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Stankiewicz François. Croissance du chômage et développement des théories économiques. In: Espace, populations,
sociétés, 1985-2. Chômage, non-emploi, sous-emploi. pp. 277-283 ;
doi : https://doi.org/10.3406/espos.1985.1041
https://www.persee.fr/doc/espos_0755-7809_1985_num_3_2_1041
Résumé
Le réexamen des théories néo-classiques et keynésienne a, pour l'essentiel, débouché sur des
analyses du chômage en termes de « Job Search » ou de « Chômage Classique et Keynésien ». Mais
dans l'un et l'autre cas, la capacité de ces analyses à rendre compte de la croissance et de la
persistance du chômage dans l'ensemble des nations développées apparaît médiocre. Les tentatives
de synthèse de ces analyses ne tiennent pas compte de ce que, du point de vue macro-économique,
le salaire est en même temps coût et revenu. L'interprétation en termes d'accumulation intensive est à
bien des égards inquiétante en ce qu'elle laisse penser que même la sortie de crise pourrait ne pas
s'accompagner d'une vague de créations d'emplois. Si le chômage est ainsi appelé à durer, le schéma
de rationnement de l'emploi prend une grande importance. Dans sa configuration actuelle, la « société
duale » est fortement tributaire des flux de l'économie officielle et non pas des ressources de
l'économie informelle (travail noir, productions domestiques,...) comme on l'affirme souvent.
ESPACE POPULATIONS SOCIÉTÉS 1985-11 pp. 277-283
La croissance du chômage
Quel que soit l'indicateur statistique utilisé (demandeurs d'emploi inscrits à l'Agence
nationale pour l'Emploi, chômage comptabilisé par PInsee selon ses catégories propres
ou au sens du Bureau international du Travail...), le diagnostic est le même: le chômage
a progressé, en moyenne et longue période, dans l'ensemble des économies développées.
En France, tout particulièrement, le contraste est frappant entre les années d'après-guerre
caractérisées par un quasi plein-emploi (taux de chômage généralement inférieur à
et la décennie 80 où se profile un taux de chômage de
Cette «situation est tout à fait exceptionnelle pour la France au regard de l'histoire
séculaire de son développement économique puisqu'en effet le pays n'avait jamais fait
l'expérience du chômage massif; dès la fin du XIXe siècle (à un moment où la Grande-
Bretagne et l'Allemagne organisent P« exportation» de leurs main-d'œuvre vers les
Amériques), la France est déjà pays d'immigration et lors de la crise des années 30, le
chômage y est d'ampleur limitée (un maximum d'environ 860.000 chômeurs en 1936, sans
commune mesure avec les records enregistrés par les autres nations industrielles : 13 millions
de chômeurs aux Etats-Unis en 1933, soit 25% de la main-d'œuvre civile, 6 millions en
Allemagne en 1932 et 3 millions la même année au Royaume-Uni).
Par ailleurs, cette situation nouvelle d'un chômage massif est appelée à durer: les
scénarios d'évolution macro-économique explorés dans le cadre de la préparation du IXe
Plan enregistrent ces tendances lourdes à la croissance du sous-emploi : ainsi, même si la
durée légale du travail était ramenée (dans des conditions qui ne compromettent pas la
rentabilité) à 35 heures à la fin de 1985 (!), l'évolution de l'emploi total ne serait pas en
mesure de stabiliser et, a fortiori, de réduire le chômage à l'horizon 1988, quel que soit
le scénario considéré.
Cette situation d'un chômage étendu et persistant n'est pas par ailleurs, l'apanage de
la France: elle se vérifie pour les autres pays européens mais aussi pour les Etats-Unis 2.
Ce contexte nouveau d'un chômage profond n'épargne pas les discours économiques
mis en demeure d'expliquer le phénomène et de proposer des solutions. Par rapport à
l'optimisme ambiant des années d'après-guerre caractérisées par une croissance soutenue
de la production et un chômage modéré, des révisions théoriques s'imposent. Ce
renouvellement des discours s'est produit pour l'ensemble des référentiels usuels de
l'économiste, mais il reste que les nouvelles conceptualisations paraissent plus ou moins
efficaces, inégalement capables de restituer le phénomène de la croissance du chômage.
(*) Laboratoire d'Analyse des Systèmes et du Travail (LAST CLERSE - UA 345), F-59655 Villeneuve-d'Ascq Cedex.
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La grande crise des années 30 et ses millions de sans-emploi avait mis en difficulté
le modèle néo-classique d'équilibre général walrasien, où un excès d'offre sur le marché
du travail est possible mais non durable (lorsque joue la flexibilité des prix). Arthur Cecil
Pigou et surtout John Maynard Keynes (tous deux professeurs à Cambridge) furent les
artisans d'un renouvellement théorique encore que leurs analyses des déterminants du
chômage soient profondément différentes.
Dans son ouvrage de 1933 (The Theory of Unemployment), A.C. Pigou incrimine
(déjà) l'absence de flexibilité des salaires comme responsable du chômage. Les taux de
salaires qui s'imposent sur le marché résultent, selon Pigou, notamment de la politique
des salaires menée par les syndicats et l'Etat lorsqu'il fixe des salaires minima. La solution
au chômage passe donc, pour reprendre une expression contemporaine, par «moins d'Etat»,
en l'occurrence la restauration de la concurrence sur le marché du travail dont l'effet devrait
produire une diminution des salaires.
Pour Keynes, au contraire, une réduction des salaires risque d'affecter dans un sens
défavorable la demande effective dont le faible niveau est la cause du chômage. La
réalisation du plein-emploi suppose alors que les Etats utilisent la politique budgétaire et
monétaire pour stimuler la demande effective, donc la consommation et l'investissement,
qu'il soit privé ou public. La Théorie Générale de Keynes (parue en 1936) justifie ainsi
un néo-libéralisme, compromis de l'initiative privée et des interventions économiques de
l'Etat. Ces dernières reçoivent désormais la bénédiction de la théorie en même temps qu'est
affaiblie la position de ceux qui dénoncent les «ingérances» de l'Etat.
Les débats actuels sur les déterminants du chômage et les moyens qui doivent être
mis en œuvre pour les résorber ne sont pas sans rapport avec les controverses nées dans
le contexte stagnationniste des années 30.
- La théorie de la recherche d'emploi (Job search) se focalise, à l'instar de l'analyse de
Pigou, sur le marché du travail, son fonctionnement dans une situation d'information
imparfaite.
- De même les concepts de chômage keynésien et de chômage classique s'inscrivent dans
la mouvance du concept de chômage involontaire élaboré par J.M. Keynes.
Ces réexamens de la théorie constituent-ils un réel progrès ou débouchent-ils sur de
nouvelles impasses?
La théorie du Job search est déjà en place au début des années 70, à une époque où
le chômage est encore modéré. Mais avec l'essor du sous-emploi à partir des années 74-75,
la théorie du Job search est sollicitée pour rendre compte de la progression du «chômage».
En France, les «nouveaux économistes» (notamment les écrits de A. Fourçans et de J.J.
Rosa) tenteront d'accréditer l'idée que la croissance du chômage n'est que la croissance
du nombre des individus consacrant délibérémment et volontairement leur temps à la
recherche d'un (meilleur) emploi dans une société qui prend financièrement en charge
(indemnités de chômage ou transferts familiaux) les individus en situation de prospection
du marché du travail.
Les difficultés logiques de cette analyse ne sont pas minces. Mais au cours des années
70 certains phénomènes pouvaient jouer à la rendre crédible. Le système français
d'indemnisation des chômeurs avec la Garantie de Ressources - Licenciement (créée en 1972)
et l'Allocation Supplémentaire d'Attente (ASA), instituée en 1974 (qui permettait aux
licenciés pour cause économique de bénéficier de 90 °7o de leur salaire pendant au maximum
un an) assurait, en effet, aux demandeurs d'emploi une protection des plus fortes. Par
ailleurs, pour certaines années de la décennie 70, on observe, du moins en France, une
covariation positive entre offres et demandes d'emploi.
Toutefois, la décennie 80, avec l'approfondissement de la crise, a institué un tout autre
contexte; le système français d'indemnisation des chômeurs a du être plusieurs fois révisé
à la baisse : réformé en 1979, puis en 1982 et refondu en 1984. L'Allocation Supplémentaire
d'Attente a été supprimée... mais le chômage lui continue de croître. Par ailleurs, le niveau
des offres d'emploi n'a cessé de se dégrader pour atteindre en 1984 un minimum record
de l'ordre de 40.000 (pour les offres de catégorie 1). Enfin, l'extension manifeste de la
pauvreté (cf. le débat sur les « nouveaux pauvres ») et le développement du chômage de
longue durée (en 1984, plus de 600.000 demandeurs d'emploi sont inscrits à l'Agence
Nationale pour l'Emploi depuis plus d'un an) sont des phénomènes qui ne sont guère
compatibles avec l'idée que le chômage est une affectation librement choisie du temps de
l'individu.
C'est pourquoi, les «nouveaux économistes», dont les idées quelque peu provocantes
avaient fleuri vers la fin des années 70, ne font plus recette au cours de la décennie 80.
classique suppose une politique d'investissement qui augmente l'importance des équipements
eux-mêmes.
- La question est dès lors de repérer les variables qui permettent selon les cas de relancer
la demande ou d'augmenter l'investissement. Le point le plus remarquable de la
conceptualisation de Malinvaud est que les modifications de salaire doivent être de sens
opposé selon qu'on est dans une situation de chômage keynésien ou de chômage classique.
Le salaire doit, en effet, être accru en cas de chômage keynésien: cette augmentation stimule
la consommation privée des ménages et partant la demande. A l'opposé, le salaire doit
être réduit si le chômage est classique afin que les marges de profit soient restaurées, ce
qui favorisera l'investissement. Les mesures de politique doivent donc être conformes à
la situation qui prévaut : augmenter les salaires alors que le chômage est classique n'aboutit
qu'à aggraver le chômage. Les domaines de validité des préceptes keynésiens sont de la
sorte circonscrits.
Entre autres critiques (impossibles à résumer ici) qui peuvent être adressées à cette
conceptualisation, on en retiendra une seule qui conduit à penser que la capacité de cette
théorie à rendre compte de la généralité et de la persistance du chômage dans l'ensemble
des économies développées est assez médiocre.
- L'expansion suppose une croissance du pouvoir d'achat des ménages (que celui-ci leur
soit octroyé au travers des salaires ou des transferts sociaux). Au stade actuel du
développement du capitalisme, les salariés sont devenus les principaux «clients» de la
production. Il s'agit là d'une évolution historique, insoupçonnée de Marx qui réservait
la production à la consommation des capitalistes et excluait la possibilité d'une augmentation
durable du salaire réel au-delà des nécessités de la reproduction historico-socialement
déterminée des forces de travail.
- La croissance des salaires réels oblige simultanément à une intense rationalisation
(réalisation de gains de productivité) telle que l'augmentation des salaires réels n'induise
pas la hausse des coûts unitaires de production et plus généralement la dégradation du taux
de rentabilité.
Cette contrainte s'impose à l'ensemble des nations développées et non pas à telle ou
telle d'entre elles considérée isolément : par exemple, si les salaires distribués au Japon sont
faibles, les débouchés de la production de ce pays pourront n'en pas souffrir si dans les
autres pays, du pouvoir d'achat est distribué aux salariés. Mais, à l'évidence, il n'est pas
possible que chaque pays exporte plus qu'il importe.
Les conditions de sortie de la crise apparaissent dès lors dans toute leur rigueur : il
convient de renouer avec des gains de productivité totale importants, condition permissive
d'une croissance du pouvoir d'achat. Cette restauration d'une forte productivité suppose
que soient mises en œuvre sur une échelle étendue les technologies aujourd'hui encore
nouvelles.
- Cette mutation du système économique prendra du temps et c'est pourquoi les scénarios
d'évolution macro-économique de l'emploi n'envisagent guère une décrue importante du
chômage dans les années à venir. Au cours de cette phase, la progression du pouvoir d'achat
devra tenir compte de l'évolution aujourd'hui encore modérée des gains de productivité.
Toutefois, ceux qui pensent qu'une réduction drastique et généralisée des salaires permettrait
de réduire le chômage se trompent car ils oublient l'impact désastreux qu'elle aurait sur
les débouchés (sauf à trouver dans les pays en voie de développement une demande de
substitution - ce qui apparaît peu probable compte tenu du niveau déjà élevé de leur
endettement). De même ceux qui réclament de fortes progressions du pouvoir d'achat pour
relancer l'activité méconnaissent, sans même compter le jeu de la contrainte extérieure,
que des augmentations de salaires supérieures à celles qu'autorisent les faibles gains actuels
de productivité ne peuvent qu'alourdir les coûts relatifs de production et retarder le retour
à une croissance forte.
- A plus longue échéance, on peut se demander si le bond de la productivité, permis par
l'introduction généralisée des «nouvelles technologies» qui permettra de renouer avec
l'expansion ne produira pas un régime de croissance ne requérant qu'une quantité de travail
au mieux constante. On ne peut, en effet, exclure que la demande de travail reste stable :
aujourd'hui parce que la force de rationalisation est bloquée, demain parce qu'elle aura
retrouvé un nouvel essor.
Il reste que dans le contexte d'un effondrement généralisé de la croissance des nations
développées (qui n'exclut pas des sursauts conjoncturels - cf. la reprise américaine de
1984),tel ou tel pays présente des caractères spécifiques et se trouve plus ou moins bien
placé dans la hiérarchie mondiale des puissances économiques. Mais il est logique de penser,
sur la base d'une analyse du jeu des forces sociales à l'œuvre, que le chômage pourrait
persister à un niveau élevé dans les années à venir. La nature du schéma de rationnement
prend dès lors une grande importance.
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la société rend plus difficile leur satisfaction pour un nombre croissant d'individus. De
là l'accumulation des frustrations et le risque d'une explosion sociale, du moins le
développement de zones de turbulence.
- On s'étonne, du reste, que la croissance du chômage n'ait pas d'ores et déjà déstabilisé
l'ordre social. Pour expliquer la «capacité d'encaissement» du système, certains avancent
l'idée que les exclus ont trouvé refuge dans l'économie informelle et ont trouvé dans le
travail au noir, les productions domestiques... des ressources de substitution. Les
observations que nous avons pu faire 8 permettent d'en douter : dans la majorité des cas,
le chômage n'est pas une situation propice au développement du travail au noir; il tendrait
plutôt à le faire régresser pour différentes raisons: risque plus grand, impossibilité
d'« emprunter» le matériel de l'entreprise, déconnexion du réseau des clients potentiels...
Une étude récente du Laboratoire d'Analyse des Systèmes et du Travail portant sur la
situation matérielle de 17.000 demandeurs d'emploi inscrits depuis plus d'un an à l'Agence
Nationale pour l'Emploi 9 confirme ce point et met en évidence le rôle crucial des solidarités
familiales (outre l'impact des allocations-chômage). Les canaux de financement de la
«société duale», que le chômage croissant tend à instaurer, sont alimentés par les flux de
l'économie officielle (redistribution des revenus du travail et des retraites) et non par les
ressources de l'économie immergée, informelle dont l'apport reste modeste.
On n'imagine pas que ces mécanismes amortisseurs puissent se pérenniser, même s'ils
se sont révélés utiles au cours de la première phase de la période longue de stagnation et
même si les possibilités qu'ils offrent sont encore loin d'être épuisées. A plus longue
échéance, d'autres révisions du mode de vie et des idéaux sociaux s'imposeront avec la
situation historiquement nouvelle d'un chômage étendu et persistant. De réelles marges
de manœuvre existeront à cet égard mais on ne saurait péremptoirement affirmer que la
montée des périls est toujours bonne conseillère...