Vous êtes sur la page 1sur 19

Tiers-Monde

Industrialisation et développement : la crise des paradigmes


Claude Courlet, Pierre Judet

Citer ce document / Cite this document :

Courlet Claude, Judet Pierre. Industrialisation et développement : la crise des paradigmes. In: Tiers-Monde, tome 27,
n°107, 1986. La nouvelle industrialisation du Tiers Monde. pp. 519-536;

doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1986.4394

https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1986_num_27_107_4394

Fichier pdf généré le 01/04/2019


INDUSTRIALISATION ET DÉVELOPPEMENT :
LA CRISE DES PARADIGMES

par Claude Courlet* et Pierre Judet**

INTRODUCTION : LE TEMPS DU DOUTE

Depuis une quarantaine d'années, l'industrialisation et le


développement des pays du Tiers Monde étaient devenus des centres d'intérêt
de l'analyse économique. Au fil des années, les analyses proposées
s'étaient organisées autour de deux courants de pensée principaux.
Pour les uns, le phénomène du sous-développement était
l'expression d'un simple retard. Afin de combler ce retard, il s'agissait de mettre
en œuvre des politiques de rattrapage, grâce à une insertion
progressive dans les réseaux porteurs du capitalisme mondial. La théorie des
étapes de la croissance relevait de cette école ainsi que les théories du
développement dualiste.
Pour les seconds, le sous-développement était le produit historique
de l'industrialisation et du développement des pays capitalistes avancés.
Ce courant, d'inspiration d'abord plus humaniste avec Myrdal, Hir-
schman, Perroux, etc., s'était ensuite radicalise avec les théories
néomarxiennes du développement, avec les théories « centre-périphérie »,
en particulier avec la théorie de la dépendance.
Mais, au cours de ces dernières années, on constate que les clivages
s'estompent, que les certitudes s'affaiblissent et que des retournements
brusques mettent à mal la belle simplicité des classifications.
Un des vétérans parmi les spécialistes de l'industrialisation et du
développement, A. O. Hirschmann, note le caractère artificiel de
l'affrontement entre les deux positions. Il remarque, en effet, l'étrange conver-

* Maître-assistant à l'iREP-Développement de l'Université des Sciences sociales de


Grenoble.
** Professeur associé, directeur de l'iREP-Développement.
Revue Tiers Monde, t. XXVII, n° 107, Juillet-Septembre 1986
52О CL. COURLET ET P. JUDET

gence qui s'établit entre tenants du néo-classicisme et fidèles des


différentes écoles néo-marxiennes, à travers les critiques formulées par
les uns comme par les autres à propos de l'industrialisation en Amérique
latine. Hirschmann se réfère également1 à la phrase célèbre de Marx dans
sa préface au Capital, selon laquelle : « Le pays le plus développé
industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l'échelle
industrielle l'image de leur propre avenir »2. Ce qui permettrait de classer Marx
parmi les théoriciens des étapes de la croissance.
Dans une contribution récente, A. Lipietz proclame avec éclat que le
temps est venu des retournements contradictoires et de la confusion :
« Voici l'heure où les schémas, en volant en éclats, autorisent tous les
reniements... Voilà que ceux qui "comptaient sur leurs propres forces"
ouvrent leurs portes aux firmes transnationales... Voici le temps où
tout se brouille, où l'ennemi devient une abstraction, où les malédictions
se réduisent et les miracles s'effondrent »3.
Depuis 1978, la Chine des successeurs de Mao ne se contente pas de
démanteler les communes populaires pour revenir, dans l'agriculture,
à la petite exploitation familiale; elle met en cause de plein fouet le
modèle d'industrialisation et de développement hérité de l'Union
soviétique : « L'expérience de nombreux pays développés a prouvé que le
développement de l'industrie lourde suppose le développement
préalable de l'agriculture et de l'industrie légère... Certains prétendent que
telle est précisément la voie capitaliste d'industrialisation. Mais cette
opinion ne correspond pas nécessairement à la réalité... En fait, c'est
après que l'industrie légère ait atteint un certain niveau de
développement que peut prendre place le développement de l'industrie des
machines, laquelle constitue la composante la plus importante de
l'industrie lourde »4. Ce disant, l'économiste chinois se réfère à Marx ainsi
qu'à l'histoire de l'industrialisation anglaise, où l'essor de l'industrie
textile a précédé de plusieurs décennies le développement de l'industrie
des machines.
Tout cela indique que, plus ou moins bruyamment, on prend
conscience du caractère « douillet mais simplificateur » (Hirschmann, op. cit.),
des orthodoxies et de leurs cohérences. Cohérences et convergences
qu'il est utile de situer d'abord, de confronter ensuite avec les réalités

1. Albert O. Hirschmann, L'économie comme science morale et politique, Hautes Etudes,


Gallimard, Le Seuil, 1984.
2. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », t. I, p. 549.
3. A. Lipietz, Mirages et Miracles. Problèmes de l'industrialisation dans te Tiers Monde, Ed.
La Découverte, 1985, p. 5 et 6.
4. Ma Hong, New Strategy for China's Economy, New World Press, Peijing, 1983, p. 82-83,
traduit de l'anglais.
LA CRISE DES PARADIGMES 5 21

tant historiques que contemporaines avant de s'interroger sur les voies


ouvertes ou à ouvrir dans le domaine de l'industrialisation et du
développement.

I. — Analyse traditionnelle et convergences

La reconstruction des pays dévastés par la seconde guerre mondiale5,


l'industrialisation et le développement du Tiers Monde, l'établissement
d'un nouvel ordre économique international ont suscité la
multiplication de recherches et d'analyses qui ont progressivement constitué
un ensemble aujourd'hui appelé : théories du sous-développement.
Selon ces analyses, l'augmentation de la productivité, et en
conséquence de la prospérité, exige l'introduction de technologies modernes ;
l'investissement joue un rôle primordial dans la construction des
infrastructures et de l'industrie; l'urbanisation accompagne l'entreprise de
modernisation et d'industrialisation. Ces analyses se réfèrent étroitement
à l'histoire économique des pays occidentaux et, en particulier, à l'histoire
de la révolution industrielle.
Au-delà de ce schéma général, un certain nombre de traits communs,
importants pour la compréhension de ces analyses, se détachent.

ha notion de rupture

L'industrialisation et le développement sont en effet souvent


présentés comme une rupture douloureuse ou comme un scandale6. Si,
au cours des périodes successives de l'histoire, certaines sociétés ont
émergé, alors que d'autres ont continué à stagner, c'est qu'ici une
étincelle a jailli soudain, tandis que là rien ne s'est passé.
Par ailleurs, le retard et les handicaps accumulés par les pays sous-
développés sont tels qu'une évidence s'impose : ces pays ne
s'engageront dans la voie de l'industrialisation qu'au prix d'un effort, à la fois
conscient, massif et dirigé. Pour qualifier un tel effort, les métaphores se
sont multipliées, ce qui a donné par exemple :
— le « coup de rein » ou bigpusch de Rosenstein-Rodan ;
— le « décollage » ou take-off de Rostow;
— le « grand rush » ou Spurt de Gerschenkron ;

5. The industrialisation of Backward Areas qui est l'œuvre de K. Mandelbaum, Basil Black-
well Oxford, 1945, a été écrit pendant la guerre dans la perspective de la reconstruction des
pays du sud et de l'est de l'Europe.
6. Jacques Austruy, L.e scandale du développement, Ed. Marcel Rivière et Cie, 1965.
522 CL. COURLET ET P. JUDET

— le seuil critique de Leibenstein;


— les effets de liaison en amont et en aval : backward zná forward linkages
de Hirschmann;
— les effets de dimension et d'entraînement liés aux notions d'industrie
motrice et de pôle de croissance de F. Perroux.

Ces expressions vigoureuses ont été choisies pour traduire le


changement de dimensions et de perspectives qui accompagne nécessairement
l'industrialisation et le développement. C'est un changement de nature,
c'est un bouleversement des structures, c'est un véritable arrachement,
qui ne peut s'accommoder d'une simple succession de petites
modifications. On comprend, dans ces conditions, que l'industrialisation ait
été parfois menée à la manière dont on relève un défi ou dont on conduit
une bataille : dans la foulée des indépendances politiques,
l'industrialisation est devenue une affaire d'Etat, avec un caractère d'urgence
militante et presque militaire.
Dans cette perspective, les analyses privilégient une image statique
des sociétés « agraires », « paysannes » ou « traditionnelles », qui sont,
la plupart du temps, présentées comme un repoussoir contradictoire
avec le dynamisme de la société industrielle moderne. Il en découle :
— qu'on peut faire l'économie de l'étude des origines historiques de la
révolution industrielle;
— qu'il est inutile de perdre son temps à s'interroger sur les secteurs
traditionnels ou informels dans les pays en voie de développement,
dans la mesure où ces secteurs sont enfoncés dans la stagnation et
dans la routine;
— que la paysannerie, qui constitue la plus grande partie de la société
préindustrielle, est présentée comme essentiellement passive et
qu'elle est, de ce fait, considérée comme un obstacle à contourner
ou à détruire (cf. le modèle d'industrialisation soviétique), sauf à
l'absorber (cf. les modèles de développement dualistes).

U industrialisation comme trajectoire

Une fois l'industrialisation lancée, on est en présence d'une évolution


réductible à un mouvement susceptible d'être décrit en termes de
trajectoire. Pour définir (et calculer) cette trajectoire, il est nécessaire de
connaître la loi qui la régit et qui organise le passage d'un état (ou
structure) instantané à l'autre (n'importe lequel). La trajectoire se déploie
d'état en état, de structure en structure.
LA CRISE DES PARADIGMES 523

Les séquences d'industrialisation dérivée

Dans l'optique libérale, l'idée de trajectoire correspond, par exemple,


à la théorie des étapes de la croissance. Elle correspond également à la
remontée préconisée par le modèle de substitution à l'importation, ou
encore au modèle d'industrialisation reposant sur l'organisation à l'échelle
mondiale des exportations de produits manufacturés.

-Lč modèle d'industrialisation par substitution à l'importation. — Ce


processus d'industrialisation commence par la fin, c'est-à-dire par la
fabrication simple de biens de consommation. Puis, progressivement,
le processus remonte vers les biens de consommation durable puis,
dans une phase ultérieure, vers les industries de base. On connaît les
critiques adressées à ce modèle : on lui reproche de ne jamais parvenir
à son terme, soit (critique de droite) parce que les protections dont
bénéficient les industries de substitution à l'importation étouffent tout
dynamisme; soit (critique de gauche) parce que la priorité donnée aux
produits de luxe et aux biens de consommation durables renforce
l'inégalité de la répartition des revenus et bloque l'élargissement des
débouchés en même temps que l'ensemble du système.

JLť modèle d'industrialisation par promotion des exportations de produits


manufacturés. — C'est l'alternative libérale proposée pour surmonter le
blocage constaté dans la mise en œuvre du processus d'industrialisation
par substitution aux importations7. Il faut abattre les barrières douanières
afin de régénérer les industries asphyxiées grâce à l'air vivifiant de la
concurrence mondiale. Les forces du marché se développant sur les
nouveaux réseaux internationalisés sont les meilleurs garants de la
construction progressive d'une industrie efficace pour chacune des
parties prenantes dans le cadre d'une nouvelle Division Internationale
du Travail.

Industrialisation en profondeur et points de passage obligatoires

L'objectif de long terme poursuivi par une stratégie


d'industrialisation en profondeur se définit comme la construction d'un appareil
productif cohérent, capable de satisfaire aux différents besoins de
consommation, tout en assurant le plein-emploi des ressources.

7. Cf. I. Little Scitovsky, Industry and Trade in Developing Countries, ocde, Harvard
University Press, 1970.
524 CL. COURLET ET P. JUDET

En s'inspirant de ce qui s'est passé en Europe au xixe siècle et en


distinguant ce qui est général de ce qui est particulier, il est possible
d'identifier les principaux points de passage obligatoires8 qui intéressent :
— la construction d'une base autonome d'accumulation en jouant sur le
dynamisme rayonnant et les effets d'entraînement de certaines
activités industrielles sur techniques avancées dites « industrialisantes » :
la métallurgie, la mécanique et, plus généralement, les industries
« hautes », celles qui livrent des biens accumulables. La
construction d'une étroite articulation entre industrie et agriculture doit
bénéficier en priorité de la mise en œuvre de tels effets entraînants;
— le dépassement des contradictions existant au départ entre rapports
sociaux et niveau de développement des forces productives, ce qui,
compte tenu du degré de socialisation atteint par ces dernières, fait
nécessairement appel à l'intervention massive de l'Etat;
— la mise en œuvre progressive de systèmes productifs cohérents
susceptibles d'utiliser la totalité du surplus dégagé dans un processus
d'accumulation interne.

Uindustrialisation comme processus centrifuge

L'industrialisation est conçue comme un mouvement centrifuge


prenant son origine à partir de certains secteurs, de certains centres,
de certains points ou zones d'où il se diffuse grâce aux mécanismes de
marché, d'une part, et grâce à l'appui de politiques d'industrialisation,
d'autre part. Libérale dans son essence, puisqu'elle fait confiance à des
évolutions économiques pour entraîner à terme une industrialisation
généralisée, cette doctrine a trouvé son véritable support dans les diverses
formulations de la théorie des pôles de croissance. Selon cette conception,
l'industrialisation ne peut procéder à l'origine que d'une partie du tout
et non du tout lui-même9. Dans cette perspective, l'Etat est appelé à
gérer l'industrialisation dans l'espace concerné par voie d'incitations
et de transferts, ainsi que par une coordination (voire une planification)
étroite de l'investissement et des activités publiques. La cohérence d'un
système est mesurée par le degré d'autonomie du processus d'accumu-

8. G. Destanne de Bernis, De l'existence de points de passage obligatoires pour une


politique de développement, in Cahiers de PIS ME A, Série F, n° 29, 1983.
9. « Le fait, grossier mais solide, est celui-ci : la croissance n'apparaît pas partout à la
fois; elle se manifeste en des points ou pôles de croissance, avec des intensités variables;
elle se répand par divers canaux et avec des effets terminaux variables pour l'ensemble des
économies *, F. Perroux, U économie du XXe siècle, puf, 1964.
LA CRISE DES PARADIGMES 525

lation, au double niveau de son financement et de l'articulation de ses


sections productives. Cohérence d'un système productif veut dire
également bon ajustement des structures de production et de
consommation, autonomie de décision dans le partage intervenant entre salaires
et profit, etc.

lui périphérie comme ensemble mou et indifférencié

L'application de cette conception de l'industrialisation à l'espace


conduit à représenter la périphérie d'une manière très abstraite, comme
un ensemble mou d'économies dépourvues de différenciations
significatives. A l'échelle internationale, on est en présence d'un Tiers Monde
homogène et, au niveau régional, de régions sous-développées
identiques. Le courant libéral oppose la société primitive peu différenciée
(faible division technique et sociale du travail) à la société moderne
(avec forte division technique et sociale du travaH). Dans la perspective
radicale, le sous-développement ou le développement du
sous-développement de certaines parties du globe n'est pas une condition originelle.
Le sous-développement résulte, au contraire, de l'avènement du
capitalisme et des relations de dépendance qu'H impose; il est le produit d'un
système de plus en plus internationalisé, générateur d'inégalités entre
son centre et sa périphérie.
Dans un tel contexte, il serait vain d'effectuer une analyse des sociétés
du Tiers Monde (ou des économies locales et régionales dans les pays
industrialisés) qui ne s'appuie pas au départ sur l'identification des
modalités de leur intégration à l'économie mondiale. Dans un cas
(analyse libérale), cette conception débouche sur la théorie des
avantages comparatifs et préconise une stratégie industrielle fondée sur les
exportations. Le courant radical développe au contraire une conception
globalisante, fondée sur l'internationalisation du mode de production
capitaliste ; elle prétend fournir les seules explications cohérentes des
phénomènes de développement et de sous-développement, tout en
laissant une étroite marge de manœuvre aux économies les moins
avancées. Le poids de la contrainte externe est si lourd et la domination du
capital transnational sur le développement des forces productives est
si forte qu'ils interdisent toute industrialisation et croissance réelles
dans les zones sous-développées. On aboutit ainsi à la thèse du
développement inégal où les pôles les mieux lotis déplacent vers les
périphéries les miettes encombrantes de leur croissance.
Sociétés archaïques et rebelles au progrès technique dans un cas;
périphéries prolétarisées et arrière-cour de l'impérialisme, dans l'autre
526 CL. COURLET ET P. JUDET

cas, Tiers Monde et régions en retard sont présentés comme un ensemble


indifférencié, sans marge de manœuvre réelle dans le mouvement de
reproduction des relations internationales.

II. — Industrialisation et développement :


DES THÉORIES MAL AJUSTÉES A LA RÉALITÉ DES ÉVOLUTIONS

Les analyses et les schémas proposés en matière d'industrialisation


et de développement, libéraux ou radicaux, tirent leur faiblesse de leur
difficulté à s'ajuster à une réalité qui se caractérise aujourd'hui par
l'importance de la dimension historique, par l'instabilité des modèles, par
les limites du développement centrifuge ainsi que par des mouvements
de retournement spatial.

1м fin ďune vision a-historique de l'industrialisation

Les réévaluations récentes de l'industrialisation de l'Europe au


xixe siècle montrent que les réalités historiques semblent incompatibles
avec un processus de modernisation imposé de l'extérieur. Il semble
bien, en effet, que les régions qui s'industrialisèrent au xixe siècle
(Flandre, Italie du Nord par exemple), connurent d'abord une phase
préliminaire de « proto-industrialisation », selon un modèle où industries
rurales et manufactures dispersées ont joué un rôle primordial. Dans
un numéro récent de la revue Annales, un certain nombre d'historiens
ont rendu compte de l'importance de la transformation des campagnes
et de la dynamique des sociétés rurales dans l'émergence de l'industrie
et du capitalisme10. Ces sociétés étaient organisées, depuis plusieurs
siècles, en systèmes complexes; elles étaient soumises à des tensions
militaires, démographiques et fiscales, de telle sorte que leur
industrialisation ne peut être considérée simplement ni comme une rupture,
ni comme un processus d'évolution inéluctable et unilinéaire. Pour
certaines classes, dans certaines régions et certains secteurs, cette
industrialisation s'est accompagnée d'involutions et d'autres transformations
contradictoires avec les théories du sous-développement.
De son côté, Fernand Braudel11 a montré qu'il faut interpréter
l'industrialisation européenne comme un continuum, où discontinuités et
ruptures perdent leur caractère d'événements uniques ou décisifs. Pour

10. Annales de septembre-octobre 1984.


11. Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, A. Colin, 1979.
LA CRISE DES PARADIGMES 527

Braudel, les progrès agricoles ne dérivent pas tant de la machine ou de


cultures miracles que de nouvelles modalités d'utilisation des sols, de
répétition des labours ou de rotation des cultures qui tendent à la fois
à éliminer les jachères et à promouvoir l'élevage (source utile d'engrais)
ou bien de l'attention portée à la sélection des semences et des races.
Braudel insiste sur la lenteur du processus de maturation qui
caractérise la campagne à partir du xvne siècle et qui sera doublement
bénéfique à la future révolution industrielle : grâce à la mise en place d'une
agriculture à haut rendement, d'une part, et grâce à la multiplication,
dans les régions pauvres, d'autre part, de petits entrepreneurs et d'un
prolétariat rodé aux tâches artisanales. Ces entrepreneurs et ce
prolétariat ont constitué une main-d'œuvre « malléable et entraînée »,
disponible pour la révolution industrielle.
Le cas du Japon, à rapprocher de l'exemple européen, contredit
également l'idée de rupture développée par la théorie de la
modernisation. Ce pays possédait à l'ère de Tokugawa une économie
commercialisée, urbanisée et appuyée sur un marché déjà unifié. Les habitants
des campagnes japonaises trouvaient dans de nombreuses activités
artisanales (fabrication de tissus de coton et de soie, production de saké,
de poterie, de meubles et de lampes) un complément de ressources
important. On peut établir une relation entre une modernisation réussie,
après la restauration impériale et la révolution du Meïji, et la
préservation intelligente d'un large secteur artisanal, support des traditions
domestiques et gage de stabilité pour la population paysanne.
L'analyse des pvd et, en particulier, des Nouveaux Pays Industriels
montre également que le processus d'industrialisation a tendance à
perdre son caractère exceptionnel, dès qu'on le situe dans l'histoire.
L'industrialisation actuelle du Brésil ne peut en effet se comprendre si
on ne la positionne pas par rapport à la période préindustrielle qu'a
connue ce pays au début du xxe siècle12. Le « miracle » espagnol des
années 60 est incompréhensible si on ne le relie pas à la longue période
de maturation correspondant à l'époque du franquisme d'une part,
ni aux tentatives de constitution d'un capitalisme national à la fin du
xixe siècle et au début du xxe siècle, d'autre part. La même leçon peut
être tirée à propos de la Corée du Sud et de Taïwan, où une transition
vers la puissance industrielle a été ménagée grâce à l'appui accordé,
jusqu'à la fin des années 60, à un important secteur de sous-traitance
et de petite production artisanale.

12. La préindustrialtsation du Brésil, gredal, Ed. du cnrs, 1984.


528 CL. COURLET ET P. JUDET

Uinstabilitê des modèles et des trajectoires

Les processus d'industrialisation en cours montrent, de l'Afrique


à l'Amérique latine et à l'Asie, que rien n'est réglé à l'avance et que
modèles et trajectoires sont caractérisés par leur instabilité, qu'iï s'agisse
d'import-substitution, de promotion des exportations ou de points
de passage obligatoires.
On constate, en effet, que le développement d'une industrie orientée
vers l'exportation n'est plus seulement un moyen de créer des emplois
et de gagner des devises pour acheter des biens d'équipement, mais qu'il
peut être utilisé comme point d'ancrage de séquences industrielles
dynamiques qui tendent à s'entrecroiser et à serrer la trame d'un tissu
industriel13 : en Corée du Sud par exemple et à Taïwan14.
Il est d'ailleurs remarquable que l'expérience de ces pays correspond
à la version inversée du modèle de l'industrialisation en profondeur et
des points de passage obligatoires : dans la mesure où ce sont les
industries situées en aval qui dynamisent, grâce à des effets d'entraînement
remontant les industries amont à fort potentiel d'innovation, jusqu'à
éliminer progressivement les importations d'équipements sophistiqués
et de savoir-faire.
Bien plus, les modèles se superposent et s'enchevêtrent : derrière
« l'industrie orientée vers l'exportation », la « substitution à
l'importation » progresse; à partir d'un point de départ différent, une base
industrielle s'ébauche. Très vite d'ailleurs, le mouvement fait surface,
lorsque les produits de la sidérurgie, de la chimie, puis des machines
prennent une part croissante, au détriment de produits de l'industrie
légère, dans les exportations industrielles. Cette mutation n'est pas sans
présenter quelque analogie avec les évolutions constatées au cours de
l'histoire économique du Japon. Dans les deux cas, les premiers produits
manufacturés exportés proviennent d'une activité massivement orientée
vers l'exportation : textiles, habillement. C'est seulement dans un
deuxième temps que l'exportation manufacturière procède d'un
dynamisme industriel supporté d'abord par un large marché intérieur.

Les limites du développement centrifuge

L'analyse de nombreuses expériences montre que l'industrialisation


ne peut être le seul résultat d'un processus de développement centrifuge

13. Pierre Judet, Les Nouveaux Pays industriels, « Economie et Humanisme », Les Editions
Ouvrières, 2e éd., 1986.
14. Pierre Judet, op. cit.
LA CRISE DES PARADIGMES 529

issu de la réalité ponctuelle de grands complexes, d'industries dites


« motrices » ou de « pôles de croissance ». La réalité est la suivante :
l'intégration des économies en voie de développement, à partir des
impulsions venues d'industries « hautes », n'est pas chose fatile, quand
elle n'aboutit pas à un échec. En Méditerranée, la sidérurgie de fos,
les ensembles sidérurgiques et chimiques d'Italie du Sud, édifiés au
prix de lourds investissements, sont aujourd'hui qualifiés de « cathédrales
dans le désert ».
Par ailleurs, une étude récente, menée sur 343 complexes industriels
construits depuis vingt ans en Afrique subsaharienne, révèle que 274
d'entre eux fonctionnent mal ou sont complètement arrêtés (dans 79 cas),
alors qu'une soixantaine d'unités utilisent correctement leurs capacités
de production15. Les auteurs de l'étude notent que les causes de
dysfonctionnement les plus nombreuses relèvent de l'absence de véritable
tradition industrielle ainsi que de l'insuffisance d'un tissu local de petites
et moyennes entreprises.
Une unité industrielle fait partie d'un tout et ne prospère qu'en
étroite symbiose avec son environnement. En fait, rien ne fonctionne
comme on le pensait. L'effet de diffusion attendu de la mise en place de
grands complexes se heurte au cloisonnement qui sépare secteur
moderne et secteur plus traditionnel, complexe géant et petites ou
moyennes unités16.
La difficulté est analogue quand il s'agit d'articuler l'industrie avec
l'agriculture. Il ne suffit ni de « chimiser », ni de « mécaniser »
l'agriculture. L'industrialisation de l'agriculture risque de devenir un slogan
vide de sens tant que ne sont pas pris en compte les problèmes spécifiques
du secteur ainsi que les agriculteurs eux-mêmes, détenteurs d'expériences
anciennes et de savoir-faire complexes17.
Les effets de diffusion attendus se heurtent enfin aux résistances
ouvrières. Il s'agit de réactions de défense spontanée ou concertée des
travailleurs aux formes d'organisation du travail développées dans la
grande industrie18. Ces résistances montrent que l'ajustement et la
véritable rupture exigés des travailleurs embauchés dans les grands

15. Institut de l'Entreprise (Centre Nord-Sud), Pour un vrai partenaire industriel avec
Г Afrique. Bilan et perspectives de l'industrie africaine, Paris, mai 1985.
16. Cl. Cour let, A. Gaule, Coûts et surcoûts de Vindustrialisation. Le cas des industries mécaniques
et électriques, ronéo, irep, 1974.
17. P. Judet, P. Vernet, Problèmes posés par la semi-industrialisation. Le cas de l'Algérie,
ronéo, irep, 1981.
18. Ch. Bernard, Les résistances ouvrières dans l'Algérie en voie d'industrialisation,
Table Ronde du cresm sur Le mouvement ouvrier au Maghreb, 23-25 juin 1983.
53° CL. COURLET ET P. JUDET

ensembles industriels sont loin de se réaliser aussi rapidement que ne le


demanderait le bon fonctionnement de la nouvelle industrie.
Ainsi le grand espoir placé dans la grande industrie, dans les
industries dites motrices ou dans la dynamique des pôles industriels fait place
au désenchantement. Qu'il s'agisse d'ensembles sidérurgiques et
chimiques ou de complexes mécaniques, ces réalisations n'ont pas réussi
à faire la preuve de leur capacité dynamique de restructuration
économique et sociale19.
L'expérience récente permet en outre de constater que les obstacles
à la diffusion des effets industrialisants se dressent aussi bien dans les pays
développés que dans les pays en voie de développement. On sait
maintenant que la création de pôles pétrochimiques et sidérurgiques dans le
Midi italien, loin d'avoir impulsé un processus d'industrialisation, a
provoqué une crise profonde dans le tissu économique régional20. Il
est clair que dans les Alpes françaises, aucune industrie aval de
transformation ne s'est greffée sur les complexes électro-chimiques et
électrométallurgiques21. Quant aux Houillères du Dauphine, leur croissance,
après la deuxième guerre mondiale, s'est accompagnée d'un
appauvrissement progressif du tissu industriel local, sans ouvrir apparemment de
possibilités réelles de diversification22.
Dans de nombreux cas, les impacts du pôle industriel se sont dilués
à travers des espaces économiques beaucoup plus vastes. Cela s'est
traduit pour les pays et les régions intéressés par de nouveaux
déséquilibres, dans la mesure où les complexes industriels n'ont pu s'intégrer
à la contexture locale, géographique, économique et sociale.

Retournement spatial et nouvelles articulations territoriales

L'affirmation des Nouveaux Pays Industriels est en train de faire


éclater une notion de Tiers Monde (de périphérie) homogène et
indifférenciée. Ce phénomène met en lumière le retournement spatial en
cours qui se traduit par l'apparition de nouvelles concurrences et de
nouveaux partenaires au Sud, par le développement des échanges Sud-
Sud et par une réduction partielle des disparités Nord-Sud.

19. P. Judet, Conséquences sociales de l'industrialisation dans les pays en voie de


développement, Revue de l'AUPELF, vol. XVII, n° 2, mai 1980.
20. Cl. Courlet, Pôles industriels et développement régional. Analyse de quelques expériences :
Italie du Sud, Espagne, Fos-sur-Mer, Notes et Documents, n° 11, irep-D, octobre 1984.
21. Simon Gavini, Les jeunes de Tarentaise dans le système d'emploi, thèse de 3 e cycle,
Grenoble II, février 1984.
22. Gérald Assouline, Les retombées socio-économiques de l'activité des Houillères du Dauphine,
ronéo, irep-D, octobre 1985.
LA CRISE DES PARADIGMES 531

Les espaces régionaux des pays industrialisés sont eux aussi touchés23
par la réduction des disparités régionales et par le retournement des
dynamiques industrielles, qu'il s'agisse en France du net affaiblissement
de l'opposition entre Nord et Sud ou de l'émergence en Italie du modèle
industriel du « Centre-Nord-Est ».
La division régionale du travail est en pleine transformation; tandis
que l'espace s'homogénéise, les spécialisations sectorielles par région
s'estompent.
Ces transformations importantes qui intéressent l'organisation
régionale et internationale de l'espace ne peuvent plus s'interpréter :
— Ni comme un simple processus d'adaptation à l'économie
internationale dans le respect des dotations en facteurs (version libérale).
Les expériences argentine, chilienne, urugayenne mettent en effet en
lumière les conséquences d'un projet d'insertion plus efficace dans la dit,
jouant sur les bas salaires et sur les forces du marché. Cela débouche
sur la précarité des conditions de vie des travailleurs, sur la dégradation
de l'emploi et, finalement, sur une crise profonde de l'économie et de la
société.
En Espagne, en Corée du Sud, à Taïwan au contraire, la croissance
longue s'appuie sur une hausse significative des salaires réels parallèle
à l'élévation des productivités, ainsi que sur un nouveau partage entre
marché extérieur et marché intérieur, au profit de ce dernier24.
— Ni comme un simple processus de « délocalisation industrielle »
(ou de « décentralisation productive »), imposé de l'extérieur et se
traduisant par une industrialisation extravertie (version radicale).
L'exemple de la Corée du Sud est clair : ce pays a contrôlé
étroitement l'entrée des investissements étrangers pour les orienter et les
cantonner. C'est pourquoi, tout en s'ouvrant largement au marché mondial,
ce pays a été en mesure d'organiser et de maîtriser l'évolution de son
économie.
C'est d'abord sur la base de dynamismes internes forts que s'affirme
l'émergence des Nouveaux Pays Industriels ; l'intervention de l'Etat qui
est générale y conforte les initiatives d'une bourgeoisie nationale qu'elle
promeut25. Le secteur moderne se combine avec des formes d'industria-

23. Cl. Courlet, P. Judet, Crise du modèle d'industrialisation et nouveaux dynamismes locaux :
les exemples français et italien, Communication au Séminaire Spatial Aspects of Technological
Charge, Bilbao, 17-19 octobre 1985.
24. Cl. Courlet et al., Accumulation du capital, dynamiques sociales et restructurations
industrielles dans les pays semi-industrialisés, Colloque irep-D, mars 1985.
25. Cf. P. Judet, Le rôle de l'Etat dans la croissance économique de la République de Corée
du Sud, in Revue d Economie industrielle, n° 14, 4e trimestre 1980.
CL. COURLET ET P. JUDET

lisation rampante, tandis que les activités dites informelles débouchent


sur un réseau vivant de petites et moyennes entreprises qui soutiennent
l'action de grands groupes26.
La mise en cause est générale; elle touche : idées, concepts, schémas
relevant aussi bien du courant libéral que du courant radical dans le
domaine de l'industrialisation et du développement. Cette situation est
inconfortable mais telle est la règle du jeu : arrive le moment où il
devient nécessaire « de faire et refaire nos concepts à partir d'un horizon
mouvant, d'un centre toujours décentré, d'une périphérie sans cesse
déplacée »27.
Tout cela est déconcertant quand, depuis de longues années, on a
fondé la définition de la norme sur l'exclusion du non-conforme, de
l'inattendu, de l'instable ou sur le refus de « l'inobservable »...

III. — En guise de conclusion :


OUVERTURES ET HYPOTHÈSES

C'est précisément en portant attention à ce qui est non conforme,


inattendu, instable et apparemment inobservable que s'ouvrent des voies
pour le renouvellement des analyses dans le domaine de
l'industrialisation et du développement. C'est dans cette perspective que sont
proposées, à titre d'hypothèses, les réflexions suivantes.

Retour à l'histoire longue et progrès par les marges


L'émergence des Nouveaux Pays Industriels contraint en effet à
reconnaître les manifestations successives dans l'histoire d'un
dynamisme qui ne cesse de rebondir par les marges.
A la fin du xixe siècle, la Grande-Bretagne construisait 75 % des
bateaux du monde ; elle n'en construisait plus que 2 à 3 % au début des
années 80. La puissance du Japon, puis de la Corée, sur les marges
asiatiques fait écho au déclin britannique : la part du Japon dans la
construction navale mondiale est passée de о à 50 %; celle de la Corée
de о à 15%.
En i860, la Grande-Bretagne produisait plus de la moitié de l'acier
mondial; très vite, l'Allemagne lui a ravi la première place, puis les Etats-
Unis, puis I'urss, au début des années 70. Aujourd'hui, par contre, le

26. Cf. Cahier irep-D, n° 9, Secteur informel et industrialisation diffuse dans les NPI, Grenoble,
novembre 1985.
27. Cf. Gilles Deleuze, Différence et répétition, puf, 1972.
LA CRISE DES PARADIGMES 533

Japon fait la loi dans la sidérurgie mondiale. Le Brésil a dépassé la


Grande-Bretagne, tandis que la Corée, qui fabrique l'acier le moins cher
du monde, a rattrapé l'Espagne.
Le retour à l'histoire longue est une clé pour la compréhension des
mouvements d'industrialisation et de développement. Car les pulsions
et les maturations longues constituent une trame cachée que des
émergences soudaines révèlent de temps en temps au grand jour. Il ne s'agit
ni de « miracle » ni de « scandale » dès lors que l'on intègre les événements
économiques majeurs, industriels et agricoles, dans la durée, et que l'on
ne compte plus en mois et en années mais en générations. Qu'elles
revêtent des formes socialistes (urss, Pologne, Bulgarie) ou capitalistes
(Japon, Corée, Taïwan, Brésil), les émergences industrielles successives
procèdent de longues incubations.
Au bout de cent vingt ans de développement industriel, le Japon
dépasse l'Europe et rattrape les Etats-Unis. La Corée, sur la base de
soixante ans d'expérience industrielle, est en train d'être reconnue non
plus comme un sous-traitant, mais comme un véritable partenaire
industriel. Ailleurs encore, d'autres mouvements d'industrialisation se
dessinent ou s'esquissent. L'expérience industrielle de la Malaisie,
pays de 15 millions d'habitants, est plus récente mais elle est déjà
prometteuse : emplois industriels multipliés par plus de trois en dix ans;
emplois passant, au cours de la même période, de 18 ooo à 82 000 dans
une industrie mécanique centrée sur la sous-traitance ainsi que sur la
production d'équipements miniers et industriels. En Indonésie, pays
pétrolier à bas revenus, les activités industrielles s'élargissent et se
modernisent, depuis le textile devenu depuis peu secteur exportateur, jusqu'à
l'industrie aéronautique qui se lance dans la construction sous licence
d'hélicoptères et d'avions civils28.
Les avancées industrielles ne sont pas les seules manifestations de ce
mouvement à maturation longue. Les progrès agricoles les précèdent
ou les accompagnent. Il a fallu plusieurs siècles à la riziculture japonaise
pour atteindre (avant 1868) 25 q/ha; il lui a fallu soixante-dix ans (de 1870
à 1940) pour atteindre 40 q/ha; moins de vingt ans enfin (de 1945 à 1970)
pour passer de 40 à 60 q/ha. La Corée a suivi la même évolution avec
retard : les 20-25 q/ha ont été atteints dans les années 30; les 40 q/ha
en 1974 et les 60 q/ha à la fin des années 70. De nombreuses agricultures
asiatiques connaissent aujourd'hui le même mouvement d'accélération :
à Taïwan, en Inde, au Pakistan, en Malaisie, en Thaïlande, etc., grâce
à l'irrigation, à l'emploi de variétés plus productives et d'engrais (très

28. Dans le cadre de la Société P. T. Nurtanio (cf. Financial Times, 17 avril 1985).
534 CL. COURLET ET P. JUDET

peu de motorisation). Ce sont les effets de la « Révolution verte » dont


on avait pourtant dit tant de mal; une révolution verte qui, en Asie,
« profite aussi aux pauvres dont le niveau de vie tend à s'améliorer »29.
Dans l'industrie, comme dans l'agriculture de nouvelles émergences
se profilent. Ces mouvements se nourrissent d'incitations et d'apports
externes, mais ils sont profondément enracinés dans une histoire et une
culture autochtones. Diviser nettement les choses en secteur moderne,
d'une part, et en secteur traditionnel, d'autre part, relèverait d'une
division arbitraire tranchant dans le lien vivant qui établit un passage
permanent d'un secteur à l'autre : il s'agit bien du progrès par les marges.

Ам-delà de la rigidité des modèles

Ces mouvements ne se réfèrent pas à un schéma prédéterminé. On a


souvent attribué la réussite des Nouveaux Pays Industriels à des
stratégies orientées vers l'exportation. Il est vrai que les exportations de la
Corée, de Taïwan, de Singapour et de Hong-Kong se sont développées
à vive allure depuis le début des années 60. Toutefois, lorsque la Corée
s'est lancée dans l'exportation, elle disposait déjà d'une base industrielle
qui relevait plutôt d'un schéma de substitution à l'importation. Par
ailleurs, l'ouverture à l'exportation n'a pas empêché la Corée de
construire une base industrielle d'appui pour l'intensification de son
agriculture (production d'engrais et d'outils agricoles), puis, ultérieurement,
de jeter les fondements d'une industrie mécanique lourde.
L'industrialisation du Brésil n'a jamais suivi non plus de modèle pur :
ni modèle d'import-substitution, ni modèle orienté vers l'exportation,
ni modèle plus « industrialisant et autocentré ». Dans tous les cas, il
s'agit de stratégies composites irréductibles à un modèle unique.
Les Nouveaux Pays Industriels manifestent toutefois, quel que soit le
degré d'ouverture de leur économie, une grande sensibilité aux contraintes
externes. Ils sont en conséquence plus fragiles; mais ils acquièrent
également de ce fait une meilleure capacité d'ajustement. Le paradoxe veut
qu'il n'y ait pas d'autonomie aujourd'hui pour un pays sans ouverture
aux flux d'informations et de techniques. Il est probable que la Corée,
qui exporte 35 % de sa richesse nationale, mais qui est presque
autosuffisante en riz et qui se met à produire les équipements et les machines
nécessaires à la reproduction de son système industriel, est plus
autonome (moins dépendante) que la Tanzanie ou que l'Ethiopie.

29. G. Etienne, h.e Monde du 15 janvier 1985.


LA CRISE DES PARADIGMES 535

II y a toutefois une très grande différence entre les politiques


économiques préconisées par les Chicago Boys en Argentine et au Chili et les
politiques de développement mises en œuvre dans les nouveaux pays
industriels. Les politiques pratiquées en Corée, à Taïwan, à Singapour,
au Brésil n'ont rien à voir avec un total « laisser-faire ».
Les Nouveaux Pays Industriels disposent en effet d'une capacité
d'intervention jointe de l'Etat, de son administration en même temps
que des acteurs privés. Ces interventions sont d'autant plus efficaces
qu'elles s'appuient sur des bases culturelles et nationales solidement
enracinées.

Enracinements et encadrements

Grandes dimensions du marché, larges disponibilités en matières


premières et en énergie ont été pendant longtemps présentées comme
des conditions préalables à tout développement. Le Nouvel Ordre
Economique International (1974) était, dans cette perspective, fondé sur
la maîtrise et la transformation de matières premières rares. En 1985,
cet ensemble d'édifices et de certitudes est sérieusement ébranlé. Il n'y a
plus de pénurie de pétrole et Fopep est tenue en échec. Il y a pléthore de
matières premières : les associations de producteurs (minerais de cuivre,
de fer, de bauxite) n'ont jamais pu peser sur le marché.
Le paradoxe veut que le pays industriel le plus dynamique du monde
en 1985 : le Japon, soit à peu près dépourvu de matières premières et
d'espace. Par contre, l'ouvrier moyen de l'industrie japonaise est du
niveau baccalauréat. Corée et Taïwan présentent les mêmes
caractéristiques : l'ouvrier moyen de leurs sidérurgies est du niveau du deuxième
cycle secondaire, alors que le pourcentage d'illettrés atteignait
récemment 20 % dans la sidérurgie française ou américaine. Corée et Taïwan
comme Japon n'ont ni fer, ni charbon, mais leurs sidérurgies sont
actuellement parmi les plus dynamiques du monde, alors que l'existence de
montagnes de fer et de charbon à coke n'a déclenché aucune opération
majeure de transformation industrielle dans plusieurs pays africains
(Guinée, Sénégal) ou latino-américains (Colombie).
L'émergence des Nouveaux Pays Industriels conduit ainsi à réviser
critères et conditions du développement. A l'époque des logiciels et de la
prolifération des réseaux d'information, la richesse tirée des ressources
humaines et des enracinements culturels prend le pas sur l'abondance de
ressources naturelles ou d'espace comme sur les grandes dimensions
du marché. La Corée n'a ni fer ni charbon, mais elle a connu l'imprimerie
avant Gutenberg. Singapour dispose de moins de 1 000 km2; son aiguillon
536 CL. COURLET ET P. JUDET

est précisément d'avoir le dos au mur... On a énuméré récemment


quelques-uns des « encadrements »30 propices au développement :
homogénéité nationale, habitude de vivre en groupes structurés, facilité
des relations sociales, large diffusion de l'instruction, fortes institutions
d'Etat. On y ajoutera la capacité à saisir et à relever le défi de l'Occident
industrialisé; capacité de la Corée du Sud à relever le double défi du
Japon, ancienne puissance coloniale, et de la Corée du Nord, voisin
menaçant; en attendant que d'autres défis soient relevés de la Turquie
à la Chine...
Il paraît que l'idéogramme chinois traduit en français par le mot
« crise » signifie à la fois : « danger, confusion » mais aussi « ouverture
de possibilités nouvelles »... Cette ambiguïté correspond assez bien à la
situation actuelle des Nouveaux Pays Industriels ; elle correspond
également à la situation de ceux qui sont à la recherche d'interprétations
satisfaisantes des processus d'industrialisation et de développement...
Avant de prétendre construire à nouveau des schémas explicatifs
globaux, il faut ajuster les perspectives sur les évolutions longues, reprendre
pied pour explorer la diversité des situations réelles, non seulement
africaines et latino-américaines mais aussi asiatiques. Que signifie en
effet la théorie de la dépendance et de l'approfondissement de la
dépendance dans certaines sociétés asiatiques où, faisant feu de tout bois,
on excelle à combiner et à maîtriser les techniques les plus diverses ?
Quelle est la portée de la critique radicale de la Révolution verte
lorsqu'il s'agit d'agricultures où la difíusion de variétés à haut rendement
a été plus rapide que dans les pays développés ? Les démentis apportés
par les événements récents aux affirmations trop globalisantes invitent
au réalisme, à la modestie, aux analyses spécifiques, aux comparaisons
fortement étayées. Car « la science nouvelle en gestation est celle qui
travaille, négocie avec l'aléa, l'incertain, l'imprécis, l'indéterminé, le
complexe... La véritable science ne pourra commencer qu'avec la
reconnaissance de l'événement »31.

30. P. Gourou, Mondes en développement, t. 3, n° 49, 1985.


31. Edgar Morin, Science avec conscience, Paris, Ed. Fayard, 1982.

Vous aimerez peut-être aussi