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Raymond Aron
La lutte
de classes
Nouvelles leçons
sur les sociétés industrielles
Gallimard
Préface
En soumettant au public, en 1962, les Dix-huit leçons sur la société
industrielle, j'écrivais les lignes suivantes : « Ces leçons ont été effectivement
professées à la Sorbonne dans l'année 1955-1956... Le cours avait paru ronéotypé
au Centre de Documentation Universitaire. J'avais refusé jusqu'à présent de le
présenter tel quel à un public plus large. Les motifs de mon hésitation apparaîtront
immédiatement au lecteur. Moment d'une recherche, instrument de travail pour les
étudiants, le cours suggère une méthode, il esquisse des conceptions, il apporte des
faits et des idées. Il garde et il ne peut pas ne pas garder les marques de
l'enseignement et de l'improvisation. Ces leçons n'ont pas été rédigées à l'avance : le
style est donc celui de la parole avec les défauts inévitables que les corrections,
apportées après coup, permettent d'atténuer, mais non de supprimer. »
L'accueil que le public a réservé aux Dix-huit leçons, l'intention manifestée par
plusieurs éditeurs étrangers de les traduire m'incitent à publier ce deuxième volume,
mais je voudrais répéter l'avertissement donné à propos des leçons précédentes : Les
dix-neuf chapitres de ce livre sont des leçons, professées, en Sorbonne, au cours de
l'année 1956-1957. L'analyse de la lutte de classes fait suite à celle de la société
industrielle et, bien qu elle soit compréhensible en elle-même, le lecteur n'en saisira
pleinement les fondements et la portée qu'à la seule condition de considérer les deux
volumes comme les parties d'un seul ensemble. La manière dont j'avais posé le
problème de la société industrielle, l'antithèse Tocqueville-Marx qui a surpris
quelques critiques seront, il me semble, justifiées par le développement de la
recherche. L'étude de la société industrielle n'était pas une fin elle-même, elle devait
servir d'introduction à l'étude que l'on trouvera ici des relations entre les classes, et
cette étude, à son tour, conduit à celle des régimes politiques, qui fera l'objet d'un
troisième volume, Démocratie et Totalitarisme.
Du même coup, j'aimerais répondre en quelques mots à un reproche qui m'a été
fait par des critiques, d'ailleurs bienveillants, Michel Collinet et Robert Kanters.
Pourquoi n'ai-je pas rendu à Saint-Simon et aux saint-simoniens ce qui leur
appartient, à savoir l'idée et le terme de société industrielle ? Si j'avais eu
l'intention d'esquisser une histoire de ce concept, de toute évidence j'aurais dû me
reporter soit aux saint-simoniens, soit à Auguste Comte, comme je l'ai fait d'ailleurs
en d'autres circonstances1. Mais telle n'était pas mon intention dans les quatre
premières des Dix-huit leçons où je souhaitais simplement esquisser, à grands traits,
la méthode que je comptais suivre et, en même temps, poser l'alternative de
l'embourgeoisement progressif, prévu par Tocqueville, et de la lutte inexpiable
des classes, prophétisée par Marx. Que Tocqueville n ait été ni théoricien ni
observateur de la société industrielle (qui n'existait pas encore dans l'Amérique qu'il
visita), il me serait difficile de l'ignorer, bien que Michel Collinet se donne grand-
peine pour me l'apprendre : mais précisément le fait que Tocqueville, à partir d'une
analyse politico-sociale, ait eu, sur certains points décisifs, une vue plus juste de ce
que serait la société de l'avenir que Marx à partir d'une analyse économique, ce
fait, que le présent volume établit et qu'un regard sans œillères sur les sociétés
occidentales confirme, m'a dicté le choix des sociologues-philosophes du siècle dernier
dont j'ai évoqué les thèmes majeurs afin de les confronter avec les réalités de notre
siècle.
La confrontation des thèmes saint-simoniens avec les réalités ne serait pas, elle
non plus, sans intérêt et sans enseignement. Je l'ai entreprise, sur le sujet de la
guerre, en me référant à Auguste Comte. Mais quand il s'agit des saint-simoniens,
deux difficultés surgissent : comme Henri Gouhier l'a démontré dans des livres que
certains préfèrent ignorer mais que personne n'a réfutés, la part propre de Henri de
Saint-Simon dans le saint-simonisme est probablment réduite et, en tout cas,
difficilement séparable de l'apport d'Augustin Thierry, d'Auguste Comte,
d'Enfantin, de Bazard. Les Saint-Simoniens ont exprimé et répandu les idées à la
mode, ils ont fait écho au Zeitgeist, à l'esprit du temps, ils ne l'ont pas mis en forme
rigoureuse et systématique. Tocqueville ou Marx donnait chacun une réponse
catégorique à la question que je me posais. On n'aurait pu en dire autant des saint-
simoniens.
Certes, ces derniers aussi bien qu Auguste Comte peuvent apparaître comme les
prophètes de la société technique dans laquelle nous vivons, qu'administrent les
managers en attendant les machines électroniques. Mais, annonçant les traits
communs à toutes les sociétés industrielles, ils ignoraient les possibilités du grand
schisme de notre époque, que les deux volumes (que complétera le troisième)
abordent sous un angle sociologique et avec un effort d'objectivité. Tocqueville avait
conçu la dualité possible des sociétés démocratiques, les unes libérales, les autres
despotiques. Karl Marx avait proclamé fatale la lutte entre prolétariat et
bourgeoisie, donc entre des régimes qui se réclameraient de celle-ci et d'autres qui se
réclameraient de celui-là. Les saint-simoniens, Auguste Comte ont été encore plus
inconscients que Marx lui-même de la spécificité du politique. Ou, du moins, à
supposer que l'administration des choses doive remplacer quelque jour le
gouvernement des personnes, disons, pour apaiser leurs admirateurs, que leur
prophétie est encore largement en avance sur la société d'aujourd'hui.
Les leçons datent maintenant de plus de six ans. L'accélération de l'histoire, si
frappante dans l'Europe occidentale de ces quinze dernières années, ne me
permettrait pas de traiter aujourd'hui ces problèmes exactement comme je le faisais
hier. Cependant, les résultats auxquels aboutit cette étude me paraissent confirmés
par le cours des événements. Mais ils auraient besoin d'être complétés sur certains
points que je me bornerai, dans cette préface, à indiquer brièvement.
1. La classe ouvrière tend-elle à une homogénéité croissante ou, tout au contraire,
à une hétérogénéité accrue, du fait d'un intervalle élargi entre le manœuvre, sans
aucune qualification, et l'ouvrier, titulaire d'un brevet de formation professionnelle,
ou le technicien inférieur, surveillant d'une machine ? Les réponses que je donne à
cette question me semblent insuffisantes. Aucune réponse simple n'est valable, parce
que des évolutions diverses, contradictoires, s'entrecroisent. D'un côté, les
professionnels des industries du siècle dernier perdent leur importance et les O.S.,
dans de nombreuses industries, semblent se perdre en une masse anonyme, chacun
condamné à une « miette de travail ». Mais cette représentation ne constitue qu'un
des modèles entre d'autres d'organisation industrielle : dans certaines des industries
de pointe (pétrole, électronique, construction électrique) le modèle d'organisation
semble tout autre. La nouvelle classe ouvrière est déterminée, en ses attitudes, d'un
côté par les différents types d'organisation du travail, de l'autre par un niveau plus
élevé de consommation et par l'action des moyens de communication de masse
(action qui tend à étouffer la culture originale et autonome des groupements
ouvriers, telle quelle a pu exister au siècle dernier). Aucune des deux formules
simples – homogénéité croissante, hétérogénéité croissante – ne répond à la
complexité du réel.
2. La tendance des masses, y compris des masses ouvrières, à la revendication
plutôt qu'à la révolte, au fur et à mesure de la croissance, n'est plus guère mise en
doute. En ce sens, la politisation de la lutte de classes, au sens marxiste du terme,
autrement dit la volonté du prolétariat de se définir lui-même comme un parti
visant au pouvoir total, est en déclin, même en France ou en Italie où le
communisme conserve un appareil solide et des millions d'électeurs. En Italie, le
parti communiste cherche une tactique plus souple, il se refuse à condamner
radicalement le Marché Commun. L'expérience ne permet guère, même au plus
fanatique des idéologues, de maintenir qu'aucune amélioration n'est possible dans
le cadre du régime dit capitaliste. Si l'on convient d'appeler pragmatique l'action
des syndicats et des partis en vue de réformes hic et nunc (ce que Lénine appelait
trade-unionisme, sur le modèle anglais) et idéologique l'action du parti
communiste contre le régime en tant que tel et en vue de la révolution, les progrès
accomplis par les économies européennes depuis quinze ans ont partout renforcé la
tendance pragmatique et affaibli la tendance idéologique.
Mais on aurait tort d'en conclure que dorénavant les conflits sociaux n'auront
d'autre objet que la « part du gâteau », les augmentations de salaires ou la
résistance aux changements techniques, entraînant des conversions douloureuses.
Bien que, pour l'instant, la plupart des ouvriers, dans la plupart des pays, semblent
plutôt indifférents aux modalités diverses de la cogestion, il est possible et même
probable que, dans certains pays, des revendications ayant pour objet l'organisation
des entreprises vont se développer. Entre les querelles pragmatiques et les conflits
idéologiques, on aperçoit un troisième type de débats ou de lutte, dont la finalité
serait d'accroître la participation des travailleurs à la vie de l'entreprise ou la
participation des cadres ou des représentants des travailleurs à certains aspects de la
direction.
3. Enfin, aux Etats-Unis, en même temps que le niveau de vie des trois quarts de
la population continue de s'élever, la pauvreté d'une fraction de la population –
entre 20 et 25 % selon les uns, entre 15 et 20 % selon les autres – ne disparaît pas
et tend même à s'accuser, relativement et peut-être absolument2. Le phénomène est
plus marqué aux Etats-Unis que dans les pays d'Europe occidentale pour diverses
raisons : moindre développement de la sécurité sociale (misère des vieux), diversité
raciale (Noirs, Porto-Ricains), diversité régionale (certaines zones sont en perte de
vitesse), chômage des jeunes, etc. Le poids des « ratés » de la société opulente retombe
inégalement sur les différents groupes. Ceux qui ont le moins de chances de recevoir
une éducation ont le plus de chances de ne pas trouver d'emploi.
Pour être moins marqué ailleurs, le phénomène risque de s'y manifester
également, au-delà de la phase actuelle que traverse l'économie européenne, de
croissance rapide et de plein emploi. La complexité technique des entreprises
modernes demande de plus en plus de qualifications à un nombre croissant de
travailleurs. En certaines circonstances, les emplois manquent pour les travailleurs
les moins qualifiés et ces derniers, même employés, ne connaissent de la société
industrielle que les servitudes et non les bienfaits.
Les Etats-Unis sont en train de découvrir le problème de la pauvreté, voire de la
misère, dans une société d'opulence. Le problème n'est pas celui de la baisse générale
du niveau de vie en dépit du développement des moyens de production. Il n'a pas
grand-chose de commun avec celui que l'on rattache à la notion marxiste de
paupérisation. Il n'en existe pas moins et il rappelle opportunément, à ceux qui
seraient enclins à l'oublier, que la croissance économique ou les progrès techniques
ne sont pas des recettes miraculeuses de paix sociale ou de relations authentiquement
humaines. La quantité croissante de biens que le travail est capable de produire
transforme les données de ce que l'on appelait, au siècle dernier, problème social. Il
importe davantage d'élever la productivité que de répartir autrement les ressources
disponibles. Mais ni la croissance économique livrée à elle-même, ni le progrès
technique, emporté par son dynamisme, ne garantissent un ordre juste ni, moins
encore, des conditions de vie conformes aux aspirations d'une humanité qui a
transformé le monde plus qu'elle ne s'est transformée elle-même.
Des Dix-huit leçons, beaucoup de lecteurs ont tiré surtout une conclusion qui,
selon le sens qu'on lui prête, est ou bien évidente à force de banalité, ou bien fausse.
Il est évident que toute société en voie d'industrialisation présente des traits
semblables et les injures dont me couvre une revue soviétique, parce que je m'efforce
de préciser la nature exacte de l'opposition entre économie de type soviétique et
économie de type occidental, ne changeront rien aux faits. Dans la mesure où la
science, la technique de production sont les mêmes des deux côtés, il n'est pas besoin
d'être marxiste, comme prétendent l'être mes critiques de Moscou, pour en déduire
qu'une comparaison est légitime entre les deux modalités d'économie ou de
croissance, les deux types de société industrielle. Mais dire que ces deux sortes de
régimes présentent des similitudes ne signifie pas – que mes contradicteurs de la
Literaturnaya Gazeta se rassurent – qu'il convienne de dévaloriser les différences.
Même les régimes économiques, qui diffèrent moins que les régimes politiques,
diffèrent assez pour que nous « sachions pourquoi nous combattons ». Et le régime
économique, celui de Staline comme celui de Khrouchtchev, ne permet pas les
libertés politiques que nous voulons sauvegarder.
Qu'un jour ces différences s'atténuent et que ces deux univers prennent conscience
non pas seulement comme aujourd'hui de leur intérêt commun à ne pas
s'entredétruire mais de la communauté de leurs valeurs, je le souhaite
passionnément. Mais aussi longtemps que la coexistence pacifique, refus raisonnable
de la guerre thermonucléaire, ne sera pas devenue coexistence idéologique, c'est-à-
dire reconnaissance du droit de l'autre à exister, fin de la prétention à détenir la
vérité unique et absolue, aussi longtemps que les marxistes-léninistes n'auront entre
eux d'autre querelle que sur la méthode la plus efficace de liquider tous ceux qui n
adhèrent pas à une idéologie de plus en plus anachronique, la sociologie comparée
des régimes demeurera un exercice académique, non un dialogue historique. Mais
l'exercice académique a parfois préparé le dialogue historique et peut-être en est-il
secrètement, sous le fracas des propagandes, un authentique élément.
Brannay, août 1963.
Nouvelles leçons
sur les sociétés industrielles
I
Rappel et perspectives
Le cours que je compte vous faire cette année constitue la deuxième partie
d'un ensemble, la première ayant été traitée l'an dernier. Je voudrais vous
rappeler aujourd'hui le chemin que nous avons déjà parcouru et vous indiquer
les thèmes principaux du cours de cette année.
La question dont j'étais parti était celle que posent simultanément l'œuvre
de Tocqueville et celle de Marx. Le premier de ces auteurs constatait un
mouvement presque irrésistible, comme voulu par la Providence, vers la
démocratie, ce mot ayant pour signification l'effacement progressif des
différences de statuts, la tendance au nivellement des conditions de vie. La
perspective de Marx était à la fois voisine et toute différente. Il observait, au
début du XIXe siècle, le développement accéléré des forces productives mais il
croyait que cette croissance, dans le cadre du capitalisme, entraînerait
nécessairement une lutte de classes d'une intensité accrue. Un siècle après, on
ne peut pas se contenter de reprendre la question marxiste pour une simple
raison : nous n'avons pas en face de nous une expérience unique de
développement mais bien deux : celle du monde occidental, États-Unis et
Europe de l'Ouest, et celle des régimes que l'on appelle indifféremment
socialistes, communistes ou soviétiques (je prendrai ces mots comme
synonymes ; ils désignent simplement le mode d'évolution que nous pouvons
observer de l'autre côté de l'Europe). Dès lors, le problème central devient :
dans quelle mesure le développement des forces productives, dans un régime
ou dans un autre, provoque-t-il une lutte de classes de plus en plus intense ?
Cette interrogation n'est pas inspirée par des arrière-pensées politiques,
puisque les doctrinaires officiels du communisme, à l'heure présente, posent
cette question et expliquent certains événements récents1 par le fait qu'au fur et
à mesure de la construction du socialisme la lutte des classes est susceptible de
s'intensifier.
Donc notre thème a été l'an dernier : comment grandissent les forces
productives soit dans un régime capitaliste soit dans un régime soviétique ?
Puisque ces deux expériences pouvaient être rapprochées, c'est qu'elles étaient,
en un sens, deux espèces d'un même genre. Ainsi nous avons été conduits à
élaborer le concept clé de société industrielle. Avant d'opposer socialisme à
capitalisme, il faut analyser les traits communs à l'un et l'autre. Dans une
société industrielle, une fraction croissante de la main-d'œuvre est employée
dans les usines ou les services. C'est là le phénomène le plus simple, le plus
immédiatement apparent. Mais ce trait superficiel appelle d'autres précisions.
Effectivement, pour qu'il y ait transfert d'activité de l'agriculture vers
l'industrie, il faut que le volume de la production agricole suffise pour nourrir
non seulement les paysans, mais les habitants des villes. Si un nombre stable ou
en diminution d'agriculteurs est capable de produire de la nourriture, non
seulement pour eux-mêmes mais pour un nombre croissant de citadins, c'est
que la production par travailleur augmente. Il en résulte qu'une société ne peut
devenir industrielle que dans la mesure où croît la productivité du travail dans
l'agriculture et aussi dans l'industrie. De là suit un second caractère original de
la société moderne, le souci de la productivité ; dans le passé, chaque
génération trouvait normal de vivre comme les précédentes ; dans nos sociétés,
c'est la volonté de tous de posséder plus et de vivre mieux qui est considérée
comme normale. Ainsi nous arrivons sans difficulté à un troisième caractère :
une technique progressive est le seul moyen de traduire en réalité la volonté de
produire toujours plus à meilleur compte.
Si l'on accepte cette définition élémentaire de la société industrielle, on
s'aperçoit que nombre d'objections, adressées par les doctrinaires au régime
capitaliste, portent tout aussi bien contre l'autre régime. Marx considérait que
l'une des caractéristiques majeures du capitalisme était l'accumulation du
capital. Nous savons aujourd'hui avec évidence que c'est là une caractéristique
de toutes les sociétés industrielles dans la mesure où, obsédées par le souci de
produire plus, elles sont contraintes d'investir en machines un volume de
capital croissant. De la même façon, Marx considérait que l'ouvrier était
exploité parce qu'il ne recevait pas sous forme de salaire la totalité de la valeur
produite par son travail. Mais, quel que soit le régime, il faut, de toute
nécessité et de toute évidence, qu'il en aille ainsi, puisqu'une fraction de cette
valeur créée doit être réinvestie, soit pour renouveler le capital-machines
existant, soit pour l'élargir ; une autre partie en doit être utilisée pour payer les
dirigeants de la société ou les frais généraux de celle-ci. Non que
« l'exploitation » de l'ouvrier prenne la même forme dans les deux régimes.
Dans un régime capitaliste, la valeur destinée à l'investissement passe par
l'intermédiaire des revenus individuels des détenteurs des moyens de
production ; dans un régime soviétique, elle passe par l'intermédiaire du trésor
public. Dans les deux sociétés, certains individus sont privilégiés, c'est-à-dire
ont des revenus supérieurs à ceux des travailleurs situés au bas de la hiérarchie.
Le phénomène d'accumulation du capital ou « d'exploitation » est commun
aux deux espèces de sociétés industrielles, et non pas caractéristique d'une
espèce par opposition à l'autre.
Simone Weil reproche à l'industrie moderne de faire vivre les ouvriers dans
des conditions inhumaines, en les soumettant à l'impératif absolu de la
production à tout prix, au meilleur coût. Le philosophe peut spéculer sur le
point de savoir s'il est souhaitable ou non que le souci de productivité domine
l'organisation de l'entreprise moderne ; on peut plaider qu'il serait préférable
de consentir à un niveau de vie plus bas afin de limiter l'effort exigé des
travailleurs. (Je crois que l'argument serait, dans l'ensemble, faux, car
l'élévation de productivité peut à la longue diminuer l'effort humain.) Quoi
qu'il en soit, si l'on se borne à observer les deux types de sociétés industrielles
telles qu'elles s'offrent à nos yeux, on constate que là encore il s'agit d'une
caractéristique que l'on retrouve aussi bien d'un côté que de l'autre.
Enfin, dernière remarque, si l'essence des sociétés modernes est le souci de
produire de plus en plus, le statut de propriété des usines qui, aux yeux de
Marx, était la caractéristique majeure du capitalisme, sans perdre toute
importance, ne conserve pas la même portée. J'ai essayé, l'an dernier, de
montrer à quel point une industrie devenue propriété publique ressemble à une
industrie restée propriété privée. Un grand nombre d'usines, d'un côté ou de
l'autre de ce que l'on appelle le rideau de fer, se ressemblent fort et ne peuvent
pas ne pas se ressembler puisqu'elles emploient toutes ou veulent employer la
même technique de production et sont soumises aux mêmes impératifs.
Ce n'est pas que la distinction entre les deux espèces de sociétés industrielles
soit sans conséquences. J'ai essayé, l'an dernier, de marquer les différences en
utilisant deux oppositions, celle entre les deux modèles de croissance, celle entre
les deux types de société.
Le premier contraste est le suivant : si l'on compare ce qui s'est passé à une
certaine époque du développement de l'économie américaine et ce qui se passe
à une période homologue en U.R.S.S., on constate simultanément similitudes
et écarts. Les identités majeures concernent les phénomènes de transfert de la
main-d'œuvre du secteur agricole ou primaire vers les secteurs secondaire et
tertiaire, l'augmentation de la capacité de production dans l'agriculture et
surtout dans l'industrie. Mais la croissance de type soviétique présente quelques
phénomènes particuliers que l'on n'avait pas observés en Occident : d'abord, la
priorité accordée à l'industrie, surtout lourde ; aussi bien aux États-Unis qu'au
Japon on constatait, dans les périodes comparables à celle des premiers plans
quinquennaux soviétiques, une augmentation simultanée de la production
agricole et de la production industrielle ; une élévation du pouvoir d'achat réel
accompagnait l'augmentation des quantités produites. Dans le cas de l'Union
soviétique (je ne parle pas des autres pays de l'Est européen), la progression de
l'industrie lourde était probablement plus rapide qu'à aucune période
comparable du développement économique occidental ; en revanche, les
progrès de la production agricole et aussi l'élévation du niveau de vie étaient
plus lents. Ces particularités, je n'ai pas prétendu les expliquer avec certitude
par un seul facteur. J'ai laissé la question ouverte de savoir si le modèle
soviétique de croissance est le résultat de l'échec de la planification ou de la
volonté des planificateurs. Le doute est bien fondé pour la raison suivante : les
objectifs que s'étaient proposés officiellement les dirigeants, au cours des
premiers plans quinquennaux, ne comportaient pas cet immense écart entre les
résultats obtenus dans l'industrie lourde, dans l'industrie légère et dans
l'agriculture. On est libre de penser que les distorsions sont la conséquence du
retard des réalisations agricoles par rapport aux prévisions. J'ai essayé de
montrer comment s'explique ce décalage : les planificateurs soviétiques sont
entrés dans un cercle vicieux. Parce qu'ils ont voulu développer très vite
l'industrie, ils ont été obligés de prélever une fraction considérable des récoltes
dans les campagnes. Pour ce faire, ils ont dû introduire la propriété collective.
En conséquence, les paysans ont, pendant de longues années, répondu à un
régime qui leur était odieux par une sorte de grève perlée, une indifférence à
produire qui s'est traduite finalement dans la médiocrité des résultats.
L'opposition entre les modèles de croissance, quelle que soit l'explication que
l'on en donne, est un fait d'observation.
En revanche, la deuxième opposition que j'ai analysée l'an dernier concerne
plutôt l'avenir que le présent. J'ai, en effet, posé la question de savoir si, au fur
et à mesure que l'économie soviétique se développera, ses particularités
tendront à s'accentuer ou, au contraire, à s'atténuer. Jusqu'à présent, le régime
de planification, tel qu'il a été pratiqué en Union soviétique, a servi
essentiellement à canaliser les ressources disponibles vers l'industrie lourde
(quitte à imposer aux masses populaires des sacrifices temporaires ou durables),
en établissant entre les prix des divers produits des relations qui
correspondaient moins aux différences de coûts de revient qu'aux intentions
politiques des dirigeants.
Je m'étais risqué à faire une hypothèse relativement optimiste ; le régime
soviétique se transforme dans un sens qui le rapprocherait des économies
occidentales. Les arguments principaux étaient les suivants : la planification
autoritaire, à mesure qu'une économie grandit, devient de plus en plus
difficile. Il est tentant, pour des hommes de lettres, d'imaginer que le plan est
un remède miraculeux aux crises des économies de marché ; en vérité, la
réalisation rigoureuse d'un plan suppose qu'un petit nombre d'hommes, dans
un bureau, soit capable de prendre toutes les décisions relatives à la répartition
des ressources nationales et à l'utilisation la meilleure de ces ressources dans
chaque secteur, sinon chaque entreprise. Cette planification totale, étendue à
l'ensemble des producteurs d'un pays, dépasse les possibilités de
l'administration, même avec l'aide des machines électroniques. Pratiquement,
plus une économie grandit, plus elle devient complexe et plus la tendance sera
forte à une évolution dont il est beaucoup question aujourd'hui de l'autre côté
du rideau de fer, la décentralisation des décisions. Rien n'est plus courant, dans
les revues d'Union soviétique ou d'Europe orientale, revues de grand public ou
revues techniques, que l'explication des échecs ou des difficultés par l'excessive
centralisation. L'étude abstraite m'avait suggéré que, au fur et à mesure que
l'économie se développe, il est probable qu'on aura recours davantage au
mécanisme des prix. Une certaine quantité d'argent étant gagnée par chaque
individu, on produira plus ou moins des différentes marchandises selon que les
consommateurs utiliseront leurs revenus d'une façon ou d'une autre. A partir
du moment où le régime soviétique sortira de la pénurie extrême dans laquelle
il a vécu jusqu'à présent, il sera presque obligé de tenir compte davantage des
préférences du public et les planificateurs devront distribuer les moyens de
production en fonction de la demande. J'ajoute que j'ai risqué ces prévisions
avec de multiples réserves. J'ai spécifié qu'il s'agissait d'une perspective
strictement économique ; or les planificateurs soviétiques, au nom du primat
de l'économique, ont toujours pensé leurs problèmes en termes politiques2.
Les conclusions de ces analyses poursuivies l'an dernier étaient assez
différentes des idéologies encore aujourd'hui à la mode des deux côtés du
rideau de fer. Une des représentations courantes est celle d'un mouvement du
capitalisme au socialisme, à mesure du développement des forces productives ;
vision schématique de l'histoire qui a désormais un caractère, je ne dirai pas
seulement paradoxal, mais presque absurde, puisqu'il n'y a pas un exemple, pas
un seul, de cette évolution et qu'en réalité un mouvement inverse est sinon
observé, du moins à certains égards concevable. (Il va de soi que je prends le
mot socialisme, en ce cas, dans l'acception de « régime soviétique »). Il est vrai
qu'une certaine « socialisation » des économies occidentales peut être notée.
Elle comporte de multiples significations : l'État intervient de plus en plus
directement dans la vie économique, il redistribue les revenus selon des
considérations sociales, nationalise certaines industries ; mais ces mesures
s'inscrivent à l'intérieur du cadre occidental, elles n'entraînent pas une
planification totale, moins encore des phénomènes comparables à ceux du
régime soviétique. Dans ces conditions, il serait absurde de considérer ce
dernier comme étant l'avenir des économies d'Occident ; il n'en est pas davantage
le passé. Il représente jusqu'à présent une méthode différente pour résoudre des
problèmes analogues. Cependant, et je le répète, il serait trop optimiste de
considérer que nécessairement l'économie soviétique va se rapprocher des
économies occidentales socialisées et que nous irons vers une réconciliation qui
permettra de découvrir le caractère illusoire des conflits idéologiques. Il y a au
moins deux raisons pour se garder de cette illusion de nécessité : la première est
que les hommes, à travers l'histoire, se sont battus aussi bien pour des idées
fausses que pour des idées vraies, pour des fictions que pour des réalités ;
quand bien même les deux régimes économiques se ressembleraient, ils
pourraient continuer à échanger des injures ou même pis encore. La deuxième
raison, c'est que la pratique soviétique subordonne systématiquement le bien-
être des générations actuelles à la puissance de la collectivité, au nom d'une
idéologie de l'abondance (rien n'est plus logique que cette contradiction). Or,
une telle politique peut être maintenue longtemps. Je voudrais vous rappeler
seulement un chiffre que j'ai donné l'année dernière : le plan quinquennal
aujourd'hui en application prévoit une augmentation de la production d'acier
supérieur au volume actuel de ce que produit l'industrie sidérurgique de la
Grande-Bretagne3. Il se peut que nous contemplions un jour un contraste
étonnant entre un régime qui s'appellera capitaliste et qui, soumis aux
décisions des électeurs et au plébiscite des consommateurs, sera essentiellement
tendu vers le bien-être (relatif mais bien-être tout de même), et, de l'autre côté,
un régime qui s'appelant socialiste et comportant le pouvoir absolu d'une
minorité, donnera la priorité à la puissance économique mobilisable pour la
guerre, en fonction d'objectifs politiques. L'accentuation d'un contraste de
cette sorte entraînerait des conséquences politiques ou psychologiques sur
lesquelles je ne peux m'étendre mais que chacun de vous est libre d'imaginer.
J'en arrive maintenant au sujet que nous allons traiter dans le cours de cette
année. Nous allons entreprendre l'analyse des deux sortes de sociétés. Le cours
de l'an dernier, essentiellement économique, n'était qu'un moyen. Je ne suis
pas un économiste professionnel et vous n'êtes pas des étudiants d'économie
politique. Ce qui vous intéresse et ce qui m'intéresse moi-même, c'est
précisément l'analyse sociale, mais celle-ci ne pouvait pas être menée à bien si
l'on n'avait pas précisé d'abord le fondement économique des sociétés.
Les deux formules dont nous étions partis étaient celle du nivellement
démocratique au sens de Tocqueville et de la lutte de classes au sens de Marx.
Un siècle après nous constatons que le premier avait raison sur un point
essentiel : les distinctions d'état ou d'ordre, au sens de l'ancien régime, ont
effectivement disparu ou sont en voie de liquidation rapide. Toutes les sociétés
industrielles sont, en un certain sens, populaires, égalitaires ; elles le sont toutes
dans leur idéologie : aux États-Unis, on se réclame du common mari, en Russie
soviétique du prolétariat, en France du peuple. Chacun admet verbalement que
l'origine de tout pouvoir, c'est l'homme de la rue, même si ce dernier a
l'impression de ne pas exercer d'influence sur le cours des destinées nationales.
Tout le monde vote, même si cela ne sert à rien. Seuls des intellectuels
« attardés », proprement « réactionnaires », conçoivent de ne pas accorder le
suffrage universel. Nous sommes tous des citoyens, des travailleurs, des
prolétaires ou des common men, ce qui naturellement n'empêche pas que des
différences subsistent entre les hommes, qu'il s'agisse des revenus, des manières
de vivre, des manières de penser, de prestige, de participation au pouvoir. D'où
un premier problème qui nous occupera dans les premières leçons de ce cours :
comment se composent cette égalité de droit et cette inégalité de fait ? On peut
dire, la formule est volontairement agressive mais je la crois vraie, que les
sociétés industrielles sont caractérisées par deux traits contradictoires et
solidaires : elles proclament l'homogénéité des citoyens et elles organisent la
hiérarchie des consommateurs et des producteurs. Cette contradiction entre
l'égalité politique ou formelle et l'inégalité sociale était le point de départ de la
méditation de Marx. Un siècle après, elle frappe encore nos yeux.
Nous aurons à chercher, dans la première partie de ce cours, comment se
constituent, comment se différencient les groupes à l'intérieur de la société
globale, France, États-Unis, Union soviétique ; comment se répartissent les
métiers, les revenus, les prestiges ; jusqu'à quel point les groupes ont conscience
de former chacun une unité séparée, opposée à la collectivité globale, jusqu'à
quel point existent les classes sociales, si celles-ci sont définies par le fait
qu'appartenant à la même société, elles sont en conflit les unes avec les autres.
Nous aurons à chercher ce que signifie le mot le plus employé, le moins défini
du langage sociologique, à savoir le mot de classe, en quels sens variés on peut
le prendre, en quelle mesure il correspond à une réalité dans les différentes
espèces de sociétés industrielles.
Mais cette analyse des groupes sociaux ne constituera que la première partie,
la plus classique, de l'étude. En effet, j'étudierai aussi des phénomènes qui sont
à la fois liés aux précédents et relativement indépendants de ceux-ci et que
j'appelle les minorités dirigeantes. Dans toute société, le pouvoir est exercé par
un petit nombre d'hommes ; à la rigueur il y a des gouvernements pour le
peuple, jusqu'à présent il n'y en a jamais eu par le peuple. Il est important de se
rappeler que l'idéologie nationale américaine est celle du gouvernement du
peuple, pour le peuple et par le peuple, mais le sociologue, par définition, est
iconoclaste, il confronte l'idéologie avec la réalité ; peut-être y avait-il déjà dans
la plupart des petites sociétés archaïques une différenciation de ceux qui
commandent et de ceux qui obéissent. Nous chercherons donc quelles sont les
catégories qui exercent les fonctions directrices dans les sociétés industrielles.
J'indiquerai immédiatement quelques-uns des traits caractéristiques qui
feront l'objet de notre analyse. L'État a de plus en plus cessé d'être religieux,
d'être consacré par une foi transcendante. Ceux qui détiennent le pouvoir ne
sont plus les oints du Seigneur ou les interprètes d'une Église, ils sont
théoriquement les délégués ou les représentants du common man, du prolétariat
ou du peuple. Il en résulte des conséquences frappantes et graves. On a le choix
entre la concurrence des idéologies et l'imposition d'une seule. L'État n'est plus
sacré, et cependant une minorité commande. Dès lors, de deux choses l'une :
ou bien on laisse les gouvernés manifester qu'ils ne sont pas contents des
gouvernants (ce qui est l'état d'esprit naturel des premiers) et, dans ce cas, il
risque d'y avoir un conflit de légitimité comme une donnée permanente de la
vie collective. Ou bien l'État déclare qu'une idéologie, mettons le marxisme,
est vraie ; dans ce cas, la discussion est en apparence supprimée, mais il s'agit
d'une suppression artificielle parce qu'une doctrine purement immanente, qui
prétend décrire le monde tel qu'il est, ne peut pas être entourée du même halo
sacré que les croyances traditionnelles. Les sociétés industrielles connaissent des
conflits entre des principes contradictoires de pouvoir, étouffés éventuellement
par l'artifice, le pur despotisme ou un catéchisme d'État.
Ces sociétés présentent une autre caractéristique : les non-privilégiés sont
organisés, ils ont des dirigeants. Rarement, dans le passé, les esclaves, les
pauvre, ont eu des chefs en permanence. Aujourd'hui les travailleurs, ceux qui
ont les revenus les plus faibles, peuvent s'organiser et faire entendre leurs
revendications.
Nous pourrons, je crois, définir les types de sociétés industrielles en fonction
de ces éléments fondamentaux : y a-t-il ou n'y a-t-il pas de lutte d'idéologies ?
Y a-t-il ou n'y a-t-il pas d'opposition tolérée entre les meneurs de masses ou les
interprètes des non-privilégiés et les détenteurs de la force publique ?
Nos analyses porteront donc sur deux sortes de discrimination : d'une part
la distinction entre les groupes sociaux, en fonction du métier, des revenus, des
façons de penser et de vivre, et, d'autre part, la rivalité entre les minorités
dirigeantes, dont l'enjeu est la répartition du revenu national, la participation à
l'État et, éventuellement, la modification de celui-ci. Les sociétés industrielles
sont agitées, elles ne comportent pas cette unité spirituelle, cette autorité
incontestée que nous imaginons (probablement à tort) dans les collectivités
historiques.
Nous arriverons ainsi à un troisième aspect de ce cours. L'an dernier j'ai
voulu faire ressortir les contrastes entre l'économie des deux espèces de sociétés
industrielles. Cette année, j'essaierai de faire ressortir les différences dans la
constitution sociale et les relations des minorités dirigeantes des deux côtés du
rideau de fer. En même temps, j'essaierai d'intégrer à cette étude comparative
l'analyse des étapes de la croissance.
Finalement, j'arriverai à ce qui est sinon le thème, du moins l'objectif de
cette étude, à savoir la lutte de classes. Je voudrais éviter simultanément les
propos de patronage sur la collaboration nécessaire des classes et les formules
idéologiques ou pseudo-idéologiques sur la fatalité bienfaisante d'une lutte à
mort. Les premiers reviennent à oublier qu'il y a une rivalité, légitime et
inévitable, pour la répartition des ressources collectives, et, d'autre part, des
controverses ou des conflits peut-être pas inévitables mais certainement
légitimes, dont l'enjeu est l'organisation la meilleure de la société. De quel
droit interdire à ceux qui sont du mauvais côté de la barricade de s'interroger
sur la possibilité soit de changer de côté, soit de réformer la société ? Ces
contestations appartiennent au train normal des sociétés industrielles. Mais il
ne s'ensuit pas qu'on doive admettre la version messianique selon laquelle la
lutte des classes est non seulement légitime et nécessaire, mais providentielle,
qu'elle a la vertu miraculeuse de mettre fin définitivement, à un moment
donné de l'histoire, à l'exploitation, à l'injustice. En effet, Marx l'a dit lui-
même dans un texte que je vous citerai : ce qu'il a ajouté à la théorie de la lutte
des classes connue bien avant lui, c'est l'idée que cette lutte tend à se
surmonter, à se supprimer elle-même après une certaine révolution. C'est ce
messianisme que nous ne sommes nullement obligés d'accepter et que nous
avons même, au point de départ, des raisons solides de refuser. Plus nous
constatons que la rivalité des groupes sociaux est légitime et nécessaire, moins
nous avons de motifs de penser qu'à un certain moment cette rivalité sera sans
objet. Les sociétés industrielles n'ont pas de goût pour l'ascétisme, elles sont
par essence hédonistes, animées par le désir de richesse et peut-être de
puissance et de gloire. Puisque l'on ne reconnaît pas de mérite propre à
l'austérité, pourquoi les citoyens ne disputeraient-ils pas de la répartition la
plus équitable ou la plus favorable des ressources collectives ? L'idée qu'après
une certaine révolution les antagonismes s'évanouiront a pour origine deux
idées ou deux illusions, la première que la cause décisive de la lutte de classes
est le statut de la propriété, la seconde qu'après la modification de ce statut les
sociétés seront miraculeusement unifiées. Nous l'avons vu, l'an dernier, le
mode d'appropriation a une importance réelle dans l'agriculture, dans le
commerce et dans certains secteurs de l'industrie. Mais lorsqu'il s'agit des
moyens industriels de produire en grand, la modification du statut légal des
entreprises laisse subsister intégralement la hiérarchie de l'organisation et des
salaires. Il n'y a aucune raison de penser qu'il suffise de modifier le mode
juridique d'appropriation des instruments de production pour mettre un terme
aux tensions internes à l'entreprise. Il n'y a pas non plus de raison de penser
qu'une fois tous les moyens de production devenus propriété de l'État, l'enjeu
des rivalités antérieures a disparu.
Cela dit, il y a de multiples façons, on les connaît depuis des siècles,
d'empêcher les conflits de se manifester. La paix du despotisme est peut-être
bonne, elle n'est certainement pas originale. On n'a pas attendu les temps
modernes pour découvrir le secret des unanimités apparentes.
II
La conception marxiste des classes
Pour vous montrer les équivoques, j'utiliserai la méthode la plus simple, je
vous lirai quelques textes classiques de Marx. Le premier est emprunté au
Manifeste communiste. Voici les premières lignes :
Dans ce texte, le mot classe s'applique aux groupes sociaux,
hiérarchiquement disposés, de n'importe quelle société. L'opposition des
classes équivaut à peu près à celle des oppresseurs et des opprimés, et il n'y a
guère d'autre contenu dans la notion que celle de hiérarchie des classes et
d'oppression exercée par une classe sur une autre.
Dans d'autres textes de Marx, le mot classe est limité aux groupes
hiérarchiquement disposés à V intérieur des sociétés industrielles modernes. Dans
une large mesure, il ne s'agit pas là d'une question de fait mais d'une question
de définition, c'est-à-dire d'un choix arbitraire. On peut définir le mot classe
de telle sorte qu'il s'applique aux groupes hiérarchiquement disposés de
n'importe quelle société. Mais, en ce cas, on doit préciser quelles en sont les
particularités dans les sociétés industrielles modernes. C'est ce que fait Marx
dans un autre texte, classique lui aussi, qui se trouve au dernier chapitre du
tome III du Capital :
Ce texte a été interprété par certains commentateurs dans le sens suivant : les
trois classes de la société capitaliste sont définies par l'origine de leur revenu
(salaire, profit, rente foncière), c'est donc dans le circuit de distribution ou de
répartition que naissent les classes sociales. Je pense que cette interprétation est
inexacte. D'après Marx, l'origine des classes sociales est, au contraire, dans
l'organisation de la production. En effet, les trois sortes de revenus sont
définies par les relations des producteurs aux moyens de production : le salaire
est le revenu dont disposent les ouvriers qui ne possèdent rien que leur force de
travail, le profit va à ceux qui, détenteurs des moyens de production, sont
capables d'exploiter le travail salarié, et la rente foncière est « empochée » par le
propriétaire de terres qui n'est pas lui-même exploitant. Si cette interprétation
est exacte, l'origine des classes sociales, dans les sociétés industrielles, serait
dans la relation entre les moyens et les agents de la production, et le
phénomène essentiel serait la séparation entre le producteur et les moyens de
production.
Je vous citerai maintenant un troisième texte, non moins célèbre, qui se
trouve dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon, essai historique consacré par
Marx au coup d'État de Napoléon III :
Ce texte est un des plus précis et un des plus intéressants de Marx : pour
qu'il y ait classe sociale, il ne faut pas seulement qu'un grand nombre
d'hommes vivent de manière approximativement semblable, exercent un travail
comparable, il faut encore qu'ils soient en relations permanentes les uns avec
les autres, constituent une unité en découvrant tout à la fois leur communauté
et leur opposition à d'autres groupes. Il y a classe non pas simplement lorsqu'il
y a des traits communs à des millions d'individus, mais quand tous ces êtres
individuels prennent conscience de leur unité en s'opposant à d'autres millions
d'individus, eux aussi groupés.
Dans la ligne de cette analyse, les ouvriers d'industrie, s'ils ne prennent pas
conscience de leur unité et de leur opposition à d'autres groupes, seront en
concurrence les uns avec les autres. Effectivement, parmi eux, des sous-groupes
sont en concurrence pour la répartition du revenu national, dès qu'ils n'ont pas
ensemble conscience de leur unité et de leur antagonisme à l'égard d'autres
groupes. Dans ce cas, la classe sociale n'exigerait pas seulement la communauté
de fait dans les façons de vivre, elle exigerait des relations quasi permanentes
des individus les uns avec les autres, elle exigerait d'eux surtout une prise de
conscience de leur communauté, qui n'est pas concevable sans conscience d'un
antagonisme. D'où résulte un point essentiel de la théorie de Marx : la classe
sociale n'existerait réellement que dans la mesure où elle aurait conscience
d'elle-même, mais il ne peut pas y avoir conscience de classe sans
reconnaissance de la lutte de classes. Une classe n'a conscience d'elle-même que
si elle découvre qu'elle a une lutte à mener contre d'autres classes.
On pourrait penser, à partir de ces textes, que Marx a analysé les différentes
sociétés et qu'il a retrouvé, un peu partout, les mêmes classes sociales. En fait,
selon les ouvrages, selon les études historiques, l'énumération est autre. Par
exemple, dans le livre intitulé Révolution et contre-révolution en Allemagne,
Marx distingue : 1o la noblesse féodale, 2o la bourgeoisie, 3o la petite
bourgeoisie, 4o la grande et la moyenne paysannerie, 5o la petite paysannerie
libre, 6o la paysannerie serve, 7o les ouvriers agricoles, 8o les ouvriers de
l'industrie. Dans un autre livre, Les luttes de classes en France, l'énumération est
différente. Les classes seraient les suivantes : bourgeoisie financière, bourgeoisie
industrielle, classe bourgeoise commerçante, petite bourgeoisie, classe
paysanne, classe prolétarienne, Lumpenproletariat, mot allemand qui désigne le
dernier degré du prolétariat en guenilles.
Il n'y a pas contradiction entre les définitions que je vous ai données d'après
les textes de Marx et la diversité de ces énumérations. Il peut se faire que, selon
les cas, les classes soient autres, mais le caractère arbitraire des énumérations
montre qu'il est souvent difficile de savoir où commence et où finit l'une
d'entre elles ; par exemple, il est impossible, d'après les textes de Marx, de dire
avec rigueur si les paysans constituent ensemble une classe ou bien s'il convient
d'opposer les pauvres et moyens aux riches. Selon les circonstances, on
penchera vers une interprétation ou vers une autre. Encore une fois, il n'y a pas
là de contradiction ; tout ce que je veux indiquer, c'est qu'il n'y a dans les
textes de Marx ni une définition rigoureuse de l'originalité des classes des
sociétés industrielles par rapport à celles des sociétés pré-industrielles, ni une
énumération des classes caractéristiques des sociétés industrielles.
Les marxistes en général ont retenu comme critère de la classe sociale la
place ou le rôle du groupe dans le processus de production. Lénine, par
exemple, déclare que l'on appelle classe de grands groupements humains se
distinguant par leur position dans un système historique déterminé de
production sociale, par leurs rapports, le plus souvent fixés par le droit, avec les
moyens de production, par leur rôle dans l'organisation sociale et, par
conséquent, par leur capacité de recevoir une part de richesses ainsi que par la
grandeur de cette part. Boukharine, autre marxiste, définit plus simplement la
classe sociale comme une unité collective participant au processus de
production. On peut donc dire, en simplifiant, que la majorité des marxistes
considèrent que la classe est un grand groupement défini par sa position dans
un système de production, cette position elle-même étant définie surtout par la
relation avec les moyens de production. Malheureusement, cette notion est
équivoque.
En effet, elle comporte évidemment deux significations possibles. Les
salariés remplissent un rôle donné dans le processus de production, dans la
mesure où ils ne possèdent pas les moyens de production et reçoivent des
salaires. Leur rôle est ainsi défini en un sens juridico-social. Mais on peut aussi
retenir le sens technique du terme : l'ouvrier de l'industrie, quel que soit le
statut de propriété, remplit un rôle déterminé qui est d'être un travailleur
manuel, de travailler sur la machine. Le sens juridico-social est lié à la propriété
des moyens de production, le sens technique à l'organisation de la production.
Si vous retenez la première définition, vous pouvez concevoir une révolution
qui mette fin à la situation des salariés ; en revanche, si vous retenez la
deuxième, il est clair qu'aucune révolution juridique ne modifiera
fondamentalement la fonction des ouvriers dans le processus de production.
Que les moyens de production soient devenus propriété de l'État change la
relation juridique de l'ouvrier aux moyens de production mais ne change pas la
relation technique de l'ouvrier à l'organisation collective du travail. Si vous
déclarez : la classe prolétarienne est définie par le fait qu'elle travaille pour les
propriétaires des moyens de production, il suffit de supprimer la propriété
privée des moyens de production pour automatiquement, par définition,
supprimer le prolétariat. A ce moment-là, il restera naturellement des ouvriers
qui continueront à travailler dans les usines, mais puisqu'ils ne travailleront pas
au service de propriétaires privés, par définition vous aurez supprimé ce que
vous aurez appelé prolétariat.
En fait, quelle étaient les classes sociales dans les sociétés industrielles, en
quoi différaient-elles de celles des sociétés pré-industrielles ? Ces questions
n'intéressaient pas grandement Marx. Pas davantage il n'était grandement
intéressé par la question que se posent les sociologues d'aujourd'hui de savoir
quelle était la relation entre les phénomènes objectifs et subjectifs, c'est-à-dire
entre la similitude des conditions d'existence et la prise de conscience de la
classe comme unité. Ce qui l'intéressait avant tout, c'était une certaine
philosophie de l'histoire, une certaine interprétation de la société capitaliste.
Le point de départ de la pensée de Marx et de sa philosophie, c'est le fait
observé qu'il se forme, dans les sociétés auxquelles ils appartient, une classe
nouvelle qu'il appelle le prolétariat, les ouvriers de l'industrie qui sont, à ses
yeux, à la fois la négation et l'expression du capitalisme. Ils en sont la négation
puisque la société capitaliste est fondée sur la propriété et que les ouvriers ne
possèdent rien. Ils en sont l'expression parce que l'ouvrier dépouillé de tout
révèle, en niant le principe de la société capitaliste, la réalité essentielle de cette
dernière. J'ai l'air de jouer, mais je me borne à reproduire une dialectique
proprement marxiste. La classe ouvrière est caractéristique de la société
capitaliste parce qu'elle la reflète et pour ainsi dire la trahit, c'est-à-dire la révèle
en présentant une image opposée à celle que cette société veut donner d'elle-
même.
De cette découverte de la classe ouvrière en tant que prolétariat, Marx passe
à la conviction que les relations de classes tendent à se simplifier et que, de plus
en plus, il y aura dans les sociétés capitalistes deux classes principales et deux
seulement. Autour de chacune d'elles se polariseront tous les groupes sociaux.
Entendons-nous bien : Marx n'a jamais dit qu'il n'y avait que deux classes, la
bourgeoisie et le prolétariat, il n'a même jamais dit explicitement que tous les
membres de la collectivité se grouperaient soit autour de la bourgeoisie
détentrice des moyens de production, soit autour du prolétariat, mais il a cru
que l'évolution économico-sociale favoriserait effectivement la polarisation de
la société en deux classes et deux seulement.
Les sociétés capitalistes produiraient d'elles-mêmes l'accumulation des
moyens de production en un petit nombre de mains ; il y aurait de moins en
moins de capitalistes, chacun d'eux posséderait une part croissante des
richesses. En même temps, à l'autre extrême, s'accumulerait la misère. Marx
pensait que la concentration du capital s'accompagnerait d'une diminution du
niveau de vie ouvrier, soit absolument, soit relativement. L'ouvrier d'industrie
serait de plus en plus pauvre, en tout cas de plus en plus révolté.
On a discuté pour savoir si Marx avait cru ou non à la paupérisation
absolue, c'est-à-dire à la diminution du niveau de vie de la classe ouvrière, au
fur et à mesure du développement capitaliste. Comme d'habitude chez un
auteur qui a beaucoup écrit et dans des circonstances très diverses, les textes
permettent soit d'affirmer1, soit de nier la théorie de la paupérisation absolue.
Ce point, d'ailleurs, n'a qu'une importance limitée en dehors des querelles
politiques d'aujourd'hui. Ce qui est essentiel dans cette vision historique, c'est
que, selon Marx, le sort de la classe ouvrière s'aggraverait même si les revenus
des ouvriers s'élevaient. Cette aggravation de la condition prolétarienne
viendrait de l'organisation même du travail en usine, de l'effort des détenteurs
des moyens de production pour obtenir le plus possible de plus-value.
L'aggravation de la condition ouvrière serait liée en même temps au fait que la
classe ouvrière ne peut pas devenir consciente de sa situation sans être révoltée.
Nous revenons à l'idée que je vous indiquais tout à l'heure : la prise de
conscience de la classe ouvrière est spontanément combative, le prolétariat se
découvre lui-même en découvrant ses ennemis. Il en résulte une nouvelle
explication du fait qu'il n'y aura finalement que deux camps. La raison ultime
de la polarisation finale en deux camps n'est pas d'ordre économique ; on peut
imaginer que la situation de la classe ouvrière s'améliore sans ébranler la
conviction fondamentale de Marx que, au bout du compte, la partie se jouera
entre deux classes, et deux seulement. Ici intervient, en effet, la conception
politique de Marx. Il considère que chaque société est définie par la
domination, d'une classe. Il n'y a pas eu, jusqu'à présent, de société sans une
classe dominante et une autre dominée. L'État de la société capitaliste est défini
par le pouvoir de la classe économiquement dominante, qui est la classe
bourgeoise, et l'État est l'instrument à travers lequel elle exerce sa domination.
Dès lors, si l'État est défini par la classe bourgeoise, si le prolétariat découvre sa
réalité et son unité en s'opposant à la bourgeoisie, inévitablement il y aura deux
camps et deux seulement. Deux classes sont seules susceptibles de constituer la
classe dirigeante de la société, la bourgeoisie et le prolétariat. Il est bien
entendu qu'entre les deux il existe des groupes, classes moyennes ou classes
paysannes, qui peuvent être nombreuses, mais ces intermédiaires ne changent
rien au fait majeur qu'il y a deux classes ennemies parce qu'il y a deux
conceptions radicalement opposées de la société, la bourgeoisie, dont le but est
de maintenir la propriété privée des instruments de production, et le
prolétariat dont l'intérêt propre est de renverser le régime fondé sur cette même
propriété.
Pourquoi l'intérêt du prolétariat est-il de renverser ce régime ? La réponse de
Marx se trouve dans Le Capital. Dans tout régime de propriété privée des
instruments de production, la plus-value est appropriée par les capitalistes.
L'ouvrier, en tant que salarié, est donc exploité. Dès lors, s'il prend conscience
de sa situation, il ne peut pas ne pas répondre par une volonté de lutte. En
conséquence, l'analyse marxiste des classes se termine par un appel à l'action,
ce qui est logique si l'on admet les étapes successives du raisonnement : toute
société est définie par l'antagonisme des classes ; dans une société antagoniste,
il y a une classe dominante ; dans la société capitaliste, la classe dominante est
celle qui détient les moyens de production ; cette classe a un intérêt
fondamental qui est de maintenir la propriété privée des moyens de
production : la classe prolétarienne, lorsqu'elle comprend qu'elle est exploitée,
ne peut pas ne pas reconnaître qu'elle a un intérêt fondamental à renverser la
société actuelle, c'est-à-dire à supprimer l'appropriation privée des instruments
de production. Or, le prolétariat est la seule classe dans la société capitaliste qui
puisse vouloir une révolution radicale. Le prolétariat est réduit à une situation
inhumaine et, à partir du moment où il découvre sa situation, il découvre en
même temps qu'il ne peut se sauver lui-même qu'en sauvant l'ensemble de la
société.
Telle est, résumée dans ses grandes lignes, la philosophie de l'histoire à
laquelle Marx s'est attaché. Il va de soi que, dans un tel cadre, le détail de la
définition des classes devient secondaire. Ce qui est essentiel, c'est de
comprendre l'antagonisme des classes, la nécessité de la lutte et d'organiser
celle-ci. Or, pour y parvenir, il faut créer un parti, qui deviendra l'expression
authentique du prolétariat en lutte. Ainsi l'on passera de l'analyse sociologique
des classes à une théorie politique de la lutte révolutionnaire. Une philosophie
de cet ordre est évidemment fascinante parce qu'elle combine l'analyse de la
réalité avec un appel à l'action. Si l'on admet quelques idées directrices de cette
philosophie, les conséquences paraissent irrésistibles. En fait, pour en saisir
l'équivoque, il suffit de prendre une formule, très souvent citée par Marx, par
les marxistes et par les para-marxistes, par exemple par M. Jean-Paul Sartre, à
savoir : « Le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera pas. » Je vous
demande la permission de vous préciser les différentes interprétations que l'on
peut donner d'une telle proposition. Elle comporte trois sens possibles. On
peut d'abord la considérer comme une définition, et la traduction serait alors la
suivante : Je conviens d'appeler prolétariat les ouvriers d'industrie quand ils
sont révolutionnaires ; quand ils ne le sont pas, je ne les appellerai pas
prolétaires. Il n'en suivra pas de changements décisifs dans leur destinée, mais
le philosophe dira : s'il n'y a pas de conscience révolutionnaire, il n'y a pas de
prolétariat. Une fois de plus, c'est une affaire de définition ; n'en discutons pas.
La formule peut avoir une signification descriptive : chaque fois que les
ouvriers d'industrie prennent conscience d'eux-mêmes comme d'un groupe
social défini, ils ne peuvent pas ne pas être révolutionnaires. C'est une
proposition de fait intéressante, malheureusement elle est fausse ; il y a de
multiples exemples de classes ouvrières, dans des pays occidentaux, qui ont une
certaine conscience de leur unité et qui pourtant ne veulent pas faire de
révolution. Ils veulent des réformes, ce qui est normal, ils en veulent
probablement plus que nous parce qu'ils sont du mauvais côté de la barricade.
Les ouvriers anglais sont organisés en syndicats et ils votent en majorité pour le
parti travailliste, ils ont souvent conscience d'eux-mêmes comme appartenant à
la classe ouvrière, mais ils n'ont pas une volonté révolutionnaire au sens
marxiste, une volonté de révolution radicale, de suppression de la propriété
privée des instruments de production.
Le troisième sens possible de la formule « le prolétariat sera révolutionnaire
ou il ne sera pas », je l'appellerai invocatif : le classe ouvrière cessera de mériter
le noble nom de prolétariat si elle n'est pas révolutionnaire. Dans ce cas, on
s'efforce de rendre la classe ouvrière révolutionnaire en lui laissant entendre
que, si elle ne l'est pas, elle sera punie par la perte d'un qualificatif glorieux.
Elle s'appellera simplement classe ouvrière. Tout cela est légitime dans l'ordre
de l'action, mais ne modifie pas sensiblement la réalité ; il s'agit d'un jugement
moral.
De ces trois sens, quel est le plus proprement marxiste ? La force de Marx
prophète et la faiblesse de Marx sociologue, c'est que l'on peut interpréter la
formule aussi bien dans l'une que dans l'autre de ces significations. Marx,
dialecticien, pense que les trois formules sont vraies simultanément : la classe
ouvrière, telle qu'elle prend conscience d'elle-même, tend à être
révolutionnaire ; elle ne mérite pas d'être appelée prolétariat si elle n'est pas
révolutionnaire, puisque si elle ne l'est pas, elle n'a pas conscience de sa lutte,
c'est-à-dire qu'elle n'a pas conscience d'elle-même ; enfin il est bien d'appeler
les ouvriers à la révolution parce que le déroulement de l'histoire est tel que la
classe ouvrière transformera fondamentalement l'organisation de la vie en
société.
Dans cette philosophie des classes sociales, il y a des propositions de fait que
nous discuterons dans le cours de cette année et des propositions philosophiques
que je vais écarter immédiatement. Les propositions de fait sont les suivantes :
Marx pense qu'au fur et à mesure du développement de la société capitaliste les
rapports de classe se simplifient. Il pense que la misère matérielle et morale de
la classe ouvrière s'aggrave, que par suite de cette aggravation les ouvriers
deviennent de plus en plus révolutionnaires. Là, nous sommes sur un terrain
solide, il convient de regarder la réalité dans les diverses sociétés : les faits sont
suffisamment nombreux, divergents et même contradictoires pour que tout le
monde en trouve quelques-uns en sa faveur. Il ne s'agit pas de controverse
philosophique, mais de savoir comment a évolué depuis un siècle la condition
ouvrière dans les pays capitalistes.
En revanche, il y a d'autres propositions qui sont essentielles à la philosophie
marxiste des classes et que je voudrais immédiatement écarter, parce qu'elles
sont sophistiques ou mythologiques. Ce que je considère comme sophistique
ou mythologique, c'est la confusion d'un État avec la domination d'une classe.
La clé de tout le raisonnement marxiste, c'est l'affirmation que dans toute
société il y a une classe dominante, l'État n'étant rien de plus que l'instrument
par l'intermédiaire duquel celle-ci exerce le pouvoir. Finalement, le prolétariat
est la seule classe susceptible de renverser la classe bourgeoise et de se
transformer en classe dominante. Or, là, nous sommes en pleine mythologie,
utile si l'on professe une certaine philosophie, mais, sur le plan empirique, il est
exclu de confondre dans un même concept une classe privilégiée comme la
bourgeoisie et une classe non privilégiée comme le prolétariat. Ce dernier est
constitué par quelques millions d'ouvriers, qui, par définition, ne sont jamais
une classe dominante et n'exercent pas le pouvoir. Il n'est pas exclu qu'une
minorité d'hommes exerce le pouvoir au nom du prolétariat ou en tant que ses
représentants. Il est possible qu'un parti politique lié à une classe sociale exerce
le pouvoir. Dans un régime de type soviétique, vous pouvez dire que le pouvoir
est exercé par le parti communiste, au nom du prolétariat ou dans l'intérêt du
prolétariat : ce sont des propositions de fait qui prêtent à discussion. Ce que
vous ne pouvez pas dire, c'est que le prolétariat exerce le pouvoir, pas plus que
vous ne pouvez dire qu'un cercle est carré. Les millions d'ouvriers continuent à
travailler dans les usines, ceux qui exercent le pouvoir sont des administrateurs,
des hommes politiques en petit nombre, qui siègent très loin des ouvriers dans
les usines. Pas plus que le peuple ne gouverne en démocratie, le prolétariat ne
le fait en régime soviétique. Le pouvoir, par nature, est exercé par un petit
nombre d'hommes ; en aucune société connue, le grand nombre n'exerce par
lui-même le pouvoir. Je ne préjuge pas de la qualité morale ou politique des
régimes qui se déclarent prolétariens, je constate simplement que les régimes
prolétariens ne sont pas ceux où le prolétariat est au pouvoir, ce sont ceux dans
lesquels les détenteurs de l'État déclarent qu'ils gouvernent au nom du
prolétariat, même si les prolétaires de chair et d'os ont des idées différentes de
celles de leurs gouvernants.
A partir du moment où vous avez rompu la confusion mythologique entre la
classe prolétarienne, le parti politique et l'État, il devient plus difficile de savoir
quel est l'intérêt du prolétariat en tant que tel. L'évidence de l'intérêt
révolutionnaire, tel que l'exprime Marx, est fondée sur sa conviction que les
ouvriers, en découvrant leur situation, se découvrent exploités et, par
conséquent, comprennent que leur intérêt est de supprimer la propriété privée
des instruments de production de manière à supprimer le régime dans lequel ils
sont exploités, à établir un autre régime où le prolétariat en tant que tel sera au
pouvoir. Mais, après une révolution, les ouvriers d'industrie, sauf ceux qui
seront devenus commissaires politiques, resteront des ouvriers, et il n'est pas
évident que le régime qui se réclamera d'eux ne comportera pour eux que des
avantages. L'évidence de l'intérêt révolutionnaire du prolétariat est fondée,
chez Marx, d'une part sur la notion d'exploitation dont je vous ai montré l'an
dernier la précarité, d'autre part sur la confusion du régime futur et du pouvoir
prolétarien. Si vous dissipez cette confusion mythologique du grand nombre
des ouvriers avec la minorité qui exerce le pouvoir, vous revenez dans la réalité
historique ; vous vous demandez quels sont les avantages et les inconvénients,
les mérites et les démérites des différents types de régimes.
Le marxisme est, par essence, une dialectique selon laquelle,
miraculeusement, nécessité et valeur, science et action, sont accordées. Marx
pense que le déroulement nécessaire de l'histoire est tel qu'il crée les conditions
dans lesquelles le prolétariat fera la révolution et créera un régime humain au
lieu et place de l'exploitation que nous connaissons aujourd'hui. Il pense que
l'analyse scientifique du déroulement historique conduit d'elle-même à
l'action, puisque, prenant conscience des contradictions et de la manière de les
surmonter, on ne peut pas ne pas se joindre au parti révolutionnaire qui est
complice de la destinée et l'exécuteur des volontés morales de l'humanité. Si,
réellement, nous étions dans une situation de cet ordre, si l'histoire allait d'elle-
même vers le régime que nous considérerions tous comme le meilleur, il n'y
aurait pas lieu d'hésiter ; sauf ceux qui seraient prisonniers des intérêts privés
ou transitoires, tout le monde se joindrait à un parti qui aurait à la fois pour lui
la nécessité de l'histoire et l'idéal de l'humanité. Pour moi qui suis moins
optimiste, l'observation des faits et l'analyse des nécessités ne conduisent pas de
manière irrécusable à une doctrine d'action. J'appartiens à l'école des
théoriciens politiques qui jugent que l'on n'a jamais à choisir entre le bien et le
mal, mais entre des degrés inégaux de mal ou de bien ; j'appartiens au nombre
de ceux que l'on appelle les pessimistes, à tort d'ailleurs, puisque les pessimistes
de mon genre veulent sans cesse améliorer la société, fragment par fragment.
Simplement ils ne connaissent pas de solution globale. (Passent pour
optimistes, en général, ceux qui croient à un régime impossible.)
Une fois que l'on a écarté ces confusions ou ces mythologies, on revient au
problème sociologique des classes que j'étudierai dans la prochaine leçon. Nous
retrouverons certains des problèmes que Marx avait posés et qu'il avait laissés
en suspens ; par exemple, comment se différencient les classes dans les sociétés
anciennes, dans les sociétés industrielles modernes ? Quels sont les facteurs
décisifs de la constitution des groupes sociaux ? Comment se combinent les
facteurs objectifs et les facteurs subjectifs ? Comment évoluent les classes
sociales au fur et à mesure de la croissance économique ? Mais, simultanément,
nous aurons devant nous un objectif précis : examiner les réponses que les faits
permettent de donner aux questions dernières de Marx.
Celui-ci a écrit, vers la fin de sa vie, à l'un de ses amis, les lignes suivantes :
Marx considère donc que sa contribution décisive à la théorie des classes est
la découverte que les classes sociales sont liées à une certaine phase historique,
que la lutte de classes mène à la révolution prolétarienne et qu'au-delà viendra
l'avènement de la société sans classes.
Ces trois propositions que Marx considère comme sa contribution
essentielle à la théorie des classes sont précisément les éléments essentiels de ce
que je vous ai résumé aujourd'hui comme la philosophie marxiste de l'histoire.
Anticipant sur les résultats de l'étude, je vous dirai que ce sont précisément ces
trois propositions qui me paraissent fausses.
1 En fait, Marx a soutenu souvent la thèse de la paupérisation absolue, mais cette thèse s'accorde mal
avec certaines analyses du Capital.
III
Deux définitions des classes
Ce texte met l'accent sur le statut social de chaque individu, en fonction de
l'estime ou du respect qui lui est accordé par les autres. Simultanément, il
suppose qu'il est légitime de distinguer les systèmes du pouvoir, des métiers et
de la propriété. Enfin, il implique que le statut de chaque individu est le
résultat pour ainsi dire synthétique de facteurs multiples. Chacun jouit d'un
certain statut d'estime ou de prestige, qui résulte de l'ensemble de la situation
où il se trouve, et chaque situation peut être analysée à trois points de vue : par
rapport à la propriété, au métier, au pouvoir. Une définition de cet ordre est-
elle vraie ou fause ? Pour commencer, admettez que la question ainsi posée n'a
pas de sens : le problème est de savoir si une définition est acceptable, si elle
s'applique à un fait réel qu'elle permet d'isoler ou de reconnaître, et si les
propositions qu'elle implique sont vraies. Passons en revue ces conditions. Est-
ce que le texte que je viens de vous lire s'applique à un fait réel ?
Incontestablement : en gros, on peut dire que les différents individus d'une
société ont un prestige plus ou moins grand au regard de leurs concitoyens, un
statut social qui peut être appelé place dans la société ou niveau dans une
hiérarchie de prestige ou d'estime. Le phénomène n'est peut-être pas facile à
reconnaître, la place que chacun possède dans l'estime des autres membres de
la société peut varier selon les milieux, il n'est pas démontré que les divers
métiers soient estimés ou méprisés également par tous ; malgré ces obstacles,
on peut dire que le phénomène est réel, même s'il est mal défini. Par ailleurs, la
hiérarchie du prestige n'est pas la même selon que l'on considère le métier,
l'argent ou le pouvoir. Vous pouvez imaginer un homme très riche et peu
prestigieux (mettons le roi des gangsters), ou bien encore quelqu'un dont le
métier ne comporte pas grand prestige en tant que tel – instituteur par
exemple –, mais qui, par lui-même, par ses qualités propres, se fait respecter et
admirer. Enfin, le pouvoir n'implique pas de manière nécessaire un très haut
degré de prestige : un secrétaire de syndicat peut avoir une autorité réelle sur
nombre de ses concitoyens, sans être très estimé par l'ensemble des membres de
la société. Quoi qu'il en soit, on peut admettre que les relations de propriété,
de métier et de pouvoir ne se confondent pas avec les rapports de considération
sociale.
Si ces propositions sont acceptables, la définition l'est aussi, c'est-à-dire qu'il
y a là un phénomène réel. Vous pouvez décider par convention que vous
appellerez « classes sociales » les différents groupes qui se constituent à
l'intérieur de la société globale, chacun d'entre eux comprenant les hommes
qui possèdent un statut de prestige analogue. Jusqu'à quel point les groupes
sont-ils clairement définis ? Sait-on avec précision auquel appartient chaque
personne ? Ces questions se posent en effet mais, puisque le phénomène est
réel, vous êtes libres de définir la classe de cette façon.
Prenons maintenant la définition plus compliquée que donne un sociologue
français :
IV
Définitions, enquêtes, problèmes
V
Les classes dans les sociétés capitalistes
J'ai essayé, dans les trois leçons précédentes, de vous donner les éléments
essentiels d'une analyse théorique des classes. Inévitablement cette tentative a
dû vous paraître abstraite, ardue, éventuellement artificielle ou volontairement
subtile. Vous avez pu penser qu'il y avait disproportion entre l'effort et les
résultats. Impression inévitable et pourtant ces longs préliminaires étaient
nécessaires. L'analyse tout entière avait pour but de vous suggérer une exigence
de méthode et un fait.
Tout d'abord, j'aurais voulu détacher votre pensée des mots employés, vous
empêcher d'être victimes de l'obsession verbale, vous aider à ne pas confondre
conventions de vocabulaire et problèmes réels. La proposition que j'aurais
voulu vous imposer est plus importante encore : la réalité sociale elle-même est,
en tant que telle, équivoque. S'il est malaisé de définir la classe, c'est qu'elle n'est
pas offerte à l'observateur à la manière d'une table ou d'une chaise, car il s'agit
d'un phénomène de relation entre des consciences. Par définition, vous pouvez
envisager les relations de conscience de plusieurs points de vue différents.
Chaque fois que l'on envisage des groupements, des entités collectives, diverses
perspectives sont possibles, donc plusieurs classifications. Une étude exhaustive
de la notion de classe exigerait que l'on pût la situer parmi les différents types
de groupements. Or, il est loisible de différencier les groupes selon le degré de
la fusion des consciences, selon la finalité de l'activité considérée (objectif
pragmatique, intellectuel ou transcendant), selon que la fonction est unique ou
multiple, etc.
De cette théorie, je n'ai retenu moi-même qu'un petit nombre des caractères
de la classe, que je vous rappelle : il s'agit d'un groupe qui englobe un grand
nombre d'individus, jamais rassemblés physiquement dans le même lieu (on
n'a jamais vu, de ses yeux vu, une classe sociale, pas plus qu'une armée
moderne). Une classe sociale n'est pas organisée ni légalement constituée, on
peut y entrer et en sortir sans le savoir. On ne peut pas toujours déterminer
avec certitude si un individu appartient à une classe ou à une autre, la manière
dont chacun pense son propre statut n'étant qu'un des éléments que retient le
sociologue. A l'état parfait, achevé, une telle entité existerait si un grand
nombre d'individus, se trouvant dans une situation socio-économique
similaire, pensaient de manière analogue et avaient conscience de constituer un
groupe. Mais cette classe idéale, parfaite, rien ne prouve qu'elle existe dans une
société comme la société française ou américaine ni que les différents groupes
sociaux, à l'intérieur d'une société capitaliste, aient la même proximité ou le
même éloignement par rapport à cette perfection. Peut-être certaines classes
sont-elles plus virtuelles que réelles, c'est-à-dire que la similitude de conditions
socio-économiques ne s'accompagne pas d'une prise de conscience ni d'une
volonté d'action commune.
Si la classe est à ce point difficile à définir et à délimiter, pourquoi les
sociologues sont-ils obsédés par une notion obscure ? A quoi tient le mystère
d'un concept, central dans une science, qui, au bout d'un siècle, est presque
aussi équivoque qu'au point de départ ? Une première réponse serait la
fascination du marxisme. Si le marxisme n'existait pas, avec son utilisation
politique de la notion de classe et l'ascendant qu'il conserve sur les non-
marxistes, surtout depuis qu'un État se déclare lui-même marxiste, jamais la
notion de classe n'aurait joué dans la sociologie, théorique ou empirique, le
rôle qu'elle joue. Aussi bien, dans le pays occidental où le marxisme, jusqu'à
une date récente, était sans influence, à savoir les États-Unis, pendant des
dizaines d'années on n'a presque pas parlé de classe sociale, au moins au sens
marxiste du terme.
Cette explication ne suffit pas, car elle en appelle à son tour une autre.
Pourquoi le marxisme lui-même a-t-il pris une telle influence ? Je crois que la
réponse est la suivante : les sociétés modernes, dans la mesure où elles sont à la
fois industrielles et démocratiques, sont affectées d'une double contradiction :
convaincues d'une puissance de production sans limites, elles sont choquées
par les îlots de pauvreté qui n'ont pas disparu, elles proclament à tous les vents
l'égalité fondamentale des individus, et elles sont frappées par les inégalités qui
subsistent entre les citoyens.
La première contradiction est illusoire. Elle surprend ceux-là seuls des esprits
qui se font une idée excessive de la puissance de production des collectivités et
qui s'imaginent qu'avec un autre régime social la pauvreté s'évanouirait. Vous
rencontrez à Paris un groupe de théoriciens de l'abondance, gens de bonne
volonté dont l'ignorance est extrême, qui s'imaginent en toute bonne foi
qu'avec une autre organisation de l'économie la richesse serait donnée à tous.
Ce sont là sottises qui ne méritent même pas d'être discutées sérieusement. Je
vous donnerai, dans la suite de ce cours, des chiffres sur le produit national des
différentes collectivités et sur leur répartition. Les revenus d'un pays riche
comme la Grande-Bretagne, répartis d'une manière strictement égalitaire,
donneraient un niveau de revenu individuel à coup sûr insuffisant aux yeux des
théoriciens de l'abondance.
En revanche, la contradiction entre l'égalité de droit et l'inégalité de fait est
profonde. Les démocraties industrielles proclament l'égalité des personnes,
dans le travail et dans la cité politique. Or le fait est que l'inégalité des revenus,
des manières de vivre est grande. Il y a plus : si l'on pouvait dire que tel
individu vit d'une certaine façon parce qu'il a tel métier, que telle profession,
n'ayant qu'une utilité sociale médiocre, est rétribuée d'une manière modeste,
en d'autres termes, si l'inégalité apparaissait strictement individuelle, elle ne
serait pas inacceptable. Mais elle apparaît, à tort ou à raison, comme collective ;
on a l'impression qu'elle tient au fait que les individus appartiennent à des
ensembles distincts, que l'on appelle des classes, ce qui paraît en contradiction
avec le principe fondamental des sociétés industrielles. Le sort de l'individu ne
paraît pas déterminé par ses mérites ou démérites ; on croit, et avec raison, que
nous ne sommes pas au point de départ dans une situation analogue, et que les
groupes d'une société complexe restent éloignés les uns des autres par le
prestige, par la participation à la civilisation commune. Donc l'inégalité n'est
pas conforme à l'équité ; de plus, le passage d'un de ces groupes à un autre
paraît difficile. Or, la différence des conditions socio-économiques et
l'étrangeté des groupes les uns par rapport aux autres paraissent en
contradiction avec le principe d'égalité. La théorie marxiste avait mis l'accent
sur ces niveaux socio-économiques, qu'elle avait expliqués par le rapport à la
propriété. Et, du même coup, elle avait justifié la révolte puisque les classes, par
leur existence même, niaient le principe égalitaire des sociétés industrielles
modernes.
La sociologie empirique, qui s'est développée amplement depuis, a eu peine
à retrouver l'équivalent des groupes réels que le marxisme avait postulés. Au
lieu de classes bien définies, elle a découvert de multiples critères de
discrimination. Mais, au fond, la plupart des sociologues finissent par
s'accorder sur plusieurs propositions, valables pour les sociétés industrielles. La
condition socio-économique est fonction du travail, du revenu, des conditions
d'existence, du mode de consommation, encore que ces différents critères ne
s'accordent pas rigoureusement. Ensuite, il n'y a pas de lien nécessaire entre la
parenté ou similitude de condition socio-économique et la conscience de
classe ; on observe des groupes multiples au point de vue prestige, la société se
divise en milieux qui ne veulent pas perdre leur originalité, chacun étant fier
d'un certain statut supposé supérieur à celui des autres. Ces distinctions de
groupes hiérarchiquement disposés sont plus ou moins réelles, selon le degré de
similitude entre les conditions individuelles ou de la prise de conscience. Entre
les sociologues empiriques, il ne subsiste de divergence fondamentale que sur
une seule question : entre ces multiples discriminations, une est-elle plus
importante que les autres ? Y a-t-il de grands ensembles, définis chacun tout à
la fois par la similitude des conditions socio-économiques individuelles et par
la prise de conscience de son unité et de son opposition aux autres ?
A cette question, nous allons maintenant essayer de répondre en étudiant
aujourd'hui les groupes principaux d'une société capitaliste et dans la leçon
suivante d'une société soviétique ; autrement dit, nous allons essayer de faire
une comparaison des relations de classes de type capitaliste et de type
communiste. La formule n'est pas de prudence politique, elle signifie que je
conviens d'appeler société capitaliste celle que nous connaissons en Europe
occidentale et aux États-Unis et communiste la société russe soviétique ou celle
des démocraties populaires. Si vous préférez inverser les adjectifs, je n'y verrai
aucun inconvénient.
Posons la question banale, classique : quels sont les principaux groupes
sociaux à l'intérieur d'une société capitaliste ? Remarquez à nouveau l'une des
bizarreries ou l'un des paradoxes de la sociologie : on consacre des années à
définir la notion de classe sociale, et une fois qu'on y est parvenu, on est
incapable de dire en combien de classes se subdivise une société capitaliste, ce
qui pourtant devrait résulter avec évidence de la définition si celle-ci était claire
et si les sociétés capitalistes se distinguaient nettement en classes opposées.
L'énumération classique est la suivante : on reconnaît d'abord une classe
supérieure ou bourgeoise dont l'élément le plus typique serait constitué par les
propriétaires des moyens de production, les capitalistes, qui exerceraient une
influence dominante sur l'État ; la deuxième serait la classe ouvrière ; la
troisième serait la classe moyenne (ou les classes moyennes, sur ce point les
sociologues ne sont pas fixés, les uns choisissent le singulier, les autres le
pluriel) ; enfin il y aurait la ou les classes paysannes. Cette énumération nous
suggère une première remarque simple et pourtant, je crois, fondamentale.
L'opposition des classes, au sens marxiste du terme, ne paraît vraisemblable et
ne s'impose jusqu'à un certain point à l'esprit que dans le cas de la division
simple entre détenteurs des moyens de production et ouvriers. La théorie
marxiste a été développée à partir de l'opposition entre ouvriers et capitalistes,
parce qu'il y a, en réalité ou en apparence, un choc direct entre ceux qui
travaillent dans les usines sans rien posséder et les détenteurs des moyens de
production ; je dirai même plus, la classe par excellence, non pas seulement
parce que Marx fondait sur elle ses espoirs de révolution, mais parce qu'elle
ressemble le plus à l'idée que Marx et les marxistes se font d'une classe, c'est
évidemment la classe ouvrière. En effet, elle est composée de salariés, les
ouvriers d'usine, qui, à peu d'exceptions près, ne possèdent aucune propriété ;
ils vivent du salaire, c'est-à-dire du prix qui leur est payé par le propriétaire des
moyens de production pour leur force de travail ; ils travaillent sur la matière ;
leurs revenus, au moins dans les sociétés occidentales, ne sont pas encore très
différents les uns des autres : l'écart entre le salaire d'un ouvrier non qualifié et
celui d'un ouvrier qualifié, en Grande-Bretagne ou en France, est relativement
faible, un écart de 1 à 2 est considéré comme extrême. Dès lors, dans ce cas
unique de la classe ouvrière, vous observez pour ainsi dire la conjonction de
tous les critères de détermination : même situation par rapport à la propriété,
même genre de travail et de revenus. Les ouvriers sont en majorité réunis dans
leurs lieux de travail et, au moins au XIXe siècle, ils étaient également, dans la
majorité des cas, réunis ou proches les uns des autres dans leurs lieux
d'habitation. Une sorte de société se constitue ainsi, distincte de la société
globale, avec ses manières de vivre et de penser, son niveau de revenus, sa
situation par rapport à la propriété. La similitude des conditions socio-
économiques est telle que presque inévitablement se forme une conscience de
communauté et, avec elle, d'opposition aux autres groupes sociaux. Au siècle
dernier, il était difficile (peut-être l'est-il quelquefois aujourd'hui), aux ouvriers
rassemblés dans une grande usine, qui appartient à une ou quelques personnes,
de ne pas avoir l'impression que, entre les salariés de l'usine et les détenteurs
des moyens de production, l'antagonisme est fondamental. Mais cette
conjonction de critères, nous ne la trouvons dans aucun des autres cas. Aucune
des autres classes que nous avons énumérées à titre provisoire ne présente une
simplicité, une unité, une communauté comparables à celles de la classe
ouvrière.
Supposons, par exemple, que l'on parle de la bourgeoisie comme on le fait
volontiers et comme le font encore plus volontiers les intellectuels pour se
déclarer avec mauvaise conscience bourgeois. En quelle mesure y a-t-il
communauté réelle entre les survivants de l'aristocratie ancienne, les hommes
politiques, les propriétaires des moyens de production capitalistes, les managers
employés des sociétés anonymes qui ne possèdent rien et qui gèrent les moyens
de production, et enfin les artistes ou intellectuels à succès ? Je ne dis pas que
ces hommes n'aient rien de commun, ils ont certainement les revenus les plus
élevés et, par suite, certaines similitudes de conditions de vie. Malgré tout,
entre les façons de vivre d'un propriétaire des moyens de production et celles
d'un auteur de pièces de théâtre la similitude n'est pas aussi grande qu'entre la
condition des ouvriers. Autrement dit, la classe supérieure est constituée par
des éléments d'origine historique et sociale différente, les fonctions remplies
sont différenciées, nous n'avons pas le droit de dire a priori que tous ces
hommes ont un sentiment fort de leur unité.
Pouvons-nous en dire autant des deux autres classes que nous avons
distinguées, à savoir la ou les classes moyennes et la ou les classes paysannes ?
Les sociologues ont l'habitude de mettre dans les classes moyennes nombre de
groupes très divers. Trois catégories de professions y sont rangées : les petits
commerçants ou les petits industriels, les professions libérales (les unes
salariées, les autres non), enfin les cadres de l'industrie. Appartiennent aux
classes moyennes ainsi définies, d'une part des propriétaires de moyens de
production, d'autre part des salariés. Il n'est pas établi qu'entre l'ingénieur
d'une grande entreprise comme Renault et le boucher du coin il y ait un
sentiment de communauté ou une similitude des façons de vivre, du simple
fait qu'un grand journal déclare qu'il faut grouper les classes moyennes. Les
différences entre ceux que l'on met dans cette catégorie sont telles que nous
n'avons aucun droit d'affirmer qu'il y ait communauté réelle entre ces
individus ou encore moins de conscience de classe. Il peut se faire que cette
dernière surgisse dans certaines circonstances ; après tout, les hommes ne sont
pas des bêtes et la propagande, vraie ou fausse, peu importe, peut donner un
sentiment de communauté aux commerçants, professeurs et ingénieurs.
Pourquoi pas ? Rien n'exclut que ces trois catégories aient des intérêts
communs, il suffit pour cela qu'ils aient certains intérêts opposés à ceux des
autres catégories. Mais le moins que l'on puisse dire est que l'on a peine à
déterminer les classes d'une société capitaliste parce que, dans deux cas, celui
de la classe supérieure bourgeoise et celui des classes dites moyennes, l'analyse
ne révèle pas avec évidence l'existence de grands ensembles, chacun défini par
une condition socio-économique spécifique et une conscience de
communauté.
Si nous passons maintenant à la classe paysanne, nous retrouvons le même
divorce des critères. La structure capitaliste que Marx observait dans
l'agriculture anglaise, ou plus encore qu'il croyait devoir s'y réaliser, était
ternaire, propriétaire non exploitant (bénéficiant de la rente foncière), fermier
exploitant et ouvrier agricole entièrement séparé des instruments de
production. On aurait pu concevoir, en effet, que l'agriculture européenne se
développât dans ce sens capitaliste, un premier groupe possédant la terre, un
autre l'exploitant en tant que fermier, et un troisième étant salarié du fermier et
indirectement du propriétaire. Comme vous le savez, les choses ont tourné
autrement. Il reste, en France et encore plus en Angleterre, des propriétaires
non exploitants, mais, en France surtout, la plus grande partie de la terre est
exploitée par ses propriétaires ; quand elle l'est par des fermiers, les conditions
légales créées par le Parlement ne défavorisent plus le fermier au profit du
propriétaire. Les ouvriers agricoles sont relativement peu nombreux. Dès lors,
si l'on demande : y a-t-il une ou des classes paysannes, la réponse est arbitraire
si elle prétend être générale.
Il est impossible de déterminer, dans l'abstrait, en quelle mesure il y a ou
non communauté entre les propriétaires exploitants, les fermiers et les ouvriers
agricoles, ou opposition entre eux. Le choix de la réponse tient à de multiples
conditions, aux lois qui fixent les relations entre les propriétaires et les fermiers,
aux différences de dimensions entre les exploitations. Les marxistes font
volontiers des distinctions de classes à l'intérieur de la paysannerie selon ce
dernier critère. On peut en effet, et dans certains cas la distinction a une réelle
portée, différencier les grands propriétaires, les moyens et les petits. Quand le
parti marxiste est au pouvoir, il a tout loisir d'appeler les grands ou moyens
propriétaires des koulaks et, en fonction de cette définition, de les exproprier.
En dehors de cette propagande, en quelle mesure les grands, les moyens et les
petits propriétaires sont-ils en état de conflit ou ont-ils le sentiment de leur
solidarité ? La réponse varie selon des circonstances multiples. Il serait absurde
d'affirmer que la paysannerie est unifiée dès lors que les paysans sont
propriétaires, car les écarts entre les dimensions des exploitations peuvent être
tels que le sentiment de conflit l'emporte sur celui de solidarité. Ajoutons une
idée qui se trouve chez Marx, dans un texte que je vous ai cité il y a quelques
semaines : les paysans, jusqu'à une date récente au moins, avaient beaucoup de
peine à découvrir leur communauté, précisément parce que leurs conditions de
vie les séparaient les uns des autres. Marx écrivait : il ne suffit pas que des
hommes vivent de manière analogue pour qu'ils constituent une classe, il faut
encore qu'ils soient en relations suffisamment étroites les uns avec les autres
pour découvrir leur communauté et pour s'opposer à d'autres groupes. Les
paysans propriétaires de France au siècle dernier pouvaient avoir des réactions
communes (ce sont eux qui ont élu Louis-Napoléon président de la
République), mais ils vivaient séparés les uns des autres et intégrés dans des
communautés locales, sans que se constituât au niveau national une unité
réelle.
Cette revue des classes, ou prétendues telles, de la société capitaliste conduit
à la conclusion qu'il est impossible d'énumérer, une fois pour toutes, celles qui
sont typiques ; les deux seuls groupes que partout l'on retrouve sont, d'une
part les ouvriers d'industrie et, d'autre part, les propriétaires des moyens de
production industrielle, mais les autres catégories ne constituent pas des
ensembles nettement délimités. La distinction existe nettement entre la classe
capitaliste et la classe prolétarienne telle que l'avait décrite Marx, mais le reste
de la société demeure aussi complexe, ou plus exactement plus complexe et
plus différencié, qu'à l'époque même où Marx imaginait que toute la société se
rassemblerait finalement autour des deux pôles majeurs.
Après cette énumération, posons maintenant la question : les classes de la
société capitaliste, que nous avons reconnues sans les délimiter exactement,
sont-elles en lutte les unes avec les autres ? Y a-t-il un conflit fondamental entre
ces groupes que nous avons vaguement désignés ? Y a-t-il un intérêt aisément
identifiable de chaque groupe social en tant que tel ? Prenons l'exemple le plus
favorable à la théorie de la lutte de classes, celui des ouvriers dans leurs
relations avec les capitalistes. Si vraiment il y a une lutte fondamentale, c'est
dans le choc entre ces deux groupes que nous pourrons la trouver puisque c'est
à propos de ce phénomène que la théorie elle-même a été élaborée. Qu'est-ce
que veut dire l'idée d'une opposition radicale des intérêts entre prolétaires et
détenteurs des moyens de production ?
Prenons un premier cas : considérons l'intérêt des travailleurs d'industrie
dans une entreprise particulière. On peut penser qu'il y a opposition entre
l'intérêt des travailleurs de Citroën et celui des dirigeants-propriétaires de
l'entreprise. Effectivement, l'ouvrier réclame le salaire maximum, et le patron,
dans la mesure où il veut avoir les plus gros bénéfices, est tenté de réduire le
plus possible ses coûts. L'impression première, l'apparence, c'est que plus
l'ouvrier obtient de revenus, moins l'entrepreneur en récoltera ; il y aurait
contradiction entre la revendication du salaire maximum de la part des salariés
et le désir de profit maximum de la part du directeur d'entreprise. Mais cette
tension, qui est normale et saine, comporte des limites assez nettement
marquées.
En effet, une fraction des bénéfices bruts des entreprises est réinvestie ; le
réinvestissement d'une partie du revenu national est une condition
indispensable à la croissance économique. Il n'est donc pas conforme à l'intérêt
à long terme de l'ouvrier lui-même que les salaires soient augmentés
exagérément aux dépens des bénéfices réinvestis. Que le régime soit capitaliste
ou communiste importe peu, il faut que, d'une façon ou d'une autre, une
fraction du revenu national ne soit pas consommée et serve à élargir les moyens
de production. L'intérêt ouvrier de salaires accrus, qui est légitime et se traduit
par des revendications, s'arrête au point où l'élargissement de la part des
salaires dans une entreprise donnée serait obtenue aux dépens des bénéfices
réinvestis dans l'entreprise.
On pourrait dire que l'intérêt de l'ouvrier est de réduire à rien, ou presque,
la part des bénéfices non retenus dans l'entreprise et distribués aux actionnaires
ou aux propriétaires des instruments de production. Dans un système
d'entreprises privées, l'intérêt de l'ouvrier n'est pourtant pas de supprimer la
fraction des bénéfices qui va aux capitalistes, dans la mesure où l'entreprise
considérée ne pourrait plus se procurer de capitaux sur le marché si elle ne
versait pas un minimum de dividendes aux actionnaires. En ce qui concerne
une entreprise particulière, il y a donc une tension entre la revendication
ouvrière de salaire et l'effort patronal vers le profit, mais il ne s'agit pas d'une
lutte inexpiable si l'expérience prouve que l'accumulation des moyens de
production entraîne l'élévation du salaire. Or le fait est, l'expérience nous l'a
appris, que dans la mesure où s'accumulent les moyens de produire grâce aux
investissements, les salaires ouvriers augmentent. Donc, dans le cadre de
l'entreprise, il y a tension ou lutte entre salariés et propriétaires, chacun
songeant à son revenu propre, mais non pas antagonisme irréductible.
On pourrait naturellement répondre que le cas de l'entreprise particulière est
sans intérêt. Ce n'est pas à ce niveau qu'il y a une lutte de classes
fondamentale, et, en effet, Marx ne l'a jamais pensé. C'est entre les ouvriers et
les capitalistes pris collectivement qu'apparaît l'opposition d'intérêts. Mais
cette proposition n'est pas vraie davantage tant que nous restons sur le plan
économique, car l'analyse, si sommaire soit-elle, que j'ai faite à propos de la
situation dans l'entreprise, demeure valable à propos de la collectivité dans son
ensemble. Si vous considérez le revenu national et sa répartition entre les
ouvriers d'une part, les détenteurs des moyens de production de l'autre, il y a
effectivement une tension entre ces deux groupes. Mais cette lutte comporte
aussi des limites : il faut qu'il subsiste un pourcentage suffisant du revenu
national pour les investissements. Une fois ce pourcentage déterminé, il ne
reste plus, comme objet véritable de la lutte, que la hiérarchie des revenus et la
part des profits. Par exemple, dans une grande entreprise industrielle actuelle,
les salaires peuvent osciller entre 30 000 francs et un million par mois. Rien ne
prouve qu'une telle hiérarchie soit nécessaire à la bonne marche de l'entreprise,
il est probable que la société industrielle pourrait fonctionner avec un éventail
de salaires beaucoup moins ouvert ; on peut aussi discuter sur la part du revenu
national qui ira aux détenteurs d'actions. Ces conflits économiques sont réels,
c'est pure hypocrisie de penser qu'ils se résolvent toujours de manière
équitable, hypocrisie pure aussi de nier ces luttes pour la répartition du revenu
national. Mais il n'en résulte pas que, sur le plan strictement économique, le
groupe ouvrier et le groupe capitaliste s'opposent en une lutte à mort, chacun
d'eux ayant un intérêt essentiel opposé à celui de l'autre. L'intérêt commun des
uns et des autres, dans le cadre du régime, c'est la prospérité de l'entreprise ou
de l'économie, c'est la croissance, dont les conditions nécessaires répondent à
l'intérêt simultané des salariés et des dirigeants. Si les gestionnaires des
entreprises étaient des salariés, tout le monde le comprendrait, le fait qu'ils
soient des propriétaires de moyens de production et reçoivent une fraction,
d'ailleurs faible, du revenu national ne change pas l'idée maîtresse : dans l'ordre
économique, à l'intérieur d'une société capitaliste, il y a des conflits multiples
d'intérêts, permanents et irréductibles ; il est inévitable que dans l'entreprise,
dans la branche économique ou dans l'économie globale, chaque groupe essaie
de maximiser sa part du revenu national. Cette rivalité est liée à l'essence d'une
société industrielle moderne, aussi longtemps que cette lutte est acceptée, c'est-
à-dire tant que le régime politique laisse les individus s'organiser en groupes,
exprimer leurs préférences et défendre leurs intérêts. Mais, sur lé plan
économique strict, il est également impossible de découvrir un « intérêt de
classe » qui serait défini une fois pour toutes, qui s'imposerait aux membres
d'une classe et les opposerait aux membres des autres. Il se peut que l'ouvrier
employé par Citroën ait avantage à recevoir des salaires plus élevés que l'ouvrier
des autres entreprises, la rivalité est possible entre les revenus des salariés de la
métallurgie et les revenus des salariés d'une autre branche. D'innombrables
intérêts s'opposent en une lutte permanente qui constitue le train courant
d'une société industrielle.
L'idée de l' <c intérêt de classe » est tout autre. Sans doute, Marx, en disciple
de Ricardo, inclinait-il à admettre l'antagonisme des classes même dans le
cadre du régime capitaliste, en raison de sa théorie du salaire et de
l'exploitation. Il attachait plus d'importance que nous n'en attachons
aujourd'hui à la rivalité à l'intérieur de l'entreprise ou dans les relations entre
capitalistes et ouvriers, à la lutte pour la répartition du revenu national (il
croyait que la bataille des ouvriers pour accroître leur part du revenu national
serait une bataille âpre, moins heureuse qu'elle ne l'est effectivement au XXe
siècle), mais l'essentiel est ailleurs. L'intérêt de classe, aux yeux de Marx, était
défini politiquement. Chaque classe avait une conception déterminée de
l'organisation de la société et, en tant que telle, prétendait au pouvoir. L'intérêt
des ouvriers s'opposait inexpiablement à l'intérêt des bourgeois, dans la mesure
où le prolétariat voulait se supprimer comme classe en s'emparant du pouvoir.
Ce n'est pas l'effort de maximisation du revenu, c'est la lutte pour le pouvoir
qui est au cœur de la conception marxiste.
C'est cette idée que je voudrais soumettre brièvement à l'analyse.
Abstraitement, elle signifie que la classe ouvrière cesse d'être prolétariat
lorsqu'elle élimine la bourgeoisie et, du même coup, les oppositions de classes.
Nous étudierons, dans la prochaine leçon, ce qui se passe effectivement
lorsqu'il y a eu prise du pouvoir par un parti politique et élimination des
détenteurs des moyens de production. Mais en fait, quel que soit le régime
économique et social, une masse d'ouvriers continuera de travailler dans les
usines. Les conditions de vie, les salaires, le partage du revenu national seront-
ils pour eux plus favorables dans un régime de propriété collective que dans un
régime de propriété privée ? Je ne réponds pas à cette question qui demande à
être étudiée objectivement, d'après l'expérience ; tout ce que je veux dire, c'est
qu'il n'y a pas évidence que la situation de l'ouvrier d'usine s'améliore dans un
système d'appropriation collective.
L'idée initiale était la suivante : toute classe en tant que telle veut affirmer sa
conception de la société et tend au pouvoir afin d'organiser la société d'après
l'idéal qu'elle en a. Mais, en fait, il n'y a pas une vision unique et impérative de
la société, caractéristique du prolétariat. D'autre part, jamais la classe ouvrière
en tant que telle n'exerce le pouvoir ; en Russie soviétique comme aux États-
Unis, elle travaille dans les usines, elle ne gère pas l'État. La mythologie est celle
d'une société où la classe ouvrière cesserait d'être inférieure et deviendrait
dirigeante, la prise du pouvoir par un parti politique se réclamant d'une classe
étant confondue avec le pouvoir absolu de celle-ci. Toute la théorie de la lutte
de classes est solidaire d'une telle représentation de la prise du pouvoir par les
ouvriers. Or, une révolution ouvrière est possible, la prise du pouvoir par un
parti politique est possible, mais, une fois que le parti a triomphé, des millions
d'hommes continuent à travailler dans les usines. Peut-être la situation de la
classe ouvrière est-elle meilleure après la révolution qu'avant, peut-être est-ce
l'inverse. Ce qui nous intéresse ici, c'est que la notion d'intérêt politique d'une
classe est liée à l'hypothèse que chaque classe veut le pouvoir et que dans
certaines conditions le prolétariat lui-même pourrait être la classe dirigeante.
Dans toutes les sociétés complexes, des minorités rivalisent pour s'emparer
de l'État, dans aucune la grande masse de la population ne l'exerce. La classe
ouvrière, dans la mesure où elle croit que le pouvoir d'un parti est son pouvoir,
veut effectivement le pouvoir de ce parti. Je ne dis pas qu'elle ait tort, mais
l'ouvrier, s'il ne croit pas au parti qui prétend le représenter, ne se reconnaît pas
dans un régime qui se déclare lui-même ouvrier. Après comme avant la
révolution, il y aura des groupes sociaux distincts ; tout le problème est de
savoir en faveur de qui travaillera la minorité dirigeante.
VI
Intérêt de classe et lutte de classes
1 Ajoutons que le maximum d'utilité, posé comme un but rationnel, suppose que la croissance
économique soit, en tant que telle, un bien. J.-J. Rousseau en aurait douté, Bergson aussi.
2 Peut-être faudrait-il écrire « jugeait ».
VII
Les relations de classes dans la société soviétique
1 Rappelons que ces chiffres datent de 1956. On trouvera dans une note en fin de chapitre des chiffres
plus récents
2 Elles sont marxistes en ce sens qu'elles mettent l'accent sur le fait de la plus-value et sur le mode de
répartition de celle-ci.
3 Les successeurs de Staline ont liquidé cette classe de travailleurs forcés. Encore une fois, le cours date
de 1956-1957.
4 Depuis lors les kolkhozes ont acquis en propriété les machines agricoles.
5 Le chiffre du revenu moyen n'a pas grande signification dans l'agriculture américaine. Il résulte d'une
moyenne entre agriculteurs riches grâce à de grandes exploitations et au soutien des prix par l'État, et
agriculteurs inefficaces que ne sauvent pas des prix soutenus par l'État.
6 D'après une étude soviétique (Filosofskije Nauki, 10631, ouvriers et employés représenteraient,
en 1962, 73,6 % de la population active, les kolkhoziens et travailleurs coopérateurs 26,3 %. Les
titulaires de professious intellectuelles seraient au nombre de 20 495 000, soit 20,7 % du total de la
population active.
VIII
Des classes sociales au pouvoir politique
1 Les agriculteurs occidentaux savent mal à qui s'en prendre puisqu'ils sont attachés à la propriété.
Aussi s'en prennent-ils à la société, aux villes, à l'État, à tous et à personne.
2 En style de Marx, sinon du marxisme-léninisme, on dirait que la répartition de la plus-value par
l'État vaut mieux que la répartition par l'intermédiaire des revenus individuels.
3 A Paris, les marxistes non staliniens ont discuté sans acrimonie les Dix-huit leçons sur la société
industrielle. A Moscou, un journal m'a couvert d'injures dans le meilleur style stalinien, en 1963.
IX
Élite divisée et élite unifiée
A la fin de la dernière leçon, je vous avais énuméré les trois voies qui
conduisent de la théorie des classes à la théorie du pouvoir. Je vais vous les
rappeler car elles nous indiquent en même temps les problèmes principaux.
La première voie est celle des théoriciens des classes (et non des seuls
marxistes) qui considèrent que celles-ci sont en lutte pour le pouvoir. D'où un
premier problème : est-il vrai que chaque régime soit caractérisé, défini par la
classe qui y exerce le pouvoir ? La seconde voie est celle de la sociologie
empirique. Celle-ci observe dans chaque société une minorité qui occupe les
positions supérieures, qui remplit les fonctions les plus prestigieuses, qui
obtient les revenus les plus élevés. D'où un deuxième problème : qu'est-ce qui
caractérise les classes supérieures des différentes sociétés industrielles ? Enfin, la
troisième voie est celle de la théorie de la classe dirigeante. Certains
sociologues, depuis Machiavel jusqu'à Pareto, pensent que la distinction
principale, dans toutes les sociétés, n'est pas celle des classes sociales mais celle
de la masse gouvernée et de la minorité gouvernante. D'où un troisième
problème : quelle est la relation, en théorie et en fait, entre la notion de classe
sociale et celle de classe dirigeante ?
Pour procéder par ordre, je commencerai par analyser les « catégories
dirigeantes » ou encore les différents groupes qui exercent les fonctions de
commandement. Notre point de départ sera une distinction qui a été
longuement développée par le fondateur de la sociologie, Auguste Comte,
entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Cette distinction, à ses yeux,
est fondamentale parce que, en dernière analyse, pour commander il faut
contraindre ou convaincre. La séparation, telle que je viens de la formuler, n'est
jamais totale ; effectivement, nul ne commande en employant la force qui ne
possède simultanément une certaine justification de son commandement, en
d'autres termes, qui n'est capable, en une certaine mesure au moins, de
convaincre ses semblables. D'autre part, l'expérience prouve que les détenteurs
du pouvoir spirituel ont rarement renoncé entièrement aux commodités que
donne, en cas de besoin, la substitution de la contrainte à la persuasion. On
peut analyser les différentes sociétés selon la relation qui s'y établit entre la
minorité, qui dit ce qui est vrai ou ce qui est bien, fixe l'ordre de valeur,
enseigne la religion, et l'autre minorité qui ordonne parce qu'elle a la capacité
ou le droit d'employer les instruments de force.
A ces deux sortes de pouvoir, on pourrait peut-être en joindre une troisième,
en utilisant les idées d'un historien des religions, M. Dumézil. Celui-ci
démontre que les sociétés indo-européennes sont caractérisées par une division
ternaire, prêtres, guerriers et travailleurs. Une société comprendrait
essentiellement ceux qui disent la vérité suprême, qui interprètent la doctrine
ou la religion, ceux qui portent les armes et font la guerre, enfin ceux qui
permettent à la société de vivre grâce au travail. Cette division s'applique à
l'ensemble de la société et non pas à la seule minorité gouvernante. Dans nos
sociétés industrielles où le travail est considéré comme l'activité essentielle, il y
aurait trois sortes de positions de commandement, celles qu'occupent les
détenteurs du pouvoir spirituel, ceux du pouvoir militaire et politique et enfin
les dirigeants du travail collectif. A partir de là, je formulerai immédiatement la
proposition qui caractérise, à mon sens, les sociétés industrielles de type
démocratique : les pouvoirs spirituel, politique et économique y sont séparés,
les groupes qui exercent ces trois sortes de commandement étant en rivalité
permanente.
Considérons d'abord le pouvoir spirituel. Auguste Comte, vous le savez,
considérait que les sociétés post-révolutionnaires étaient pathologiques parce
qu'elles avaient perdu l'unité spirituelle. Il n'y aurait plus de doctrine religieuse
susceptible de rallier l'unanimité des esprits. La tâche première d'une réforme à
la fois intellectuelle et politique serait de rallier les individus autour d'une
doctrine universellement acceptée. Cette restauration, qui était l'objectif et
l'idéal d'Auguste Comte, ne s'est pas produite. Les sociétés industrielles
d'Occident sont aussi ou peut-être plus divisées aujourd'hui, au point de vue
spirituel, qu'elles ne l'étaient au début du XIXe siècle. A cette époque, la
dissociation avait pour origine le conflit ou, tout au moins, la séparation entre
les religions traditionnelles qui prétendaient dire la vérité suprême, c'est-à-dire
transcendante, et les hommes de savoir et de culture qui se réclamaient de la
science. Il y avait, aux yeux d'Auguste Comte, deux sortes de vérités, religieuse
et scientifique. Or, comme elles n'étaient pas en accord, comme les deux façons
de penser qu'incarnaient les prêtres d'un côté, les savants de l'autre, lui
paraissaient incompatibles, il rêvait de restaurer l'unité en fondant sur les
vérités scientifiques une doctrine religieuse. Un siècle après, les deux mêmes
façons de penser survivent, qui ne sont pas nécessairement en conflit (sur ce
point, Auguste Comte avait tort) mais qui ne s'accordent pas spontanément.
Il y a même aujourd'hui une troisième incarnation du pouvoir spirituel, à
savoir les « meneurs de masses ». Je désigne par ce terme les chefs de partis ou
de syndicats qui, forts d'une doctrine, prétendent parfois enseigner une vérité
au moins égale, sinon supérieure, à la vérité religieuse et à la vérité scientifique.
Tels ont été, entre les deux guerres, les démagogues du type fasciste ou
national-socialiste ; ce pouvoir est incarné aujourd'hui par les meneurs ouvriers
et, en particulier, par les chefs du parti communiste. Les meneurs de masses
n'ont pas tous une doctrine à prétentions quasi religieuses ; mais le marxisme,
par exemple, est interprété par certains comme l'équivalent d'une vérité
scientifique ou religieuse. Peut-être tient-il simultanément de l'une et de
l'autre. En tout cas, ceux qui croient au matérialisme dialectique ne mettent
rien au-dessus de cette doctrine. Ils jugent que la religion est superstition,
l'athéisme vérité et que le matérialisme historique doit, à l'horizon, se
substituer aux dogmes religieux traditionnels. Simultanément, ces vrais
croyants assimilent leur doctrine à une vérité scientifique qui détermine de
manière rigoureuse les étapes par lesquelles passe l'humanité. Selon le
marxisme, c'est dans l'histoire que l'humanité fait son salut. C'est sur le plan
des luttes historiques, à travers les conflits de classes, que l'homme accomplit sa
vocation et éventuellement atteint ses fins. Une telle doctrine, religion
séculière, est en conflit direct avec les religions traditionnelles, puisque,
ignorant toute transcendance, elle affirme que c'est dans l'immanence, à travers
les luttes sociales, que se joue le destin de l'humanité.
Le pouvoir politique est également divisé dans les sociétés industrielles de
style occidental. En effet, ceux qui le détiennent sont des politiciens, des civils,
des hommes actifs dans la concurrence des partis, qui obtiennent les suffrages
de leurs concitoyens. Ils ne peuvent donc commander qu'à condition d'obtenir
le concours de deux autres catégories, les chefs de l'armée ou de la police
(pouvoir militaire classique) et les fonctionnaires. L'homme politique a besoin
d'une légitimité. Il faut qu'il puisse se réclamer d'une « formule1 », qu'il justifie
son pouvoir par l'accord entre le mode selon lequel il a été désigné et le
principe de la désignation légitime. Dans les sociétés démocratiques, ce
principe, c'est l'élection. En conséquence, les chefs politiques y sont chefs de
partis. Le gouvernement est exercé par des hommes qui ne représentent pas la
totalité des citoyens, mais, dans le meilleur cas, la majorité.
Les fonctionnaires sont différents, en essence, parce que, eux, gouvernent
selon la rationalité et prétendent représenter l'universalité de la collectivité. La
distinction entre ces deux catégories est donc enracinée dans la nature
profonde des sociétés démocratiques modernes. La « formule » de la
démocratie moderne, c'est l'élection. L'élection implique rivalité entre des
individus et des groupes. L'élu représente ceux qui l'ont choisi, une fraction de
l'ensemble. Il est donc inévitablement « partisan ». D'où une tension virtuelle
entre fonctionnaires et hommes politiques. Aux yeux de ceux-là, qui ne veulent
connaître que l'intérêt de la communauté entière, ceux-ci apparaissent souvent
comme des trouble-fête, qui interprètent les désirs d'une fraction de la
collectivité. D'où le rêve d'un pouvoir qui pourrait être intégralement
rationnel, qui ne serait pas subordonné à des intérêts particuliers ou à des
soucis électoraux. Mais l'idée est une illusion. Le fonctionnaire n'a pas de
légitimité, il est fait pour obéir à des ordres, et il doit les recevoir d'hommes
politiques qui, à leur tour, ont besoin d'une formule de délégation des citoyens
aux gouvernants. Dès qu'intervient la délégation, surgit simultanément la
possibilité d'intérêts sectionnels, s'imposant aux dépens du bien commun.
Les civils, pour exercer le pouvoir dans les sociétés industrielles
démocratiques, doivent être obéis des chefs de l'armée. Il nous paraît aller de
soi, en Europe occidentale, que le temps des coups d'État est passé : condition
indispensable au fonctionnement d'une démocratie parlementaire. Pourtant
l'intervention politique du pouvoir militaire n'est pas inconcevable, même
dans les sociétés industrielles d'Europe ou des États-Unis, et nous connaissons
au moins un continent où existent des régimes, présidentiels ou parlementaires,
tempérés par l'usage plus ou moins fréquent du coup d'État. On assiste à une
sorte de légalisation ou du moins de transformation en habitude de ce procédé,
qui cesse d'être un événement tragique pour devenir, si j'ose dire, un épisode
presque routinier de la rivalité des partis.
Considérons maintenant le pouvoir économique. Les citoyens sont à la fois
sujets et objets du pouvoir politique. Ils en sont sujets puisqu'ils élisent
directement ou indirectement les chefs civils de la démocratie ; ils en sont les
objets puisqu'ils obéissent aux commandements de l'État. En tant que
travailleurs, les citoyens des sociétés industrielles sont soumis à l'autorité plus
proche de ceux que nous appellerons les « gestionnaires du travail collectif »,
dont on aperçoit deux catégories : les uns sont les propriétaires des moyens de
production, appelés couramment capitalistes. Les autres sont gestionnaires sans
être propriétaires. Vous n'avez qu'à vous rendre aux usines Renault de
Billancourt, pour trouver des ouvriers soumis à l'autorité d'un tel chef
d'entreprise. Il est d'une certaine façon représentant de la collectivité ; il est
nommé par l'État lui-même. En dehors de cette gestion du travail collectif, les
travailleurs sont intégrés à une deuxième organisation, presque unique à travers
l'histoire, dont l'objectif permanent est la revendication. L'ouvrier d'industrie,
d'une part, est intégré à la hiérarchie technico-bureaucratique de l'entreprise,
d'autre part, dans les sociétés démocratiques, il fait partie de syndicats ou de
partis politiques, dont une des fonctions est la revendication en vue d'améliorer
ses conditions de travail et de vie.
En fonction de cette analyse, voici les catégories principales qui me
paraissent se détacher dans les sociétés industrielles :
1. Deux catégories prétendent au pouvoir spirituel que j'appellerai, à la suite
d'Auguste Comte, les prêtres (ou les représentants des religions traditionnelles)
et les intellectuels ou hommes de science interprètes de la pensée laïque.
2. Les dirigeants politiques sont en relations avec deux autres catégories, les
fonctionnaires (ou administrateurs) et les chefs de l'armée ou de la police (qui
deviennent souvent de simples fonctionnaires).
3. Les gestionnaires du travail en commun peuvent être soit des propriétaires
des moyens de production, soit ce que l'on appelle aujourd'hui des
« managers » (pour employer le terme que Burnham a rendu célèbre) qui ont
pour qualification essentielle la capacité d'organisation ou de direction.
4. Enfin, les meneurs de masses d'une part expriment et orientent les
revendications des ouvriers à l'intérieur de la société existante et parfois,
simultanément, prétendent au pouvoir politique, voire spirituel. Les chefs du
parti communiste, dans la mesure où ils croient vraie absolument leur doctrine,
prétendent au pouvoir spirituel, à la différence des secrétaires des syndicats de
Force Ouvrière. Si vous voulez un autre exemple, les dirigeants travaillistes, en
Grande-Bretagne, ont fort peu de prétention de cette sorte. Leurs congrès
s'ouvrent volontiers par une prière, acceptation symbolique de la religion
traditionnelle par un mouvement de masses moderne. On aurait difficilement
conçu une assemblée du parti social-démocrate, en Allemagne, qui aurait
commencé par ce rite. On le concevrait plus difficilement encore lors d'un
congrès du parti socialiste ou communiste en France.
Quels sont les traits originaux de la dissociation des pouvoirs dans les
sociétés industrielles démocratiques ?
1. Pluralité des pouvoirs spirituels. Je ne dis pas qu'elle soit, comme le pensait
Auguste Comte, pathologique. Peut-être est-elle caractéristique des sociétés
modernes. Mais cependant, à travers l'histoire, il est rare que les membres
d'une même collectivité, divisés sur la vérité suprême, n'aient pas en commun
une certaine hiérarchie de valeurs et ne soient même pas d'accord sur ce qu'est
le sens profond de l'existence. Effectivement, un marxiste pense que le plan
essentiel de la vie humaine est constitué par l'organisation politique et la lutte
de classes, cependant qu'un chrétien pense que c'est entre l'âme individuelle et
Dieu que se joue le salut de la personne ou, éventuellement, celui de
l'humanité. Il existe même des hommes, nous les connaissons en France, les
chrétiens progressistes, qui hésitent entre ces deux versions, ne sachant plus
avec certitude si la perspective fondamentale est celle de la libération du
prolétariat ou, au contraire, celle de la marche de l'humanité, depuis la chute
jusqu'à la consommation des siècles en passant par la venue du Christ.
2. Pouvoir radicalement civil, dont les détenteurs acceptent que l'exercice soit
précaire. Ceux qui exercent le pouvoir en démocratie savent qu'ils doivent leur
situation à l'élection ; ils acceptent à l'avance, avec bonne grâce, d'abandonner
leurs fonctions si le sort des urnes leur est, la fois suivante, défavorable. Ils se
considèrent comme civils, représentants des citoyens ; ils comptent sur
l'obéissance de ceux qui possèdent les moyens de force.
3. Organisation permanente des non-privilégiés en vue de la revendication. Les
syndicats ouvriers, indépendants des propriétaires des moyens de production et
de l'État, sont le phénomène social le plus caractéristique de notre époque. Il
est même si paradoxal que toute révolution autoritaire a commencé par le
supprimer, car il constitue une sorte de danger permanent pour l'ordre. Nous
avons fini par nous habituer à ce phénomène et par oublier combien il était
original. Ni les esclaves antiques, ni les serfs des sociétés féodales n'ont conçu
d'organisation permanente en vue de revendiquer. L'existence de ces
organisations de non-privilégiés est peut-être la définition la moins mauvaise
des sociétés démocratiques à l'époque industrielle.
A partir de ces analyses, nous pouvons comprendre, sans trop de difficulté,
ce qui se passe dans les sociétés soviétiques. En effet, il suffit, pour comprendre
le processus révolutionnaire, de partir d'une société démocratique et de la
catégorie des meneurs de masses. Ceux-ci, parvenus au pouvoir, veulent être
simultanément interprètes de la vérité suprême, dirigeants politiques,
gestionnaires du travail en commun, et ils ne peuvent pas ne pas vouloir
remplir ces trois fonctions à la fois, puisqu'ils pensent que leur doctrine est au-
dessus des religions traditionnelles et formule la vérité scientifique, puisqu'ils
considèrent que, par leur intermédiaire, c'est le prolétariat lui-même qui
gouverne, puisque, à leurs yeux, les propriétaires des moyens de production, en
tant que tels exploiteurs, doivent être éliminés.
Que se passe-t-il donc ? Les meneurs de masses ont pris le pouvoir. Ils sont
devenus chefs politiques, ils incarnent l'État. Mais leur rôle diffère de celui des
chefs politiques démocratiques. Ces derniers acceptent d'être « partisans », de
ne représenter directement qu'une fraction du pays. Ils acceptent que d'autres,
représentants d'autres fractions du pays, soient susceptibles de les remplacer
aux élections suivantes. Cette pluralité, au regard des vrais révolutionnaires,
n'est pas acceptable ; elle repose sur l'hypothèse d'une pluralité ou d'un
antagonisme de classes sociales qu'ils veulent supprimer. Une fois au pouvoir,
pour accomplir cette unité, ils commencent par supprimer la pluralité des
partis. La distinction entre le chef élu et le fonctionnaire était fondée sur la
particularité de l'un, par opposition à l'universalité de l'autre ; à partir du
moment où le chef politique devient le représentant de la collectivité entière, la
distinction n'a plus de sens. A l'ouest, l'entreprise privée est distincte de la
collectivité. Mais, après une révolution soviétique, la firme perd son
autonomie. Elle aura pour directeur un représentant de l'État. L'ensemble du
travail organisé sera en même temps étatisé puisqu'il sera géré par des
fonctionnaires nommés par l'État. Il ne subsistera donc plus de séparation
entre société et État ou, pour employer les termes allemands, entre Gesellschaft
et Staat. Toutes les révolutions autoritaires du XXe siècle apparaissent, à la
lumière de cette analyse, comme des tentatives pour restaurer l'unité : unité de
la vérité suprême, unité des classes sociales en un parti unique, unité de la
Société et de l'État.
Si cette analyse est exacte, l'opposition fondamentale entre les deux types de
sociétés industrielles tient à la dissociation des catégories dirigeantes dans l'une
et à la tentative d'unification dans l'autre. Une société démocratique est
apparemment déchirée, une société industrielle de type soviétique est
apparemment unifiée, avec des chefs politiques qui sont à la fois idéocrates,
meneurs de masses et gestionnaires. Cette opposition est une antithèse entre
types idéaux, qui ne sont jamais pleinement réalisés.
Pour terminer cette leçon, je vais vous montrer que si la dissosiation des
pouvoirs n'est pas plus totale d'un côté que l'unification de l'autre, un des types
tend vers la dissociation et l'autre vers l'unité.
Considérons d'abord les sociétés occidentales. Tout d'abord, la séparation
entre les gestionnaires du travail et les fonctionnaires n'empêche pas qu'à
l'heure présente, dans un nombre croissant de cas, les deux carrières tendent à
se confondre, au fur et à mesure que se multiplient les nationalisations des
instruments de production. Qu'il s'agisse de l'Électricité ou du Gaz de France,
des Usines Renault, les dirigeants ne sont plus les représentants d'intérêts
privés, mais comparables à des fonctionnaires désignés pour une mission
particulière, exactement comme dans une société de type soviétique. Aux États-
Unis, il est fréquent que des directeurs de firmes reçoivent des postes supérieurs
dans l'administration publique. En France, vous ne l'ignorez pas, beaucoup de
grands fonctionnaires, par exemple du ministère des Finances, continuent leur
carrière, après en avoir atteint le sommet, à la tête d'entreprises privées. En ce
qui concerne les relations entre les administrateurs et les hommes politiques, la
distinction subsiste en théorie. En fait, elle est atténuée pour deux raisons :
d'une part, le fonctionnaire est obligé de tenir compte des soucis électoraux de
son chef, et, d'autre part, dans le sens contraire, l'élu au pouvoir est toujours
différent de l'homme politique dans l'opposition. Il devient, qu'il le veuille ou
non, le représentant de l'intérêt collectif et il ne peut pas rester le protestataire.
Cette transformation est considérée souvent par les moralistes comme une
forme de trahison et par certains philosophes comme une conversion ; c'est
l'opposant qui méconnaît les nécessités de la raison et de l'universalité ; c'est
l'homme de pouvoir qui devient sérieux au fur et à mesure qu'il reconnaît la
réalité.
En ce qui concerne la rivalité des hommes politiques, il faut comprendre
qu'un système de partis multiples ne fonctionne bien que dans la mesure où la
lutte, pour réelle qu'elle soit, camoufle un certain accord. Un tel système
comporte des conflits publics, inconcevables dans un régime de parti unique. Il
serait cependant superficiel d'imaginer qu'il peut survivre, si les chefs partisans
ne sont d'accord sur rien, pas même sur la règle du jeu. Observons le pays que
nous autres, Français, sommes enclins à regarder comme la démocratie modèle,
la Grande-Bretagne. Quand, par accident ou par mauvaise fortune,
conservateurs et travaillistes cessent d'être d'accord sur un problème vital, le
fonctionnement du système devient difficile. La bonne dissociation des
pouvoirs, le régime de partis multiples à l'état de santé comporte une
combinaison d'accord en profondeur et de conflits limités et vigoureux.
En ce qui concerne enfin la dernière catégorie, un régime démocratique
fonctionne d'autant mieux que les objectifs des meneurs de masses sont moins
ambitieux. A nouveau, prenons, nous Français, pour modèles les régimes
anglo-saxons (et ne voyez pas là la preuve que chacun prend ses références chez
le voisin ; les Anglo-Saxons ne cherchent pas le modèle de la démocratie en
France). Aussi bien aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne, les dirigeants
syndicaux ou politiques acceptent les principes du système. Ce qui signifie,
dans mon langage, que les secrétaires de syndicats anglais ou américains, les
dirigeants de partis travaillistes ne veulent pas être les porteurs d'une vérité
suprême, ils souscrivent aux règles du jeu, ils acceptent le régime dans lequel ils
vivent. Le fonctionnement d'une société démocratique est compromis dès lors
que la pluralité idéologique se transforme en lutte à mort ; dans les démocraties
apaisées, l'organisation des non-privilégiés n'est pas révolutionnaire, les
revendications ne dépassent pas les cadres du système, la dissociation des
pouvoirs spirituels ne s'exprime pas en une rivalité inexpiable. Le pouvoir civil
est accepté dans sa légitimité propre, c'est-à-dire électorale. A partir de ce
moment, apparaît une certaine unanimité d'ordre idéologique qui consiste
dans l'acceptation par tous des règles selon lesquelles le pouvoir est dévolu. La
société est démocratique puisque la controverse demeure possible sur tous les
sujets ; mais le pouvoir est stable grâce à l'acceptation unanime ou quasi
unanime des principes sur lesquels repose l'organisation de l'État lui-même.
Maintenant que je vous ai indiqué la part d'unité qui existe dans les
pouvoirs dissociés, le souci de symétrie m'oblige à vous dire quelques mots sur
la dissociation que l'on peut observer dans les sociétés unifiées. Le régime
soviétique auquel je songe, le plus parfait en son genre, comporte une
unification plus grande que n'en comportait par exemple l'Italie fasciste, mais
qui n'est pas absolue. Le parti se tient pour un pouvoir spirituel, supérieur à
l'Église, mais celle-ci ne cesse pas d'exister, alors même qu'une quarantaine
d'années se sont écoulées depuis la révolution ; les relations entre le parti et la
religion orthodoxe ont passé par des phases alternées de combat ou de
persécution, de détente ou de réconciliation. Le pouvoir spirituel traditionnel
est peut-être refoulé, mais il n'est pas mort.
Quant aux intellectuels, ils connaissent, eux aussi, des phases alternées de
discipline renforcée et de libéralisme relatif. Le parti, théoriquement, apporte,
une idéologie supérieure aux vérités des sciences particulières. Mais, en fait, le
parti trouve, en face de lui, d'une part des croyants, et d'autre part des
intellectuels qui utilisent leur intelligence en vue d'atteindre la vérité. Or, le
parti ne sait pas lui-même exactement jusqu'où doit aller la vérité partisane ;
l'ampleur de celle-ci change selon les époques. On peut concevoir une doctrine
unique, imposée à tous les citoyens, qui n'ait rien à dire sur le sujet de la
linguistique, de la musique ou de l'art ; une idéologie officielle qui
n'empêcherait pas de composer de la musique formaliste, d'écrire des romans
non réalistes et de peindre des tableaux inspirés de l'art corrompu de
l'Occident. L'unification est plus ou moins accentuée selon les périodes sans
que la dissociation s'efface jamais entièrement. Rien ne suggère que la vérité
politique puisse à la longue se substituer à la vérité religieuse ni qu'elle puisse
être précise et impérative dans tous les domaines de l'activité intellectuelle.
L'unification des catégories qui exercent les pouvoirs politiques et
économiques apparaît inévitable. Ce sont les mêmes hommes qui sont
membres du parti communiste, gestionnaires des moyens de production ou
fonctionnaires dans les ministères. Il n'y a pas de carrière essentiellement
différente pour les uns et pour les autres. Mais, inévitablement, chez les mêmes
hommes ou chez des hommes différents, les considérations qui, dans
l'Occident, déterminent la dissociation, réapparaissent. Il y a, d'une part, les
hommes du parti, et de l'autre les techniciens. Ceux-ci voudraient être
rationnels à la manière de l'inspecteur des Finances français, et ceux-là sont
soucieux d'idéologie ou de l'opinion des masses, comme le parlementaire
français a ses soucis électoraux. Il y a sans doute une différence marquée entre
les préoccupations d'un politicien soumis à la réélection, et les considérations
d'un dirigeant fidèle à un dogme. Mais, dans les deux cas, on retrouve la
distinction entre les détenteurs du pouvoir, par la grâce de la légitimité
(démocratique ici, révolutionnaire là), et les directeurs d'entreprises (ou de
ministères) qui veulent être efficaces et organiser le travail selon la loi du
rendement et de la rationalité technique. Dans un régime soviétique, les chefs
de syndicats appartiennent à la même carrière que les gestionnaires des moyens
de production. On passe d'un poste à l'autre sans changer de métier. On
n'observe pas de séparation radicale entre le meneur de masses et le
gestionnaire du travail, caractéristique de l'Occident. Mais jusqu'à quel point
la manière de penser n'est-elle pas suggérée par la fonction ? En tout état de
cause, on ne peut pas ne pas distinguer, en toute société, le souci des
revendications des travailleurs, d'une part, les nécessités techniques, de l'autre.
Un dernier mot : n'imaginez pas que les nuances que j'ai apportées à l'idée
de la dissociation des pouvoirs et à celle de l'unification, impliquent que
l'antithèse n'est pas valable. Les types sont purs dans notre esprit, mais les
réalités sont toujours plus complexes que les représentations que nous nous en
faisons.
1 Expression de Mosca.
X
Comparaison des classes dirigeantes
Dans la dernière leçon, j'avais esquissé une théorie des catégories dirigeantes
dans les sociétés industrielles des deux types, soviétique et occidental. Elle
pourrait être résumée en trois propositions principales :
1. Les catégories principales se retrouvent partout. Quelle que soit
l'organisation politique ou économique, gestionnaires des moyens de
production, administrateurs, dirigeants politiques, meneurs de masses ne
peuvent pas ne pas exister parce qu'une société industrielle moderne ne peut se
passer ni des uns ni des autres.
2. On peut dégager deux types idéaux, selon que les catégories dirigeantes
tendent à être unifiées en un groupe unique ou séparées les unes des autres et
en état de rivalité plus ou moins ouverte.
3. Une troisième proposition était implicite dans les analyses, que je
formulerai clairement aujourd'hui. Certaines séparations de catégories
dirigeantes sont louées et d'autres maudites. La séparation des catégories
dirigeantes, vitupérée par la gauche, est celle entre les gestionnaires des moyens
de production, quand ils en sont propriétaires, et les fonctionnaires
représentants de la collectivité. Cette séparation constitue un aspect de ce que
l'on appelle le capitalisme et déteste sous ce nom. Une société capitaliste à l'état
pur se définit comme celle où les propriétaires des moyens de production en
sont simultanément les gestionnaires (elle n'existe plus nulle part sous cette
forme). En une société de type soviétique, les gestionnaires des moyens de
production sont théoriquement les représentants de la collectivité tout entière
et ne se séparent pas des fonctionnaires de l'État.
En revanche, on loue la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir
spirituel, ou encore des intellectuels ou des meneurs de masses et des dirigeants
politiques dans les sociétés occidentales. Cette séparation est la condition de ce
que nous appelons vulgairement liberté. Si les dirigeants politiques sont en
droit de formuler une idéologie d'État et de l'imposer, les domaines couverts
par cette idéologie sont soustraits à la discussion. On vitupère la séparation
entre capitalistes et fonctionnaires, on acclame la séparation entre politiciens et
intellectuels. Mais la séparation dite capitaliste que l'on condamne, n'est-elle
pas indispendable à la séparation dite libérale à laquelle on reste attaché ?
Je retrouverai ce problème. Aujourd'hui je voudrais reprendre les trois
questions formulées au point de départ de cette partie du cours, à savoir :
1. Peut-on caractériser chaque société par sa classe dirigeante ?
2. Quels résultats donne la comparaison empirique des classes supérieures
des diverses sociétés industrielles ?
3. Dans quelle mesure la notion même de classe dirigeante est-elle valable ?
Comment a-t-on pu formuler l'opposition des deux classes dirigeantes par
l'antithèse prolétariat-bourgeoisie ? L'explication historique me paraît la
suivante : la théorie est née, dans la pensée de Marx, d'une réflexion sur la
Révolution française. Il a constaté que des rapports de production nouveaux,
bourgeois et capitalistes, se formaient dans le sein de la société féodale. A un
moment donné, la bourgeoisie, formée à l'intérieur de l'ancien régime, est
devenue la classe économiquement dominante, elle n'a plus eu qu'à chasser
l'ancienne aristocratie pour remplir aussi les fonctions politiquement
dirigeantes. Selon cette théorie, une révolution politique n'est possible que
lorsque les rapports de production, caractéristiques de la société nouvelle, ont
déjà mûri à l'intérieur des cadres anciens. Lorsque la croissance économique a
atteint son terme, il ne reste plus qu'à accomplir le dernier acte, éliminer une
classe qui désormais entrave le développement des forces productives parce
qu'elle reflète un état anachronique, dépassé, de l'économie elle-même.
Dans cette optique, Marx a imaginé que le prolétariat serait à la bourgeoisie
ce que celle-ci avait été à l'aristocratie. Mais il ne pouvait pas ne pas remarquer
une différence fondamentale : les bourgeois, comme la noblesse, représentaient
une minorité privilégiée ; en revanche, le prolétariat est une masse de non-
privilégiés. On ne peut pas assimiler purement et simplement l'opposition du
prolétariat au capitalisme et celle de la bourgeoisie à l'ancien régime. Marx,
constatant cette différence, avait suggéré que, précisément parce que le
prolétariat ne constituait pas une minorité privilégiée mais la grande masse de
la société, il ne remettrait pas le pouvoir, après la révolution, à une autre
minorité, mais supprimerait toute minorité gouvernante. En fait, à en juger par
la réalité historique du XXe siècle, la révolution soviétique ne se différencie pas à
ce point de vue des révolutions antérieures. Le groupe qui a pris le pouvoir ne
se confond pas avec la grande masse, il constitue une nouvelle oligarchie,
installée à la faveur d'un mouvement populaire.
Non seulement l'opposition du prolétariat et de la bourgeoisie ne
correspond pas à celle de la bourgeoisie et de l'aristocratie, mais la différence de
philosophie entre bourgeois et prolétaires est plus faible que celle qui existait
entre nobles et roturiers. Réfléchissons sur cette proposition qui, au premier
abord, peut paraître paradoxale. A s'en tenir à la violence des polémiques qui
remplissent le XXe siècle entre marxistes et non-marxistes, société soviétique et
société occidentale, on pourrait croire à une opposition radicale entre
conceptions de l'existence. Or le conflit politique est peut-être inexpiable, les
manières de penser ne sont pas à ce point divergentes. L'ancienne aristocratie
était à l'origine une classe de guerriers ; domestiquée par la monarchie, elle
demeurait militaire. Elle considérait que le travail était indigne d'un homme de
qualité, elle adhérait à des valeurs d'héroïsme ou de loisirs. Confrontez la
philosophie de la bourgeoisie en action et celle des marxistes au pouvoir ; ce
n'est pas l'opposition qui frappe, en dépit des polémiques, c'est la
communauté des objectifs et des ambitions. D'un côté comme de l'autre, on
veut utiliser au mieux les ressources naturelles, produire le plus possible, les uns
et les autres pensent que ceux qui ne travaillent pas ne sont pas dignes de vivre.
Chacun de ces deux groupes applique ces principes selon des méthodes
différentes. Il reste que les deux philosophies exaltent le travail, l'abondance et
le progrès.
Du même coup, elles s'opposent ensemble à l'encien régime, qui se fait une
représentation stable de la société. La hiérarchie paraît en quelque sorte
imposée par le destin, elle est destinée à se maintenir. Bourgeois et marxistes
affirment que l'ordre social doit se renouveler perpétuellement, ils veulent que
les fonctions supérieures soient exercées par ceux qui en sont le plus dignes. La
définition donnée de celui qui en est le plus digne varie avec les sociétés, la
sélection varie moins. Il s'agit de deux espèces du même genre, alors que
philosophies de la bourgeoisie et de l'aristocratie appartiennent à deux genres
différents.
Sur quoi portent finalement les querelles inexpiables entre les deux
philosophies modernes ? Si nous faisons abstraction des sophismes de
propagande, le conflit comporte un petit nombre d'enjeux. D'abord, quelle est
la méthode la plus efficace de développement industriel ? Aujourd'hui, en
privé, les dirigeants soviétiques plaident que la croissance de la production est
plus rapide dans une société soviétique que dans une société capitaliste.
Ensuite, quel est le régime le plus favorable au bien-être des individus ? La
discussion prête à une argumentation rationnelle parce que les deux parties
acceptent implicitement la même échelle de valeurs, se donnent le même
objectif : élever le plus possible le niveau de vie de l'ensemble de la population.
Enfin, quel est des deux régimes le plus conforme à la justice, le plus favorable
aux valeurs non économiques, de culture ?
J'ai omis l'enjeu officiel de la querelle, à savoir le statut de propriété. Là est,
en effet, l'enjeu idéologique, classique. Mais il n'a plus aujourd'hui, en réalité,
de portée décisive. En ce qui concerne les grandes concentrations industrielles,
le sens même de la propriété a changé. Il n'importe guère de choisir entre les
grandes corporations de style américain ou soviétique. En revanche, il est
vitalement important de savoir selon quelle méthode la production augmente
le plus vite, dans quel régime la répartition est la plus juste, quelle société est la
plus favorable au bien-être individuel, aux libertés intellectuelles.
Passons au deuxième problème, la comparaison empirique des classes
supérieures des deux sociétés. En quel sens celle de l'Occident mérite-t-elle et
celle de l'Union soviétique ne mérite-t-elle pas d'être appelée bourgeoise ?
Le terme de bourgeoisie a des sens multiples. Il s'est opposé d'abord à celui
d'aristocratie, on l'oppose maintenant à celui de peuple, cette dernière notion
embrassant à la fois paysans et ouvriers. La première opposition conserve
encore aujourd'hui un sens. Dans certaines régions de la France, par exemple
l'Ouest, on rencontre des survivants de l'ancien régime. On peut même dire
que l'une des caractéristiques de chaque société occidentale, c'est la relation qui
s'est établie entre ceux qui ont créé et géré l'économie et l'ancienne aristocratie.
La Grande-Bretagne a été caractérisée par un mélange, de style particulier,
entre la noblesse et les représentants des milieux dirigeants de l'économie,
Montesquieu déjà était frappé du fait. Selon les pages et l'humeur, il disait
tantôt que rien ne ruinait une aristocratie comme de s'occuper de commerce,
et tantôt qu'elle se maintiendrait grâce au rôle qu'elle jouait dans le
développement de l'agriculture et de l'industrie. L'aristocratie française, en
revanche, en dépit de quelques tentatives, a le plus souvent considéré que
l'activité économique était indigne d'un homme de qualité. L'Angleterre a eu
une classe dirigeante mixte que les non-Anglais appellent volontiers aristocratie
et que les Anglais eux-mêmes nomment middle class (classe moyenne).
Composée d'hommes qui remplissent des fonctions bourgeoises, elle a
conservé pour une part un style de vie dérivé de celui de l'ancienne noblesse.
En revanche, aux États-Unis, il n'y a pas trace d'aristocratie. Pratiquement, il
n'y en a jamais eu : dans le Sud, les planteurs avaient commencé à développer
une société de style quelque peu aristocratique, qui a été détruite par la guerre
de Sécession. En Allemagne, la noblesse prussienne était essentiellement
attachée au service public : elle a continué jusqu'à nos jours à jouer un rôle
décisif dans l'État puisque, au moment de la guerre de 1914, elle fournissait
encore la plus grande partie des cadres supérieurs de l'armée.
Une analyse comparée des pays d'Europe selon la place tenue
historiquement par les nobles ne serait pas sans intérêt. Deux pays ont été
formés par une aristocratie en Europe centrale, la Pologne et la Hongrie. Le
pays qui a perdu la sienne le premier est la Tchécoslovaquie. Nombre de
différences dans le style de vie, dans la hiérarchie des valeurs, viennent de là.
Dans la société soviétique, toute survivance aristocratique est violememnt
éliminée, mais ce phénomène, qui a son importance, n'est pas décisif dans une
comparaison des deux sociétés. De plus en plus, les survivants de l'ancienne
aristocratie perdent en puissance, en influence, sinon en prestige. La
population se concentre dans les villes : or l'aristocratie ne conserve réellement
une position sociale dominante que dans la mesure où elle possède de grandes
propriétés. Les deux dernières noblesses, politiquement influentes grâce à la
propriété de la terre, hongroise et prussienne, ont été déracinées et détruites à
la suite de la deuxième guerre mondiale. Les derniers gentilshommes ornent les
dîners en ville dans les capitales de l'Europe occidentale, ils ne caractérisent pas
les types de sociétés industrielles.
Considérons, maintenant l'opposition de la bourgeoisie (en tant que
manière d'être et de vivre) et des paysans ou ouvriers. Le bourgeois, selon la
fameuse définition d'Alain, est l'homme qui ne travaille pas de ses mains, qui
n'est pas en contact direct avec la matière, qui est en relations exclusivement
avec d autres hommes. En ce sens, nous sommes tous ici, à peu d'exceptions
près, des bourgeois. J'ajoute que, si nous étions dans un amphitéâtre de
l'Université de Moscou, nous pourrions risquer la même proposition avec
probablement des exceptions plus nombreuses en ce qui concerne le passé des
étudiants, exceptions qui tendront à devenir moins fréquentes à mesure que la
société soviétique vieillira. Si le bourgeois est simplement celui qui exerce des
fonctions intellectuelles ou semi-intellectuelles, alors toutes les sociétés
industrielles, soviétiques ou capitalistes, connaissent une classe bourgeoise, sont
gérées par des bourgeois, sont gouvernées par des bourgeois. Quand tel écrivain
célèbre s'écrie avec un mélange de provocation et de honte : « Je suis un
bourgeois », il pourrait répéter le même aveu s'il était citoyen soviétique. Le
grand écrivain soviétique, à condition d'être discipliné, bénéficie de privilèges
supérieurs à ceux de son collègue occidental. J'ai entendu un socialiste dont
vous connaissez certainement le nom, Henri de Man, dire que dans la bonne
société de ses rêves tous les hommes iraient quelques heures par jour, quelques
jours par an ou quelques années dans leur vie travailler en usine. Alors la
société serait homogène, l'opposition entre ouvriers et gestionnaires, prolétaires
et bourgeois, travail manuel et travail intellectuel, aurait disparu. Jusqu'au jour
où cette utopie deviendra réalité, la notion de bourgeois au sens d'Alain, le
travailleur non manuel, ne caractérise pas la seule société occidentale, parce que
l'on ne peut pas ne pas trouver des bourgeois (en ce sens) dans toutes les
sociétés industrielles.
La catégorie très vaste des travailleurs non manuels se subdivise en groupes
multiples, passablement éloignés les uns des autres, que délimitent à la fois
l'importance des revenus et la nature du métier. Entre le directeur d'une grande
firme et le professeur de lycée, l'écart de traitements est considérable et aussi la
distance des manières de vivre. Une bourgeoisie n'est pas une classe unifiée ;
ceux qui commentent l'action ne connaissent pas toujours les acteurs. Parfois,
le professeur de science politique ignore les ministres et ne sait pas comment,
en fait, les décisions sont prises. Je me souviens d'une polémique dans laquelle
un de nos plus célèbres philosophes répondait à un écrivain qui l'avait critiqué
qu'il n'avait, lui, jamais rencontré dans toute sa vie autant de politiciens que
son critique en un seul mois ou un seul jour. Le philosophe y voyait une
preuve de pureté, ce qui est incontestable ; il ne semblait pas voir le risque de
traiter de politique sans en avoir une connaissance directe.
L'inégalité des revenus n'est qu'un critère de différenciation entre plusieurs.
Il y a d'autres distinctions selon que les bourgeois sont salariés ou
indépendants. L'indépendance a une portée considérable. Les journaux sont
pleins d'une polémique typique à propos du statut de la profession de
médecin, indépendance ou salariat. Dans la bataille, on emploie des arguments
étonnants. Tel médecin proclame que la médecine est un sacerdoce et réclame
en même temps, afin de maintenir le dialogue direct avec le patient, la liberté
de fixer le prix de la consultation à sa guise. Des hommes raisonnables ne
sentent pas la contradiction entre les arguments. Une profession qui veut rester
libérale justifie le statut simultanément par des arguments de moralité et des
arguments économiques, le sacerdoce à tant de mille francs par consultation. Il
va de soi que ces remarques ne prétendent pas trancher le problème lui-même.
D'autres distinctions viennent du prestige du métier. La stratification, dans un
cadre local, à Bordeaux, au Havre ou à Strasbourg, comporte des couches de
bourgeoisie qui se situent à un niveau plus ou moins élevé selon le lustre de
l'activité ou l'ancienneté des-familles.
Je n'aperçois qu'une seule façon d'opposer radicalement bourgeoisies de type
occidental et de type soviétique, c'est d'employer la définition de M. André
Siegfried. Le bourgeois serait essentiellement l'homme qui a des réserves, qui
ne dépend pas, pour son existence quotidienne, du revenu de son travail. Mais
cette différence n'ajoute rien à ce que nous savons : elle nous ramène à l'idée
dont nous étions partis, qu'une classe supérieure étatisée comme en Union
soviétique ne peut pas avoir la même situation qu'une classe supérieure
occidentale. D'un côté, les revenus du capital s'ajoutent au traitement reçu, et
du côté soviétique il est presque impossible d'accumuler un patrimoine
important.
Dans un régime de type soviétique, des distinctions à l'intérieur du groupe
de ceux qui exercent des métiers non manuels existent aussi, comparables à
celles que l'on observe dans une société occidentale. Provisoirement, la distance
entre masses et privilégiés semble plus grande à l'Est qu'à l'Ouest. La manière
de vivre d'un ouvrier soviétique non qualifié et celle du directeur d'une
entreprise sont plus éloignées l'une de l'autre qu'elles ne le sont aux États-Unis.
Mais cette différence n'est pas nécessairement liée au régime. Elle peut être due
à l'inégale richesse de ces deux sociétés. Il y a un siècle, les différences de
revenu et plus encore de style de vie étaient plus marquées aux États-Unis, en
Angleterre et en France qu'elles ne le sont aujourd'hui. Il y a des raisons de
penser que les différences des manières de vivre iront en s'atténuant ici et là.
Toutefois, la hiérarchie, dans une société soviétique, est plus nette que dans
une société occidentale. Un nombre croissant des cadres ou des dirigeants, en
Union soviétique, portent maintenant un uniforme avec les signes extérieurs
des grades. Dans les mines, la hiérarchie des travailleurs, ouvriers,
contremaîtres, ingénieurs (plusieurs rangs par catégories), est rigoureusement
définie et la place de chacun est connue, précisée.
Enfin, dans une société soviétique, la distinction est peut-être acceptée plus
facilement parce qu'elle est solidaire de la fonction et non pas de la fortune. Si
tant de bons esprits s'indignent contre la hiérarchie occidentale et acceptent la
hiérarchie soviétique, c'est que, à leurs yeux, dans un cas la fortune assure la
position supérieure et dans l'autre, inversement, la position assure la fortune.
Le directeur d'une entreprise d'État reçoit, en Union soviétique, un traitement
élevé, mais il assume de grandes responsabilités, il exerce un métier
indispensable, il rend un service décisif à la communauté ; l'opinion accepte
qu'il ait des privilèges, contrepartie de la contribution qu'il apporte au bien
commun. En revanche, lorsqu'il s'agit de la société occidentale et d'un
propriétaire des moyens de production, l'opinion a souvent l'impression que ce
n'est pas la qualification qui assure à l'individu sa place, mais la fortune qu'il
possède ou celle que possédaient ses parents. Image d'Épinal : d'un côté, on est
riche parce que l'on rend des services à la collectivité ; de l'autre, parce que l'on
est riche on obtient une position supérieure. La réalité naturellement est plus
complexe.
Dans la société occidentale aussi, un grand nombre de privilégiés doivent
leur situation à leurs mérites. S'ils n'en avaient pas, le système se serait effondré
depuis longtemps. En revanche, il vaut la peine de se demander quels sont les
avantages et désavantages du système de sélection propre à chaque société. Je
me considère comme incapable de vous dire si le recrutement des chefs
d'entreprise est meilleur en Union soviétique ou dans un régime capitaliste.
D'un côté, on invoque la compétition, le succès sur le marché. Mais cette sorte
de sélection n'intervient guère que pour les petites entreprises. Dans la General
Motors, la promotion s'opère à l'intérieur d'une organisation administrative ou
bureaucratique où chacun doit faire la preuve de ses qualités. En Union
soviétique, théoriquement, la sélection s'opère de la même façon ; celui qui a
fait la preuve de sa capacité monte. Il reste à savoir comment on fait ses
preuves, auprès de qui, si ceux qui jugent sont impartiaux, si le degré
d'orthodoxie intellectuelle ou d'hérésie intervient, etc. Autant que l'on puisse
en juger, un des avantages de la société soviétique est que la recherche des
meilleurs s'étend à des milieux plus larges que dans les sociétés occidentales. Il
est probable que, au moins jusqu'à présent, la mobilité sociale y est grande.
Pour en finir avec cet aspect du problème, indiquons, en quelques mots, les
multiples comparaisons qui seraient possibles et nécessaires entre les manières
de vivre, les manières d'être des hommes de la classe dirigeante, d'un côté et de
l'autre. Par exemple, quelle est la situation relative des savants ? Il ne paraît pas
douteux que les scientifiques ont une situation, matériellement et moralement,
supérieure dans une société soviétique. Les académiciens, les experts, les
physiciens se situent tout à fait en haut de la hiérarchie des salaires ; ils ne sont
pas, sur le plan financier, au-dessous des gestionnaires des moyens de
production, le prestige dont ils jouissent est considérable. En revanche, la
situation de l'écrivain à succès comporte, avec des avantages, des difficultés
particulières. Ses revenus s'élèvent parfois à plusieurs centaines de milliers de
roubles par an, mais il doit accepter des limitations apportées à sa liberté
d'expression et de création, inconnues dans une société occidentale.
En ce qui concerne les gestionnaires des moyens de production, l'originalité
de l'Union soviétique est d'avoir une hiérarchie unique, qui va du dirigeant
d'une petite entreprise jusqu'au directeur de ministère, échelle simultanée
d'autorité, de revenus et de prestige. Dans la plupart des pays occidentaux, la
relation est différente, au moins en ce qui concerne les revenus ; le directeur
d'un ministère, qui contrôle les sociétés nationalisées, peut gagner moins que
des dirigeants de ces sociétés. Au lieu d'une hiérarchie unique de gestionnaires
et d'administrateurs, une société occidentale en comporte deux, celle des
fonctionnaires où les revenus les plus élevés sont relativement modestes, et celle
des entreprises privées ou publiques où l'éventail des salaires est plus ouvert.
Probablement, la différence la plus importante entre ces deux classes
supérieures concerne les chefs politiques. La comparaison la plus instructive
porterait sur les types humains et les styles de vie de ceux qui gouvernent en
Union soviétique, en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis. On
comparerait la manière d'être, les moyens de succès, la façon de penser d'un
homme comme notre actuel président du Conseil1, qui a fait carrière par
l'intermédiaire d'un parti démocratique et du jeu parlementaire, d'un côté, et
ceux d'un homme comme M. Khrouchtchev de l'autre, lui aussi secrétaire
général d'un parti, mais d'un parti qui ne ressemble guère à un parti socialiste
occidental. Peut-être aboutirions-nous à une opposition qui évoquerait
vaguement l'antithèse machiavélienne entre l'homme de ruse et de parole et
l'homme d'action, éventuellement de brutalité.
Il serait intéressant de pousser la comparaison des manières de vivre. Dans la
société soviétique, la vie privée est complètement séparée de la vie publique. Le
secret absolu entoure les relations de famille des grands personnages, ce qui
permet aux journalistes occidentaux d'inventer des relations de parenté entre la
femme de M.X... et tel autre membre du Præsidium, inventions
caractéristiques d'une ignorance réelle. A cet égard, la vie sociale de la classe
dirigeante soviétique est d'un style surprenant par rapport aux habitudes
occidentales. S'agit-il d'une différence durable ou simplement transitoire,
imputable au passé révolutionnaire d'une classe qui a gardé les habitudes du
parti bolchevik dont elle est issue (la chose sérieuse, la politique, ne doit pas
être compromise avec les affaires privées) ? Probablement, l'opposition décisive
est celle du type d'homme qui réussit d'un côté et de l'autre. Dans le régime
français, la qualité qui, plus que toute autre, assure le succès est la capacité de
comprendre, de manier les autres hommes, qualité nullement méprisable mais
qui ne se confond ni avec la supériorité intellectuelle ni avec la volonté ou la
résolution. Les hommes d'État parlementaires ont un grand sens de leurs
semblables, certains d'entre eux ont une véritable virtuosité à prévoir la
conduite des uns ou des autres, ils peuvent calculer à trois voix près combien
de suffrages obtiendra un candidat dans une assemblée, ce qui témoigne encore
une fois de capacités nullement méprisables d'intuition, de tact, d'art du
compromis. Ce ne sont pas les mêmes vertus, semble-t-il, qui assurent le succès
dans un parti unique : il y faut des capacités administratives supérieures,
surtout de la volonté, de la résistance nerveuse, un sens de décision, peut-être
de la brutalité. Toute généralisation est difficile. Aucun système de sélection ne
garantit que le pouvoir sera donné aux meilleurs, aucun ne donne toujours de
bons résultats. Quand on étudie en détail ceux qui ont réussi dans un certain
régime, on trouve des facteurs constants de succès ou d'échec, mais il subsiste
des cas qui ne sont pas conformes à la théorie, des individus qui n'auraient pas
dû réussir et qui ont réussi (on trouve le cas inverse). En politique, il faut se
garder du dogmatisme : tout régime réserve des surprises.
Il me reste à vous dire quelques mots sur le troisième problème, celui de la
classe dirigeante au sens machiavélien. La théorie, dite marxiste, est celle selon
laquelle les gestionnaires ou les propriétaires des moyens de production
constituent en tant que tels la minorité dominante. Il s'agit d'une pseudo-
théorie. Ce n'est qu'une proposition de fait, qui revient à l'affirmation : les
capitalistes, dans une société occidentale, exercent la réalité du pouvoir. Sous
une forme mythologique, on aboutit à la représentation de Wall Street ou de la
City manipulant les parlementaires et les gouvernants. Il existe effectivement
un groupe d'hommes, propriétaires des moyens de production, qui exercent
une influence sur la société, mais au lieu d'affirmer que ce groupe constitue la
classe dirigeante, il convient de chercher, par analyse objective, quel rôle il
remplit dans les diverses sociétés occidentales, jusqu'à quel point,
effectivement, il domine ou gouverne l'ensemble de la collectivité. Dans la
plupart des sociétés capitalistes, les propriétaires des moyens de production
n'ont pas eux-mêmes rempli les fonctions politiques, celles-ci ont été assumées
par des aristocrates ou des élus. Dire que les capitalistes manipulent à volonté
les dirigeants politiques demande au moins une démonstration.
Quant à la théorie dite machiavélienne, elle est grossière et insuffisante, mais
elle rappelle opportunément que le pouvoir politique est exercé, partout et
toujours, par une minorité et que le pouvoir politique compte autant que la
puissance économique. Les marxistes détestent cette théorie, parce que celle-ci
s'applique mal aux sociétés occidentales, mais admirablement bien à la société
soviétique. Les théoriciens machiavéliques ne nient pas que ceux qui
détiennent le pouvoir en profitent pour s'assurer des avantages économiques,
mais le pouvoir leur paraît le phénomène premier. Or, la révolution qui entre le
mieux dans le schéma machiavélien et le plus mal dans le schéma marxiste est
la révolution soviétique. Celle-ci est typiquement prise du pouvoir par une
minorité, qui n'était ni détentrice des moyens de production, ni représentative
de la masse de la population, ni l'expression de la classe socialement
dominante, mais qui, organisée en parti, s'est emparée de l'État. Une
révolution économique et sociale a été accomplie ensuite sous la direction de
cette minorité.
Même dans ce cas, la théorie machiavélienne est insuffisante. Il est vrai qu'il
y a dans toutes les sociétés une minorité qui détient le pouvoir, qui exerce les
fonctions supérieures ou qui occupe les positions qui s'accompagnent du
maximum de revenu et de prestige, mais ce qui est caractéristique des sociétés
industrielles, c'est que l'unification de la classe dirigeante ne soit pas un
phénomène naturel. Il n'existe plus d'ordres ou d'états juridiquement distincts.
La jonction de la fonction militaire et de la propriété des terres, typique des
sociétés aristocratiques du passé, a disparu. Quand la masse de la population
vit dans les villes, inévitablement une multiplicité de catégories dirigeantes se
crée ; ceux qui organisent le travail, ceux qui manipulent l'opinion, les
dirigeants administratifs ou techniques, les chefs politiques. Nulle classe
militaire ne détient le monopole des moyens de force et, par conséquent, n'est
en mesure de monopoliser le pouvoir politique.
La multiplication des catégories dirigeantes étant donnée dans toutes les
sociétés industrielles, la notion de classe dirigeante dissimule le problème
plutôt qu'elle ne l'éclaire. Il convient d'étudier, en chaque collectivité,
comment s'organisent les catégories dirigeantes, jusqu'à quel point elles sont
séparées ou unifiées, quel est le style de leur compétition. L'analyse des classes
sociales conduit à celle des catégories dirigeantes et l'étude de ces dernières à
son tour appelle l'analyse des régimes politiques. Lorsque Aristote étudiait la
structure des cités grecques, il n'oubliait ni les distinctions des groupes, ni la
diversité des régimes. Ainsi, nous aboutirions à une sociologie du même style
que celle contenue dans la Politique. Nous partons des traits communs à toutes
les sociétés industrielles, nous dégageons les différentes modalités de
composition sociale et de catégories dirigeantes, finalement nous tâchons de
saisir la nature et le fonctionnement des régimes politiques. A l'idée d'une
marche nécessaire vers un régime final, régime économique et politique, nous
substituons l'idée d'antithèses permanentes, ou de multiples modalités
d'organisation économique et politique, compatibles avec la nature des sociétés
industrielles. Un certain type de régime est favorisé par une certaine phase de la
croissance économique, mais « favorisé » ne signifie pas « déterminé » ; la
politique n'est jamais entièrement déterminée par l'infrastructure économique.
XI
Les tendances de l'évolution sociale
XII
De la lutte de classes à la satisfaction querelleuse
1 Les chiffres doivent être corrigés en tenant compte des profits en capital et des multiples méthodes de
fraude légale.
2 L'évolution intervenue en France depuis la date où ce cours a été professé oblige à nuancer cette
affirmation : croissance et salarisation se sont accélérées.
3 En juillet 1963, commentant les statistiques du Bureau of Labour statistics, l'Economist écrivait :
« Presque un tiers des familles américaines sont pauvres, d'après le critère américain. Les statisticiens ont
suggéré de tracer la ligne de pauvreté à 4 000 dollars pour une famille de 4 personnes, et à 2 000 pour
une personne vivant seule. Il y aurait 50 millions de personnes au-dessous de cette ligne. Les « pauvres »
comprendraient 11 millions d'enfants ou jeunes de 10 à 20 ans, 8 millions de personnes au-dessous de
65 ans (soit la moitié des « vieux »), 12 millions de Noirs (ces catégories se recoupent évidemment), le
reste étant composé de Portoricains et autres minorités raciales ou de pauvres Blancs dans les régions
retardées ou les industries en déclin.
4 Aux États-Unis, l'hétérogénéité raciale aggrave les phénomènes marginaux. Blancs, Noirs,
Portoricains ne reçoivent pas la même éducation, ne connaissent pas l'égalité au point de départ.
5 En 1963, la France s'est soumise, à son tour, à la norme de pacification. Les révolutionnaires ne se
retrouvent que dans des sectes et jamais les communistes n'ont été aussi conservateurs.
L'évolution sociale s'accélère. Entre 1954 et 1962, le nombre des exploitants agricoles a diminué
de 24,4 %, celui des salariés agricoles de 28 %. En 1962, les premiers ne représentent plus que 15,7 % de
la main-d'œuvre contre 20,8 % ; les seconds, 4,3 % contre 6 %. De même, la salarisation s'est accélérée :
le nombre des patrons dans l'industrie et le commerce a diminué de 13,1 % entre ces deux dates,
cependant que le nombre des cadres supérieurs et professions libérales augmentait de 37,4 % (en
pourcentage du total, 4 % contre 2,8 %), les cadres moyens de 30,8 %, les employés de 16,3 %, les
ouvriers de 8,8 %.
XIII
Distinctions objectives, distance sociale,
conscience de classe
XIV
Classes et mobilité sociale
La plupart des études sociologiques, faites aux États-Unis et en Europe, sur
la mobilité sociale, portent sur deux sortes de problèmes : on a essayé
d'analyser le recrutement des titulaires des fonctions supérieures et, d'autre
part, on a voulu établir la fréquence du passage d'une catégorie sociale à une
autre. Il est difficile de résumer les résultats de ces recherches pour diverses
raisons. D'abord, elles sont techniquement malaisées. Il convient de choisir un
échantillonnage valable. Or on n'est jamais sûr que le choix soit quelconque,
c'est-à-dire que les 1 000, 2 000, ou 3 000 cas retenus soient représentatifs de
l'ensemble. De plus, pour des motifs dans le détail desquels je ne peux entrer,
les échantillons choisis dans les différents pays ne sont pas rigoureusement
comparables. Chaque fois que l'on étudie la mobilité verticale, ascendante ou
descendante, il faut établir une échelle. Or, la hiérarchie de la société globale
est assez équivoque, on ne sait si elle est unique. Le non-manuel inférieur doit-
il être classé au-dessus du manuel supérieur ? Quelle est la mobilité qu'il
convient d'appeler grande ou petite ? La société idéale comporte-t-elle le
maximum ou le minimum de mouvements ? Si l'on souhaite un monde où le
fils d'un ouvrier aurait autant de chances de devenir un professeur d'université
ou un président du conseil que le fils d'un grand bourgeois, aucune société,
actuellement connue, n'est proche de cette représentation. Les sociétés
industrielles, cristallisées par rapport à l'idéal d'une parfaite mobilité, sont
mobiles par rapport à une société de caste.
Avant de vous donner des chiffres, je vais résumer les propositions qui me
paraissent, selon la vraisemblance, se dégager des études déjà faites.
1. Pratiquement, il est difficile d'isoler la mobilité nette. Les résultats
obtenus concernent le plus souvent la mobilité brute, ils illustrent les
transformations de la structure sociale. Le facteur décisif du phénomène, dans
les sociétés industrielles, est probablement à chercher dans ces transformations.
Ce qui contribue le plus à donner des chances de promotion à tous les
membres d'une collectivité, c'est que le pourcentage des professions non
manuelles, mieux rétribuées, augmente. Le rythme de la croissance
économique et de la transformation de la société a été, jusqu'à ce jour, plus
important que la mobilité nette.
2. Dans toutes les sociétés connues, rarement (sauf dans les périodes
révolutionnaires) le soldat a dans sa giberne le bâton de maréchal. Nombre
d'Américains pensent que chaque travailleur a sa chance de devenir directeur
général. Il ne faut pas toucher aux mythologies sociales qui, peut-être, sont
nécessaires, et sans doute on rencontre un petit nombre de cas pour illustrer
celle-ci, mais, en pourcentage de l'ensemble, ils sont faibles. Dans la plupart
des sociétés, la promotion se fait par étapes. Le fils de paysan devient rarement
un directeur de société ; en revanche, il est très fréquent qu'il exerce un métier
non manuel, devienne un petit bourgeois et que son fils, à son tour, s'élève1.
Les études de mobilité sociale seraient certainement plus instructives si elles
considéraient trois générations et non pas seulement deux. Les travaux publiés
en divers pays ne révèlent pas toujours de différence marquée entre la vieille
Europe et le Nouveau Monde. Peut-être les États-Unis diffèrent-ils de l'Europe
plus par leur idéologie que dans la réalité. Différence qui n'est pas sans portée :
peut-être, ici, y a-t-il un orgueil de l'ancienneté, et peut-être, là, quelque chose
comme la fierté de s'être fait soi-même, ce qui nous ouvrirait des perspectives
sur les stéréotypes nationaux et sur les nuances du prestige social.
3. Si la mobilité sociale se définit par le passage d'un groupe (par exemple,
celui des ouvriers) à un autre (par exemple, celui des « cols blancs »), la
fréquence de ces passages du manuel au non-manuel n'apparaît pas très
différente de pays à pays, en Europe, ni même des pays européens aux États-
Unis. Cette proposition va directement contre la représentation courante d'une
société américaine extraordinairement mobile en face d'un vieux continent
cristallisé. D'autres statistiques suggèrent cependant que la mobilité
américaine, définie par les chances de promotion aux fonctions supérieures, est
plus grande que dans la plupart des pays d'Europe.
4. On s'est demandé, aux États-Unis, s'il y avait tendance à la sclérose des
groupes sociaux, diminution des chances de promotion, si la société américaine
du milieu du XXe siècle est moins mobile qu'elle ne le fut il y a un siècle ou un
demi-siècle. Les études faites à divers niveaux n'ont révélé aucune évolution
nette. Nous rencontrons ainsi une deuxième représentation mythologique,
selon laquelle les États-Unis, naguère patrie des pionniers, sont en train
d'évoluer vers une structure cristallisée comparable à celle des pays européens.
Les idées que les Américains tendent à se faire de leur passé et de leur présent
sont également fausses. Il n'est pas vrai que l'immigrant de Pologne ou d'Italie
avait, en arrivant aux États-Unis, une chance illimitée ; il n'est pas vrai que les
occasions de promotion aient disparu aujourd'hui. Ce qui est sensible, c'est
que les méthodes, les qualités qui donnent une chance ne sont plus exactement
les mêmes. Il y a cinquante ans, les possibilités de s'élever sans formation
académique étaient meilleures qu'aujourd'hui ; en revanche, les chances de
recevoir une éducation supérieure sont meilleures aujourd'hui qu'il y a un
demi-siècle. Naguère, on pouvait parvenir à des fonctions importantes dans
l'économie sans avoir reçu une culture intellectuelle ou technique de base, ce
qui devient de plus en plus difficile dans les sociétés d'aujourd'hui. Dans le
même temps, s'est développée un système d'instruction ouvert aux enfants de
toutes les classes sociales.
5. En Grande-Bretagne, on avait pensé, immédiatement après la guerre, que
l'élargissement des facilités scolaires accélérerait grandement la mobilité sociale,
en provoquant un afflux des fils d'ouvriers dans l'enseignement secondaire et
supérieur. Or, jusqu'à présent, dans les dix ans qui se sont écoulés, il subsiste
une inégalité extrême dans la proportion des fils d'ouvriers et de bourgeois qui
font des études secondaires prolongées. Ce fait tient à de multiples facteurs. Si
certains enfants réussissent moins bien dans les études secondaires que d'autres,
l'explication du phénomène n'est pas nécessairement à chercher dans
l'hérédité. On ne saurait exclure radicalement l'hypothèse de l'inégalité des
dons, selon les classes sociales, mais on ne saurait davantage la démontrer, tant
les variations des succès selon les milieux sociaux sont influencés par la
disparité des conditions de vie. Ce qui nous rappelle une proposition banale :
les enfants sont grandement aidés ou contrariés par l'ambiance dans laquelle ils
vivent. Un autre facteur joue également : la dimension de la famille. Le fils
unique d'un ménage ouvrier a beaucoup plus de chances de faire des études
secondaires que les enfants des familles nombreuses. Il subsiste une
considérable inégalité devant l'enseignement, liée à l'inégalité sociale elle-
même. Ce qui nous amène immédiatement à une idée fondamentale : tant que
les groupes sociaux sont très différents par les revenus et les manières de vivre,
quel que soit le système d'instruction, l'égalité au point de départ est
impossible. A la limite, une société entièrement mobile devrait être
complètement égalitaire. Il y a un lien ou, comme on pourrait dire, une
réciprocité d'action entre le degré d'égalité et le degré de mobilité. Dans la
mesure où nous sommes encore très éloignés de l'une, nous le sommes aussi de
l'autre.
Je voudrais, en terminant, vous indiquer quelques chiffres, tels qu'ils se
dégagent d'enquêtes particulières. En ce qui concerne les comparaisons de
mobilité, aux États-Unis, entre deux périodes, je citerai l'étude de Mme Natalie
Rogoff2, fondée sur l'analyse des autorisations de mariage, dans un district
(Marion Country) en 1905-1912 et en 1938-1941. L'auteur, en ce cas, a
distingué ce que nous avons appelé mobilité brute et mobilité nette, en d'autres
termes, elle a tenu compte, pour établir la mobilité, de la modification entre les
dates considérées de la répartition de la main-d'œuvre entre les diverses
activités.
La conclusion a été que la mobilité nette n'a pas beaucoup changé
entre 1910 et 1940. Les changements sont plutôt dans le sens d'une mobilité
accrue ; en ce qui concerne ceux que les Américains appellent les professionnals,
professions libérales, la mobilité aurait augmenté d'un quart (autrement dit,
compte tenu du nombre plus élevé des professions de cet ordre, le nombre de
ceux qui exercent celles-ci sans que leurs pères les aient exercées, a augmenté
d'un quart). Au cours de ces deux périodes, la mobilité à l'intérieur de
l'ensemble des métiers manuels comme à l'intérieur des métiers non manuels
était plus grande que d'un de ces ensembles à l'autre. En d'autres termes,
l'obstacle majeur se situe entre l'ouvrier, même qualifié, et l'employé, même
inférieur. Une autre étude de Seymour M. Lipset, Reinhard Bendix et F.
Theodore3 mérite d'être citée. L'étude portait sur un échantillon de 955 foyers
de Oakland, dans la baie de San Francisco, échantillon qui excluait
volontairement les familles aux deux extrémités, les très riches et les très
pauvres.
Parmi les enfants de pères qui avaient toute leur vie travaillé de leurs mains,
47 % exerçaient des métiers non manuels, cependant que cette proportion
s'élevait à 68 % pour ceux dont les pères avaient exercé des métiers non
manuels. La différence de 21 %, en ce cas, apparaît relativement faible.
La thèse générale, soutenue par S. M. Lipset et Natalie Rogoff dans leur
livre, est que la mobilité nette (c'est-à-dire déduction faite de la transformation
sociale, de la répartition différente de la main-d'œuvre) n'a jamais été très
différente aux États-Unis de ce qu'elle a été en Allemagne, en France ou en
Grande-Bretagne.
Voici les tableaux comparés pour les États-Unis, la France et l'Allemagne.
ÉTATS-UNIS
MÉTIER DU PÈRE MÉTIER DU FILS
FRANCE
MÉTIER DU PÈRE MÉTIER DU FILS
ALLEMAGNE
MÉTIER DU PÈRE MÉTIER DU FILS
AARHUS
MÉTIER DES FILS MÉTIER DES
PÈRES
I II III IV
INDIANAPOLIS
MÉTIER DES FILS MÉTIER DES PÈRES
I II III IV
I... 33 21 10 11
II... 29 42 17 15
III... 38 37 72 70
IV... 1 4
S.M. Lipset utilise également une comparaison entre une ville danoise,
Aarhus (l'enquête avait été faite par T. Geiger), et une ville américaine,
Indianapolis (Indiana).
Là, encore les chiffres ne sont pas très différents. Les fils de travailleurs
manuels, à Aarhus, se répartissent entre les quatre catégories dans la proportion
de 14, 12, 73 et 1. A Indianapolis, les proportions sont 10, 17, 72 et 1. Le fait
le plus frappant serait la fréquence de la mobilité descendante : sur 100 enfants
de parents appartenant à la première catégorie, 41 à Aarhus et 38 à
Indianapolis sont descendus à la catégorie III. La différence la plus marquante
concerne les fils de paysans : à Aarhus, 52 % seulement sont dans la catégorie
III (travailleurs manuels), à Indianapolis 705.
REVENU DES FAMILLES
Niveau des études Moins de 2 500 à 5 000 à
9 000 et au-dessus
2 500 $ 4 999 $ 8 999 $
1er quart... 41 % 41 % 60 % 76 %
2e quart... 19 % 26 % 27 % 56 %
Moitié inférieure... 11 % 13 % 27 % 44 %
XV
De la mobilité sociale à la circulation des élites
1 Ces statistiques datent aujourd'hui d'une dizaine d'années. Je les emprunte à un article de Mark
Abrams, The younger generation, Encounter, mai 1956.
2 Une étude détaillée a été faite à propos de l'indépendance du Maroc, en 1955.
XVI
L'avenir des catégories dirigeantes
en Occident
XVII
Remarques sur révolution du régime soviétique
1 Telle est du moins la rationalisation économique de la politique stalinienne des plans quinquennaux.
2 Il s'agit de francs de 1957.
3 L'impôt progressif sur les traitements des fonctionnaires est impliqué par l'impôt progressif sur les
traitements privés. L'existence des profits constitue une raison supplémentaire de la pro gressivité.
XVIII
L'avenir des catégories
dirigeantes en Union soviétique
XIX
Conclusions
ANNEXE
Quelques critiques m'ont reproché de n'avoir pas mis à jour les statistiques
des Dix-huit leçons. Je ne suis pas très sensible à ces reproches, en raison du
caractère même de ces cours. Ceux-ci ne sont, à aucun degré, une description
des sociétés russe ou américaine, soviétique ou occidentale. Ils tendent à
dégager quelques concepts fondamentaux, à mettre à l'épreuve une méthode
d'analyse, à dissiper mythes ou préjugés. Le degré exact d'accomplissement de
l'actuel plan quinquennal, l'écart subsistant entre le produit national
d'U.R.S.S. et celui des États-Unis, si intéressants que soient ces faits ou ces
comparaisons, ne répondent pas aux exigences majeures de notre recherche.
Cependant, pour satisfaire la curiosité de certains lecteurs et aussi parce que
la croissance économique de ces dernières années pose quelques problèmes, à
peine indiqués dans ces cours, j'ai jugé utile d'offrir, dans cette annexe, un
complément d'information, en même temps que des statistiques plus récentes.
Le taux de croissance, en Europe occidentale, au cours des années 1950-
1960, a été largement supérieur non seulement à celui de la Grande-Bretagne
et des États-Unis, au cours de ces mêmes années, mais aussi au taux de
croissance qui a été celui des pays occidentaux, calculé sur une longue période.
Le taux de croissance de la productivité par homme-année a été en France,
entre 1950 et 1960, de 4,7 % dans l'agriculture, de 4,5 dans l'industrie,
de 3,3 dans les services. Les taux de l'Allemagne et de l'Italie
entre 1949 et 1959 ont été supérieurs : respectivement 5,6 et 5,6 dans
l'agriculture et l'industrie pour la première, 5,4 et 7,1 pour la seconde. Les taux
correspondants ont été de 3,8 et 3,7 aux États-Unis, 3,9 et 2,1 au Royaume-
Uni.
Le produit national brut par habitant de la France de 1960 représente 63 %
du produit national brut américain si la pondération est faite d'après les prix
américains, 47 % si la pondération est celle des prix européens. En admettant
un taux de croissance de la production intérieure brute de 4,7 %, le P.N.B.
français par habitant représentera, en 1985, 152 par rapport à l'actuel P.N.B.
américain par habitant avec la pondération des prix américains, 115 avec la
pondération des prix européens. Si le taux de croissance français des années
50 se maintient et si le taux américain de croissance du P.N.B. par habitant,
observé sur la longue période, d'un peu moins de 2 % ne s'élève pas, on en
conclut évidemment que le P.N.B. par habitant se rapprochera d'ici deux ou
trois décennies de celui des États-Unis. Tous ces calculs sont fondés sur une
méthode classique. On établit d'abord le volume de la main-d'œuvre, on
admet un taux de croissance de la productivité et une certaine distribution de
la main-d'œuvre entre les différents secteurs en fonction du volume du P.N.B.,
de même qu'une certaine répartition de la demande finale aux différents
niveaux de revenus. Les pays les plus avancés servent de référence en ce qui
concerne distribution de la main-d'œuvre et demande finale. Ces projections
quantitatives, qui présentent une marge importante d'incertitude, signifient la
multiplication par 2,5 de la consommation par tête entre 1960 et 1985. Le
volume de la consommation par habitant en 1985, mesuré au prix de 1959,
serait donc de l'ordre de 9 100 francs par an, soit 2 300 par ménage moyen de
trois personnes et par mois. La production industrielle constituerait toujours la
part prédominante de la production totale : près des deux tiers de celle-ci ;
45 % de la population seraient occupés dans les services.
Même si le P.N.B. par habitant, en Europe occidentale, se rapproche de celui
des États-Unis, ceux-ci continuent de progresser plus vite que le Vieux
Continent en terme de P.N.B. total parce que le taux américain de croissance
démographique 1,8 % est beaucoup plus élevé que celui de la France ou de
l'Allemagne (dans les deux cas inférieur à l'unité). De plus, les États-Unis
disposent d'une réserve considérable d'espace – ce qui n'est le cas ni de la
Grande-Bretagne ni de l'Allemagne.
Ces chiffres posent une question de portée historique : les taux des
années 50 sont-ils exceptionnels, dus à des causes qui ne sont pas susceptibles
de se maintenir ou de se reproduire, ou annoncent-ils une véritable mutation
qualitative des économies occidentales ? Quels que soient les écarts entre les
taux calculés par les différents auteurs en raison de l'incertitude des statistiques
et des méthodes (en particulier quels prix doit-on retenir, ceux de l'année
initiale, de l'année finale ou de l'année intermédiaire ?), tous les auteurs
s'accordent sur les ordres de grandeur. Calculé à partir de 1839, le taux de
croissance du produit national brut par tête (en valeur réelle) aux États-Unis est
de 1, 5/8 % par an, le taux de croissance du produit national brut en valeur
réelle de 3,5 % par an1. Il n'y a pas de tendance nette soit à l'augmentation soit
à la diminution du taux de croissance par tête, le taux de croissance du P.N.B.
global ayant inévitablement tendance à croître ou décroître en fonction de la
croissance démographique.
Une autre étude, de D.C. Paige, F.T. Blackaby, S. Freund (également publiée
par la Sedeis, no 804, du 1er décembre 1961), calcule le taux de croissance du
produit national, en valeur réelle par homme-année (autrement dit la
productivité d'un travailleur au cours d'une année). Les taux de croissance,
calculés sur le long terme, pour le Japon à partir de 1880, pour l'Italie à partir
de 1863, pour l'Allemagne à partir de 1853, pour la France à partir de 1855,
pour les États-Unis à partir de 1871, pour le Royaume-Uni à partir de 1857, se
situent entre un maximum de 2,9 % pour le Japon, un minimum de 1, 2 pour
le Royaume-Uni et l'Italie, les États-Unis avec 2,0 venant en tête des pays
d'Occident, l'Allemagne et la France ayant un taux de 1, 5. Si l'on songe que le
Commissariat au Plan envisage un taux de croissance de 4,7 % par an du
produit par homme-année pour la période 1960-1985, on mesure la véritable
révolution sur laquelle comptent les économistes français et même la plupart
des économistes occidentaux.
Pourquoi des taux sont-ils concevables aujourd'hui qui dépassent de
beaucoup ceux que l'on a observés dans le passé ? Les fondements de cet
optimisme me paraissent les suivants. La prise de conscience du phénomène a
contribué à la transformation de l'attitude des entrepreneurs et même des
masses populaires à l'égard du travail et de la productivité. Ce qui était hier un
résultat non directement visé et parfois à peine perçu d'une quantité d'actions
individuelles est aujourd'hui objet d'une volonté, aussi bien au niveau de
l'entreprise qu'à celui du gouvernement.
Les pays d'Europe occidentale diffusent les modes modernes de production
à travers une économie dont certains secteurs, par exemple dans l'agriculture,
avaient résisté à la révolution scientifique. Ils ont devant eux l'exemple des pays
plus avancés et sont en mesure de prévoir, au moins approximativement, ce
que seront les agrégats principaux à quelques années d'échéance. Le progrès
technique, entretenu par les sommes énormes dépensées pour les recherches,
s'accélère plutôt qu'il ne se ralentit. Enfin, depuis une quinzaine d'années, les
pays d'Europe continentale ont réussi à atténuer considérablement les
fluctuations cycliques. Celles-ci ne se sont manifestées que par des alternances
de croissance accélérée et de croissance ralentie, non par des alternances
d'expansion ou de contraction. Ces arguments ne prétendent nullement
démontrer que les économies d'Europe continentale, celle de la France en
particulier, peuvent compter sur un taux de croissance de la production par
homme-année de 4,5 à 5 %. Ces taux sont exceptionnels, bien qu'ils aient été
observés déjà dans le passé (en France entre 1922 et 1929, aux États-Unis
de 1872 à 1880 ou même de 1871 à 1889). Ils seraient exceptionnels, en tout
cas, s'ils se maintenaient sur une durée de plusieurs dizaines d'années. Ils ne
sauraient d'ailleurs se maintenir à 4 ou 5 % pendant un siècle. Un taux de 5 %
aboutit à une multiplication par plus de 11 en cinquante ans, par plus
de 130 en cent ans. Un taux de 4 % aboutit à une multiplication par plus
de 7 en cinquante ans, par plus de 50 en cent ans.
Au reste, ce n'est pas seulement la continuation indéfinie de l'actuelle
croissance de la productivité qui est impossible, c'est aussi l'actuelle croissance
des quantités consommées d'énergie et de matière première. On calcule que les
besoins mondiaux d'énergie, actuellement de 5 milliards de tonnes équivalent-
charbon, seraient de 9 milliards en 1975. Au rythme d'augmentation de 5 %
par an, la consommation de pétrole atteindrait 7,5 milliards de tonnes en
l'an 2000.
Il n'est pas question de s'interroger sur les perspectives lointaines de pénurie
d'énergie et de matières premières ou, tout au contraire, d'abondance grâce au
progrès scientifique. Tout ce que nous voulions indiquer, c'est que la croissance
de la production, telle que la mesurent les comptables nationaux, est désormais
une constante des économies occidentales, que les taux de croissance européens
sont aujourd'hui supérieurs au taux calculé sur le long terme grâce auquel les
États-Unis sont devenus le pays le plus riche du monde. Après tout, un taux
de 2 % aboutit, au bout d'un siècle, à une multiplication par plus de 7.
Venons maintenant aux chiffres soviétiques et aux dix années écoulées
depuis la mort de Staline. La croissance de l'économie et surtout de l'industrie
soviétique a continué, à une allure accélérée, entre 1953 et 1958, à une allure
nettement ralentie depuis 1958.
Durant les années 1953-1958, les successeurs de Staline multiplièrent les
réformes dont la plus spectaculaire fut la suppression des « stations de
machines » et qui toutes visaient à donner aux kolkhoziens des raisons
supplémentaires de produire et de livrer leur production. De 1950-
1952 à 1957-1959, le taux de croissance de la production agricole fut de 6 %
par an. Depuis cette date, il y a eu stagnation à peu près complète (ce qui a
obligé le gouvernement à décréter le 1er janvier 1962 une hausse des prix des
produits alimentaires). L'échec de l'agriculture au cours de ces dernières années
semble dû avant tout aux erreurs des dirigeants (mise en culture des terres
vierges d'Asie et autres décisions, techniquement peu heureuses).
L'échec de ces dernières années n'efface pas les progrès accomplis durant les
années qui suivirent immédiatement la mort de Staline. Par rapport au niveau
incroyablement bas de 1958, l'augmentation est substantielle, 45 % pour le
troupeau des bovins entre le début de 1953 et le début de 1962, 31 % pour les
ovins et les caprins. La production de viande, 41,5 kg par habitant, représente
environ 40 % de celle des États-Unis. En revanche, la production de beurre par
habitant doit être comparable dans les deux pays, celle de lait, de 291 kg par
habitant en 1962, est quelque peu inférieure (de 15 % environ) à celle des
États-Unis. En revanche, si l'on rapportait les ressources actuelles de
l'agriculture soviétique à celles de 1928, par tête de la population, on aurait le
sentiment que les conséquences catastrophiques de la collectivisation sont
seulement en voie d'être effacées. Encore ne faut-il pas oublier que les
ressources agricoles sont obtenues avec un pourcentage réduit de moitié
environ de la main-d'œuvre totale.
En ce qui concerne le niveau de vie, celui-ci a progressé rapidement au cours
des cinq années qui ont suivi la mort de Staline. Entre 1952 et 1960, il a dû
augmenter de quelque 50 % (mais à partir d'un niveau très bas). Il a diminué
en 1962, à la suite du relèvement des prix agricoles et à cause de la stagnation
de la production agricole. Selon tous les calculs occidentaux, le niveau de vie
soviétique reste très inférieur à celui de l'Europe occidentale, a fortiori à celui
des États-Unis.
La croissance industrielle s'est sensiblement ralentie au cours de ces dernières
années, mais elle est restée rapide. Le plan de 1956 fut abandonné en
septembre 1957. A sa place fut lancé un plan septennal (1959-1965). Mais, en
fait, ce dernier plan, à son tour, fut à demi abandonné ou, tout au moins, il ne
pourra être réalisé ni en matière de production agricole, ni en fait de niveau de
vie. Même les industries lourdes sont quelque peu en retard sur les prévisions.
Malgré tout, le taux de croissance du produit national est demeuré très élevé.
Bien que les estimations varient, le taux de croissance du P.N.B., au cours de la
dernière décennie, a dû être de 6 à 7 %. Ce résultat a été obtenu, comme au
cours de la période stalinienne, par une augmentation massive de l'emploi non-
agricole (4 à 5 % par an), par un pourcentage très élevé d'investissement brut
(de l'ordre de 30 % d'après le professeur A. Bergson). Les successeurs ont, à
coup sûr, introduit de multiples réformes, tendant à la « rationalisation » du
régime. Mais, au cours de ces trois dernières années, une tendance à un retour
vers une centralisation accrue a remplacé la tendance ancienne à la
décentralisation. Bien que les économistes et les dirigeants soviétiques
reconnaissent les problèmes nouveaux que posent la complexité de l'économie
industrielle et les choix nécessaires entre les investissements, ni dans
l'agriculture ni dans l'industrie les traits spécifiques d'une économie soumise à
une planification autoritaire et détaillée n'ont été éliminés ou même
sensiblement atténués. Le rapprochement avec les économies occidentales
s'accuse en ce qui concerne le volume de la production et peut-être la qualité
technique (au moins en certains domaines). Les régimes – la répartition des
ressources, le rôle des prix, les facteurs de la croissance – demeurent presque
aussi éloignés l'un de l'autre aujourd'hui qu'il y a dix ans.
L'Union soviétique qui a de plus en plus besoin de ses managers ou
techniciens est encore gouvernée par les hommes du parti. L'idéologie officielle
continue de justifier le parti et l'État. Les excès pathologiques du stalinisme ont
disparu. Les formes extrêmes de la terreur appartiennent au passé. En ce sens,
la libéralisation est incontestable. Mais le marxisme-léninisme continue de
prétendre au monopole d'une vérité universelle et à refuser aux autres doctrines
le droit à l'existence. M. Khrouchtchev accepte la coexistence pacifique entre
États, non la coexistence pacifique dans le domaine de l'idéologie.
Certes, la situation n'est plus cristallisée comme elle l'était hier. Les
dirigeants de l'U.R.S.S. condamnent le culte de la personnalité et ils vont
répétant que les artistes, écrivains, musiciens ont droit à quelque liberté de
création, mais à condition de suivre fidèlement les directives du parti et d'être
au service de l'édification socialiste. Aussi tantôt l'aiguille de la balance penche
du côté du libéralisme – et des récits des camps de concentration sont
publiés –, tantôt l'aiguille penche de l'autre côté et M. Khrouchtchev rappelle
que peinture abstraite, musique dodécaphonique appartiennent à l'Occident
pourri et que l'idéologie exclut la coexistence pacifique.
En d'autres termes, la contradiction intrinsèque du régime soviétique n'est
pas résolue et ne peut pas l'être. Si les intellectuels avaient toute liberté de
discuter, ils discuteraient les dogmes fondamentaux, l'assimilation du parti au
prolétariat, l'orthodoxie d'État, la suprématie des hommes de l'appareil. Mais
le refus de la liberté intellectuelle ne peut et ne doit plus être poussé jusqu'aux
limites staliniennes de l'absurde. Jusqu'à quel point la liberté intellectuelle est-
elle compatible avec la stabilité de l'idéocratie ? Les dirigeants de l'Union
soviétique cherchent, en tâtonnant, une réponse à cette interrogation à laquelle
la détente avec l'Occident et la querelle avec Pékin donnent une urgence
accrue2.
1 Ce chiffre est emprunté à une étude de Raymond W. GOLDSMITH, « La Croissance économique des
États-Unis d'après le produit national », Bulletin Sedeis, no 844, 10 février 1963.
2 Que représente aujourd'hui le P.N.B. de l'Union soviétique en pourcentage de celui des États-Unis ?
A nouveau les estimations varient. D'après Abram Bergson, le P.N.B. de l'U.R.S.S. représentait
en 1960 48 % de celui des U.S.A. Avec un taux de 5 %, il atteindrait en 1980 l'indice 127,8 (le P.N.B.
des U.S.A. en 1960 = 100), avec un taux de 6 % 153, 9. Entre-temps, avec un taux de 3 %f le P.N.B. des
États-Unis atteindrait à la même date 180, 6, ou avec un taux de 4 % 219,1. Cependant cette supériorité
de P.N.B. américain n'exclurait pas que la production industrielle de l'U.R.S.S., en tout cas en certaines
branches, rattrape ou dépasse celle des États-Unis. Même en ces hypothèses, le niveau de vie soviétique
demeurerait largement inférieur à celui des pays occidentaux, le taux de croissance étant obtenu par une
méthode d'investissements forcés et, à moins de réformes fondamentales dans l'agriculture et dans
l'organisation, ne pouvant être maintenu du jour où les planificateurs distribueraient largement à la
population les profits de la croissance. Au cours des deux dernières années 1962 et 1963, la crise agricole
s'est aggravée et même la croissance de l'industrie semble freinée.
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
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Raymond Aron
La lutte de classes
La lutte de classes prolonge l'enquête des Dix-huit leçons sur la société
industrielle. Les dix-huit leçons analysaient les caractères communs à toutes les
sociétés industrialisées et aussi les différences spécifiques des types occidental et
soviétique. Selon la même méthode, Raymond Aron analyse cette fois les
groupes sociaux et les catégories dirigeantes dans la société de type soviétique et
dans la société de type occidental. Il montre en quel sens il y a, en quel sens il
n'y a pas de lutte des classes dans l'une et dans l'autre société. Une fois de plus
il irritera les dogmatiques de tous les camps et il instruira ceux qui veulent
comprendre le monde avant de le transformer.
Cette édition électronique du livre La lutte de classes de Raymond Aron a été réalisée le 11 juillet 2017 par
les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070350476 - Numéro d'édition : 32834).
Code Sodis : N45612 - ISBN : 9782072418143 - Numéro d'édition : 207026
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de
l'édition papier du même ouvrage.