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Histoire & Mesure

Contribution à la définition d'un mode de production proto-industriel


Claude Cailly

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Cailly Claude. Contribution à la définition d'un mode de production proto-industriel. In: Histoire & Mesure, 1993 volume 8 - n°1-
2. Varia / Démographie et histoire. pp. 19-40;

doi : https://doi.org/10.3406/hism.1993.1413

https://www.persee.fr/doc/hism_0982-1783_1993_num_8_1_1413

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Résumé
Claude Cailly. Contribution à la définition d'un mode de production proto-industriel.
Cet article a pour objet d'apporter une nouvelle contribution à la théorie de la proto-industrialisation
initialisée par Franklin Mendels donnant une nouvelle explication de la transition économique aux
XVIIIe et XIXe siècles dans les pays développés. Cette problématique suppose de définir et de
mesurer le concept en présentant les difficultés d'ordre méthodologique et épistémologique qu'il
soulève, puis de proposer une définition d'un mode de production proto-industriel, mode de production
de la transition reposant sur des rapports sociaux spécifiques et contenant en germe les
caractéristiques du mode de production capitaliste. Renversant les perspectives mendelsiennes,
l'auteur adopte ici une définition à la fois plus large et plus restrictive de la proto-industrialisation que
celle proposée par les promoteurs du modèle.

Abstract
Claude Cailly. A contribution to the definition of a proto-industrial production mode.
This article is meant to bring a new contribution to the theory of proto-industrialisation initialized by
Franklin Mendels giving a new explanation for the economical transition in the 18th and 19th centuries
in developed countries. This problematics implies to define and measure the concept by showing the
methodological and epistemologjcal difficulties it raises, and then to suggest a definition of a proto-
industrial
production mode, a production mode of the transition based on specific social relationships and
containing in embryo the features of the capitalist production mode. Overcoming Mendel's prospects,
the author
adopts here a definition of proto-industrialisation both wider and more restrictive than the one
suggested by the promoters of the model.
Histoire & Mesure, 1993, VIII-1/2, 19-40

Claude CAILLY

Contribution à la définition d'un mode de


production proto-industriel

Malgré une abondante historiographie, l'analyse des voies de


passage au capitalisme industriel dans les pays développés reste toujours
un champ de recherche inépuisable et controversé. Après le
foisonnement des théories du développement de la décennie 1960-1970, la théorie
de la proto-industrialisation proposée par Franklin Mendels (1) à partir
du modèle flamand a paru fournir une nouvelle explication de la
transition économique dans les pays développés.
Rompant avec l'historiographie traditionnelle sur l'industrialisation
de l'ère pré-industrielle, cette théorie considère l'industrie rurale
domestique de l'Ancien Régime Economique non pas comme « le dernier
avatar de la fabrication artisanale, le dernier recours du capitalisme
commercial », mais comme « la première phase du processus global de la
modernisation industrielle » (2).
Cette nouvelle problématique prolongée et développée par l'école
historique allemande de Gôttingen (3) suscita discussions, critiques et
polémiques (4) avant de faire l'objet d'une mise au point lors du Congrès
International de Budapest par F. Mendels lui-même (5).
En dépit de cette clarification, le concept suscite toujours doute et
scepticisme chez de nombreux historiens. Si l'on se satisfait d'une
approche statique et descriptive du système productif de l'Ancien
Régime Economique, sans doute n'était-il pas nécessaire d'introduire un
néologisme pour désigner l'industrie rurale artisanale dispersée à
domicile. Mais dès lors qu'il s'agit de renouveler les théories du
développement en «liant pour la première fois dans un modèle intra-régional,
agriculture commercialisée, manufactures rurales et indicateurs
démographiques » (6), ce nouveau concept peut être opératoire et soumis à
vérification.
Cette théorie comporte trois aspects :
— L'identification et la définition d'un «mode de production
proto-industriel », c'est-à-dire d'un système organisé de la production
reposant sur des rapports sociaux spécifiques, contenant déjà en germe
les caractéristiques du mode de production capitaliste.
— La genèse et les raisons de son apparition et de son
développement dans T'espace et dans le temps.

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— Une problématique faisant de ce modèle une condition préalable


nécessaire sinon suffisante de la réussite de la transition industrielle dans
les pays aujourd'hui développés, tant par ses implications économiques
que démographiques.
Force est de constater qu'à ce jour, partisans et adversaires de la
théorie se sont davantage affrontés sur la pertinence de la problématique
que sur la définition et la mesure empirique du concept. Or, si l'on admet
le changement de perspective proposé par F. Mendels, définition du
concept et problématique de la transition sont indissociables. Certes,
l'avènement ou non du capitalisme industriel peut résulter de facteurs
exogènes au modèle proto-industriel, mais il peut aussi tenir à la nature,
aux formes, à l'évolution, aux contradictions du modèle lui-même. Les
situations de discontinuité sont probablement aussi nombreuses que
celles où la transition réussit. Les régions de la façade atlantique dont le
développement économique reposant sur le système colonial et
esclavagiste fut remis en cause au moment de la Révolution et de l'Empire
illustrent parfaitement la première situation. Pour ces régions, l'échec de
la transition industrielle est-il dû à des facteurs « perturbateurs »
externes au modèle ou/et à la nature et aux contradictions de celui-ci ?
Dans le premier cas, les hypothèses peuvent être validées a contrario.
Dans le second cas, c'est le modèle lui-même qui ne se vérifie pas.
En dépit de l'intérêt suscité par ces travaux, la
protoindustrialisation reste mal définie, le vocabulaire reste imprécis (7), les
difficultés méthodologiques et conceptuelles sont rarement abordées et
encore moins résolues.
Dans cet article, c'est cet aspect de la théorie que nous voudrions
analyser à la lumière des travaux que nous avons menés sur une région
qui constitue précisément un contre-modèle au modèle idéal
flamand (8).
Quelles sont les caractéristiques spécifiques du mode de
production proto-industriel? Se distingue-t-il du mode de production
marchand (9) ? En quoi préfigure-t-il le mode de production capitaliste ?
Selon les promoteurs du modèle, trois critères caractérisent le
système proto-industriel : « Premièrement, une industrie à localisation
rurale et à participation de petits paysans parcellaires ou de prolétaires
campagnards ; deuxièmement, une production destinée à des échanges
extérieurs au marché local et régulée par des intermédiaires et des
marchands ; enfin, insertion de ces activités dans un réseau complexe de
transferts, de complémentarités et de services entre régions agricoles
voisines plus ou moins spécialisées et plus ou moins peuplées » (10). Ces
trois critères devant s'observer au niveau régional, cadre d'analyse de la
proto-industrialisation .
Si cette définition permet de différencier industrie rurale et
protoindustrialisation, les difficultés tant d'ordre épistémologique que
méthodologique subsistent, surtout concernant le premier critère. Sans avoir la
prétention de les résoudre, ce sont ces difficultés que nous voudrions
présenter avant de proposer une définition du mode de production
proto-industriel.

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I. — LES DIFFICULTÉS DE MESURE DE LA


PROTOINDUSTRIALISATION TENANT AUX SOURCES

Comment définir une communauté ou une région


protoindustrielle ? Selon quels indicateurs ? Comment mesurer son niveau
proto-industriel absolu et relatif?
A l'ère pré-statistique et aux débuts de l'ère statistique, aucune
source directe ne permet de mesurer la part du revenu industriel dans le
revenu d'une région et l'importance de la population active «
protoindustrielle » dans l'ensemble des « actifs ».
Faute d'une économétrie impossible, il faut bien se satisfaire des
seuls critères quantitatifs permis par les sources : enquêtes et états
industriels, rôles des contributions (vingtième d'industrie et patente),
structure professionnelle (sources fiscales, état-civil, listes nominatives
de recensement, registres de conscription, actes notariés).

1. Les sources fiscales « industrielles »

Malheureusement, aussi bien le vingtième d'industrie d'Ancien


Régime que la patente depuis la Révolution ne rendent compte de
manière satisfaisante du caractère et du niveau proto-industriel d'une
région ou d'une communauté.
Sous l'Ancien Régime, le vingtième d'industrie de Mai 1749 ne
concerne d'abord de facto, puis de jure à partir de 1777 que le négoce et
l'artisanat urbain (11). Indicateur bien imparfait pour mesurer une
proto-industrialisation dont l'on reconnaît volontiers le caractère
essentiellement rural et pour mener à bien une étude comparative, le monde
des privilégiés ou exemptés, — nombreux chez les négociants — ,
pouvant varier d'une ville à l'autre.
Sous le nouveau régime fiscal, la patente, en taxant de fait le travail,
permet de mieux appréhender l'activité artisanale et industrielle rurale,
mais son application à l'artisanat de service (12) et au commerce de
détail dépasse le champ proto-industriel, tout en écartant de nombreux
petits producteurs « indépendants » (tisserands par exemple) qui se
déclarent paysans pour échapper à l'imposition ou qui, plus tard,
surtout après la loi de 1844, sont exemptés (13).
Dans ces conditions, en milieu rural, la patente souligne autant
l'importance de l'activité agricole par la connaissance des activités qui
en sont le prolongement nécessaire (artisanat de service et commerce de
détail), que l'activité industrielle proprement dite. En milieu urbain, elle
reflète bien davantage le revenu résultant du commerce de détail que
celui du grand négoce et de l'activité manufacturière (proto-industrielle
et industrielle) (14).

2. Les sources concernant l'emploi

Plus satisfaisant que les critères précédents pour appréhender


l'ensemble de l'activité manufacturière d'une région, l'emploi représente

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pour les promoteurs du modèle proto-industriel le critère quantitatif


principal de la proto-industrialisation. Bien que ses sources soient plus
disponibles, plus « contrôlables », plus variées (rôles fiscaux, listes
nominatives de recensement, état-civil, listes de conscription, actes
notariés), sa connaissance se heurte avant tout à un problème d'ordre
épistémologique tant que l'on n'a pas défini empiriquement et
rigoureusement les acteurs «proto-industriels » (15). Ce problème est
difficilement surmontable car « l'emploi dans l'industrie rurale est justement un
emploi mixte avec dosage variable de l'élément agricole et de l'élément
manufacturier» (P. Jeannin) (16). L'évaluation de ce dosage étant
évidemment statistiquement impossible, l'approche de la
protoindustrialisation doit nécessairement recourir à des critères qualitatifs,
sources inévitables d'élargissement et de discussion du concept faute de
critères objectifs.
Si l'on retient comme critère de définition de la
protoindustrialisation « la participation de ménages paysans dans la
production (manufacturière) » (F. Mendels), l'emploi proto-industriel doit
nécessairement inclure non seulement l'emploi masculin adulte mais
aussi celui des femmes et des enfants.
Or, la connaissance statistique de ce dernier est parfaitement
illusoire, d'une part, parce que les rôles fiscaux nominatifs d'Ancien
Régime ne mentionnent que les professions des contribuables « chefs de
ménage » masculins (17) et, d'autre part, parce que les listes nominatives
de recensement de la première moitié du XIXe siècle n'indiquent
généralement que les professions des hommes et celles des femmes, veuves ou
célibataires, mais rarement des femmes mariées (18).
Dans ces conditions, le caractère proto-industriel ne pourra être
raisonnablement établi que par l'emploi masculin. Or, dans le textile et
dans la métallurgie de transformation, secteurs dominants du système
proto-industriel, une main-d'œuvre féminine « dualiste »
(professionnelle et occasionnelle), parfois abondante, peut très bien exister dans des
communautés quasi exclusivement agricoles au regard du seul emploi
masculin. Dans les communautés où l'emploi masculin proto-industriel
peut être dénombré, cet inconvénient est tempéré car, dans le cadre de
l'économie domestique dispersée, c'est généralement toute la famille qui
participe à l'exercice de la profession du mari, de telle sorte que l'emploi
des femmes et des enfants « en âge de travailler », — même partiel et
discontinu —, se trouve indirectement pris en compte à travers celui du
mari. Contexte classique du textile où femmes et enfants participent aux
tâches auxiliaires du tissage (bobinage, dévidage, ourdissage). Dans
cette situation, seule la contribution des veuves et célibataires, —
domestiques et journalières — , participant saisonnièrement à des tâches
manufacturières — généralement à la filature — , ne pourra être
mesurée, mais le caractère proto-industriel d'une communauté ne sera
pas douteux. Dans les autres situations, au contraire, où l'emploi
masculin agricole est dominant voire exclusif, l'emploi féminin
échappera, dans sa majorité, à tout enregistrement statistique.
Hélas, la détermination de la population active masculine
protoindustrielle, elle-même, est rendue incertaine par la diversité des défini-

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tions des professions selon les communautés, les intentions


administratives et les interprétations des administrateurs locaux.
Pratiquement, est-on toujours certain que l'artisan est distingué du
paysan et, lorsque l'emploi est mixte, comment discerner l'activité
principale ? Dans l'un et l'autre cas, il est bien difficile de ne pas s'en
remettre « aveuglément » à l'appréciation des contemporains,
appréciation qui sera sans aucun doute exacte s'il s'agit d'une activité exclusive,
mais, en cas de pluri-activité, la qualification sera plus douteuse. Si nous
étions certain que la profession indiquée traduise toujours l'activité
principale, la distinction serait relativement aisée. Tel est le cas lorsque
le tisserand professionnel rural interrompant le tissage seulement l'été et
disposant d'un lopin de terre est mentionné « tisserand », mais rien ne
garantit qu'il en soit toujours ainsi (19).
Le même problème se pose, et de manière encore plus aiguë, au sein
du prolétariat ouvrier. Comment distinguer le journalier (ou le
domestique) proto-industriel du journalier agricole ? Là aussi, la qualification
varie selon les sources, les époques et la conjoncture économique. La
mention de leur affectation industrielle ou agricole est rarement précisée.
Si dans la majorité des cas, il s'agit d'ouvriers agricoles, il n'en est pas
toujours ainsi, surtout dans les zones métallurgiques où ils constituent
l'essentiel de la main-d'œuvre « externe » de la branche. Certes, si dans
une communauté, leur nombre est manifestement élevé eu égard au
faible nombre d'exploitants agricoles et à la forte présence d'artisans,
l'on peut présumer qu'ils représentent à part entière une main-d'œuvre
proto-industrielle « auxiliaire » et inversement dans les communautés
agricoles. Mais, on le voit, cette interprétation exige la confrontation de
diverses sources validant le caractère proto-industriel ou non de la
communauté ou de la région considérée.
Concrètement, faute d'information suffisante et précise sur l'activité
féminine, seul l'emploi masculin adulte (supérieur à l'âge de quatorze
ans) peut servir d'indicateur quantitatif, même si l'incertitude des
sources et la coexistence fréquente entre travail agricole et travail
manufacturier ne peuvent permettre d'établir toujours aisément la
nature principale de l'activité professionnelle. Une approche convenable
de la réalité sociale pourra seulement être obtenue, d'une part, par la
confrontation avec les sources qualitatives et le recours à la contr'é-
preuve et, d'autre part, en fonction de l'environnement général. Si, par
exemple, la profession de fileuse ou de journalier, est exercée dans une
communauté où l'emploi artisanal de production masculin est élevé,
l'organisation domestique de la production fera présumer que cet
emploi participe principalement à l'activité manufacturière. A ce titre, ce
« prolétariat campagnard » (P. Deyon), — mais aussi urbain — , pourra
être assimilé au prolétariat proto-industriel. Sa qualification réelle sera
donc déterminée moins par la mention portée dans les documents que
par la participation présumée ou non à l'activité proto-industrielle
définie par l'emploi masculin dominant dans la région ou communauté
considérée.
Par ce moyen, l'on pourra contourner les difficultés insurmontables
de connaissance statistique décourageant toute caractérisation d'une

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communauté ou d'une région et se contenter du seul emploi masculin


« déclaré » relevant de l'artisanat de production, sauf si les sources
permettent de déterminer précisément l'activité féminine.

П. LES DIFFICULTÉS DE NATURE ÉPISTÉMOLOGIQUE

Ces difficultés de reconstitution de la population active


protoindustrielle tenant à l'incertitude des sources sont évidemment
inhérentes à la définition même du concept de proto-industrialisation telle que
la propose ses auteurs.

1. Industrie rurale, pré-industrie et proto-industrie

La satisfaction des besoins élémentaires a toujours nécessité des


produits manufacturés destinés à l'auto-consommation et à la
consommation locale sous forme de valeurs d'usage. Une partie de la
production était ainsi assurée par les paysans eux-mêmes. Une autre partie
l'était par l'activité spécifique d'artisans professionnels présents dans la
plupart des communautés villageoises, distincts de la paysannerie. C'est
cet artisanat domestique traditionnel, — dont l'importance s'accroît au
fur et à mesure de l'accentuation de la division sociale du travail dans les
campagnes
XVIIIe siècle
—(20).
, qu'une
Pourcartographie
nous, il s'agitindustrielle
là plutôt d'un
exprimerait
artisanat encore
de service
au
assimilable à celui des nombreux métiers ruraux nécessaires à la vie
quotidienne que d'un « artisanat de production » (21), orienté par et
vers le marché national et international, par l'intermédiaire de
marchands, soit dans le cadre du Kaufsystem, soit dans celui du
Verlagsystem (cf. infra). La traduction statistique de cette distinction
qualitative étant impossible, seule la notion de seuil atteint, —
nécessairement arbitraire — , peut nous guider dans la recherche d'une
quantification approximative de l'emploi proto-industriel.
Ce critère d'un marché régulateur extérieur à la région permet donc
de différencier proto-industrie et industrie domestique primitive et de
distinguer industrie rurale, proto-industrialisation et
préindustrialisation. Alors que la proto-industrialisation représente la
première phase de l'industrialisation moderne, la pré-industrie englobe
toute activité de transformation antérieure à la grande industrie y
compris l'artisanat urbain. Si la proto-industrie est avant tout une
industrie rurale et pré-industrielle, toute industrie rurale et
préindustrielle n'est pas proto-industrielle et, en conséquence, toute région
n'est pas proto-industrielle.

2. Artisan ou/et paysan ?

La proto-industrialisation n'est pas réductible à l'existence d'un


marché extérieur à la région. Elle doit aussi être définie selon la nature

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même de la force de travail utilisée à des fins manufacturières. Si l'on


considère que toute participation du monde paysan à une activité de
transformation témoigne d'une activité proto-industrielle, alors, là
aussi, la quasi-totalité des régions de l'ancienne France peut être
qualifiée, à des degrés variables, de proto-industrielle ! (22).
Les difficultés proviennent de l'utilisation du terme « paysan ».
Même lorsqu'on lui adjoint celui de « prolétariat campagnard » (P.
Deyon), ce terme, dans l'approche de la proto-industrialisation
entretient une totale confusion. Par définition, les paysans exercent une
activité agricole et non manufacturière. A l'inverse, répétons-le, à la
suite de P. Bois et de H. Medick, « le tisserand n'est pas un
paysan » (23). C'est un artisan rural, dépendant ou indépendant, dont
les comportements économiques et les attitudes sociologiques peuvent
être différents de ceux du monde paysan comme le sont aujourd'hui ceux
des ouvriers d'entreprises rurales (24).
L'identification de cet artisan rural n'est évidemment pas aussi
simple en raison de la pluriactivité associant surtout travail agricole et
travail manufacturier (25). C'est pourquoi, la théorie doit, si possible,
faire appel au caractère principal ou non de l'activité exercée.

3. Activité principale ou/et secondaire ?

Doit-on considérer que seule l'activité manufacturière exercée à titre


principal, assurant l'essentiel des revenus du ménage par l'utilisation
directe et spécifique de la force de travail à des fins de transformation
qualifie l'emploi proto-industriel ou faut-il, comme le proposent les
initiateurs de la théorie, le réserver essentiellement à l'emploi
complémentaire à l'activité agricole procurant un revenu d'appoint rendu
nécessaire par la paupérisation agricole ? Tel est le cas dans le textile du
tissage occasionnel et de la filature saisonnière et de la main-d'œuvre
externe employée temporairement dans d'autres industries : métallurgie,
verrerie, papeterie, tannerie, industrie du bois. Selon la première
interprétation, la main-d'œuvre masculine et féminine occasionnelle
généralement agricole (paysans parcellaires, journaliers, domestiques agricoles)
doit en être exclue. Selon la seconde, cette main-d'œuvre représente la
force de travail proto-industrielle-type.
Là encore, si l'on définit la proto-industrialisation par le travail
manufacturier complémentaire et occasionnel, le concept risque de
perdre en crédibilité ce qu'il gagne en élargissement. L'activité
protoindustrielle n'est pas motivée par la recherche d'un revenu d'appoint au
revenu agricole, mais bien par la recherche d'un revenu monétaire de
substitution d'origine différente, ce qui n'exclut ni l'autoconsommation
ni un éventuel surplus agricole commercialisable (produits d'élevage par
exemple). L'emploi proto-industriel résulte du passage d'un statut de
paysan à celui de proto-ouvrier commandé par une stratégie liée aux
conditions économiques : tensions entre structures agraires et
démographie, conjoncture économique favorable, revenu comparatif attrayant,

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perspective d'enrichissement permettant l'acquisition d'une


microexploitation assurant un revenu agricole de complément et non
l'inverse ! (26). L'attachement résiduel à la terre et l'absence de mobilité
géographique ne contredisent pas cette mobilité professionnelle intra ou
inter-générationnelle. Ce n'est qu'au XIXe siècle, avec le développement
de la grande industrie, que cette stratégie se diversifie soit par le recours
au travail en usine soit par le retour à la terre.
Là encore, la perspective doit donc être inversée (27). Seule l'activité
principale doit être prise en compte pour définir le proto-ouvrier et, en
conséquence, caractériser une communauté ou une région
protoindustrielle. Certes, sous l'Ancien Régime Economique, encore moins
qu'aujourd'hui, il n'est pas aisé de distinguer l'activité principale de
l'activité secondaire. Les sources, nous l'avons vu, ne nous facilitent pas
la tâche, mais leur confrontation peut néanmoins permettre sinon un
décompte rigoureux, du moins une évaluation approximative des
artisans de production, les seuls à s'adonner à titre principal à une activité
de transformation de produits primaires et non à une activité agricole.

4. Emploi continu ouiet emploi saisonnier ?

Très logiquement, l'accent mis par les théoriciens de la


protoindustrialisation sur la complémentarité de l'activité proto-industrielle
va de pair avec son caractère discontinu, c'est-à-dire saisonnier ou
intermittent (28).
En effet, pour ses protagonistes, la proto-industrialisation se
caractérise par « la participation de ménages paysans dans la production...
dont l'activité artisanale est presque toujours saisonnière, car elle
s'intercale entre les travaux agricoles, sauf toutefois quand la
protoindustrialisation atteint une forme extrême ou ultime et occupe des
familles entières à plein temps » (29). Malgré cette dernière et
importante réserve, c'est donc le caractère discontinu du travail artisanal
associé à sa localisation rurale et à sa complémentarité qui constitue le
critère discriminant de la proto-industrie. Certes, l'emploi « à temps
complet » n'est pas exclu, mais il est exceptionnel. Là encore, la
définition d'un mode de production proto-industriel n'exige-t-elle pas
d'inverser l'ordre des critères ?
En s'en tenant à l'industrie textile, distinguons emploi masculin et
emploi féminin.

a) L'emploi masculin

L'emploi de tisserand, — rural ou urbain — , produisant pour le


marché soit dans le cadre du Kaufsystem soit dans celui du Verlagsys-
tem, est-il continu ou saisonnier ?
Si le caractère saisonnier de l'industrie rurale est généralement
admis avec le ralentissement de la fabrication en été lors des travaux

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agricoles plus rémunérateurs et la hausse de la morne saison, ces


fluctuations de la production n'induisent pas nécessairement l'emploi
saisonnier pour le plus grand nombre de travailleurs. Dans de nombreux
cas, les sources font apparaître le caractère exclusif ou principal de
l'activité de tisserand (30).
De plus, ces fluctuations saisonnières sont variables d'une branche
à l'autre. Elles dépendent du mouvement commercial lui-même dicté par
la structure des marchés. Ce qui est vrai pour les industries orientées vers
le marché intérieur ne l'est pas dans le cas d'industries exportatrices dont
le ralentissement est davantage hivernal qu'estival (31). Ici, le
mouvement de la fabrication est plus régulier et plus continu, et le
ralentissement observable en été nous incite à un changement de perspective sur
l'interprétation à donner au caractère saisonnier de l'emploi textile
surtout rural.
Dans cette situation, n'est-ce pas le mouvement commercial
colonial et maritime qui rythme la fabrication et qui entraîne la nécessité
pour les fabricants de participer aux travaux agricoles quand ceux-ci
sont possibles, plutôt que le recours par l'agriculture aux « bras
proto-industriels » ? Ainsi, les travaux agricoles de l'été ne
constitueraient qu'un palliatif au sous-emploi industriel dicté par la conjoncture
industrielle et commerciale. La coincidence saisonnière — heureuse —
sur le marché du travail agricole de la demande des uns et de l'offre des
autres ne signifie pas que l'emploi de tisserand serait par essence
saisonnier et non spécifique. Si les métiers ruraux cessaient de battre
pendant les mois d'été, les indices de production de cette période
s'écarteraient bien davantage de la moyenne mensuelle.
Si cette interprétation des liens étroits entre mouvement industriel et
mouvement commercial est exacte, il faut reconnaître le caractère
continu et exclusif du travail de la grande majorité des tisserands de la
campagne et, a fortiori, de la ville, soumis aux aléas de la conjoncture
industrielle plus qu'aux impératifs agricoles.
Plus généralement, du point de vue socio-économique, le
protoouvrier qu'il soit rural ou urbain se rapproche, par son travail exclusif
et continu, davantage du travail industriel moderne que traditionnel.
C'est sans doute l'aboutissement d'une mutation qui s'est opérée au
XVIIIe siècle sous l'effet de la croissance et de l'orientation de l'industrie
textile.
Dès lors, l'on est en droit de se demander si la situation d'exception
décrite par F. Mendels n'est pas au contraire la situation la plus
courante, au moins lorsqu'il s'agit d'une proto-industrie exportatrice.
Dans la majorité des cas, les faits laissent penser que le travail industriel
n'est pas un appoint «intercalé» au travail agricole, mais, qu'au
contraire, c'est bel et bien le travail agricole qui « s'intercale » dans le
travail manufacturier. La même situation, — pour d'autres raisons —,
s'observe dans l'industrie métallurgique. Or, personne ne doute du
caractère industriel de l'emploi dans cette branche.
A s'en tenir à l'emploi masculin, contrairement à F. Mendels, c'est
donc le caractère exclusif ou principal et continu du travail qui doit

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permettre de définir principalement le travailleur proto-industriel et non


la participation saisonnière, irrégulière, occasionnelle rythmée par les
travaux agricoles des « ménages paysans » même si elle apporte une
contribution non négligeable à l'activité manufacturière et au revenu
industriel, complémentaire aux ressources agricoles. Au total, c'est
l'existence d'un double marché du travail, — l'un continu et permanent,
et l'autre, occasionnel ou saisonnier —, qui fait du mode de production
proto-industriel un mode de production en transition vers le capitalisme
industriel.

b) L'emploi féminin
L'emploi proto-industriel ne se conjugue pas seulement au
masculin.
A n'en pas douter, l'emploi de production occupé généralement par
des filles, femmes et veuves de proto-ouvriers urbains constitue une
activité principale voire exclusive et continue, alors que l'emploi rural
n'est pour le plus grand nombre qu'une activité secondaire, saisonnière
et d'appoint.
Nous n'ignorons pas, en effet, que malgré le silence des statistiques
et des rapports administratifs, une partie de l'activité des journalières et
domestiques rurales concerne la filature (32).
L'approche quantitative de cet emploi pendant l'ère
protoindustrielle s'avérant insoluble (33), il faut admettre que l'industrie
textile repose là aussi sur un marché du travail féminin dualiste résultant
de l'apport non négligeable aux premiers stades de la production d'un
volant de main-d'œuvre saisonnière et temporaire, non ou mal
rémunérée pour l'utilisation de cette force de travail spécifique.
Cette utilisation massive de la main-d'œuvre féminine aux stades
préparatoires renvoie à la prise en compte ou non de tous les stades de
production pour caractériser la nature proto-industrielle d'une région.

5. Un procès de production partiel ou complet ?

La moindre contribution valorisant et transformant les produits


bruts suffit-elle à établir la forme proto-industrielle (stade préparatoire)
ou faut-il que tous les stades du procès de travail se trouvent réunis
géographiquement (stades préparatoire, de fabrication et de finition) ?
Dans le premier cas, il n'est pas utile d'y insister, le concept perd de
son intérêt car, dans une économie d'ancien type, quelle est la région qui
ne participe pas de près ou de loin à l'activité d'une manufacture, en
étant ainsi complémentaire de la région où siège celle-ci (34). Dans le
second cas, au contraire, il devient utilisable puisqu'il permet
précisément de distinguer région industrielle dominante et région agricole
dominante. Malgré les difficultés pour cerner les effectifs employés aux
stades préparatoires, — féminins pour l'essentiel —, c'est évidemment

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cette seconde définition qui seule peut permettre d'identifier une région
proto-industrielle et, par conséquent, de légitimer le concept mendelsien.
A ce stade de la discussion sur la nature de la force de travail
employée permettant de définir la proto-industrie, c'est une définition
restrictive de la proto-industrialisation que nous adoptons mais dont le
contenu doit être inversé. Non seulement le travailleur proto-industriel
doit être un artisan (de production) et non un paysan, mais il doit
exercer l'activité manufacturière à titre principal et permanent et non
occasionnellement. Ce n'est que par la présence majoritaire de ces
proto-ouvriers à tous les stades de production que l'on pourra repérer
une région proto-industrielle (35).

6. Industrie rurale ou/et industrie urbaine ?

Si l'analyse qui précède doit nous permettre de vérifier et mesurer


l'existence et l'importance de l'activité proto-industrielle, celle de sa
localisation aux différents stades du procès de production est tout aussi
nécessaire pour en déterminer ses formes.
La proto-industrie est-elle exclusivement une industrie rurale ou
doit-elle aussi comprendre l'artisanat urbain de production ? Chez ses
initiateurs, on le sait, la proto-industrie s'identifie à l'industrie rurale
quand ce n'est pas à la seule industrie textile rurale. Cette exclusion du
rôle de la ville dans le modèle proto-industriel tendant ainsi à occulter
une partie essentielle de la production industrielle des économies
d'ancien type et notamment en ce qui concerne le textile, la production
lainière, souvent urbaine, a suscité de violentes critiques (36).
Bien que ce rôle soit maintenant mieux reconnu, la théorie continue
à le minimiser aussi bien dans la définition du concept que dans sa
contribution à la transition économique.
Pour ses auteurs, en effet, « la protoindustrialisation... est un
phénomène d'établissement et d'expansion de l'industrie rurale ou de la
manufacture rurale dispersée »...« C'est une industrie qui fournit avant
tout de l'emploi dans les campagnes » (37), même s'il est admis que
l'ensemble de l'industrie rurale d'une région « est organisé et coordonné
à partir de la ville »... et que « c'est souvent à la ville ou dans un bourg
que sont réalisées les dernières phases d'élaboration du produit, celles
qui exigent les matières premières de grande valeur et le plus haut niveau
de qualification de la part d'artisans dispersés ou concentrés dans la cité
et équipés d'un capital fixe encore modique » (38). Le rôle de la ville se
réduit à être le siège du capitalisme marchand, organisateur et
coordinateur de la proto-industrie [39].
Ce caractère essentiellement rural conféré à la proto-industrie
suppose de mesurer l'emploi rural avec toutes les difficultés de sources
et d'indicateurs que nous avons abordées, ouvrant ainsi la voie à la
controverse permanente.

29
Histoire & Mesure

La question des relations entre manufacture urbaine et manufacture


rurale renvoie également à un problème de définition de la ville. Ce n'est
qu'après l'avoir résolu que l'on reconnaîtra assez aisément le caractère
rural à toute industrie dont la majorité de la main-d'œuvre, à tous les
stades de production, est disséminée dans les communautés rurales.
C'est généralement le cas de l'industrie textile commune. Inversement, le
caractère urbain sera tout aussi indiscutablement établi si, en dépit des
difficultés de quantifier l'emploi au stade préparatoire, surtout féminin,
l'emploi se concentre essentiellement en ville, cas plus fréquent de
l'industrie textile exigeant un niveau de qualification et de spécialisation
plus élevé.
En réalité, au-delà des problèmes méthodologiques d'appréciation
du caractère rural ou urbain de l'activité industrielle et de la définition
même de la ville, c'est la pertinence de la division ville/campagne comme
critère de la proto-industrialisation qui doit être remise en question ?
En premier lieu, cette division ville/campagne n'est pas toujours
démontrée.
D'une part, la structure du marché du travail aux différents stades
de production ne reflète qu'en partie la division ville/campagne si
souvent observée entre stade final urbain/stade préparatoire rural et la
division sexuelle des tâches (tissage masculin urbain/filature féminine
rurale). Certes, le caractère rural au stade préparatoire est plus accentué
que celui du tissage et davantage dans l'industrie textile commune que
dans l'industrie de luxe ou de semi-luxe, mais la localisation
géographique importe moins que l'organisation du marché du travail. Un marché
du travail dualiste régit l'emploi au stade préparatoire aussi bien dans
l'industrie textile rurale que dans l'industrie urbaine.
D'autre part, opposer, comme on le démontre généralement, sous
l'Ancien Régime, l'artisanat urbain soumis au système corporatif avec
ses effets induits négatifs sur la croissance et la ruralisation croissante de
l'industrie favorisant au contraire le dynamisme industriel, ne semble
pas toujours se vérifier. L'absence de ruralisation de l'industrie étami-
nière de l'Ouest contrairement aux grandes places lainières du Royaume
l'illustre. N'est-ce pas parce que dans le Maine et dans le Perche se
trouvaient réunis de facto, dans un cadre urbain, les avantages reconnus
à l'industrie rurale (absence de corporation, non-respect de la
réglementation, liberté d'entreprise de fait, main-d'œuvre à moindre coût) sans en
présenter les inconvénients (éloignement des fabricants à façon,
difficultés et coût de transport) ? C'est l'organisation du travail et non la
localisation qui permet de définir un mode de production
protoindustriel spécifique. Nous y reviendrons plus loin.
Enfin, cette division ville/campagne renvoie aussi à la durée
annuelle du travail. Si, a priori, la résidence urbaine des travailleurs
proto-industriels implique plutôt une activité à temps complet,
permanente, continue, et la résidence rurale une activité saisonnière ou
intermittente, il n'en est pas toujours ainsi aussi bien dans les petites
villes où la vie urbaine y était à maints égards « ruralisée » que dans le
plat pays. Là encore, n'est-ce pas le caractère continu ou occasionnel du

30
Claude Cailly

travail qui doit prévaloir comme critère de distinction plutôt que la


division ville/campagne ?
En second lieu, cette division est artificielle, car l'une des
caractéristiques majeures de la proto-industrie, surtout au XIXe siècle, est
précisément la combinaison et l'articulation, dans la plupart des cas, de
la manufacture urbaine et de la manufacture rurale, les ateliers étant
disséminés à des degrés variables en ville et dans la campagne
environnante. La complémentarité des espaces l'emporte sur leur opposition.
Ces relations dialectiques sont souvent rendues nécessaires par la nature
de la fabrication en même temps qu'elles constituent un élément de la
stratégie économique et sociale des marchands-fabricants.
En conclusion, c'est cette fois une conception plus large que celle
des promoteurs de la théorie que nous proposons. Si toute industrie
rurale n'est pas proto-industrielle, la proto-industrie n'est pas
exclusivement rurale. Le système proto-industriel peut être urbain et le plus
souvent urbain-rural. A un critère purement géographique qui exclut
une partie essentielle de la production industrielle du mode de
production proto-industriel, il faut donc substituer l'approche socio-
économique, fondée sur l'analyse des rapports sociaux de production.
Ce sont bien en effet ces rapports, — négligés par la théorie de la
proto-industrialisation — , qui sont au cœur du concept. En dernière
analyse, ce sont eux qui permettent de reconnaître la spécificité ou non
d'un mode de production de la transition.

Ш. LES CARACTÉRISTIQUES FONDAMENTALES DU MODE


DE PRODUCTION PROTO-INDUSTRIEL

Même si la proto-industrialisation constitue un ensemble associant


le capital industriel et le capital marchand, une distinction fondamentale
doit être opérée entre le stade de la fabrication et le stade commercial.
La forme et l'importance respective du capital, le groupe social
détenteur des capitaux, les implications économiques et sociales de leur
possession exigent, en effet, une approche séparée avant l'analyse de
leurs rapports.

A. Le capital proto-industriel

Dans le textile, les rapports de propriété et ceux découlant de


l'organisation du travail, sans être toujours identiques, ne sont pas
fondamentalement différents. Certes, la structure sociale de l'industrie
de luxe ou de semi-luxe du fait de la nature des produits, d'une division
du travail plus poussée et d'une organisation du travail plus complexe
est plus diversifiée que celle de l'industrie commune, mais dans les deux
cas, deux groupes sociaux fondamentaux s'opposent : 1) les fabricants-
marchands ou marchands-fabricants, possesseurs d'un capital industriel

31
Histoire & Mesure

surtout circulant, dont l'étendue peut être variable, mais qui contrôlent
toujours plusieurs métiers soit à leur domicile soit au domicile de
travailleurs à façon (40) ; 2) les travailleurs salariés et les artisans
dépendants « à façon » (tisserands, peigneurs, cardeurs, fileuses) dans
une situation de subordination et de dépendance, dont l'importance
numérique s'accroît au rythme du mouvement de
concentration/prolétarisation qui accompagne la croissance proto-industrielle.
Même si des intérêts objectifs les rapprochent face aux négociants ou
marchands-commissionnaires, leur position contradictoire dans
l'organisation du travail en font des groupes sociaux distincts susceptibles
d'entraîner des antagonismes qui, sous l'Ancien Régime, se cristallisent
surtout à travers la réglementation et le corporatisme.
Dans les deux types d'industrie, au plan de l'organisation du travail,
le mode de production proto-industriel conserve les traits de l'économie
domestique traditionnelle tout en préfigurant certaines caractéristiques
de la grande industrie : faiblesse du capital fixe, travail manuel,
dispersion technique des ateliers artisanaux, rapports familiaux et patriarcaux,
pour les premiers ; concentration géographique de la production et de la
main-d'œuvre, — véritables nébuleuses industrielles, division technique
du travail relativement poussée et complexe, — plus avancée dans
l'industrie de luxe — , pour les secondes. Traits spécifiques auxquels
s'ajoute, sous l'Ancien Régime, une réglementation de fait peu respectée,
à la fois reflet de la lutte « pour la liberté » contre les rigidités
institutionnelles et les contrôles étatiques et manifestation d'intérêts
contradictoires au sein de la manufacture entre marchands et fabricants.
La disparition de ces verrous avec l'adoption du libéralisme économique
pendant la Révolution rapprochera encore davantage le mode de
production proto-industriel du mode de production capitaliste.
Plus généralement, c'est moins sous l'angle des rapports de
propriété, — seule l'étendue du capital industriel diffère du fait de l'absence de
révolution technique —, que sous l'angle de l'organisation du travail
dans laquelle les producteurs conservent leur autonomie dans des
ateliers familiaux dispersés, que le mode de production proto-industriel
se distingue du mode de production capitaliste.
C'est aussi sous l'angle des rapports socio-économiques que le mode
de production proto-industriel doit être distingué du mode de
production marchand entendu comme la juxtaposition de petits producteurs
indépendants possédant simultanément leurs moyens de production,
leur force de travail et celle de leur famille, et le produit de leur travail.
Cette distinction rejoint celle établie entre le Kaufsystem et le Verlagsys-
tem (41). Dans
XVIIIe-XIXe siècles
le premier
— , le fabricant
cas, — le reste
plus totalement
traditionnelindépendant
et en déclin dans
aux
l'organisation de son travail, sans subir de contrôle, — sauf
éventuellement celui du système corporatif —, est propriétaire des produits
fabriqués, qu'il commercialise lui-même sur le marché à des marchands
mis en concurrence, soumis exclusivement et directement au marché des
biens. Dans le second cas, le fabricant n'est plus qu'un travailleur à
façon, abandonne une partie d'autonomie dans son travail en subissant
le contrôle du produit et par là-même indirectement celui du procès de

32
Claude Cailly

travail, perd la propriété des produits, devient subordonné et dépendant


d'un marchand-fabricant, soumis aux mécanismes du marché du travail
et non plus seulement et directement au marché des biens (42). Dans ce
dernier cas, le statut du producteur est proche du salariat. C'est un
véritable proto-ouvrier.
Nous touchons ici le point fondamental du débat. La théorie de la
proto-industrialisation doit-elle prendre en compte l'artisanat de
production économiquement indépendant (Kaufsystem) et l'artisanat
économiquement dépendant (Verlagsystem) ou seulement le second ?
Du choix de l'une ou l'autre dépend une conception large ou restrictive
du mode de production proto-industriel et de la théorie dans son
ensemble par ses implications différentes sur la problématique de la
transition. N'est-ce pas seulement dans le second cas que le système
capitaliste type XIXe siècle trouve dans le système proto-industriel son
origine et ses antécédents plutôt que dans le capitalisme marchand ? Si
tel était le cas, l'on comprendrait mieux pourquoi le capital industriel
dans la première phase de la Révolution industrielle ne provenait guère
du capitalisme commercial, et éclairerait peut-être sous un nouveau jour
la fameuse accumulation primitive du capital. Reste à prouver que c'est
aussi et seulement dans ce cas que les conditions nécessaires à
l'apparition du capitalisme industriel sont les plus favorables. La diversité des
formes proto-industrielles étudiées, — le plus souvent mal précisées — ,
ne permet pas actuellement de donner une réponse toute faite à cette
question (43).

B. Le capital commercial

Quelle que soit la conception adoptée, la proto-industrie n'est pas


isolée au sein de la formation sociale des XVIIIe et XIXe siècles (44). Le
capitalisme marchand la contrôle et la domine. L'ampleur du capital
commercial (créances commerciales), l'importance du patrimoine,
l'étendue des activités et des relations commerciales, fondent le statut de
« négociant » et sa domination sur les marchands commissionnaires et
marchands-drapiers (Kaufsystem) ou sur les marchands-fabricants-
entrepreneurs (Verlagsystem). Sous l'effet de l'évolution des marchés,
des transformations de l'organisation commerciale et de
l'enrichissement des négociants, ce capitalisme marchand triomphe dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Cette domination, directe et immédiate par les
négociants locaux sur les fabricants dans le cas du « modèle
triangulaire » (45), éloignée et médiatisée par les négociants-armateurs des villes
portuaires dans le cas du « modèle trapezoidal » (46) pour reprendre la
distinction de S. Chassagne (47), se double dans les deux cas d'un
rapport d'exploitation. Ce rapport est nécessairement différent de celui
qui s'établit dans le mode de production capitaliste. Ici, le négociant
« maître final du processus de production » ne prélève pas directement
la plus-value sur les travailleurs du textile. Le négociant des ports ou de
l'intérieur n'est ni un marchand-fabricant type XVIIIe siècle ni un
industriel type XIXe siècle. C'est à travers le mécanisme des prix entre

33
Histoire & Mesure

négociants et marchands-fabricants (Verlagsystem) ou entre négociants


et marchands « purs » (Kaufsystem) que se réalise la plus value. Mais
dans le Verlagsystem, le mécanisme d'exploitation du mode de
production capitaliste est en germe à travers le marché du travail. En effet, la
position des marchands-fabricants est ambiguë : véritables sous-
traitants collecteurs de plus-value, subissant la loi du marché de la part
des négociants monopoleurs, ils exercent à leur tour une pression à la
baisse sur les salaires des travailleurs à façon ou de leurs salariés,
anticipant là encore les rapports de production du capitalisme industriel.

CONCLUSIONS

Si l'on admet que la proto-industrialisation représente la première


étape de l'industrialisation moderne, un mode de production spécifique
de la transition, contenant en germe les traits caractéristiques du mode
de production capitaliste, alors seule la forme d'organisation de la
production industrielle qui préfigure ce dernier répond pleinement au
concept.
L'analyse factorielle et comparative des modes de production
antérieurs à la grande industrie montre que seul le Verlagsystem offre
ces caractéristiques : marché, nature de la force de travail, rapports
sociaux de production, relations avec le capital marchand.
— La production pour le marché constitue un premier critère de
différenciation entre l'économie domestique traditionnelle
(autoconsommation et consommation locale) et l'économie marchande soit dans
le cadre du Kaufsystem, soit dans celui du Verlagsystem. Mais, alors que
dans le Kaufsystem, le producteur est soumis directement et
exclusivement au marché des biens, dans le Verlagsystem, il subit directement la
loi du marché du travail tout en restant soumis, indirectement, à la
conjoncture du marché des biens. Ces deux contraintes caractérisent
également le capitalisme industriel.
— La nature de l'emploi différencie également ces trois formes
d'organisation industrielle :
Dans l'économie domestique traditionnelle, l'activité
manufacturière est exercée soit par les paysans de manière secondaire et
occasionnelle, soit par des artisans professionnels à titre exclusif ou principal.
Dans le Kaufsystem, l'activité peut être urbaine dans le cadre des
communautés
XVIIIe siècle audeprofit
métiers
du Verlagsystem,
sous l'Ancienmais
Régime,
c'est surtout
cadre qui
avecéclate au
l'expansion de l'industrie rurale que ce système perdure. C'est dans les
campagnes que la pluriactivité des paysans parcellaires et du prolétariat
agricole trouve toute sa dimension. Le travail manufacturier ne
représente qu'une activité secondaire, généralement discontinue et
saisonnière, permettant de procurer un revenu d'appoint, indispensable à la
survie de la famille paysanne. L'apport manufacturier permet, en outre,
une intégration à l'économie monétaire tout en maintenant la famille

34
Claude Cailly

dans une économie de subsistances. On reconnaît là, le critère


discriminant classique de la proto-industrialisation.
Dans le Verlagsystem, l'activité manufacturière peut être également
rurale ou urbaine. Elle est majoritairement exclusive ou principale,
procurant l'essentiel des ressources aux ménages d'artisans. Le
protoouvrier que ces caractéristiques permettent de définir s'apparente ainsi
de plus en plus au prolétaire ouvrier de la grande industrie par le
caractère continu, permanent et intensif du travail, ce qui n'interdit pas
une interruption au cours de l'année selon l'orientation des marchés.
— Les rapports sociaux de production sont au cœur de la définition
d'un mode de production proto-industriel (48).
Dans les deux premières formes pré-industrielles, les producteurs
conservent la propriété de leurs moyens de production. Le capital
« industriel » n'est pas séparé du travail. Dans le Verlagsystem, le
fabricant à façon ne détient plus qu'une partie de ses moyens de
production et parfois en est dépossédé. Ils appartiennent au marchand-
fabricant. Mais surtout ce qui rapproche ce fabricant du salarié de la
grande industrie, c'est la dépossession du produit fabriqué au profit du
seul marchand-fabricant, véritable entrepreneur manufacturier, seul
bénéficiaire par ce moyen de l'accumulation du capital en réalisant la
plus-value à son profit.
Du point de vue de l'organisation du travail, le contrôle de la
production et partant la soumission à une discipline « industrielle »
différencie les deux premières formes et le Verlagsystem. Dans les deux
premières situations, l'artisan à domicile conserve une pleine autonomie
dans le procès de production et ne subit que sa propre sanction ou celle
du marché sur la qualité des produits ou, dans le système corporatif,
celle de la communauté à laquelle théoriquement il adhère. Dans le
Verlagsystem, le proto-ouvrier s'il conserve une autonomie dans
l'exercice technique de son métier, est soumis à un contrôle de la qualité et des
normes de fabrication de la part du marchand-fabricant ou de son
contremaître, préfigurant là encore le caractère disciplinaire de la grande
industrie.
— Enfin, les relations avec le capital marchand différencient le
Kaufsystem du Verlagsystem. Dans le premier cas, le capitalisme
marchand est purement commercial. Le fabricant est économiquement
indépendant. Sa situation économique résulte des rapports de force sur
le marché selon sa forme (concurrence, oligopole, monopole) et son
évolution. Dans le second, le fabricant subit indirectement un double
rapport de domination et d'exploitation du capitalisme marchand par
l'intermédiaire du marchand-fabricant dont la fonction est à la fois
manufacturière et commerciale, l'un d'exploitation par le rapport
salarial, « le tarif » et l'appropriation du produit, et l'autre de
domination/subordination par le contrôle exercé sur le produit. Là encore, si
elles demeurent médiatisées, ces relations préfigurent les rapports directs
de domination et d'exploitation qui prévalent dans le mode de
production capitaliste, source, à l'instar de celui-ci, d'intérêts contradictoires et
de conflits sociaux.

35
Histoire & Mesure

Si ces trois formes et la quatrième qui leur succède caractérisent


historiquement quatre phases du développement industriel, aux XVIIIe
et XIXe siècles, elles peuvent coexister au sein de la même région (49) et
à l'intérieur de la même branche. Seule la forme dominante permet
d'identifier un mode de production dominant dans un cadre régional.
Les deux premières formes, les plus primitives, ne suffisent donc pas à
elles seules à caractériser une région proto-industrielle. La présence du
Verlagsystem est indispensable.
En définitive, une région peut être considérée comme
protoindustrielle si elle réunit de manière concomitante les caractères
suivants :
— Présence dominante des rapports sociaux de production (au sens
large) du Verlagsystem, forme « achevée » de la proto-industrialisation :
nature et forme d'une force de travail dépendante soumise au marché du
travail industriel, rapports de domination et d'exploitation, relations de
subordination et de dépendance vis-à-vis du capitalisme marchand.
Bref, lorsque la séparation entre travail agricole et industriel devient
quasi-définitive et celle entre capital et travail s'accentue.
— Présence de toutes les étapes du procès de production et non pas
seulement du stade préparatoire.
— Marchés extérieurs à la région.
— Complémentarité intra ou interrégionale entre régions
protoindustrielles et régions agricoles à agriculture de marché tant sur le
marché des biens que sur le marché du travail (migrations de main-
d'œuvre).
Une telle définition doit permettre de vérifier la valeur opératoire du
modèle dans la transition industrielle. Pour être complète, elle doit
s'enrichir de ses aspects démographiques, culturels, politiques. De vastes
perspectives s'offrent ainsi à une théorie encore riche d'avenir qu'il ne
s'agit pas de rejeter mais de préciser et d'approfondir. Espérons que cet
essai y contribuera par le débat qu'il ne manquera pas de susciter...

Claude CAILLY
Bordeaux III

NOTES

1. MENDELS (F.), « Proto-industrialization, The First Phase of the


Industrialization process », Journal of Economic History, Mars 1972, pp. 241-261.
2. DEYON (P.), « L'enjeu des discussions autour du concept de
protoindustrialisation », Revue du Nord, 1979/1, pp. 9-15; «La proto-industrialisation:
théorie et réalité», 8e Congrès International d'Histoire économique, Budapest, 1982,
Revue du Nord, 1981/1, pp. 11-19.

36
Claude Cailly

Industrialization
335 3. (original
p. KRIEDTE allemand,
: Rural
(P.), Industry
MEDICK
Gôttingen,
in (H.),
the1977).
Genesis
SCHLUMBOHM
of Capitalism,(J.),
Cambridge
Industrialization
et Paris, before
1981,

4. Résumées par P. Deyon dans « L'enjeu des discussions... », art. cité, et


développées dans la présentation critique de l'ouvrage de P. Kriedte, H. Medick, J. Schlumbohm,
par P. JEANNIN dans « La proto-industrialisation : développement ou impasse ? »,
A.E.S.C., 1980/1, pp. 52-65.
5. MENDELS (F.), « Des industries rurales à la proto-industrialisation : historique
d'un changement de perspective », A.E.S.C, 1984/5, pp. 977-1000.
6. DEYON (P.), « Premier bilan et perspectives pour un Congrès », Revue du Nord,
1981/1, pp. 5-9 (p. 5).
7. L'ouvrage récent de synthèse d'A. Dewerpe l'illustre. En dépit d'un effort
remarquable de clarification, l'auteur ne définit pas le travailleur proto-industriel. C'est
pourtant cette définition qui est au cœur du concept. Désigner le « proto-ouvrier », —
pour emprunter sa terminologie — , de « paysan », de « sous-prolétaire rural » ou encore
de « proto-ouvrier en usine » ( !) c'est ajouter à la confusion (DEWERPE A., Le monde
du travail en France, 1800-1950, A. Colin, coll. cursus, 1989, 187 p.)
XIXe8.siècles, CAILLY
thèse(C),
d'Histoire
Mutations
économique,
d'un espace
Paris
proto-industriel
I, 1989, Fédération
: Le Perche
des Amis
auxdu
XVIIIe
Perche,
et
1993, 2 t., 1068 p.
9. MARX (K.), Oeuvres, Le capital, III, quatrième section, chapitre XIII, «
Remarques historiques sur le capitalisme marchand », Gallimard, coll. La Pléiade.
10. DEYON (P.), « Les formes proto-industrielles : fécondité et limites du modèle
proto-industriel: premier bilan», AESC, 1984/5, pp. 858-881 (p. 868). Pour une
présentation générale, cf. VERLEY (P.), La révolution industrielle 1760-1780, Paris, 1985,
270 p. et DEWERPE (A.), Le monde du travail..., op. cit.
11. MARION (M.), Les impôts directs sous l'Ancien Régime, 1910, réimp. Genève
1974, 432 p., pp. 70-73.
12. Nous regroupons sous cette appellation l'ensemble des activités artisanales ayant
pour objet de fournir des prestations à une clientèle particulière et de proximité, et dont
la présence est commune à la plupart des communautés d'habitants (villes, bourgs,
villages).
13. Sur ce point, cf. FAURE (A.), «Note sur la petite entreprise en France au
XIXe siècle. Représentations d'Etat et réalités », Actes du Congrès des Historiens
Economistes, 1980, Entreprises et Entrepreneurs XIXe-XXe s., Paris Sorbonně n° 7, 1983,
387 p., (p. 203).
14. Sur l'utilisation de la patente en histoire économique et comme instrument de
connaissance de l'entreprise et des mutations industrielles au XIXe siècle, cf. l'article d'A.
Faure, précité, pp. 203-209. Sur son utilisation pour la répartition professionnelle de la
population patentée et l'exposé du classement opéré par l'Administration financière, cf.
FARCY (J.C.), « L'artisanat rural dans la Beauce au XIXe siècle », Histoire, économie et
société, 1986/4, pp. 573-590.
15. Comme le remarque P. Jeannin, art. cité.
16. Ibid., p. 55.
17. La profession n'est d'ailleurs pas toujours signalée, surtout concernant les
non-imposables dont la majorité est souvent représentée précisément par des travailleurs
proto-industriels.
18. Talon d'Achille hélas trop connu des historiens économistes du XIXe s. ! Pour
une présentation et une analyse critique de l'utilisation des listes nominatives, cf.
PINCHEMEL (Ph.), Structures sociales et dépopulation rurale dans les campagnes
picardes de 1836 à 1936, A. Colin, 1957.
19. De nombreux exemples le montrent à l'envi et non seulement dans la branche
textile. Ainsi, dans la métallurgie de transformation du Perche, les rôles de taille ne
mentionnent qu'un très faible nombre d'épingliers dans les communautés rurales de la
région de L'Aigle, alors que leur omniprésence est soulignée par les rapports
administratifs. L'importance relative des « occupants » faisant valoir fait présumer que le
confectionneur des rôles en privilégiant comme critère la possession ou l'exploitation du
sol, si minime soit-elle, a visiblement assimilé ces artisans aux autres paysans (bordagers

37
Histoire & Mesure

ou hotagers). Or, la proto-industrie épinglière exigeait une disponibilité journalière et


annuelle telle, qu'il s'agissait bien là d'une activité principale et non pas d'appoint, y
compris pour les femmes et les enfants (cf. J. VIDALENC, La petite métallurgie rurale en
Haute-Normandie sous l'Ancien Régime, Paris, Domat-Montchrestien, 1946, 236 p.).
20. Dans le textile du Perche, c'est le cas de la plupart des communautés ne
renfermant que quelques tisserands, c'est-à-dire des valeurs relatives inférieures à 2 % des
feux. Dans le Maine toilier, P. Bois relève, sur la base de l'enquête préfectorale de l'An
XII, l'existence de tels métiers qu'il évalue entre 2 à 5 par commune (BOIS P., Paysans
de l'Ouest, Le Mans, 1960, thèse, 716 p. (p. 475) et éd. abrégée, Flammarion, 1971,
383 p.).
21. PINCHEMEL (Ph.), Structures sociales et dépopulation rurale..., op. cit.
22. L'on serait ainsi amené à qualifier la Beauce de région proto-industrielle parce
que la famille et le personnel du laboureur beauceron pratiquaient la filature de la laine
ou tricotaient des bas de laine durant la morte saison (Enquête Lacuée en l'an IX,
A.D.E.L. 1 M 43). Or, la Beauce représentait une région agricole de marché, à surplus
commercialisable, dont les structures économiques s'opposaient précisément à celles du
Bocage voisin, pays de petite culture (cf. FARCY (J.C.), Les paysans beaucerons de la fin
de l'Ancien Régime au lendemain de la première guerre mondiale, thèse d'Etat, Paris X,
1985, 2 vol., 828 p. et vol. annexe). Opposition largement assimilable à celle décrite par
F. Mendels entre la Flandre maritime et agricole et la Flandre intérieure
protoindustrielle.
23. MEDICK (H.), « The proto-industrial Family Economy », Social History, 1976,
pp. 291-315. BOIS (P.), Les paysans de l'Ouest, op. cit..
24. Sur ce point, nous faisons nôtre la critique que formule P. Bois à l'encontre de
J. Dupâquier lorsque celui-ci fait entrer les artisans des villages dans la paysannerie ! (cf.
P. Bois, op. cit.., thèse, note p. 475). Cette extrapolation est encore plus surprenante de la
part d'auteurs qui inscrivent leur analyse dans le cadre de la
protoindustrialisation. Citons P. Jeannin, op. cit.., p. 56 : « On peut dire que ce petit
producteur rural... même quand il devient tisserand à temps plein, reste d'une certaine façon un
ouvrier-paysan ». Ne confondons pas ouvrier rural et paysan ou rural et agricole !
25. Sur la pluriactivité, cf. GARRIER (G.) et HUBSCHER (R.), Entre faucilles et
marteaux, Presses Universitaires de Lyon, éd. M.S.H., Paris, 1988, 242 p.
26. C'est ce qu'a observé Didier Terrier chez les mulquiniers de Saint-Quentin
(TERRIER D., « Mulquiniers et gaziers : les deux phases de la proto-industrie textile
dans la région de Saint-Quentin, 1730-1850», Revue du Nord, Juillet-Septembre 1983,
p. 535-553). Au contraire, dans le Perche à la fin de l'Ancien Régime, une infime minorité
des toiliers mortagnais accède à la propriété foncière (A.D.O. С 1297).
27. Les interprètes d'une proto-industrialisation uniquement considérée comme
rurale et complémentaire n'ignorent pas eux-mêmes cette recherche d'un revenu de
substitution (cf. A. Dewerpe, Le monde du travail, op. cit.., p. 29).
28. Notons cependant que la distinction entre travail à temps complet ou permanent
et travail à temps partiel ou saisonnier ne recoupe pas celle entre travail principal et
travail secondaire. Alors que la première distinction ne suppose pas la pluriactivité, la
seconde l'implique nécessairement. Dans la filature, par exemple, les fileuses urbaines
peuvent travailler à temps partiel mais à titre exclusif, alors que les fileuses rurales
(domestiques, femmes ou filles de paysans parcellaires ou de journaliers) travaillent à
temps complet partagé entre les tâches ménagères, agricoles, manufacturières.
29. MENDELS (F.), « Des industries rurales à la proto-industrialisation. .. », op.
cit.., pp. 988-989.
30. Dans le Perche toilier (toiles de chanvre en écru destinées au marché antillais),
sous le Consulat, « un/tiers seulement environ des ouvriers concilie le travail particulier
de la fabrication des toiles avec celui de la culture des terres, le travail de ces derniers étant
encore cependant plus spécialement dirigé du côté de la fabrication » (A.D.O. M 1790).
D'autres indices comme les périodes de crise, par les demandes de secours qu'elles
suscitent, sont elles-mêmes révélatrices de sa spécificité et de son unicité. Ainsi, dans le
Perche, lors de la guerre d'Indépendance américaine, « la cessation du commerce (des
toiles) met sur le pavé un grand nombre d'ouvriers qui ne savent aucun autre métier que
celui de tisserand » (A.D.O. С 1356) (nous soulignons).
31. Dans la généralité d'Alençon, alors que les états semestriels de production des
étoffes communes (frocs de Lisieux et de Bernay) destinées au marché national marquent

38
Claude Cailly

généralement
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32. Dans l'industrie textile, au XVIIIe siècle, dans le Perche, rares sont, en effet, les
inventaires après décès de laboureurs, bordagers et journaliers faisant mention d'un
« métier à faire toile » alors qu'ils indiquent presque toujours la présence d'un ou
plusieurs rouets.
33. Les évaluations officielles présentent toujours des effectifs supérieurs à ceux des
dénombrements. Citons l'Inspecteur de Tournay du Mans qui en avançant le nombre de
7 ouvriers dont 5 fileuses employés par métier ajoute : « J'ai essayé d'approcher la vérité
mais il peut y avoir et il y a même sûrement un bien plus grand nombre d'ouvriers
employés à la fabrique, mais combien y en a-t-il qui ont en même temps l'exercice d'une
autre profession comme fileuse, dévideuse etc.. et on suppose ceux dénombrés comme ne
faisant rien d'autre » (A.D.I.L. С 114).
34. Tel est le cas de la Beauce valorisant sur place la laine locale alimentant les
manufactures d'étamines du Perche et du Maine.
35. Cette conception s'oppose ainsi à celle proposée par A. Dewerpe pour qui « le
système proto-industriel est la diffusion dans les campagnes du travail industriel
employant une main-d'œuvre paysanne, sous forme d'activité à temps partiel, liée au
rythme de l'activité agricole mais pouvant devenir une activité à temps plein », Le monde
du travail. ..op. cit.., (p. 25) pour conclure par l'impossibilité « d'apprécier une force de
travail qui, souvent, est inconnue des fabricants eux-mêmes » (p. 26), évacuant par là
même les difficultés de méthode.
36. La plus pertinente est celle de P. Jeannin dans son article « La
protoindustrialisation : développement ou impasse ? », art. cit., 1980.
37. MENDELS (F.), « Des industries rurales à la proto-industrialisation : historique
d'un changement de perspective », art. cit., 1984, p. 988. Nous soulignons.
38. Sur cette mise au point fondamentale, cf. MENDELS (F.), Ibid., p. 989.
39. La rareté des monographies régionales consacrées à l'étude de la production
industrielle urbaine, dans le cadre de cette problématique, montre à l'évidence que celle-ci
n'entre que de manière secondaire dans le contenu empirique du concept et seulement
comme complément nécessaire et fonctionnel à l'industrie rurale. C'est le cas de la thèse
d'A. Dewerpe sur la proto-industrialisation de l'Italie du Nord, au titre significatif:
DEWERPE (A.), L'industrie aux Champs. Essai sur la proto-industrialisation en Italie du
Nord (1800-1880), Ecole française de Rome, 1985. Cet auteur n'ignore pas cependant
l'existence d'un système proto-industriel urbain spécifique en témoigne son étude de la
proto-industrie d'Arpino dans la vallée du Liri (Royaume de Naples) dont le modèle
s'apparente sur de nombreux points à notre modèle étaminier nogentais (cf. DEWERPE
A., « Croissance et stagnation protoindustrielles en Italie méridionale : la vallée du Liri
au XIXe siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome, t. 93, 1981/1, pp. 277-345).
40. Selon l'importance du capital mis en œuvre, du nombre d'ouvriers employés ou
contrôlés et du chiffre d'affaires, l'on passe insensiblement du fabricant-marchand au
marchand-fabricant. La manufacture de mouchoirs de Cholet nous fournit une
description concrète de ces fonctions (cf. MAILLARD J., « Tisserands, fabricants, marchands-
fabricants dans la fabrique choletaise vers 1820. Essai de délimitation», Annales de
Bretagne et des pays de l'Ouest, 1990/3, pp. 307-328).
41 . Pour une présentation de ces deux formes, cf. la contribution de J. Schlumbohm,
dans l'ouvrage collectif: Industrialization before Industrialization, .., op. cit.., chapitre 4.
42. Sur ce point, nous souscrivons totalement à l'analyse d'A. Dewerpe lorsqu'il écrit
que « le verleger joue sur la durée concédée, les tarifs, les exigences de qualité, et de cette
façon, affecte indirectement l'organisation du travail.. .En ce sens, la discipline
protoindustrielle s'identifie avec l'autodiscipline ouvrière déterminée par le rapport de forces
entre les pressions du capital et les capacités de résistance et d'autonomie des proto-
ouvriers », Le monde du travail. ..op. cit.., p. 33.
43. Nous espérons revenir dans un prochain article sur cet aspect fondamental de la
théorie à propos des régions de l'Ouest dont précisément les formes proto-industrielles
n'étaient pas identiques.
44. Nous n'abordons pas ici les rapports pouvant exister entre le mode de
production féodal et le mode de production proto-industriel sous l'Ancien Régime. Les effets
dissolvants de ce dernier sur le premier seraient à prendre en compte dans son déclin à la
fin du XVIIIe siècle.

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Histoire & Mesure

45. Modèle présent dans les villes drapières (Sedan, Reims, Amiens, Le Mans,
Nogent-le-Rotrou...), ou toilières (Beauvais, Saint-Quentin, Laval, Cholet...).
46. Modèle que l'on retrouve avec les toiles de Bretagne et de Normandie et du
Perche dont les marchands commissionnaires locaux sont respectivement subordonnés à
ces « Messieurs de Saint-Malo » (Bretagne) et de Rouen-Le Havre (Normandie-Perche).
47. CHASSAGNE (S.), « Industrialisation et désindustrialisation dans les
campagnes françaises: quelques réflexions à partir du textile», Revue du Nord, 1981/1,
pp. 35-57.
48. Ce rôle principal et discriminant que nous accordons aux rapports sociaux de
production dans la théorie de la proto-industrialisation nous oppose à l'analyse d'A.
Dewerpe pour qui « l'organisation du travail et le procès de production apparaissent
comme des données secondes par rapport à la structure et aux conséquences des marchés,
d'une part, et de la communauté familiale, d'autre part » (DEWERPE A., « Genèse
protoindustrielle d'une région développée: l'Italie septentrionale (1800-1880)»,
A.E.S.C., 1984/5, pp. 896-914). Nous soulignons.
49. Cette coexistence est l'un des enseignements majeurs de l'industrialisation de la
vallée du Lin étudiée par A. Dewerpe, in « Croissance et stagnation protoindustrielles en
Italie méridionale... », op. cit.., p. 316. Situation que l'on retrouve dans de nombreuses
régions y compris dans l'Angleterre « manchestérienne ».

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