, d'accomplir la prolétarisation générale que l'on attendait du
capitalisme et qu'il s'est obstiné à ne pas accomplir.
Faites bien attention ! Je ne dis pas qu'il soit bon ou mauvais de transformer
le paysan propriétaire en kolkhozien  ; il ne manque pas de circonstances où
l'on conçoit une efficacité supérieure de la gestion coopérative par rapport à
l'entreprise individuelle. En France, on imagine que, dans certaines régions du
pays, la substitution du kolkhoze à la propriété individuelle contribuerait à
l'enrichissement (à condition évidemment que le paysan accepte la mise en
commun). Tout ce que je dis, et la proposition me paraît incontestable, c'est
qu'une société de type soviétique rend quasi universelle la situation de salarié,
puisque, par définition, on exclut la propriété individuelle non pas seulement
des grands moyens de production industrielle, mais même de la terre.
Certaines des conséquences de cette révolution ont été pressenties par
Proudhon vers la fin de sa vie. C'est ainsi qu'elle ne peut pas ne pas accroître la
dépendance des citoyens par rapport à l'organisation collective. Le paysan
propriétaire jouit d'une certaine autonomie par rapport à l'État que perd le
travailleur coopératif, soumis à l'autorité administrative du kolkhoze. Celui-ci à
son tour dépend de la station de tracteurs et, après la disparition de celle-ci,
reste soumis aux directives de l'administration et du plan. La nature de la
transformation qu'apporte le régime soviétique explique le rôle indispensable
que joue l'idéologie. Si l'on était libre de parler comme je viens de le faire, on
s'interrogerait sur les mérites et démérites de la révolution. Mais on est obligé
de définir la transformation caractéristique de la société soviétique par la
suppression de la propriété individuelle des moyens de production et
d'annoncer par là même la réconciliation des classes.
 
J'ai essayé la semaine dernière d'analyser le déroulement de la lutte entre les
groupes ou classes à l'intérieur d'une société capitaliste. La question que je pose
maintenant, d'importance décisive, est la suivante  : en quel sens une société
soviétique échappe-t-elle aux antagonismes que nous avons cru observer dans
l'autre ? La réponse, à mon sens, résulte de la théorie de la croissance.
Nous avons constaté, l'an dernier, que dans une société capitaliste le niveau
de vie de l'ensemble de la population s'élève en même temps que les ressources
collectives. Ou encore, pour parler vulgairement, le meilleur moyen
d'augmenter les parts, c'est d'élargir le gâteau. J'ajouterai  : quel que soit le
régime. A long terme, dans une société industrielle, tout le monde finit par
profiter du progrès économique. Cette proposition ne nous avance guère, parce
que j'ai dit à long terme et vous n'ignorez pas la formule décisive de Lord
Keynes : « In the long run, we are all dead », ce qui en français signifie : « A
long terme, nous sommes tous morts. » Expliquer aux membres des différentes
classes sociales qu'ils ne sont pas en conflit fondamental parce que, à échéance
d'un demi-siècle, ils tireront tous profit du progrès économique, c'est là une
proposition aussi incontestable pour le théoricien que peu convaincante pour
le praticien, et nous sommes tous praticiens.
Quel que soit le type de société, la répartition du revenu national offre
matière à rivalité. A l'Est comme à l'Ouest, les individus ou groupes s'opposent
sur la part à accorder aux paysans d'un côté, aux ouvriers de l'autre ; ou encore
sur la hiérarchie des salaires ; ou encore sur les niveaux comparés des prix de
divers produits. Considérons les rapports entre ouvriers et paysans en Union
soviétique : si le bureau du plan décide d'accroître le prix auquel il achète les
produits agricoles et de maintenir le même impôt indirect, il réduit le niveau
de vie des travailleurs industriels. Supposons, par hypothèse, des syndicats
soviétiques ouvriers discutant avec les représentants des paysans ; ils pourraient
mener le même genre de discussions que celles qui se déroulent dans une
société capitaliste, avec une seule réserve  : les données du problème seraient
plus simples dans la société soviétique.
Une fois posées ces deux propositions, qu'il n'y a pas de contradiction à long
terme, définitive, d'intérêts entre les groupes et que dans toutes les sociétés
industrielles les objets de contestation sont nombreux, nous allons observer les
réelles différences entre le fonctionnement de la lutte de classes dans l'un et
l'autre type.
Dans la société capitaliste, la conscience du conflit est particulièrement
accentuée là où, en réalité, la solidarité d'intérêt est la plus grande. C'est entre les
ouvriers et les employeurs qu'historiquement se sont déchaînés les conflits les
plus violents. En apparence, la contestation porte sur la part respective des
salaires et des profits ; l'ouvrier peut difficilement ne pas avoir l'impression que
tout ce qui est donné au profit est soustrait au salaire, ou inversement. Certes
les cas sont moins rares aujourd'hui où la solidarité est éprouvée dans
l'entreprise elle-même ; malgré tout, ils ne sont pas fréquents. Pourtant l'étude
de la répartition du revenu national suggère que, le plus souvent, ouvriers et
entrepreneurs sont favorisés durant les mêmes périodes. Bien loin que
l'augmentation des salaires exige la diminution des profits, en général les uns et
les autres augmentent ou diminuent en même temps. Ainsi apparaît un
premier phénomène, fort intéressant : l'apparence des conflits d'intérêt dans la
société capitaliste trahit souvent la réalité. En fait, les luttes entre employeurs et
employés tiennent d'une part à un facteur structurel, d'autre part à deux sortes
de causes conjoncturelles. En effet, dans beaucoup de pays, les ouvriers jugent
que le principe même du profit est injuste ; ce sentiment ne saurait être dissipé
par le seul argument qu'à long terme tous les travailleurs tireront avantage du
progrès économique (cette cause de conflit n'existe pas en régime soviétique).
Au-delà de ce fait constant, en deux circonstances les conflits entre employeurs
et employés sont particulièrement violents. D'abord dans les périodes
d'inflation ou de déflation, c'est-à-dire de mouvements de prix rapides.
L'ouvrier qui voit diminuer la valeur réelle de son salaire revendiquera et se
heurtera parfois au refus de son employeur ; de même, en cas de déflation avec
menace de chômage. La deuxième cause de heurt d'ordre conjoncturel, c'est la
réorganisation technique de l'entreprise. Historiquement, elle est responsable
des luttes les plus dures. En effet, le phénomène implique qu'un certain
nombre de métiers disparaissent. Il signifie, ou surtout signifiait au siècle
dernier, le renvoi d'ouvriers que l'entrepreneur n'a ou n'avait plus le moyen
d'employer parce qu'ils ont cessé d'être utiles dans l'organisation nouvelle. Il
est normal, légitime, que l'ouvrier qui perd son gagne-pain proteste contre les
machines. Vous avez tous entendu parler, dans les livres d'histoire, des révoltes
ouvrières contre les premières machines, contre ce que l'on appelle aujourd'hui
la réorganisation technique des entreprises ou ce qu'un homme politique
appellerait «  reconversion  ». La reconversion a bonne apparence dans les
programmes, elle est indispensable au progrès économique, elle crée souvent
des tensions.
En ce qui concerne les autres groupes de la société capitaliste, les conflits
d'intérêts sont à la fois moins violents et plus confus. La comptabilité
nationale, dans une société capitaliste, est presque indéchiffrable au commun
des mortels. Même l'économiste professionnel n'est pas toujours en mesure de
prévoir la conséquence finale, pour tous et pour chacun, d'une mesure
déterminée. Par exemple, quand les syndicats obtiennent une hausse générale
des salaires, nul ne peut dire avec précision et certitude qui finalement paiera
ces augmentations et sur quels revenus elles seront prélevées. Il n'est pas
démontré que des élévations de salaires nominaux se traduisent toujours, sur
une période d'un an, par un relèvement du pouvoir d'achat. Les conflits pour
la répartition du revenu national sont en réalité différents de ce qu'ils sont en
apparence. Dans une société capitaliste, les victimes des transformations
sociales savent mal qui est coupable de leur malheur. Les commerçants qui
rallient le mouvement Pou jade, qui dénoncent les inspecteurs des Finances et
le fisc, mettent au débit de l'administration des difficultés qui le plus souvent
sont dues à l'évolution économique elle-même. Dès lors, pour savoir comment
s'organisent psychologiquement les conflits, il faut, en chaque cas, une analyse
particulière. De manière générale, les indépendants, dans la mesure où ils sont
menacés de prolétarisation, auront tendance à accuser les gros ou la fiscalité ;
les employés dont les revenus tombent au-dessous de ceux des ouvriers ne
rejoindront pas les organisations prolétariennes mais au contraire les
dénonceront. Quant aux paysans, ils sont encore moins capables de déterminer
à quoi tient la diminution relative de leur niveau de vie, laquelle se produit
même aux États-Unis où le revenu moyen d'un agriculteur est très inférieur au
revenu moyen d'un ouvrier5.
En bref, les conflits, dans la société capitaliste, sont complexes parce que la
comptabilité nationale est indéchiffrable, parce que les groupes ne savent par
quels moyens atteindre leurs buts, parce que les transformations n'ont été
consciemment voulues par personne et que les malheureux doivent trouver des
responsables.
Et maintenant, qu'en est-il en régime soviétique  ? L'État y prend
consciemment la responsabilité des décisions les plus importantes, c'est lui qui
décide la part du revenu national qui sera investie et celle qui sera consommée,
qui détermine approximativement comment les ressources collectives seront
réparties entre les groupes. Un système où les décisions qui commandent la vie
de tous et de chacun sont prises par l'État peut difficilement accepter la mise
en question par les individus de la volonté collective (ou baptisée telle). Il est
commode que ces options majeures soient objet d'une sorte d'orthodoxie. En
ce qui concerne la répartition des revenus entre paysans et ouvriers, jamais la
discussion publique jusqu'à présent n'a été ouvertement acceptée. Si l'on en
discutait, on s'en prendrait aux grandes lignes de la planification. Sur quoi va-
t-on discuter ? La réponse est simple : sur les questions particulières.
Il est parfaitement légitime, dans une société soviétique, d'attaquer le
président du kolkhoze ou le directeur de l'entreprise. L'autocritique, la critique
sont acceptées, elles sont un aspect essentiel du système. Il n'est pas de pays où
tout le monde soit content de tout. Il faut laisser une soupape de sécurité,
donner la possibilité aux citoyens soviétiques de discuter sinon des institutions,
du moins des pratiques de la société. Ouvrez les journaux soviétiques  : le
directeur d'une entreprise est accusé de ne pas avoir exécuté le Plan, l'ouvrier
accuse le secrétaire du syndicat ou le comptable d'avoir mal rempli sa fonction.
On discute en permanence. Mais il y a une différence fondamentale avec la
société capitaliste.
Dans un cas, on discute non seulement la gestion de Renault ou de Citroën,
mais du principe de la propriété privée ; dans l'autre, on ne tolère pas la mise
en cause des principes fondamentaux puisque ceux-ci font partie intégrante de
l'idéologie officielle qui définit la société comme socialiste. Sous tous les
régimes, les conservateurs sont partisans de réformes particulières et les
révolutionnaires enclins aux condamnations de principe. Un bon conservateur,
dans une société capitaliste, est celui qui dit : la propriété privée est excellente,
mais M.X... est un mauvais patron ; dans tous les journaux modérés français,
vous trouverez des critiques spécifiques à l'adresse de telle personne ou de telle
mesure, critiques qui constituent l'expression naturelle et le meilleur appui du
conservatisme intelligent. Dans la société soviétique, le conservateur intelligent
agit de la même façon. Mais il s'agit de l'ancien révolutionnaire, désormais
partisan de la société existante. Comme le journaliste de droite en France, il
n'attaque pas la propriété collective, mais M. Ivanov, manager de telle
entreprise. Constance de la nature sociale  : de société à société, nombre de
phénomènes se retrouvent.
 
Puisque j'arrive à la fin de ma leçon, je voudrais terminer par une nouvelle
que j'ai lue voici deux jours dans un journal du soir. Il s'agissait de la Pologne,
sous le régime de M. Gomulka. Le correspondant de ce journal faisait une
description de la scène politique en Pologne, et, selon l'habitude contractée
dans les pays capitalistes, il allait de la droite à la gauche. Il mettait à l'extrême
droite le groupe de Natolin, c'est à dire le groupe des purs staliniens. Ainsi, de
la droite à la gauche, les opposants à l'ex-stalinisme devenaient de plus en plus
virulents. Ce détail m'a beaucoup impressionné parce que c'était la première
fois, à ma connaissance, que dans un journal bien pensant, c'est-à-dire de
gauche, on renversait la signification apparente des termes. C'était la première
fois que l'on définissait la gauche non par la proximité, mais par l'éloignement
par rapport au stalinisme. J'ai vu, dans ce renversement, le début d'une ère
nouvelle, tout au moins la preuve que la dialectique n'épargne personne : rien
n'est plus facile que de changer de côté, même aux dialecticiens6.

1 Rappelons que ces chiffres datent de 1956. On trouvera dans une note en fin de chapitre des chiffres
plus récents
2 Elles sont marxistes en ce sens qu'elles mettent l'accent sur le fait de la plus-value et sur le mode de
répartition de celle-ci.
3 Les successeurs de Staline ont liquidé cette classe de travailleurs forcés. Encore une fois, le cours date
de 1956-1957.
4 Depuis lors les kolkhozes ont acquis en propriété les machines agricoles.
5 Le chiffre du revenu moyen n'a pas grande signification dans l'agriculture américaine. Il résulte d'une
moyenne entre agriculteurs riches grâce à de grandes exploitations et au soutien des prix par l'État, et
agriculteurs inefficaces que ne sauvent pas des prix soutenus par l'État.
6  D'après une étude soviétique (Filosofskije Nauki, 10631, ouvriers et employés représenteraient,
en  1962, 73,6  % de la population active, les kolkhoziens et travailleurs coopérateurs  26,3  %. Les
titulaires de professious intellectuelles seraient au nombre de 20  495  000, soit  20,7  % du total de la
population active.
 

VIII
 
Des classes sociales au pouvoir politique

J'avais étudié, dans la dernière leçon, les relations de classes à l'intérieur


d'une société de type soviétique. Après avoir passé rapidement en revue les
principales théories, j'avais dégagé quelques idées que je voudrais résumer. La
suppression de la propriété privée de tout instrument de production généralise
la condition de salarié. La substitution de sovkhozes aux kolkhozes, la
transformation des coopérateurs en salariés d'entreprises agricoles, rendrait
uniforme la condition de l'ensemble des travailleurs par rapport aux moyens de
production et à la propriété. Les distinctions sociales ne disparaîtraient pas
pour autant, car elles ne résultent pas toutes de cette relation. A propos des
antagonismes de classes, j'avais souligné que dans toute société industrielle, à
long terme, la croissance finit par être favorable à l'ensemble de la population.
Mais elle n'empêche qu'il y ait des conflits, actuels ou virtuels, à propos de la
répartition des ressources. Enfin, j'avais fait observer que partout la tendance
des conservateurs, c'est-à-dire des partisans du maintien du système existant,
était le limiter les griefs, les revendications ou les critiques au plan local et aux
personnes. On note cependant, à cet égard, entre les deux types de sociétés,
une différence majeure. Le conservateur capitaliste préfère que l'on ne mette
pas en cause le principe de la propriété privée, mais il n'interdit pas au
révolutionnaire de le discuter. En revanche, dans un régime soviétique,
l'idéologie officielle est soustraite à la discussion. Elle affirme que les individus
se reconnaissent dans ceux qui les commandent puisque ces derniers ne sont
que leurs représentants  ; le prolétariat étant au pouvoir, les prolétaires ne
peuvent ni faire grève ni protester puisqu'ils feraient grève contre eux-mêmes
ou protesteraient contre leur propre pouvoir. L'idéologie joue un rôle différent
dans une société soviétique et dans la société capitaliste, puisque, dans celle-là,
la non-mise en question des principes est partie intégrante du système lui-
même.
Dans une société soviétique, la lutte entre les groupes pour la maximisation
du revenu est officiellement exclue. Ni les kolkhoziens, ni les ouvriers
d'industrie n'ont le droit de s'organiser et de revendiquer. A fortiori, la
confusion de la rivalité pour la maximisation du revenu et de la lutte pour le
changement du système social ne peut pas, en théorie, se produire en Union
soviétique. Or, les marxistes appellent précisément lutte de classes cette
confusion. Donc, selon l'idéologie, la lutte de classes est inconcevable en un
système soviétique. Mais la question se pose en fait  : dans quelle mesure la
réalité du système correspond-elle à l'idéologie ? Question que je subdivise en
trois :
1. Dans quelle mesure les masses se reconnaissent-elles elles-mêmes dans
ceux qui les gouvernent ?
2. Dans quelle mesure les groupes acceptent-ils volontiers les décisions du
Plan qui commandent la répartition des ressources collectives ?
3. Dans quelle mesure y a-t-il confusion entre la revendication économique
et la mise en question du régime, confusion qui constitue l'essence de la lutte
de classes en société capitaliste ?
Il n'est guère possible de donner des réponses catégoriques à des questions
de cet ordre. Pour savoir avec certitude ce que pensent ceux qui vivent dans un
régime soviétique, il faudrait que l'idéologie ne fût pas celle que nous venons
de décrire. Par définition, on ne peut pas faire d'enquêtes pour demander aux
ouvriers soviétiques s'ils estiment que le régime est le leur : poser cette question
est déjà une hérésie. Personne n'est capable de dire quelle est la part de
résignation, d'enthousiasme, d'habitude, de peur ou de foi dans l'obéissance
des citoyens soviétiques. On peut avoir des impressions partielles, les jugements
catégoriques seraient inévitablement partisans.
J'utiliserai une autre méthode, plus prudente, qui ne prétendra pas trancher
les questions de fait, je considérerai les cas où se sont élevées effectivement des
protestations contre un régime soviétique, nous verrons comment elles se sont
manifestées, nous aurons ainsi la possibilité de saisir comment, lorsque cette
lutte apparaît à la surface, elle s'organise. Il convient de distinguer deux cas,
celui des ouvriers des villes industrielles et celui des paysans. Que s'est-il passé à
Berlin, dans une ville polonaise ou hongroise, lorsque les ouvriers ont protesté ?
Le point de départ ressemblait beaucoup à celui des luttes sociales dans les
sociétés capitalistes  ; les manifestants s'en prenaient non pas du tout au
principe de la propriété collective des instruments de production, mais à telle
ou telle modalité de leur condition de vie ou de l'organisation du travail. A
Berlin, à Poznan, l'occasion des troubles fut une augmentation des normes ; en
effet, les salaires soviétiques sont en général fixés en fonction d'un rendement
considéré comme normal  ; donc élever celui-ci, c'est diminuer le salaire.
Augmenter les normes, c'est soit condamner l'ouvrier à gagner moins, soit
l'obliger, pour gagner la même somme, à fournir un effort accru. Au début,
nous apercevons des revendications qui nous sont familières  : griefs concrets,
précis, se rapportant aux conditions de vie, à l'organisation et à la rétribution
du travail. A partir de là, l'amplification du conflit prend évidemment un
caractère spécifique.
Dans une société capitaliste, lorsque l'on va au-delà de la mise en accusation
du patron ou de l'insuffisance des salaires, on met en cause la propriété
individuelle des instruments de production ou la classe des capitalistes en tant
que telle. Dans une société soviétique, chaque fois que nous avons observé
l'élargissement de griefs économiques en revendications politiques, nous avons
constaté que les ouvriers ne mettent nullement en cause le principe de la
propriété collective (pourquoi le feraient-ils ?) ; mais, d'une part, ils dénoncent
les privilégiés du régime ; à Berlin, un ancien ouvrier, devenu ministre, voulant
faire un discours s'est écrié : « je suis l'un d'entre vous » ; les manifestants lui
ont répondu : « ce n'est pas vrai, tu n'es plus un ouvrier, tu es un boss » ; dans
ce cas précis les ouvriers ne se reconnaissaient pas dans leur chef (ce dont je ne
tire pas la conclusion qu'ils ne se reconnaissent jamais dans ceux qui les
commandent).
Lorsque l'on va du grief économique à la revendication politique, on accuse
l'inégalité ou les privilèges des dirigeants. D'autre part, on réclame ces libertés
que Marx appelait formelles, qui ont disparu en régime soviétique, parce que,
en théorie, elles ne sont plus nécessaires. Les ouvriers allemands, polonais,
hongrois ont demandé la libre organisation des syndicats, éventuellement
même (dans le cas de la Pologne et de la Hongrie) des élections libres. Les
libertés dites formelles, qui paraissent méprisables souvent à ceux qui en
jouissent et qui supportent impatiemment la domination des capitalistes,
reprennent toute leur valeur dans un système de propriété collective où elles
ont disparu. Dialectique éternelle  : l'homme ne découvre la valeur des biens
qu'il possède que le jour où il les a perdus.
En ce qui concerne les paysans, la revendication, lorsqu'elle se manifeste, est
tout autre, plus simple et encore plus intelligible. Aussi bien en Pologne qu'en
Hongrie, elle vise l'organisation collective du travail ou la menace de
généralisation de la propriété collective. Là, il n'y a pas de mystère, d'autant
moins que les écrivains soviétiques l'avouent eux-mêmes  : spontanément, les
paysans protestent contre la collectivisation. Il n'y a rien de surprenant à ce que
le principe de la propriété collective soit accepté par les ouvriers et
probablement corresponde à leurs préférences, cependant qu'il n'est pas
accepté dans les campagnes, parce qu'il ne s'agit pas de la même propriété.
Dans le cas de l'industrie, elle porte sur des instruments de production, que
l'ouvrier éprouve comme une propriété commune  ; dans l'agriculture, il faut
enlever la propriété du sol aux paysans, qui, depuis des siècles et peut-être des
millénaires, l'ont passionnément désirée.
Si cette analyse est exacte, dès que les revendications prennent corps, dans
une société comme dans l'autre, la confusion est possible entre les griefs
d'ordre économique et la mise en accusation du régime lui-même. Mais, les
régimes étant différents, ce que l'on met en accusation dans un cas et dans
l'autre est presque inverse. Ici, la réaction ouvrière légitime consiste à accuser
les capitalistes et la propriété individuelle  ; là, la tentation est de mettre en
cause les privilèges des dirigeants mais non le principe de la propriété
collective ; dans l'agriculture, en revanche, on en veut simultanément au Parti
et à la collectivisation1. La confusion entre revendications économiques et mise en
question de l'organisation sociale, donc la lutte de classes, n'est pas exclue par le
régime économique mais par le régime politique du soviétisme.
Jusqu'à présent les sociétés soviétiques offraient une façade d'unanimité.
Lorsque celle-ci s'effondre (1956), d'un coup, l'ensemble du régime est
dénoncé. L'expérience la plus étonnante, à cet égard, est celle de la Hongrie. Il
y a un an et demi tout se passait, vu de l'extérieur, comme si la population
entière était favorable au système. Puis, pendant quelques mois, l'idéologie a
cessé d'être formulée dans sa version pure et rigide, la désagrégation s'est
précipitée, et finalement est intervenue une sorte de retournement
d'unanimité. La plupart de ceux qui pouvaient être considérés comme les
privilégiés sont passés au camp de l'opposition. Durant quelques jours, la
nation est presque unanime contre le régime qui semblait bénéficier, si peu de
temps auparavant, du soutien populaire.
Le régime capitaliste accepte l'absence d'unanimité, les rivalités
économiques entre les groupes, l'expression des griefs des différentes parties de
la population, la mise en question des fondements de son existence. Or,
l'essence du régime soviétique, tel que nous le connaissons depuis quelques
dizaines d'années, est d'offrir une façade d'unanimité, comme s'il ne pouvait
exister qu'en niant un des traits fondamentaux de la nature humaine et sociale
à toutes les époques, c'est-à-dire précisément les conflits entre les groupes et les
individus, l'interrogation sur les principes. Pourrait-il tolérer la discussion des
deux éléments essentiels que jusqu'à présent il soustrait à la contestation, d'une
part les décisions prises par le bureau du plan et qui commandent la répartition
des ressources collectives, d'autre part l'idéologie officielle du régime lui-
même  ? Sur le premier point, la difficulté n'est pas insurmontable. On a
toujours, en Russie soviétique, discuté, au moins dans un cercle étroit, les
décisions fondamentales du bureau du plan, relatives à la répartition des
ressources. L'objection contre une discussion ouverte, c'est que celle-ci entraîne
des conséquences inévitables. Convient-il de réduire la part des investissements
et d'accroître celle de la consommation  ? Dès que l'on s'est interrogé en ces
termes, dans la période où M. Malenkov était président du Conseil,
immédiatement on a observé une tendance à l'augmentation de la part de la
consommation. Plus on laisserait discuter ces décisions fondamentales, plus
une des originalités soviétiques, l'énorme coefficient d'investissement, tendrait
à s'effacer. Ce qui permet de dire qu'on laissera d'autant plus aisément mettre
en cause les options du plan que celles-ci seront moins contraires au désir
spontané des citoyens. Plus on se rapprochera d'une économie de
consommation et de bien-être, plus on tolérera la controverse. En revanche,
plus on voudra maintenir élevé le coefficient d'investissement, plus on réduira
la consommation et moins on pourra tolérer la discussion publique de
décisions peut-être sages à longue perpective mais, dans l'immédiat,
déplaisantes pour les vivants.
Peut-on laisser discuter l'idéologie du régime  ? Il s'agit d'un problème
beaucoup plus difficile. Distinguons d'abord dans la doctrine deux éléments :
les premiers correspondent à la pratique soviétique, ils sont la mise en forme
théorique de ce qui se passe réellement, et ils peuvent être assez souvent objets
de discussion. Une des formules courantes est : « les cadres décident de tout ».
Elle est due à Staline lui-même qui voulait souligner le rôle décisif, dans la
construction industrielle et dans la propriété collective, des dirigeants et des
techniciens. Affirmer qu'ils doivent avoir une place dans la société
proportionnée à l'importance de leur fonction, c'est justifier la pratique. Rien
n'empêche de défendre et d'illustrer une théorie de cet ordre et de réfuter les
objections. De la même façon, rien n'empêche de soumettre à discussion la
proposition  : l'égalité est un préjugé petit-bourgeois. Durant les premières
années du régime, les membres du parti communiste n'avaient pas le droit de
recevoir des salaires supérieurs à celui d'un ouvrier qualifié  ; à partir de la
période  1929-1930, c'est-à-dire des plans quinquennaux, la hiérarchie des
rémunérations est devenue doctrine officielle. De la même façon qu'un
journaliste anglais (dans la revue l'Economist) affirme que l'égalisation des
salaires est un préjugé socialiste, les doctrinaires, en Russie soviétique, y
dénoncent un préjugé petit-bourgeois. On peut discuter librement sur cette
question parce que la pratique est raisonnable et que la théorie la reflète. De la
même façon, l'idéologie sociale et morale de la vie de famille, du komsomol,
(version soviétique du boy-scout politisé), peut être élaborée, justifiée,
contestée, sans inconvénient pour le régime.
Il n'en va pas de même pour une série d'affirmations, dites marxistes, en
réalité staliniennes, et dont on peut démontrer la fausseté. Appartient à
l'idéologie officielle la proposition selon laquelle dans les régimes capitalistes la
condition de vie des masses s'aggrave constamment. Une telle proposition est
évidemment fausse et tout le monde le sait. Prenons le cas de la Pologne  ;
depuis un an, les économistes polonais marxistes ont retrouvé le droit de
discuter, ils ont immédiatement affirmé, après leur voyage en Occident  : la
proposition doit être révisée parce que, sous cette forme, elle est indéfendable.
Je pense encore à des propositions de l'ordre de : les régimes d'Occident sont
ou seront paralysés par leurs contradictions. Dans le cours de l'an dernier, j'ai
analysé un grand nombre des contradictions des économies occidentales ; avec
un peu d'imagination, j'en aurais trouvé encore beaucoup d'autres. Dire que
les économies occidentales ne peuvent pas fonctionner est contredit par le fait
qu'elles fonctionnent ; dire qu'à un certain moment elles ne le pourront plus,
c'est une prédiction qui ne s'appuie sur rien. Une autre affirmation de
l'idéologie aujourd'hui officielle, c'est que le niveau de vie des populations
dépend du statut de propriété. De nouveau, c'est une proposition fausse, à la
limite de l'absurde. Il suffit de comparer les niveaux de vie des ouvriers en
Union soviétique, aux États-Unis d'Amérique et dans les pays européens pour
savoir qu'il n'y a aucun parallélisme entre les deux variables. Dès lors que ces
formules sont fausses, l'est également la thèse que la prise du pouvoir par le
parti communiste est indispensable au développement économique ou à
l'amélioration du sort des masses. Quand on a dit tout cela, on arrive au
dogme originel, le plus nécessaire à l'idéologie officielle et le plus difficile à
maintenir dès que l'on discute : le parti se confond avec le prolétariat. Décret
indispensable et fragile. Si le parti communiste n'est pas en tant que tel le
prolétariat, la distinction apparaît entre ceux qui exercent le pouvoir et les
prolétaires. Mais l'essence de la doctrine, c'est qu'il n'y a pas de distinction
entre les masses et l'État, que les ouvriers sont au pouvoir. C'est précisément
cette confusion qu'il est impossible de justifier sérieusement et impossible de
laisser discuter.
Entendez-moi bien  : il ne manque pas de raisons pour lesquelles on peut
tenir le régime soviétique pour égal ou supérieur au régime capitaliste à certains
égards. Je vais énumérer quelques raisons pour lesquelles un homme sain
d'esprit peut être partisan d'un régime soviétique en laissant de côté l'idéologie
officielle.
On fera valoir d'abord l'avantage de supprimer la propriété privée des
instruments de production dans l'industrie. Aussi longtemps que subsistent des
capitalistes individuels, l'ouvrier ne peut pas ne pas avoir le sentiment qu'il est
victime de l'exploitation. L'avantage minimum que vous devrez reconnaître à
la propriété collective, c'est de supprimer un facteur psychologique de conflit.
De plus, on facilite la planification. Lorsque l'État devient le maître absolu de
tous les instruments de production, il est en mesure d'établir dos priorités.
Dans une société capitaliste, j'ai essayé de vous le montrer, les décisions
collectives les plus importantes ne sont prises par personne, elle sont le résultat
largement involontaire d'initiatives individuelles. En revanche, une société
collectivisée permet aux dirigeants d'établir un plan d'ensemble, de fixer le
rythme du développement, de développer beaucoup plus vite les secteurs
considérés comme indispensables à la puissance de la collectivité. En théorie,
on pourrait même concevoir que le régime servît à donner la priorité aux
branches directement utiles au bien-être de tous, mais une telle hypothèse
soulève un monde d'interrogations.
Un système soviétique présente un autre avantage substantiel, la clarté de la
comptabilité sociale. Ainsi, vous êtes en mesure d'expliquer que vous distribuez
moins de revenus parce que vous avez décidé d'investir davantage. Tout le
monde comprend le fonctionnement du système, les motifs de la répartition.
En revanche, dans une société capitaliste, une grande partie des capitaux
nécessaires au réinvestissement passent par les revenus individuels. Du coup, les
griefs des masses se concentrent sur les profits en oubliant leur fonction2.
Ces justifications sensées (on pourrait en trouver bien d'autres), pourquoi le
régime soviétique ne s'en contente-t-il pas  ? Pourquoi n'accepte-t-il pas de
discuter sur une base raisonnable des avantages et des inconvénients des deux
systèmes  ? Pourquoi ce genre de discussion où l'on considérerait les deux
systèmes comme deux modalités de la société industrielle, où l'on comparerait
avec bon sens et bonne volonté le coût et le profit de chacun des deux,
pourquoi ce mode d'analyse et de justification est-il inacceptable aux
doctrinaires soviétiques  ? Parce qu'il préjuge de la réponse à une question
décisive pour le régime soviétique lui-même. Celui-ci se veut une vocation
universelle  ; il veut être le régime final de l'humanité ou, du moins, l'étape
inévitable et indispensable vers le régime final. Évidemment, une analyse
objective aboutit à la conclusion que cette prétention n'est pas fondée. Je ne dis
pas que le régime soit pire qu'un autre, je dis qu'il n'est rien de plus qu'un
régime de société industrielle entre les différents régimes possibles. Le mettre
sur le même plan que les autres, c'est évidemment réfuter la proposition
fondamentale de l'idéologie stalinienne, selon laquelle le régime soviétique est
la seule voie vers le régime final, et le socialisme (soviétique) la vérité de
l'avenir.
Cette méthode d'analyse met aussi en question ce qui, nous l'avons vu, est la
pierre angulaire de toute la construction, la confusion du parti et du
prolétariat. On fonde difficilement un pouvoir absolu sur des arguments de
valeur relative. On discutera, dans quelques dizaines d'années, pour établir les
avantages et les inconvénients des deux modes de développement industriel.
Quelle que soit la réponse dernière, il manquera l'essentiel qui est la
justification du pouvoir absolu auquel prétendent les dirigeants du parti. Pour
que ceux-ci aient l'autorité discrétionnaire qu'ils possèdent aujourd'hui, il faut
que ce qu'ils construisent soit, à l'horizon de l'histoire, un régime absolument
valable. Le régime soviétique peut se transformer de beaucoup de manières et il
se transforme tous les jours, mais le changement principal, que nous
souhaitons, nous, en Occident, et que probablement, de l'autre côté, les chefs
ne peuvent pas souhaiter, c'est l'abandon de la prétention universaliste.
Au fond, entre eux et nous, il n'y a qu'une seule querelle sérieuse et, comme
toujours, c'est un conflit d'idées. Nous sommes tout prêts à accepter que la
propriété collective dans l'industrie ait des avantages, nous sommes plus
réservés sur le cas de l'agriculture, mais il s'agit là de techniques d'organisation
sur lesquelles on peut discuter. Le point essentiel d'opposition, c'est que eux
veulent que leur régime ait une valeur universelle et soit la vérité de l'avenir, et
nous consentons tout au plus qu'il soit un régime entre plusieurs possibles.
Nous nous heurtons là à un obstacle insurmontable. Discuter les mérites
respectifs des régimes, vu de Moscou c'est déjà du scepticisme, du relativisme3.
Mais, vu de Paris ou tout au moins de la Sorbonne et de cet amphithéâtre, la
prétention à définir un système comme universellement valable, comme la
seule voie d'accès à l'avenir humain, c'est un fanatisme dément. Le dialogue
peut se prolonger, comme tous les dialogues historiques, pendant un grand
nombre d'années, car la condition de l'apaisement, à mon sens, c'est que nos
interlocuteurs acceptent de se mettre sur le même plan que nous et renoncent
au privilège absolu auquel ils prétendent. Et eux ne peuvent nous faire cette
concession sans transformer radicalement leur propre système.
 
Si cette analyse est exacte, le problème des antagonismes de classes que nous
avons analysés d'abord dans les sociétés capitalistes et ensuite dans les sociétés
soviétiques conduit à un problème fondamental, celui du pouvoir politique. En
effet, l'affirmation la plus nécessaire et la plus vulnérable dans l'idéologie
soviétique, c'est la confusion du prolétariat et du Parti, des masses et de l'État.
Quelques citations de Marx nous le confirmeront. Je prends d'abord un texte
emprunté au 18 Brumaire de Louis-Napoléon, où le pouvoir exécutif est décrit
«  avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son
mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d'un
demi-million d'hommes, et son autre armée de  500  000  soldats  ; tout cela
constitue un effroyable corps parasite qui recouvre comme d'une membrane le
corps de la société française et en bouche tous les pores  ». Tel est le monstre
que Marx voulait tuer. Je vous cite encore un autre texte  : «  Toutes les
révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine au lieu de la
briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considèrent la
conquête de cet immense édifice d'État comme la principale proie du
vainqueur.  » Le dessein marxiste ne visait pas à conquérir l'État, mais à s'en
emparer d'abord, pour le supprimer ensuite, suppression qui était possible
parce que l'État n'était rien de plus que l'organisation par laquelle une classe
maintenait domination et exploitation. Dès lors, disait Marx, du jour où il n'y
aura plus une classe qui exploite les autres classes, il n'y aura plus besoin
d'État  ; après la révolution, l'État dépérira puisque celui-ci n'existe que pour
permettre l'exploitation. D'où le premier problème qui se pose à tout marxiste
en U.R.S.S. : comment se fait-il que l'État n'ait pas dépéri ?
On peut répondre de diverses façons à la question, en invoquant le fait que
la révolution n'est pas universelle et qu'il y a des États capitalistes au-dehors ;
en disant qu'il existe encore des classes antagonistes  ; ou encore que, quelles
que soient les relations sociales, les fonctions d'intérêt collectif doivent être
remplies, que donc les fonctionnaires sont nécessaires et que l'on appelle
bureaucratie d'État le groupe d'hommes chargés de ces fonctions. Quoi qu'il
en soit, le marxisme ouvre une première voie d'accès au problème du pouvoir
politique. Si nous supposons que Marx a raison, si ce pouvoir n'est rien de plus
que l'expression des conflits de classes, de deux choses l'une  : ou l'État doit
disparaître après la révolution, ou, s'il survit, c'est qu'il y a des classes
antagonistes. De toutes manières, nous avons à résoudre le problème : qu'est-ce
que le pouvoir politique, dans une société de type soviétique où il ne subsiste
plus de classes définies par la propriété des instruments de production ?
Une deuxième voie est celle de la sociologie empirique. En effet, j'ai déjà fait
allusion, en une expression vague, à la classe supérieure. Dans les pays
capitalistes, on la nommera bourgeoisie ; dans la société soviétique, on l'appelle
volontiers bureaucratie. Les trotskystes dénoncent avec la même vigueur les
bourgeois et les bureaucrates. Quel que soit le terme que l'on emploie, on
découvre un problème de fait. Il existe, dans ces deux types de société, une
minorité d'hommes qui se trouvent en haut de la hiérarchie sociale, à la fois
par le prestige dont ils jouissent, par les revenus qu'ils reçoivent et par le
pouvoir qu'ils exercent. Quand on dit bourgeoisie et bureaucratie, les concepts
suggèrent simplement l'une des oppositions fondamentales. D'un côté les
membres de la minorité privilégiée ne sont pas étroitement liés à l'État, ils sont
possesseurs d'une fortune individuelle  ; dans une société soviétique, cette
minorité puissante semble être l'expression de l'État lui-même. Quoi qu'il en
soit, la sociologie empirique doit analyser cette classe supérieure.
Enfin, la troisième voie d'accès au problème du pouvoir est celle de la
théorie que l'on baptise aujourd'hui machiavélienne. Il existe effectivement,
dans l'histoire de la pensée politique, une école qui a tenu pour fondamentale,
dans les sociétés humaines, la distinction entre les masses populaires et le petit
nombre des puissants. L'opposition sociale majeure serait celle du peuple et de
la classe dirigeante. Cette théorie est peu populaire dans les universités, et je
voudrais vous dire, en quelques mots, pourquoi elle se heurte à des résistances
qui se donnent pour scientifiques mais qui trahissent quelques préjugés d'un
autre ordre. Machiavel et ses successeurs pensaient que les hommes changent
peu, que ceux qui ont du pouvoir en abusent, que les bénéficiaires du pouvoir
changent plus que la manière dont il est exercé et les bénéfices qu'il apporte.
Ce pessimisme est énergiquement rejeté par les esprits qui pensent, à tort ou à
raison, qu'insister sur ces constances de la nature individuelle et collective
risquerait de décourager les hommes et de les inciter au cynisme. De plus, cette
théorie, réaliste et psychologique, tend à expliquer les sociétés par les
caractères  ; volontiers elle dirait que chaque société est déterminée par le
tempérament de la minorité dirigeante. Elle ajoute même parfois que les élites
qui manquent de force, de capacité de violence sont condamnées à mort. Une
telle vue de l'histoire est à coup sûr désenchantée ; elle est déplaisante, même
dans la part de vérité qu'elle comporte. Ajoutons que les théoriciens
machiavéliens sont des politiques et non pas des économistes, ils pensent que le
phénomène premier est le pouvoir et non pas la propriété. A notre époque, où
la façon de penser marxiste domine un peu partout, même chez les
antimarxistes, ils font figure d'hérétiques, de non-conformistes, ils passent pour
ignorer l'essentiel. Quoi qu'il en soit, cette troisième voie d'accès nous conduit
au même point que les deux premières. Plusieurs fois, l'analyse des groupes et
de leurs conflits a touché le problème du pouvoir. Les ouvriers n'en ont-ils pas
au pouvoir auquel ils sont soumis à l'intérieur de l'entreprise  ? Les classes,
d'après certains sociologues, ne sont-elles pas ennemies parce qu'elles
prétendent à la possession du pouvoir ? Dans l'un comme dans l'autre type de
société, des hommes en petit nombre exercent les fonctions dirigeantes  : qui
sont-ils  ? Comment sont-ils recrutés  ? Retrouve-t-on, ici et là, les mêmes
catégories ?

1  Les agriculteurs occidentaux savent mal à qui s'en prendre puisqu'ils sont attachés à la propriété.
Aussi s'en prennent-ils à la société, aux villes, à l'État, à tous et à personne.
2  En style de Marx, sinon du marxisme-léninisme, on dirait que la répartition de la plus-value par
l'État vaut mieux que la répartition par l'intermédiaire des revenus individuels.
3  A Paris, les marxistes non staliniens ont discuté sans acrimonie les Dix-huit leçons sur la société
industrielle. A Moscou, un journal m'a couvert d'injures dans le meilleur style stalinien, en 1963.
 

IX
 
Élite divisée et élite unifiée

A la fin de la dernière leçon, je vous avais énuméré les trois voies qui
conduisent de la théorie des classes à la théorie du pouvoir. Je vais vous les
rappeler car elles nous indiquent en même temps les problèmes principaux.
La première voie est celle des théoriciens des classes (et non des seuls
marxistes) qui considèrent que celles-ci sont en lutte pour le pouvoir. D'où un
premier problème : est-il vrai que chaque régime soit caractérisé, défini par la
classe qui y exerce le pouvoir  ? La seconde voie est celle de la sociologie
empirique. Celle-ci observe dans chaque société une minorité qui occupe les
positions supérieures, qui remplit les fonctions les plus prestigieuses, qui
obtient les revenus les plus élevés. D'où un deuxième problème : qu'est-ce qui
caractérise les classes supérieures des différentes sociétés industrielles ? Enfin, la
troisième voie est celle de la théorie de la classe dirigeante. Certains
sociologues, depuis Machiavel jusqu'à Pareto, pensent que la distinction
principale, dans toutes les sociétés, n'est pas celle des classes sociales mais celle
de la masse gouvernée et de la minorité gouvernante. D'où un troisième
problème : quelle est la relation, en théorie et en fait, entre la notion de classe
sociale et celle de classe dirigeante ?
Pour procéder par ordre, je commencerai par analyser les «  catégories
dirigeantes  » ou encore les différents groupes qui exercent les fonctions de
commandement. Notre point de départ sera une distinction qui a été
longuement développée par le fondateur de la sociologie, Auguste Comte,
entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Cette distinction, à ses yeux,
est fondamentale parce que, en dernière analyse, pour commander il faut
contraindre ou convaincre. La séparation, telle que je viens de la formuler, n'est
jamais totale ; effectivement, nul ne commande en employant la force qui ne
possède simultanément une certaine justification de son commandement, en
d'autres termes, qui n'est capable, en une certaine mesure au moins, de
convaincre ses semblables. D'autre part, l'expérience prouve que les détenteurs
du pouvoir spirituel ont rarement renoncé entièrement aux commodités que
donne, en cas de besoin, la substitution de la contrainte à la persuasion. On
peut analyser les différentes sociétés selon la relation qui s'y établit entre la
minorité, qui dit ce qui est vrai ou ce qui est bien, fixe l'ordre de valeur,
enseigne la religion, et l'autre minorité qui ordonne parce qu'elle a la capacité
ou le droit d'employer les instruments de force.
A ces deux sortes de pouvoir, on pourrait peut-être en joindre une troisième,
en utilisant les idées d'un historien des religions, M. Dumézil. Celui-ci
démontre que les sociétés indo-européennes sont caractérisées par une division
ternaire, prêtres, guerriers et travailleurs. Une société comprendrait
essentiellement ceux qui disent la vérité suprême, qui interprètent la doctrine
ou la religion, ceux qui portent les armes et font la guerre, enfin ceux qui
permettent à la société de vivre grâce au travail. Cette division s'applique à
l'ensemble de la société et non pas à la seule minorité gouvernante. Dans nos
sociétés industrielles où le travail est considéré comme l'activité essentielle, il y
aurait trois sortes de positions de commandement, celles qu'occupent les
détenteurs du pouvoir spirituel, ceux du pouvoir militaire et politique et enfin
les dirigeants du travail collectif. A partir de là, je formulerai immédiatement la
proposition qui caractérise, à mon sens, les sociétés industrielles de type
démocratique : les pouvoirs spirituel, politique et économique y sont séparés,
les groupes qui exercent ces trois sortes de commandement étant en rivalité
permanente.
Considérons d'abord le pouvoir spirituel. Auguste Comte, vous le savez,
considérait que les sociétés post-révolutionnaires étaient pathologiques parce
qu'elles avaient perdu l'unité spirituelle. Il n'y aurait plus de doctrine religieuse
susceptible de rallier l'unanimité des esprits. La tâche première d'une réforme à
la fois intellectuelle et politique serait de rallier les individus autour d'une
doctrine universellement acceptée. Cette restauration, qui était l'objectif et
l'idéal d'Auguste Comte, ne s'est pas produite. Les sociétés industrielles
d'Occident sont aussi ou peut-être plus divisées aujourd'hui, au point de vue
spirituel, qu'elles ne l'étaient au début du XIXe siècle. A cette époque, la
dissociation avait pour origine le conflit ou, tout au moins, la séparation entre
les religions traditionnelles qui prétendaient dire la vérité suprême, c'est-à-dire
transcendante, et les hommes de savoir et de culture qui se réclamaient de la
science. Il y avait, aux yeux d'Auguste Comte, deux sortes de vérités, religieuse
et scientifique. Or, comme elles n'étaient pas en accord, comme les deux façons
de penser qu'incarnaient les prêtres d'un côté, les savants de l'autre, lui
paraissaient incompatibles, il rêvait de restaurer l'unité en fondant sur les
vérités scientifiques une doctrine religieuse. Un siècle après, les deux mêmes
façons de penser survivent, qui ne sont pas nécessairement en conflit (sur ce
point, Auguste Comte avait tort) mais qui ne s'accordent pas spontanément.
Il y a même aujourd'hui une troisième incarnation du pouvoir spirituel, à
savoir les « meneurs de masses ». Je désigne par ce terme les chefs de partis ou
de syndicats qui, forts d'une doctrine, prétendent parfois enseigner une vérité
au moins égale, sinon supérieure, à la vérité religieuse et à la vérité scientifique.
Tels ont été, entre les deux guerres, les démagogues du type fasciste ou
national-socialiste ; ce pouvoir est incarné aujourd'hui par les meneurs ouvriers
et, en particulier, par les chefs du parti communiste. Les meneurs de masses
n'ont pas tous une doctrine à prétentions quasi religieuses ; mais le marxisme,
par exemple, est interprété par certains comme l'équivalent d'une vérité
scientifique ou religieuse. Peut-être tient-il simultanément de l'une et de
l'autre. En tout cas, ceux qui croient au matérialisme dialectique ne mettent
rien au-dessus de cette doctrine. Ils jugent que la religion est superstition,
l'athéisme vérité et que le matérialisme historique doit, à l'horizon, se
substituer aux dogmes religieux traditionnels. Simultanément, ces vrais
croyants assimilent leur doctrine à une vérité scientifique qui détermine de
manière rigoureuse les étapes par lesquelles passe l'humanité. Selon le
marxisme, c'est dans l'histoire que l'humanité fait son salut. C'est sur le plan
des luttes historiques, à travers les conflits de classes, que l'homme accomplit sa
vocation et éventuellement atteint ses fins. Une telle doctrine, religion
séculière, est en conflit direct avec les religions traditionnelles, puisque,
ignorant toute transcendance, elle affirme que c'est dans l'immanence, à travers
les luttes sociales, que se joue le destin de l'humanité.
Le pouvoir politique est également divisé dans les sociétés industrielles de
style occidental. En effet, ceux qui le détiennent sont des politiciens, des civils,
des hommes actifs dans la concurrence des partis, qui obtiennent les suffrages
de leurs concitoyens. Ils ne peuvent donc commander qu'à condition d'obtenir
le concours de deux autres catégories, les chefs de l'armée ou de la police
(pouvoir militaire classique) et les fonctionnaires. L'homme politique a besoin
d'une légitimité. Il faut qu'il puisse se réclamer d'une « formule1 », qu'il justifie
son pouvoir par l'accord entre le mode selon lequel il a été désigné et le
principe de la désignation légitime. Dans les sociétés démocratiques, ce
principe, c'est l'élection. En conséquence, les chefs politiques y sont chefs de
partis. Le gouvernement est exercé par des hommes qui ne représentent pas la
totalité des citoyens, mais, dans le meilleur cas, la majorité.
Les fonctionnaires sont différents, en essence, parce que, eux, gouvernent
selon la rationalité et prétendent représenter l'universalité de la collectivité. La
distinction entre ces deux catégories est donc enracinée dans la nature
profonde des sociétés démocratiques modernes. La «  formule  » de la
démocratie moderne, c'est l'élection. L'élection implique rivalité entre des
individus et des groupes. L'élu représente ceux qui l'ont choisi, une fraction de
l'ensemble. Il est donc inévitablement « partisan ». D'où une tension virtuelle
entre fonctionnaires et hommes politiques. Aux yeux de ceux-là, qui ne veulent
connaître que l'intérêt de la communauté entière, ceux-ci apparaissent souvent
comme des trouble-fête, qui interprètent les désirs d'une fraction de la
collectivité. D'où le rêve d'un pouvoir qui pourrait être intégralement
rationnel, qui ne serait pas subordonné à des intérêts particuliers ou à des
soucis électoraux. Mais l'idée est une illusion. Le fonctionnaire n'a pas de
légitimité, il est fait pour obéir à des ordres, et il doit les recevoir d'hommes
politiques qui, à leur tour, ont besoin d'une formule de délégation des citoyens
aux gouvernants. Dès qu'intervient la délégation, surgit simultanément la
possibilité d'intérêts sectionnels, s'imposant aux dépens du bien commun.
Les civils, pour exercer le pouvoir dans les sociétés industrielles
démocratiques, doivent être obéis des chefs de l'armée. Il nous paraît aller de
soi, en Europe occidentale, que le temps des coups d'État est passé : condition
indispensable au fonctionnement d'une démocratie parlementaire. Pourtant
l'intervention politique du pouvoir militaire n'est pas inconcevable, même
dans les sociétés industrielles d'Europe ou des États-Unis, et nous connaissons
au moins un continent où existent des régimes, présidentiels ou parlementaires,
tempérés par l'usage plus ou moins fréquent du coup d'État. On assiste à une
sorte de légalisation ou du moins de transformation en habitude de ce procédé,
qui cesse d'être un événement tragique pour devenir, si j'ose dire, un épisode
presque routinier de la rivalité des partis.
Considérons maintenant le pouvoir économique. Les citoyens sont à la fois
sujets et objets du pouvoir politique. Ils en sont sujets puisqu'ils élisent
directement ou indirectement les chefs civils de la démocratie ; ils en sont les
objets puisqu'ils obéissent aux commandements de l'État. En tant que
travailleurs, les citoyens des sociétés industrielles sont soumis à l'autorité plus
proche de ceux que nous appellerons les «  gestionnaires du travail collectif  »,
dont on aperçoit deux catégories : les uns sont les propriétaires des moyens de
production, appelés couramment capitalistes. Les autres sont gestionnaires sans
être propriétaires. Vous n'avez qu'à vous rendre aux usines Renault de
Billancourt, pour trouver des ouvriers soumis à l'autorité d'un tel chef
d'entreprise. Il est d'une certaine façon représentant de la collectivité  ; il est
nommé par l'État lui-même. En dehors de cette gestion du travail collectif, les
travailleurs sont intégrés à une deuxième organisation, presque unique à travers
l'histoire, dont l'objectif permanent est la revendication. L'ouvrier d'industrie,
d'une part, est intégré à la hiérarchie technico-bureaucratique de l'entreprise,
d'autre part, dans les sociétés démocratiques, il fait partie de syndicats ou de
partis politiques, dont une des fonctions est la revendication en vue d'améliorer
ses conditions de travail et de vie.
En fonction de cette analyse, voici les catégories principales qui me
paraissent se détacher dans les sociétés industrielles :
1. Deux catégories prétendent au pouvoir spirituel que j'appellerai, à la suite
d'Auguste Comte, les prêtres (ou les représentants des religions traditionnelles)
et les intellectuels ou hommes de science interprètes de la pensée laïque.
2. Les dirigeants politiques sont en relations avec deux autres catégories, les
fonctionnaires (ou administrateurs) et les chefs de l'armée ou de la police (qui
deviennent souvent de simples fonctionnaires).
3. Les gestionnaires du travail en commun peuvent être soit des propriétaires
des moyens de production, soit ce que l'on appelle aujourd'hui des
« managers » (pour employer le terme que Burnham a rendu célèbre) qui ont
pour qualification essentielle la capacité d'organisation ou de direction.
4. Enfin, les meneurs de masses d'une part expriment et orientent les
revendications des ouvriers à l'intérieur de la société existante et parfois,
simultanément, prétendent au pouvoir politique, voire spirituel. Les chefs du
parti communiste, dans la mesure où ils croient vraie absolument leur doctrine,
prétendent au pouvoir spirituel, à la différence des secrétaires des syndicats de
Force Ouvrière. Si vous voulez un autre exemple, les dirigeants travaillistes, en
Grande-Bretagne, ont fort peu de prétention de cette sorte. Leurs congrès
s'ouvrent volontiers par une prière, acceptation symbolique de la religion
traditionnelle par un mouvement de masses moderne. On aurait difficilement
conçu une assemblée du parti social-démocrate, en Allemagne, qui aurait
commencé par ce rite. On le concevrait plus difficilement encore lors d'un
congrès du parti socialiste ou communiste en France.
Quels sont les traits originaux de la dissociation des pouvoirs dans les
sociétés industrielles démocratiques ?
1. Pluralité des pouvoirs spirituels. Je ne dis pas qu'elle soit, comme le pensait
Auguste Comte, pathologique. Peut-être est-elle caractéristique des sociétés
modernes. Mais cependant, à travers l'histoire, il est rare que les membres
d'une même collectivité, divisés sur la vérité suprême, n'aient pas en commun
une certaine hiérarchie de valeurs et ne soient même pas d'accord sur ce qu'est
le sens profond de l'existence. Effectivement, un marxiste pense que le plan
essentiel de la vie humaine est constitué par l'organisation politique et la lutte
de classes, cependant qu'un chrétien pense que c'est entre l'âme individuelle et
Dieu que se joue le salut de la personne ou, éventuellement, celui de
l'humanité. Il existe même des hommes, nous les connaissons en France, les
chrétiens progressistes, qui hésitent entre ces deux versions, ne sachant plus
avec certitude si la perspective fondamentale est celle de la libération du
prolétariat ou, au contraire, celle de la marche de l'humanité, depuis la chute
jusqu'à la consommation des siècles en passant par la venue du Christ.
2. Pouvoir radicalement civil, dont les détenteurs acceptent que l'exercice soit
précaire. Ceux qui exercent le pouvoir en démocratie savent qu'ils doivent leur
situation à l'élection ; ils acceptent à l'avance, avec bonne grâce, d'abandonner
leurs fonctions si le sort des urnes leur est, la fois suivante, défavorable. Ils se
considèrent comme civils, représentants des citoyens  ; ils comptent sur
l'obéissance de ceux qui possèdent les moyens de force.
3. Organisation permanente des non-privilégiés en vue de la revendication. Les
syndicats ouvriers, indépendants des propriétaires des moyens de production et
de l'État, sont le phénomène social le plus caractéristique de notre époque. Il
est même si paradoxal que toute révolution autoritaire a commencé par le
supprimer, car il constitue une sorte de danger permanent pour l'ordre. Nous
avons fini par nous habituer à ce phénomène et par oublier combien il était
original. Ni les esclaves antiques, ni les serfs des sociétés féodales n'ont conçu
d'organisation permanente en vue de revendiquer. L'existence de ces
organisations de non-privilégiés est peut-être la définition la moins mauvaise
des sociétés démocratiques à l'époque industrielle.
A partir de ces analyses, nous pouvons comprendre, sans trop de difficulté,
ce qui se passe dans les sociétés soviétiques. En effet, il suffit, pour comprendre
le processus révolutionnaire, de partir d'une société démocratique et de la
catégorie des meneurs de masses. Ceux-ci, parvenus au pouvoir, veulent être
simultanément interprètes de la vérité suprême, dirigeants politiques,
gestionnaires du travail en commun, et ils ne peuvent pas ne pas vouloir
remplir ces trois fonctions à la fois, puisqu'ils pensent que leur doctrine est au-
dessus des religions traditionnelles et formule la vérité scientifique, puisqu'ils
considèrent que, par leur intermédiaire, c'est le prolétariat lui-même qui
gouverne, puisque, à leurs yeux, les propriétaires des moyens de production, en
tant que tels exploiteurs, doivent être éliminés.
Que se passe-t-il donc ? Les meneurs de masses ont pris le pouvoir. Ils sont
devenus chefs politiques, ils incarnent l'État. Mais leur rôle diffère de celui des
chefs politiques démocratiques. Ces derniers acceptent d'être « partisans », de
ne représenter directement qu'une fraction du pays. Ils acceptent que d'autres,
représentants d'autres fractions du pays, soient susceptibles de les remplacer
aux élections suivantes. Cette pluralité, au regard des vrais révolutionnaires,
n'est pas acceptable  ; elle repose sur l'hypothèse d'une pluralité ou d'un
antagonisme de classes sociales qu'ils veulent supprimer. Une fois au pouvoir,
pour accomplir cette unité, ils commencent par supprimer la pluralité des
partis. La distinction entre le chef élu et le fonctionnaire était fondée sur la
particularité de l'un, par opposition à l'universalité de l'autre  ; à partir du
moment où le chef politique devient le représentant de la collectivité entière, la
distinction n'a plus de sens. A l'ouest, l'entreprise privée est distincte de la
collectivité. Mais, après une révolution soviétique, la firme perd son
autonomie. Elle aura pour directeur un représentant de l'État. L'ensemble du
travail organisé sera en même temps étatisé puisqu'il sera géré par des
fonctionnaires nommés par l'État. Il ne subsistera donc plus de séparation
entre société et État ou, pour employer les termes allemands, entre Gesellschaft
et Staat. Toutes les révolutions autoritaires du XXe siècle apparaissent, à la
lumière de cette analyse, comme des tentatives pour restaurer l'unité : unité de
la vérité suprême, unité des classes sociales en un parti unique, unité de la
Société et de l'État.
Si cette analyse est exacte, l'opposition fondamentale entre les deux types de
sociétés industrielles tient à la dissociation des catégories dirigeantes dans l'une
et à la tentative d'unification dans l'autre. Une société démocratique est
apparemment déchirée, une société industrielle de type soviétique est
apparemment unifiée, avec des chefs politiques qui sont à la fois idéocrates,
meneurs de masses et gestionnaires. Cette opposition est une antithèse entre
types idéaux, qui ne sont jamais pleinement réalisés.
Pour terminer cette leçon, je vais vous montrer que si la dissosiation des
pouvoirs n'est pas plus totale d'un côté que l'unification de l'autre, un des types
tend vers la dissociation et l'autre vers l'unité.
Considérons d'abord les sociétés occidentales. Tout d'abord, la séparation
entre les gestionnaires du travail et les fonctionnaires n'empêche pas qu'à
l'heure présente, dans un nombre croissant de cas, les deux carrières tendent à
se confondre, au fur et à mesure que se multiplient les nationalisations des
instruments de production. Qu'il s'agisse de l'Électricité ou du Gaz de France,
des Usines Renault, les dirigeants ne sont plus les représentants d'intérêts
privés, mais comparables à des fonctionnaires désignés pour une mission
particulière, exactement comme dans une société de type soviétique. Aux États-
Unis, il est fréquent que des directeurs de firmes reçoivent des postes supérieurs
dans l'administration publique. En France, vous ne l'ignorez pas, beaucoup de
grands fonctionnaires, par exemple du ministère des Finances, continuent leur
carrière, après en avoir atteint le sommet, à la tête d'entreprises privées. En ce
qui concerne les relations entre les administrateurs et les hommes politiques, la
distinction subsiste en théorie. En fait, elle est atténuée pour deux raisons  :
d'une part, le fonctionnaire est obligé de tenir compte des soucis électoraux de
son chef, et, d'autre part, dans le sens contraire, l'élu au pouvoir est toujours
différent de l'homme politique dans l'opposition. Il devient, qu'il le veuille ou
non, le représentant de l'intérêt collectif et il ne peut pas rester le protestataire.
Cette transformation est considérée souvent par les moralistes comme une
forme de trahison et par certains philosophes comme une conversion  ; c'est
l'opposant qui méconnaît les nécessités de la raison et de l'universalité  ; c'est
l'homme de pouvoir qui devient sérieux au fur et à mesure qu'il reconnaît la
réalité.
En ce qui concerne la rivalité des hommes politiques, il faut comprendre
qu'un système de partis multiples ne fonctionne bien que dans la mesure où la
lutte, pour réelle qu'elle soit, camoufle un certain accord. Un tel système
comporte des conflits publics, inconcevables dans un régime de parti unique. Il
serait cependant superficiel d'imaginer qu'il peut survivre, si les chefs partisans
ne sont d'accord sur rien, pas même sur la règle du jeu. Observons le pays que
nous autres, Français, sommes enclins à regarder comme la démocratie modèle,
la Grande-Bretagne. Quand, par accident ou par mauvaise fortune,
conservateurs et travaillistes cessent d'être d'accord sur un problème vital, le
fonctionnement du système devient difficile. La bonne dissociation des
pouvoirs, le régime de partis multiples à l'état de santé comporte une
combinaison d'accord en profondeur et de conflits limités et vigoureux.
En ce qui concerne enfin la dernière catégorie, un régime démocratique
fonctionne d'autant mieux que les objectifs des meneurs de masses sont moins
ambitieux. A nouveau, prenons, nous Français, pour modèles les régimes
anglo-saxons (et ne voyez pas là la preuve que chacun prend ses références chez
le voisin  ; les Anglo-Saxons ne cherchent pas le modèle de la démocratie en
France). Aussi bien aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne, les dirigeants
syndicaux ou politiques acceptent les principes du système. Ce qui signifie,
dans mon langage, que les secrétaires de syndicats anglais ou américains, les
dirigeants de partis travaillistes ne veulent pas être les porteurs d'une vérité
suprême, ils souscrivent aux règles du jeu, ils acceptent le régime dans lequel ils
vivent. Le fonctionnement d'une société démocratique est compromis dès lors
que la pluralité idéologique se transforme en lutte à mort ; dans les démocraties
apaisées, l'organisation des non-privilégiés n'est pas révolutionnaire, les
revendications ne dépassent pas les cadres du système, la dissociation des
pouvoirs spirituels ne s'exprime pas en une rivalité inexpiable. Le pouvoir civil
est accepté dans sa légitimité propre, c'est-à-dire électorale. A partir de ce
moment, apparaît une certaine unanimité d'ordre idéologique qui consiste
dans l'acceptation par tous des règles selon lesquelles le pouvoir est dévolu. La
société est démocratique puisque la controverse demeure possible sur tous les
sujets  ; mais le pouvoir est stable grâce à l'acceptation unanime ou quasi
unanime des principes sur lesquels repose l'organisation de l'État lui-même.
Maintenant que je vous ai indiqué la part d'unité qui existe dans les
pouvoirs dissociés, le souci de symétrie m'oblige à vous dire quelques mots sur
la dissociation que l'on peut observer dans les sociétés unifiées. Le régime
soviétique auquel je songe, le plus parfait en son genre, comporte une
unification plus grande que n'en comportait par exemple l'Italie fasciste, mais
qui n'est pas absolue. Le parti se tient pour un pouvoir spirituel, supérieur à
l'Église, mais celle-ci ne cesse pas d'exister, alors même qu'une quarantaine
d'années se sont écoulées depuis la révolution ; les relations entre le parti et la
religion orthodoxe ont passé par des phases alternées de combat ou de
persécution, de détente ou de réconciliation. Le pouvoir spirituel traditionnel
est peut-être refoulé, mais il n'est pas mort.
Quant aux intellectuels, ils connaissent, eux aussi, des phases alternées de
discipline renforcée et de libéralisme relatif. Le parti, théoriquement, apporte,
une idéologie supérieure aux vérités des sciences particulières. Mais, en fait, le
parti trouve, en face de lui, d'une part des croyants, et d'autre part des
intellectuels qui utilisent leur intelligence en vue d'atteindre la vérité. Or, le
parti ne sait pas lui-même exactement jusqu'où doit aller la vérité partisane  ;
l'ampleur de celle-ci change selon les époques. On peut concevoir une doctrine
unique, imposée à tous les citoyens, qui n'ait rien à dire sur le sujet de la
linguistique, de la musique ou de l'art  ; une idéologie officielle qui
n'empêcherait pas de composer de la musique formaliste, d'écrire des romans
non réalistes et de peindre des tableaux inspirés de l'art corrompu de
l'Occident. L'unification est plus ou moins accentuée selon les périodes sans
que la dissociation s'efface jamais entièrement. Rien ne suggère que la vérité
politique puisse à la longue se substituer à la vérité religieuse ni qu'elle puisse
être précise et impérative dans tous les domaines de l'activité intellectuelle.
L'unification des catégories qui exercent les pouvoirs politiques et
économiques apparaît inévitable. Ce sont les mêmes hommes qui sont
membres du parti communiste, gestionnaires des moyens de production ou
fonctionnaires dans les ministères. Il n'y a pas de carrière essentiellement
différente pour les uns et pour les autres. Mais, inévitablement, chez les mêmes
hommes ou chez des hommes différents, les considérations qui, dans
l'Occident, déterminent la dissociation, réapparaissent. Il y a, d'une part, les
hommes du parti, et de l'autre les techniciens. Ceux-ci voudraient être
rationnels à la manière de l'inspecteur des Finances français, et ceux-là sont
soucieux d'idéologie ou de l'opinion des masses, comme le parlementaire
français a ses soucis électoraux. Il y a sans doute une différence marquée entre
les préoccupations d'un politicien soumis à la réélection, et les considérations
d'un dirigeant fidèle à un dogme. Mais, dans les deux cas, on retrouve la
distinction entre les détenteurs du pouvoir, par la grâce de la légitimité
(démocratique ici, révolutionnaire là), et les directeurs d'entreprises (ou de
ministères) qui veulent être efficaces et organiser le travail selon la loi du
rendement et de la rationalité technique. Dans un régime soviétique, les chefs
de syndicats appartiennent à la même carrière que les gestionnaires des moyens
de production. On passe d'un poste à l'autre sans changer de métier. On
n'observe pas de séparation radicale entre le meneur de masses et le
gestionnaire du travail, caractéristique de l'Occident. Mais jusqu'à quel point
la manière de penser n'est-elle pas suggérée par la fonction  ? En tout état de
cause, on ne peut pas ne pas distinguer, en toute société, le souci des
revendications des travailleurs, d'une part, les nécessités techniques, de l'autre.
Un dernier mot : n'imaginez pas que les nuances que j'ai apportées à l'idée
de la dissociation des pouvoirs et à celle de l'unification, impliquent que
l'antithèse n'est pas valable. Les types sont purs dans notre esprit, mais les
réalités sont toujours plus complexes que les représentations que nous nous en
faisons.

1 Expression de Mosca.
 

X
 
Comparaison des classes dirigeantes

Dans la dernière leçon, j'avais esquissé une théorie des catégories dirigeantes
dans les sociétés industrielles des deux types, soviétique et occidental. Elle
pourrait être résumée en trois propositions principales :
1. Les catégories principales se retrouvent partout. Quelle que soit
l'organisation politique ou économique, gestionnaires des moyens de
production, administrateurs, dirigeants politiques, meneurs de masses ne
peuvent pas ne pas exister parce qu'une société industrielle moderne ne peut se
passer ni des uns ni des autres.
2. On peut dégager deux types idéaux, selon que les catégories dirigeantes
tendent à être unifiées en un groupe unique ou séparées les unes des autres et
en état de rivalité plus ou moins ouverte.
3. Une troisième proposition était implicite dans les analyses, que je
formulerai clairement aujourd'hui. Certaines séparations de catégories
dirigeantes sont louées et d'autres maudites. La séparation des catégories
dirigeantes, vitupérée par la gauche, est celle entre les gestionnaires des moyens
de production, quand ils en sont propriétaires, et les fonctionnaires
représentants de la collectivité. Cette séparation constitue un aspect de ce que
l'on appelle le capitalisme et déteste sous ce nom. Une société capitaliste à l'état
pur se définit comme celle où les propriétaires des moyens de production en
sont simultanément les gestionnaires (elle n'existe plus nulle part sous cette
forme). En une société de type soviétique, les gestionnaires des moyens de
production sont théoriquement les représentants de la collectivité tout entière
et ne se séparent pas des fonctionnaires de l'État.
En revanche, on loue la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir
spirituel, ou encore des intellectuels ou des meneurs de masses et des dirigeants
politiques dans les sociétés occidentales. Cette séparation est la condition de ce
que nous appelons vulgairement liberté. Si les dirigeants politiques sont en
droit de formuler une idéologie d'État et de l'imposer, les domaines couverts
par cette idéologie sont soustraits à la discussion. On vitupère la séparation
entre capitalistes et fonctionnaires, on acclame la séparation entre politiciens et
intellectuels. Mais la séparation dite capitaliste que l'on condamne, n'est-elle
pas indispendable à la séparation dite libérale à laquelle on reste attaché ?
Je retrouverai ce problème. Aujourd'hui je voudrais reprendre les trois
questions formulées au point de départ de cette partie du cours, à savoir :
1. Peut-on caractériser chaque société par sa classe dirigeante ?
2. Quels résultats donne la comparaison empirique des classes supérieures
des diverses sociétés industrielles ?
3. Dans quelle mesure la notion même de classe dirigeante est-elle valable ?
Comment a-t-on pu formuler l'opposition des deux classes dirigeantes par
l'antithèse prolétariat-bourgeoisie  ? L'explication historique me paraît la
suivante  : la théorie est née, dans la pensée de Marx, d'une réflexion sur la
Révolution française. Il a constaté que des rapports de production nouveaux,
bourgeois et capitalistes, se formaient dans le sein de la société féodale. A un
moment donné, la bourgeoisie, formée à l'intérieur de l'ancien régime, est
devenue la classe économiquement dominante, elle n'a plus eu qu'à chasser
l'ancienne aristocratie pour remplir aussi les fonctions politiquement
dirigeantes. Selon cette théorie, une révolution politique n'est possible que
lorsque les rapports de production, caractéristiques de la société nouvelle, ont
déjà mûri à l'intérieur des cadres anciens. Lorsque la croissance économique a
atteint son terme, il ne reste plus qu'à accomplir le dernier acte, éliminer une
classe qui désormais entrave le développement des forces productives parce
qu'elle reflète un état anachronique, dépassé, de l'économie elle-même.
Dans cette optique, Marx a imaginé que le prolétariat serait à la bourgeoisie
ce que celle-ci avait été à l'aristocratie. Mais il ne pouvait pas ne pas remarquer
une différence fondamentale : les bourgeois, comme la noblesse, représentaient
une minorité privilégiée  ; en revanche, le prolétariat est une masse de non-
privilégiés. On ne peut pas assimiler purement et simplement l'opposition du
prolétariat au capitalisme et celle de la bourgeoisie à l'ancien régime. Marx,
constatant cette différence, avait suggéré que, précisément parce que le
prolétariat ne constituait pas une minorité privilégiée mais la grande masse de
la société, il ne remettrait pas le pouvoir, après la révolution, à une autre
minorité, mais supprimerait toute minorité gouvernante. En fait, à en juger par
la réalité historique du XXe siècle, la révolution soviétique ne se différencie pas à
ce point de vue des révolutions antérieures. Le groupe qui a pris le pouvoir ne
se confond pas avec la grande masse, il constitue une nouvelle oligarchie,
installée à la faveur d'un mouvement populaire.
Non seulement l'opposition du prolétariat et de la bourgeoisie ne
correspond pas à celle de la bourgeoisie et de l'aristocratie, mais la différence de
philosophie entre bourgeois et prolétaires est plus faible que celle qui existait
entre nobles et roturiers. Réfléchissons sur cette proposition qui, au premier
abord, peut paraître paradoxale. A s'en tenir à la violence des polémiques qui
remplissent le XXe siècle entre marxistes et non-marxistes, société soviétique et
société occidentale, on pourrait croire à une opposition radicale entre
conceptions de l'existence. Or le conflit politique est peut-être inexpiable, les
manières de penser ne sont pas à ce point divergentes. L'ancienne aristocratie
était à l'origine une classe de guerriers  ; domestiquée par la monarchie, elle
demeurait militaire. Elle considérait que le travail était indigne d'un homme de
qualité, elle adhérait à des valeurs d'héroïsme ou de loisirs. Confrontez la
philosophie de la bourgeoisie en action et celle des marxistes au pouvoir  ; ce
n'est pas l'opposition qui frappe, en dépit des polémiques, c'est la
communauté des objectifs et des ambitions. D'un côté comme de l'autre, on
veut utiliser au mieux les ressources naturelles, produire le plus possible, les uns
et les autres pensent que ceux qui ne travaillent pas ne sont pas dignes de vivre.
Chacun de ces deux groupes applique ces principes selon des méthodes
différentes. Il reste que les deux philosophies exaltent le travail, l'abondance et
le progrès.
Du même coup, elles s'opposent ensemble à l'encien régime, qui se fait une
représentation stable de la société. La hiérarchie paraît en quelque sorte
imposée par le destin, elle est destinée à se maintenir. Bourgeois et marxistes
affirment que l'ordre social doit se renouveler perpétuellement, ils veulent que
les fonctions supérieures soient exercées par ceux qui en sont le plus dignes. La
définition donnée de celui qui en est le plus digne varie avec les sociétés, la
sélection varie moins. Il s'agit de deux espèces du même genre, alors que
philosophies de la bourgeoisie et de l'aristocratie appartiennent à deux genres
différents.
Sur quoi portent finalement les querelles inexpiables entre les deux
philosophies modernes  ? Si nous faisons abstraction des sophismes de
propagande, le conflit comporte un petit nombre d'enjeux. D'abord, quelle est
la méthode la plus efficace de développement industriel  ? Aujourd'hui, en
privé, les dirigeants soviétiques plaident que la croissance de la production est
plus rapide dans une société soviétique que dans une société capitaliste.
Ensuite, quel est le régime le plus favorable au bien-être des individus  ? La
discussion prête à une argumentation rationnelle parce que les deux parties
acceptent implicitement la même échelle de valeurs, se donnent le même
objectif : élever le plus possible le niveau de vie de l'ensemble de la population.
Enfin, quel est des deux régimes le plus conforme à la justice, le plus favorable
aux valeurs non économiques, de culture ?
J'ai omis l'enjeu officiel de la querelle, à savoir le statut de propriété. Là est,
en effet, l'enjeu idéologique, classique. Mais il n'a plus aujourd'hui, en réalité,
de portée décisive. En ce qui concerne les grandes concentrations industrielles,
le sens même de la propriété a changé. Il n'importe guère de choisir entre les
grandes corporations de style américain ou soviétique. En revanche, il est
vitalement important de savoir selon quelle méthode la production augmente
le plus vite, dans quel régime la répartition est la plus juste, quelle société est la
plus favorable au bien-être individuel, aux libertés intellectuelles.
 
Passons au deuxième problème, la comparaison empirique des classes
supérieures des deux sociétés. En quel sens celle de l'Occident mérite-t-elle et
celle de l'Union soviétique ne mérite-t-elle pas d'être appelée bourgeoise ?
Le terme de bourgeoisie a des sens multiples. Il s'est opposé d'abord à celui
d'aristocratie, on l'oppose maintenant à celui de peuple, cette dernière notion
embrassant à la fois paysans et ouvriers. La première opposition conserve
encore aujourd'hui un sens. Dans certaines régions de la France, par exemple
l'Ouest, on rencontre des survivants de l'ancien régime. On peut même dire
que l'une des caractéristiques de chaque société occidentale, c'est la relation qui
s'est établie entre ceux qui ont créé et géré l'économie et l'ancienne aristocratie.
La Grande-Bretagne a été caractérisée par un mélange, de style particulier,
entre la noblesse et les représentants des milieux dirigeants de l'économie,
Montesquieu déjà était frappé du fait. Selon les pages et l'humeur, il disait
tantôt que rien ne ruinait une aristocratie comme de s'occuper de commerce,
et tantôt qu'elle se maintiendrait grâce au rôle qu'elle jouait dans le
développement de l'agriculture et de l'industrie. L'aristocratie française, en
revanche, en dépit de quelques tentatives, a le plus souvent considéré que
l'activité économique était indigne d'un homme de qualité. L'Angleterre a eu
une classe dirigeante mixte que les non-Anglais appellent volontiers aristocratie
et que les Anglais eux-mêmes nomment middle class (classe moyenne).
Composée d'hommes qui remplissent des fonctions bourgeoises, elle a
conservé pour une part un style de vie dérivé de celui de l'ancienne noblesse.
En revanche, aux États-Unis, il n'y a pas trace d'aristocratie. Pratiquement, il
n'y en a jamais eu : dans le Sud, les planteurs avaient commencé à développer
une société de style quelque peu aristocratique, qui a été détruite par la guerre
de Sécession. En Allemagne, la noblesse prussienne était essentiellement
attachée au service public  : elle a continué jusqu'à nos jours à jouer un rôle
décisif dans l'État puisque, au moment de la guerre de  1914, elle fournissait
encore la plus grande partie des cadres supérieurs de l'armée.
Une analyse comparée des pays d'Europe selon la place tenue
historiquement par les nobles ne serait pas sans intérêt. Deux pays ont été
formés par une aristocratie en Europe centrale, la Pologne et la Hongrie. Le
pays qui a perdu la sienne le premier est la Tchécoslovaquie. Nombre de
différences dans le style de vie, dans la hiérarchie des valeurs, viennent de là.
Dans la société soviétique, toute survivance aristocratique est violememnt
éliminée, mais ce phénomène, qui a son importance, n'est pas décisif dans une
comparaison des deux sociétés. De plus en plus, les survivants de l'ancienne
aristocratie perdent en puissance, en influence, sinon en prestige. La
population se concentre dans les villes : or l'aristocratie ne conserve réellement
une position sociale dominante que dans la mesure où elle possède de grandes
propriétés. Les deux dernières noblesses, politiquement influentes grâce à la
propriété de la terre, hongroise et prussienne, ont été déracinées et détruites à
la suite de la deuxième guerre mondiale. Les derniers gentilshommes ornent les
dîners en ville dans les capitales de l'Europe occidentale, ils ne caractérisent pas
les types de sociétés industrielles.
Considérons, maintenant l'opposition de la bourgeoisie (en tant que
manière d'être et de vivre) et des paysans ou ouvriers. Le bourgeois, selon la
fameuse définition d'Alain, est l'homme qui ne travaille pas de ses mains, qui
n'est pas en contact direct avec la matière, qui est en relations exclusivement
avec d autres hommes. En ce sens, nous sommes tous ici, à peu d'exceptions
près, des bourgeois. J'ajoute que, si nous étions dans un amphitéâtre de
l'Université de Moscou, nous pourrions risquer la même proposition avec
probablement des exceptions plus nombreuses en ce qui concerne le passé des
étudiants, exceptions qui tendront à devenir moins fréquentes à mesure que la
société soviétique vieillira. Si le bourgeois est simplement celui qui exerce des
fonctions intellectuelles ou semi-intellectuelles, alors toutes les sociétés
industrielles, soviétiques ou capitalistes, connaissent une classe bourgeoise, sont
gérées par des bourgeois, sont gouvernées par des bourgeois. Quand tel écrivain
célèbre s'écrie avec un mélange de provocation et de honte  : «  Je suis un
bourgeois  », il pourrait répéter le même aveu s'il était citoyen soviétique. Le
grand écrivain soviétique, à condition d'être discipliné, bénéficie de privilèges
supérieurs à ceux de son collègue occidental. J'ai entendu un socialiste dont
vous connaissez certainement le nom, Henri de Man, dire que dans la bonne
société de ses rêves tous les hommes iraient quelques heures par jour, quelques
jours par an ou quelques années dans leur vie travailler en usine. Alors la
société serait homogène, l'opposition entre ouvriers et gestionnaires, prolétaires
et bourgeois, travail manuel et travail intellectuel, aurait disparu. Jusqu'au jour
où cette utopie deviendra réalité, la notion de bourgeois au sens d'Alain, le
travailleur non manuel, ne caractérise pas la seule société occidentale, parce que
l'on ne peut pas ne pas trouver des bourgeois (en ce sens) dans toutes les
sociétés industrielles.
La catégorie très vaste des travailleurs non manuels se subdivise en groupes
multiples, passablement éloignés les uns des autres, que délimitent à la fois
l'importance des revenus et la nature du métier. Entre le directeur d'une grande
firme et le professeur de lycée, l'écart de traitements est considérable et aussi la
distance des manières de vivre. Une bourgeoisie n'est pas une classe unifiée  ;
ceux qui commentent l'action ne connaissent pas toujours les acteurs. Parfois,
le professeur de science politique ignore les ministres et ne sait pas comment,
en fait, les décisions sont prises. Je me souviens d'une polémique dans laquelle
un de nos plus célèbres philosophes répondait à un écrivain qui l'avait critiqué
qu'il n'avait, lui, jamais rencontré dans toute sa vie autant de politiciens que
son critique en un seul mois ou un seul jour. Le philosophe y voyait une
preuve de pureté, ce qui est incontestable ; il ne semblait pas voir le risque de
traiter de politique sans en avoir une connaissance directe.
L'inégalité des revenus n'est qu'un critère de différenciation entre plusieurs.
Il y a d'autres distinctions selon que les bourgeois sont salariés ou
indépendants. L'indépendance a une portée considérable. Les journaux sont
pleins d'une polémique typique à propos du statut de la profession de
médecin, indépendance ou salariat. Dans la bataille, on emploie des arguments
étonnants. Tel médecin proclame que la médecine est un sacerdoce et réclame
en même temps, afin de maintenir le dialogue direct avec le patient, la liberté
de fixer le prix de la consultation à sa guise. Des hommes raisonnables ne
sentent pas la contradiction entre les arguments. Une profession qui veut rester
libérale justifie le statut simultanément par des arguments de moralité et des
arguments économiques, le sacerdoce à tant de mille francs par consultation. Il
va de soi que ces remarques ne prétendent pas trancher le problème lui-même.
D'autres distinctions viennent du prestige du métier. La stratification, dans un
cadre local, à Bordeaux, au Havre ou à Strasbourg, comporte des couches de
bourgeoisie qui se situent à un niveau plus ou moins élevé selon le lustre de
l'activité ou l'ancienneté des-familles.
Je n'aperçois qu'une seule façon d'opposer radicalement bourgeoisies de type
occidental et de type soviétique, c'est d'employer la définition de M. André
Siegfried. Le bourgeois serait essentiellement l'homme qui a des réserves, qui
ne dépend pas, pour son existence quotidienne, du revenu de son travail. Mais
cette différence n'ajoute rien à ce que nous savons : elle nous ramène à l'idée
dont nous étions partis, qu'une classe supérieure étatisée comme en Union
soviétique ne peut pas avoir la même situation qu'une classe supérieure
occidentale. D'un côté, les revenus du capital s'ajoutent au traitement reçu, et
du côté soviétique il est presque impossible d'accumuler un patrimoine
important.
Dans un régime de type soviétique, des distinctions à l'intérieur du groupe
de ceux qui exercent des métiers non manuels existent aussi, comparables à
celles que l'on observe dans une société occidentale. Provisoirement, la distance
entre masses et privilégiés semble plus grande à l'Est qu'à l'Ouest. La manière
de vivre d'un ouvrier soviétique non qualifié et celle du directeur d'une
entreprise sont plus éloignées l'une de l'autre qu'elles ne le sont aux États-Unis.
Mais cette différence n'est pas nécessairement liée au régime. Elle peut être due
à l'inégale richesse de ces deux sociétés. Il y a un siècle, les différences de
revenu et plus encore de style de vie étaient plus marquées aux États-Unis, en
Angleterre et en France qu'elles ne le sont aujourd'hui. Il y a des raisons de
penser que les différences des manières de vivre iront en s'atténuant ici et là.
Toutefois, la hiérarchie, dans une société soviétique, est plus nette que dans
une société occidentale. Un nombre croissant des cadres ou des dirigeants, en
Union soviétique, portent maintenant un uniforme avec les signes extérieurs
des grades. Dans les mines, la hiérarchie des travailleurs, ouvriers,
contremaîtres, ingénieurs (plusieurs rangs par catégories), est rigoureusement
définie et la place de chacun est connue, précisée.
Enfin, dans une société soviétique, la distinction est peut-être acceptée plus
facilement parce qu'elle est solidaire de la fonction et non pas de la fortune. Si
tant de bons esprits s'indignent contre la hiérarchie occidentale et acceptent la
hiérarchie soviétique, c'est que, à leurs yeux, dans un cas la fortune assure la
position supérieure et dans l'autre, inversement, la position assure la fortune.
Le directeur d'une entreprise d'État reçoit, en Union soviétique, un traitement
élevé, mais il assume de grandes responsabilités, il exerce un métier
indispensable, il rend un service décisif à la communauté  ; l'opinion accepte
qu'il ait des privilèges, contrepartie de la contribution qu'il apporte au bien
commun. En revanche, lorsqu'il s'agit de la société occidentale et d'un
propriétaire des moyens de production, l'opinion a souvent l'impression que ce
n'est pas la qualification qui assure à l'individu sa place, mais la fortune qu'il
possède ou celle que possédaient ses parents. Image d'Épinal : d'un côté, on est
riche parce que l'on rend des services à la collectivité ; de l'autre, parce que l'on
est riche on obtient une position supérieure. La réalité naturellement est plus
complexe.
Dans la société occidentale aussi, un grand nombre de privilégiés doivent
leur situation à leurs mérites. S'ils n'en avaient pas, le système se serait effondré
depuis longtemps. En revanche, il vaut la peine de se demander quels sont les
avantages et désavantages du système de sélection propre à chaque société. Je
me considère comme incapable de vous dire si le recrutement des chefs
d'entreprise est meilleur en Union soviétique ou dans un régime capitaliste.
D'un côté, on invoque la compétition, le succès sur le marché. Mais cette sorte
de sélection n'intervient guère que pour les petites entreprises. Dans la General
Motors, la promotion s'opère à l'intérieur d'une organisation administrative ou
bureaucratique où chacun doit faire la preuve de ses qualités. En Union
soviétique, théoriquement, la sélection s'opère de la même façon ; celui qui a
fait la preuve de sa capacité monte. Il reste à savoir comment on fait ses
preuves, auprès de qui, si ceux qui jugent sont impartiaux, si le degré
d'orthodoxie intellectuelle ou d'hérésie intervient, etc. Autant que l'on puisse
en juger, un des avantages de la société soviétique est que la recherche des
meilleurs s'étend à des milieux plus larges que dans les sociétés occidentales. Il
est probable que, au moins jusqu'à présent, la mobilité sociale y est grande.
Pour en finir avec cet aspect du problème, indiquons, en quelques mots, les
multiples comparaisons qui seraient possibles et nécessaires entre les manières
de vivre, les manières d'être des hommes de la classe dirigeante, d'un côté et de
l'autre. Par exemple, quelle est la situation relative des savants ? Il ne paraît pas
douteux que les scientifiques ont une situation, matériellement et moralement,
supérieure dans une société soviétique. Les académiciens, les experts, les
physiciens se situent tout à fait en haut de la hiérarchie des salaires ; ils ne sont
pas, sur le plan financier, au-dessous des gestionnaires des moyens de
production, le prestige dont ils jouissent est considérable. En revanche, la
situation de l'écrivain à succès comporte, avec des avantages, des difficultés
particulières. Ses revenus s'élèvent parfois à plusieurs centaines de milliers de
roubles par an, mais il doit accepter des limitations apportées à sa liberté
d'expression et de création, inconnues dans une société occidentale.
En ce qui concerne les gestionnaires des moyens de production, l'originalité
de l'Union soviétique est d'avoir une hiérarchie unique, qui va du dirigeant
d'une petite entreprise jusqu'au directeur de ministère, échelle simultanée
d'autorité, de revenus et de prestige. Dans la plupart des pays occidentaux, la
relation est différente, au moins en ce qui concerne les revenus  ; le directeur
d'un ministère, qui contrôle les sociétés nationalisées, peut gagner moins que
des dirigeants de ces sociétés. Au lieu d'une hiérarchie unique de gestionnaires
et d'administrateurs, une société occidentale en comporte deux, celle des
fonctionnaires où les revenus les plus élevés sont relativement modestes, et celle
des entreprises privées ou publiques où l'éventail des salaires est plus ouvert.
Probablement, la différence la plus importante entre ces deux classes
supérieures concerne les chefs politiques. La comparaison la plus instructive
porterait sur les types humains et les styles de vie de ceux qui gouvernent en
Union soviétique, en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis. On
comparerait la manière d'être, les moyens de succès, la façon de penser d'un
homme comme notre actuel président du Conseil1, qui a fait carrière par
l'intermédiaire d'un parti démocratique et du jeu parlementaire, d'un côté, et
ceux d'un homme comme M. Khrouchtchev de l'autre, lui aussi secrétaire
général d'un parti, mais d'un parti qui ne ressemble guère à un parti socialiste
occidental. Peut-être aboutirions-nous à une opposition qui évoquerait
vaguement l'antithèse machiavélienne entre l'homme de ruse et de parole et
l'homme d'action, éventuellement de brutalité.
Il serait intéressant de pousser la comparaison des manières de vivre. Dans la
société soviétique, la vie privée est complètement séparée de la vie publique. Le
secret absolu entoure les relations de famille des grands personnages, ce qui
permet aux journalistes occidentaux d'inventer des relations de parenté entre la
femme de M.X... et tel autre membre du Præsidium, inventions
caractéristiques d'une ignorance réelle. A cet égard, la vie sociale de la classe
dirigeante soviétique est d'un style surprenant par rapport aux habitudes
occidentales. S'agit-il d'une différence durable ou simplement transitoire,
imputable au passé révolutionnaire d'une classe qui a gardé les habitudes du
parti bolchevik dont elle est issue (la chose sérieuse, la politique, ne doit pas
être compromise avec les affaires privées) ? Probablement, l'opposition décisive
est celle du type d'homme qui réussit d'un côté et de l'autre. Dans le régime
français, la qualité qui, plus que toute autre, assure le succès est la capacité de
comprendre, de manier les autres hommes, qualité nullement méprisable mais
qui ne se confond ni avec la supériorité intellectuelle ni avec la volonté ou la
résolution. Les hommes d'État parlementaires ont un grand sens de leurs
semblables, certains d'entre eux ont une véritable virtuosité à prévoir la
conduite des uns ou des autres, ils peuvent calculer à trois voix près combien
de suffrages obtiendra un candidat dans une assemblée, ce qui témoigne encore
une fois de capacités nullement méprisables d'intuition, de tact, d'art du
compromis. Ce ne sont pas les mêmes vertus, semble-t-il, qui assurent le succès
dans un parti unique  : il y faut des capacités administratives supérieures,
surtout de la volonté, de la résistance nerveuse, un sens de décision, peut-être
de la brutalité. Toute généralisation est difficile. Aucun système de sélection ne
garantit que le pouvoir sera donné aux meilleurs, aucun ne donne toujours de
bons résultats. Quand on étudie en détail ceux qui ont réussi dans un certain
régime, on trouve des facteurs constants de succès ou d'échec, mais il subsiste
des cas qui ne sont pas conformes à la théorie, des individus qui n'auraient pas
dû réussir et qui ont réussi (on trouve le cas inverse). En politique, il faut se
garder du dogmatisme : tout régime réserve des surprises.
 
Il me reste à vous dire quelques mots sur le troisième problème, celui de la
classe dirigeante au sens machiavélien. La théorie, dite marxiste, est celle selon
laquelle les gestionnaires ou les propriétaires des moyens de production
constituent en tant que tels la minorité dominante. Il s'agit d'une pseudo-
théorie. Ce n'est qu'une proposition de fait, qui revient à l'affirmation  : les
capitalistes, dans une société occidentale, exercent la réalité du pouvoir. Sous
une forme mythologique, on aboutit à la représentation de Wall Street ou de la
City manipulant les parlementaires et les gouvernants. Il existe effectivement
un groupe d'hommes, propriétaires des moyens de production, qui exercent
une influence sur la société, mais au lieu d'affirmer que ce groupe constitue la
classe dirigeante, il convient de chercher, par analyse objective, quel rôle il
remplit dans les diverses sociétés occidentales, jusqu'à quel point,
effectivement, il domine ou gouverne l'ensemble de la collectivité. Dans la
plupart des sociétés capitalistes, les propriétaires des moyens de production
n'ont pas eux-mêmes rempli les fonctions politiques, celles-ci ont été assumées
par des aristocrates ou des élus. Dire que les capitalistes manipulent à volonté
les dirigeants politiques demande au moins une démonstration.
Quant à la théorie dite machiavélienne, elle est grossière et insuffisante, mais
elle rappelle opportunément que le pouvoir politique est exercé, partout et
toujours, par une minorité et que le pouvoir politique compte autant que la
puissance économique. Les marxistes détestent cette théorie, parce que celle-ci
s'applique mal aux sociétés occidentales, mais admirablement bien à la société
soviétique. Les théoriciens machiavéliques ne nient pas que ceux qui
détiennent le pouvoir en profitent pour s'assurer des avantages économiques,
mais le pouvoir leur paraît le phénomène premier. Or, la révolution qui entre le
mieux dans le schéma machiavélien et le plus mal dans le schéma marxiste est
la révolution soviétique. Celle-ci est typiquement prise du pouvoir par une
minorité, qui n'était ni détentrice des moyens de production, ni représentative
de la masse de la population, ni l'expression de la classe socialement
dominante, mais qui, organisée en parti, s'est emparée de l'État. Une
révolution économique et sociale a été accomplie ensuite sous la direction de
cette minorité.
Même dans ce cas, la théorie machiavélienne est insuffisante. Il est vrai qu'il
y a dans toutes les sociétés une minorité qui détient le pouvoir, qui exerce les
fonctions supérieures ou qui occupe les positions qui s'accompagnent du
maximum de revenu et de prestige, mais ce qui est caractéristique des sociétés
industrielles, c'est que l'unification de la classe dirigeante ne soit pas un
phénomène naturel. Il n'existe plus d'ordres ou d'états juridiquement distincts.
La jonction de la fonction militaire et de la propriété des terres, typique des
sociétés aristocratiques du passé, a disparu. Quand la masse de la population
vit dans les villes, inévitablement une multiplicité de catégories dirigeantes se
crée  ; ceux qui organisent le travail, ceux qui manipulent l'opinion, les
dirigeants administratifs ou techniques, les chefs politiques. Nulle classe
militaire ne détient le monopole des moyens de force et, par conséquent, n'est
en mesure de monopoliser le pouvoir politique.
La multiplication des catégories dirigeantes étant donnée dans toutes les
sociétés industrielles, la notion de classe dirigeante dissimule le problème
plutôt qu'elle ne l'éclaire. Il convient d'étudier, en chaque collectivité,
comment s'organisent les catégories dirigeantes, jusqu'à quel point elles sont
séparées ou unifiées, quel est le style de leur compétition. L'analyse des classes
sociales conduit à celle des catégories dirigeantes et l'étude de ces dernières à
son tour appelle l'analyse des régimes politiques. Lorsque Aristote étudiait la
structure des cités grecques, il n'oubliait ni les distinctions des groupes, ni la
diversité des régimes. Ainsi, nous aboutirions à une sociologie du même style
que celle contenue dans la Politique. Nous partons des traits communs à toutes
les sociétés industrielles, nous dégageons les différentes modalités de
composition sociale et de catégories dirigeantes, finalement nous tâchons de
saisir la nature et le fonctionnement des régimes politiques. A l'idée d'une
marche nécessaire vers un régime final, régime économique et politique, nous
substituons l'idée d'antithèses permanentes, ou de multiples modalités
d'organisation économique et politique, compatibles avec la nature des sociétés
industrielles. Un certain type de régime est favorisé par une certaine phase de la
croissance économique, mais «  favorisé  » ne signifie pas «  déterminé  »  ; la
politique n'est jamais entièrement déterminée par l'infrastructure économique.

1 En 1957. Il s'agissait de M. Guy Mollet.


 

XI
 
Les tendances de l'évolution sociale

A la fin de la dernière leçon, j'avais esquissé le schéma d'interprétation qui


sous-tendait les analyses de ce cours et j'avais rappelé la méthode d'Aristote
dans la Politique. Je suis parti d'un genre social, la société industrielle, et j'en ai
confronté deux espèces. De même, Aristote compare systématiquement les
différentes espèces de cités grecques  : partout, l'économie est fondée sur
l'esclavage, les citoyens se divisent selon les métiers et les fortunes en multiples
groupes, dont la rivalité agite continuellement la vie politique. Chaque cité est
caractérisée par un régime, un mode de gouvernement, lié à une certaine
relation entre les groupes de citoyens. Chaque régime est exposé ou voué à une
évolution déterminée, ce qui permet à Aristote d'esquisser une étude
comparative des révolutions.
De la même façon, nous pouvons comparer les espèces de sociétés
industrielles. J'ai étudié l'an dernier les modes d'organisation économique, j'ai
précisé, il y a quelques leçons, la différence fondamentale entre les deux types
de régime social, j'ai souligné l'opposition entre les sociétés où les catégories
dirigeantes sont unifiées et celles où elles sont divisées. On aperçoit cependant
une différence de portée considérable entre la méthode d'analyse
aristotélicienne et celle que l'on doit appliquer aujourd'hui. Cette différence
tient au caractère progressif de l'économie dans les sociétés industrielles, par
contraste avec toutes les économies du passé, qui comportaient, dans certaines
circonstances, l'expansion, mais qui n'étaient pas expansionnistes par essence.
Dans la comparaison entre les cités grecques, on suppose donnée une
organisation économique et sociale. Lorsque l'on compare les sociétés
modernes, on doit les rapporter aux phases de la croissance.
A cette fin, nous disposons de deux théories, l'une et l'autre sommaires et
incompatibles avec les faits. La première est celle du marxisme vulgaire, selon
laquelle, au fur et à mesure de l'évolution industrielle, la probabilité de
l'avènement du socialisme augmente, le terme nécessaire étant une révolution.
Cette proposition est manifestement en contradiction avec l'expérience
historique du XIXe et du XXe siècle. Aussi a-t-on édifié un autre théorie opposée
à la première. La société de type soviétique serait caractéristique de la phase
initiale d'industrialisation accélérée. Les traits autoritaires ou totalitaires
disparaîtraient au fur et à mesure du développement des forces productives. Je
n'admets, au point de départ, ni l'une ni l'autre de ces deux théories, mais c'est
en songeant à elles que j'introduis une nouvelle partie de ce cours qui aura
pour objet les tendances de l'évolution sociale au fur et à mesure de la
croissance économique.
 
Je vous rappellerai d'abord quelques faits bien connus, mais, en certaines
circonstances, il ne faut pas hésiter à répéter des banalités quand celles-ci sont
de grande conséquence.
Quelles sont les tendances majeures de l'évolution sociale dans les sociétés
industrielles de type occidental ? La première peut être appelée indifféremment
urbanisation ou industrialisation, bien que les deux termes ne soient pas
équivalents. En gros, le pourcentage de la main-d'œuvre occupée dans
l'agriculture diminue, celui des travailleurs de l'industrie et des services
augmente. Comme, en fait, jusqu'à présent, dans la majorité des cas, les usines
sont concentrées dans les villes, les deux processus sont simultanés. Pour ne pas
m'en tenir à cette platitude, je vais attirer votre attention sur les deux manières
dont s'accomplit cette transformation. Le mouvement de la main-d'œuvre
peut, en effet, s'opérer sans qu'il y ait diminution, en chiffres absolus, de la
population agricole  ; elle peut en revanche entraîner ce que l'on appelle la
dépopulation des campagnes. Il y a une vingtaine d'années, l'exode rural vers
les villes était considéré en France comme une manière de catastrophe ; on était
tenté d'y voir un phénomène pathologique, un germe de corruption.
Prenons des chiffres frappants, ceux des États-Unis. En  1870,
6 850 000 personnes étaient occupées dans l'agriculture, ce qui repésentait une
proportion de  53  % de la main-d'œuvre totale. Cette proportion en  1920,
c'est-à-dire cinquante années après, tombe à  27  %. Mais, entre-temps, la
population agricole est passée de  6  800  000  à  11  450  000  ; une diminution
relative de 50 % a preque correspondu à un doublement du chiffre absolu. Ce
n'est qu'à partir de 1920 que la population occupée dans l'agriculture diminue
en chiffres absolus et tombe, en  1950, au-dessous de  7  millions, c'est-à-dire
environ la population agricole de  1870. Mais le même nombre de personnes
qui représentaient alors 53 % de la main-d'œuvre totale n'en constituent plus
que 11,5 % quatre-vingts ans plus tard. En Russie, la chute du pourcentage a
été beaucoup plus forte que la diminution en chiffres absolus. En  1928, les
paysans représentaient environ  80  % de la main-d'œuvre totale en Union
soviétique (sur une population de  152  millions). En  1955, le pourcentage se
situe entre  45  et  50  %, mais il y a alors  200  millions d'habitants. La
population vivant du travail agricole n'a que modérément diminué puisqu'elle
reste aux alentours de  90  millions contre  120  environ au début des plans
quinquennaux. J'en viens aux statistiques les plus intéressantes pour nous,
celles de la France. Notre pays offre l'exemple d'un transfert de population,
lent en pourcentage et rapide en chiffres absolus, ce qui explique pour une part
la critique que l'on entendait souvent il y a vingt ans. Les chiffres sont les
suivants  : si nous considérons la seule main-d'œuvre agricole masculine, le
nombre s'élevait en  1921  à  4  990  000, ce qui représentait un pourcentage
de  38  % de la population active masculine totale. En  1954, ce chiffre est
de  3  350  000, ce qui représente une diminution en chiffres absolus de
1  600  000  ; mais le pourcentage reste encore de 26, 7. Le phénomène est
exactement inverse de celui des États-Unis. En raison de la non-augmentation
de la population française, il y eut diminution très rapide en chiffres absolus et
moins rapide en pourcentage.
La deuxième tendance de l'évolution est ce que j'appellerai la « salarisation ».
J'ai employé ce mot comme substitut au terme marxiste de « prolétarisation ».
Ce mot, savant et barbare, signifie simplement que la proportion des salariés
dans la main-d'œuvre totale augmente et que le pourcentage des indépendants
diminue. Le rapport atteint aujourd'hui aux États-Unis environ  80  % et il
s'élève encore. Il est de l'ordre de 70 % en Belgique, mais il est sensiblement
plus faible en France où il se situe entre  50  et  55  %1. Nous sommes le pays
d'Occident où l'évolution sociale considérée comme caractéristique du
capitalisme a été ralentie, où les indépendants ont le plus longtemps résisté. Ce
phénomène tient au nombre de paysans propriétaires ou fermiers, et aussi de
petites entreprises ou d'artisans dans l'industrie et le commerce. Le freinage du
développement capitaliste est une des caractéristiques françaises qui peut-être,
selon une logique complexe, rend compte d'un paradoxe. Le pays dont
l'évolution est le moins conforme à la norme marxiste est celui qui contient le
plus d'intellectuels marxistes dans l'Occident. Le poids des indépendants
ralentit la croissance économique, d'où une insatisfaction qui s'exprime, au
niveau des hommes de pensée, par l'attachement à une doctrine de
protestation comme la doctrine marxiste.
Pourquoi disons-nous «  salarisation  » et non pas «  prolétarisation  »  ? Les
salariés ne vont pas tous dans les usines. Or, on a l'habitude de réserver le
terme de prolétaires aux travailleurs d'industrie. Une catégorie sociale se gonfle
dans tous les pays industriels avec la croissance, celle des employés, qui
deviennent aussi caractéristiques de la société industrielle que les ouvriers.
Quelle est la proportion exacte ? On a du mal à répondre du simple fait que les
termes ne sont pas clairement définis et que les statistiques d'emploi de la
main-d'œuvre varient de pays à pays. D'après les statistiques des États-Unis,
en 1940 la proportion des employés était de l'ordre de 17 % de la population
active. Dans les pays moins avancés, le pourcentage semble du même ordre de
grandeur. Par exemple, dans l'Allemagne d'entre les deux guerres, il se situait
entre 15 et 20 %. En 1954, les chiffres sont un peu différents. Les statistiques
américaines notent 12,6 % d'employés de bureaux, mais elles ajoutent 6,2 %
de vendeurs et 13 % d'agents de maîtrise dans lesquels figurent probablement
des salariés qui auraient été auparavant classés comme employés. Quoi qu'il en
soit, nous retrouvons un phénomène bien connu qui s'exprime dans des
formules comme l'«  âge administratif  », la «  civilisation d'employés  ». Le
développement de la société industrielle n'entraîne pas une augmentation
indéfinie du nombre des travailleurs manuels, mais un gonflement simultané
du nombre des travailleurs manuels et non manuels. A partir d'un certain
point, le pourcentage des ouvriers n'augmente plus. Aux États-Unis, depuis
plusieurs dizaines d'années, il est constant. Une deuxième raison de préférer le
terme neutre de salarisation est que prolétarisation suggère l'uniformité des
conditions du travail et la misère des travailleurs. Or nous observons deux
autres caractéristiques, la différenciation et l'embourgeoisement.
La troisième tendance majeure de l'évolution sociale est donc la
différenciation, commune, je vous l'indique immédiatement, aux deux espèces
de sociétés industrielles. Les statistiques soviétiques mettent en lumière
l'augmentation constante en pourcentage de ce l'on appelle l'intelligentsia,
nom donné là-bas à ceux que nous appelons en Occident les cadres, les
professionnels, les experts, voire les gestionnaires des moyens de production.
Les Soviétiques eux-mêmes insistent souvent sur le fait qu'au fur et à mesure
du progrès économique, celui-ci exige un nombre croissant de travailleurs
ayant reçu une formation supérieure. Toutes les sociétés modernes éprouvent le
besoin d'élever le niveau intellectuel et technique de l'ensemble de la
population. C'est, me semble-t-il, un des caractères bienfaisants de la
civilisation industrielle qu'elle doive apprendre à lire et à écrire à tous les
hommes, qu'elle doive donner une formation secondaire à une fraction de plus
en plus grande de la jeunesse, qu'elle doive enfin, au milieu du XXe siècle,
recruter toujours plus d'étudiants.
Mais ce n'est là qu'une des modalités de la différenciation. Une autre existe à
l'Ouest entre propriétaires ou indépendants et salariés. L'importance
numérique des indépendants va en diminuant, mais cette évolution n'aboutit
jusqu'à présent, dans aucune société démocratique, à la disparition totale de
cette catégorie. On emploie volontiers les expressions d'ancienne et de nouvelle
classe moyenne pour désigner d'une part les indépendants, d'autre part les
employés ou les cadres de la société industrielle, salariés qui atteignent à un
mode d'existence bourgeoise ou petite-bourgeoise. Les deux catégories
ensemble représentent, dans les sociétés européennes de l'Ouest, au moins
40 %, souvent entre 40 et 50 % de la population.
On peut se demander si la salarisation ira jusqu'à son terme. La disparition à
peu près complète des entrepreneurs, nous le savons, est caractéristique de la
société soviétique, les propriétaires des moyens de production ayant disparu de
l'agriculture, le commerce et l'industrie. Dans les sociétés occidentales, tant
qu'elles resteront démocratiques, la tendance rencontrera des obstacles
inégalement élevés selon les pays. Un des traits distinctifs de chaque nation
d'Occident est précisément ce degré de résistance à la salarisation.
Une autre sorte de différenciation sociale tient à la diversité des secteurs de
l'économie et des métiers. Il y a évidemment de grandes différences entre le
salarié d'une usine métallurgique, celui d'un hôtel de luxe, le chauffeur de
locomotive ou le conducteur de camions. Enfin, il existe des différenciations
considérables, à l'intérieur de l'industrie, entre les métiers. Sur ce dernier point,
on devrait chercher à travers les statistiques comment se modifient les
pourcentages de manuels qualifiés, semi-qualifiés, non qualifiés. Je vais vous
donner un ou deux chiffres, mais surtout vous mettre en garde contre eux,
parce que, selon les recensements, on ne prête pas exactement le même sens à
la notion de qualification ou de semi-qualification.
Il ne semble pas que la classe ouvrière des sociétés industrielles du XXe siècle
tende à l'uniformité, la tendance serait plutôt contraire. Entre le manœuvre et
le contremaître, proche du technicien, la distance est aujourd'hui plus grande
qu'hier. D'un autre côté, les professionnels sont plus rares et les ouvriers dits
spécialisés sont pour ainsi dire interchangeables. Selon les statistiques
américaines, en 1910, les qualifiés ou les contremaîtres représentaient 18,8 %
du total des travailleurs manuels  ; en  1954, ce pourcentage se serait élevé
à  24  %. Les semi-qualifiés seraient passés de  23,6 à  37  %. Ceux que les
Américains appellent les « service workers » seraient passés de 10,9 à 19,9 (dans
cette catégorie figurent par exemple les chauffeurs de camions). Si l'on admet
de tels chiffres, la tendance à la qualification l'emporterait ; mais il convient de
faire une réserve. Beaucoup de ceux qui sont appelés semi-qualifiés dans les
statistiques américaines ont, en fait, peu de qualification. Il faut aussi tenir
compte du degré de division du travail. Si celle-ci va jusqu'au bout de ce que
M. Friedmann appelle le « travail en miettes », les tableaux ont beau indiquer
que l'ouvrier est qualifié, celui-ci aura le sentiment d'être prisonnier d'une
tâche sans signification, parce que trop parcellaire.
J'en viens maintenant à la quatrième tendance de l'évolution sociale, celle
que j'ai appelée l'embourgeoisement, par élévation du niveau de vie, d'une
fraction importante de la population. Pour l'illustrer, j'emprunterai mes
exemples aux États-Unis, parce que c'est là qu'elle est la plus marquée.
En 19552. environ 50 % des familles ou des individus payant l'impôt ont un
revenu supérieur à 4 000 dollars, qui représentent en francs français, au cours
du change, 1  400  000. Nous pouvons considérer que, au-dessus de cette
somme, le niveau de vie est au moins petit-bourgeois  ; or, il est aujourd'hui
accessible à environ la moitié des familles. Ce résultat a été obtenu
essentiellement par l'augmentation des ressources globales. En  1929, les
richesses à la disposition des individus, exprimées en dollars de  1953,
représentaient  118,4  milliards, chiffre qui s'élevait en  1953  à  221  milliards.
L'augmentation a été de 87 % entre les deux dates. En 1929, 42 % des familles
ou des individus payant l'impôt recevaient moins de 2 000 dollars ; en 1953,
ce pourcentage des pauvres, si l'on peut dire, tombe à 22,9 %. Pour les revenus
entre 2 000 et 4 000, on passe de 36,2 à 32, 2. En revanche, pour les revenus
entre 4 000 et 7 500, on passe de 15,1 à 34, 9.
Pardonnez-moi cette accumulation de chiffres, destinés à illustrer un
phénomène incontestable. Les ressources collectives de la société américaine
ont considérablement augmenté et, abstraction faite du mode de répartition,
elles ont permis l'accession à un niveau de vie petit-bourgeois d'une fraction
croissante de la population. A l'heure présente, environ 35 % des familles ont
des revenus compris entre 4 000 et 7 500 dollars et constituent manifestement
une classe moyenne, tout au moins en ce qui concerne la manière de vivre.
Ajoutons que, à l'intérieur de cette catégorie, 58 % ont pour chef un travailleur
manuel  ; ce ne sont donc pas seulement les employés qui accèdent à la
bourgeoisie. En outre, plus du tiers dipose d'un deuxième salaire qui s'ajoute à
celui du chef de famille. Il reste que plus de 50 % des familles d'ouvriers ont
aujourd'hui des revenus supérieurs à 4 000 dollars.
Tels sont les chiffres relatifs au pays le plus riche du monde, les États-Unis.
Je vais vous donner encore quelques statistiques relatives à la Grande-Bretagne.
En  1953-1954, 12  600  000  sur  20  millions de ceux qui payaient l'impôt
avaient un revenu inférieur à  500  livres, c'est-à-dire un peu plus de
500 000 francs3. Il en résulte que 60 % environ des revenus se situent plutôt
au-dessous de la petite bourgeoisie. Entre  500  et  1  000  livres, on trouve
6 525 000 contribuables. L'Angleterre est un pays relativement riche, mais où,
tout de même, 19 sur 20 des familles ont un revenu inférieur à 1 000 livres.
Au-dessus, ne se situent que  750  000  unités imposables (3,5  % des
contribuables), qui reçoivent ensemble  1  830  millions de livres, c'est-à-
dire 18 % du total des revenus. Réfléchissons bien à ce chiffre. Environ 3,5 %
des familles reçoivent environ 18  % des revenus avant l'impôt, mais elles
payent en impôt 658 millions de livres ; il leur reste 1 171 millions sur un total
de  9  460  millions soumis à l'impôt direct, c'est-à-dire à peu près  12  %. Ces
chiffres vous indiquent simultanément l'ordre de grandeur de la fortune d'un
pays comme la Grande-Bretagne et aussi celui de l'inégalité. Ajoutons que,
dans la tranche entre  2  000  et  4  000  livres, la fiscalité reprend à peu près la
moitié du total des revenus.
Ces chiffres comportent des inexactitudes substantielles, ils atténuent
l'inégalité réelle parce qu'ils ne tiennent compte ni des profits en capital (par
exemple, des profits en bourse, éventuellement élevés), ni des frais de
représentation. Les revenus après impôt supérieurs à 1 000 livres représentent
un total de  1  171  millions de livres pour  750  000  familles ou contribuables.
Supposons que l'on prélève tout ce qui dépasse  1  000  livres par famille. On
aurait à redistribuer 421 millions de livres sur le total de 8 389 qui subsistent
après impôt, soit environ 5  % du total, entre  19  millions de bénéficiaires.
L'inégalité reste grande et l'opération ne modifierait pas sensiblement la
condition des masses. Ajoutons que l'essence de la société industrielle, c'est
qu'une augmentation de  5  % des revenus peut être obtenue beaucoup plus
facilement par deux années de croissance économique que par la redistribution
des revenus supérieurs. La notion de redistribution a toute sa force lorsque la
fortune collective est une fois pour toutes fixée. En revanche, lorsque le taux
annuel d'accroissement du produit national est de  3  %, la redistribution des
revenus supérieurs apporterait moins que peu d'années de croissance normale.
Essayons maintenant de commenter quelques-uns de ces chiffres. A quoi est
dû l'embourgeoisement d'une fraction de la population aux États-Unis  ? La
question est indispensable si nous prétendons généraliser les leçons de
l'expérience américaine. L'élévation du niveau de vie est due à l'augmentation
du produit national, ensuite seulement à la diminution de l'inégalité. On
n'observe pas toujours une tendance à l'égalisation, celle-ci n'apparaît qu'à la
condition d'adopter certaines méthodes et de retenir certaines statistiques. Il
est probable que la part des salaires dans le revenu national n'a pas
sensiblement augmenté dans la plupart des pays d'Occident. Pour manifester la
diminution de l'inégalité, on compare les revenus de 1 % des contribuables les
plus riches et des  99  % restants. Voici les chiffres qui ont été établis par le
statisticien américain Kuznets. En  1913, le  1  % des contribuables supérieurs
recevait 16 % du total des revenus. En 1929, cette proportion était légèrement
en augmentation, 17, 2. En  1939, elle tombe à  13,3  et en  1948  à  9  %.
Aujoutons un autre chiffre. En  1913, dans la tranche supérieure de  1  %, le
revenu moyen était  5  679  dollars contre  296  en moyenne pour le groupe
des  99  %. Aujourd'hui le rapport est de  12  531  dollars contre  1  272.
Autrement dit, on est passé de  1  à  20  à  1  à  10. Je pourrais justifier la
généralisation en considérant des statistiques relatives aux autres pays d'Europe,
mais nous allons changer de méthode et employer le raisonnement.
Pour démontrer que l'évolution sera la même en Europe qu'aux États-Unis,
il faudrait disposer d'une théorie qui rende compte des changements de la
répartition. Il faudrait que l'on expliquât pourquoi les choses se sont passées
aux États-Unis comme elles se sont passées. Or, nous ne disposons pas, ni les
économistes ni les sociologues, d'une théorie générale de la répartition
unanimement acceptée. En fait, nous oscillons entre deux idées, insuffisantes et
insatisfaisantes  : l'une est optimiste, marginaliste, l'autre est pessimiste,
marxiste. Avant de passer à l'analyse du phénomène américain, je vais vous
rappeler les éléments essentiels de ces deux schémas.
La théorie marginaliste pose que le salaire des ouvriers s'établit au niveau de
la productivité marginale, c'est-à-dire au niveau du rendement du dernier
travailleur employé. Dès lors, il est facile de raisonner de la manière suivante :
si la productivité du travailleur augmente, le salaire doit augmenter
parallèlement. En fait, on trace ainsi plutôt une limite supérieure qu'une limite
inférieure. Si l'entrepreneur est libre de sa décision, il n'emploiera pas un
ouvrier supplémentaire auquel il donnerait un salaire de valeur supérieure à
celle du travail fourni. C'est là une évidence. Mais l'entrepreneur n'est pas
toujours obligé de payer les ouvriers au niveau du travailleur marginal. De
plus, on pourrait entrer dans la discussion théorique relative à l'écart entre
productivité moyenne et productivité marginale. Enfin, il faut tenir compte
d'un facteur qui joue un rôle considérable dans la théorie pessimiste, la
puissance d'une part des employeurs, d'autre part des employés. La théorie
marginaliste suggère qu'au fur et à mesure que s'élève la productivité, en
général le salaire s'élèvera. S'élève-t-il aussi vite que la productivité ? Comment
se répartiront les salaires entre la base et le sommet de la hiérarchie ? La théorie
ne peut répondre à ces interrogations.
On prête à Marx l'idée de la paupérisation absolue et l'on peut, en effet,
citer des phrases du Manifeste Communiste et du Capital selon lesquelles, au fur
et à mesure que s'accumule la fortune à une extrémité, à l'autre s'accumulera la
misère. Mais si vous lisez attentivement Le Capital, vous constatez que le
mécanisme de la paupérisation n'est pas rigoureusement économique, mais
social. Le salaire des ouvriers est déterminé par le coût des marchandises
nécessaires à l'entretien de l'ouvrier et de sa famille. Si la productivité du travail
augmente, l'ouvrier peut produire les marchandises qui lui sont nécessaires en
un nombre d'heures réduit. Rien n'empêche, dans le schéma marxiste, que les
salaires réels des ouvriers s'élèvent, puisque le temps de travail nécessaire, celui
qu'il faut à l'ouvrier pour produire les marchandises dont il ne peut se passer,
diminue. A moins que le taux de l'exploitation ne s'élève, il y aura
augmentation du salaire réel de l'ouvrier sans sortir du schéma marxiste.
Qu'est-ce qui détermine la paupérisation  ? L'armée de réserve industrielle4.
Marx appelle ainsi les ouvriers rejetés du processus de production par la
transformation des techniques qui, par conséquent, pèsent sur le marché du
travail, affaiblissent la capacité de discussion des ouvriers, renforcent la
puissance des entrepreneurs. L'armée de réserve provoque la baisse des salaires,
en dépit du développement des forces productives, en raison du rapport entre
offre et demande de travail. Le chômage permanent empêche les ouvriers de
tirer profit des progrès de productivité. Si cette analyse est exacte, on comprend
pourquoi on peut conserver le schéma du Capital et ne pas conclure à la
paupérisation. Il suffit de supposer que des forces antagonistes agissent avec
une vigueur suffisante pour compenser, et au-delà, l'action de l'armée de
réserve industrielle. Les forces antagonistes sont l'augmentation de la
productivité qui réduit le temps de travail nécessaire et l'organisation syndicale.
L'hypothèse de la paupérisation n'est pas en soi absurde. Il est concevable
qu'en dépit de l'augmentation de la productivité les salaires ouvriers baissent.
Le phénomène s'est produit dans des circonstances déterminées, il suffit que
l'excès de la main-d'œuvre permette à l'entrepreneur de payer ses ouvriers très
au-dessous du niveau de la productivité marginale. Mais ce schéma ne s'est pas
généralisé dans les sociétés industrielles capitalistes de l'Occident, parce que  :
premièrement la natalité a diminué, deuxièmement l'armée de réserve a
diminué, troisièmement la force des organisations ouvrières a enlevé aux
entrepreneurs la puissance que leur attribuait Marx.
La paupérisation a d'autant plus de chances d'intervenir que l'on est plus
proche de la phase initiale d'industrialisation. En effet, ce sont les besoins
d'investissement qui apparaissent prioritaires. Nous avons étudié l'an dernier,
longuement, le processus soviétique de paupérisation ouvrière durant les plans
quinquennaux. Un pourcentage considérable d'investissements exclut
l'élévation des salaires des ouvriers employés. N'oubliez pas que, dans cette
phase initiale, il y a en général excès de la main-d'œuvre ; le but, même le but
immédiat des planificateurs, est de donner du travail au plus grand nombre
possible de travailleurs disponibles. A cette fin, il faut éventuellement rogner la
part de chacun d'eux, de manière à libérer le maximum de capitaux en vue du
réinvestissement. Ce qui se produit dans l'industrialisation de type soviétique a
dû se produire, sous une forme ou sous une autre, dans l'industrialisation de
type capitaliste au XIXe siècle, mais alors les capitaux transitaient par
l'intermédiaire des revenus individuels et produisaient en même temps les
phénomènes que Marx a observés et vitupérés, l'accumulation de profits chez
les privilégiés. Dans la phase initiale, l'investissement recevant nécessairement
la part du lion, le niveau des salaires individuels augmente-t-il ou baisse-t-il ?
C'est là une question statistique qui appelle des études précises. Il reste que la
paupérisation absolue sous la pression de l'armée de réserve industrielle, telle
que Marx l'a décrite, peut se produire sous n'importe quel régime. Quelle était
la situation des planificateurs soviétiques entre 1928 et 1938 ? Eux aussi étaient
en présence d'un surplus de main-d'œuvre, non pas des chômeurs, mais des
travailleurs plus ou moins inutiles dans l'agriculture (puisque l'on pouvait
obtenir la même production agricole sans eux). Les dirigeants ont jugé que
l'essentiel était d'embaucher cette masse disponible dans l'industrie et qu'à
cette fin, il fallait maintenir bas les salaires. Dans un système capitaliste, le
processus semble plus choquant, parce que les entrepreneurs sont les privilégiés
et utilisent la puissance qu'ils doivent au surplus de la main-d'œuvre pour
réduire les coûts de production, c'est-à-dire faire baisser les salaires5.
Fondamentalement, le mécanisme n'en est pas moins le même.

1 De 1954 à 1962, les mouvements typiques de l'économie moderne se sont accélérés en France. En


huit ans, 1,3 million de personnes ont quitté l'agriculture, réduisant le pourcentage de la main-d'œuvre
agricole de 27,3 à 20, 3. Simultanément, le nombre des salariés non agricoles a progressé de 1,6 million,
cependant que a main-d'œuvre totale n'augmentait pas.
2  En  1962, près de la moitié des familles (individus seuls inclus) ont un revenu
entre  6  000  et  15  000  dollars (en dollars  1962), 4  millions de familles un revenu supérieur à  15  000.
Entre  1947 et  1962, le pourcentage des revenus entre  6  000  et  15  000  a massivement augmenté mais
surtout par promotion de ceux qui étaient auparavant dans la catégorie inférieure (4  000-6  000). La
fraction défavorisée, celle des revenus, familiaux ou individuels, inférieurs à  4  000  dollars n'a que
faiblement diminué, 19,8  en  1947, 18  en 1962, mais sur un total de  44,7  millions en  1947,
de  58,6  en  1962. Pour les seules familles (individus seuls exclus), 62  % avaient un revenu
entre 3 000 et 10 000 dollars.
3 Tous ces chiffres se rapportent au franc de 1957, qui a été dévalué de 30 % environ depuis 1957.
4  La loi de la baisse tendancielle du taux de profit constitue un facteur de contradictions, de crises,
peut-être de catastrophe mais non de paupérisation absolue, tout au plus de paupérisation relative
(diminution de la part du travail par rapport à celle du capital).
5 Sans compter le travail des femmes et des enfants que décrit longuement Marx dans Le Capital.
 

XII
 
De la lutte de classes à la satisfaction querelleuse

J'avais étudié la semaine dernière les tendances de l'évolution sociale dans la


société industrielle de type occidental et j'avais dégagé quatre tendances
principales : le déplacement de la main-d'œuvre de l'agriculture vers l'industrie
et l'administration, la salarisation, la différenciation multiple des métiers, des
revenus, des situations et enfin Y embourgeoisement d'une fraction croissante de
la population au travail. Je vous avais indiqué aussi la réduction de l'écart entre
la base et le sommet de la pyramide des salaires. Nous allons repartir de là et
nous demander aujourd'hui quels sont les processus qui rendent compte des
transformations de la répartition du revenu national aux États-Unis, de
manière à savoir si les mêmes phénomènes doivent se reproduire dans les autres
pays.
Le fait décisif est l'élévation du revenu global. Même s'il n'y avait pas eu de
modifications dans la répartition, l'embourgeoisement se serait produit. Il
suffit que l'ensemble de la pyramide s'élève pour qu'inévitablement, la couche
supérieure des ouvriers accède à une condition de vie petite-bourgeoise.
Rappelons que la catégorie inférieure à  2  000  dollars par an représentait
en  1929  42,7  % du total des revenus aux États-Unis  : en  1953, elle n'en
représente plus que 22,9 %. En revanche, la tranche supérieure à 4 000 dollars
est passée dans le même temps de 21 à 44,9 % ; en 1957, la proportion doit
dépasser la moitié. En admettant qu'à ce niveau le style de vie soit petit-
bourgeois, la moitié de la population américaine accède à une telle condition.
Pourquoi l'inégalité n'a-t-elle pas augmenté, comme on serait logiquement
tenté de le croire, en fonction du fait que nous connaissons tous, qu'il est plus
facile pour le riche de s'enrichir que pour le pauvre de cesser de l'être ? C'est un
fait d'expérience individuelle que ceux qui disposent déjà de capitaux ont
infiniment plus de facilités à accroître leurs revenus que ceux qui ne possèdent
rien que leur force de travail. Il y a donc un phénomène apparemment
surprenant. Par observation personnelle, nous serions tous tentés de dire que
l'essence d'un régime comme celui que nous observons en France est que les
riches y deviennent de plus en plus riches, sans que les pauvres sortent de leur
condition. Or, à condition de comparer les générations, on constate un
phénomène opposé, non pas du tout la suppression des inégalités qui restent
considérables, mais un mouvement vers l'égalisation. En fait, la tendance à une
concentration croissante de revenus a probablement existé dans une assez large
mesure au XIXe siècle ; elle n'est pas dominante au XXe siècle, elle est refoulée
par des tendances antagonistes.
La première remarque que je voudrais vous présenter, en marge des théories
marxistes, est la suivante : il y a effectivement, dans les économies industrielles
de style occidental, un regroupement des entreprises  ; mais, par un apparent
paradoxe qui est en réalité logique, ce phénomène n'entraîne pas de
concentration de revenus, au contraire. Aux États-Unis, à l'heure présente,
les  100  plus grandes corporations (banques et assurances exclues) font un
chiffre d'affaires de l'ordre de 130 milliards de dollars, ce qui constitue à peu
près le tiers du produit national brut des États-Unis, et elles occupent
6 millions 1 /2 de travailleurs, soit 1 sur 12 des travailleurs américains. Mais,
simultanément, leur capital appartient à des millions d'actionnaires et elles
payent  12  milliards de dollars d'impôts. La distribution des dividendes est
relativement faible. Autofinancement et taxes opèrent un prélèvement
considérable.
Ces chiffres ne doivent pas nous dissimuler le fait que ces millions de
propriétaires sont complètement dépourvus d'influence sur la marche de
l'entreprise et, à ce titre, réduits à l'impuissance par l'oligarchie des directeurs.
Les grandes corporations n'impliquent pas non plus une concentration des
revenus, parce qu'elles comportent une différenciation des tâches, entraînant
une différenciation des rétributions  ; autrement dit, il n'y a pas un petit
nombre d'énormes revenus et une masse de salaires très faibles, mais toute une
série de rétributions intermédiaires entre la base et le sommet de la hiérarchie.
D'autre part, les syndicats ouvriers exercent une pression constante sur la
direction des corporations. L'État exerce lui aussi une pression fiscale, qui tend
à réduire la part des dividendes et à augmenter celle de l'autofinancement dans
les profits bruts.
Dans un cas de cet ordre, nous constatons, ce que je vous avais annoncé la
semaine dernière, un entrecroisement de facteurs sociaux et de facteurs
économiques. Les facteur social est d'abord et avant tout la fiscalité. Dans tous
les pays de civilisation industrielle de style occidental, l'impôt direct, progressif,
reprend une portion croissante des revenus au fur et à mesure qu'ils s'élèvent.
En Grande-Bretagne, il prélève  25  % de la tranche des revenus
entre  1  000  et  2  000  livres par an, 50  % entre  2  000 et  4  000  livres, plus
de 75 % de la portion au-dessus de 4 000 livres par an et la plus grande partie
de la portion supérieure à 6 000 (16,2 millions sur 17, 7)1.
L'efficacité du système est inégale selon les pays et selon la fraude, légale ou
illégale. Je vous accorderai que le pourcentage de fraude est plus élevé en
France qu'en Grande-Bretagne, bien que, chez nos voisins, il existe des
méthodes subtiles pour réduire l'impôt payé sans manquer à la lettre de la loi.
Même en faisant la part de la fraude, il reste que l'impôt direct est une manière
efficace de réduire l'inégalité des rétributions. Un deuxième facteur social est la
redistribution des revenus par l'intermédiaire de la Sécurité sociale. Il n'est pas
sûr qu'elle aboutisse toujours à une diminution de l'inégalité. Dans un pays
comme la France, il est probable que la plus grande partie, sinon la totalité, des
versements est financée par les salariés eux-mêmes ; la Sécurité sociale y aboutit
à une redistribution des salaires à l'intérieur de la population salariée elle-
même. Le problème est discuté par les économistes et présente une très grande
complication technique. Je n'entre pas dans les détails.
Passons au facteur économique de la diminution de l'inégalité. D'abord, la
part des revenus qui vient de chaque secteur de l'économie se modifie. Il naît
constamment de nouvelles entreprises, la part des vieilles industries diminue.
La proportion des revenus agricoles va en s'amenuisant. La stabilité des
fortunes terriennes appartient au passé. Ce qui empêche, de génération en
génération, l'accentuation de l'inégalité, c'est que l'économie moderne n'est
pas cristallisée une fois pour toutes dans sa structure. Les rapports entre les
secteurs se modifient sans cesse, ce qui offre la possibilité à des individus
nouveaux d'acquérir des revenus importants, ce qui rend aussi probable que
certains détenteurs de grandes fortunes s'appauvrissent relativement.
Le phénomène que j'ai analysé sous le nom de salarisation joue également et
de manière nécessaire dans le même sens. Dans la mesure où une fraction
croissante de la population est composée de salariés, l'inégalité est déterminée
surtout par celle des salaires. Or, il est facile de réduire cette dernière, j'entends
par là l'écart entre la base et le sommet de la hiérarchie. Moins les revenus
proprement capitalistes, à savoir les profits, tiennent de place dans le revenu
total, plus il est aisé de concevoir une égalisation progressive. Nous arrivons
ainsi au phénomène décisif.
Au cours du XXe siècle, la part de ce qu'on appelle revenu du capital tend
constamment à diminuer par rapport à l'ensemble des revenus. Le phénomène
ne mériterait même pas d'être souligné s'il n'était souvent méconnu. Le
processus est imputable à de multiples causes, souvent à l'inflation, à la
diminution des dividendes distribués, à l'impôt sur l'héritage, à la baisse de la
rente foncière. Les impôts considérables prélevés sur les revenus élevés exercent
une influence analogue. Prenons quelques chiffres  : en  1929, aux États-Unis
(les chiffres sont exprimés en dollars courants, je ne fais pas la réduction à un
pouvoir d'achat constant), les revenus personnels représentaient un total
de  85  milliards de dollars sur lesquels les salaires et traitements
représentaient  51, et les revenus du capital quelque 33  milliards, soit
presque 40 % du total. En 1955, sur  306 milliards, les revenus du travail en
représentent 216 et il ne reste que 76 milliards pour les rentes, dividendes et
intérêts. Le pourcentage est tombé au-dessous de  25  %. Autre chiffre  :
en 1929, sur un total de 9 500 millions de dollars de profits de sociétés, celles-
ci distribuaient 5 800 millions de dividendes, soit plus de la moitié. En 1955,
la distribution ne s'élevait qu'à  11  milliards sur  41, c'est-à-dire à peu près le
quart. En Grande-Bretagne, le phénomène est du même ordre de grandeur : en
1955, le total des revenus privés avant impôts s'élevait à  15  688  millions de
livres, sur lesquels salaires et traitements en représentaient un peu plus de
10  000. Les revenus mixtes, c'est-à-dire ceux des entrepreneurs individuels,
1  700  ; les rentes, dividendes et intérêts, 1  800. Telle est la répartition  :
indépendants, 11 % ; capital, 12 à 13 % ; transferts, 7 à 8 %. Les salaires et
traitements comptent pour les  2/3  ; le pourcentage de  12  à  13  % pour les
revenus du capital constitue une diminution d'environ  50  % par rapport à
avant la guerre de 39.
Ces phénomènes, d'ordre économique et social, se produisent dans tous les
pays occidentaux de civilisation dite capitaliste ou démocratique (même dans
les pays qui ont la réputation d'évoluer autrement). Je vais vous indiquer les
particularités de l'évolution française. La première est celle à laquelle j'ai fait
allusion la semaine dernière, c'est-à-dire la résistance à la salarisation, ce qui se
traduit dans les statistiques sous la forme suivante  : les revenus mixtes qui
représentent  12  % en Grande-Bretagne et moins aux États-Unis, s'élèvent en
France à plus de 30 % du total. Le terme d'« indépendant » regroupe tous ceux
qui ne sont pas proprement intégrés dans un système capitaliste, c'est-à-dire
ceux qui ne distinguent pas encore entre profits et salaires parce qu'ils sont
simultanément leurs propres employeurs et leurs propres employés.
La deuxième singularité de l'évolution française est que la part des revenus
du capital a diminué, en France, plus que dans les autres pays. Cette
proposition passerait pour surprenante auprès des commentateurs étrangers qui
expliquent volontiers les difficultés sociales de la France par le conservatisme
du capitalisme. Cette interprétation est peut-être vraie, mais il est vrai aussi que
l'inflation a été plus forte ici qu'ailleurs. Les loyers ont été artificiellement
maintenus à un niveau très bas. Les rentiers de l'État ont été ruinés. Aussi ne
doit-on pas s'étonner que la part des revenus du capital proprement dit
représente en France 5 % du total, alors que ce pourcentage est plus du double
en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
La troisième singularité de notre société qui mérite d'être signalée, c'est que
le pourcentage des revenus de transfert y est plus élevé que dans aucun autre
pays de civilisation occidentale. On appelle ainsi, soit les allocations familiales,
soit les paiements de pension, dans l'ensemble les revenus qui ont été gagnés
par Paul et qui sont transmis à Pierre, ou encore ceux qui vont non pas à ceux
qui les ont gagnés, mais à un autre individu après avoir transité par l'État ou la
Sécurité sociale. Ils représentent en France près de 15 % du total des revenus,
ce qui est presque le double de la proportion anglaise et sensiblement plus du
double de la proportion américaine. Pour nous en tenir à l'essentiel, il est
paradoxal d'observer une économie qui est simultanément la moins capitaliste
de celles des grands pays occidentaux et qui comporte le plus de redistribution.
Il est, en effet, d'autant plus difficile de transférer des revenus qu'une économie
est moins « salariée ». En effet, les catégories sociales qu'il est le plus difficile de
taxer sont celles des revenus mixtes. Je pense que dans aucun pays on n'a réussi
à imposer très efficacement ni le paysan propriétaire, ni le commerçant
propriétaire. Une société qui est à la fois celle où la salarisation a le moins
progressé et où les transferts se sont le plus développés comporte des
contradictions d'ordre économique qui se manifestent ensuite sous forme de
protestations ou de crises sociales2.
Si ces analyses sont exactes, on peut conclure que l'embourgeoisement d'une
fraction des travailleurs et la réduction des inégalités se produiront dans tous
les pays de civilisation industrielle démocratique, à condition que la croissance
économique continue. Ce qui s'est passé aux États-Unis n'est pas exceptionnel
ou anormal. Il y a aussi en Europe des syndicats puissants, une fiscalité directe,
des distributions réduites de dividendes, la différenciation des tâches et par
suite des rétributions. Peut-op conclure de ces phénomènes que les querelles
sur l'inégalité appartiennent au passé  ? Cette conclusion serait absurde. Le
problème n'est pas résolu, même si l'on suppose que les hommes sont
raisonnables (ce qui naturellement est une supposition irréelle). Pourquoi ? Il y
a à cela de multiples raisons que je vais essayer de vous expliquer pour limiter
l'impression d'optimisme que, sans intention, j'aurais pu vous donner dans
l'exposé précédent. Les inégalités de capital ou de fortune demeurent
considérables et il n'est pas sûr que la répartition du capital soit sensiblement
plus égalitaire aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a une ou deux générations. Le
fait a peu d'importance en ce qui concerne le niveau de vie de l'ensemble de la
population. Le phénomène nouveau, c'est qu'en dépit de l'inégalité dans la
répartition du capital, il puisse y avoir tendance au nivellement des revenus.
Mais ceux qui pensent qu'une grande disparité des fortunes est, en tant que
telle, injuste, ont toutes les raisons de continuer à dénoncer les sociétés
actuelles. Effectivement, les patrimoines continuent à être répartis de manière
très inégale et, puisqu'on n'a pas supprimé l'héritage, il subsiste à chaque
génération une minorité privilégiée.
Il y a plus. L'évolution que je vous ai décrite dans ses grandes lignes, même
en supposant les chiffres vrais, n'empêche pas que l'inégalité des revenus
demeure énorme. Aux États-Unis, elle va de moins de  2  000  ou
de  1  000  dollars par an à quelques centaines de milliers. Cependant, si les
revenus les plus faibles suffisaient à assurer ce que l'opinion publique considère
comme une existence décente, on pourrait dire que la hiérarchie fait partie de
la structure de la société. En fait, aux États-Unis, qui sont globalement le pays
le plus riche (pas celui où la répartition est la plus égale), 16  à  20  % de la
population gagnent moins que ce que la conscience commune considère
comme un minimum tolérable3. D'où, inévitablement, la réaction de beaucoup
d'hommes de bonne volonté déclarant : il est scandaleux que dans un pays où
les ressources permettraient de donner à tous de quoi vivre décemment, il
subsiste une telle proportion de miséreux.
A ce point de la discussion intervient l'économiste du style Schumpeter qui
nous dit  : prolongez d'un demi-siècle l'évolution qui s'est produite depuis
50  ans et cette marge de pauvreté choquante sera à son tour éliminée. C'est
possible, mais tout le monde n'est pas économiste, et même les hommes de
science peuvent avoir des réactions, moins rationnelles mais plus humaines, à
des sociétés, apparemment à cet égard les moins imparfaites mais encore
sérieusement criticables. Une collectivité du type américain pourrait, en
théorie, éliminer les formes extrêmes de pauvreté. Or, cette possibilité n'est pas
réalisée. Je ne suis pas sûr qu'aucun système social fasse disparaître entièrement
ces phénomènes résiduels. Il se peut que toute société comporte un coefficient
d'imperfection difficilement réductible et doive se résigner à l'existence
de  10  à  15  % d'individus pour ainsi dire exclus, victimes de leur échec, ou
parce qu'ils n'étaient pas assez bien doués, ou bien parce qu'ils ont eu de la
malchance, ou parce qu'ils avaient une âme de révolté. Je n'affirme ni ne nie la
possibilité d'éliminer par une organisation appropriée les cas douloureux4  ; je
dis que l'évolution économico-sociale n'enlève pas aux protestataires des
arguments valables et ne les oblige pas à se déclarer enthousiastes des résultats
jusqu'à présent atteints dans l'égalisation des revenus.
Enfin, les statistiques fiscales sont sujettes à caution. Dans le cas de la
Grande-Bretagne, on ne peut pas ne pas être surpris par le petit nombre de
familles dont les revenus, officiellement, seraient supérieurs à 5 000 livres par
an  ; si l'on confronte ces relevés fiscaux avec le nombre des Rolls-Royce qui
circulent sur les routes, on n'échappe pas à la conviction que des principes
d'erreurs se glissent quelque part. Les gains en capital ne sont pas imposés et ne
figurent pas dans les statistiques fiscales. Les tranches qui figurent dans les
tableaux concernent des revenus nets, après déduction des frais, c'est-à-dire
d'une catégorie élastique où l'ingéniosité du comptable peut se déployer. Au
fur et à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des revenus bruts, la proportion
déduite augmente légitimement. Ce sont les plus riches qui ont le plus de frais.
Fiscalement, la proposition est incontestable. D'aucuns la jugent moralement
choquante. Il reste que l'inégalité réelle est plus accentuée que les statistiques
fiscales ne la font apparaître.
Il subsiste une discussion de principe sur l'équité d'un système économico-
social comme celui qui existe en Occident, sur la justification propre de chaque
type de rémunération. Beaucoup de gens pensent que les revenus tirés du
capital sont, en tant que tels, condamnables, que l'inégalité des traitements est
légitime parce qu'elle correspond à l'inégalité des fonctions, que le profit est
illégitime parce qu'il n'est pas gagné par le travail. Certes, les critiques
n'ignorent pas que la redistribution des profits n'améliorerait pas sensiblement
le sort de la masse. Mais, sans réclamer cette redistribution, ils peuvent
maintenir une condamnation de principe. La portée de cette condamnation est
affaiblie dès lors que le volume des profits n'exerce plus de grande influence sur
le niveau de vie de la population. Politiquement, les passions tendent à
s'apaiser, mais la discussion n'en devient pas pour autant tout académique.
Enfin, un dernier fait entretient une discussion, parfois passionnée, sur
l'inégalité  ; il y a, entre les groupes et à l'intérieur de chacun d'eux, des
inégalités choquantes. Par exemple, dans un pays comme la France, les
agriculteurs payent fort peu d'impôts directs ; la plus grande partie d'entre eux
ne pourraient en payer parce que leurs revenus sont trop faibles. Mais les
exploitants des entreprises agricoles prospères sont faiblement taxés, d'où la
protestation des salariés. Les plus-values sur les terrains permettent des
enrichissements énormes et pour ainsi dire sans mérite. Ainsi naissent et
croissent des inégalités dont l'observateur n'a pas l'impression qu'elles
correspondent à la justice. Peut-être y a-t-il là quelque chose de fondamental.
L'essence des sociétés capitalistes (et un jour peut-être des sociétés soviétiques),
c'est qu'on y conteste la répartition des revenus. On ne peut pas ne pas le faire,
parce que nos sociétés sont matérialistes et n'accordent aucune valeur à
l'ascétisme. A partir du moment où l'on attache de l'importance à la
maximisation du pouvoir d'achat, il est normal qu'on s'interroge à chaque
instant pour savoir si une certaine distribution est équitable ou non. On
continuera donc à en discuter, au moins aussi longtemps qu'on n'aura pas
atteint le stade d'abondance absolue où la prise sur le tas sera permise à chacun.
Toutefois, au fur et à mesure que les sociétés industrielles évoluent vers plus de
ressources et une inégalité atténuée, il est normal que la rivalité baisse en
intensité et en violence.
Quelles sont donc maintenant  –  et c'est là la dernière question
d'aujourd'hui – les tendances qu'on peut observer dans les sociétés industrielles
en ce qui concerne la forme et le caractère que prend la lutte pour la répartition
du revenu national entre les différents groupes  ? Elles me paraissent être les
suivantes  : la réduction de la passivité  ; l'intensification des revendications et
l'affaiblissement des mouvements révolutionnaires et de la propension à utiliser la
violence. Je vais essayer de commenter ces trois phénomènes :
1. Réduction de la passivité : jadis, une grande partie de la population vivait
selon la tradition et considérait un certain niveau et un certain style de vie
comme correspondant à ce qui lui était dû, sans espérer d'amélioration. Ce que
j'appelle passivité sociale, c'est tout simplement l'absence de revendication, la
non-attente d'un sort meilleur. Or, à n'en pas douter, au grand désespoir d'un
certain type de conservateurs, les sociétés industrielles ont pour
caractéristiques, simultanément, d'augmenter les ressources collectives et les
revendications de tous. Il serait absurde de s'indigner contre ce phénomène qui
est logique, normal, conforme à l'essence de la société où nous vivons.
Souvent, les directeurs de compagnies capitalistes ont constaté avec regret que
les travailleurs d'autres civilisations, lorsqu'ils avaient acquis un certain revenu,
jugeant qu'ils avaient ce qui leur était nécessaire, s'arrêtaient de travailler,
indifférents au supplément possible. Cette attitude, raisonnable à beaucoup
d'égard dans un cadre social différent, est celle que toute société industrielle
veut éliminer. On ne peut apprendre aux Français à désirer davantage sans les
pousser en même temps à revendiquer. Le rétrécissement de la fraction de la
population cristallisée dans une vie traditionnelle est conforme à l'évolution
logique et presque nécessaire de notre civilisation.
2. Du même coup, on dira qu'il y a de plus en plus de revendications, de
plus en plus d'occasions de revendiquer, de plus en plus d'individus et de
groupes organisés qui, conscients du rapport entre leur revenu actuel et celui
du voisin, protestent, soit contre une diminution, soit contre une insuffisante
augmentation de leurs ressources, du moins en comparaison avec
l'augmentation dont a bénéficié un autre. La revendication ne se sépare pas de
la comparaison. L'essence de la démocratie, combinée avec la civilisation
industrielle, est un état de constante agitation. Si l'on veut éliminer ces
revendications et protestations, il faut employer de grands moyens qui donnent
de mauvais résultats, il faut reconnaître à un groupe particulier le droit de dire
souverainement ce qui est juste ou injuste. Il faut qu'un petit nombre
d'hommes fasse taire les autres, au nom de Dieu, de l'histoire ou de la race, et
répartisse les revenus dans l'intérêt de la collectivité. Ce recours au pouvoir
absolu d'un groupe est une permanente possibilité ou tentation des sociétés
industrielles, ce n'est pas leur état normal qui est d'accepter les conflits, non pas de
les apaiser mais de les empêcher de devenir belliqueux.
3. D'où la troisième proposition  : de manière générale, la propension à la
violence et au mouvement révolutionnaire s'affaiblit. Dans quelles
circonstances la revendication tend-elle à prendre un caractère extrême  ?
D'abord, en cas de baisse des prix, de chômage, de crise économique. Encore
aujourd'hui, si nous supposons ces éléments réunis aux États-Unis, des
réactions brutales seraient à craindre. La plupart des observateurs pensent que
cette éventualité ne se produira pas, car le gouvernement américain fera tout, y
compris la planification intégrale, plutôt que d'accepter une grande crise avec
chômage massif. (Il va de soi que la planification serait menée au nom de la
libre entreprise.) A l'heure présente, les sociétés industrielles sont probablement
incapables de supporter une crise comparable à celle des années  30. La
tendance que je vous indique suppose une régularité de croissance que nous
observons depuis dix ans, mais que nous ne pouvons considérer comme
garantie. D'autre part, en période de développement, les organisations
ouvrières et, de manière générale, les représentants des différents groupes
sociaux, ne peuvent pas ne pas reconnaître que l'arrangement, le compromis
donne de meilleurs résultats que la bataille, tant qu'on n'a d'autre objectif
qu'une redistribution des revenus. Les syndicats américains ne sont pas
soucieux de doctrine ou d'idéologie  ; ils n'ont pas de goût pour la propriété
publique des instruments de production, ils préfèrent discuter avec les patrons
plutôt qu'avec l'État et ils obtiennent régulièrement une certaine augmentation
du salaire horaire. Pourquoi seraient-ils portés à la violence ? Ils le sont d'autant
moins que, dans toutes les organisations, la conduite collective dépend pour
une part des dirigeants. Or les secrétaires de grands syndicats ont des situations
financières satisfaisantes ainsi qu'une position de prestige et de pouvoir. La
formule dite révolutionnaire, celle de la conquête de l'État, les mettrait
directement sous les ordres des chefs politiques. Ils sont conscients d'avoir plus
de liberté et surtout de sécurité personnelle, aussi longtemps que les pouvoirs
publics reconnaissent le droit à l'indépendance des syndicats et ne prétendent
pas nommer eux-mêmes les dirigeants de ces derniers au nom du prolétariat,
incarné dans un parti.
Dans une économie progressive, il est normal que les différents groupes
sociaux soient en conflit pacifique, si je puis dire, en querelle constante. Bien
sûr, il y a encore des occasions plus ou moins nombreuses de violence : la grève
en est une. Que faut-il pour qu'on sorte de la compétition tranquille dont
l'enjeu demeure la distribution du revenu national et pour qu'on entre dans la
phase héroïque, lyrique ou épouvantable, de la révolution  ? Au fond, il faut
deux sentiments qui semblent contradictoires et qui sont solidaires : l'espoir et
le désespoir. Il faut que les hommes se trouvent dans une situation qu'ils jugent
fondamentalement inacceptable et il faut qu'ils conçoivent une autre réalité.
Or, qu'on le déplore ou qu'on s'en félicite, les sociétés industrielles,
démocratiques, pacifiées, comme la Suède ou la Norvège, ne sont ni
désespérées, ni riches d'espérance  ; elles sont mi-satisfaites, mi-protestataires.
Elles admettent l'ensemble et protestent contre le détail. Cette espèce de
satisfaction querelleuse est la plus éloignée du climat révolutionnaire.
Il est loisible de déplorer qu'au milieu du XXe siècle, l'espérance ait déserté
les sociétés industrielles en même temps que le désespoir, et peut-être est-il
inévitable que ces deux sentiments extrêmes s'en aillent à la fois. Peut-être,
après tout, la France (qui n'est pas entièrement conforme à la norme de
pacification que je viens de décrire) est-elle le pays où nombreux sont ceux qui
espèrent tout autant que ceux qui désespèrent  ? Peut-être le climat pseudo-
révolutionnaire qui existe chez nous est-il le résultat du manque de scepticisme
idéologique. De temps à autre, moi qui critique si volontiers le messianisme, je
suis tenté par la nostalgie des époques où le désespoir nourrissait de grandes
espérances, bien que la satisfaction querelleuse me paraisse, tout compte fait,
l'état social le plus acceptable aujourd'hui. Le plus acceptable, mais non le plus
exaltant5.

1 Les chiffres doivent être corrigés en tenant compte des profits en capital et des multiples méthodes de
fraude légale.
2  L'évolution intervenue en France depuis la date où ce cours a été professé oblige à nuancer cette
affirmation : croissance et salarisation se sont accélérées.
3  En juillet  1963, commentant les statistiques du Bureau of Labour statistics, l'Economist écrivait  :
« Presque un tiers des familles américaines sont pauvres, d'après le critère américain. Les statisticiens ont
suggéré de tracer la ligne de pauvreté à 4 000 dollars pour une famille de 4 personnes, et à 2 000 pour
une personne vivant seule. Il y aurait 50 millions de personnes au-dessous de cette ligne. Les « pauvres »
comprendraient 11 millions d'enfants ou jeunes de 10 à 20 ans, 8 millions de personnes au-dessous de
65 ans (soit la moitié des « vieux »), 12 millions de Noirs (ces catégories se recoupent évidemment), le
reste étant composé de Portoricains et autres minorités raciales ou de pauvres Blancs dans les régions
retardées ou les industries en déclin.
4  Aux États-Unis, l'hétérogénéité raciale aggrave les phénomènes marginaux. Blancs, Noirs,
Portoricains ne reçoivent pas la même éducation, ne connaissent pas l'égalité au point de départ.
5 En 1963, la France s'est soumise, à son tour, à la norme de pacification. Les révolutionnaires ne se
retrouvent que dans des sectes et jamais les communistes n'ont été aussi conservateurs.
L'évolution sociale s'accélère. Entre  1954  et  1962, le nombre des exploitants agricoles a diminué
de 24,4 %, celui des salariés agricoles de 28 %. En 1962, les premiers ne représentent plus que 15,7 % de
la main-d'œuvre contre 20,8 % ; les seconds, 4,3 % contre 6 %. De même, la salarisation s'est accélérée :
le nombre des patrons dans l'industrie et le commerce a diminué de  13,1  % entre ces deux dates,
cependant que le nombre des cadres supérieurs et professions libérales augmentait de  37,4  % (en
pourcentage du total, 4  % contre  2,8  %), les cadres moyens de  30,8  %, les employés de  16,3  %, les
ouvriers de 8,8 %.
 

XIII
 
Distinctions objectives, distance sociale,
conscience de classe

Dans la dernière leçon, j'avais étudié deux aspects de l'évolution économico-


sociale des sociétés occidentales, les processus qui déterminent des
modifications dans la répartition des ressources collectives, les conséquences de
ces changements sur le caractère que prend la lutte entre les groupes pour la
répartition du revenu national. J'avais volontairement sauté les intermédiaires
entre le fait économique – l'embourgeoisement – et le fait social – la relative
pacification. Je voudrais aujourd'hui les reprendre.
Dans une analyse simplifiée, j'en distinguerai quatre :
1o Distinctions objectives dans les façons de vivre des individus ou des
groupes ;
2o Distance sociale entre ces groupes ;
3o Conscience que chacun d'entre eux prend de lui-même, intensité avec
laquelle il est conscient de sa propre unité ;
4o Degré d'acceptation ou de refus de la part des différents groupes, de leur
existence et de leur séparation.
Je vais m'efforcer de définir ces quatre termes liés les uns aux autres, mais
qui ne s'impliquent pas rigoureusement l'un l'autre.
Du premier phénomène, on est d'abord tenté de dire qu'il est fonction des
différences de revenus ; il y a effectivement une relation entre les inégalités de
ressources et les styles de vie, mais il n'est pas vrai que, à égalité de moyens,
l'usage qui en est fait soit nécessairement le même. Vous connaissez tous les
études faites par Maurice Halbwachs sur la répartition des dépenses selon les
groupes sociaux. Avec les mêmes revenus, en général, un ouvrier dépensait plus
pour la nourriture et moins pour le logement qu'un petit-bourgeois. La
répartition des dépenses et le style de vie n'importent pas moins, en une étude
sociologique, que le niveau de vie. La tendance à un niveau de vie petit-
bourgeois n'efface pas, pour autant, les nuances entre les manières de vivre.
Le deuxième phénomène est plus difficile à définir, Je l'ai baptisé, faute d'un
meilleur terme, distance sociale, et je vais faire appel, pour commencer, au sens
immédiat que vous pouvez en avoir. Lorsque vous rencontrez quelqu'un qui
appartient à la même nation que vous, mais qui a manifestement un métier et
un revenu très éloignés du vôtre, vous éprouvez, de manière presque spontanée,
le sentiment d'une distance entre lui et vous. Ce qui frappe le voyageur
occidental lorsqu'il parcourt un pays comme l'Inde, c'est que, bien souvent,
l'écart est tel entre le touriste qui va de palace en palace et les misérables dans
les rues, qu'il ne reste plus, entre lui et eux, le minimum de communauté qui
permet l'échange. La distance est trop grande pour que, d'un côté ou de
l'autre, on garde la conscience de l'unité humaine. Je me souviens de la
mosquée rose de New Delhi et du musulman qui me servait de guide  ; il
agissait comme s'il ne se jugeait pas de la même espèce ; on se sentait comme
un être tombé d'une autre planète. Dans un cas de cet ordre, le fossé est
infranchissable, au point qu'en France vous ne pouvez en avoir une idée. Car la
distance extrême entre le bourgeois et l'ouvrier n'a rien de commun avec
l'abîme qui sépare le malheureux qui couche dans les rues de Calcutta et le
grand bourgeois ou parfois même le dirigeant socialiste de la République de
l'Inde. Les écarts extrêmes, en France, ne suppriment jamais un sentiment de
communauté. Dans toutes les sociétés modernes, il existe entre les individus,
simultanément, un double sentiment de communauté : nous appartenons à la
même espèce, à la même nation, à la même religion  –  et d'altérité : l'ouvrier
n'appartient pas tout à fait au même univers que le bourgeois.
Troisième intermédiaire, la conscience de groupe. Très fréquemment, elle
n'existe pas chez les individus les plus défavorisés. Pour reprendre l'exemple de
l'Inde, les plus malheureux n'ont peut-être pas conscience d'appartenir à une
communauté propre (en dehors de leur caste), ils peuvent être isolés par leur
misère. Il n'y a pas de relation nécessaire entre le niveau des revenus, les
manières objectives de vivre et la conscience que des individus, dans des
conditions analogues, prennent de leur unité.
Enfin, je vous demande de distinguer rigoureusement entre l'intensité de la
conscience de groupe (ou de classe) et l'acceptation ou le refus de la séparation.
Il peut se faire que l'ouvrier éprouve son appartenance au prolétariat et, en
même temps, affirme que le travail qu'il fournit ou la fonction qu'il remplit
n'ont pas moins de valeur que ceux des autres. Il se pense partie d'une
communauté ouvrière et juge cette distinction, à l'intérieur de la société
globale, naturelle. Le cas auquel je songe n'est pas imaginaire  ; d'après les
études faites, l'ouvrier anglais a conscience de sa classe sans pour autant se
dresser contre la hiérarchie sociale. Peut-être la conjoncture française tendrait-
elle dans la direction opposée.
Maintenant que nous avons appris à distinguer ces quatre phénomènes, je
vais examiner les tendances de l'évolution au point de vue de chacun d'eux.
En premier lieu, quelle est l'action des tendances de l'évolution économique
sur les distinctions objectives des conditions de vie  ? On est immédiatement
tenté de répondre que, si les différences des revenus tendent à se rétrécir,
parallèlement les distinctions dans les manières de vivre doivent s'atténuer. En
gros et à long terme, c'est vrai. Mais cette proposition est, si je puis dire, trop
évidente pour être intéressante. Il faut chercher au-delà.
Tout d'abord, je me demanderai  : dans quelle mesure la réduction de
l'inégalité économique tend-elle à éliminer les formes extrêmes de misère ? Sur
ce point, la réponse me paraît à peu près la suivante : il n'y a pas d'exemple,
jusqu'à présent, que les sociétés pauvres aient pu faire disparaître les conditions
de vie pitoyables ; ou encore, ces collectivités sont très inégalitaires (peut-être la
Chine communiste s'efforce-t-elle de créer une exception). Cette proposition
est déplaisante pour le moraliste et choquante pour la conscience. Il serait
souhaitable que l'égalité fût d'autant plus grande que la pauvreté générale est
plus marquée. En fait, dans notre univers, il en va tout autrement. Les sociétés
dites sous-développées connaissent le manque de richesse, en ce sens que le
revenu par tête y est faible, et répartissent très inégalement leurs ressources.
Dans l'Inde, par exemple, il serait rigoureusement impossible d'éliminer les
formes extrêmes de la misère. Par humanité même, il faut faire porter les efforts
sur la création de richesse, sur l'amélioration de l'agriculture, sur
l'industrialisation, non sur l'aide aux millions de malheureux que l'on ne peut
sauver. Cette proposition, je le sais, est horrible, mais le fait est que l'on ne
peut concevoir une politique égalitaire dans un pays où l'excès de la population
par rapport aux ressources dépasse un certain point.
Si nous laissons de côté les pays dits sous-développés dont, en principe, nous
ne traitons pas ici, si nous considérons les pays occidentaux, une deuxième
proposition mérite d'être soulignée : il n'y a pas de proportionalité rigoureuse
entre la croissance économique globale et l'«  extinction du paupérisme  ».
Celui-ci a été plus efficacement éliminé dans les pays scandinaves ou en
Grande-Bretagne qu'aux États-Unis, bien que la richesse américaine soit plus
grande. Autrement dit, la condition nécessaire à l'élimination de la misère est
un minimum de développement de l'ensemble de la collectivité, mais cette
condition nécessaire n'est pas suffisante.
Comment expliquer ce paradoxe apparent que je viens de vous signaler  ?
Tout d'abord, les États-Unis représentent un cas original par rapport aux pays
européens, en raison de l'extrême diversité natioale et raciale de la population,
qui a favorisé la persistance, jusqu'à présent, d'un sous-prolétariat, au-dessous
du prolétariat marxiste, si je puis dire, au-dessous des ouvriers d'industrie. Il y
a là un des facteurs qui ont paralysé la formation d'une forte conscience de
classe. Encore aujourd'hui existe dans le Sud ou dans les États proches du
Mexique, un sous-prolétariat, soit de couleur, soit originaire des pays voisins,
qui ne profite guère du niveau de vie élevé de l'ensemble de la population
américaine. Une deuxième raison, tout autre, est que les États-Unis, jusqu'à
présent, n'ont pour ainsi dire pas d'allocations familiales. Ils acceptent et
considèrent comme normale une extrême différence de niveau de vie selon les
dimensions des familles. Certains foyers ouvriers avec deux salaires ont des
revenus qui peuvent atteindre 6 000 ou 7 000 dollars, de 2 à 2,5 millions de
francs1, ce qui représente un niveau de vie élevé ; en revanche, une famille avec
un grand nombre d'enfants et un seul salaire est pauvre, parfois proche de la
misère. L'idéologie nationale des États-Unis jusqu'à présent (on observe une
transformation progressive) acceptait la bataille, la sélection selon les résultats
de la lutte. Elle n'impliquait pas que la répartition des revenus dût être
essentiellement commandées par la satisfaction des besoins  ; celle-ci était le
sous-produit, le résultat d'une compétition entre les individus, tenue à la fois
pour équitable et conforme à l'intérêt collectif. Ces phénomènes tendent
lentement à se transformer mais, lorsque vous visitez les États-Unis, vous avez
un sentiment d'inégalités et de diversités plus marquées que dans les pays
scandinaves. A cet égard, le pays qui depuis la guerre a le plus changé est
probablement la Grande-Bretagne.
Il y a cinquante ans, ce pays était, ou se croyait, au point de vue de la
puissance, au premier rang dans le monde. Il possédait un immense empire,
étendu sur tous les continents, mais, simultanément, un tiers de la population
britannique était sous-alimentée. Cinquante ans après, la Grande-Bretagne est
devenue une puissance de deuxième ordre. Une nation insulaire qui ne
commande pas l'accès de ses ports dépend de la puissance maîtresse des mers.
La Grande-Bretagne dépend donc des États-Unis. Mais durant cette période de
déclin, on a à peu près supprimé la sous-alimentation et les Anglais, en dépit
de grèves épisodiques, vivent plus pacifiquement, plus confortablement qu'ils
n'ont jamais vécu2. Le contraste que je viens de dresser pourrait être, je crois,
médité avantageusement par les penseurs nationalistes qui n'ont pas encore
compris que les phénomènes économiques ou sociaux du XXe siècle ne sont
plus déterminés par les relations de puissance politique comme ils ont pu l'être
dans le passé. Il n'y a guère de rapport entre le prestige dont jouissent les
diplomates dans les conférences internationales et les conditions dans lesquelles
vivent les peuples.
Le cas de la France est intermédiaire. Il y a certainement plus de misère ici
qu'en Grande-Bretagne, pour deux raisons principales. Il subsiste une crise du
logement qui a été scientifiquement organisée par quarante années de
gouvernement. La législation des loyers depuis  1914  conduisait, de manière
impitoyable et prévisible, à la pénurie actuelle. Celle-ci a été naturellement
amplifiée par les événements, les guerres, etc. Les efforts actuels tendent à
remonter la pente, mais pendant quelques années encore une extrême inégalité
séparera des familles avec le même revenu selon qu'elles disposent d'un
logement ou vivent à l'hôtel. La seconde raison est que la France est,
aujourd'hui encore, un pays assez largement hétérogène  ; elle comprend des
secteurs économiques et des régions qui ne sont pas modernisés. Dans certaines
campagnes, les paysans vivent dans des conditions d'extrême pauvreté,
s'accrochent à leur lopin de terre, veulent maintenir un mode de travail et de
vie accoutumé. Ces phénomènes ne pourraient être éliminés que par une
modernisation générale. En revanche, la France, à la différence des États-Unis
et plus que la Grande-Bretagne, a un système d'allocations familiales, elle a
poussé le plus loin la tendance à répartir les revenus en fonction des besoins
supposés des familles. Ce qui agit dans le sens de l'élimination des formes
extrêmes de misère.
Posons maintenant la question suivante  : dans quelle mesure la réduction
des inégalités économiques a-t-elle pour conséquence l'uniformisation
progressive des conditions de vie des différents groupes sociaux ? Je pense que
sur ce point l'idée essentielle est celle de la discontinuité, des seuils. Vous vous
souvenez peut-être que, lorsque j'ai examiné la répartition des revenus aux
États-Unis, j'ai indiqué la proportion des familles américaines dont le revenu
était supérieur à  4  000  dollars. Ce choix comportait un élément d'arbitraire,
mais il avait une signification  : il y a des points de mutation ou de rupture.
Toute augmentation des revenus les plus bas ne tend pas immédiatement à
rapprocher les conditions de vie. Il faut que les ressources soient telles qu'elles
donnent la possibilité, d'une part, de se nourrir et de se vêtir à peu près comme
les classes dites bourgeoises, et, d'autre part, de disposer d'un surplus pour les
biens de consommation durable. Si la richesse globale augmente, si l'ensemble
de la hiérarchie s'élève, il peut y avoir une uniformisation des conditions de vie
sans qu'il y ait, statistiquement, de réduction substantielle des inégalités.
Lorsque l'économiste ou le sociologue affirme, d'après les chiffres, une
tendance à l'égalisation, il n'a pas toujours découvert un fait social éprouvé par
les intéressés. Lorsque les familles ouvrières peuvent se loger et se nourrir à peu
près comme les petits-bourgeois, effectivement la psychologie confirme la
statistique. Ce qui revient à dire que la tendance à l'uniformité des conditions
de vie est fonction de l'accroissement de la richesse globale autant que de la
réduction des inégalités. Les deux variables interviennent, mais je pense que la
plus importante est la première. Aux États-Unis, ce qui crée une apparence
d'uniformité, c'est le fait que, quel que soit le degré d'inégalité, un nombre
croissant de familles ouvrières disposent de revenus suffisants pour posséder un
logement qui leur appartient en propre, pour se nourrir comme les classes
bourgeoises, à la rigueur même se vêtir comme elles.
S'il en est ainsi, les sociétés industrielles évoluent effectivement dans le sens
de la convergence des modes de vie (encore une fois, avec toutes les réserves
nécessaires). En Suède, cette uniformité est déjà très frappante, mais, mis à part
les pays scandinaves d'un côté, les États-Unis de l'autre (où elle intéresse
50 à 60 % de la population), aucun des pays occidentaux intermédiaires, ni la
Grande-Bretagne, ni la France, ne sont encore arrivés à la phase où
l'accroissement de la richesse globale a pour conséquence des genres de vie
objectivement semblables. Encore aujourd'hui, les inégalités de revenus ont
pour conséquence, aussi bien en Angleterre que chez nous, des styles de vie
foncièrement autres et qui sont provisoirement irréductibles. Il est improbable
qu'aucune réforme sociale soit en mesure, à courte échéance, de les faire se
rejoindre. Le maximum de redistribution du revenu national qui serait
praticable ne pourrait pas produire l'uniformité, souhaitée ou souhaitable, des
conditions de vie.
J'ajoute qu'un tel maximum est difficile à définir. La redistribution est
limitée, en régime démocratique, par les moyens de défense que possèdent les
privilégiés ; et, en régime autoritaire, par le fait que les détenteurs du pouvoir
sont en même temps les privilégiés. Les puissants auraient la capacité théorique
de redistribuer les revenus au profit des plus défavorisés, mais il faudrait leur
prêter autant de désintéressement que de puissance, ce qui est concevable dans
l'abstrait, historiquement peu fréquent. Concluons donc sur la proposition
suivante. On constate, dans les sociétés les plus riches, qu'une fraction élargie
de la population se ressemble de plus en plus dans sa façon extérieure de vivre.
Cette ressemblance s'accentuera, de même que s'élargira la masse petite-
bourgeoise si l'on se donne par la pensée la continuation de la croissance
économique, selon le rythme observé depuis une quinzaine d'années. Mais
pour l'instant, dans la majorité des pays occidentaux, nous en sommes très
loin.
 
Considérons maintenant le deuxième aspect, le rapport entre les disparités
matérielles et la distance sociale. Il n'y a pas de proportionalité entre la
réduction de celles-là et le rétrécissement de celle-ci. Je prendrai pour exemple
le cas de la Grande-Bretagne. Les différences des revenus y ont été réduites
sensiblement, d'abord à l'intérieur de la classe ouvrière, ensuite entre les salaires
et traitements, c'est-à-dire, en gros, entre les ouvriers et les professions non
manuelles. En dépit de ce rapprochement économique et même social, les
styles de vie et les psychologies des groupes sont restés, me semble-t-il, à peu
près aussi différents aujourd'hui que dans le passé. La distance sociale entre les
groupes privilégiés et la masse de la population est restée considérable. Entre les
milieux dirigeants anglais et les couches populaires, elle est, me semble-t-il,
sensiblement plus grande qu'en France (mais, en Angleterre, elle s'accompagne
d'une acceptation réciproque).
Cette particularité britannique me paraît le résultat de l'histoire et de la
survivance de traditions quasi aristocratiques. L'institution qui, plus que toute
autre, maintient la distance sociale est le système de l'enseignement, resté
foncièrement inégalitaire. Évoquons d'abord les «  public schools  » dont le
Français dirait volontiers qu'elles sont ainsi nommées parce qu'elles sont des
écoles privées, où sont pensionnaires les enfants des milieux privilégiés. La
suprême ambition de familles qui s'élèvent dans la hiérarchie est souvent que
leurs enfants puissent être élevés dans ces écoles fameuses. Sans doute, des
enfants de familles modestes reçoivent des bourses pour les « publics schools »,
mais on accroît ainsi la mobilité sans modifier l'éducation. Le fils d'un petit-
bourgeois doit s'adapter au style semi-aristocratique de ses camarades.
L'organisation de l'enseignement secondaire agit dans le même sens, à savoir
la distinction entre les grammar schools et les autres établissements secondaires.
Le système anglais est à peu près celui qui existerait si les lycées français, au lieu
d'offrir toutes les séries A, B, C, D, étaient spécialisés les uns dans la série A
(ou A et A'), d'autres dans la B, etc. En d'autres termes, l'élite des élèves se
trouverait dans une sorte d'institution d'où sortiraient presque tous les
étudiants ; d'autres lycées dits modernes ou techniques recueilleraient les autres
séries, B, C, D. Les seules écoles qui comportent l'ensemble de ces options
s'appellent les comprehensive schools, et sont l'objet de discussions et quelquefois
de polémiques assez vives en Angleterre.
Le système d'enseignement, hérité du passé, qui sépare les catégories
d'élèves, élargit, si l'on peut dire, dès le jeune âge, la distance entre les milieux
sociaux. Il y a un an ou deux, un article, sociologique et spirituel, a été
consacré aux particularités de la langue parlée par les divers groupes, au
vocabulaire et à la prononciation caractéristiques de la classe supérieure.
L'auteur indiquait, sur des exemples, le mot employé par les privilégiés et celui
qui avait le même sens mais qu'on utilisait généralement dans les milieux
petits-bourgeois et populaires. Des phénomènes de cet ordre tendent à créer
non pas la lutte entre les groupes sociaux, mais un sentiment très fort de
séparation que j'appelle, faute d'un meilleur terme, distance sociale. De plus la
classe supérieure a conservé certaines habitudes aristocratiques ou semi-
aristocratiques. Certes, elle résulte d'un mélange de la vieille noblesse et de la
classe moyenne, au sens de middle class. A supposer qu'elle soit une aristocratie,
c'est une aristocratie qui travaille et non une classe de luxe ou de loisirs. Malgré
tout, le style de vie n'est pas celui de la bourgeoisie sur le continent.
Quels que soient d'ailleurs les écarts sociaux, le Français est impressionné
par le maintien non de l'égalité, mais de la communication entre ces groupes.
Cet état de choses durera-t-il ? C'est là une autre question : plus la mobilité est
grande, plus le désir de monter est vif, et plus il pourra être difficile de
sauvegarder simultanément les principes d'une société égalitaire et le fait de la
distance. Pour l'instant, la Grande-Bretagne a réalisé une sorte de chef-d'œuvre
fragile  : réduire autant que les autres pays d'Occident les inégalités
économiques et, simultanément, conserver obstinément, avec discrétion,
l'hétérogénéité sociale. Cette combinaison, durable ou non, est à certains
égards exemplaire.
Aux États-Unis certainement, les distances sociales, lorsque n'interviennent
pas les différences de race et de nationalité, sont moins grandes, pour une part,
en fonction de la psychologie du peuple. Alors que, jusqu'à une date récente,
en Angleterre, la distinction des métiers et des conditions était considérée
comme conforme à l'ordre normal et presque éternel, aux États-Unis l'inégalité
économique était grande, mais l'idéologie officielle essentiellement égalitaire.
La conciliation était réalisée par la croyance générale que nous résumons en
France par la formule  : «  tous les soldats ont, dans leur giberne, le bâton de
maréchal ». Idéologie qui n'a jamais répondu fidèlement à la réalité d'aucune
société, mais qui aidait grandement à combler l'intervalle ou à surmonter la
contradiction entre les inégalités de fait et l'égalité de droit. En outre, les États-
Unis n'ont jamais eu d'aristocratie proprement dite. Enfin, la façon de penser
nationale est celle de la classe moyenne. La majorité des Américains se mettent
eux-mêmes dans cette classe. Au fur et à mesure qu'augmente le nombre des
ouvriers dont les revenus sont suffisamment élevés, le nombre de ceux qui se
rangent eux-mêmes dans la classe caractéristique de la société globale
augmente. La distance sociale est énorme en fonction de la couleur de la peau
ou même de l'origine nationale, mais, en ce qui concerne les phénomènes liés à
la structure de la société industrielle, elle est moindre aux États-Unis qu'en
Grande-Bretagne.
 
Un troisième type de problèmes concerne le degré d'intensité de la
conscience de classe. La question essentielle est la suivante  : de nombreux
individus vivent de façon analogue, il n'en résulte pas encore qu'ils aient une
conscience forte d'appartenir à un groupe appelé classe. Dans la majorité des
pays occidentaux, les intellectuels parlent volontiers de la conscience de classe
pour l'attribuer aux ouvriers, mais, en général, ils ne l'éprouvent pas eux-
mêmes ; ils en parlent d'ailleurs d'autant plus qu'ils sont davantage marxistes,
c'est-à-dire qu'ils se rangent eux-mêmes, par la pensée, aux côtés de la classe
ouvrière dont ils ne sont pas membres. A la question de leur appartenance de
classe, les petits bourgeois répondront, les uns qu'ils appartiennent à la classe
moyenne, les autres à la classe ouvrière  ; ni dans un cas ni dans l'autre, leur
sentiment de classe ne semble très-fort. D'où la question  : dans quel sens se
transforme la conscience de classe avec le développement économique ?
Je ne crois pas qu'on puisse discerner une tendance unique. Les phénomènes
sont multiples et contradictoires. Dans les sociétés occidentales, les groupes
tendent à s'organiser  ; au milieu du XXe siècle, ils sont plus conscients, plus
capables de défendre des intérêts particuliers que dans le passé. Les producteurs
de betteraves, les sidérurgistes, les petits commerçants se sentent liés par des
intérêts, ils ont davantage le sentiment d'appartenir à un groupe économico-
social défini. Ils n'ont pas pour autant l'impression que ce groupe économico-
social soit séparé des autres et radicalement original.
La question la plus importante est celle de l'évolution de la conscience de
classe chez les ouvriers d'industries. On en a beaucoup discuté. Je ne prétends
pas vous donner une réponse catégorique. Il est difficile d'étudier de l'extérieur,
en sociologue objectif, ce problème ; non que les sociologues ne l'aient pas fait,
mais trop souvent ils découvraient ou ne découvraient pas chez les ouvriers une
conscience qu'ils leur prêtaient ou leur refusaient à l'avance. Je me bornerai
donc à quelques indications qui me paraissent au moins probables.
Je vais considérer le cas anglais, étudié par des sociologues de ce pays qui ont
l'avantage, par rapport à leurs collègues continentaux, de ne pas se soucier
beaucoup du marxisme, ce qui les rend plus enclins à l'objectivité sur le sujet.
Tout d'abord, la hiérarchie à l'intérieur de la classe ouvrière s'est modifiée ;
la différence des salaires est plus faible, à l'heure présente, entre les ouvriers
qualifiés et les autres qu'elle ne l'était il y a un siècle. L'aristocratie des
professionnels a perdu en nombre et en importance. Les ouvriers spécialisés
constituent la majorité3. Les mouvements syndicaux anglais du siècle dernier
étaient, comme vous le savez, le plus souvent organisés et dirigés par l'élite
ouvrière ; les syndicats regroupaient leurs membres selon leur qualification plus
que selon les secteurs industriels. La classe ouvrière anglaise d'aujourd'hui est
devenue plus homogène. Dans le même temps, ce qu'il y avait d'originalité
prolétarienne dans les organisations ouvrières tend à disparaître. Les
organisations spontanées ayant pour objet la défense, la revendication ou la
culture ont été absorbées par les syndicats actuels qui sont, d'un côté,
beaucoup plus puissants et, de l'autre, beaucoup moins autonomes, beaucoup
moins spécifiques de la classe ouvrière que ne l'étaient les syndicats du siècle
dernier. La Sécurité sociale est devenue une administration d'État, les
organismes de secours mutuel d'initiative ouvrière n'existent plus, la
bureaucratie d'État les remplace.
Enfin est intervenu un phénomène que vous pouvez maudire ou exalter, le
refoulement de ce qu'il pouvait y avoir d'anthentique culture ouvrière par ce
que vous appellerez la demi-culture, ou la pseudo-culture, ou la culture de
masse, diffusée par la radio et la télévision qui, effectivement, s'imposent à
l'ensemble de la population et qui contribue à une certaine uniformisation des
façons de vivre et de penser, avec une efficacité certaine. A l'heure présente,
d'après ce que nous disent les observateurs, la radio et surtout la télévision
(cette dernière étant, en Angleterre, essentiellement une distraction populaire)
répandent un contenu qui n'est pas caractéristique d'une classe donnée, mais
qui résulte d'une sorte de vulgarisation de la culture supérieure. En
conséquence, il y a de moins en moins d'activité autonome des classes
populaires et, simultanément, un très large intervalle entre les minorités dites
cultivées (qui prétendent avoir horreur de ce que diffusent les moyens de
communication de masse) et les masses elles-mêmes.
Dans cette situation, faut-il dire que la classe ouvrière anglaise, homogène
mais à peu près privée d'initiative, a plus ou moins conscience d'elle-même ?
Incontestablement, les ouvriers anglais se pensent comme tels. Mais cette
conscience de classe, pour l'instant, n'a pas un caractère agressif et ne s'exprime
pas par des œuvres de culture originale, telles qu'il y en a eu dans le passé.
Peut-être la culture de la télévision vaut-elle mieux (ou moins)  ; de toute
manière, elle n'est pas la création des classes populaires, celles-ci la reçoivent et,
si j'ose dire, la subissent, qu'elle leur soit imposée par un État qui se réserve le
monopole des mass media ou qu'à la faveur du régime démocratique il subsiste
une certaine diversité. Dans ce dernier cas, les moyens de communication de
masse ne sont pas « politisés ». Le pessimiste dirait qu'il y a une politisation par
la dépolitisation. La télévision « neutre » est, paraît-il, une admirable manière
de détourner le peuple de la politique.
Nous devrions poser une dernière question : dans quelle mesure, lorsque le
parti travailliste est au pouvoir, les ouvriers ont-ils l'impression qu'ils y sont
eux-mêmes ? Nous revenons au fameux problème des relations entre prolétariat
et parti. Quand M. Attlee ou M. Gaitskell résident  10, Downing Street,
l'ouvrier anglais se sent-il au gouvernement ? En fait, il continue, semble-t-il, à
dire « nous et eux (ou ils) », que les « ils » soient conservateurs ou travaillistes.
Il est probable, malgré tout, que les ouvriers ont davantage le sentiment de
participer à la gestion des affaires publiques lorsque d'anciens secrétaires de
syndicats ou des députés du Labour sont au gouvernement. Il est difficile d'en
juger parce qu'il faudrait pénétrer dans la conscience des hommes. Disons, en
une formule prudente : quel que soit le parti qui gouverne, l'État est toujours
lointain et puissant. Au bout du compte, les individus ne peuvent gérer eux-
mêmes que les affaires proches d'eux. Il n'en résulte pas que l'accession au
pouvoir d'un parti ouvrier n'ait pas de signification  ; probablement est-ce le
seul sens que l'on puisse donner à la notion de l'accession au pouvoir de la
classe ouvrière, mais il faut savoir que cette accession se fait par intermédiaire,
c'est-à-dire qu'elle est symbolique.
Cela dit, il me restera à traiter d'un dernier problème. La distance peut
s'accompagner de l'acceptation, ce qui est le cas de la Grande-Bretagne, ou
d'un refus comme en France, ce qui nous fournit la question que j'essayerai de
traiter dans la prochaine leçon : quelles sont les variables qui commandent les
attitudes à l'égard de la séparation des groupes et dans quelle mesure la
mobilité à l'intérieur de la société favorise-t-elle l'une ou l'autre ?
1 30 000 à 35 000 francs de 1963.
2  Les distinctions sociales n'en restent pas moins profondément marquées dans la société anglaise.
Entre le peuple et l'establishment. la distance est considérable.
3 Ces propositions ne sont pas vraies pour toutes les industries. Si le « professionnel » du siècle dernier
n'existe plus guère, les contrôleurs de machines, les demi-ingénieurs se multiplient.
 

XIV
 
Classes et mobilité sociale

Je vous rappelle d'abord le point auquel nous étions arrivés à la fin de la


dernière leçon. J'avais distingué quatre aspects de la séparation entre les
groupes sociaux : différences de revenus, différences dans les manières de vivre,
conscience de communauté et d'originalité par rapport aux autres et enfin
acceptation ou refus de ces distinctions.
Je vous avais parlé du troisième de ces aspects, à savoir de la conscience de
communauté, et je m'étais gardé de propositions générales sur la tendance de
l'évolution parce que les études dont nous disposons ne permettent pas de
jugement catégorique. Les observations varient selon les secteurs de la société.
Dans les groupes appelés vulgairement classes moyennes, on constate une
organisation des intérêts sectionnels, commerçants, médecins, professeurs
éventuellement  ; de plus en plus organisés ils ont, de ce fait, le moyen de
manifester, protester, revendiquer. Mais on n'aperçoit pas de conscience de
communauté dans un groupe suffisamment large pour mériter le terme de
classe. Il arrive que différents groupes se dressent soit contre le prolétariat, soit
contre la classe supérieure dans une période de crise, mais, en période normale,
les organisations d'intérêts sont plus nettes que la conscience de «  classe
moyenne ». De même, je ne crois guère qu'en période tranquille la conscience
de «  bourgeoisie  » soit très marquée. En revanche, dans une phase de conflit
aigu, un regroupement peut s'opérer contre la menace révolutionnaire, mais il
s'agit plutôt, dans ce cas, d'une bataille politique.
A propos de la classe ouvrière, j'avais mis l'accent d'abord, avec des réserves,
sur une homogénéité croissante et, d'un autre côté, sur la tendance à
l'embourgeoisement, à la perte d'initiative, d'originalité prolétarienne dans les
activités, syndicales ou culturelles, des ouvriers d'aujourd'hui. De ces deux
phénomènes, le deuxième est universel. Partout où les moyens de
communications de masse, radiodiffusion et télévision, se répandent, le
prolétariat absorbe non pas ce qu'il crée lui-même, mais ce qui lui est imposé
du dehors. Les créations originales de l'élite ouvrière, caractéristiques du siècle
dernier, semblent partout disparaître. En revanche l'homogénéité observée
parfois n'est pas générale. Aux États-Unis, les distinctions demeurent
importantes selon le niveau dans la hiérarchie et selon l'origine nationale. Si les
O.S. sont interchangeables dans tous les pays, les nouvelles industries
comportent des tâches parfois hautement qualifiées.
Quant à la «  conscience prolétarienne  », elle est une expression équivoque
qui désigne deux sortes d'expériences. Ou bien on vise l'expérience du
travailleur dans l'usine, ses relations avec les machines et avec les dirigeants de
l'entreprise  ; ou bien on songe à l'expérience politique de l'ouvrier, au sens
qu'il donne à son rapport avec l'ensemble de ses semblables, avec la société
prise globalement. La première expérience dépend de variables multiples
(organisation de l'atelier, qualité de la maîtrise, de la direction, etc.) ; quant à
l'expérience politique, elle dépend surtout des institutions, c'est-à-dire des
syndicats et des partis, et finalement de l'idéologie qui inspire la conduite des
dirigeants, ceux des syndicats et ceux des partis.
Du même coup, nous arrivons au dernier problème, à savoir celui de
l'acceptation ou de la non-acceptation des distinctions de groupes par les non-
privilégiés. Il s'agit là d'un phénomène psychologique qui n'est pas
exclusivement déterminé par l'équité de la société considérée. Des inégalités de
classe qui nous paraissent suprêmement injustes sont parfois admises comme
coutumières ou évidentes, alors que d'autres, qui nous paraissent sinon
équitables, du moins inévitables et limitées, sont parfois refusées.
On observe deux formes, fondamentalement différentes, d'acceptation  :
l'une traditionnelle, non réfléchie, et l'autre consciente. Si vous songez aux
sociétés du passé, si vous visitez des pays dits sous-développés aujourd'hui, vous
constatez que souvent les membres de groupes inférieurs tiennent leur statut
pour évident. Parfois, ils en ont à peine conscience. L'extrême inégalité entre
leur statut et celui des autres paraît décrétée par le destin. Le développement
économique a pour conséquence d'ébranler cette attitude. Il dissout la
croyance en un ordre qui « va de soi ». Il n'y a donc rien de surprenant dans le
phénomène qui surprend les capitalistes convertis à un marxisme vulgaire sans
le savoir, d'une agitation progressant à mesure du progrès économique. Si une
acceptation d'une autre espèce ne remplace pas la passivité ancienne, les
conditions sociales et économiques peuvent s'améliorer, cependant que le
penchant à la révolte gagne simultanément. Il peut aussi se faire que,
progressivement, se substitue à la résignation une acceptation réfléchie de la
différenciation des métiers et des groupes. Tout le monde accepte
l'hétérogénéité professionnelle, mais non pas la disparité des groupes. Parfois
cependant, ces derniers reconnaissent leur altérité, leur coopération nécessaire
et tiennent une hiérarchie des revenus et du prestige, sinon pour absolument
juste, du moins pour compatible avec une existence humaine.
Comment rendre compte de l'évolution observable  ? Sur ce point, je ne
peux que multiplier l'énumération des variables, car aucune théorie simple
n'explique que jusqu'à présent, en majorité, la classe ouvrière anglaise accepte
et que les ouvriers français n'acceptent pas des distinctions qui ne sont pas
tellement plus marquées dans un pays que dans l'autre. D'abord intervient la
satisfaction du travailleur dans son travail qui, elle-même, dépend de
l'organisation. La révolte qui s'exprime sous une forme idéologique est parfois
provoquée par des erreurs techniques ou le style d'autorité. Je ne pense pas
qu'il suffirait que le travail fût bien réglé pour que la société française fût
reconnue par les non-privilégiés. Une théorie, assez répandue aux États-Unis,
suggère que, si les hommes se rebellent, la faute en est à quelque trouble
psychologique ou à un manque d'adaptation à la communauté. Le
révolutionnaire souffrirait de «  frustrations  » qui seraient explicables par son
histoire individuelle ou le milieu, étroit ou large, dans lequel il a vécu. Une
telle conception suppose que l'homme normal est l'homme parfaitement
intégré à la société. En Europe, et surtout en France, nous avons tendance à
aller à l'autre extrême et à croire que l'homme vraiment homme se définit par
la révolte. Probablement la vérité, dans la mesure où il y en a une, se situe
quelque part entre ces deux idéaux.
Une deuxième variable, liée à la première, est le jugement que portent les
travailleurs sur leurs chefs. Il est difficile de prononcer, sur ce point, des
jugements catégoriques. Récemment, en France, a été menée une enquête par
sondage sur la classe ouvrière, dont les conclusions évoquaient tellement la
«  Bibliothèque rose  » que je m'en méfie. Selon cette étude, une majorité des
ouvriers porteraient un jugement favorable sur les dirigeants des entreprises.
C'est possible, et je me garderai de généraliser. Mais il faudrait des procédés
plus subtils pour être assurés des résultats. De même que la plupart des
propriétaires d'automobile sont enclins à dire que la meilleure marque est celle
de leur voiture, beaucoup d'ouvriers (ou de soldats) peuvent éprouver une
fierté à reconnaître la qualité de leurs chefs. De tels phénomènes ne sont pas
insaisissables, mais ils sont trop complexes pour être saisis par les méthodes
ordinaires de sondage.
Probablement l'essentiel est-il l'attitude adoptée par un individu ou un
groupe à l'égard de la société prise dans son ensemble, le jugement porté sur
l'équité de la répartition des revenus et l'humanité des relations entre les
personnes. Arrivé à ce point, on ne peut pas ne pas tenir compte de l'idéologie.
L'opinion politique est partie intégrante de la conscience que chaque individu
prend de sa situation sociale. A partir du moment où un groupe est convaincu
de la vérité d'une doctrine, celle-ci devient une cause de l'insatisfaction et de
l'opposition. Du même coup, nous comprenons comment par l'action, la
propagande, les minorités actives influencent profondément la manière dont
nous vivons notre propre expérience. Nous sortons d'un sociologie abstraite et
nous découvrons la dimension historique. Qu'une certaine classe ouvrière vive
sa conditions dans la révolte, le fait peut être imputable non à la seule
répartition des revenus ou au mode d'organisation de la société, mais à
l'idéologie, devenue la vérité d'un groupe. Qu'elle soit vraie ou fausse est
secondaire. Ce qui importe, pour comprendre la manière dont les individus
vivent leur condition, c'est l'idée qu'ils se font de la société. L'idéologie est
socialement et historiquement efficace.
Après avoir énuméré toutes ces variables, je ne crois pas pour autant que
nous puissions rejeter les propositions formulées dans l'avant-dernière leçon.
Dans une économie industrielle en état de plein emploi, avec une croissance
régulière, une amélioration progressive des niveaux de vie, avec des syndicats
puissants, la probabilité est la «  pacification  » de la rivalité des classes plutôt
que l'aggravation des conflits. Ce n'est pas certain, parce que certains facteurs
d'ordre historique, psychologique, national, peuvent pousser les masses
ouvrières à la révolte, même dans un environnement prospère. Mais les sociétés
industrielles de type occidental favorisent la pacification des luttes, et non
l'emploi de moyens violents ou les rêves de bouleversements apocalyptiques.
A l'heure présente, les circonstances historiques sont, si je puis dire, «  à
double tranchant ». Certaines classes ouvrières, par exemple en France, sont à
demi converties à l'idéologie communiste, conversion due pour une part à la
puissance de l'Union soviétique. L'allure apparemment violente de nos conflits
serait imputable à une cause externe. Mais cette analyse, à laquelle se plairaient
beaucoup d'observateurs, serait au moins pour 50 % fausse. Les conservateurs
devraient bénir l'existence de l'U.R.S.S. qui neutralise en France les suffrages
révolutionnaires en les liant au sort d'un parti dont personne, sauf une fraction
de communistes orthodoxes, ne souhaite l'arrivée au pouvoir. En effet, le lien
entre l'idée révolutionnaire et l'idéologie communiste affaiblit décisivement la
première. En Allemagne, l'idée révolutionnaire est beaucoup plus discréditée
encore par la réalité soviétique (de l'autre côté de la ligne) que par le progrès
économique. Le fait historique agit dans les deux sens. Dans certains cas, il
pousse les insatisfaits vers une idéologie apparemment apocalyptique. Plus
souvent, il détourne les classes ouvrières de toute tentation révolutionnaire.
Celle-ci a toujours été, à travers l'histoire, l'espoir de l'inconnu. Pour la
première fois, l'idée révolutionnaire est incarnée dans une société qui existe.
Elle ne se trouve pas bien de cette incarnation, et elle ne peut pas s'en trouver
bien. Le vrai révolutionnaire est celui qui nie le réel pour créer un avenir inédit.
L'avenir qu'il est question de créer n'est pas assez inconnu pour être exaltant.
 
Vous avez pu être surpris que, dans cette analyse des relations entre les
groupes, j'aie laissé de côté un élément essentiel, à la fois de leur distinction et
de leur relation, je veux dire la manière dont on passe de l'un à l'autre. L'étude
de la mobilité est liée à la précédente, au moins de deux façons  : plus les
chances de promotion sont grandes, plus il est vraisemblable que les individus
acceptent leur condition ; d'autre part, l'idée, vraie ou fausse, qu'il est facile de
passer d'un groupe à un autre, offre une justification aux conservateurs contre
les révolutionnaires : à quoi bon les bouleversements puisque, dans nos sociétés
actuelles où les frontières entre les groupes sont peu marquées, on gravit
aisément, sinon dans une génération, du moins d'une génération à l'autre, les
échelons de l'ordre social.
Avant d'indiquer quelques résultats vraisemblables des études sur la
mobilité, je dois me livrer à une tâche ingrate : définir les termes. On distingue
la mobilité horizontale et la mobilité verticale. Le premier terme recouvre les
changements de métier ou de région sans promotion ni chute de niveau, le
deuxième l'ascension ou la descente dans la hiérarchie sociale. Les deux
phénomènes sont séparables, aussi bien conceptuellement que réellement.
Aux États-Unis, la mobilité horizontale est grande. Il est fréquent que
quelques centaines de milliers ou même de millions de travailleurs passent
d'une côte à une autre, à la faveur de la guerre ou d'un boom industriel. Il y a
malheureusement peu d'études pertinentes, relatives aux pays d'Europe.
D'après quelques indices, la mobilité horizontale serait plus grande qu'on ne le
croit. En France, on a constaté, en une ville de province, que la proportion des
individus qui n'étaient pas nés dans la ville où ils habitaient, était forte.
Une deuxième distinction est celle de mobilité verticale d'une génération à une
autre et de la mobilité verticale à l'intérieur d'une génération. La mobilité intra-
génération est celle qui amène le même homme, au cours de sa carrière, à
s'élever d'un métier situé à un certain niveau de la hiérarchie à un autre situé
plus haut. La mobilité inter-génération résulte de la comparaison entre
situations du père et du fils. L'étude en est rendue difficile par le fait qu'il
faudrait saisir le métier du père et du fils au même âge.
En troisième lieu, il faudrait distinguer  –  les expressions ne sont pas
courantes  –  les mobilités verticale brute et nette. Supposons une société de
population stagnante, qui comporte une répartition constante de la main-
d'œuvre entre les métiers. Chaque fois qu'un individu s'élèverait dans la
hiérarchie plus haut que son père, un autre devrait descendre. Pour que les
mouvements dans les deux sens se fassent rigoureusement équilibre, il faut
encore se donner, par la pensée, un taux de natalité homogène dans la société
considérée. En effet, il suffit que la fécondité soit plus faible dans les milieux
supérieurs de la société pour que s'ouvrent des possibilités de promotion sans
déclin compensateur. En fait, dans la majorité des sociétés modernes, tel est
bien le cas, ce qui favorise la mobilité verticale ascendante.
Pour en revenir à notre société hypothétique, toute mobilité y serait nette.
En revanche, il nous suffit de supposer que la proportion des emplois bien
rétribués augmente pour qu'apparaisse une mobilité verticale ascendante qui
résulte simplement de la modification, entre deux générations, de la répartition
de la main-d'œuvre. Quand vous comparez directement les professions des fils
et celles des pères, vous étudiez la mobilité verticale brute. Une mobilité
verticale nette est obtenue en déduisant du chiffre brut la part due aux
changements dans la distribution de la population active. Si l'on arrivait à
isoler les changements non déterminés par les modifications de structure
sociale, on connaîtrait ce que j'appelle mobilité verticale nette. La plupart des
études portent sur les taux bruts. Aussi les coefficients de mobilité traduisent,
dans une large mesure, les transformations structurelles. Si la proportion des
fils de paysans qui sont eux-mêmes agriculteurs a été beaucoup plus faible aux
États-Unis qu'en France ou en Allemagne, la différence reflète pour une part la
diminution plus rapide de la proportion de la main-d'œuvre agricole aux États-
Unis qu'en France ou en Allemagne.
Ensuite, je voudrais introduire la notion de circulation des élites. Par ce
terme, on désigne le renouvellement des catégories dirigeantes en période non
révolutionnaire. Les postes supérieurs de la société ne sont pas détenus
indéfiniment par les mêmes familles. Il est intéressant d'essayer de mesurer les
«  taux de rotation  ». Un deuxième phénomène, voisin, intéresse plus les
historiens que les sociologues (mais peut-être à tort)  : le remplacement de la
minorité gouvernante à l'occasion des crises politiques. Un des procédés les
plus efficaces que l'on ait trouvés pour accélérer la circulation des élites est
évidemment de chasser celle qui est en place. Dans la Russie post-
révolutionnaire, l'ancienne minorité dirigeante a été éliminée et remplacée par
une autre, recrutée dans un parti politique. (Le remplacement a été total pour
la minorité politiquement dirigeante, partielle pour les autres catégories
dirigeantes.) De plus, Staline avait eu, semble-t-il, l'idée étrange de maintenir
en permanence une allure rapide et soutenue de circulation par la pratique des
épurations, dont celle de 1936 fut la plus grandiose. Je puis en parler sans être
suspect, puisque, comme vous le savez, l'actuel secrétaire général du parti
communiste, dans son discours fameux, a longuement insisté sur les excès de la
«  grande purge  ». Il a expliqué qu'on avait eu tort d'employer la terreur à
l'égard des dirigeants du parti ou de l'État. Aux yeux du sociologue, l'épuration
érigée en méthode de gouvernement ou d'administration a pour fonction et
pour résultat d'accélérer la circulation des élites.
Enfin, j'étudierai dans les prochaines leçons la modification dans
l'importance relative des catégories dirigeantes. Chaque société amène au
sommet de la hiérarchie un type d'hommes  ; les détenteurs de certaines
fonctions tiennent le premier rang. Vous connaissez probablement de nom un
livre qui a fait beaucoup de bruit, il y a quelques années, et qui a pour titre
L'Ère des Organisateurs, de James Burnham. La thèse en est qu'une nouvelle
espèce d'hommes est en train de s'élever aux postes supérieurs de la société,
ceux qu'il appelle les « managers » (terme que l'on a traduit par les directeurs
ou les organisateurs). A n'en pas douter, l'une des caractéristiques de
l'évolution historique, c'est le changement des types d'hommes qui tiennent le
premier rang. Les sociétés modernes sont gouvernées par les hommes
politiques professionnels, les secrétaires de syndicats, les dirigeants de parti, qui
ne ressemblent en rien ni par le recrutement, ni par la formation, ni par
l'attitude, aux aristocrates de la France antérieure à la Révolution française.

 
La plupart des études sociologiques, faites aux États-Unis et en Europe, sur
la mobilité sociale, portent sur deux sortes de problèmes  : on a essayé
d'analyser le recrutement des titulaires des fonctions supérieures et, d'autre
part, on a voulu établir la fréquence du passage d'une catégorie sociale à une
autre. Il est difficile de résumer les résultats de ces recherches pour diverses
raisons. D'abord, elles sont techniquement malaisées. Il convient de choisir un
échantillonnage valable. Or on n'est jamais sûr que le choix soit quelconque,
c'est-à-dire que les 1 000, 2 000, ou 3 000 cas retenus soient représentatifs de
l'ensemble. De plus, pour des motifs dans le détail desquels je ne peux entrer,
les échantillons choisis dans les différents pays ne sont pas rigoureusement
comparables. Chaque fois que l'on étudie la mobilité verticale, ascendante ou
descendante, il faut établir une échelle. Or, la hiérarchie de la société globale
est assez équivoque, on ne sait si elle est unique. Le non-manuel inférieur doit-
il être classé au-dessus du manuel supérieur  ? Quelle est la mobilité qu'il
convient d'appeler grande ou petite  ? La société idéale comporte-t-elle le
maximum ou le minimum de mouvements ? Si l'on souhaite un monde où le
fils d'un ouvrier aurait autant de chances de devenir un professeur d'université
ou un président du conseil que le fils d'un grand bourgeois, aucune société,
actuellement connue, n'est proche de cette représentation. Les sociétés
industrielles, cristallisées par rapport à l'idéal d'une parfaite mobilité, sont
mobiles par rapport à une société de caste.
Avant de vous donner des chiffres, je vais résumer les propositions qui me
paraissent, selon la vraisemblance, se dégager des études déjà faites.
1. Pratiquement, il est difficile d'isoler la mobilité nette. Les résultats
obtenus concernent le plus souvent la mobilité brute, ils illustrent les
transformations de la structure sociale. Le facteur décisif du phénomène, dans
les sociétés industrielles, est probablement à chercher dans ces transformations.
Ce qui contribue le plus à donner des chances de promotion à tous les
membres d'une collectivité, c'est que le pourcentage des professions non
manuelles, mieux rétribuées, augmente. Le rythme de la croissance
économique et de la transformation de la société a été, jusqu'à ce jour, plus
important que la mobilité nette.
2. Dans toutes les sociétés connues, rarement (sauf dans les périodes
révolutionnaires) le soldat a dans sa giberne le bâton de maréchal. Nombre
d'Américains pensent que chaque travailleur a sa chance de devenir directeur
général. Il ne faut pas toucher aux mythologies sociales qui, peut-être, sont
nécessaires, et sans doute on rencontre un petit nombre de cas pour illustrer
celle-ci, mais, en pourcentage de l'ensemble, ils sont faibles. Dans la plupart
des sociétés, la promotion se fait par étapes. Le fils de paysan devient rarement
un directeur de société ; en revanche, il est très fréquent qu'il exerce un métier
non manuel, devienne un petit bourgeois et que son fils, à son tour, s'élève1.
Les études de mobilité sociale seraient certainement plus instructives si elles
considéraient trois générations et non pas seulement deux. Les travaux publiés
en divers pays ne révèlent pas toujours de différence marquée entre la vieille
Europe et le Nouveau Monde. Peut-être les États-Unis diffèrent-ils de l'Europe
plus par leur idéologie que dans la réalité. Différence qui n'est pas sans portée :
peut-être, ici, y a-t-il un orgueil de l'ancienneté, et peut-être, là, quelque chose
comme la fierté de s'être fait soi-même, ce qui nous ouvrirait des perspectives
sur les stéréotypes nationaux et sur les nuances du prestige social.
3. Si la mobilité sociale se définit par le passage d'un groupe (par exemple,
celui des ouvriers) à un autre (par exemple, celui des «  cols blancs  »), la
fréquence de ces passages du manuel au non-manuel n'apparaît pas très
différente de pays à pays, en Europe, ni même des pays européens aux États-
Unis. Cette proposition va directement contre la représentation courante d'une
société américaine extraordinairement mobile en face d'un vieux continent
cristallisé. D'autres statistiques suggèrent cependant que la mobilité
américaine, définie par les chances de promotion aux fonctions supérieures, est
plus grande que dans la plupart des pays d'Europe.
4. On s'est demandé, aux États-Unis, s'il y avait tendance à la sclérose des
groupes sociaux, diminution des chances de promotion, si la société américaine
du milieu du XXe siècle est moins mobile qu'elle ne le fut il y a un siècle ou un
demi-siècle. Les études faites à divers niveaux n'ont révélé aucune évolution
nette. Nous rencontrons ainsi une deuxième représentation mythologique,
selon laquelle les États-Unis, naguère patrie des pionniers, sont en train
d'évoluer vers une structure cristallisée comparable à celle des pays européens.
Les idées que les Américains tendent à se faire de leur passé et de leur présent
sont également fausses. Il n'est pas vrai que l'immigrant de Pologne ou d'Italie
avait, en arrivant aux États-Unis, une chance illimitée ; il n'est pas vrai que les
occasions de promotion aient disparu aujourd'hui. Ce qui est sensible, c'est
que les méthodes, les qualités qui donnent une chance ne sont plus exactement
les mêmes. Il y a cinquante ans, les possibilités de s'élever sans formation
académique étaient meilleures qu'aujourd'hui  ; en revanche, les chances de
recevoir une éducation supérieure sont meilleures aujourd'hui qu'il y a un
demi-siècle. Naguère, on pouvait parvenir à des fonctions importantes dans
l'économie sans avoir reçu une culture intellectuelle ou technique de base, ce
qui devient de plus en plus difficile dans les sociétés d'aujourd'hui. Dans le
même temps, s'est développée un système d'instruction ouvert aux enfants de
toutes les classes sociales.
5. En Grande-Bretagne, on avait pensé, immédiatement après la guerre, que
l'élargissement des facilités scolaires accélérerait grandement la mobilité sociale,
en provoquant un afflux des fils d'ouvriers dans l'enseignement secondaire et
supérieur. Or, jusqu'à présent, dans les dix ans qui se sont écoulés, il subsiste
une inégalité extrême dans la proportion des fils d'ouvriers et de bourgeois qui
font des études secondaires prolongées. Ce fait tient à de multiples facteurs. Si
certains enfants réussissent moins bien dans les études secondaires que d'autres,
l'explication du phénomène n'est pas nécessairement à chercher dans
l'hérédité. On ne saurait exclure radicalement l'hypothèse de l'inégalité des
dons, selon les classes sociales, mais on ne saurait davantage la démontrer, tant
les variations des succès selon les milieux sociaux sont influencés par la
disparité des conditions de vie. Ce qui nous rappelle une proposition banale :
les enfants sont grandement aidés ou contrariés par l'ambiance dans laquelle ils
vivent. Un autre facteur joue également  : la dimension de la famille. Le fils
unique d'un ménage ouvrier a beaucoup plus de chances de faire des études
secondaires que les enfants des familles nombreuses. Il subsiste une
considérable inégalité devant l'enseignement, liée à l'inégalité sociale elle-
même. Ce qui nous amène immédiatement à une idée fondamentale : tant que
les groupes sociaux sont très différents par les revenus et les manières de vivre,
quel que soit le système d'instruction, l'égalité au point de départ est
impossible. A la limite, une société entièrement mobile devrait être
complètement égalitaire. Il y a un lien ou, comme on pourrait dire, une
réciprocité d'action entre le degré d'égalité et le degré de mobilité. Dans la
mesure où nous sommes encore très éloignés de l'une, nous le sommes aussi de
l'autre.
Je voudrais, en terminant, vous indiquer quelques chiffres, tels qu'ils se
dégagent d'enquêtes particulières. En ce qui concerne les comparaisons de
mobilité, aux États-Unis, entre deux périodes, je citerai l'étude de Mme Natalie
Rogoff2, fondée sur l'analyse des autorisations de mariage, dans un district
(Marion Country) en  1905-1912  et en  1938-1941. L'auteur, en ce cas, a
distingué ce que nous avons appelé mobilité brute et mobilité nette, en d'autres
termes, elle a tenu compte, pour établir la mobilité, de la modification entre les
dates considérées de la répartition de la main-d'œuvre entre les diverses
activités.
La conclusion a été que la mobilité nette n'a pas beaucoup changé
entre 1910 et 1940. Les changements sont plutôt dans le sens d'une mobilité
accrue ; en ce qui concerne ceux que les Américains appellent les professionnals,
professions libérales, la mobilité aurait augmenté d'un quart (autrement dit,
compte tenu du nombre plus élevé des professions de cet ordre, le nombre de
ceux qui exercent celles-ci sans que leurs pères les aient exercées, a augmenté
d'un quart). Au cours de ces deux périodes, la mobilité à l'intérieur de
l'ensemble des métiers manuels comme à l'intérieur des métiers non manuels
était plus grande que d'un de ces ensembles à l'autre. En d'autres termes,
l'obstacle majeur se situe entre l'ouvrier, même qualifié, et l'employé, même
inférieur. Une autre étude de Seymour M. Lipset, Reinhard Bendix et F.
Theodore3 mérite d'être citée. L'étude portait sur un échantillon de 955 foyers
de Oakland, dans la baie de San Francisco, échantillon qui excluait
volontairement les familles aux deux extrémités, les très riches et les très
pauvres.
Parmi les enfants de pères qui avaient toute leur vie travaillé de leurs mains,
47  % exerçaient des métiers non manuels, cependant que cette proportion
s'élevait à  68  % pour ceux dont les pères avaient exercé des métiers non
manuels. La différence de 21 %, en ce cas, apparaît relativement faible.
La thèse générale, soutenue par S. M. Lipset et Natalie Rogoff dans leur
livre, est que la mobilité nette (c'est-à-dire déduction faite de la transformation
sociale, de la répartition différente de la main-d'œuvre) n'a jamais été très
différente aux États-Unis de ce qu'elle a été en Allemagne, en France ou en
Grande-Bretagne.
Voici les tableaux comparés pour les États-Unis, la France et l'Allemagne.
 

ÉTATS-UNIS
 
MÉTIER DU PÈRE MÉTIER DU FILS

  Non manuel Manuel Agriculteur


Non manuel... 71 25 4
Manuel... 35 61 4
Agriculteur... 23 39 38

FRANCE
 
 
MÉTIER DU PÈRE MÉTIER DU FILS

  Non manuel Manuel Agriculteur


Non manuel... 73 18 9
Manuel... 35 55 10
Agriculteur... 16 13 71

ALLEMAGNE
 
 
MÉTIER DU PÈRE MÉTIER DU FILS

  Non manuel Manuel Agriculteur


Non manuel... 80 20  
Manuel... 30 60 10
Agriculteur... 13 19 69

Ces chiffres, en admettant qu'ils soient représentatifs4, ne suggèrent de


différence majeure qu'en ce qui concerne les fils d'agriculteurs qui sont encore
agriculteurs en France (71 %) et en Allemagne (69 %), contre 38 % aux États-
Unis. Mais cette différence peut, en effet, être attribuée à la transformation de
la structure sociale, au changement plus rapide aux États-Unis de la répartition
de la main-d'œuvre. En ce sens la mobilité brute est très différente, non la
mobilité nette. Si l'on considère les fils de travailleurs manuels des villes, 35 %
aux Etats-Unis et en France exercent des métiers non manuels, 30  % en
Allemagne  ; 61  %, 55  % et  60  % des fils de travailleurs manuels
respectivement dans chacun de ces trois pays travaillent également de leurs
mains. Mais il reste à savoir si l'expérience socialement vécue n'est pas celle de
la mobilité brute plus que de la mobilité nette. D'autre part, la comparaison
des ensembles travail manuel-travail non manuel ne donne qu'une idée
grossière des phénomènes d'ascension et de déclin. A l'intérieur de chacun de
ces ensembles, les distinctions ne manquent pas.

AARHUS
 
MÉTIER DES FILS MÉTIER DES
PÈRES

  I II III IV

I. Professions libérales, propriétaires, cadres


38 23 14 32
supérieurs...
II. Employés et commerçants... 20 28 12 12
III. Travailleurs manuels... 41 48 73 52
IV. Agriculteurs... 1 1 1 1

INDIANAPOLIS
 

 
MÉTIER DES FILS MÉTIER DES PÈRES

  I II III IV

I... 33 21 10 11
II... 29 42 17 15
III... 38 37 72 70
IV...     1 4

S.M. Lipset utilise également une comparaison entre une ville danoise,
Aarhus (l'enquête avait été faite par T. Geiger), et une ville américaine,
Indianapolis (Indiana).
Là, encore les chiffres ne sont pas très différents. Les fils de travailleurs
manuels, à Aarhus, se répartissent entre les quatre catégories dans la proportion
de 14, 12, 73 et 1. A Indianapolis, les proportions sont 10, 17, 72 et 1. Le fait
le plus frappant serait la fréquence de la mobilité descendante : sur 100 enfants
de parents appartenant à la première catégorie, 41  à Aarhus et  38  à
Indianapolis sont descendus à la catégorie III. La différence la plus marquante
concerne les fils de paysans : à Aarhus, 52 % seulement sont dans la catégorie
III (travailleurs manuels), à Indianapolis 705.
  REVENU DES FAMILLES
Niveau des études Moins de 2 500 à 5 000 à
9 000 et au-dessus
2 500 $ 4 999 $ 8 999 $
1er quart... 41 % 41 % 60 % 76 %
2e quart... 19 % 26 % 27 % 56 %
Moitié inférieure... 11 % 13 % 27 % 44 %

1 Voir note en fin de chapitre.


2 Recent trends in occupational mobility, The Free Press, 1953.
3 Publiée dans l'American Journal of Sociology, janvier et mars 1952.
4 Les chiffres français sont tirés d'une enquête de l'I.N.E.D. (population V, 3). Les chiffres américains
et allemands viennent de sondages.
5 En ce qui concerne l'inégalité devant l'éducation, de multiples chiffres existent pour tous les pays.
Par exemple, voici une statistique, datant de 1940, relative à une high school (écolo secondaire) de New
York.
Les proportions sont celles des élèves de l'école secondaire qui entrent au « collège » (étude supérieure).
Ainsi, dans les familles de revenus inférieurs à 5 000 dollars, 41 % seulement des enfants qui, par leurs
résultats, appartiennent au premier quart poursuivent leurs études. Cette proportion s'élève à 76 %, c'est-
à-dire presque au double, pour les enfants des familles les plus riches. En d'autres termes, les fils de
familles riches font des études supérieures plus fréquemment que les fils des familles modestes, à égalité
de rendement scolaire.
En France, nous disposons de statistiques en ce qui concerne la proportion des fils d'agriculteurs et
d'ouvriers parmi les élèves de l'enseignement secondaire et supérieur.
«  En France, après avoir quadruplé entre  1936-1937  et  1943-1944, la proportion des enfants de la
classe ouvrière accédant à l'enseignement secondaire (par rapport au nombre total des enfants entrant
annuellement dans les classes secondaires) a relativement diminué, se stabilisant aux environs de  12  %
depuis  1946, c'est-à-dire dans une période où la fréquentation scolaire totale augmentait
considérablement.  » (Jean FLOUD, «  Rôle de la classe sociale dans l'accomplissement des études  », in
Aptitude intellectuelle et éducation, Paris, O.C.D.E., 1962, p. 100.) Il s'agit d'un rapport sur la conférence
organisée par le bureau du personnel scientifique et technique, en collaboration avec le ministère suédois
de l'Éducation nationale à Kungâlv, Suède, du  11  au  16  juin  1961. La revue Population (XVII, 1962,
p. 9 28) a publié le résultat d'une enquête sur l'ensemble des classes de sixième qui confirme le jugement
précédent. Parmi les élèves des classes de sixième des lycées classiques et modernes, les fils des cultivateurs
représentaient  1,7  % en  1936-1937  ; ce pourcentage s'élève à  8,2  en  1943-1944, mais il retombe
à  6,8  en  1956-1957. De même, le pourcentage des fils d'ouvriers monte de  2,7  % en  1936-
1937 à 14,5 en 1943-1944, mais il se retrouve à 12,3 en 1956-1957.
Plus récemment, dans le numéro  3  de l'année  1963  de la revue Population, M. Girard a publié une
importante étude sur la stratification sociale et la démocratisation de l'enseignement. Il y étudie la
proportion des enfants qui entrent en classe de sixième en fonction de la réussite scolaire, de la profession
et des ressources des parents, des désirs de ces derniers, de la dimension des familles. « Dans l'ensemble,
l'orientation des enfants se fait à la fois en fonction de leur réussite scolaire et en fonction de leur milieu
familial d'origine, aptitude scolaire et milieu social se confondant dans une très large mesure. Il y a là un
fait que nous ne chercherons pas ici à interpréter, encore moins à approuver et à critiquer. Mais il s'agit
d'une évidence impossible à nier. »
M. Alain Girard a mené également une étude intéressante sur les origines sociales
d'environ 2 000 personnalités, dans tous les ordres d'activité (fonction publique, arts et lettres, politique,
industrie et milieux d'affaires). Les résultats en sont consignés dans un livre publié en 1961, La Réussite
sociale en France (P.U.F.). Parmi ces personnalités, 2,8  % avaient un père ouvrier, 5,4  % un père
cultivateur, 10,6 % un père commerçant ou artisan, 3,7 % un père employé. Ajoutons que les ouvriers,
pères de «  personnalités  », étaient spécialisés ou qualifiés, que les cultivateurs n'étaient pas des ouvriers
agricoles. Ainsi les trois groupes ouvriers, cultivateurs, commerçants et artisans fournissent
ensemble  19  % des personnalités  ; employés, fonctionnaires, cadres moyens et subalternes
fournissant  19  %  ; chefs d'entreprises, professions libérales et fonctionnaires supérieurs  62  %. Si l'on
rapproche ces chiffres de la répartition sociale professionnelle de la population en 1954, on dira que 68 %
des personnalités contemporaines se recrutent dans 5 % de la population ou encore 81 % dans 15 %.
Une proportion de la population  –  cultivateurs et ouvriers  –  égale à  76  % ne fournit que  8  % des
personnalités.
Le contraste entre la répartition de la population et celle do la réussite est frappant. Mais il ne
prendrait son véritable sens que par une comparaison avec les autres époques et les autres sociétés
modernes.
En ce qui concerne le recrutement des cadres supérieurs de l'industrie, il existe aux États-Unis de
multiples études, dont nous citerons seulement quelques-unes : The big business Executive. The factors that
made him, 1900-1950, du professeur Mabel Newcomer (Columbia University press), porte
sur 863 personnes dans 428 corporations ; celle de W. Lloyd Warner et Janus C. Abegglen porte sur un
échantillon beaucoup plus important (8 300, appartenant aux grandes entreprises, avec un revenu brut
d'au moins 5 millions de dollars) : Occupational mobility in American business and industry (1928-1952)
University of Minnesota Press, 315 p. et Big business leaders in America (Harper). Ces trois études sont
commentées dans un intéressant article de Monroe Berger dans Commentary.
Un premier résultat, qui n'est ni original ni discuté, est la proportion importante, parmi les dirigeants
d'industrie, de personnes dont les parents appartenaient aux couches privilégiées, baptisées en anglais
owners, executives and professionnals c'est-à-dire propriétaires, cadres supérieurs et professions libérales.
Parmi les 8 300 personnes recensées par Warner et Abegglen, deux tiers appartenaient, à leur naissance, à
ces groupes privilégiés (un huitième de la population fournit les deux tiers des dirigeants de l'industrie).
Les fils de travailleurs ne représentent que  15  % de ces  8  300  dirigeants. Si l'on considère
les 860 dirigeants les plus élevés, la proportion des 2/3 s'élève à 3/4 et celle de 15 % de fils d'ouvriers
tombe à 2 %. Il est rare de monter, en une seule génération, au sommet.
En ce qui concerne l'évolution entre 1928 et 1952, les résultats ne sont pas tous concordants. Warner
et Abegglen trouvent que la proportion des fils d'ouvriers s'est élevée de  11  % dans le groupe
de  1928  à  15  % dans le groupe de  1952, celui des fils de propriétaires ou de cadres supérieurs serait
tombé de 58 % en 1928 à 52 % en 1952. Les chiffres de Newcomer sont différents : la proportion des
fils de propriétaires ou de cadres supérieurs serait passée de 56 % en 1925 à 63 % en 1950, celle des fils
d'ouvriers de 6 à 8 %. La discordance est encore plus marquée pour les fils de professionnals (professions
libérales). D'après la première enquête, la proportion parmi les dirigeants d'industrie de leurs fils serait
passée de 13 à 14 %, cependant que Newcomer observe une diminution de 23 à 18 %. Sans pousser plus
loin l'analyse et considérer les coefficients de mobilité (le rapport entre la proportion des fils d'une
certaine catégorie sociale qui exerceraient une certaine sorte de métier si la répartition était purement
aléatoire et la proportion effective), constatons que les résultats de Warner et Abegglen, portant
sur 7 300 cas, englobent des cadres de deuxième rang, alors que 900 personnes de Newcomer sont toutes
à un échelon très élevé dans les corporations les plus importantes. En d'autres termes, selon que l'on
considère un groupe plus large ou une élite très restreinte, la mobilité a ou n'a pas augmenté et peut-être
même diminué. Et toutes les études confirment l'importance des études pour la promotion au premier
rang. Parmi les échantillons de  1928, 32  % avaient passé par l'université, 57  % dans l'échantillon
de  1952. Enfin, le nombre et la proportion des dirigeants de l'industrie qui ont commencé comme
salariés a considérablement augmenté. D'après Newcomer, la proportion aurait passé de 1 /5 en 1900 (sur
un échantillon de 313 executives), à 2/5 en 1950 (sur un échantillon de 851). Il s'agit là, d'ailleurs, d'une
transformation bien connue. Le grand dirigeant d'industrie est de moins en moins souvent propriétaire
ou entrepreneur du type ancien.
 

XV
 
De la mobilité sociale à la circulation des élites

La semaine dernière, j'avais étudié quelques-uns des problèmes de la


mobilité sociale, et je voudrais aujourd'hui reprendre, pour les résumer, les
idées essentielles qui se dégagent de ces analyses.
1. Les collectivités ont l'expérience vécue de la mobilité brute, et non pas de
la mobilité nette. L'augmentation de la population accroît le nombre absolu
des métiers qualifiés, la croissance économique en accroît le pourcentage par
rapport à l'ensemble des professions  ; développements démographique et
économique contribuent à multiplier les chances de promotion à travers les
générations. De la même façon, le taux inférieur de natalité des couches
privilégiées est favorable à la mobilité ascensionnelle.
2. Toutes les sociétés modernes à économie progressive et à droits égalitaires
comportent une mobilité relativement importante, probablement supé rieure à
celle des collectivités de jadis, encore que l'insuffisance des statistiques relatives
au passé interdise de formuler un jugement catégorique. Dans les sociétés
modernes, on a constaté qu'un tiers environ des fils d'ouvriers ne travaillent
pas de leurs mains, mais ces derniers n'occupent pas tous nécessairement des
positions supérieures, dans la hiérarchie sociale, à celles des manuels. L'échange
entre métiers manuels et métiers non manuels s'opère dans les deux sens.
Enfin, l'évasion hors de la classe ouvrière est facilitée par la transformation
progressive de la structure sociale.
3. Ces mouvements, partout où ils ont été mesurés, demeurent très éloignés
de l'idéal ou du cauchemar d'une mobilité parfaite, qui donnerait au fils
d'ouvrier la même chance de devenir chef d'entreprise qu'au fils de directeur.
Aucune société n'est très proche de cet état. La condition sociale est, pour la
majorité des individus, durable ; le nombre de ceux qui commencent en bas de
l'échelle et terminent en haut est faible dans tous les pays capitalistes, en dehors
de l'éventualité de révolution ; cette proportion est probablement plus forte –
  mais les statistiques sont incertaines  –  dans les sociétés soviétiques où la
mobilité ascensionnelle est grande et où l'on organise la promotion des
ouvriers bien doués. Dans les sociétés occidentales, même l'ascension par
l'enseignement n'est pas d'une fréquence extrême parce que les résultats
scolaires varient en fonction du milieu familial.
4. A l'heure présente, la promotion sociale se fait essentiellement grâce aux
diplômes. Dans la mesure où les chances de recevoir une éducation secondaire
et supérieure deviennent moins inégales, il est probable que la mobilité
ascensionnelle s'accélère. Cependant les différences demeurent grandes, dans
les sociétés connues, entre les classes sociales.
Voici des chiffres relatifs à l'Angleterre. Ils s'expliquent par la structure de
l'enseignement anglais : les écoles primaires sont ou bien indépendantes (celles
où vont, dans l'ensemble, les fils de la bourgeoisie), ou bien publiques (celles
que fréquentent les fils de la classe populaire). Il y a une génération, 14,7  %
des enfants des écoles élémentaires passaient dans l'enseignement secondaire ;
cette proportion s'élevait à  89  % pour les écoles primaires indépendantes, ce
qui marque de manière éclatante le caractère de classe du recrutement. Voici
encore un chiffre relatif à l'Angleterre actuelle  : les classes dites supérieures
représentent environ 15 % de la population (pourcentage à peu près équivalent
à celui de l'intelligentsia soviétique, qui est de  14  %)  : 25  % des élèves des
grammar schools, 44  % des élèves des classes terminales (5  et  6) viennent de
ces 15 % de la population. En fait, sur 650 000 enfants par géné ration, il n'y
en a que  100  000  qui font des études à  16  ans, 60  000  à  17  ans,
30 000 à 18 ans. Le nombre de ceux qui ne vont pas jusqu'au bout de leurs
études est considérable parmi les enfants des classes non bourgeoises. 60 % des
élèves de la dernière classe secondaire ont des parents qui appartiennent aux
couches bourgeoises. 17  000  étudiants sortent chaque année de l'université
avec un diplôme et augmentent de  3  % seulement le nombre total des
diplômés – proportion particulièrement faible1.
Dans le cas de l'Angleterre, on discerne un problème nouveau, la nécessité
d'inciter à la promotion. La mobilité ascensionnelle n'est pas toujours l'idéal de
la population entière. En situation de plein emploi, les garçons et filles qui
trouvent facilement un travail, immédiatement rémunéré de manière
honorable, n'ont pas toujours le désir de continuer des études longues. A
l'heure présente, le nombre des étudiants de l'enseignement supérieur est, en
Grande-Bretagne, probablement inférieur à l'optimum social. Dans un pays
comme Israël, la réduction des inégalités de rétribution affaiblit l'incitation à
s'élever, au point que l'on cherche plutôt à recruter un nombre suffisant
d'étudiants qu'à décourager les candidats. Il se pose aussi un problème
d'adaptation à la descente. Plus la société est fluide, plus fréquemment des fils
de bourgeois tombent à un niveau social tenu pour inférieur.
A quelle conclusion mène cette analyse de la mobilité dans les sociétés
industrielles modernes ? Pour rendre visibles les perspectives lointaines, je vous
donnerai le choix entre deux représentations possibles de l'avenir.
La première est celle d'une société à grande égalité économique et, par suite,
à grande mobilité à travers les générations. L'inégalité devant l'enseignement
est sensiblement atténuée  ; on considère comme indifférent pour un fils de
bourgeois d'avoir un métier manuel ou non manuel, la hiérarchie de prestige a
progressivement disparu au fur et à mesure de l'effacement des inégalités
économiques.
On peut concevoir des variantes de ce type, par exemple une grande
homogénéité économique et une relativement grande inégalité sociale. On
constate déjà, aux États-Unis, qu'au fur et à mesure que les revenus se
rapprochent, le désir de chaque groupe de se singulariser, d'affirmer son
prestige s'accentue. Moins les groupes sociaux sont objectivement différenciés,
plus ils s'efforcent de se singulariser, de chercher une raison propre d'avoir
conscience de leur valeur ou de leur supériorité. Ils sont en quête de statut :
combinaison d'égalité économique et de snobisme.
Le deuxième type idéal de société industrielle serait tout différent. On
observerait également une tendance à l'égalité matérielle, inévitable à cause de
la capacité de production des industries modernes, mais la mobilité serait
faible. Les couches supérieures s'ingénieraient à rendre satisfaites celles dites
inférieures en réduisant l'inégalité des revenus, mais simultanément ces groupes
sociaux vivraient dans des univers intellectuels étrangers l'un à l'autre, à peu
près comme aujourd'hui le lecteur du Times et le téléspectateur anglais de la
chaîne privée. La minorité gouvernante recruterait parmi les enfants bien doués
le nombre d'étudiants nécessaire pour assurer un certain renouvellement de
l'élite sociale. Pratiquement seule détentrice des connaissances et de la
puissance, elle gouvernerait une société hiérarchique, passablement autoritaire,
la productivité économique permettant d'atténuer les inégalités de revenus.
Cette image n'est pas non plus complètement arbitraire, on en voit certains
aspects dans les sociétés occidentales et, plus encore, dans la société soviétique.
Celle-ci se rapproche du type d'une société à régime autoritaire dont la
minorité gouvernante assure une suffisante mobilité ascensionnelle mais
maintient en même temps un large intervalle entre le grand nombre des
travailleurs et le petit nombre, savants ou hommes de parti, qui manipulent les
machines et les hommes.
Ces représentations, comme toutes celles dites idéales, ne sont que la
transfiguration de phénomènes que nous observons actuellement. Je ne
choisirai pas entre les deux ; de toute manière, je ne sais pas quel sera l'avenir
des sociétés industrielles  ; selon la probabilité, les collectivités réelles
emprunteront des éléments à l'une et à l'autre de ces images. En tout cas,
celles-ci nous conduisent à un problème que j'ai appelé celui de la circulation
des élites.
 
Dans quelle mesure, au fur et à mesure de la croissance économique, les
catégories dirigeantes se transforment-elles  ? La question que je pose ici n'est
pas classique. Elle n'est pas traitée sous cette forme par les sociologues, parce
qu'elle est liée aux concepts que j'emploie et que, la plupart du temps, le
problème des classes sociales est confondu avec celui des catégories dirigeantes.
Cependant, trois auteurs ont aperçu certains aspects partiels du problème
que j'envisage ici, Pareto, Burnham et Schumpeter. Le premier, dans son traité
de sociologie, le pose dans les termes suivants  : Qui gouverne les sociétés
modernes ? Quel est le groupe d'hommes qui détient le pouvoir ? Comment se
transforme cette minorité ? Pareto part de l'idée que chaque collectivité a une
classe dirigeante, définie essentiellement par son caractère (au sens
psychologique du terme) et par les moyens qu'elle emploie (d'où l'opposition
entre ruse et violence). Il était scandalisé, révolté par ce qui lui apparaissait
comme la lâcheté des bourgeoisies modernes (alors que la majorité des auteurs
sont scandalisés par l'injustice et la violence bourgeoises). Il dénonçait leur
penchant à toujours négocier au lieu de se battre, à laisser la victoire aux
représentants des classes populaires. A ce point de vue, on peut le tenir pour un
ancêtre du fascisme, encore qu'au moment où Mussolini est arrivé au pouvoir,
il n'ait eu pour lui qu'une médiocre sympathie. A ses yeux, un des groupes
susceptibles de se substituer aux bourgeois était celui des meneurs de foule,
secrétaires de syndicats, syndicalistes révolutionnaires, dirigeants des partis de
masses. Cette théorie commet, à mon avis, l'erreur d'imaginer que les sociétés
modernes sont définies par une classe dirigeante, alors qu'elles sont
caractérisées par la compétition entre les catégories dirigeantes (l'unification
étant l'exception plutôt que la règle).
Une deuxième théorie est celle de James Burnham dans son livre L'Ère des
organisateurs ou la Révolution des managers. Elle offre une synthèse de la
conception marxiste et de celle de Pareto. Chaque classe dirigeante, sans être
nécessairement homogène, serait caractérisée par la prédominance d'un groupe
ou d'un type d'hommes. Au siècle dernier, c'était le bourgeois capitaliste ; en ce
siècle, la modification décisive se résumerait dans la formule : substitution des
managers ou organisateurs aux propriétaires. Comment s'opère le processus  ?
Nous pouvons, pour le comprendre, envisager deux sortes de firmes  :
l'entreprise type du siècle dernier était personnelle, créée, possédée, dirigée par
un homme. Il suffit d'évoquer les usines textiles que Marx a pu connaître et
dont nous avons eu l'équivalent, au XXe siècle, dans des entreprises automobiles
à leur début, Renault ou Citroën. L'entreprise était l'œuvre et la propriété
d'une personne. Le propriétaire restait gestionnaire des moyens de production.
D'après Burnham, l'entreprise personnelle cède de plus en plus, dans les
sociétés modernes, aux grandes corporations, propriétés anonymes de centaines
de milliers d'actionnaires qui ne jouent aucun rôle, une oligarchie de directeurs
assurant la gestion.
Une deuxième transformation est intervenue. Dans les grandes firmes
industrielles modernes, on distingue quatre types d'hommes. Tout d'abord,
celui que l'on peut appeler le financier, dont le talent suprême est la capacité
d'acheter et de vendre des participations, de manipuler les valeurs (celles qui se
traitent à la Bourse). Il s'assure le contrôle d'entreprises qu'il ne gère pas. Le
deuxième personnage est le technicien ou ingénieur, qui fait fonctionner
l'équipement, qui possède le savoir scientifique et sait comment l'appliquer. Le
troisième acteur est le vendeur ou le commerçant. Enfin, un quatrième
personnage n'est ni financier, ni technicien, ni vendeur, et pourtant, d'après
Burnham et beaucoup d'autres, il tient la première place, c'est celui que nous
appellerons l'organisateur ou le manager. Ce type d'homme se trouve aussi
bien dans des corporations publiques que privées. Vous avez tous sur les lèvres
les noms de Français célèbres, qui figurent aux premières pages des journaux,
qui passent sans difficulté de la direction d'une entreprise automobile privée à
la direction des chemins de fer ou de l'exploitation du pétrole au Sahara. Leur
qualité majeure, c'est précisément d'avoir le sens de la création industrielle, de
l'organisation et de la gestion des moyens de production. Tel serait, par
excellence, le représentant de la classe dirigeante des sociétés modernes.
Burnham ajoute une autre idée : un peu partout, dans les syndicats, dans les
partis, dans le gouvernement, les tâches seraient comparables à celles des
managers. Après tout, qu'est-ce que le dirigeant d'un syndicat ouvrier
américain  ? C'est, lui aussi, un manipulateur de masses ou un négociateur
d'accords industriels. En ce sens, les qualités nécessaires au meneur de masses
sont, pour une part, celles que doivent posséder les organisateurs ou directeurs.
Cette théorie, qui comporte certains éléments de vérité, me paraît inexacte
sur plusieurs points. La représentation qu'adopte Burnham, selon laquelle au
siècle dernier les capitalistes privés étaient la classe dirigeante des sociétés
européennes, est fausse. Ils n'ont gouverné ni l'Allemagne, ni la France, ni
même l'Angleterre. Ils jouaient certainement un rôle décisif dans la gestion des
moyens de production, dans la vie sociale. Mais ce qui les caractérise en tant
que classe socialement dirigeante, c'est que, dans la majorité des pays, ils n'ont
pas voulu remplir eux-mêmes les fonctions politiques. Dire que les capitalistes
privés étaient la classe dirigeante du XIXe siècle, que les managers les ont
remplacés, c'est supposer que, automatiquement, les gestionnaires des moyens
de production sont les gouvernants de l'État. Or, en fait, il n'en va pas ainsi.
La théorie suppose encore que ces organisateurs constituent ensemble un
groupe social, conscient de lui-même, ayant une volonté de pouvoir et une
conception politique. Ces managers, qui ont en commun beaucoup de traits
psychologiques et sociaux, qui souvent ont un sentiment de solidarité, parce
qu'ils ont l'impression d'être ensemble ceux qui font marcher la société, sont
bien loin de constituer l'équivalent d'un parti. Ce qui me frappe, lorsque j'ai
l'occasion de causer avec des dirigeants, publics ou privés, de grandes
entreprises, c'est à quel point ils ont peu d'idées politiques arrêtées (je déplore
qu'ils ne ressemblent pas davantage à l'idée que s'en font les marxistes).
Comme les choses seraient plus faciles si ceux qui détiennent la puissance
économique savaient clairement la politique qu'ils veulent ! En fait, la majorité
d'entre eux veulent que le gouvernement leur assure un climat tranquille dans
lequel ils n'auraient qu'à faire marcher les affaires ou, quand ils sont
propriétaires privés, à faire des profits et développer leur entreprise. Ce n'est
pas qu'à titre individuel ils n'aient des préférences idéologiques ou politiques,
mais, chaque fois que l'on a pu étudier concrètement une grande décision,
prise par exemple en France, on n'a jamais constaté qu'il y eût unanimité entre
eux2.
Enfin, les managers n'exercent pas eux-mêmes le pouvoir, et le problème qui
se posait au siècle dernier subsiste en celui-ci : qui, finalement, gouverne ?
Cela dit, il est vrai que le type de l'organisateur l'emporte de plus en plus sur
le capitaliste individuel. Il est vrai que les différentes catégories dirigeantes
présentent de plus en plus de similitudes ; industriels, syndicalistes, peut-être
même chefs militaires deviennent des organisateurs, parce que l'essence des
sociétés actuelles s'exprime dans des organisations de masse. Diriger une
administration publique ou une entreprise industrielle requiert le même genre
de qualités, suppose le même type d'hommes et finalement s'exprime dans une
hiérarchie analogue. Il n'en résulte pas que le « manager militaire » se sente une
communauté avec le «  manager industriel  ». On admet simplement que les
hommes qui suivent les différentes filières qui mènent au premier rang
présentent certains traits analogues.
Je passe au troisième sociologue qui a traité ce problème, Schumpeter. Sa
théorie est inverse de celle de Burnham. Il part de la proposition, que je crois
vraie, que les capitalistes bourgeois en tant que tels, sauf peut-être en
Angleterre, n'ont jamais exercé directement le gouvernement. A ses yeux, la
particularité de l'évolution des sociétés européennes au siècle dernier et au
début de celui-ci, c'est que la société industrielle s'y est développée, pourrait-on
dire, sous la protection d'un régime traditionnel. Dans le cas de l'Allemagne,
l'idée est immédiatement vérifiée : les capitalistes n'occupaient pas le premier
rang dans le Reich, ils ne gouvernaient pas. Ils laissaient les descendants de
l'aristocratie prussienne ou les fonctionnaires exercer les fonctions militaires et
politiques. Schumpeter considère qu'au fur et à mesure de la croissance des
sociétés modernes, l'entrepreneur décline. Il suggère donc une idée proche de
celle de Burnham, mais il la formule autrement ; à ses yeux, l'entrepreneur était
essentiellement une personnalité innovatrice, celui qui concevait des
combinaisons nouvelles et tendait au maximum de profit. Or, l'entrepreneur
des sociétés du milieu du XXe siècle n'appartient plus à ce type, il est devenu un
administrateur, plus soucieux d'efficacité que de nouveauté ou de bénéfices
indéfinis. Le train de vie seigneurial, ambition du capitaliste d'hier, est rendu
impossible par la fiscalité. L'entreprise individuelle, avec son chef personnel,
décline. Le capitalisme tel que nous l'avons connu serait affaibli et, peut-être, à
terme, condamné par l'action d'une catégorie dirigeante à laquelle cet auteur
lui-même appartenait  : les intellectuels. Le système fondé sur les mécanismes
du marché et sur la recherche du profit ne pourra se maintenir parce que
l'atmosphère sociale lui est de plus en plus hostile  ; or cette atmosphère est
créée par ceux qui font carrière dans l'opposition, la critique et l'hérésie, qui
ignorent les nécessités de la gestion, comprennent mal le fonctionnement du
capitalisme, et, à la fois par idéalisme sincère et par intérêt professionnel,
répugnent aux mécanismes du marché. Les intellectuels répandent dans
l'opinion publique l'idée que les entrepreneurs, les profits, les grandes sociétés
sont en tant que tels condamnables. Aucun régime ne peut à la longue subsister
sans transformations fondamentales si l'opinion ne l'accepte pas.
Ajoutons que cette théorie ne prévoit pas l'avènement d'un système du type
soviétique, pour succéder aux capitalistes d'Occident ; excusable par le retard
industriel de certaines sociétés, le système soviétique offre une méthode
d'industrialisation rapide qui ne pourrait être introduite à l'Ouest. Schumpeter
conçoit seulement une société industrielle avec de moins en moins
d'entrepreneurs individualistes, de plus en plus de planification, où, par
conséquent, les caractéristiques majeures du capitalisme du XIXe siècle
tendraient à disparaître.
Essayons de réunir les résultats fragmentaires de ces trois conceptions et
d'esquisser une théorie de la transformation des catégories dirigeantes.
On peut tenir tout d'abord pour assuré que l'aristocratie traditionnelle
fondée sur la grande propriété terrienne ou la fonction militaire est
inévitablement affaiblie au fur et à mesure du développement économique. Ce
dépérissement s'explique d'abord par le rétrécissement de la place de
l'agriculture dans l'ensemble d'une économie industrialisée et par la nature
même de la société industrielle qui ruine l'acceptation passive du principe
ancien d'autorité (naissance, tradition). Le déclin n'est pas automatique, il a été
parfois retardé ; l'aristocratie a joué un rôle prédominant dans l'Allemagne au
moins jusqu'à 1914, la classe des junkers n'a été véritablement détruite que par
la défaite militaire de 1945 et l'occupation russe. A longue échéance, on peut
penser que, dans toutes les sociétés industrielles, cette catégorie verra son
influence diminuer.
Simultanément, dans la majorité des cas, le pouvoir politique des Églises
tend à décliner. Je m'exprimerai avec prudence, parce qu'il ne s'agit ni d'un
phénomène universel ni d'une fatalité. En Espagne, l'Église a conservé une
grande autorité  ; sans doute son rôle y est lié au maintien d'une structure
sociale traditionnelle et à la lenteur du développement économique. L'Espagne
est restée en marge du courant de la civilisation moderne, elle y entre
progressivement. Pourtant, d'autres exemples nous invitent aussi à la réflexion.
Prenons le cas de la Pologne  : l'industrialisation, pratiquée selon la méthode
soviétique, n'a pas empêché l'Église de garder une influence considérable,
encore accrue après la quasi-révolution de  1956. Certes, cette influence a été
acquise dans le passé parce que l'Église était gardienne de l'héritage national.
Aujourd'hui encore, elle s'oppose, en un certain sens, à la minorité dirigeante,
à l'État. En tout cas, il importe de rappeler qu'il n'y a pas d'automatisme ou de
fatalité en ces matières. Une société industrielle peut rester une société de
croyants. Il n'y a pas d'incompatibilité psychologique, morale ou sociale, entre
la croissance d'une industrie moderne et la survivance de la foi séculaire. Tout
ce que l'on peut dire, c'est qu'une société dont l'activité essentielle est
économique, où l'État tend à la laïcité, ne réserve pas en général aux Églises
l'influence politique que celles-ci pouvaient exercer dans le passé.
Si nous admettons la tendance au déclin de ces deux premières catégories
(entrepreneurs individuels, Églises), le problème fondamental de toutes les
sociétés industrielles tient aux relations, changeantes et variées, entre
gestionnaires des moyens de production, meneurs de masses, hommes politiques et
intellectuels.
Qu'en est-il des premiers  ? Sur ce point, je me bornerai à reprendre l'idée
commune à Burnham, à Schumpeter et à beaucoup d'autres auteurs. La
tendance est à l'avènement d'un type d'homme, qui n'est plus essentiellement
le capitaliste. Les entreprises qui tiennent la plus grande place dans l'économie
moderne, les grandes concentrations industrielles (chemins de fer, électricité,
gaz, entreprises chimiques, automobiles, etc.), sont de dimensions telles
qu'elles ne sont plus la propriété de personne. Ceux qui gèrent ces entreprises,
privées ou publiques, présentent les caractéristiques que l'on résume par la
formule de manager. Celui-ci n'est pas nécessairement un ingénieur, souvent il
n'a pas de formation scientifique ou technique. C'est un type d'homme qu'il
est plus facile de saisir intuitivement que de décrire abstraitement à ceux qui ne
le connaissent pas. Les dirigeants des grandes sociétés sont, dans une large
mesure, interchangeables. Ils ne sont pas liés à l'entreprise particulière par une
compétence technique, ils possèdent une capacité non spécifique de «  faire
marcher » les grandes organisations ; cette capacité suppose naturellement des
connaissances, mais il peut s'agir de culture générale beaucoup plus que d'un
savoir spécialisé. Les qualités nécessaires sont rares puisqu'il faut être capable :
1o d'écouter, ce qui est une grande vertu  ; 2o de prendre des décisions. Le
grand directeur, par définition, ne peut pas être au courant de tout ce qui se
passe dans l'entreprise, il est en quelque sorte le chef d'un comité de direction
dont les différents membres lui font rapport, et lui est capable de faire les
synthèses, de prendre les décisions de grande portée et d'animer l'entreprise
entière.
Décider de fabriquer un type donné d'automobile à une certaine date
entraîne d'immenses conséquences. En une société complètement planifiée, où
l'on serait sûr de vendre tout ce que l'on produit, la décision serait en
apparence moins grave. En France, elle implique des risques, comporte un pari.
C'est un homme, et finalement lui seul, qui la prend.
Le fait que les moyens de production soient de plus en plus gérés par de tels
hommes n'implique aucun régime déterminé d'ordre économique ou
politique. Si j'allais jusqu'au bout de ma pensée en la forçant légèrement, je
dirais que vous trouvez ces managers d'un bout à l'autre de la planète, en Asie,
en Afrique, en Europe et en Amérique, sans tenir compte du rideau de fer. Ils
peuvent s'accommoder d'un gouvernement démocratique, ou autoritaire sans
idéologie, ou totalitaire. Quel est celui qu'ils préfèrent  ? Probablement la
question n'a pas de sens. Elle ne trouve pas de réponse, même dans le cas d'une
société déterminée. Le régime politique préféré dépend de l'éthique
individuelle de chacun et de la manière dont fonctionne le système dans lequel
ils vivent.
Est-il possible de saisir la tendance de l'évolution de la catégorie des
dirigeants politiques  ? Une première proposition paraît très probable polir la
plupart des sociétés industrielles occidentales : leur recrutement devient moins
oligarchique qu'au siècle dernier. En Grande-Bretagne, le recrutement des
chefs politiques a été longtemps et demeure pour une part oligarchique en ce
sens que la plupart d'entre eux venaient ou viennent d'un milieu social étroit et
relativement cohérent. Le caractère oligarchique de la «  classe politique  »
s'atténue normalement avec le développement des partis politiques et la
possibilité, pour des hommes sans fortune, de s'engager dans la carrière. Les
partis qui se recommandent du peuple ou font appel au prolétariat offrent une
chance de promotion à des hommes qui viennent de milieux plus populaires.
De plus, des syndicats existent, en relations directes ou indirectes avec les
partis, qui offrent une autre voie d'accès à la carrière politique. En Grande-
Bretagne, au moins trois chemins mènent à la profession parlementaire.
Subsiste d'abord la filière ancienne, traditionnelle  : l'homme de la bonne
société, élève à Eton, étudiant à Oxford ou Cambridge (où il a, par exemple,
appris les langues du Proche ou d'Extrême-Orient), possède une propriété dans
une circonscription d'Angleterre, où son père, son grand-père ou son oncle
avaient été députés  ; il prend la suite, il est élu et il parviendra jusqu'à un
niveau non déterminé de la hiérarchie ministérielle. Telle est la carrière idéale
typique de l'homme politique conservateur.
Le parti travailliste offre deux voies  : en premier lieu, les secrétaires de
syndicat qui ont rendu de bons et loyaux services obtiennent, à un moment
donné, la chance de se présenter dans une circonscription où le candidat du
Labour est élu à coup sûr. On trouve ainsi aux Communes nombre de
militants ouvriers, venus des milieux populaires et parfois promis à une grande
carrière. De ce type, Ernest Bevin est l'exemple le plus éclatant.
Autre encore est la carrière de l'intellectuel travailliste, de l'homme qui a fait
des études supérieures, qui ne sort pas nécessairement d'Oxford ou de
Cambridge, mais de l'une ou de l'autre des universités d'État, qui adhère au
parti et, avec un peu de chance, se présente dans une circonscription où la
probabilité d'être élu est grande. Le choix des candidats dépend subtilement,
dans les partis an glais, simultanément des comités locaux et de l'état-major
central ; l'influence des uns est plus visible que celle de l'autre, ce qui n'est pas
une preuve absolue dans un pays où la discrétion politique n'a pas disparu.
Généralement, un tel homme vient de milieux modestes. Il peut ne pas avoir
de moyens financiers personnels, il n'a pas besoin d'une ascendance politique
ou d'une propriété dans sa circonscription.
Le cas français serait plus compliqué, les filières sont plus nombreuses. Il n'y
a pas l'équivalent de la carrière idéale que j'ai décrite, qui va de Eton à la
présidence du Gouvernement, parce que nous n'avons pas l'analogue du
système d'enseignement anglais. Que l'on se situe à un point ou à un autre de
l'échiquier, diverses possibilités s'offrent aux Français désireux d'entrer dans la
politique. Dans les différents pays, les modalités sont différentes. Il serait
intéressant de comparer la manière dont on vient à la vie publique aux États-
Unis, en France, en Allemagne, quel genre d'hommes s'y consacre et quel genre
y réussit.
Quelles conséquences comporte la tendance à l'élargissement du
recrutement des hommes politiques  ? La question essentielle sur laquelle je
terminerai cette leçon est celle que posait Schumpeter, qui était pessimiste sur
les chances des démocraties parlementaires en raison de la faible capacité qu'il
reconnaissait aux élus bourgeois. A ses yeux, les aristocrates savaient gouverner,
à la rigueur les meneurs ouvriers en seraient capables, tandis que capitalistes ou
intellectuels seraient des hommes de gouvernement médiocres. Les bourgeois
lui paraissaient manquer des qualités essentielles  : savoir parler aux hommes
simples, établir avec eux des relations authentiques, s'imposer par l'autorité
personnelle. Dans l'exercice du pouvoir, ils ne montreraient guère de
résolution, de volonté de puissance. Finalement, le gouvernement des sociétés
industrielles par les intellectuels ou la bourgeoisie d'affaires ou de commerce
n'aurait pas de grandes chances de se prolonger. Il imaginait un type d'homme
nouveau arrivant au premier plan.
Je me garderai d'une prévision catégorique sur ce point. Je marquerai
seulement les conditions auxquelles les élus que nous connaissons ont chance
d'accomplir leur tâche. La probabilité de maintenir des régimes de démocratie
parlementaire est d'autant plus grande que les hommes politiques élus ne sont
pas aux prises avec d'autres catégories dirigeantes en un conflit impitoyable.
Les démocraties ont d'autant plus de chances de survivre que les meneurs de
masses acceptent de jouer le jeu parlementaire. Tout régime est menacé où les
diverses catégories dirigeantes ne se plient pas aux mêmes règles, n'emploient
pas les mêmes moyens. Là où les meneurs de masses se rallient aux pratiques
parlementaires, les difficultés ne me semblent pas insurmontables. Je songe à la
Grande-Bretagne, où les secrétaires de syndicats, les chefs socialistes finissent
par accepter les rites aristocratiques de la tradition. Le député conservateur se
félicite que Westminster contribue à l'éducation des secrétaires de syndicats.
Symboliquement, Westminster, c'est la tradition.
La deuxième condition nécessaire, c'est que les problèmes économiques ne
soient pas exagérément complexes, que les conflits de politique étrangère ne
soient pas inexpiables. Les régimes parlementaires, dirigés par des élus
bourgeois, sont, par nature, adaptés aux temps de paix et de prospérité. Cette
conclusion ressemble à une lapalissade ; les régimes réussissent d'autant mieux
que les tâches à accomplir sont plus simples.
Cette banalité revient à poser, par abstraction, trois variables. En effet, le
pessimisme de Schumpeter peut être réfuté à trois conditions : que les meneurs
de masses acceptent les méthodes de la bourgeoisie  ; que les gestionnaires de
l'économie posent aux hommes politiques des problèmes solubles ; enfin, que
ne se produisent pas trop souvent des crises comparables à celles que nous
avons vécues entre les années  1919  et  1939, c'est-à-dire le choc entre des
hommes qui croient à la bonne volonté et au compromis et des dirigeants qui
veulent la puissance et croient à la violence. Hitler et Staline se comprenaient,
Neville Chamberlain ne comprenait ni Hitler ni Staline. L'expérience l'a
montré : si vous mettez en contact des hommes de conciliation et des hommes
de brutalité, le mélange est détonant.

1  Ces statistiques datent aujourd'hui d'une dizaine d'années. Je les emprunte à un article de Mark
Abrams, The younger generation, Encounter, mai 1956.
2 Une étude détaillée a été faite à propos de l'indépendance du Maroc, en 1955.
 

XVI
 
L'avenir des catégories dirigeantes
en Occident

Le problème de l'évolution des catégories dirigeantes, que j'avais commencé


de traiter dans la précédente leçon, pourrait être traduit, en langage ordinaire,
par la simple question : qui est appelé à gouverner les sociétés industrielles au
fur et à mesure de leur développement  ? L'aristocratie traditionnelle est
inévitablement affaiblie par la concentration urbaine, par le déclin de la
fonction militaire et de la grande propriété terrienne. L'État devient presque
inévitablement laïc, le pouvoir temporel de l'Église diminue progressivement ;
les gestionnaires des moyens de production, quels qu'ils soient, exercent leur
autorité sur les citoyens en tant que travailleurs  ; managers et organisateurs
plutôt que propriétaires, ils ne constituent pas un groupe conscient de lui-
même, avec une idéologie déterminée, une volonté de puissance propre. Dans
la majorité des cas, ils laissent gouverner les élus, c'est-à-dire les hommes
politiques professionnels.
Qui sont ces derniers, dans les sociétés démocratiques  ? L'expérience de la
première partie du XXe siècle révèle une permanente rivalité entre les partis et, à
l'intérieur de certaines sociétés, entre des types différents d'hommes politiques.
La «  circulation des élites  » désigne le fait que la bataille n'oppose pas
simplement, pour l'exercice du pouvoir, des partis qui acceptent
simultanément les règles du jeu, mais des minorités qui se réclament
d'idéologies contradictoires et qui proposent des méthodes de compétition
incompatibles. On pourrait traduire cette idée dans les termes suivants  : à
l'intérieur des démocraties, dans la première partie du XXe siècle, nous avons
assisté à la lutte des parlementaires et des démagogues.
Je prends ces deux mots dans des significations précises. J'oppose au premier,
élu qui se réclame de l'élection, partisan des institutions représentatives du style
du XIXe siècle, le second, qui a un contact direct avec la « base » et qui se pose
en délégué, en incarnation des masses populaires. Les chefs fascistes ou
communistes veulent être des démagogues au sens grec du terme, des
conducteurs de foules, qui, dans certaines circonstances, se plient aux
procédures électorales et aux méthodes parlementaires, mais qui ne considèrent
pas que telle soit l'essence de leur rôle. Depuis le petit livre de Lénine sur La
Maladie infantile du communisme, les communistes tentent leur chance
électorale partout où ils le peuvent, c'est-à-dire partout où ils bénéficient des
privilèges de la démocratie. Mais ils acceptent cette procédure faute de mieux,
ils ne considèrent pas que l'élection authentifie leur autorité ou leur fonction,
ils prétendent que la délégation en quelque sorte directe de la masse populaire
ou du prolétariat au parti n'est ni créée, ni confirmée, ni démentie par les
résultats des consultations électorales. Un Hitler ou un Mussolini a recueilli des
millions de voix dans des élections libres : ni l'un ni l'autre n'admettaient que
le choix des urnes fût la preuve de la légitimité de leur pouvoir. L'un et l'autre
se réclamaient d'un mandat plus valable, plus profond, expression d'un rapport
direct entre masse et parti.
Dans toutes les sociétés industrielles, le conflit est possible entre ces deux
types d'hommes, le parlementaire et le démagogue ; il est fondamental, parce
qu'il oppose deux modalités de représentation, de dialogue entre le peuple et
les gouvernants. Le chef d'un parti fasciste ou communiste diffère tout autant
de l'aristocrate traditionnel que l'élu parlementaire, probablement plus encore.
Le démagogue se réclame de la volonté populaire autant que le parlementaire,
il est même prêt à dire qu'elle ne s'exprime avec pureté que dans une
délégation directe à un parti, et non pas à travers l'écran de partis multiples,
tous fondés sur des intérêts sectionnels, des classes sociales ou des préférences
idéologiques.
A longue échéance, le conflit que je viens de définir est le plus typique des
sociétés industrielles, transposition moderne de celui qu'ont étudié les auteurs
grecs. Ceux-ci constataient effectivement, dans les cités démocratiques, la
permanente menace des tyrans, hommes qui invoquaient la volonté populaire,
critiquaient la démocratie en la dénonçant comme oligarchique (ce qui était
d'ailleurs vrai dans la majorité des cas) et qui prétendaient finalement incarner,
d'une manière que nous appellerions aujourd'hui mystique, l'unité même de la
cité. Je me permets de vous rappeler une formule, que j'ai eu l'occasion de
citer, de Napoléon III et que Hitler aurait volontiers reprise s'il l'avait connue.
Le futur empereur des Français, exilé à Londres avant de devenir président de
la République, avait écrit cette phrase étonnante : « La nature de la démocratie
est de se personnifier dans un homme. » Tout démagogue, Hitler ou Mussolini,
d'autres aussi, pense au fond de lui-même que la nature de la démocratie est de
se personnifier dans un homme.
Quel type de dirigeant l'emportera  ? A la différence de Schumpeter, je ne
suis pas définitivement pessimiste, je pense que cette opposition est enracinée
dans la structure des sociétés industrielles ; selon les circonstances, un des deux
types, le parlementaire ou le démagogue, a plus de chances de l'emporter que
l'autre. Les collectivités modernes comportent, en permanence, ouvert ou
latent, un conflit entre la délégation régulière ou parlementaire et les tentatives,
démagogiques ou tyranniques, de partis et d'hommes qui prétendent incarner
essentiellement une volonté une. Peut-être la stabilisation de la démocratie
exige-t-elle une combinaison de ces deux types d'hommes et de ces deux modes
de délégation.
Nous arrivons ainsi à une catégorie dirigeante dont j'ai déjà parlé, celle des
meneurs de masses, qui ne sont pas toujours des démagogues (au sens que j'ai
donné à ce terme). Dans quelle mesure les secrétaires de syndicats, les chefs de
partis populaires acceptent-ils l'intégration dans un système de démocratie
pluraliste, ou encore, en quelle mesure veulent-ils rester des élus ou devenir des
démagogues ?
La question peut être posée à propos des dirigeants ou à propos des masses.
Tantôt ce sont les dirigeants tantôt ce sont les troupes qui paraissent les plus
modérés, les plus respectueux des procédures traditionnelles de la légitimité.
En Angleterre, les chefs semblent en général prêts à l'intégration
démocratique et souvent plus conservateurs que leurs troupes. Il ne serait pas
absurde de dire, mais il n'est pas non plus démontré, que l'inverse soit plus vrai
en France. Je serais tenté de formuler la proposition suivante (que je risque avec
toutes espèces de réserves)  : plus les meneurs sont proches des intellectuels,
moins il est improbable qu'ils soient plus révolutionnaires que les masses.
Parmi les chefs travaillistes, ce sont en général les universitaires qui sont le plus
à gauche et les anciens ouvriers qui représentent la modération. En tout cas, il
n'y a pas nécessairement le même degré d'acceptation du système pluraliste en
bas et en haut.
L'argumentation des bourgeois dans les sociétés occidentales et des
dirigeants communistes dans les pays soviétiques, selon laquelle les révoltes
sont « fabriquées » par les démagogues en Occident, les contre-révolutionnaires
et les agents américains dans la zone soviétique, est naturellement absurde.
Jamais les meneurs ne fabriquent une révolution si les masses ne s'y prêtent
pas, mais ils peuvent inciter celles-ci soit à la modération, soit à la violence.
A échéance, d'autres problèmes se posent à propos de cette catégorie
dirigeante. Le premier est celui de la formation des secrétaires de syndicats ou
des dirigeants de partis populaires. On dit volontiers aujourd'hui en Grande-
Bretagne : si Bevin était né un demi-siècle plus tard, il aurait reçu une bourse
pour Eton et pour Oxford. La proposition n'est pas démontrée, mais elle
soulève une question sérieuse  : au fur et à mesure que les lois favorisent la
promotion des «  enfants du peuple  », la probabilité augmente que les mieux
doués reçoivent une éducation secondaire, puis supérieure. Dès lors, d'où
viendront les meneurs de masses ? Une première réponse nous est fournie par
l'expérience anglaise actuelle : de plus en plus, les chefs du parti populaire sont
des diplomés des universités, des intellectuels qui exercent des fonctions
relativement élevées dans la société. En ce cas, les partis politiques, même de
gauche, seraient dirigés par des hommes qui, d'après leurs revenus et leur
situation sociale, appartiendraient à la classe supérieure. L'influence
conservatrice d'un tel phénomène serait probable.
Les choses, à vrai dire, ne sont pas aussi simples. Les qualités nécessaires
pour obtenir une bourse pour Eton et pour devenir un secrétaire de syndicat ne
sont pas exactement les mêmes. On peut concevoir que les meneurs de masses
continuent de se recruter parmi ceux qui n'avaient pas le goût des études. Il
n'en reste pas moins qu'une des causes des bouleversements, c'était
l'impossibilité pour les individus bien doués de monter. Plus on offre de
facilités de promotion à tous, plus on neutralise cette cause de révolution. Peut-
être les sociétés occidentales s'orientent-elles, à cet égard, dans le même sens
que la société soviétique. Les dirigeants sont, me semble-t-il, sincèrement
convaincus que tous les enfants bien doués, à condition qu'ils soient
politiquement conformistes, doivent accéder aux études supérieures. Or, non
seulement il paraît juste que le talent s'épanouisse et assure la réussite sociale
mais, tous les théoriciens l'ont dit depuis toujours, c'est là un facteur favorable
à la tranquillité. En ce sens, rien n'est plus conforme à l'intérêt bien entendu
d'une politique conservatrice (en tous les régimes) que les réformes de
l'enseignement, la démocratisation souhaitées par les partis de gauche.
Au fur et à mesure que les organisations populaires, syndicats et partis, sont
plus vastes, l'écart risque de se creuser entre les dirigeants et les masses. La
bureaucratisation des syndicats et des partis, si facilement observable dans un
pays comme la Grande-Bretagne, a souvent pour résultat que de moins en
moins les hommes de la base se reconnaissent dans leurs dirigeants, volontiers
Sir ou même Lord vers la fin de leur vie. Ainsi des organismes dont la fonction
théorique est de revendication ou de contestation deviennent, au moins aux
yeux de leurs troupes, des organismes d'encadrement, de plus en plus éloignés
de leurs origines révolutionnaires. Dans un régime pluraliste, cette évolution ne
peut aller à son terme, à savoir le régime fasciste ou communiste, où les
organisations dites syndicales sont l'expression de l'État  ; mais dans les
démocraties pacifiées, c'est-à-dire britannique ou américaine, les syndicats ont
dès maintenant une fonction d'encadrement des masses en même temps que
de revendication. Le phénomène, encore une fois, est inévitable, mais
inévitablement aussi, il a des conséquences, la multiplication des grèves non
officielles, le surgissement de chefs qui, opposés aux dirigeants syndicaux
officiels, sont directement choisis par les ouvriers, dans lesquels ceux-ci, peut-
être, se reconnaissent davantage.
Cette analyse, si rapide soit-elle, nous ramène à une alternative que j'avais
formulée dans une des dernières leçons : la société industrielle, même sous la
forme démocratique, peut conduire à la stabilisation d'une hiérarchie
fonctionnelle tout aussi bien qu'à la mobilité d'une société égalitaire.
Je passe maintenant à une autre catégorie de dirigeants, les intellectuels. J'en
parle d'abord parce qu'ils jouent effectivement un rôle important dans les
sociétés industrielles modernes, et aussi parce que Schumpeter expliquait le
déclin du capitalisme en partie par leur attitude. Ils sont difficiles à définir et,
selon les pays, les régimes, on donne un autre sens à ce mot. Je vous propose
donc de partir d'une notion formelle et supra-historique. Partout et toujours,
sont intellectuels ceux qui maintiennent et enrichissent la culture, qu'il s'agisse
de science, de littérature ou d'art. Peut-être pourrait-on ajouter que cette
catégorie ne devient autonome que du jour où elle ne se confond pas avec celle
des hommes d'Église. A partir de cette définition volontairement vague, je
marquerai quelques particularités spécifiques de notre temps :
1. Les sociétés industrielles sont caractérisées par une augmentation
prodigieuse du nombre, absolu et relatif, des métiers non manuels, qui exigent
tous un minimum de qualification intellectuelle. On est ainsi tenté de faire
rentrer tous ceux qui exercent ces métiers dans la même catégorie.
2. Les intellectuels qui possèdent une qualification directement utile au
travail collectif sont de plus en plus au premier rang. Les sociétés modernes
considèrent comme les plus utiles les savants ou les techniciens. La tendance,
en ce cas, est d'appeler intellectuels (ou, comme le font les Soviétiques,
intelligentsia), non pas les hommes de culture, caractérisés par la gratuité de
leur activité, par la création ou la recherche désintéressée, mais au contraire
ceux qui sont détenteurs d'un savoir indispensable au fonctionnement de
l'économie  ; en Union soviétique, l'intelligentsia comprend l'ensemble des
cadres.
3. Le nombre de ceux qui diffusent la culture augmente démesurément ; il y
a de plus en plus de professeurs, ce qui est inévitable puisque la proportion des
enfants qui font des études augmente, de journalistes, ce qui est inévitable
puisque le nombre des lecteurs de journaux augmente. Ainsi se multiplient les
vulgarisateurs qui prétendent plus ou moins à la qualité d'intellectuels.
L'intellectuel de nos sociétés est le plus souvent un professionnel. Recherche
ou pensée ne sont plus des activités gratuites, que l'on exerce par plaisir ou par
vocation, mais des manières de gagner sa vie. Il vous paraît peut-être évident
que les philosophes sont presque tous aujourd'hui professeurs de philosophie ;
le phénomène n'est pas universel.
De plus en plus, l'intellectuel est un technicien. Il a acquis un savoir
utilisable et transmissible, inévitablement partiel. Le technicien de la sidérurgie
possède un savoir utilisable et partiel. De même, aujourd'hui, dans tous les
pays, on compte des littéraires, qui eux aussi maîtrisent une technique, ils
passent leur temps à récrire ce que les autres ont écrit : le rewriting est devenu
un métier, bien rétribué (souvent mieux que celui d'auteur). La spécialité de ré-
écriture est symbolique d'une tendance à la technicité, même de la capacité
littéraire. Dans les revues américaines, l'anonymat des articles est justifié par le
fait qu'ils sont écrits par des équipes. Time est vraiment une œuvre collective,
non pas seulement parce que plusieurs rédacteurs ont collaboré à chaque
numéro, mais en ce sens que plusieurs rédacteurs ont contribué à chaque
article.
Simultanément, l'intellectuel de la tradition résiste à cette évolution. Quand
on évoque un intellectuel, on ne vise pas seulement le médecin, l'ingénieur ou
l'avocat, l'homme d'un certain savoir, on songe en même temps à celui qui
resterait de quelque façon clerc ou prophète, l'homme qui a le droit et la
capacité de parler, non pas tant en fonction de ses connaissances sur un sujet
déterminé qu'en raison de l'autorité morale que lui confèrent le métier qu'il
exerce et les vertus ou la culture qu'on lui suppose. Je vais prendre des exemples
suffisamment lointains pour qu'ils ne choquent personne.
A l'époque du Front populaire, on voyait sur le devant des tribunes ou au
premier rang des cortèges populaires deux ou trois représentants de
l'intelligentsia française  : un grand physicien ou un grand romancier qui
traitaient volontiers des problèmes économiques qu'ils ignoraient. Criant non
pas «  la police avec nous  », mais «  les intellectuels avec nous  », les masses
restaient conscientes de cette vocation cléricale de celui qui par ailleurs possède
avant tout un talent de style ou une science de l'atome.
En fonction de ces éléments, quelle est la définition qu'il convient de
donner de la catégorie ? Vous savez qu'en cette matière je suis nominaliste, je
considère qu'il n'y a pas une acception valable, et elle seule. Je ne vous
imposerai pas une définition, mais je vous en indiquerai quelques-unes qui
sont possibles et partielles.
La première, qui peut-être l'emportera au fur et à mesure de l'évolution, est
celle que j'appellerai, pour simplifier, soviétique, qui assimule les intellectuels à
l'intelligentsia, celle-ci étant caractérisée par la capacité technique, par la
fonction d'encadrement qu'elle exerce dans la société industrielle.
Une deuxième définition est, en fait, acceptée au cours de la première phase
d'industrialisation. Là où la civilisation occidentale est d'importation, on a
tendance à appeler intellectuels tous ceux qui ont passé par l'Université, tous
les diplômés. En Afrique du Nord, un petit nombre d'années consacrées à la
fréquentation des amphithéâtres de facultés suffisent pour mériter ce titre. Ils le
méritent en un sens puisqu'ils ont acquis une capacité qui les désigne pour
certaines fonctions.
La difficulté surgit dans les pays qui ne sont ni soviétiques ni sous-
développés. La notion d'intellectuels y est utilisée dans les conflits politiques.
Une des premières occasions fut l'affaire Dreyfus. Les dreyfusards ont été
traités, à un moment donné, de « parti des intellectuels ». A cette époque, ils
s'exprimaient au nom de leur vocation de cléricature, si je puis dire, et leurs
adversaires leur reprochaient de méconnaître les nécessités de l'ordre social. Il
est facile de retrouver le même dialogue dans des événements contemporains,
les intellectuels s'exprimant au nom des valeurs morales et tel ministre les
condamnant au nom de réalités contraignantes (« ce cher professeur »).
Aux États-Unis, le même genre de querelle a surgi au moment de la première
candidature de A. Stevenson à la présidence de la République. On a trouvé là-
bas une expression frappante pour désigner ceux que l'on appelle en France les
intellectuels, on les a baptisés «  egghead  », ce qui veut dire «  tête d'œuf  »,
sobriquet péjoratif qui s'applique théoriquement à celui qui se mêle de
politique sans connaissance suffisante des dures exigences de la vie en
commun. Le terme est ainsi employé dans un double sens  : il désigne des
hommes de culture (le romancier, le journaliste, le professeur), mais ces
hommes ne seront pleinement intellectuels, à leurs propres yeux comme aux
yeux de ceux qui les louent ou les blâment, que dans la mesure où ils ne sont
pas seulement des spécialistes d'une discipline particulière, mais prétendent à
une autorité morale ou politique, en dehors de leur métier et à cause de celui-ci.
Je pense que le sens courant, en France, est de ce troisième type  : sont
intellectuels ceux qui exercent certaines professions, mais à condition qu'ils
vivent et pensent en intellectuels en dehors même de leur activité
professionnelle.
Quelle que soit la définition que vous reteniez, la catégorie ne sera jamais
rigoureusement limitée. Dans le cas de l'intelligentsia, vous vous demanderez
quel est le minimun de qualification qui autorise à parler d'intellectuel ; le petit
fonctionnaire ou «  scribe », qui exerce un métier non manuel, n'est pourtant
pas membre de la catégorie. En revanche, dans le cas français, vous vous
demanderez quels sont les métiers qui qualifient pour le titre et quel est le
genre d'autorité morale à laquelle les intellectuels prétendent légitimement.
Comme vous le savez, les catégories sociales n'ont jamais de frontières nettes.
L'intelligentsia finit par se perdre dans l'ensemble des non-manuels, et le parti
des intellectuels se perd dans l'obscurité de la notion même de cléricature.
Cela dit, venons-en au problème  : quelle est l'influence qu'exerce cette
catégorie sur la politique et sur l'évolution même des sociétés industrielles ?
Ma première remarque sera pour écarter la théorie simplifiée et largement
polémique de Schumpeter. Dire que les intellectuels sont, par essence,
anticapitalistes, qu'ils créent autour du capitalisme un climat hostile, qu'ils
précipitent fatalement sa ruine, c'est, je crois, leur faire trop d'honneur (ou de
déshonneur, comme vous voudrez), c'est surtout leur prêter une unité, une
cohérence qu'ils n'ont pas. Dans tous les partis, sauf peut-être celui de M.
Poujade, on trouve des intellectuels, car tous les partis ont eu des doctrinaires
et, par définition, toutes les doctrines, qu'elles soient de droite ou de gauche,
ont été élaborées, développées, illustrées par des intellectuels. Il n'y a pas un
parti des intellectuels, il y avait un parti d'anti-dreyfusards, comme Barrès et
quelques autres.
Cette première remarque n'en exclut pas une deuxième : les intellectuels ne
se répartissent pas également entre les partis. Prenons un exemple simple et que
nous pouvons chiffrer grâce au goût des Américains pour les statistiques. Aux
États-Unis, on a constaté, ce qui n'est pas surprenant, que, parmi les
professeurs de « collège » ou d'université, environ les deux tiers votent pour le
parti démocrate. Pendant la deuxième campagne présidentielle d'Eisenhower,
on disait, en plaisantant, à Washington : l'immense majorité des journaux est
en faveur du général, mais tous les journalistes sont pour Stevenson. La
plaisanterie, du même coup, marquait la limite de l'action des intellectuels
engagés, en un sens particulier du mot engagé. Leurs opinions ne peuvent pas
toujours s'exprimer librement. Au moins lorsqu'il s'agit de journalistes, la
volonté de ceux qui les embauchent risque de peser plus lourd que leurs
préférences propres. Il n'en reste pas moins que la tendance dominante des
intellectuels, dans les pays occidentaux, est, en gros, ce que l'on appelle de
gauche. Ils sont en majorité rationalistes, d'aspirations démocratiques et
égalitaires, socialisants, ils vont dans le sens même où s'orientent les sociétés
industrielles.
Il est faux de dire que cette évolution est déterminée par eux ; ils sont surtout
les interprètes d'une tendance qu'ils observent. Mais il est vrai (et je crois que
sur ce point Schumpeter a raison) qu'ils remplissent dans notre société une
fonction critique. Dans la mesure où le régime existant était ou est capitaliste,
ils ont eu ou ils ont contre lui une certaine action. Mais des événements récents
prouvent qu'ils peuvent s'attaquer ailleurs à d'autres régimes1. Et le réquisitoire
antisocialiste a été prononcé par des intellectuels dans les sociétés occidentales.
A l'heure présente, dans les sociétés soviétiques, les intellectuels, pour
m'exprimer avec modération, ne jouissent pas d'une entière liberté de parole.
La fonction critique qu'ils assumeraient probablement, ils n'ont pu l'exercer
que très accidentellement au cours de ces derniers mois, dans un ou deux pays
situés de l'autre côté du rideau de fer. Mais la manière dont certains, même
communistes, hongrois ou polonais, se sont exprimés dès qu'ils ont pu le faire
prouve que l'on aurait tort de désespérer ou de penser que les sociétés
occidentales souffrent d'un désavantage irrémédiable du fait qu'ici la
distraction préférée des maîtres à penser est de remettre en question l'ordre
établi et que, de l'autre côté du rideau de fer, les intellectuels sont voués à
l'exaltation de leur société. Ici l'intellectuel révèle l'envers du décor, là il
embellit le décor. Ici il préfère les héros négatifs, là il doit préférer les héros
positifs. Ici il dénonce, là il justifie. Le contraste est certes frappant. Combien
de temps durera-t-il  ? Je ne sais. Je pense que la vocation critique de
l'intellectuel devrait, à longue échéance, survivre, en dépit des régimes sociaux.
Des pessimistes, tel G. Orwell, s'imaginaient que la pratique de la
transfiguration était la fatalité de l'avenir. Il prévoyait des sociétés
hiérarchiques, autoritaires, où les spécialistes de la parole seraient chargés
d'exalter ne faux-semblants et de qualifier les phénomènes par des termes
exactement inverses de la réalité. C'est là, si vous vous en souvenez, un des
thèmes principaux de son livre 1984. Je suis moins amer ou, si vous voulez, j'ai
plus confiance dans la nature humaine ou même dans les intellectuels. Je pense
qu'à la longue leur essence de rebelle finira par l'emporter. Provisoirement,
dans les sociétés occidentales, quelle que soit la phase de l'évolution, ils
contribuent à enlever leur bonne conscience à ceux qui ont les bénéfices du
pouvoir et des privilèges. Ces semences de trouble et d'inquiétude, ils ne les
répandent pas également partout  ; à cet égard, les intellectuels français sont
probablement les plus intellectuels du monde. Dans maintes sociétés, même
libres, la fonction de justification est mieux remplie qu'ici. Chacun décidera
pour lui-même à quelle classe d'intellectuels va son admiration.
 
Je voudrais, avant de terminer, dire quelques mots sur une catégorie
dirigeante dont je n'ai pas parlé jusqu'à présent, les militaires. Dans le passé,
ceux qui étaient les détenteurs de la force armée étaient souvent les
gouvernants. Le temps me manque pour esquisser même une sociologie des
officiers dans les sociétés industrielles (il serait intéressant de comparer leur rôle
en Amérique du Sud, dans le Proche-Orient et en Europe). Bornons-nous aux
pays occidentaux.
A l'heure présente, dans les sociétés industrielles démocratiques, la classe
militaire a été, dans une large mesure, politiquement neutralisée. En Grande-
Bretagne, depuis la révolution du XVIIe siècle, les soldats n'ont guère joué de
rôle politique défini. En Allemagne, après avoir joué un rôle considérable à
l'intérieur du régime impérial, l'armée a eu la volonté d'exercer une influence
sur la république de Weimar  ; à coup sûr, elle s'est soustraite au contrôle
parlementaire, elle est intervenue, par son action ou son inaction, mais les
généraux ont toujours considéré qu'ils ne pouvaient pas gouverner l'Allemagne
en tant que tels, ils ont toujours pensé que les sociétés modernes, urbaines,
populaires, avaient besoin d'un pouvoir ; à leurs yeux, pour gouverner le Reich
industriel, même dans un style autoritaire, des démagogues et une doctrine
étaient nécessaires. Nous retrouvons là un phénomène qu'Aristote observait
déjà dans sa Politique : les tyrans qui abattent les démocraties sont plutôt des
orateurs que des chefs militaires. Dans nos sociétés, incontestablement, les
démagogues sont des civils.
En va-t-il toujours ainsi  ? Je dirais volontiers, en une formule semi-
sociologique ou semi-philosophique, que les soldats, dans nos sociétés, peuvent
de nouveau gouverner lorsqu'ils ne sont pas contraints de parler et de se
justifier. Je songe à ce qui s'est passé en France après la défaite, en 1940. Les
circonstances étaient telles que le pays est revenu presque spontanément à un
pouvoir militaire, je dirais même à deux, l'un en France et l'autre hors de
France. Le premier a eu, pendant quelques mois ou quelques années, l'illusion
de gouverner sans idéologie  ; c'était l'époque où Maurras expliquait qu'enfin
on était sorti de ce régime absurde où l'on demandait aux gens ce qu'ils
pensaient des problèmes qu'ils ne connaissaient pas ; à Vichy, on croyait alors
que l'on pouvait diriger administrativement une société moderne, sans autre
justification de légitimité que le fait même d'être au pouvoir, raisonnable, plein
de bonne volonté et naturellement fort âgé. Ce système, je crois, n'était pas
concevable en dehors de circonstances exceptionnelles. En France, depuis la
Révolution, l'armée s'est efforcée de ne pas prendre une part directe aux luttes
politiques et civiles. Aucun soulèvement depuis  1789  n'a été son fait2. Elle a
réprimé les désordres par deux fois, mais sur l'ordre de dirigeants civils
(en  1848  et en  1871). Il y a bien eu un coup d'état militaire, celui de
Napoléon III, mais il a été l'œuvre du président de la République. Encore
celui-ci a-t-il eu peine à trouver des généraux qui consentissent à lui prêter leur
concours pour violer la Constitution. Étant donné la division idéologique et
politique à l'intérieur de la France, la seule manière de sauvegarder l'unité de
l'armée et son lien avec la nation était de ne pas entrer dans les querelles
intestines. Ce qui n'empêchait pas la majorité des officiers d'avoir des opinions
de droite et de les manifester en diverses circonstances.
Actuellement, dans le monde occidental, les chefs militaires peuvent exercer
une influence sur telle ou telle décision du pouvoir civil, ils ont une position
honorable dans la hiérarchie, mais ils ne représentent pas une catégorie
dirigeante disposant d'un prestige suffisant pour exercer le pouvoir. Ils peuvent
y être amenés toutefois en deux cas particuliers. D'abord à l'époque de
transition entre les sociétés traditionnelles et les sociétés industrielles, quand
seuls les détenteurs de la force armée semblent capables de gouverner. Ensuite,
de manière encore plus rare et accidentelle, quand la crise est telle, à l'intérieur
d'une collectivité moderne, que la forme organisé du pouvoir démocratique se
désagrège. Alors on est tenté de recourir transitoirement au commandement
militaire, comme à une survivance des sociétés disparues, que la crise ranime.
Ajoutons que l'évolution de la technique contribue encore à réduire les
chances politiques du soldat. L'arme atomique est fort heureusement
inutilisable dans les luttes intestines, et l'emploi des armées régulières qui, à la
fin du dernier siècle, avait mis un terme aux combats de rue est aujourd'hui
tenu en échec par un mode de guerre fort ancien qui joue un rôle décisif au XXe
siècle, la guérilla ou guerre de partisans.
 
La conclusion que je voudrais tirer de cette étude des catégories dirigeantes
est une conclusion de méthode. Je ne suis arrivé à aucune affirmation
catégorique en ce qui concerne les dirigeants des sociétés industrielles de
l'avenir. Nul ne connaît le futur et celui-ci n'est pas prévisible. La sociologie
permet de comprendre la structure fondamentale d'un certain type de société,
le mode, apparemment normal, de son expression politique, mais l'étude
constate toujours des forces concurrentes, des catégories dirigeantes en rivalité
et des possibilités de régime divers. Autrement dit, la société industrielle,
définie par ses caractères économiques et sociaux, n'implique pas une
organisation déterminée du pouvoir. Il n'y a pas de détermination univoque du
régime de l'État par la structure économico-sociale. Si l'on veut aller au-delà de
propositions générales qui illustrent la dialectique fondamentale de ces sortes
de sociétés, il ne faut pas rester sur le plan des généralités.
La sociologie est, par définition, générale, l'histoire est au-delà de la
sociologie, dans la mesure où elle atteint le singulier et le concret. Pour
comprendre la forme que prennent les pouvoirs politiques dans la société
française, il faut commencer par une analyse des structures économiques,
montrer ensuite les tensions sociales, interpréter les manières de penser des
différentes catégories dirigeantes, enfin remettre le présent dans l'histoire, car
on ne comprend pas la société française actuelle sans référence au passé.
Autrement dit, il faut être en dernière analyse historien. Je dirai donc que la
fonction suprême est celle de l'historien, à condition évidemment que celui-ci
soit d'abord un économiste, ensuite un sociologue et enfin un philosophe.

1 Allusion au rôle des intellectuels hongrois dans la révolution de 1956.


2  Le cours est antérieur aux événements de  1958. Le cours suivant, qui paraîtra l'an prochain, fait
allusion à ces événements.
 

XVII
 
Remarques sur révolution du régime soviétique

Dans les dernières leçons, j'avais essayé de dégager les tendances de


l'évolution sociale dans les régimes occidentaux. La difficulté de cette recherche
tenait à l'abondance des matériaux et à la diversité des expériences. Certains
faits se retrouvent partout ou presque : l'élévation du niveau de vie des masses
populaires, au moins proportionnelle à l'augmentation des ressources globales,
la diminution, dans la majorité des cas, de la part des revenus attribués à la
minorité supérieure, le maintien d'une inégalité plus ou moins grande,
économique et sociale. Mais, en dehors de ces traits quasi universels, sur
plusieurs points il n'y a pas de certitude que l'évolution soit la même dans les
différents pays. En ce qui concerne l'homogénéité de la classe ouvrière, peut-
être la tendance n'est-elle pas la même en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Dans les pays scandinaves, on observe la combinaison d'une redistribution du
revenu national très poussée, d'une législation sociale efficace et d'une quasi-
élimination des cas extrêmes de misère  ; aux U.S.A., l'élévation du niveau de
vie est due avant tout à l'augmentation de la richesse générale, avec le maintien
d'une marge relativement importante de pauvreté  ; en France enfin subsiste
une assez grande diversité, en dépit de l'évolution générale.
Si nous considérons l'Union soviétique (et non pas les pays satellites, qui
posent des questions tout autres), les difficultés fondamentales auxquelles se
heurte l'étude sont le manque de matériaux, le caractère unique de l'expérience
et le fait que la croissance n'a pas encore atteint un stade assez avancé.
Je lisais récemment une conférence faite par un philosophe français, connu
pour un livre sur Hegel et devenu un grand fonctionnaire de l'État. Voici quel
en était, à peu près, le thème  : le seul régime qui ressemble encore
approximativement à la description que Marx faisait du capitalisme est
évidemment le régime soviétique. En effet, l'essence de ce que Marx considérait
comme le capitalisme, c'était l'accumulation de tout le surplus assuré par le
développement de la productivité, donc la réduction des revenus
consommables au strict minimum. Marx anticipait le moment où l'insuffisance
du niveau de vie, se combinant avec l'énormité de la production, susciterait le
mécontentement populaire et finalement la révolte. Or, ajoutait le
conférencier, les choses se déroulent bien comme il l'avait annoncé dans les
pays qui continuent à maintenir un rythme d'accumulation extrêmement
rapide et à distribuer le moins possible de pouvoir d'achat aux masses. En
Occident, en revanche, l'évolution prévue par Marx ne s'est pas produite, non
parce qu'il avait tort, mais parce qu'il avait raison. Les hommes d'affaires,
intelligents, ont compris que le marxisme risquait d'avoir le dernier mot et
l'ont démenti en acte en lui donnant indirectement raison. Ce philosophe
dialecticien entendait par là que les chefs d'entreprises ont été convaincus que
le régime capitaliste ne pourrait survivre et prévenir la révolte des masses qu'en
augmentant la fraction du produit national distribué. La réfutation de Marx a
été l'œuvre de Ford. Les hommes d'affaires américains, dont Ford a été le
prototype, subventionnaient volontiers les professeurs d'économie politique
pour réfuter théoriquement Marx, mais, fort heureusement, ils ne tenaient pas
compte de ces disputes d'écoles, et ils réfutaient Marx pratiquement, parce
qu'ils avaient reconnu qu'abandonnée aux forces naturelles, l'économie
donnerait raison au marxisme et que le régime sauterait.
Cette conférence avait pour but de comparer la situation du prolétariat
interne du XIXe siècle à celle des pays sous-développés au XXe. Elle visait à
convaincre les hommes d'affaires de l'Occident que les deux cas sont
identiques. Ce philosophe ajoutait, toujours dans le style dialectique, que, pour
ce qui est de la classe ouvrière, les entrepreneurs avaient compris cependant que
les professeurs d'économie politique ne comprenaient pas ; dans le cas des pays
sous-développés en revanche, c'est l'inverse. Les professeurs comprennent
mieux que les hommes d'affaires. Il suffirait donc que ces derniers comprissent
la nécessité de distribuer une partie du revenu des pays développés aux pays
sous-développés pour réfuter le marxisme du XXe siècle qui annonce que les
pays occidentaux sont condamnés à mort à cause non pas de l'insuffisance des
revenus des prolétariats internes, mais de l'insuffisance des revenus des pays
sous-développés.
Je ne voudrais pas discuter ici cette conférence qui, selon la formule de
l'auteur, constitue un mélange, dans une proportion à déterminer, d'évidence
et de paradoxe. La proposition que Marx a été réfuté en acte parce qu'il avait
raison en théorie est une amusante boutade. Il est probable que Marx a eu tort,
même dans un schéma d'économie théorique, et que les revenus des salariés
augmentent spontanément en fonction de la productivité marginale du travail,
comme l'affirment la plupart des économistes d'aujourd'hui. En tout cas, cette
comparaison nous fournit au moins la manière de poser le problème de
l'évolution sociale dans les pays soviétiques  : est-ce que, dans l'avenir, ils
distribueront une fractions des ressources collectives sous forme de revenus
consommables aussi importante qu'en Occident  ? La réponse à une telle
question est difficile en raison des particularités de l'histoire économique russe.
La croissance d'une économie moderne a commencé sous les tsars vers les
années  1880-1890  jusqu'à  1914. Durant cette première phase, elle était
comparable à celle de l'Occident  : l'industrie légère (en particulier textile) se
développait le plus vite  ; elle représentait environ les deux tiers du total de
l'industrie. Cette évolution a été brutalement arrêtée par les hostilités, la
révolution et la phase d'économie de guerre. A partir de la N.E.P. a commencé
une période caractérisée par la reconstruction de l'économie antérieure et par
les avantages de fait accordés aux paysans. 1928 est l'année de l'histoire russe
où la situation de ces derniers a été la meilleure. C'est précisément parce que se
créait une classe de koulaks (ou de capitalistes) dans les campagnes, parce que
les agriculteurs consommaient une fraction trop considérable des récoltes
qu'on est passé à la phase des plans quinquennaux1, ce qui a déclenché, comme
nous l'avons vu l'année dernière, la collectivisation de l'agriculture. Dans la
phase 1928-1939, les salaires ouvriers inévitablement baissaient, dans la mesure
où un pourcentage considérable des ressources collectives était consacré à
l'investissement. Au bout de dix années d'accumulation rapide, la guerre a
éclaté avec son cortège de destructions, suivie, de 1945  à  1950, par la
reconstruction. On s'explique que pendant toute cette période de vingt ans les
circonstances aient été peu favorables à une élévation du niveau de vie de la
population. Depuis lors s'est ouverte une nouvelle phase, durant laquelle
l'économie a continué à progresser à un rythme rapide (industrie plus de 10 %,
produit brut entre 5 et 8 % par an). Simultanément, les salaires se sont relevés
par rapport au minimum de 1950.
Ainsi nous arrivons à la question fondamentale : l'économie soviétique a été,
depuis  1928  jusqu'à aujourd'hui, essentiellement organisée en vue de la
puissance. Priorité était accordée au développement de l'industrie lourde, au
nom d'une idéologie du bien-être. Les choses vont-elles maintenant se
transformer dans un sens comparable à celui de l'économie occidentale ? Cette
manière de poser la question n'est pas conforme aux habitudes idéologiques,
mais elle est, je vous l'assure, rigoureusement conforme aux faits, et même à
l'opinion que formulent, en privé, les économistes marxistes. Ne croyez pas
qu'elle soit la marque d'un préjugé. Tous ceux qui étudient objectivement les
deux sortes de régimes savent que l'interrogation se formule en ces termes  :
l'économie soviétique se souciera-t-elle de répandre le bien-être ou restera-t-elle
obsédée par le souci de la puissance ?
A cette question, quelques économistes occidentaux donnent une réponse
qui constitue curieusement la reprise du pessimisme marxiste, appliqué à
l'Union soviétique. En particulier, un soviétologue américain m'a affirmé, il y a
un an environ, que le débat était d'ordre politique et non pas proprement
économique. Effectivement, dans un système de planification totale, il serait
absurde d'affirmer qu'on ne peut pas réduire la part des investissements et
augmenter celle de la consommation. Par définition, si en régime capitaliste la
loi de paupérisation doit être économique, en Union soviétique elle ne peut
être que politique. L'argument de cet économiste était le suivant : le maintien
du pouvoir absolu d'une oligarchie est lié à un bas niveau de vie des masses.
Je ne crois pas que la loi de paupérisation soit plus vraie en régime soviétique
qu'en régime capitaliste. Les raisons de mon scepticisme sont au nombre de
deux : je ne crois pas que l'accroissement du bien-être général compromettrait
sérieusement la stabilité du pouvoir de la minorité gouvernante. Même si cette
proposition paradoxale était vraie, je ne crois pas que les hommes d'État
d'aucun régime soient jamais assez intelligents pour apercevoir aussi loin à
l'avance les conséquences de leurs actes. Au premier abord, relever le niveau de
vie tend plutôt à satisfaire les masses. Pour y deviner une menace latente, il faut
une subtilité de pensée que j'attribuerai difficilement aux hommes de la
pratique.
En dehors de cette prétendue loi de paupérisation, la proposition selon
laquelle un régime soviétique est capable de maintenir le niveau de la
population relativement bas n'est pas douteuse, en raison de la liberté d'action
dont jouissent les dirigeants. Les hommes d'État soviétiques n'ont pas à subir
la critique des parlementaires, des syndicats et des journaux (qui existent, mais
qui répondent aux gouvernants exactement ce que ceux-ci leur suggèrent de
répondre). A courte échéance, cette docilité facilite la gestion des affaires
publiques. A ce point surgissent les raisons de pessimisme. Aussi longtemps
qu'on accorde la priorité à la puissance sur le bien-être, il faut poursuivre
l'édification de l'industrie lourde, c'est-à-dire ralentir le relèvement du niveau
de vie des masses populaires. De plus, l'Union soviétique, au fur et à mesure
que sa zone d'influence s'étend, doit accorder une aide aux pays d'Asie. Si donc
les dirigeants continuent à penser en termes politiques, on peut concevoir que
la diffusion du bien-être soit lente.
Des questions ne s'en posent pas moins  : est-ce que la croissance ne
contribue pas à élever le niveau de vie général quelles que soient les priorités
établies par le niveau du plan ? Est-ce que la politique des gouvernants ne doit
pas se transformer au fur et à mesure de la croissance ? Autrement dit, est-ce
que le développement économique, en régime soviétique, ne tend pas de lui-
même, comme en Occident, d'une part à augmenter la consommation, d'autre
part à modifier la psychologie des dirigeants  ? La question porte sur les
changements progressifs, pacifiques qui peuvent se produire. D'autres sont
possibles, qui viendraient d'une réforme fondamentale ou d'une révolution.
En Hongrie, le soulèvement a éclaté quand s'est constituée une espèce
d'unanimité des masses populaires contre la minorité gouvernementale.
L'ordre a été rétabli, mais il n'est plus le même. Un régime imposé par la force
militaire de l'étranger ne peut être considéré comme authentiquement
soviétique. En Pologne, la révolution n'a pas enlevé le pouvoir au parti
communiste, mais elle a provoqué des changements substantiels dans la
politique économique et sociale. Le gouvernement actuel a provisoirement
abandonné la collectivisation agraire, il accepte que les produits agricoles soient
vendus par les paysans et non plus collectés par voie administrative. Les
dirigeants polonais ont eux-mêmes proclamé que l'on avait été trop loin dans
le sacrifice de la consommation et le principe, devenu sacro-saint de l'autre
côté du rideau de fer, de consacrer  25  % du produit national aux
investissements n'est plus respecté.
Je ne fais pas une théorie, en style marxiste, de la révolution en régime
soviétique. Rien n'annonce qu'elle doive éclater, et, en tout état de cause,
j'écarte, par hypothèse, une telle éventualité  ; mais je me demande si la
croissance économique entraîne dans la même direction les deux types de
sociétés industrielles. Divers symptômes suggèrent une réponse positive :
1. Depuis plusieurs années, les dirigeants soviétiques ont affirmé que le
développement de l'industrie lourde et des armements devrait s'accompagner
d'une augmentation des revenus distribués. Or le fait est que, depuis cinq ans,
les salaires en Union soviétique ont progressé, semble-t-il, chaque année, et
depuis 1950  jusqu'à  1955  relativement vite. Les plans soviétiques prévoient
explicitement que dorénavant l'augmentation du pouvoir d'achat des masses
sera régulier. Il semble qu'on envisage de consacrer un pourcentage un peu plus
élevé des ressources collectives à l'agriculture, sinon à l'industrie légère.
N'allons pas trop loin. Pour l'instant, la politique économique demeure
fondamentalement la même que dans le passé, le dogme des  25  %
d'investissements reste officiel, mais la croissance de l'industrie lourde, à un
rythme à peine ralenti, permettrait de relever en même temps la consommation
générale. La mise en culture de 30 millions d'hectares de terres vierges en Asie
devrait apporter une production agricole supplémentaire. Enfin la politique à
l'égard des paysans a été assouplie, certains prix payés aux producteurs ont été
sensiblement augmentés. Pour m'en tenir à des propositions prudentes, à partir
de maintenant il est vraisemblable que même la continuation de la croissance
dans le même style qu'au cours des années précédentes n'empêchera pas un
relèvement lent du niveau de vie des masses.
2. La politique sociale du gouvernement, à l'heure présente, tend à satisfaire
simultanément les couches les plus défavorisées et les couches privilégiées. Au
lendemain de la mort de Staline, l'accent a été mis sur les biens de
consommation durable, ceux que souhaite en particulier la «  nouvelle
bourgeoisie ». Récemment, un décret a prévu le relèvement des salaires les plus
bas. Ces deux sortes de mesures me paraissent également caractéristiques. Le
revenu minimum, qui d'après les statistiques soviétiques était celui de millions
de salariés, était inférieur à 300 roubles par mois, soit à 12 000 francs2 (si l'on
évalue à  40  francs le pouvoir d'achat du rouble). Il sera porté à  350,
300 ou 270 roubles selon les emplois et les localités. Ce relèvement de 33 % en
moyenne coûtera 8 milliards au budget, il s'agirait donc de près de 8 millions
de travailleurs dont les salaires auraient été très bas d'après les normes
occidentales.
Le principe de l'égalité a été condamné vers les années  30  comme petit-
bourgeois, mais, dans la structure actuelle, deux principes s'opposent. D'une
part, on inclinait à diversifier considérablement les salaires d'après le
rendement, et, d'autre part, on établissait la hiérarchie d'après la qualification.
La première tendance avait été poussée tellement loin qu'elle finissait par
contredire la seconde. Les rémunérations de base étaient faibles et les
suppléments, par dépassement de la norme, finissaient par représenter plus
qu'elles. Souvent, les ouvriers n'avaient pas intérêt à augmenter leur
qualification, mais, au contraire, à rester à un niveau inférieur en dépassant les
normes. A l'heure présente, d'après les documents, l'administration soviétique
est engagée dans un travail d'ensemble visant à reconstituer la hiérarchie de
qualification et à réduire l'importance des primes de rendement. Au fur et à
mesure que s'élève le niveau technique de l'industrie, ce système d'incitation au
rendement perd une partie de son utilité. En un nombre croissant de tâches,
on mesure mal la part de l'effort individuel.
La hiérarchie des revenus en U. R. S. S. est comparable à celle des pays
capitalistes, avec deux différences fondamentales  : d'une part il n'y a pas de
profit, ce qui limite l'accumulation des richesses individuelles ; en contrepartie,
l'impôt sur le revenu n'est pas progressif, à tout le moins il s'arrête à un
maximum de  13  % qui s'applique aux traitements les plus élevés, 6  000,
8 000 ou 10 000 roubles par mois. Ce taux inspirera aux salariés supérieurs de
Grande-Bretagne des sentiments d'envie. Une telle fiscalité serait considérée en
Occident comme typiquement réactionnaire. Mais, soyons justes, il existe une
justification authentique du contraste entre la progressivité en Occident et la
non-progressivité en Union soviétique de la fiscalité directe.
Après tout, dans un régime d'économie planifiée, en théorie la hiérarchie des
salaires traduit la volonté des planificateurs. S'ils décident de donner un
traitement élevé au directeur d'une entreprise, c'est qu'ils tiennent ce
traitement pour indispensable afin soit d'attirer les meilleurs sujets, soit
d'inciter au maximum d'efforts, soit de rétribuer justement une contribution
inappréciable au bien-être collectif. Quel que soit celui de ces trois motifs que
vous reteniez, les planificateurs n'ont pas de raison de reprendre un
pourcentage, de plus en plus considérable, des traitements supérieurs qu'ils ont
eux-mêmes fixés. En revanche, dans un régime capitaliste, la hiérarchie des
salaires est, la plupart du temps, fixée par les entreprises privées. L'État peut
tenir l'inégalité pour excessive et, par suite, en fonction de l'idée de la justice
approuvée par les électeurs, reprendre par l'impôt progressif une fraction
importante des traitements les plus élevés3.
Notons une différence, elle aussi substantielle, entre la situation des
privilégiés dans les deux régimes  ; des avantages en nature sont assurés aux
managers des grandes entreprises soviétiques : villa, automobile vont non pas à
telle personne privée, mais à telle fonction ; si un directeur perd sa situation, il
perd tout à la fois. Les avantages des gros revenus sont compensés par un degré
plus élevé d'insécurité.
Le régime soviétique comporte à peu près toutes les sortes d'inégalités que
l'on constate en Occident. D'abord entre les secteurs de l'économie  ; en
Occident le revenu moyen dans l'industrie est plus élevé que dans
l'agriculture ; cette proposition, vraie pour les États-Unis et pour la France, est
vraie aussi pour l'U.R.S.S. Ensuite, on observe des disparités souvent
considérables à l'intérieur de chaque profession. Certains kolkhozes sont
riches ; il existe, comme on disait il y a quelques années en Union soviétique,
des kolkhoziens millionnaires (on parlait d'eux avec enthousiasme, puisqu'ils
étaient les meilleurs travailleurs). De la même façon, il y a, dans les agricultures
française ou américaine, des privilégiés, ceux qui ont la chance de vivre sur une
bonne terre ou qui sont les plus actifs et les plus efficaces.
De fa même façon, il existe une inégalité extrême dans les métiers qui
dépendent de la faveur du public. Peut-être ceux qui atteignent aux revenus les
plus élevés, en U.R.S.S., sont-ils les artistes et les écrivains célèbres, qui
dépendent de leur public, après tout comme en Occident. La faveur du public,
il est vrai, en régime soviétique, suppose aussi celle des pouvoirs publics. Il n'en
va pas de même en Occident, tout au moins pas au même degré, bien qu'il ne
soit pas toujours inutile de jouir aussi de la bienveillance des pouvoirs. On
pourrait se demander quelles qualités, dans chacun de ces régimes, assurent le
succès, et il ne manque pas de raisons de manifester, ici et là, tour à tour
pessimisme et optimisme. Certains des gens de lettres qui atteignent aux plus
gros tirages, dans les deux sortes de régimes, ne sont pas les plus admirables. En
Occident, parmi les livres à succès, on en compte de vulgaires ou de
pornographiques. La contrepartie, dans un régime soviétique, ce sont les
écrivains serviles. J'ai entendu, un jour, un de mes amis évoquer la terrible
concurrence entre la Pravda et France-Soir. Formule pessimiste et au fond peu
significative de la confrontation des régimes. Ici comme là, parmi les réussites,
figurent des hommes qui en sont dignes. On ne peut comparer les
pourcentages. Et l'écrivain ou l'artiste ne vise pas nécessairement le succès qui
se traduit en chiffres de tirage ou de revenus. Il reste que les intellectuels, en
Occident, sont exposés à l'injustice de l'obscurité, non à la persécution d'État.
Les seules sortes d'inégalité qu'on ne retrouve pas dans un régime soviétique
sont celles directement liées au principe du profit, et encore. Le «  fonds de
profit », évaluation monétaire du supplément de production de l'entreprise par
rapport au plan, est réparti entre l'ensemble des travailleurs, mais un
pourcentage important en va aux directeurs.
Pour l'instant, le système planifié est essentiellement productiviste, il a pour
objectif prioritaire de produire le plus possible. En fonction de ce but, il
consent à une hiérarchie stricte, à la fois politique, administrative et
technique  ; il justifie l'ensemble par une idéologie socialiste, c'est-à-dire
égalitaire à long terme. La combinaison de ces trois formules donne peut-être
une synthèse stable.
 
Une dernière question se pose à nous : quelle est la distance sociale ? Quel
est le degré de cohérence des groupes qui peuvent se constituer dans un régime
soviétique  ? Beaucoup de données expérimentales nous manquent.
Personnellement, j'aurais tendance à résumer ce qui me paraît essentiel par les
deux propositions suivantes : l'écart entre les individus situés en bas et ceux qui
sont situés en haut de la hiérarchie est encore aujourd'hui considérable. En
revanche, la prise de conscience est faible. La société soviétique est très loin de
l'homogénéité, mais l'hétérogénéité n'y prend pas le caractère que l'on observe
en Occident.
La distance sociale me paraît inévitable à cause de l'inégalité économique et
aussi du bas niveau de vie. Lorsque j'ai étudié le cas des États-Unis, j'ai montré
comment, abstraction faite de toute redistribution du revenu national, il suffit
que la condition des non-privilégiés s'élève pour que la distance sociale
diminue. A partir du moment où le pauvre a un revenu de 4 ou 5 000 dollars,
il atteint à un style de vie petit-bourgeois qui le rend moins différent du grand
bourgeois qu'il ne l'était dans le passé. Or, en Union soviétique, l'inégalité
porte encore sur les biens les plus indispensables, la nourriture, le vêtement, le
logement. Les denrées dites nobles (c'est-à-dire la viande) sont réservées à une
fraction de la population. Les produits textiles dits de luxe, c'est-à-dire
essentiellement de laine, sont relativement coûteux. Les conditions d'habitat
sont épouvantables par suite de la rapidité de l'urbanisation. Tous ces faits, que
j'ai étudiés l'an dernier confirment cette proposition simple mais
fondamentale : l'U.R.S.S. en est encore à une phase où l'inégalité économique
se transpose en inégalité sociale concernant les biens les plus indispensables.
Dès lors, il n'est guère concevable qu'une grande distance ne sépare pas
privilégiés et non-privilégiés, que ces derniers ne se pensent pas comme
« nous » opposés à « eux ».
En revanche, si nous cherchons à déterminer les groupes, nous éprouvons
une difficulté extrême à trouver l'équivalent des classes occidentales. On peut
bien dire, à la manière des statistiques soviétiques  : il y a d'un côté les
kolkhoziens, de l'autre côté les salariés d'industrie, et enfin l'intelligentsia, mais
ni les kolkhoziens, ni les salariés d'industrie, ni l'intelligentsia ne constituent
une classe ayant conscience d'elle-même et s'opposant à d'autres. Si l'on définit
la classe par la constitution d'un sous-groupe à l'intérieur de la société globale,
communauté homogène ayant conscience d'elle-même et de son opposition
aux autres, il est vraisemblable qu'il n'y a pas de réalité de cet ordre en Union
soviétique, en dépit des inégalités économiques, des discriminations objectives,
de la distance sociale.
La formation de groupes cohérents est difficile parce que le pouvoir, par
essence, n'accepte pas qu'ils se constituent, s'organisent, s'expriment et
revendiquent. Dans une société où tous les chefs sont nommés d'en haut, où ni
les partis, ni les syndicats ouvriers indépendants, ni les rivalités de groupes
d'intérêts ne sont tolérés, il peut bien subsister, comme en Occident,
différenciation des métiers, distance sociale, inégalités économiques, sans que
se coagulent des groupes conscients d'eux-mêmes. D'ailleurs, l'exemple que
nous avons eu des pays satellites confirme cette analyse : lorsque la révolution a
éclaté en Hongrie, on n'a pas vu une classe en face d'une autre, on a vu
l'ensemble de la population se dresser contre une minorité gouvernante. Ou
bien tout le monde est intégré dans un système hiérarchisé, ou bien
l'opposition tend à devenir totale. Une hiérarchie sociale d'ensemble n'est pas
exclue, mais les couches superposées demeurent en soi, non pour soi.
On ne peut pas exclure la stabilité d'un tel système, il interdit l'organisation
de groupes de revendication, leur rivalité à l'intérieur de la société globale. Il
promet et peut réaliser une amélioration lente des conditions de vie des masses,
même en continuant à subordonner l'industrie légère à l'industrie lourde. Il
s'efforce d'accorder des avantages aux cadres de la société industrielle. Il veut
maintenir la solidarité de la minorité qui gère l'économie et gouverne l'État et
lui donner conscience de son rôle éminent. Enfin, à chaque génération, il
recrute dans tous les milieux une fraction des jeunes gens bien doués. Le
système entretient une mobilité verticale, au moins à travers les générations.
Si cette analyse est exacte, les impératifs fondamentaux de toute société
industrielle sont, dans une large mesure, observés. Chacun a la perspective
d'une certaine amélioration. Peut-être est-elle jugée trop lente, mais malgré
tout un avenir s'ouvre à tous les enfants, sinon aux adultes. Les privilégiés ont
une situation satisfaisante, on leur inculque un sentiment de communauté sous
le nom de solidarité prolétarienne qui présente un avantage considérable par
rapport à la solidarité bourgeoise, source de mauvaise conscience. La solidarité
prolétarienne donne bonne conscience ; or la bonne conscience des privilégiés
est une des conditions fondamentales de la stabilité d'une société.
On peut donc concevoir, sur le plan où nous sommes placés actuellement,
que les deux types, occidental et soviétique, évoluent selon certaines tendances
communes (croissance économique, élévation du niveau de vie, élargissement
d'une classe moyenne, bien durables, moyens de consommation de masses).
Simultanément, une société comme celle que je viens de vous décrire,
présente certaines similitudes avec la Russie prérévolutionnaire. La masse de la
population est encadrée par une classe dirigeante ou privilégiée, émanation de
l'État, bureaucratique et bourgeoise, puisque les positions occupées par les
bourgeois en Occident sont attribuées en U.R.S.S. à des fonctionnaires. Le
régime soviétique comporte, par définition, la fusion de la société et de l'État.
Le système représente un compromis entre les formes traditionnelles de l'État
russe et les nouveautés de l'économie moderne. Cette combinaison n'est pas
fondamentalement instable. Si toutes les conditions que j'ai énumérées
aujourd'hui sont satisfaites, elle peut durer (sous réserve que l'on élève le
niveau de vie des masses, que la classe privilégiée garde un sens aigu de sa
solidarité, qu'il n'y ait pas de formation de groupes rivaux). Mais une
interrogation n'en surgit pas moins, qui nous fournit le point de départ de la
prochaine leçon : peut-on concevoir une société telle que celle que je vous ai
décrite et où il reste interdit de discuter l'idéologie officielle ?
Nous en arrivons ainsi à ce qui constitue le vrai problème du développement
de la société soviétique. Économiquement, cette société a dépassé la phase des
privations extrêmes et, en ce sens, la phase la plus difficile de la croissance.
Mais dans quelle mesure l'organisation de l'Union soviétique n'est-elle pas
menacée par le début de la prospérité  ? Rappelez-vous la proposition de
l'économiste américain : les dirigeants soviétiques empêcheront l'amélioration
des conditions de vie de manière à maintenir leur pouvoir absolu ; je crois que
cette loi de paupérisation est fausse, mais elle suggère une question réelle  :
peut-on maintenir la rigidité économique, politique et idéologique dans une
société où le niveau de culture de l'ensemble de la population ne cesse de
s'élever  ? Proposition évidente et paradoxale  : à supposer que le régime
soviétique doive se transformer, cette transformation n'aura pas pour cause des
difficultés croissantes mais, au contraire, des améliorations continues de
l'économie et de l'existence.

1 Telle est du moins la rationalisation économique de la politique stalinienne des plans quinquennaux.
2 Il s'agit de francs de 1957.
3 L'impôt progressif sur les traitements des fonctionnaires est impliqué par l'impôt progressif sur les
traitements privés. L'existence des profits constitue une raison supplémentaire de la pro gressivité.
 

XVIII
 
L'avenir des catégories
dirigeantes en Union soviétique

Je vous avais présenté, dans la précédente leçon, quelques idées, dispersées et


hypothétiques, sur les perspectives d'évolution sociale en Russie soviétique. Je
voudrais aujourd'hui, pour commencer, reprendre les principales idées sous
une forme aussi ramassée que possible.
1. Au point où en est arrivée la Russie soviétique, la continuation de la
croissance économique et même de la croissance de l'industrie lourde n'exige
plus d'abaissement du niveau de vie des masses.
2. Mieux, elle permet très probablement une amélioration sensible des
conditions de vie des privilégiés et aussi une élévation plus lente du pouvoir
d'achat général.
3. Provisoirement, la répartition demeure presque aussi inégalitaire qu'elle
l'était au cours des premiers plans quinquennaux et du même type qu'en
Occident, au moins en ce qui concerne la hiérarchie des salaires ou traitements.
Cette inégalité cependant est plus frappante en Union soviétique qu'aux États-
Unis, parce que, en raison du niveau de vie plus bas de l'ensemble de la
population, elle porte là-bas sur les biens considérés comme indispensables.
4. Les différences, matérielles et psychologiques, entre les individus
demeurent considérables. Cependant, la constitution de groupes conscients est
paralysée par les traits fondamentaux du régime, c'est-à-dire par l'interdiction
des organisations de masse. On m'a fait observer que, même en Russie
soviétique, il existe des tensions multiples, aussi bien dans les villes qu'à la
campagne, entre les différentes sortes de paysans ou d'ouvriers, Je ne veux pas
exclure des conflits de cette sorte ; les sociologues polonais, depuis une dizaine
d'années, en ont étudié de nombreux entre les paysans restés individuels selon
l'importance de leur propriété, ou encore entre propriétaires privés et
kolkhoziens. Mon idée n'était pas que les conflits de groupes avaient disparu
en Union soviétique, mais que la lutte de classes conçue par Marx, c'est-à-dire
l'organisation, la prise de conscience et la rivalité, sur le plan national, de vastes
ensembles, ouvrier ou paysan, y est impossible. Les ouvriers peuvent prendre
conscience d'eux-mêmes dans telle entreprise contre la direction, les
kolkhoziens être opposés à l'administration du kolkhoze, éventuellement
même les paysans éprouver un vague sentiment de communauté face aux
habitants des villes, mais il ne peut pas y avoir l'équivalent des classes sur un
plan national, parce que celles-ci supposent un certain degré de liberté
politique et sociale.
5. Enfin, la société soviétique comporte une hiérarchie dont l'aspect essentiel
est une bureaucratie autoritaire, laquelle, dans une société planifiée, peut
donner un système relativement stable, avec une mobilité sociale suffisamment
rapide de génération à génération.
Cependant, vous disais-je pour terminer la leçon, un phénomène nouveau
intervient qui est l'amélioration générale des conditions de vie et l'élévation du
niveau technique et culturel de la minorité privilégiée. Quelles en sont les
conséquences ?
Elles se manifesteront d'abord et surtout dans la minorité privilégiée  ; les
organisations de classes étant exclues, c'est par elle que les désirs des masses
s'expriment, que les tensions entre les groupes affleurent à la surface,
qu'éventuellement une façon de penser nouvelle apparaîtra. Comment est
composée la minorité dirigeante en Union soviétique ? Je pense que, dans une
analyse simplifiée, nous pouvons distinguer quatre catégories  : 1o les
techniciens, ingénieurs, managers, directeurs d'entreprise, directeurs de
ministère ; 2o les hommes du parti ; 3o les intellectuels ; 4o les militaires.
Prenez garde à la signification de ces distinctions. Lorsque tel journaliste
explique que, globalement, les techniciens s'opposent aux hommes du parti ou
ceux-ci aux intellectuels, il s'agit d'une analyse non seulement élémentaire,
mais fausse. Beaucoup de cadres de l'industrie sont des hommes du parti, il ne
manque pas d'intellectuels qui le sont également. Aucune de ces catégories ne
peut s'opposer et, par conséquent, prendre conscience d'elle-même contre les
autres. Simplement, la couche dirigeante d'une société soviétique comprend
nécessairement des hommes de formation et de façon de penser différentes,
exactement comme dans un pays capitaliste. Le gestionnaire d'une usine n'a
pas la même formation que le romancier, ni même que le secrétaire de syndicat
ou l'homme de l'appareil. Ces individus ne remplissent pas les mêmes
fonctions et ne sont pas recrutés exactement selon la même méthode. Au fur et
à mesure que dure le régime soviétique, les dirigeants suivent la filière normale,
ils ne deviennent plus directeurs d'usines parce qu'ils ont joué un rôle glorieux
dans la révolution ou dans le parti, mais parce qu'ils ont reçu une éducation
technique. L'ensemble de la minorité dirigeante sera de plus en plus cultivée et
savante, mais il restera, en dehors des techniciens, des hommes de parti avec
leur idéologie et des hommes de pensée avec leurs doutes et leurs
interrogations.
Ces tensions internes auront deux enjeux principaux, qui détermineront
l'évolution future de la société soviétique : 1o Dans quelle mesure est-il possible
de maintenir telle quelle la méthode de planification qui a été utilisée au cours
des premiers plans quinquennaux  ? 2o Dans quelle mesure est-il possible de
maintenir l'orthodoxie qui a servi de justification pendant cette même
période ?
En U.R.S.S., la tension majeure à l'intérieur de la minorité dirigeante doit
opposer, nous semble-t-il, d'une part les managers ou techniciens, de l'autre les
hommes du parti ou idéologues. Vous vous en souvenez, dans le cas de la
société occidentale, j'ai noté que la dualité essentielle opposait les élus d'un
côté, tenants des procédures électorales et parlementaires, et les démagogues de
l'autre, ceux qui prétendent incarner une volonté de classe ou de nation. En
Union soviétique, virtuellement, l'opposition décisive est entre ceux qui
désirent une gestion, aussi rationnelle que possible, d'un système industriel
devenu de plus en plus complexe, et les hommes de l'appareil. Les dirigeants
actuels de l'économie soviétique ont presque tous reçu une formation
supérieure. Pour l'instant, ils sont encore commandés, au niveau politique, par
des survivants de la première génération des révolutionnaires qui ne sont pas
des techniciens, sinon de la manipulation des masses. Avec le temps, une
organisation de cet ordre doit être de plus en plus portée à une gestion
rationnelle. Inévitablement se posera la question  : est-ce que la pratique et
l'idéologie stalinienne de l'économie peuvent être maintenues telles quelles ?
Où en est-on et sur quoi portent les possibilités d'évolution ?
1. Les doctrinaires ont posé, en principe, que le pourcentage du produit
national qui doit être investi chaque année s'élève à 25 %. Ils ont donc érigé en
dogme un rythme rapide d'accumulation du capital avec le sacrifice du pouvoir
d'achat à la puissance ou, si l'on préfère, du bien-être actuel à celui des
générations futures. L'Union soviétique joue un rôle croissant dans le monde,
elle est animée de grandes ambitions, nationales et idéologiques, elle apporte
une aide économique soit à des pays déjà gouvernés par des partis communistes
comme la Chine1, soit à des pays sous-développés pour des motifs de politique
étrangère. Le cas de l'Europe orientale est le plus complexe. La Hongrie ou la
Pologne ont été, au sens capitaliste du terme, exploitées par l'U.R.S.S.
entre 1945 et 1956. Depuis les deux révolutions, la situation s'est renversée et
ces pays coûtent à l'Union soviétique au lieu de lui rapporter. Pour vous
donner un exemple, M. Gomulka, au cours de son séjour à Moscou, a obtenu
la hausse du prix auquel le charbon polonais sera vendu à la Russie soviétique,
et aussi rétrospectivement du prix du charbon pour toutes les livraisons des dix
années précédentes2.
Le dogme des 25 % n'est pas en lui-même irrationnel (on peut juger qu'un
pourcentage élevé d'investissement est conforme à la norme idéale de la
croissance économique). Mais il exige des sacrifices considérables. Est-ce que la
deuxième génération, héritière des révolutionnaires, voudra retarder
l'amélioration des conditions de vie, afin d'assurer une puissance plus grande
de la communauté ou d'aider les pays associés  ? On ne peut pas donner de
réponse catégorique, mais la probabilité est que, en Russie soviétique comme
ailleurs, la volonté de puissance et le consentement aux sacrifices s'affaiblissent
progressivement avec l'embourgeoisement de la révolution.
2. La pratique stalinienne de gestion de l'économie comportait
l'établissement de priorités rigides, la fixation des prix des biens de production,
le rationnement étant rendu inévitable par le caractère arbitraire des prix
(j'appelle ainsi la fixation de prix en fonction du coût de revient, en faisant
abstraction de la rareté relative des produits) ; le bureau central entrait dans le
détail de la gestion des branches industrielles et des usines  ; enfin l'influence
exercée par les décisions des consommateurs sur la répartition des ressources
nationales était faible. Or, ces caractères3 n'étaient rigoureusement impliqués ni
par Le Capital, ni par le marxisme en général, ni encore moins par Lénine.
On décide de développer de  15  % la sidérurgie et, si l'on manque de
ressources, on sacrifie l'industrie textile  ; nous sommes habitués à considérer
que ce système de priorités, pratiqué en Occident durant la guerre, est l'essence
de la planification soviétique. Mais il s'agit là d'un accident historique. Les
dirigeants ont décidé, à un moment donné, pour édifier très rapidement une
grande industrie lourde, de faire certains choix, mais Marx n'avait rien conçu
de pareil. On a décrété que certains principes de gestion étaient marxistes et les
doctrinaires ont élaboré une idéologie justificatrice. Rien n'empêche de
modifier ces pratiques et de découvrir dans Le Capital autant de propositions
que l'ont veut pour en justifier d'autres. Autrement dit, il s'agit d'un mode
particulier de gestion, introduit à une date déterminée dans l'Union soviétique,
qui n'est pas l'expression d'une doctrine antérieure et qui peut être modifié
sans que l'on abandonne rien d'essentiel ni du marxisme, ni du léninisme, ni
même à la rigueur du stalinisme (on trouvera bien, dans les Œuvres complètes
de Staline, de quoi justifier une pratique réformée).
Au surplus, certains pays d'au-delà du rideau de fer l'ont déjà modifié. En
Yougoslavie, les prix s'établissent selon les rapports entre les entreprises et non
plus par une décision du bureau de plan. En Pologne, il est devenu orthodoxe
de critiquer la planification détaillée. Même en Russie soviétique, on tend à
substituer aux ministères, dont chacun est responsable d'un secteur de
l'industrie, des bureaux régionaux de planification, coordonnés par le bureau
central à Moscou. Cette réforme ne touche pas directement aux éléments que
j'ai analysés, mais peut en entraîner la modification.
3. La politique paysanne que nous sommes accoutumés à tenir pour
caractéristique du système soviétique, a été, elle aussi, introduite dans des
circonstances données. Il n'y pas de raison de penser qu'elle soit, en tant que
telle, liée à l'essence de la doctrine. Constitution de kolkhozes, subordonnés
aux stations de tracteurs4, livraison des produits agricoles à des prix
relativement bas aux autorités de collecte, ces mesures ont provoqué la
résistance passive des paysans en partie parce qu'elles impliquaient la réduction
du niveau de vie à la campagne. L'État achetait les denrées à des prix très bas, il
prélevait des impôts considérables sur ces produits revendus dans les villes,
ainsi la classe paysanne elle-même faisait les frais de l'accumulation du capital.
Dans ces conditions, on ne pouvait obtenir obéissance et livraison des récoltes
que par une discipline rigoureuse, d'où la mise en tutelle des kolkhozes et la
nomination des administrateurs kolkhoziens par les pouvoirs publics.
Cette politique, à mesure que se développe l'économie soviétique, peut être
modifiée, dans diverses directions. Une première conception, qui a été celle de
quelques dirigeants, consisterait à généraliser les sovkhozes, entreprises
publiques, ce qui serait en quelque sorte du superstalinisme. En fait, on en crée
de nouveaux dans des cas favorables, cultures industrielles comme celle du
coton ou terres vierges d'Asie centrale.
Dans une autre direction possible, on tenterait d'accroître l'autonomie des
kolkhozes. Depuis la mort de Staline, plusieurs réformes vont dans ce sens,
notamment en ce qui concerne le choix des cultures. Les exigences de la
collecte ont été quelque peu atténuées. Le cercle vicieux de l'agriculture
soviétique venait de la nécessité de prélever une fraction considérable des
récoltes à bas prix, donc d'utiliser la contrainte, celle-ci à son tour provoquant
la résistance passive. Depuis la mort de Staline, on a augmenté les prix auquels
sont vendus les produits agricoles. Pour l'instant, il subsiste des tarifs
différenciés selon qu'il s'agit des livraisons prioritaires (dont le montant est fixé
à l'avance) ou supplémentaires. Il semble qu'à l'heure présente on s'oriente vers
la simplification. Les kolkhozes livreraient un certain pourcentage de la récolte,
soit gratuitement comme une sorte d'impôt en nature, soit à un prix très bas, le
reste de la récolte étant vendu librement. Un régime de cet ordre permettrait de
réduire la pression qu'exerce l'État sur les masses des campagnes.
Il s'agit là d'une hypothèse optimiste. On peut concevoir aussi que les
dirigeants soviétiques restent des doctrinaires, jugent que le kolkhoze n'est qu'à
mi-chemin du régime final et que seul le sovkhoze, c'est-à-dire la propriété
d'État, marque le stade final du socialisme.
L'ouvrage publié par Staline, peu avant sa mort, allait dans ce sens. Les
kolkhozes sont encore des coopératives et les produits agricoles sont vendus,
alors que, dans un régime socialiste, la distribution devrait se substituer à la
vente. Les planificateurs déplorent l'importance que conservent les lopins de
terre individuels dans l'agriculture. Ces parcelles que les paysans possèdent en
propre absorbent une partie disproportionnée du travail disponible (mais elles
fournissent aussi près de la moitié des produits laitiers).
On peut théoriquement concevoir deux solutions  : l'une, doctrinaire,
consisterait à supprimer, autant que possible, les parcelles, et l'autre, libérale ou
technique, tiendrait compte d'un phénomène humain, du goût des paysans
pour la propriété individuelle. Si les dirigeants soviétiques adoptaient la
deuxième, ils seraient en mesure de relâcher leur pression et de pratiquer une
politique agricole moins rigoureuse, sans toucher à ce qui constitue l'essentiel
du soviétisme. La réforme serait d'autant plus facile que serait intervenue
d'abord une modification dans les méthodes de la planification.
En effet, plus on veut accélérer la croissance industrielle, plus on est obligé
de faire baisser le niveau de vie des masses, plus il est difficile de se passer des
moyens de contrainte. Relâcher la pression sur les campagnes suppose que les
dirigeants soviétiques croient moins à la police et plus aux méthodes
économiques ; si vous voulez, croient moins à la terreur et plus au prix. Moins
on respecte les désirs des individus, moins on recourt à l'incitation par les prix,
plus on est obligé d'employer la force. Au cours des dernières années, la
tendance a été dans le sens que j'ai appelé, faute d'un meilleur terme, libéral –
 libéralisme très relatif, disons « relâchement de la terreur ». Le caractère violent
et en quelque sorte policier de la planification en Union soviétique a été, pour
une part au moins, lié à la période de la croissance. Avec l'élévation du niveau
technique, avec la rationalisation de l'économie, avec l'augmentation de la
production globale, la probabilité me paraît être que ces traits quasi
pathologiques du régime tendent à s'atténuer.
Cette conclusion est suspendue à une proposition qui n'est pas
incontestable  : avec le temps, les dirigeants soviétiques deviendront moins
doctrinaires et plus raisonnables, au sens occidental du terme. Je précise  : au
sens occidental du terme, car la signification de la raison, en matière
économique et sociale, prête à contestation. Du même coup je passe au
deuxième enjeu des tensions qui opposent technocrates et idéologues.
Il convient d'abord de déterminer en quoi consiste l'idéologie soviétique.
Celle-ci, me semble-t-il, comprend plusieurs aspects, foncièrement différents.
On y trouve d'abord l'explication, la justification, l'élaboration doctrinale des
pratiques économiques. C'est ce que je viens d'étudier à propos de la gestion de
l'économie.
On y trouve ensuite la défense et l'illustration de la pratique politique, le
dogme du parti unique, l'affirmation que l'égalité est un préjugé petit-
bourgeois, que la hiérarchie des salaires est indispensable à l'accomplissement
du socialisme, surtout le décret selon lequel l'orthodoxie d'État a une valeur
impérative et doit être acceptée comme telle par l'ensemble de la population.
Enfin, et peut-être est-ce le plus important, l'idéologie rattache la société,
telle que nous l'observons, telle qu'elle est vécue par les citoyens soviétiques, au
millénarisme marxiste. Ce rattachement implique la confusion du prolétariat et
du parti, ce dernier ayant reçu, une fois pour toutes, de l'histoire ou de la
providence une délégation de pouvoir  : nous arrivons là à ce qui est, à mon
sens, la contradiction fondamentale de la société soviétique, contradiction qui
interdit les prévisions, car il est aussi difficile de se passer de cette idéologie que
de la maintenir.
Pourquoi est-il difficile de la maintenir ? J'aimerais vous le répéter une fois
de plus : simplement parce qu'il est absurde d'affirmer que les ouvriers en tant
que tels ont, une fois pour toutes, donné mission à un petit groupe d'hommes
de diriger l'État ou l'humanité entière, et que chaque fois que ces individus
prennent une décision, c'est, par leur intermédiaire, la classe ouvrière elle-
même qui s'exprime. Mais, d'un autre côté, du jour où l'on abandonne ces
propositions, la société soviétique devient prosaïque, peut-être aussi bonne que
la société occidentale, mais en tout cas une entre d'autres, avec ses mérites ou
ses démérites, ses avantages et ses inconvénients. Elle cesse d'être une étape sur
la voie du salut unique de l'humanité. Dès lors, et je pense que de cette
contradiction les successeurs de Staline ont cons cience, abandonner cette
idéologie, c'est accepter que l'Union soviétique cesse d'être la patrie de tous les
travailleurs  ; maintenir cette idéologie, c'est se heurter au démenti de faits et
d'idées qui sautent aux yeux.
M. Khrouchtchev, secrétaire général du parti communiste, a, dans son
dernier rapport au XXe Congrès, longuement expliqué les conséquences
fâcheuses du culte de la personnalité. Il a révélé nombre de faits liés à la
personne de Staline, qui n'étaient pas inconnus en Occident, du moins à ceux
qui consentaient à lire les livres, mais qui n'étaient officiellement reconnus ni
en Russie soviétique ni dans les pays satellites. Le discours lui-même pose aux
doctrinaires un problème presque insoluble. Comment, si, par l'intermédiaire
du parti, le prolétariat lui-même est au pouvoir, les faits liés au culte de la
personnalité ont-ils pu se produire ? On ne peut pas ne pas poser la question
que M. Togliatti, secrétaire du parti communiste italien, a posée  : les
phénomènes du culte de la personnalité ne sont pas dus à un homme seul, ils
ont été déterminés par la structure même de la société soviétique. Même si le
terrorisme stalinien a ses racines dans la structure de la société soviétique, il
n'en résulte pas que cette société soit pire qu'une autre, mais il en résulte très
évidemment qu'elle est gouvernée par une minorité : il y a quelques années un
homme, aujourd'hui un groupe pouvaient ou peuvent prendre des décisions,
commettre des fautes, accomplir des crimes qui n'avaient ou n'ont rien à voir
avec le pouvoir du prolétariat.
Dès que les dirigeants de l'Union soviétique ont voulu relâcher l'orthodoxie
idéologique, ils se sont heurtés à une contradiction dont encore aujourd'hui ils
ne sont pas sortis. Ils doivent à tout prix maintenir deux dogmes, la confusion
entre le prolétariat et le parti, l'affirmation que le régime soviétique est une
étape indispensable sur la voie du salut de l'humanité. Après quoi, ils sont tout
prêts à laisser les biologistes accepter les lois de la génétique, les romanciers
écrire des romans moins ennuyeux, peut-être même les peintres peindre des
toiles abstraites. Mais la liberté est envahissante, contagieuse  ; dire aux
intellectuels : « Vous avez le droit de discuter, d'écrire librement, mais vous ne
mettrez pas en question les fondements idéologiques de l'État qui sont ce qu'il
y a de plus vulnérable dans la société soviétique  », c'est tenter de résoudre la
quadrature du cercle.
Dans deux pays au moins, cette contradiction a explosé en révolution. Aussi
bien en Pologne qu'en Hongrie, dès que l'on a rendu aux individus le droit de
discuter, ils ne se sont pas arrêtés devant les dogmes que les dirigeants de
l'Union soviétique voulaient à tout prix sauvegarder. Rien n'est plus
passionnant que de suivre les étapes progressives de la libération, aussi bien en
Pologne qu'en Hongrie. On est d'abord revenu sur les excès de l'orthodoxie, on
a libéré les sciences naturelles, puis, en une certaine mesure, la littérature, la
musique et la peinture, puis on a appelé les choses par leur nom, même en
matière sociale et économique. On a reconnu les difficultés de la planification,
on a avoué que les prix arbitraires provoquaient la rareté de tel ou tel produit,
le rationnement, on a constaté, en Pologne, que les trois quarts des industries
d'État étaient déficitaires, que les kolkhozes dans les campagnes étaient
déficitaires. La discussion n'a pas épargné ce que l'on aurait dû respecter, les
principes doctrinaux du régime.
Le résultat a été, dans un cas un soulèvement, dans l'autre la remise en
question de tout. En Pologne, le régime n'est plus ce qu'il est en Russie
soviétique. Ce pays appartient encore, géographiquement, politiquement,
militairement, au bloc soviétique et au Pacte de Varsovie, mais il a renoncé à
étendre la collectivisation agraire  ; les produits agricoles sont vendus sur le
marché, à des prix relativement libres. On a proclame que l'on ne devait plus
planifier du centre le détail de la vie économique. On a reconnu qu'il était
inutile, au nom du socialisme, de supprimer l'artisanat et le petit commerce.
Autrement dit, on a maintenu le monopole du commerce extérieur, l'idée
générale de la planification, la propriété publique des industries (de toute
façon, personne ne serait en mesure d'acheter les usines), mais maints éléments
de la pratique économique soviétique ont été modifiés.
Ce n'est pas tout. J'avais la chance, il y a quelques jours, d'écouter la
conférence d'un intellectuel polonais qui venait de là-bas et qui allait y
retourner. Il nous expliquait comment, de Varsovie, on voyait le monde et les
oppositions entre les grandes puissances. Les Polonais, aujourd'hui, aperçoivent
la caractéristique commune de tous les pays modernes, la création d'une
économie industrielle. Nous connaissons, disait-il, deux types d'économie
industrielle, celui de l'Union soviétique et celui des États-Unis. En Pologne, on
appelle le système soviétique l'«  américanisne du pauvre  » et le système
américain le « communisme du riche ». Que reste-t-il des dogmes du stalinisme
ou même du marxisme-léninisme ?
Si l'on admet la nécessité de la croissance économique (et il faut l'admettre),
si l'on admet la nécessité de bâtir des usines (et il faut l'admettre), la méthode
qui donne jusqu'à présent les meilleurs résultats, à la fois en termes techniques
et pour l'atténuation des malheurs des pauvres humains, c'est, malgré tout, la
méthode américaine plutôt que la méthode soviétique. Le conférencier, avec
une grande modestie, ajoutait : nous avons une vieille habitude de l'amour non
payé de réciprocité, nous aimons la technique mais elle ne nous aime pas. La
modification des méthodes de planification n'a pas suffi à rénover l'économie
polonaise. Peut-être souffre-t-elle, pour l'instant, de troubles encore aggravés.
Ainsi la zone soviétique a dès maintenant perdu son homogénéité. Il n'y a
plus un système, une idéologie, l'U.R.S.S. a gardé ses caractéristiques majeures,
mais d'autres modalités s'offrent à l'observateur. D'abord la variante
yougoslave. Tito, au point de départ, était schismatique plutôt qu'hérétique  ;
en style ordinaire, il tenait à son indépendance par rapport à Staline plutôt
qu'à réformer la planification. Mais, progressivement, l'orthodoxie stalinienne,
la pratique économique ont été modifiées  ; à l'heure présente, la plus grande
partie de l'agriculture yougoslave est composée de producteurs individuels, on
s'est efforcé de rendre aux entreprises industrielles quelque autonomie (on
parle de contrôle ouvrier, je ne suis pas sûr de son efficacité). En tout cas, on a
abandonné le dogme de la planification centrale et des prix arbitraires, et l'on
essaye de créer un marché sur lequel s'établiraient les prix des marchandises
échangées entre les entreprises.
La Pologne, en revanche, est plus hérétique que schismatique. Elle voudrait
probablement être aussi schismatique que la Yougoslavie, mais la géographie ne
le permet pas, elle reste donc, en principe, soumise au Kremlin ; mais elle est
de moins en moins docile aux dogmes et au parti communistes. Il n'est pas
question, pour l'instant, d'accepter officiellement la pluralité des partis, mais il
est intervenu quelque chose de beaucoup plus important que l'abandon de la
planification détaillée  : on parle librement et, dans une certaine mesure, on
écrit de même5. Les reproches principaux que les dirigeants de Moscou
adressent à ceux de Varsovie ne concernent ni la suspension de la
collectivisation agraire, ni le relèvement du prix du charbon, ils portent
essentiellement sur le contenu de la presse polonaise. A l'heure présente, de
l'autre côté du rideau de fer, un pays qui officiellement se réclame du
soviétisme s'exprime sur nombre de sujets non pas comme à Moscou mais
comme à Paris. L'existence politique de la France, y compris les querelles de M.
Pierre Hervé ou de quelque autre communiste, intéresse passionnément les
intellectuels de Varsovie.
En revanche, en Union soviétique, l'essentiel est encore tel que nous l'avons
connu du temps de Staline. Aussi longtemps que cette proposition sera vraie,
tous les changements que nous avons observés, en Pologne et en Hongrie,
risquent d'être éliminés un jour ou l'autre. En U.R.S.S., règne pour l'instant
un stalinisme normalisé. Rien, sinon une anomalie personnelle, n'obligeait à
pousser l'orthodoxie jusqu'à la peinture ou à la biologie, à épurer de temps à
autre les rangs de l'administration, à décréter un beau jour que les plus grands
médecins étaient des traîtres ou des assassins, rien n'obligeait à la mise en scène
pathologique des procès. On a éliminé ce qui pouvait, semble-t-il, être attribué
à la personnalité même de l'ancien secrétaire général. Le régime se rapproche
d'un mode technocratique, mais la justification idéologique, dans ses éléments
majeurs, est intacte. Dans chacun de ses discours, M. Khrouchtchev continue à
rattacher la réalité soviétique au millénarisme marxiste  ; son parti exprime le
prolétariat, le socialisme à la mode soviétique se répandra dans le monde entier.
 
Telle est la situation actuelle. Et maintenant, avec toutes les réserves
concevables, risquons quelques mots sur les perspectives à long terme.
Une fois de plus, je ferai preuve d'un optimisme irréductible. Si j'avais à
choisir entre l'hypothèse d'un totalitarisme qui se renforce à mesure qu'il
devient moins nécessaire et celle de son relâchement progressif, je choisirais le
deuxième terme de l'alternative. Quelques forces agissent dans le sens de la
normalisation du régime soviétique (je ne dis pas de la démocratisation), de
l'atténuation des formes extrêmes du despotisme et de la terreur. A travers
l'histoire, les fureurs révolutionnaires n'ont jamais indéfiniment résisté à l'usure
du temps. Dans le cas de l'Union soviétique, elles ont duré longtemps, mais
des circonstances exceptionnelles peuvent en rendre compte. Les dirigeants de
la deuxième génération présentent, semble-t-il, les traits caractéristiques des
héritiers plutôt que des pionniers. Le niveau de culture de la population, celui
de la formation technique des cadres sera de plus en plus élevé. Je mettrais
volontiers l'accent, si je faisais de la dialectique à la manière marxiste, sur la
contradiction d'un régime qui, pour se donner une économie efficace, est
obligé de répandre l'instruction, bien que celle-ci, à la longue, compromette la
stabilité du despotisme. Enfin, la tendance qui devrait à long terme l'emporter
me paraît être technocratique  ; l'«  américanisme du pauvre  » deviendrait de
plus en plus prospère et, par suite, les gestionnaires se soucieraient davantage
d'eux-mêmes, du bien-être de la collectivité, que de la diffusion de leur foi
rongée par le scepticisme.
Mais, ne l'oublions pas, il s'agit là d'une perspective à long terme et, dans
l'immédiat, je me sens incapable de prévoir. Les possibilités sont multiples, on
conçoit la détente dans le cadre du stalinisme (ce qui est le cas soviétique), ou
du parti unique (ce qui est l'exemple polonais), ou encore avec des partis
multiples (ce qui eût été la variante hongroise si elle avait été menée à son
terme). On imagine aussi que les dirigeants soviétiques, inquiets de la diversité
croissante des régimes à l'intérieur de leur zone, s'efforcent d'éliminer les
germes d'infection, nés du dégel et redoutables pour l'ensemble du bloc.
Je n'irai pas au-delà de ces possibilités diverses, parce que je voudrais vous
rappeler, une fois de plus, que l'analyse économico-sociale comporte en tant
que telle des limites. L'étude à laquelle je me suis livré, cette année ou l'année
dernière, portait sur trois éléments de la société globale, les pratiques
économiques, les groupes sociaux et les minorités dirigeantes. Elle n'était pas
complète et ne voulait pas l'être  ; elle omettait un aspect, peut-être le plus
important de tous, le régime du pouvoir. Il n'y a pas de raison de penser que
les trois variables que nous avons passées en revue suffisent à déterminer
rigoureusement le type d'État et de constitution. Tout au moins, c'est là le
problème que j'étudierai dans mon cours de l'an prochain qui aura pour objet
les deux modes purs de gouvernement que nous pouvons observer à notre
époque, démocratique et soviétique. Mais avant d'en venir à cette théorie des
régimes politiques, j'essaierai, dans la prochaine et dernière leçon, de vous
résumer les conclusions de ces deux années.

1 Depuis 1960, cette aide a cessé.


2 D'après les études faites en Occident, j'avais tort. L'Union soviétique continuerait à manipuler en sa
faveur les prix des marchandises échangées avec l'Europe orientale.
3 On pourrait définir la méthode stalinienne de gestion économique par la combinaison de ces quatre
caractères : priorités rigides, prix arbitraires, planification autoritaire et détaillée, indifférence aux désirs
des consommateurs.
4 Supprimés depuis lors.
5 En 1963, la liberté d'écriture est grandement réduite par rapport à ce qu'elle était en 1957.
 

XIX
 
Conclusions

La sociologie, telle que je l'ai comprise dans ce cours, s'efforce de donner


aux problèmes posés par la philosophie politique une formulation précise et
des réponses possibles. Si elle cesse d'être inspirée ou orientée par des questions
de portée philosophique, elle risque de se perdre dans des études de détail dont
la rigueur même ne suffirait pas à assurer l'intérêt. D'un autre côté, notre
discipline cesserait d'être une connaissance empirique et objective si elle
prétendait apporter aux questions philosophiques une réponse dogmatique. Par
l'étude des faits sociaux ou des mécanismes économiques, elle détermine les
résultats probables d'une mesure ou le genre d'avantages et d'inconvénients
que présente un régime  ; on peut rarement, peut-être ne peut-on jamais
déterminer, au nom de la raison scientifique, la décision qu'il convient de
prendre ou le régime que l'on doit choisir parce qu'il n'est pas d'acte qui ne
comporte des inconvénients, ni de régime qui soit sans défaut.
Les cours de l'année dernière et de celle-ci ont été orientés par deux
questions de la pensée politique traditionnelle  : la première était celle de
l'égalité et de l'inégalité, la deuxième celle de la dissociation d'une collectivité
globale en groupes séparés et éventuellement rivaux. Ces deux interrogations, je
les avais précisées en me reportant à deux sociologues-philosophes : Tocqueville
et Marx. Le premier était parti de la conviction que les différences de statut
entre les individus s'effaçaient dans les sociétés actuelles et tendraient de plus
en plus à disparaître. Les sociétés modernes sont démocratiques et ne pauvent
pas ne pas le devenir davantage. Certes, pensait-il, les inégalités économiques
ne seront pas éliminées pour autant, mais elles seront secondaires par rapport
au phénomène essentiel de l'égalité de condition. La véritable alternative était,
à ses yeux, entre des sociétés populaires mais libres et des sociétés populaires
mais despotiques. Marx, lui, constatant cette disparition des différences de
statut, mais, simultanément, la survie de classes opposées, tenait pour
fondamentale la contradiction d'une société qui proclame l'égalité des
individus et qui, par l'intermédiaire de la propriété privée des instruments de
production, suscite des hostilités collectives aussi violentes ou plus que les
sociétés du passé. Aussi apercevait-il à l'horizon l'aggravation progressive des
conflits jusqu'à l'explosion.
Autrement dit, nos deux problèmes étaient  : 1o le fait de l'hétérogénéité
sociale et sa signification  ; 2o le fait de classes détruisant l'unité des nations.
Jusqu'à quel point, effectivement, les sociétés industrielles modernes se
divisent-elles en groupes ennemis ?
Nous devons, je crois, en conclusion, reprendre une idée qui n'a, ni dans
l'œuvre de Tocqueville, ni dans celle de Marx, toute sa portée  : c'est la
croissance économique ou le développement de la productivité qui renouvelle,
de manière radicale, le sens du problème traditionnel de l'inégalité. Tocqueville
tendait encore, à la manière de Montesquieu, à confondre sociétés industrielles
et sociétés commerçantes. Pour lui, les collectivités modernes n'étaient qu'une
espèce d'un genre, celui qui, ayant supprimé l'aristocratie, met le bien-être au
premier rang des valeurs sociales. Nos sociétés ne sont pas essentiellement
commerçantes, elles sont essentiellement industrielles, ce qui signifie que la
source de la richesse n'est ni l'échange ni, encore moins, la manipulation du
taux des échanges1  grâce au pouvoir ou à la conquête, mais la qualité des
machines et de l'organisation qui, du même coup, détermine le rendement du
travail. Nous vivons probablement la première période dans l'histoire où l'on
est riche, non par la puissance, mais par la productivité du travail. Ce fait
majeur devrait être reconnu par tous, il continue à être méconnu précisément
parce que les sociétés humaines, pendant des siècles ou des millénaires, n'ont
jamais séparé le pouvoir de la richesse.
Marx n'a pas ignoré ce fait essentiel. Tout, dans son œuvre, suggère une
théorie de la croissance. Plus clairement que les économistes de son temps, il a
vu que la spécificité des économies modernes était leur caractère progressif ; il a
su reconnaître, dans l'accumulation du capital et dans le développement des
forces productives (autre nom donné à l'investissement, facteur de l'élévation
de la productivité) la caractéristique majeure des sociétés industrielles. Ce qui
l'a empêché de développer une théorie universelle de la croissance, c'est qu'il a
été frappé par nombre de phénomènes qui, de son temps, accompagnaient, en
effet, la phase initiale de l'industrialisation, par la misère qui accablait les
travailleurs concentrés autour des premières usines, par le contraste extrême
entre la richesse à une extrémité de l'échelle sociale et la pauvreté à l'autre, par
l'opposition entre la puissance que les détenteurs des moyens de production
détenaient et l'impuissance apparente des ouvriers livrés à l'exploitation.
A partir de ces phénomènes, qui n'étaient que trop réels, il a développé une
théorie selon laquelle le droit de propriété est à l'origine de tous les conflits
sociaux et implique la lutte des classes. Il a développé aussi une théorie du
devenir du capitalisme, selon laquelle la paupérisation devait s'aggraver au fur
et à mesure du développement des forces productives. S'il avait eu raison, c'est-
à-dire si, au fur et à mesure de l'accumulation du capital, les masses populaires
étaient devenues de plus en plus pauvres, incontestablement l'explosion
n'aurait pas pu ne pas se produire. Non seulement elle aurait été inévitable,
mais souhaitable. En fait, la paupérisation, selon Le Capital, est déterminée
avant tout par l'armée de réserve industrielle. Il suffit de se donner, par la
pensée, une modification du marché de la main-d'œuvre, il suffit d'imaginer le
groupement des ouvriers en syndicats capables de négocier sur un pied
d'égalité avec les entrepreneurs, pour que, même à l'intérieur du schéma
conceptuel marxiste, la fatalité de l'appauvrissement disparaisse. Si l'on écarte
cette vision pessimiste, le marxisme permet une théorie de la croissance,
valable, dans ses traits majeurs, pour, tous les régimes économiques, à la
lumière de laquelle apparaîtraient les particularités de chaque espèce de société
industrielle, les avantages et les inconvénients de chaque modèle (l'idée
marxiste de prendre pour centre la plus-value et sa répartition est féconde).
Cela dit, nous aurions tort de sauter d'un extrême à l'autre et, après avoir
méconnu les bienfaits de la croissance économique, d'imaginer un remède-
miracle qui guérit tous nos maux. Nous savons, aujourd'hui, dans le cas
particulier de la France, qu'une économie peut être simultanément en
développement rapide et menacée d'une crise par l'épuisement des ressources
de devises2. Nous savons que le progrès de la production consiste en une
organisation efficace du travail qui permet de multiplier la productivité de
l'effort. Mais, pour que l'effort soit efficace, il faut qu'il s'applique sur des
matières. Même dans l'économie moderne, on ne crée pas à partir de rien, on a
besoin d'énergie, de matières premières  ; il y a donc des obstacles naturels et
géographiques à l'industrialisation. Dans le monde actuel, la croissance n'en est
pas moins possible pour l'ensemble de l'humanité, si l'on tient compte
exclusivement des ressources naturelles.
Mais il y a une deuxième condition à l'élévation du niveau de vie dans les
sociétés industrielles : c'est que l'augmentation du produit soit plus rapide que
celle du nombre des hommes. Un taux de natalité élevé, même au XXe siècle,
peut vouer à l'échec l'effort pour atténuer la pauvreté par le développement.
Nous connaissons nombre de sociétés où l'efficacité de la science est plus
grande pour empêcher les hommes de mourir que pour leur donner les moyens
de vivre. La croissance est cause non d'égalité, mais d'atténuation de
l'inégalité  ; cette proposition ne s'applique vraiment qu'aux sociétés où se
conjuguent une diminution du taux de fécondité et une élévation rapide de la
qualité, technique et intellectuelle, de la population.
Même dans ces cas favorables, on aurait tort de croire que la civilisation
industrielle soit égalitaire. Je vous l'ai dit maintes fois et je veux le répéter en
conclusion, en l'état actuel des ressources collectives, il n'est pas de société où
une répartition rigoureusement égale donnerait aux privilégiés un niveau de vie
que ceux-ci considéreraient comme acceptable. L'organisation du travail, dans
une collectivité industrielle, est foncièrement hiérarchique, les métiers sont
qualitativement différenciés et il est difficile de concevoir, même dans l'abstrait,
qu'une hiérarchie des fonctions n'implique pas une hiérarchie des revenus.
Dans un régime de marché et de capital privé, il est impossible d'éviter une
certaine accumulation de profits chez les détenteurs de capital. Dans un régime
de planification intégrale, on peut réaliser, ou, soyons plus prudent, on peut
imaginer une répartition égalitaire. Mais à deux conditions, aussi improbables
l'une que l'autre  : 1o que les planificateurs aient une volonté ascétique pour
eux-mêmes  ; 2o qu'ils jugent possible, compatible avec la différenciation
qualitative des tâches, une égalité des revenus, combinaison qui se heurte à un
obstacle sinon économique, du moins social.
L'inégalité économique et sociale n'a pourtant plus aujourd'hui la même
signification que dans le passé. La première raison en est que la hiérarchie des
rémunérations paraît l'expression presque directe de la différenciation des
tâches. Or, celle-ci est liée à l'essence de la société industrielle. Si donc vous
vous donnez, par la pensée, une collectivité suffisamment mobile, où les
chances des individus, au point de départ, ne sont pas trop inégales, le fait que
les travailleurs se répartissent selon une échelle de fonctions et, du même coup,
de rémunérations, paraîtra dans une large mesure équitable, car ces deux
inégalités sont liées l'une à l'autre et la justice, au moins proportionnelle,
paraîtra satisfaite. De plus, j'ai essayé de vous montrer que, selon la probabilité,
le pourcentage des ressources collectives qui va à la minorité privilégiée de la
nation tend à diminuer à mesure du progrès économique. Mais à supposer
même que j'aie tort, les conséquences ne seraient pas tellement graves, car ce
qui atténue le plus les conséquences des disparités de revenus, c'est l'élévation
générale du niveau de vie.
Je ne voudrais pas, pourtant, terminer sur une note exagérément optimiste.
L'inégalité demeure, psychologiquement et socialement, un problème sérieux
pour de multiples raisons. Il n'y a jamais eu de collectivité qui ne reconnaisse
entre les différents individus une certaine égalité. Or, plus nos sociétés sont
préoccupées de bien-être et de richesse, plus elles tendent à projeter sur ce
secteur de l'existence l'aspiration égalitaire. Ainsi naît le paradoxe ou la
contradiction suivante : les sociétés modernes tendent probablement à réduire
les écarts économiques plus que toutes les autres  ; mais l'exigence en ce
domaine n'a jamais été aussi ardente, précisément parce que la condition socio-
économique a plus de portée pour les hommes d'aujourd'hui que pour ceux du
passé. La civilisation industrielle détruit les fondements de l'ordre traditionnel,
elle élimine la résignation séculaire à une hiérarchie, considérée comme
imposée par le destin ou par la providence. Ainsi l'augmentation des ressources
globales crée parfois un désir d'égalité qu'elle n'est pas susceptible de satisfaire.
Dès lors, une proposition comme : le progrès économique tend à atténuer
les inégalités, est à la fois vraie et médiocrement significative. Pour le
sociologue, le vrai problème est de savoir si la croissance suscite plus de
revendications qu'elle n'en satisfait ou moins. Dans certains pays du monde,
l'inégalité demeure un problème central, dans la mesure où la répartition des
revenus paralyse le développement. Que la minorité privilégiée reçoive une
fraction relativement importante du revenu national, un cinquième ou un
quart, qu'elle n'ait pas le sens de l'épargne et de l'investissement et conserve
l'habitude des dépenses de luxe, et l'inégalité sera non seulement injuste par
rapport à l'idée que nous nous faisons de l'équité, mais, économiquement, un
obstacle à la croissance. C'est dans les sociétés de cet ordre que la nécessité de la
révolution (au sens marxiste) peut, non sans raison, être affirmée.
 
Je passe maintenant au deuxième thème sur lequel je voudrais vous résumer
quelques conclusions de ces études, à savoir : le problème de la scission de la
collectivité globale en groupes relativement cohérents.
Nous avons eu, vous vous en souvenez, une grande difficulté à définir les
classes sociales, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, à cause de la pluralité des
critères de discrimination que l'on peut retenir. En effet, les sociétés
industrielles sont hétérogènes en fonction de la condition socio-économique,
de la hiérarchie de prestige et enfin selon la participation au pouvoir. Ces
différentes classifications ne coïncident pas nécessairement et ne rendent pas
facile de déterminer les principaux groupes. La représentation que l'on se fait
de la structure des sociétés industrielles oscille entre deux extrêmes. Les uns
voient une stratification unique de l'ensemble de la collectivité. Tous les
individus se distribuent sur des échelles de revenus, de prestige et de pouvoir,
ces échelles ne coïncident pas exactement, mais chacune d'elles comporte de
multiples échelons, une gradation régulière de la base au sommet. Les autres
voient une division en classes dont chacune est relativement cohérente avec
une stratification propre. Toutes sont suffisamment distinctes, matériellement
et psychologiquement, les unes des autres pour constituer des sortes de sociétés
partielles à l'intérieur de la collectivité globale. D'autres encore donnent une
version difhérente de cette deuxième théorie, les deux classes principales étant
l'une celle qui détient en quelque mesure le pouvoir, l'autre qui se sent soumise
à celui-ci. La difficulté de choisir entre ces deux visions, c'est que ni l'une ni
l'autre n'est tout à fait fausse ou entièrement vraie. L'équivoque ne tient pas
simplement aux préférences des sociologues ou aux incertitudes de la science,
mais aussi à la réalité elle-même. Les sociétés industrielles ne sont ni pulvérisées
en tout petits éléments, ni organisées en quelques grands ensembles.
Dans quelles hypothèses serait-il interdit de parler de classes sociales  ? Je
pense à trois cas  : le premier est celui où le principe majeur de la
différenciation sociale ne serait pas économique, mais religieux ou racial. Il
serait, par exemple, absurde de ne pas considérer que, dans l'Afrique du Sud,
c'est l'opposition des races qui commande l'organisation globale de la société.
De la même façon, dans la majorité des pays du Proche-Orient, les critères de
distinction sont plus religieux que proprement sociaux. En deuxième lieu, il
serait illégitime de parler de classes sociales si le sort de chaque individu ne
dépendait pas du tout du groupe auquel il appartient dans la collectivité
globale, mais exclusivement de lui, si tous les individus d'une société partaient,
pour ainsi dire, sur la même ligne, dans une course unique. Cette égalisation
des chances, au point de départ, n'est réalisée dans aucune des sociétés
industrielles modernes. Enfin, il y aurait un troisième cas possible, celui où la
condition socio-économique de tous les individus serait fondamentalement la
même. Or, nous le savons, cette situation n'est jamais observée.
En dehors de ces trois hypothèses, il n'est pas illégitime de parler de classes
sociales, ensembles socio-économiques définis par une pluralité de critères et
constituant des groupes, plus ou moins réels, à l'intérieur de la société globale.
Toute l'équivoque tient aux trois mots que j'ai employés intentionnellement :
« plus ou moins réels ». Si les individus étaient exclusivement membres d'une
classe, savaient tous à laquelle ils appartiennent, considéraient, unanimement,
que là est, par excellence, leur communauté, les choses seraient simples. Or,
nombre des individus d'une société industrielle savent, grossièrement, de quelle
catégorie ils font partie. Si on le leur demande et si les sociologues sont
ingénieux, on arrive à leur faire dire, approximativement, à quel échelon de la
hiérarchie du prestige ils se situent. En poussant les choses et en leur suggérant
la réponse, on finit par obtenir d'eux qu'ils affirment appartenir à une classe.
Mais cette appartenance est inégalement consciente, inégalement marquée.
Des quatre classes principales que retiennent les spécialistes, trois au moins
sont vagues et passablement indistinctes. La bourgeoisie (à moins qu'on ne dise
qu'elle est la classe supérieure) ne représente une unité ni très cohérente, ni très
conciente d'elle-même. Il suffit de songer au nombre de ses membres qui, dans
ce que l'on appelle « lutte de classes », prennent le parti de l'« ennemi ». Les
classes moyennes (on ne sait s'il faut les mettre au singulier ou au pluriel)
constituent une espèce de fourretout, dans lequel on met les individus qui
n'appartiennent ni à la paysannerie, ni au prolétariat, ni aux élites. Quant aux
paysans, on considère tantôt qu'ils constituent une classe unique, tantôt qu'ils
se distribuent entre plusieurs, selon la dimension de la propriété ou le statut
juridique (propriétaires, fermiers, ouvriers agricoles). Un seul ensemble ne
diffère pas exagérément du type idéal, la classe ouvrière. C'est la seule qui ait,
dans nombre de pays, une réalité forte, aussi bien objectivement que
subjectivement ; et pourtant, même dans les sociétés industrielles, ce groupe est
bien loin d'être aussi unifié que ne le voudrait la théorie. La tendance me parait
plutôt à la désintégration qu'au renforcement. En Grande-Bretagne, on estime
qu'environ un tiers des ouvriers ne portent pas leurs suffrages au parti qui est
censé les représenter. Le vote, acte politique par excellence, ne suffit pas à
émouvoir la conscience de classe, qui serait pourtant indispensable pour
vérifier la réalité de celle-ci.
En fait, les classes sociales deviennent des facteurs décisifs de l'histoire, dans
la mesure où elles prennent conscience d'elles-mêmes, au sens très particulier
qu'implique l'idéologie marxiste, je veux dire à la fois de leur réalité et de leur
lutte. Conclusion, comme d'habitude évidente et légèrement paradoxale  : les
classes dominent l'existence des collectivités industrielles lorsqu'elles se
reconnaissent comme telles, et elles ne parviennent à cette reconnaissance que
lorsque les individus ont été convaincus par une certaine doctrine. Une fois de
plus, en dépit des apparences, conclusion strictement marxiste, puisque Marx
lui-même déclarait que la classe ouvrière n'existait réellement que quand elle
était révolutionnaire, c'est-à-dire que quand elle se découvrait comme groupe
opprimé, animé de la volonté de révolution.
Quand les ouvriers ne sont pas conscients de cette vocation historique, ils
continuent à être caractérisés par des traits communs, objectifs, matériels,
psychologiques, il leur manque l'essentiel pour devenir une cause agissante de
la transformation des sociétés, à savoir la révélation de leur unité et le projet de
modifier fondamentalement la structure sociale. Le messianisme de la classe a
connu un destin étrange. Il a joué un rôle considérable dans l'histoire et, par
conséquent, d'une certaine façon, a été confirmé par l'événement. Si l'idéologie
de la vocation révolutionnaire du prolétariat est vraie dans la mesure où les
ouvriers l'adoptent, d'une certaine façon elle s'est vérifiée, mais, simultanément
aussi, elle a été démentie, parce que ceux qui l'ont adoptée, d'après la théorie,
n'auraient pas dû le faire. Jusqu'à présent, l'acceptation de cette idéologie a été
en relation inverse du développement capitaliste. Les ouvriers, en général, ont
été de moins en moins révolutionnaires, au sens marxiste du terme, à mesure
que les forces productives se développaient. Or, selon la doctrine, ils auraient
dû le devenir de plus en plus. Comme d'habitude, une grande théorie est,
simultanément, vraie et fausse, ou, si vous voulez, elle est vérifiée dans des
conditions différentes de celles dans lesquelles on prévoyait la vérification.
Pour les pays les plus avancés dans la carrière industrielle, la version actuelle
du marxisme révolutionnaire a un côté quelque peu anachronique. La
perspective d'une lutte à mort entre les classes séduit sensiblement moins
l'ouvrier américain que le prolétaire authentiquement misérable des pays sous-
développés. Pour les pays occidentaux, dans lesquels le progrès économique
continue, l'idéologie du combat décisif entre les classes appartient au passé.
Sans doute, elle convainc tels intellectuels, en fonction de telle philosophie, elle
attire telle fraction des classes ouvrières, à cause de griefs authentiques ; mais le
type de régime que nous avons étudié dans l'Europe de l'Est représenterait,
pour les pays de civilisation industrielle de l'Ouest, simplement une régression.
Économiquement, le régime de planification centralisée soviétique est plutôt
primitif par rapport aux régimes économiques que nous connaissons en
Occident. Les niveaux de vie atteints en France ou en Grande-Bretagne sont,
provisoirement, supérieurs à ceux de l'autre côté du rideau de fer ; l'immense
majorité des Occidentaux, ouvriers compris, protesteraient contre l'alignement
de leur condition sur celle des citoyens russes. Cela ne signifie pas que le
régime soviétique a échoué, il a réussi dans une des tâches qu'il s'était
assignées : construire une industrie lourde puissante qui est, dès maintenant, le
fondement de la force politique et militaire et qui peut être, dans un avenir
indéterminé, l'origine du bien-être pour l'ensemble de la collectivité.
Entre ces sociétés occidentales de consommation et de démocratie et celles
d'accumulation rapide, existe une troisième sorte de nations, dites «  sous-
développées », qui ne ressortissent à aucune des deux espèces que j'ai étudiées
et qui, pourtant, exerceront une influence considérable, sinon décisive, sur le
devenir de l'une et de l'autre. Le débat entre les deux blocs n'est pas une simple
concurrence pour le maximun de bonheur ou pour l'élévation la plus rapide du
niveau de vie  ; c'est aussi, outre une rivalité militaire et politique, une lutte
pour convaincre le reste de l'humanité. Or, la méthode d'industrialisation
soviétique, qu'on la critique sévèrement ou qu'on l'admire, séduit parfois les
pays du «  tiers monde  ». Elle passe pour favoriser une accélération de la
croissance  ; elle permet d'imiter l'Occident, tout en le maudisant  ; on
emprunte à l'Occident son système industriel, avec un régime politique qui le
renie et le combat.
Enfin, dans toutes les sociétés où la classe dirigeante est incapable d'assurer
le développement économique, une révolution semble nécessaire. Et le parti
communiste se propose pour l'accomplir de même que l'Union soviétique en
offre un modèle. Après tout, la condition première de l'industrialisation, c'est
que la collectivité soit gouvernée par des hommes qui en aient la volonté. On
peut aimer ou ne pas aimer le parti communiste ; une fois arrivé au pouvoir, il
impose l'épargne collective en vue d'accroître les investissements et il est
capable d'établir des priorités au bénéfices des secteurs qu'il a choisis. Si les
classes dirigeantes traditionnelles sont incapables d'accomplir l'équivalent par
d'autres méthodes, dans certaines circonstances l'explosion révolutionnaire de
style marxiste se produira effectivement, mais dans la phase initiale du
développement de la société industrielle, et non pas à son terme.
Le schéma historique qui se dégage de ce cours n'est donc exactement ni
celui d'Alexis de Tocqueville, ni celui de Karl Marx  ; on n'y trouve pas la
fatalité d'une évolution vers une société de plus en plus uniforme, puisque
subsiste au moins le risque de la formation de classes cohérentes, séparées et
hostiles. Le schéma n'est pas davantage celui d'une marche nécessaire vers la
société socialiste, par l'intermédiaire d'un bouleversement radical.
En fait, le modèle que, me semble-t-il, il conviendrait de retenir utiliserait
simultanément la distinction des phases de croissance et celle des modes
d'industrialisation. On reconnaîtrait, à chaque étape du développement, les
problèmes qui se posent, les contradictions qui surgissent et la méthode
économique ou le mode de gouvernement que favorisent problèmes et
contradictions. Par exemple, dans la phase d'accumulation primaire, il faut
imposer une forte épargne collective, des investissements rapides. Quel que soit
le régime politique et social, il doit comporter une autorité vigoureuse ; celle-ci
a été assurée, dans le passé de l'Europe Occidentale, par les survivances des
régimes absolutistes, dans le cas de l'Union soviétique par les rigueurs
inhumaines du stalinisme. Il est impossible de dire quelle forme exacte doit
prendre le régime autoritaire de la phase d'accumulation primaire, mais on
peut dire qu'il est improbable de répondre aux nécessités de cette phase
d'industrialisation sans une autorité forte.
Dans une économie industrielle développée, les exigences de l'autoritarisme
s'atténuent, mais le risque subsiste de conflit entre les groupes, dans
l'hypothèse soit de déflation, soit de crise. L'alternative que posait Tocqueville
il y a un siècle  : société populaire oui, mais libérale ou despotique, existe
encore. Il n'y a pas de modèle de croissance qui garantisse que, dans n'importe
quelles conditions, le gouvernement pourra garder un caractère démocratique.
Si tel problème intérieur ou extérieur semble insoluble, s'il y a des millions de
chômeurs, les sociétés populaires, sans hiérarchie traditionnellement acceptée,
sont le théâtre d'une lutte violente, qui, parfois, ne comporte pas d'autre issue
qu'un régime autoritaire. Tout ce que l'on est en droit de dire, c'est que la
probabilité du régime despotique tend plutôt, d'après l'expérience, à diminuer
avec la croissance qu'à augmenter.
Cette conclusion est et veut être prudente. Toute description de la société
industrielle, à partir de l'économie et des relations sociales, laisse ouvertes de
multiples possibilités politiques. C'est par une analyse du système politique lui-
même que l'on peut fixer la nature et le devenir des diverses sortes de régimes.
Essayons, dans les quelques minutes qui nous restent, de réfléchir sur la
signification finale du problème de l'inégalité dans nos civilisations. A travers
l'histoire, il semble que l'on ait connu au moins trois représentations de
l'égalité à laquelle les hommes aspiraient : il y a d'abord celle que l'on accordait
à tous les hommes parce qu'ils participaient de la raison, dont l'expression
symbolique est le passage d'un dialogue de Platon, dans lequel Socrate fait
apprendre l'arithmétique à un esclave. Ce dernier, lui aussi, est capable de
comprendre les vérités rationnelles. Il y a ensuite l'égalité spirituelle que
proclamait le christianisme. Avant d'arracher les esclaves à la condition servile,
il leur annonçait que leur âme aussi était promise à un destin éternel. Enfin, il
y a l'égalité des citoyens qui participent tous de l'État. A notre époque, nous
aspirons à une autre sorte d'égalité qui se manifesterait, au moins, par une
participation de chacun aux ressources collectives.
Cette égalité socio-économique comporte actuellement deux limites  : la
première, peut-être transitoire, est la disparité extrême entre les peuples et les
races. Quand nous évoquons l'abondance, nous songeons à une petite minorité
de l'espèce humaine  ; pour l'immense majorité, la pauvreté reste la loi. La
deuxième frontière, qui demeure infranchissable dans nos sociétés, est tracée
par la diversité des métiers, des talents et, finalement, de la capacité
intellectuelle. La civilisation industrielle n'a pas réussi  –  et probablement ne
réussira-t-elle jamais  –  à supprimer la diversité des fonctions et l'inégalité
extrême des dons individuels. Là surgit le dernier problème, d'ordre politique.
Selon quel principe gouverner les hommes inégaux  ? Quels sont ceux qui
doivent gouverner ? Doivent-ils tirer toutes les conséquences de l'inégalité des
capacités ou s'inspirer avant tout de l'égale dignité de tous ? Les penseurs grecs
se sont posé la même question. Qui mettre à la tête de la cité ? Techniciens, les
gouvernants sont-ils comparables aux pilotes des navires  ? Certes, ils doivent
posséder un savoir. Mais le savoir nécessaire au bien de la collectivité, ce sont
les philosophes qui le possèdent, ceux qui ont une intuition des Idées. La
bonne société serait celle où les sages auraient le pouvoir ou bien, à défaut, celle
où les dirigeants écouteraient les avis des sages  ; ou encore un régime
aristocratique, avec une combinaison équilibrée des trois principes,
oligarchique, monarchique et démocratique. Les philosophes se voulaient
différents de ceux que l'on appelle les sophistes, puisque ces derniers, eux, se
résignaient à la diversité fondamentale des régimes, constataient que toujours
les puissants l'emportent, que ce qui était justice d'un côté était injustice de
l'autre. On les confondait cependant avec les philosophes parce que ceux-ci,
dévalorisant les lois de toute cité par référence aux Idées, semblaient agir comme
ceux-là qui acceptaient et affaiblissaient à la fois les lois de toutes les cités, toutes
également valables ou non valables. Aujourd'hui, nous avons besoin, plus que
jamais, de techniciens. Les ministres doivent savoir ce que signifie le taux
d'intérêt, comment on assure une croissance rapide, comment on combat la
déflation ou, ce qui est encore plus difficile, comment on évite l'inflation. Mais
les techniciens ne déterminent ni le bien ni les buts des sociétés industrielles au
XXe siècle après Jésus-Christ, pas plus qu'au Ve siècle avant notre ère, ils
n'étaient capables d'assumer pareille responsabilité dans les cités grecques.
Mis à part quelques philosophes, nous ne croyons plus guère que ceux qui
aperçoivent les Idées sont capables d'enseigner aux hommes d'État l'art de
gouverner. Au bout du compte, nous hésitons entre deux principes, et deux
seulement, qu'incarnent les deux types de sociétés. De notre côté, nous nous
résignons à subordonner les techniciens aux élus, c'est-à-dire aux hommes que
nous avons choisis. Mais, comme nous n'avons en eux qu'une demi-confiance,
nous voulons qu'ils soient nombreux, qu'ils ne disposent jamais de tout le
pouvoir, qu'ils maintiennent en permanence un dialogue entre eux et avec
leurs électeurs. Ceux pour qui nous votons ne sont pas pour nous les sages et
nous ne sommes pas convaincus qu'ils aient un contact avec le monde supra-
sensible. Comme leur pouvoir est toujours temporaire, qu'ils se neutralisent
réciproquement, la probabilité est que les dégâts seront limités. Aussi ce régime
nous paraît-il préférable, dans le relatif, à celui où des chefs politiques se
déclarent eux-mêmes investis d'une mission suprême.
L'autre conception est celle des dialecticiens, transposition dégénérés des
philosophes d'Athènes. Ils ne prétendent pas être en communication avec le
monde suprasensible, ils pensent connaître l'ensemble de l'histoire et, par
conséquent, être au-dessus des techniciens et des idéologues. Nous ne
manquons pas de spécialistes qui savent faire marcher les machines ou gérer les
finances. Nombreux sont les sceptiques qui expliquent qu'au bout du compte,
tous les régimes se valent, que ce qui est vrai en deçà des Pyrénées est faux au-
delà. Les sophistes d'aujourd'hui acceptent le relativisme historique comme le
fait dernier, au-delà duquel on ne peut remonter. Les dialecticiens surmontent
cette attitude, non pas, comme Platon, par référence aux Idées éternelles, mais,
à la manière de Hegel, par référence à la totalité historique. Ils prétendent, en
fonction de leur vérité totale, à un pouvoir au moins transitoirement absolu.
Lorsqu'ils auront réussi à convaincre tous les hommes de la vérité de l'histoire
qui se fait, peut-être pourront-ils rétablir le dialogue entre eux et avec le
peuple ; pour l'heure, ils détiennent la connaissance globale, ils commandent
aux techniciens qui possèdent un savoir inférieur, c'est-à-dire qui savent quels
moyens employer pour atteindre tel but, mais qui ne savent quelle fin viser.
Entre les élus et les dialecticiens, nous sommes, à notre époque, obligés de
choisir. L'an prochain, j'essaierai d'analyser comment fonctionnent les régimes
où commandent les uns et les autres. Pour terminer, je vous dirai simplement
pourquoi je suis du côté des élus. Toutes les sociétés industrielles sont
hétérogènes et l'hétérogénéité ne peut disparaître  –  à supposer qu'elle
disparaisse jamais – que dans une phase ultérieure où les ressources collectives
permettraient d'atteindre à une espèce d'égalité économique et, par suite, à une
homogénéité sociale. Jusque-là, la vérité humaine de cette société est la
communication, accord, rivalité ou conflit. Or, pour que les sociétés
hétérogènes acceptent le dialogue entre les groupes, entre les électeurs et les
élus, entre les gouvernements, il faut, non pas qu'aucun groupe ne prétende
détenir la vérité ultime, du moins qu'aucun n'ait un pouvoir suffisant pour
imposer par la force l'obéissance à la vérité qu'il tient pour ultime. Le dialogue
s'arrêterait si personne n'aspirait plus au vrai. Il s'arrête aussi le jour où un
homme ou un groupe a la capacité de rendre obligatoire pour tous sa version
particulière de la vérité.

1 Rapport entre les prix des marchandises achetées et vendues.


2 1957.
 

ANNEXE

Quelques critiques m'ont reproché de n'avoir pas mis à jour les statistiques
des Dix-huit leçons. Je ne suis pas très sensible à ces reproches, en raison du
caractère même de ces cours. Ceux-ci ne sont, à aucun degré, une description
des sociétés russe ou américaine, soviétique ou occidentale. Ils tendent à
dégager quelques concepts fondamentaux, à mettre à l'épreuve une méthode
d'analyse, à dissiper mythes ou préjugés. Le degré exact d'accomplissement de
l'actuel plan quinquennal, l'écart subsistant entre le produit national
d'U.R.S.S. et celui des États-Unis, si intéressants que soient ces faits ou ces
comparaisons, ne répondent pas aux exigences majeures de notre recherche.
Cependant, pour satisfaire la curiosité de certains lecteurs et aussi parce que
la croissance économique de ces dernières années pose quelques problèmes, à
peine indiqués dans ces cours, j'ai jugé utile d'offrir, dans cette annexe, un
complément d'information, en même temps que des statistiques plus récentes.
Le taux de croissance, en Europe occidentale, au cours des années  1950-
1960, a été largement supérieur non seulement à celui de la Grande-Bretagne
et des États-Unis, au cours de ces mêmes années, mais aussi au taux de
croissance qui a été celui des pays occidentaux, calculé sur une longue période.
Le taux de croissance de la productivité par homme-année a été en France,
entre  1950  et  1960, de  4,7  % dans l'agriculture, de  4,5  dans l'industrie,
de  3,3  dans les services. Les taux de l'Allemagne et de l'Italie
entre  1949  et  1959  ont été supérieurs  : respectivement  5,6  et  5,6  dans
l'agriculture et l'industrie pour la première, 5,4 et 7,1 pour la seconde. Les taux
correspondants ont été de 3,8 et 3,7 aux États-Unis, 3,9 et 2,1 au Royaume-
Uni.
Le produit national brut par habitant de la France de 1960 représente 63 %
du produit national brut américain si la pondération est faite d'après les prix
américains, 47 % si la pondération est celle des prix européens. En admettant
un taux de croissance de la production intérieure brute de 4,7  %, le P.N.B.
français par habitant représentera, en 1985, 152 par rapport à l'actuel P.N.B.
américain par habitant avec la pondération des prix américains, 115  avec la
pondération des prix européens. Si le taux de croissance français des années
50  se maintient et si le taux américain de croissance du P.N.B. par habitant,
observé sur la longue période, d'un peu moins de  2  % ne s'élève pas, on en
conclut évidemment que le P.N.B. par habitant se rapprochera d'ici deux ou
trois décennies de celui des États-Unis. Tous ces calculs sont fondés sur une
méthode classique. On établit d'abord le volume de la main-d'œuvre, on
admet un taux de croissance de la productivité et une certaine distribution de
la main-d'œuvre entre les différents secteurs en fonction du volume du P.N.B.,
de même qu'une certaine répartition de la demande finale aux différents
niveaux de revenus. Les pays les plus avancés servent de référence en ce qui
concerne distribution de la main-d'œuvre et demande finale. Ces projections
quantitatives, qui présentent une marge importante d'incertitude, signifient la
multiplication par  2,5  de la consommation par tête entre  1960  et  1985. Le
volume de la consommation par habitant en  1985, mesuré au prix de  1959,
serait donc de l'ordre de 9 100 francs par an, soit 2 300 par ménage moyen de
trois personnes et par mois. La production industrielle constituerait toujours la
part prédominante de la production totale  : près des deux tiers de celle-ci  ;
45 % de la population seraient occupés dans les services.
Même si le P.N.B. par habitant, en Europe occidentale, se rapproche de celui
des États-Unis, ceux-ci continuent de progresser plus vite que le Vieux
Continent en terme de P.N.B. total parce que le taux américain de croissance
démographique 1,8  % est beaucoup plus élevé que celui de la France ou de
l'Allemagne (dans les deux cas inférieur à l'unité). De plus, les États-Unis
disposent d'une réserve considérable d'espace  –  ce qui n'est le cas ni de la
Grande-Bretagne ni de l'Allemagne.
Ces chiffres posent une question de portée historique  : les taux des
années 50 sont-ils exceptionnels, dus à des causes qui ne sont pas susceptibles
de se maintenir ou de se reproduire, ou annoncent-ils une véritable mutation
qualitative des économies occidentales  ? Quels que soient les écarts entre les
taux calculés par les différents auteurs en raison de l'incertitude des statistiques
et des méthodes (en particulier quels prix doit-on retenir, ceux de l'année
initiale, de l'année finale ou de l'année intermédiaire  ?), tous les auteurs
s'accordent sur les ordres de grandeur. Calculé à partir de 1839, le taux de
croissance du produit national brut par tête (en valeur réelle) aux États-Unis est
de 1, 5/8  % par an, le taux de croissance du produit national brut en valeur
réelle de 3,5 % par an1. Il n'y a pas de tendance nette soit à l'augmentation soit
à la diminution du taux de croissance par tête, le taux de croissance du P.N.B.
global ayant inévitablement tendance à croître ou décroître en fonction de la
croissance démographique.
Une autre étude, de D.C. Paige, F.T. Blackaby, S. Freund (également publiée
par la Sedeis, no 804, du 1er décembre 1961), calcule le taux de croissance du
produit national, en valeur réelle par homme-année (autrement dit la
productivité d'un travailleur au cours d'une année). Les taux de croissance,
calculés sur le long terme, pour le Japon à partir de 1880, pour l'Italie à partir
de 1863, pour l'Allemagne à partir de 1853, pour la France à partir de 1855,
pour les États-Unis à partir de 1871, pour le Royaume-Uni à partir de 1857, se
situent entre un maximum de 2,9 % pour le Japon, un minimum de 1, 2 pour
le Royaume-Uni et l'Italie, les États-Unis avec  2,0  venant en tête des pays
d'Occident, l'Allemagne et la France ayant un taux de 1, 5. Si l'on songe que le
Commissariat au Plan envisage un taux de croissance de  4,7  % par an du
produit par homme-année pour la période 1960-1985, on mesure la véritable
révolution sur laquelle comptent les économistes français et même la plupart
des économistes occidentaux.
Pourquoi des taux sont-ils concevables aujourd'hui qui dépassent de
beaucoup ceux que l'on a observés dans le passé  ? Les fondements de cet
optimisme me paraissent les suivants. La prise de conscience du phénomène a
contribué à la transformation de l'attitude des entrepreneurs et même des
masses populaires à l'égard du travail et de la productivité. Ce qui était hier un
résultat non directement visé et parfois à peine perçu d'une quantité d'actions
individuelles est aujourd'hui objet d'une volonté, aussi bien au niveau de
l'entreprise qu'à celui du gouvernement.
Les pays d'Europe occidentale diffusent les modes modernes de production
à travers une économie dont certains secteurs, par exemple dans l'agriculture,
avaient résisté à la révolution scientifique. Ils ont devant eux l'exemple des pays
plus avancés et sont en mesure de prévoir, au moins approximativement, ce
que seront les agrégats principaux à quelques années d'échéance. Le progrès
technique, entretenu par les sommes énormes dépensées pour les recherches,
s'accélère plutôt qu'il ne se ralentit. Enfin, depuis une quinzaine d'années, les
pays d'Europe continentale ont réussi à atténuer considérablement les
fluctuations cycliques. Celles-ci ne se sont manifestées que par des alternances
de croissance accélérée et de croissance ralentie, non par des alternances
d'expansion ou de contraction. Ces arguments ne prétendent nullement
démontrer que les économies d'Europe continentale, celle de la France en
particulier, peuvent compter sur un taux de croissance de la production par
homme-année de 4,5 à 5 %. Ces taux sont exceptionnels, bien qu'ils aient été
observés déjà dans le passé (en France entre  1922  et  1929, aux États-Unis
de 1872 à 1880 ou même de 1871 à 1889). Ils seraient exceptionnels, en tout
cas, s'ils se maintenaient sur une durée de plusieurs dizaines d'années. Ils ne
sauraient d'ailleurs se maintenir à 4 ou 5 % pendant un siècle. Un taux de 5 %
aboutit à une multiplication par plus de  11  en cinquante ans, par plus
de  130  en cent ans. Un taux de  4  % aboutit à une multiplication par plus
de 7 en cinquante ans, par plus de 50 en cent ans.
Au reste, ce n'est pas seulement la continuation indéfinie de l'actuelle
croissance de la productivité qui est impossible, c'est aussi l'actuelle croissance
des quantités consommées d'énergie et de matière première. On calcule que les
besoins mondiaux d'énergie, actuellement de 5 milliards de tonnes équivalent-
charbon, seraient de 9 milliards en 1975. Au rythme d'augmentation de 5 %
par an, la consommation de pétrole atteindrait  7,5  milliards de tonnes en
l'an 2000.
Il n'est pas question de s'interroger sur les perspectives lointaines de pénurie
d'énergie et de matières premières ou, tout au contraire, d'abondance grâce au
progrès scientifique. Tout ce que nous voulions indiquer, c'est que la croissance
de la production, telle que la mesurent les comptables nationaux, est désormais
une constante des économies occidentales, que les taux de croissance européens
sont aujourd'hui supérieurs au taux calculé sur le long terme grâce auquel les
États-Unis sont devenus le pays le plus riche du monde. Après tout, un taux
de 2 % aboutit, au bout d'un siècle, à une multiplication par plus de 7.
Venons maintenant aux chiffres soviétiques et aux dix années écoulées
depuis la mort de Staline. La croissance de l'économie et surtout de l'industrie
soviétique a continué, à une allure accélérée, entre 1953 et 1958, à une allure
nettement ralentie depuis 1958.
Durant les années  1953-1958, les successeurs de Staline multiplièrent les
réformes dont la plus spectaculaire fut la suppression des «  stations de
machines  » et qui toutes visaient à donner aux kolkhoziens des raisons
supplémentaires de produire et de livrer leur production. De  1950-
1952 à 1957-1959, le taux de croissance de la production agricole fut de 6 %
par an. Depuis cette date, il y a eu stagnation à peu près complète (ce qui a
obligé le gouvernement à décréter le 1er janvier 1962 une hausse des prix des
produits alimentaires). L'échec de l'agriculture au cours de ces dernières années
semble dû avant tout aux erreurs des dirigeants (mise en culture des terres
vierges d'Asie et autres décisions, techniquement peu heureuses).
L'échec de ces dernières années n'efface pas les progrès accomplis durant les
années qui suivirent immédiatement la mort de Staline. Par rapport au niveau
incroyablement bas de  1958, l'augmentation est substantielle, 45  % pour le
troupeau des bovins entre le début de 1953 et le début de 1962, 31 % pour les
ovins et les caprins. La production de viande, 41,5 kg par habitant, représente
environ 40 % de celle des États-Unis. En revanche, la production de beurre par
habitant doit être comparable dans les deux pays, celle de lait, de 291 kg par
habitant en 1962, est quelque peu inférieure (de  15  % environ) à celle des
États-Unis. En revanche, si l'on rapportait les ressources actuelles de
l'agriculture soviétique à celles de 1928, par tête de la population, on aurait le
sentiment que les conséquences catastrophiques de la collectivisation sont
seulement en voie d'être effacées. Encore ne faut-il pas oublier que les
ressources agricoles sont obtenues avec un pourcentage réduit de moitié
environ de la main-d'œuvre totale.
En ce qui concerne le niveau de vie, celui-ci a progressé rapidement au cours
des cinq années qui ont suivi la mort de Staline. Entre 1952 et 1960, il a dû
augmenter de quelque 50 % (mais à partir d'un niveau très bas). Il a diminué
en 1962, à la suite du relèvement des prix agricoles et à cause de la stagnation
de la production agricole. Selon tous les calculs occidentaux, le niveau de vie
soviétique reste très inférieur à celui de l'Europe occidentale, a fortiori à celui
des États-Unis.
La croissance industrielle s'est sensiblement ralentie au cours de ces dernières
années, mais elle est restée rapide. Le plan de  1956  fut abandonné en
septembre 1957. A sa place fut lancé un plan septennal (1959-1965). Mais, en
fait, ce dernier plan, à son tour, fut à demi abandonné ou, tout au moins, il ne
pourra être réalisé ni en matière de production agricole, ni en fait de niveau de
vie. Même les industries lourdes sont quelque peu en retard sur les prévisions.
Malgré tout, le taux de croissance du produit national est demeuré très élevé.
Bien que les estimations varient, le taux de croissance du P.N.B., au cours de la
dernière décennie, a dû être de 6 à 7 %. Ce résultat a été obtenu, comme au
cours de la période stalinienne, par une augmentation massive de l'emploi non-
agricole (4 à 5 % par an), par un pourcentage très élevé d'investissement brut
(de l'ordre de  30  % d'après le professeur A. Bergson). Les successeurs ont, à
coup sûr, introduit de multiples réformes, tendant à la «  rationalisation  » du
régime. Mais, au cours de ces trois dernières années, une tendance à un retour
vers une centralisation accrue a remplacé la tendance ancienne à la
décentralisation. Bien que les économistes et les dirigeants soviétiques
reconnaissent les problèmes nouveaux que posent la complexité de l'économie
industrielle et les choix nécessaires entre les investissements, ni dans
l'agriculture ni dans l'industrie les traits spécifiques d'une économie soumise à
une planification autoritaire et détaillée n'ont été éliminés ou même
sensiblement atténués. Le rapprochement avec les économies occidentales
s'accuse en ce qui concerne le volume de la production et peut-être la qualité
technique (au moins en certains domaines). Les régimes  – la répartition des
ressources, le rôle des prix, les facteurs de la croissance  –  demeurent presque
aussi éloignés l'un de l'autre aujourd'hui qu'il y a dix ans.
L'Union soviétique qui a de plus en plus besoin de ses managers ou
techniciens est encore gouvernée par les hommes du parti. L'idéologie officielle
continue de justifier le parti et l'État. Les excès pathologiques du stalinisme ont
disparu. Les formes extrêmes de la terreur appartiennent au passé. En ce sens,
la libéralisation est incontestable. Mais le marxisme-léninisme continue de
prétendre au monopole d'une vérité universelle et à refuser aux autres doctrines
le droit à l'existence. M. Khrouchtchev accepte la coexistence pacifique entre
États, non la coexistence pacifique dans le domaine de l'idéologie.
Certes, la situation n'est plus cristallisée comme elle l'était hier. Les
dirigeants de l'U.R.S.S. condamnent le culte de la personnalité et ils vont
répétant que les artistes, écrivains, musiciens ont droit à quelque liberté de
création, mais à condition de suivre fidèlement les directives du parti et d'être
au service de l'édification socialiste. Aussi tantôt l'aiguille de la balance penche
du côté du libéralisme  –  et des récits des camps de concentration sont
publiés –, tantôt l'aiguille penche de l'autre côté et M. Khrouchtchev rappelle
que peinture abstraite, musique dodécaphonique appartiennent à l'Occident
pourri et que l'idéologie exclut la coexistence pacifique.
En d'autres termes, la contradiction intrinsèque du régime soviétique n'est
pas résolue et ne peut pas l'être. Si les intellectuels avaient toute liberté de
discuter, ils discuteraient les dogmes fondamentaux, l'assimilation du parti au
prolétariat, l'orthodoxie d'État, la suprématie des hommes de l'appareil. Mais
le refus de la liberté intellectuelle ne peut et ne doit plus être poussé jusqu'aux
limites staliniennes de l'absurde. Jusqu'à quel point la liberté intellectuelle est-
elle compatible avec la stabilité de l'idéocratie  ? Les dirigeants de l'Union
soviétique cherchent, en tâtonnant, une réponse à cette interrogation à laquelle
la détente avec l'Occident et la querelle avec Pékin donnent une urgence
accrue2.

1 Ce chiffre est emprunté à une étude de Raymond W. GOLDSMITH, « La Croissance économique des
États-Unis d'après le produit national », Bulletin Sedeis, no 844, 10 février 1963.
2 Que représente aujourd'hui le P.N.B. de l'Union soviétique en pourcentage de celui des États-Unis ?
A nouveau les estimations varient. D'après Abram Bergson, le P.N.B. de l'U.R.S.S. représentait
en 1960 48 % de celui des U.S.A. Avec un taux de 5 %, il atteindrait en 1980 l'indice 127,8 (le P.N.B.
des U.S.A. en 1960 = 100), avec un taux de 6 % 153, 9. Entre-temps, avec un taux de 3 %f le P.N.B. des
États-Unis atteindrait à la même date 180, 6, ou avec un taux de 4 % 219,1. Cependant cette supériorité
de P.N.B. américain n'exclurait pas que la production industrielle de l'U.R.S.S., en tout cas en certaines
branches, rattrape ou dépasse celle des États-Unis. Même en ces hypothèses, le niveau de vie soviétique
demeurerait largement inférieur à celui des pays occidentaux, le taux de croissance étant obtenu par une
méthode d'investissements forcés et, à moins de réformes fondamentales dans l'agriculture et dans
l'organisation, ne pouvant être maintenu du jour où les planificateurs distribueraient largement à la
population les profits de la croissance. Au cours des deux dernières années 1962 et 1963, la crise agricole
s'est aggravée et même la croissance de l'industrie semble freinée.
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
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Code Sodis : N45612 - ISBN : 9782072418143 - Numéro d'édition : 207026
 
 
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